HIVER - 2015/2016

Actes des journées

La Grande Guerre et les Travaux publics

COMITÉ D’HISTOIRE COMITÉ D’HISTOIRE

REVUE DES MINISTÈRES DE L’ENVIRONNEMENT, DE L’ÉNERGIE ET DE LA MER N°HS DU LOGEMENT ET DE L’HABITAT DURABLE

COMITÉ D’HISTOIRE

Tour Séquoia 92055 La Défense cedex mémoire mémoire Pour

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n° hors-série 2015/2016

Travaux publics de guerre et d’après- guerre : administration, politiques et expertises autour d’un ministère civil mobilisé pour la guerre de 1914-1918 et la reconstruction

COMITÉ D’HISTOIRE

REVUE DES MINISTÈRES DE L’ENVIRONNEMENT, DU DÉVELOPPEMENT DURABLE ET DE LA MER DU LOGEMENT ET DE L’HABITAT DURABLE 2 Éditorial

epuis 1839, l’hôtel de Roquelaure à a accueilli les ministres chargés des travaux publics, de l’équipement puis, aujourd’hui, de l’écologie, du développement durable et de l’énergie. C’est dans ce lieu historique puis au sein de la grande arche de la Défense, que se tenait, le 19 et le 20 juin 2014, le colloque « Travaux publics de guerre et d’après-guerre ».

Dans son introduction scientifique le professeur Antoine Prost, président du Conseil scientifique de la Mission du Centenaire, rappelle que, face à la question de savoir comment fut gagnée ou perdue la Grande Guerre, les rapports différents en et en Allemagne entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire représentent une question essentielle. En France, le Parlement et le gouvernement surent préserver leurs prérogatives, tout en transformant les administrations civiles pour assurer un soutien efficace à l’effort de guerre. La gouvernance de la France fut un facteur essentiel de la victoire, permettant au front intérieur de tenir dans la durée.

Le ministère des Travaux publics participait de l’organisation institutionnelle de l’État en guerre. En 1914-1916, le socialiste Marcel Sembat dirigeait un ministère affaibli par rapport à l’état-major ou aux ministères du commerce ou de l’armement, avant que n’apparût le besoin d’un rééquilibrage des pouvoirs au profit des compétences techniques des ingénieurs afin de lutter plus efficacement contre la crise du ravitaillement en charbon et des capacités logistiques des ports et du transport ferroviaire. C’est surtout Albert Claveille, expert reconnu des questions ferroviaires, qui assura le renforcement du ministère (1917-1920). Le ministre mit en place en 1917 le Conseil supérieur des travaux publics pour assurer la cohérence territoriale avec le « plan d’action dans l’ordre économique » d’Étienne Clémentel. Ce Conseil définissait des choix techniques pour restructurer les installations et la gestion des ports engorgés, déployer de nouvelles ressources hydrauliques pour l’électrification du pays et moderniser la voie d’eau et les routes. Il joua un rôle important pour le programme de travaux publics de l’immédiat après-guerre. La Première Guerre mondiale mobilisait les ingénieurs, par exemple ceux des arts et métiers qui travaillaient dans les chemins de fer, le génie, la voirie et les usines.

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La question énergétique était profondément bouleversée par la Première Guerre mondiale, avec la nécessité coûteuse d’importer du charbon et les pénuries d’électricité. Aussi les thèmes politiques nouveaux répondaient-ils à la nécessité d’amoindrir la dépendance de la France en trouvant du carburant national et en construisant un réseau électrique standardisé. La motorisation de la guerre faisait augmenter fortement les importations de produits pétroliers d’origine américaine. C’est à partir de 1917 que le sénateur Béranger fit adopter une politique pétrolière française : pour résister à la volonté des grands groupes anglo-saxons de pénétrer le marché français, le gouvernement créa une direction des essences et pétroles ainsi qu’un groupe national qui est à l’origine des sociétés actuelles. Malgré l’extraction accrue du charbon dans le centre et le sud-ouest, la France dépendait des prix élevés du charbon importé de Grande-Bretagne. La pression des coûts mettait en cause les tarifs pratiqués pour la consommation de charbon, de gaz et d’électricité. La querelle survenue à Bordeaux a été à l’origine de la célèbre jurisprudence de l’imprévision. Dans ce contexte, la houille blanche devenait une énergie nationale providentielle, avec un bond des aménagements hydro-électriques dans le Massif Central et les Pyrénées dès 1915. La Première Guerre mondiale vit naître les prémisses de l’énergie marémotrice, avec un inventaire des sites potentiels en 1916. Un seul projet, lancé en 1921, fut abandonné en 1930, l’Aber-Vrac’h.

Les services de transports ferroviaires et maritimes étaient réquisitionnés. À cause des dysfonctionnements constatés en 1870-1871, la France avait encadré les réquisitions depuis 1877. Dès 1914, l’autorité militaire avait pris le contrôle des chemins de fer et de la navigation intérieure. Il est intéressant de comparer la façon dont la France et l’Allemagne avaient préparé leurs voies ferrées et leurs canaux à la guerre et les difficultés qu’elles rencontraient pendant les combats. Les ingénieurs et les militaires en tirèrent de nombreuses leçons à partir de 1918. L’envoi sur le front français d’un million de soldats américains en 1917-1918 nécessitait

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un important système logistique concernant les bateaux, les ports français et le chemin de fer. Les navires marchands subissaient de fortes pertes à cause de la guerre sous-marine. Le gouvernement décida de créer une flotte d’État mais les goélettes commandées aux Etats-Unis ne furent disponibles qu’à partir de juin 1918.

La guerre suscitait le développement accéléré de nouveaux modes de mobilité. Très faible en 1914, le transport motorisé dans les armées fut un élément vital de la bataille de Verdun, le long de la Voie sacrée, avec une régulation de la circulation pour gérer le trafic ininterrompu de camions, dont Berliet était le principal producteur français. En 1914, l’armée allemande sous-estimait l’intérêt technologique des avions. Si elle rattrapa son retard à partir de 1915 puis innova dans le programme Hindenburg en 1917-1918, elle dépendait beaucoup des matériaux de substitution. La guerre amplifiait l’industrialisation des usines Renault, provoquant un changement d’échelle de l’entreprise et la métamorphose personnelle de son dirigeant. Renault et Berliet coopéraient. La guerre suscita la production en série de camions, de tracteurs, de voitures, de chars, d’avions et de pneus. La poste aérienne militaire, créée dans les deux camps en 1917 ; a été à l’origine de la poste aérienne civile. S’il n’y avait pas de transport aérien commercial en 1914, ce service se développa dès l’immédiat après-guerre où il était perçu dans l’opinion comme une épopée.

L’une des conséquences de la Première Guerre mondiale était l’accélération des progrès technologiques dans de nombreux domaines pendant l’entre-deux guerres. La guerre a été à l’origine de la régulation de la circulation en ville, du goudronnage des routes, de l’urbanisme souterrain, de l’essor important des usages de l’aluminium et du béton armé. La recherche au service de la guerre et de l’industrie de guerre avait suscité la mobilisation scientifique en faveur de l’innovation, autour de la direction des inventions dès 1915. Ce moment fut important pour la formation de l’élite scientifique de l’entre- deux-guerres et le renforcement de ses liens avec l’État et l’industrie, par exemple en matière d’aéronautique et de météorologie.

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Devenue une industrie de transport après la guerre, l’aviation avait besoin d’un service de la navigation aérienne. Le plan Saconney de 1920 est à l’origine de l’organisation des lignes aériennes, des aérodromes et des règles applicables aux compagnies aériennes. La longueur de la guerre de position obligea, dans les deux camps, à organiser l’habitat militaire dans les tranchées et l’industrialisation de la production de baraques destinées aux troupes. Après la guerre, cet habitat léger fut réutilisé au moment du retour des réfugiés.

Après 1918, on constatait que la guerre avait un impact important sur les politiques publiques de développement des infrastructures de transport, de l’hydro-électricité, de l’usage du pétrole, de la radiodiffusion et de la messagerie postale. Il faut aussi rappeler l’importance des réseaux pour réintégrer dans la nation l’Alsace-Moselle, limiter la désertion des campagnes du fait de l’exode rural et réguler les nouveaux flux internationaux dans l’Europe recomposée lors des traités de paix. Le contexte de la guerre industrielle engendrait un immense effort d’équipement hydro-électrique pendant et surtout après la guerre, dans le cadre des lois de 1919 et de 1922 qui continuent d’exercer leurs effets près d’un siècle plus tard. Ces lois ont favorisé l’emprise de l’État sur les cours d’eau, l’équipement en centrales électriques et l’interconnexion des réseaux de distribution. Dans ce contexte, il est intéressant de rappeler comment les Conseils Généraux s’impliquaient dans le financement de ces réseaux de distribution et dans l’électrification du territoire national au cours des années 1920-1930, selon quatre modalités principales. Ce rôle d’aménageur infrastructurel du territoire mérite d’être mieux connu. Un autre exemple est fourni par la construction en Aquitaine du poste de télégraphie sans fil le plus puissant du monde en 1920, à l’initiative de la Marine américaine, en déployant le sens de l’innovation des ingénieurs français pour la construction d’ouvrages d’art. Plus globalement, si la télégraphie sans fil s’était bien développée avant 1914, la guerre avait provoqué la multiplication d’innovations scientifiques et techniques qui permettaient à la radio de devenir un loisir de plus en plus répandu pendant l’entre-deux-guerres. Juste après la fin de la guerre, on assistait aussi à une forte augmentation du trafic

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aérien pour les besoins du courrier et des voyages de passagers, avec la mise en place d’institutions internationales concernant les États et les compagnies de transport aérien et d’un dispositif d’encadrement de la navigation aérienne par l’État.

Deux décennies de recherche historique ont permis de renouveler la vision de la reconstruction des zones dévastées par les combats. Une administration de la reconstruction se mit en place dès 1919. Cette tâche dura pendant une vingtaine d’années, avec des critiques portant sur les résultats décevants des premières lois sur l’urbanisme. Louis Loucheur fut le principal ministre chargé du passage de l’économie de guerre et de l’industrie de l’armement à la reconstruction du territoire et au retour à l’économie de paix. Il s’appliquait à accélérer les indemnisations et à fournir les matériaux nécessaires aux chantiers. À la fin des années 1920, il s’impliqua dans la construction de logements sociaux. Environ 200 000 prisonniers allemands furent utilisés pour les travaux d’urgence de remise en état des régions libérées. Ils étaient encadrés par les autorités militaires. Dès 1917, des organisations non gouvernementales américaines se consacrèrent à la restauration des zones rurales dévastées en y promouvant des projets philanthropiques, tels que des foyers ruraux, et en contribuant à y moderniser les modes de vie. L’expérience de la reconstruction des années 1920 eut un impact sur la seconde reconstruction à partir de 1944, d’autant qu’on y retrouvait les mêmes hommes, tels que Raoul Dautry et certains de ses collaborateurs au ministère de la reconstruction et de l’urbanisme.

La reconstruction donnait lieu à des débats doctrinaux hérités de ceux qui traversaient les milieux de l’architecture régionaliste et de l’urbanisme depuis le XIXe siècle. Ces débats concernaient les contraintes de l’urgence, la planification urbaine et la reconstruction à l’identique des monuments historiques et des bâtiments. Ils étaient présents dès 1917 dans des expositions et des concours d’architecture. L’ampleur des destructions de villes et des villages dans le Nord-Est nécessita un effort important de reconstruction pendant de nombreuses années.

Patrick FEVRIER Secrétaire délégué du Comité d’histoire ministériel  n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 7 sommaire

Travaux publics de guerre et d’après-guerre 10

 Allocution d’ouverture par Elisabeth Borne  Introduction scientifique par Antoine Prost Le ministère des Travaux publics et l’organisation institutionnelle de l’État en guerre 19

 Les Travaux publics sous Marcel Sembat : affaiblissement et reconfiguration d’un ministère technique Pierre Chancerel

 Le Conseil supérieur des travaux publics : de la mobilisation industrielle à la réorganisation territoriale Hélène Vacher  Le parcours des « Gadzarts » du ministère des Travaux publics sur tous les fronts Alexandre Giandou La mobilisation des ressources énergétiques au service de l’effort de guerre 43

 Introduction par Alain Beltran 

 Penser une politique du pétrole pour la France entre urgence et nécessité (1917-1923) Roberto Nayberg  Le rôle du charbon dans l’économie de guerre entre 1914 et 1918 Pierre Chancerel  Le charbon et la production de gaz et d’électricité : de la querelle des tarifs à l’arrêt « gaz de Bordeaux » Alexandre Fernandez  La mobilisation des ressources hydrauliques dans le grand sud-ouest durant la Grande Guerre et sa contribution à la politique nationale de la houille blanche Christophe Bouneau  Pour une nouvelle politique de l’énergie marémotrice Jean-Christophe Fichou

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La réquisition des moyens et des services de transports ferroviaires et maritimes 67  Introduction par Arnaud Passalacqua

 Des systèmes nationaux de transports à l’épreuve de la guerre. Une comparaison franco-allemande George Ribeill  Des États-Unis au front français : transports et infrastructures de l’armée américaine en 1917-1918 Denis Rolland  La mise en œuvre d’une flotte de transport de l’État pendant la guerre Michel Bergeyre  Le transport maritime des matières premières pour les besoins des industries de guerre Alexander Bostrom L’accélération du développement de nouveaux modes de mobilité pendant la guerre 90  Introduction par Mathieu Flonneau

 Verdun et la logistique du transport routier Philippe Brossette  L’aéronautique allemande face à la Grande Guerre. Culture, technologie, industrie Dr Kurt Möser  L’impact de l’effort de guerre sur l’industrie automobile : l’exemple de Renault Patrick Fridenson  La guerre de 1914-1918 : détonateur de la poste aérienne militaire, initiatrice de la poste aérienne civile des années 1920 Camille Allaz L’accélération des progrès techniques consécutifs à la guerre 117

 Introduction par André Guillerme

 Une culture de guerre dans les sciences de la terre à la sortie de la Première Guerre mondiale. Les effets de la démobilisation scientifique sur les relations entre science et pouvoirs publics Sylvain Di Manno  De l’aviation militaire à l’aviation civile, le plan Saconney d’organisation du transport aérien David Berthout  L’industrialisation des constructions légères et démontables pendant et après la Première Guerre mondiale Kinda Fares n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 9

Le développement des infrastructures et des services d’énergie, de communication et de mobilité au cours des années 1920 138

  Introduction par Léonard Laborie

 De la Grande Guerre aux grands barrages ; la loi de 1919 et le développement de l’hydroélectricité dans les années 1920 Denis Varaschin  Des passeurs vers la modernité : les Conseils généraux et l’électrification de la France pendant l’entre- deux-guerres François-Mathieu Poupeau  Marine américaine, radiotélégraphie française et innovation dans la construction des ouvrages d’art Françoise Sioc’Han  La télégraphie sans fil, un loisir citoyen Cécile Meadel  L’État et l’adolescence du transport aérien pendant l’entre-deux-guerres Daniel Jousse La reconstruction des zones dévastées et du territoire 182

 Introduction par Philippe Nivet

 Les grands travaux de Louis Loucheur : une activité ministérielle au service de l’effort de guerre, de la reconstruction et la construction de logements (1916-1930) Romain Gustiaux  La reconstruction des zones libérées et les prisonniers allemands (1918-1920) Hazuki Tate  The transatlantic reconstruction of rural France : le rôle des ONG américaines dans la restauration des zones rurales dévastées en France Michael McGuire  L’influence des expériences de la reconstruction des années 1920 sur la reconstruction des années 1940 Marie-Clotilde Meillerand  Les débats doctrinaux autour de la reconstruction après la guerre de 1914-1918 Christian-Noël Queffélec

 Allocution de clôture par Patrice Parisé

Comité d’histoire 222

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De gauche à droite : Antoine Prost, Elisabeth Borne, Patrice Parisé ©comité d’Histoire MEDDE-MLET Allocution d’ouverture d’Élisabeth Borne, directrice de Cabinet 19 Juin 2014

Monsieur le vice-président, Monsieur le président du Conseil scientifique de la Mission du Centenaire, Mesdames et messieurs les professeurs, Mesdames et messieurs les universitaires français et étrangers, Mesdames et messieurs,

La ministre de l’écologie, du développe- des événements liés à la commémoration à l’ensemble des personnels de tout ment durable et de l’énergie, madame de la Première Guerre mondiale. Il a reçu, niveau et de tout statut du ministère Ségolène Royal, m’a chargé de vous dire l’an dernier, le label du Conseil scienti- des Travaux publics qui décédèrent que c’est avec un grand intérêt qu’elle fique de la Mission dont le président, le ou furent blessés pendant les combats a pris connaissance de l’organisation professeur Antoine Prost, nous fait l’hon- sur le front mais aussi à ceux dont les et du contenu historique du colloque neur à tous de prononcer, dans quelques entreprises furent réquisitionnées « Travaux publics de guerre et d’après- minutes, une introduction scientifique pendant le conflit et qui comptent aussi guerre », qui se tient aujourd’hui bou- aux communications qui vont se succé- parmi les victimes de la guerre, tels levard Saint-Germain et se déroulera der pendant deux journées. que, par exemple, les marins de navires demain à la Grande Arche de la Défense. marchands torpillés. C’est une bonne idée que vous avez eue La ministre remercie le Conseil géné- d’organiser le colloque ici, dans la salle D’ailleurs, l’exposition virtuelle sur ral de l’environnement et du développe- de conférences où nous sommes. En Internet que préparent le Comité d’his- ment durable d’avoir, grâce au travail du effet, elle se situe à quelques mètres du toire, la direction de la communication Comité d’histoire situé en son sein et d’un monument aux morts du ministère. et la mission ministérielle des archives groupe d’universitaires, pris l’initiative est destinée notamment à rappeler cette de proposer à la Mission du centenaire C’est donc une occasion de plus, mobilisation et certains dommages cau- d’intégrer ce projet dans le programme pour la ministre, de rendre hommage sés par la guerre. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 11

Sur le monument dressé dans la cour Je citerai par exemple, sans être bien tère payèrent de leur vie leur implica- juste derrière vous, outre les noms, on entendu exhaustive, les cheminots et les tion dans ce qu’on appelait les chantiers peut lire certaines des origines profes- personnels des gares ferroviaires, l’en- de désobusage dans les parties de notre sionnelles des agents de l’époque. Les semble des personnels des grands ports territoire qui avaient été proches du corps cités illustrent assez bien une maritimes, les marins et les officiers des front. grande part du champ de compétences navires de la marine marchande, les du ministère des Travaux publics : les mineurs, les exploitants des centrales La responsabilité du ministère concer- ingénieurs et élèves des Ponts et chaus- thermiques et des barrages hydro-élec- nait aussi les infrastructures qui étaient sées et ceux des Mines, le personnel triques, les postiers, les téléphonistes, décisives pour la modernisation indus- des écoles, les ingénieurs des Travaux les entreprises de travaux publics qui trielle de la France, dans le contexte de publics de l’État qui travaillaient soit dans convertissaient leur activité vers la créa- la fin de l’économie de guerre, de l’émer- les services déconcentrés des Ponts et tion ou l’extension d’usines d’armement, gence d’activités industrielles compé- Chaussées soit dans les services décon- l’ensemble de ceux qui entretenaient les titives comme l’automobile ou l’avia- centrés des Mines, les adjoints tech- infrastructures de transport et le maté- tion, de la concurrence entre le rail et niques des Ponts et chaussées et des riel roulant sur le territoire, les person- la route, des programmes de développe- Mines, les inspecteurs du contrôle de nels de la voie d’eau, ceux des phares et ment de ressources énergétiques renou- l’État sur les chemins de fer, les agents balises… velables et d’électrification, de l’essor de la navigation intérieure et des ports de la radio. maritimes de commerce, les personnels Je n’oublierai pas non plus les femmes navigants de la marine marchande. qui commencèrent alors à s’engager Pendant ces deux jours, vous aurez l’oc- dans des activités professionnelles pour casion de vous remémorer des enjeux De plus, il y a un siècle, le ministère exer- compenser le départ des hommes dans et des évolutions souvent oubliés et çait aussi d’autres compétences comme les armées ou celles qui apportaient leur de réfléchir ensemble à ce qui s’était les postes, la télégraphie, le téléphone. soutien aux blessés telles que les infir- alors passé, à ce qui a continué de pro- Plus tard, après la guerre, ses missions mières dans les gares. duire des effets durables sur les tech- s’élargirent à des domaines nouveaux nologies et les modes de vie depuis un comme l’aviation. La journée d’aujourd’hui sera consacrée siècle. Je note d’ailleurs que certaines de à la période de la guerre elle-même : la ces évolutions passées sont regardées Il nous faut rendre hommage non seule- place et le rôle du ministère dans l’ap- aujourd’hui avec un œil bien différent, ment aux fonctionnaires de l’État d’il y pareil d’Etat, les enjeux énergétiques sous le prisme notamment de la transi- a un siècle mais aussi à l’ensemble des et miniers, la réquisition des chemins tion énergétique et de la lutte contre le personnels des entreprises publiques de fer et de la marine marchande, le dérèglement climatique. ou privées proches du ministère des développement de nouveaux modes de Travaux publics : ceux qui furent sur transport tels que les automobiles, les Vos travaux donneront lieu à la publica- le front pendant les quatre années de camions et les avions. tion des actes de ces deux journées de guerre ainsi que ceux dont les entre- colloque, lorsque le Comité d’histoire prises furent intégrées dans l’écono- La journée de demain portera davantage en assurera la diffusion. Soyez assurés mie de guerre sur le front intérieur afin sur la période de l’après-guerre. La res- que le ministre y prêtera une grande que leurs compétences professionnelles ponsabilité du ministère se concentrait attention. soient mises au service de l’effort de alors sur la reconstruction des zones  guerre, en application du plan de mobili- dévastées Je rappelle que, après l’armis- sation de la nation. tice de 1918, des personnels du minis-

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Affiche réalisée par la Dicom du ministère à l’occasion du colloque et de l’exposition virtuelle «Le Ministère des Travaux publics dans la guerre» http://www.expo14-18.developpement-durable.gouv.fr

n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 13 Les administrations civiles de l’État et le front intérieur à l’épreuve de la guerre totale Antoine Prost Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Paris 1, Président du Conseil scientifique de la Mission du centenaire Le Professeur Antoine Prost, Président du Conseil scientifique de la Mission du centenaire ©comité d’Histoire MEDDE-MLET

Introduire un colloque aussi pointu et travers la poignée de mains de François ont contribué plus ou moins consciem- intéressant n’est pas aisé. Je ne puis ni Mitterrand et d’Helmut Kohl devant la ment à la faire advenir. Cette thèse est rivaliser d’érudition avec les collègues nécropole nationale de Douaumont. poussée trop loin, mais les Allemands qui s’exprimeront ni apporter d’éléments trouvent dans ce livre la preuve qu’ils nouveaux à un sujet qu’ils connaissent Cette situation explique que la commé- ne sont pas responsables de la Première mieux que moi. Je me contenterai donc moration évite de poser certaines ques- Guerre mondiale comme on le leur a de proposer quelques réflexions sur tions, qui sont difficilement compa- longtemps reproché. En France, le suc- la façon dont la France s’est organisée tibles avec les liens d’amitié qui nous cès du livre est moindre, car la question pour faire face à l’épreuve de la Grande unissent aux Allemands. Nous commé- de la responsabilité de la guerre, qui pas- Guerre. morons ainsi une guerre dont personne sionnait les historiens dans l’entre-deux- n’est responsable. La question de ses guerres, n’intéresse plus personne. Elle Les événements qui seront analysés origines n’est guère évoquée en France, est d’ailleurs désertée par les historiens aujourd’hui le seront inévitablement alors qu’elle est au cœur de l’extraordi- français. à l’aune de notre regard présent : on naire succès en Allemagne de l’ouvrage interroge toujours le passé depuis de l’historien de Cambridge Christopher Il n’est pas non plus politiquement le présent, et, telle que nous la Clark sur la crise de juillet 1914 : 300 000 correct de se demander qui a gagné commémorons, la guerre ne peut pas exemplaires vendus de ce gros livre la guerre. Nous commémorons une être exactement celle qu’ont vécue les savant de 600 pages. C’est que le titre guerre qui n’a été ni gagnée ni perdue contemporains. Un siècle s’est écoulé, même de ce livre, Les Somnambules, dit par personne. Elle n’a départagé ni et nous nous sommes rapprochés de bien son argument : personne n’est res- vainqueur ni vaincu. Je comprends l’Allemagne : nous lisons inévitablement ponsable de la Grande Guerre parce que l’intérêt d’éviter les cris de victoire peu ou prou l’histoire de la guerre à tous les décideurs, dans chaque pays, nationalistes, les enjeux d’une guerre

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étant différents de ceux d’une coupe conviction était répandue au point que régions militaires, qui commencèrent du monde de football. Il serait indécent le futur ministre socialiste des Travaux à donner des ordres aux préfets non de voir défiler sur les Champs-Élysées publics dans le cadre de l’Union sacrée, sans une certaine jubilation, car les une foule revendiquant la victoire. Marcel Sembat, avait écrit en 1911 un généraux n’avaient guère d’estime pour Cependant, se demander pourquoi la ouvrage intitulé Faites un roi, sinon les fonctionnaires de la République. France a gagné la guerre, c’est se poser faites la paix. Pour lui, la guerre exigeait une question directement citoyenne, une telle concentration de pouvoirs pour L’état-major du général Joffre se com- car c’est se demander comment elle a être menée efficacement que seul un roi porta comme s’il disposait des pleins été gouvernée. Une question centrale, ou un dictateur pouvaient la conduire. pouvoirs, ne rendant aucun compte à qui devrait intéresser tous ceux qui S’ils voulaient éviter l’effondrement son ministre. Le gouvernement n’ap- se préoccupent des problèmes de de la République, les socialistes et les prit que le 20 août 1914 que la situation gouvernance et de démocratie. républicains devaient donc mener une était catastrophique et qu’il était néces- politique résolument pacifiste. saire qu’il quittât Paris pour Bordeaux. L’intérêt du colloque tient à ce qu’il Le gouvernement abandonnait à l’ar- pose précisément cette question à Or, non seulement la République fit mée beaucoup de pouvoirs. Le ministre portée générale à propos d’un secteur la guerre mais elle lui survécut. Elle la de la Guerre, Adolphe Messimy, suspen- particulier. La France a gagné la guerre gagna sans se renier. Les Chambres dit par exemple l’ensemble des garanties pour de multiples raisons, notamment continuèrent à siéger et à faire tomber déjà très faibles que le code pénal mili- le rôle de ses alliés et l’intervention des les gouvernements. Cinq présidents du taire accordait aux prévenus, permet- Américains. Mais aussi parce que son conseil se succédèrent, ce qui, pour le tant l’organisation de cours martiales et gouvernement de guerre a été efficace. dire au passage, invite à revoir l’analyse d’exécutions sommaires. Persuadée que Alors que l’Allemagne a perdu la guerre des méfaits de l’instabilité ministérielle. la guerre serait courte, la République se parce que son front intérieur s’est D’autant que le régime ne laissait pas désavouait. écroulé sous l’effet du blocus allié, mais carte blanche aux militaires, mais qu’il aussi d’une militarisation inefficace de les contrôlait plus que d’autres. Cependant, forte de cette conviction, elle l’administration et de l’économie, bref n’avait pas jugé bon d’allouer des crédits de sa mauvaise gouvernance. Il avait pourtant mal commencé. En à l’armée au-delà de six mois. À la fin de août 1914, le pouvoir civil avait en 1914, la poursuite de la guerre exigeant Les rapports entre le pouvoir civil et le effet beaucoup abandonné au pouvoir de nouveaux crédits, il fallut de nouveau pouvoir militaire constituent en effet militaire. En application d’une loi adoptée réunir le Parlement pour les voter. Par une question essentielle. en 1849 pour prémunir le nouveau régime prudence et pour d’assurer sa pérennité, contre un soulèvement semblable à celui il renouvela les crédits pour six mois et À la veille de la guerre, beaucoup en de juin 1848, il décréta l’état de siège. siégea normalement pendant toute la France et plus encore chez nos voisins, Il aurait été logique de l’appliquer dans guerre. Les commissions du Sénat et de étaient convaincus que la République les départements frontaliers, où les la Chambre se réunirent en dehors des était incapable de gagner une guerre. combats étaient prévisibles. Mais il fut sessions parlementaires, et ne cessèrent La démocratie avait la réputation d’un étendu à tout le territoire métropolitain, de demander au gouvernement des régime de bavards. Les responsables à Mont-de-Marsan ou Montpellier aussi explications sur la conduite de la y discutent mais ils sont incapables bien qu’à Belfort. La police, le maintien guerre dans ses multiples aspects. La de prendre des décisions. Mener une de l’ordre public, le contrôle de la presse commission sénatoriale de l’Armée guerre exige un gouvernement et un et des réunions, passaient ainsi des mena un combat constant en faveur de la pouvoir forts et indiscutables. Cette préfets aux généraux commandant les création d’une véritable artillerie lourde n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 15 qui manquait cruellement à la France. et il fut mis en place. Des commissaires un peu plus tard, alors qu’en Allemagne, L’ouverture de la bataille de Verdun en aux armées se déplacèrent sur le front et au contraire, les généraux faisaient ren- témoigna, les canons allemands qui rendirent compte au Parlement de leurs voyer les chefs du gouvernement : le pilonnaient les tranchées françaises constats. maréchal von Hindenburg obtint ainsi se révélant hors d’atteinte des canons le départ du chancelier Bethmann- français. La commission de la Chambre En outre, le gouvernement s’impliqua Hollweg en 1917. En Grande-Bretagne, imposa également aux militaires, qui dans les affaires militaires. La nomi- Lloyd George qui souhaitait se débarras- ne les jugeaient pas nécessaires, la nation d’Albert Thomas, un socialiste, ser du général en chef Sir Douglas Haig, mise en place des permissions en 1915. comme secrétaire d’État, puis ministre n’y parvint pas en raison du soutien que Elle modifia la procédure des conseils de l’armement constitua une véritable celui-ci trouvait à la Cour royale et dans de guerre, donnant des garanties aux révolution. C’était le secteur le plus cri- la presse. accusés, et ouvrant aux condamnés tique, car la production d’armes et de des possibilités de révision qui firent munitions est décisive dans une guerre Si le pouvoir civil l’a emporté sur le massivement diminuer les exécutions industrielle. Le service de santé avait pouvoir militaire, il s’est aussi adapté capitales. toujours été commandé par un méde- aux conditions créées par la guerre, cin général ; la nomination de Justin en aménageant les administrations Les parlementaires se battirent aussi Godart à sa tête de 1915 à 1918, comme existantes et en en créant de nouvelles pour avoir le droit d’aller voir ce qui la nomination de politiques à la tête quand le besoin s’en faisait sentir. se passait sur le front. Jusqu’en 1916, d’autres secrétariats d’État aux côtés de l’armée le leur interdisait. Mais certains ministres de la Guerre qui furent sou- Les administrations civiles continuèrent députés, en raison de leur âge et de vent des généraux, allait dans le même de fonctionner pendant le conflit, leurs convictions, car ils n’y étaient sens : c’est le gouvernement qui com- comme les ministères chargés des pas astreints, servaient dans l’armée. mande, pas les l’État-major. Il inter- transports, des travaux publics, Pendant les sessions parlementaires, et vint même dans la conduite des opé- de l’industrie et du commerce, de lors de leurs permissions, ils revenaient rations. Briand, alors Président du l’instruction publique. Ils s’organisèrent siéger à la Chambre, et ils y disaient ce Conseil, a clairement demandé à Joffre pour assurer la vie quotidienne des qui se passait au front. Deux d’entre eux de défendre Verdun sur la rive droite, services avec un personnel et des notamment, Abel Ferry et le Colonel et non sur la rive gauche de la Meuse, moyens réduits. La mobilisation priva Driant, dénonçaient les faiblesses de comme l’État-major l’avait un moment par exemple l’Instruction publique d’un l’armée et ses dysfonctionnements. envisagé. De même, les responsables nombre important d’instituteurs et de Ils avaient notamment alerté le politiques furent en partie responsables professeurs ; pour les remplacer, elle fit gouvernement sur l’insuffisance des de la bataille du Chemin des Dames, le appel à des retraités, elle regroupa des défenses de Verdun deux mois avant ministre de la guerre et le Président de classes et elle en confia davantage à des que la bataille n’éclate. Le commandant la République ayant rencontré les géné- femmes. C’est d’ailleurs à la suite de la en chef, Joffre, s’était indigné qu’un raux quelques jours avant la bataille pour guerre, en 1923, que les professeures député puisse critiquer l’armée et que le discuter de son opportunité. Le général agrégées obtinrent l’égalité de salaire ministre l’écoute, mais les premiers jours Nivelle mit sa démission dans la balance avec leurs collègues masculins : elles de la bataille montrèrent que Driant, et obtint de lancer la bataille dont les les avaient remplacés à la satisfaction qui trouva d’ailleurs la mort dans ces politiques doutaient. Mais les gouverne- générale, ce qui retirait toute justification combats comme Ferry plus tard, avait ments ont fait et défait les commandants à la différence de traitement. Il fut en raison. La pression en faveur du contrôle en chef : Joffre fut remplacé par Nivelle, outre nécessaire de trouver des locaux de parlementaires au front s’accentua, puis celui-ci par Pétain, coiffé par Foch disponibles, l’armée ayant réquisitionné

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des écoles et des collèges pour les les soldats, en passant par le contrôle tiel dans le cadre des réquisitions. Des transformer en hôpitaux temporaires. postal qui en lisait environ une sur vingt. chevaux devaient être réquisitionnés, De même, la justice a continué à Le système postal fonctionna ainsi, tirer un canon de 75 mm nécessitant six fonctionner, bien qu’elle fût dessaisie même si des ruptures de correspondance chevaux. 1,2 millions de chevaux furent de plusieurs crimes de droit commun survenaient parfois quand la bataille tués à la guerre. Lorsqu’un cheval était relevant des conseils de guerre dans la faisait rage. Dans l’ensemble, les réquisitionné chez une paysanne dont zone des armées. lettres mettaient trois jours environ le mari était parti à la guerre, il conve- pour atteindre leur destinataire. Il était nait de s’interroger sur la manière dont Les PTT constituent une administration essentiel que le délai soit court, car elle procéderait ensuite pour labourer la cruciale en temps de guerre. Il fallait toute la France vivait dans l’attente des terre et si elle possédait des bœufs par que le courrier continue à être distribué, lettres des poilus. Une école primaire du exemple. Le travail fut réalisé finement. malgré le départ aux armées de nombreux Nord conduit un projet commémoratif La réquisition du foin permettant de facteurs. L’administration fit appel à des intitulé « Notre vie ici, en attendant vos nourrir les chevaux et la réquisition du femmes, notamment à leurs épouses ou lettres ». On ne peut mieux résumer bois passaient par la filière préfet-sous- à leurs filles, pour les remplacer. Pour l’angoisse dans laquelle les Français ont préfet-maire. Elle joue également le rôle acheminer le courrier rapidement vers vécu. La lettre constituait une preuve central dans l’organisation du ravitaille- le front, sans courir le risque d’indiquer de vie de l’être cher. Le nombre de ment, avec les tickets de rationnement, à l’ennemi la localisation des différentes morts était alors tellement grand que la pour le sucre d’abord, puis pour les unités, le directeur des services crainte de cette issue fatale étreignait autres denrées alimentaires, les jours postaux André Marty, un homonyme tous les Français. En cela réside l’une sans viande etc… du « mutin de la Mer Noire » ‑ ce qui des différences fondamentales entre la rend difficile de trouver son ouvrage Première et la Seconde guerre mondiale, Le maire, dernier échelon administra- ‑ inventa le secteur postal. Chaque au cours de laquelle chacun pensait que tif, était en contact avec les milliers de unité se voyait attribuer un numéro les prisonniers de guerre reviendraient, bénévoles qui se mobilisaient et parti- fixe, sans indication de lieu, et tous de même que les déportés, qu’ils cipaient à l’effort de guerre. Beaucoup les courriers, lettres et colis, adressés fussent juifs ou résistants. Le ministère de personnes voulaient « faire « SP n° x », parvenaient à la poste aux des prisonniers avait prévu le retour de quelque chose » : elles tricotaient des armées. Celle-ci connaissait seule à beaucoup plus de déportés qu’il n’en passe-montagnes, des bonnets, des quelle unité correspondait ce numéro, revint. chaussettes pour les soldats ; elles leur et elle tenait régulièrement à jour la liste envoyaient des colis ; elles accueillaient des lieux où chacune cantonnait, de Toutefois, une lacune majeure dans les réfugiés ; elles soignaient les blessés. façon à ne pas faire parvenir le courrier notre connaissance de la guerre de On compta 100.000 infirmières, dont dans un cantonnement qui n’aurait plus 1914 réside dans l’absence d’analyse du 70.000 étaient totalement bénévoles. été le bon. Ce système simple permit fonctionnement du ministère de l’Inté- L’accueil des réfugiés belges laissa des d’acheminer en moyenne trois à quatre rieur. Le préfet, le sous-préfet, le maire traces, et l’on s’en souvient ici ou là, à millions de lettres et 500 000 paquets puis les administrés formaient la struc- Montauban par exemple. Des centaines par jour de l’arrière à l’armée. Pour leur ture administrative sur laquelle reposait d’associations se mobilisèrent, dans part, les soldats envoyaient leurs lettres la stabilité de l’État en guerre. Nous le un élan de solidarité. Des notaires, des aux adresses ordinaires. Le circuit postal constatons lorsque nous trouvons des négociants à la retraite, de riches ren- descendant différait donc du circuit circulaires ou des échanges de corres- tiers prêtèrent leur résidence secon- postal ascendant. 1,8 à 2 millions de pondances entre maire et sous-préfet ou daire afin que des soldats y passent lettres étaient envoyées chaque jour par préfet. Leur rôle était par exemple essen- leur convalescence. Ils financèrent sur n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 17 leur fortune ces initiatives pendant les tribution, qui furent livrés le 18 juin, soit vin atteignait un litre par jour. Dans premières années de la guerre puis la trois mois plus tard. Comment le terrain ce domaine, l’Algérie gagna beaucoup hausse des prix et la guerre rendirent fut-il mis à la disposition des construc- de la guerre, vendant son vin, ensuite souvent leurs ressources insuffisantes. teurs ? Une procédure exceptionnelle transporté par des bateaux. L’armée était Il fallut alors les soutenir, et ce fut l’ad- avait permis aux militaires d’exproprier prioritaire en matière de ravitaillement. ministration qui s’en chargea, suscitant les terrains destinés à devenir des cime- des regroupements ou trouvant des tières militaires, achetés, clôturés puis Au contraire, les soldats allemands financements. Le travail de mobilisa- aménagés ultérieurement. Qu’en fut-il étaient affamés. Lorsqu’ils ont percé le tion de la société civile a reposé sur les pour les chemins de fer ? Comment les front au printemps de 1918, ils ont perdu maires et les préfets. plans furent-ils élaborés ? Comment les du temps à dévaliser les dépôts de vivres rails furent-ils obtenus ? Dans quelles britanniques et français. En Allemagne, Il faut en outre évoquer la mobilisation conditions et avec quel personnel le tra- les boutiques étaient vides et le rationne- industrielle. Elle est mieux connue. vail du génie fut-il réalisé ? Les entre- ment se révélait incapable de satisfaire Cependant, l’association de civils et prises privées jouèrent-elles un rôle ? les besoins alimentaires. En 1918, le tiers de militaires dans ce cadre l’est moins, Ces voies ferrées n’étaient probable- des aliments était vendu sur le marché en particulier le mélange d’arsenaux et ment pas d’une qualité équivalente à noir. Les villes achetaient au marché noir d’entreprises privées, de militaires et celle des voies de trains à grande vitesse les légumes nécessaires à leurs soupes de civils. C’est ce qui frappe dans les mais elles rendirent de grands services. populaires, et l’armée les aliments des- productions d’artillerie, d’armement tinés aux officiers. Le développement et de munitions : l’État fait travailler à Des administrations extraordinaires, massif du marché noir en Allemagne la fois ses propres établissements et la qui n’existaient pas avant la guerre, s’explique par le blocus allié, mais aussi plupart des établissements privés. Il en répondirent en outre à des besoins par les prix des denrées alimentaires, va de même pour les chemins de fer. inédits. 300 comités, conseils ou autres blé, pommes de terre etc. : l’armée les Il les militarise, mais leur gestion reste instances ont été créées, sur l’activité avait fixés si bas que les paysans, n’ayant privée. effective desquels nous ne savons plus aucun intérêt à les vendre au mar- pratiquement rien. L’organisation des ché officiel, se soustrayaient autant La bataille de Verdun fournit sur ce point importations, conduite par Jean Monnet, qu’ils le pouvaient aux réquisitions. Et un exemple intéressant. Les chemins de en accord avec les Britanniques, est la faim, qui faisait des victimes par cen- fer à voie normale ne pouvaient pas des- relativement connue. En revanche, la taines de milliers, poussait dans les cam- servir Verdun ; des deux lignes en ser- création du ministère du ravitaillement pagnes à la recherche de cochon ou de vice avant 1914, l’une était sous le feu de est plutôt méconnue, celui-ci n’ayant pas blé, des bandes de citadins affamés que l’artillerie allemande, l’autre, la ligne de duré : le ministère des transports peut les paysans redoutaient. La maréchaus- Verdun et Nancy, était coupée à Saint- s’intéresser à son passé puisqu’il existe sée était impuissante. Mihiel par les Allemands. Un chemin de encore, mais celui du ravitaillement a fer à voie étroite était disponible, ainsi disparu et personne n’est incité à en Le service de la gestion de la main- qu’une route, de Verdun à Bar-le-Duc, écrire l’histoire. C’est très fâcheux, car d’œuvre en France est assez connu. la future « Voie sacrée », qu’un officier le ravitaillement était une entreprise Les hommes ne pouvaient pas se trou- prévoyant avait portée à deux voies l’an- considérable. Deux à trois millions de ver simultanément au front à servir des née précédente. Le Général Pétain com- soldats se trouvaient au front, la ration mitrailleuses et à l’usine pour les fabri- manda 60 kilomètres de voies ferrées de pain s’élevant à 700 grammes par quer. Initialement, il avait été décidé de à écartement normal entre la gare de jour et par soldat, le tonnage de pain les envoyer au front, puisque la guerre Revigny et les différents points de dis- à produire était colossal. La ration de devait être courte. Il n’était alors pas

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nécessaire de produire en masse. L’usine ayant des enfants ainsi que des céliba- conscription fut instituée au début de du Creusot, par exemple, perdit la moi- taires âgés. Le système permit aussi 1916, pendant près d’une année, le fait tié de ses effectifs à la mobilisation. De aux industriels de réclamer nominative- d’être syndiqué à l’Amalgamated Society nombreux cheminots furent toutefois ment des soldats et aux soldats de faire of Engineers, le principal syndicat de exemptés, l’armée étant consciente que acte de candidature. Il y eut des dérives, la métallurgie, faisait automatiquement les trains devaient continuer à fonction- quelques trafics d’affectations spéciales, échapper à l’obligation militaire. Ce sys- ner. La mobilisation de masse se tradui- vite réprimés. Néanmoins, grâce à ce tème n’eut qu’un temps, mais il atteste la sit par une crise monumentale de la main- système, un nombre suffisant d’ouvriers force des syndicats avec lesquels l’État d’œuvre industrielle. La production de put être maintenu pour assurer la pro- dût négocier. guerre en France commença dans des duction. En 1917, 517 000 hommes étaient conditions dramatiques, d’autant plus ainsi affectés spéciaux dans les usines de On le voit, la gouvernance de la France que les départements industriels, comme guerre. fut un facteur essentiel de sa victoire. le Nord et le Pas-de-Calais, étaient large- L’exploration sectorielle ne permet pas ment occupés par l’armée allemande. L’Allemagne fonctionnait très différem- d’identifier tous les points de blocage et ment, le grand patronat, les magnats de de voir s’ils ont été surmontés et com- Un service ouvrier fut créé le 11 octobre la Ruhr et les grands chimistes étant en ment. Afin qu’une société en guerre 1914, directement rattaché au secrétaire partie liés aux commandants de régions fonctionne, toutes ses composantes d’État à l’armement, Albert Thomas, afin militaires. Les patrons exercèrent un doivent également fonctionner : les d’envoyer des ouvriers et des soldats dans chantage constant : ils exigeaient que postes, les chemins de fer et le ravitaille- les usines. L’Armée ouvrit à Paris un dépôt l’armée leur rende des ouvriers qualifiés ment. Les magasins doivent être alimen- de métallurgistes, le terme « dépôt » pour lui fournir des canons et des obus. tés en nourriture, les usines en ouvriers, désignant dans son vocabulaire, le point L’état-major céda, mais les industriels les bateaux en marins, et ainsi de suite. d’ancrage territorial de chaque unité, son utilisèrent très mal cette main d’œuvre : En cas de dysfonctionnement dans un « camp de base » en quelque sorte. Elle certains, à l’arrivée des ouvriers reti- secteur, l’équilibre de la société, fragilisé réquisitionna les métallurgistes qui se rés du front, licenciaient les ouvriers, par la guerre, est menacé. En témoigne trouvaient dans les dépôts à l’arrière du notamment les ouvrières, que l’ab- l’importance des grèves qui eurent lieu front, afin de les affecter dans les usines sence de main d’œuvre les avait obli- au printemps 1918. L’équilibre, aussi pré- jugées stratégiques. Son fichier comprit gés à recruter, faute de mieux. Le taux caire soit-il, suppose la mobilisation de jusqu’à 700 000 fiches de spécialistes d’emploi des femmes fut par consé- toute la société, chacun fournissant des mobilisés. Ses compétences furent de quent très inférieur en Allemagne à ce efforts. Certains en profitèrent assuré- surcroît étendues à partir du mois de juin qu’il était en France et au Royaume-Uni. ment, mais le front intérieur a tenu, à 1915. Les métallurgistes des unités se De plus, le nombre d’ouvriers restitués à l’inverse de l’Allemagne. La France n’au- trouvant au front purent alors également l’industrie passa, entre septembre 1916 rait pas gagné la guerre si le front inté- être réquisitionnés et passer de l’armée et juillet 1917, de 1,2 à 1,9 million, ce qui rieur avait cédé. à l’usine. obligea l’armée à réduire l’effectif des  bataillons de 750 à 713 hommes. Des dépôts d’ouvriers furent créés à Lyon, et Marseille. Une sélection En Grande-Bretagne, la situation fut fine fut élaborée, les hommes âgés de encore plus complexe en raison de l’in- 20 à 22 ans et célibataires restant géné- tervention des syndicats qui contrô- ralement au front. Furent de préférence laient le marché local de l’emploi et refu- choisis pour l’usine les hommes mariés saient d’en être dépossédés. Quand la n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » Institutions 19

La première session de ce colloque a été introduite par Partick Février (Comité d’histoire ministèriel). Elle est consacrée à plusieurs aspects du rôle du ministère des Travaux publics pendant la Première Guerre mondiale. Deux personnalités seront particulièrement évoquées. Il s’agit d’abord de Marcel Sembat, au cours de la période 1914-1916 où ce ministère civil était fortement concurrencé par les autorités militaires et par la création de nouveaux ministères créés pour accompagner l’effort de guerre. Albert Claveille fut ministre entre 1917 et 1920 : au moment des deux dernières années de guerre, le ministère put retrouver une responsabilité croissante dans l’appareil de l’État à cause du contexte de crise des transports et de l’énergie qui nécessitait de recourir à la compétence des ingénieurs. Un exemple de mobilisation d’une catégorie de personnel sera également présenté. Le ministère des Travaux publics et l’organisation institutionnelle de l’État en guerre

Les Travaux publics sous Marcel Sembat : affaiblissement et reconfiguration d’un ministère technique

Pierre Chancerel, docteur en histoire contemporaine (Centre des archives diplomatiques)

À la veille de la guerre, le ministère des ce ministère technique évolua dans le Antoine Prost vient d’évoquer la figure Travaux publics était en charge à la fois cadre d’un conflit moderne, caractérisé de Marcel Sembat et son ouvrage publié des transports (ferroviaires, routiers, par le rôle majeur de l’industrie. Les à la veille de la guerre, Faites un roi, maritimes et fluviaux) et des questions structures de l’administration étaient- sinon faites la paix. Le futur ministre y énergétiques (mines et électricité). Ma elles adaptées aux défis nouveaux posés soulignait la faiblesse des institutions de communication interroge la façon dont par la guerre ? la Troisième République, arguant qu’elle

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ne permettrait pas au régime de mener Il occupa ce poste jusqu’au mois de confié à des novices : c’est dans ce type une guerre industrielle. Il y évoquait décembre 1916. de ministère que les hommes politiques également le rôle du ministère des débutaient généralement leur carrière Travaux publics en cas de mobilisation : Les faits lui donnèrent raison puisque gouvernementale avant d’accéder à des « Le ministère des Travaux publics plusieurs facteurs contribuèrent à affai- postes plus prestigieux. De 1879 à 1940, est, par décret céleste, un idiot blir ce ministère pendant la guerre. parmi les 59 titulaires du portefeuille renforcé comme fonctionnaire public, Toutefois, ce tableau peut être nuancé, des Travaux publics, 26 étaient des si intelligent et habile soit-il comme la guerre devenue industrielle donnant débutants, soit 44%, cette proportion homme privé, une brute baveuse, un une importance accrue aux questions étant de 16% pour le ministère de type caricatural, un Lebureau grotesque économiques et techniques. Le carac- la justice et de 15% pour celui des éternellement frappé de déchéance et tère technique du ministère des Travaux affaires étrangères. Pendant la guerre, d’incapacité ! Tandis que dans le même publics lui permit justement de faire Marcel Sembat, Edouard Herriot et temps, collègue du même cabinet, valoir son expertise et de reprendre Albert Claveille se succédèrent ainsi au le ministre de la guerre est un génie progressivement les missions qu’il avait ministère des Travaux publics sans avoir supérieur, capable de mener à bien la laissées au ministère de la guerre au eu d’expérience ministérielle préalable. préparation la plus compliquée. » début du conflit. Paradoxalement, la faiblesse du minis- Ces phrases, qui témoignent de l’ironie Un ministère affaibli au tère fut renforcée dès 1914. Alors que de Marcel Sembat, s’expliquent par la guerre aurait pu constituer une formi- la législation s’appliquant en cas début de la guerre dable chance pour cette administration de mobilisation, selon laquelle on qui employait des ingénieurs de haut retirait au ministre ses principales Avant la guerre, les Travaux publics niveau, elle apparut amoindrie en raison compétences au profit du ministre de constituaient un portefeuille d’une de plusieurs contraintes. la guerre. L’ironie du sort a voulu que importance limitée : c’était un ministère Marcel Sembat fût nommé ministre technique et son rôle politique était Les remarques de Marcel Sembat, des Travaux publics le 26 août 1914. faible. Il était d’ailleurs principalement rédigées en 1913, sur la faiblesse relative du ministre des Travaux L’hôtel de Roquelaure, siège des Travaux publics par rapport à son collègue de Publics © BNF, Gallica la guerre s’expliquaient par les plans d’organisation des transports en temps de conflit militaire. Ces plans en confiaient la responsabilité aux autorités militaires et constituèrent le principal facteur d’affaiblissement du ministère des Travaux publics.

D’une part, une loi de 1877 prévoyait que les compagnies de chemin de fer seraient tenues de mettre à la disposition de l’armée toutes leurs ressources en personnel et en matériel. De plus, une loi de 1888 stipulait que, en n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 21 temps de guerre, le service des chemins réel aveu de faiblesse. La législation Au mois d’octobre 1914, parmi les 59 de fer relèverait tout entier des autorités applicable en temps de guerre contribua cadres composant l’administration militaires. Le territoire était divisé en donc à renforcer le poids du ministère centrale du ministère, 17 avaient deux zones : de la guerre au détriment de celui du rejoint leur corps d’armées, 23 étaient  celle des armées, proche du front, ministère des Travaux publics. restés à Paris et 19 avaient suivi leur dans laquelle les transports relevaient ministre à Bordeaux. Ces derniers du commandant en chef de chaque Un autre facteur d’affaiblissement du étaient essentiellement les directeurs armée et où les missions d’organisation ministère des Travaux publics fut la mobi- et les chefs de bureau : connaissant étaient exécutées par le directeur des lisation de son personnel. Dès le mois les dossiers, ceux-ci devaient être en chemins de fer aux armées, d’août 1914, la moitié de l’administration capacité de traiter toutes les questions  celle de l’intérieur, comprenant tout le centrale fut appelée sous les drapeaux, sans document ! Les trois ministères reste du territoire français, dans laquelle soit 146 hommes sur 332 agents, parmi des Travaux publics, de l’Agriculture et les transports se trouvaient sous la lesquels plusieurs chefs de bureaux et du Travail furent installés dans le même tutelle du ministère de la guerre. Avec sous-directeurs. Le ministère des Travaux lycée. Tous les bureaux du ministère des l’aide d’une commission mixte des che- publics fut par conséquent amené à aban- Travaux publics étaient répartis dans mins de fer, ils étaient coordonnés par le donner des missions jugées secondaires, les salles de classe et dans le bureau du quatrième bureau de l’état-major spécia- comme la publication de statistiques ou la proviseur. lisé dans les transports, qui était placé réalisation d’études scientifiques et tech- sous l’autorité du colonel Gassouin. niques. Parallèlement, le ministère de la Enfin, la nomination de Marcel Sembat guerre bénéficiait d’une augmentation à la tête du ministère des Travaux Le secteur des transports était dirigé du nombre de ses cadres grâce à la mili- publics constitua également un facteur par les autorités militaires. Une tarisation de nombreux civils. Ainsi, les d’affaiblissement du ministère. Député organisation calquée sur le modèle de cheminots et les ingénieurs des grandes socialiste depuis 1893, Marcel Sembat celle des chemins de fer était mise en compagnies de chemins de fer étaient n’avait aucune expérience ministérielle. place dans le cadre de l’exploitation mobilisés et passaient sous la tutelle de Dans ses carnets intimes, il reconnaît des routes, des voies navigables et l’administration militaire. se sentir dépassé par une situation de des ports. Le directeur des chemins de crise qu’il ne parvenait pas à maîtriser. fer du ministère des Travaux publics La situation militaire de la France contri- En 1916, il écrivait ainsi : « Au ministère, affirmait rester compétent pour les bua aussi à désorganiser le ministère des je ne travaille pas, je suis travaillé. Les questions financières et juridiques Travaux publics. Le 30 août 1914, moins affaires se succèdent et chacun à son et son administration apportait aux d’un mois après l’entrée en guerre de la tour prend possession de moi2 ». Son autorités militaires une expertise pour France, le gouvernement décida de se appartenance à la SFIO jouait en sa contribuer à la bonne marche des trains. replier à Bordeaux face à l’avancée alle- défaveur. En août 1914, dans le contexte Toutefois, en réalité, l’exploitation mande. Du 2 septembre au 8 décembre de l’Union sacrée, le gouvernement du système des transports français 1914, le ministère des Travaux publics cherchait à s’assurer la participation des échappait complètement au ministre fut contraint de travailler sur deux sites socialistes à la défense nationale tout des Travaux publics. Marcel Sembat distants de 600 kilomètres – l’Hôtel de en donnant des gages aux organisations lui-même ne put que constater son Roquelaure à Paris et le lycée Longchamp impuissance et reconnut que le colonel à Bordeaux – avec des moyens de com- 1 Gassouin était « en réalité le véritable munication restreints (le téléphone Annales de la Chambre des députés, session ordinaire, 11 novembre 1916, p. 2315. directeur général des chemins de fer n’était pas généralisé), un personnel 2 1 Marcel Sembat, Cahiers noirs, 2008, p. 599, [8 en France ». Cette phrase signifiait un réduit et pas d’archives. octobre 1916].

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syndicales de cheminots et de mineurs. des députés, Marcel Sembat dut se Un rééquilibrage au Il intégra donc deux socialistes, Marcel défendre contre ces attaques : « Quand Sembat et Jules Guesde, rejoints ensuite je suis entré au gouvernement de profit des compétences par Albert Thomas. défense nationale, ce n’était pas pour y faire du socialisme et mon parti ne techniques me le demandait pas. L’unique pensée qui me guide est de trouver le remède Dépouillé d’une partie de ses le plus efficace aux maux qu’il s’agit de attributions d’avant-guerre au profit guérir4 ». du ministère de la guerre, le ministère des Travaux publics se recentra sur les Antoine Prost s’est interrogé sur les activités de la direction des mines et sur caractéristiques d’un gouvernement l’importante question du ravitaillement efficace en temps de guerre. Il semble en charbon. Dès l’année 1915, il fut à qu’un gouvernement efficace donne même de mener une véritable politique davantage de pouvoirs à l’administra- charbonnière. Marcel Sembat négocia tion et aux pouvoirs publics. La France au nom du gouvernement un accord avait choisi en effet de développer et avec le gouvernement britannique de généraliser cette solution en 1916 portant sur le prix du charbon anglais. puis, de façon plus prégnante, en 1917. Il défendit également un projet de loi sur Or l’engagement de Marcel Sembat en l’harmonisation du marché du charbon. faveur de cette solution contribuait à le Le domaine des transports fit aussi discréditer puisqu’il fut accusé de faire l’objet d’un recentrage. La crise partie du gouvernement dans le but que connaissait le pays révélait des d’appliquer le programme de la SFIO et dysfonctionnements de l’organisation non de mettre en œuvre des solutions du temps de guerre. Cela contribua à un techniques. Le fait qu’il ait milité pour rééquilibrage des pouvoirs au profit du Mais le positionnement politique de l’accroissement du rôle de l’État avant ministère des Travaux publics. La crise Marcel Sembat effrayait les parlemen- la guerre jouait contre lui. fut aiguë à partir du mois d’octobre taires du centre et de la droite. Lorsqu’il 1916, en raison de l’ampleur de l’effort proposa de confier le rationnement de Les difficultés qu’il rencontra alimen- demandé aux chemins de fer et à la la France en charbon à un Office dépen- tèrent une campagne de presse à son navigation. Le matériel et les hommes dant du ministère des Travaux publics, encontre dès le mois de novembre manquaient, alors que les besoins en il fut critiqué par les parlementaires 1916. Plusieurs mois après son départ, transports militaires et en transports libéraux au sein du Parlement. Léopold les journaux le rendaient encore res- commerciaux augmentaient. La crise Marcellin, journaliste d’une droite très ponsable des difficultés de transport et prit des proportions inquiétantes à conservatrice, fustigea un ministre des pénuries de charbon que connais- la fin de l’année 1916 en raison des « pape du collectivisme » et critiqua sait le pays. L’autorité de celui qui fut grandes batailles de Verdun et de la « les adversaires de la patrie, de toutes surnommé « Sembat l’œil » était affai- Somme, qui mobilisaient du matériel,

les patries, ces dangereux rêveurs de blie. C’est pourquoi il ne fut pas renou- 3 Léopold Marcellin, Politique et politiciens paix universelle » qui « deviennent velé dans ses fonctions lors du chan- pendant la guerre, Paris, La Renaissance du livre, 1925, volume I, p. 26-27. ministres pour défendre la patrie atta- gement de gouvernement au mois de 4 3 Annales de la Chambre des députés, session quée ». À la tribune de la Chambre décembre 1916. ordinaire, 24 décembre 1915, p. 2014. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 23 et du développement de la guerre suis dépossédé depuis le début de la décision sembla avoir été prise sous la sous-marine. guerre6 ». Le radical Louis Deshayes pression des événements, au moment critiquait « l’organisation défectueuse de l’interpellation. Dans un article de Dès le début de la guerre, Marcel du régime militaire [des] chemins de son journal L’Homme enchaîné, Georges Sembat était partisan d’une limitation fer en temps de guerre7 » et blâmait Clemenceau évoquait d’ailleurs une des pouvoirs des militaires par l’irresponsabilité gouvernementale qui « brillante improvisation de tribune10 » le gouvernement. Cependant, la aurait succédé à l’irresponsabilité des qui aurait provoqué la surprise du décision de modifier l’organisation des compagnies. Il attaquait également principal intéressé. En réalité, la transports fut prise à la suite de l’action Marcel Sembat qui se réfugiait derrière décision de faire appel à Albert Claveille des parlementaires, témoignant de l’autorité militaire. avait été prise en conseil des ministres leur prise de conscience du caractère deux jours plus tôt, mais n’avait jamais technique et industriel du conflit. Les La cible des critiques restait l’autorité été évoquée par le gouvernement avant députés jouèrent un rôle décisif dans militaire elle-même. Le socialiste Lucien la séance. C’est donc effectivement le rééquilibrage des pouvoirs entre le Lecointe dénonçait « l’incapacité, l’incu- sous la pression des députés que le ministère des Travaux publics et les rie d’une administration militaire irres- gouvernement décida de modifier autres administrations. Dès mars 1916, ponsable8 ». Selon lui, il fallait que « la l’organisation des transports. les députés Marcel Cachin et Pascal direction des chemins de fer soit remise Ceccaldi s’opposèrent au régime de la entre des mains plus compétentes. » Un Le parcours d’Albert Claveille était guerre. Pour eux, l’organisation régie par autre socialiste admettait le retrait des atypique par rapport à ceux d’un homme la loi de décembre 1888 avait été prévue chemins de fer aux compagnies tout en politique de la Troisième République ou pour une guerre courte, ce qui excluait affirmant qu’une organisation de guerre d’un ingénieur des ponts et chaussées. Il les transports commerciaux et écartait pouvait ne pas être militaire. À droite, à avait gravi en interne tous les échelons les spécialistes. Elle n’était donc plus l’opposé de l’échiquier politique, le duc des corps des ponts et chaussées jusqu’à adaptée à la situation que connaissait la de La Trémoïlle se prononçait pour « le la haute fonction publique. France en 19165. rattachement du service des chemins de fer à l’unique direction du ministère des Né en 1865 en Dordogne, il avait débuté Mais c’est en novembre 1916, quand Travaux publics, avec les collaborateurs sa carrière professionnelle à 16 ans en le gouvernement fut interpellé à la dont il conviendra de s’entourer9. » La tant qu’auxiliaire des ponts et chaussées, Chambre à propos de la crise des critique contre l’organisation militaire avant de devenir conducteur. Il avait transports que des parlementaires de provenait donc de tous les bords poli- passé son baccalauréat en interne puis tout bord dressèrent un réquisitoire tiques. On demanda que l’administra- intégré l’École des ponts et chaussées, contre l’attribution de tous les pouvoirs tion civile profite de son expertise pour dont il était sorti major trois ans plus 5 à l’armée. Plusieurs parlementaires reprendre en main ces questions. Journal officiel de la République française, considéraient que le ministre des Chambre des députés, débats parlementaires, séance du 31 mars 1916, p. 750-756. 6 Travaux publics était devenu trop faible C’est sous l’assaut conjoint des Annales de la Chambre des députés, session pour prendre la direction des chemins députés, relayé par la presse, que le ordinaire, 13 novembre 1916, p. 2343. 7 de fer. Le socialiste Jean Bon déplorait gouvernement restaura le pouvoir Annales de la Chambre des députés, session l’impuissance d’un Marcel Sembat du ministère des Travaux publics, le ordinaire, 10 novembre 1916, p. 2285. 8 Annales de la Chambre des députés, session déclarant : « Moi, je suis ministre des 16 novembre 1916, à la tribune de la ordinaire, 10 novembre 1916, p. 2280 et 2283. 9 Travaux publics, mais, prenez garde, je ne Chambre. Marcel Sembat y annonça la Annales de la Chambre des députés, session ordinaire, 11 novembre 1916, p. 2302. répondrai que de mon département. Et nomination d’Albert Claveille comme 10 L’Homme enchaîné, « La Crise des trans- mon département, qu’est-ce ? Rien. Je contrôleur général des transports. Cette ports », 16 novembre 1916.

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tard. En 1904, il avait été nommé adjoint Il apparaît donc que c’est en ayant écrire à Monsieur Claveille, on dit qu’il du directeur du personnel et de la recours à l’expertise technique de ses arrange tout !... » Il s’agissait de faire comptabilité à l’administration centrale ingénieurs que le ministère des Travaux appel aux ingénieurs des ponts et chaus- puis lui avait succédé. En 1911, il avait publics parvint à s’affirmer face aux sées, experts dans le domaine technique, pris la tête des Chemins de fer de l’État autorités militaires. En cela réside le pour répondre à tous les problèmes tech- qu’il avait contribué à redresser. Par principal mérite du ministre des Travaux niques qui se posaient. conséquent, en 1915, Albert Thomas publics, selon Gerd Krumeich : « L’action l’avait appelé presque naturellement à de Sembat au ministère semble avoir été Cette nomination soulignait aussi l’im- la direction des fabrications de guerre très efficace en mettant fin, en accord puissance de la classe politique tradi- du sous-secrétariat d’État à l’artillerie et avec le Président Poincaré, à la prise du tionnelle, incapable de répondre aux aux munitions. Son prestige auprès des pouvoir par le militaire. Réaffirmer le défis économiques posés par la guerre. députés était immense. Un journaliste contrôle parlementaire et la suprématie Le rôle d’Albert Claveille se renforça tout remarqua que : « À ce nom de Claveille, du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, au long de la guerre. Nommé sous-secré- la Chambre devint plus hésitante dans même en temps de guerre, tel fut le taire d’État puis ministre, il récupéra les l’attaque contre le gouvernement11 ». succès surtout de l’action de Marcel attributions jusque-là dévolues aux mili- Sembat12 ». taires en vertu de la loi de 1888. Dès lors, il avait autorité sur le quatrième bureau Le renforcement du de l’état-major. Un parallèle peut être éta- bli entre l’organisation des transports ministère des Travaux et la réforme du commandement mili- taire. Pendant que , publics en 1917-1918 devenu président du Conseil à la fin de l’année 1917, affirmait sa détermination Albert Claveille, nommé sous-secrétaire que le pouvoir civil commandât aux mili- d’État aux transports en 1916, devint taires, le ministre des Travaux publics ministre des Travaux publics entre 1917 prenait définitivement l’ascendant sur le et 1920. Il fut l’une des rares personna- Grand quartier général (GQG). lités sous la Troisième République à être devenue ministre sans avoir été député et La tendance consistant à confier le à avoir été nommée d’abord en vertu de ministère des Travaux publics à un ses compétences techniques. Au même technicien compétent sembla se titre, Louis Loucheur fut nommé ministre confirma après la guerre. En effet, le de l’armement en tant que grand patron. successeur d’Albert Claveille, de 1920 à La nomination d’Albert Claveille témoi- 1924, fut Yves Le Trocquer, député des gnait de la prise de conscience dans le Côtes d’Armor, qui avait derrière lui une gouvernement français du caractère longue carrière d’ingénieur des ponts et industriel de la guerre et de la néces- chaussées. sité du recours à l’expertise technique de  haut niveau. Une caricature parue dans 11 un quotidien au mois de décembre 1916 La France, 15 novembre 1916. 12 Dessin humoristique paru dans le jounral L Intran- le démontre : « Votre robinet est détra- Krumeich Gerd, « Marcel Sembat : socialiste sigeant, 2 décembre 1916 et intellectuel », Cahiers Jaurès 3/ 2007, n° 185, qué, mame Miquet ?... vous devriez p. 13-26. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » Institutions 25

Le Conseil supérieur des travaux publics : de la mobilisation industrielle à la réorganisation territoriale

Hélène Vacher, professeur à l’École nationale supérieure d’architecture de Nancy (ENSA-Nancy), directrice du Laboratoire d’histoire de l’architecture contemporaine (LHAC)

La « guerre industrielle » ou « l’énorme au-delà des mesures de circonstances, économique3. Le nouveau président révolution industrielle », selon les n’aurait pas aussi porté un projet du Conseil et ministre de la guerre, mots d’Albert Thomas, a posé tous les réformateur de l’administration des Georges Clemenceau, confortait ses termes d’organisation des ressources travaux publics, formulé à la fin du XIXe « avant-garde technocratiques »4. productives de manière nouvelle1. siècle, qui se cristallisa alors, avec pour Plusieurs témoignages, dont celui horizon un aménagement plus efficient d’Edward Stanley (1865-1948) alors Si de nombreuses études ont exploré les des infrastructures du territoire. sous-secrétaire d’État britannique à transformations induites par les années la guerre, rendent compte de la « très du premier conflit mondial, l’action La création du Conseil haute opinion » et de la totale confiance territoriale proprement dite, celle qui du Tigre pour son ministre Albert était conduite par l’administration d’État, supérieur des travaux Claveille »5. est restée à la périphérie de la plupart des travaux2. publics

Il en est ainsi du Conseil supérieur des La fin de « l’Union sacrée » à l’automne 1 Voir notamment P. Fridenson (coord.), 1914- travaux publics, créé en 1917 sous la 1917 était marquée par de nouvelles 1918, l’autre front, Paris, éditions ouvrières, 1977 ; houlette d’Albert Claveille (1865-1921), orientations politiques. La dimension R. F. Kuisel, Le capitalisme d’État en France : modernisation et dirigisme au XXe siècle, Paris, qui a cristallisé de nouveaux modes technologique du conflit se renforçait Gallimard, 1984 ; J. N. Horn, State, society and mobilization in Europe during the First World War, de gestion du territoire, d’abord pour au nom de la « guerre intégrale », tandis Cambridge, C. U.P. 1997. 2 répondre à l’organisation de l’État en qu’un exécutif à caractère plus technique Rémy Porte évoque « un aménagement du ter- ritoire avant l’heure ». La focale demeure cepen- guerre mais également pour « réformer » se mettait en place. dant axée sur la production d’armement. R. Porte, à terme la politique administrative. Ce La mobilisation industrielle « premier front » de la Grande Guerre ? Soteca 14-18 Éditions, 2005 p. 57 nouvel organe aura sans doute été l’une Une forte coordination s’établissait et pp. 218-227 3 des manifestations du bourgeonnement entre les ministères de Louis Loucheur J. F.Godfrey, Capitalism at war, Industrial Policy and Bureaucracy in France, 1914-1918., administratif qui accompagnait la et d’Albert Claveille ainsi qu’avec celui Leamington Spa, Berg, 1987, p. 60-61. 4 mobilisation industrielle et économique d’Étienne Clémentel dont le domaine Sur l’emploi de ce terme, voir R. F. Kuisel, op. cit., pp. 141-143. 5 durant le conflit. Le ministère des de juridiction et d’action ne cessait Voir D. Dutton (ed.), The war diary of the 17th Travaux publics était démultiplié, de de s’étendre jusqu’à préfigurer un Earl of Derby, Liverpool, Liverpool U. P., 2001. Citons aussi le témoignage du général Henri Mor- même que celui de la guerre. On peut « véritable ministère de l’économie dacq (1868-1943), chef du cabinet militaire de G. Clémenceau in Le ministère Clemenceau. Journal aussi se demander si cette instance, nationale » administrant la mobilisation d’un témoin, Paris, Plon, 1930, pp.54-55.

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Les initiateurs du Conseil supérieur Une quinzaine d’années plus tard, le général sur l’industrie française d’Étienne des travaux publics (CSTP) invoquaient député Joseph Chailley (1854-1928), qui Clémentel, inscrivait les processus de la nécessité générale « d’élargir les rapportait le budget des travaux publics production dans le développement conceptions antérieurement admises en 1909, plaida à son tour pour une plus d’une collaboration organisée entre pour la constitution des organismes large prise en compte du point de vue des le patronat et l’administration10. Les consultatifs » et la perspective de la « intéressés », en critiquant la législation « régions économiques » avaient relayé « réorganisation économique de la française « centraliste à l’excès »: « (…) à partir d’août 1917 « les comités France »6. L’instance qui avait vu le que les plans ne soient pas, comme consultatifs d’action économique des jour avec le décret du 9 septembre c’est l’habitude, abandonnés aux régions militaires » qui étaient apparus 1917 devait au premier chef répondre débutants, aux ingénieurs ordinaires. en octobre 1915 : elles favorisaient le aux contingences de l’effort de guerre, (…) que soit créé au ministère des regroupement des activités industrielles en l’occurrence réaliser une meilleure Travaux publics un conseil supérieur et commerciales en dessinant un nouvel mise en cohérence des infrastructures des travaux publics (sic) analogue au échelon d’organisation entre l’État et le et des modes de transport d’une part, Comité de perfectionnement de l’École département. permettre la collaboration d’une large des ponts et chaussées et contenant à gamme de représentants de groupes côté des ingénieurs, des économistes, d’intérêts économiques d’autre part. des banquiers, des entrepreneurs. Le Conseil général des ponts et chaussées, Il s’avère que l’ébauche d’un tel projet uniquement composé d’ingénieurs, est avait été antérieure au déclenchement trop spécialisé »9. de la guerre, comme le montrent les 6 quelques jalons suivants. Ces débats, et de nombreux écrits tout G. Desplas « Rapport du ministre des Travaux publics et des transports au Président de la au long de la période, indiquent que le République, suivi d’un décret portant création d’un Conseil supérieur des travaux publics », En 1887, dans le contexte des discussions projet d’une instance consultative, ras- Recueil de lois, ordonnances, décrets, règlements et circulaires concernant les différents services parlementaires sur le budget, on semblant différents groupes d’intérêts du ministère des Travaux publics, ministère des avait soulevé la possibilité d’élargir et des spécialistes, pouvant initier une Travaux publics, 1917, pp.335-336. 7 Séance du 4 février 1887, Journal Officiel de la la composition du Conseil général réforme des dispositifs d’organisation République Française, Débats Parlementaires, p. des ponts et chaussées (CGPC), en territoriale et renforcer l’administra- 294. 8 Voir la séance parlementaire du 26 novembre mentionnant le projet gouvernemental tion technique des travaux publics, avait 1895, Journal Officiel de la République Française, d’installer un Conseil supérieur des mûri au moins depuis les années 1880. Débats Parlementaires, pp.2541-2542 9 7 « Le rapport Chailley sur le budget des Travaux travaux publics . publics », Le Journal des Transports, 1er décembre Dans la conjoncture du dirigisme écono- 1909, p. 599. Rappelons ici le précédent que constitue le Comité (permanent) des travaux En 1895, la catastrophe du barrage de mique du gouvernement Clemenceau, la publics aux colonies, créé en 1890 pour appuyer l’administration squelettique des Ponts et Chaus- Bouzey dans les Vosges avait soumis politique consistait à mettre en œuvre sées aux colonies. Ce Comité fonctionna active- le CGPC à un feu roulant de critiques. une mise en attelage de l’administration ment dans l’entre-deux-guerres avec ses sections spécialisées et poursuivit ses activités sous le nom Sur certains bancs de l’Assemblée, des travaux publics avec les orientations de Comité des travaux publics de la France d’outre mer, à partir de 1948. Voir Hélène Vacher, « Les fi- on ironisait sur le monopole d’une du ministère du commerce et de l’indus- gures de l’ingénieur colonial à la fin du XIXe siècle : la formation de la Société française des ingénieurs « église », en appelant à la « laïcisation trie qui avaient été impulsées à partir de coloniaux et l’École spéciale des travaux publics », des travaux publics ». Le projet de 1915. Le Mouvement Social, oct.-déc. 1999, pp. 47-65. 10 Voir Michel Letté, « Le rapport d’Étienne substituer au CGPC un Conseil supérieur Clémentel (1919). L’avènement administratif des des travaux publics ouvert à de larges La notion de « plan d’action dans l’ordre technocrates et de la rationalisation », Documents 8 pour l’histoire des techniques, n°20, décembre compétences fut alors rappelé . économique », qui émanai du Rapport 2011, pp.167-181. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 27

Le programme du Conseil supérieur des travaux publics comprenait la proposition d’articuler la gestion et les grands travaux de l’administration des travaux publics à ce « plan d’action » du ministère du commerce et de l’industrie pour lui donner une cohérence territoriale. La création du Conseil devait s’inscrire alors dans une politique de collaboration interministérielle faisant du ministère des Travaux publics une composante du façonnement de la politique publique quand la « question des transports » devenait cruciale, notamment aux yeux des puissances alliées. La reconstruction du pays n’était encore qu’un horizon incertain.

Au sortir de la guerre, le processus lancé par Albert Claveille était chaleureusement accueilli par les Albert Claveille 1917 (agence Meurisse) ©BNF, Gallica ingénieurs civils. Ainsi Albert Dufour (1858-1947), ingénieur centralien de Lyon et entrepreneur de travaux publics, La contribution exprimait son vœu : « La réunion d’hommes spécialisés (…), d’Albert Claveille : de financiers, de commerçants, d’indus- triels et d’agriculteurs, pour étudier, de un « technicien dans concert avec les ingénieurs de l’État, les grandes lignes d’un programme de l’âme ». 11 Voir A. Dufour, L’industrie des Travaux Publics, refonte ou de complément de l’outillage Paris, Librairie de l’Enseignement Technique, 1931 national tel qu’une expansion écono- En 1911, Albert Claveille, qui était entré (1ee éd. 1919), p. 76. En 1919, Albert Dufour est membre du conseil de perfectionnement de l’École mique intensifiée le réclamerait »11. comme simple agent temporaire dans spéciale des travaux publics, conseil que préside Albert Claveille. Les réflexions d’A. Dufour sont l’administration des ponts et chaussées proches des idées de Patrick Abercrombie dans les mêmes années, quand bien même les travaux Il ne s’agissait de rien de moins que en 1881, était un haut fonctionnaire qui du planificateur britannique présentent un degré de changer la problématique des cumulait honneurs et responsabilités12. de conceptualisation plus abouti. 12 Nous ne développerons pas ici le parcours de infrastructures, les programmes Nommé directeur des chemins de fer de carrière d’Albert Claveille ; notons seulement qu’il d’ouvrages devant être conçus dans la l’État, il siégeait à la Commission militaire fut promu ingénieur en chef en 1907, inspecteur général, hors cadre, en 1914. 13 dynamique des courants économiques des chemins de fer, ainsi qu’au Conseil En 1911, A. Claveille remplace Beaugey, représentés par de denses réseaux supérieur du tourisme13. Il avait aussi reçu désavoué à la suite du grave accident survenu à la gare de Courville près de Chartres. L’État avait d’acteurs, pour s’y « mouler » en une médaille d’or pour son étude intitulée racheté la Compagnie des chemins de l’Ouest, pratiquement en faillite, en novembre 1908 et créé quelque sorte et non les surplomber. « l’usine hydro-électrique de Tuilière sur la le réseau Ouest-État.

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Dordogne et la distribution d’énergie élec- crétaire d’État à l’artillerie, Albert trique dans la région du sud-ouest », parue Thomas18. Ce « conseil technique » l’année précédente dans les Annales des avait pour mission de contrôler les ponts et chaussées14. L’ingénieur inscri- conditions d’attribution des marchés vait alors son nom aux côtés des pionniers d’armement en instaurant des « formes des réseaux hydro-électriques15. nouvelles de coopération avec l’indus- trie ou de participation de l’État aux Quand il prit la direction des chemins entreprises »19. de fer de l’État, il dut batailler ferme pour éteindre les polémiques parle- En novembre 1915, Albert Thomas avait mentaires dont son nouveau service confié à Albert Claveille la direction avait fait l’objet16. Il parvint en deux ans générale des fabrications de l’artillerie.

à entamer la modernisation du maté- Un mois plus tôt, Léon Eyrolles, l’un de 14 Voir l’article cité dans Annales des Ponts et riel roulant, notamment les tractions, à ses amis de longue date, lui aussi ancien Chaussées, 8e série, t.XLV, mai-juin 1910, pp. 50- 199. doubler des sections de voies, tout en conducteur et fondateur de l’École spé- 15 17 Le seul précédent de barrage mobile d’une évitant les conflits avec le personnel . ciale des travaux publics, avait rejoint envergure comparable semble être celui de Poses Il se distinguait par ses compétences le sous-secrétariat d’Albert Thomas sur la Seine. Pour le projet de Tuilière ont été contractés : les Grands Travaux de Marseille, la so- en matière de gestion et de maîtrise de à la direction du service industriel. Il ciété en nom collectif Giros & Loucheur – devenant à l’issue du chantier la SGE- la Cie d’Entreprises l’organisation technique. a laissé un témoignage de ses hésita- hydrauliques et de travaux publics de l’ingénieur suisse André Palaz pour le génie civil ; les Ets tions à prendre cette décision en rai- Bouchayer et Viallet, les Ets Leflaive & Co et Ets Albert Claveille connaissait parfaite- son d’une possible opposition entre Neyret-Brenier pour les constructions métal- liques ; et la Cie française Thomson-Houston pour ment les arcanes de l’administration « hommes d’action et intellectuels », les équipements électriques. 16 des travaux publics. Il avait notamment nonobstant les relations amicales qu’il Voir François Potier, « Le rachat du réseau de l’Ouest », Revue d’Histoire des Chemins de Fer, été directeur du personnel et de la entretenait avec Albert Thomas depuis Hors Série, n°1, juillet 1989, pp. 31-43. Voir aussi G.Bonnefous, Histoire politique de la IIIe Répu- comptabilité de 1906 à 1911. Il disposait plusieurs années et l’estime réciproque blique, Paris, 1965, pp.104-110. 17 d’un atout majeur : son expérience de des deux hommes20. Une fois à la tête Voir « Le réseau de l’État et le Parlement », Le Journal des Transports, nº 52, 28 décembre 1912, conducteur de dix années entre 1890 et du service industriel, le directeur de pp. 643-646, p.644. 18 1900) lui facilitait les négociations entre l’École spéciale des travaux publics La commission est composée de quatre membres : A. Claveille, G. Cordier, J. Résal et le les strates intermédiaires et l’encadre- appliqua ses méthodes d’ingénieur et général Mouret du GQG des Armées. 19 ment supérieur de l’administration des chercha à renforcer le pôle technique A. Hennebicque, « Albert Thomas et le régime des usines de guerre, 1915-1917 », in P. Friden- ponts et chaussées. du ministère en intervenant à plusieurs son (dir..) 1914-198, L’autre front, Paris, Éditions ouvrières, 1977, p. 123-124. reprises auprès d’Albert Thomas pour 20 Dans une lettre du 23 juillet 1915 Léon Eyrolles Avant de recevoir de Paul Painlevé le qu’il fasse appel à Albert Claveille. écrit à son épouse : « Je suis ravi de ne m’être pas plus engagé au ministère, on ne sait pas travailler portefeuille des travaux publics en sep- là-dedans ( …) Quant à Claveille on n’en parle tembre 1917, qu’il conserva jusqu’à la Le 4 août 1915, il écrivait : « Plus plus et Thomas n’a pas compris. Mais peut-il comprendre. On ne s’improvise pas homme d’ac- démission en bloc du gouvernement je vais, plus je me rends compte que tion. » Archives privées de S. Eyrolles. L. Eyrolles fréquentait le salon de Mme Aline Ménard-Do- Clemenceau en janvier 1920, Albert Claveille est tout à fait indispensable. rian qui recevait A. Thomas, A. Fontaine, parmi Claveille était intervenu dans la mobili- Il n’y a pas de coordination entre les bien d’autres personnalités avant-guerre, pour la plupart partisans de Dreyfus. Voir H. Vacher, sation industrielle dès septembre 1915. divers éléments, par suite pas de déci- Technologies et formations professionnelles. La genèse et l’essor de l’École spéciale des travaux sions. Il n’y a là aucun homme d’action publics, du bâtiment et de l’industrie, à paraître chez Classiques Garnier. Il présidait en effet la Commission ayant de l’autorité, pas un grand chef 21 21 Lettre de Eyrolles à Cécile Hertz du 4 août des contrats, installée par le sous-se- technique. Cela ne peut durer » . 1915. Archives privées de S.Eyrolles n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 29

un tonnage de ravitaillement garanti à Une architecture condition que le gouvernement français ait pourvu à ses besoins essentiels en englobante transports. Dans son rapport pour la création du Etienne Clémentel rapporte s’être alors Conseil supérieur des travaux publics, engagé à ce que « que tout serait fait Albert Claveille établissait un lien direct pour désencombrer les ports (…). Un entre les études du sous-secrétariat spécialiste, M. Claveille, a été appelé d’État aux transports qu’il avait dirigé au ministère des Travaux publics et depuis décembre 1916 et l’élaboration une amélioration ne tarderait pas à se d’une politique des infrastructures produire »23. anticipant les besoins économiques de L’expertise d’Albert Claveille en matière l’après-guerre. logistique était largement reconnue au-delà des cercles de l’administration24 Tandis que les prérogatives du Conseil En ce même mois de décembre, Louis général des ponts et chaussées étaient Loucheur, qui avait collaboré avec Albert pleinement confirmées27, la nouvelle 22 Claveille pour le projet de Tuilière, fut Il fut nommé par Édouard Herriot, alors nommé sous-secrétaire aux fabrications ministre des Travaux publics, des transports et du ravitaillement. Deux sous-secrétariats d’État furent de guerre au ministère de l’armement créés à la mi-décembre 1916, celui aux transports (Claveille) et celui à la marine marchande, attribué et des fabrications de guerre, qui avait à Louis Nail, parlementaire et avocat. 23 échu à Albert Thomas. Le tandem Voir E. Clémentel, La France et la politique économique interalliée, Paris, PUF, NewHaven, se poursuivit dans le gouvernement YUP, 1931, p.110 24 d’Alexandre Ribot jusqu’en septembre L’influente tribune qu’est le journal Le Génie Civil écrit dans son numéro du 17 juin 1916 « … le M. Albert Thomas ministre de l’armement, à la 1917 puis dans celui de Paul Painlevé, directeur des chemins de fer de l’État, M. Claveille, Sorbonne (28 juillet 1917), photographie de presse avant qu’il eût pris la direction générale de nos de l’ agence Rol © BNF, Gallica jusqu’au moment où les « techniciens » fabrications de guerre, avait examiné toutes l’emportèrent sur les « politiques ». mesures propres à accroître le rendement de nos ports, ce qui explique l’importance des travaux C’est alors qu’Albert Claveille fut exécutés dans nos havres par le réseau officiel, et qu’il a également acquis un matériel considérable En décembre 1916, Albert Claveille fut nommé ministre des Travaux publics et pour l’outillage des établissements maritimes nationaux ». nommé directeur des transports et des transports et conservé dans cette 25 La seule exception est celle de l’ingénieur des des importations et reçut rapidement responsabilité par Georges Clemenceau Ponts et chaussées Michel Graeff dans le gouver- nement de Gaêtant de Grimaudet de Rochebouêt la charge du nouveau sous-secrétariat jusqu’à la fin de son gouvernement. Il qui avait choisi des personnalités en dehors du d’État aux transports et ravitaillements22. était le premier ministre des Travaux Parlement, mais qui ne tint qu’une seule journée en novembre 1877. 26 Cette décision répondait aux promesses publics à être nommé sans avoir exercé Outre les nombreux travaux d’Anne faites par Étienne Clémentel, lors des un mandat parlementaire et sans être Rasmussen, voir A-L. Anizan, Paul Painlevé (1863- 25 1933), Un scientifique en politique, Rennes, PUR, négociations du pool des transports, aux sorti de l’École polytechnique . Les 2012. 27 autorités britanniques qui pointaient les ministères d’Albert Claveille et de « Les vues des membres du conseil ainsi choisi en dehors de l’administration des ponts et chaus- dangers dus à la congestion des ports Louis Loucheur avaient pour maîtres sées ne pourront qu’accroître et fortifier la haute et légitime autorité d’une institution ancienne de français pour l’ensemble du système de mots « efficacité » et « productivisme plus d’un siècle… », in « Rapport du ministre des ravitaillement allié. L’enjeu était de taille industriel », avec une mobilisation Travaux publics et des Transports au Président de la République, suivi d’un décret portant création à ce tournant de la guerre, car le pool érigée au statut de guerre industrielle, d’un Conseil Supérieur des Travaux Publics », Pa- 26 ris, le 8 septembre 1917. In Recueil de lois, […],op. des transports accordait à la France scientifique et technique . cit., t. XXV, 1917 p.335.

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institution, en faisant appel « à tous les les présidences de section, et des déploiement des forces hydrauliques et concours », donnait une légitimité à la personnalités extérieures31. la distribution d’électricité32. coordination entre les pouvoirs publics et les forces économiques, ce qui Outre les ingénieurs du Conseil La question portuaire était décisive au secouait les catégories de représentation général des ponts et chaussées, le regard de l’équilibre des forces entre de « l’intérêt général » et des « intérêts Conseil rassemblait des représentants les belligérants33. L’amélioration du catégoriels ». Il était aussi souligné que d’administrations centrales comme la « rendement » des installations était au les compétences ne devaient plus être marine ou les finances, les présidents centre des préoccupations. bornées à celles qui avaient été acquises des commissions parlementaires dans le périmètre exclusif de l’État. concernées, le président de la Chambre Pour ce secteur stratégique, on avait de commerce de Paris. À côté de ces convenu d’abord de la modification du Albert Claveille décrivait ainsi membres de droit, étaient désignés, tous régime d’exploitation. Dans chaque port, l’architecture du Conseil : « En vue les trois ans, par le ministre des Travaux un organe unique disposait désormais de l’examen de toutes ces questions publics une dizaine de représentants de l’autorité et de la faculté d’initiative importantes, il m’a paru nécessaire de d’associations professionnelles, dont nécessaire. Au ministère, les questions faire appel au concours de tous ceux qui la Société des ingénieurs civils, mais portuaires étaient rassemblées en un peuvent apporter à l’œuvre entreprise aussi le Touring Club de France. Il y service central placé, à la fin de l’année une contribution utile ; et, afin de avait aussi une dizaine de représentants grouper toutes les compétences, qu’elles des syndicats d’entrepreneurs, dont aient été formées dans l’administration Gabriel Cordier, Philippe Fougerolle, 28 A. Claveille « Rapport à Monsieur le Président ou en dehors, j’ai jugé utile d’adjoindre Léon Chagnaud, Jean Hersent que du Conseil, ministre des Affaires Etrangères », Pa- aux organismes consultatifs existants un l’on retrouvait dans les sections et qui ris, le 8 septembre 1917, p.11. CARAN, F14- 17862, compte-rendu séance assemblée plénière, 1918. 29 Conseil supérieur des travaux publics représentaient la production industrielle. Elle est sous la responsabilité de Jules Hecker qui comprendra, outre les membres Tous les directeurs de l’administration (1883-1935), ingénieur principal à l’administration des Chemins de fer de l’État. actuels du Conseil général des ponts centrale des travaux publics, ainsi que 30 Les sections se répartissent ainsi : (1) – voirie et chaussées, des représentants du les directeurs des réseaux de chemin de routière Président : Schoendoerffer (Paul) (2) – Navigation, Président : Luneau (Édouard) (3) – parlement, des grandes administrations fer pouvaient participer aux séances du Ports Président : Crahay de Franchimont (Henri). publiques et des associations dont le Conseil et des sections. (4) – Chemins de fer. Président : Meunier (Gaston). 31 Arrêté du ministre des Travaux publics et des but principal se rapporte aux travaux transports relatif au fonctionnement du Conseil publics »28. L’institution voulait faciliter la général des ponts et chaussées, 17 octobre 1917. Recueil de lois […] op.cit., t. XXV, 1917, p.384. 32 coopération entre les administrations « Les nécessités impérieuses de la défense L’assemblée plénière du Conseil supérieur et gagner en pertinence vis-à-vis des nationale ont conduit les industriels et les services publics à aménager de très importantes usines hy- des travaux publics examinait les grands choix techniques opérés en élargissant dro-électriques, et ce, dans le but non seulement de fabriquer des produits spéciaux, mais encore programmes. Une section d’études le spectre socio-professionnel mobilisé. et surtout, de créer une force motrice autrement générales avait été établie auprès du Elle se donnait également pour objectif qu’avec la houille noire. Pareille nécessitée se fera sentir longtemps après la guerre… » A.Claveille, secrétariat général29. Le véritable travail d’aplanir les obstacles survenant lors de « Rapport. Le Sous-secrétaire d’État des Trans- ports à Monsieur le Président du Conseil, ministre de programmation était confié à quatre l’application des programmes. des Affaires étrangères », 8 septembre 1917, p.2 CARAN, F17/ 862 sections qui correspondaient chacune 33 30 Analysant la « politique charbonnière » de à une spécialisation technique . Elles Les différents aspects de l’aménagement l’État, Pierre Chancerel aborde la « crise des transports » au regard des capacités portuaires regroupaient à part presque égale des territorial étaient examinés. Parmi les en 1915-1916 : Le Marché du charbon en France inspecteurs généraux des ponts et priorités, figuraient la restructuration pendant la Première Guerre mondiale (1914-1921), thèse sous la dir. de P. Lescure, Université de chaussées, auxquels étaient confiées des installations portuaires ainsi que le l’Ouest, 2012, pp. 68-77. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 31

1916, sous l’autorité du sous-secrétariat objectifs définis alors ne demeurèrent organe consultatif mais qu’il avait aux transports. Albert Claveille y opérait pas lettre morte puisqu’on assista à la associé les intérêts privés qui y étaient alors en collaboration étroite avec André reprise de la construction de grands représentés en les impliquant dans les Charguéraud34. ouvrages hydro-électriques au début processus décisionnels38. des années 1920. La loi organique de la Au chef d’exploitation du port, il revenait Compagnie nationale du Rhône en 1921 Il affirmait connaître les limites et de régler les affectations de places dans en est directement issue36. les dangers d’un programme formel. le cadre des instructions données par le En conséquence, il faisait intégrer, service central, de contrôler l’utilisation Le Conseil supérieur des travaux publics conjointement aux études techniques, de l’outillage et le réassortiment des travaillait au rééquilibrage des relations une approche économique et financière engins, en particulier pour le matériel de entre les différents modes de transport, destinée à préparer un plan opérationnel levage qui était souvent acheté aux États- dont la modernisation de l’organisation à échéance de 15 ou 20 ans. Chaque Unis. Il lui appartenait aussi d’organiser commerciale de la voie d’eau. À cette projet devait être dûment étayé par la répartition des expéditions entre les fin, on repensait la répartition du trafic un montage financier. Pour conforter différents modes de transport. et la révision de la politique tarifaire cette démarche, le ministre cherchait Les efforts du service central portaient entre le chemin de fer et la batellerie. à associer dans l’orbite du Conseil principalement sur la réorganisation Pour parer au sous-équipement de des personnalités susceptibles de de l’exploitation des voies ferrées, cette dernière activité, qui était la formuler la faisabilité d’un programme le renforcement de la traction et conséquence de la pénurie de tôle et du et de le défendre, ce qui devait être l’interconnexion avec les voies manque d’équipement mécanique, on occasionnellement inclus dans les navigables. La plus grande attention entamait la construction de coques de études des sections. était aussi donnée à la sélection de la chaland en béton armé et l’on adaptait main d’œuvre35 les moteurs refusés par l’aviation37. En 1921, le ministre Yves le Trocquer rendait compte ainsi de la « tâche L’équipement hydro-électrique, en Le transport routier, en augmentation considérable » accomplie par les particulier dans le Massif central et rapide pour pourvoir au ravitaillement les Pyrénées qui étaient des espaces civil mais aussi pour faire pièce 34 André (Charles) Charguéraud (1860-1923 ; X restés jusque-là peu représentés dans au dispositif militaire allemand en 1880), est directeur des Routes, de la Navigation le secteur de l’énergie, devait pallier matière de transport ferroviaire, était et des Mines au ministère des Travaux publics depuis 1905 ; en 1914, il est rattaché au G.Q.G. la perte des bassins miniers du nord également à l’étude. L’automobile, plus avec autorité sur les ports et la navigation ; il est vice-président du CSTP en 1917. et de l’est de la France et réduire la exactement le camion, basculaient dans 35 Certaines enquêtes portaient sur les spécifi- dépendance du pays vis-à-vis des la production en série. Les critères cités de la main d’œuvre en fonction des origines ethniques – se révélant impraticables elles Alliés pour son approvisionnement généraux utilisés par l’administration en furent abandonnées. Voir Hervé le Bras, (dir.) , en charbon. Il s’agissait de fournir de matière d’usure des chaussées étaient L’invention des populations, biologie, idéologie et politique, Paris, Odile Jacob, 2000. 36 l’énergie aux usines et aux transports révisés en conséquence. Le projet de loi fut présenté au parlement le ferroviaires pour lesquels était prévu un 17 octobre 1919. La loi du 27 mai 1921 approuve l’aménagement du Rhône, de la frontière suisse programme d’électrification. Le principe À l’issue de la guerre, Albert Claveille à la Méditerranée, aux plans de la production hydro-électrique, de la navigation et des amé- d’unification des réseaux de distribution présenta son Programme de grands liorations agricoles. Mais la première assemblée constitutive se tint seulement en 1933. et d’amélioration du rendement des travaux, basé sur des études engagées 37 Ch. Dantin, « Les chalands en béton armé », Le installations était acquis, avec la en 1916, en soulignant que le Conseil Génie Civil, 4 octobre 1919, pp. 310- 313 38 nécessité de faire adopter aux usines les supérieur des tr avaux publics ne A. Claveille « Programme de grands travaux – Rapport au Président de la République française », mêmes fréquences et périodicités. Les s’était pas borné au rôle d’un simple Paris, 30 janvier 1919,32 p. AN F14/12593

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48 comités d’étude formés à partir de l’angle de l’économie politique, porte ainsi un processus de « technicisation » 1917 : « […]on peut dire qu’il suffirait l’accent sur le retour rapide « à l’ordre des bureaux ouvrant largement la porte de grouper et de coordonner les normal » et le démantèlement des à l’entrée des conducteurs dans les propositions desdits comités pour principales structures de l’économie de rouages du ministère45. former le programme des grands travaux guerre avec, au premier chef, la fin des à l’exécution desquels est subordonné le consortiums et le rétablissement dès À cet égard, s’il n’est pas douteux que développement économique de notre 1919 d’une politique de libre échange : la contribution apportée par le « corps » pays durant les quinze à vingt années qui « l’étatisme industriel, loin de constituer des conducteurs à la mobilisation vont venir ».39 un modèle, servait de repoussoir »43. durant les quatre années de conflit ait Cependant, un processus de puissamment contribué à ce que leur soit Toutefois, il procéda à un toilettage du transformation qui a concouru à des finalement accordé le titre, si longtemps Conseil supérieur, désormais jugé « un modifications des modes comme des convoité, d’ingénieur avec le décret peu lourd », tandis que l’homothétie périmètres d’intervention de l’État peut du 29 juin 1920, cette reconnaissance parfaite entre la direction du Conseil s’observer dans la durée. général des ponts et chaussées et du Conseil supérieur des travaux publics Les critiques et les propositions de 39 était réalisée40. Ces dispositions ne réforme de l’administration des travaux Yves le Trocquet, « Rapport au Président de la République suivi d’un décret portant réorganisa- furent que marginalement amendées en publics s’étaient multiplié à la fin du XIXe tion du Conseil supérieur des travaux publics », 44 Paris, le 4 juin 1921. 1924 avant que ne fût dissous le Conseil et au début du XXe siècle . Que l’on 40 Décret du 4 juin 1921. À l’origine la vice-pré- en 194041. pense à des personnalités évoluant dans sidence du CSTP revenait au sous-secrétaire d’État aux transports et à un inspecteur général la mouvance radicale comme les frères de 1eclasse des ponts et chaussées désigné par le ministre. La reprise en main du CGPC se traduisait De l’outillage à Pelletan, à des animateurs du mouvement par le fait que son vice-président et son suppléant des conducteurs comme Pierre Jolibois, étaient vice-président et vice-président suppléant du CSTP, et que son secrétaire était également l’extension des à des ingénieurs civils comme Eugène secrétaire du CSTP. 41 Campredon (de son vrai nom Eugène de Décret relatif au Conseil supérieur des travaux publics, 22 octobre 1924. La composition du aménagements d’utilité Ronchamp), à un ingénieur des Ponts et CSTP comprend désormais six sénateurs et neuf députés. La représentation des administrations Chaussées comme Clément Colson ou publiques et « des intérêts généraux du pays » se fait toujours à nombre égal. publique au conseiller d’État Henri Chardon, bien 42 Clément Colson, Cours d’économie politique des voix émettaient des propositions professé à l’École Polytechnique et à l’École des Ponts et chaussées, Livre VI, Paris, Gauthier-Vil- Dans son Cours d’économie politique diverses, parfois contradictoires. lars & Alcan, 1929, p.6. 43 actualisé en 1926, Clément Colson Denis Woronoff, Histoire de l’industrie en France, Paris, Seuil, 1994, p. 371. considère le renforcement du « courant On peut évoquer seulement ici 44 Bien que portant sur un sujet fort différent, interventionniste » qui était discernable certains projets prônant une forme l’analyse de Christian Topalov sur les transforma- tions des politiques publiques est ici éclairante : avant la guerre. Renvoyant à l’extension d’unité de direction pour contrecarrer Langage de la réforme et déni du politique – le des pratiques de régie directe en la concurrence entre les modes débat entre assistance publique et bienfaisance privée 1889-1903, Genèses, n°23, 1996, pp. 30-52. 45 Angleterre, il observe que : « le côté de transport, visant à associer des Sur ce courant de réforme, voir Clément service public qui jadis s’effaçait représentants des industries au Colson, Le ministère des Travaux publics, Ses at- tributions et ses modes d’action. Ses ressources. pour laisser prévaloir le caractère travail des commissions techniques Son organisation intérieure et extérieure, Paris, Édition de la Revue Hebdomadaire, 1911 ; Henri commercial tend à reprendre la première de l’administration ; formulant des Chardon, Les travaux publics : essai sur le fonc- place »42. propositions permettant de fusionner le tionnement de nos administrations, Paris, Perrin et cie, 1904. Ces titres ne sont que des exemples Pour autant, l’historiographie du personnel de l’administration centrale d’une riche littérature, également produite par des conducteurs à la fin du XIXe et au début du XXe premier conflit mondial, envisagé sous avec les services actifs en entamant siècle. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 33 puisait sa source dans des mobiles plus anciens portant sur la conception même que devaient prendre les ministères dits techniques. Le Conseil supérieur des travaux publics était l’une des expressions de ce courant de réforme.

Au printemps 1919, Albert Claveille, aux côtés d’Étienne Clémentel, exposa devant le Comité républicain du commerce, de l’industrie et de l’agriculture les grandes lignes de son programme pour l’après-guerre, déjà évoqué46. Devant ce cénacle acquis au radicalisme modéré, il dressait un vaste plan d’infrastructures nécessaires pour donner à la France affaiblie un rôle de plaque transitaire entre le monde atlantique et l’Europe centrale. Il laissait aussi entrevoir de nouveaux modes de Bordeaux, vue générale des quais, photographie de presse de l’agence Meurisse (1916) © BNF, Gallica gestion des principaux services publics placés dans l’orbite du ministère47. 46 Cette instance politique était aussi dénommée « Comité Mascuraud », du nom du député Alfred Nonobstant la fin du conflit, le Parlement pour construire dans l’urgence. La Mascuraud (1848-1926) qui se situe dans la mou- vance radicale. vota une loi concernant l’énergie hydro- mission dévolue à Albert Claveille 47 Voir L’économiste parlementaire, 22 mai 1919, électrique en 1919, un nouveau texte impliquait parfois la refonte complète p.393. 50 48 sur le régime des ports maritimes en de zones portuaires . Partant de A. Claveille eut son premier mandat de repré- sentant parlementaire en janvier 1920, à l’occasion 1920 et une loi sur les chemins de fer l’expérience acquise, dans une optique de l’élection sénatoriale partielle en Dordogne ; il en 1921. Albert Claveille, en tant que de « discipline industrielle », la révision avait été élu conseiller municipal de Mouleydiers en novembre 1919, puis maire en 1920 et conseil- ministre puis comme sénateur, se faisait de la loi de 1912 fut mise à l’étude avec ler général de Domme, en Dordogne, le 13 juin 1920. 49 entendre devant les parlementaires à de pour objectif le développement de Titre de l’ouvrage d’A. Claveille, paru en 1921 très nombreuses reprises48. l’autonomie portuaire51. chez Plon, 192 p. 50 On faisait alors le constat que le problème majeur ne tenait pas tant aux installations por- De ce vaste projet de transformation La nouvelle loi sur « l’autonomie des tuaires, mais à leurs exutoires très insuffisants. En 1908 avait été édictée une loi spéciale permettant et de développement territorial, on ports maritimes » appliquait le concept aux concessionnaires des ports d’exiger des compagnies de chemin de fer le raccordement des prendra à titre d’exemple la question des de « puissance collective organisée » installations. Elle fut peu utilisée. 49 51 ports en référence à Nos ports . avancé par Etienne Clémentel. La loi du 5 janvier 1912 prévoyait la possibilité de confier l’administration d’un port à un conseil Les dispositions prises en 1908 pour Pour Albert Claveille, il s’agissait d’administration. Voir B. Marnot, « La politique obliger les compagnies ferroviaires de territorialiser le principe d’une des ports maritimes en France de 1860 à 1920 ». Histoire, économie et société. 1999, n°3. pp. 643- à desservir les bassins portuaires décentralisation régionale à l’échelle 658. 52 s’étaient avérées très insuffisantes. du pays52. Le caractère d’autonomie du « Nous nous dégageons de la formule napo- léonienne qui a abouti à la congestion de tous nos Nous avons mentionné l’effort accompli port n’était plus limité à sa dévolution à services centraux », A. Claveille, op. cit., p.165.

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une chambre de commerce locale mais œuvre. À l’État revenait une fonction être parfois réactualisés une trentaine il associait les acteurs économiques de de contrôle de cet opérateur qu’était d’années plus tard - le Conseil a très la région économique à l’exploitation53. l’établissement public chargé de concrètement contribué à faire avancer le Le dispositif était conçu pour des l’exploitation et de la gestion, auquel principe de l’interconnexion réticulaire. Il installations ayant une masse critique étaient déléguées plusieurs fonctions a offert un nouveau cadre de concertation suffisante54. Il fut appliqué aux ports, de dans une optique décentralisatrice du des milieux des entreprises et de la Bordeaux (1924) et de Strasbourg (1924) point de vue administratif finance avec la haute fonction publique. Il et du Havre (1925). a participé en outre de l’alliance, plus ou Une première esquisse moins contrainte, des corps techniques La politique économique et les disposi- des X-Ponts et des conducteurs, un tifs d’aménagement du territoire s’arti- de planification rapprochement qui piétinait depuis le culaient. L’appel fait à « l’industrialisa- XIXe siècle. Enfin, il a favorisé l’émergence tion » et au « rendement » recouvrait Les très rares mentions du Conseil de nouvelles formes de gestion, dont des notions diverses qui allaient de la supérieur des travaux publics, angle mort l’introduction en France du principe des mécanisation des installations au mode de l’histoire de l’administration des travaux régimes dits « autonomistes », l’une des de gestion « industrielle », à savoir les publics, suggèrent de le considérer seules applications concrètes, quoique dispositions conférant au port son auto- comme une tentative d’affranchissement limitée, de réformes d’inspiration nomie financière et une organisation d’une logique de corps jugée trop régionaliste qui ont tenté de se faire jour comptable correspondante. exclusive55. De nombreux éléments, dont au lendemain du conflit. Les chefs d’exploitation des ports l’existence de projets anciens nettement  assuraient la coordination des formulés, peuvent venir conforter cette services de la marine marchande, des hypothèse. Nous avons tenté de mettre transports routiers et des chemins de en lumière les circonstances qui, dans une fer. Ils portaient la responsabilité du situation extraordinaire pour les hommes fonctionnement et de la maintenance qui s’y trouvaient emportés, ont contribué ordinaire de l’ensemble portuaire. Le à cristalliser sous une forme nouvelle

Conseil supérieur des travaux publics des projets d’orientations diverses. 53 En théorie la direction du port ne dépendait intervenait au travers de son vice- Finalement, le Conseil a participé du plus de l’État, mais du Comité régional du grou- pement économique qui désignait le directeur. La président et du président de sa troisième renforcement et de la légitimité de circonscription attachée au port était constituée section dans le « Comité d’exploitation l’emprise de l’État sur l’énergie et les après enquête auprès du Comité régional. Elle pouvait inclure de vastes zones comprenant les des ports maritimes », placé sous l’égide transports. accès maritimes et des ports secondaires. Le conseil d’administration comprenait des représen- du ministre, avec pour mission d’assurer tants du Conseil général et du Conseil municipal, la répartition globale du trafic entre les Avec les lois sur la houille blanche et la des réseaux de chemin de fer, de l’administration des finances, un représentant ouvrier, ainsi que ports et le fonctionnement coordonné distribution électrique, la convention sur des représentants des usagers du port (indus- triels, commerçants, agriculteurs, les spécialistes des installations. les chemins de fer, le nouveau régime de l’exploitation et de la construction). Le but recherché était d’associer le plus largement et le portuaire et le principe de sociétés plus étroitement possible l’ensemble des forces Les initiateurs de la loi entendaient ainsi « d’économie-mixte », le Conseil dessinait économiques au développement des installations portuaires. 54 favoriser la consolidation de bassins l’horizon de l’aménagement territorial Hors de ce régime d’autonomie, il était aussi régionaux. Le « rendement » du port pour l’après-guerre. prévu de procéder à une décentralisation de ges- tion. Ces dispositions firent l’objet d’une circulaire reposait sur l’implication des milieux du 23 février 1919. 55 des entreprises et sur les assiettes Si la plupart des projets de ses comités C’est le point de vue exprimé par Jean-Claude Thoenig, L’ère des technocrates, Le cas des Ponts techniques et économiques mises en sont restés dans les cartons - pour et Chaussées, Paris, L’Harmattan, 1987, p.75 n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 35

©Comité d’Histoire

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Le parcours des « Gadzarts » du ministère des travaux publics sur tous les fronts

Alexandre Giandou, docteur en histoire, Université de Lyon 2, Délégué général du Club de recherches élites et grandes écoles

Les Gadzarts sur tous faible, ou de la vie des entreprises acteurs. Seuls les travaux de Nicolas grâce à l’existence de nombreuses Mariot concernent les anciens élèves les fronts monographies analysant tout ou partie d’une grande école : les normaliens3. de cette période, ou encore de la Du point de vue de l’histoire économique mobilisation de la main-d’œuvre. Cette communication se propose et sociale, la Première Guerre mondiale Toutefois, la majeure partie de nos d’étudier le rôle des ingénieurs des a fait l’objet de nombreux travaux, connaissances portent soit sur les arts et métiers, et plus particulièrement qu’il s’agisse du développement du origines géographiques, voire sociales1 ceux du ministère des Travaux publics rôle de l’État dans un pays où il jouait, ou sur les « oubliés »2. Rares sont les et des administrations proches, lors du traditionnellement, un rôle assez travaux relatifs aux professions des premier conflit mondial.

Uniformes gadzarts, promo Angers 1910 Pourquoi étudier les Gadzarts ? La population des Gadzarts est issue de l’une des rares formations dont les origines sont antérieures à la Révolution française. La première école fut fondée à Liancourt en 1788, transférée à Compiègne (1803), puis à Châlons-sur- Marne (1806). S’ajoutèrent, au cours de la période concernée, les écoles de Baupréau, transférée à Angers (1815),

1 Cf. notamment J. Maurin J. Armée – Guerre – Société. Soldats languedociens (1889-1919), Paris, 1982, Publications de la Sorbonne ; Rey D., «la Corse, ses morts et la guerre de 1914-1918», Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2014/1, n°121, p.49-59 ; Gilles H., Guironnet J.-P. et Parent A., «géographie économique des morts de 14-18 en France», Revue économique, 65 (3), p. 519-532 2 Becker, Annette: Oubliés de la Grande Guerre: humanitaire et culture de guerre, 1914-1918: po- pulations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Éditions Noêsis, Paris, 1998 3 Nicolas Mariot, « Pourquoi les normaliens sont-ils morts en masse en 1914-1918 ? Une expli- cation structurale », Pôle Sud, 2012/1 n° 36, pp. 9-30. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 37 d’Aix-en-Provence (1843), de Lille (1900), Autrement dit, de par leur formation situation fut réformée par la loi du 21 mars de Cluny (1901), une école qui succédait technique, leurs parcours professionnels 1905, dite loi Berteaux, qui supprimait le à l’école nationale pratique d’ouvriers et et aussi leur nombre, les ingénieurs tirage au sort, les remplacements ainsi de contremaîtres créée en 1891, et de des Arts et Métiers jouaient un rôle que les exemptions : désormais tous Paris (1912). Au départ, l’objectif était de considérable dans la vie économique les hommes étaient appelables pour former de « bons ouvriers et des chefs nationale, d’où l’intérêt d’analyser leurs 2 ans. Enfin, la loi du 7 août 1913, dite d’ateliers ». Progressivement, la grande parcours. loi Barthou, avait fait passer la durée du majorité des Gadzarts obtenaient le titre service de 2 à 3 années. d’ingénieur au cours de leur carrière, À la veille de la Première Guerre le titre étant finalement délivré aux mondiale, il y avait ainsi 560 Gadzarts Voilà quelle était la situation prévue par diplômés en 1907. à être en fonction au sein du ministère le législateur en 1914. Elle fut complétée des Travaux publics ou d’administrations au cours de la guerre avec des lois sur L’étude des carrières des Gadzarts entre proches : agents ou ingénieur des ponts les hommes exemptés, réformés ou 1870 et 19144, montre que plus de 1 et chaussées ; gardes mines ; agents ajournés ou la loi Dalbiez de 1917 qui 500 s’engagèrent volontairement dans voyers (même si cette fonction dépendait visait à incorporer le plus d’hommes l’armée directement après leur sortie du ministère de l’intérieur, les passerelles possible. de l’école, soit dans la marine, soit dans étaient grandes avec les ponts et l’armée de terre. En général, ils allaient chaussées), agents de l’administration Au total, on estime que 8 millions y faire toute leur carrière, d’élève des chemins de fer de l’État, etc. d’hommes de nationalité française furent mécanicien (pour ceux de la marine, incorporés de la manière suivante6 : Les les plus nombreux), jusqu’au grade de Mais avant de voir quels furent les hommes de l’active, environ 850 000, colonel ou général pour certains d’entre parcours de ces 560 Gadzarts, il représentaient les classes 1911, 1912 et eux. est nécessaire de voir ceux de leurs 1913, soit les hommes qui, nés entre 1891 camarades sur lesquels nous possédons et 1893, avaient 21 à 23 ans au moment Plus de 4 000 entrèrent dans les des informations de manière à pouvoir de la déclaration de guerre. Ils étaient compagnies de chemins de fer. Là comparer. À la veille de la guerre, il y déjà dans les dépôts et les casernes. encore, ils y effectuaient l’ensemble de avait environ 20 000 Gadzarts en vie, Ils furent rejoints par les mobilisés, qui leur carrière professionnelle, débutant dont 14 000 en âge d’être mobilisés. comme ajusteur ou dessinateur et 4 Cf. Charles R. Day, Les écoles d’Arts et arrivant chef de dépôt ou ingénieur de À la suite de la guerre de 1870-1871, la Métiers. L’enseignement technique en France, XIXe-XXe siècle, Paris, Belin, 1991, 427 p. la traction. Troisième République avait organisé le 5 À titre d’exemples : Camille Cavalier, fondateur recrutement de ses armées par la loi des usines de Pont-à-Mousson, Louis Delage constructeur automobile, Charles Albert Keller, Plus de 6 000 devinrent patrons au sens du 27 juillet 1872, dite loi Cissey : « tout ou encore Paul Merlin, l’un des fondateurs de Mer- lin-Gerin, etc. large du terme. Nous entendons par là Français peut être appelé, depuis l’âge 6 Cf. notamment les rapports de Louis Marin. toute personne détenant un pouvoir de vingt ans jusqu’à celui de quarante ». Louis Marin a rédigé trois rapports, qui se recopient partiellement : Rapport fait au nom de direction dans une entreprise Le service militaire était alors de 5 ans, de la Commission du Budget…, Journal Officiel, commerciale, financière ou industrielle : avec une sélection par tirage au sort, Documents parlementaires de la Chambre des députés, 1919, annexe n° 6 235, p. 1708-1720 ; propriétaire, administrateur, directeur mais avec la possibilité d’être réformé, Rapport supplémentaire…, ibid., 1919, annexe n° 6 659, p. 2317-2331 ; Proposition de résolution de site, cadres de direction. L’analyse remplacé ou exempté. tendant à charger la Commission de l’Armée de des carrières montre une véritable faire connaître le bilan des pertes en morts et en blessés des nations belligérantes…, ibid., 1920, ascension au cours de la période, avec Le service passa de 5 à 3 ans dans la loi annexe n° 633, p. 32-78. C’est ce dernier texte, 5 édité en brochure autonome, que l’on désigne de belles réussites . du 15 juillet 1889, dite loi Freycinet. Cette généralement sous le nom de « rapport Marin ».

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provenaient de la réserve de l’active Par conséquent, des acteurs pouvaient mobilisés sur les fronts militaires. À (environ 3 millions d’hommes) puis par passer au travers, soit qu’ils fussent déjà partir de la classe 1905, la quasi-totalité les incorporés de la territoriale et des décédés, soit qu’ils ne fissent remonter des Gadzarts était envoyée sur l’un des classes de 1914 à 1919. S’y ajoutèrent aucune information car ils ne sont pas fronts. Les chiffres sur la mobilisation des engagés volontaires, des étrangers adhérents à l’association. économique montrent l’inverse, même et près de 600 000 « indigènes ». Une autre hypothèse, en raison de s’il est particulièrement intéressant de leur âge, de leur situation familiale et, constater que ce type de mobilisation se Nous connaissons les parcours de 53% surtout, de leur fonction dans l’industrie situait presque pour toutes les classes des Gadzarts au cours de la période, ou l’administration, est que ces acteurs au-delà des 20%. Là encore, sans entrer ce qui veut dire qu’il nous en manque ne déclaraient aucune information dans les détails, cette mobilisation la moitié. Ceci s’explique par le fait car ils n’étaient pas concernés par économique se faisait dès la fin de que nos informations sont pauvres sur la mobilisation, comme semble le 1914 et les premiers mois de 1915. Au les premières classes pour la réserve confirmer le tableau 1. début, elle concernait essentiellement et l’armée territoriale. Pour quelles des soldats blessés qui, après leur raisons ? Elles sont multiples. Le sujet, ici, n’est pas d’entrer dans les rétablissement, étaient détachés Il y a, tout d’abord, les sources utilisées7. détails de la mobilisation : par corps dans des usines ou dans les services Ces sources sont riches mais elles ont d’armée et spécialisation (infanterie, d’inspection des forges. Les hommes l’inconvénient de ne concerner que artillerie, aviation, marine, génie, etc.), mobilisés directement dans des usines les acteurs qui étaient des adhérents à ni par grade, ni même de d’analyser si étaient assez rares, une cinquantaine l’association des anciens élèves. Or ce les Gadzarts étaient directement sur d’individus sur 1800 : cette mobilisation taux d’adhésion variait en fonction des le front ou dans l’intendance. Tous les n’intervint qu’à la fin de 1915. promotions (de 35% pour les promotions corps étaient représentés, avec des 1880 à 65% pour les promotions 1910)8. mentions particulières pour la marine et 9 7 Les promotions les plus anciennes le génie . Une base de données sur l’ensemble des Gadzarts, soit une population de plus de 47 000 sont celles qui adhéraient le moins : ce personnes (des origines à 1939), a été constituée. sont donc celles sur lesquelles nous Le tableau 1 montre que plus les Grâce aux annuaires, aux notices nécrologiques et surtout aux changements d’adresses et de avons le moins de renseignements. Gadzarts étaient jeunes, plus ils étaient situations paraissant chaque mois (un énorme travail est d’ailleurs fait par l’association au cours des années 1915 et 1916), des milliers d’informa- tions ont été intégrées dans cette base. Elles ont été complétées par celles des dossiers en ligne des Tableau 1 - « Affectation » des Gadzarts au parcours identifié (1914-1918) « morts pour la France », et de la Légion d’honneur ainsi que par les dossiers individuels (pour les Mobilisation Mobilisation Non Classes agents du ministère des Travaux publics) de la base militaire économique mobilisés « Quidam » aux archives nationales. Au total, pour la période de la Première Guerre mondiale, nous Réserve de l’armée territoriale avons plus de 13 000 informations concernant 33% 24% 43% 7450 acteurs (à la veille de la guerre, il y a environ (classes 1887-1892) 20 000 gadzarts en vie, dont 14 000 sont en âge d’être mobilisés). Armée territoriale (classes 1893-1899) 43% 20% 37% 8 En 1922, sur les promotions 1880 des écoles de Châlons, Angers et Aix (gens nés vers 1863), Réserve d’active (classes 1900-1910) 67% 29% 4% sur 314 anciens élèves vivants, 112 sont sociétaires (35%) ; la proportion de sociétaires passe à 53% Active (classes 1911-1913) 78% 20% 2% pour les promotions de 1890 des mêmes écoles ; puis à 56% pour les promotions 1900 (avec les Classes appelées depuis la guerre écoles de Cluny et de Lille) ; puis à 65% pour les 89% 11% 0% promotions 1910. 9 (1914-1919) Nombreux sont les Gadzarts qui effectuaient leur service militaire dans la marine nationale en Moyenne 62% 21% 17% tant que mécanicien.relevés de l’Association des anciens élèves des Arts et Métiers. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 39

Sans entrer dans les débats sur le différence de 10 points sur la réserve les mêmes spécificités, quelles sont les nombre de morts pour la France10, pour d’armée d’active et sur l’active. Une fois différences ? l’ensemble de la population masculine, détaché dans une usine, les Gadzarts les classes les plus éprouvées furent y restaient la plupart du temps. Rares Pour les normaliens, selon Nicolas celles de 1909 à 1915, comme pour étaient ceux qui étaient de nouveau Mariot12 « les taux de mortalité restent l’ensemble de la population des Gadzarts. rappelés sur le front. effarants pour les promotions 1909 à Toutefois, le corpus « Gadzarts » est 1913 (….). Les promotions 1910-1913 moins concerné proportionnellement. Si l’on compare avec les travaux réalisés représentent à peine 20% des élèves La mobilisation économique explique sur d’autres écoles, et même si ces mais 45% des tués [contre 30% des sûrement les différences, avec une écoles n’ont pas les mêmes statuts, ni tués pour les Gadzarts], celles des années 1903-1909 le quart des élèves mais 30% des morts [contre 36% pour Tableau 2 - Les Gadzarts morts pour la France en comparaison les Gadzarts] ». avec le reste de la population française masculine11 Français Gadzarts La grande différence entre les Gadzarts % des Classes morts et morts et Gadzarts et les Normaliens est que les Gadzarts disparus disparus des années 1886-1902 avaient deux Classes avant 1887 15 fois plus de chances d’être tués que Réserve de l’armée territoriale 32 300 14 0,8% les Normaliens (28% contre 14%). Cela Armée territoriale 137 650 47 1,5% s’explique par le nombre de militaires de carrières au sein des Gadzarts. Réserve d’active 572 300 431 8,2% Active 212 150 210 13,7% L’intérêt d’une entrée par les acteurs Classes appelées depuis la guerre 269 900 330 16,1% est qu’il permet de les suivre par Total 1 224 300 1047 professions. C’est le cas des 560 Gadzarts liés au ministère des Travaux 13 Tableau 3 - Répartition des tués en fonction des promotions publics qui y exerçaient des fonctions Promotions Gadzarts ENS en 1914. Anté 1886 2% 1886-1902 26% 14% Ces Gadzarts, nous l’avons vu, étaient des agents ou des ingénieurs des ponts et 1903-1909 36% 30% 1910-1913 30% 45% 10 Antoine Prost, « Compter les vivants et les 1914-1917 6% 11% morts : l’évaluation des pertes françaises de 1914- 1918 », Le Mouvement social, janvier-mars 2008, total 100% 100% pp 41-60 Les pertes militaires de la population française s’établiraient ainsi à 1 325 000 hommes (étrangers et coloniaux inclus) Tableau 4 – proportion de la mortalité par cohorte chez 11 14 Selon le rapport Marin et selon les relevés les Gadzarts, Normaliens, et Polytechniciens de l’Association des anciens élèves des Arts et Métiers. 1890-1899 1900-1909 1910-1913 1914-1919 12 Nicolas Mariot, « Pourquoi les normaliens Gadzarts 12% 47% 30% 6% sont-ils morts en masse en 1914-1918 ? Une expli- cation structurale », op. cit. ENS 8% 35% 45% 11% 13 Ibid. 14 Polytechnique 21% 28% 23% 11% Ibid.

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chaussées, gardes mines, agents voyers, et armée). Autrement dit, ces agents agents de l’administration des chemins faisaient majoritairement partie des de fer de l’État, etc. Nous n’avons pas classes les moins mobilisées sur le front. pris en compte les Gadzarts occupant À la création des écoles entre 1815 une fonction dans les compagnies de et 1829, environ un quart des élèves chemins de fer privées. trouvaient un emploi dans les secteurs publics, notamment les ponts et Par rapport au corpus global, nous chaussées ou l’armée, mais ce nombre possédons des renseignements pour la ne cessa de diminuer en raison d’une quasi-totalité de ces Gadzarts (95%). bien meilleure réussite professionnelle dans l’industrie. Comme l’écrit Charles La grande différence avec leurs Day « C’est dans la première moitié du camarades, c’est qu’ils avaient été siècle que le service de l’État attirait mobilisés mais dans leur propre fonction surtout les gadzarts ; avec l’expansion et ce dès le début du conflit. de l’industrie et des chemins de fer, ils furent moins nombreux à aller vers le Les « mobilisés en fonction » l’étaient au secteur public »15. sein de leur propre administration. Il y avait tout de même quelques Outre la fonction elle-même, il y a exceptions, comme Wladimir de La Fite deux autres critères qui permettent de Pelleport, né en 1856, ancien agent également de comprendre le taux élevé au service vicinal et au contrôle des des « mobilisés en fonction ». chemins de fer d’intérêt local, devenu ingénieur en chef de l’administration D’une part, il y avait l’âge : 46% des des domaines de l’État égyptien. Il agents faisaient partie des classes s’engagea en 1914 au 29e d’infanterie et des hommes nés avant 1867, 26% de fit campagne jusqu’au 20 août 1914 où, la territoriale (réserve et armée) et à la tête de sa compagnie, il tomba, une seulement 26% de l’active (réserve cuisse et le bassin fracassés par un obus. Premier uniforme des élèves des arts et métiers vers 1806, photo prise lors de l’exposition du Fait prisonnier, il décéda le 29 août 1914, bicentenaire du centre de Châlons-en-Champagne. à Heilbronn. L’administration n’hésitait L’uniforme est une reconstitution faite à partir de costume destiné au cinéma et au théâtre, les cos- pas à faire appel à des agents en retraite tumes originaux comme tous ceux de cette époque étant bien trop petit (taille 10-12 ans). Photo prise pour remplacer les agents mobilisés, par Beretta Vexée le 3 décembre 2006 lors de la préparation des cérémonies du bicente­naire du comme par exemple Auguste Rocher, CER ENSAM de Châlons-sur-Marne. né en 1844 à Alençon, qui reprit du service en août 1914 en tant que chargé mobilisés en fonction de l’intérim des fonctions d’ingénieur en mobilisés économiques chef des ponts et chaussées de l’Orne. mobilisés militaires Le deuxième critère est celui du lieu de l’exercice. Près de 10% des agents 15 Les gazarts des Travaux Publics (1914-1918) travaillaient dans les territoires faisant Charles Day, op. cit., pp. 291-292 n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 41

En conclusion, au-delà des chiffres et Finalement, au-delà des discours sur le sans entrer dans les débats conflictuels, patriotisme ou le sacrifice mis en avant les gadzarts ont-ils versé l’impôt du dès les débuts du conflit, et surtout sang, pour reprendre une expression après l’armistice, ce sont les conditions déjà largement utilisée ? de l’incorporation puis de son évolution Comme l’écrit Nicolas Mariot sur la qui permettent de cerner les différents composition de l’infanterie dans le engagements. Autrement dit, il est conflit : « une fois les ouvriers qualifiés nécessaire de poursuivre cette étude sur rappelés à l’arrière dans les ateliers les parcours individuels des Gadzarts Le logo/blason traditionnel des Gadzarts dans sa d’armement et les hommes ayant une au cours du conflit et de l’étendre à version ornementé ( Zaloeil ) qualification quelconque attachés à des d’autres. postes techniques, les fantassins sont,  pour la plus grande part d’entre eux, des paysans et artisans ». Et ce sont les partie de l’empire colonial. Ils restaient hommes de l’infanterie qui payaient le donc, pour la plupart d’entre eux, en prix le plus élevés. poste au sein de leurs administrations respectives. Les Gadzarts furent mobilisés en nombre au début du conflit. Ils furent nombreux à tomber en première ligne La part des « mobilisés économiques » au cours des années 1914 et 1915 (plus était, dans ces conditions, faible (2%). Ils de la moitié des tués au cours de ces l’étaient majoritairement à l’inspection deux premières années) mais leur des forges. profession d’avant guerre comme chefs d’atelier ou ingénieurs de production ou Quant aux « mobilisés militaires », la leur statut de techniciens, entraîna leur plupart (62%) étaient dans le génie et détachement vers le front de l’arrière, les chemins de fer de campagne. Ils dans les usines, les manufactures étaient commis et ouvriers militaires d’armes ou les services de l’inspection d’administration, fourriers ou infirmiers. des forges. Autrement dit la majorité des agents était mobilisée dans les infrastructures Ce détachement à l’arrière ne signifiait ou l’intendance et n’était pas en ligne pas que les Gadzarts avaient moins que directe sur le front. Ceci explique les autres participé à l’effort de guerre : pourquoi ils n’y eut que 17 morts pour la mobilisation économique était tout la France, soit à peine 3% du corpus, aussi importante dans le conflit. Mais, et alors que pour leurs camarades, le taux ce malgré des pertes importantes (près frôle les 8%. Les Gadzarts qui étaient de 20% de la classe 1915), il valait mieux des agents du ministère des Travaux être Gadzarts que paysan et, parmi les publics semblent ainsi avoir été plus Gadzarts, il valait mieux être agent du « protégés » par leurs métiers que leurs ministère des Travaux publics ou des camarades. administrations qui en étaient proches.

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Echanges avec la salle tés afin de fournir un outil de concerta- Antoine Prost tion entre les administrations et les inté- Le Conseil supérieur des travaux publics Georges Ribeill rêts patronaux et industriels. avait une fonction uniquement consulta- La différence entre Marcel Sembat et Le corps administratif contribua certai- tive, comparable à celle des instituts de Albert Claveille réside notamment dans nement plus profondément au fonction- santé. Il représentait une autorité légiti- leur personnalité. Alors que Marcel nement de la Troisième République que mant les décisions du ministre. Lorsque Sembat présentait le défaut d’être inco- ce nous croyons généralement, notam- ce dernier n’en a plus l’utilité d’une telle lore et inconsistant, n’ayant que peu ment à travers les corps intermédiaires. autorité, elle devient uniquement un lieu de poids sur les décisions politiques, L’interventionnisme et le dirigisme héri- d’échanges. Il arrive parfois même que le tempérament d’Albert Claveille était tés de la guerre furent violemment reje- la nomination de nouveaux membres à celui d’un homme robuste. tés dans les milieux parlementaires. Or l’issue d’un mandat soit oubliée. Par ailleurs, l’apologie du Conseil Albert Claveille n’était pas encore un Par exemple, il existe actuellement supérieur des travaux publics me laisse parlementaire et n’avait pas d’étiquette en France un Conseil supérieur des sceptique. En effet, ce dernier ne fit politique, même s’il peut probablement bibliothèques qui ne fonctionne pas. aucune réalisation concrète durant être rattaché à la mouvance radicale. Cependant, un ministre a, un jour, eu l’entre-deux-guerres. Je suis réservé Le Conseil supérieur des travaux publics besoin que ce type de conseil existe. quant à son rôle dans l’élaboration de la visait à rapprocher les forces écono- Le Conseil supérieur des archives fonc- programmation des travaux publics. Déjà miques et l’administration selon des moda- tionne lorsque le ministre décide de le avant 1914, de grands esprits tels qu’Henri lités moins politiques qu’elles ne l’avaient convoquer. C’est pourquoi il convient Chardon et Clément Colson critiquaient été antérieurement. De plus, les diffé- de distinguer les conseils n’ayant qu’une vivement l’armada de comités entourant rents programmes étaient soumis à des fonctionnalité mineure dans la chaîne le ministère des Travaux publics, qui ne contraintes conjoncturelles très fortes. hiérarchique de décisions. Le Conseil produisaient rien. supérieur des travaux publics était une Le Conseil supérieur des travaux Patrick Février création circonstancielle. publics se montrait peut-être efficace Les deux ministres des travaux publics Par ailleurs, je confirme qu’Albert dans le cadre de projets précis, mais qui ont été évoqués se heurtèrent aux Thomas avait une carrure et une autorité les entreprises étaient alors toutes professionnels de l’économie de guerre remarquables, alors que Marcel Sembat puissantes. Leur avis était décisif, bien dans le cadre de divers comités. ne parvint pas à s’imposer. davantage que celui du Conseil supérieur On assistait à des conflits de compé- des travaux publics. tences non seulement avec les autori- Un intervenant tés militaires mais aussi avec d’autres J’ai été secrétaire permanent du Conseil Hélène Vacher ministères civils comme ceux du com- supérieur de l’aviation civile. Or cette J’ai été extrêmement brève sur le sujet merce ou de l’armement. Ces derniers instance jouait et joue encore un rôle du Conseil supérieur, au risque de sus- étaient en effet dirigés par des personna- en matière d’autorisation obligatoire citer des interprétations trop générales. lités fortes, notamment Albert Thomas, prévue dans le code des transports. Les Mon but n’était pas d’en faire l’apologie. Étienne Clémentel et Louis Loucheur dont représentants des compagnies aériennes En revanche, j’ai essayé de montrer qu’il on reparlera tout au long de ces deux et des salariés, des personnalités constituait une tentative particulière de journées de colloque. qualifiées et des représentants d’autres répondre à l’extraordinaire besoin de Des batailles bureaucratiques avaient lieu ministères peuvent y faire entendre leur mobilisation pendant la guerre. D’autres dans l’appareil d’État, comme cela conti- voix. organismes, placés aux côtés des nue de se passer lors de tout changement  ministres, avaient cependant été sollici- de gouvernement. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » Énergie 43 La mobilisation des ressources énergétiques au service de l’effort de guerre

Les enjeux énergétiques dans le plan de mobilisation industrielle pendant la Grande Guerre

Alain Beltran, directeur de recherches au CNRS, UMR 8138 Irice

Trois éléments montrent que la les sous-marins et les navires de guerre Il convient de distinguer les question énergétique fut profondément utilisant du gasoil. Cette évolution fut caractéristiques de chaque type bouleversée par la Première Guerre d’ailleurs initiée dans les marines britan- d’énergie il y a un siècle. mondiale. niques et allemandes bien avant 1914. En 1914, la France consommait environ L’énergie était perçue comme un élément Même dans le cadre d’une guerre de posi- 15 millions de tonnes de charbon, dont stratégique et un artisan de la victoire. À tion, il est nécessaire d’approvisionner un tiers était importé. La question la fin de l’année 1918, une revue d’élec- sans cesse le front, en obus par exemple. charbonnière se posa au cours de la tricité titra : « Le moteur électrique a Chaque jour au cours de la bataille de guerre, puisque le bassin du Nord-Pas- bien mérité de la patrie. » Dans le même Verdun, 200 000 litres d’essence, 20 000 de-Calais était occupé et transformé esprit, le 21 novembre 1918, lors d’une litres d’huile et deux tonnes de graisse partiellement en champ de bataille. conférence interalliée à Londres, Lord transitaient via la Voie sacrée. Elle eut des conséquences sur d’autres Curzon eut ce mot célèbre : « Vraiment, énergies, notamment l’électricité. l’avenir dira que les Alliés ont flotté à la Le pétrole prouva son aspect straté- En France, cette dernière était victoire sur une vague de pétrole. » gique alors qu’il fut largement négligé essentiellement hydroélectrique et en France. La guerre fut européenne produite dans le sud du pays. L’électricité et le pétrole surent affir- et mondiale également en matière de mer leur intérêt stratégique, tandis que pétrole. Les Allemands s’intéressaient Or les stocks de charbon furent souvent le charbon et le gaz naturel montrèrent beaucoup à la Roumanie, qui était alors proches de la rupture. Au mois de juin leurs limites. Les armes nouvelles utili- le seul pays producteur de pétrole en 1918 en région parisienne, il ne restait saient des hydrocarbures liquides : les Europe. La guerre sous-marine de 1917 que trois semaines de stock de charbon automobiles, les avions, les chars, l’ar- eut des conséquences sur l’approvision- et seulement deux à trois jours au mois tillerie lourde tractée, le lance-flammes, nement en pétrole. de décembre. La guerre, ainsi que l’hiver

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cours de la Première Guerre mondiale. L’effort fut prolongé par la suite.

L’électricité hydroélectrique présentait l’avantage d’être une énergie nationale et renouvelable. Toutefois, le Massif central, les Pyrénées et les Alpes étaient éloignés du gros consommateur qu’est la région parisienne, d’où l’idée de développer un réseau électrique. En 1914, des réseaux régionaux existaient mais aucun réseau national. La nécessité de ce dernier apparut pendant la guerre.

En outre, le gaz correspondait à une industrie très ancienne datant du début du XIXe siècle : l’industrie charbonnière de distillation de la houille produisait le gaz de ville. Le gaz n’est que rarement évoqué. Il faisait l’objet d’une riche et e Usine à gaz à Versailles photographie de presse Agence Meurisse 1915 © BNF, Gallica puissante industrie à la fin du XIX siècle, mais ce secteur fut bouleversé par le développement de l’électricité. Son au cours duquel les canaux gelaient, pénuries. Dans les grandes villes, par utilisation dans l’éclairage diminua complexifia l’approvisionnement et exemple, la contraction d’abonnements au profit des utilisations industrielles tendit extrêmement la gestion des nouveaux fut interdite, hormis les et surtout domestiques, comme le stocks. abonnements destinés à la défense chauffage et la cuisson. nationale, tandis que l’éclairage public Les combustibles posèrent également fut diminué de façon dramatique. La Quant au pétrole, il faisait l’objet d’une un problème de coût. L’augmentation main-d’œuvre posa problème, une main- totale impréparation en 1914. Il fut donc rapide du coût du charbon n’avait pas d’œuvre étrangère peu qualifiée ayant nécessaire d’en importer la totalité. Une été prévue par les concessions. Or, en dû être employée, alors que l’électricité politique pétrolière apparut alors. 1916, l’arrêt dit du gaz de Bordeaux, exigeait un personnel hautement connu en droit administratif français, qualifié. Plusieurs thèmes liés aux questions stipula qu’une concession pourrait énergétiques ont émergé des leçons, désormais mettre en avant la notion En dépit des circonstances, un des contraintes et des ambiguïtés de la d’impréparation, d’imprévision et de considérable effort d’installation et de Première Guerre mondiale. conditions exceptionnelles en cas de construction fut fourni, en particulier comptes déficitaires, afin de résoudre le dans le domaine hydroélectrique et dans Le thème du carburant national était problème de clôture de ses comptes du des régions éloignées du front, comme récurrent au cours des années 1920 et fait du coût très élevé du charbon. le Massif central. Au sein de ce dernier, 1930. La France avait alors conscience L’électricité subit d’importantes la puissance installée fut doublée au qu’elle ne possédait que peu d’énergie n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 45 et qu’elle était contrainte d’en importer une quantité notable. En période de guerre, où le risque de blocus maritime existe, cela représente une fragilité considérable. Il fut donc décidé de trouver un carburant national. On envisagea d’exploiter les schistes bitumineux de la région d’Autun et de faire appel à différentes recherches chimiques. Il fut ensuite décidé d’utiliser les ressources hydroélectriques du pays et de chercher du gaz et du pétrole. À la fin des années 1930, Paul Ramadier encouragea cette recherche en France et dans l’empire colonial.

Il convenait de faciliter le développement des ressources françaises. La loi de 1919 sur les forces hydrauliques ; précédemment évoquée, a été un Maquette de la coupe du barrage de la Rance (France) (Espace découverte du barrage EDF) exemple parmi d’autres.

Dans le domaine électrique, on soulignait la nécessité de développer un Barrage de la Rance réseau régional et national au prix d’un travail de longue durée. Le réseau avait pour avantage de joindre l’électricité thermique du nord à l’électricité hydraulique du sud et de permettre à toutes les usines et les régions de pouvoir se prêter secours. Un nombre d’usines moindre mais d’installations extrêmement puissantes était alors nécessaire. Ce réseau fut réalisé à partir de 1920 par le grand ingénieur et entrepreneur Ernest Mercier. Ce dernier effectua l’unification des conditions électriques en région parisienne à partir de la société Union d’électricité. Il fut ultérieurement appelé par Raymond Poincaré pour présider la Compagnie française des pétroles.

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Le thème de la standardisation de la France a été encouragée sur le long à la fin de la guerre, déclara le 22 émergeait. La France n’avait jusque-là terme. L’actualité récente prouve qu’une août 1917 lors des travaux du Comité pas standardisé son électricité : alors transition énergétique est toujours en général du pétrole : « Nous voulons que le sud de la France fonctionnait avec cours. Une transition vers davantage créer, pièce par pièce, dans une vue du 25 périodes, Paris fonctionnait avec d’électricité et d’hydrocarbure, ainsi que d’ensemble, l’instrument de grandeur du 42 périodes. Il convenait d’éviter de l’amoindrissement de la dépendance qui associera le charbon, l’électricité et choisir le standard germano-suisse à 50 nationale, étaient des problématiques le pétrole pour une politique générale périodes. prégnantes. du combustible ». Enfin, une politique d’équipement et de Pour conclure, Henri Bérenger, qui se  complémentarité entre le nord et le sud passionnait pour la question pétrolière

Chaufferies de la centrale de St Ouen, Compagnie parisienne de distribution d’électricité crédit Eiffage

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Penser une politique du pétrole pour la France entre urgence et nécessité (1917-1923)

Roberto Nayberg, docteur en histoire, chef de bureau à la Direction de l’urbanisme de la ville de Paris

Cette communication porte sur une définie par le gouvernement français. Les importations pétrolières durant la période de sept ans qui va de la prise Comme souvent, la guerre modifiait les guerre connurent une forte croissance, de conscience de l’importance et du conditions économiques du problème. passant de 800 000 tonnes en 1913 à caractère stratégique du pétrole par près d’1,2 million de tonnes en 1918, soit les responsables politiques et militaires La motorisation de la guerre avait comme presque 50% d’augmentation. français au choix d’une solution conséquence une forte augmentation industrielle pour remplir la politique des importations de produits pétroliers. Cependant, la courbe de cette évolution fut irrégulière. Une forte baisse d’un peu plus de 25% survint ainsi en 1914, en raison des effets de la réquisition initiale des stocks et de la carte de guerre. Les quantités importées ne dépassèrent qu’en 1916 le niveau de 1913. En 1917, une nouvelle baisse, moins marquée que celle constatée en 1914, découla des effets de la guerre sous-marine totale menée par les Allemands. Enfin, en 1918, les importations connurent une forte poussée, le cap du million de tonnes étant franchi pour la première fois.

La structure des importations évolua également. Dès 1915, les importations de pétrole brut cessèrent : la conséquence fut la disparition de l’embryon d’une industrie de raffinage qui avait été bâtie au cours du dernier quart du XIXe siècle.

Concours militaire, organisé par le ministère de la guerre le 2 juillet 1913, présentation d’un camion En 1918, la France n’importait plus que Berliet à Versailles, photographie de presse de l’agence Rol © BNF, Gallica des produits raffinés.

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Alors que la part du pétrole lampant capacité des Alliés, au second semestre, Importations pétrolière était prépondérante en 1913, elle ne à enchaîner les offensives. Cela illustre représentait plus qu’un cinquième des l’aspect stratégique du pétrole et la prise importations en 1918. La moitié des de conscience qui s’opérait parmi les importations portait désormais sur les responsables français à la fin de guerre. essences tandis que les huiles lourdes (le Le blocage des détroits ottomans avait gazole, le fioul, les huiles de graissage) ruiné les importations provenant de comptaient pour moins d’un tiers des territoires européens qui représentaient importations. Ces chiffres traduisaient en 1913 près de la moitié du total la motorisation de la guerre comme du pétrole utilisé. Ces importations en témoignaient les nouvelles armes provenaient essentiellement du Caucase qu’étaient alors les avions et les chars, russe et de Roumanie via la Mer Noire Importations brut et raffines mais surtout les camions et les tracteurs et la Méditerranée. La dépendance de la d’artillerie. France vis-à-vis des États-Unis s’élevait à plus de 90% en 1918. Elle était alors Le constat de la motorisation du conflit à peine limitée par la croissance des doit se garder de tout anachronisme. importations asiatiques, de 2% en 1913 Il ne faut pas imaginer des divisions à 7% en 1918. d’infanterie entièrement motorisées comme c’était le cas dans le modèle Les faits majeurs de la guerre étaient américain en 1944. En 1918, le camion donc au nombre de trois : jouait un rôle capital dans la logistique  l’importance devenue cruciale des des 30 derniers kilomètres, à savoir la approvisionnements en essence ; Nature des importations distance séparant la gare ferroviaire la  la prise de conscience par les diri- plus proche de l’arrière immédiat de la geants politiques et militaires français ligne de front. de cette importance ;  la dépendance presque complète de la Le camion était un moyen plus souple France à l’égard des États-Unis, premier que la ligne de chemin de fer à faible producteur, premier raffineur et premier écartement pour acheminer le matériel, transporteur mondial de pétrole. les munitions et les divers autres approvisionnements nécessaires à la La Première Guerre mondiale a été préparation d’une offensive ou à la à l’origine d’une politique pétrolière résistance à une offensive ennemie. En française. Provenance 1918, les Alliés disposaient d’environ 200 000 véhicules automobiles, La première ébauche d’une politique alors que les Allemands n’en avaient pétrolière française naquit le 14 juin 1917 qu’environ 40 000. Cette disparité de avec le dépôt d’une proposition de loi moyens explique en grande partie le délai par le sénateur Henry Bérenger. Il ne nécessaire aux Allemands, au deuxième s’agissait pas d’un texte de circonstance trimestre 1918, pour reconstituer leurs mais d’un écrit fondateur qui exposait forces entre deux grandes offensives et la une vision industrielle du problème. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 49

Bérenger plaçait la question pétrolière dans le contexte global de la politique énergétique de la France et envisageait les raisons, au-delà des circonstances de la guerre et du déficit constant de la production française de houille, qui allaient conduire à un développement qu’il jugeait considérable de la consommation de produits pétroliers. Il était alors convaincu que l’avenir appartenait aux combustibles liquides, entendant par là le gazole et le fioul.

De ce constat découlaient les deux objectifs majeurs d’une politique pétrolière française :  réserver la production houillère fran- çaise aux usines, fours à coke et usines à gaz pratiquant la distillation de la houille et alimentant par leurs sous-produits l’industrie de la carbochimie, Henry Bérenger, sénateur, photographie de presse, Agence Rol © BNF, Gallica  remplacer l’emploi de la houille par le pétrole dans la plupart des autres indus- militaires et la répartition intérieure  La forte personnalité de Deterding tries utilisant la combustion immédiate. des produits pétroliers mais aussi paraissait à Bérenger garante d’une l’ensemble des relations interalliées et relative indépendance d’esprit et d’une Bérenger devint l’homme clé de la internationales en la matière. certaine liberté de manœuvre ; politique française en matière de Dès 1918, il fut approché par Henri  La France avait une carte à jouer dans pétrole à la fin de la guerre et au tout Deterding, président du groupe Royal la mise à disposition des parts qu’elle début de l’après-guerre. Il fut nommé Dutch Shell (RDS). Il choisit de construire espérait recueillir dans l’exploitation successivement président du Comité un partenariat avec ce dernier pour de divers gisements étrangers, à com- général du pétrole, le 26 juillet 1917, quatre raisons : mencer par les actions détenues par la qui était un organisme consultatif,  Le groupe Royal Dutch Shell était un Deutsche Bank dans le capital social de la président de la délégation française à acteur majeur du pétrole en tant que Turkish Petroleum Company, qui avaient la Conférence interalliée du pétrole au propriétaire et exploitant de nombreux été placées sous séquestre au début du début de 1918, puis commissaire général gisements pétrolifères sur plusieurs conflit par les autorités britanniques. aux essences et combustibles le 21 continents, avec des ambitions affirmées août 1918. Son mandat de commissaire qui le mettaient en opposition frontale Dès le 25 mars 1919, Deterding écrivit général fut prorogé le 21 janvier 1919. avec les grands groupes américains ; une lettre au gouvernement français, afin Il était alors investi de la délégation  Le groupe était binational, anglo-néer- de proposer la candidature de son groupe permanente du gouvernement pour landais, et disposait d’une relative pour assurer la gestion des intérêts traiter la question du pétrole, non autonomie de décision par rapport à des pétroliers qui pourraient être attribués à seulement les ravitaillements civils et groupes purement nationaux ; la France suite au traité de paix.

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En août 1919, à l’issue d’un tour de table de sociétés françaises, la création de tique pétrolière française. Le ministère conduit par l’une des deux grandes sociétés de droit français en associa- des affaires étrangères y avait apporté banques d’affaires françaises, la Banque tion avec des banques et des sociétés une réponse dilatoire le 5 octobre 1921. de l’Union parisienne (BUP), Deterding françaises. Le changement fut marqué au printemps procéda à la constitution d’une société de 1922 par l’établissement d’un rapport droit français, dénommée Société pour Outre la Société pour l’exploitation des par la direction des essences et l’exploitation des pétroles, dans laquelle pétroles, la création de la Standard pétroles qui préconisait la constitution Royal Dutch Shell, associé à différentes franco-américaine en 1920 par asso- d’un groupement indépendant entreprises pétrolières, minières et ciation de la Standard Oil Company des grandes sociétés pétrolières métallurgiques françaises, détenait (New Jersey) avec la Banque de Paris internationales, sous la forme d’une 60% des parts du capital. L’objet social et des Pays-Bas, principale rivale de la société de portefeuille groupant des comprenait l’exercice des droits que la Banque de l’Union parisienne, en était établissements de crédit, des banques France pourrait acquérir par traités et un exemple emblématique. françaises ou belges et diverses conventions internationaux dans divers sociétés indépendantes susceptibles de gisements pétrolifères. Cette démarche Par conséquent, les deux plus grosses s’intéresser aux affaires pétrolières. était réalisée avec l’assentiment discret banques d’affaires françaises et la des pouvoirs publics. plupart des anciennement principales La nécessité d’une remise à plat dans maisons d’importation françaises, celles un cadre interministériel de la politique Cependant, les élections législatives que l’État avait auparavant regroupées française du pétrole semblait évidente de novembre 1919 marquèrent la fin dans le consortium de 1918, avaient au deuxième trimestre 1922. Pour du gouvernement présidé par Georges désormais une communauté d’intérêts constituer ce cadre, on fit le choix d’une Clemenceau pendant les deux années avec les majors anglo-saxonnes. structure à vocation stratégique, de cruciales de la fin de la Première Guerre création récente, le Conseil supérieur mondiale, à cause du succès politique Certains ministères français, tel que de la défense nationale (CSDN). Ce du Bloc national. celui qui était chargé des finances, choix, qui paraît étonnant aujourd’hui, continuaient à vouloir rester sur la ligne s’expliquait par la proximité du conflit On constata dès lors un flottement définie en 1919, à savoir l’alliance avec la mondial et les conditions de la prise de temporaire dans la politique pétrolière Royal Dutch Shell. conscience de la nature stratégique du française, puis le démantèlement en pétrole. 1921 des instruments mis en place au Toutefois, deux instances se révélèrent cours de la dernière année du conflit : le motrices d’une évolution : la direction Par une lettre du 8 juin 1922, le ministre monopole des importations pétrolières, des essences et pétroles, au ministère du commerce et de l’industrie demanda le regroupement des principaux impor- du commerce et de l’industrie, sous à recueillir l’avis de la commission tateurs dans un consortium d’achat et l’impulsion de son directeur, Louis d’études du CSDN sur le rapport de ses de répartition des produits importés. Pineau, et le ministère des affaires services. étrangères, du côté de celui qui en fut Au début des années 1920, le marché le secrétaire général jusqu’en 1922, Le 16 novembre 1922, la quatrième section français d’après-guerre était marqué Philippe Berthelot. de la commission d’étude, compétente par la pénétration en force des grands pour les affaires économiques, fut groupes pétroliers anglo-saxons, Dès l’été 1921, la Société d’exploitation réunie. La question n°6 de l’ordre du jour sous différentes formes : la création des pétroles avait réitéré sa disponibilité concernait la constitution du groupe. de filiales de droit français, le rachat pour devenir l’agent industriel de la poli- Elle était ainsi libellée : « Semble-t-il n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 51 nécessaire de recourir à un groupe Le Conseil supérieur de la défense banquiers français, qui refusaient français indépendant, constitué sous nationale se réunit le 10 novembre tous d’investir des capitaux dans une la forme d’une société de portefeuille, 1923, sous la présidence du Président entreprise qu’ils jugeaient aléatoire et pour réaliser la politique du pétrole de la République. Cette date, qui n’est risquée. du gouvernement consistant dans la citée par quasiment aucun manuel, se prospection du territoire et l’acquisition situait presque cinq ans jour pour jour On peut expliquer cette réticence par de gisements étrangers grâce à la après l’armistice. Le Conseil adopta les cinq raisons : participation financière de l’État, conclusions du rapport et fixa les grandes  la faiblesse industrielle et capi- cette société de portefeuille créant et orientations de la politique qui seront talistique des sociétés pétrolières contrôlant des sociétés filiales en vue suivies par les gouvernements français françaises ; de l’exploitation des gisements ainsi successifs pendant plusieurs décennies.  les liens noués dans l’immédiat après- acquis ? » guerre par la majorité de ces sociétés et En conclusion, c’est donc l’État qui les grandes banques d’affaire françaises Plusieurs étapes de transition et de devait élaborer une politique nationale avec les trusts anglo-américains ; réflexion eurent lieu à travers le travail du pétrole et faire le choix d’une stra-  la traditionnelle dichotomie du sec- de commissions d’étude. tégie industrielle et commerciale en teur bancaire français entre les banques vertu de considérations économiques de dépôt et les banques d’affaires : les Un projet de rapport, établi par le et militaires sortant des strictes néces- banques de dépôt investissaient peu secrétariat général du CSDN le 24 sités industrielles et commerciales. dans les affaires économiques et com- mai 1923, préconisait de réserver les merciales, d’autant moins si celles-ci fonds de la puissance publique à la On notera la permanence sur une paraissaient incertaines et risquées formation de techniciens français et longue durée d’une volonté étatique comme les affaires pétrolières ; à l’encouragement aux entreprises d’influer sur la vie industrielle du pays,  la conjoncture financière : à la veille exerçant leur activité sur le sol français pour des motifs d’intérêt général, par- de la grave crise de 1924, l’État avait (prospection, transport, raffinage, delà les contingences politiques et besoin de drainer l’épargne afin de stockage). économiques. combler les déficits budgétaires et de soutenir la valeur de change du franc. Approuvé par la commission d’études, La stratégie choisie allait à l’encontre Les besoins financiers immédiats de la ce rapport fut distribué aux membres du des tendances constatées du fait du puissance publique nuisaient donc à sa Conseil supérieur de la défense nationale libre jeu du marché et des initiatives des stratégie industrielle de long terme ; le 23 octobre 1923. Il préconisait que acteurs privés.  la culture économique française, qui « la constitution, sur l’intervention de répugnait au placement dans des entre- l’État, d’un groupe national indépendant Dans une note du 6 juin 1922, Pineau avait prises de capital-risque. pour la reprise de sa part dans les regretté le rapprochement déjà largement pétroles de Mésopotamie […] associe, entamé entre les principales sociétés Le gouvernement dut donc chercher en majorité, à un effort de production à commerciales françaises d’importation hors des milieux bancaires et pétroliers l’étranger l’industrie française du pétrole de pétrole et les grands trusts anglo- son homme providentiel, pour ainsi dire existante : productrice de résultats, elle saxons, avec l’engagement des grandes son « chevalier blanc de l’or noir ». C’est conduirait presque nécessairement les banques d’affaires françaises. pourquoi Raymond Poincaré fit appel banques à se détacher des trusts, en à Ernest Mercier, polytechnicien et vue d’une politique purement française Il avait rencontré en 1922 et en 1923 spécialiste des questions d’électricité. ou franco-belge. » de nombreux hommes d’affaires et Ce dernier s’appuya principalement sur

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Robert Cayrol, nouvellement nommé industriels prêts à accepter, par leur sens évoquée Lord Curzon, ancien vice- directeur général de la principale de l’intérêt général, de tenter la création roi des Indes et membre du cabinet de société pétrolière française demeurée d’un outil économique permettant de guerre britannique, futur secrétaire au indépendante, Desmarais frères. Cette réaliser la politique définie par l’État. Ernest Foreign Office, dans un discours tenu le dernière devint l’un des actionnaires Mercier était un ancien ingénieur naval et 20 novembre 1918 devant les délégués de référence de la future Compagnie Robert Cayrol un ancien officier de marine. de la conférence interalliée du pétrole qui française des pétroles. Il avait ainsi fallu au gouvernement se réunissait en Grande-Bretagne. français trouver rien moins que des  Deux années de recherche laborieuse marins pour surfer sur la nouvelle furent nécessaires pour trouver les « vague de pétrole », celle qu’avait

Locarno 1925 - Alexis Leger, Henri Fromageot, , Philippe Berthelot © BNF, Gallica n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » Énergie 53

Le rôle du charbon dans l’économie de guerre entre 1914 et 1918

Pierre Chancerel, docteur en histoire contemporaine (Centre des archives diplomatiques)

Plusieurs parallèles peuvent être pas aussi importante qu’en matière la France rencontra également un établis entre les politiques pétrolière et de pétrole mais elle était quand même problème de quantité, de répartition charbonnière pendant la guerre. significative. Dès l’été 1914, une partie et de transport, l’ensemble de ces notable des mineurs fut mobilisée, ce qui éléments étant liés. Le charbon était la première source créa un problème de main-d’œuvre. De d’énergie en France à la veille de plus, la moitié du bassin minier du Nord La pénurie accéléra les mutations la guerre. Les Français en avaient et du Pas-de-Calais fut bientôt occupée énergétiques. Toutefois, les 65 millions consommé 65 millions de tonnes en par les Allemands. Enfin, la Belgique et de tonnes de charbon consommées 1913. Le produit était aussi bien utilisé l’Allemagne cessèrent d’exporter du en France en 1913 ne pouvaient par les chemins de fer et la marine que charbon vers la France en raison du pas être converties facilement. Il par l’industrie, en particulier dans les conflit. fut donc indispensable d’améliorer usines à gaz et les usines d’électricité, et l’approvisionnement en charbon. à des fins domestiques. Ces difficultés provoquèrent une pénurie et une hausse des prix. La France ne En tant que ministre des Travaux Différentes sortes de charbon servaient produisait alors plus que 50% de sa publics, Marcel Sembat fut chargé de la à de multiples usages. En effet, le terme consommation. La Grande-Bretagne fut question jusqu’à la fin de l’année 1916. Sa générique de charbon désigne un l’unique partenaire commercial de la première préoccupation fut d’augmenter vaste ensemble de produits et de sous- France pendant la guerre en matière de la production. À cette fin, il demanda produits correspondant à des qualités charbon. Cependant, les importations sans cesse aux autorités militaires de lui géologiques diverses. La multiplicité britanniques furent rendues difficiles par rendre des mineurs afin de les affecter des produits contribua d’ailleurs à des problèmes de transport maritime dans les mines se trouvant en territoire complexifier la situation pendant la et de capacités portuaires. En outre, le non occupé : certaines mines du Nord- guerre prix du charbon britannique augmentait Pas-de-Calais mais surtout les mines du encore plus vite que le prix du charbon Massif central dans le bassin de Saint- La France connaissait une pénurie de français. La hausse des prix différait Etienne ou dans le Gard. Le bras de fer charbon pendant la guerre puisqu’elle en effet selon l’origine du charbon. entre Marcel Sembat et les autorités ne produisait que les deux tiers de Les différences de prix s’accrurent à militaires porta ses fruits : la production sa consommation depuis le début du partir de 1915, les houillères françaises nationale augmenta mais resta XIXe siècle. Par conséquent, elle était acceptant de bloquer la hausse des insuffisante compte tenu des besoins. contrainte d’importer le tiers restant. prix. Ce différentiel contribua encore La dépendance de la France à l’égard davantage à déséquilibrer le marché. Un besoin d’innovation se fit pressant des importations de charbon n’était Comme souvent en matière de charbon, pour faire face à la pénurie. Dans ce

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consommateurs industriels. Le marché du charbon fonctionna dès lors sur le principe d’une économie mixte mêlant les pouvoirs publics et la représenta- tion professionnelle des acteurs écono- miques privés.

En matière de consommation domestique, le bureau national des charbons s’appuyait sur le réseau des préfets qui le renseignaient sur les besoins de chaque département. Antoine Prost a souligné le rôle des préfets. Or l’intervention de ceux-ci fut fondamentale dans le domaine de l’approvisionnement en charbon. Les préfets furent chargés par Louis Loucheur de recenser l’ensemble des besoins des communes, aidés en cela par les sous- préfets et les maires.

La politique charbonnière poursuivait plusieurs objectifs.

M. Loucheur et son cabinet, photographie de presse, Agence Rol (1917) © BNF, Gallica Dans le domaine des prix, le bureau national des charbons instaura des prix différenciés entre les grandes mines contexte, Marcel Sembat déposa un Louis Loucheur, ministre de l’armement, très rentables et les petites mines qui projet de loi à la fin de l’année 1915 se saisit alors de la question et mit l’étaient moins. Il autorisa ces dernières prévoyant : en place une véritable politique à pratiquer des prix plus élevés afin  l’étatisation du marché du charbon via charbonnière grâce à un organisme d’encourager leur production. À partir un office de répartition ; nouvellement créé : le bureau national de 1917, de petites mines du Massif  la limitation des prix ; des charbons. central installées dans des gisements  l’établissement d’une moyenne du prix peu productifs connurent un renouveau, des charbons français et britanniques en Organe d’exécution, ce dernier devint leur production croissant grâce à la vue de subventionner le charbon destiné l’organisme régulateur de l’approvision- politique de prix qui leur était favorable. à la consommation domestique. nement dans la deuxième partie de la En outre, le bureau national fixa les guerre et après la guerre. Son activité prix de vente pour chaque catégorie En raison de son caractère novateur et de consistait à fixer le prix de gros du char- de charbon en tenant compte de leurs la personnalité de M. Sembat, le projet bon vendu en France et à répartir les caractéristiques géologiques et de leur fut rejeté par le Parlement. Lorsque le quantités à livrer à l’échelle des départe- origine. La politique des prix contribua ministre quitta le gouvernement à la fin de ments ou des régions, selon les usages, à établir une nomenclature des produits l’année 1916, la situation n’était pas réglée. en s’appuyant sur des groupements de charbonniers pendant la guerre. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 55

À l’égard des consommateurs, la politique poursuivait différents objectifs. Il réalisés afin de garantir un contingent des prix visait d’abord à subventionner convenait d’abord d’avantager les minimum pour la consommation le charbon consommé par les petits chemins de fer et les usines d’armement domestique. Les populations de l’arrière consommateurs, à savoir les familles, en vertu des priorités militaires. Entre du front français purent compter sur afin d’éviter une hausse des prix trop 1913 et 1917, alors que les quantités de un ravitaillement minimal, au contraire importante. Ensuite, elle organisait charbon disponibles diminuaient, la des populations allemandes. Toutefois, pendant la guerre une péréquation des consommation des chemins de fer resta de 1913 à 1917, la consommation de prix en vue de l’obtention d’une relative identique. La part de la production qui charbon domestique diminua de 50%, ce égalité territoriale et d’un prix de vente leur était allouée avait donc augmenté qui attestait de l’ampleur des sacrifices unique sur l’ensemble du territoire au cours de la période. La part attribuée consentis par la population. français, alors que, avant la guerre, le aux usines d’armement augmenta marché fixait les prix de vente. Peut-on considérablement, ce qui témoignait à La répartition du charbon était effectuée alors parler de tarif du charbon, au nouveau du caractère industriel de la selon un principe d’égalité territoriale. même titre qu’on parle aujourd’hui du guerre. Les populations les plus proches tarif de l’électricité ? des ports et des bassins houillers ne Toutefois, le bureau national des devaient pas bénéficier d’un meilleur En termes de répartition des quantités, charbons souhaitait ne pas négliger les approvisionnement en charbon que le bureau national des charbons petits consommateurs. Des efforts furent les autres. Les départements les plus éloignés des sources de charbon profitèrent de l’attribution d’un La vente du charbon, hiver 1915-1916, Paris, photographie de presse, Agence Rol © BNF, Gallica contingent de charbon équivalent à celui obtenu par les départements favorisés par la géographie.

En conclusion, la pénurie de charbon pendant la guerre contribua à façonner une certaine conception de l’égalité territoriale reposant sur le rôle joué par le bureau national des charbons et sur une organisation mixte associant les secteurs public et privé. J’identifie dans cette organisation étatique du marché du charbon les prémisses de l’idée d’aménagement du territoire qui sera développée dans la deuxième moitié du XXe siècle. 

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 56 Énergie

Le charbon et la production de gaz et d’électricité : de la querelle des tarifs à l’arrêt « gaz de Bordeaux »

Alexandre Fernandez, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Bordeaux-Montaigne

On sait l’importance de la mobilisation les restrictions à la liberté de contracter de 580 000 tonnes en 1914. On notera énergétique dès les premiers temps de nouveaux abonnements pour les le maintien de la productivité ! Mais le de la guerre. Sans doute la majorité compagnies d’électricité (décret du 21 charbon français ne pouvait suffire. de l’électricité produite était-elle novembre 1915) et l’adoption de l’heure d’origine hydraulique, mais une part non d’été en 1917. Au demeurant, malgré ces La dépendance énergétique s’accrois- négligeable de l’électricité consommée efforts, rien ne pouvait laisser augurer, sait même. Elle atteignit la moitié de la dans le pays provenait de centrales faute d’une solution de substitution consommation. Puisque les approvision- thermiques fonctionnant au charbon. énergétique de réelle ampleur et en nements en charbon allemand et belge, En outre, bien qu’il fût concurrencé par dépit des prospectives réalisées en substantiels avant-guerre, étaient bien l’électricité pour l’éclairage et pour la ce sens et de l’essor très notable, en entendu coupés, il ne restait à peu près force motrice, le gaz conservait encore revanche, de l’hydroélectricité, une que la Grande-Bretagne comme fournis- de très solides positions. Ce gaz était diminution réellement significative des seur. Mais, belligérante également, la produit par distillation de la houille et besoins, ne serait-ce qu’en raison de Grande-Bretagne dut, dès 1916, réduire sa fabrication absorbait près de 8% du l’effort de guerre. de 28% ses exportations de charbon charbon disponible en France à la veille vers la France, soit un niveau qui se de la guerre. Comme les mines du Nord-Pas-de- maintint globalement jusqu’à la fin du Calais avaient été endommagées puis conflit. Or, la guerre ne fit qu’aggraver dans des occupées par les Allemands, il allait proportions considérables les difficultés falloir intensifier l’extraction dans les Ce charbon, plus rare, devint également structurelles de l’industrie et du marché bassins du centre et du sud-ouest, en - et surtout ! - plus cher. Beaucoup charbonnier en France, dépendant au procédant, au besoin, à d’importants plus cher. Considéré globalement, tiers des approvisionnements extérieurs. transferts de main d’œuvre. Ainsi, près indépendamment des types de charbons Des efforts d’économie pouvaient être de 10 000 mineurs auraient travaillé à et des lieux d’extraction, durant la guerre faits, par exemple dans la sphère de la Decazeville. À Carmaux, 5 000 mineurs le prix du charbon national fut multiplié consommation civile comme la limitation (3 500 en 1914) auraient extrait 850 000 par quatre, celui du charbon importé par de l’éclairage des cafés et des magasins, tonnes en 1918, à comparer au niveau six. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 57

Pourtant, en août 1915, le ministre un apport des mines de Carmaux […] de Bordeaux, sur la Dordogne. Mais des Travaux publics avait bien obtenu grâce à un système de batellerie… ». la puissance installée de ces équi- des houillères françaises qu’elles pements était trop faible pour n’augmentent pas leur prix de vente. La Une telle idée pourrait prêter à sourire répondre à la brusque augmentation loi du 22 avril 1916, qui permettait de si n’étaient pas là exprimées les de la demande qu’avait déclenchée le fixer des prix puis la création du bureau réelles difficultés des entreprises pour conflit : avec l’installation du gouver- national des charbons témoignent bien lesquelles le charbon était le principal nement dans la préfecture de Gironde, de la volonté de réguler le secteur. facteur de production. le 20 septembre 1914, s’étaient décon- Il y eut, semble-t-il, d’assez heureux centré loin des zones de guerre un cer- résultats en ce qui concerne le charbon Ainsi, c’était le cas de la Compagnie tain nombre d’industries, notamment national. Mais le prix du charbon anglais générale d’éclairage de Bordeaux des activités liées à la défense. continua de croître, malgré l’accord (CGEB). Issue de l’ancienne Compagnie entre Marcel Sembat et Walter-Runciman Gaz, créée en 1904, la CGEB était Dès 1914, la CGEB avait dû employer du 25 mai 1916. Il était dopé par les une compagnie électrique et gazière, à nouveau son usine thermique gaz- cours du fret maritime, qui s’élevèrent de loin la plus importante de toute électricité au maximum de ses capacités considérablement à cause du manque l’agglomération bordelaise. de production. Or, le prix du charbon, de navires et… de la spéculation. qu’elle paya 54 francs la tonne en Sans doute disposait-elle d’équipe- moyenne en 1915-1916 et 92 francs la La différence de prix atteignit un tel ments hydroélectriques à un peu tonne pour 1916-1917, grevait les prix de degré que, même dans le cas de grands plus d’une centaine de kilomètres revient du kWh et plus encore du m3. ports traditionnellement importateurs de charbon britannique, on pensa qu’il A Bordeaux, les femmes conductrices de Tramway, photographie de presse, Agence Meurisse (1916) © BNF, Gallica serait plus rentable de s’approvisionner en charbon français.

Ainsi, à Bordeaux, une délégation du Conseil municipal et de la Chambre de commerce entreprit, par deux fois au printemps 1916 et encore en février 1917, et sans résultat, des démarches à Paris pour obtenir un assouplissement des contraintes créées par les zones de desserte fixées par le ministère des Travaux publics, qui assignaient à Bordeaux un approvisionnement par les charbons britanniques exclusivement.

Conscients qu’on ne pourrait espérer réaliser l’acheminement par rail, eu égard aux nécessités des transports de troupe et de matériel de guerre, on imagina « d’accroître les ressources par

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La CGEB voyait son salut dans une survenue au cours de la guerre actuelle, des tarifs en temps utile, ce qui aurait augmentation de ses tarifs à la dans le prix du charbon, qui est la matière été nécessaire à la compagnie qui, de consommation. Or, les tarifs de vente première de la fabrication du gaz, s’est son côté, ne pouvait pas interrompre le de fluide étaient strictement encadrés trouvée atteindre une proportion telle service. Pour longtemps, la notion de par les dispositions contenues dans que non seulement elle a un caractère délégation de service public, tant dans les cahiers des charges et les traités exceptionnel dans le sens habituellement sa substance que dans sa forme, s’en est de concession du service signés avec donné à ce terme, mais qu’elle entraîne trouvé précisée. la ville de Bordeaux en 1904. Afin de dans le coût de la fabrication du gaz ne pas accroître les difficultés des une augmentation qui dans une mesure Les conclusions du Conseil de préfecture consommateurs, cette dernière refusa déjouant tous les calculs, dépasse n’avaient pas été invalidées pour les l’avenant au traité de concession que certainement les limites extrêmes des tarifs de l’électricité, sans doute, pour réclamait la CGEB. majorations ayant pu être envisagées une part, parce que la CGEB était par les parties lors de la passation du davantage gazière qu’électrique et qu’il Débuta alors une rugueuse querelle des contrat de concession ; que par suite était plus difficile de faire la part du prix tarifs entre l’autorité concédante, la ville du concours de circonstances ci-dessus du charbon dans la formation des coûts de Bordeaux, et son concessionnaire, la indiquées, l’économie du contrat se de revient du kWh. CGEB. trouve absolument bouleversée ; que la compagnie est donc fondée à soutenir Les compagnies qui reposaient sur Dans un premier temps, le tribunal qu’elle ne peut être tenue d’assurer, aux l’électricité d’origine thermique de Bordeaux compétent, le Conseil seules conditions prévues à l’origine, le connurent de très sérieuses difficultés. de préfecture, débouta la compagnie, fonctionnement su service. » Par l’arrêté du 24 novembre 1919, le considérant que les contrats réglaient (M. Long, P. Weill, G. Braibant, ministre des Travaux publics avait créé d’une façon définitive les obligations Grands arrêts de la jurisprudence l’index économique électrique dans le respectives du concessionnaire et du administrative, Dalloz, nouv. ed. 2003, calcul duquel entraient les variations concédant. Mais la CGEB porta l’affaire p. 187-188) du prix du facteur de production que devant le Conseil d’État. représentait le charbon. Plus tard, on Trois points peuvent être mis en relief à inclut dans le calcul la part des salaires. L’arrêt « Gaz de Bordeaux » est demeuré l’issue de cette très brève évocation de Cette création peut être vue, en ce sens, jusqu’à aujourd’hui l’un des plus célèbres la querelle des tarifs qui eut Bordeaux comme prolongeant l’esprit de l’arrêt gaz textes de la jurisprudence administrative comme terrain au cours de l’année 1916. de Bordeaux. La distribution d’électricité française. Du point de vue du droit administratif, ne saurait être interrompue. L’index était cet arrêt a établi la doctrine dite de l’instrument qui devait prémunir contre Le 30 mars 1916 le commissaire l’imprévision. Celle-ci a eu une portée d’éventuelles faillites. Chardenet concluait : considérable pour l’histoire future des « Par suite de l’occupation par l’ennemi relations entre les collectivités publiques Ce n’était sans doute pas fortuit que de la plus grande partie des régions et leurs partenaires. En se fondant sur cette partie importante de l’histoire productrices de charbon dans l’Europe des motifs d’intérêt général et sur de l’énergie se fût jouée à Bordeaux. Il continentale, de la difficulté de plus l’obligation de continuité du service s’agissait de la quatrième ville de France en plus considérable des transports public, le Conseil d’État imposait à à l’époque. Ses ressources énergétiques par mer à raison tant de la réquisition la ville de Bordeaux d’attribuer une étaient davantage charbonnières et des navires que du caractère et de la indemnité à la compagnie. En effet, la gazières, grâce aux importations de durée de la guerre maritime, la hausse Ville n’avait pas autorisé le relèvement houille, que réellement électriques. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 59

L’électrification y avait été un peu plus Conseil d’État, qui « contraignait la Ville avec ce qui demeurerait, jusqu’au début tardive et moins intense que dans de venir en aide à son concessionnaire », des années 1990, et jusqu’en 1956 pour d’autres grandes villes comparables. faisait la part trop belle à une compagnie la distribution électrique, l’une des très Cela explique, peut-être, compte tenu qui avait, à leurs yeux, engrangé de très rares régies municipales du gaz et de de la hausse du prix du charbon, un substantiels profits avant la guerre. Le l’électricité de France. système énergétique local qui était plus 17 juin 1918, le conseil municipal vota la  touché qu’ailleurs. municipalisation de la production et de la distribution du gaz et de l’électricité Or, à Bordeaux, les conseillers muni- à Bordeaux. Le 1er juillet 1919, démarra cipaux considérèrent que l’arrêt du un nouveau système énergétique local

Bordeaux, vue générale des quais, photographie de presse, Agence Meurisse (1916) ©BNF, Gallica

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 60 Énergie

La mobilisation des ressources hydrauliques dans le grand sud-ouest durant la Grande Guerre et sa contribution à la politique nationale de la houille blanche

Christophe Bouneau, professeur d’histoire économique à l’Université Bordeaux Montaigne

La manne providentielle, à la fois des frais de premier établissement de donna lieu à toute une série de discours régionale et nationale, de la houille l’infrastructure de production et de valorisants, allant de l’hymne passionné blanche. transport, dont la lourdeur exigeait une aux bilans les plus techniques. Leur sélection sévère des aménagements point commun était de présenter la Devant la faim de ressources à réaliser, en fonction de critères de houille blanche comme la « bonne fée » énergétiques, marquée par une pénurie faisabilité technique mais surtout de électricité. Ses vertus investissaient charbonnière aiguë et durable, la houille l’ampleur des débouchés commerciaux. tous les domaines : politique car elle blanche se trouva d’emblée promue au permettait l’indépendance nationale, début de la guerre au rang d’énergie Désormais, il s’agissait de demander aux technique car elle était la base de toute nationale providentielle. usines hydrauliques de combler au maxi- interconnexion, économique car elle mum le déficit des approvisionnements constituait le moteur d’une seconde En 1914, avec 478.000 kW de puissance en charbon pour satisfaire les besoins industrialisation. normale, la France faisait déjà figure des industries travaillant pour l’effort de première nation hydro-électrique de guerre, très voraces en énergie par Le Comité consultatif d’action d’Europe. Jusque-là, cette énergie était leur volume de production, leurs tech- économique de la XVIIIe région militaire destinée uniquement soit à l’alimentation niques et l’adoption d’une logique pro- entonna l’hymne le plus typique de des sociétés de distribution desservant ductiviste qui se souciait peu des coûts toute une littérature du développement les massifs montagnards et les énergétiques immédiats comme à long du Sud-Ouest, à la gloire de la houille agglomérations de son piémont, soit terme. Les dirigeants économiques ne blanche pyrénéenne et de ses effets à l’alimentation sur place de quelques cherchaient pas à supprimer totalement économiques induits, traçant d’emblée établissements électrochimiques et le recours à l’énergie thermique mais au sur la carte de l’Hexagone un nouveau électrométallurgiques. contraire à le rationaliser, en l’intégrant pôle industriel dynamique : dans un jeu de complémentarité avec la « L’existence dans les Pyrénées de La mise en valeur de la houille blanche, houille blanche. disponibilités pratiquement illimitées dans une confrontation permanente en forces hydrauliques mérite d’autant avec l’électricité d’origine thermique, La mise en valeur de la houille blanche plus l’attention, qu’indépendamment était limitée par une évaluation précise devenait une nécessité nationale. Elle de la terrible crise subie par la vie n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 61

Puits de mine de Bosmoreau Henri Hugon. Biblio- theque numérique du Limousin

économique nationale, la question de Cette utopie économique put trouver rie de main d’œuvre, de matières pre- l’utilisation industrielle de la houille comme fondement et comme prémices mières, la crise des transports ainsi que blanche et de la diminution corrélative de sa réalisation le grand boom des l’inflation générale qui bouleversait d’ail- de notre dépendance vis-à-vis des pays aménagements hydro-électriques dans leurs tous les devis d’avant-guerre et grands producteurs de charbon, qui les Pyrénées et accessoirement dans le hypothéquait à long terme la rentabilité présentait, dès avant la guerre, l’intérêt Massif Central de 1916 à 1920. financière des nouveaux équipements. le plus immédiat, a pris et conservera après la paix une importance capitale. Le Le boom des aménagements L’exemple d’une des principales jour où la France sera en mesure de tirer entreprises de houille blanche du Sud- complètement parti de cette admirable hydro-électriques de 1915 à 1919 Ouest, sinon déjà la plus importante, la réserve de forces si incomplètement Compagnie du Midi, est significatif. employées, on peut imaginer qu’il se Le rôle de la guerre dans le dessinera un déplacement géographique développement de la houille blanche et Même si son réseau était situé en des centres producteurs, analogue à de l’électrification dans le grand Sud- permanence dans la zone de l’intérieur, celui qui s’est opéré dans le passé pour Ouest s’avéra ambivalent. par opposition à celle des armées, la les centres métallurgiques, lesquels ont compagnie ferroviaire fut totalement suivi le combustible : bois des régions Dans une première analyse, elle consti- absorbée par l’effort militaire, forestières, charbons non phosphoreux tua une rupture dans la période de crois- notamment les transports de troupe envoyés de l’étranger vers les ports du sance accélérée que connaissait l’in- et de ravitaillement stratégique, sous littoral, minerais phosphoreux du Nord dustrie électrique depuis 1906-1907. En l’autorité du ministère de la guerre. et de la Moselle, lorsque le procédé effet, jusqu’à la fin de 1915, la guerre Le service de construction des lignes Thomas-Gilchrist a rendu possible, en stoppa la plupart des chantiers de nouvelles, qui était chargé, dans une 1879, la déphosphoration des fontes. construction de centrales, vu la mobi- analogie technique caractéristique, Un mouvement de cette nature pourrait lisation générale et la désorganisation de la construction des usines hydro- mettre la Région pyrénéenne en mesure des circuits économiques. Pendant toute électriques, fut totalement débordé d’égaler en activité industrielle les la durée du conflit, les travaux furent pendant la guerre. régions houillères du Nord et de l’Est ». considérablement gênés par la pénu-

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Faute essentiellement de main d’œuvre, essentiel, l’État intervint parfois par Globalement, devant l’ampleur des dans le contexte de la mobilisation des avances aux investisseurs, avec besoins énergétiques et industriels liés générale, les travaux pour les usines des prêts remboursables dans les dix à l’effort de guerre, dans le Sud-Ouest, hydro-électriques furent ainsi considéra- années suivant la fin des hostilités. l’adaptation, dans un premier temps, des blement ralentis en 1914-1915. Mais, face Mais sa contribution financière directe centrales existantes et l’achèvement, à la crise énergétique, l’État, qui exer- au développement d’entreprises dans un second temps, de celles qui çait sa tutelle sur la Compagnie du Midi, privées de houille blanche resta somme étaient en construction en 1914 ne s’efforça par tous les moyens de main- toute limitée. Son intervention prit suffirent pas. tenir l’activité des chantiers hydro-élec- souvent des formes différentes d’un triques, pour s’assurer un volant d’éner- financement direct. Il accéléra par Un ensemble très important de gie supplémentaire et stratégique. exemple les procédures administratives nouvelles usines fut mis en chantier en faisant jouer un arsenal de mesures dans les Pyrénées et dans l’ouest du La seule solution pour la poursuite de la d’exception justifiées par le temps de Massif Central. construction fut un recours massif à la guerre. main d’œuvre étrangère, essentiellement Un effort gigantesque fut poursuivi espagnole. Ce recours posa d’énormes Dans le cadre du discours patriotique puisque, dans le ressort du Service problèmes d’organisation du travail, et des représentations bénéfiques de des forces hydrauliques du Sud-Ouest, d’intégration sociale, voire de discipline. la houille blanche, l’incitation majeure 565.000 ch. furent mis en chantier de correspondait à l’alimentation des novembre 1915 au printemps 1918. Si Cependant l’effet positif de la guerre sur industries travaillant pour l’effort de l’on fait le bilan par massif montagnard, la croissance du parc des installations de guerre, en particulier pour les marchés la puissance normale des Pyrénées production hydro-électrique l’emporta d’explosifs ou de produits stratégiques effectivement aménagée doubla de largement sur les entraves (allongement nécessitant l’implantation de nouveaux 1914 à 1919, passant de 79 500 kW à des délais de construction, hausse établissements électrochimiques ou 155 700 kW. spectaculaire des coûts) au point que électrométallurgiques. l’on doit parler d’un véritable boom des Le Massif Central, dont les bassins du aménagements. La Compagnie du Midi joua à nouveau Tarn, du Lot et de la Dordogne étaient un rôle pilote, comme depuis 1902, rattachés au Sud-Ouest, connut une Au-delà du ralentissement passager, dans la croissance du parc de croissance spectaculaire, rattrapant l’impulsion décisive vint bien ici de l’État production hydro-électrique du Sud- largement son retard initial en passant qui provoqua la prise de conscience Ouest. Dès 1914, elle disposait de deux de 40.250kW à 158.000 kW. Mais de l’intérêt stratégique d’une plus forte centrales en service, La Cassagne son parc restait éclaté, sans aucune indépendance énergétique, grâce à un et Fontpédrouse dans les Pyrénées- cohésion régionale. Cet espace équipement plus puissant du potentiel orientales. Malgré les perturbations géographique subissait de fortes hydro-électrique national. Il réactiva déjà soulignées, grâce à la priorité des tendances centrifuges. Il se rattachait en ainsi les chantiers maintenus, suscita besoins de la guerre, la centrale de fait aux deux régions périphériques, au la reprise de ceux qui avaient dû être Soulom fut entièrement achevée à la paysage électrique déjà plus structuré, abandonnés et incita surtout à la fin de 1915. Le résultat de cet effort de qu’étaient le Sud-Ouest et le Sud-Est. réalisation de nouveaux aménagements. construction fut qu’à la fin de la guerre la Compagnie possédait le premier Au total, en incluant bien entendu À partir de 1916, une année qui parc de production d’électricité du le massif alpin, dont le rythme de représente le tournant chronologique Sud-Ouest par sa puissance. croissance fut légèrement inférieur n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 63 puisqu’il partait d’un niveau très élevé départements) progressa légèrement, mais dont le poids restait naturellement grâce à l’apport d’une partie du Massif essentiel, la puissance normale hydro- Central, atteignant à peu près 215.000 électrique française doubla pendant la kW, soit 23% du total national. guerre, progressant de 478 000kW à 930 000 kW. L’armistice surprit, en définitive, un grand nombre de chantiers en pleine La part de la houille blanche pyrénéenne activité, souvent assez loin de leur terme. resta quasiment identique (16,7%), mais Un grand nombre de projets séduisants celle de l’ensemble du Sud-Ouest (17 resta alors dans les cartons.

Le pavillon de la houille blanche de Grenoble et les grandes eaux, photographie de presse de l’agence Meurisse, (1925) © BNF, Gallica

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 64 Énergie

Pour une nouvelle politique de l’énergie marémotrice Jean-Christophe Fichou, docteur en géographie et en histoire contemporaine, chercheur associé au LEA de Tours

Moulin à marée de l’île de Bréhat (2003) ©Flore Allemandou

Le contexte général de la Première centrales au fil de l’eau. Il fut également sur lequel il souhaitait installer son Guerre mondiale était caractérisé par envisagé d’améliorer le rendement barrage. En 1902, un deuxième projet le manque de charbon, la nécessité des plus vieilles centrales. La tâche fut très complexe fut élaboré, consistant d’importer du pétrole américain et d’abord confiée aux ingénieurs des eaux en la construction d’un barrage et d’une l’obligation de poursuivre un conflit et forêts qui se révélèrent rapidement usine hydroélectrique marémotrice à la qui durait plus longtemps que prévu. incompétents pour maîtriser la sortie du bassin d’Arcachon. Des économies d’énergie durent être conception et la réalisation de ces types réalisées. L’heure d’été fut notamment de chantiers de travaux publics, parfois Techniquement, ce type de projet était inventée à cette fin. Les politiques importants. Les ingénieurs des ponts et assuré de fonctionner. En revanche, d’approvisionnement nouvelles en chaussées en héritèrent alors en 1916. il coûtait très cher. À ce titre, le baron énergies concernèrent notamment Quinette de Rochemont, chargé du l’accroissement des ressources en À cette occasion, l’ingénieur en chef cours des travaux maritimes à l’École énergies renouvelables provenant de du Finistère signala que le département des Ponts, considérait l’entreprise très l’hydroélectricité. disposait de peu de fleuves et de rivières intéressante et efficiente mais beaucoup sur lesquels installer des barrages. En trop onéreuse. C’est pourquoi les La Première Guerre mondiale a vu naître revanche, il proposa d’utiliser la force des centrales marémotrices ne furent pas les prémisses de l’énergie marémotrice. marées. Des moulins à marée existaient réalisées. en Bretagne depuis le XIIIe siècle, Dès 1916, un inventaire général voire avant. Ils fonctionnaient grâce à À partir de 1916, la France manqua et détaillé des sites se prêtant au l’alternance des marées pour entraîner d’électricité. Il fut alors envisagé de développement hydraulique fut réalisé. une roue puis des meules. Ils équipaient produire une énergie locale, durable et ne Les sites de montagne avaient déjà été généralement des moulins à céréales. dépendant pas du charbon. Entre 1911 et largement équipés et les perspectives 1921, une douzaine de projets complets, de développement nécessitaient des Le premier projet hydroélectrique allant jusqu’à prévoir le cubage de m3 de chantiers lourds de construction de sérieux datait de 1890. Il était l’œuvre béton armé nécessaire à la construction barrages. On s’intéressa aux rivières d’un ingénieur, Paul Decœur. Ce dernier des barrages, furent élaborés. Ils et aux fleuves afin d’y installer des avait compris l’intérêt de la Rance, fleuve concernaient essentiellement des lieux n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 65 situés entre la baie de Somme et le sud que propriétaire de trois centrales de Villemin, finistérien, travailla à Quimper du Finistère. chute situées près de Luchon dans les jusqu’en 1908. Montigny exerça son Pyrénées. métier au service maritime des Sables En 1918, le ministre, Albert Claveille, d’Olonne pendant la guerre. Paré fut institua la « commission de la houille Il présenta le projet au ministre des l’ingénieur ordinaire du service maritime bleue » encadrant légalement l’ensemble Travaux publics, Yves Le Trocquer, de Morlaix, tandis que de Rouville des usines marémotrices. L’encadrement qui était un Breton originaire des commença sa carrière à Cherbourg et légal était strict et bien conçu, composé Côtes d’Armor et qui participa à cinq fut transféré au Havre et devint directeur d’une loi de finances et d’une loi sur gouvernements en tant que ministre, des phares et balises. les concessions où on rappelait que la auprès d’, Georges marée et le domaine maritime étaient un Leygues, Aristide Briand et Raymond Ces ingénieurs des ponts et chaussées bien national et une propriété de l’État. Poincaré. Personnage exceptionnel, étaient persuadés que l’électricité Pour autant, à la fin de la guerre, le projet il était brillant pour être parvenu à marémotrice pouvait fonctionner et type n’avait pas encore été développé. rester en fonction aussi longtemps. Il qu’elle était facile à mettre en œuvre. Ce dernier, présenté au début de l’année était ingénieur des Ponts, étant devenu Ils n’étaient pas électriciens mais 1918, concernait un petit fleuve côtier du ingénieur en chef à 36 ans. bétonneurs. Ils connaissaient les travaux nord du Finistère, l’Aber-Wrac’h. de bétonnage en mer et s’intéressaient Yves Le Trocquer accepta le projet qu’il à la phase de réalisation, au contraire Le projet de l’Aber Wrac’h ne fut jugea très intéressant, d’autant plus des électriciens qui, eux, connaissaient examiné qu’en 1921, trois ans après la qu’il était soutenu par des personnages mieux les turbines et les plans. fin de la guerre. Il fut présenté par un importants dans le domaine du génie industriel alors réputé, Ferdinand Brault, civil : Villemin, Montigny, de Rouville, De nombreux articles furent publiés à directeur de la Compagnie d’électricité Paré, Boyer, Ménard, qui étaient tous cette époque, témoignant de l’engoue- industrielle. Ce dernier connaissait le des ingénieurs des ponts et chaussées ment et de l’enthousiasme pour l’électri- domaine de l’hydroélectricité, en tant exerçant dans les services maritimes. cité marémotrice au moment de l’après- guerre, particulièrement entre 1919 et Projet abandonné de l’Aber Wrac’h 1923. Le projet fut d’ailleurs accepté par collection J-C Fichou le ministre et le gouvernement. Il était prévu de barrer un petit fleuve côtier se terminant en ria au nord du Finistère, l’Aber-Vrac’h, où les marnages étaient relativement importants. Ces derniers n’atteignaient pas ceux de la baie du Mont Saint-Michel mais s’élevaient à 7,5 mètres lors des plus grandes marées.

Il était prévu de barrer la rivière à l’aide de trois plots de béton armé et de placer entre eux des turbines spécialement conçues par un ingénieur pour le projet marémoteur de l’Aber-Vrac’h. Cette usine devait fournir environ 11 mégawatts, soit

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une quantité peu élevée. Elle était conçue été construit car le projet fut arrêté. Dès les années 1925 et 1926, les caisses dans un but expérimental. Il était admis Plusieurs raisons furent évoquées : commencèrent à se vider. En 1930, le que le projet coûterait cher mais que sa  Ferdinand Brault connaissait alors des projet fut complètement abandonné. construction permettrait d’examiner les difficultés financières et peinait à trouver Or, aucun texte n’évoque clairement possibilités d’élargissement du concept de l’argent pour cet l’investissement ; les raisons précises de cet abandon. Ce à de plus grandes zones.  On estimait inutile de construire une dernier s’explique probablement par un petite centrale expérimentale sur l’Aber- manque de moyens. Les ingénieurs des ponts du service Vrac’h et plus judicieux de construire départemental furent chargés de calculer immédiatement une usine plus grande Des années de guerre, il reste toutefois les dépenses d’exploitation, les frais dans l’estuaire de la Rance ; l’usine hydroélectrique du lac de généraux, les coûts de renouvellement  Comme les mines de charbon des Guerlédan, construite après-guerre à et d’amortissement. Les bénéfices zones qui avaient été occupées par partir du barrage du canal reliant Nantes attendus étaient réels, l’investissement l’armée allemande entre 1914 et 1918 à Brest. réalisé devant être rentabilisé en moins avaient été rouvertes, l’utilité d’une de 20 ans. Les ingénieurs et le Conseil énergie alternative supplémentaire La commission de la houille bleue fut général des ponts et chaussées, les disparaissait. D’ailleurs, la Grande- réactivée dans les années 1940 : les sénateurs et les députés locaux, le Bretagne, qui avait tenté de construire mêmes causes provoquant les mêmes ministre Le Trocquer étaient impliqués une petite centrale, avait abandonné son effets, d’autres sources d’énergie dans le projet, notamment en vue de projet ; que le charbon ou le pétrole furent construire ultérieurement un projet plus  Yves Le Trocquer avait quitté le alors recherchées. La commission fut important sur la Rance. gouvernement. cependant définitivement supprimée en 1943, enterrant avec elle le projet Par la suite, une douzaine de projets de Enfin, le contexte général de la crise mort-né de l’usine marémotrice de stations avaient germé. Tous les grands économique commençait alors à poindre. l’Aber-Vrac’h. quotidiens, Le Temps, Le Gaulois, Le  Figaro, Le Parisien, publièrent des articles présentant les usines marémotrices comme des projets d’avenir. Les premières tranches de crédits furent votées, ainsi que la déclaration d’utilité publique. La commission nautique se battit avec succès pour faire reconnaître le barrage comme lieu maritime. De plus, les ostréiculteurs présents sur le site furent expropriés. Enfin, en 1924, les premiers bâtiments et le chemin d’accès furent construits. Dans le bâtiment général devaient être logés le matériel, les produits, le béton et le ciment nécessaires à la construction de la centrale. L’usine marémotrice de La Rance a été inaugurée en 1966 par le général De Gaulle - Ille-et-Vilaine. Mais, finalement, un seul bâtiment aura © EDF n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » Transports 67 La réquisition des moyens et des services de transports ferroviaires et maritimes

La politique de réquisition des moyens et des services de transport au service de la mobilité

Arnaud Passalacqua, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Paris-Diderot

A Bordeaux, vue générale des quais, photographie de presse, Agence Meurisse (1916) © BNF, Gallica

Nous distinguerons les systèmes anciens de transport, ferroviaires et maritimes, des systèmes nouveaux. Cependant, il n’est pas aussi facile de distinguer ces deux types de systèmes. La première session s’intéresse à la réquisition, alors que la deuxième portera sur l’innovation et l’accélération du développement des moyens de transport. Pour autant, les anciens systèmes peuvent avoir aussi fait l’objet d’innovations et de développement, de même que les nouveaux systèmes ne furent pas exempts de réquisition.

La notion de réquisition pour des raisons militaires a une généalogie ancienne. Elle fut codifiée durant l’Empire romain.

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L’annone était ainsi un impôt visant un de prise. La Révolution française, France, notamment dans le domaine des approvisionnement. Dès le Bas-Empire bien qu’elle fût attachée au principe chemins de fer, ce qui fut une des causes romain, des réquisitions de logements de propriété, conserva la notion de des défaites françaises. C’est pourquoi la furent organisées à la frontière de réquisition. Troisième République se dota, le 3 juillet l’Empire. La réquisition faisait alors 1877, d’une loi relative aux réquisitions l’objet d’une double conception. Elle se Au cours de la guerre de 1870-1871, militaires. Cette dernière, qui encadrait développa au cours de l’histoire jusqu’à le cadre confus de la notion apparut les modalités des réquisitions lors de prendre la forme, sous la monarchie pour la première fois puisque des la Première Guerre mondiale, avait été française, d’un privilège royal, le droit dysfonctionnements survinrent en amendée à plusieurs reprises avant 1914.

A Bordeaux, sur la place des quinconces, les ton­neaux réquisitionnés par l’autorité militaire photographie de presse, Agence Meurisse © BNF, Gallica

n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 69

Elle prévoyait l’obligation de fournir qu’il en soit, la réquisition était restreinte Comment une autorité militaire non les prestations permettant de suppléer dans le temps, dans ses conditions habituée à gérer des infrastructures et les manques de l’armée. Elle mettait d’application et dans ses objectifs. Elle des services de transport administra- également en place le principe prévoyait l’usage des objets visés et non t-elle des réseaux qu’elle connaissait d’indemnisation. Elle concernait un transfert de propriété. probablement mal ? Quels furent ses différents champs tels que le logement choix ? Quelle cohabitation entretint-elle des troupes et l’ensemble des transports. Par ailleurs, les transports, en avec les spécialistes civils habituellement Elle s’intéressait particulièrement particulier les chemins de fer, sont des en charge de la question ? aux chemins de fer et aux bateaux et lieux de la répétition, du quotidien, de embarcations se trouvant sur les fleuves, l’exploitation reproduite à l’identique, Enfin, puisque nous nous intéressons à les rivières, les lacs et les canaux. de la prévision, de la planification et du deux types de transport, que se passa- développement d’infrastructures. Ce t-il aux interfaces ? Les ports servaient Dans le cadre de la mobilisation, les cadre civil des transports fut perturbé par exemple à l’acheminement des réquisitions pouvaient être effectuées par l’événement exceptionnel qu’était la matériels américains. Comment la sans limite de temps. En dehors de ce guerre. Comment y fit-il face ? guerre conduisit-elle les réseaux à cadre, elles étaient limitées à 24 heures. dialoguer entre eux en dépit du clivage Elles avaient trait au matériel et au Le transport ne relève pas que du entre les réseaux et les systèmes de personnel, aux gares et aux réseaux matériel mais aussi des hommes : transport ? de communications télégraphiques comment se passa la réquisition des  associées aux compagnies, aux hommes au service des transports ? combustibles pouvant être achetés Quelles personnes étaient-elles au prix de revient. Elles supposaient privées des transports réquisitionnés également que, dans les zones par les autorités militaires ? Quelles déterminées par les autorités militaires, formes de substitution furent-elles l’activité commerciale habituelle des imaginées ? compagnies de chemins de fer ou de navigation cesse sans aucune indemnité. Par ailleurs, quelles furent les La loi de 1877 portait aussi sur les forces conséquences ultérieures des décisions motrices et énergétiques de la fin du prises pendant la guerre, par exemple le XIXe siècle, en particulier les moyens de développement de réseaux ferroviaires transport hippomobiles. Elle prévoyait reliant l’Allemagne au front occidental ? ainsi la réalisation d’un recensement Comment la planification fut-elle des chevaux, des juments, des mulets orientée par un possible usage militaire ? et des mules. Par conséquent, nous disposons de chiffres intéressants sur Avant même l’éclatement du conflit, le les populations de chevaux à cette réseau pouvait déjà y être adapté. De époque. même, les conditions d’exploitation des transports pendant les quatre ans de En outre, la loi supposait que l’autorité conflit ont laissé un héritage après la militaire se substituât aux autorités guerre. L’interaction entre le système civiles dans la gestion des voies de transport et le conflit peut être navigables et des chemins de fer. Quoi examinée.

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 70 Transports

Des systèmes nationaux de transports à l’épreuve de la guerre. Une comparaison franco-allemande

Georges Ribeill, directeur de recherche émérite au laboratoire LATTS à l’École des Ponts Paristech

J’examine ici les deux systèmes annexées en 1871, de nouvelles voies à un type de locomotive bien différent de nationaux d’infrastructures, en France et l’écartement précis allemand de 1,435 ceux créés par son prédécesseur. en Allemagne, en termes de préparation mètre furent construites et les ouvrages à la guerre. Au long du XIXe siècle, d’art élargis au gabarit allemand. La situation était telle que le spectre de l’issue des guerres était apparue comme la supériorité allemande avait fini par dépendant des infrastructures. Dès la fin À la veille de la guerre, 93% des réseaux hanter quelques ingénieurs des ponts de la guerre entre l’Autriche et la Prusse ferroviaires allemands appartenaient français, tels Louis Marlio et Yves Le en 1866, comme celle entre la France et à l’État. En France, à l’inverse, un seul Trocquer, ce qui était développé dans la Prusse en 1870-1871, chez les Français réseau était nationalisé (Ouest-État), soit leur thèse de droit. comme les Allemands, il était apparu 23% du réseau national. Les six grandes préférable de construire des chemins de compagnies privées, Nord, Est, Paris- Le premier, Louis Marlio (La politique fer plutôt que des forteresses. Orléans (PO), Midi, Paris-Lyon-Marseille allemande et la navigation intérieure, (PLM) cultivaient leurs différences 1907) évoquait le plan voté en 1905 La France et l’Allemagne technologiques. portant l’amélioration et l’extension des voies navigables en un réseau avaient préparé la En Allemagne, le Verein, fondé en 1846, bien intégré (inversement au réseau élaborait des normes techniques très français), soumis à des péages et guerre du point de vue nombreuses, du pas des boulons à dont les déficits étaient partiellement l’écartement des rails. L’ensemble des couverts par les Länder, l’État projetant ferroviaire bien avant réseaux partenaires dont la Belgique, le même le monopole de la traction par Luxembourg, le Danemark, la Pologne, halage. Marlio imputait la réussite 1914 etc., étaient tenus de les adopter. de cette organisation à « l’esprit de discipline et d’obéissance à la base du La politique allemande s’était engagée La France offrait, au contraire, un système caractère allemand », opposé à « l’esprit dans cette voie, notamment via morcelé : l’écartement des rails variait d’indépendance et l’individualisme » l’élaboration de normes ferroviaires de quelques millimètres d’un réseau cultivés par les Français. Pour autant, imposées au nom de la Constitution à l’autre, tout comme la signalisation, Marlio ne tranchait pas entre économie prussienne à la Confédération tout cela limitant les interpénétrations nationale ou économie libérale. allemande. De 1878 à 1909, Bismarck des matériels moteur et roulant. Dans entreprit la nationalisation de nombreux chaque compagnie, l’ingénieur en chef Le Trocquer (De la politique à suivre en petits réseaux. En Alsace et en Moselle de la traction s’évertuait à concevoir matière de travaux publics, ports mari- n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 71

total avec le territoire national. Les Allemands comme les Français étaient ainsi convaincus que, très probablement, les chemins de fer contribueraient, par le débit amplifié d’approvisionnement en troupes et en munitions, à hâter le dénouement de cet affrontement. Cette puissance devait constituer aussi une force de dissuasion favorable au maintien de la paix.

Au mois de février 1914, le général Maitrot, comparant les armements des armées françaises et allemandes, concluait sur des capacités équivalentes.

Cependant, il se demandait si les Français avaient assez des ressources automobiles suffisantes pour acheminer des munitions vers le front, en permettant une cadence de tir significativement amplifiée. Il s’inquiétait de voir que, au début de février 1914, l’armée française Carte des grandes voies de trafic collection Georges Ribeill n’était dotée que de deux premiers centres automobiles de 25 camions. Ce times et canaux, 1914) observait avec nés vers le front. La prochaine guerre général soulevait également la question attention comment le modèle allemand devait être une confrontation de muni- corrélée du carburant : la France serait- s’inspirait de la doctrine de l’économie tions et de troupes, de ressources elle capable d’augmenter ses importations nationale chère à List, prescrivant de se mobilisables à l’arrière donc, les che- de pétrole provenant des États-Unis et doter de l’extension et du perfectionne- mins de fer entretenant ainsi un bras d’Europe centrale ? Pourrait-elle résister ment des moyens d’échange et de l’outil- de fer qui durerait jusqu’à leur épuise- à un possible contexte d’occupation et lage national pour accompagner le déve- ment. La guerre ne se limiterait alors de blocus ? La question stratégique du loppement économique. On peut noter par plus à une bataille très brève, comme pétrole était donc bien soulevée dès 1914. exemple une loi de 1909 sur le raccorde- lors des guerres menées par Napoléon ment des voies ferrées avec les voies d’eau. où aucun moyen logistique ne venait Du point de vue ferroviaire, compte tenu ravitailler l’armée. des doubles voies et des caractéristiques Parmi les stratèges militaires, un offi- De son côté, l’officier allemand Joesten des locomotives, les Allemands cier français, Serrigny, en 1909, pré- estimait que, grâce à la multiplication disposaient d’une puissance ferroviaire voyait que l’avènement des chemins des voies ferrées stratégiques, les supérieure à la France mais ; le territoire de fer rendrait les guerres plus mas- armées ne dépendraient plus d’une ligne de l’Empire allemand étant plus grand, sives, grâce à des réseaux permettant de communication unique mais qu’elles les deux systèmes ferroviaires étaient la multiplication des trains achemi- fonctionneraient en contact intime et à peu près équivalents. Qui plus est,

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l’Allemagne devrait se battre sur deux fronts, à l’ouest et à l’est. Les caractéristiques de la Première Guerre mondiale en matière d’utilisation des chemins de fer et des canaux sont bien connues

Les trains ravitaillaient le front en muni- tions et en vivres de façon satisfaisante. En France, le système ferroviaire fut renforcé par les arrivées de la Railway Operating Division britannique en 1916 et du Transportation Corps américain en 1917, dotés de leurs propres ressources logistiques. L’apport américain fut déter- minant pour assurer la victoire.

À l’arrière, les réseaux français souf- fraient des pénuries de main-d’œuvre, contraints de faire appel à des femmes, à des travailleurs coloniaux ainsi qu’à des prisonniers de guerre d’un rende- ment inférieur. Sur les lignes françaises, les mécaniciens ne savaient pas conduire les locomotives hors de leur réseau d’attache. Débarquement des troupes américaines en 1917 Le matériel souffrant d’un manque d’en- tretien, l’État dut en commander aux Par ailleurs, les Français étaient confron- nique, plus riche en cendres. Entre 1913 États-Unis, en particulier à la Middletown tés au problème du combustible. Ils étaient et 1918, les avaries de locomotives tri- Car Company. L’appoint fourni par les privés du charbon belge, particulière- plèrent à la suite de l’usage de ce charbon. Alliés fut essentiel : 55 000 wagons ment adapté aux locomotives françaises Le recours à la traction en double équipe anglais, 1 300 locomotives et 18 000 dont les foyers et les grilles n’étaient pas entraîna aussi de moindres économies de wagons américains. conçus pour recourir au charbon britan- graisses et de combustibles. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 73

L’hostilité ancienne de plusieurs réseaux en 1917 à se ravitailler en bois au standard mais seuls quatre des sept ferroviaires (PO, PLM) à toute connexion Gabon, elles constituèrent en 1920 grands réseaux y adhérèrent, le Nord avec la voie d’eau, la faible coordination un Consortium forestier et maritime et l’Est estimant ne pas avoir besoin se entre les ports fluviaux et les chemins qui était concessionnaire de 150 000 plier à de telles normes communes. de fer s’avérèrent catastrophiques, la hectares de bois. Semblablement, en navigation fluviale jouant alors tant bien 1920, les compagnies, associées à de Chaque Grande Guerre appelle à fantas- que mal un rôle de substitut au rail. grands consommateurs pour créer les mer sur l’après-guerre, ses reconstruc- Consommateurs de pétrole, unirent leurs tions et ses utopies… Les projets pour La guerre suscita la création de nouveaux efforts afin d’affirmer leur indépendance l’après-guerre déferlèrent. De 1918 à ports sur la Marne ou sur la Saône, face aux grandes sociétés majors. 1920, de nombreuses réflexions géostra- par exemple à Conflans, Gennevilliers, tégiques furent menées, notamment sur Bonneuil, Vitry-le-François, Saint-Jean- Les nombreuses leçons la zone d’influence détenue par chaque de-Losne, alors que d’anciens chantiers port situé sur la façade atlantique du ambitieux furent stoppés, tels que les de l’après-guerre en continent. canaux du Nord ou de Marseille au Rhône, les crédits étant voués à l’urgence matière ferroviaire Une étude fut menée afin d’envisager immédiate. des solutions permettant d’éviter le méritent d’être tunnel du Gothard qui accaparait le En 1921, Albert Claveille, ancien ministre trafic du nord-est de l’Europe vers le des transports, à poigne, bon connaisseur évoquées sud-est, au détriment de la traversée des réalités du terrain, tempêtait contre alpine par le tunnel du Mont-Cenis. Au l’imprévoyance catastrophique de la poli- Albert Claveille avait compris qu’il était PLM, l’ingénieur des ponts Séjourné tique française des ports. Les trois fonc- nécessaire de rompre avec le système fut ainsi chargé d’étudier de nouveaux tions à accomplir, le quai, l’outillage et l’éva- caractérisé par des compagnies cultivant tracés transalpins. Son étude conclut cuation par voie ferrée, malheureusement leurs différences, d’abord en dotant que la construction d’un nouveau tunnel n’avaient jamais été développées harmo- leurs agents d’un statut commun que, serait trop onéreuse. nieusement. Les voies de quai ne pouvant sous la pression du gouvernement, les supporter qu’un faible débit quotidien de grandes compagnies finirent par signer En outre, Gustave Péreire portait le quelques wagons. Il s’ensuivit une asphyxie en avril 1920. Ce statut était inspiré de projet d’élaboration d’un grand chemin des ports : c’était le prix de l’incapacité de celui dont bénéficiaient les agents du de fer européen. Cette utopie colossale coordonner les politiques portuaire et fer- Réseau de l’État depuis 1912. consistait en l’installation d’un corps de roviaire… chargé de les servir. Par la suite, wagons d’un écartement de 4,5 mètres un régime d’autonomie des ports fut ébau- Ensuite, les chemins de fer devaient portés par quatre ou six fils de bois. Les ché par une loi de 1920. faire l’objet d’une normalisation wagons pourraient alors être élargis technique. Une commission aboutit à sous la forme d’un immense plateau. Souffrant des pénuries, les compagnies quelques premiers résultats. En 1920, ferroviaires créèrent des filiales une réglementation technique unifiant Suite à l’épreuve du blocus maritime, chargées de les approvisionner. les écrous et les tôles des chemins de une connexion ferroviaire entre l’Océan fer fut publiée, bien en deçà de ce qui Atlantique et la Mer Noire fut imagi- Dès 1916, trois flottes de paquebots se pratiquait en Allemagne. Un Office née, reliant au plus court Bordeaux à charbonniers furent créées par le Nord, central des études du matériel fut Odessa, moyennant une nouvelle tra- le PO et le PLM. De même, décidées créé, à charge d’élaborer des wagons versée transversale du Massif central.

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armes pratiquement égales, chaque partie prenante disposant d’atouts.

Mais, alors que la bataille de Leipzig en 1813, la plus longue bataille de Napoléon Ier, n’avait duré que trois jours, l’usage des chemins de fer avait transformé, un siècle plus tard, la guerre en une lutte interminable.

C’était l’affrontement de ressources vitales, logistiques et matérielles, issues de l’arrière. Si la Grande Guerre fut une guerre d’occupation, ce fut ainsi une guerre d’usure, où le perdant final fut celui qui bénéficierait d’un ravitaillement moins efficace et moins abondant. Alors que les Américains avaient apporté en 1917 des forces vives à la France en voie d’épuisement économique, les Allemands voyaient réduire ; en raison du blocus, leurs Croquis d’un projet de wagon à 16 essieux (voir à 32) collection Georges Ribeill ressources intérieures telles que leur acier pour leurs locomotives. Contesté par la ville de Nantes, qui se plus fusible que le cuivre, le caoutchouc  considérait comme le port mieux placé de synthèse non résistant, la mauvaise que Bordeaux, le projet fut finalement qualité de la colle de poisson servant à abandonné. l’étiquetage des wagons dans les triages, etc. Les capacités matérielles allemandes Après 1918, les militaires s’érodèrent progressivement.

aussi tiraient des leçons En France, le lieutenant-colonel Fischer écrivit un ouvrage où il s’interrogeait sur de la guerre les causes imprévues de cette si longue guerre, durant quatre ans et trois mois. Dans ses Souvenirs de guerre, le Il désigna les chemins de fer comme général Ludendorff reconnaissait que responsables de cette prolongation de la l’Allemagne avait pâti d’une incapacité guerre, en permettant d’irriguer tous les à entretenir constamment en bon état fronts en munitions, en ravitaillements, son matériel ferroviaire, en particulier en renouvellement des troupes, etc., en raison des ersatz utilisés comme tel un cordon nourricier. Le bras de fer solution au blocus : le fer des chaudières entre les deux camps s’était effectué à n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » Transports 75

Des États-Unis au front français : transports et infrastructures de l’armée américaine en 1917-1918

Denis Rolland, historien, président de la Fédération des sociétés archéologiques et historiques de l’Aisne

Les sources à l’origine de ma communication sont constituées d’un rapport issu des archives du ministère de l’intérieur qui offre une synthèse de la problématique que je vais présenter, du fonds Tardieu issu du service historique de l’armée de terre ainsi que d’une étude statistique de Leonard P. Ayres, qui a été récemment publiée. Deux groupes de base furent constitués. Au début de l’année 1917, l’armée Le groupe Nord ou de la Basse-Loire américaine était inexistante. Elle était se composait de Nantes, Saint-Nazaire composée de 135 000 hommes dispersés Les États-Unis avaient pour objectif et Brest comme annexe, le groupe Sud dans le pays. Elle ne comprenait aucune l’organisation et l’envoi sur le front de Bordeaux Bassens, Pauillac et La grande unité et ne disposait pas de français d’une armée d’un million Rochelle-La Palice comme annexe. De moyens adaptés à la guerre moderne. En d’hommes, chiffre considérable compte nombreux ports étaient nécessaires revanche, le pays comptait 103 millions tenu des deux millions d’hommes pour accueillir les équipements venant d’habitants, soit des ressources que comptait l’armée française et des États-Unis. Les Français y installaient humaines considérables. des 600 000 hommes de l’armée des infrastructures, tandis que les britannique. Cette ambition nécessitait Américains les complétaient en moyens Le 6 avril 1917, les États-Unis déclarèrent une organisation lourde et systématique d’alimentation électrique et hydraulique. la guerre à l’Allemagne. Il fut alors qui fut définie dès le 2 juin 1917. L’armée immédiatement prévu d’envoyer une américaine approvisionna la France en Des discussions et des transactions division américaine en France, celle-ci matériel de guerre. Il ne s’agissait pas portèrent sur l’emploi et la localisation arrivant à la fin du mois de juin. La de canons, de chars ou d’avions, car les de la main-d’œuvre indispensable à la mesure était symbolique. Elle eut un Américains n’en disposaient pas, mais de réalisation des installations ainsi que sur effet uniquement psychologique, la voies de chemin de fer, de locomotives les procédures d’achat et les modalités division n’étant pas prête à combattre. et de camions. de paiement. Un cadre juridique devait

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être défini afin d’encadrer les achats de produits par l’armée américaine et les réquisitions à l’arrière et au front. Dès le 7 juin 1917, une instruction définissait le ravitaillement des unités américaines. Dès le mois de décembre 1917, l’organisation était en place.

Le réseau de communication était organisé autour de plusieurs axes :  un axe nord grâce aux chemins de fer reliant Saint-Nazaire, Nantes, Saint- Pierre-des-Corps, Orléans, Troyes et Bourges,  un axe sud entre Bordeaux, Limoges, Bourges et la Lorraine. Cette dernière destination était la zone de prédilection de l’armée américaine.

Les organes de ravitaillement et d’éva- cuation comportaient, à l’échelon des forces de réserve à l’arrière, des entre- pôts pour l’intendance, les essences, les munitions, le génie, la santé, l’aviation et les chemins de fer. Une force d’un million d’hommes nécessitait une infrastructure solide. À l’échelon de base, au niveau du front, des dépôts destinés aux mêmes types de produits furent créés, ainsi que deux dépôts frigorifiques, dans les régions d’Orléans, Montargis, Nevers, Dijon et Mâcon. Les besoins en main-d’œuvre étaient de fournir 1 200 kilomètres de voies exorbitants : 4 750 bûcherons, 10 500 ferrées. Finalement, 3 200 kilomètres Le dépôt de Gièvres, créé en sapeurs-mineurs, 3 000 électriciens, furent livrés. Le 7 juillet 1917, 300 1917, constituait l’exemple le plus 220 spécialistes des télégraphes, 1 000 locomotives tous gabarits avaient spectaculaire. Il était composé de 36 ouvriers du bois et 1 900 ouvriers divers. également été demandées. Au mois hectares de magasins, 5 entrepôts Comment les autorités parvinrent- d’octobre 1917, le besoin atteignait destinés à abriter 5 000 tonnes de elles à mobiliser un si grand nombre 680 locomotives. À la fin de la guerre, viande chacun et 213 kilomètres de d’hommes ? 1 700 locomotives avaient été livrées. voies ferrées. Il fonctionnait grâce à De même, 9 000 wagons avaient été 5 000 hommes placés sous l’autorité de En termes d’infrastructures et de initialement demandés, alors que 26 000 500 officiers. transports, on demanda aux États-Unis wagons furent effectivement fournis. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 77

Comment fonctionna ce système logistique ? Quelles furent les difficultés rencontrées ?

Théoriquement, les demandes du grand quartier général américain situé à Chaumont étaient adressées à un Service of supply, qui transmettait la demande au Shipping board situé aux États-Unis. Ce dernier déclenchait les approvision- nements. Les débarquements de maté- riel étaient gérés par le Service of supply. Cependant, le système ne fonctionna pas, le Shipping board envoyant les approvi- sionnements de façon anarchique. Par exemple, 20 000 hommes arrivaient à Brest alors que le port n’était pas équipé pour le débarquement des troupes. Elles devaient alors rester dans le bateau avant d’être transférées par train à Bordeaux plusieurs jours plus tard. L’arrivée des troupes américaines à Saint-Nazaire (juin 1917) origine SPA-ECPAD

Les débuts de la base militaire canadienne de Valcartier Photo courtoisie, Défense nationale

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Les hommes étaient transportés par directement en France. La réception du cas où la guerre avait encore duré. Un chemin de fer, le train étant l’outil matériel fut plus simple, via les ports du réseau téléphonique et télégraphique fut principal de transport sur les longues Havre, de Brest, Saint-Nazaire, La Palice, également mis en place. distances. Il existait alors une dizaine de Bordeaux et Marseille. compagnies ferroviaires aux États-Unis. La gestion de l’ensemble des Le gouvernement américain créa d’abord Les bateaux furent essentiellement infrastructures était difficile. Dans un Conseil de guerre des chemins de fournis par les États-Unis, dont les chaque port, les Américains avaient fer afin d’assurer la coordination des moyens étaient alimentés par des affaire à deux responsables français. transports. Ce système ne fonctionnant prises allemandes et autrichiennes. Le chef d’exploitation du port était en pas, le gouvernement américain décida Une capacité d’un million de tonnes fut charge du positionnement des bateaux, ensuite, le 26 décembre 1917, la mise en toutefois offerte par des bateaux neufs. de leur déchargement, des aires de régie de tous les réseaux de chemins de 45% du transport des troupes furent stockage. Le régulateur des chemins de fer. assurés par les Américains. En outre, de fer fournissait le matériel nécessaire et nombreux flux de transport passèrent réglait les transports par voie ferrée. Au début de l’année 1918, le programme par les régions de Saint-Nazaire et de qui prévoyait l’envoi d’un million Bordeaux. Aux États-Unis, le Service of supply et d’hommes fut modifié. Un nouveau la direction des ports de l’Atlantique programme planifiant l’envoi de 5 Au total, au 11 novembre 1918, avaient été étaient chargés de l’embarquement millions d’hommes au 1er janvier 1919 installés en France des dépôts de vivre à des matériels. Des problèmes de fut élaboré. Ce « Programme des 45 et 30 jours, des zones de repos pour fonctionnement furent générés par 75 000 tonnes » promettait l’arrivée les permissionnaires dans les Alpes, l’absence de centralisation de la quotidienne de 75 000 tonnes de les Pyrénées et sur la Côte d’Azur, des demande aux États-Unis : différents matériel et de 10 000 à 12 000 hommes hôpitaux et des zones de cantonnement. services, l’infanterie et le génie par dans les ports français. La construction de nouvelles voies exemple, réclamaient des moyens de ferrées avait par ailleurs été prévue au transport. Or la coordination était Québec envoya 11 000 hommes, Montréal 34 000, Saint-John 1 000, L’arrivée des troupes américaines à Saint-Nazaire (juin 1917) origine SPA-ECPAD Halifax 3 000, Portland 6 000, Boston 46 000, New York 1 656 million. Philadelphia, Baltimore et Norfolk envoyèrent également des hommes. Le total s’éleva à 2 086 millions d’hommes.

Beaucoup d’entre eux débarquèrent en Grande-Bretagne, les ports français ne suffisant pas. Liverpool en accueillit 844 000 et Bristol, Falmouth, Southampton, Londres en reçurent également, soit au total 1,02 million d’hommes. Une flotte spéciale de péniches fut affrétée pour traverser La Manche. Un million d’hommes arrivèrent n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 79 difficile entre le Shipping board et Service of supply.

Il n’existait aucune unité entre l’intendance, la santé, le génie et l’armement aux États-Unis, tandis que la France souffrait d’un problème de coordination entre les ports et les chemins de fer.

En conclusion, à partir du mois de mai 1918, de 250 000 à 300 000 hommes venant des États-Unis débarquaient chaque mois. Le 11 novembre 1918, 2 millions d’hommes étaient donc arrivés en France en 19 mois. Près de 4 millions d’hommes étaient également mobilisés aux États-Unis. 70 000 chevaux avaient été envoyés en France et 15 millions de tonnes de matériels y étaient arrivées.

Cet effort logistique fut considérable. La Première Guerre mondiale a vu naître une armée américaine importante. La France avait contribué à la création de cette armée qui ne comptait, je la rappelle, qu’un peu plus de 100 000 hommes au début de l’année 1917. Elle fut portée sur les fonts baptismaux par l’armée française, notamment par le quatrième bureau du grand quartier général. L’armée française disposait d’organismes de formation et fournissait l’ensemble du matériel de guerre, mis à part le fusil américain.

Enfin, 50 000 Américains tombèrent au combat lors de la Grande Guerre. Parmi les 2 millions d’hommes arrivés Affiche dessinée par Howard Chandler Christy, collectée par l’U.S. Food Administration. en France, seuls 170 000 d’entre eux Educational Division. Advertising Section. 1/15/1918-1/1919 étaient réellement opérationnels, soit un © U.S. National Archives and Records taux de perte considérable. Administration « pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 80 Transports

La mise en œuvre d’une flotte de transport de l’État pendant la guerre

Michel Bergeyre, Mission des archives publiques des ministères de l’écologie (MEDDE) et du logement (MLET)

L’existence de la flotte d’État aura été brève, de 1916 à 1921. La situation du transport maritime en matière de réquisition fut très différente de celle du transport ferroviaire. Elle n’intervint sur la totalité des moyens maritimes et commerciaux français que le 12 février 1918 et dura donc fort peu de temps. En août 1914, ces moyens maritimes n’avaient été que partiellement mobilisés.

L’histoire de la flotte d’État s’était ouverte avec la création du secrétariat d’État à la marine marchande, un peu plus d’un an avant le début du conflit, le 22 mars 1913. La création de cette administration civile au sein d’une administration militaire s’expliquait par la fusion historique entre la structure militaire, la Marine nationale, et les structures civiles, la marine marchande. Arsenal de Brest, port et ateliers photographie de presse, Agence Meurisse (1910) © BNF, Gallica En 1913, le secrétariat d’État, confié à Ce dernier avait pour but de rationaliser Par manque de personnel, l’Office Anatole de Monzie, rassemblait au sein les nombreuses aides allouées à la flotte du transport maritime, qui disposait du ministère de la marine les affaires marchande. L’Office fut le creuset de la uniquement des inspecteurs s’occupant concernant l’ensemble du secteur civil : future flotte d’État. Mais il devait initialement du contrôle des compagnies de les pêches maritimes, l’établissement organiser une sorte de service public navigation subventionnées, ne put national des invalides de la marine maritime, dans l’esprit de l’Office national de être véritablement mis en œuvre. À chargé des retraites des marins, le la navigation, du contrôle des chemins de fer l’éclatement du conflit, il se fondit bureau d’hydrographie et surtout et de la nationalisation des chemins de fer de dans la direction du transit maritime, à l’Office des transports maritimes. l’Ouest. vocation militaire. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 81

Placée au service de l’autorité militaire, la tâche de cette direction du transit maritime reposait sur l’affrètement des navires marchands français, par contrat d’affrètement privé, pour les besoins de la défense. Par exemple, il assura pour le ministère de la guerre l’acheminement de plusieurs dizaines de milliers de chevaux achetés à l’Argentine et destinés à l’armée, du salpêtre et du nitrate, nécessaires aux explosifs et à l’armement, ainsi que du cuivre du Chili.

Au mois d’août 1914, les navires français reçurent l’ordre de rallier les ports métropolitains et d’y déposer leur équipage. Les matelots et les officiers furent alors transférés dans la Marine nationale pour accomplir leur devoir. La Marine nationale n’ayant pas besoin Le Suffren cuirassé français, photographie de presse, Agence Rol (1916) © BNF, Gallica d’eux, ils furent versés dans l’Infanterie. Les navires ne furent réarmés que latine. En proie aux sous-marins et sous-secrétaire d’État à la marine mar- progressivement en fonction des aux corsaires allemands, les voiliers chande entre 1915 et 1917. Compte tenu besoins du transit maritime et de la subirent une hécatombe en 1915-1916. des pertes occasionnées par la guerre défense. sous-marine allemande et de l’am- La crise de l’approvisionnement néces- pleur des besoins, Louis Nail acheta Avec les liaisons coloniales, une grande sita l’intervention du ministère des des navires d’occasion et commanda part du trafic était alors effectué sur Travaux publics, le 12 décembre 1916, des navires neufs au nouveau service l’Atlantique sud, la France commandant dirigé alors par Edouard Herriot, assisté de la construction navale formé en juil- de nombreux matériaux en Amérique d’Albert Claveille et de Louis Nail, let 1917. La flotte d’État fut constituée à

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Guerre de 1914 (marine) bateau servant au transport des avions, photographie de presse, Agence Mondial © BNF, Gallica

partir de ces commandes inscrites sur le royale britannique assurait l’essentiel spécifiques mais reprit un modèle budget du ministère des Travaux publics. du blocus et de l’affrontement direct conçu juste avant le conflit par la Le premier type de commande pour la avec la marine allemande. Les cuirassés Compagnie auxiliaire de navigation qui flotte d’État fut adressé aux arsenaux furent remplacés sur cales par des avait nommé ainsi sa première unité. de la marine. Établissements militaires, cargos. Ces bâtiments allaient révéler un les arsenaux étaient disponibles manque de sécurité lors de leur mise pour une telle utilisation puisqu’ils Trois types de navires, dont 22 en service. Une centaine de chalands étaient occupés depuis 1914 par la grands cargos de type Marie-Louise, en ciment armé fut également construction d’une série de cuirassés furent commandés mais ne seront commandée. Ils constituaient le devenus inutiles. Les cuirassés s’étaient livrés qu’en 1921, après la fin de la modèle le plus innovant. Seule une révélé vulnérables face aux sous- guerre. Pour ceux-ci, le ministère des trentaine d’entre eux purent être livrés marins allemands, alors que la Marine Travaux publics ne créa pas de navires avant la fin du conflit. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 83

Autant l’action du ministère des Travaux limité dans le temps, ces bâtiments En conclusion, alors qu’en matière publics a été considérée comme correspondaient au cadre du cabotage d’équipement ferroviaire le matériel fructueuse dans le domaine des chemins et de l’économie américains. Ils ne commandé par le ministère des Travaux de fer, des commandes « TP » au rachat pouvaient l’être dans les conditions de la publics se révéla être un succès, ce ne fut de matériel américain, autant on dut marine française où le gréement carré, pas le cas en matière maritime. L’échec constater, au cours de sa liquidation en la coque solide et l’équipage nombreux ne s’explique pas par un manque de 1921, que la flotte d’État posait de graves caractérisaient les cap-horniers. compétence allégué par les critiques et problèmes. la presse. La mission Tardieu disposait Sur 27 goélettes, 2 goélettes furent comme expert d’Alphonse Rio, un Cette flotte avait coûté cher : 1,425 achetées par un armateur américain marin d’origine qui devint ministre de milliard de francs. Or elle devait être et 2 autres par des entrepreneurs la Marine marchande. Il avait débuté sa revendue aux armateurs, une partie de Brest pour servir de ponton. Les carrière de marin comme mousse pour du coût devant leur être directement navires restants furent démantelés. devenir capitaine sur les cap-horniers versée afin de compenser les pertes L’affaire en gardiennage coûta très puis inspecteur de la navigation. Il de guerre. L’État n’obtint de la cession cher à la direction des transports connaissait parfaitement les voiliers et que 225 millions de francs. Générée par maritimes. Seul le métal fut récupéré. avait effectué les commandes auprès l’absence de repreneurs pour les navires, Les goélettes avaient coûté d’autant des États-Unis en toute connaissance cette situation donna lieu au scandale du plus cher que la valeur du franc avait de cause. « milliard des armateurs », identifié ainsi beaucoup diminué par rapport à celle par la presse et les parlementaires. du dollar, ce qui alimenta le scandale et Les circonstances auront contribué à un long contentieux avec les États-Unis. ce qu’on dépensât de l’argent public, Les commandes de la mission au nom de l’effort de guerre, pour des Tardieu aux États-Unis furent les plus D’autres types de navires posèrent des navires qui se révélèrent inutilisables. critiquées. Dès leur entrée en guerre, problèmes de sécurité ou d’usage. Les L’urgence avait primé en 1916-1917. Dans la mission conduite par André Tardieu activités et le prix du fret, considé- le cas des schooners, ce sont les diffé- fut chargée d’acheter sur le marché rables pendant la guerre, baissèrent rences entre les habitudes américaines américain des équipements livrables le plus rapidement que prévu. De nom- et les attentes des Français qui furent plus rapidement possible. Seules des breux navires avaient été construits aux déterminantes. Alors que l’opinion goélettes-schooner en bois, fabriquées États-Unis, au Japon et en Angleterre publique stigmatisait les « profiteurs industriellement et en très grande alors que la chute des empires et le pro- de guerre », le scandale des armateurs série, étaient proposées dans le cadre tectionnisme affectaient les anciennes émergea de ces difficultés. Le souvenir de l’Emeegency fleet. La première routes commerciales. En 1914, le ton- de cette expérience malheureuse pour- goélette, le Gerbeviller, fut achevée nage global de la flotte mondiale était suivit les services du secrétariat d’État en juin 1918 sur le chantier de Seattle- estimé à 43 millions de tonnes, en 1919, à la marine marchande jusqu’au lende- Tacoma. Les suivantes n’arrivèrent il atteignait 44,7 millions de tonnes. main de la Seconde Guerre mondiale, au Havre qu’en janvier 1919 pour être le prévenant contre les achats d’ur- rejetées par les armateurs. La flotte devint un fardeau pour l’État, gence et les fabrications de guerre. Le d’autant plus que des navires saisis dénouement allait cependant être tout Les marins français refusèrent d’utiliser arrivèrent en France en provenance différent. les goélettes. Peu habitués à ce type d’Allemagne et de Russie. Jusqu’en  de navire, ils les accusèrent d’être 1934, la liquidation se poursuivit avec mal construites. Destinés à un usage peine.

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 84 Transports

Le transport maritime des matières premières pour les besoins des industries de guerre

Alexander Bostrom, doctorant à Lincoln College (Oxford)

Je présenterai les efforts mis en œuvre La France rencontra pour fournir les ressources nécessaires aux industries d’armement. Dans une des difficultés guerre axée sur l’artillerie, la production d’armements et le ravitaillement d’approvisionnement en en matières premières étaient des éléments clés. Je me concentrerai matières premières pour sur les problèmes rencontrés par le gouvernement français quant à la l’économie de guerre disponibilité des matières premières et sur les réponses apportées. Les premiers problèmes français provenaient de l’anticipation d’une Le gouvernement disposait de deux guerre courte qui affecta les modalités Rouen, pont transbordeur photographie de presse, modes d’action : en France même, il de la mobilisation. La France n’avait Agence Rol (1908) © BNF, Gallica tenta d’augmenter et de développer la production nationale ; à l’étranger, il chercha à importer des matières premières de Grande-Bretagne et des États-Unis.

Au début de la guerre, la responsabilité relevait de différents services. À la fin de la guerre, elle dépendait entièrement du ministère des Travaux publics, suite à de nombreuses complications logistiques. Par exemple, la qualité des importations posait problème, les ports étaient encombrés à cause de l’importance du tonnage qui n’était pas compatible avec les capacités physiques du transport maritime. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 85

prévu aucune alternative permettant la de 386 000 tonnes en 1913 à seulement production dans la durée de matériels 94 730 tonnes au mois de septembre et l’approvisionnement en matières 1915. premières. Les problèmes furent exacerbés par l’impact de l’invasion En raison de l’invasion allemande, un allemande. important changement géographique s’opéra dans la production française. La Au cours des premiers mois de la guerre, production de fonte et d’acier se déplaça. les pertes matérielles furent sévères : En 1916 et en 1917, le rendement dans le la France perdit 64% de sa capacité de nord de la France équivalait à seulement production en fonte, 62% en acier, plus un tiers de celui de 1913, alors que le de 50% en charbon. La France était rendement dans l’est s’élevait à 10% alors désavantagée pour la disponibilité des chiffres d’avant-guerre. La reprise des matières premières. La situation commença principalement dans le sud- menaçait de mettre en péril la capacité ouest, grâce aux hauts-fourneaux de de l’armée à continuer la guerre sur le Gironde, et dans l’ouest, grâce aux front. hauts-fourneaux de Caen et de Rouen construits pendant la guerre. Au début de la guerre, un nombre croissant d’usines fermèrent ou L’étendue de la reprise de la production limitèrent le volume de travail : la française fut indéniable et manifeste. Si mobilisation retenait tous les hommes la France avait pu récupérer les forges Vue de Rouen les quais bondés, rive droite, au en âge de travailler au front et entraînait des régions envahies, la capacité de pied du pont transbordeur, pour l’arrivée de M. Millerand, le 26 juillet 1921, agence roll © BNF, un manque de main-d’œuvre à l’arrière. production d’acier se serait élevée Gallica La production mensuelle d’acier diminua au double de celle d’avant-guerre. L’industrie parvint à doubler sa capacité de production d’acier entre 1915 et 1917. Parallèlement, la production d’énergie hydroélectrique doubla afin de contrebalancer le manque de charbon.

Cependant, les exigences de disposer de suffisamment d’acier et de fonte augmentaient quotidiennement. L’écart entre la production et les besoins nécessaires ne cessait de grandir. Afin de combler les lacunes de la production nationale, la France chercha de l’aide à l’étranger. Elle compta énormément sur la marine marchande britannique qui représentait quasiment la moitié du tonnage vapeur mondial, soit un niveau

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infiniment supérieur à celui de la marine Au contraire, il prit des mesures qui façon indépendante afin de se procurer marchande française, dont le tonnage désorganisèrent la production. Ignorant auprès des autorités britanniques s’élevait seulement à 4,2% du tonnage alors les conséquences du manque les tonnages supplémentaires qu’ils vapeur mondial. de moyens de transport nationaux estimaient indispensables : l’un réclamait sur l’effort de guerre et l’économie de des bateaux pour transporter de l’acier, Les importations d’acier augmentèrent. guerre, il réquisitionna tous les chantiers un autre pour le charbon ou encore pour Alors qu’en 1913 la France importait de construction navale et les transforma les céréales. 53 000 tonnes d’acier, elle en importait en usines. 722 000 tonnes en 1915 et 1,864 million Le général Gassouin tenta d’établir de tonnes en 1916. Ces importations Il n’existait alors aucune organisation une certaine cohérence en créant la permirent aux usines françaises de qui aurait pu exercer un contrôle commission militaire des corps maritimes produire les armements nécessaires, général sur l’utilisation du tonnage en mai 1915. Elle réunissait des délégués avec le soutien apporté par des de bateaux. Au début de la guerre, du ministère des Travaux publics, de initiatives du gouvernement. chaque service se servit des bateaux l’état-major et de l’intendance militaire. existants pour satisfaire ses besoins Elle visait à faciliter l’acquisition de Malheureusement, le transport maritime particuliers, sans chercher à assurer ressources en matières premières pour se trouvait dans une situation complexe. une liaison avec les autres organismes. les besoins de l’arrière et la population. Régler le problème du tonnage disponible Ces services agissaient également de était difficilement envisageable dans son ensemble, d’autant plus que les difficultés Hommes du sous-marin U-9 acclamés par les marins allemands dans le port avec des navires de apparurent dans toute leur ampleur au guerre, dessin agence Roll © BNF, Gallica moment où le gouvernement s’y heurta. Le gouvernement étudia plusieurs solutions logistiques susceptibles de remédier à ces difficultés.

L’une d’entre elles aurait consisté à développer la production de navires sur le territoire national, notamment via l’augmentation de la capacité et du rendement des chantiers navals existants.

Au début de la guerre, le gouvernement fut loin d’opter pour cette solution. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 87

Après la perte de 300 000 tonnes de tion, en favorisant le cabotage grâce aux mesure de contrôle de l’utilisation de la bateaux à vapeur coulés par des sous-ma- navires de pêche et en centralisant les flotte. Ce fut la première d’une série de rins allemands au début de l’année 1916, besoins de transport de façon à utiliser mesures de restriction et de contrôle de la question du transport maritime com- les navires à pleine capacité. la marine marchande. mença figurer au premier plan des préoc- cupations gouvernementales. Le sous-se- La première décision du Comité fut Mais les problèmes crétariat d’État à la Marine marchande, transposée dans le décret du 4 avril 1916 constitué en mars 1915, demanda la créa- où on interdisait aux navires français les persistaient tion d’une organisation interministérielle voyages d’un port étranger vers un autre qui devint le Comité des transports mari- port étranger, ainsi que les voyages à partir Malgré le résultat intéressant obtenu times, le 29 février 1916. Ce Comité cher- des ports français qui ne comportaient après quatre mois d’essais, le cha à améliorer le rendement des moyens aucune utilité pour le ravitaillement du gouvernement développa une autre de transport en contrôlant leur utilisa- pays. Le décret constitua la première solution : le ministère de la marine

Au Creusot le Colonel Rimailho fait visiter l’usine des forges et aciéries de la marine à Saint-Chamond aux journalistes, meurisse 1915 © BNF, Gallica

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fut dessaisi du contrôle des chantiers En outre, la qualité de l’acier importé montre que les usines recevaient des maritimes, le Comité des transports des États-Unis n’était pas aussi ressources pour produire, que les maritimes fut supprimé et remplacé. satisfaisante que celle de l’acier armements étaient produits en quantité français, ce qui compliquait la tâche des et que l’armée française continua de La compétition entre les deux usines d’armement. Quoi qu’il en soit, se battre sur le front pendant plus départements ministériels de la marine l’encombrement des ports gênait le de quatre ans. En dépit de l’absence et des travaux publics se termina au débarquement des produits importés et de réponses ad hoc apportées pour bénéfice du second et de la technicité provoquait des retards dans l’ensemble résoudre toutes les difficultés, l’aide d’un ministère civil. Les deux ministères du système de production d’armement. qu’apporta le gouvernement français militaires furent dessaisis de tous les Les moyens alloués au déchargement au transport maritime fut finalement un sujets touchant au transport maritime. de quantités considérables de produits succès. Un directeur des transports dépendant pondéreux dans les ports français  du ministère des Travaux publics fut étaient clairement insuffisants, ce qui nommé et le sous-secrétariat d’État de provoquait des retards se répercutant, la marine marchande y fut incorporé. en amont, sur l’ensemble des flux Échanges avec la salle maritimes et, en aval, sur les usines En dépit de ces changements, la elles-mêmes. Intervenant situation continua de se détériorer Georges Ribeill a évoqué le problème en raison de la guerre sous-marine De nombreux travaux devaient être de la traction des bateaux transitant menée par les Allemands. Le 17 avril menés par l’État dans les ports car par les canaux. Ce dernier mode 1918, le gouvernement français décida il était nécessaire de les agrandir de transport était apparu dès la fin la réquisition générale de la flotte afin qu’ils fussent en mesure de du XIXe siècle, comme en témoigne de commerce portant son pavillon. réceptionner, décharger, transporter et l’expérience des tractions à vapeur. Il L’utilisation du tonnage était mauvaise évacuer les produits. Les travaux furent était lié à l’importance du trafic sur les car une partie de cette flotte échappait réalisés dans la mesure du possible voies navigables du nord, notamment au contrôle interallié. grâce à l’intérêt que prêtaient à cette en matière de charbon, vers le marché question le sous-secrétariat d’État aux parisien. La guerre fut un catalyseur du Le gouvernement français, en transports, les Chambres de commerce problème. L’absence de ports assurant particulier le ministère des Travaux et le secteur privé. Le port de Rouen le raccordement entre les voies publics, eut à faire face à plusieurs qui, pendant la guerre, fut le premier ferroviaires et les voies navigables était problèmes supplémentaires à partir port de France, vit son outillage croître un problème ancien. du mois de décembre 1916. Les de 40%. conséquences de la guerre sous-marine Intervenant menée par les Allemands en 1917 sont Le problème des matières premières J’ai travaillé sur la bataille de la Marne. bien connues. De plus, l’attribution resta aigu pendant toute la durée de Les trains servaient essentiellement d’un tonnage spécifique destiné aux la guerre. Le manque de préparation à transporter des blessés et des importations se faisait au détriment avant 1914 généra des problèmes marchandises. Cependant, les troupes des matières premières. L’arrivée de d’organisation qui furent seulement étaient épuisées. À partir de quel l’armée américaine en 1917-1918 exerça partiellement résolus après la moment les trains furent-ils utilisés une pression supplémentaire sur un centralisation du transport maritime pour ménager les soldats en assurant système de transport maritime déjà par le ministère des Travaux publics. les mouvements de troupes ? Lors de surchargé. Toutefois, l’histoire de la guerre la bataille de la Marne, les troupes n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 89 situées sur le front de Lorraine furent avait adopté cette norme à quelques de Versailles imposèrent aux Allemands rapatriées vers le bassin de la Marne via millimètres près, ce qui n’empêchait l’adoption de normes différentes. les chemins de fer. L’armée donnait la pas les wagons de rouler sur l’ensemble Finalement, les Allemands adoptèrent un priorité au déplacement des troupes les des voies. Cependant, leur stabilité train compatible avec l’attelage européen. plus éloignées. n’était pas assurée. La situation était Les batailles de normes ont traversé Par ailleurs, de quand date la mise en donc critiquable en termes d’usure et de également l’histoire du TGV. place du standard unique en matière sécurité. d’écartement ferroviaire ? S’il existait un De plus, les Allemands n’étaient pas Intervenant écart de deux ou trois centimètres entre parvenus à imposer des normes à Le sens de circulation des trains différait : chaque région, un trajet entre Bordeaux l’ensemble de leur réseau. Entre les deux ils roulaient à droite en Allemagne, à et Verdun nécessitait un changement guerres, chaque compagnie disposait de gauche en France, sauf en Alsace-Moselle. de train. L’unification fut-elle réalisée son propre gabarit en termes de largeur pendant la guerre et de quelle manière ? de quai et de voiture. L’unification fut Georges Ribeill très longue. Lorsque les Allemands avaient récupéré Georges Ribeill Par ailleurs, le rail allemand, très l’Alsace-Moselle en 1871, ils avaient Les permissions ne commencèrent qu’au puissant avant 1914, couvrant une partie remis le réseau aux normes allemandes. mois de juin 1915. En outre, je ne suis de l’Europe centrale, fut démembré De même, lorsque l’Alsace-Moselle pas un spécialiste des trains sanitaires, par les Français en 1919-1920. L’Union réintégra le territoire français en 1918, mais je sais qu’ils faisaient l’objet d’une internationale du chemin de fer fut son réseau fut adapté aux normes coordination spécifique. Plusieurs gares inventée. Basée à Paris et présidée par un françaises. Elle avait un statut complexe leur étaient réservées. Français, elle visait à assurer un réseau et spécifique. L’écart s’élevait globalement à 1,435 européen inter-opérable à long terme.  mètre. Cependant, chaque réseau De même, plusieurs articles du traité

Le Pont de Trilport (Seine et Marne), détruit pendant la bataille de la Marne, est reconstruit par le génie Français crédit SARDO SNCF

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 90 Mobilités L’accélération du développement de nouveaux modes de mobilité pendant la guerre

Mathieu Flonneau, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, association P2M « Passé-Présent-Mobilité »

Permettez-moi, en plus des Antoine Prost, dont j’ai été l’étudiant succès de la Grande Guerre à laquelle remerciements certes d’usage mais bien et qui fut surtout mon patron de thèse, ils avaient participé directement sur le réels, de commencer par un rappel. avait eu lui-même justement pour front. La logique de la « guerre totale » et directeur de recherche le doyen Pierre l’importance stratégique de la logistique Appartenant au laboratoire IRICE (UMR Renouvin. Ce dernier avait entrepris ses furent appliquées à ces modes de Identités, relations internationales et premières études d’histoire (presque) transport qui « motorisèrent » la guerre. civilisations de l’Europe), qui associe « immédiates » consacrées à la Première des chercheurs et des enseignants- Guerre mondiale. Dans un ouvrage récent, dirigé par Jay chercheurs provenant des universités Winter et paru à l’occasion du Centenaire, Paris 1 et Paris 4, j’ai été heureux Je vois dans cette généalogie sommaire avec pour ambition une histoire trans- d’avoir été associé comme partenaire à un rhizome supplémentaire de l’histoire nationale de la Grande Guerre, Robin l’organisation du colloque international qui justifie également cette journée. Prior, historien australien, évoque l’inté- planifié aujourd’hui. rêt d’étudier les aspects logistiques de la La session portera sur les nouveaux « guerre totale », au-delà des as et des Le laboratoire fonctionne en étroite modes de mobilité qui émergeaient et qui duels d’aigles que pouvaient incarner collaboration avec l’Institut Pierre s’étaient affirmés pendant la guerre. Cela encore les représentations historiogra- Renouvin qui, à l’Université Paris 1 est bien connu. L’aviation et l’automobile phiques traditionnellement liées à l’avia- Panthéon-Sorbonne, fédère six sortirent de la phase innovante de leur tion. Il y dessine les contours d’un pro- centres de recherches en histoire des mise au point par des pionniers, par le gramme de recherche, qu’il estime devoir relations internationales et des mondes haut en quelque sorte, en passant par désormais se concentrer bien davantage étrangers. Le fait est que cet institut est la voie grandiose de l’héroïsme dont sur la technologie et la technocratie que directement lié à l’histoire de la Première les hommes qui animaient ces activités sur la biographie. Il ajoute, en prenant Guerre mondiale. Bien que je n’y sois avaient su témoigner au cours du conflit. notamment l’exemple du ministère bri- pas rattaché directement et que je ne De ce point de vue, la mémoire glorieuse tannique des munitions, que c’est ce der- sois pas spécialiste du sujet des points et vite entretenue de ces moyens de nier qui détermina en grande partie l’is- de vue diplomatique ou militaire, je m’en transport les a confortés pour la suite de sue victorieuse du conflit et qu’il mérite sens redevable puisque le Professeur leurs usages. Ils sortaient auréolés de donc dorénavant une histoire cohérente. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 91

Cette focale avait déjà été abordée en France dans un numéro spécial du « Mouvement social », dirigé en 1977 par Patrick Fridenson, qui s’était intéressé à « l’autre front ».

Aujourd’hui, avec cette session, l’on entreprend modestement une histoire du ministère des Travaux publics qui eut un rôle déterminant dans la guerre, notamment en matière de transports. Le général Ludendorff concéda ainsi dans une déclaration « la victoire du camion français sur les chemins de fer allemands ». Sa phrase, souvent reprise, reste légendaire. Il convient d’en approfondir les arguments. C’est ce à quoi nos intervenants vont s’atteler.

Gardons à l’esprit le fait suivant qui, à force d’évidence, n’est plus vu : tout avait dû, à l’époque, être déterminé à l’aune de l’effort de guerre et de l’impératif catégorique de la victoire. À la mode, une histoire environnementale de la guerre et du fait militaire pourrait être rédigée…Or, repousser l’anachronisme est la seule prérogative méthodologique de l’Histoire : dans l’ensemble des contours de la guerre telle qu’elle fut menée, cette perspective n’a pas de sens. Il n’est pas non plus question de détailler une histoire militaire des techniques ou une histoire technique du fait militaire mais plutôt de réinscrire ces perspectives dans l’histoire générale des éco-systèmes de mobilité.

Expostion en ligne, le ministère des Travaux publics dans la guerre, commentaire vidéo de Mathieu Flonneau http://www.expo14-18.developpement-durable.gouv.fr/

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 92 Mobilités

Verdun et la logistique du transport routier

Philippe Brossette, président de la Fondation Berliet

Je vais vous présenter la réponse Comme on pressentait les difficultés de élevé au grade d’officier ; il était capitaine de l’industriel Berliet à la demande ravitaillement de la région fortifiée de d’artillerie dans les batteries de montagne logistique résultant de l’effort de Verdun, une réunion des représentants à Grenoble. Né en 1880, son fils, Joseph guerre lors de la bataille de Verdun. des organismes de transport fut Aimé, brillant élève, entra à l’École organisée, le 19 avril 1916, à Bar-le-Duc, Polytechnique à 18 ans. Il étudia à l’École Dès le début des hostilités, le à laquelle participa le capitaine Doumenc. d’application de l’artillerie et du génie département de la Meuse fut attaqué. La famille Doumenc est originaire de de Fontainebleau. Il choisit de rejoindre Après la prise de Saint-Mihiel, la place l’Ariège. Servant dans l’armée du Second l’artillerie de montagne et, à 27 ans, fut forte de Verdun se trouvait en position Empire, Ovide Doumenc, le père, avait été admis à l’École supérieure de guerre. délicate. Trois lignes ferroviaires existaient, dont les deux premières du réseau Est, avec l’écartement normal de 1,435 mètre :  la ligne 5, de Châlons-sur-Marne à Conflans-Jarny ;  la ligne 19 suivant la vallée de la Meuse et desservant Saint-Mihiel ;  la troisième ligne, à voie métrique, le Meusien, qui reliait Bar-le-Duc à Verdun.

À la fin du mois de septembre 1914, le trafic sur la ligne 5, qui était à portée des canons ennemis, était fréquemment interrompu, tandis que la ligne 19 était coupée par le saillant de Saint-Mihiel. Or le Meusien avait une faible capacité de transport. À l’automne 1914, la route n’était encore qu’un chemin. Les militaires mirent à profit l’année 1915 pour l’élargir à 7 m et l’empierrer. Travaux d’empierrage de la route de Bar-le-Duc à Verdun, 1915. © Fondation Berliet n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 93

quitta l’armée en 1942. Passionné de Dès 1904, le ministère de la guerre montagne, il mourut accidentellement avait eu l’intention de faire concou- en 1948 dans le massif du Pelvoux. rir des fourgons militaires, mais le pro- jet tourna court. En 1905, en lien avec Depuis 1905, à l’initiative d’une poignée l’armée, l’Automobile club de France de militaires convaincus, deux commis- (ACF) organisa le premier concours de sions (le transport militaire par automo- véhicules industriels de catégorie mili- bile, la technique des automobiles du taire, en offrant des primes. Le concours service de l’artillerie) se consacraient consistait à parcourir un circuit fermé au problème de l’introduction du trans- en sept étapes. À son issue, les trois port motorisé dans les armées. En avril fourgons classés premiers devaient 1913, le général Joffre, chef d’état-major être achetés par l’État à condition qu’ils de l’armée, signa une instruction pro- aient satisfait à tous les critères requis. visoire sur l’utilisation des véhicules Les quatre suivants devaient recevoir motorisés en temps de guerre. une prime en espèces. Un diplôme était remis à tous les concurrents dont les Lors de la déclaration de guerre d’août véhicules avaient participé à l’ensemble 1914, l’armée ne disposait que de 200 des épreuves. Parmi les critères retenus véhicules. Les dispositions du concours pas le jury, étaient inclus la puissance Le capitaine Joseph-Aimé Doumenc © Fondation Berliet annuel du véhicule industriel, institué du moteur, la simplicité, l’accessibilité par le ministère de la guerre, permirent des composants, la consommation de en quelques semaines de réquisitionner combustible et de graisse, le fonction- Après son expérience militaire dans les 7 000 camions. nement et la résistance des différentes confins algéro-marocains, il fut nommé adjoint au directeur des services automobiles de l’armée au moment de la déclaration de guerre. Il en devint directeur en 1917, en sa qualité de commandant. Ses fonctions l’amenèrent à concevoir dans l’urgence la logistique du transport routier qui permit le ravitaillement de Verdun. Aux côtés du général Estienne, il participa à la création des premiers chars d’assaut. Il gravit les échelons. En 1938, il appartenait au Conseil supérieur de guerre. Promu général d’armée en 1939, il fut envoyé à Moscou comme chef de la délégation française, chargé de négocier un accord militaire avec l’URSS. Ce dernier tourna court lorsque l’URSS signa le pacte germano-soviétique. Joseph Doumenc Concours militaire de poids lourds, 1908 © Fondation Berliet

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composants, la résistance des roues et des bandages, l’efficacité des freins et le rapport de la charge utile au poids total.

À partir de 1909, les acheteurs de modèles primés recevaient une prime à hauteur de 30% du prix d’achat, ainsi qu’une prime d’entretien pendant trois ans dans la mesure où ils présentaient tous les ans leur camion à une commission chargée de vérifier le bon état du véhicule. En contrepartie de ces avantages, le matériel et le chauffeur seraient réquisitionnés en cas de mobilisation. La Voie Sacrée. © Fondation Berliet Les marques françaises exerçaient alors un fort attrait. Il y avait 6 marques en 1910, 13 en 1914. Berliet et de Dion- Bouton était la seule marque à posséder autonomie : 4 sections formaient un Photo de la voie sacrée. © Fondation Berliet des véhicules primés chaque année : groupe et 5 à 6 groupes constituaient un les types Berliet CAV, CAT, CVA furent groupement, soit environ 500 véhicules. respectivement primés en 1911, 1912 À la fin de l’année 1915, 5 groupements et 1913. En 1913, parmi les 17 marques existaient : ils furent 13 en 1916, 25 en françaises participantes, 7 étaient 1918. La réserve constituait une force lyonnaises : Barron-Vialle, Berliet, Cottin disponible supplémentaire. & Desgouttes, La Buire, Luc Court, Rochet-Schneider et Vermorel. Lors de la réunion du 19 février 1916, le capitaine Doumenc expliqua aux Pour assurer la répartition des automobiles participants que l’essentiel du trafic ne en fonction de leur capacité et de leur pouvait être assuré que par l’unique usage, 8 sections avaient été créées : route entre Bar-le-Duc et Verdun et que transport de matériel (TP), transport de celle-ci devait être gérée par le service personnel (TP), ravitaillement de viande automobile de l’armée à travers une fraîche (RVF), section automobile sanitaire commission régulatrice automobile (SAS), section routière (TMR), transport (CRA). Cet itinéraire est ce qu’on a de personnel télégraphique (TPT), section appelé depuis la Voie sacrée. des munitions d’artillerie (SMA), section parc automobile (SPA). La route, longue de 75 km, était divisée en 6 cantons à la tête desquels un chef Chaque section comprenait en moyenne de canton disposait des moyens de 20 camions, dont un camion-atelier et une liaison, de surveillance et de dépannage remorque-cuisine autorisant une relative nécessaires au maintien permanent de la n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 95

de la chaussée, des entrepôts avec des gardes chargés de surveiller les camions furent rapidement implantés le long des circuits de Regret et de Nixéville.

La logistique, rapidement opération- nelle, permit d’absorber jour et nuit un trafic ininterrompu dans les deux sens de 3 500 camions répartis en 42 groupes et transportant en moyenne chaque semaine 90 000 hommes et 50 000 tonnes de matériel, ainsi que 800 ambulances, 200 autobus, 500 trac- teurs d’artillerie et 2 000 voitures de liai- Vue de la voie sacrée. © Fondation Berliet son. Ponctuellement, le trafic atteignit 300 véhicules par heure à une vitesse moyenne de 15 à 20 km/heure. Au total, plus de 2,4 millions d’hommes et 2 mil- circulation sur sa portion de route. Tout est assez simple. Les difficultés étaient lions de tonnes de vivres, de munitions et véhicule en panne était rejeté sur le bord bien plus grandes quand on considé- de matériels transitèrent par cette route. de la route. Il fut décidé que la voie serait rait la question de l’exploitation, c’est- Hommes et matériels furent mis à rude à double sens et que seuls les véhicules à-dire celle du chargement des troupes épreuve. Conduisant 18 heures par jour, à moteur pourraient l’emprunter. Le et des munitions en amont de la route souvent pendant 10 jours d’affilée, les doublement et le stationnement y et leur déchargement en aval autour de chauffeurs, comme leurs camarades du étaient interdits. Les troupes à pied et Verdun. » front, devaient tenir sans défaillir. les convois hippomobiles s’engageaient sur les chemins latéraux. Cependant, Afin de ne pas perdre de temps lors Dans les années 1920, la modeste les chariots étaient autorisés à traverser des opérations de déchargement des chaussée de Lorraine fut classée route la chaussée entre deux véhicules troupes et des munitions à Bar-le-Duc, nationale, la RN 35. Elle reçut le titre automobiles. À chaque carrefour, des la commission régulatrice des chemins officiel de Voie sacrée. Dans l’opération hommes veillaient à la régulation du de fer de Saint-Dizier, responsable de de transfert au département, elle est trafic et au respect des règles. la circulation de l’ensemble des trains devenue la RD 1916. à destination de Bar-le-Duc et des gares Plus de 700 000 tonnes de calcaire, environnantes, faisait en sorte que les Sur les camions de la Voie sacrée, extraites des carrières ouvertes de camions arrivent sur les quais au moment on vit apparaître spontanément les chaque côté de la chaussée, furent où les trains s’engageaient sur les voies premiers insignes peints sur le bois des déversées par des tombereaux hippo- de garage. En revanche, les opérations cabines. Chaque groupe choisissait un mobiles, tandis que plus de 10 000 terri- de déchargement étaient plus délicates. dessin d’inspiration variée, reproduit toriaux jetaient des pelletées de pierres Il fut nécessaire d’aménager de vastes de couleur différente selon le numéro sous les bandages des camions. Le capi- aires de stationnement pour éviter que des sections. Après les avoir interdits, taine Doumenc écrivait : « Au fond, cette le trafic sur la route ne fût perturbé. Si le commandement en réglementa question de la circulation en elle-même les dépôts initiaux étaient placés le long officiellement l’attribution et le port.

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Les insignes font désormais partie de la marchandises, l’industriel fit construire Berliet utilisa des véhicules de transport tradition militaire. Ils étaient dessinés un grand atelier de montage de châssis de sa fabrication pour acheminer des par le chef de bord qui décidait de de poids-lourds de 3 600 m2. En 1912, matériels nécessaires à ses activités l’imagerie attribuée à son bord. il se dota de moyens importants : des depuis le bassin de la Loire, soit un forges, des ponts roulants, des cabines test grandeur nature. Le camion type N Je souhaite enfin parler du rôle du de 4 000 kg, des grues pivotantes. En autorisait une charge utile de 2 500 kg. constructeur lyonnais Berliet pendant 1913, la surface totale couverte des Il était doté d’un moteur à essence la Grande Guerre. usines atteignait 47 500 m2, tandis que avec quatre cylindres, d’une boîte de l’effectif s’élevait à 3 200 personnes. La vitesse (trois vitesses avant et une Marius Berliet avait acheté en production frôlait les 4 000 véhicules, arrière), d’une transmission par chaîne, 1902 l’usine automobile Audibert dont 300 camions. de roues en bois à bandage ferré. Cent et Lavirotte, soit 5 000 m2 et 250 exemplaires en furent commercialisés.

Le type CBA, primé en 1913 en tant que 3 tonnes le fut en tant que 4 tonnes au mois de juillet 1914. Cependant, il accep- tait une surcharge permanente et trans- portait 5 tonnes. Avec une remorque à charge utile, il transportait près de 10 tonnes. Réceptionné aux mines le 17 juil- let 1913, le type CBA possédait un châs- sis en tôle d’acier embouti, un moteur à essence quatre cylindres de 5,3 litres, un développement de 25 chevaux auto- risant une vitesse de 25 km/heure en quatrième vitesse, une boîte de vitesse de 4 vitesses avant et une arrière et une transmission par chaîne. Ses roues en bois étaient équipées de bandage caout- chouc. Dès 1914, ses roues étaient fabri- quées en acier coulé.

Au mois d’octobre 1914, Berliet signa une convention prévoyant la fabrica- tion de 100 camions type CBA par mois destinés à l’armée. À partir de 1915, des Usine Berliet de Monplaisir : montage des CBA, 1916. © Fondation Berliet commandes massives furent formu- lées. À la fin des hostilités, la cadence personnes dans le quartier Monplaisir En 1914, la production de camions mensuelle atteignait 1 000 véhicules. À à Lyon. En 1907, l’usine s’étendait doubla. Si le premier camion Berliet titre de comparaison, les usines Renault sur 25 000 m2. Misant sur le type N avait été réceptionné aux mines fabriquaient alors 600 camions par mois développement du transport routier de le 11 octobre 1907, dès 1904, Marius et les usines américaines Mack 300. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 97

À partir de la fin de l’année 1916, Mathieu Flonneau l’édification des bâtiments de la nouvelle usine de Vénissieux commença à un Les camions évoqués sont exposés rythme accéléré. Alors que les pièces et conservés au sein de la Fondation du CBA étaient fabriquées dans l’usine Berliet dans un souci patrimonial trop Monplaisir, l’assemblage du CBA fut rare, ce dont nous pouvons tous nous transféré à Vénissieux. féliciter. Le musée de Verdun vous a d’ailleurs, je l’ai appris récemment de Grâce à sa simplicité et à sa robustesse, le source sûre, commandé un deuxième camion CBA fut le plus répandu de 1914 à camion. 1918, à travers 20 000 unités fabriquées. Le transport de troupes et de matériels et le ravitaillement en munitions furent ses missions principales. Toutefois, il fut également utilisé dans le domaine naissant de l’aéronautique militaire, en étant doté d’une pièce rallongée. De même, les services de santé en eurent l’utilité, notamment l’antenne chirurgicale composée de plusieurs véhicules : le CBA y transportait le bloc opératoire. De façon plus anecdotique, il servait aussi à réchauffer les boîtes de « singe » des militaires.

Outre la construction de l’emblématique CBA, Marius Berliet fabriqua des obus de 75 et 205 mm dès l’automne 1914, afin de répondre à la demande pressante du ministère de la guerre. Il acheta deux terrains à proximité des usines existantes et y édifia en hâte deux bâtiments dédiés aux obus et dont la fabrication fut assurée par une main-d’œuvre féminine. 5 000 obus furent fabriqués quotidiennement avec une perte de métal minimale et un taux de rebut de 5%, ce qui les plaçait Usine Berliet de Lyon-Monplaisir, fabrication des obus : le contrôle, vers 1916. © Fondation Berliet à la hauteur des meilleurs arsenaux. Le ministre Loucheur félicita d’ailleurs personnellement Marius Berliet pour sa triple performance : quantité, qualité et économie. « pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 98 Mobilités

L’aéronautique allemande face à la Grande Guerre. Culture, technologie, industrie

Dr Kurt Möser, professeur au Karlsruher Institut für Technologie

Avant 1914, en raison de sa dépendance L’armée allemande ignorait également réagissaient pas face à l’émergence de à l’égard de l’aviation plus lourde quel type de mission assigner à cette nouvelle force. L’armée allemande que l’air, l’Allemagne avait adopté chaque type d’avion. Par conséquent, se méfiait traditionnellement des tardivement l’aviation légère, à elle était fortement dépendante des nouvelles technologies. Les troupes l’inverse de la France et des États-Unis. constructeurs qui remplissaient un qui en faisaient l’usage bénéficiaient rôle essentiel dans la proposition, la d’un moindre prestige que les troupes Une rupture nationale s’effectuait entre sélection et l’allocation d’instructeurs et ordinaires, d’infanterie par exemple, les partisans de l’aviation plus lourde de pilotes. Les militaires externalisaient mais cette vision évolua. que l’air et ceux de l’aviation légère. ainsi le secteur aérien au bénéfice du Jusqu’en 1911, l’Allemagne se focalisa secteur privé. De nombreux pilotes Mais les officiers allemands s’ouvraient essentiellement sur des aéronefs à militaires, essentiellement des officiers, davantage à la technologie, « l’esprit l’usage de l’armée et de la marine, prirent congé de l’armée afin de pouvoir de l’air » étant proche du principe capables de réaliser des opérations de apprendre, en tant que civils, le pilotage de sacrifice systématique que reconnaissance. aérien au sein d’écoles privées, avant revendiquaient traditionnellement les de réintégrer les régiments. L’Allemagne officiers allemands, dans leur ethos. Après 1911, la montée de la menace fran- disposait de processus indirects de Alors que les valeurs traditionnelles çaise contraignit l’Allemagne à adopter sélection des aéronefs, des moteurs et des officiers entrèrent d’abord en des engins aériens militaires plus lourds des équipages. Par exemple, elle offrait contradiction avec l’adoption de que l’air, la France ayant remporté de des prix ou des soutiens financiers à ses nouvelles technologies, elles s’en nombreuses victoires dans le cadre de pilotes et avait créé des compétitions accommodèrent finalement. la compétition militaire internationale. internationales en fonction des besoins De plus, la qualité de la force aérienne militaires. En effet, l’armée n’était En outre, avant 1914, une autre contra- française était bien supérieure à celle de probablement pas en capacité de créer diction survint en termes de relation l’Allemagne. À partir de 1912-1913, cette une troupe en partant du néant. avec les pilotes étrangers, considérés dernière commença seulement à consti- à la fois comme des compagnons des tuer sa propre force aérienne. Toutefois, En matière de culture aéronautique, il airs et comme des ennemis potentiels. elle peinait à s’approprier ces armes existait une culture populaire du fantasme Immédiatement avant 1914, les condi- révolutionnaires dans le cadre de son de la guerre aérienne et des invasions par tions des vols civils et militaires connais- organisation et de ses usages militaires. l’espace aérien, diffusée par plusieurs saient un rapprochement : davantage Elle décida de les intégrer aux troupes centaines de livres avant 1914. Ces d’officiers pratiquaient des vols civils, de transport, ce qui se révéla être une derniers imaginaient la guerre du futur. tandis que des pilotes civils étaient enrô- erreur. À l’inverse, les militaires allemands ne lés dans l’armée. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 99

Au cours des premiers mois de la nombreux ouvriers qualifiés ayant été données issues de la reconnaissance guerre en 1914, la force aérienne mili- enrôlés dans l’armée. La production aérienne. À cette occasion, l’état-major taire allemande se trouvait dans une d’aéronefs et de moteurs chuta réalisa qu’il avait largement sous-estimé situation d’anarchie. En effet, l’approvi- rapidement du mois d’octobre au mois de les possibilités offertes par l’aviation, sionnement de la force aérienne n’était novembre 1914 et devint insuffisante. La en raison de leur refus de la considérer pas correctement régulé. Par exemple, situation évolua après l’hiver 1914-1915. comme une arme technologique. un pilote se battant sur le front français devait se rendre en train à l’usine fabri- La principale mission confiée aux pilotes À partir de l’hiver 1914-1915 et pen- quant les éléments nécessaires à son d’avion était la reconnaissance visuelle, dant l’année 1916, la situation évolua avion puis rejoindre à nouveau le front sur le modèle d’une cavalerie des airs. Les progressivement. L’aviation bénéficiait en train. La planification en matière d’aé- pilotes ne prenaient pas de photographies d’une reconnaissance croissante pour ronefs, de moteurs et de pièces déta- mais réalisaient des repères sur des son rôle dans les domaines de la détec- chées était médiocre. Elle ne faisait pas cartes. Leurs missions évoluèrent au tion militaire, de la reconnaissance pho- l’objet d’une approche militaire. mois de novembre 1915. Le premier tographique, de l’auto-défense ou des succès de la reconnaissance visuelle munitions. La force aérienne allemande souffrait effectuée par les pilotes aériens fut la également des rendements décroissants bataille de la Marne, même si les officiers En 1916, la force aérienne fut de la production aéronautique, de utilisèrent de manière ambivalente les réorganisée. Désormais considérée

Avion autrichien abattu sur le front italien : photographie de presse, Agence Rol (1917) © BNF, Gallica

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comme prête au combat, elle fut mêmes qui suggéraient notamment la concevaient les composantes de l’avion systématiquement utilisée. Les militaires création de postes spécialisés d’artille- de façon non scientifique. À partir de 1917, allemands exerçaient une pression rie embarquée, l’amélioration de la pho- le complexe industriel militaire allemand plus intense sur les entreprises, les tographie de reconnaissance et l’intégra- encouragea la recherche scientifique, contraignant à produire des avions tion d’une radio uni- ou bidirectionnelle. en matière de structure des aéronefs ou performants, d’autant plus qu’en 1914 L’aviation allemande progressait grâce d’aérodynamique par exemple, et tenta l’armée allemande avait disposé de aux informations qu’elle parvenait à sou- de contraindre les compagnies à en nombreux avions de mauvaise qualité. tirer aux pilotes français et britanniques tenir compte. Les Allemands exerçaient Le nombre de types d’avion utilisés fais prisonniers. À ce titre, l’Allemagne une pression sur les firmes afin qu’elles par l’armée diminuait. Une planification profita en quelque sorte d’un transfert acceptent l’évolution scientifique. systématique des aéronefs et des de technologies provenant de l’Entente. moteurs était mise en place. Elle adopta tardivement les standards À la fin de la période, les avions alle- de cette dernière, relatifs notamment à mands étaient caractérisés par des inno- Un changement organisationnel fut éga- l’identification des cibles d’artillerie. vations de structure des aéronefs : des lement opéré, les troupes en vol du com- avions en métal avaient été mis en ser- mandement des transports bénéficiant Les années 1917 à 1918 vice en 1918 et le bois était utilisé de alors d’une indépendance organisation- manière innovante. Toutefois, les ingé- nelle. Le changement technologique donnèrent lieu à des nieurs concevant les moteurs se mon- et opérationnel fut davantage orienté traient plus conservateurs. Par ailleurs, par la logique des nécessités militaires. innovations l’industrie aérienne allemande rencon- Quatre à six générations d’avions étaient trait un nombre croissant de problèmes alors employées par l’armée. Les firmes L’Allemagne développa une unité quant aux matériaux disponibles, à la tentaient alors de produire d’anciens spécifique, les « Schlachtflieger » et les qualité des composants, ainsi qu’à la modèles d’avion le plus longtemps pos- « Infantrieflieger », des unités de soutien main-d’œuvre. sible. Le commandement militaire peina à l’aviation au sol. L’avion doté d’armes à introduire des types d’avion plus était désormais systématiquement Le programme Hindenburg prévoyait modernes et performants. associé aux troupes au sol, ce qui d’augmenter la contribution de la constituait une innovation. technologie à l’amélioration de l’efficacité En outre, l’Allemagne tentait de mettre militaire des avions. La production était à niveau ses approches tactiques déve- Une seconde innovation en matière de taylorisée afin d’augmenter les capacités loppées sur le terrain des opérations, en reconnaissance photographique était de production aéronautique. Grâce à réaction à la supériorité aérienne des réalisée à travers le développement des une militarisation des usines et de la armées de l’Entente, en particulier de vols à haute altitude. main-d’œuvre, les pilotes n’étaient plus l’armée française lors de la bataille de la dépendants de l’approvisionnement Somme en 1916. La force aérienne alle- Une autre innovation importante résidait privé. De plus, la militarisation empêchait mande étant alors nettement inférieure, dans la sélection des équipements de le déclenchement de grèves parmi les il était indispensable à l’Allemagne d’y vol par les équipages de bord. Plusieurs ouvriers, la grève étant interdite par la intégrer de nouveaux avions. nouveaux avions furent équipés par loi martiale. les firmes à la demande des pilotes. La De nombreuses innovations émer- période était également marquée par une Des tentatives d’amélioration de la geaient, venant non de l’industrie ou de stimulation des recherches scientifiques qualité de la structure des aéronefs l’autorité militaire, mais des pilotes eux- et d’ingénierie. Jusqu’alors, les firmes étaient menées, en particulier à travers n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 101 la mise en pratique d’une standardisation médiocre. Un problème d’allocation des des équipements embarqués. ressources se posait également, des innovations étant menées en matière Toutefois, l’Allemagne était contrainte de dirigeables en 1918. Malgré les par sa dépendance à l’égard de efforts fournis par l’Allemagne, le fossé matériaux de substitution, ne disposant entre ses capacités et celles des Alliés plus d’aluminium. En outre, la qualité continua de croître. de l’acier devenait de plus en plus 

Un des Fokker Dr.I de Manfred von Richtho­fen. Jusqu’en 1918, tous les avions de l’armée allemande - ainsi que ceux de l’armée d’Au­triche-Hongrie - portent l’insigne de la Croix de fer. Mais, dès 1918, les avions commencent à por- ter une croix formée de deux poutres droites (Balkenkreuz)

Le 17 août l’aviation allemande bombarde les terrains d’aviation de Vadelaincourt et Lemmes provoquant des incendies des hangars Bessonneau­

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 102 Mobilités

L’impact de l’effort de guerre sur l’industrie automobile : l’exemple de Renault

Patrick Fridenson, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Centre de recherches historiques)

La Première Guerre mondiale n’a pas d’accroissement de la diversification de commencé à accorder afin de pouvoir seulement apporté à la France son ses produits, de concentration de son disposer d’un parc substantiel et cortège de destructions, de morts, personnel au sein de l’espace francilien réquisitionnable2. Le même ministère de de blessés et de handicapés. Elle a et de rapports avec l’État. la Guerre avait esquissé à partir de 1909 transformé durablement la place des la constitution d’une aviation militaire, constructeurs automobiles au sein de Comment Renault a-t-elle servi la mais limitée à la reconnaissance et les l’économie française et le rapport des guerre et comment la guerre a-t-elle moteurs Renault équipaient les avions Français à l’automobile et, dans une servi Renault1 ? L’entreprise était-elle de plusieurs constructeurs. Au début moindre mesure, à l’avion. L’intensité de préparée au monde de l’après-guerre 1914 ce ministère organise un concours la motorisation des armées et l’essor de grâce à l’expérience de la guerre ? de tracteurs à quatre roues motrices et l’aviation ont changé les perspectives c’est un Renault qui obtient le premier en matière de mobilité. Alors qu’avant- Les forces principales prix. Cependant, quand la guerre éclata, guerre la vision dominante en France la position de l’industrie automobile était celle de l’automobile pour quelques- de Renault ont été sa française et de Renault en particulier uns, la guerre a permis aux Français était encore incertaine. de multiples manières d’entrevoir un réactivité, son inventivité nouvel âge : celui de la diffusion de Rien que du point de vue automobile l’automobile à de plus grands nombres, et sa capacité à Renault se trouva un des principaux ce qui inclut la voiture, les utilitaires, le acteurs des trois épisodes majeurs où camion, l’autobus et le tracteur. coordonner des véhicules français eurent un rôle décisif dans le cours de la guerre : Avant la guerre Renault et Peugeot Renault disposait de bases de départ.  la réquisition des taxis parisiens au étaient les plus grands fabricants D’une part, après la petite crise début septembre 1914 pour acheminer français d’automobiles. Pendant économique de 1907, Louis Renault la guerre la quasi-totalité des avait accentué la diversification de ses 1 constructeurs se mettent au service de fabrications dans le domaine du poids Patrick Fridenson, Histoire des usines Renault, t. I, 2e édition, Paris, Le Seuil, 1998 ; Gilbert Hatry, la guerre. Il me semble cependant que lourd et surtout des moteurs d’avion. Renault usine de guerre 1914-1918, Paris, Editions c’est la maison Renault qui s’est la plus D’autre part, ses ventes de poids lourds Lafourcade, 1978 ; Renault Histoire, n°31, octobre 2014. 2 impliquée dans l’effort de guerre, qui a avaient été stimulées à partir de 1911 Jean-François Grevet, « Le rôle de l’armée dans le plus grandi pendant la guerre et qui en par les primes à l’achat de camions le développement de l’industrie du poids lourd en France avant 1914 », Cahiers du Centre d’études a le plus gardé les marques, en termes que le ministère de la Guerre avait d’histoire de la défense, n°14, 2000, p. 185-216. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 103 des soldats menée par le général directrices de Louis Renault de 1914 le transfert de savoir-faire. Elle s’ap- Gallieni, qui contribua à la victoire lors à 1918. Elle s’est fondée sur deux pra- puie sur un mode d’organisation flexible de la bataille de la Marne : la grande tiques industrielles : l’adaptation des hérité de la petite entreprise innovante majorité étaient des Renault ; châssis civils (en camions militaires, que Renault avait été avant-guerre.  la noria des camions entre Bar-le-Duc automitrailleuses, autocanons), l’uti- et Verdun en 1916 sous l’impulsion lisation d’organes mécaniques dispo- L’inventivité est le fruit des ingénieurs du capitaine Doumenc : la moitié des nibles. La contrepartie de cette réac- des Arts et Métiers qui peuplent camions de la guerre étant issue des tivité a été la multiplicité : l’entreprise l’entreprise et de Louis Renault lui- usines Berliet, les camions Renault Renault ne se contenta pas de mettre au même. Elle se traduit dans le nombre venant au second rang et les Peugeot en point le procédé industriel permettant de brevets déposés par la firme au troisième position ; d’augmenter considérablement la quan- cours de la guerre dans les licences  la percée des chars légers FT en 1918, tité d’obus produits mais elle produi- qu’elle vend à des industriels français à l’initiative du colonel puis général sit aussi des camions, des chars légers, ou étrangers ou cède gratuitement à Estienne, où Renault l’a emporté sur des tracteurs, des moteurs d’avions V8 l’État et à des industriels associés aux ses concurrents, notamment les chars et V12, des avions, des fusées, des élé- mêmes fabrications. On peut donc Peugeot plus lourds et moins maniables3. ments de fusil, quelques voitures civiles. parler de contributions technologiques La réactivité face aux demandes des Cette diversité est caractéristique de de Renault à l’effort de guerre (comme militaires et des ministres de la Guerre la souplesse de l’industrie parisienne, les moteurs d’avion 200 puis 300 CV ou et de l’Armement a été une des lignes habituée à s’étendre par l’utilisation et les presses hydrauliques pour les obus). En outre, Renault peut puiser dans les multiples propositions que lui adressent Automobiles mitrailleuses Renault devant le Grand-Palais montées par des fusilliers marins, 1914. photo­ graphie de presse, Agence Meurisse © BNF, Gallica les inventeurs indépendants. Ce qui n’empêche pas de noter qu’à l’occasion Louis Renault donne ordre à ses services de copier les procédés d’autres entreprises, françaises ou étrangères.

La capacité de coordination de Renault a trois sources : les compétences acquises dans les premières années de l’industrie automobile où celle-ci est une industrie d’assemblage, la stratégie choisie par Louis Renault en 1912 pour créer une entreprise commune à plusieurs firmes pour fabriquer des équipements électriques nécessaires à l’ensemble des constructeurs, l’engagement de

3 Voir en dernier lieu Arlette Estienne Mon- det, Le général J.B.E. Estienne «père des chars» Des chenilles et des ailes, Paris, L’Harmattan, 2010.

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plusieurs dirigeants de la firme dans le à Grand-Couronne, par une société La dureté des conditions de travail n’est syndicalisme patronal de l’automobile (et commune avec les Forges et Aciéries de pas calmée par la multiplication des Louis Renault est depuis 1913 le très actif Firminy est décidée elle aussi en 1916, œuvres sociales et l’introduction d’al- président de la Chambre syndicale des mais en 1918 elle se solde par un fiasco. locations familiales ni par le turn-over constructeurs automobiles). C’est cette élevé du personnel. Elle est aggravée réputation qui engage le gouvernement En 1917 Louis Renault crée à Saint- par les maladies professionnelles et de à le solliciter, mais il est encore plus Michel de Maurienne une aciérie pour graves accidents du travail dont l’effon- important de souligner que l’entreprise aciers spéciaux et la centrale électrique drement d’un bâtiment à Billancourt le Renault étend progressivement cette correspondante5. Une décentralisa- 13 juin 1917 qui fait 26 morts et 36 bles- capacité de coordination au cours du tion éventuelle fut également envisa- sés. Ces différentes données et l’infla- conflit et qu’elle s’intègre également gée à La Possonnière, près d’Angers, et tion qui ronge le pouvoir d’achat des sans trop de peine dans le renforcement à Saint-Pierre-des-Corps, près de Tours. salariés provoquent à partir de mai 1917 des organisations patronales, au premier L’expansion de Renault est aussi inter- des explosions sociales répétées qui chef le Comité des Forges. nationale, puisqu’elle crée deux usines débouchent sur une contestation de la en Russie en 1916 : l’une à Petrograd, guerre et de la société. La réponse en termes d’accroissement l’autre à Rybinsk à 500 km au sud-est. des effectifs, de la durée de travail et Louis Renault et son entreprise arrivent du nombre de sites de production s’est L’augmentation du nombre des sites et ainsi au premier plan de la vie française. accompagnée de problèmes sociaux. du parc machines (dont des machines De nombreuses personnalités, civiles spécialisées importées des États-Unis), ou militaires, visitent les usines Renault Pour faire face à l’évolution du front l’intensification du travail par différentes pendant la guerre, comme en témoignent puis à l’augmentation des commandes méthodes dont la diffusion du des photographies et des films muets. Ils militaires et aux problèmes de transport, taylorisme, l’augmentation de la durée montrent aussi les visites d’étrangers : Renault accroît le nombre de ses sites du travail elle-même ne suffisent pas. des Italiens, des Russes, des Américains productifs. À Billancourt même Renault Renault s’engage dans un accroissement ou des Anglais. C’est par exemple le cas étend son territoire et construit des de ses effectifs. Après le rappel des d’un militaire américain qui joua un rôle bâtiments. « Il fallut créer beaucoup soldats mobilisés au front, négocié avec considérable au cours de la Seconde d’ateliers nouveaux : fonderie de fonte les militaires, Renault recrute surtout Guerre mondiale, George Patton. Il fut malléable, fonderie d’aluminium, ateliers des non-qualifiés : des femmes, des formé au maniement des chars d’assaut d’étirage, de fabrication de tubes ; atelier adolescents, ainsi que des immigrés Renault (que les experts voulaient faire central pour la fabrication des outillages coloniaux ou étrangers (Européens fabriquer aux États-Unis pour cause qui n’existaient pas ; fabrication des et Asiatiques). Une nouvelle vision de saturation de la production) et en limes, fabrication des fraises, des de l’usine se dessine alors, à savoir tarauds, fabrication des machines les une usine hétérogène par sa main- plus diverses, depuis les tours jusqu’aux d’œuvre, dans laquelle il faut renforcer presses »4. L’intégration verticale les tâches de conception, coordination

continue donc à faire son chemin. À et de stimulation de la productivité. 4 Lyon il ajoute une implantation pour la Renault recrute ainsi en nombre des Jean Boulogne (Emmanuel Pouvreau), La vie de Louis Renault, Paris, Editions du Moulin d’argent, durée de la guerre. En 1916 il acquiert ingénieurs et cadres, dont en 1897 son 1931, p. 156. un terrain au Mans, qu’il s’apprête à premier HEC, Samuel Guillelmon, ancien 5 Germaine Veyret-Verner, « Une agglomération étendre en 1918. L’installation d’une directeur général du constructeur industrielle : Saint-Michel-de-Maurienne », Revue aciérie pour aciers fins près de Rouen, Clément-Bayard. de géographie alpine, janvier-mars 1944, p. 105. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 105

commanda une unité américaine en 19186.

L’entreprise Renault devient un organisme de relations avec les autres pouvoirs de la France en guerre. Ses dirigeants entretiennent des rapports fréquents, en général complexes, souvent tempétueux, avec les militaires, les hauts fonctionnaires de différents ministères, les parlementaires, les membres des gouvernements et les autres industriels. Ils siègent dans de nombreuses commissions ministérielles qui animent la guerre ou préparent l’après-guerre. Louis Renault devient l’interlocuteur privilégié du sous- secrétaire d’État puis ministre socialiste de l’armement, Albert Thomas, et de Effondrement des usines Renault [Boulogne-Billancourt, 13 juin 1917] : photographie de presse, Agence Rol son adjoint puis successeur, Louis © BNF, Gallica Loucheur, industriel et républicain de gauche. Mais il a aussi des rapports Visite d’Albert Thomas aux restaurants coopératifs des usines Renault (1916) © BNF, Gallica avec Étienne Clémentel, le ministre du Commerce, Jules-Louis Breton, le sous- secrétaire d’État aux Inventions, ou les présidents du Conseil. Il est consulté officieusement ou officiellement par les ministres, et c’est ainsi qu’est mise au point l’institution des délégués d’atelier dans les usines de guerre en 1917 au cours d’une réunion à laquelle participent des syndicalistes ouvriers7.

6 Laurent Dingli, « Le char Renault et la formation d’une élite américaine », louisrenault. com, juin 2014. http://www.louisrenault.com/ index.php/articles/materiel-de-guerre/801-le- char-renault-et-la-formation-dune-elite-americaine 7 Vincent Viet, « Le droit du travail s’en va-t-en guerre (1914-1918)», Revue française des affaires sociales, janvier-mars 2002, p. 155-167.

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Il se met à dicter - ou moins souvent perplexe, et Louis Renault, mais d’abord Unis fin 1917. Il organise à Billancourt à écrire - des notes de réflexions et de parce qu’Estienne parvient à unir des partir de mi-1918 des conférences sur propositions, conservées dans les « affinités objectives » autour du point la construction automobile américaine. archives, sur l’industrie, le travail, la de vue des combattants. Il publie sur elle des articles dans le société, le logement, les transports ; les Bulletin des Usines Renault. Il participe rapports entre la ville et la campagne, Du fait de cette visibilité dans à la commission sur « la réorganisation la fiscalité et l’influence que la politique l’espace public les bénéfices réalisés de l’industrie automobile au moment du devrait avoir sur l’efficacité des par l’entreprise Renault suscitent passage à l’économie de paix » créée en entreprises. Il les adresse aux dirigeants les critiques de parlementaires, de janvier 1917 par le ministre Clémentel. La politiques, administratifs, patronaux et syndicalistes et de journalistes, bien Chambre syndicale qu’il dirige exhorte aux relais d’opinion. De plus, pour faire qu’une grande partie soient réinvestis en juin 1917 ses adhérents à « arrêter face aux enjeux sociaux il est à l’initiative dans l’expansion des installations nos plans d’après-guerre ». Pourtant la début 1917 du groupe des industriels industrielles. Ils sont donc assujettis à diversification de la production qui a de la région parisienne (GIRP) de l’impôt extraordinaire sur les bénéfices été au cœur de son activité de guerre le l’Union des industries métallurgiques et de guerre créé par une loi de 1916. gêne considérablement lors du retour minières, dont il devient vice-président, Suite aux contestations de Louis Renault à la paix. Beaucoup plus spécialisé, et il contribue en 1918 à la création de la comme du fisc, l’affaire des versements Citroën prend les devants en matière Fédération nationale de l’automobile, du dus par Renault ne sera tranchée qu’en de conception d’une voiture de série cycle, de l’aéronautique et des sports. 1953. pour l’après-guerre puis d’organisation de la ligne de production. Il va dominer Ce nouvel espace relationnel a des En conclusion, le modèle coopératif l’industrie automobile française de conséquences dans tous les domaines promu conjointement par l’État et l’entre-deux-guerres. En revanche, la de la vie de l’entreprise Renault, et par Louis Renault est directement diversification et le matériel de guerre jusque dans la sélection et la mise au responsable du fait que la France a resteront des composantes fortes de point des innovations. Ainsi l’histoire été le plus grand producteur mondial Renault. des chars fait apparaître au sein du de camions militaires et de moteurs  Comité consultatif de l’artillerie d’assaut d’avions en 1914-1918. Pour autant, « une lutte féroce » entre deux officiers : Louis Renault était-il préparé à l’après- Estienne et Mourret, leurs projets, leurs guerre et à la libération du désir de réseaux, leurs modèles d’approche mobilité des Français ? et d’évaluation de l’innovation8. En situation d’urgence, les individus se En 1916 Louis Renault pousse la France regroupent autour d’ « identités stables » à adopter des droits de douane sur les et les repères et contraintes habituels importations de matériel automobile jouent moins, laissant plus de place à de 70 %, ce qui protège à court terme l’implication individuelle, dans laquelle la France de la surpuissance des États- Louis Renault excelle, et à la pression Unis qui ont le champ libre depuis le des événements extérieurs, ceux du début du conflit. Cette prépondérance le cours de la guerre. En bref, le projet de préoccupe. Louis Renault reste pendant 8 char Renault ne l’emporte pas seulement la guerre très sensible à la croissance Mathieu Detchessahar et Yannick Lemarchand, en raison de ses qualités intrinsèques ou de l’industrie automobile américaine. Il « Des projets et des hommes. La naissance du char d’assaut français, 1914-1918 », Gérer et des rapports entre Albert Thomas, ici envoie deux collaborateurs aux États- Comprendre, n° 64, juin 2001, p. 43-54. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » Mobilités 107

La guerre de 1914-1918 : détonateur de la poste aérienne militaire, initiatrice de la poste aérienne civile des années 1920

Camille Allaz, directeur général adjoint honoraire à Air France

Lorsque la guerre éclata en 1914, la Floride. Un hydravion transportait alors situation était très simple : le transport un passager par vol. aérien commercial n’existait quasiment pas. Dans le domaine de la poste, plus approprié à ce nouveau mode de En matière de transport de personnes, transport mais balbutiant, seuls la seule tentative notoire se déroula en quelques vols expérimentaux avaient eu 1914 sur quelques miles de distance lieu, généralement de façon isolée mais au-dessus de la baie de Tampa en quelques-uns en série. Le premier vol

Lignes Aeriennes Latécoére (Latécoére-)

Un DH-4B américain avec un moteur radial Wright. US Air Force photo

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 108 aéropostal avait été effectué le 18 février bénéficièrent de l’apport décisif des L’aviation postale pris son essor 1911 en Inde, entre Allahabad et la petite industriels allemands ; ils furent dès pendant la guerre. localité de Naini, située de l’autre côté lors fabriqués grâce à divers métaux. du Gange, par un Français, Henri Péquet, De même, les performances furent Au cours de la première période de la sur un avion français. quasiment toutes multipliées par deux guerre, les premières lignes aéropostales ou par trois, notamment en termes de furent ouvertes pour satisfaire les Au moment de l’éclatement de la guerre, vitesse : celle-ci passa de 85 km/heure besoins des postes militaires. Ces l’aviation n’avait pas encore acquis à 235 km/heure. dernières étaient décisives, à la fois pour la fiabilité requise pour l’exploitation le moral des troupes qui se battaient commerciale. L’avion constituait alors un En 1917, l’aviation semblait mûre et le moral de l’arrière qui devait être moyen de transport pour les sportifs et pour devenir un moyen de transport rassuré. Les puissances centrales furent les militaires. régulier. Il paraissait possible de lui les premières à développer les lignes confier le bien le plus précieux pour aéropostales, puisqu’elles avaient à faire Contrairement à ce qui avait été un mode de transport rapide, à savoir aux lignes de combat les plus étendues envisagé, l’aviation naissante n’empêcha la poste. Trois périodes doivent être sur le front oriental. pas la guerre d’éclater. Dans un livre distinguées, les deux premières ayant remarquable publié à Londres en 1935, pour point commun le désintérêt pour la Les deux premières lignes postales intitulé Aircraft, Le Corbusier raconte question économique, seule la nécessité furent organisées par l’armée allemande que, le 27 juillet 1909, par un bel après- comptant. le long d’une grande diagonale allant de midi bleu, l’architecte Auguste Perret, Poste Cologne-Folkestone [aéropostale], photographie de presse de l’agence Rol © BNF, Gallica chez lequel il travaillait, entra en trombe dans son atelier lui annonçant que Louis Blériot avait traversé la Manche. Il ajouta que les guerres étaient terminées : aucune guerre ne serait désormais possible en l’absence de frontière. Le Corbusier écrivit également : « La guerre fut le levier prodigieux de l’aviation. ».

Effectivement, pendant la guerre, l’aviation réalisa un bond en avant dans tous les domaines. En matière de production, l’aviation passa d’une production artisanale en atelier de quelques dizaines d’unités à une production en série en usine. Pierre- Georges Latécoère, industriel à Toulouse, reçut ainsi commande en 1917 d’une série de 1 000 appareils.

En matière de matériaux utilisés, les avions autrefois fabriqués en bois n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 109 la Lettonie à Odessa au cours de l’année Un fait nouveau rendit nécessaire l’intro- Toutefois, les conséquences de la guerre 1917. Puis, à partir du début de l’année duction de dessertes aériennes postales perduraient : les régions situées à la 1918, une grande ligne aéropostale sur le front occidental : l’arrivée massive frontière franco-belge étaient dévastées, autrichienne partait de Vienne jusqu’à de centaines de milliers puis de millions de l’Allemagne vivait un chaos social Odessa en passant par Kiev. Devant soldats américains, notamment par le port prérévolutionnaire puis révolutionnaire. le succès de cette ligne aéropostale de Saint-Nazaire. Au mois d’août 1918, Il fut alors nécessaire, au-delà de tous militaire, l’Autriche créa deux autres la poste française ouvrit une ligne pos- les facteurs de nature économique, lignes sur des distances plus courtes, tale au départ de Paris et à destination de d’introduire des lignes aériennes afin de l’une à destination de Budapest et l’autre Saint-Nazaire, grâce à du matériel militaire satisfaire des situations particulières et le long de la côte dalmate. piloté par des pilotes militaires. Cette ligne des besoins ponctuels. postale complétait l’acheminement mari- Sur le front occidental ou franco- time transatlantique du courrier. La France, nation victorieuse, fut la pre- allemand, la situation était différente. mière à ouvrir ce type de ligne. Une Les distances y étaient beaucoup plus Au mois de novembre 1918, les lignes demi-douzaine de lignes aériennes furent courtes. Le front était constamment aéropostales militaires furent suppri- créées à destination des territoires qui irrigué par d’innombrables voies mées, la guerre étant terminée. Mais avaient été occupés : Valenciennes, ferrées. L’alimentation du front en l’aviation postale devint une acti- Maubeuge, Lille, Longwy, Mulhouse, courrier ne posait donc pas de difficulté vité commerciale dès l’immédiat là où les infrastructures avaient été particulière. après-guerre. détruites. Les lignes visaient initiale- ment à transporter le courrier mais aussi de nombreuses denrées. Ces vols pos- La poste entre Folkestone et Cologne [aéropostale], photographie de presse de l’agence Rol (1919) © BNF, Gallica taux seraient actuellement considérés comme des vols humanitaires.

L’Allemagne vivait également une situa- tion exceptionnelle. Le centre adminis- tratif était situé à Berlin alors que l’as- semblée constituante s’ouvrait à Weimar. Le désordre était alors tel en Allemagne que le transport express d’une lettre entre Berlin et Weimar nécessitait 4 à 5 jours. La situation était insupportable pour les députés siégeant à l’assemblée constituante. C’est pourquoi, du mois de février au mois de septembre 1919, une ligne quotidienne fut ouverte afin de transporter le courrier et d’apporter les journaux imprimés à Berlin aux députés de Weimar.

Un autre exemple significatif se déroula durant l’hiver 1920. L’accession des

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 110 pays baltes à l’indépendance était alors déterminante pour l’aviation commença aéropostales ne pouvant fonctionner très difficile, puisqu’ils subissaient les avec la double prise en compte des qu’avec les seuls avions présents sur assauts des milices bolcheviques et possibilités techniques et des réalités le marché, des avions militaires plus ou des corps francs allemands. La mer économiques de ce mode de transport. moins transformés en avions civils. Baltique constituait leur seule voie de L’aviation bénéficiait alors du prestige de communication. Or l’hiver 1920 fut l’aviation militaire et les as de la guerre La poste américaine créa littéralement extrêmement rigoureux et fit geler la étaient auréolés de gloire, si bien que les le transport aérien avec l’avion DH4, mer Baltique. La ville de Tallinn était possibilités réelles de l’aviation faisaient le meilleur avion-bombardier de la complètement coupée du monde. l’objet de nombreuses illusions, alors Première Guerre mondiale. En France, La République d’Estonie prit alors qu’elle n’en était encore qu’à ses débuts. Latécoère ouvrit sa célèbre desserte du l’initiative d’ouvrir une liaison aérienne Maroc, première étape vers l’Amérique exceptionnelle avec la Finlande. La Si un avion était relativement rapide, il du Sud, avec des avions d’observation liaison entre Tallinn et Helsingfors, n’offrait qu’une capacité très faible en entièrement métalliques, les Breguet l’ancien nom d’Helsinki, fonctionna termes de charge, de l’ordre de 150 kg. 14 A2. De même, les Anglais tentèrent pendant plusieurs semaines sur une Les volumes n’étaient pas considérables d’abord d’ouvrir la desserte aérienne centaine de kilomètres. Alors que les et les avions ne pouvaient pas voler de des Indes. La ligne postale du désert surtaxes aériennes étaient extrêmement nuit. L’avion se révéla non concurrentiel entre Alexandrie et Bagdad en fut le lourdes et a priori dissuasives, le pour la poste face aux chemins de premier maillon. Elle était desservie par modeste avion qui exploitait cette ligne fer européens. Une autre utilisation le bombardier Havilland DH.9. était constamment plein et transportait de l’avion fut envisagée : la desserte 150 kg de courrier. de vols longs courriers à travers de Les conséquences de la guerre se firent multiples sauts de puce. Les possibilités donc sentir bien après 1918, jusqu’en L’aviation postale continua de se déve- techniques de l’aviation furent prises en 1925, en matière d’aviation aérienne lopper pendant l’entre-deux-guerres. compte pour la première fois. commerciale. Les historiens s’accordent d’ailleurs à estimer que la Première Le temps passant, les conséquences de Les réalités économiques furent Guerre mondiale fit gagner 10 ans à la guerre s’estompèrent. Une période également considérées car les résultats l’aviation commerciale. en termes de rentabilité étaient  Timbre poste américain de 1923 représentant un catastrophiques. Comme l’exploitation Echanges avec la salle Biplan DeHavilland reconverti pour le service postal. U.S. Post Office; Smithsonian National des premiers avions était déficitaire, il Postal Museum était nécessaire de trouver un mécène Intervenant et des subventions. Dans la plupart des Quelles furent les relations entre Marius pays, les postes, de leur propre initiative Berliet et Louis Renault pendant la ou sur instruction gouvernementale, guerre ? jouèrent ce rôle. Elles furent à l’origine des premières grandes épopées Patrick Fridenson aériennes. Dès 1918, aux États-Unis, et Dans les industries automobile et 1919, dans les autres pays, débutèrent aéronautique, la constitution de les trois grandes épopées aéropostales groupements fut la caractéristique majeures, effectuées grâce à des avions de la guerre et l’une des raisons de militaires. En cela, la guerre continua leur succès. Dès lors que l’idée de la de jouer un rôle décisif, les lignes guerre courte était abandonnée, les n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 111 acteurs militaires et civils se rendirent coopération. Cependant, la distance des constructeurs automobiles. Une compte que les arsenaux militaires géographique influençait leur relation. Si coopération sociale se mit donc en place publics étaient insuffisants. Il en allait Louis Renault se rendait parfois à Lyon également. de même pour la production isolée des pour visiter les usines Rochet-Schneider, constructeurs privés spécialisés dans où l’armée avait fait délocaliser sa Enfin, l’ensemble des constructeurs l’armement, le plus important en France production de voitures et surtout de souhaitaient maintenir leur autonomie étant Schneider au Creusot. moteurs d’avions, il se trouvait la plupart par rapport aux militaires. Ils respectaient du temps à Billancourt. Pour sa part, les militaires mais entretenaient parfois Le ministre de la guerre, Alexandre Marius Berliet résidait à Lyon. Tous deux avec eux des relations conflictuelles. Ils Millerand, proposa donc aux industriels jouaient le jeu de la coopération au cours se considéraient comme les spécialistes d’organiser des groupements régionaux de la guerre, ce qui ne fut pas toujours de la production automobile, sachant consistant à partager des technologies, le cas ultérieurement. Je n’ai identifié utiliser au mieux les ressources des brevets et des objectifs en termes aucun désaccord de taille entre eux. disponibles. En la matière, Louis Renault de quantités de production, dans le et Marius Berliet s’accordaient. cadre de l’économie de guerre. Chaque Tous deux assumaient sans état d’âme groupement devait être mené par un l’idée de reconvertir leur appareil Georges Ribeill chef de file. productif au service de l’effort de guerre. L’armada logistique américaine n’aurait Ils montrèrent ainsi une flexibilité et une envoyé aucun camion sur le territoire Or Louis Renault avait expérimenté capacité d’adaptation remarquables, ce français. Or il existait des surplus la coopération entre partenaires qui était en partie hérité de leur passé américains dont nous ne savions plus industriels avant la guerre. Il fut donc de fondateurs de PME et en partie animé que faire, à savoir des matériels, des le chef de file du groupement parisien par leur adhésion à la défense de la avions et des camions. La liquidation chargé des obus. Puis il participa à celui nation. des surplus par les armées française, des moteurs d’avions. En 1917, il prit britannique et américaine avait donné l’initiative d’un groupement pour les Un autre motif de coopérer leur fut fourni lieu à de nombreux scandales. Les chars. Cette nomination était logique, par le retour des syndicats ouvriers sur camions américains laissés sur le puisqu’il avait défendu le char léger au le devant de la scène sociale. Au mois territoire français pouvaient être achetés détriment du char lourd. de juillet 1914, la CGT comptait 300 000 bon marché par un Poilu démobilisé. salariés syndiqués. Ce nombre chuta Comme Berliet avait montré sa capacité à 50 000 en octobre. À partir de 1916, Mathieu Flonneau à produire en série des camions, il connut une hausse exponentielle, Philippe Brossette a mentionné les notamment dans le cas de la Voie s’élevant à un million en 1918. camions Mack. sacrée à Verdun, il apparut normal que l’entreprise apportât sa contribution Malgré ses relations avec Albert Thomas, Patrick Fridenson à la réalisation des objectifs fixés par Louis Renault n’aimait pas le mouvement Plusieurs cas de figure doivent être les militaires et qui excédèrent vite les syndical. Il se prononça en faveur de la distingués. possibilités de Renault. Renault fabriqua coopération entre les industriels afin de 55% de la production française de chars faire face à la poussée syndicale et aux Je n’ai que peu évoqué le tracteur. Durant et Berliet 27%. grèves. Ce positionnement le rapprocha la guerre, l’entreprise Renault, inspirée de Marius Berliet dans le double cadre par la réussite de tracteurs à chenilles Louis Renault et Marius Berliet de l’Union des industries métallurgiques britanniques, se lança en 1916 dans la entretenaient donc des rapports de et minières et de la Chambre syndicale fabrication de tracteurs porteurs de

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munitions. Après la guerre, elle devint particulier du Crédit Lyonnais, dans les de fer qui imposèrent la coordination leader en matière de tracteur agricole. années 1920. des transports à leur profit. Dans un domaine dominé rapidement par les tracteurs américains, il existait À court terme, la vente d’une partie Alexander Bostrom une place pour les tracteurs agricoles des camions permit la naissance de Les méthodes de production des camions de Renault grâce à la reconversion du petites entreprises en matière de et des automobiles furent modélisées tracteur militaire en tracteur agricole. transport routier. Sur le sujet, dans pendant la guerre. Or vous avez men- ses mémoires, intitulées Le centenaire tionné la taylorisation des méthodes S’agissant des camions étrangers, aux mille voitures (2003), un garagiste de production. Ces dernières prove- européens et américains, il faut d’abord centenaire du centre-ouest de la France, naient-elles des États-Unis ou décou- noter que l’armée française avait Robert Dumazet, a raconté comment le laient-elles des renseignements issus des passé, durant le conflit, de nombreuses milieu professionnel, technique et social usines ennemies pendant la guerre ? commandes de camions dans les changea radicalement après la guerre. pays neutres et alliés pour faire face à Les entreprises de transport routier Kurt Möser l’ampleur de besoins que la production s’étendirent et se banalisèrent. Mais un Votre question est intéressante. Il nationale ne parvenait pas à satisfaire. duopole domina rapidement le secteur. convient de distinguer trois processus Ensuite, les troupes britanniques puis, à En effet, Citroën et Renault avaient créé de modernisation. partir de 1917, américaines amenèrent leur propre entreprise de transport en France leurs propres camions. routier. En 1935, les deux entreprises se Avant 1914, la culture allemande se nour- trouvèrent en conflit avec les chemins rissait des méthodes américaines pour À partir du 11 novembre 1918, les Alliés ne rapatrièrent sur leur territoire Usine, fabrication des obus (automobiles Sigma), photographie de presse de l’agence Meurisse © BNF, qu’une partie de leurs camions. Ils liqui- Gallica dèrent à bas prix la majorité d’entre eux en France. L’armée française se délesta aussi d’une fraction de son parc. À court terme, cette mise en vente massive de camions en stock et très bon marché fut mauvaise pour les constructeurs auto- mobiles nationaux. Le camion français neuf se vendait dès lors très mal. Les années 1919-1920 furent des années noires pour ces entreprises françaises. Dans le même temps, les constructeurs durent faire face à la reconversion de leurs installations consacrées aux fabri- cations de guerre.

Berliet souhaitait maintenir sa spécia- lité dans le secteur automobile et tenta d’y parvenir en recourant au crédit. Il se trouva à la merci des banques, en n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 113 apprendre d’elles des informations tech- Des discussions sur l’organisation de la étaient mis au point dans l’urgence, les niques. Ces dernières ne relevaient pas production des chars eurent lieu entre producteurs recevant quotidiennement du fordisme mais de la standardisation. les Britanniques, les Français et les des appels téléphoniques, des télé- Italiens. Si le principal brevet pour les grammes ou des lettres de la part des L’industrie automobile allemande se chars légers était détenu par Renault, militaires s’enquérant de l’avancée de trouvait dans une période de change- les méthodes de production des chars la production qu’ils avaient comman- ment avant 1914. Les Allemands n’inven- employées en France, en Italie et, dée et qui était souvent pré-payée par tèrent pas l’intensité de la production dans une moindre mesure, en Grande- un système d’avances remboursables. mais ils réorganisèrent les ateliers. En Bretagne, constituaient un syncrétisme Confrontés à l’urgence, les construc- matière de production automobile chez de méthodes américaines, britanniques, teurs improvisaient. L’improvisation Benz, par exemple, la planification de italiennes et françaises. pouvait à la fois avoir des bases fran- l’usage du métal fit l’objet d’une réorga- çaises et américaines. nisation dans le cadre du flux de produc- Dans le cas des autres productions, tion. L’idée fut introduite en 1916, non les échelles quantitatives étaient diffé- Alain Michel a mis en évidence les débuts dans l’industrie automobile mais dans rentes. Alors que sa production de chars rudimentaires du travail à la chaîne chez l’industrie aéronautique. Elle fut appli- s’élevait à 1760 unités, Renault sortit Renault dans la production de chars1. quée à d’autres éléments, au-delà du entre 1 800 et 2 000 avions, à la fois son Des références américaines étaient métal. propre modèle, AR, et le Breguet XIV à diffusées par les livres, la presse, les la fabrication duquel l’entreprise par- ingénieurs et les consultants américains. Parallèlement, les Allemands firent appel ticipa. Plusieurs milliers d’ambulances Cependant, les ingénieurs des Arts et à de nouveaux types de main-d’œuvre : furent également produites, de même Métiers qui dominaient chez Renault des femmes et des travailleurs non com- que 12 510 moteurs d’avions. La produc- s’appuyèrent d’abord les rationalisations pétents, ainsi que des soldats mutilés et tion d’obus atteignit 8 613 000 unités. précédentes et préféraient les méthodes démobilisés. Les Allemands tentèrent Par conséquent, les méthodes de pro- françaises aux méthodes nécessitant le d’organiser la main-d’œuvre autour d’un duction étaient différentes, comme en paiement de licences ou le recours à des très petit noyau d’ouvriers qualifiés. témoignent les textes des ingénieurs. consultants.

Ainsi, il n’existait pas de ligne de Dans le cadre de la plupart des petites Enfin, les obus firent l’objet de la production en Allemagne avant 1918, échelles de production, les méthodes production la plus importante en termes mais les Allemands n’en étaient pas loin. françaises étaient appliquées, extrapo- quantitatifs. En la matière, la méthode lées et adaptées. Dans celui des grandes employée était française, la question de Patrick Fridenson échelles de production, des standards la qualité commençant à être envisagée. Le cas des chars est très intéressant du émergèrent, toutefois moins rapidement La qualité d’un obus se mesurait à point de vue de la question d’Alexander qu’en Allemagne. Ce pays disposait de sa capacité à tuer en nombre au bon Bostrom. La conception et la production ses propres standards depuis les années moment avec la rapidité voulue. de chars étaient nouvelles. Elles firent 1870. Les standards français résultèrent l’objet de discussions répétées entre à la fois de l’influence américaine et de La question de la qualité apparaît militaires et industriels, d’études préa- l’influence allemande antérieure à la nettement dans les rapports rédigés lables, de choix difficiles entre les chars guerre. par les militaires : il s’agissait d’éviter lourds, poussés par Schneider et Saint- Chamond ; et les chars légers, auxquels Le reste de la production fut réalisée 1 Alain P.Michel Travail à la chaîne. Renault se ralliait Renault. à l’aide de compromis. Ces derniers 1898-1947, Boulogne-Billancouert, ETAI, 2007

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l’immobilisation des camions et des l’État s’impliquait autant dans la gestion central automobile. Cette expérience lui avions ainsi que des accidents. Rien de la mobilité pour des raisons vitales à fut fort utile durant l’entre-deux-guerres n’était plus terrible qu’un obus frappant la nation ? pour diriger, au nom des constructeurs, les soldats s’apprêtant à le lancer. À ce une partie de la sidérurgie lorraine. titre, l’expérience de la qualité fut dure La deuxième fois que l’État s’impliqua et amère jusqu’à la fin de la guerre. dans la question de la mobilité, il s’agissait Le transport d’urgence, consistant à de coordonner les transports à la fin du acheminer des soldats blessés au front La direction des services automobiles conflit. Cependant, la préoccupation de ou malades vers un hôpital de campagne refusa des camions neufs à partir de l’État était rationnelle et ne relevait pas puis vers un hôpital militaire ou civil, fut novembre 1914, élabora des contrôles du bien-être des usagers. développé sous la forme de sections de fabrication, des bilans techniques, un sanitaires motorisées. La Grande Guerre cahier des charges. Les Américains furent Patrick Fridenson contribua d’ailleurs à l’installation de pionniers sur la question de la qualité. Une Penser une histoire globale des quelques hôpitaux civils dans divers partie des premiers achats de camions mobilités organisées implique d’abord, endroits. Des usages de la mobilité américains avait entraîné de multiples pour la France, d’évoquer la guerre de d’urgence se diffusèrent durablement : déboires en raison de leur faible qualité. 1870, le ballon, élément non négligeable le transport des grands blessés et de cette dernière, et le rôle partiel, mutilés peut être relié aux urgences Intervenant latéral et encore expérimental qu’y médicales actuelles, aux ambulances et La Première Guerre mondiale avait joua le chemin de fer. Des ébauches de au SAMU. généré de considérables mouvements précédents existent dans d’autres pays. d’hommes à l’échelle européenne. À ce Pour d’autres conflits comme la guerre En outre, dans les villes, les autobus, les titre, constituait-t-elle une initiation à la de Sécession aux États-Unis ou la guerre tramways et les voitures fonctionnaient problématique de la mobilité ? En effet, russo-japonaise de 1905 en Extrême- encore. Les autos d’occasion ne le transport représenta un progrès pour Orient, par exemple, la question des faisaient pas l’objet d’un système de les malades et les blessés. transports avait déjà été posée. rationnement, contrairement à ce qui se passa lors de la Seconde Guerre Les récits plus ou moins romancés La Première Guerre mondiale fut ainsi le mondiale. La Grande Guerre contribua d’écrivains à propos de la Grande moment essentiel de la motorisation des à la banalisation de toutes les formes Guerre m’ont toujours surpris, puisqu’ils armées. L’armée se dota de capacités de mobilité automobile, malgré des affirmaient qu’ils partaient découvrir du organisationnelles à cette fin. Le service inégalités financières et régionales pays avant de se rendre compte de la automobile des armées, fondé à la fin de considérables. Mathieu Flonneau a mis réalité du front. Cette première mobilité 1913 et placé à partir de mars 1914 sous en exergue ces dernières dans sa thèse organisée par les États dans des cadres la direction du capitaine Aimé Doumenc, et dans son ouvrage, en s’interrogeant institutionnels très contraints influença- après un « développement difficile », sur les rôles respectifs des villes, de t-elle les mouvements ultérieurs de veilla à l’acquisition et à l’entretien des l’État et des départements dans la mobilité choisie ? véhicules. Il contribua leur doctrine d’em- mobilité. ploi et géra un nombreux personnel de Mathieu Flonneau conducteurs, d’ouvriers et d’employés2. Nous nous intéressons essentiellement 2 à l’organisation par l’État des mobilités, Au sein de cette direction, le baron Rémy Porte, La direction des services automo- du point de vue du ministère des Travaux Charles Petiet, créateur du constructeur biles des armées et la motorisation des armées françaises (1914-1919) vues au travers de l’action publics. Était-ce la première fois que Arès, devint directeur du magasin du capitaine Doumenc. Panazol, Lavauzelle, 2004 n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 115

Les ingénieurs exerçant leurs activités profondément une partie de la comme Renault et Berliet, de s’identifier professionnelles chez les constructeurs population et des régions entières. Un à la guerre. Par conséquent, la société automobiles, dans les sociétés de parcours muséographique se construit fabriqua des pneus conformément aux tramway ou dans les compagnies dans l’inconscient, mais les populations contraintes imposées par la guerre. ferroviaires continuèrent de réfléchir, revinrent également volontairement sur de discuter au sein d’associations et les lieux. Cet aspect est sans précédent. En revanche, la firme fut une de formuler des plans à partir de leurs extraordinaire propagandiste en faveur observations quotidiennes. La presse Mathieu Flonneau de l’avion. Elle en fit la promotion au continua pour sa part à relayer les Vous avez raison. Par exemple, la société sein de différents comités militaires événements se déroulant aux États-Unis, Michelin avait alors produit des cartes et civils à partir de 1908. Michelin ces derniers n’étant entrés en guerre des champs de bataille. plaidait constamment la cause de l’avion qu’en 1917. parallèlement à la cause de la route. Georges Ribeill À partir de 1911, Michelin demanda à La Grande Guerre fut donc une période L’ingénieur ordinaire réalisant les routes l’État de créer une force aérienne de d’expérimentation au cours de laquelle n’a pas été évoqué. Or le revêtement 5 000 avions incluant une aviation de les parties prenantes s’interrogeaient sur des routes a changé avec l’arrivée bombardement. ses conséquences, sur les ressources à du bitume et du goudron dans les employer, les problèmes à résoudre, les années 1920. Malheureusement, nous Pendant la guerre, Michelin joignit les approvisionnements en carburant et les ne pouvons évoquer, par manque de actes à la parole. L’entreprise décida solutions à élaborer. Le projet de ville temps, le caoutchouc et le bandage : d’elle-même de fabriquer des avions contemporaine élaboré par l’architecte quel fut le rôle de Michelin en la matière, de combat. Elle produisit 1884 avions Le Corbusier en 1922 puis le plan Voisin notamment dans le système asservi aux Breguet « mais également 8600 lance- pour Paris en 1925 contenaient des militaires ? bombes et 342 000 tonnes de différents réponses aux questions de mobilité dont calibres ». il avait eu connaissance aux États-Unis et Patrick Fridenson en Europe. Le plus récent de plusieurs excellents Il convient de noter qu’avant la guerre ouvrages portant sur le rôle de Michelin la firme allemande de pneus Continental Intervenant a été écrit par un historien américain et avait choisi une stratégie différente. Elle En matière de mobilité, le conflit apporta est disponible en français.3 fut précurseur dans la production des un élément nouveau, sous la forme des tissus nécessaires aux dirigeables et à associations d’anciens combattants Pendant la Grande Guerre, comme ses l’aviation. Face à la concurrence de sa inventées à l’issue du conflit par la homologues européens Continental, filiale française, Michelin renonça vite à plupart des États belligérants. Les Dunlop et Pirelli, Michelin prit un une telle production. activités de ces associations donnèrent important retard technologique par  lieu à une mobilité particulière, le retour rapport à ses concurrents américains, sur les champs de bataille, dès 1925. Les en raison de l’écroulement du marché ennemis d’hier se retrouvaient sur le lieu de la voiture. Cette entreprise redevint où ils s’étaient affrontés. innovatrice à deux reprises, pendant les années 1930 et à la fin des années Ce type de mobilité s’effectue 1940, particulièrement avec la création 3 actuellement sur les plages du du célèbre pneu X. Stephen L. Harp, Michelin, publicité et identité culturelle dans la France du XXe siècle, Paris, Belin débarquement de juin 1944. Il marque Cependant, Michelin avait choisi, 2008, p.187-209, 227-229.

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Monument aux morts et stèles commémoratives situées à l’hôtel de Roquelaure, siège du ministère de l’Environnement au 246 bld Saint-Germain à Paris ©Comité d’histoire MEEM-MLHD

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Patrick Février introduit la deuxième journée de ce colloque consacrée à la commémoration de la Grande Guerre et aux années qui ont suivi, au regard de ce qu’on appelait alors les travaux publics. Les interventions d’hier ont concerné essentiellement la période de la guerre même si, lors des interventions et pendant les discussions, on a souvent commencé à aborder les années 1920 voire 1930. Aujourd’hui, la journée est plus centrée sur ces deux décennies. On va évoquer essentiellement certains impacts de la Grande Guerre sur les évolutions des techniques et des modes de vie au cours des « roaring twenties ». La césure de l’armistice n’empêcha pas la poursuite voire l’accélération des mutations entamées dans de nombreux domaines.

L’accélération des progrès techniques consécutifs à la guerre

Des innovations dans les procédés techniques

André Guillerme, professeur au Cette victoire, qui ne pouvait être fluidifier le trafic de manière à éviter Conservatoire national des Arts et que totale, risquait d’engendrer une toute congestion et toute confusion. Métiers, Président du Conseil Scientifique prochaine guerre revancharde. De du Comité d’histoire des ministères fait, dès 1919, on entendait préparer Je m’intéresserai donc ici essentielle- de l’écologie (MEDDE) et du logement le territoire à une nouvelle guerre, ment aux aspects technologiques des (MLETR) par un espace densément contrôlé, conséquences de la guerre. en particulier près de la frontière. Cet Mon propos est de présenter espace devait surtout être dynamisé, Je voudrais d’abord compléter les l’accélération des procédés techniques nourri, entretenu, quadrillé de réseaux, propos tenus hier sur Verdun par un qui fut consécutive à la Première Guerre industrialisé. Ainsi, la circulation point important concernant l’impact mondiale. Cette guerre avait montré qu’il des personnes, des marchandises de la Première Guerre mondiale sur la était impératif de contrôler les stocks et des véhicules devait être codifiée circulation urbaine. et les écoulements non seulement des nationalement, ce qui aboutira d’ailleurs solides et des fluides mais surtout des à la création du code de la route, et La méthode du sens unique de circulation hommes, si l’État entendait parvenir à la localement, par un développement de que nous connaissons aujourd’hui fut victoire. la signalisation urbaine. Il s’agissait de d’abord expérimentée à Verdun lors

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La méthode fut ensuite appliquée à Paris, sous la pression de l’américain William Eno, qualifié aux États-Unis de père de la circulation urbaine, qui l’avait développée quelques années avant 1914 à New York. Elle concerna d’abord les groupes d’artères formés par la rue de la Chaussée d’Antin et la rue Mogador. Puis elle fut étendue par un arrêté du préfet de police du 25 décembre 1921 qui l’imposait entre 8 heures et 20 heures, dans 37 rues de la capitale, et par un autre arrêté du 1er décembre 1924, applicable à 18 autres voies.

À Paris le sens unique était réalisé dans un grand nombre de voies de faible largeur, autant que possible jumelées, mais aussi dans de grandes artères composant deux chaussées séparées par un terre-plein central. La presse dans les années 1920 remarquait que c’était parce que Verdun

Encombrements de la circulation par les tramways rue Lafayette, Agence Meurisse (1927) © BNF, Gallica avait été sauvé par le sens unique que Paris serait sauvé aussi de la congestion urbaine, et non grâce aux Américains. du siège de 1916. Je m’appuierai sur sement de camions automobiles. L’état- ll est important aussi de s’intéresser l’ouvrage de Lorieux, ingénieur des major en réservait deux transversales à la façon dont il y eut une réaction ponts et chaussées, membre de l’état- constituées par ces chemins pour un aux usages des routes et des chemins major de Verdun, intitulé Le service des trafic d’ouest en es et deux autres dans pendant la guerre de 1914-1918. routes pendant la guerre 1914-1918 et le sens inverse. « C’est une excellente publié en 1923, ainsi que sur Le cours de disposition qui permet de se conten- Je vous présente ici un résumé des écrits route de l’ingénieur Hubier à l’Ecole des ter de largeurs de chaussée empier- de Lorieux sur la question. Les routes ponts et chaussées, datant de 1930 et se rée réduites à trois mètres environ, terrestres réagissaient plus ou moins référant à Lorieux. puisqu’il n’y a jamais de croisements de bien à la guerre. En fait, les surcharges voitures à prévoir ». Il est bien précisé par essieux, les vibrations transmises Hubier écrit que, « pour acheminer que la circulation se faisait dans un seul au sol, l’intensité du trafic lourd quotidiennement les munitions, les sens sur des chemins vicinaux. entraînaient aussi des catastrophes sur vivres, le matériel, les hommes, soit certains itinéraires. Ainsi, au moment 5 000 à 6 000 automobiles, 262 char- Une commission militaire régulatrice, du dégel, en particulier en février 1915 rettes, circulent par quatre chemins dépendant de la direction des services en Champagne et en 1917 dans l’Aisne, vicinaux. Un chemin vicinal de grandes automobiles de l’armée, était chargée les moyeux s’enfonçaient dans des communications ne permet pas le croi- d’appliquer ces nouvelles règles. sols crayeux qui se transformaient en n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 119 fondrières comme s’il s’agissait de lait des routes, en cas de guerre, des stocks fic lourd de véhicules était infernale à de chaux. En Belgique, les accotements de granulat pour combler les trous et cause des vibrations : on pense au Cri se transformaient aussi en fondrières. rendre la circulation facile. Jusqu’en de Munch, tellement le bruit était par- Partout le sol était rendu instable 1914, le goudronnage ou le bitumage des fois insupportable. sous l’effet de l’éclatement des obus, chaussées, avait été refusé par l’État au des sauts de mines qui faisaient des motif que c’était les automobilistes qui Pendant une dizaine d’années, le milieu entonnoirs de l’ordre de 35 mètres de usaient la chaussée et dégageaient de des ingénieurs urbains fut fortement diamètre. la poussière. L’aménagement de routes perturbé par ces vibrations du sol. La asphaltées était un luxe à la charge des solution fut finalement trouvée grâce à Par conséquent, toute cette destruction municipalités. L’expérience de la guerre deux artifices : l’adoption des chambres du sol engendrait un champ nouveau de fit qu’en 1918, le nouveau directeur des à air pour les poids lourds, le compac- recherches qui annonçait ce que l’on routes, Lucas Briand, demanda que l’État tage du sol avec des marteaux vibrant à a appelé la mécanique des sols, aux prît en charge cet aménagement des la fréquence du sol. dépens de la poussée des terres, qui chaussées. est la vieille formulation très française Le sous-sol urbain devenait un lieu datant de Coulomb. La mécanique Cette évolution favorisa la création de important à urbaniser, un urbanisme des sols, elle, est une notion d’origine nouvelles entreprises chimiques comme de guerre pensé pour permettre aux germanique : l’Allemagne avait pris le les Grands Travaux de Marseille ou populations de se réfugier et d’y vivre parti de la guerre souterraine où on Viasphalte qui, pendant l’après-guerre, à l’abri des bombardements. Cet urba- creusait et où on étayait des centaines allaient non seulement couvrir par de nisme souterrain a aussi été une consé- de kilomètres de quadrilles de tranchées l’asphalte les chaussées mais aussi quence de la guerre de 1914. Il a abouti couvertes dans des terrains plastiques raboter les pentes pour faciliter l’accès à l’urbanisme de dalle, connu à Paris ou des sols saturés dont ces ingénieurs des voitures et augmenter les rayons de avec le quartier de la Défense, et aux perçaient les secrets grâce à de courbure, ce qui relança les nouveaux halles dans le centre-ville. nouveaux concepts comme la compacité traités d’entretien des chaussées. ou la fréquence des sols Cela a mené à Le problème majeur restait que le tra- Les conséquences de la Grande Guerre la tribologie et à la sismologie, toutes fic lourd, constitué de chars démon- en matière d’utilisation des métaux et disciplines issues de la guerre de 1914. tés, de fardiers d’artillerie déclas- des aciers spéciaux ont été nombreuses sés, perturbait profondément le sol Lorieux et Hubier, professeurs de génie urbain pendant les années 1920. Là Les aciers à très haute résistance, routier à l’Ecole des ponts et chaussées, où les tramways, les camions chargés l’aluminium, le tungstène, etc. – sont montrent que la route pavée s’était de produits lourds, les plateaux trac- des métaux qui occupent une place affirmée comme la route de guerre par tés, les autobus stationnaient, le sol se fondamentale pour l’artillerie, l’aviation excellence, à condition de la contrebuter tassait, les conduites d’eau ou de gaz et la marine, en raison de leur résistance, latéralement et de la goudronner. Le situées en dessous se fissuraient, écla- de leur souplesse et/ou de leur légèreté. goudronnage des chaussées a donc taient et explosaient. Il s’agissait d’une été également une conséquence de la véritable catastrophe en milieu urbain. À l’issue de la Première Guerre mon- guerre. Cette cause, ignorée pendant quelques diale, ces stocks d’aciers furent bradés. années, perturbait les congrès d’ingé- Eugène Freyssinet en tira grand parti : il La chaussée en macadam, utilisée sur nieurs municipaux ou les congrès de la les utilisa en 1919-1920 pour plaquer la les chemins vicinaux, avait relativement route de Lisbonne et de Liège. La vie forme de radoub fissurée du Havre par résisté. Mais il fallait constituer le long au bord des voies où il y avait un tra- des vérins hydrauliques et pour éviter

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 120 les infiltrations d’eau de mer lors de la les bureaux d’études de fournir des ce qui mettait les voûtes à l’épreuve des mise en cale. Cette initiative a été à l’ori- dessins d’armature parfois incomplets, plus gros projectiles. Trois étages en gine de la technique du béton contraint. parfois sans cote ni échelle. L’État, lui, sous-sol et quelques millions de tonnes voulait savoir ce qui était à l’œuvre pour de béton étaient couverts de terre. Produit en abondance pour l’aviation, ces milliers de petits ponts routiers, pour l’aluminium a trouvé ensuite de des bâtiments et pour des fortifications En réalité, la France était très en retard nouveaux usages dans les bâtiments comme la ligne Maginot. dans la maîtrise technique du béton. pour les toitures ou les escaliers. Très tôt, l’Allemagne avait investi La jeune Chambre syndicale des dans le béton armé, à l’initiative du Enfin, le béton armé connaissait un constructeurs de béton armé publia ministère de la guerre qui entendait en essor important. Contrairement à ce en 1930 un second règlement plus faire le matériau impérial pour blinder que l’on pense, le béton armé est une adapté aux entreprises que le cahier et édifier les blockhaus, pour en faire matière délicate, mais son histoire des clauses techniques de 1907, qui des bâtiments massifs. Tous les forts est quelque peu scabreuse. Monsieur était adressé aux ingénieurs en chef avaient été dotés de laboratoires Chapelet publiait dans « Sciences et des ponts et chaussées pour vérifier les d’essais et de contrôle de qualité depuis Avenir » en 1930 le texte suivant : travaux. Ce règlement tenait compte 1887, alors qu’en France ce n’était pas « Tout accident dans le béton armé est des progrès accomplis depuis un quart du tout le cas. provoqué par l’une des causes suivantes de siècle. Il mettait en valeur les travaux et il y en a beaucoup : le projet est de Freyssinet qui distinguait notamment Les premiers règlements allemands, mal établi ; l’entrepreneur lésine ; les le temps instantané de la pose du béton émanant du secteur des travaux publics, ouvriers sont négligents ; les ouvriers ne et le temps long de la fatigue. En fait, dataient de 1904 et de 1907. Le matériau tiennent pas compte des règles. il fallait rendre le béton plus homogène servait d’emblée à la fortification avec une bonne répartition des grains, de campagne pour les boyaux et les Or, depuis que l’on emploie partout l’accrocher aux tiges d’acier et surtout tranchées ainsi que pour les postes et en toute occasion le béton armé, donner une culture nouvelle aux d’observation. Les dalles des abris beaucoup de très petits entrepreneurs artisans qui travaillaient le béton, en pouvaient loger 12 à 15 hommes. Ces s’improvisent spécialistes en béton particulier selon les méthodes du béton fortins formaient du côté allemand une armé. Ils s’imaginent pouvoir se passer de chaux. ligne discontinue avec de très faibles du secours d’un technicien qualifié. Ils intervalles. Cette tête de ligne Siegfried- font de l’à-peu-près. Parce que le béton Le béton devenait le matériau principal Mannheim différait de la ligne française est un matériau idéalement rationnel, il de la création d’ouvrages militaires Maginot. faut l’employer rationnellement ». défensifs pendant l’entre-deux-guerres : la ligne Maginot et la ligne Mareth Pour l’état-major allemand, le béton La question se posait avec beaucoup pour la France, la ligne Siegfried pour avait parfaitement résisté au cours des d’acuité pendant les années 1930. Cela l’Allemagne, la ligne Staline pour l’URSS. années 1914-1918, dans des conditions tenait au fait que le béton se fissure La ligne Maginot était le principal lieu de guerre beaucoup plus dures que avec l’âge, en raison de l’humidité, d’innovation constructive des années celles envisagées lors de sa mise en des surcharges et des vibrations. Les 1930 en France : des maisons d’urgence œuvre initiale. Le nombre de projectiles propriétaires y voyaient une moins- usinées, de grands travaux hydrauliques, auxquels devaient résister les ouvrages value, les assurances un sinistre à des forages profonds, des tubes de dépassait toutes les prévisions, grâce devoir rembourser. Les entrepreneurs béton à haute résistance employés sur à la qualité du béton et au soin de prudents s’en méfiaient ou accusaient des épaisseurs d’au moins trois mètres, l’exécution des travaux. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 121

Ainsi, le béton armé participait, dès les quais, les ports, les barrages, bref la le pays était plus démocratique que ne les années 1930, à la puissance nazie modernité de ces ouvrages, signaient le l’était l’Allemagne nazie. en Allemagne et au pouvoir fasciste nouveau paysage qui était porteur de la en Italie. C’était le cas d’abord pour valeur totalitaire. La question se pose aussi de savoir les fortifications mais aussi pour les pourquoi la France avait laissé de côté autoroutes revêtues d’une couche de 15 L’Allemagne s’était donc forgée une le béton armé et la mécanique des sols. cm en béton armé. Entre 1933 et 1943, culture du béton armé. En France, au Avait-t-elle été dépassée par la gloire le régime du chancelier Hitler développa contraire, l’usage du béton armé avait qu’elle tirait de sa victoire en 1918 ? plus de 5 000km d’autoroutes et celui pris beaucoup de retard. Les travaux C’est le sentiment que l’on pourrait de Mussolini un millier de kilomètres. publics avaient été suspendus pendant légitimement avoir car, finalement, Cette situation justifiait la déclaration l’occupation, à l’exception des travaux l’après-guerre français fut beaucoup du directeur des routes, Rumpler, en de guerre comme l’édification du mur de plus décevant que la période antérieure 1945 : « C’est en effet pour des raisons l’Atlantique. C’est ici que le béton armé à la guerre de 1914, qui avait vu la stratégiques, sociales et de propagande, allait trouver son usage. Je rejoins une France devenir la première puissance plus que pour des raisons économiques, fois encore le propos tenu par Antoine européenne. que les autoroutes allemandes ont été Prost hier matin : le béton armé avait  construites avant guerre ». Les ponts, tardé à s’implanter en France parce que

Le pont de Saint-Pierre du Vauvray (Eure) collection Eiffage

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Une culture de guerre dans les sciences de la terre à la sortie de la Première Guerre mondiale. Les effets de la démobilisation scientifique sur les relations entre science et pouvoirs publics

Sylvain Di Manno, doctorant en histoire des sciences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Il pourrait sembler que les questions de Je commencerai par un bref rappel sur La mobilisation scientifique, à l’image mobilisation scientifique n’entretiennent les contours de cette mobilisation et le de celle de la France, se joua en deux pas nécessairement de lien direct avec cadre dans lequel elle intervenait. temps : l’histoire des travaux publics après la  Il y eut d’abord une mobilisation spon- guerre. Au contraire, j’ai jugé intéressant La direction des inventions était le tanée des scientifiques, qui étaient rat- de revenir sur ce que fut cette mobili- principal organe de coordination de tachés à des corps d’armée en fonction sation de personnels scientifiques, la recherche scientifique pendant la de leurs compétences. Cette situation d’universitaires, de laboratoires dans Première Guerre mondiale. Cette direc- n’était pas encore pensée globalement la recherche au service de la guerre. Je tion fut d’abord rattachée au ministère de ni rationalisée dans un cadre spécifique vais rappeler ses effets sur le développe- l’instruction publique puis transférée au au service de l’effort de guerre. ment technique et ses conséquences à ministère de l’armement. Elle était diri-  Puis, en novembre 1915, la direction l’issue du conflit sur les rapports de ces gée par un conseil d’universitaires, de des inventions fut créée pour faire face personnels à l’État. Nous verrons égale- membres de l’état-major et du service du à l’installation du conflit dans le temps et ment comment cette expérience scienti- génie militaire. Elle était divisée en 8 sec- dans l’espace. fique fit participer les spécialistes à l’ef- tions techniques portant sur des aspects fort de reconstruction d’après-guerre. scientifiques différents pouvant intéres- Le bilan historiographique des tra- ser l’armée. J’aborderai ici plus parti- vaux portant sur la mobilisation scienti- Je diviserai cette intervention en deux culièrement la section de la météorolo- fique concerne notamment la mobilisa- parties : gie. Au sein de ces sections techniques, tion industrielle, la formation de l’élite  un bref bilan historiographique des les scientifiques étaient chargés de sou- scientifique de l’entre-deux-guerres, la travaux portant sur la mobilisation mettre et d’examiner des propositions continuité avec l’avant-guerre et la len- scientifique et ses effets. d’inventions utiles au front, de réaliser teur de la démobilisation à l’échelle  mes recherches personnelles menées des prototypes et de les tester en situa- internationale sur l’utilisation de la météorologie pen- tion puis d’en planifier la production en dant la Première Guerre mondiale et ses accord avec les industriels concernés. Le premier bilan que l’on peut faire effets sur la communauté scientifique Cela nécessitait des déplacements régu- est que la mobilisation scientifique des géophysiciens après-guerre. liers sur le front et dans les usines. avait formé un chaînon central de la n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 123

Ecole [supérieure] d’électricité laboratoire, rue de Staël, Paris 15e, photographie de presse de l’agence Rol (1913) © BNF, Gallica

mobilisation industrielle : elle était une conflit, plus que jamais, fut une bataille industrielle : l’innovation organisation- composante du processus de totalisation assise sur des avancées scientifiques nelle et la rationalisation de la produc- du conflit et d’orientation de l’appareil où chacun essayait de devancer l’autre tion. On assistait ainsi à la généralisation productif français vers la production de en termes de capacité d’observation de certains modes de production à la guerre. et de destruction de l’adversaire. Les chaîne. progrès réalisés dans l’aéronautique, la La mobilisation scientifique jouait en chimie et l’artillerie étaient à cet égard La Première Guerre mondiale fut cela deux rôles principaux : exemplaires. un moment important de la for-  Son action se définissait tout d’abord  Le second rôle de la mobilisation mation de l’élite scientifique de en termes d’innovation technique : ce scientifique concerne la mobilisation l’entre-deux-guerres.

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Au regard de la composition de cette continuité d’un régime de production nale par l’exclusion quasi-systématique communauté, la mobilisation avait de savoirs scientifiques initié dès la fin de l’Allemagne dans les années 1920. constitué un lieu de rencontre et de col- du XIXe siècle. Dès cette période en Cette situation ne s’améliora qu’à partir laboration entre de nombreux scienti- effet, on constatait un phénomène de de 1930 car il était nécessaire, pour plu- fiques, qui devaient occuper des postes professionnalisation de la science au sieurs champs d’étude, dont la géophy- de direction d’instituts scientifiques service de l’État. Celui-ci s’était alors sique, d’entretenir des liens avec l’en- après le conflit. mis à investir de façon importante semble des pays menant des recherches dans l’enseignement supérieur et la sur ces questions. Par ailleurs, la guerre constituait un recherche pour les besoins de ses moment d’apprentissage de modes intérêts militaires et économiques. Une fois encore, il importe de relativiser particuliers de la recherche, en lien étroit On assistait aussi à l’ouverture assez les phénomènes à l’œuvre. La question de avec l’armée et l’industrie, autour de radicale aux techniques et à l’industrie la catégorisation culturelle comme stéréo- dispositifs organisationnels particuliers au sein des universités, particulièrement type des sciences nationales, par exemple, mais aussi de mobilités expérimentales en province. avait été amorcée dès les années 1870. La acquises au contact des modalités science allemande était décrite comme de l’action militaire, ce qui continua Sous cet angle, on peut donc dire qu’il une science militaire et d’industrie, résul- d’irriguer les pratiques scientifiques s’était davantage opéré un phénomène tant d’un esprit d’abstraction géométrique après le conflit. de renforcement et de massification des poussé, par opposition à une science fran- rapports entre les milieux scientifiques, çaise qui serait plus pondérée dans ses Enfin, en termes des dimensions rela- l’État et l’industrie à la sortie de la approches, issue à la fois de la méthode tives à l’utilité publique, économique guerre qu’une radicale transformation. expérimentale et de la recherche théo- et stratégique des recherches scienti- Cette absence de rupture ne remet rique, plus mesurée dans ses relations à fiques, la vocation à servir l’intérêt géné- cependant pas en cause l’idée que la l’industrie et à l’armée. ral devint un critère épistémique impor- Première Guerre mondiale fut un lieu tant dans l’orientation des travaux de structurant pour plusieurs réseaux de Ces discours simplificateurs, que l’on ren- ces chercheurs après-guerre savants, de militaires et d’industriels, contrait pendant et après la Première Guerre qui continuèrent à être actifs après le mondiale, s’inscrivaient donc en réalité dans Il convient toutefois de se garder conflit, ni le fait que le conflit lui-même une trame historique plus longue. d’interpréter avec excès la radicalité débouchait sur une reconfiguration des transformations à l’œuvre dans importante des milieux scientifiques de J’évoquerai maintenant, à titre d’illus- les rapports entre les sciences, l’État l’après-guerre. Cela concernait aussi bien tration, la mobilisation de deux scien- et l’industrie après la Première Guerre un renouvellement générationnel que tifiques durant la Première Guerre mondiale. On peut retracer de grands l’émergence de nouvelles thématiques mondiale au sein de la direction des éléments de continuité par rapport à et modalités dans les recherches. inventions, dans la section de l’aéro- l’avant-guerre. nautique et de la météorologie (Charles Le dernier point de ce bilan historio- Maurain et Edmond Rothe) ainsi que les Certes, à la sortie du conflit, on assistait graphique est que les auteurs insistent effets de cette mobilisation sur leurs à une massification du financement sur la lenteur de la démobilisation des parcours scientifiques ultérieurs. de l’enseignement supérieur et de la communautés scientifiques à l’échelle recherche, notamment du fait de la internationale, qui s’était notamment Ces deux physiciens de formation avaient création de nouvelles institutions. Pour matérialisée au sein des instances de une quarantaine d’années lorsque la autant, celle-ci s’inscrivait aussi dans la coopération scientifique internatio- guerre éclata. Ils avaient suivi le parcours n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 125 typique des physiciens universitaires de direction des inventions lors de sa créa- taire pendant la Première Guerre mon- l’époque : agrégation, enseignement et tion. Ils y développèrent de nombreuses diale. Elle était indispensable pour recherche dans plusieurs universités de recherches sur le perfectionnement des l’aviation, qui requérait une expertise province, avec l’espoir d’un recrutement avions, les propriétés des moteurs, l’aé- continue en matière de données météo- ultérieur sur Paris. Ils étaient par rodynamisme, la propagation des obus rologiques, mais aussi pour les attaques ailleurs des spécialistes des questions mais aussi sur la météorologie. chimiques, afin que les gaz répandus ne d’électromagnétisme. se retournent pas sous l’effet du vent du La connaissance précise de l’état de côté des troupes des armées émettrices, Le parcours de ces deux physiciens l’atmosphère était en effet devenue un ainsi que pour les calculs de correction avait connu une transformation assez déterminant stratégique de l’action mili- des canons d’artillerie. radicale peu avant le conflit avec leur nomination autour de 1910, en prenant la Soldats australiens équipés de masques à gaz, dans une tranchée dans le secteur d’Ypres, en tête d’instituts aéronautiques : Charles 1917 par le Capitaine Frank Hurley Maurain à Saint-Cyr, Edmond Rothe à Nancy. Ces instituts, qui avaient été mis en place dans la première décennie du XXe siècle au sein de plusieurs universités françaises, étaient financés par l’État, l’armée et l’industrie aéronautique. On y menait des recherches appliquées sur les conditions atmosphériques en vol, la forme des avions, les moteurs etc. Ces nominations sont à rattacher à un goût personnel prononcé pour les questions aéronautiques, ces deux savants s’étant fait connaître pour leurs recherches sur des questions durant les années 1900.

Dans le premier temps de la mobilisation spontanée, Charles Maurain fut affecté au service géographique de l’armée où il participa à des expériences sur le repérage des batteries d’artillerie ennemies à partir de la propagation du son des explosions. Edmond Rothe fut, quant à lui, mobilisé au sein de la télégraphie militaire, où il contribua à l’installation de postes télégraphiques.

Dans un second temps, ces deux cher- cheurs furent nommés à la direction de la section aérotechnique au sein de la

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Ces deux chercheurs furent ainsi char- de questionnements scientifiques qui gés de la mise au point de nombreux avaient émergé durant la période de dispositifs techniques pour la météoro- mobilisation. logie : mesure automatique de l’état de l’atmosphère, méthodes de prévision du À titre d’exemple, on peut citer les temps, publication de tables de calcul nombreuses expériences d’explosions pour les aviateurs et les artilleurs…. réalisées durant les années 1920. La plus Leurs recherches furent déterminantes importante était celle du camp militaire pour la mise en place du service météo- de la Courtine en 1924 dont le son rologique des armées. Rattaché au ser- s’était propagé jusqu’aux frontières de la vice géographique de l’armée, ce ser- France. L’objectif des expériences était vice s’avéra nettement plus à même de d’étudier la propagation du son dans la répondre aux besoins de l’armée. Il fut haute atmosphère, la structure de cette amené à disparaître après le conflit. La dernière et la propagation des ondes météorologie des armées fut reconver- sismiques dans le sol. Il s’agissait du tie vers les activités civiles, notamment redéploiement, dans un contexte civil, les prévisions météorologiques pour d’un protocole de recherche développer l’aéronautique commerciale naissante. durant le conflit à des fins de repérage Elle fut rattachée au ministère de l’ins- des batteries d’artillerie ennemies. truction publique puis au ministère de l’air. La tête dirigeante militaire du ser- Les ondes séismiques et leur propagation (1930) Un autre exemple, plus directement par M. E. Rothé (1873-1942) vice météorologique resta à la direction lié aux efforts de reconstruction et de de ce service civil. développement des infrastructures À la tête de ces deux instituts, Charles de l’État, les travaux réalisés pendant À l’issue du conflit,Charles Maurain et Maurain et Edmond Rothe menèrent un les années 1920 afin de cartographier Edmond Rothe reprirent leurs activités ensemble de recherches importantes la déviation du champ magnétique de recherche scientifique civile et furent pour la reconstruction et le développe- sur les territoires métropolitain et placés à la direction des deux instituts ment des infrastructures de l’État, en coloniaux. La publication de ces cartes de physique du globe de Strasbourg et lien étroit avec les réseaux d’acteurs tis- était nécessaire au développement de de Paris, respectivement créés en 1919 sés durant leur expérience au sein de l’aviation commerciale à la sortie de la et en 1922. Ces institutions étaient une la météorologie de guerre. C’est d’au- guerre : la connaissance fine du champ émanation directe du démembrement tant plus remarquable que la commu- magnétique terrestre était indispensable de la météorologie civile de l’instruction nauté géophysicienne bénéficiait durant aux pratiques de navigation à la boussole publique pendant la guerre, puisqu’ils l’entre-deux-guerres d’une autonomie utilisées pour les longs trajets. ont récupéré un ensemble de recherches disciplinaire relativement marquée dans sur les propriétés physiques de la terre et le sens où son activité faisait l’objet Ces mêmes recherches étaient de l’atmosphère (magnétisme terrestre, d’une régulation interne aux membres fortement sollicitées par les agents des électricité atmosphérique, sismologie) de la communauté scientifique. travaux publics pour l’aménagement jusqu’ici poursuivies au sein du bureau du territoire, notamment pour la météorologique français mais que le Nombre des thématiques alors explorées construction des voies ferrées, mais nouvel office sous direction militaire ne par les deux géophysiciens étaient aussi pour la recherche de minerais et souhaitait pas poursuivre. issues de pratiques expérimentales et de puits de pétrole. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 127

Edmond Rothe dans les années 1930 sur la protection anti-sismique. À partir des cartes issues des recherches sismiques de son institut et suite à des sollicitations de compagnies d’assurance et des pouvoirs publics, il détermina des coefficients de dangerosité sismique pour l’ensemble des localités françaises qui furent transmis aux autorités locales.

En conclusion, je regrette de n’avoir pu développer davantage les parcours de Charles Maurain et d’Edmond Rothe pour Expérience du Camp de la Courtine : la prise de mieux vous montrer dans quelle mesure feu, agence Meurisse (1924) © BNF, Gallica leurs travaux avaient été influencés par leur expérience de guerre. J’espère Or ces pratiques de cartographie Dans le cadre de leur activité savante du moins vous avoir convaincus de la magnétique nécessitaient une collabo- d’après-guerre, il leur semblait ainsi nécessité de s’intéresser à ce phénomène ration permanente avec les géographes parfaitement naturel non seulement de la mobilisation scientifique de guerre, militaires, seuls à disposer des moyens de collaborer avec différents services afin d’éclairer certaines facettes de logistiques et humains nécessaires à ce de l’État et des armées mais aussi de l’histoire des travaux publics après le type de travaux. répondre à diverses sollicitations de conflit. Cette question est d’autant plus ces derniers concernant des expertises importante qu’elle permet de se départir L’expérience du conflit a ainsi été techniques et scientifiques. d’une certaine conception restrictive majeure dans les parcours de Charles des institutions scientifiques, que l’on Maurain et d’Edmond Rothe afin de Un exemple parmi tant d’autres de cette aurait tort de considérer isolément des faire émerger certaines thématiques de vocation à servir l’État se retrouve autres institutions de l’État. recherche et des réseaux d’acteurs qui dans les recherches effectuées par  furent largement actifs après la guerre. Expérience du Camp de la Courtine : l’arrivée des chiens derrière les 64 tonneaux de mélinite, Pour autant, il ne faudrait pas penser que Agence Meurisse (1924) © BNF, Gallica l’unique motivation de ces chercheurs à collaborer avec les militaires était de dis- poser de leurs compétences techniques et matérielles. L’expérience de mobili- sation avait été un moment fort, pour ces deux scientifiques, d’incorporation d’un attachement symbolique au service rendu à l’État. Il s’agissait d’un moment où le « service du bien commun » était devenu un critère déterminant dans la manière dont ils orientaient leurs travaux.

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De l’aviation militaire à l’aviation civile, le plan Saconney d’organisation du transport aérien

David Berthout, doctorant en histoire contemporaine à l’Université Paris-Est, Comte d’Aubigny, oct. 1909. ©[Agence Rol] responsable des fonds de l’aviation civile aux Archives nationales Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EST EI-13 (52)

En 1917, le Baron d’Aubigny, député du ministère de la guerre puis, dès et président de la commission janvier 1920, du ministère des Travaux interministérielle de l’aéronautique civile publics et des transports. Cette prononça cette phrase qui a marqué les nouvelle administration était dotée mémoires : « L’aviation avant-guerre d’un service technique, d’un service de était un sport. L’aviation pendant la fabrication et surtout d’un service de guerre aura été une arme. L’aviation la navigation aérienne (SNAE) à la tête après la guerre sera une industrie de duquel fut nommé le lieutenant-colonel transport ». Jacques Théodore Saconney. Pendant les trois ans de sa direction, ce militaire De fait, au sortir du conflit, la France eut à cœur de penser ce que devrait disposait d’un certain nombre d’atouts être la mise en place de l’organisation pour opérer cette transformation. Elle de la navigation aérienne française de nombreux vols en ballons libres et était riche d’une industrie aéronautique et de l’infrastructure des lignes sur le captifs. Nommé à la tête du service des qui ne demandait qu’à produire, de territoire métropolitain et en Afrique du constructions aéronautiques, il parti- personnels compétents formés pendant Nord. cipa à la rédaction d’un règlement sur la la guerre qu’il convenait d’employer construction du matériel d’aérostation. dans ce secteur civil et d’industriels Avant la guerre, Jacques Théodore Il créa divers cours en aéronautique à prêts à investir dans l’innovation. Saconney, né en 1874, fut, à la fin des l’Ecole supérieure de la marine et rédi- années 1890, un brillant élève de l’Ecole gea le premier projet d’Instruction pra- L’État, dans un contexte de compétition polytechnique et de l’Ecole d’appli- tique. Entre 1910 et 1914, il mit en place internationale et européenne forte, cation de l’artillerie et du génie de le premier centre d’aviation militaire au réagissait assez rapidement. Il créa dès Fontainebleau. Il débuta sa carrière d’of- camp de Mourmelon près de Châlons- 1919 l’organe central de coordination ficier dès 1899 dans le génie Il se spécia- sur-Marne, où il réalisa des études sur générale de l’aéronautique, placé lisa dans l’aérostation et l’observation les hélices. Il créa un laboratoire d’aéro- pendant quelques mois sous l’autorité aérienne. Il effectua pendant ces années logie et de téléphotographie à Meudon. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 129

L’aérostation servait principalement Légion d’honneur, Croix de guerre belge une sous-direction des acquisitions, pour l’observation aérienne. Dans ces et française, Croix de l’Ordre du mérite chargée d’acquérir les terrains destinés domaines, il développa un système espagnol). à la création des aérodromes. de relevé géographique des côtes qui utilisait des appareils photo attachés Le 7 mai 1919, J.T.Saconney fut nommé Le SNAE comportait aussi un service des à des cerfs-volants. Le cerf-volant à la tête du service de la navigation aérodromes, responsable de la gestion Saconney, très réputé à l’époque dans aérienne (SNAE). Le SNAE était un des personnels et des matériels implan- les milieux militaires, servait à réaliser nouveau service pensé pour réaliser tés sur les aérodromes, et un service des photographies aériennes. le plan dont J.T.Saconney fut l’auteur. des transmissions de météorologie et de Il était composé d’un service central balisage, qui exploitait les postes radio- Pendant toutes ces années, J.T.Saconney de la navigation aérienne, une sorte de graphiques et météorologiques en place. effectua des missions de reconnaissance direction générale comprenant plusieurs de côtes, notamment au large de bureaux : Le plan Saconney se composait de l’Algérie et du Maroc, à bord de navires  une section du réseau chargée de plusieurs volets : la création de lignes de la Marine nationale. En 1909, il l’organisation du réseau, du tracé des aériennes, l’installation d’aérodromes, le remporta le premier prix du concours routes aériennes et de la reconnaissance balisage des routes et des aérodromes, de photographie aérienne organisé par des divers types d’aérodromes ; la réglementation. l’Aéro-club de France. Il participa à de  une section de l’exploitation, respon- Dans l’esprit de ce plan, les rôles étaient nombreux colloques et publie quantité sable des conventions avec les sociétés clairement répartis entre l’État et le d’articles sur la photographie aérienne. aéronautiques ; secteur privé. À l’État revenait la gestion  une section de radiotélégraphie et de des routes aériennes, l’aménagement Ses travaux étaient très remarqués balisage ; des aérodromes, leur mise à disposition et régulièrement distingués. Les  une section de météorologie ; au service des compagnies aériennes, la ministères de la guerre et de la marine  une section administrative ; construction de phares aéronautiques le félicitaient abondamment pour ses  une section des travaux comprenant et la délivrance d’une aide financière expérimentations. Il fut lauréat de l’Académie des sciences et fait chevalier Levage d’un appareil de sondage basse couche par ballon captif de l’aérostation militaire (J.T. de la Légion d’honneur en 1911. Saconney) à l’observatoire de Trappes. ©Météo-France

Pendant la Première Guerre mondiale, J.T.Saconney fut sur le front au sein de différentes compagnies d’aérostiers. Il était par ailleurs très impliqué dans la formation des aérostiers : il dirigea successivement plusieurs écoles. En 1917, il fut nommé au bureau de la défense contre les aéronefs (DCA) au Grand quartier général, où il réorganisa notamment l’artillerie anti-aérienne. Ses actions pendant la guerre lui valurent de nombreuses décorations (officier de la

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destinée à accompagner les compagnies compagnies de transport françaises l’État, d’un bureau de direction, de dans leur développement. Aux mais aussi étrangères, ainsi que tous douanes, de stations météorologiques compagnies aériennes revenait la tâche les navigateurs nationaux, étrangers, ou et de hangars pour abriter les avions d’assurer l’essor de l’aéronautique les navigateurs de tourisme pourraient pendant la nuit. Des infrastructures française. utiliser ces lignes. d’accueil comme des hôtels et des can- tines, y étaient également installées. Les lignes aériennes étaient dessinées à À côté de ces lignes aériennes, le plan partir de deux principes fondamentaux : Saconney comptait baliser toutes Tous les équipements des terrains  Pour éviter la concurrence avec les ces lignes d’un réseau d’aérodromes, étaient standardisés, ce qui permettait lignes de chemins de fer, on ne créait installés tous les 50 à 80 km, pensés d’agrandir facilement un aérodrome. de lignes aéronautiques que dans les comme des stations d’escale, de L’atterrissage et la réparation des avions cas où la distance à parcourir était suf- simples pistes d’atterrissage de secours sur ces aérodromes étaient soumis à fisamment longue pour que l’avion fût utilisables en cas d’accident. des taxes payées par les compagnies plus intéressant que le train ou lorsqu’un aériennes. Pendant les années 1920, obstacle infranchissable par le train jus- Les terrains choisis étaient achetés ou l’amélioration des équipements aéro- tifiait le recours à la navigation aérienne, expropriés en cas de litige. Il pouvait nautiques et de la fiabilité des avions comme pour le trajet Paris-Londres, s’agir de terrains militaires ou de terrains rendait moins indispensables ces ter- entravé par la Manche. mis à disposition par les communes. Ils rains, mais l’accroissement de l’avia-  Le plan Saconney cherchait à relier étaient classés en plusieurs niveaux : tion privée allait pousser les communes la métropole aux grands centres de  Le terrain de secours était le plus à s’équiper en revanche d’aérodromes. l’activité économique de la France et des simple : un simple poste de gardien colonies d’Afrique du Nord, ainsi qu’aux équipé d’un téléphone, un poste Pour le balisage, on pratiquait tout pays limitrophes. Il prévoyait dès l’ori- d’essence, parfois un poste météoro- d’abord un marquage au sol. Toutes les gine plusieurs lignes internationales : logique et des ateliers pour les petites stations étaient pourvues de dispositifs Paris-Londres, Paris vers Amsterdam réparations. qui permettaient l’atterrissage de via Valenciennes, vers la Scandinavie  Au-dessus se trouvait la halte, hangar jour comme de nuit, avec des plans (Suède), l’Europe de l’Est (Prague), standard doté d’un atelier pour des d’atterrissage, des T en tôle orientable, l’Afrique du Nord en passant par réparations, d’un poste météorologique, des grandes bandes blanches de 50 Bordeaux, l’Espagne, la Suisse via Dijon. d’un poste de télégraphie sans fil, d’un mètres de diamètre qui donnent le nom Une ligne Paris-Lyon bifurquait d’un portier, d’une équipe de direction, de de l’aérodrome et des obstacles balisés. côté pour aller au Maroc via Avignon, caves à essence et d’artifices pour les Perpignan et l’Espagne, et de l’autre signaux de nuit. Des postes radiotélégraphiques étaient vers l’Italie ou l’Algérie via Marseille  Le niveau supérieur était celui de la également installés dans les aéroports, et Ajaccio. Il était envisagé à plus long station, où se faisaient les escales ou les les stations, les haltes, pour annoncer terme de créer des routes transversales passages en douane près des frontières. le trafic. Chaque poste possédait un au départ des grands ports : Le Havre, On y retrouvait les mêmes équipements indicatif spécial et transmettait les Bordeaux et Saint-Nazaire. que dans les haltes, augmentés d’un informations dans un morse spécial. Peu deuxième hangar standard ou d’un han- d’avions étaient équipés de radios, le Jacques-Théodore Saconney avait gar plus vaste. premier étant un avion de ligne en 1920. une vision libérale de l’utilisation de  Enfin, des gares ou des aéroports se ces routes, dans le sens d’une plus trouvaient en bout de ligne. Ils étaient Le phare aéronautique était un autre grande ouverture. Il prévoyait que les dotés d’une administration gérée par élément de balisage, très important n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 131 en particulier pour la navigation de tête du SNAE. Il avait tout de même eu nuit. Un certain nombre de phares le temps d’impulser l’amorce du réseau étaient installés sur tout le territoire et aérien français. Des conflits pourraient notamment sur les côtes. Il s’agissait expliquer la brièveté de son passage au de phares acétylènes ou électriques, SNAE. Il retourna ensuite au ministère qui émettaient en morse et en de la guerre. Il consacra tout le reste de signaux lumineux. Une problématique sa carrière à l’aéronautique. Extrait de la revue l’Aéronautique 1921 © BNF, particulière se posait sur les côtes, où  Gallica étaient aussi implantés des phares de navigation maritime. On dispose de peu d’éléments sur les phares aéronautiques, qui ont disparu à la fin des années 1930- 1940. De nombreux échanges avaient toutefois eu lieu entre le SNAE et les services des phares et balises pour l’installation de ces phares.

Le plan Saconney prévoyait des textes réglementaires qui déterminaient la hauteur de vol au-dessus des villes, imposaient un certificat de navigabilité et une immatriculation visible pour les aéronefs. Les brevets personnels, les listes de passagers, les manifestes des marchandises transportées étaient également soumis à réglementation.

Se mettait en place également tout un système de primes destinées à encourager l’essor des compagnies aériennes : une prime à l’achat d’avions, une prime de rendement commercial sur les marchandises et les passagers, une prime horaire de transport public. En plus de cette aide financière, l’État prêtait des terrains militaires aux compagnies et leur vendait au dixième de leur valeur des équipements et du matériel militaires issus de la guerre.

Le lieutenant-colonel puis général Saconney ne resta que trois ans à la

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L’industrialisation des constructions légères et démontables pendant et après la Première Guerre mondiale

Kinda Fares, docteur en histoire des techniques, INSA de Strasbourg

Au début du conflit, on pensait que préparation de la guerre, malgré de Les armées françaises et alliées la guerre serait mondiale, rapide et belles réussites de fabrication standard renouaient avec la baraque de bois. Les souterraine. En 1914, aucune disposition pour les baraques coloniales. Allemands et leurs alliés préféraient n’avait été prise, pendant le temps de enterrer les chambrées et les casernes. paix, pour assurer la fourniture aux On peut d’abord distinguer le choix de Chacun de ces partis pris avait des armées. L’enrôlement des Français sous l’habitat militaire fait par les Allemands défauts et des qualités. Elles recouraient les drapeaux fut dramatique en matière et celui fait par les Français. à des métiers, des matières premières de casernement, d’hygiène et de santé. et des mobilités différentes. Mais le Cette situation traduisait l’impéritie La stabilisation du front engendra deux type de casernement qu’avait choisi la du gouvernement et l’incurie de l’état- attitudes opposées pour assurer la France conduisit à l’industrialisation des major pour cet aspect logistique de la protection et le repos des combattants. baraques et, au-delà, de la guerre.

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Pour les casernements souterrains alle- L’organisation française se mettait en  Dans les autres centres créés en 1916 mands, on creusait à plus de 10 mètres place à mesure que le front se stabili- à Alençon, Bordeaux, Pau et au Puy, il de profondeur pour enfouir les abris à sait. En 1915, les armées commencèrent s’agissait essentiellement de scieries lar- l’épreuve des obus de gros calibre. On à mettre au point l’exploitation indus- gement mécanisées, utilisant l’énergie accédait à ces casernes par un esca- trielle du bois, la fabrication et la stan- électrique ou hydraulique. Un Comité lier ou un puits. L’abri de 10 m sur 2 m, dardisation de composants pour des interallié du bois de guerre (CIBG) gérait haut de 1,8 m, était ventilé et coffré de modules de baraques destinées à être les conflits entre exploitants et coordon- madriers de 8 à 10 centimètres d’épais- engerbées, transportées par chemin de nait les besoins militaires. seur. On y disposait 8 couchettes et une fer et finalement montées par les com- table. Douze hommes pouvaient s’y tenir pagnies spéciales du génie. Une vague Dans une lettre du 13 janvier 1915, le debout. d’industrialisation plus puissante gagnait général Edouard de Castelnau écrivait donc l’ensemble de la filière construc- les directives suivantes : Du côté français, dès l’automne 1914, tive militaire.  « organisant cinquante équipes de les Alliés adoptèrent sur le front nord quinze ouvriers destinées à construire la technique des tranchées, promue La stabilisation du front conduisit égale- aux armées des bâtiments légers pour par l’instruction provisoire du ministre ment le gouvernement français à prendre le cantonnement des troupes [veut de la guerre du 12 juin 1914 : des abris, des mesures pour assurer le ravitaille- d’abord] faire le recensement des des salles, des chambrées, des bureaux ment en bois des armées et à chercher baraques démontables de type divers étaient réalisés à une profondeur de 6 à 7 toujours plus loin dans l’arrière-pays les que le commerce pourrait immédiate- mètres par 27 compagnies du génie. ressources en bois nécessaires au main- ment mettre à disposition des armées tien des lignes, à la consolidation des et, à défaut, des baraques existantes, et Ces chambres souterraines accueil- parois des tranchées, à l’encaissage, aux mettre en commande la construction de laient une demi-section, soit 12 hommes, traverses de voies ferrées. matériel de ce genre ». comme chez les Allemands. Ces  « Afin de permettre la construction chambres étaient garnies d’un épais lit Le génie était chargé par le ministre de rapide de bâtiments légers au moyen de paille et leurs parois revêtues le plus la guerre de renforcer son inspection des bois trouvés sur place ou fournis souvent de rondins épais. Le toit était générale du service du bois et des par les stocks de l’intérieur, il y aura fait de rondins entrecroisés sur trois ou fabrications de guerre pour lui donner lieu d’organiser des équipes spéciales quatre épaisseurs. Une garniture de tôle une couverture nationale et s’entendre d’ouvriers qui seraient mises, au fur et à ondulée empêchait la pluie de s’infiltrer. avec le service des eaux et forêts du mesure des besoins, à la disposition des On dissimulait le tout sous de la terre, du ministère de l’agriculture pour les armées. Ces équipes formées d’hommes chaume et des gazonnages. Le toit, légè- coupes nécessaires. La direction du de services auxiliaires ou réservistes rement surélevé du côté du tir, était sup- génie était chargée d’acheter tous les pourraient chacune comprendre une porté par des rondins formant meur- bois de construction et d’encaissage. quinzaine d’ouvriers – un tiers de char- trière. Ces chambres galeries étaient Elle créa 4 puis 8 centres du bois : pentiers, un tiers de menuisiers et un rapprochées pour communiquer entre  À Clermont-Ferrand, Dijon, Grenoble tiers de manœuvres – dotés d’outillages elles par une même descente. On obte- et Montpellier, les centres avaient la spéciaux nécessaires ». nait ainsi des abris de peloton, de com- tâche de mettre en valeur cette matière pagnie, voire de bataillon. tirée des forêts domaniales, commu- Le colonel Chevalier, commandant de la nales et privées, sous la conduite de 4e direction du génie, ajoutait en 1915 : À partir de 1915, il y eut une rationalisa- spécialistes comme les ingénieurs de  « Au point de vue de la rapidité de tion de la construction des baraques. l’École du bois. la fourniture et du montage, il y a tout

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avantage à adopter un type unique de donc prévu deux types de fabrication : une équipe exercée ayant la composition baraques. Tous les éléments étant inter- soit des éléments prêts à monter, soit de trois charpentiers, deux menuisiers, changeables, on peut donner à chacune des pièces brutes à assembler. un maçon et six manœuvres. » une longueur en rapport avec les usages  « Il est d’autre part utile d’être rensei- auxquels elle sera destinée. Il résulte gné exactement sur la façon de satisfaire Après quelques mois de tergiversation également de cette manière de faire une aux besoins signalés en ce qui concerne entre les services de l’intendance et simplification dans la constitution de l’organisation des équipes de travail- du génie, la gestion des baraques fut l’outillage de mise en œuvre à approvi- leurs demandées par le Général en chef. confiée à la direction des études et du sionner. […] Il est en effet indispensable, En effet, pour assurer une édification matériel spécial du génie, qui disposait pour aller vite, de répartir la fabrication rapide des baraques démontables dont d’une section technique. À Vincennes, entre divers fournisseurs et de choisir le type est proposé, il faudrait que les elle occupait l’établissement central autant que possible dans les régions équipes fussent constituées aux lieux de du matériel spécial pour la guerre où se trouvent les approvisionnements fabrication, de manière que les hommes des tranchées. En septembre 1916, de bois. Il faut aussi connaître les gares puissent y recevoir tous les renseigne- le ministre de la guerre le dota d’un régulatrices sur lesquelles il y a lieu de ments nécessaires et se familiariser établissement central du matériel de diriger soit les éléments de baraques avec le genre de construction avant baraquements (ECMB). Neuf mois plus préparées, soit le bois d’œuvre au cas d’être envoyés sur le front pour passer tard, un établissement du matériel où des constructions devraient être édi- à l’exécution. Le montage d’une baraque de camouflage y fut adjoint. Ces fiées sur place de toutes pièces ». Il était demande trois jours au maximum pour établissements étaient commandés par des ingénieurs détachés, comme Francis Hôpital temporaire du Vésinet - La galerie de cure adossée à la baraque Collection Musée du Val de Grâce Schmitt, du corps des Mines.

Une première baraque démontable fut présentée en février 1915 par le sous-lieutenant Adrian et adoptée, en concurrence avec d’autres modèles démontables en bois imaginés pour les ambulances par des inventeurs ou de petits fabricants comme Bernardeau, Suarce, Collet, Hautecoeur, Fender, Humphreys, Vitry, Veuve-Monfils.

La société des Fondations exploitait le système Farcot à ferme ogivale faite de lamelles de bois. Les baraques Favaron équipaient le parc de l’hôpital temporaire pour tuberculeux au Vésinet en 1917. Louis Adrian était polytechnicien et officier du génie. En 1915, il présenta au ministre de la guerre son modèle- type de baraque. Le 26 novembre 1916, le baraquement passa sous la n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 135 responsabilité du génie. Le principe de nouveaux impératifs de construction, en britannique, soit l’équivalent d’une ville la baraque Adrian était de monter vite septembre 1915, l’infanterie attribua au de 500 000 habitants. et simplement la baraque en utilisant un génie 10 000 hommes, dont un dixième module (une planche de sapin de 20 ou était « pris parmi les anciens élèves Des ateliers de coupe et de menuiserie, 27 x 3 x 300 millimètres) fractionné à la des Écoles des mines et des travaux de serrurerie et de peinture sortaient demande et des boulons d’assemblage. publics, les architectes diplômés par quotidiennement 200 baraques ou 1 000 La directive Adrian était très précise, le gouvernement, les conducteurs modules. Une organisation hiérarchisée accompagnée de dessins. « On compte des chemins de fer, les conducteurs et incontestable adoptait ainsi les qu’il faut trois camions automobiles des ponts et chaussées, les agents- schèmes de l’industrie américaine : pour le transport d’une baraque Adrian voyers ». Les ouvriers comprenaient la production en série d’éléments engerbée ; le montage peut se faire en 75% de mineurs, de terrassiers ou légers et standardisés. Scies à ruban, une journée avec une équipe de 18 à d’agriculteurs, 20% d’ouvriers en bois et dégauchisseuses, ponceuses, foreuses, 20 hommes exercés ou de 30 à 35 non 5% d’ouvriers en métallurgie. toutes ces machines outils étaient mues exercés. » par l’électricité fournie localement. En 1917, on fabriqua pour les armées La construction de baraques prenait L’armée française apportait une réponse alliées plus de 30 000 baraques, dont des allures industrielles. La guerre aux besoins de logement pour les 20 000 pour l’armée française sur le étant moderne, on parlait volontiers troupes. front occidental, 4 000 pour l’armée de « l’industrialisation du front » par américaine, 3 000 pour les troupes une meilleure organisation du travail Chacune des 10 armées françaises de l’intérieur, 2 000 pour l’armée militaire, une adaptation de l’armée à comprenait 69 000 hommes à abriter dont 20 000 devaient l’être dans Collection SARDO SNCF des baraques démontables. Dès le 3 février 1915, le ministre télégraphia aux commandants des régions de Nantes et de Limoges pour leur demander de « diriger d’urgence sur Paris quatre équipes d’ouvriers destinés à monter des baraques en bois pour le logement des troupes ; chaque équipe comprendra trois charpentiers, deux menuisiers, un maçon ».

Cinquante équipes – 3 de Paris et 47 de province – soit 300 hommes, furent ainsi encasernées dans le quartier de l’École militaire, à la demande du général Graziani. L’apprentissage, rapide, se faisait au bois de Vincennes, où chaque équipe apprenait à dresser une baraque Adrian pendant une semaine. Pour permettre au génie de faire face aux

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l’organisation de la grande industrie née espagnole. En France, la charte des étage, servirent à urbaniser la périphé- une dizaine d’années auparavant avec sinistrés, votée le 7 avril 1919, permet- rie de Nantes pour loger des ouvriers de le taylorisme et surtout le fordisme : tait d’obtenir une « maison provisoire » la nouvelle usine de montage de loco- encadrement d’ingénieurs, rendement, installée par le service des travaux motives de Batignolles-Châtillon à Saint- commandement, contrôle, hiérarchie. de première urgence (STPU), locale- Joseph de la Porterie et une centaine La victoire devait être logistique autant ment composée d’anciens baraqueurs d’autres pour les Forges de Pomgibaud que militaire : elle se joua aussi en amont qui les montaient ou les réparaient, et à Couëron. du champ de bataille sur la capacité des déblayaient les ruines et rétablissaient  armées à approvisionner et à héberger les communications. leurs troupes. Les baraques en bois et en carton bitumé Après la guerre, les habitations de l’armée furent vendues aux enchères démontables furent réutilisées pour les ou mises à disposition des municipalités. besoins des réfugiés revenus dans les La baraque Adrian pouvait accueillir zones dévastées. quatre familles avec une buanderie collective au centre. La baraque Nissen, En décembre 1918, la France comptabili- divisée en deux pièces, pouvait loger sait 300 000 maisons détruites et autant une famille. La maison provisoire la plus d’endommagées, ainsi que plus de 4 000 diffusée par le STPU était en bois et sa usines détruites. toiture était recouverte de tôle ou de carton goudronné. Les stocks d’habitats étaient abondants. Les armées françaises disposaient En même temps, les industries civiles d’au moins 40 000 baraques presque étaient vite sollicitées pour livrer des neuves, de quoi loger provisoirement baraques neuves. Les grandes muni- 300 000 à 400 000 sinistrés. Les cipalités dont le bâti avait été anéanti Alliés continuèrent d’exploiter les menaient une politique de reconquête forêts jusqu’au 1er décembre 1919 et du centre-ville en installant des com- abandonnaient leurs stocks. Ainsi, le merces provisoires. De nombreuses ins- district de Châteauroux, confié aux tallations démontables apparaissaient et Américains, laissait près de 700 000 reprenaient les divers modèles élaborés traverses et 65 000 mètres carrés de pendant la Grande Guerre. bois sciés, de quoi monter un millier de baraques. La Grande-Bretagne livra en Ainsi, grâce aux fonds issus de 1919 près de 100 000 baraques Nissen, l’aide américaine, Reims fit recons- en tôle ondulée, à la Belgique, à la France truire en 1922, par les Établissements et à l’Allemagne. Bessonneau, un îlot commerçant com- posé d’une centaine de boutiques en Dans l’ensemble, les Alliés disposaient rez-de-chaussée et de logements à des ressources nécessaires pour abri- l’étage, préfabriqués en bois. À Nantes, ter les réfugiés retournant dans leur en 1920, près de 500 « Bessonneau » de région d’origine, affaiblis par la grippe deux à trois pièces, de plain-pied ou à n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 137

Échanges avec la salle David Berthout aéronautique et sur sa perte de terrain Ces questions avaient commencé à être pour cette technologie et sa capacité Intervenant explorées dès avant la Première Guerre de développement. Les compagnies Les baraques construites par les mili- mondiale, notamment par le biais de aériennes faisaient face à des difficultés taires pendant la Première Guerre mon- nombreuses missions de reconnaissance de montée en régime. Des plans d’aide diale servirent donc à loger des sinis- avec les cerfs-volants ou de missions financiers furent décrétés pour les trés. D’autres baraques furent-elles embarquées à bord de navires. Le plan épauler. Je ne saurais en revanche construites par les pouvoirs civils pour Saconney prévoyait des primes pour expliquer le retard qui se creusait loger ces sinistrés ? Pendant combien de l’installation d’aérodromes ou de lignes dans les années 1920. Alors que des temps ces baraques, civiles ou militaires, vers les colonies. La reconnaissance compagnies nationales se créaient furent-elles utilisées pour loger des sinis- aérienne et, par voie de conséquence, rapidement dans d’autres nations trés ? Certains des habitats provisoires la cartographie avaient donc beaucoup européennes, Air France ne fut créée sont-ils finalement devenus définitifs ? bénéficié de cet élan après la Première qu’en 1933. Guerre mondiale.  Kinda Fares Les baraques n’avaient été prévues André Guillerme que pour l’immédiate reconstruction, Avant la guerre de 1914, le génie et l’ar- juste après la guerre. En réalité, de tillerie s’étaient partagé le domaine nombreuses baraques furent utilisées aérien : le génie pour les ballons diri- pendant une dizaine voire une vingtaine geables, l’artillerie pour les avions. En d’années, jusqu’après la Seconde Guerre 1919, le Japon fit appel à la France pour mondiale, surtout dans le nord de la organiser son armée de l’air : entre 80 France. Certains types de baraques, et 90 pilotes français partirent au Japon surtout après la Seconde Guerre à trois reprises. Gustave Eiffel installa mondiale, se sont ensuite transformés en une soufflerie à Tokyo. Parallèlement, habitat définitif. Ce fut le cas notamment les bases de l’armée de terre japonaise à Brest. On trouve encore des baraques étaient posées dans le cadre d’une coo- Nissen en Lorraine, par exemple. pération avec l’Allemagne. Mais, à partir de 1923-1924, l’aviation française n’était Intervenant plus une référence car elle était devan- Quel rapport entretenait la Première cée par la construction allemande. Avez- Guerre mondiale avec le développement vous aussi le sentiment que, pendant de la topographie, notamment à travers l’après-guerre, l’industrie française avait toutes les innovations et les travaux réa- décliné ? lisés pendant la guerre ? Quel rapport entretenait-elle aussi avec le développe- David Berthout ment de la cartographie ? Les géomètres En matière d’aéronautique militaire, il ont conquis leur identité professionnelle m’est difficile de répondre. En matière après la Première Guerre mondiale. d’aéronautique civile, les journaux Avec la navigation aérienne notamment, spécialisés de l’époque faisaient état, avez-vous pu observer un développe- dès l’après-guerre, d’inquiétudes sur la ment de la cartographie au sens large ? position de la France dans l’industrie

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 138 Développement des années 20 Le développement des infrastructures et des services d’énergie, de communication et de mobilité au cours des années 1920 Analyse des politiques publiques

Léonard Laborie, chargé de ou exclusif de la guerre, comptait par ce qu’elle annonçait en matière de recherche au CNRS, UMR IRICE néanmoins bien la guerre comme facteur nouvelles solidarités entre les différents déterminant (III). acteurs et de robustesse accrue dans Cette introduction propose une analyse l’approvisionnement électrique du pays. des politiques publiques mises en œuvre Ruptures : la guerre Dans le domaine des transports, la loi au lendemain du conflit au prisme, cher de 1920 sur les ports autonomes a déjà aux historiens, des ruptures et des comme matrice de été évoquée. La convention de 1921 sur continuités. Quelles marques la guerre les chemins de fer a fait l’objet de débats avait-elle laissé sur les politiques des nouvelles politiques entre historiens : François Caron y voit années 1920 en matière de réseaux ? un lien direct avec la guerre, alors que La marque de la guerre était nettement Georges Ribeill tend à considérer que Dans nombre de cas, les marques sont perceptible dans le domaine de cette législation avait pris un aspect fortes. Les décisions et les expériences l’énergie. Henry Bérenger prônait étonnamment libéral1. de la guerre avaient alors assez nettement en 1917 une « politique générale du modelé les politiques de développement combustible », qui se traduisit après En matière de communications, là des infrastructures et des services la guerre, quoique de manière moins encore les ruptures induites par la guerre d’énergie, de communication et de coordonnée qu’espéré, par une nouvelle étaient multiples. Cécile Méadel aborde mobilité (I). Pour autant, l’après 1918 politique pétrolière mais aussi par une en détal le cas de la radiodiffusion, dont ne s’était pas caractérisé par des politique active de développement le développement s’effectuait en grande bouleversements comparables à ceux de l’hydroélectricité. La genèse de la partie sur la base technique et humaine d’après 1945. Les continuités avec loi relative à l’utilisation de l’énergie de la radiotélégraphie militaire. La l’avant-guerre demeuraient fortes (II). hydraulique de 1919 est présentée dans politique de radiocommunications, c’est- Je terminerai enfin en soulignant trois ce numéro par Denis Varascin. L’idée 1 traits caractéristiques de la période qui même d’un réseau électrique régional François Caron, Histoire des chemins de fer en France, Tome II : 1883-1937, Fayard, 2005, p. 687- permettent d’opérer une synthèse entre ou national, avec ce que cela impliquait 702. Georges RibeilL, « Du projet Claveille (1917) à rupture et continuité. Ces trois traits de concentration des moyens de la convention Le Trocquer (1921) : le retournement libéral d’un projet de ‘nationalisation’ du rail », témoignent en effet d’une mutation en production et de standardisation, est fille Revue d’histoire des chemins de fer, hors série « Le statut des chemins de fer français et leurs cours qui, sans être le produit direct de la guerre. Cette perspective séduisait rapports avec l’État (1908-1982) », 1996, p. 41-67. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 139

à-dire de communications point à point, nourrissaient notamment les politiques est traitée par Françoise Sioc’hn, à partir dites d’« outillage national » après la de l’exemple du chantier de la station de guerre2. La Croix d’Hins, lancé pendant le conflit Je ne prendrai qu’un exemple. En et achevé en 1920, grâce au travail de pleine guerre, le député Lazare Weiller, l’inspecteur général honoraire des ponts industriel fortuné (Tréfileries et et chaussées Harel de la Noë. Présentée Laminoirs du Havre), connu du public par Camille Allaz, l’instauration d’un pour un rapport publié au début du siècle service de transport aérien pour les sur les États-Unis, membre de l’Alliance besoins des postes témoigne de ce démocratique élu en 1914 à Angoulême, Premier vol postal Paris-Le Bourget/Saint-Nazaire même mouvement. consacrait de longs travaux à la Chambre – Escoblar le 17 aout 1918 ©musée de la Poste à la messagerie et au colis postal. Parisien Au-delà de ces exemples particuliers, il faut souligner une propension générale des acteurs français à penser, pendant la guerre, l’avenir des services en réseaux une fois la paix revenue. Si, entre 1914 et 1918, on s’occupait énormément de réseaux pour gagner la guerre, on s’en occupait aussi pour gagner la paix : on projetait pour le temps du retour à la paix des politiques en matière de réseaux susceptibles de permettre à la France d’affirmer sa place dans le monde et de tenir l’Allemagne en respect.

La Première Guerre mondiale était une guerre totale, en ce sens aussi qu’elle amenait à repenser le quotidien de l’ensemble de la nation, non seulement en temps de guerre mais aussi en temps de paix. Les infrastructures qui relevaient des compétences du ministère des Travaux publics étaient directement concernées. Elles étaient perçues comme une armature essentielle pour sécuriser Ce point était certes crucial pour le 2 l’économie et la capacité de mobilisation moral des troupes. Mais Lazare Weiller Alain Chatriot, La démocratie sociale à la française: L’expérience du Conseil national du territoire. Comme on arme un béton, se préoccupait aussi de l’après-guerre : économique, 1924-1940, Paris, La Découverte, on armait et l’on rêvait surtout d’armer « L’unité morale de notre pays, que 2003. 3 Lazare Weiller, « Proposition de résolution une nation d’infrastructures, pour nos enfants cimentent par leur sang relative à la refonte de l’administration des postes la rendre plus robuste, elle qui était sur le champ de bataille, doit être (correspondances, télégraphe, téléphone, colis 3 postaux) », Documents parlementaires, annexe d’ores et déjà très fragilisée. Ces plans complétée par son unité économique » , 972, séance du 1er juin 1915.

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affirmait-il. Pour lui, seuls les réseaux relèvement rapide, après la signature de l’entrée en lice de nouveaux acteurs, la étaient à même de réaliser cette unité. la paix. Produire beaucoup, vendre bon question de la reconversion des indus- Or, la moitié des communes de France marché, livrer rapidement, seront plus tries de guerre ou des changements n’avait pas de service téléphonique. que jamais les trois grands facteurs de techniques pouvaient réorienter cer- Deux tiers d’entre elles étaient sans l’activité économique »5, prédisait-il. taines politiques par rapport au cours bureau de poste. pris ou amorcé pendant les années de On le voit, la guerre ravivait des conflit. Alors qu’« il est plus facile de renverser préoccupations antérieures, en les un ministère que de faire mettre au ser- colorant d’un enjeu nouveau : être Pour revenir au cas du colis postal, vice du public, dans une commune fran- capable de gagner la paix. Les réalisations le service resta dans l’apanage des çaise, une cabine téléphonique », sa dans l’urgence de la guerre et les projets compagnies ferroviaires jusqu’à la proposition était d’« instituer dans cha- construits dans la perspective de la paix formation de la SNCF, en dépit des cune des communes de la République orientaient ainsi fortement les politiques appels de plus en plus nombreux à sa un office postal complet, expédiant et d’après-guerre, en particulier dans « postalisation », de manière à ce que recevant lettres, correspondances, télé- les domaines perçus comme les plus la petite messagerie fût pleinement grammes, communications télépho- stratégiques, touchant à l’énergie et aux assurée par la poste. niques et colis. Il s’agissait d’établir communications à distance. ainsi, en utilisant notre réseau de che- Les radiocommunications étaient une mins de fer, les automobiles et les fils Continuités : la marque exception à la règle de la stabilité du électriques, un courant d’activités éco- régime de régulation. En octobre 1920, nomiques intense entre tous les points de l’avant-guerre le gouvernement décida de confier l’ex- du territoire ». ploitation des stations au secteur privé Pour autant, il convient de nuancer pour une partie importante du service, L’Allemagne avait montré le chemin. l’empreinte de la guerre sur les réseaux celle des échanges avec l’étranger. Aussi concluait-il que « c’est en comme objets de politique. empruntant à nos ennemis quelques- En matière de radiodiffusion, les gou- uns des procédés dont ils ont usé pour En terme de régulation, la guerre n’avait vernements successifs tergiversaient, organiser le travail et le commerce que pas généré de rupture. Ce qui relevait bâtissant au fur et à mesure de leurs nous pourrons arriver à les supplanter d’une gestion privée avant le conflit était indécisions un système mixte, original sur le marché mondial et à les remplacer resté privé après 1918 : les chemins de en Europe, où coexistaient des opéra- sur notre propre marché qu’ils avaient fer, l’électricité. Le contrôle du marché teurs publics et privés. envahi ». Il ne fallait pas regarder à la du charbon recula, comme le montre dépense –« la guerre actuelle doit nous Pierre Chancerel dans ce numro. Ce qui Dans ces différents domaines, les posi- habituer aux gros chiffres »–, et au était public était resté public : les postes, contraire donner davantage d’autonomie les télégraphes et les téléphones, même 4 d’investissement aux PTT4. s’il s’en était fallu de peu pour ces La sortie des PTT du cadre rigide du budget annuel sera effectivement votée en 1923. Muriel derniers6. Il en allait de même pour les Le Roux et Benoît Oger, «Aux origines du budget annexe des PTT », La direction du Budget entre Pour le député radical-socialiste, Louis réseaux municipalisés. doctrines et réalités, 1919-1944, Paris, CHEFF, 2001, p. 129-137. Deshayes, lui aussi élu en 1914 et sensible 5 Louis Deshayes, « Le régime des colis postaux à la question de l’infrastructure de Et puis, tout n’était pas tracé d’avance, en France et à l’étranger », Revue politique et parlementaire, 1918, n°281-283, p. 243-253, p. 251 messagerie postale, « l’amélioration des dans le passage de la guerre à l’après- 6 280 députés votent en faveur de la privatisation moyens d’échange est la condition d’un guerre. Des revirements politiques, du téléphone en France en 1921. . n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 141 tions apparemment bien arrêtées pen- La pose d’une liaison téléphonique la vie aux campagnes »11, insistait le dant la guerre étaient remises en cause. directe entre Paris et Strasbourg était député Deshayes. Le service ne connut L’électrification rurale ou périurbaine hautement symbolique. La première pas le développement espéré. Mais un montre enfin que de nouveaux acteurs, liaison entra en service le 22 novembre instrument fut mis à la disposition de en l’occurrence locaux, s’impliquaient 1918, en prolongeant artisanalement la poste à la campagne : l’automobile. et donnaient un nouveau cours aux une ligne tirée par les Américains depuis Un premier service de « poste omnibus politiques7. la côte atlantique jusqu’à leur corps de rurale » (POR) ouvrit le 1er septembre troupe sur le front. La pose du premier 1926 à Beaulieu-sur-Dordogne en Trois traits transversaux câble téléphonique souterrain moderne Corrèze. La PAR, la poste automobile à longue distance en France, qui ouvrit rurale, à l’acronyme peut-être plus Ceci dit, je voudrais insister sur trois sur ce parcours en 1926, fut célébrée heureux, se généralisa à la suite d’autres dimensions de ces différentes politiques, comme une réussite nationale8. expériences, notamment dans le Jura et transversales et caractéristiques de la le Lot en 192712. Un véhicule distribuait période, mais qui n’apparaissent pas Un autre exemple est représenté par et collectait la correspondance et la explicitement dans l’intitulé des articles la Compagnie franco-roumaine de messagerie. Il effectuait les opérations qui suivent. navigation aérienne, créée en 1920, de guichet, transportait des passagers qui reliait Paris aux capitales des pays et permettait des courses. Il s’agit de la mobilisation des réseaux alliés de la France formant la barrière pour réintégrer l’Alsace-Moselle, de de l’Est. Elle ne manquait pas de faire L’insertion de la France dans la la focalisation sur l’espace rural pour étape à Strasbourg. On pourrait bien sûr carte européenne et mondiale des surseoir à la désertion des campagnes ajouter l’aménagement hydroélectrique flux d’hommes et de marchandises, et, enfin, du positionnement de la France du Rhin, d’ailleurs sur la base de projets d’énergie, d’information et de capitaux se au cœur des échanges transeuropéens. allemands9. lit dans l’activisme du pays pour créer de nouveaux organismes internationaux, à Ces objectifs, partiellement atteints, Le tropisme rural, pour sa part, se même de réguler ces flux conformément faisaient réellement l’objet de politiques traduisait tout particulièrement par un à ses intérêts. publiques. Ils dénotent en ce sens un grand effort d’électrification rurale. Les trait de la période de l’entre-deux- statistiques publiques, élaborées sous guerres les concernant. Ils n’étaient la direction du ministère des Travaux 7 Emmanuel Bellanger, François-Mathieu Poupeau, pas le produit direct de la guerre, sauf publics, témoignent de la progression de Lumières sur la banlieue - Histoire du Syndicat sans doute pour l’Alsace-Moselle. Il y l’électrification : la part des communes intercommunal de la périphérie de Paris pour l’électricité et les réseaux de communication avait eu des antécédents avant le conflit. raccordées au réseau passa de moins de (SIPPEREC), Paris, Éditions de l’Atelier, 2014. 8 Mais ces politiques marquaient, dans le 20% à 96% entre 1918 et 193710. « Les câbles souterrains vont remplacer les nappes aériennes de fils télégraphiques et prolongement de la guerre, l’implication téléphoniques », La Science et la Vie, n°103, janvier 1926, p. 49-56. croissante des pouvoirs publics dans La Poste fut elle aussi appelée au secours 9 Maurice Levy-Leboyer, Henri Morsel (dir.) ; les réseaux. À de maints égards, la des campagnes : « il ne s’agit pas Histoire générale de l’électricité en France, tome 2 « L’interconnexion et le marché, 1919-1946 », guerre avait servi d’accélérateur à une seulement de développer l’usage du colis Paris, Fayard, 1994, p. 770-773. 10 dynamique en cours. postal et de rendre ce mode d’exécution Idem, p. 1199. 11 assez pratique pour que le paysan et Louis Deshayes, « Le régime des colis postaux en France et à l’étranger », art. cit., p. 250. 12 Le retour des « provinces perdues » le fermier puissent écouler facilement Virginie Detry, Cambouis et tôle jaune. La Poste donna lieu à de multiples projets leurs produits ; il s’agit de jeter les bases et la voiture depuis 1930, Paris, coll. Les Cahiers pour l’histoire de La Poste, n°13, 2010, p. 13 et p. concernant les réseaux, pilotés par l’État. de l’organisme nouveau, qui donnera 17.

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La trajectoire du ministre des Travaux 1917-1920 pour le secteur des travaux était moins directement le produit d’une publics jusqu’en 1920, Albert Claveille, publics se consacrait ainsi à une mission politique française, assez indécise en est de ce point de vue éclairante. internationale qu’il estimait décisive : la matière, mais les acteurs français y faire de la France une plaque de transit étaient toutefois bien présents20. Devenu sénateur (1920-1921), il entre le monde atlantique et l’Europe représenta immédiatement la France centrale et orientale16. Ces organisations n’étaient pas au Comité consultatif et technique simplement des structures qui de la Société des nations (SDN) pour De nombreuses autres organisations permettaient aux éléments en transit de les communications et le transit. internationales naquirent en dehors de la passer des frontières. Ils ordonnaient L’Organisation des communications et SDN, la France jouant un rôle primordial ces franchissements. Le CCIF contrariait du transit était la première née d’une dans leur gestation et leur gestion. les velléités de développer une sorte de série d’organisations et de commissions Compagnie internationale des wagons techniques permanentes, rattachées au Dans le domaine électrique, la lits dans le domaine du téléphone, il secrétariat général de la SDN, dont le Conférence internationale des grands établissait des tarifs qui permettaient travail amène les historiens à réévaluer réseaux électriques (CIGRE) vit le jour à de financer la construction des le bilan de l’institution genevoise née de Paris en 192117. réseaux nationaux par les échanges la guerre13. internationaux. L’Union internationale La formation dans cette même ville en

Formée dans le sillage de la coordination 1923 du Comité consultatif des commu- 13 Par exemple : Patricia Clavin, « The role of des transports et de l’approvisionne- nications téléphoniques à longue dis- international organisations in europeanization. The case of the League of Nations and the European ment par les conseils interalliés durant tance en Europe (CCIF) marqua un tour- Economic Community’’, in Martin Conway and le conflit, l’Organisation des communi- nant dans l’histoire de la coopération Kiran PATEL (ed.), Europeanization in the Twentieth Century: Historical Approaches, Basingstoke, cations et du transit avait pour mission internationale concernant les télécom- Palgrave Macmillan, 2010, p. 110-131. 14 de faciliter le franchissement, maté- munications. Hésitant sur le fait d’invi- Frank Schipper, Vincent Lagendijk, Irene Anastasiadou, , « New connections for an old riel et juridique, de frontières politiques ter les Allemands, le Comité leur fit une continent : rail, road and electricity in the league of nations organisation for communications and qui s’étaient considérablement dévelop- place dès l’année suivante. Mais il cher- transit », in Alexander Badenoch, Andreas Fickers 14 (eds.), Materializing Europe : transnational pées à travers l’Europe . Les infrastruc- cha toujours, par la voix de son secré- infrastructures and the project of Europe, tures et la réglementation étaient au taire, le français Georges Valensi, à en Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010. 15 Jacques Bariety, « Les traités de paix de 1919- cœur de son action d’intégration d’un limiter l’influence, à la faveur notamment 1920 et le projet d’un réseau européen des voies espace fragmenté. Le Comité consulta- des intérêts industriels américains18. naviguables », Relations internationales, n°95, 1998. 16 tif de l’Organisation était un organe per- Claveille A., “Transport and communications manent qui préparait la mise au point ou Sur le même registre, on peut citer between States”, in The League of Nations Starts, 1920, pp. 185-200. 17 la révision de conventions internatio- l’Union internationale des chemins de Christophe Bouneau, The History of CIGRE. A nales, par l’intermédiaire d’études et de fer (UICF), construite en grande partie key player in the development of electric power systems since 1921, Paris, CIGRE, 2011, p. 39-48. 18 propositions. par la diplomatie française pour faire Léonard Laborie, L’Europe mise en réseaux. tort au Verein allemand, très puissant La France et la coopération internationale dans le domaine des postes et des télécommunications, Albert Claveille occupa en outre la dans l’Europe centrale. Le siège de années 1850-années 1950, Bruxelles, Peter Lang, 2010, p. 213-214. présidence de la Commission centrale l’UICF était là encore à Paris, tenu par 19 Suzanne Lommers, Europe - On Air. Interwar pour la navigation du Rhin, à un un Français. Projects for Radio Broadcasting, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, p. 60-65. moment charnière de l’histoire de cette 20 Christian Brochand, Histoire générale de la institution alors déjà centenaire15. Le L’Union internationale de radiophonie radio et de la télévision en France. Tome 1, 1921- 19 1944, Paris, La Documentation française, 1994, p. ministre emblématique de la période apparut en 1925 . Située à Genève, elle 75-76 et p. 617-632. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 143 de radiophonie permettait des échanges réintégrer l’Alsace-Moselle, soutenir de programme, mais elle figeait surtout les campagnes, positionner le territoire les positions prises sur la bande des français au cœur des échanges fréquences et évitait le brouillage entre européens. Il s’agissait moins de les espaces d’écoute nationaux en train soutenir idéologiquement le socialisme de se constituer21. contre le marché que de faire contribuer les réseaux, pensait-on, à gagner la paix. Ces différents exemples montrent à quel Pour autant, il est clair, ainsi qu’a déjà pu point la coopération internationale et les le souligner l’historien Robert Milward, flux transnationaux furent cruciaux dans que ces multiples formes d’intervention la production du national. La mise en des pouvoirs publics ont précédé, réseaux du continent fut une manière de préparé et en un sens rendu possible le construire les nations en même temps consensus relativement large qui permit qu’un espace plus large, interconnecté les nationalisations de la seconde moitié et porteur d’un idéal d’intégration, sur des années 194023 la base duquel viendrait se construire  plus tard, sans du reste s’y substituer, l’Europe communautaire22.

En conclusion, l’après Première Guerre mondiale, n’était pas encore le temps des nationalisations qui suivra la Seconde Guerre mondiale.

L’électricité et les chemins de fer restaient essentiellement l’affaire d’entreprises privées qui, pour certaines, sortirent renforcées du conflit. Le Parlement débattit vivement de la privatisation du téléphone. On concéda au secteur privé les radiocommunications internationales pour trente ans.

Mais, au fond, dans le prolongement de l’économie de guerre et après la 21 négociation avec les associations Léonard Laborie, L’Europe mise en réseaux, op. patronales, l’interventionnisme que cit., p. 253-255. 22 Voir la synthèse à ce sujet par Per Högselius, certains appelaient de leurs vœux avant la Arne Kaijser and Erik Van Der Vleuten, Europe’s guerre se confirma en matière de grands Infrastructure Transition. Economy, War, Nature, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015. 23 réseaux. La loi encadrait les initiatives Robert Millward, Private and Public Enterprise privées et organisait les investissements in Europe: Energy, Telecommunications and Transport, 1830-1990, Cambridge, Cambridge publics. Les enjeux étaient multiples: University Press, 2005, p. 171-172.

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 144 Développement des années 20

De la Grande Guerre aux grands barrages La loi de 1919 et le développement de l’hydroélectricité

Des Droits des riverains des cours d’eau dans les années 1920 déclarés flottables, dans les départe- ments de la Meurthe et des Vosges, par l’ordonnance du 10 juillet 1835, par Noël, Denis Varaschin, professeur d’histoire contemporaine, François-Jean-Baptiste président de l’Université de Savoie Mont-Blanc Éditeur : impr. de Humbert (Mirecourt) (1837) crédit BNF

L’électricité a été rapidement pressentie première fois, une loi pour la mise en comme modernisatrice et structurante, valeur d’un grand fleuve, le Rhône, en comme des fonctions dont l’État ne vue d’une production hydroélectrique pouvait se désintéresser. au profit de la ville de Lyon2. Au dire des pouvoirs publics, la loi de nature Dans un cadre productif, l’hydroé- interventionniste tentait d’éviter le trop lectricité fut, davantage que le ther- d’État tout en affirmant sa détermination mique, l’objet de l’attention des pou- à ordonner le secteur. Une lecture voirs publics1. Les fleuves et les rivières étatiste de cette volonté était réalisée appartenaient en totalité au domaine par les intérêts privés : le contrôle public. Depuis 1881, le ministère des d’une chute conduirait tout droit à la Travaux publics instruisait les demandes nationalisation de toutes les autres relatives aux cours d’eau navigables et puis à celle de l’ensemble des moyens flottables alors que celui de l’agriculture de production. En 1918, Léon Perrier étudiait celles qui concernaient le reste estimait encore, tout en nuances : « Ce du réseau hydrographique national. que je crains, ce n’est pas le rachat. Il Dans le cas du domaine public, une déri- ne s’exerce que dans des circonstances vation nécessitait un décret, après un particulières, mais c’est le fait qu’il avis rendu par le Conseil d’État, puis une handicape dès le début l’industrie par permission ou une concession adminis- les conditions mêmes qu’on met à son trative. Dans celui du domaine privé, il installation [...]. Ce n’est peut-être ; fallait seulement une autorisation car comme on l’a dit, qu’un fantôme, mais les riverains bénéficiaient du droit à un fantôme qui peut agir sur beaucoup 3 1 l’usage de l’eau. La distinction prenait d’esprit » D. Varaschin, « État et électricité en France. sa source dans une liste des cours d’eau Perspective historique », in A. Beltran, C. Bouneau, Y. Bouvier, D. Varaschin, J.-P. Williot État navigables et flottables dressée par une Confrontée aux suspicions réciproques et énergie, XIXe-XXe siècles, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, ordonnance royale du 10 juillet 1835. de l’État et du patronat de l’hydroélectri- 2009, p. 57-96. 2 cité, aux conflits entre collectivités terri- D. Varaschin, La Société lyonnaise des forces motrices du Rhône (1892-1946). Du service public Pour autant, l’ambition organisatrice toriales soucieuses d’intérêts divergents à la nationalisation, La Luiraz, L.L., 1996. 3 de l’État demeurait. Le 9 juillet 1892, ainsi qu’à l’absence d’entente entre les « Rapport de la Commission extraparlementaire des forces hydrauliques », La Houille Blanche, n° le parlement français votait, pour la principaux ministères et administra- 154, 1918. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 145

tions concernés, la loi de 1892 ne fut pas Penchot, usine hydraulique sur le Lot alimentant généralisée. Lorsque la Première Guerre Decazeville, 4 juin 1898 - Auteur Trutat, Eugène © Bibliothèque municipale de Toulouse mondiale éclata, la loi de 1898 sur le régime des eaux continuait de définir les droits et obligations sur des bases tra- ditionnelles : la structure d’encadrement restait donc libérale et légère.

L’enfoncement dans une guerre longue et totale changea la donne car la mise en valeur ordonnée des ressources nationales devenait un devoir. Pour autant, la réponse apportée par la France avec la loi de 1919 prend tout son sens si on la compare aux positions prises par d’autres pays à fort potentiel hydraulique de l’Europe du Nord (Norvège, Suède) et de l’arc alpin (Suisse, Autriche, Italie). La confrontation des cultures d’organisation est porteuse de sens. des services officiels de fabrication de Le contexte de la guerre l’aviation française fut créée. L’année sui- vante, les « sapeurs-électriciens » fai- saient leur apparition dans les tranchées. 4 et la loi de 1919 P. Fridenson, 1914-1918 : l’autre front, Paris, Éd. Ouvrières, 1977. 5 Éloignée des zones de combat, C. Bailleux, « L’électricité face à la crise Le contexte énergétique des explosifs au cours de la première guerre d’une « guerre industrielle » l’hydroélectricité apparaissait comme le mondiale », L’électricité et ses consommateurs, Paris, Association pour l’histoire de l’électricité mode productif à mobiliser, en dépit de en France (AHEF)-Presses universitaires de France (PUF), 1987, p. 105-135 ; M. Banal, la complexité de la tâche. « L’électricité pendant la Première Guerre La Grande Guerre, sa prolongation, son mondiale », in F. Caron, F. Cardot, Histoire de l’électricité en France, Paris, Fayard, 1991, p. 892- caractère total, la remise en cause du Pour cela, à en croire les partisans de 950 ; « Électricité, Armement, Défense », Bulletin d’histoire de l’électricité (BHE), n° 23, 1994 ; H. bassin charbonnier du Nord-Pas-de- l’intervention de l’État, il fallait faire Bongrain in H. Morsel, Histoire de l’électricité Calais, la crise des transports condui- disparaître l’obstacle que constituaient en France, Paris, Fayard, 1996, p. 556-576 ; D. Varaschin, La Fée et la marmite, La Luiraz, L.L., sirent à renforcer le lien entre l’État et les barreurs de chute sur le domaine 1996, p. 89-95 ; D. Barjot « Les entreprises électriques en guerre, 1914-1918 », Stratégies, une électricité qui n’était pas apparue privé. Pourtant, les entrepreneurs Gestion, Management. Les compagnies électriques et leurs patrons 1895-1945, Paris, PUF, comme un enjeu essentiel aux premiers rechignaient surtout à s’établir sur les 2001, p. 165-189. 6 jours du conflit. Elle connaissait une uti- cours d’eau domaniaux : l’administration Chiffre avancé dans J.-M. Jeanneney, C.-A. Colliard, Économie et droit de l’électricité, Paris, lisation croissante dans l’industrie (élec- n’avait eu à étudier que onze demandes Domat-Monchrestien, 1950. 4 6 7 trochimie et métallurgie, notamment) et entre 1898 et 1911 . Elle n’avait attribué J. Doreau, Rapports entre l’État et les sociétés de production-transport-distribution de l’énergie sur le front (barbelés électrifiés, télépho- en fin de compte que neuf concessions électrique, Paris, Imp. du Montparnasse et de nie sans fil, explosifs, blindages, etc.)5. En représentant une puissance réelle Persan-Beaumont, 1928 et L. Perrier, « Le nouveau 7 projet de loi sur les forces hydrauliques », La 1916, une section Équipement électrique installée de 101 200 kW seulement . Houille Blanche, n° 147, 1917.

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Sur les cours d’eau non navigables Pour faire face à des besoins immédiats, puissance doublée avec cinq groupes ni flottables, les barreurs de chute qui relevaient de l’urgence, le ther- supplémentaires, Soulom reçut de vendaient chèrement leurs droits, mais mique possédait une réactivité incon- nouveaux alternateurs alors qu’Auzat la liberté des affaires était respectée. testablement supérieure à l’hydrau- fut équipée en 1917 d’une deuxième lique. Ainsi, au regard de la durée des conduite forcée et complétée par une Le commandant Audebrand voyait dans formabilités administratives puis des deuxième centrale implantée au niveau l’évocation des barreurs un prétexte grands chantiers, ainsi que de la pénu- de sa chambre d’eau pour utiliser la pour faire passer une loi défavorable rie de main-d’œuvre et de matières pre- partie supérieure de la chute (l’usine aux intérêts privés8. Jacques L’Huillier mières une fois la guerre éclatée, la plu- de Bassiès). Dans le Tarn, en 1916- précisait en 1918 : « Depuis un arrêt part des équipements hydroélectriques 1917, la puissance de la centrale de célèbre rendu le 7 août 1901 par la mis en service pendant le conflit avaient Lauzières fut portée de 4 500 à 22 500 Cour de Grenoble, la jurisprudence été pensés avant la guerre. Ceux qui CV. La construction électrique profitait avait réussi, par une application large et avaient été souhaités à partir de la fin davantage de la conjoncture que le génie éclairée des textes mêmes du Code civil, de 1915, lorsque la guerre s’enlisa et que civil. à rendre leur opposition pratiquement le potentiel hydroélectrique en place inefficace dans la plupart des cas où le s’avéra insuffisant, furent réalisés après Des usines nouvelles furent livrées dans conflit portait uniquement sur les droits la fin des hostilités10. les Alpes du nord11 et du sud12. Toutefois, d’eau. »9 cette zone, qui concentrait près des deux Par ailleurs, les entreprises, songeant au tiers de l’équipement hydroélectrique Un incontestable effort prévisible reflux d’après-guerre, enten- français en 1914, n’accueillit que la d’équipement au cours du daient d’abord utiliser au mieux leurs moitié de la puissance réelle installée ou conflit et après la fin de la capacités de production existantes, ache- mise en construction au cours du conflit. guerre ver rapidement les chantiers en cours Si les Pyrénées furent relativement peu puis suréquiper les aménagements en mises à contribution13, en revanche le L’hydroélectricité, ressource éloignée place, avant d’en développer d’autres. Massif central connut une activité plus des champs de bataille, fut donc promue importante, avec le quart de la puissance en urgence « énergie nationale ». Le Ainsi, à proximité immédiate de Lyon, installée ou en construction14. Enfin, patron polytechnicien devenu membre une agglomération transformée en dans la vallée de la Roya, les centrales du gouvernement, Louis Loucheur, base arrière de l’effort de guerre, le de Saint-Dalmas-de-Tende (1914), de incarnait l’union sacrée passée entre canal de Jonage obtint d’élever son 8 l’État et les industriels pour assurer débit dérivé à 200 m3/s. Dans les « La Houille blanche », La Houille Blanche, n° 8, 1904. 9 son développement. Mais quelle fut Alpes du nord, Paul Girod installa deux « L’aménagement des chutes d’eau et la Loi l’importance tangible des efforts groupes supplémentaires en 1915 à du 16 octobre 1919 », La Houille Blanche, n° 205, 1927. 10 réalisés au cours du conflit ? Venthon. Dans les Pyrénées, Orlu vit sa R. Blanchard, Les Forces hydro-électriques pendant la guerre, Paris, PUF et New Haven, Yale University Press, 1925. Novembre 1918 % de la 11 % de la puissance Les Roberts (1915), Rioupéroux, Fontaines Août 1914 (achevé ou en puissance et Fond-de-France (1917), Rivier d’Allemond, aménagée Bonnevaux, Beaufort et Les Vernes 12 cours) aménagée Fontan (1914), Le Largue (1915 ou 1916), Bauma- Alpes 302 000 63 535 000 57 Négra (1916), Saint-Jean-la-Rivière (1917). 13 Soulom (haute chute de 1915), Licq-Athérey Pyrénées 79 440 17 155 700 17 (1917), Pique supérieure (1918). 14 Massif central 40 000 8 158 500 17 Vergne (1916), Ance du Nord (1917), usines de Bar sur la Corrèze (1918) et des Fades sur la Sioule Jura 32 000 12 45 000 9 (1917), usines Biard et Pouch sur la Vézère. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 147

Paganin (1917) et le barrage des Mesce (1917), devenus français à la suite des rectifications de frontière qui suivirent la Deuxième Guerre mondiale, furent édifiés par les Italiens pendant la Grande Guerre.

Forces aménagées, en kW d’après R. Blanchard, Les Forces hydro-électriques pendant la guerre, Paris, Presses universitaires de France et New Haven, Yale University Press, 1925.

Au total, la puissance installée réelle du parc national aurait bondi de 550 MW en 1914 à 880 MW en 1919, affichant une croissance de 60%, sans compter les 300 MW en cours d’achèvement15. Extrait de la revue Le Génie civil : revue générale des industries françaises et étrangères (1922) Source : À la fin du conflit, la France pointait à École nationale des ponts et chaussées - Provenance : BNF la première place en Europe et à la deuxième dans le monde, après les États-Unis, pour la puissance installée et financières du développement le ministère des Travaux publics, sans hydraulique. Au niveau national, laissèrent apparaître des innovations qui attendre la fin de l’instruction de la cette suprématie se traduisait par préparaient l’avenir16. demande de concession ni la signature une production d’électricité d’origine du décret, au demandeur qui acceptait hydraulique deux fois plus importante Sur les cours d’eau navigables et un cahier des charges « type Beaumont- que celle d’origine thermique. flottables, l’État accorda par décret Monteux ». Par la suite, une circulaire du En outre, l’industrie hydroélectrique des autorisations en lieu et place de 14 janvier 1918 simplifia les formalités avait évolué, affichant une couverture concessions relevant d’une loi. Il en d’approbation des projets d’exécution plus large du territoire national et des fut ainsi pour Beaumont-Monteux et un décret du 11 avril 1918 facilita la progrès techniques qui allaient se sur la Basse-Isère (25 octobre 1914), prise de possession des terrains. En développer par la suite, notamment dont le cahier des charges préfigurait outre, un délai maximum fut imposé à dans le domaine de la conception et de celui imposé par la loi de 1919, pour l’administration pour l’étude de chaque la gestion des grands réservoirs. le Drac inférieur, devenu par la suite Drac-Romanche (11 avril 1916), et pour 15 L. Ferrand, La mise en valeur du domaine Une ambition coordinatrice, l’aménagement de la Vienne (2 février hydroélectrique français, Paris, Sirey, 1935. L’auteur avalise ainsi les données de L. Marlio des évolutions réglementaires 1917). L’efficacité fut réelle si l’on songe (conférence « Nos forces hydrauliques » donnée que le projet de la Basse-Isère était en en 1920) et nuance les chiffres plus élevés avancés et législatives par R. Blanchard : 478 000 kW en août 1914 et 930 discussion depuis quinze ans. 000 en novembre 1918. 16 J. Tribot Laspière, « Comment s’est fait Au cours du conflit, pour faciliter l’aménagement des chutes d’eau en France », et accélérer la réalisation des Par ailleurs, l’autorisation de commencer Le Génie Civil, n° 16, 1918, p. 306-309 ; Droit de l’électricité : textes et commentaires, Paris, Dalloz, aménagements, les conditions juridiques les travaux fut accordée sans délai par 2003.

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demande. De la sorte, les réalisations sur les cours d’eau du domaine public se firent plus nombreuses. Alors qu’avant la guerre, seulement 21 usines pour une puissance de 133 000 CV avaient été édifiées là, 12 usines étaient en construction pour 190 000 CV et 32 autres à l’étude pour plus de 860 000 CV en 191617.

Pour les cours d’eau non navigables ni flottables, les décrets du 22 décembre 1916 et du 1er février 1918 avaient transféré les attributions du ministère de l’agriculture à celui de l’armement et des fabrications de guerre pour les usines d’une puissance supérieure à 500 kW qui ne concernaient pas la traction électrique. Depuis le 3 octobre 1917, le ministère de l’armement s’était également aligné sur celui des travaux publics pour simplifier les formalités administratives et accélérer l’instruction des projets. Il avait également accordé des avances remboursables au plus tard dix ans après la fin de la guerre et aidé à la réquisition des emprises foncières.

L’État avait également facilité la mise à dis- position de la main-d’œuvre nécessaire 18 Le Génie civil : revue générale des industries françaises et étrangères (1935) aux chantiers les plus avancés et pris des Source : Ecole nationale des ponts et chaussées, 2012-302223 Provenance : BNF engagements d’achat d’énergie à des tarifs largement taillés. Il avait surtout financé partiellement et même intégralement dans mentaient la manufacture d’armes de Tulle, quelques cas des aménagements, certes on ne pouvait citer que l’usine de Pont-

modestes : les chutes de Bar sur la Corrèze du-Loup, sur le Drac, dont les 4 000 CV 17 J. Tribot Laspière, « Comment s’est fait l’amé- (1918), de Bordères et de Loudenvielle sur étaient réservés à la voie de chemin de nagement des chutes d’eau en France », Le Génie Civil, n° 14, 1918, p. 266. le Neste du Louron. Cependant, les équi- fer reliant La Mure à Gap (en fait limitée 18 « Là encore, le Ministère de l’Armement pements possédés en pleine propriété par à Corps). Cette dernière, entamée avant seconda efficacement l’action des industriels. Contingents coloniaux, Espagnols, Grecs, Italiens, l’État restaient rares, de faible puissance 1914 et mise en eau à la fin de l’année 1927, Arméniens, prisonniers de guerre enfin, garnirent et liés à des circonstances particulières. cessa son activité en 1932 quand sa rete- les chantiers, et les travaux marchèrent avec une rapidité inconnue jusque là », R. Blanchard, op. Outre l’usine de Bar, dont les 5 500 CV ali- nue disparut dans celle du Sautet. cit., p. 9. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 149

Ces participations avaient été autorisées Albert Bedouce (Haute-Garonne) et la mise en valeur des richesses hydroé- au titre de l’article 13 de la loi de finances Paul Mistral (Isère) ainsi que le radical lectriques remédierait à l’augmentation du 28 septembre 1916 (les usines Antoine Déléglise (Savoie) proposaient des prix, à la rareté du charbon et à la vendant de l’électricité), complété par une autre version faisant la part plus pénurie de main-d’œuvre observées à l’article 4 de la loi de finances du 29 juin belle encore aux intérêts de l’État. la fin de la guerre. Le député radical-so- 1917 (les usines intéressant la défense cialiste de l’Isère, Léon Perrier, rapporta nationale). En outre, le budget de 1918 Le 11 mai 1917, le président du Conseil, le projet dès le 17 janvier 1919. Une fois comprenait une somme permettant Alexandre Ribot, instituait une commis- ce projet discuté et amendé, les dépu- de faciliter les recherches de sites ou sion extraparlementaire et interministé- tés l’adoptèrent le 10 juillet et les séna- de prendre en charge des travaux de rielle, présidée par Louis-Lucien Klotz, teurs le 8 octobre. Le vote final intervint sondage (Génissiat, Serre-Ponçon). ancien et futur ministre des finances. le 16 octobre 1919. La rapidité de la pro- Selon M. Banal, l’effort financier destiné Réunissant des représentants du parle- cédure indiquait l’importance accordée aux équipements hydroélectriques ment, de l’administration et de l’indus- au dossier. aurait pu s’élever à 660 millions de trie, ses conclusions servirent de base francs19. au projet de loi déposé le 24 juillet 1917, Au lendemain du conflit, les élus, les qui plaçait toute l’eau produisant de ingénieurs des ponts et chaussées La loi relative à l’énergie sous la coupe de l’État. sensibles au pantouflage22 et le patronat de l’électricité23 se retrouvaient donc l’utilisation de l’énergie Même s’ils avaient participé aux tra- sur une ligne qui préservait leurs vaux de rédaction et que le texte écar- intérêts respectifs. La nationalisation hydraulique du 16 tait les décisions les plus redoutées, les était repoussée. La gestion en régie, industriels et leurs représentants pro- adoptée pour le réseau électrique octobre 1919 testèrent : « Il faut le proclamer. Nous d’État des régions libérées, n’était pas sommes en présence d’une application davantage retenue24. Enfin, dans un pays Des débats animés de la théorie socialiste qui, ne voulant pas reconnaître le rôle du capital dans 19 En 1916, Joseph de Curières de la création des richesses, envisage les M. Banal dans F. Caron, F. Cardot, Histoire de l’électricité en France, op. cit., p. 920-926. 20 Castelnau, député de l’Aveyron, dépo- chutes d’eau comme une richesse don- Pour les projets présentés au cours du conflit, sait une proposition de loi tendant à une née par la nature, qui appartient par consulter J. Chopin de la Bruyère, L’industrie hydro-électrique en France, Paris, s.e., 1922. 21 organisation par l’État de la production, conséquent à la collectivité [...]. En atten- « Le projet de loi relatif à l’utilisation de du transport et de la distribution d’élec- dant, rendre l’État propriétaire de toutes l’énergie hydraulique et les services publics », article de la rédaction de La Houille Blanche, n° tricité, inspirée de la législation sur les les chutes d’eau, c’est risquer la paraly- 148, 1917. 22 chemins de fer. Saisissant la prédispo- sie d’une industrie que l’initiative indivi- C. Charle, « Le pantouflage en France (vers 21 1880-vers 1980) », Annales ESC, n° 5, 1987, p. sition de l’électricité à générer un autre duelle ne demande qu’à développer. » 1115-1137. 23 monopole, il proposait une organisation C.-A. Thollon, « Le patronat de l’hydro- électricité en France pendant l’entre-deux- en cinq grandes régions, chacune d’elles Nonobstant, les experts du Conseil guerres », mémoire de maîtrise, Grenoble 2, 1985 ; H. Morsel, « Le patronat de l’hydro-électricité », étant confiée à un seul concessionnaire supérieur des travaux publics ren- in M. Lévy-Leboyer, H. Morsel, Histoire de en position de monopole20. dirent des conclusions favorables au l’électricité en France, Paris, Fayard, 1994, p. 248- 257. 24 début de l’année 1919 car l’administra- D. Varaschin, « En première ligne. Le réseau Quelques mois plus tard, le 11 juillet tion souhaitait depuis longtemps enca- de transport d’énergie électrique », in É. Bussière, P. Marcilloux, D. Varaschin, La Grande 1916, le radical et polytechnicien Alfred drer l’aménagement hydroélectrique du Reconstruction, Arras, archives départementales du Pas-de-Calais et université d’Artois, 2002, Margaine (Marne), les socialistes pays. De son côté, le pays espérait que p. 233-255.

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centralisé, il n’était pas sérieusement « d’asservissement progressif des En Suisse30, et en Autriche, la domina- envisagé de s’en remettre davantage sociétés à l’État »27. tion des collectivités publiques, cantons aux collectivités territoriales, villes et länder, était patente. En 1930, l’hydroé- ou départements, comme en Italie, en Dans les faits, tous le savaient, il s’agis- lectricité, qui représentait l’essentiel de la Suisse, en Suède ou en Norvège. sait d’un modèle mixte de gestion des production électrique autrichienne, rele- chutes d’eau qui tenait à l’écart des col- vait à 62% de 22 centrales régionales, Le texte renforçait le poids de l’État, lectivités locales devant se contenter à 31% des autoproducteurs et, pour le en prenant soin de s’inscrire dans la d’une mise à disposition d’énergie réser- reste, des installations d’État rachetées continuité de solutions qui avaient vée, dont par ailleurs l’importance s’ame- ou construites depuis 1918 au profit des émergé au cours du conflit, pour nuisa dès les années 1920. L’État et le sec- chemins de fer31. inciter à une rationalisation qui devait teur privé trouvaient là le ciment de leur être le gage d’une meilleure mise en alliance. Le texte et l’esprit de la loi valeur du patrimoine national. C’était la thèse interventionniste, portée par D’autres choix étaient réalisés à l’étranger. En distinguant subtilement l’eau de les milieux « modernisateurs »25. Pour La Norvège laissait les pouvoirs muni- l’énergie électrique produite, l’article autant, comme lors de la préparation cipaux, inter-municipaux ou provinciaux 1er de la loi de 1919 plantait le nouveau du texte, une lecture étatiste de la se développer aux côtés des industriels : décor : « nul ne peut disposer de l’éner- même volonté était réalisée par certains en 1918, sur 88 centrales électriques gie des marées, des lacs, des cours intérêts privés, qui disaient voir là une urbaines, 85 appartenaient aux municipa- « nationalisation ». lités28. En outre, avec la loi de 1917, l’État 25 s’était engagé directement dans la mise R. F. Kuisel, Le capitalisme et l’État en France, Des juristes se firent l’écho complaisant en valeur de chutes, avec la première sta- Paris, Gallimard, 1981. 26 J. Chopin de la Bruyère, L’industrie hydro- de ce mécontentement. tion d’État de Glomfjord en 1920. L’entre- électrique en France, op. cit. 27 deux-guerres fut marqué par un dévelop- L. Dupré-la-Tour, Le régime juridique des lignes de transport d’énergie à haute tension, Ainsi, en 1921, le titre de la thèse de pement de l’influence des provinces, qui Lyon, Bosc Frères-M. et L. Riou, 1932. 28 doctorat soutenue à Toulouse par André furent rejointes par des villes, donnant E. Tondevold, « The Rise and Growth of the Electric Power System in South-Eastern Norway, Hauriou était révélateur : « La mainmise naissance à des compagnies inter-muni- 1917-1962 », Électricité et électrification dans le de l’État sur l’énergie des cours d’eau cipales puissantes. En 1935, ces établis- monde, 1880-1980, Paris, AHEF-PUF, 1992, p. 213- 225 et L. Thue, « The State and the dual Structure non navigables ni flottables (loi du sements assuraient 72% de la production of the Power Supply Industry in Norway, 1890- 1940 », Électricité et électrification dans le monde, 16 octobre 1919) ». L’année suivante, distribuée, les stations privées 16% et les 1880-1980, op. cit., p. 227-234. 29 Jacques Chopin de la Bruyère estimait usines d’État 12%. Les puissants autopro- A. Kaijser, « From local networks to national systems. A comparison of the emergence of que le législateur « n’avait, en aucun ducteurs continuaient d’être isolés du electricity and telephony in Sweden », Un siècle cas, à s’immiscer dans l’exploitation des marché public. d’électricité dans le monde, 1880-1980, Paris, AHEF-PUF, 1987, p. 7-22 ; J. Glete, « Demand industries privées ; l’expérience déjà pull or technology push? Pre-conditions for the development of the Swedish heavy electrical faite pour les mines aurait dû le mettre Ce dualisme industriels-municipalités se industry », Un siècle d’électricité dans le 29 monde, 1880-1980, op. cit., 1987, p. 243-251 ; en garde contre une réglementation retrouvait aussi en Suède , avec en plus, T. Myllyntaus, « Les réseaux d’alimentation en étatiste de l’industrie hydraulique »26. dès 1909, un puissant State Power Board électricité dans les pays nordiques », BHE, n° 22, 1993, p. 90. 30 En 1932 encore, le juriste devenu par l’intermédiaire duquel l’État parti- S. Paquier, Histoire de l’électricité en Suisse, électricien Louis Dupré-la-Tour voyait cipait à la mise en valeur de la houille Genève, Éd. Passé Présent, 1998. 31 L. Hallon, « Le passage à l’énergie électrique avec amertume progresser dans le blanche : en 1925, l’État possédait envi- en Europe centrale entre 1918 et 1938 » et K. secteur de l’électricité comme dans ron 30% de la puissance hydroélectrique Plitzner, « Friedrich Wilhelm Schindler et les débuts de l’électrification dans l’Autriche de celui des chemins de fer une volonté installée suédoise. l’ouest », BHE, n° 22, 1993. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 151 d’eau, quel que soit leur classement, la collectivité progressaient (5 centimes lignes de transport passaient pour aller sans une concession ou une autorisa- par an et par kW équipé). Une rede- de pair. tion de l’État ». Cette écriture faisait vance proportionnelle à la production disparaître la traditionnelle distinc- réalisée concernait les communes, les En effet, les réseaux permettaient de tion entre rivières domaniales et non départements et l’État. La notion d’éner- conjuguer des régions de production domaniales. L’esprit de la loi privilé- gie réservée avait vu le jour32. En retour complémentaires et donnaient à chaque giait l’État, qui se comportait comme un de ce contrôle technique et financier, usine la mission qui convenait le mieux propriétaire, la richesse naturelle deve- l’opposition éventuelle des barreurs de à ses caractéristiques particulières. Cela nant de fait « richesse nationale » selon chute était balayée avec le droit d’expro- limitait les investissements, car seule la une formule martelée lors des travaux priation. Des facilités étaient accordées pointe globale était à considérer. Cela préparatoires. En outre, la clause de pour la réalisation des travaux, avec le tendait donc à favoriser l’aménagement déchéance, « si l’exploitation de l’usine droit d’occupation temporaire et d’ex- de chutes puissantes et à réaliser l’utili- et de ses dépendances vient à être traction des matériaux, et pour l’exploi- sation maximale des disponibilités33. interrompue en partie ou en totalité », tation, avec le droit de submersion des conduisait à penser que le concession- berges. Pour autant, des pays dominés par le naire exploitait un service « d’utilité thermique connaissaient une évolution publique ». Le ministère des Travaux publics instrui- comparable, à l’image de la Belgique (sur sait les demandes de concession et éta- la base de groupements d’interconnexion En conséquence de ces principes, la loi blissait le cahier des charges. Pour cela, à base régionale apparus dès 191934), de imposait une concession d’État pour les il bénéficiait de l’avis du Comité consul- l’Allemagne (de la part des entreprises installations dont la puissance excédait tatif des forces hydrauliques, institué par et avec le soutien des länder)35 ou de 500 kW, et même seulement 150 kW le décret du 6 février 1920, qui réunissait la Grande-Bretagne, où le National Grid lorsqu’elles alimentaient des services des représentants du parlement, de l’ad- fut mis en place en 1927 et entra en publics. Cette concession devait recueil- ministration et du patronat. Pour sa part, fonctionnement en 1934. Dans ces deux lir un avis favorable du conseil général l’administration animait le Service cen- derniers pays, l’orientation vers une du département concerné. En fonction tral des forces hydrauliques et des dis- de l’importance de l’équipement projeté, tributions d’énergie électrique, créé par elle était instituée par une simple autori- l’arrêté du 28 février 1920, qui étudiait 32 sation accordée par la préfecture du lieu les projets sous les angles techniques et R. Gérin, Les forces hydrauliques au point de vue économique et juridique, Lyon, Association (moins de 500 kW), un décret (pour évi- administratifs et publiait de précieuses Typographique lyonnaise, 1921 ; E. Micanel, ter des complications et des lenteurs) ou statistiques. « Historique de la loi du 16 octobre 1919 », Annales de l’Énergie, n° 32, 1925 ; J.-C. Colli, par une loi. « Cent ans d’électricité dans les lois », BHE, 1986, numéro spécial ; M. Lévy-Leboyer, H. Morsel, Longuement mûrie et régulièrement Histoire de l’électricité en France, op. cit., p. 44-47 Le cahier des charges type annexé repre- adaptée, la loi de 1919 constitue encore et 359-361. 33 C. Bouneau dans M. Lévy-Leboyer, H. Morsel, nait les principales dispositions usuelles le cadre juridique de l’hydroélectricité Histoire de l’électricité en France, op. cit., p. 777- (la liberté de navigation et de flottage, française 902 et « La croissance des réseaux de transport . d’énergie en France de 1919 à 1946 », Réseaux la réserve pour l’eau d’irrigation et d’ali- électriques et installateurs, Paris, AHEF-PUF, 1995, p. 55-92. mentation des riverains, etc.), mais par- 34 Hydraulique et thermique R. Brion, J.-L. Moreau, Tractebel, 1895-1995. fois de manière plus restrictive. Ainsi, si interconnectés Les métamorphoses d’un groupe industriel, Anvers, Fonds Mercator, 1995, chapitre IV. la concession restait de longue durée, 35 T. P. Hughes, Networks of Power. elle était limitée à 75 ans au lieu de 99 L’édification de grands barrages et le Electrification in Western Society, 1880-1930, Baltimore-Londres, Johns Hopkins University ans. Les taxes et les redevances dues à développement de l’interconnexion des Press, 1983, p. 409-428.

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conception systématique d’un réseau d’obliger les entreprises à constituer des national unifié était même plus nette organismes collectifs pour la construc- qu’en France36. tion et l’exploitation de réseaux à haute tension. La menace fut suffisante : l’ini- Pour autant, la loi du 19 juillet 1922, tiative privée assuma l’essentiel de la premier statut juridique du transport, conception et du financement du trans- fut présentée comme un corollaire de la port. De la sorte, la profession espé- loi de 1919, premier statut juridique de rait retarder, si ce n’était éviter, une plus l’hydroélectricité37. lourde intervention de l’État.

Les régions libérées38 et, surtout, Illustrant l’absence de lien privilégié les Alpes du nord furent les terrains avec le transport, la production hydrau- d’expérimentation. Après la Première lique s’était élevée en 1932 à 5 884 MW Guerre mondiale, plusieurs sociétés contre 7 708 MW pour le thermique, hydroélectriques avaient des projets qui était sensiblement plus dynamique concurrents pour édifier une ligne de dans les années 1920 en raison de ses transport entre Bourg-Saint-Maurice coûts moindres et de sa proximité avec et Lyon via Albertville et Chambéry. la clientèle urbaine. Avec 43% de l’élec- Les pouvoirs publics exigèrent un tricité produite, l’hydraulique endos- regroupement des demandes dans le sait le rôle de partenaire, minoritaire, du cadre d’un organisme commun : ainsi développement d’un réseau national de naquit la STEDA, la Société de transport transport à haute tension. d’énergie des Alpes. La concession ne fut accordée que le 30 avril 1923, du D’autres pays avaient connu des évo- fait de la résistance des départements. lutions plus favorables à l’hydraulique. En effet, le conseil général de Savoie, Privée d’anciennes ressources char- De la loi de 1919 à par la voix du député radical-socialiste bonnières à la suite du traité de Saint- Antoine Borrel, ancien secrétaire d’État Germain-en-Laye, l’Autriche trouva une l’inauguration de Kembs aux mines et aux forces hydrauliques, solution dans l’hydroélectricité. La puis- exigeait des retombées plus importantes sance totale de ses centrales passa de (octobre 1932)41 pour le département qui voyait poindre 19,4 à 68 MW entre 1918 et 1930. La part la fin du « monopole alpin ». de l’hydraulique dans la production élec- Une dynamique tempérée trique nationale avait bondi de 50,7% en par l’administration et la L’État s’employait également à désarmer 1918 à 84,6% en 193639. conjoncture l’opposition des industriels, au prix de l’acceptation d’une certaine souplesse Dans l’Italie mussolinienne, ce fut le Si les industriels s’insurgèrent contre dans la mise en place de l’encadrement nationalisme économique qui engen- la nouvelle législation, une floraison de car l’essentiel consistait à discipliner dra la mystique de la houille blanche. réalisations privées portées par des élec- les sociétés privées, à les forcer à sor- Le poids de la puissance installée d’ori- triciens, des électrométallurgistes et des tir de leur isolationnisme en acceptant gine hydroélectrique dans l’équipement transporteurs42 fut remarquée lorsque une coopération technique et commer- national passa de 70% en 1918 à 82% la situation financière apparut stabilisée. ciale. La loi donnait à l’État la possibilité en 192840. Ainsi, en 1933, André Hauriou revint sur n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 153

Le Génie civil : revue générale des industries françaises et étrangères (1925) Source : Ecole nationale des ponts et chaussées Provenance : BNF

36 C. Bouneau dans M. Lévy-Leboyer, H. Morsel, financier, un organisme collectif spécial, en vue 40 de construire et d’exploiter un réseau de lignes de M. Lungonelli, « Sviluppi tecnologici e Histoire de l’électricité en France, op. cit., p. 819. applicazioni produttive », Storia dell’industria 37 transport à haute tension, destinées notamment à D. Varaschin, « De la centrale au réseau. Au fil joindre les usines productrices entre elles, et aux elettrica in Italia, Rome-Bari, Laterza, t. 2, 1993, p. de la SLFMR », BHE, n° 28, 1996, p. 27-66. Ce texte 516. sous-stations de transformation d’où partent les 41 modifiait la loi du 15 juin 1906 par introduction lignes de distribution. » M. Banal, « Un événement dans la morosité d’un article 3-bis qui entendait favoriser les 38 de 1932 : l’inauguration de l’usine de Kembs », La regroupements au profit du développement des Loi du 11 août 1920 autorisant l’établissement par l’État d’un réseau de transmission d’énergie France des électriciens, 1880-1990, Paris, AHEF- lignes à haute tension : « Dans le but d’assurer PUF, 1986, p. 47-62. une utilisation plus complète et une meilleure à haute tension dans les régions libérées. Voir 42 répartition de l’énergie électrique, qu’elle D. Varaschin, « En première ligne. Le réseau Sur ces entreprises, se reporter à C. provienne d’usines thermiques ou hydrauliques, de transport d’énergie électrique », in É. Vuillermot, Pierre-Marie Durand et l’Énergie l’État, s’il n’en prend lui même l’initiative, Bussière, P. Marcilloux, D. Varaschin, La Grande industrielle, Paris, Éditions du CNRS, 2001 ; D. pourra obliger les producteurs, et au besoin Reconstruction, Arras, archives départementales Varaschin, La Fée et la marmite. Électricité et les distributeurs d’énergie, les départements, du Pas-de-Calais et université d’Artois, 2002, électrométallurgie dans les Alpes du nord, op. communes et services publics d’une même région p. 233-255. cit. ; C. Bouneau, L’électrificatione du grand Sud- 39 intéressés sous une forme quelconque à un L. Hallon, « Le passage à l’énergie électrique Ouest de la fin du XIX siècle à 1946, Bordeaux, transport d’énergie électrique, à constituer sous en Europe centrale entre 1918 et 1938 », BHE, n° Fédération historique du Sud-Ouest, 1997. sa direction, et le cas échéant, avec son concours 22, 1993, p. 99-119.

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son jugement de 1921 : « Le régime éta- capacité de production : 650 millions de bli par la loi de 1919 semble donc, mal- kWh. gré d’assez nombreuses imperfections qui n’ont pu être que partiellement cor- Ainsi, la puissance réelle installée rigées par les règlements d’adminis- de l’hydraulique était passée de 880 tration publique, devoir permettre une MW en 1919 à 2 400 MW en 193150 : + exploitation rationnelle de nos richesses 173%, soit trois fois plus que la hausse hydrauliques »43. observée pendant la Grande Guerre, pour une période deux fois et demie plus Outre le parachèvement d’installations longue et avec une base sensiblement hâtivement mises en service pendant plus élevée. Si l’on songeait que l’effort la guerre comme Fond-de-France ainsi essentiel s’était fait sentir après la crise que les habituelles modernisations et de 192551, avec l’amélioration des suréquipements, toutes les régions conditions monétaires, la rupture par 43 M. Hauriou, Précis de droit administratif et étaient concernées par des mises en rapport à la période de la Grande Guerre de droit public, Paris, Sirey, 1933. André, fils de Maurice Hauriou, avait assuré la mise à jour de service : les Alpes, qui retrouvèrent était patente. cette douzième édition. 44 leur suprématie par le nombre Motz (1919), Roengers (1919), Saint-Béron 44 45 (1919), Bonnevaux (1919), Chatelard (1919), Éloise d’équipements , les Pyrénées , le Cette approche chronologique possède (1920), Beaumont-Monteux (1921), Drac-Romanche Massif central46 le Jura47, la Manch 48, son importance car, finalement, l’entre- (1921), Haut-Laval (1921), Beaufort (1922), Sainte- , e Tulle (1922), Belleville (1923), Avrieux (1923), ainsi que le début de l’aménagement deux-guerres fut marqué par une Chavaroche (1923), Villard-du-Planay (1923), Pougny-Chancy (1924), Borne inférieur (1924), du Rhin (Kembs), venu en droite ligne courte période de croissance forte Pierre-Eybesse II (1924), Bâton (I en 1924 et II en 1927), Viclaire (1925), Le Poët (1927), Breil (1927), du traité de Versailles qui donnait à la des initiatives entre 1926 et 1931, avec Vallières (1928), Bancairon (1929), Villard (1929), France le droit d’exécuter des ouvrages + 9% par an de la puissance installée, La Christine (1930), Bioge (1931), Arvillard (1931), Hauteluce (1931), Clavaux II (1931), Lac Mort hydroélectriques mus par les eaux encadrée par deux périodes plus longues (1932), Bens (1932), Saint-Martin-la-Chambre (1932). du Rhin et de bénéficier du courant de croissance irrégulière et globalement 45 49 Pique inférieure (1919), Éget (1919), Picardière produit . modérée (1919-1925 et 1932-1938). La et Lys (1919), Oô ou Luchon (1921), Escouloubre (1921), Bordères (1922), Hourat (1925), Miègebat crise des années 1930 conduisit à un (1927), Artouste (1929), Tramezaygues (1931), Lassoula (1932). Ces réalisations, qui nécessitaient un ralentissement des initiatives privées. 46 La Roche-Millac (1921), Ambialet (1921), Laval- temps d’instruction plus réduit qu’autre- La loi voyait son influence relativisée de-Cère (1921), Isle-Jourdain (1926), Monistrol- d’Allier (1926), Coindre (1927), Éguzon (1927), fois, portaient aussi un changement de par la conjoncture et notamment Val-Beneyte (1927), Jousseau (1928) La Mativie technologies, avec une utilisation sys- l’évolution des taux d’intérêt, une (1928), Laval-de-Cère (1930), Saint-Marc (1930), La Châtre (1931), CHâtelus (1932), Brommat (1932), La tématique du béton armé, et d’échelle. variable essentielle dans une industrie Roche-aux-Moines (1932). 47 Cette nouvelle ampleur se mesurait à capitalistique. Mouthier (1921), Bourg-de-Sirod (1922), Cize- Bolozon (1931). 48 l’aune de la hauteur des barrages ou de La Roche-qui-boit (1919). 49 l’importance des retenues (Éguzon et Le tableau extrait de l’ouvrage de Louis D. Varaschin, « Histoire et patrimoine des aménagements hydroélectriques ses 57 millions de m3) mais aussi dans Ferrand confirme l’évolution et fait éga- frontaliers français » in D. Varaschin, Y. une acceptation territoriale avec l’amé- lement ressortir un autre trait de la loi : Bouvier, Le Patrimoine de l’hydraulique et de l’hydroélectricité, Chambéry, LLS, 2009, p. 33-50. 50 nagement « intégral » de vallées comme son aspect modérateur. En effet, l’admi- L. Ferrand, La mise en valeur du domaine celle d’Ossau par la Compagnie du Midi nistration instruisait désormais tous les hydroélectrique français, op. cit. 51 Nombre de kWh d’origine ou de massifs comme le Beaufortin par projets et rejetait ceux, très nombreux, hydraulique aménagés (M. Mollard, Paul Girod. En fin de période, Kembs qui ne lui paraissaient pas rationnels, L’électrification de la France, Paris, Dunod, 1927) :191919201921192219231924192527 23054 représentait un summum en termes de notamment pour des raisons financières 74029 39046 13027 26048 1607 110 n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 155

Demandes de Avis d’envoi au Conseil d’État Concessions accordées 192553. La part des frais de construction concessions enregistrées au Nombre Puissance normale Nombre Puissance normale supportée par l’État ressortait pour ministère disponible, en kW disponible, en kW 50 ou 60% en Allemagne54, 30 à 40% 1920-1921 7 en Suisse55, 20% en Italie et 5% en 1922 27 13 113 920 7 43 445 France56. 1923 50 13 40 415 9 49 548 1924 29 26 55 062 5 13 577 Ponctuellement, dans la deuxième 1925 27 16 141 140 14 77 935 moitié des années 1920, le Plan Dawes 1926 16 14 88 491 16 103 735 apporta une aide supplémentaire 1927 32 15 56 041 19 165 612 à l’aménagement de Kembs, mais 1928 30 22 158 265 12 75 624 seulement de l’ordre de 54 millions 1929 44 20 99 666 24 125 585 de francs courants57. Cette somme 1930 81 23 131 275 21 114 070 était significative mais pas de 1931 51 14 163 746 15 47 945 nature à compenser la faiblesse de 1932 17 15 84 165 12 98 448 l’investissement public. 1933 14 7 20 310 5 30 135

L. Ferrand, Mise en valeur du domaine hydro-électrique français, p. 179

52 A. Straus, « Le financement de l’industrie ou techniques. Après les « barreurs », le secteur privé entendait limiter autant électrique par le marché financier », in M. Lévy- Leboyer, H. Morsel, Histoire de l’électricité en les « écrémeurs » disparaissait du pay- que faire se pouvait l’immixtion de l’État France, op. cit., p. 904-971 et « Le financement de l’industrie électrique par le marché financier sage de la houille blanche. dans ses affaires, ils n’apportèrent donc en France des années 1890 aux années 1980 », qu’un soutien fragmentaire et limité à un Le financement de l’industrie électrique, 1880- 1980, op. cit., p. 233-258 ainsi que D. Barjot, équipement hydraulique coûteux que la « Le financement des entreprises de production- transport-distribution de l’électricité de 1919 à Des soutiens financiers forte inflation et les troubles monétaires 1946 », BHE, n° 25, 1995, p. 5-49. Voir aussi H. rendaient peu attrayant52. Morsel, « Évaluation de la formation du capital publics aussi limités que peu fixe dans avant les nationalisations en France », désirés BHE, n° 3, 1984, p. 5-13 ; M. Bruguière, « Histoire financière et histoire de l’électricité », L’électricité Les avances remboursables, les dans l’histoire. Problèmes et méthodes, op. cit., p. 67-80 ; « L’autofinancement », Entreprises Les pouvoirs publics n’oubliaient pas subventions (1919) et les bonifications et histoire, n° 22, 1999 (contributions de D. que, si l’hydraulique était économe d’intérêt (1931) versées entre 1917 et Varaschin, « La SLFMR et l’autofinancement : un rendez-vous manqué (1900-1931) », p. 122-136 en combustible importé et en main- 1933 pour construire des centrales et C. Vuillermot, « Au sein du groupe Durand : l’autofinancement, un complément », p. 137-154). d’œuvre dans un pays saigné par la (Éguzon, Blavet, Bonne et Drac, La 53 L.-D. Fourcault, « Le projet de financement guerre, le thermique soutenait l’activité Bissorte, le Chambon, le Sautet, pour l’aménagement des forces hydrauliques », L’Electricien, n° 1 400, 1926, p. 314. des bassins charbonniers français, Marèges, Caillaouas, Portillon, Kembs) 54 Le second chiffre pour L. Marlio, « Rapport tout particulièrement celui du Nord- ne s’élevèrent qu’à 200 millions de sur la situation et le développement des industries hydroélectriques en France », Annales de Pas-de-Calais qui avait été sinistré par francs environ, soit au mieux 2,5% du l’énergie, n° 203, 1927, p. 142. 55 l’occupation allemande. coût de l’investissement réalisé. Seul Le second chiffre pour L. Marlio, « Rapport sur la situation et le développement des industries l’aménagement de Kembs bénéficia d’une hydroélectriques en France », ibid., p. 142. 56 À cause du manque de moyens aide significative. Cet effort très limité, Y compris l’apport des collectivités locales. Ainsi, en 1924, la ville de Lorient, les départements financiers, largement mobilisés au profit tant pour la production que le transport, des Côtes-du-Nord et du Morbihan acquirent cinq millions d’actions de l’Union armoricaine. de la grande reconstruction dans les était confirmé dans le cadre d’une 57 P. Saly, La politique des grands travaux en zones sinistrées, mais aussi parce que approche internationale réalisée en France, 1929-1939, New York, Arno Press, 1977.

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malthusianisme64. Ainsi, la formule de la société d’économie mixte (SEM) était prévue dans la loi de 1919. Mais le pouvoir y recourut fort peu, se contentant souvent d’un rôle partiel (Kembs) ou de comparse, à l’image de sa présence dans l’Union hydroélectrique armoricaine qui fournissait les ateliers de la marine à Lorient, dans l’Union hydroélectrique fondée pour aménager la centrale d’Éguzon et dans la Société de régulation des forces motrices de la Romanche qui réalisa le Chambon. Même dans le cadre des deux principales SEM créées pendant l’entre- deux-guerres, la Compagnie nationale du Rhône (CNR, loi du 27 mai 1921)65 et l’Énergie électrique de la Moyenne-

Vue générale de l’usine hydro-électrique de Kembs : [photographie de presse] / Agence Mondial (1932) Source : Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EI-13 (2969)

58 Louis Marlio publia une étude comparative qui établit le désavantage de l’hydraulique « Rapport sur la situation et le développement des industries hydroélectriques en France », op. cit., p. 117. 59 Par ailleurs, la fiscalité s’accrut. Avant Enfin, les circulaires du ministère des P. Thierry, « Les charges fiscales des usines hydro-électriques », Troisième congrès de la la Grande Guerre, pour la production Travaux publics des 24 novembre 1919 houille blanche, Grenoble, 1925, Paris, Chambre syndicale des forces hydrauliques, p. 459-473. hydraulique, qui était la plus lourde- et 17 janvier 1920 autorisaient des prix 60 M. Lévy-Leboyer, J.-C. Casanova, Entre l’État et ment taxée en France58, l’ensemble des maxima selon un système de tarification le marché. L’économie française des années 1880 à nos jours, Paris, Gallimard, 1991, p. 263. charges représentait environ 10% du uniforme d’une région à l’autre. 61 Décret du 5 septembre 1920 approuvant le coût de revient d’un kWh. D’après l’étude L’évolution de ces index fut défavorable cahier des charges type des concessions de force hydraulique qui imposait des réserves en faveur de Pierre Thierry présentée au congrès aux électriciens : « les prix du kWh ont des départements, communes, établissements publics, associations syndicales autorisées et de la houille blanche tenu à Grenoble en augmenté jusqu’en 1926 trois fois moins groupements agricoles d’utilité générale. 62 62 1925, elles étaient désormais proches de vite que l’indice général des prix. » La H. Morsel, « Panorama de l’histoire de l’électricité en France dans la première moitié du 25% et même de près de 35% si l’on inté- formulation des prix ressortait moins de XXe siècle », Un siècle d’électricité dans le monde, grait les charges fiscales payées lors de critères économiques que de facteurs 1880-1980, op. cit., p. 111. 63 59 P. Bernard, « Éléments pour une rétrospective la construction . Les entreprises indus- politiques pour tenir compte notamment de la tarification. Principes, modalités et trielles françaises auraient été deux fois de la pression des consommateurs qui procédures », La France des électriciens, 1880- 1980, op. cit., p. 173-184. 63 64 plus taxées que leurs équivalents britan- étaient aussi des électeurs . H. Morsel, « L’intervention de l’État et les niques en 193060. Outre cette taxation, SEM », in M. Lévy-Leboyer, H. Morsel, Histoire de l’électricité en France, op. cit., p. 770-777. 65 une certaine quantité d’énergie était L’État avait aussi la possibilité de A. Giandou, La Compagnie nationale du Rhône réservée à un prix préférentiel pour les prendre directement le relais d’une (1933-1998). Histoire d’un partenaire régional 61 de l’État, Grenoble, Presses universitaires de services publics . initiative privée soupçonnée de Grenoble, 1999. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 157

Dordogne (loi du 6 mars 1928)66, son implication se fit avec lenteur et difficulté. Les décrets de concession des aménagements ne furent obtenus qu’en 1934. Il fallut languir jusqu’en 1947 (L’Aigle) et 1948 (Génissiat) pour assister à leurs inaugurations. La « troisième voie », à laquelle aspirait un Léon Perrier qui rejetait à la fois le libéralisme et l’étatisme, n’émergeait pas. Des industriels qui privilégiaient la liberté des affaires et l’adaptation au contexte

Au total, les facilités accordées ne compensèrent pas l’accroissement de la charge fiscale et la restrictive mise sous contrôle des tarifs.

Turbines américaines Pelton (1921) Bibliothèque nationale de France, département Estampes et En réponse, le secteur privé se lança photographie, EI-13 (764) dans un mouvement de concentration technique (production-transport-dis- 1927. Les entreprises réduisirent leurs Ainsi, les électrométallurgistes firent tribution), territoriale (l’extension des investissements, les concentrant sur réaliser leurs nouveaux projets par des territoires desservis) et financière (la l’amélioration du rendement des usines filiales qui s’adonnaient à la distribution constitution d’un groupe). Énergie indus- existantes, notamment par l’emploi de ou en association avec d’autres trielle (groupe Durand), Loire et Centre nouvelles dynamos et de turbines Pelton, industriels. L’on assista au lancement de (groupe Giros), Énergie électrique du lit- pour les hautes chutes, et Francis , pour chantiers hydroélectriques en commun toral méditerranéen (groupe Cordier) les chutes basses et moyennes. À titre (industriels et distributeurs) pour et le groupe des électrométallurgistes d’exemple, les 17 turbines Girard de La régulariser la marche des établissements (AFC et SECEMAEU) animaient le mar- Praz cédèrent la place à des Pelton au et, par la rationalisation de la mise ché, mais de manière discontinue. cours des années 1924 et 1925. Cette en valeur, rentabiliser au mieux les même année, la centrale du Giffre était investissements. Dans un premier temps, la surcapacité entièrement rénovée. productive des industriels et la crise De la sorte, Alais, Froges et Camargue de 1920-1921 ne favorisèrent pas les Mais, peu à peu, les difficultés (AFC) fonda en 1925 la Société des forces investissements. Puis l’inflation non économiques furent surmontées grâce motrices de Haute-Maurienne puis la contrôlée de 1924-1926 ainsi qu’un au réseau de transport d’électricité marché national étroit et peu dynamique qui permettait de vendre l’important 66 suscitèrent la crise de l’aménagement excédent de force hydroélectrique des H. Morsel dans M. Lévy-Leboyer, H. Morsel, Histoire de l’électricité en France, op. cit., p. 770- hydroélectrique, ressentie en 1925- industriels et par l’association d’intérêts. 777.

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plus importante Société hydroélectrique des résultats obtenus et témoignent monopolistique et de réaliser des grands de Savoie (SHES) : constituée en 1932 d’autres options possibles. Les choix équipements mais pas nécessairement pour aménager La Bissorte et gérer les énergétiques, rapidement plus ouverts l’électrification du pays. Ainsi, dans mouvements d’électricité en Savoie, elle qu’on ne l’estime parfois, relèvent les années 1920, avant la relance des coordonna finalement l’ensemble des d’aspirations larges dans lesquelles investissements industriels intervenue activités hydroélectriques du groupe. s’expriment pleinement les aspirations une fois la stabilité financière revenue, des pouvoirs publics et des sociétés. le dynamisme des marchés n’était pas Conclusion soutenu avec discernement par les En France, un État soucieux pouvoirs publics. Même si la loi de 1919 possédait un d’évolution structurelle ainsi qu’une potentiel interventionniste avéré, le haute administration préoccupée de En effet, à la demande générale d’élus choix fut fait dans les années 1920 rationalisation technique et adepte soucieux d’harmonie sociale et de d’un modèle souple de gestion mixte du pantouflage, s’en remettaient à leur implantation locale, l’effort public à fondement technique, qui visait l’initiative privée qui, pour sa part, profitait massivement à l’électrification à encourager les groupes privés à souhaitait conserver la plus grande rurale67. Mais la cible n’était pas la proposer un aménagement plus large et liberté d’action possible. meilleure car les consommations plus rationnel du potentiel national. Il ne restaient limitées et ne justifiaient donna pas les résultats escomptés. Du croisement de ces volontés résultait pas économiquement les capitaux une stratégie partagée : les pouvoirs investis. Ainsi, entre 1931 et 1938, le Les abondants potentiels hydrauliques publics accompagnaient l’émergence discours sur le suréquipement issu des pays scandinaves, de la Suisse, de de groupes puissants, fortement des investissements de la deuxième l’Italie, de l’Autriche et de la France marqués par la présence de X-Ponts, moitié des années 1920 se développait ont généré des mises en valeur qui à même d’assurer le lien public-privé, en une période de sous-consommation conduisent à relativiser l’importance d’aller vers la construction d’un secteur relative68.

67 « Dans l’entre-deux-guerres, ce gros effort d’équipement s’est traduit par une dépense de l’ordre de 8 milliards de francs (en valeur moyenne 1920-1939) » selon P. Stahl in M. Lévy-Leboyer, H. Morsel, Histoire de l’électricité en France, op. cit., p. 375. 68 Consommation d’électricité par habitant en 1930, en kWh : Norvège (3 700), Canada (1 520), États-Unis (726), Suisse (658) et France (327). n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » Développement des années 20 159

Des passeurs vers la modernité : les Conseils généraux et l’électrification de la France pendant l’entre-deux-guerres

François-Mathieu Poupeau, chercheur CNRS au LATTS (Université Paris-Est Marne-la-Vallée)

On a beaucoup parlé, hier et aujourd’hui, 1906 : elles sont les autorités concé- des autorisations assorties de l’utilité de l’État et des politiques publiques dantes des réseaux de distribution publique aux entrepreneurs désireux qu’il avait menées pendant et après publique d’électricité. Lorsque ce texte d’exploiter des chutes ou cours d’eau, la Première Guerre mondiale dans le fut adopté, ces réseaux étaient en effet ce qui a facilité grandement la conduite domaine des infrastructures. Je voudrais organisés à un niveau local, autour de des projets d’équipement. vous parler à présent d’un autre type petites centrales de production desser- d’acteur qui n’a guère été évoqué jusqu’à vant un périmètre limité. Les communes La loi du 19 juillet 1922 étendait les com- présent mais qui jouait un rôle impor- représentaient donc des interlocuteurs pétences de l’État au transport de l’éner- tant dans ce domaine : les collectivités « naturels » pour les compagnies pri- gie électrique à grande distance. Elle lui locales. Je me pencherai plus particuliè- vées qui assuraient la fourniture d’élec- reconnaissait en effet le statut d’autorité rement sur les Conseils généraux et leur tricité, ce qui explique que celle-ci tomba concédante des réseaux de transport, intervention dans le processus d’électri- assez rapidement dans le giron des ser- ce qui permettait d’inciter les sociétés fication de la France au cours de l’entre- vices publics dits locaux. privées à créer des lignes à très haute deux-guerres. Assez étrangement, leur tension afin de connecter les centres de action n’a jamais été retracée en tant L’État s’immisça plus tardivement dans consommation aux centrales hydroélec- que telle dans les travaux de synthèse le secteur, à la veille de la Première triques et thermiques en constitution et, sur l’histoire du secteur électrique, alors Guerre mondiale, avant d’intervenir de ainsi, d’irriguer un territoire beaucoup qu’elle a été loin d’être négligeable1. façon croissante au cours des années plus large. suivantes, d’abord dans le domaine de la Le contexte d’intervention production et du transport d’électricité, des Conseils généraux puis dans celui de la distribution.

Il faut préciser d’emblée que les Conseils La loi du 16 octobre 1919 relative à 1 Il ne s’agit pas ici d’opérer un recensement généraux n’avaient, pendant longtemps, l’utilisation de l’énergie hydraulique, exhaustif des actions menées par les Conseils généraux mais de proposer une première pas eu de compétence explicite en dont le rapporteur était Léon Perrier, typologie de leurs interventions en fonction de l’exploitation de quelques sources et travaux matière d’électricité, contrairement à député radical-socialiste et président disponibles. La liste du corpus mobilisé figure à la l’État et aux communes2. du conseil général de l’Isère, a marqué fin de cette contribution. 2 Pour une brève mise en perspective historique, un premier moment, important, dans cf François-Mathieu Poupeau, « Un siècle Les communes se sont vu attribuer une ce processus. Elle a conféré à l’État le d’intervention publique dans le secteur de l’électricité en France », Gérer et comprendre, prérogative forte par la loi du 15 juin pouvoir d’accorder des concessions ou n°77, septembre 2004, pages 6-15.

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L’État intervenait aussi dans la distribu- généraux n’en jouaient pas moins un essentiel, comme l’indique un arrêt du tion, mais de manière plus limitée, dans rôle important dans l’électrification du Conseil d’État en 1923, qui l’assimile la mesure où il s’agit d’un segment de la territoire national, en droite ligne des explicitement à un service public chaîne électrique qui est, je l’ai dit, de actions qu’ils avaient pu mener _ ou lorsqu’elle est exercée dans le cadre la compétence des communes. Cela ne mènent encore _, à l’époque en faveur d’une concession3. La demande de la l’empêchait pas d’engager des actions en d’autres infrastructures comme les population se faisait de plus en plus matière d’électrification rurale (les sub- chemins de fer d’intérêt local, les routes pressante car beaucoup de citoyens ventions et les prêts aux communes), de ou l’adduction d’eau. souhaitaient être dotés de cette énergie, rationalisation administrative et indus- synonyme de progrès et de confort. trielle (l’incitation au regroupement des Il faut rappeler le contexte dans lequel sociétés concessionnaires et à la créa- s’inscrivait cette intervention. Nous Dans le même temps cependant, tion de syndicats d’électrification) ou de étions dans les années 1920-1930, qui l’électrification était loin d’être achevée. tarification (la création et la fixation d’un voyaient le secteur électrique profondé- Au lendemain de la Première Guerre index économique électrique). ment évoluer. mondiale, seules 20% des communes françaises avaient accès à l’électricité, Sans disposer d’une compétence La fourniture en énergie électrique était souvent sur une partie de leur territoire explicite, reconnue par la loi, les Conseils devenue un service considéré comme seulement4. L’électrification rurale constituait alors un enjeu majeur, avec en arrière-plan l’idée que la nation Le président Millerand arrivant à l’usine hydro électrique de Bellegarde (1921) [photographie de presse] / avait contracté une dette à l’égard [Agence Rol] Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EI-13 (771) des campagnes, dont une partie des habitants avait été sacrifiée sur l’autel de la victoire. Il s’agissait donc de mobiliser la puissance publique pour cet effort d’équipement. Dans ce contexte, de nombreux Conseils généraux allaient intervenir de leur propre initiative pour épauler l’État et les communes.

3 Alain Beltran, La ville-lumière et la fée électricité. L’énergie électrique dans la région parisienne : service public et entreprises privées, Paris, Éditions Rive droite, Institut d’Histoire de l’Industrie, 2002, page 396. 4 Pierrette Stahl, « Le rôle des élus publics dans l’entre-deux-guerres », in Maurice Lévy-Leboyer, Henri Morsel (dir.), Histoire de l’électricité en France. Tome deuxième : 1919-1946, Paris, Fayard, 1994, pages 352- 411. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 161

Les Conseils généraux, matière d’aménagement infrastructurel du La première était le soutien financier à des acteurs renforcés territoire. Grâce à cette position nodale, l’électrification rurale. L’intervention par les grandes lois de les Conseils généraux pouvaient mobiliser des Conseils généraux y complétait décentralisation de la IIIe des ressources nombreuses en matière de celle de l’État, qui finançait, à partir République financement (dispenser les subventions et des années 1920, la construction de les crédits de l’État), d’expertise (à travers lignes électriques, via des subventions Les Conseils généraux bénéficiaient à les services extérieurs de l’État : Ponts et inscrites au budget du ministère de l’époque des effets positifs des lois de chaussées, Génie rural) et relationnelles l’agriculture et des prêts consentis aux décentralisation de la IIIe République (mobilisation des élus et de la population, communes par le Crédit agricole. Ces (1871 et 1926 notamment5), qui leur facilitation vis-à-vis des acteurs de l’État sommes étant insuffisantes pour couvrir avaient donné des prérogatives plus ou des industriels de l’électricité). l’ensemble des besoins, les Conseils importantes, même si elles n’étaient généraux étaient sollicités pour les pas comparables à celles des com- C’est cette légitimité et cette position abonder, en votant par exemple des munes. Ils disposaient ainsi de quelques clé qui allaient faciliter les interventions centimes additionnels sur les impôts atouts dont ils faisaient profiter l’œuvre des Conseils généraux. Elles se faisaient qu’ils pouvaient percevoir. d’électrification. sur les trois segments de la chaîne électrique : la distribution, le transport La seconde forme d’intervention por- Le premier atout était une forte et la production. tait sur la coordination des actions légitimité politique, face aux élus et à la des concessionnaires de distribution population. La loi de 1871 avait autorisé Tableau récapitulatif des formes d’intervention publique d’électricité. On la retrou- les Conseils généraux à se saisir des des Conseils généraux dans le secteur électrique vait notamment dans des départements affaires dites départementales qu’ils Trois principaux domaines d’intervention comme le Calvados, la Corse, le Jura ou estimaient être de leur ressort. C’est à ce DISTRIBUTION TRANSPORT PRODUCTION la Sarthe. L’idée était d’organiser locale- Soutien financier à Dimensionnement des Participation à des titre que nombre d’entre eux décidèrent l’électrification rurale lignes de transport compagnies ment le marché de la fourniture d’élec-

Seine et aux d’intervenir dans les questions afférentes Une majorité de Basse-Pyrénées, Gironde, départements de la tricité en partageant le territoire dépar- départements Haute-Garonne vallée du Rhône (CNR) à la fourniture en énergie électrique, temental en grandes zones attribuées Coordination des Contribution des réseaux Départements de la concessionnaires -via des DSP - via la vallée de la moyenne même si leurs marges de manœuvre constitution des régies Dordogne (EEMD) chacune à un concessionnaire unique. Calvados, Corse, Creuse, Eure-et-Loir, Gironde, budgétaires étaient, il faut bien le dire, Gironde, Ille-et-Vilaine, Ille-et-Vilaine, Jura, Ce rôle de soutien à ce qu’il faut bien Jura, Loir-et-Cher, Saône- Loire-Atlantique, , et-Loire, Sarthe, Seine, Manche, Sarthe, Savoie, limitées, tant au plan des recettes que Seine-Maritime, Vienne Seine-Intérieure, Vienne appeler une forme de « cartellisation » Développement des des dépenses (près de 60% de celles-ci usagers peut paraître surprenant voire choquant Ardèche, Loire-Atlantique, étant consacrées à l’assistance et aux Nièvre, Pas-de-Calais dans un système qui se voulait encore 6 travaux publics ). Autorité concédante concurrentiel. Mais il renvoyait à un sen- Sarthe timent qui était alors assez répandu chez Le second point fort des Conseils généraux les industriels de l’électricité, les fonc- était la place centrale qu’ils occupaient La distribution : soutenir tionnaires de l’État et aussi certains au sein du système politico-administratif l’effort d’électrification local français, entre les maires, qui avaient rurale 5 des compétences nombreuses, notam- Pierre Deyon, L’État face au pouvoir local, ment en matière d’électricité, et l’État cen- La distribution est le segment dans lequel Paris, Éditions locales de France, 1996. 6 Louis de Fontvieille, Évolution et croissance tral, qui voyait dans l’échelon départemen- les Conseils généraux s’impliquaient de l’administration départementale française, tal un relais efficace pour mettre en œuvre le plus fréquemment, selon quatre 1815-1974, Institut de sciences mathématiques et économiques appliquées, 1981, volume 16, page ses politiques publiques, en particulier en principales modalités. 144.

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élus : l’idée qu’un excès de concurrence semble avoir été moins répandue que s’appuyer sur le dispositif de l’éner- peut nuire à l’intérêt collectif. les deux précédentes. gie réservée instauré par la loi du 16 octobre 1919, qui leur permettait d’exi- En effet, le secteur électrique nécessitait Elle reposait sur l’idée que, construire des ger qu’une partie de l’énergie produite de mobiliser des capitaux et des actifs réseaux, c’était bien mais encore fallait-il fût réservée à leurs besoins propres ou très importants. Par conséquent, un les « remplir » comme on dit à l’époque, à des consommateurs qu’ils désignaient concessionnaire qui n’arrivait pas à c’est-à-dire pousser les administrés à (le cas de l’Ardèche). « sécuriser » son marché pouvait être les utiliser. Cette intervention pouvait mis en difficulté et peut-être tenté de suivre deux voies complémentaires. Enfin, quatrième et dernière forme d’im- limiter ses efforts d’investissement, d’où plication, mais sur laquelle je passerai une dynamique d’entente qui commença Elle pouvait donner lieu à des actions rapidement car il n’y a qu’un cas unique dès les années 1910 et qui donna lieu, dites de propagande (on dirait en France, le Conseil général pouvait dans un premier temps, à la signature, aujourd’hui de « communication » ou de devenir autorité concédante des réseaux entre les industriels de l’électricité « publicité »), menées de concert avec de distribution publique d’électricité, d’accords de démarcation et de non les sociétés concessionnaires et les en lieu et place des communes. Le seul concurrence, à la limite parfois de la communes. Il s’agissait alors de sensi- département concerné était la Sarthe, légalité. biliser les populations aux bienfaits des qui avait obtenu ce droit grâce à la loi usages de l’électricité, pour des besoins du 16 avril 1930, suite à l’intervention Cette action fut par la suite soutenue domestiques ou professionnels, en de Joseph Caillaux, à l’époque président par les pouvoirs publics. L’État matière d’agriculture notamment. du Conseil général. C’est un levier d’ac- l’encourageait, via les préfets et les tion qui avait fait l’objet de nombreuses services des Ponts et chaussées et La seconde voie misait sur le levier des revendications au début des années du Génie rural, tout comme certains tarifs : pousser les concessionnaires à 1920, donnant même lieu à une proposi- Conseils généraux. Concrètement, baisser le prix du kWh pour diffuser au tion de loi datant du 18 novembre 1924, ces derniers jouaient pleinement leur mieux l’électricité dans les campagnes. votée par la Chambre des députés, mais rôle d’intermédiaire entre l’État et Pour ce faire, les Conseils généraux ne qui avait été finalement écartée par le les opérateurs d’une part, les maires pouvaient pas jouer, sauf rare exception Sénat. et la population d’autre part, en (le cas de la Sarthe, cf infra), sur le levier participant au partage du territoire entre d’autorité concédante car c’étaient les Le transport : éviter un concessionnaires et en mettant tout communes ou les syndicats de com- sous-dimensionnement des leur poids pour que les municipalités munes qui avaient cette compétence. Ils réseaux acceptent les accords qui en résultaient, faisaient plutôt usage de l’entregent et soit individuellement, soit en formant de l’influence des notables du départe- C’est dans le domaine du transport que des syndicats intercommunaux appelés à ment – des conseillers généraux par ail- la « marque de fabrique » des Conseils contractualiser avec le concessionnaire leurs maires, députés ou sénateurs - vis- généraux était très certainement la retenu. Ceci renvoie à l’atout relationnel à-vis des directeurs de société, si besoin plus originale et la plus remarquable. que j’ai évoqué en introduction. était en votant des vœux pour abais- La motivation à agir reposait sur le fait ser les tarifs ou surseoir à l’application qu’il était, certes, indispensable de La troisième principale forme des index économiques électriques ins- développer les réseaux de distribution d’implication des Conseils généraux taurés par l’État. Dans les départements mais que ceux-ci ne serviraient à rien dans le secteur de la distribution portait pourvus d’usines hydroélectriques, les s’ils n’étaient pas desservis par des sur le développement des usages. Elle Conseils généraux pouvaient également infrastructures de transport de capacité n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 163 suffisante. Les usagers seraient en effet raient le lien entre les réseaux de distri- entièrement financés par le Conseil limités dans leur appel de puissance. Ils bution desservant les consommateurs général, dans le cadre d’un plan établi pourraient également subir des chutes finaux et les grandes lignes de transport entre 1924 et 1927. Ce plan prévoyait de tension susceptibles d’avoir des d’électricité directement connectées aux de desservir l’ensemble des chefs- conséquences néfastes sur les appareils centrales de production. lieux de communes, en complément utilisés. Pour remédier à ces problèmes, des investissements réalisés par les récurrents dans l’entre-deux-guerres, Ces infrastructures faisaient cruellement opérateurs, qui privilégiaient les zones les Conseils généraux menaient deux défaut dans la France de l’entre-deux- les plus attractives et les plus rentables. types d’actions. guerres. En 1923, un rapport rédigé par Ce réseau, qui était confié à trois sociétés M. Troté, ingénieur du ministère des concessionnaires retenues dans le cadre Le premier concernait le dimension- Travaux publics, estimait à 4 milliards de d’un appel d’offres lancé par le Conseil nement des grands réseaux de trans- francs (soit 4 milliards d’euros actuels) le général, permettait d’assurer une port, c’est-à-dire les lignes à très haute montant des investissements à réaliser plus grande continuité dans la chaîne tension qui étaient construites pour pour les développer8. L’enjeu était donc d’acheminement de l’énergie électrique, connecter les centres de production loin d’être négligeable. entre les infrastructures situées en (notamment hydroélectrique) aux terri- amont (les réseaux de haute puis très toires de consommation. Conscients de ces problèmes, plusieurs haute tensions) et en aval (les lignes de Conseils généraux décidèrent alors basse tension). Dans ce cas, les Conseils généraux d’intervenir pour soutenir la construc- négociaient avec les sociétés de tion de ces infrastructures, en suivant La production : fournir une transport pour qu’elles construisent deux voies principales. Soit ils avaient énergie abondante et peu des réseaux de capacité suffisante, à recours à la délégation de service public, chère même de subvenir aux besoins de leurs en s’efforçant de trouver des sociétés administrés. acceptant d’installer ces réseaux inter- L’action des Conseils généraux était plus médiaires (Eure-et-Loire, Gironde, Loire- marginale sur le segment de la produc- Un exemple nous en est fourni par la Inférieure). Soit, ils construisaient eux- tion. Elle consistait pour l’essentiel, à monographie que Christophe Bouneau mêmes leurs propres réseaux en régie « sécuriser » l’approvisionnement de a consacrée à l’électrification du Sud- (Loir-et-Cher, Vienne). Cette dernière certains territoires en énergie abon- Ouest, lorsque la compagnie de chemin stratégie était plus rare car, on le sait, dante et bon marché. de fer du Midi se vit accorder par l’État la jurisprudence du Conseil d’État avait une concession de transport pour longtemps été réticente en matière d’in- Grâce à la loi du 16 octobre 1919 sur électrifier ses lignes7. On voyait alors tervention économique des collectivités les concessions d’hydroélectricité, une les Conseils généraux des Basses- locales. Pyrénées, de la Haute-Garonne et surtout de la Gironde entrer en La Loire-Inférieure, dont l’électrification 7 pourparlers avec l’entreprise ferroviaire a été relatée avec minutie par René Christophe Bouneau, Modernisation et territoire. L’électrification du grand Sud-Ouest de pour s’assurer qu’elle prenne bien en Sauban9, montre de manière concrète la fin du XIXe siècle à 1946, Bordeaux, Fédération Historique du Sud-Ouest, 1997, pages 259 et compte les besoins d’électrification des l’action de l’institution départementale suivantes. 8 départements traversés par la nouvelle sur ce type d’infrastructures. Sur le CHAN, F10, Ministère de l’agriculture. Électri- fication rurale. 1919-1941. Boîte 4509. La conver- infrastructure. schéma (voir fig. 2 page suivante), sion francs / euros est faite à partir du tableau annuel publié par l’INSEE. Le second type d’action concernait les les lignes en gras correspondent aux 9 René Sauban, Des ateliers de lumière, Univer- réseaux dits « intermédiaires », qui assu- réseaux intermédiaires très étendus sité de Nantes, Université Inter-Ages, 1992.

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Il faut bien voir que cette action n’était Fig. 2. L’intervention du pas spécifique à l’électricité. On la Conseil générale de la Loire- retrouve dans beaucoup d’autres Inférieure dans les années domaines, comme l’adduction d’eau, 1920 l’assainissement, les chemins de fer d’intérêt local.

Elle n’est pas non plus confinée à la III° République, dans la mesure où elle s’est poursuivie jusqu’à une période récente, comme le montre l’exemple du développement des réseaux à haut débit, objet d’une très forte implication de la part des Conseils généraux11. Là aussi, et de manière assez similaire à l’électricité, beaucoup de Conseils généraux ont réalisé d’importants investissements dans des réseaux de type intermédiaire, Source : René Sauban, Des ateliers de lumière, Université de Nantes, Université Inter-Ages, 1992, page 176 dits « de collecte », qui font le lien entre les grandes infrastructures nationales et régionales de fibre optique et la boucle locale permettant aux opérateurs partie des kilowatts-heure produits gie réputée peu onéreuse et produite en d’aller jusqu’aux maisons et aux pieds par des producteurs pouvait être quantité suffisante, au moment même d’immeubles. réservée aux Conseils généraux, au où les besoins de l’agglomération pari- bénéfice de certaines catégories sienne étaient en pleine croissance. Entre l’électrification d’hier et le haut d’utilisateurs : industriels, agriculteurs, débit d’aujourd’hui, on ne peut ainsi etc (cf supra). Ce système de l’énergie D’hier à aujourd’hui : qu’être frappé par la permanence d’un réservée constituait un premier type les Conseils généraux, rôle souvent méconnu mais essen- d’intervention, indirecte, dans les acteurs de l’aménagement tiel de l’institution départementale : territoires pourvus en ressources infrastructurel du territoire celui d’aménageur infrastructurel du hydrauliques suffisantes. territoire. En conclusion, on voit que les Conseils Certains Conseils généraux décidèrent, généraux étaient, dans l’entre-deux- quant à eux, d’entrer dans le capital de guerres, des « passeurs » vers la certaines sociétés productrices. On modernité électrique, dans la mesure où peut prendre l’exemple de la Compagnie ils avaient su s’appuyer sur une palette 10 nationale du Rhône, constituée au début de modes d’intervention assez large pour Alexandre Giandou, La Compagnie Nationale du Rhône (1933-1998). Histoire d’un partenaire des années 193010. On trouvait parmi contribuer, aux côtés des compagnies régional de l’État, Grenoble, PUG, 1999. 11 ses actionnaires le Conseil général de la privées, de l’État et des communes, à la François-Mathieu Poupeau, « Les départements, vecteurs d’une politique Seine, qui souhaitait faire bénéficier les tâche monumentale d’électrification du d’aménagement numérique du territoire », Pouvoirs locaux, n°75/IV, décembre 2007, pages usagers de son département d’une éner- territoire national. 78-83. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 165

Ce travail s’appuie sur l’exploita- dans la région parisienne : service  Desbrosses F., « L’électrification tion du corpus suivant. public et entreprises privées, Paris, de Libourne et son arrondissement. Éditions Rive droite, Institut d’Histoire 1890-1940 », T.E.R. (sous la direction de Sources primaires : de l’Industrie, 2002. S. Guillaume), Université de Bordeaux  Berthonnet Arnaud, « L’électrification III, U.E.R. d’histoire, 1986-1987.  Archives du CHAN (Ministère de rurale ou le développement de la « fée  EDF-GDF Services Loir-et-Cher, 50 l’agriculture, série F). électricité » au cœur des campagnes ans d’histoire de l’électricité et du gaz  Fédération nationale des collectivités françaises dans le premier XXe siècle », en Loir-et-Cher, Blois, EDF-GDF Services d’électrification rurale, L’électrification Histoire et Sociétés Rurales, n°19, Loir-et-Cher, 1997. rurale. Travaux du Premier Congrès 1er semestre 2003, pages 193-219.  Magniol Johnny, « L’électrification national de l’Électrification rurale, Paris,  Bouneau Christophe, Modernisation des campagnes sarthoises. 1919-1939 », publications de la Fédération nationale des et territoire. L’électrification du grand mémoire de maîtrise d’histoire contem- collectivités d’électrification rurale, 1924. Sud-Ouest de la fin du XIXe siècle à poraine (sous la direction de J.-C.  Garnier, Paul, L’électrification rurale 1946, Bordeaux, Fédération Historique Allain), Université du Maine, Faculté des du Loir-et-Cher, Blois, Service d’électri- du Sud-Ouest, 1997. Lettres Sciences Humaines, 1984. fication rurale de Loir-et-Cher, 1946.  Carpentier Philippe, « L’électrification  Marnot, Bruno, « L’Union électrique  Bulletins de la Fédération nationale rurale du Pas-de-Calais (1919-1939) », du Centre », mémoire de maîtrise des collectivités concédantes et régies mémoire de DEA d’histoire économique d’histoire (sous la direction de François (édités à partir de 1933). contemporaine (sous la direction Caron), pas de mention de l’université, de Denis Varaschin), université non 1991. identifiée, 2000-2001, tome 1.  Pimont Isabelle, « L’électrification Sources secondaires :  Bouvier Yves, « Une grande société de Rouen et de sa région de 1887 à régionale de production-distribution 1939 », mémoire de maîtrise d’histoire  Les artisans de la lumière, éditions d’électricité : l’Énergie Electrique du contemporaine (sous la direction de René Dessagne, 1989. Sud-Ouest (1906-1946) », mémoire de Jean-Pierre Chaline), Université de  Barreau Elisabeth, « L’électrification maîtrise d’histoire (sous la direction Mont-Saint-Aignan, 1984. du Nivernais. Le rôle particulier de de Pascal Griset), Université Michel  Sauban René, Des ateliers de lumière. trois sociétés, Continental Edison & Montaigne-Bordeaux III, 1997. Histoire de la distribution du gaz et de ses filiales, Électricité Loire et Nièvre  Chabal Cédric, « L’électrification l’électricité en Loire-Atlantique, ouvrage et Union Électrique du Nivernais. d’un département rural : l’Ardèche », publié avec le concours d’EDF-GDF 1890-1945 », mémoire de maîtrise (sous mémoire de maîtrise (sous la Services Nantes Atlantique, Université la direction de Jean Tulard), Université direction d’Henri Morsel), Université de Nantes, Université Inter-Ages, 1992. Paris IV-Sorbonne, 1997-1998. Jean-Moulin, Lyon III, septembre  VuillermotCatherine, « L’Union  Bellanger Emmanuel, Poupeau 1997. Électrique : un demi-siècle d’électricité. François-Mathieu, Lumières sur  Compagnon, Robert, Massicot, 1895-1946 », mémoire DEA histoire la banlieue. Histoire du syndicat Bernard, Poizat, Gérard, L’éclair et (sous la direction de M. Gresset), U.F.R. intercommunal de la périphérie de la flamme dans la Manche, édité par Sciences du langage, de l’Homme et Paris pour l’électricité et les réseaux de EDF-GDF Services Manche, 1992. de la Société, Université de Franche- communication (SIPPEREC), Paris, Les  Delavalle Pierre-Jean, Campocasso Comté, octobre 1986. Éditions de l’Atelier, 2013. Pierre-Jean, Une île, des hommes, la   Beltran Alain, La ville-lumière et la lumière, Albiana, CMCAS de Corse, fée électricité. L’énergie électrique CCAS, 2002.

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 166 Développement des années 20

Marine américaine, radiotélégraphie française et innovation dans la construction des ouvrages d’art

Françoise Sioc’han, docteur à l’Université de Rennes 2, chercheuse associée au CFV Nantes/Brest

Inauguration de la station TSF Lafayette le 18.12.1920 source Gallica, Bibliothèque Nationale de France

Je souhaiterais vous entretenir général de La Fayette, était conçu dans achevé le 27 août 1920, l’équipement aujourd’hui de la station radiotélégra- le but d’assurer des communications fut remis au gouvernement français en phique La Fayette, située à la Croix sûres et ininterrompues entre les décembre 1920. d’Hins en Gironde. forces expéditionnaires américaines engagées dans la Grande Guerre La référence à La Fayette évoque l’aide Le poste de télégraphie sans fil (TSF) La et le gouvernement des États-Unis apportée aux insurgés américains pen- Fayette, ainsi nommé en l’honneur du d’Amérique. Commencé le 7 mars 1918, dant leur guerre d’indépendance. Les n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 167 cérémonies du 4 juillet 1917 à Paris, 1914, dont le ministère des Travaux et l’Extrême-Orient. D’autres étaient commémorant la déclaration d’Indépen- publics : un poste de TSF avait été endommagées fréquemment par des dance du 4 juillet 1776, donnèrent lieu au installé sur l’une des flèches de la engins de pêche et par les dégâts pro- serment sur la tombe du marquis de La cathédrale et de la tour Saint-Michel. Cet venant de la guerre sous-marine. Des Fayette, avec ce mot du colonel Stanton, établissement était l’illustration d’une ruptures de câbles étaient à craindre. Le commandant la mission militaire euro- collaboration d’expériences, d’études trafic était chargé. Les stations de TSF péenne : « La Fayette, we are here ». Il minutieuses dans le contexte d’un puissantes de la Tour Eiffel et de Lyon- y eut aussi des commentaires de l’am- environnement international perturbé la-Doua étaient insuffisantes pour n’être bassadeur des États-Unis d’Amérique en exigeant un trafic de communication pas gênées par les parasites. Le général France ; Mr Wallace. intense sur de grandes distances. Pershing, commandant le corps expé- L’arrivée des forces américaines en 1917 ditionnaire américain, souhaitait un La dénomination Radio La Fayette exigeait d’énormes approvisionnements moyen de communication sûr avec les était donc un hommage au marquis, pour assurer les communications entre États-Unis. La décision de construire « héros des deux mondes ». Comme la France et l’Amérique. une station très puissante fut prise en le remarque Philippe Roger dans son octobre 1917. Les lignes hertziennes ouvrage L’ennemi américain, généalogie Au moment de la guerre, des lignes autorisaient des vitesses de trafic plus de l’américanisme français, la Première empruntant des territoires ennemis importantes que les lignes sous-marines Guerre mondiale aurait rouvert « une avaient été désactivées entre l’Europe et que d’autres possibilités techniques. ère d’affection fraternelle entre Français et Américains et ranimé d’un coup une Génératrice et moteur (les postes 1 et 2 sont identiques), génératrice d’une forme de 1000 kwatts (la plus flamme souffreteuse depuis 125 ans ». forte du monde), à gauche le moteur synchrone (tous ces apapreils sont américains), Agence Rol, photographie de presse, 1920. Source Gallica, Bibliothèque Nationale de France

Le 18 décembre 1920, le poste TSF le plus puissant du monde, dénommé « La Fayette », fut inauguré par Guy Deschamps, de la direction de l’adminis- tration des postes, télécommunications et télégraphes, en présence de l’ami- ral américain Magruder et du général Ferrié. L’attaché naval américain remet- tait officiellement à la France la station.

La nécessité du poste La Fayette

À la Croix d’Hins, à 25 kilomètres de Bordeaux, la station avait été construite sur le terrain d’essai de la société d’aviation Blériot et Voisins, sur la voie ferrée Bordeaux-Arcachon-Bayonne. Bordeaux est la ville où le gouvernement s’était replié de septembre à décembre

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 168

Avant la guerre, les implications de la télégraphique avaient été présentés propres colonies, assortie de quelques TSF se limitaient au domaine des com- par le ministère des colonies, à travers communications avec des stations munications entre les navires et avec le projet de loi du 11 août 1911, et par européennes et japonaises. les côtes par l’organisation de radio- l’administration des postes, qui relevait phares, pour déterminer leur position en du ministre des Travaux publics avant De nouvelles recherches avaient été mer grâce aux ondes hertziennes. Les 1914 puis du ministre du commerce, menées pour combler les déficits de radiocommunications sur de grandes avec le projet de loi du 11 juillet 1912 et connaissances scientifiques. J’évoquerai distances entre des stations fixes allaient le projet de loi du 30 mars 1914. À partir seulement la lampe triode américaine, s’imposer. Elles transformèrent les rela- de 1914, on construisait de grandes inventée en 1907 par Lee De Forest. tions coloniales. La TSF allait aussi stations coloniales. On pourrait envisager ici l’évolution s’adapter aux besoins des dirigeables. complète de ces techniques radioélec- En 1918, l’Amérique du Nord envi- triques mais on il faut comprendre que On peut considérer que la France était, en sageait un réseau ample avec sept l’empirisme cédait devant des avancées 1914, dans une situation d’imprévoyance lignes télégraphiques commerciales. scientifiques. et d’impréparation à la guerre en matière Parallèlement, le département de la de transmissions militaires. En France, marine des États-Unis programmait La collaboration technique des projets d’organisation d’un réseau l’extension de son réseau vers ses Cette installation de la nouvelle sta- tion radioélectrique fut une illustra- Tableau de distribution générale, site de l’émetteur TSF Lafayette. Agence Rol, photographie de presse, tion des relations de la France avec 1920. Source Gallica, Bibliothèque Nationale de France ses alliés américains. La marine amé- ricaine et la radiotélégraphie militaire française, dotées toutes deux de moti- vations et d’incitations particulières dans le contexte résultant des événe- ments exceptionnels liés aux enjeux de la Première Guerre mondiale, asso- cièrent des savoirs scientifiques et techniques. Cela supposait de combi- ner l’intervention de différentes caté- gories d’ingénieurs, les champs d’ac- tion professionnels d’ingénieurs civils et militaires, des approches bureaucra- tiques et des expériences de chantier, des aspects organisationnels propres à des décideurs civilo-militaires, des protocoles d’institutions militaires et/ ou étatiques.

Pour la réalisation de cet établisse- ment, la marine américaine et la radio- télégraphie française organisaient n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 169 leurs efforts d’une façon centralisée. génie à Bordeaux. En s’occupant des Enfin, l’administration des PTT établis- Il revenait à la marine américaine de travaux d’assainissement, de voirie sait le réseau téléphonique de la station fournir des générateurs télégraphiques et de construction des bâtiments, il et la commande depuis Bordeaux de la et leurs accessoires, des supports allégea considérablement la tâche de la transmission en haute fréquence ainsi d’antennes et l’antenne elle-même. radiotélégraphie militaire. que la liaison télégraphique de Paris La télégraphie militaire française était radio à Bordeaux central. chargée de l’établissement de la prise L’inspecteur général honoraire des de terre, des projets d’antennes, de Ponts et Chaussées Harel de la Noé avait Une coopération internationale était la construction des bâtiments et de la une compétence reconnue en matière déjà bien établie. Communiquer suppose ligne d’énergie reliant Bordeaux à Croix de béton armé, notamment pour ses des prescriptions identiques : l’édiction d’Hins. travaux dans l’ouest de la France pour de règles et de codes convenus lors de le développement des chemins de fer commissions et de conférences. Cette collaboration des plus hautes d’intérêt local, mais aussi de systèmes compétences techniques en matière de fondation en terrain difficile. Ayant La construction du poste de radiotélégraphie se faisait avec des perdu son fils, brillant scientifique, Lafayette savants provenant des deux côtés de en 1915, il accepta la sollicitation du l’Atlantique. général Ferrié. Il avait des compétences Cette installation se réalisait dans le particulières pour l’ingénierie, le calcul, contexte technique et économique de Gustave Ferrié, polytechnicien, grand les règles, les normes, la capitalisation l’état de l’art et de la fin de la guerre. soldat, remarquable organisateur, avait des expériences. Le commandant Toute station de ce type impliquait une eu une carrière scientifique imbriquée Chaulard veillait à la conception de la antenne et des organes de transmission dans sa carrière militaire. Personnalité prise de terre. autour d’une triple fonction : la produc- reconnue dans les plus hautes instances tion d’une énergie électrique sous une scientifiques internationales, il avait Du côté américain, nous pouvons citer le fréquence appropriée à la transmission installé notamment un poste puissant à capitaine de vaisseau Saint-Clair Smith, à grande distance ; le transfert à l’an- la Tour Eiffel en 1903. les commanders Sweet et Hicky pour tenne de cette énergie ; la manipula- leur direction successive des travaux tion et l’émission de cette énergie sous Les autres experts français étaient américains du poste, les ingénieurs de forme de traits variables conformément MM. Pommey, ingénieur en chef de la l’armée américaine Cooke et Copeland à un système de signaux. La fréquence télégraphie, adjoint au général Ferrié, pour le montage des pylônes et d’autres. était fonction de la distance. Paouillac, professeur d’hydrogra- phie, chef du centre de radio militaire Les constructeurs intervenant sur ce Le site de la Croix d’Hins était un espace de Bordeaux ainsi que les capitaines site étaient la Pittsburgh Des Moines stratégique à l’instar d’une place forte, Brossier, Taulier. Le général Julien, Company pour la construction des avec ses nœuds d’articulation, son éloi- directeur du génie au ministère de la pylônes, la Federal Telegraph Company gnement du théâtre des opérations, sa guerre, qui représentait la France dans pour l’installation des convertisseurs situation à 30 kilomètres du port de les tractations et veillait à coordonner à arc et des groupes d’alimentation, la Bordeaux, son raccordement ferroviaire les travaux à exécuter. Il y avait aussi un Société des Grands Travaux de Marseille aisé qui facilitait tout acheminement. certain Paul Brenot. pour la construction des bâtiments et L’allée centrale conduisait à un bâtiment L’ensemble des travaux fut placé sous la Société d’énergie électrique du sud- principal. On trouvait également un bâti- la houlette du commandant Ostermann, ouest pour l’équipement et la pose de la ment radio, les logements du personnel, qui dépendait de la chefferie du ligne d’énergie. un garage, des châteaux d’eau.

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La puissance utilisée par la station Guillerme a bien montré que l’art de Il avait aussi été un proche collaborateur était fournie par la Société d’énergie l’ingénieur en matière de mécanique des du général Ferrié. Il est donc possible électrique du sud-ouest. Elle était dotée sols était d’abord marqué par les travaux que ces trois personnes se soient de deux arcs de 500 kilowatts chacun, de l’agronome suédois Atterberg, avec connues à Brest. de systèmes d’émission fonctionnant des limites définies en 1911, mais surtout avec des axes de Poulsen, d’abord dus par la contribution de Karl Terzaghi en Les principes de comportement aux travaux de l’anglais Dudel en 1900 1925. La connaissance des sols était mécanique du béton armé n’étaient pas puis du danois Poulsen. alors encore incomplète. tous connus. En raison de l’occupation par l’Allemagne des centres sidérurgiques On trouvait aussi un réseau intérieur de Harel de la Noé, connu pour ses travaux français, la France souffrait d’une voies ferrées, le poste télégraphique et d’édification d’ouvrages délicats et pénurie d’acier. La télégraphie militaire les huit pylônes. La nature du sol était astucieux, se trouvait aussi responsable française avait retenu un type d’antenne mal déterminée, avec une nappe d’eau de l’éclairage du chenal du Four et de en nappe coudée, un système en longues importante et affleurante et un sous-sol ses abords dans l’Iroise ainsi que de nappes horizontales, admis par Marconi. abiotique caractéristique en Gironde. la construction du phare de Trézien. À Harel de la Noé était en charge des Brest, le lieutenant de vaisseau Camille Le système comportait 8 pylônes dis- calculs nécessaires à l’édification de Tissot, décédé en 1917, avait assuré des posés sur deux rangées symétriques, ces pylônes sur un terrain qui semblait communications par ondes hertziennes distantes de 400m. Ces pylônes mesu- incapable de les supporter. Le professeur en différents points de la rade de Brest. raient 250 mètres chacun. La hau- teur des pylônes du pont transporteur Bâtiment central, site de l’émetteur TSF Lafayette, agence Rol, photographie de presse, 1920. source Gallica, Bibliothèque Nationale de France de Bordeaux, dont les travaux avaient débuté en 1910, était de 95 mètres. Chaque pylône prenait appui sur des rotules. Les embases reposaient sur des cônes répartiteurs avec des contre- fiches évidées de béton armé, mesurant 3,50 mètres de hauteur et 13 mètres de diamètre à la base. Ces cônes reposaient sur une large semelle ancrée dans le sol ainsi que sur des pieux également en béton armé.

J’aurais souhaité avoir le temps de vous parler de la caractérisation du vent sur le site, des effets aérodynamiques exercés sur les antennes et du dimensionnement au vent ainsi que de la connaissance des phénomènes de vibration des structures par les constructeurs de ponts comme Harel de la Noé. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 171

Le destin du poste Lafayette en Aquitaine des forces alliées. Le 22 Or, collaborateur du général Ferrié, août 1944, elle fut démolie à l’explosif. l’initiateur du laboratoire central de Au moment de l’armistice en 1918, Subsistent 2 embases sur 24 dans un ter- la TSF et de la Compagnie générale toutes les fondations étaient terminées. rain en friche. Elles représentent un inté- de télégraphie sans fil, Paul Brenot, La plupart des bâtiments étaient sor- rêt patrimonial indéniable. polytechnicien, déplorait la stagnation tis de terre, presque achevés. Une des complète de l’industrie radioélectrique tours était montée et tout le matériel Dans la configuration de la Première en France au lendemain de la guerre, des pylônes était à pied d’œuvre. Par Guerre mondiale, on a vu s’effondrer la malgré la présence d’excellents convention, elle fut transférée à l’admi- première mondialisation de la période savants et ingénieurs. Il rejoignit lui- nistration des PTT. À l’issue de la guerre, 1870-1914. Dans cet espace international, même la TSF puis la Société française elle illustrait la place de la France dans les sphères d’influence des intérêts mon- radio-électrique. les communications radioélectriques à diaux s’étendaient. La construction d’une portée intercontinentale. Au final, elle identité scientifique autre apparaissait. Le génie civil voyait alors émerger une fut dédiée à la conquête du monde. Les L’emprise de la technique sur la guerre, et nouvelle génération de constructeurs, câbles sous-marins paraissaient être au-delà, est observable dans le cas de cette avec Albert Caquot et Eugène Freyssinet. devenus une technologie périmée. Un station, brillante synthèse de nombreuses La technologie du béton a évolué monopole exclusif avait été attribué disciplines et activités transverses. considérablement. La construction en au service radiotélégraphique dans les acier s’est réduite, concurrencée par le relations avec les colonies. Le conflit avait inspiré l’étude de nou- béton armé. La mécanique des sols a été veaux dispositifs d’émission et de amenée à se perfectionner. C’est depuis l’installation de Bordeaux réception. Un mouvement vers une  La Fayette que le discours du maré- transformation complète des radiocom- chal Pétain du 17 juin 1940 fut diffusé. munications était devenu décelable. La station fonctionna jusqu’à l’arrivée Leur enseignement se développait.

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 172 Développement des années 20

La télégraphie sans fil, un loisir citoyen

Cécile Meadel, Professeure à Mine ParisTech, (PSL Research University, Centre de sociologie de l’innovation, CNRS UMR 7185)

Célèbre citation «prémonitoire» de Guglielmo Marconi prédisant la disparation des guerres grace au progrès technique © Technical World Maga­zine, October, 1912

La radiodiffusion constitue presque un mique que proposent certains histo- devait beaucoup à la façon dont cette contre-exemple de la mobilisation des riens de la Première Guerre mondiale : le technologie s’était développée avant la autorités publiques centrales dans le conflit n’est plus appréhendé comme un guerre et pendant les combats. Je défen- développement des infrastructures au len- arrêt brutal, dont l’après serait tout entier drai l’idée que la radio s’était constituée demain de la Première Guerre mondiale. consacré à la reconstruction et à l’efface- comme une sorte de loisir citoyen non L’histoire de la TSF, ou télégraphie sans fil, ment des effets, mais comme un proces- pas dans le giron du service public, auquel comme on l’appellera pendant tout l’entre- sus dynamique dont il importe de com- elle était presque naturellement destinée deux-guerres, avait commencé bien avant prendre les continuités, où la sortie de en France compte tenu du monopole des la Grande Guerre avec les premières guerre, pour reprendre le terme de Bruno transmissions, mais de manière indépen- expérimentations dans les laboratoires Cabanes, dure bien au delà de l’armistice. dante entre les mains « d’amateurs ». scientifiques aux quatre coins du monde Il s’agit donc de comprendre comment la à la toute fin du XIXe siècle. Elle était sor- guerre a contribué à formater les périodes Les premières transmissions tie des laboratoires avant la guerre pour ultérieures. à distance devenir dès lors un média. Cette approche est particulièrement adap- Dès les premières expérimentations La radio me paraît de ce fait être une tée pour la TSF, dont la constitution en scientifiques de Branly et de nombreux bonne illustration de la version dyna- tant que média au début des années 1920 autres, à la fin du XIXe siècle, une large n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 173 pluralité d’acteurs s’intéressait à cette se réunissaient dans des radio-clubs et gie comme un instrument de libération technologie de transmission de signaux s’employaient à améliorer les technolo- par le progrès, dans une forme d’uto- à distance. Il s’agissait à la fois des puis- gies et les appareillages qui leur permet- pie. Le XIXe siècle avait été le siècle de santes compagnies télégraphiques, des taient d’échanger d’abord en morse puis la science. L’idée d’un affranchissement laboratoires de recherche civils et mili- par des transmissions sonores. Dans la de l’homme par la machine marquait taires qui travaillaient à la transmis- seule ville de New York, on comptait 122 encore fortement les esprits. La TSF sion des signaux à distance mais aussi de ces radio-clubs dès 1912. semblait pouvoir apporter des réponses des amateurs. Le partage entre indus- pour faciliter les communications et allé- triels et scientifiques, tout comme entre En France, le phénomène, même s’il a ger le travail humain, lutter contre les amateurs et professionnels était en effet été peu étudié, est également attesté. éléments, notamment en mer, voire soi- moins évident qu’il ne l’est aujourd’hui. Dès 1909, ces clubs commençaient à gner avec les supposées propriétés thé- La frontière était assez poreuse. Face fleurir sur tout le territoire. Les ouvrages rapeutiques des ondes… au savant, l’inventeur avait encore une expliquant la TSF se multipliaient. Le place relativement légitime. profil de ces amateurs était particulier : La communication était également principalement des hommes, bien vue comme un moyen de faciliter la Si, comme l’a évoqué plus tôt Sylvain Di formés, jeunes et technophiles. Les compréhension et l’entente entre les Manno, la professionnalisation scienti- radioamateurs étaient les rois du peuples et les citoyens. On pensait que fique s’affirmait, c’était beaucoup moins recyclage et de la récupération en cette abolition des distances mettrait fin le cas en matière de TSF. Marconi en est un tout genre. Le seul composant trop par exemple à la solitude. On retrouve exemple emblématique. Même s’il menait difficile à copier et trop cher dans le cette idée dans les textes écrits par ou des recherches et qu’il était soutenu par commerce étant le casque d’écoute. Les sur ces amateurs mais aussi dans les le Post Office anglais, c’est comme entre- entreprises téléphoniques se plaignaient expériences de De Forest, qui réalisait preneur qu’il allait réussir à valoriser plu- de la disparition des téléphones dans des opérations spectaculaires pour faire sieurs brevets dans le domaine des trans- les cabines publiques, les mordus de connaître ses lampes triodes. À partir missions, d’abord auprès des militaires la radio subtilisant les écouteurs pour de la Tour Eiffel, en 1908, il diffusait (en particulier pour la transmission entre équiper leurs appareils. un concert audible à 800 kilomètres, navires dans les toutes premières années démontrant que la technique pourrait 1900, en signant un accord avec la Royal Pourtant leurs transmissions étaient aux venir combler les manques culturels Navy en 1900), ensuite auprès des com- frontières de la légalité. En France, les du territoire. Il appelait de la même pagnies de télégraphe, puis auprès d’un liaisons radio relevaient du monopole des façon au vote des femmes, dès avant la public plus large. PTT. Au début du siècle, l’administration guerre de 1914-1918. Les sans-filistes, avait rappelé que les émissions illicites professionnels ou amateurs, étaient vus Les amateurs manifestaient simulta- devaient être poursuivies. Un décret du comme les artisans du futur rêvé. nément un intérêt fort pour la retrans- 7 février 1903 réaffirmait la nécessité de mission à distance. C’est ce que les détenir une autorisation pour émettre. Le développement de cette techno- Américains désignaient sous le nom de Pourtant, en dehors de la période de science s’appuyait sur une conception Radio Ham, un phénomène qui a été la guerre, la puissance publique était un peu idéalisée de la communication particulièrement bien étudié par Susan relativement indifférente envers ces scientifique qui ne connaîtrait pas de Douglas. On voyait alors se regrou- contrevenants. frontière et donc pas de guerre. Or, per, dès les toutes premières années Amateurs et professionnels qui s’inté- finalement, la TSF joua un rôle important du siècle, des passionnés de la nouvelle ressaient à la TSF partageaient une cer- dans ce que Lloyd George allait appeler technique de transmission du signal : ils taine conception de cette technolo- une « guerre d’ingénieurs ».

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La radio en guerre important du bureau des inventions (cf des câbles, etc. , ce qui, au lendemain ce même ouvrage). de la guerre, devait rendre nécessaire Pendant la guerre, la TSF connut des la recherche d’un marché suffisant pour évolutions importantes, techniques La couverture du territoire en émetteurs absorber cette capacité de production. et scientifiques. Les innovations fut améliorée, par exemple avec la Ces nouvelles technologies nécessitaient scientifiques et techniques en la matière construction de la station de Lyon- une formation que n’avait pas le plus se multipliaient. Le général Ferrié y la-Doua. Une importante production grand nombre d’appelés. Les armées joua un rôle central avec la création de industrielle se développait pour faisaient donc appel aux amateurs, ces l’Établissement central de télégraphie équiper en postes de réception et « radio-ham » ou sans-filistes, pour militaire. Alors que les transmissions de transmission les soldats dans les former les dizaines de milliers de soldats télégraphiques étaient en très mauvais tranchées mais aussi dans les navires et appelés à manipuler les appareils de état en 1914, son laboratoire mobilisa les avions. Une société comme la Société TSF. La Grande Guerre eut ainsi pour tout ce que la France comptait d’experts française radioélectrique (SFR) fabriqua effet d’initier à la TSF un nombre élevé pour mettre au point des amplificateurs, à elle seule 12 000 postes émetteurs de soldats, dont certains se retrouvèrent destinés à accroître le signal sonore. Les récepteurs pour les seuls fantassins et après 1918 dans les stations de inventeurs continuaient à être associés 18 000 pour les aviateurs. On produisait radiodiffusion et s’impliquèrent dans ce à ces travaux. Et l’on connaît le rôle donc en masse des postes, des lampes, qui deviendra alors une forme de loisir privé.

Le loisir radiophonique après L’État-major militaire, avec le général Joffre et G. Ferrié, inspecte un avion équipé d’une TSF en 1914, collection Pierre Dessapt la guerre

Le rôle de l’armée comme la législation sur les transmissions, avec le monopole postal, semblaient conduire « naturel- lement » la TSF dans le giron de l’État. Pourtant, les initiatives se dévelop- paient de manière assez spontanée, indépendamment du ministère des PTT qui avait théoriquement la tutelle de la radiophonie. On voyait apparaître des commerçants en radioélectricité, des facteurs d’instruments, des membres de radio-clubs et quelques entreprises, comme Radio LL, qui lançaient un poste émetteur. La plupart disparurent d’ail- leurs après une durée de vie très courte. Se développèrent une quinzaine de stations, qui firent alliance avec les PTT et furent considérées comme publiques, et presque autant de sta- tions dites privées. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 175

opérations visaient à les équiper en postes récepteurs, qui étaient onéreux à l’époque. Les radio-clubs étaient encou- ragés à former ces blessés de guerre à l’utilisation voire à la construction de postes. On envisagea également de les exonérer de la redevance sur la TSF, ins- taurée à partir de 1933.

Émetteurs radiophoniques Dans ces discussions, la radio jouait un © Cécile Meadel rôle central. La réintégration des muti- lés dans la communauté nationale pas- sait par le financement de postes pour les impécunieux et par le partage d’un loisir commun, beaucoup plus que par un contenu spécifique ou par un dis- cours qui leur était adressé. Cette réin- sertion ne s’était d’ailleurs pas faite La coupure entre ces deux types de Pourtant, la France ne méconnaissait sans paradoxes, comme l’a bien mon- stations était néanmoins faible. La pas les exemples étrangers, comme en tré Rebecca Scales dans ses travaux sur couverture du territoire en stations attestent les échanges déjà nombreux les mutilés. Il était en effet complexe de de radiodiffusion fut assez chaotique à cette période avec les postes au-delà leur destiner des programmes spéci- jusqu’en 1945. La majorité des auditeurs des frontières. Si la politique était fiques, qui les auraient renvoyés à leur se trouvaient dans le nord de la France peu présente dans les stations, il est infirmité ou les auraient stigmatisés. En alors que la majeure part des stations intéressant de constater que la radio, dépit des contradictions de cette poli- était située dans le sud. Un certain même hors de la tutelle directe des tique, la radio apparaissait comme un nombre de grandes villes, comme pouvoirs publics, était considérée médium apte à incorporer les blessés Nantes, étaient dépourvues de postes, comme un moyen de fabriquer du lien dans la « nation radio » qui se construi- alors que de nombreuses autres villes social et de souder la communauté sait à l’époque et à élaborer des formes comptaient deux stations. Cet essor nationale. originales de citoyenneté. n’était donc ni maîtrisé ni rationnel. Un exemple parlant est celui des muti- Cet exemple démontre que la radio Le développement de la radio entre lés de guerre, dont la France comptait ne fabrique pas la citoyenneté mais les deux guerres contredisait donc les plus d’un million à l’issue du conflit. La qu’elle contribue à en transformer thèses traditionnelles sur le colbertisme TSF était présentée comme un moyen de la définition. L’aboutissement de ce de l’État. Tous les instruments juridiques soutenir les blessés de guerre. La nation processus, que je n’aurai pas le temps d’intervention étaient en place. reconnaissante leur apportait un diver- de développer, se cristallisa dans les Pourtant, la centralisation fut minimale. tissement destiné à rompre leur isole- élections radiophoniques de 1937, à La radio apparaissait comme le jouet ment. Jusqu’au milieu des années 1930, l’occasion desquelles tous les Français d’une poignée de techniciens et de des débats eurent lieu au Parlement furent appelés à voter pour désigner technophiles, non comme un instrument sur le soutien qu’il convenait d’appor- leur représentant à la tête des radios politique. ter à ces mutilés en matière de TSF. Des publiques.

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Si la radio a servi la démocratie dans Patrick Février l’entre-deux-guerres, ce n’est donc pas À ceux qui se demanderaient tant par son rôle d’informatrice que pourquoi la radio a été inscrite au parce qu’elle a laissé se développer programme d’un colloque sur les pour un temps cet espace de débat et travaux publics, je souhaiterais d’expérimentation du goût et de l’intérêt rappeler que l’administration des PTT collectif qu’ont représenté les stations était, jusqu’en 1939, souvent dans le de radio, en s’inscrivant dans la tradition champ de compétences du ministre des radios Ham de 1914, attestant ainsi des Travaux publics mais aussi dans de la continuité évoquée par Léonard celui du ministre du commerce. Laborie en introduction.

n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » Développement des années 20 177

L’État et l’adolescence du transport aérien pendant l’entre-deux-guerres

Daniel Jousse, rédacteur en chef de publications de la Mission Mémoire de la Direction générale de l’aviation civile

La Direction générale de l’aviation civile dant l’entre-deux-guerres. C’était une Les caractéristiques du est dotée depuis une douzaine d’années période de développement de réseaux transport aérien pendant d’une Mission Mémoire. Une trentaine intracontinentaux, dans la mesure où les l’entre-deux-guerres de publications a, depuis, été consacrée avions n’avaient pas encore la capacité aux services qui ont accompagné de traverser les océans, sauf exception. l’évolution de l’aviation civile depuis la Par la suite, après la Seconde Guerre En 1922, Raymond Vanier, chef d’escale Première Guerre mondiale. mondiale, on voyait se mettre en place à Malaga de la compagnie Aéropostale, Aujourd’hui, le transport aérien des réseaux mondiaux avec une géné- écrivait dans ses Mémoires qu’il réalisait représente 150 millions de passagers ralisation de l’utilisation de la radio et son 54ème dépannage d’avion posé en annuels en France. En 1918, les l’abandon du morse. Dans les années rase campagne à la suite d’une panne. spécialistes n’étaient sans doute pas en soixante, on gagnait en vitesse avec les Ce chiffre donne une idée de la fiabilité mesure de prévoir un tel chiffre mais moteurs à réaction. À partir des années réduite des avions, ce qui permettait à le transport aérien nourrissait alors soixante-dix, on a assisté à l’essor du un humoriste de dire : « L’avion est un beaucoup d’illusions. Pendant les deux transport de masse. mode de transport rapide et cher pour décennies suivantes, les ministères des gens peu pressés ». travaux publics puis de l’air présidèrent Revenons à l’entre-deux-guerres : à la lente maturation de ce mode de nous aborderons le contexte, national Les deux principaux vecteurs de la transport. et international, les objectifs de l’État croissance du trafic aérien après la et ses champs d’intervention, avant Première Guerre mondiale étaient le Nous étudierons essentiellement les de conclure sur quelques éléments courrier colonial et le courrier caractéristiques du transport aérien pen- concernant d’autres pays. international ainsi que les passagers

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à haute contribution financière : les amélioration du transport aérien allait un coefficient de remplissage, médiocre, représentants de l’État et les passagers être le pilotage sans visibilité. Les pilotes de 39% face aux 76% du Paris-Londres. de première classe des trains rapides disposaient alors d’instruments de bord Les réseaux aériens étaient essentielle- et des paquebots. Paquebots et trains permettant de garder l’avion en ligne de ment intracontinentaux, à l’exception de se déplaçant de jour comme de nuit, vol même par mauvaise visibilité. la traversée de l’Atlantique sud. Les prin- la question de pouvoir voler de nuit cipaux pays européens avaient ouvert devenait incontournable pour l’aviation Les statistiques de 1938 indiquent que des lignes aériennes vers leurs colonies. qui entendait valoriser son avantage, la la ligne Paris-Londres comptait 80 Le réseau intérieur des États-Unis était vitesse. passagers par jour et 25 par semaine en pleine expansion. Le réseau européen Dans les années 1930, la principale entre Paris, Hanoï et Hong-Kong, avec se caractérisait par un grand axe aérien de Londres vers Paris, Lyon et Marseille, Alignement de Breguet XIV construits pour la pour éclater ensuite en différentes Première Guerre et reconvertis pour le transport de poste. collection Daniel Jousse branches vers l’ensemble des colonies. Toute la moitié ouest de la France restait alors un désert aéronautique.

Sur la ligne de poste aérienne vers l’Amé- rique du Sud, en vingt ans d’exploitation, 121 agents périrent en vol. Les princi- pales causes de ces accidents étaient les prises de risque ; les pannes mécaniques, y compris dans les années 1930 où, alors que la fiabilité des moteurs s’était amé- liorée, les structures des avions se révé- laient défaillantes vis-à-vis des conditions de vol par mauvais temps ; les erreurs de navigation, aisément compréhensibles à une époque où l’on naviguait encore à vue puis, pour les avions qui en étaient équipés, l’extrême sensibilité aux orages et la fragilité des postes radio ; l’absence de moyens de secours au sol.

Le contexte

Au plan international, deux grandes institutions avaient été créées à la suite de la conférence de paix de 1919.

La Commission internationale de la navigation aérienne (CINA) avait pour objectif de fédérer les États. Elle était n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 179 dotée d’une commission permanente étaient toujours à l’œuvre entre les repérage était particulièrement utile qui élaborait des textes à caractère grandes puissances : l’avion était pour aider les équipages à naviguer et réglementaire et les proposait ensuite donc le transport idéal pour se rendre pour secourir les appareils en difficulté. aux États. Cette commission permanente rapidement dans ces régions éloignées Ces goniomètres furent implantés sur donnait à la CINA un pouvoir fort et des métropoles. toute l’Europe assez rapidement. unificateur vis-à-vis des pays signataires. Autour de 1935, la France innovait Le français Albert Roper fut pendant L’État intervenait essentiellement dans vingt ans le secrétaire national de cette quatre domaines. Phare aéronautique de Mailly-le-Chateau (Yonne) institution. construit entre-deux-guerres (photo 2014) collec- tion Daniel Jousse L’État édictait des règles relatives L’Association internationale des aux infrastructures. Par exemple, transporteurs aériens, qui existe l’aérodrome de Saint-Inglevert (Pas-de- toujours aujourd’hui, rassemblait 29 Calais) était un terrain transfrontalier, pays en 1939. concerné par le trafic aérien trans- Manche, où l’on trouvait un phare Au plan national, les partenaires de l’État aéronautique, un balisage de jour et de étaient les compagnies aériennes, les nuit, un pot à fumée et des panneaux sociétés de construction aéronautiques, de signalisation pour la traversée de la les sociétés gérant d’autres modes de Manche. On retrouvait tout ou partie de transport et les Chambres de Commerce. ce matériel sur l’ensemble des terrains En 1928, les Chambres de Commerce de principaux et de secours. Lyon, Marseille et Bordeaux, bien situées du point de vue du transport aérien, La carte de France des phares aériens obtinrent des concessions d’exploitation en 1938 révélait la construction de commerciale d’aérodromes. Elles près de 200 phares sur cinq grandes étaient invitées par l’État à acheter des routes principales évitant les Alpes, terrains et à participer à la construction les Pyrénées et le Massif Central. Les d’aérogares. L’État restant un acteur avions ne pouvaient pas monter en important, responsable de premier plan altitude à l’époque, ce qui les obligeait en matière d’ordre public comme la à un contournement des massifs sécurité des passagers, des populations montagneux. et des biens survolés. En matière de services permanents, Les objectifs de l’État et ses l’autorité sur l’aérodrome était assurée champs d’intervention par le commandant d’aérodrome, un civil en uniforme, chargé d’assurer L’objectif principal de l’État était la le respect des règles par l’ensemble continuité territoriale avec l’empire des utilisateurs. Un service de colonial, qui connaissait alors son âge radiogoniométrie permettait à un d’or. Des populations autochtones opérateur, en faisant pivoter une y étaient parfois en rébellion. Dans antenne, de repérer la direction de certaines zones, des luttes d’influence l’avion émetteur. Cette technique de

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par une réglementation limitant la aboutit à la création d’Air France au Échanges avec la salle circulation des avions par mauvaise début des années 1930. Toutefois 58% visibilité autour des aérodromes et en des recettes d’exploitation d’Air France Intervenant imposant un ordre pour les décollages étaient encore liées aux redevances à la Le document concernant les élections et les atterrissages successifs. De fin de la même décennie. françaises de la radio, que vous avez même, le reste de l’espace aérien présenté, comportait un texte en français était découpé en zones où La situation de l’aviation dans français et en allemand. Comment le contact radio était obligatoire par d’autres États l’expliquez-vous ? mauvais temps. Dans un cas particulier, sur Paris-Londres, l’axe aérien le plus Un réseau postal international avait Cécile Meadel chargé, les pilotes se voyaient remettre été mis en œuvre en 1938 outre- Ce document était destiné au poste avant de s’envoler un schéma leur Manche, au départ de Southampton, de Strasbourg, où une partie non indiquant les appareils qu’ils pourraient vers la totalité de l’Empire britannique, négligeable de la population parlait une rencontrer en vol et qu’ils devaient jusqu’en Océanie. langue germanique. éviter d’eux-mêmes. Aux États-Unis, dès 1920, des liaisons Françoise Sioch’an La météorologie, forte de ses succès aériennes postales fonctionnaient sur Je souhaiterais ajouter qu’il y a à Rennes lors de la Première Guerre mondiale, 4.400 kilomètres de routes, éclairées la un très beau musée des transmissions, se développait pendant l’entre-deux- nuit par des phares aériens, le tout sur l’espace Ferrié, qui a reçu en dépôt les guerres en fournissant une bonne financement public. Ces lignes avaient archives privées de Tissot. Je vous invite protection pour la navigation aérienne ensuite été partagées entre différentes à le visiter. et en généralisant les transmissions compagnies aériennes, qui dominaient radio qui permettaient de centraliser encore le marché américain à la fin du Intervenant les informations météorologiques afin XXe siècle. Le premier ministre de l’air fut-il bien de fournir une prévision globale. Pierre Cot, sous le Front Populaire ? En 1940, la France, envahie et occupée, Pourquoi la création d’un ministère L’ensemble des textes réglementaires, était devenue hors-jeu sur le plan du de plein exercice fut-elle décidée ? la position, l’évolution, la nature et transport aérien civil. C’est alors que Quelle fut l’action particulière de ce l’état des différentes équipements la première liaison régulière entre New gouvernement de gauche sur la question aéronautiques sur les routes aériennes York et l’Europe se créait, avec des de l’aviation civile ? étaient publié et portés à la connaissance escales aux Bermudes et aux Açores. des usagers dans un mensuel : le bulletin L’année suivante, furent inaugurées Daniel Jousse de la navigation aérienne. les liaisons permettant de faire le L’appellation de ministère de l’air tour du monde sur lignes régulières était apparue vers 1928. Pierre Cot Dans les années 1920, l’octroi de commerciales. en avait pris la tête avant même de subventions était indispensable à rejoindre le Front Populaire, puisque la viabilité économique des lignes Pour conclure, on constate bien que, c’est lui qui avait proposé en 1932 la aériennes. L’État intervenait, assurant sur l’ancien et le nouveau continent, loi de nationalisation des compagnies ainsi une forme de tutelle économique les principaux États ont joué un rôle aériennes subventionnées. du transport aérien. Par souci important pour le développement Le Front Populaire développa surtout le d’économie publique, l’idée d’une et la maturation de leur transport rôle de l’aviation populaire. Avant cette fusion des compagnies subventionnées aérien. époque, seules les classes aisées avaient n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 181

Prévisionniste présentant la situation météorologique aux équipages au Bourget (années trente). accès aux leçons de pilotage. L’idée était collection Daniel Jousse de transformer l’aviation élitiste en un phénomène plus large. Il s’agissait également de réanimer l’armée de l’air française, composée de cadres âgés, alors que Hitler était au pouvoir depuis 1933. Le Front Populaire mit en place un système de bourses pour favoriser l’apprentissage du pilotage et notamment la pratique du planeur.

Cécile Meadel Je suis surprise que les avions de ligne n’aient pas été équipés en TSF, alors que les avions de la Première Guerre mondiale l’étaient. Comment l’expliquez-vous ?

Daniel Jousse En Europe, se posait le problème de la langue, différente d’un pays à l’autre, ce qui n’était pas le cas aux États- Unis où les avions ne volaient qu’à l’intérieur d’un même territoire national et où l’équipement en radio pouvait être utilisé sans difficulté en usant de la langue anglaise dans les échanges d’informations entre les avions. En Europe, le Code Q en morse permit toutefois de surmonter la barrière de la langue. Cette facilité fut utilisée pour généraliser le morse. Toutefois, le recours au morse impliquait la présence d’un opérateur à bord, soit environ 100 kilogrammes de charge supplémentaire. En 1936, des industriels fabriquaient encore des avions pour lesquels un seul membre d’équipage était prévu. L’usage de la radio était donc exclu.

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 182 Reconstruction La reconstruction des zones dévastées et du territoire Le contexte historique de la reconstruction du territoire

Philippe Nivet, doyen de la Faculté d’histoire-géographie, vice-président de l’Université de Picardie

La question des reconstructions De la reconstitution à la Tuileries, une exposition intitulée La a intéressé les historiens depuis reconstruction Cité reconstituée, dont le programme une vingtaine d’années. Ils se sont soulignait les objectifs modernisateurs. d’abord tournés vers la reconstruction Il convient de rappeler que la réflexion postérieure à la Seconde Guerre sur la reconstruction avait trouvé sa En 1917, la Société des architectes mondiale, avec les travaux pionniers place dès le début de la guerre, pour une diplômés par le gouvernement fut de Danièle Voldman1. Progressivement, raison simple : la bataille de la Marne à l’initiative d’une Exposition de l’attention s’est portée sur la avait conduit au retrait des Allemands l’architecture régionale dans nos reconstruction de l’après Première d’une partie du territoire qu’ils avaient provinces envahies, destinée à Guerre mondiale. Deux décennies de envahie ou dévastée. Aussi, dès la fin préparer un concours pour définir recherches ont renouvelé la vision que de l’année 1914, de premiers actes de les types d’habitations rurales dignes l’on pouvait avoir de cette question reconstruction étaient-ils nécessaires. d’être proposées en exemple pour la et nuancé certaines conclusions qui reconstruction. avaient pu être apportées jusqu’alors. Entre 1915 et 1918, un certain nombre d’étapes marquaient cette réflexion. Cette réflexion foisonnante se poursuivit Ces recherches ont été initiées En 1915, trois urbanistes, Alfred en 1919, par exemple à Amiens, où notamment par les universités du Donat Agache, Marcel Auburtain et l’exposition Le Foyer retrouvé fut nord de la France. Patrice Marcilloux, Edouard Redont publièrent Comment aujourd’hui professeur à l’Université reconstruire nos cités détruites ? d’Angers, naguère directeur des Dans ce livre manifeste, ils plaidaient 1 Archives départementales du Pas-de- pour une reconstruction favorisant la Danièle Voldman, La reconstruction des villes Calais, avait ainsi lancé, en partenariat modernisation des villes et des villages. françaises de 1945 à 1954, histoire d’une poli- tique, Paris, L’Harmattan, 1997. 2 avec l’Université d’Artois, un vaste De mai à août 1916, l’Association La Grande Reconstruction, reconstruire le Pas- programme de recherche comprenant de générale des hygiénistes et techniciens de-Calais après la Grande Guerre, actes du col- loque d’Arras de novembre 2000 réunis, présentés nombreux masters sur la reconstruction municipaux organisa à Paris, au et publiés par Eric Bussière, Patrice Marcilloux, 2 Denis Varaschin, Archives départementales du dans le Pas-de-Calais . Jeu de Paume et sur la terrasse des Pas-de-Calais, 2002. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 183 inaugurée par le Président de la organismes comme le Service des des travailleurs du sud de la France République. travaux de première urgence, l’Office ou d’autres pays européens comme la Le thème des reconstructions semblait de reconstitution industrielle, l’Office Pologne. s’imposer comme une évidence. Mais, en de reconstruction agricole et le Service réalité, une autre question se posait en de motoculture, créés en 1917. Ces Le bilan de la reconstruction amont : fallait-il ou non reconstruire ? organismes souffrirent très vite d’une On se la posait en particulier sur le sort très mauvaise presse auprès des La reconstruction, assez longue, se d’un certain nombre de monuments sinistrés, jusqu’à leur rapide dissolution. poursuivit pendant une vingtaine historiques car on envisageait de À côté de ces organismes étatiques, des d’années. Elle se termina, célébrée par de conserver des ruines mémorielles pour œuvres intervenaient pour aider, elles nombreuses fêtes de la reconstruction, que les populations se souviennent de aussi, à réaliser la reconstruction des au milieu des années 1930. Jusqu’en 1920, l’ampleur des destructions et de « la zones dévastées. La Première Guerre la priorité fut donnée aux chemins de fer barbarie des Allemands ». Fallait-il par mondiale voyait germer l’embryon du d’intérêt général et aux établissements exemple reconstruire la cathédrale de mouvement humanitaire. Le Comité industriels. De 1920 à 1924, l’essentiel Reims ? Que faire pour celle d’Arras, américain pour les régions dévastées, de l’effort porta sur les chemins de fer caractérisée par un style jésuite, alors dont le siège était installé dans l’Aisne, d’intérêt local, les voies d’eau, les routes peu prisé par les historiens de l’art qui au château de Blérancourt, servit et les bâtiments publics. Après 1924, les préféraient la voir rester en ruines ?3 notamment de cadre à l’action des autres bâtiments devinrent prioritaires. Américaines Anne Morgan et Anne Ce débat sur les ruines mémorielles Murray Dyke4. Des villes et des villages La reconstruction a-t-elle été dériva également vers l’idée de détruits étaient parfois parrainés par simplement une reconstitution, pour conserver des quartiers détruits pour d’autres communes françaises. reprendre le vocabulaire de l’époque, que les jeunes générations conservent ou a-t-elle suscité une modernisation le souvenir des ravages de l’armée D’autres acteurs de la reconstruction des villes et des villages ? L’accent a allemande. La reconstruction n’allait ne doivent pas être négligés. Ainsi, longtemps été mis sur la dimension de donc pas de soi. Malgré tout, l’hypothèse la création de coopératives de la la reconstitution, qui correspondait à la de la reconstruction l’emporta, y reconstruction étaient encouragée pour volonté de reconstruire à l’identique. En compris pour de nombreux monuments. que les sinistrés mettent en commun réalité, il convient de nuancer fortement Seules quelques ruines mémorielles ont leurs dommages de guerre attribués par cette vision. été conservées. la loi de 1919 à l’issue de longs débats parlementaires. Les acteurs de la reconstruction La main-d’œuvre qui intervenait dans la reconstruction n’était pas toujours Toute une administration se mettait issue des départements sinistrés. Elle en place pour organiser cette était d’abord composée de prisonniers 3 reconstruction, avec l’implication de guerre allemands ou de supplétifs Philippe Nivet, « Reconstruire, ne pas recons- truire : le débat sur les monuments historiques du ministère des régions libérées chinois des armées britanniques. Des pendant la Première Guerre mondiale » dans et du ministère de la reconstitution mouvements migratoires tendaient Philippe Nivet (sous la direction de), Guerre et patrimoine artistique à l’époque contemporaine, industrielle, dirigé de 1918 à 1921 par également à faire venir dans les Amiens, Encrage, 2013, p. 185-202. 4 Louis Loucheur. zones dévastées, qui souffraient d’un Des Américaines en Picardie au service de la France dévastée 1917-1924, Paris, Réunion des Parallèlement, étaient créés des contexte de pénurie démographique, Musées Nationaux, 2002.

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Dès l’entre-deux-guerres, en effet, la à contourner cet impératif architectural. tenir compte ni de l’environnement reconstruction était l’occasion d’une Si, dans de nombreux cas comme ni de l’hygiène ni de l’intérêt général. modernisation. Ainsi, l’électricité celui de la cathédrale de Reims, les Certaines situations intérieures ont arriva plus tôt dans des communes travaux restèrent fidèles à l’architecture même été aggravées. La reconstruction reconstruites que dans des villages qui d’origine, les églises furent parfois était pour l’urbanisme une occasion n’avaient pas été détruits. On observait reconstruites de manière radicalement manquée »5. aussi une différenciation moderne dans différente, avec par exemple l’utilisation l’agencement intérieur des pièces, avec nouvelle du béton, sur le modèle Cette opinion, qui reflète ce qu’on l’apparition de couloirs et la séparation de l’église du Raincy due à Auguste pensait dans les années 1940, explique entre la cuisine et la pièce de vie. et Gustave Perret. Un autre apport que les pouvoirs publics aient voulu L’utilisation de la brique était également artistique était lié à l’introduction de prendre le contre-pied de ce que l’on caractéristique de la reconstruction, ce l’Art décoratif dans ces monuments croyait être la reconstruction de l’après qui a marqué indéniablement le paysage reconstruits. Cela s’est exprimé comme Première Guerre mondiale quand il s’est de ces régions. décor intérieur d’un certain nombre agi de remédier aux destructions de d’églises, notamment à Reims, ou dans la Seconde. Ils souhaitèrent donc une Dans le cas des villes, on rencontrait l’architecture civile, par exemple la intervention beaucoup plus forte de des situations contrastées. Certains Poste de Saint-Quentin. l’État dans la deuxième reconstruction. conseils municipaux firent le choix Cette position justifia la formation d’une d’une reconstitution pratiquement à Ainsi, il importe de considérablement administration de la reconstruction l’identique : ce fut le cas de Noyon dans nuancer ce qui pouvait paraître vrai il y a sous le régime de Vichy, reprise ensuite l’Oise, qui avait un caractère historique vingt ans à Rose Anne Couedello dans le à partir de 1944 au sein du nouveau marqué. Dans d’autres cas, en revanche, catalogue de l’exposition Reconstruction ministère de la reconstruction et de comme celui de Lens, sous l’impulsion et modernisation, La France après l’urbanisme. d’Emile Basly, la reconstruction de la les ruines : « Malgré l’intervention du ville fut l’occasion de la moderniser, en ministère des régions libérées et les En conclusion, les questions qui distinguant mieux les différents quartiers obligations de la loi, le niveau de la animeront nos débats seront par le renvoi en périphérie, par exemple, reconstruction s’est révélé très décevant nombreuses. Quelles réflexions avaient- des industries ou des cimetières. au point de vue de l’urbanisme. Les plans elles été menées sur la reconstruction n’ont pas été établis par les communes pendant et après la Première Guerre On n’assistait pas toujours non plus dans les délais fixés. Il y a eu peu mondiale ? Qui étaient les acteurs de à une reconstitution des monuments. d’opérations de remembrement et les la reconstruction, en termes de main- Selon la loi, seuls les monuments classés particuliers bénéficiant de dérogations d’œuvre et de financement ? Peut-on historiques devaient être reconstruits au nom du droit de propriété ont le plus parler d’une reconstitution ? Quelles à l’identique. On assista donc à des souvent reconstruit leurs bâtiments étaient les modalités architecturales de procédures de déclassement, destinées sur les anciens emplacements, sans la reconstruction ? 

5 Reconstruction et modernisation, la France après les ruines, 1918…, 1945…, Archives natio- nales, 1991, p. 212. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 185

©Comité d’histoire

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 186 Reconstruction

Les grands travaux de Louis Loucheur : une activité ministérielle au service de l’effort de guerre, de la reconstruction et la construction de logements (1916-1930)

par Romain Gustiaux, doctorant en histoire contemporaine, laboratoire Analyse comparée des pouvoirs, à l’Université de Paris-est Marne-la-Vallée.

Louis Loucheur n’avait que 33 ans d’État aux munitions en décembre 1916, sens où l’entend l’historien américain lorsque le peintre Edouard Vuillard ministre de l’armement en septembre Richard Kuisel4, c’est-à-dire par le choix fit en 1905 son portrait. Le tableau le 1917, ministre de la reconstitution de solutions techniques légitimées montre à son bureau, en plein travail, industrielle après l’armistice et jusqu’à la par une expertise certifiée et affirmée entouré d’une profusion de papiers, chute du gouvernement Clemenceau en comme indépendante des idéologies de tableaux et d’objets divers. Ce qui janvier 1920, puis ministre des régions ou des jeux politiques. Cette pratique retient l’attention, c’est le regard fixe, libérées de janvier 1921 à janvier 19221. comportait aussi la recherche constante volontaire, déterminé, ambitieux du de l’efficacité de l’action publique sujet. Autant de traits de caractère dont Louis Loucheur fut, pendant la et la conviction que la technologie fit preuve Louis Loucheur tout au long de guerre, un des principaux artisans et l’intensification de la production sa vie. de la mobilisation économique2 et de devaient être à même de venir à bout l’extension des attributions de l’État dans des problèmes socio-économiques. À cette époque, ce fils d’architecte, les domaines de l’approvisionnement en Enfin, l’action de Louis Loucheur en né à Roubaix en 1872, formé à l’Ecole matières premières, de la production faveur de la reconstruction du territoire polytechnique, était un entrepreneur industrielle et de la gestion de la main- ne se limita pas aux années immédiates prospère de travaux publics. En 1908, il d’œuvre3. Son champ d’action dépassait de l’après-guerre mais elle trouva un fonda la Société générale d’entreprises largement la question des munitions : prolongement dans le vote de la loi de – plus connue aujourd’hui sous le nom il englobait l’approvisionnement en

de Vinci –, à la tête de laquelle il se bâtit ressources énergétiques, notamment en 1 Pour une vue d’ensemble sur la vie et une confortable fortune en construisant, charbon, et la répartition des transports la carrière politique de Louis Loucheur, on consultera la fourmillante biographie de l’historien entre autres, des chemins de fer en maritimes alliés. américain Stephen D. Carls, Louis Loucheur 1872- Turquie et un réseau d’adduction d’eau 1931. Ingénieur, homme d’État, modernisateur de la France, Lille, Presses universitaires du en Tunisie. Après l’armistice, il fut le principal Septentrion, 2000. 2 ministre chargé du passage de La mobilisation économique concerne l’ensemble des forces matérielles et humaines Le déclenchement de la Première Guerre l’économie de guerre à l’économie de mises en œuvre par les pouvoirs publics et les multiples acteurs de l’économie afin de pourvoir à mondiale lors de l’été 1914 marqua une paix ainsi que de la reconstruction du l’approvisionnement du front et de l’arrière. 3 rupture décisive dans sa vie. Délaissant territoire. En outre, Louis Loucheur Fabienne Bock, « L’exubérance de l’état en France de 1914 à 1918 », XXe Siècle. Revue les affaires, il entra en politique et devient fut un ministre « technicien » dont d’histoire, 1984, vol. 3, no 1, p. 41‑52. 4 tour à tour, sans jamais avoir exercé l’activité ministérielle se caractérisa Richard F. Kuisel, Le Capitalisme et l’État en France: modernisation et dirigisme au XXe siècle, aucun mandat politique, sous-secrétaire par une pratique « technocratique » au Paris, France, Gallimard, 1984. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 187

Launay5, les archives privées d’Albert Thomas qui fut son ministre de tutelle pendant une partie de la guerre, le Bulletin des régions libérées6 et les archives parlementaires. C’est en se référant à ce corpus de sources que sera abordé d’abord l’action de Louis Loucheur comme sous-secrétaire d’État aux munitions et ministre de l’armement pendant la guerre, puis son rôle dans la reconstruction du territoire après l’armistice et pendant les années 1920.

Lorsque la guerre éclata, Louis Loucheur fut immédiatement mobilisé. Mais, dès l’automne 1914, il fut renvoyé à l’arrière afin de répondre à la mobilisation industrielle du secteur de l’armement décrétée par le ministre de la guerre, Alexandre Millerand7. L’État avait choisi de s’appuyer sur les industriels pour augmenter la production de munitions, en passant des accords contractuels8. De l’automne 1914 à l’automne 1916, Louis Loucheur s’affirma comme l’un des industriels les plus efficaces. En décembre 1916, le complexe industriel lyonnais qu’il dirigeait produisait plus de 30 000 obus par jour, notamment

Louis Loucheurpar Edouard Vuillard (1905) © BNF, Gallica grâce à l’application des principes du taylorisme9. Ce fut la bataille de Verdun, qui eut lieu de février à décembre 1928, sur les habitations à bon marché des régions libérées, conservées 5 de 1928, qui porte son nom dans aux Archives nationales, sont parfois Louis Loucheur, Carnets secrets, 1908-1932, l’histoire de la politique du logement. difficilement accessibles à cause de édité par Jacques de Launay, Bruxelles, Brepols, 1962. 6 leur détérioration ou de leur défaut Accessible en ligne sur le site http://gallica.bnf. fr/ Il n’est pas aisé de retracer l’action de de classement. On peut néanmoins 7 La mobilisation industrielle débuta avec la Louis Loucheur pendant cette époque. s’appuyer sur d’autres sources : les Conférence de Bordeaux du 20 septembre 1914, Ses papiers personnels sont conservés quelques travaux universitaires qui à laquelle Alexandre Millerand convoqua les principaux industriels du pays. 8 à l’université américaine de Stanford, en lui ont été consacrés, son journal, une Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, Mathilde Californie. Les archives des ministères partie de ses papiers personnels qui Dubesset, Patrick Fridenson et al., 1914-1918, l’autre front, Paris, Éditions ouvrières, 1977. 9 de la reconstitution industrielle et a été éditée en 1962 par Jacques de Stephen D. Carls, Louis Loucheur, op. cit., p.28.

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1916, et la mise au jour d’une crise aurait répondu : « Il faut d’abord ne pas Le principal souci de Louis Loucheur, de l’artillerie lourde qui précipita son avoir de programme mesquin, il faut pendant ces deux années passées au arrivée au gouvernement. se mettre devant un gros chiffre supé- ministère de l’armement, fut d’assurer rieur au besoin, tout faire pour l’at- une production continue et croissante En décembre 1916, le sous-secréta- teindre et, alors, on a bien des chances de munitions. Pour cela, il dut faire face riat d’État à l’artillerie et aux muni- de réussir »10. à trois problèmes : une pénurie latente tions d’Albert Thomas fut détaché du d’acier et de charbon, une insuffisance ministère de la guerre et transformé L’expertise technique, la culture indus- chronique de transports maritimes en un ministère autonome de l’arme- trielle et la capacité de Louis Loucheur pour acheminer les matières premières ment. Louis Loucheur fut alors nommé à atteindre les objectifs fixés rendaient importées des pays alliés, une agitation à la tête d’un nouveau sous-secrétariat légitime son entrée au gouvernement sociale permanente dans les usines. d’État aux munitions. Dans son jour- en décembre 191611. En septembre 1917, nal, il raconte comment Aristide Briand la conjoncture politique favorisa son L’intensification de la guerre sous-ma- l’avait interrogé, une dizaine de jours ascension. Le départ des socialistes de rine à partir de l’hiver 1916-1917 et la avant sa nomination, sur la possibilité l’Union sacrée scella le destin d’Albert désorganisation des transports mari- d’une « direction technique » rattachée Thomas. Paul Painlevé puis Georges times provoquaient une pénurie d’acier au ministère d’Albert Thomas et sur les Clemenceau choisirent de confier à et de charbon. possibilités d’intensification de la pro- Louis Loucheur le ministère de l’arme- duction de munitions. Louis Loucheur ment jusqu’à la fin de la guerre. Louis Loucheur décida en premier lieu d’augmenter la production domestique d’acier en demandant aux industriels Louis Loucheur, ministre de l’Armement, et son cabinet ministériel en 1917 © BNF, Gallica de réaliser de nouvelles installations, en partie financées par des crédits publics. Le Comité des forges réunit les fonds nécessaires mais Louis Loucheur se heurta au refus de la rue de Rivoli d’engager les finances de l’État.

Louis Loucheur s’efforça aussi d’aug- menter les importations d’acier en pro- venance du Royaume-Uni et des États- Unis en s’assurant une répartition

10 Louis Loucheur, Carnets secrets, op. cit., p. 21-22. 11 Loucheur n’était cependant pas un inconnu dans les milieux politiques. Sous la Troisième République, les hommes d’affaires et les hommes politiques se côtoyaient souvent (cf. Jean-Noël Jeanneney, L’Argent caché : milieux d’affaires et pouvoirs politiques dans la France du XXe siècle, Fayard, Paris, 1981). Les activités de Loucheur lui avaient fait rencontrer, dès 1911, Joseph Caillaux, alors président du conseil. Son journal témoigne de son amitié avec Joseph Noulens, ministre des finances du gouvernement Viviani en 1914. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 189 suffisante du fret maritime auprès de la Le problème d’approvisionnement en leurs foyers. En revanche, il fut moins Présidence du conseil, du ministère des charbon et en acier était indissociable conciliant au printemps 1918 lorsque Travaux publics et des transports et du du problème lié à l’insuffisance du fret les délégués d’atelier, une institution sous-secrétariat aux transports mari- maritime. Louis Loucheur s’évertua, tout qui avait été créée par Albert Thomas, times et à la marine marchande. au long de l’année 1917, à conclure une cessèrent le travail pour réclamer la série d’accords avec les Britanniques, paix. Louis Loucheur brandit la menace Enfin, sur la demande des Britanniques, en se rendant parfois à Londres13, du renvoi au front des meneurs et fit avec la coopération d’Albert Thomas et afin qu’ils acceptent de réserver appel au patriotisme des ouvriers. d’Étienne Clémentel, le ministre du com- une partie de leur flotte marchande L’agitation prit fin juste avant l’offensive merce, Louis Loucheur créa en août 1917 à l’approvisionnement en matières allemande du Chemin de Dames, le 27 le Comptoir d’exportation des produits premières des ports français. Mais cette mai 1918. métallurgiques afin de centraliser les série d’accords temporaires et limités, importations d’acier anglais en France12. toujours remis en cause, ne résolvait pas Le contrôle et la centralisation des le problème. De concert avec Étienne approvisionnements, la coopération Afin de résoudre les problèmes d’ap- Clémentel, Louis Loucheur poussa à la avec les alliés pour la répartition provisionnement en charbon, Louis création, à la fin de l’année 1917, d’un des transports maritimes, une Loucheur s’accapara peu à peu au cours Conseil allié des transports maritimes attitude modérée, entre conciliation de l’année 1917 le contrôle de la pro- chargé de coordonner la répartition du et fermeté, envers les ouvriers duction et de la répartition du charbon. fret maritime, ce qui permit d’augmenter répondaient à la nécessité pour Louis En juin 1917, le gouvernement trans- les importations de matières premières Loucheur de maintenir le niveau de féra au sous-secrétariat d’État à l’arme- et d’assurer leur régularité. Dans la la production de munitions. C’était ment la responsabilité de l’approvision- guerre et par nécessité, Louis Loucheur avec un style particulier, proprement nement et de l’importation de charbon. pensait les premières formes actives de « technocratique », en rupture avec Le mois suivant, Louis Loucheur devint coopération économique européenne. l’ethos politique de son époque, qu’il le « ministre du charbon » quand le cherchait à atteindre cet objectif contrôle de la production passa officiel- La gestion de la main d’œuvre des pendant la guerre. lement du ministère des Travaux publics usines d’armement échut à Louis au sous-secrétariat d’État à l’armement. Loucheur en septembre 1917 lorsqu’il Son journal porte les traces de son Il mit en place un véritable monopole remplaça Albert Thomas au ministère de aversion pour les discussions politiques d’État et un système de péréquation des l’armement. Pendant l’hiver 1917-1918 vaines qui lui semblaient être la marque prix entre le charbon importé, très cher, et au printemps 1918, il fut confronté à de fabrique du pouvoir. À la suite de et le charbon domestique afin de lut- plusieurs grèves ouvrières. Il adopta une son premier conseil des ministres, il ter contre l’inflation et les profiteurs de attitude modérée. Il alliait la conciliation guerre. et la compréhension à la fermeté et à l’intimidation. Pendant l’hiver 1917-1918, 12 Le Comptoir d’exportation des produits Jusqu’à la fin du conflit, la politique de il assura un arbitrage entre les syndicats métallurgiques était placé sous la juridiction de la Commission interministérielle des métaux et des Louis Loucheur concernant les matières et les patrons. Un accord fut trouvé sur bois, créée le 11 mai 1916 et rattaché au ministère de l’Armement. premières se caractérisa par le double un nouveau barème des salaires et des 13 Louis Loucheur fait partie de la délégation objectif du contrôle étatique des prix, de primes de cherté de vie. En décembre française, dirigée par le ministre du Commerce Étienne Clémentel, qui se rend à Londres entre l’approvisionnement et de la distribution, 1917, il inaugura même le congé de sept le 16 et le 27 août 1917 afin de négocier les avec la centralisation des achats et de la jours ainsi que le temps de voyage pour conditions de la coopération économique entre les Alliés. Cf. Étienne Clémentel, La France et la distribution. les ouvriers mobilisés travaillant loin de politique économique interalliée, Paris, 1931.

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écrivit : « Aucun ordre du jour, aucun de la production, via la conservation de pré-conciliation, chargés de tenir procès-verbal et bien entendu, on ne des consortiums créés pendant la des audiences préliminaires au-delà parle pas de la guerre. On s’en va à guerre, Louis Loucheur gardait toute sa du montant de 500 000 francs, furent midi et demi. On aurait pu dire en 1 h confiance dans le jeu du marché. Il était créés20. Louis Loucheur luttait contre et demi tout ce qu’on a raconté »14. convaincu de la nécessité de lever les la dispersion des compétences en Louis Loucheur posait comme valeur contrôles d’État sur l’économie, ce qui récupérant le pouvoir de nommer les suprême de son activité ministérielle fut réalisé en mai-juin 191916. Au projet membres des commissions cantonales l’efficacité. Son biographe, Stephen D. d’Étienne Clémentel, il opposait l’idée au détriment du ministère de la Carls, raconte comment, lors de son d’une modernisation de l’économie justice. Il tentait d’imposer un guichet entrée au gouvernement, il fit installer française à travers la constitution unique pour les sinistrés dans les de nouvelles lignes de téléphone afin de d’ententes volontaires, de cartels et préfectures21. Il promouvait l’usage des communiquer plus rapidement avec ses d’un interventionnisme limité et sélectif machines à calculer dans les services collaborateurs, ce qui fut critiqué par les de l’État. Il exposa ses vues dans son départementaux de reconstitution afin services centraux du ministère. Surtout, discours du 14 février 1919 à la Chambre de réaliser une économie de temps et sa volonté de technicisation de l’action des députés où il appela à une « politique de personnel22. Ses efforts portaient publique s’exprima dans le recrutement de hardiesse et de confiance », à de ses collaborateurs, presque tous issus « l’hymne à la production »17. Cette 14 Louis Loucheur, Carnets secrets, op cit., p. 60. de l’Ecole polytechnique, comme son vision des rapports entre l’État et 15 Richard F. Kuisel, Ernest Mercier : French chef de cabinet, Xavier Loisy, Albert l’économie, née dans la guerre, devait technocrat, Berkeley, University of California press, 1967. Pestche, chargé de la question du trouver son application dans l’activité 16 Richard F. Kuisel, Le Capitalisme et l’État en ravitaillement en charbon, et Ernest de Louis Loucheur au service de la France, op. cit., p. 100-104. 17 Mercier15, conseiller technique. reconstruction du territoire. Journal Officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, 14 février 1919, p. 646. 18 On estime que seulement 22% des demandes Après l’armistice, Louis Loucheur De janvier 1921 à janvier 1922, Louis avaient été traitées en janvier 1921. 19 dirigea le nouveau ministère de la Loucheur fut ministre des régions Ministère des Régions Libérées , Circulaire n° 765 du 10 février 1921 à destination des Préfets reconstitution industrielle. De novembre libérées. Dans le cadre de la loi du des Départements atteints par les événements de guerre, AN, AJ/24/136. 1918 à janvier 1920, il fut chargé de la 19 avril 1919, dite aussi « Charte des 20 Ministère des Régions Libérées, Circulaire n° démobilisation industrielle du pays et de sinistrés », il s’appliquait à améliorer 931 du 3 mai 1921, AN, AJ/24/136. 21 « Ce que je désire surtout, mon cher préfet, la reconstitution industrielle des régions l’efficacité du système d’indemnisation c’est que les affaires marchent ; qu’un seul chef dévastées. Il garda aussi la main sur la et à intensifier l’effort de reconstruction. soit responsable d’une seule chose, et qu’en particulier ne se reproduisent plus les conflits politique d’importation et la gestion des Les commissions cantonales, chargées qui se sont tant produits en ce qui concerne les retards dans la délivrance des titres, dans la matières premières. d’évaluer les dommages et de fixer les tenue des comptes courants ou dans le paiement indemnisations, étaient assez lentes à des avances et acomptes. De même, en ce qui concerne les relations avec les sinistrés, je ne Principal conseiller de Georges rendre leur avis18. saurais trop insister sur le grand principe qui doit toujours vous servir de guide : un même sinistré Clemenceau pour les questions ne doit jamais s’adresser qu’à un seul service et c’est à ce service qu’il incombe de se mettre en économiques, Louis Loucheur était, Afin d’accélérer les procédures, relation avec les services spécialisés pour faire dans les faits, le ministre chargé de Louis Loucheur enjoignit aux secteurs obtenir au sinistré ce qu’il demande et à quoi il a droit ». Extrait d’une lettre de Louis Loucheur, la gestion de l’économie nationale régionaux de l’Office de reconstitution ministre des Régions libérées, au préfet du Pas- de-Calais, en 1921. Cité par Patrick Marcilloux, d’après-guerre. Contrairement à industrielle de faire des évaluations « Le défi administratif : entre interventionnisme, Étienne Clémentel, qui préconisait un préparatoires des dossiers industriels contrôle et efficacité », in Danièle Voldman, Patrick Marcilloux et Denis Varaschin (dir.), La plan de reconstruction économique afin d’alléger la charge des commissions grande reconstruction : reconstruire le Pas-de- 19 Calais après la Grande Guerre, Arras, Archives basé sur une réorganisation étatiste cantonales . En mai 1921, des comités départementales du Pas de Calais, 2002. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 191 aussi sur la constitution de statistiques Au début de l’année 1920, Loucheur fut pour la commission d’assurance et permettant d’évaluer l’avancement de la nommé président d’une commission de prévoyance sociales, souligna reconstruction, comme en témoignent extraparlementaire sur le problème la nécessité de ce programme de les nombreuses circulaires émises par du logement. En novembre 1921, la construction au regard de l’effort fait son ministère sur ce sujet23. Chambre des députés vota un projet pour la reconstruction : « « À quoi de loi dit Loucheur-Bonnevay, issu des aurait donc servi notre victoire de L’intensification de la reconstruction travaux de la commission présidée 1918, de quelle utilité serait le colossal passait aussi par un approvisionnement par Louis Loucheur, qui prévoyait la effort de reconstruction nationale constant en matériaux de construction construction sur dix ans de 500 000 réalisée depuis dix ans dans le domaine et par le contrôle de leurs coûts. habitations à bon marché, avec une économique et financier si les hommes Il négociait avec les fabricants de dépense annuelle de 750 millions de qui ont sauvé le pays et qui ont survécu matériaux pour baisser les prix et francs, dans le cadre de la législation à la guerre étaient condamnés, pendant s’efforçait de promouvoir l’utilisation sur le logement social. Une priorité était les années qu’ils leur restent à vivre, d’éléments standardisés. accordée dans la répartition des hhh à voir la France s’étioler, s’éteindre aux régions dévastées27. Le Sénat rejeta à petit feu par une insuffisance de En octobre 1921, Louis Loucheur signa cependant le projet pour des raisons natalité, dévorée par la tuberculose, les accords de Wiesbaden avec Walter budgétaires. le cancer, l’alcoolisme et cent autres Rathenau, le ministre allemand de la maladies ? »29. reconstruction. L’Allemagne s’engageait Ce fut seulement en juillet 1928, une par ce traité à payer en nature une fois l’effort de reconstruction achevé À partir de 1928, la nécessité de la partie des réparations dues à la France, et la crise des finances de l’État reconstruction au nom de la solidarité notamment avec des matériaux de surmontée, que Louis Loucheur, alors nationale fit place à l’impératif de la construction pour la reconstruction ministre du travail, réussit finalement à construction de logements populaires des territoires français du nord et de faire voter un programme quinquennal 24 22 l’est . L’accord Loucheur-Rathenau fut de construction de 260 000 habitations Ministère des Régions Libérées, Circulaires n° néanmoins peu ou pas appliqué25. à bon marché (HBM), qui s’était en 855 du 24 mars 1921, n° 877 du 5 avril 1921, AN, AJ/24/136. 23 partie inspiré d’un rapport du Conseil Ministère des Régions libérées, Circulaire n° Le bilan de l’action de Louis Loucheur à national économique mais aussi d’une 828 du 12 mars 1921, AN, AJ/24/136. 24 28 Charles de Lasteyrie, Les accords de Wies- la tête des services de la reconstruction étude du Redressement français , baden, Boulogne-sur-Seine, Imprimerie d’études du territoire est néanmoins globalement un groupement de réformateurs et de sociales et politiques, 1921. 25 Éric Bussière et Ginette Kurgan-Van Hentenryk, positif. À son arrivée au ministère technocrates fondé par Ernest Mercier, La France, la Belgique et l’organisation écono- des régions libérées en janvier dont Louis Loucheur était proche. mique de l’Europe: 1918-1935, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1921, seulement 22% des demandes 1992. 26 d’indemnisations avaient été traités. Un La loi Loucheur prenait acte de Stephen D. Carls, Louis Loucheur 1872-1931. Ingénieur, homme d’État, modernisateur de la an plus tard, à son départ du ministère, l’incapacité de l’initiative privée à France, Lille, Presses universitaires du Septen- trion, 2000, p. 212-222. 56% des demandes avaient reçu construire des logements populaires 27 Rapport présenté au nom de la Commission satisfaction26. de qualité en nombre suffisant. Il lui instituée par Monsieur le Ministre de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociales en vue de substituait l’intervention de l’État l’étude des mesures propres à remédier à la crise du logement par Louis Loucheur, mars 1921, CAEF, Mais la spécificité de l’action de sous la forme de prêts à taux réduits B 0039895. Louis Loucheur, pendant les années à destination des organismes d’HBM 28 Joseph Honoré Ricard et Jean Levêque, Une politique du logement, Paris, Éditions de 1920, fut qu’il pensa le passage de la et des particuliers. À la Chambre des la S.A.P.E, 1928. 29 reconstruction à la construction. députés, Robert Thoumyre, rapporteur AN, 19771140/3.

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pour enrayer un déclin plus ou le connaissait pas ; il est apparu comme direct, qui fut lui aussi polytechnicien, moins fantasmé. Mais ce fut bien à un champignon sur le fumier de la ingénieur ferroviaire, réformateur du l’époque de la reconstruction, dans guerre ; il est parvenu dans la confusion logement, ministre de l’armement en l’entourage de Louis Loucheur, que et le désordre ; et, pendant plusieurs 1939 et ministre de l’urbanisme et de la furent pensées les modalités d’action années, cet homme à la frimousse reconstruction de 1944 à 194631. de la loi sur les habitations à bon poupine, portant haut un front stupide et  marché (standardisation, planification, fier, s’est gorgé de millions en absorbant intervention financière de l’État). l’attention et la curiosité publiques »30.

Inauguration de la cite´-jardin d’Orgemont par Louis Loucheur à Argenteuil en 1929 © BNF, Gallica

En conclusion, il faut évoquer deux Louis Loucheur, au regard de son éléments relatifs à l’image et à la rôle pendant la guerre et les années mémoire de l’action de Louis Loucheur 1920, a subi un effacement mémoriel pendant et après la guerre. probablement lié à son parcours marqué par des passages au sein de Louis Loucheur était très critiqué par ministères techniques et éphémères. l’extrême droite et l’extrême gauche qui C’est paradoxalement pour la loi sur le lui reprochaient d’être un profiteur de logement social qui porte son nom qu’il guerre. Léon Daudet, député d’extrême est aujourd’hui principalement connu. 30 droite, le surnommait « Loucheur-tout- On peut penser que la mémoire de son Louis Launay, M. Loucheur, préface d’Albert Inghels, Paris, Éditions de Bourse et de en-or » tandis qu’Albert Inghels, député action a pâti surtout de l’ombre portée République, 1925. 31 socialiste du Nord, écrivait dans un par Raoul Dautry – le « technocrate Rémy Baudouï, Raoul Dautry, le technocrate de pamphlet de 1925 : « Il y a dix ans, on ne de la République » –, son héritier la République, Paris, Balland, 1992. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » Reconstruction 193

La reconstruction des zones libérées et les prisonniers allemands (1918-1920)

Hazuki Tate, doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Après l’armistice du 11 novembre 1918, environ 200 000 prisonniers allemands aux mains des Français furent transférés vers les régions libérées du nord et de l’est du territoire. Là, ils se consacrèrent aux travaux d’urgence pour la remise en état de ces régions, qui avaient été gra- vement détruites pendant l’occupation allemande.

Malgré leur forte représentativité statistique au moment de l’année 1919, l’histoire de ces travailleurs prisonniers dans la reconstruction a été peu étudiée. Leur présence fut temporaire : ils furent rapatriés en Allemagne au début de l’année 1920. De plus, ces prisonniers furent soigneusement tenus à l’écart de la population locale par les autorités militaires qui les surveillaient.

Ma présentation vise à faire la lumière Convoi de prisonniers allemands, crédits SARDO SNCF sur l’histoire méconnue de cette main-  Je préciserai sur quelle base cette rôle que ces prisonniers jouaient dans la d’œuvre prisonnière pendant la période force de travail était organisée, étant reconstruction. de la reconstruction : donné qu’il ne s’agissait pas de simples  Je montrerai de quelle manière les travailleurs étrangers. La justification du recours autorités françaises avaient justifié cette  Je traiterai enfin de la réaction de la aux prisonniers allemands utilisation des prisonniers allemands, population locale vis-à-vis de la pré- dont la période de rapatriement faisait sence dans ses terres de prisonniers l’objet de vives discussions pendant la ennemis pendant l’immédiat après- L’idée de faire travailler les prisonniers conférence de la paix. guerre, ce qui permettra de mesurer le de guerre avait été soutenue par les

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juristes du XIXe siècle au nom du dans le cas de ceux qui étaient employés où une autre main-d’œuvre serait maintien de leur santé physique et dans les secteurs directement liés aux disponible pour réaliser les travaux de morale. Cette idée avait été insérée dans opérations militaires. reconstruction était soutenue, en France le droit international par la convention par les dirigeants politiques comme par de La Haye de 1899, révisée en 1907. Après la conclusion de l’armistice, les l’opinion publique. prisonniers issus des pays de l’Entente C’est durant la Première Guerre mon- furent immédiatement rapatriés, alors Or la rétention des captifs au-delà de diale que cette pratique se généralisa que ceux qui étaient originaires des la conclusion du traité de paix rencon- pour la première fois dans l’histoire de pays vaincus attendaient dans leur lieu trait de vives protestations de la part des la guerre. Au cours des hostilités, dans de détention que la date de leur retour autres puissances participant à la confé- tous les pays belligérants, de nombreux fût réglée par la conférence de la paix. rence. Dans la commission de répara- captifs furent recrutés pour travailler Entre-temps, les autorités françaises tion des dommages, à laquelle Louis dans divers secteurs des travaux publics décidèrent de les transférer dans les Loucheur, ministre de la reconstitution et contribuer à l’économie de guerre là régions dévastées, en considérant que la industrielle, et Albert Lebrun, ministre où étaient détenus ces prisonniers. Bien remise en état de ces territoires relevait des régions libérées, participaient que le droit international et les instruc- de la responsabilité allemande. comme délégués français, on se deman- tions militaires nationales aient exigé dait si la fourniture de main-d’œuvre des conditions de travail appropriées, Juste après l’armistice, l’idée de pouvait être admise comme moyen de certains prisonniers subissaient un trai- maintenir dans ces régions des réparation de la part des États issus tement sévère, voire brutal, notamment prisonniers allemands jusqu’au moment des anciennes puissances centrales envers les États alliés. Finalement, cette modalité ne fut pas adoptée. La procé- Prisonniers allemands à Bordeaux employés au déchargement de wagons, photographie de presse de l’agence Rol (1917) © Gallica, BNF dure aurait été très compliquée. Cette manière de transformer les travailleurs ennemis en moyens de réparation aurait donné à l’opinion publique l’impression d’un travail forcé.

Dans cette situation, la présence des prisonniers devenait d’autant plus importante qu’ils constituaient la seule main-d’œuvre disponible provenant des anciens pays ennemis, même si cette situation n’était que temporaire. Le moment de leur rapatriement était fixé dans le traité de Versailles à la date de son entrée en vigueur.

Le gouvernement français justifiait l’utilisation des prisonniers de guerre pour la reconstruction des zones dévastées et notamment pour celle des n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 195

« zones libérées », c’est-à-dire dans une éparpillées sur le terrain, du matériel reconstruction. Ce sont les prisonniers dizaine de départements au nord et à roulant et d’autres matériels de guerre qui représentaient la plus grande part de l’est de la France : relevait du ministère de la guerre. la main-d’œuvre attelée à cette tâche.  Pour 50% de la superficie de ces Les autres travailleurs étaient des civils zones, on avait besoin d’un simple net- Le Service des travaux de première français recrutés localement et des toyage, pour 45% de travaux importants. urgence était actif dès décembre 1918 travailleurs asiatiques et coloniaux. Pour 4%, les dégâts subis ne pouvaient pour lancer les travaux immédiatement pas être estimés. nécessaires, en coopération avec La mise en place des travailleurs pri-  Or le nombre d’habitants, au moment les autorités militaires. Sa mission sonniers fut effectuée à grande vitesse de l’armistice, y avait diminué de plus de était le nivellement des terres, soit au début de l’année 1919. Le général 50% par rapport à celui d’avant-guerre. le comblement des tranchées et des François Antoine fut nommé comman- Après la libération, les populations entonnoirs d’obus, et le nettoyage, c’est- dant général des formations de prison- avaient réintégré progressivement leur à-dire la suppression des ouvrages et niers de guerre dans les régions libé- foyer mais, en raison de la destruction l’enlèvement des réseaux de fil de fer rées (PGRL). Son siège était installé à des terrains, nombre d’entre elles et des projectiles. Il ne s’agissait pas Compiègne. Les commandants départe- étaient contraintes de loger dans des encore réellement de la reconstruction mentaux dirigeaient 5 à 10 groupements, ruines ou des baraques. mais plutôt de la préparation de la chacun composé de 5 à 15 compagnies.  Les conditions des zones dévastées étaient plutôt dangereuses, avec des Au camp de Coëtquidan (Bretagne), prisonniers allemands à la corvée de planches, photographie de portions de territoire où subsistaient des presse de l’Agence Rol © Gallica, BNF poches remplies d’obus, de grenades et d’explosifs. Les populations connais- saient une situation sanitaire dégradée, en raison des cadavres humains et animaux qui n’avaient été ni enterrés ni brûlés. Les infrastructures y étaient déficientes.

L’organisation du travail des prisonniers allemands

La reconstruction des régions libérées était menée dans le cadre du système centralisateur de l’État.

La remise en état des terres, des maisons et des localités était assurée par le ministère des régions libérées. La réouverture des usines et la récupération des matières premières incombaient au ministère de la reconstruction industrielle. Le ramassage des munitions

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 196

Chaque compagnie comptait 425 cap- La valeur des prisonniers comme main- indéniable dans les besognes urgentes tifs. Au final, on comptait 635 compa- d’œuvre dans la reconstruction doit être et/ou dangereuses pour lesquelles gnies, dont 53 groupements répartis examinée sous différents angles. les autorités peinaient à former des dans 9 départements. ouvriers. Au milieu de l’été 1919, neuf En termes de rendement, il faut mois après l’armistice, il restait encore La surveillance des prisonniers sur souligner l’absence de flexibilité dans sur le terrain d’innombrables grenades, les chantiers ainsi que dans les camps l’organisation de cette main-d’œuvre, obus, fusées et explosifs. Le nettoyage nécessitait la présence de nombreux la fatigue constante des prisonniers complet ne fut pas terminé avant le militaires français, de médecins et d’in- due à la longue marche entre le camp départ de ces prisonniers. terprètes. En principe, une quarantaine et le chantier et leur faible motivation. de militaires français étaient affectés à Ces conditions les rendaient moins Le regard des populations la surveillance d’une compagnie, mais efficaces. Un journal français observait locales sur les prisonniers ce chiffre n’était en réalité que rarement que leur rendement n’était que de 60 à allemands atteint. Afin de minimiser les effectifs, le 70% par rapport à celui des travailleurs système de compagnies de prisonniers ordinaires. Les relations entre les travailleurs demeurait peu flexible. On comptait, prisonniers et les habitants des régions par exemple, un minimum de 25 prison- Le manque de spécialistes, surtout constituaient une question délicate dans niers dans une équipe. Leur dispersion d’artificiers, parmi les prisonniers les premiers temps du cessez-le-feu. en sous-équipes pendant le travail était était également regretté. Néanmoins, prônée. l’utilité des travailleurs prisonniers était Les autorités installaient les camps dans des lieux éloignés des agglomérations pour que les contacts avec les habitants Au camp de Coëtquidan (Bretagne), prisonniers allemands à la corvée de planches, photographie de restent minimes. Une complète mise à presse de l’Agence Rol © Gallica, BNF l’écart des prisonniers était cependant impossible. Certains d’entre eux étaient employés au milieu d’un village ou dans un quartier urbain, comme dans le cas de ceux qui participaient à la reconstruction de la cathédrale de Reims. Leur présence provoquait un dilemme chez les habitants des régions dévastées, qui étaient tiraillés entre le rejet de la présence de citoyens allemands sur leur territoire et le besoin de bras capables de débarrasser le sol des obus qui y demeuraient enfouis.

D’un côté, les habitants se plaignaient de l’oisiveté des prisonniers ou des mauvais comportements de certains d’entre eux. En outre, l’organisation dans un camp d’une fête pour les prisonniers suscitait n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 197 de vives protestations de la part de français était généralement convenable. significatif : c’était un symbole fort du certains habitants, qui considéraient Pourtant, un nombre non négligeable fait que l’on commençait enfin à sortir cela comme un « spectacle honteux et de prisonniers souffraient de maladies de la guerre. scandaleux », bien que des autochtones ou bien étaient victimes d’accidents du  y participent. travail comme l’éclatement de projectiles explosifs, la chute de blocs pondéreux, D’un autre côté, les habitants avaient l’effondrement d’abris ou l’explosion de Philippe Nivet peur de la pénurie de main-d’œuvre après mines à retardement. L’état moral des Il est important de rappeler que, le départ de ces prisonniers. Un article prisonniers s’aggravait en raison de la pendant la guerre, les habitants dans un journal local précise par exemple prolongation de la captivité. souhaitaient employer les prisonniers que le rapatriement, laissant des tâches de guerre allemands, en particulier périlleuses de l’enlèvement d’explosifs, Avec le temps, sur le plan international, dans les travaux agricoles, pour faire par exemple, aux populations locales, des voix s’élevaient pour demander le face à la pénurie de main-d’œuvre causerait un grand mécontentement. Ce rapatriement immédiat des prisonniers que connaissait alors la France. sentiment était lié à la perception de la de guerre. Le gouvernement de Georges Dans sa thèse soutenue en 2004 lenteur de la reconstruction des régions Clemenceau ne modifia toutefois pas sa à l’Université de Rennes II, Ronan dévastées : les habitants se sentaient politique envers les prisonniers, jusqu’à Richard comparait la situation des abandonnés et accusaient d’incurie et l’entrée en vigueur du traité de paix, prisonniers de guerre et celle des de négligence les autorités étatiques. pour continuer de faire pression sur réfugiés dans l’ouest de la France Un député provenant d’une région l’Allemagne. pendant la Première Guerre mondiale. libérée le résume ainsi : « Le départ Il avait montré que les populations des prisonniers allemands va aggraver En conclusion, il convient de souligner de l’ouest avaient presque mieux encore la crise de la main-d’œuvre si la place particulière des prisonniers accepté les prisonniers allemands bien que, par un cruel paradoxe, leur de guerre dans la reconstruction. À la que les réfugiés. perte doublera le désastre auquel elle fin des hostilités, ils constituaient une Concernant les critiques, les est censée mettre fin ». rare présence d’anciens ennemis sur le travailleurs chinois, employés territoire français. Ils continuaient d’être comme supplétifs par l’armée L’autre facette de cette question placés sous contrôle militaire et leur britannique, étaient, semble-t-il, bien de la reconstruction est le fait que emploi s’accompagnait de contraintes plus redoutés par les populations des les prisonniers allemands attiraient diverses. zones dévastées que les prisonniers l’attention de l’opinion publique dans de guerre allemands. Le colloque divers cercles, en tant que victimes de Même s’ils n’étaient pas des travailleurs que Li Ma avait organisé en 2012 à la guerre. idéaux, leur maintien dans les l’Université du Littoral Côte d’Opale zones dévastées revêtait plusieurs (ULCO) l’avait bien montré. Plusieurs parties neutres, comme significations importantes sur le plan Les propos qui viennent d’être tenus la Croix-Rouge danoise et le Comité de la politique nationale pendant cette rappellent également les conditions international de la Croix-Rouge de période de transition de la guerre à la de la première reconstruction et Genève, effectuaient des inspections paix. S’ils avaient contribué à préparer des travaux d’urgence. Le déminage pour apporter aux prisonniers un une première étape de la reconstruction, par les prisonniers allemands est soutien d’abord matériel puis moral. notamment par leur participation aux notamment évoqué dans le roman de D’après leurs observations, le traitement travaux urgents, leur rapatriement au Roland Dorgelès, Le Réveil des morts. des prisonniers par les militaires début de l’année 1920 était encore plus

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 198 Reconstruction

The transatlantic reconstruction of rural France : le rôle des ONG américaines dans la restauration des zones rurales dévastées en France

Michael McGuire, visiting instructor, Salem State University

 la Smith College Relief Unit, consti- tuée essentiellement par d’anciennes étudiantes.  la Mission anglo-américaine de la société des amis, liée aux quakers bri- tanniques (Friends War Victims Relief Committee) et américains (American Friends Service Committee).

Cette approche montre que, vue par ces ONG mais aussi par le gouvernement français de l’époque, la reconstruction ne se limitait pas à des programmes de travaux publics. Les populations sortaient traumatisées de quatre ans de combats, de destructions et d’exode. Certains, dont ces ONG, estimaient que l’objectif de réparer le tissu social et de faire revivre les populations dans ces espaces dévastés, revenus à un temps de paix, était aussi important que

Emblème du Comité américain pour les régions dévastées Source American Comitee for Devasted France la reconstruction matérielle. Il fallait aussi apporter des services collectifs au La communication porte sur les projets  le Comité américain pour les régions service de la promotion de modes de vie publics de reconstruction des zones dévastées, créé en novembre1916 plus modernes. dévastées dans le nord-est de la France quand Anne Morgan, fille du célèbre pendant la Grande Guerre, auxquels banquier américain J.P. Morgan, avait Toutefois, ces ONG participaient aussi contribuèrent entre 1917 et 1924 trois convaincu le Comité américain pour les à des travaux. Le Comité et la Mission organisations non gouvernementales blessés français de l’intérêt de mettre en firent reconstruire ou construire 1 400 (ONG) venant des États-Unis, avec 1 000 place une mission civile pour aider les maisons provisoires ou définitives, Américains bénévoles : réfugiés. mettre en place des hôpitaux avec des n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 199 services de chirurgie (Blérancourt dans Ces trois ONG, formées dès 1917, haut commissaire aux États-Unis, l’Aisne, Sermaize-les-Bains et Châlons- intervinrent d’abord pendant la guerre. encouragèrent les ONG américaines à sur-Marne dans la Marne). Les trois Le Comité américain pour les régions faire revivre les populations de ces zones ONG financèrent des dispensaires et dévastées (CARD) fut la première ONG dévastées. Ils voulaient promouvoir des infirmières chargées de visiter les à travailler en France. La mission civile des projets américains essentiellement familles paysannes afin de les aider d’aide aux réfugiés arriva en France en philanthropiques ou, comme on le dirait à jouir d’une meilleure santé. Elles juin 1917. Ainsi 17 Américaines soula- aujourd’hui, humanitaires. organisèrent la vente de bétail, d’outils, gèrent les habitants dans 23 villages de de batteries de cuisine, de meubles, de l’Aisne et restèrent à leurs côtés malgré Lors d’échanges d’idées et de vêtements bon marché. l’offensive allemande du printemps 1918 renseignements, on identifia 8 activités et la contre-offensive alliée de l’été 1918. prioritaires. Ces ONG et leurs bénévoles facilitèrent une sortie de guerre plus rapide pour les En septembre 1917, 17 bénévoles L’une de activités était la création de 140 000 habitants des zones dévastées américaines de la Smith College Relief « centres de vie commune » comme par les combats. Leur travail a représenté Unit, soulagèrent les populations foyers ruraux consacrés à la commé- une contribution importante aux travaux désorientées dans 14 villages de la moration des victimes de la guerre. Les publics de reconstruction dans la France Somme. Chassées par l’offensive du deux officiels français recommandaient de l’immédiat après-guerre. général Ludendorff en mars 1918, elles que ces centres comportent des salles y retournèrent en janvier 1919. de récréation et de fête, des biblio- Les ONG américaines se différenciaient thèques, des salles pour les activités des autres acteurs de la reconstruction Créée en septembre 1917, la Mission scolaires ou professionnelles, des instal- par d’autres modalités de don plus anglo-américaine, avec 197 volontaires lations de jeux et de sport pour la jeu- originales, en s’attachant à soigner le féminins et masculins, aidèrent les réfu- nesse, des bains-douches, des lieux de moral des populations et à recréer du giés français à construire des maisons consultation et de fourniture de lait pour lien social dans les départements de démontables et légères et distribuèrent les nourrissons. l’Aisne, de la Meuse et de la Somme, des biens aux sinistrés de septembre notamment entre 1918 et 1920. 1917 à novembre 1918. C’est sur cette base que les trois ONG américaines organisèrent plusieurs À la demande du gouvernement Après l’armistice, alors que ces ONG foyers pendant l’après-guerre : français, elles y fondèrent et équipèrent américaines poursuivaient des projets  Le CARD réouvrit le premier foyer plusieurs centres sociaux ou foyers d’aide civile, le ministère français des créé dans l’Aisne, qui avait été fermé civiques afin de restaurer la vie sociale régions libérées souhaitait qu’elles au moment de l’offensive allemande du dans 180 villages et de reconstituer le aident les populations rurales à sortir de printemps 1918. Il en ouvrit 4 autres. Mrs moral des anciens réfugiés revenus chez la guerre. En 1918, le ministère estimait Dike espérait que ces centres puissent eux. Dans le cas des hôpitaux et des que près de 6,5 millions d’hectares satisfaire les besoins culturels de la maisons, la France devait choisir entre d’espaces agricoles avaient besoin population et alléger « la vie monotone la reconstruction à l’identique du bâti et d’être réhabilités. C’est l’énormité de de l’Aisne » : elle constatait en 1920 un une « reconstruction à la campagne » cette tâche qui motivait le ministère moral plus élevé parmi les 20 000 béné- permettant de moderniser les conditions pour solliciter le soutien du secteur ficiaires. Anne Morgan avait annoncé de vie. Ces foyers civiques visaient privé américain. que l’ONG dépenserait 5 millions de $ d’abord à reconstruire la société rurale En février 1919, Albert Lebrun, pour 5 foyers définitifs. elle-même. le ministre, et André Tardieu,  Revenue dans la Somme en janvier

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1919 pour distribuer des secours d’ur- d’avant-guerre et la « renaissance de  Installer des bibliothèques dans les gence aux réfugiés revenus chez eux, la vie normale », dans des conditions foyers pour développer « le concept l’unité Smith, sous la direction de Mary parfois difficiles. On vit réapparaître des typiquement américain de la lecture Wolfs, accepta la proposition ministé- activités comme le tir à l’arc, les terrains publique ; rielle de créer un foyer civique pour pour les jeux de boules, les concerts  Fournir le service de dispensaires 2300 familles rurales comme « orga- régionaux et les fanfares, des classes et de bains-douches pour moderniser nisme collectif assurant l‘amélioration de menuiserie et de vannerie pour l’hygiène et les pratiques médicales et de la vie physique et morale », selon les remplacer les meubles familiaux perdus humaines ; termes du Commissaire général pour pendant les combats.  « Elargir les perspectives des habi- la reconstitution des régions libérées, tants de l’Aisne » (Mrs DIKE) et remonter M.Mauclerc. Le foyer ouvrit en 1920. Les maisons pour tous établies par ces le moral des habitants de la Somme, où  La Mission anglo-américaine ne voyait ONG firent avancer la tâche française de Anne Chapin,qui avait succédé à Mary pas dans les foyers ruraux « le besoin reconstruction des quartiers dévastés en Wolfs comme directrice de l’unité Smith, le plus urgent à l’heure actuelle » mais privilégiant des équipements domestiques en projetant des films dans les foyers en elle finit par en créer un dans la Meuse à modernes, avec l’éclairage électrique. 1919-1920. partir d’une caserne en 1919. De leur côté, les ONG tentaient aussi Ces programmes favorisèrent la de moderniser les modes de vie dans reconstitution de la société rurale l’espace rural :

Intérieur d’un foyer © Smith College Archives, Smith College

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Les services apportés dans les foyers par les bienfaiteurs américains servaient à Badge porté par les travail- restaurer les relations leurs du «the Friends War Victims’ Relief Committee», civiques et la vie des 1914-1918. Photo : © 2014 The Yearly Meeting of the habitants des régions Religious Society of Friends dévastées par la (Quakers) in Britain. guerre. Cet exemple montre comment le gouvernement français, les associations privées françaises et américaines et les populations touchées par le conflit pouvaient travailler ensemble pour la renaissance du pays et l’effacement des destructions causées par la guerre.

Philippe Nivet Je renvoie, pour un complément d’information, à l’exposition qui s’était tenue en 2002 au Musée franco-américain du château de Blérancourt : Des Américaines en Picardie. On y avait présenté notamment un fonds remarquable de pho- tographies témoignant de l’action du Comité américain pour les régions dévastées. On y voyait ainsi les bibliothèques organisées par des dames américaines à Blérancourt.

Il convient également de rappeler que cette démarche avait été menée sur fond d’un certain anti-américanisme, motivé par la crainte d’une place excessive de l’influence américaine dans la reconstruction.

Dans la revue « Le Flambeau », parue le 14 août 1915, un journaliste écrivait : « Le danger c’est que, dans cette hâte, on reconstruise n’importe comment, à la façon de ces villes du Nouveau Monde dont toutes les maisons bâties sur le même plan vous imposent à l’esprit la tristesse des cités ouvrières, des pénitenciers et de toutes ces formes de la vie sociale où l’homme n’est plus qu’un numéro ».

Un autre commentateur de l’époque se méfiait de « ces pays neutres qui viennent soi-disant pour venir au secours de nos malheureuses populations, mais en fait c’est en vue de faire des affaires ici ».

Ces craintes ont été dissipées par l’œuvre humanitaire de ces Américains. En 1940 d’ailleurs, Anne Morgan et son Comité américain revinrent dans l’Aisne apporter leur soutien aux populations civiles, qui avaient conservé le souvenir de leur intervention pendant la Première Guerre mondiale.

« pour mémoire » l n° hors série - 2015/2016 202 Reconstruction

L’influence des expériences de la reconstruction des années 1920 sur la reconstruction des années 1940

Marie-Clotilde Meillerand, post-doctorante au laboratoire Triangle, Lyon

Je me propose de revenir sur la du territoire, Raoul Dautry fut nommé reconstruction des années 1940, en responsable de cette nouvelle structure insistant sur ce qu’elle avait dû aux ministérielle. Il s’entoura d’un petit expériences précédentes qui avaient groupe de personnalités, qu’il avait suivi la fin de la Première Guerre notamment rencontrées pendant mondiale. l’entre-deux-guerres. Dans les archives, les échanges recensés lors des premiers mois d’existence du MRU révèlent À travers l’étude de la mise en place bien les liens étroits que Raoul Dautry du ministère de la reconstruction et de entretenait avec ces personnes. l’urbanisme (MRU) entre 1944 et 1946, les expériences des années 1920 se révèlent La Première Guerre mondiale n’est pas avoir été des sources d’inspiration et au cœur de ma communication mais d’expérimentations qui furent mobilisées son influence s’était progressivement à nouveau pour installer l’administration imposée lorsque j’étudiais la seconde créée en 1944. Ces deux administrations reconstruction. Comme le rappelle de la reconstruction, à près de 25 Philippe Nivet, il y aurait beaucoup de ans de distance, présentaient bien choses à comparer entre les deux périodes évidemment des différences notoires. mais je ne peux malheureusement pas La principale d’entre elles était l’ampleur couvrir le sujet de façon exhaustive. Je des destructions constatées en 1944, sollicite également votre indulgence qui imposait de mettre en place une pour d’éventuelles imprécisions sur la administration à l’échelle de l’ensemble première reconstruction, plus éloignée du territoire national et non plus des de mon champ de recherche. seules régions du nord-est. Les liens entre les deux M Raoul Dautry portrait paru dans La Semaine à Paris «Paris-guide... : tout ce qui se voit, tout ce Au moment où les autorités du reconstructions qui s’entend à Paris» Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, Gouvernement provisoire de la JO-82696 République française réfléchissaient à la Au moment d’entamer le vaste chantier mise en administration d’une politique de la reconstruction en 1944, Raoul de reconstruction et de réaménagement Dautry avait été nommé à la tête du n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 203 ministère de la reconstruction et de ministre et à son secrétariat général une méthodes de contrôle et de gestion que l’urbanisme. Il ne s’agissait pas pour lui inspection générale. l’on verra à nouveau à l’œuvre dans les de faire table rase du passé : il s’appuyait années 1940. À ce ministère étaient largement sur les énergies existantes, à L’étude de cette inspection révèle également rattachés d’autres services partir notamment des initiatives lancées un certain nombre de liens entre transversaux : l’Office de reconstitution depuis les premières destructions de la les méthodes administratives de la industrielle, l’Office de reconstitution campagne de 1940. première reconstruction des années agricole, etc. 1920 et celles des années 1940. L’écart Le chantier était vaste. L’ensemble du de temps rapproché entre ces deux De même, en 1917-1919, les commissions territoire français avait été touché par reconstructions permettait à certains cantonales d’évaluation des dommages les bombardements, les combats et les acteurs clés d’avoir été présents et de guerre et les coopératives de destructions. La mise en place d’une actifs au moment des années 1920 et reconstruction étaient des expériences administration efficace et territorialisée de retrouver un rôle de même nature et des constructions administratives s’imposa rapidement. au cours des années 1940. Cette importantes qui devaient avoir de situation leur donnait l’occasion de l’influence sur la gestion des fonds, le Le MRU fut mis en place progressi- jouer un rôle capital de témoins, de dispositif des aides financières et les vement à partir de novembre 1944 et passeurs d’idées et de techniciens contrôles dans le cadre de la seconde au cours de l’année 1945, en prenant détenteurs d’expériences. L’examen de reconstruction. appui sur les structures de reconstruc- la constitution de l’inspection générale tion mises en place par le régime de permet de revenir sur l’inspiration des Au début des années 1920, Henry De Vichy : la délégation générale à l’équipe- hommes qui étaient à la tête du MRU Peyster s’occupait de ces questions. On ment national (DGEN), le commissariat dans ses premiers mois et qui avaient mis le retrouvait en 1944 auprès de Raoul technique à la reconstruction immobi- en place les premiers organigrammes. Dautry lors de la mise en place du MRU. lière (CTRI). L’afflux des premières aides En 1944-1946, la situation n’était pas De la même façon, les coopératives financières exigeait la mise en place sans rappeler celle de 1917-1919. étaient alors gérées par des personnels rapide d’un dispositif de contrôle et une À l’automne 1917, dans le contexte administratifs, dont Gaston Hussard, lui gestion irréprochable. des destructions massives dans le aussi présent en 1944 dans l’entourage nord-est de la France, le ministère des de Raoul Dautry. Dès les premiers mois d’existence régions libérées (et du blocus) avait du MRU, des questions cruciales été créé pour réaménager ces zones. Les chantiers et les enjeux financiers occupaient Raoul Dautry et ses Il avait reçu en 1918 la charge de la autour de la reconstruction des proches collaborateurs. Dans une reconstruction dans 13 départements années 1920 constituent un point note sur l’inspection générale au sein et pour le territoire de Belfort. Dans les d’entrée particulièrement éclairant du ministère, on explique que Raoul départements sinistrés, les préfectures sur les facteurs de continuité des Dautry rassemblait auprès de lui héritaient de la mission d’évaluation méthodes et des pratiques financières « quelques fonctionnaires qualifiés, des dommages de guerre. Les services et administratives, au moins à l’époque les inspecteurs généraux qu’il pourrait départementaux de reconstitution et de du lancement du MRU. En 1944, mobiliser dans l’espace administratif reconstruction constituaient les services des techniciens et des militaires sur les points menacés pour y étudier extérieurs du ministère des régions prenaient en charge les chantiers de les redressements nécessaires et les libérées. En leur sein, cohabitaient des la reconstruction, les attributions, lui proposer ». C’est dans ce contexte services administratifs et des services l’application des lois. Cette transmission que le MRU rattacha immédiatement au techniques, qui développaient des d’expérience était facilitée par le fait que

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Raoul Dautry s’entourait de personnes de la biographie de Raoul Dautry, En 1944, Raoul Dautry bénéficiait de avec qui il avait déjà travaillé lors de la très richement documentée, mais je l’aura acquise lors de son action très première reconstruction. m’arrêterai sur certains moments de son dynamique dans les régions dévastées en parcours plus spécifiquement en lien 1918. Sa réputation tenait d’abord à ses Les réseaux personnels et avec le sujet d’aujourd’hui. prouesses techniques (la reconstruction professionnels de Raoul d’une ligne de chemin de fer dans des Dautry Un certain nombre de faisceaux délais très rapides) et à sa participation convergents expliquent cette nomination plus globale au réaménagement du Je ne reprendrai pas l’intégralité et les grandes orientations du MRU dans nord de la France (la remise en état des sa toute première période (1944-1946). réseaux ferroviaires, la construction d’un vaste réseau de cités-jardins pour loger les cheminots à Valenciennes, Douai, et Tergnier). Sa capacité à remettre sur pied des grandes entreprises en difficulté militait aussi en sa faveur. Cela avait été le cas pour les chemins de fer, mais aussi pour la fusion de l’Aéropostale et de différentes sociétés d’aviation, qui constituaient les ancêtres d’Air France. C’est donc sur la base de son habileté à redresser des situations délicates qu’il s’imposait aux pouvoirs publics.

En septembre 1939, Raoul Dautry avait été appelé pour prendre la responsabilité du ministère de l’armement. C’était une période cruciale, au cours de laquelle il se familiarisa aux dernières théories en matière d’avancées techniques. Il rencontra certains de ses futurs partenaires au MRU, notamment dans les milieux militaires. Il côtoya le général De Gaulle au début du mois de juin 1940, quand ce dernier devint sous-secrétaire d’État à la défense nationale. Tous deux quittèrent le gouvernement le 16 juin 1940. Dès lors, Raoul Dautry se retira des affaires dans sa propriété de Lourmarin. Il conservait toutefois des liens étroits avec plusieurs collaborateurs, comme Église Notre-Dame détruite, Saint-Lô, mars 1945 © MEDDE-MLETR en attestent ses archives privées. n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 205

C’est donc fort de toutes ces exprimée par Rémi Baudoui : « Créer de En conclusion, ces premiers membres expériences qu’en 1944, il se mit à la toutes pièces une administration de la de l’inspection générale du MRU disposition du gouvernement provisoire reconstruction ne signifie pas pour le constituaient une sorte de garde de la République française « pour son ministre bâtir simplement un ministère rapprochée autour de Raoul Dautry. Ils expérience de la reconstruction acquise de l’urgence. Il s’assigne pour objectif se référaient à leur vécu professionnel dans les régions libérées après 1918 », de construire l’instrument d’une des années 1920 et 1930, dans le cadre comme le précise le dictionnaire De véritable réforme sociale permettant de la première reconstruction, des Gaulle coordonné par Guillaume Piketty. de faire entrer la France dans l’ère conséquences du contexte économique de la modernisation ». On voit là une difficile consécutif à la crise de 1929 A partir de son entrée dans le différence importante par rapport à la et d’une tension diplomatique autour gouvernement provisoire, d’abord au première reconstruction. des frontières orientales de la France. sein du Secours national puis surtout Pendant ces premières années du en lien avec le Comité national de Les collaborateurs de Raoul Dautry MRU, tous ces hommes dessinèrent la résistance et enfin au MRU, deux avaient déjà travaillé avec lui au cours ses contours, définirent ses services éléments importants caractérisaient des années 1920, dans des opérations et ses principes d’action et portèrent l’action de Raoul Dautry: la continuité délicates de contrôle et de gestion en ses ambitions, en se servant de leurs des structures, sans cesse affirmée matière de déminage, de déblaiement expériences passées après la Première et recherchée, la rationalité et la des zones sinistrées, de reconstruction. Guerre mondiale. transparence de l’action publique. Ces J’ai déjà évoqué Henri De Peyster, raisons expliquent la forme que prit membre de la commission internationale Au tournant des années 1950, atteignant le MRU en 1944. Raoul Dautry était du ravitaillement pendant la Première l’âge de la retraite, ils quittèrent presque hanté par des questions récurrentes : Guerre mondiale, puis membre de la tous leurs fonctions. Le MRU poursuivit éviter les gaspillages, gérer les matières commission des réparations en 1923- son chemin, se transformant au gré premières, optimiser les fonds. 1925, chef de service des prestations des missions. Le service d’inspection en nature à la fin des années 1920. Ses générale du MRU restait très imprégné Au ministère de l’armement, il avait expériences prouvaient sa connaissance des principes de ses fondateurs, au rencontré des militaires comme Marcel des enjeux, notamment financiers, entre moins jusqu’au début des années 1960. Thortrat, Marius Jugnier mais également la France et l’Allemagne. Il avait été L’objectif de cette présentation était le jeune inspecteur des Finances Yves présent dans l’administration de Vichy de montrer les liens entre les deux Salaün : il s’appuya sur eux pour mettre pour les affaires de la reconstruction. reconstructions ; Mais il convient de ne en place son nouveau ministère en 1944. De la même façon, Marius Jugnier pas minimiser le contre-modèle qu’a pu Ses premières expériences au cours avait connu Raoul Dautry au ministère constituer la première reconstruction, de la première reconstruction jouaient de l’armement où ils avaient travaillé notamment en matière d’urbanisme et en faveur de sa nomination à la tête ensemble au contrôle et à la gestion des de reconstitution à l’identique. du MRU, le 16 novembre 1944. Ses matières premières.  conceptions le poussèrent à convaincre le général De Gaulle de baptiser le Gaston Lussard se rapprochait lui nouveau ministère non pas « ministère aussi de Raoul Dautry pour faire de la reconstruction immobilière », valoir ses actions passées dans un comme cela avait été proposé, mais contexte similaire de reconstruction, « ministère de la reconstruction et où il avait beaucoup œuvré auprès des de l’urbanisme ». Cette idée est bien coopératives de sinistrés.

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Les débats doctrinaux autour de la reconstruction après la guerre de 1914-1918

Christian-Noël Queffélec, professeur d’architecture à l’Ecole des Ponts Paristech, ingénieur général honoraire des ponts, des eaux et des forêts

En souvenir de mon grand-père Pierre Roignant, poilu de la Grande Guerre, dont, enfant, je n’arrivais pas à comprendre les silences. À la mémoire des Lillois Eugène Jacquet, Ernest Deconinck, Georges Maertens, Sylvère Verhulst, qui résistèrent au prix de leur vie à l’oppression allemande, du jeune Belge Léon Trulin, habitant de Lille, fusillé par l’ennemi pour avoir transmis des renseignements aux armées alliées. À tous ceux, anonymes, dont la vie s’est brisée Reims ©Christian-Noël Queffélec

L’état des lieux avait ouvert la voie avec la Teoria l’interchangeabilité des fonctions et des general de la urbanización (1867). Il modes de construction en contigu à très Traités théoriques et fut suivi par Reinhard Baumeister, avec grande densité. En France, Tony Garnier émergence d’une science Stadt-Erweiterungen im technischer, explorait des voies semblables dès nouvelle baupolizeilicher und wirtschaftlicher 1901 : ses travaux furent publiés en 1917, Beziehung (1876), l’un des premiers sous le titre : «Une cité industrielle : La fin du XIXe siècle et le début du textes à énoncer les principes du zonage étude pour la reconstruction des villes». XXe siècle furent, pour les champs de moderne, avec sa proposition d’une l’urbain, des périodes particulièrement division fonctionnelle entre le noyau Face à ce premier courant, on voyait fertiles. Elles virent tout d’abord naître commercial (le centre-ville), les zones aussi apparaître un groupe de penseurs une discipline, l’urbanisme, issue des industrielles et les zones résidentielles. qui accordaient une place première à études sur les pathologies urbaines, les Puis ce fut le tour de Josef Stübben, avec l’esthétique urbaine, comme l’architecte questions d’extension et de densification Der Städtebau, publié en 1890, qui a viennois Camillo Sitte et son livre Der des villes ainsi que d’industrialisation. introduit les notions de plan d’extension Städtebau nach seinen künstlerischen et de règlements différentiels des Grundsätzen (1889), le bourgmestre Les praticiens et les universitaires constructions. de Bruxelles, Charles Buls, avec son étaient à la recherche d’une méthode Esthétique des villes (1893). permettant l’élaboration d’un ordre À Vienne, Otto Wagner publia, en 1911, urbain rationnel traitant de l’ensemble Die Grossstadt, dans lequel il prônait La théorie la plus représentative de des problèmes urbains. Ildefons Cerdà l’utilisation de schémas géométriques, l’époque était incontestablement celle

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de la cité jardin qui réussissait à fédérer d’habitation. La loi Strauss du 12 avril Un programme pour l’habitat des praticiens et des hommes publics. 1906 en fixa les règles : le niveau Emile Cheysson, un économiste membre Le concept se trouvait exprimé pour maximum des loyers et les surfaces du Musée social, énonça à Paris en la première fois chez Theodor Fritsch, minimales par type d’habitation. Elle 1904, lors d’une conférence à l’occasion ingénieur à Leipzig, auteur de Die Stadt rendit obligatoire l’instauration d’au du premier Congrès international der Zukunft (1896). Mais il connut son moins un comité de patronage des HBM d’assainissement et de salubrité de vrai développement avec le livre d’Ebe- dans chaque département. Elle permit l’habitation, un ensemble de critères, nezer Howard, Tomorrow, A peaceful aux communes et aux départements caractérisant selon lui, un bon logement. path to real reform,(1898) plus connu d’employer une partie de leurs fonds Il y parlait des besoins d’air, de lumière, dans sa version de 1902, Garden cities sous forme de dons en terrains, de prêts de verdure, des slogans repris plus tard of tomorrow. L’architecte Raymond et de souscriptions d’obligations et par le mouvement moderne. Unwin en devint le praticien : en 1909, d’actions pour venir en aide aux sociétés il formalisa ses idées dans un ouvrage, d’HBM. D’autres textes allaient faciliter Le concours lancé par la fondation Town Planning in Practice. Il fut l’un le financement de ces programmes et la Rothschild en 1906 fut l’occasion des artisans du Town Planning Act, voté mise en place d’opérateurs, les sociétés de proposer des projets allant dans en 1909, imposant aux municipalités la agréées ou offices publics : la loi Ribot ce sens. L’architecte Augustin Rey réalisation de plans d’aménagement et du 10 avril 1908, la loi Bonnevay du 23 en fut l’un des contributeurs. Dans d’extension et de contrôler le dévelop- décembre 1912. L’Architecture, n°4, du 23 janvier 1909, pement des villes. En France, ces idées il développait ces thèmes de la lumière furent reprises par Georges Benoît- La question de la salubrité publique et de l’ensoleillement dans l’habitation. Levy, qui fonda en 1903 l’Association Par ailleurs, le désir d’améliorer les Georges Risler ajoutait d’autres des cités-jardins de France. conditions dans la ville amena à pro- dimensions : la nécessité d’une réforme mulguer une série de lois sur l’hygiène. sociale en même temps que d’une Les pratiques Une loi sur l’assainissement de Paris et intervention planificatrice sur la ville. En opérationnelles du département de la Seine fut votée 1910, il faisait paraître dans Mémoires et le 10 juillet 1894 puis complétée par un documents, une publication du Musée De nouveaux outils d’intervention arrêté préfectoral du 8 août. La loi du 15 Social, un texte sur Les espaces libres En France, la pratique de l’urbanisme février1902 relative à la protection de la dans les grandes villes, dans lequel prenait appui sur la réglementation, qui santé publique contraignait les maires il demandait, dans chaque ville, «des traitait de la forme urbaine, et sur des à édicter un règlement sanitaire pour la parcs, des jardins, des terrains de jeux outils fonciers, le droit de propriété et salubrité des maisons et la prévention aménagés aussi modestement que l’on l’expropriation. En 1889, Paris abrita le des épidémies. Elle instituait un permis voudra, mais où, chacun, sans avoir premier Congrès international consacré de construire pour toute construction à parcourir une trop grande distance, au logement populaire, qui donna dans les communes de plus de 20 000 puisse trouver de l’air pur et du soleil.» naissance à l’expression d’habitation à habitants. La loi du 17 juin 1915 portant Il insistait aussi sur la nécessité de plans bon marché (HBM), qui fut reprise au sur l’habitat insalubre durcissait la loi de d’extension (notamment pour Paris), cours de la même année par Georges 1902 sur l’expropriation pour cause d’in- une pratique largement diffusée hors de Picot et Jules Siegfried, fondateurs de salubrité publique. Elle fut suivie des lois France. la Société française d’habitations à bon du 6 novembre 1918 et du 17 juillet 1921 marché. qui donnaient la possibilité aux collectivi- L’urbanisme comme discipline La loi Siegfried du 30 novembre 1894 tés locales d’exproprier par zones, ou de Inspiré par les travaux conduits depuis créa officiellement cette catégorie faire des expropriations conditionnelles. 1856 par les équipes de Frédéric Le n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 209

Play, un groupe d’hommes politiques, évoluer ses outils d’expropriation par une lienne fait donc en Angleterre ? Existe- de philanthropes, d’hygiénistes et loi datant de 1874. L’extension de l’uti- t-il une quelconque ressemblance entre d’architectes créèrent en 1894 le Musée lité publique à l’ensemble du périmètre notre climat et celui de l’Italie ?» Il n’était social, une association ayant pour (expropriation par zones) fut introduite pas le seul à s’interroger sur le fonde- objet la «Cité future». Des penseurs dans la législation allemande en 1918, mais ment des pratiques professionnelles. En comme Emile Cheysson ou des hommes des dispositions similaires étaient appa- France, à Trouville, l’architecte Augustin politiques comme Jules Siegfried en rues plus tôt dans la Hesse, à Hambourg Quantinet renouait avec le mode de devinrent des membres éminents. et à Francfort. La constitution de réserves construction vernaculaire en 1847. En foncières fut aussi un des apports de l’ur- 1862, l’architecte Jacques Baumier s’il- Le mot urbanisme fut créé, semble-t-il, banisme allemand comme moyen d’inter- lustrait en construisant une grande vers 1910. Léon Jaussely, membre du vention à long terme sur le dessin de la bâtisse sur la plage des Roches-Noires, Musée social, avait proposé, en 1905 ville. appelée par référence aux modèles utili- déjà, celui d «urbanisateur». Le premier sés, la Maison normande. de ces termes a acquis un statut insti- Les constructions de l’espace rural tutionnel avec la création, en 1911, sous La ville n’était pas le seul objet de pré- Un courant était né, fait de références l’égide du Musée social, de la Société occupations des édiles. Autour de l’an- locales. Capables de se différencier dans française des architectes urbanistes, née 1912, le ministère de l’agriculture, l’éclectisme généralisé présent entre regroupant des architectes parmi les plus à travers le service des améliorations 1860 et 1900, le style néo-normand éminents de leur génération. L’urbanisme agricoles, publia toute une série de devint, avec les styles néo-basque, était présenté comme une discipline de modèles types de constructions agri- néo-breton et néo-provençal, l’une des synthèse trouvant ses raisons dans la coles, sur des programmes fort éten- productions les plus caractéristiques de sociologie, la géographie, l’économie, dus de fermes, granges, étables, écu- l’idéologie régionaliste des premières l’architecture. Présidée tout d’abord par ries, bergeries, maisons de fermiers et décennies du XXe siècle, s’affirmant Ernest Michel Hébrard, elle prit, en 1919, d’ouvriers, usines coopératives, entre dans les années 1900 contre le modern le nom de Société française des urba- autres. Dans ces documents apparais- style, dans les années 1920, contre le nistes, la SFU. Selon l’article premier de saient des préoccupations souvent igno- style international. ses statuts, cette dernière se donnait rées de collecte des eaux, de gestion des pour mission «l’étude des questions rela- effluents et des déjections animales, en Dans le numéro du 15 juin 1908 de La tives à la création, à l’aménagement, à liaison avec les caractéristiques géolo- Vie à la campagne, Sézille, chargé de la l’embellissement, à l’extension des agglo- giques locales et le climat. rubrique Architecture, donna les traits mérations urbaines et rurales et à tout essentiels de cette idéologie. Mais il ne ce qui intéresse le développement de la Les signes d’identité faisait qu’illustrer des réflexions déjà science des plans de villes, de l’hygiène présentes chez Viollet-le-Duc, Auguste et de la circulation». régionale Choisy puis Guadet. Hippolyte Taine qui, en 1864, avait succédé à Viollet-le- Ce milieu bénéficiait des travaux menés L’architecture régionaliste Duc à la chaire d’esthétique des Beaux- en Europe et tout particulièrement en arts de Paris, reprenait la question Allemagne on où savait développer les Les prémisses des écoles régionales sous l’angle de concepts de plans d’extension, de distinc- La question centrale sur l’adaptation au la relativité de la norme esthétique et tion (de la réglementation) par zone, de lieu fut posée, en 1841, par l’architecte du statut de la norme classique gréco- zonage (Francfort en 1891, l’extension de britannique Augustus Welby Northmore romaine. Il développait ce point de vue Munich en 1893). La Prusse avait su faire Pugin : «Qu’est-ce qu’une maison ita- dans Philosophie de l’art, publié en 1881,

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dont on a retenu la formule «la race, le intitulé Le Régionalisme dans l’art, dans en 1913, dans Les Cahiers de l’Art milieu, le moment». lequel il montrait l’influence du milieu moderne, sur les différences séparant sur la production artistique. Il en dédui- l’approche allemande qui associait Les revendications politiques sait que l’artiste devait être une incar- technique et art décoratif, un principe Praticiens et universitaires étaient donc nation de son pays natal, reprenant un à la base du Bauhaus, et les méthodes à la recherche d’une nouvelle architec- thème de Léon Malgras (dit René d’Avril) académiques françaises pratiquées à ture qui trouverait ses racines locale- développé dans La Lorraine artiste d’oc- l’Ecole des Beaux-Arts. Il proposa de ment. Ce mouvement s’accompagnait tobre 1902. faire l’inventaire du savoir des artisans de revendications politiques réclamant et d’entreprendre le recensement des la décentralisation de la commande et Les points communs entre le techniques locales. de l’enseignement de l’architecture,des régionalisme et le mouvement propos qui étaients tenus par Lucien moderne Du bâtiment à la ville Lefort en 1889. Il précédait de peu les Ces réflexions sur l’importance du lieu Les modèles anciens pouvaient être exigences de l’homme de lettres Jean sur les productions humaines étaient utilisés à bon escient dans les villes à Charles-Brun qui fonda, en 1900, la également présentes dans des écrits sur venir. Tel était le sentiment de Georges Fédération régionaliste française, lar- l’art. Benoît-Lévy (Art et coopération dans gement influencée par Pierre-Joseph les cités-jardins 1913) ou de Robert de Proudhon et son essai de 1863, Du prin- En 1901, Jean Lahor publiai un premier Souza (Nice capitale d’hiver 1913) qui cipe fédératif, une des sources théo- essai intitulé sur «L’Art nouveau» puis, y remettait à l’honneur les traditions riques du régionalisme politique. en 1902, une brochure portant le titre décoratives niçoises qui mêlaient «L’Art pour le peuple à défaut de l’art par «la tradition du pays au respect du Le mot régionalisme n’existait pas le peuple». Il y fustigeait la centralisation style classique Premier empire le plus encore. Il aurait été inventé en 1874 par qui avait produit sur tout le territoire rigoureux», soit à celles du «barocco», un poète provençal et ne prit toute sa des constructions banales et uniformes si l’on cherche «des modèles d’une place qu’à partir de 1892. Il fut employé et développait le thème de l’identité tradition plus fantaisiste». Il regrettait en 1911 par Charles-Brun comme titre régionale. Un autre essai, L’Art social, l’abandon d’un élément architectural d’un essai sur Le Régionalisme. Il insis- paru en 1913, sous la plume de Roger typique, le portique, utile et beau, et tait sur ses dimensions intellectuelles, Marx (1859-1913), insistait sur toute la celui des couleurs locales, «du rouge ses rapports à l’enseignement et à la valeur des arts populaires, source d’une antique au rose safrané, de la terre cuite langue, aux arts également. Pour l’ar- beauté pure, rationnelle, intemporelle, au jaune chromé, parfois bleutées ou chitecture, il demandait «l’accommoda- en un mot moderne. vert pâle». tion au climat, au sol, aux matériaux», et pour les arts, de savoir traduire et fixer Lahor et Marx étaient favorables à L’architecte Paul de Rutté, né en les «nuances d’âmes particulières», une l’industrialisation, capable d’abaisser les 1871, commença à partir de 1904 à expression qui viendrait de Maurice coûts et de contribuer ainsi à réaliser exposer ses propositions de village qui Barrès. la revendication de «l’art pour tous». utilisaient le répertoire de l’architecture D’autres penseurs partageaient ce vernaculaire. Ses efforts furent salués En février 1910, Charles Beauquier, le point de vue comme le sculpteur Pierre par la critique. rapporteur de la loi du 21 avril 1906 sur Roche (le pseudonyme de Fernand la protection des sites et monuments Massignon), Casimir de Danilowicz. Un nom émergeait dans le processus naturels de caractère artistique, fit Le critique d’art Georges Cochet, d’élaboration du régionalisme, celui paraître, dans Art et Industrie, un article dit Pascal Forthuny, mettait l’accent, de Léandre Vaillat (1876-1952), un n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 211 critique d’art et d’architecture qui Les débats sur la s’unirent pour demander au législateur se faisait connaître par l’abondance d’accorder aux communes détruites un de ses écrits sur le sujet. Il cherchait reconstruction délai avant d’appliquer la loi Cornudet. à donner plus de consistance à ce Il y eut un long répit puisque la loi mouvement en prenant modèle sur Deux grands thèmes présentée à la Chambre le 4 mars 1915 les travaux de Jean Brunhes, auteur en ne fut pas promulguée avant le 14 mars 1910 de La Géographie humaine. Essai La planification et l’urgence 1919. de classification positive. Principes Dès le début de la guerre, le milieu et exemples. Alors que de nombreux de la construction fut frappé par Le débat sur l’urgence donna lieu à concepteurs avaient pris conscience l’ampleur des destructions et exprima plusieurs publications. Henri Mayeux, de l’importance et des fondements ses préoccupations sur l’avenir et la professeur d’art décoratif rue Bonaparte, des spécificités régionales tenant au reconstruction des cités françaises et fit paraître dans le numéro du 1er avril climat et à la géologie, il y ajoutait la belges envahies par l’ennemi. 1915 de La Construction moderne un dimension humaine. Il pensait que les article intitulé Simplifions pour aller maisons rurales étaient faites à l’image Ce thème prit une place privilégiée dans vite. Il prônait «la reconstruction pure de leurs habitants, mais qu’avant le luxe, les publications de La Construction et simple sur les mêmes emplacements» le confort, l’habitabilité ou même la moderne, une revue importante de afin d’éviter les longues formalités durée, c’était l’économie», la «condition l’époque. Un article du 15 février 1915 que ne manquerait pas d’entraîner primordiale», qui commandait l’emploi dressait un premier bilan de la crise une redistribution de la propriété de matériaux locaux quels qu’ils soient. provoquée par la guerre dans le secteur foncière. Il admettait cependant «[qu’] De ses travaux il retirait qu’il ne fallait du bâtiment. Il était signé Stapathi, il faudrait que les conditions d’hygiène pas imiter ou copier, mais adapter pseudonyme d’Edmond Delaire, un particulières des locaux fussent révisées à des besoins nouveaux les formes membre connu de la Société centrale. quand même et que des améliorations anciennes. L’auteur exprimait son opposition au raisonnables et modérées [puissent] projet de loi soumis à la représentation toujours être apportées du point de vue Un recueil d’exemples allait recueillir les nationale par le député de Pontoise, sanitaire». faveurs de la critique. En 1912, Jean de Honoré Cornudet des Chaumettes, Bonnefon et Georges Wybo publiaient, pour obliger les communes de plus de Dès le numéro suivant, du 15 avril 1915, Les Maisons des Champs au pays de 10 000 habitants et les agglomérations un architecte membre de la Société France, un ouvrage largement illustré totalement ou partiellement détruites centrale, Alcide Vaillant, répliquait et commenté. Wybo était architecte, par suite de faits de guerre à se doter d’un par un article intitulé Simplifions» en collaborateur de La Vie à la campagne, plan d’aménagement, d’embellissement ordonnant. Il rappelait les capacités des de Bonnefon, journaliste et écrivain. et d’extension. Il était persuadé que les architectes à introduire de l’ordre et Selon les auteurs, «Chaque province a préoccupations urbanistiques allaient refusait la reconstruction à l’identique, son atmosphère propre qu’il convient freiner la reconstruction. les édifices ne pouvant plus ressembler de ne point heurter par un coloris ou à «ce qu’ils étaient avant le crime par une ligne en désaccord avec elle.» C’était d’ailleurs un sentiment largement allemand». Le document montrait sur un ensemble partagé par les architectes. Le 12 juin d’ouvrages, les aspects dignes d’intérêt 1915, la Société centrale, la Société Jacques Hermand, le président de la sur les plans constructif, fonctionnel, des architectes diplômés par le S.A.D.G., donna, le 22 janvier 1916, ou esthétique. gouvernement (SADG) et l’Association à l’Ecole des hautes études sociales, provinciale des architectes français une conférence qui s’intitulait «La

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reconstruction des villes détruites. d’étude pour les reconstructions atteintes par les faits de guerre, qui avait Difficultés architecturales. Conciliation rurales dans les régions dévastées été créé par un décret du 18 mai 1916. nécessaire entre l’intérêt général et par la guerre. Créée à l’initiative de Le président de la S.A.D.G. y exposait la propriété privée», dans le cadre son président, Hermant, et du député une stratégie pour établir des types d’une Commission d’études pour les de l’arrondissement de Montmédy régionaux d’architecture rurale, en reconstructions rurales dans les régions en Meuse, un industriel chocolatier, distinguant trois étapes: la constitution dévastées par la guerre. Il y évoquait Louis Revault, elle fut placée sous d’une documentation complète sur les délais imposés aux communes la présidence d’Alphonse Defrasse, l’architecture régionale de chaque pays sinistrées par la future loi Cornudet, Grand Prix de Rome. Elle se donnait envahi, l’organisation d’un concours compte tenu des temps nécessaires comme fonction de définir des «types destiné à proposer des modèles de d’étude. Il proposait de distinguer un qui resteraient définitifs» et qui «par modestes habitations rurales adaptées plan de reconstruction ne s’appliquant leur caractère esthétique, attacheraient aux besoins de chaque région et d’un prix qu’aux parties détruites et un plan davantage l’habitant à son pays». modique, la diffusion de ces modèles d’aménagement. C’était prendre la voie dans toutes les communes intéressées d’une reconstruction à l’identique, du La commission prit la décision d’organiser et leur mise à la disposition des habitants moins d’un urbanisme à l’identique. un concours public entre les architectes en les laissant entièrement libres de les français, ayant comme thème un faire exécuter par des constructions de Le respect des villes détruites habitat économique, susceptible d’être leur choix. Dans le numéro du 1er mai 1915 de la ensuite amélioré et agrandi. Maillard, le Construction moderne, dans un texte mis rapporteur du concours, précisa qu’au- Il expliquait la position de la S.A.D.G. à la une, Charles Chaussepied, architecte delà des contraintes économiques pour une architecture régionaliste : des monuments historiques du Sud- et des prescriptions hygiéniques, il «Notre société s’est particulièrement Finistère, interpella le directeur de la fallait favoriser : «la recherche d’un attachée aux mesures à prendre pour revue en insistant sur ce qui paraissait caractère régional, artistique à sa assurer, dans la reconstruction des essentiel dans les travaux à venir : «Ne manière, quoique très simple, que les habitations rurales, le respect des pas trop dénaturer nos vieilles cités dont bons architectes ont toujours su réaliser caractères régionaux qui contribuent si il restera peut-être quelques vestiges, et à toutes les époques et dans tous les puissamment au pittoresque de notre tout en reconstruisant selon les besoins pays, indépendamment des matériaux beau pays. Elle a pensé qu’il fallait à tout du jour, s’inspirer quelque peu de l’art et des crédits mis à leur disposition.» prix empêcher son envahissement par local qui fut l’orgueil de la contrée». Trois notices, correspondant à la les interminables séries de constructions L’architecte breton, en évoquant ses décomposition du territoire concerné identiques, fabriquées par milliers en voyages, rappelait qu’au-delà des en trois zones, furent rédigées pour faire Amérique, en Suisse ou dans les pays frontières, en Belgique, en Suisse ou connaître aux concurrents les conditions scandinaves, par des sociétés, soi- même en Allemagne, on avait plus de climatiques, les formes et les matériaux disant neutres, derrière lesquelles il est respect pour le caractère local. des architectures régionales. bien facile de deviner l’intervention déjà préparée de longue main, des industriels Les concours et les En septembre 1916, La Construction austro-allemands.» expositions moderne publia une lettre de Hermant, adressée au ministre d’État Léon Derrière ce point de vue se profilait Les premiers travaux de la S.A.D.G. Bourgeois, qui présidait alors le un autre débat entre deux types Le 17 novembre 1915, la S.A.D.G. réunit Comité interministériel pour aider à la d’architecture : le projet unique ou pour la première fois une commission reconstitution des régions envahies ou l’architecture en série telle qu’elle n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 213 apparaissait déjà dans certaines un village fait de constructions types des formes infiniment variées, qui publications françaises, avec la maison (mairie, école, poste, ferme…), des plans ont des exigences très diverses; et ce Domino de Le Corbusier, ou étrangères. d’extension des villes ou des projets sont des exigences qu’on doit prévoir, de reconstruction. Des stands étaient dans la mesure du possible, de façon à L’exposition de la Cité reconstituée consacrés à la décoration mais aussi donner à chacune la solution qui lui sera de 1916 au confort (gaz, électricité, chauffage) favorable.» Un autre courant de professionnels, et à l’hygiène (épuration des eaux). Une l’Association des hygiénistes et des place était réservée à la participation Cette exposition fut également techniciens municipaux de France, des étrangers (Grande-Bretagne, Italie, l’occasion pour Alfred Agache de organisa entre mai et juillet 1916, au Belgique, États-Unis, Suisse) de même publier un ouvrage resté célèbre, bien Jeu de Paume et sur la terrasse des qu’à deux sociétés philanthropiques qu’il soit modestement illustré : Nos Tuileries, une exposition intitulée la Cité dont l’une, «Les Amis», exposait des agglomérations rurales, comment reconstituée. baraquements types édifiés dans les les aménager. Etude monographique, cités détruites, et l’autre, «Le bon gîte», analytique, comparée d’un concours de Dans son rapport de présentation, du mobilier fourni aux sinistrés. plans de bourgs et de villages, publié elle se donnait les objectifs suivants : L’exposition fut l’occasion de lancer en 1917 à la Librairie de la Construction «Que nos villes et nos villages martyrs un concours de plan de villages. Il moderne, Paris. L’éditeur Charles ressuscités deviennent demain des lieux s’agissait de composer des modèles Massin publia dans un portefeuille, sans de prédilection et que la vie sociale villageois de trois types, différents par commentaires, quelques uns des projets y soit reconstituée sous sa forme la leurs dimensions, leur situation et leur exposés, dont celui de Rutté, sous le plus belle et la plus saine, tel a été le population : les gros bourgs du Nord, titre Le Village moderne, projets des but de cette exposition. Plus de taudis les agglomérations de grande culture architectes français et étrangers. meurtriers, plus de voies étroites et de l’Aisne, les villages industriels en sombres, plus de quartiers sans parcs, Meuse. L’exposition des projets lauréats L’exposition de l’architecture squares ou pelouses de jeux. Par quels fut inaugurée par le Président de la régionale de 1917 dans les Galeries moyens obtenir ces améliorations République, Raymond Poincaré. Goupil indispensables ? Par la prévision, par Une exposition sur l’architecture l’organisation d’abord: donc, par des Si la place des théories régionalistes régionale dans les provinces envahies plans d’aménagement et d’extension était indéniable, l’exposition montrait fut organisée au début de 1917, sérieusement et rationnellement établis. aussi toute la vitalité des tenants de sous la double présidence du sous- Voilà pourquoi il était indispensable de l’urbanisme. secrétaire d’État aux beaux-arts et de la mettre sous les yeux des municipalités, S.A.D.G., alors que l’on commençait à des urbanistes et des architectes, Jacques-Marcel Auburtin avait rédigé reconstruire dans les villages situés au chargés de cette grande œuvre de pour le rapport général de l’exposition sud de la Marne. Elle fut inaugurée le 9 résurrection, les meilleurs plans La Citée Reconstituée de 1916, un texte janvier 1917 dans les locaux des Galeries d’aménagements et d’extension de villes qui constituait une véritable doctrine Goupil. françaises et étrangères que nous avons permettant d’aborder la conception pu réunir.» d’une ville. Tout d’abord, il en donnait Léonce Vaillat avait rédigé la préface une définition : «La ville est le groupe du catalogue de l’exposition et lui L’urbanisme était le cœur de leur d’individus ayant des genres de vie, avait donné le titre de Vieux logis, préoccupation mais l’exposition des occupations et des besoins de maisons des champs. C’était pour lui englobait tous les secteurs. Elle présentait toutes sortes: l’activité humaine a pris l’occasion de formuler un vrai cours de

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composition urbaine, en mettant l’accent insistait sur les caractères économiques L’Architecture de mai 1917 publia le sur la diversité visuelle et l’adaptation de la reconstruction et la nécessaire programme du concours préliminaire au climat, de rappeler son attachement prise en compte de l’hygiène. Dans les sur esquisse: une auberge de village. à des principes architecturaux (la faits, ce que Paul Léon pensait devoir Sur les 1.419 projets présentés, 358 simplicité, le respect des matériaux) puis conserver, ce n’était pas la forme furent retenus dont 267 provenant de de proposer un programme : la définition intégrale des constructions mais leur mobilisés. Les esquisses furent exposées d’une architecture issue du sol. caractère, une notion empruntée à Taine, du 11 au 22 juillet 1917. un point de vue largement partagé par Vaillat savait résumer en quelques Joseph Reinach (1856-1921), un homme Le rendu du second degré fut fixé au 11 mots les caractères d’une architecture politique, qui donna le 20 janvier 1917, octobre 1917. Le jury se réunit à partir parfaitement située. Il partageait cette lors de l’exposition des Galeries Goupil, du 19 novembre. Ses critères d’analyse compétence avec quelques architectes, une conférence dont le titre était Le étaient ceux du régionalisme. Il faisait dont Charles Risler. Ce dernier avait Village reconstitué. le constat d’un «irrésistible courant rédigé, pour le catalogue de l’exposition, vers le culte et le respect de nos un texte sur l’architecture de l’Alsace, Le concours de 1917 traditions régionales», culte et respect considérée par tous les Français En 1917, le sous-secrétariat d’État aux évidemment et dialectiquement unis comme une province envahie. Vaillat beaux-arts organisa, entre tous les archi- au «souci de la logique des besoins à mentionnait également les travaux de tectes français, mobilisés ou non, un satisfaire, de la simplicité des moyens et l’architecte André Ventre (1874-1951), concours pour la création de types qui des règles de l’hygiène rurale moderne». qui fut ensuite chargé par Paul Léon, devaient être proposés comme modèles alors chef du service des monuments pour la reconstruction des habitations Les résultats du concours furent publiés historiques, de parcourir les provinces rurales dans les régions dévastées. en décembre 1917. Parmi les lauréats, envahies et de faire des dessins des on peut citer quelques architectes bâtiments les plus caractéristiques. C’était un concours à deux degrés. Ses connus : Louis-Hippolyte Boileau, objectifs étaient rappelés dans une note Jacques Bonnier, Charles Letrosne, L’exposition devait faciliter, par une intitulée «Renseignements généraux». Pierre Patout, Louis Sézille, Pierre riche documentation, le travail des Les indications, fort précises, abor- Sardou, André Arfvidson associé à professionnels chargés d’intervenir lors daient plusieurs rubriques: le climat et la Joseph Bassompierre-Sewrin et Paul de de la reconstruction des pays dévastés. nature du sol, la nature des matériaux et Rutté, Gustave Umbdenstock, etc. Les Elle accueillait de très beaux dessins leur emploi, l’aspect et les dispositions documents furent exposés sur les murs venant des Archives des monuments spéciales des constructions. La doctrine du Musée des arts décoratifs, du 10 au historiques, de nombreuses photos de était fixée : la modernisation de l’habitat 30 janvier 1918, puis reprographiées la Section photographique de l’armée. paysan dans le respect des styles régio- et rangées dans trois portefeuilles des À côté de cela, on comptait des œuvres naux, telle était la position officielle. éditions Massin (sous le titre de Fermes en grand nombre, dont beaucoup et habitations rurales). Les programmes avaient été réalisées par des artistes qui Le concours avait été décidé avec étaient différents pour chacune des trois laissèrent leur nom dans l’Histoire. l’accord du Comité présidé par Léon régions définies par les organisateurs. Bourgeois, du ministre de l’Intérieur, Paul Léon fit l’analyse des résultats Paul Léon partageait avec Hermant la Louis Malvy (1875-1949), de son du concours dans un ouvrage paru présidence du comité d’organisation de collègue de l’Agriculture, Fernand David en 1918 : La renaissance des ruines. l’exposition. Il publia dans Les Arts, la et du sous-secrétaire d’État aux Beaux- Maisons, monuments. Il nota l’accent revue des Galeries Goupil, un texte qui Arts, Albert Dalimier. mis sur le perfectionnement des formes n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 215 anciennes et l’émergence, chez certains, cités détruites, un ouvrage auquel par- obus tombèrent sur la toiture de la de propositions nouvelles en matière de ticipèrent également Léon Jaussely et cathédrale de Reims, le pays entier construction. Jean-Claude-Nicolas Forestier. Ils y déve- comprit que l’on était entré dans une loppaient l’idée de planification urbaine. guerre de destruction totale, telle que La mise en pratique Ils accordaient une place importante aux l’avait préconisée Von der Goltz, une L’adaptation aux conditions locales questions d’esthétique urbaine, repre- guerre de peuple à peuple visant à devint un des principes de l’action pour nant en cela quelques thèmes régio- l’épuisement de toutes les ressources la plupart des associations qui avaient nalistes. Ils s’attardaient sur l’aspect nationales, par la déportation des été créées pour aider à la reconstruction. agréable et pittoresque des petites villes habitants, la destruction des produits Dans un article de La Construction et sur l’enchantement que provoquait le du sol, la destruction de l’histoire elle- moderne du 15 avril au 1er mai 1917 sur «caractère local» des villages. Ils ajou- même par l’incendie des monuments qui l’association «La renaissance des cités», taient : «Le désir de créer des œuvres en demeuraient le symbole. à l’origine du village modèle de Pinon, suivant le style régional, même si l’étude un de ses membres précisait qu’il ne n’en était pas parfaite, ferait naître des Dans Le déclin de l’Europe, le grand s’agissait pas d’établir un modèle de ensembles présentant un caractère local géographe Albert Demangeon faisait, village en série mais de développer les affirmé», posant en cela le principe de la en 1920, une description de la zone des caractéristiques des pays en observant recherche d’une unité harmonieuse des combats : «Dans la France du nord, c’est les conditions de construction de jadis, ensembles urbains. un cataclysme qui a tout renversé ; on en s’efforçant de conserver le charme ne déplore pas seulement la dévastation de l’architecture d’autrefois mais en À la fin de la guerre, le courant des des forêts, des usines, des mines, des l’adaptant aux nécessités du jour. Mais il urbanistes connut un certain succès, maisons, volontairement accomplie revendiquait toutefois pour son époque avec l’adoption de la loi Cornudet, le par l’ennemi ; il faut encore revoir par le droit de laisser son empreinte sur les développement de l’enseignement et la pensée cette zone, longue de 500 œuvres qu’elle élevait. la création de la revue Vie urbaine. kilomètres, large de 10 à 25, qui suit Certains en profitèrent pour y associer le front de bataille et que le manque L’œuvre, une autre association, élargis- des contributions sur les techniques de culture joint à la destruction a sait aussi son champ en déclarant qu’il contemporaines. Léon Rosenthal, dans transformée en désert, en une steppe s’agissait pour elle d’aider les com- Villes et villages français après la guerre, sauvage, en un champ d’éruptions». munes, les sinistrés et les corporations consacrait un chapitre à l’architecture de toutes sortes «en vue de faire res- «nouvelle et l’apport des nouveaux Selon Paul Léon, «En 1914, les ravages pecter les principes de l’urbanisme, du matériaux, fer, ciment armé, par contre portaient sur les départements de la régionalisme et de l’art social». l’ancien critique d’art de L’Humanité Marne, de la Meuse, de la Meurthe-et- mettait en garde contre «la répétition Moselle ». Ils se limitaient aux routes À côté de cette volonté largement fastidieuse des mêmes procédés et des poursuivies par les colonnes ennemies partagée de respecter le passé, le mêmes types de construction». dans certaines zones restreintes, courant des urbanistes s’attachait à notamment aux environs de Vitry-le- défendre leur approche des problèmes L’ampleur de la tâche de François, Bar-le-Duc, Nancy, Lunéville. urbains. reconstruction à accomplir Après la stabilisation du front, au cours de la longue guerre de tranchées, les En 1915, Alfred Agache, Marcel La guerre et sa cruauté dévastations s’étaient étendues le long Auburtin (1872-1926) et Edouard Redont De fait, la guerre montra très vite sa de la ligne de feu fixée de Dunkerque publièrent Comment reconstruire nos nature. Dès 1914, dès que les premiers à Thann, sur laquelle se trouvaient

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des villes d’art telles que Soissons, 200 églises étaient gravement mutilées admirable de nos soldats et la sauvage Arras et Reims. En 1918, la deuxième ou réduites en cendres. Dans la Meuse, barbarie des troupes allemandes ». retraite allemande et les opérations 60 chefs-lieux de communes sur 586 Edmond Rostand écrivait à propos de la qui l’accompagnèrent devaient causer avaient été entièrement rasés et plus de cathédrale de Reims qu’elle était « une les plus graves désastres, tantôt par la 200 fortement endommagés. honte pour les Allemands, un Parthénon bataille elle-même, tantôt par l’explosion pour les Français ». Rodin rappelait la à la dynamite de villages ou de quartiers Emile Ogier, ministre des régions libérées, thèse de Ruskin sur l’impuissance des de villes. C’est au cours de cette période écrivait, dans Le Monde Illustré du 23 restaurations à conserver l’essence que furent détruits les châteaux de septembre 1920 : «Près de 3.800.000 des œuvres. «Laissons faire la faux du Coucy, de Ham, en même temps que hectares étaient à remettre en état ; 277 temps pour produire d’heureux effets» les églises d’une architecture si délicate millions de mètres cubes de tranchées déclarait l’ingénier Tarbé devant les qui jalonnaient la vallée de l’Aisne ou à combler ; 310 millions de mètres ruines de Saint-Nicaise de Reims. s’étageaient sur ses pentes : Bussy, carrés de réseau de fils de fer à enlever Vailly, Acy, Nouvion, Laffaux, Urcel. ; près de 297.000 maisons d’habitation Mais bien des bâtiments bombardés à reconstruire complètement et autant demandaient déjà de sérieux travaux pour Enfin, de l’autre côté de la ligne de feu, à réparer ; 6.445 écoles ; 2.674 églises, subsister sans risque pour les visiteurs. En le tir à longue portée et l’aviation de 2.447 mairies. 49 hôpitaux avaient été outre, il fallait rendre aux habitants leurs bombardement reculaient les limites plus ou moins gravement atteints par églises. La décision de restaurer les monu- de la zone exposée jusqu’à des villes les projectiles ; 4.486 usines avaient ments fut donc prise, d’autant que, pour éloignées: Dunkerque, Epernay, Châlons, été détruites (bâtiments et matériel la première fois dans l’histoire, la répara- Bar-le-Duc, Nancy, Paris. inutilisables); 6.376 avaient été pillées tion des dommages de guerre était inscrite (matériel enlevé ou détruit) ; 9.741 usines dans la loi. Elle était considérée comme une Certains villages furent totalement avaient été plus ou moins détériorées, dette de solidarité nationale, voire même anéantis et même, dans la région de soit au total : 20.603 établissements internationale. Verdun, considérés «morts pour la industriels dévastés. La plupart des France». Cette zone irrécupérable usines productrices de force motrice ou Le Service des monuments historiques fut baptisée «zone rouge» parce de gaz, et nos plus riches exploitations disposait d’architectes de valeur, de nom- que le bureau topographique de la houillères avaient été saccagées.» breuses archives et de moulages. La tech- reconstitution foncière, chargé de la nique du ciment armé, expérimentée avant délimiter sur la carte, employait la L’intervention sur les monuments la guerre, avait été assimilée et permettait teinte rouge sur les plans directeurs au historiques de complètement renouveler l’esprit et les 1/20.000e du service du cadastre. Au lendemain de la guerre, nombreux méthodes de la restauration monumentale. étaient ceux qui demandaient le main- Dans toute la zone des combats, les villes tien des ruines pour perpétuer dans L’accord se fit rapidement sur les principes avaient également souffert. Beaucoup l’histoire le témoignage de la barbarie à retenir pour la restauration. Ils étaient d’entre elles avaient été partiellement germanique. largement exposés par l’historien d’art ou totalement détruites : Arras, Lens, André Michel dans un article de la Revue Béthune, Liévin, Saint-Quentin, Péronne, Un député, lors d’un débat sur le des deux-mondes du 15 novembre 1917, Chauny, Ham, Soissons, Noyon, Reims, classement et la conservation des ruines Les ruines de nos monuments historiques. Verdun. Dans le département du Pas-de- historiques en septembre 1915, déclarait Conservation ou restauration. Il fallait «éta- Calais, plus de 200 communes rurales qu’on y lisait mieux que dans l’ouvrage des blir un sage programme, s’y tenir opiniâtre- n’existaient pratiquement plus, plus de plus puissants historiens « la vaillance ment, malgré les critiques des impatients, n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 217 allier à une profonde connaissance de l’art et de triage, la mise à l’abri d’innom- l’étude les objectifs et les moyens de la médiéval l’esprit inventif d’un constructeur brables fragments qui, dans une ville reconstruction. moderne qui, sans altérer le caractère de comme Reims, constituaient de véri- l’édifice, n’hésite pas à utiliser toutes les tables musées. À partir de 1922, une Le Conseil supérieur des travaux publics ressources de la technique nouvelle, res- fois la sécurité acquise, les restaurations était chargé d’établir, sous la présidence pecter jusque dans les moindres détails la définitives commencèrent. Les travaux du ministre, un programme de grands sculpture, les lignes, l’apparence, le décor, essentiels durèrent environ douze ans. La travaux destiné à relancer l’économie se résigner à accomplir obscurément une cathédrale de Reims fut rendue au culte (décret du 9 septembre 1917). Le minis- tâche dont le public ignorera toujours les en 1927, Notre-Dame de Noyon en 1928, tère du blocus et des régions libérées difficultés et le mérite, tout immoler, vanité la collégiale de Saint-Quentin en 1929, la était créé par le décret du 16 septembre d’artiste et rêverie d’archéologue à la seule cathédrale de Soissons et l’église Saint- 1917, avec comme attributions la recons- volonté de bien servir.» Rémi de Reims en 1930, la cathédrale truction immobilière, les plans d’aligne- d’Arras en 1934, celle de Verdun en 1935. ment, de remembrement et de recons- Ces principes devaient être suivis. Ce ne fut La municipalité d’Arras reprit possession truction des villes et des villages sinistrés. donc pas une reconstruction à l’identique. de son hôtel de ville en 1932. La restau- Les techniques modernes furent large- ration des places fut terminée en 1930. La loi du 27 novembre 1918 «ayant pour ment utilisées pour refaire des charpentes En 1934, plus de 700 monuments avaient objet de faciliter le remembrement de la ou d’autres éléments de structure. Mais, été remis en état, pour une dépense de propriété rurale» et le décret du 5 juil- sous la férule de Charles Genuys, inspec- 355 millions de francs. Il restait encore let 1920 furent élaborés pour faciliter teur général chargé de la restauration des à dépenser 100 millions dont plus de 60 le remembrement des propriétés non monuments dévastés par la guerre, jusqu’à pour les édifices de Reims. bâties, en vue d’améliorer leur exploita- sa mort en 1928, les intervenants furent tion agricole. animés d’une volonté de conservation La reconstruction dans les villes et intégrale et refusèrent toute tentation de les campagnes La loi Cornudet du 14 mars 1919, complé- retrouver une soi-disant pureté originelle. Trois millions d’hectares avaient été bou- tée par celle du 19 juillet 1924, venait en leversés par les opérations militaires. Un continuité. Elle instaurait les plans d’amé- La Commission des monuments histo- parc immobilier couvrant 350.000 hec- nagement, d’embellissement et d’exten- riques prit en charge la réparation des édi- tares devait être remis en état, 11.000 sion, à réaliser dans les trois ans à par- fices classés avant 1914 mais elle prononça édifices publics avaient été touchés, tir du vote de la loi pour les communes également 600 nouveaux classements des- 280.000 maisons détruites et 422.000 de plus de 10 000 habitants ou de plus tinés à éviter les destructions inutiles ou endommagées. de 5.000 si elles étaient en croissance les fâcheuses altérations, ce qui portait à rapide). L’article 2 de la loi concernait 850 le nombre de chantiers à ouvrir : 600 Dans les premiers temps, la reconstruc- plus particulièrement les agglomérations d’entre eux concernaient des églises ; 31 tion fut paralysée par la crise des trans- totalement ou partiellement détruites par édifices avaient été jugés irréparables. ports, le manque de matériel et aussi par faits de guerre, qui devaient faire établir Quelques-uns, tels le donjon de Coucy, l’impossibilité de mettre en place une dans les trois mois un plan général d’ali- l’église d’Ablain-Saint-Nazaire, devaient organisation technique. Sur le terrain, gnement et de nivellement accompagné subsister à l’état de ruines. cela conduisit à reconduire les modèles d’un projet sommaire d’aménagement, les plus courants. d’embellissement et d’extension. Aucune Pendant trois ans, il fut procédé à des construction ne devait en principe être travaux préliminaires. Ce furent tout Pourtant, bien avant la fin des hostili- entreprise avant l’établissement et l’ap- d’abord les opérations de déblaiement tés, le gouvernement français avait mis à probation de ces documents. Étaient éga-

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lement concernées les communes du conforme aux orientations politiques çait à apparaître sur les façades des département de la Seine, les stations bal- du conseil municipal et qui en surveilla constructions industrielles mais aussi néaires, les villes artistiques. l’exécution jusqu’en 1940. sur celles de certains bâtiments publics, Dès le 26 décembre 1914, la République comme la gare de Lens d’Urbain Cassan française avait proclamé la solidarité de Cependant, la loi Cornudet ne marquait ou des clochers d’églises conçus comme tous les citoyens devant les dommages pas de progrès notoire dans la planifi- dentelles à jours. L’acier reprenait sa de guerre et déclaré que ceux-ci seraient cation urbaine. Les villes se montraient place dans le domaine industriel. L’usage réparés par les soins de la nation tout peu intéressées. Le ministère de l’in- du bois reculait pour des raisons d’in- entière. La loi du 17 avril 1919 sur les térieur, assisté par une Commission cendie. Tous ces programmes s’étaient dommages de guerres ou «Charte des supérieure d’aménagement et d’embel- enrichis de nouvelles fonctions qui se sinistres» confirma cette promesse lissements des villes, tuteur des collec- retrouvaient dans la distribution et dans solennelle, réglant la participation de tivités locales, ne parvenait pas à avoir le second œuvre : on voyait ainsi appa- l’État à l’œuvre de reconstitution des un rôle actif. Sur un total de 1959 com- raître le chauffage central et, dans l’ha- régions dévastées. Parallèlement à l’éla- munes tenues d’élaborer un plan d’amé- bitat, une pièce dédiée à la toilette. boration de ce droit s’étaient mis en nagement, on ne comptait, en 1941, que place, au coup par coup, des services 273 plans menés à leur terme et 158 pro- Cependant, au-delà de ces points com- administratifs chargés de répondre aux jets en cours. De plus, les plans, décla- muns, l’architecture prenait des formes urgences et aux situations exception- rés d’utilité publique, n’étaient pratique- extrêmement variées, tant dans la sil- nelles créées par les événements. ment jamais appliqués. houette générale que dans le détail et le décor. Elle était marquée par l’éclec- Malgré ces outils, la reconstruction L’architecture tisme, l’historicisme davantage même se révéla décevante du point de vue Le débat sur l’architecture régionaliste que par le régionalisme prôné par de l’urbanisme. Les communes ne fut repris au cours des années 1920 dans Vaillat, qui était une forme de l’archi- parvinrent pas à établir les plans dans la revue Maisons pour tous. Il donna lieu tecture rationnelle. Les courants esthé- les délais prévus. Il y eu peu d’opérations à des publications comme celle d’Henri tiques de l’époque, l’art déco, le mou- de remembrement. Les particuliers, Defrance (L’habitation normande, Paris vement moderne, trouvaient aussi leur bénéficiant de dérogations au nom du 1926). place au gré des circonstances. droit de propriété, reconstruisirent le plus souvent leurs bâtiments sur Cependant c’était loin d’être la seule doc- L.-M. Cordonnier, connu comme par- les anciens emplacements sans tenir trine à servir de guide pour les construc- tisan du régionalisme, signait des compte ni de l’environnement ni de teurs dans les régions dévastées. constructions fort diverses relevant l’hygiène ni de l’intérêt général. Dans les villes, les architectes adoptaient de cette inspiration à travers la région. Certaines villes savaient tirer bénéfice une relative unité de matériaux. La Un de ses partisans les plus fervents, des procédures nouvelles comme brique traditionnelle était omniprésente, J. Barbotin, reconstruisait une partie Reims, reconstruite suivant le plan de mais avec des teintes et des finitions de Bailleul comme une cité idéale de la l’architecte américain Ford, ainsi que de surface diverses. Les pierres étaient région du Nord, plus flamande qu’elle ne Lille, avec les interventions de l’urbaniste privilégiées pour les édifices majeurs l’était en 1913. La plupart s’attachaient parisien Jacques Greber et de l’architecte mais elles étaient employées également à retrouver une silhouette régiona- lillois Louis-Stanislas Cordonnier, pour pour les modénatures des constructions liste qu’ils associaient à un vocabulaire le projet «Lille, cœur de Flandre», puis privées ou leurs soubassements. décoratif Art déco, avec des fleurs sty- de l’architecte Emile Dubuisson à partir Utilisé très largement comme matériau lisées sculptées, moulées, ouvragées, d’avril 1921, qui avait établi un plan plus de structure, le béton armé commen- des jeux de lignes géométriques animant n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 219 plaisamment les façades. Beaucoup Sellier ? Je n’ai de mon côté pas croisé le logés, car la loi Loucheur avait donné optaient encore pour certaines formes nom de Loucheur dans mes recherches, lieu à de nombreuses malfaçons. architecturales clairement Art déco, même si je suspecte une relation à base d’oriels, de retraits, de saillies, d’émulation entre les deux hommes. Philippe Nivet de modénatures à pans coupés souli- Des liens entre Raoul Dautry et Henri gnant les ouvertures, les balcons, aux- Romain Gustiaux Sellier sont-ils attestés ? quels ils associaient des ornements du Je n’ai pas observé de liens forts entre même ordre. Certains, enfin, emprun- Henri Sellier et Louis Loucheur, pourtant Marie-Clotilde Meillerand taient la voie du Mouvement moderne : tous deux de grands réformateurs de Je ne saurais vous répondre avec on pense à Robert Mallet-Stevens avec l’entre-deux-guerres, peut-être parce certitude. Il me semble qu’ils s’étaient la villa Cavrois, à Croix, ou à Freyssinet qu’ils ne circulaient pas dans les mêmes croisés et connus, mais je n’ai pas avec sa halle à Reims. cercles de pouvoir. Louis Loucheur connaissance de leurs relations,  était politiquement conservateur alors épistolaires ou autres. Échanges avec la salle qu’Henri Sellier était socialiste. Louis Loucheur était un homme du Parlement Intervenant Intervenant et des ministères, alors qu’Henri Sellier Ils s’étaient croisés essentiellement par Quelle fut la part de l’influence du s’était davantage consacré à la politique le biais d’articles sur les cités-jardins, programme du Conseil national de la locale, notamment au sein du Conseil dont tous deux étaient partisans et ini- résistance (CNR) sur le changement de général de la Seine. tiateurs, Henri Sellier à Suresnes, Raoul paradigme de la reconstruction, dans J’ai pu constater en revanche qu’Henri Dautry dans les cités ferroviaires. Ils le mesure où il s’agissait d’un véritable Sellier portait un regard critique sur avaient aussi participé au développe- programme politique visant à lutter le programme du logement de Louis ment des HBM. Sellier avait d’ailleurs contre les conditions sociales qui avaient Loucheur au milieu des années 1930. été à l’origine de ce qui deviendra La servi de terre nourricière au fascisme ? Cette position était due en partie au fait Sablière à Courbevoie. qu’il était favorable à la construction Marie-Clotilde Meillerand de logements collectifs et locatifs par Intervenant Le lien le plus évident entre le ministère les services publics d’habitations à bon Concernant les relations entre Raoul de la reconstruction et de l’urbanisme marché, à travers la création d’une sorte Dautry et Henri Sellier, il conviendrait et le CNR était représenté par Raoul de grande propriété publique, alors peut-être d’examiner d’autres types Dautry lui-même, car il était très proche que la loi Loucheur insistait davantage d’échanges entre les deux guerres. des membres du CNR, qu’il avait sur l’accès à la propriété individuelle. Il Raoul Dautry était très lié au milieu accompagnés et conseillés pendant s’agissait de la part de Louis Loucheur des chemins de fer et pouvait être en son retrait des affaires de 1940 à 1944. d’un choix idéologique, fait en référence contact avec des personnalités telles Au-delà, il est certain que les idées à des théories socio-économiques du que Frédéric Surleau. L’Union des générales d’après-guerre portées par XIXe siècle qui poussaient à transformer maires de la Seine avait peut-être aussi le CNR trouvaient un écho dans le les prolétaires en propriétaires, pour en servi de cadre aux rencontres entre programme politique du MRU. faire des conservateurs et lutter contre Dautry et Sellier, Léon Eyrolles et bien les tendances révolutionnaires. d’autres. Intervenant Par ailleurs, j’ai lu dans les archives du  Avez-vous trouvé trace, dans vos Comité patronal des habitations à bon recherches, des relations entre Louis marché (HBM) de la Seine qu’Henri Loucheur et son contemporain Henri Sellier évoquait le scandale des mal-

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Allocution de clôture du vice-president du CGEDD Patrice Parisé

Mesdames et messieurs, les caractéristiques spécifiques de l’économie En effet, les années 1920-1930, telles que vous de guerre et le lien étroit entre ces entreprises les avez présentées au cours des communica- Depuis deux jours, nous avons écouté près d’une et le ministère des Travaux publics pour assu- tions, sont particulièrement intéressantes pour quarantaine de communications de chercheurs rer la logistique de l’effort de guerre à la fois mettre en lumière des évolutions qui ont pro- et d’experts sur ce que l’on appelait les « tra- en matière de transport et d’énergie. J’ai ainsi fondément marqué, depuis un siècle, les étapes vaux publics » il y 80 à 100 ans. Hier, boulevard noté que l’un des aspects de la période difficile de la modernisation de notre pays, les change- Saint-Germain, on a évoqué plusieurs politiques du début de l’année 1917 avait été la concomi- ments dans les modes de vie et dans les techno- publiques couvrant la période des quatre années tance dans le temps d’une crise des transports logies, les transformations du rôle du secteur de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, et des ressources énergétiques en charbon. public et du secteur privé. dans la Grande Arche de la Défense, on s’est intéressé à certaines évolutions qui caractéri- Il y avait en effet dans le contexte de guerre, J’ai noté au passage quelques exemples. saient les années de l’entre-deux-guerres. tout comme aujourd’hui d’ailleurs dans l’ap- proche très différente de ce que l’on appelle la En matière d’infrastructures de transport, la Je suis certain que nous avons tous beaucoup transition énergétique, un lien très étroit entre renaissance de l’usage de la route et les diffi- appris sur ce qu’était l’organisation de l’État il y les enjeux des transports et ceux de l’énergie. cultés financières concomitantes des compa- a environ un siècle ainsi que sur les enjeux stra- Notre dépendance à l’égard des importations gnies ferroviaires publiques ont eu pour consé- tégiques des politiques de travaux publics tels de charbon et de pétrole posait le problème quence durable le réinvestissement de l’État qu’on les entendait à l’époque en matière de des capacités opérationnelles de notre marine dans la politique routière nationale et la créa- transports et d’énergie dans le cadre de l’éco- marchande, des grands ports maritimes, des tion de la SNCF. C’est aussi au cours de ces nomie de guerre puis de la reconstruction et de chemins de fer, des camions, de l’aviation années que se mit en place l’embryon de ce qui l’industrialisation pendant les années 1920 . naissante. C’est aussi cette dépendance qui est devenu l’administration de l’aviation civile. poussait les pouvoirs publics à décider des Parmi les éléments les plus marquants pour mesures d’économie d’énergie et à mobiliser En matière d’énergie, le programme volonta- cette période de mobilisation de la nation, on davantage des ressources nationales d’énergies riste de construction de barrages dans les val- peut notamment remarquer le contraste très renouvelables telles que l’hydro-électricité. lées de nos massifs montagneux et la loi de fort entre la situation des « travaux publics » en 1919 restent des sujets d’actualité puisque l’un temps de paix et les obligations liées à l’effort Les organisateurs du colloque ont eu tout à fait des dossiers d’actualité est représenté par les de guerre. raison de ne pas limiter notre contribution his- conditions du renouvellement des concessions torique à la commémoration de la Première hydroélectriques. C’est également pendant ces Avant 1914; par exemple, les activités touchant Guerre mondiale aux seules années de guerre deux décennies que l’État mit en place le cadre au transport ferroviaire, aux activités minières mais d’évoquer aussi les années de reconstruc- d’une politique pétrolière nationale et que et à l’énergie étaient, pour l’essentiel, confiées tion des zones dévastées et, plus largement, cer- débuta l’électrification de masse du territoire, à des entreprises privées. C’est ce qui explique tains aspects de l’entre-deux-guerres. qui contribua fortement à la phase importante n° hors série 2015/2016 l « pour mémoire » 221 d’industrialisation de la France au cours des années 1920, avant le crise économique des années 1930.

Toutes les informations accumulées au cours de ces deux journées dans les communica- tions successives et les échanges entre vous méritent d’être largement connues. Elles feront l’objet d’une diffusion plus large à la fois dans un prochain numéro spécial de la revue Pour Mémoire qui sera diffusé sous format papier mais aussi sur Internet, après une phase d’échanges avec l’ensemble des intervenants dont nous avons tous goûté avec un grand inté- rêt la richesse de leur contribution à ce travail de commémoration.

Je tiens à remercier aussi, bien entendu, le Comité d’histoire d’avoir eu l’initiative de conce- voir et d’organiser ce colloque, avec l’assistance précieuse du comité scientifique qui nous a aidé à obtenir le label de la Mission du Centenaire.

Comme l’a rappelé hier madame la directrice de cabinet, le colloque sera complété, au cours du prochain semestre où se dérouleront de nom- breux événements de commémoration, par une exposition virtuelle sur Internet de documents et de photographies portant sur la période de la guerre. Cette exposition, destinée notamment au personnel du ministère mais aussi à celui de toutes les institutions publiques et privées qui sont les héritières de ce qui a été rappelé depuis hier matin, est préparée par le Comité d’his- Affiche réalisée par la Dicom du ministère à l’occasion du colloque et de l’exposition virtuelle toire, la direction de la communication et la «Le Ministère des Tavaux publics dans la guerre» Mission des archives ministérielle. http://www.expo14-18.developpement-durable. gouv.fr Je vous remercie de votre attention.

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Créé en 1995, le comité d’Histoire ministériel développe des activités Le comité d’Histoire dans les domaines de l’Écologie, du Développement durable, de l’Énergie, des Transports, de la Mer mais aussi dans ceux de l’Urbanisme, du Logement et de la Ville. du ministère Afin de valoriser le patrimoine historique du ministère et de contribuer au sentiment d’appartenance à ce ministère L’ ORGANISATION DU de chacun de ses agents, quelle que soit son origine, le comité d’Histoire s’appuie SECRÉTARIAT sur un Conseil scientifique, composé de DU COMITÉ D’HISTOIRE chercheurs et de spécialistes reconnus, pour définir ses priorités d’intervention  Secrétaire  Secteur animation-diffusion en matière d’histoire et de mémoire des administrations, des politiques Emmanuel REBEILLÉ-BORGELLA Lorette PEUVOT publiques menées ainsi que des inspecteur général de l’administration chargée de mission techniques, des métiers et des pratiques du développement durable Tél. : 01 40 81 15 38 professionnelles qui ont été développés. Il cherche également à répondre aux secrétaire général lorette.peuvot attentes exprimées par les services, du Conseil général de l’Environnement @developpement-durable.gouv.fr les opérateurs et les partenaires du et du Développement durable ministère. Tél. : 01 40 81 68 23  Secteur études-recherches Fax : 01 40 81 23 24 Samuel RIPOLL Un programme prévisionnel de thèmes prioritaires (risques et catastrophes, emmanuel.rebeille-borgella chargé de mission innovations, territoires et milieux, @developpement-durable.gouv.fr Tél. : 01 40 81 26 63 mobilités et modes de vie) et de journées samuel.ripoll d’études a été arrêté pour les années 2012 à 2017. Secrétaire-délégué @developpement-durable.gouv.fr Patrick FÉVRIER Le comité soutient et accompagne administrateur général hors classe  Secteur documentation scientifiquement et financièrement des Tél. : 01 40 81 21 73 communication électronique études et des recherches historiques. patrick.fevrier Nicole BOUDARD-DI-FIORE Il publie la revue semestrielle « Pour mémoire » (3000 exemplaires). Il @developpement-durable.gouv.fr documentaliste organise des séminaires et des journées Tél. : 01 40 81 36 83 d’études dont il peut diffuser les actes Adjointe au secrétaire délégué nicole.boudard-di-fiore dans des numéros spéciaux de la revue. Il peut favoriser la publication mission recueil de témoignages oraux @developpement-durable.gouv.fr d’ouvrages de référence. Pour les Christiane CHANLIAU besoins de la recherche, il constitue chargée de mission  Assistance à la coordination un fonds d’archives orales d’acteurs des politiques ministérielles. Il gère un Tél. :01 40 81 82 05 et à la publication centre documentaire ouvert au public christiane.chanliau Yannick HILAIRE doté de plus de 4 000 ouvrages. Il diffuse @developpement-durable.gouv.fr secrétaire de rédaction sur internet et sur intranet un guide des sources accessibles, la revue et les actes Tél. : 01 40 81 36 75 de journées d’études et de séminaires. Il yannick.hilaire peut participer à des manifestations avec @developpement-durable.gouv.fr des partenaires publics ou privés. n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 223

LE CONSEIL SCIENTIFIQUE

Dominique BARJOT Gabriel DUPUY Alain MONFERRAND Professeur d’histoire contemporaine Professeur émérite à l’Université de Ancien secrétaire-délégué à l’Université Paris IV Paris I du Comité d’histoire

Bernard BARRAQUÉ Jean-Michel FOURNIAU Arnaud PASSALACQUA Directeur de recherche émérite, Directeur de recherches à l’IFSTTAR Maîtres de conférences en histoire au CNRS, CIRED-AgroParisTech contemporaine à l’université Stéphane FRIOUX Paris-Diderot Alain BELTRAN Maître de conférences en histoire Directeur de recherches CNRS, contemporaine à l’université Lumière de Antoine PICON Université Paris 1, laboratoire IRICE Lyon 2 Professeur à l’Université de Harvard, enseignant-chercheur à l’École Alain BILLON Philippe GENESTIER des Ponts ParisTech, LATTS Ancien secrétaire délégué du Comité Professeur à l’ENTPE, chercheur d’histoire au laboratoire RIVES-CNRS Anne QUERRIEN Ancienne directrice de la rédaction Florian CHARVOLIN Vincent GUIGUENO de la revue « Les Annales Chargé de recherche au CNRS, Conservateur en chef du patrimoine, de la Recherche urbaine » Centre Max Weber musée de la Marine Université Jean Monnet de Saint-Étienne Thibault TELLIER Anne-Marie GRANET-BISSET Professeur d’histoire contemporaine Kostas CHATZIS Professeur d’histoire contemporaine, à l’Institut d’études politiques de Chercheur à l’École nationale Université Pierre Mendès-France Rennes des Ponts et Chaussées (LATTS) Grenoble Hélène VACHER Florence CONTENAY André GUILLERME Professeur à l’ENSA de Nancy Inspectrice générale de l’Équipement Professeur émérite d’histoire honoraire des techniques au CNAM Loïc VADELORGE Professeur d’histoire contemporaine Bertrand LEMOINE à l’Université de Paris-Est, Marne-la- Directeur de recherche au CNRS Vallée, directeur du Laboratoire ACP

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L’ACTIVITÉ DU COMITÉ entre la santé et l’environnement (8, 9 LES OUTILS et 10 décembre). Les numéros spéciaux D’HISTOIRE de la revue en préparation traitent La bibliothèque, ouverte au public, Depuis 2006, 15 numéros de la de l’inventivité financière en matière comprend plus de 4 000 volumes, revue semestrielle « Pour mémoire » d’aménagement et d’environnement ouvrages spécialisés ou usuels. Elle ont déjà présenté un panorama et des travaux publics de guerre et est accessible au public du lundi au diversifié d’articles sur l’histoire d’après-guerre. vendredi, sur rendez-vous de l’administration et des cultures www.developpement-durable.gouv.fr/ professionnelles. Pour 2014-2015, des Histoire-et-archives.html Les sites consultables thématiques concernent la politique des internet : www.developpement-durable. villes moyennes, l’aménagement et la Le comité peut apporter son soutien gouv.fr/(le ministère/Histoire et archives) décentralisation, la politique des grands à l’édition d’ouvrages issus de thèses intranet : intra.comite-histoire.cgpc.i2/ ensembles, les politiques de maîtrise de dont les sujets ont un rapport avec les l’énergie, les fonds photographiques et politiques ministérielles. Le guide des sources, accessible sur cinématographiques. www.developpement-durable.gouv.fr/ l’internet et l’intranet, a été conçu www.developpement-durable.gouv.fr/ Publications-en-partenariat.html pour faciliter le repérage des sources Dernieres-parutions.html historiques dans les domaines de Depuis sa création, le comité a recueilli compétence du ministère ; Depuis 1995, le comité d’histoire près de 200 témoignages oraux a organisé des journées d’études, destinés à préserver la mémoire des Des dossiers bibliographiques et des conférences et des séminaires, réalisations professionnelles et des biographiques à consulter sur place ; avec les directions d’administration métiers dans le ministère. centrale, le réseau scientifique et Ces témoignages sont accessibles à tout La revue « Pour mémoire » (semestriel technique et les opérateurs, des chercheur. et numéros spéciaux) ; universitaires, des chercheurs et des www.archives-orales.developpement- partenaires extérieurs. Les prochaines durable.gouv.fr La consultation d’archives orales. manifestations prévues concernent : 50 ans de rapports entre la science et l’environnement (20 mai), les risques industriels (15 octobre), les rapports n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire » 225

Vous souhaitez consulter les ressources du secrétariat du comité d’Histoire… Vous pensez N’HÉSITEZ PAS À NOUS CONTACTER que votre témoignage peut éclairer l’histoire Secrétariat du comité d’Histoire du ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer et des administrations dont il est Conseil général de l’Environnement et l’héritier… Vous avez connaissance d’archives, de du Développement durable documents divers, d’objets intéressant l’histoire e de ces administrations, alors... RHM - 29 étage - bureau 29.13 Tour Séquoia - 92055 La Défense cedex tél : 33 (0) 01 40 81 36 75 courriel : comite.histoire@developpement-durable. gouv.fr

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la revue du comité d’Histoire

rédaction  Tour Séquoia - bureau 29.13 92 055 La Défense cedex téléphone : 01 40 81 36 75 [email protected]

fondateurs de la publication  Pierre Chantereau et Alain Billon

directeur de la publication  Emmanuel Rebeillé-Borgella

rédacteur en chef  Patrick Février

suivi de fabrication et editing  Yannick Hilaire

conception graphique de la couverture  société Amarante Design graphique, 53 rue Lemercier - Paris 75017

crédit photo couverture  Le Pont de Trilport (Seine et Marne), détruit pendant la bataille de la Marne, est reconstruit par le génie Français © SARDO SNCF

réalisation graphique  Annick Samy

impression  couverture  Intérieur  SG/SPSSI/ATL 2

ISSN  1955-9550 ISSN ressource en ligne  2266-5196

imprimé sur du papier certifié écolabel européen n° hors série - 2015/2016 l « pour mémoire »

HIVER - 2015/2016

Actes des journées

La Grande Guerre et les Travaux publics

D’HISTOIRE COMITÉ D’HISTOIRE COMITÉ

REVUE DES MINISTÈRES DE L’ENVIRONNEMENT, DE L’ÉNERGIE ET DE LA MER N°HS DU LOGEMENT ET DE L’HABITAT DURABLE

COMITÉ D’HISTOIRE

Tour Séquoia 92055 La Défense cedex mémoire mémoire Pour

www.developpement-durable.gouv.fr / www.logement.gouv.fr