<<

février 2021 Le centenaire du Grand Liban Édito Un légitime débat « Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. » Alexis de Toqueville

etour à la case « départ ». Ou presque… Le Grand de réponse, avec toutes les réserves d’usage, aux Liban a soufflé ses cent bougies et entamé sa interrogations sur le bien-fondé de l’option du Grand 101e année dans une atmosphère de crise Liban. Pour la première fois, en effet, nous avons assisté identitaire profonde semblable à celle qui avait à la convergence d’élans populaires pluriels – chrétien, Rprévalu au lendemain de la cérémonie solennelle tenue sunnite et druze, en plus d’une élite chiite – vers un projet sous l’égide du général Gouraud sur le grand perron de politique transcommunautaire purement « libaniste » la Résidence des Pins, en septembre 1920. ayant pour slogan « Liban d’abord ». Il s’agit là d’un fait La proclamation du Grand Liban il y a un peu plus d’un nouveau au plan populaire, l’entente de 1943 s’étant siècle par le représentant de la France avait été alors limitée à un accord entre leaders, sans impact réel au vivement rejetée par une partie non négligeable de la niveau de la base. population, principalement musulmane, qui contestait En dépit de ce précédent rassembleur et significatif du la nouvelle entité libanaise et qui réclamait, sous printemps 2005, qui a subi depuis (il faut le reconnaître) l’impulsion d’un fort sentiment nationaliste arabe, d’être des revers non négligeables, de plus en plus de voix rattachée à la Syrie. Ce climat de fronde s’atténuera au s’élèvent pour exprimer des doutes sur le choix qui a fil des ans sous le mandat français sans pour autant été fait en 1920, ou tout au moins pour réclamer un s’estomper totalement. système politique largement décentralisé ou même de Le pacte national conclu en 1943 par les deux pères type fédéral. fondateurs maronite et sunnite de l’indépendance, Ce sentiment, qui fait tache d’huile, est stimulé à n’en Béchara el-Khoury et Riad Solh, avait pour vocation point douter par l’exacerbation provoquée par la ligne de jeter les bases d’une solution durable à la crise de conduite du Hezbollah qui a fait acte d’allégeance identitaire qui rongeait l’édifice libanais. Il n’en a rien absolue au guide suprême de la République islamique été. Cette même faction sociale qui s’était opposée en iranienne et qui, de ce fait, a pris tout le pays en otage 1920 à la naissance du Grand Liban se montrera très pour soutenir de façon inconditionnelle la politique sensible au chant des sirènes du courant nassérien en expansionniste des pasdaran dans le monde arabe. 1958, de l’Organisation de libération de la Palestine à Certes, ce n’est pas la première fois qu’un clivage la fin des années 60 et du régime syrien en différentes profond apparaît sur la scène locale au sujet d’un phases de la guerre libanaise. positionnement régional. Ce fut le cas en 1958, en 1969 Dans le contexte présent, c’est une faction chiite – et dans les années 90. Mais il s’agissait là de divergences le Hezbollah – qui a fait acte d’allégeance totale et en rapport avec des politiques étrangères (nassérienne, inconditionnelle à la République islamique iranienne. palestinienne, syrienne…), alors que dans le cas du Ces divers positionnements à caractère centrifuge Hezbollah, la « prise d’otage » et la crise identitaire étaient et sont en totale violation de l’engagement pris reposent sur des bases profondément idéologiques et par les composantes nationales en 1943 de ne plus religieuses inscrites dans la charte politique adoptée avoir les yeux rivés sur des puissances extérieures. lors de la fondation du parti au milieu des années 80, et Est-ce à dire que le Grand Liban de 1920 n’est pas dont le fondement est précisément l’obéissance aveugle viable, qu’il a été un accident de l’histoire, qu’il a été le aux décisions stratégiques du guide suprême iranien. fruit d’une erreur de jugement ? Il faut reconnaître que le Cela fait du Hezbollah un acteur qui se meut non pas débat est ouvert, et il est difficile de l’occulter. Certaines sur le terrain libanais (qui lui importe peu) mais sur le contributions à ce Spécial abordent en filigrane la terrain délimité par l’interventionnisme iranien dans question et lancent des pistes de réflexion. Force est de les pays arabes, avec comme conséquence le blocage relever à cet égard qu’en effectuant un survol rapide de de toute perspective de sortie de crise et d’édification l’histoire contemporaine du pays du Cèdre, il apparaît d’un État digne de ce nom, ce qui explique les attitudes que certaines réalités sociétales, historiques, voire centrifuges auxquelles nous assistons. géographiques, ont contribué à forger une personnalité, L’élan populaire transcommunautaire de la révolution une spécificité libanaise, et ont pavé la voie à l’émergence, du Cèdre avait posé les jalons d’un véritable projet à partir de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, sous «e libanist ». Aujourd’hui, le Hezbollah assume la l’Empire ottoman, d’une entité relativement autonome responsabilité historique de sauver la spécificité qui correspondait géographiquement, à peu de choses libanaise. Et, surtout, de ne pas commettre l’erreur non près, au Liban actuel. moins historique d’entraîner le pays sur une voie qui ne Si l’on se transpose au contexte présent, on ne peut ressemble en rien au Liban-message. que constater que l’expérience inédite de la révolution du Cèdre, en 2005, pourrait apporter une esquisse Michel TOUMA L’ORIENT-LE JOUR 3 Le centenaire du Grand Liban février 2021 S OMMAIRE Page 3 Édito : Un légitime débat Lecture économique par Michel TOUMA Page 55 Le miracle économique libanais revisité – Samir NASR Lecture politique Page 58 Cent ans d’industrie : un potentiel Page 6 La pénitence du centenaire – certain et des opportunités manquées – Issa GORAIEB Fady GEMAYEL Page 8 Rien ne pourra jamais éteindre la flamme Page 60 L’évolution du secteur agricole depuis libanaise – Jack LANG le début du XXe siècle – Riad SAADÉ Page 10 L’apport des jésuites à la constitution du Grand Liban – Père Salim DACCACHE s.j. Lecture sociétale Page 12 Le Liban centenaire, une idée Page 62 Cent ans de création littéraire – Alexandre inachevée – Carole H. DAGHER NAJJAR Page 14 Les origines institutionnelles de la Page 64 Cent ans de musique au Liban proclamation du Grand Liban – Hyam MALLAT Zeina SALEH KAYALI Page 18 Effondrement d’un État impossible ou Page 66 La longue lutte pour les droits de la crise de maturité ? – Joseph MAÏLA femme libanaise – Claudine AOUN Page 20 Beyrouth : ultime ville ouverte en Page 68 Fin de la complaisance, début de Méditerranée – Antoine COURBAN l’intransigeance… pour le Liban de demain – Page 24 De Kafno à Kafno, le centenaire du Samir MOUKHEIBER Grand Liban – Amine Jules ISKANDAR Page 72 Une histoire écrite par des anonymes – Page 28 Un siècle d’autisme politique – Georges BOUSTANY Naoum FARAH Page 30 Comment sauvegarder Lecture historique le « Grand Liban » ? – Abbas HALABI Page 76 Une impulsion décisive pour l’entité Page 34 Un siècle de rendez-vous manqués – libanaise – Antoine HOKAYEM Maya KHADRA Pages 78 à 85 L’histoire d’un centenaire, de Page 38 Pourquoi le prononcer ce nom 1920 à 2020 – Antoine HOKAYEM du Liban ? Youssef MOAWAD Pages 86 à 98 Les données géographiques Page 42 L’agonie du Grand Liban – et les racines historiques, politiques et Ziad MAJED sociocommunautaires ayant conduit à la Page 44 Le Grand Liban et la petite Syrie – proclamation du Grand Liban – Michel TOUMA Farouk MARDAM-BEY Page 46 Les communautés et la nation : un Spécial conceptualisé et dirigé par Michel TOUMA mariage impossible ? Sandra KHAWAM Édition : Marilys HATEM Conception graphique : Fady SAAIBY Page 48 Le regard bleu d’Aram – Couverture : Ivan DEBS Dr Carlo AKATCHERIAN Photos : droits réservés Page 50 Une longue lutte pour s’entendre sur Impression : Arab Printing Press Régie publicitaire : Pressmedia - 01/577000 l’identité du Liban – Khaled KABBANI Page 52 Modifications de la Constitution Édité par la Société Générale de Presse et d’Édition SAL Baabda-route de Damas - Imm. L’Orient-Le Jour libanaise : panorama des motifs – B.P. 45-254 - Hazmieh - Tél. : 05/956444 Hassân-Tabet RIFAAT www.lorientlejour.com

4 L’ORIENT-LE JOUR

Le centenaire du Grand Liban février 2021

Lecture politique La pénitence du centenaire Issa GORAIEB Éditorialiste, ancien rédacteur en chef de L’OLJ

Ah ! qu’il sonnait fort, clair et brillant à l’oreille, ce Grand Liban que procla- mait en 1920 le général français Henri Gouraud sur le perron de la Résidence des Pins ! Grand en effet, toutes pro- portions étant gardées, car au noyau du Mont-Liban venaient s’ajouter une bande de littoral, la plaine de la Békaa et un versant de l’Anti-Liban. Mais c’est surtout l’accession instantanée du nouveau-né au rang d’État (l’indé- pendance viendrait plus tard) qui fai- sait l’événement. Las, un siècle plus tard, et par une de ces pirouettes dont est capable l’his- toire, c’est précisément cette fonda- mentale qualité d’État qui est dure- ment mise à l’épreuve, sinon remise en question, par la phénoménale cascade de crises dont souffre le pays. De cette déchéance, et sans évidemment igno- rer le faisceau d’ingérences étrangères qui n’ont cessé de s’acharner sur notre pays, les Libanais eux-mêmes portent une énorme part de responsabilité. La La plaque commémorative posée à la Résidence des Pins. grinçante ironie de l’histoire, encore pendant, qu’elle estime avoir été ini- vies à la Syrie durant la guerre de juin elle, veut ainsi que pour son centenaire, quement dépecé de son aire naturelle 1967 ; or, s’il reconnaît verbalement la l’État libanais se trouve géré, depuis par le colonialisme français. Sourde libanité de ce secteur, le régime Assad des années, par le personnel politique aux injonctions de l’ONU, elle se re- se refuse obstinément à consigner ce le plus incompétent, le plus irrespon- fuse toujours à une claire délimitation fait auprès des Nations unies, ce qui sable, le plus corrompu jamais réper- de sa frontière avec le Liban, calami- ôterait au Hezbollah tout prétexte torié dans les annales. teuse passoire par où n’ont cessé de pour poursuivre sa résistance armée Un territoire, un peuple et une auto- transiter, dès les années cinquante contre l’État hébreu… rité politique souveraine pour gérer le du siècle dernier, trafiquants, com- Manquait à cet étouffant tour d’ho- tout : tels sont, en droit constitution- battants, armes et munitions. Même rizon un regard sur l’ouest, sur le nel et international, les éléments fon- en ces temps de détresse socio-éco- grand large, la Méditerranée et ses dateurs de tout État. Non seulement nomique et financière que connaît le lignes de faille. Seule l’alléchante nécessaires sont ces conditions, mais Liban, carburants, médicaments et perspective d’une colossale manne elles doivent se trouver indissoluble- denrées essentielles, subventionnés gazière et pétrolière gisant sous les ment réunies dans le même acte de de surcroît par un Trésor libanais ex- eaux pouvait initier une négociation naissance. À son tour, un territoire sangue, continuent d’être impuné- sur la frontière maritime, engagée est défini par les frontières qui le dé- ment convoyés vers la Syrie. tout récemment sous les auspices de limitent et qui, dans une situation l’ONU et la houlette des États-Unis ; idéale, sont sûres et reconnues, sur- Le litige des fermes de Chebaa une fois menée à bon terme, elle tout des États voisins. Or, de quelque Le retrait israélien du Liban-Sud, opé- pourrait enfin conduire à un accord côté de la boussole que l’on tourne le ré en l’an 2000, n’a pas réglé pour sur l’épineuse question des fermes regard, il faut bien constater qu’il reste autant le contentieux territorial, pas de Chebaa, dont le Hezbollah prend encore là beaucoup à faire pour ce plus d’ailleurs qu’il n’a mis un terme prétexte pour refuser de se séparer membre fondateur des Nations unies aux confrontations militaires avec le de son arsenal. et de la Ligue arabe qu’est notre pays. Hezbollah. Le litige porte principale- Malgré un tardif échange d’ambas- ment sur ces fantomatiques fermes Un peuple, un ? sades, la Syrie n’a jamais vraiment de Chebaa dont le Liban revendique la Il existe de par le monde maints digéré l’émergence d’un Liban indé- propriété, mais qu’Israël dit avoir ra- exemples d’États où les différences,

6 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban culturelles, religieuses ou même nomique et financière de ce qui fut d’une vertigineuse déliquescence du ethniques, n’ont pas empêché la naguère la Suisse du Moyen-Orient système de démocratie parlemen- formation de peuples unis, en dépit ne peut naturellement qu’aviver. taire dont s’était doté le Liban et que de leur diversité, dans une même prétendait affiner, en le rééquilibrant, la et exclusive appartenance nationale, Le puzzle de l’autorité Constitution de Taëf. La place manque dans le consentement d’un même De leur extraordinaire diversité, les ici pour énumérer tous les détourne- destin. Cette gageure, nous ne l’avons Libanais étaient en droit d’attendre ments, dévoiements, distorsions et que sporadiquement – et fort impar- qu’elle fût facteur de richesse, et non dénaturations infligés aux lois par la faitement – tenue, et l’échiquier po- source latente de conflits, trop sou- classe dirigeante. Rappelons seu- litique libanais se résout aujourd’hui vent violents. Il eût fallu plus d’une lement le blocage, par défaut de à une chaotique foire d’empoigne à génération de dirigeants éclairés pour quorum, de plus d’une élection pré- forte coloration confessionnelle. réussir à gérer, en bons pères de fa- sidentielle à la Chambre des dépu- D’une déconcertante simplicité pa- mille, un assemblage de communau- tés, pourtant réunie en son expresse raît aujourd’hui ce pacte national de tés aussi délicat qu’exaltant, pour qualité de collège électoral. Ou encore 1943, par lequel les chrétiens renon- préserver et porter à la perfection cet aberrant concept de démocratie çaient à la protection de la France, l’idyllique image d’Épinal. consensuelle ; érigé en dogme, ce der- et les musulmans au rattachement Le fragile édifice a énormément pâti, nier déclare illégitime toute mesure à la Syrie. On se prend à regretter certes, des tempêtes régionales dont gouvernementale à laquelle n’au- le temps où, pour reprendre la per- certaines ont gravement ébranlé ses raient pas souscrit les représentants, cutante et célébrissime formule de assises. La création, à ses portes, de au Parlement, de l’une ou l’autre des Georges Naccache, c’était deux né- l’État d’Israël qui a entraîné un afflux communautés. Voilà qui condamne gations seulement – et non trois, de réfugiés palestiniens s’organisant périodiquement le gouvernement à la quatre ou plus, comme c’est le cas plus tard en guérilla, la spirale de raids paralysie, notamment avec la pratique aujourd’hui – qu’il fallait vaincre, pour et représailles aboutissant à des inva- abusive du tiers de blocage ; voilà aus- faire une nation. De nouveaux pôles sions en règle et même à une guerre si qui rend superflu le pouvoir de cen- d’attraction écument en effet la ré- civile de quinze ans, les vagues de na- sure du législatif… gion, attisant les tensions sectaires ; tionalisme arabe puis de radicalisme entre autres aberrations, on voit par religieux : tous ces cataclysmes ne L’insatiable rapacité des puissants exemple un Hezbollah maître de la sauraient exonérer toutefois de leurs Pour navrantes qu’elles soient, ces communauté chiite s’ériger en par- écrasantes responsabilités les diri- dérives des institutions ne sont en- ti libanais dans le même temps qu’il geants libanais eux-mêmes. core rien, comparées à la vertigineuse proclame son allégeance politique et Par leur imprévoyance, leur veulerie, déchéance du personnel politique idéologique, militaire et même finan- leurs sempiternelles querelles ou leur libanais en place depuis trois décen- cière, à Téhéran. même propension à la corruption, ces nies. Jamais en effet la corruption derniers, en effet, auront cautionné, officielle n’a été plus criante. Jamais, Angoisse existentielle par trois fois en l’espace de quelques non plus, n’a-t-elle été étalée avec C’est dire que ce centenaire de- décennies, la cession de larges pans plus d’impudence, car assurés de leur vrait être l’occasion de soumettre de la souveraineté nationale. impunité, même les plus acharnés des le modèle libanais, tant chanté dans rivaux se retrouvent objectivement le passé, à une énergique cure de L’État dans l’État complices dans le même pillage de jouvence et le confronter en toute Les accords du Caire conclus en 1969, l’État, aujourd’hui en ruine. honnêteté à son heure de vérité. et qui accordaient à la résistance pa- De toutes les malédictions qui se sont Entre autres droits que garantit aux lestinienne le droit d’opérer contre Is- abattues sur le Liban, comme pour le citoyens la Constitution des États- raël à partir du Liban-Sud, n’ont pu em- châtier de cent ans de mal-gouver- Unis figure la recherche du bon- pêcher, pour autant, une dévastatrice nance, c’est bien cette insatiable ra- heur. Instruits par une féroce guerre guerre civile de quinze ans. La tuerie pacité des puissants qui aura le plus de quinze ans, alimentée de mille ne prenait fin qu’au prix d’une longue clairement conduit à l’effondrement sources étrangères, les législateurs occupation syrienne du Liban, la satel- en cours ; davantage que tout autre de Taëf, eux, ont jugé utile et même lisation en règle de ce dernier se trou- motif de doléances, c’est elle qui avait indispensable de rappeler, dans le vant scellée par un traité de fraternité et provoqué la vaste contestation popu- préambule de la Loi fondamentale, de coopération. laire du 17 octobre 2019, et c’est par que le Liban est, pour les Libanais, Non moins choquant est le véritable elle que toute réforme doit irrévoca- une patrie… définitive ! Cette seule État dans l’État que s’est constitué le blement commencer. précision en dit long sur l’angoisse Hezbollah, doté d’une redoutable ar- Il faudra beaucoup d’imagination aux existentielle pesant (pour la plus mée parallèle qu’il envoie guerroyer Libanais (mais aussi une énergique grande satisfaction de voisins mal- sur les fronts de son choix, et qui ex- contribution du dehors, car telle est la veillants) sur la viabilité, la pérennité cipe de son libanisme dans le même règle depuis des siècles) pour recons- d’un assemblage de tribus sectaires temps qu’il tire gloire de son absolue tituer une formule nationale qui, dans vouées à se disputer continuelle- obédience politique, militaire et idéolo- ses beaux jours, a pu faire illusion de ment des pans de pouvoir au sein gique à la République islamique d’Iran. modèle. Pour façonner une patrie d’un État en perpétuel dysfonction- Tant d’aberrations ne pouvaient hu- viable et vivable. Pour redonner gran- nement : angoisse que la ruine éco- mainement survenir qu’à l’ombre deur au Liban.

L’ORIENT-LE JOUR 7 E-class offset file.pdf 1 12/16/2020 1:29:10 PM

Le centenaire du Grand Liban février 2021 Rien ne pourra jamais éteindre la flamme libanaise

Jack LANG Président de l’Institut du monde arabe

Entre la France et le Liban, il y a quelque chose de très profond, de très intime, qui est assez unique. Le Liban est dans le cœur de chaque Français. Il existe en France comme une sorte de « libanophilie », profonde, durable, qui traverse les générations. Quand on prononce le mot Liban, la plupart des Français ne restent pas indiffé- rents. La tragique explosion qui s’est produite au port de Beyrouth le 4 août dernier a provoqué en France une

émotion intense. Très peu de temps C après le drame, les organisations hu- manitaires françaises se sont mobili- M sées et se sont rendues sur place. Y J’ai été très fier que le président Em- CM manuel Macron ait effectué une vi- site à Beyrouth à peine quarante-huit MY heures après l’explosion. Il se dégage Le général de Gaulle s’entretenant, en 1942, avec le président Alfred Naccache (à gauche) et Riad Solh CY d’ailleurs une continuité à cet égard (troisième à partir de la gauche). Entre la France et le Liban, un lien affectif, un lien d’exception. au niveau de la présidence française, le plus souvent de l’extérieur, de pays conception de la vie, un art de vivre, CMY de François Mitterrand à Emmanuel de la région. Il a été confronté dans une manière d’être. Le Liban, c’est K Macron, concernant l’engagement en son histoire au fil des années à beau- d’abord une spiritualité, une façon de faveur du pays du Cèdre. Certains ont coup trop d’immixtions étrangères qui penser le monde. On reconnaîtrait estimé que l’initiative du président ont fait beaucoup de mal. Si on avait un Libanais entre mille. Qu’on soit au français était une ingérence. Il s’agit laissé aux Libanais l’opportunité d’être Brésil, à Dakar ou à Paris, on recon- plutôt d’une présence, humaine, af- libanais, dans toute l’acception du naîtrait un Libanais. Cette puissance fective, affectueuse, et non d’une in- terme, les choses n’auraient certai- de l’esprit libanais est incroyable. Ce gérence. Qu’aurait-on dit si à l’inverse nement pas évolué de la même façon. rayonnement de l’esprit libanais est la France était restée indifférente à Ce peuple est ingénieux, inventif, remarquable. l’égard de ce qui s’est produit à Bey- créatif, énergique, combatif. Il est L’idée du Liban n’est donc pas uni- routh ? aimé, admiré, redouté aussi peut- quement une question de frontières Le lien affectif, historique, entre le Li- être, parce qu’il est très actif partout géographiques. Malgré toutes les mi- ban et la France est un lien d’excep- dans le monde, de l’Amérique latine à sères que d’aucuns ont voulu infliger tion. Aucun autre pays n’a noué avec l’Afrique, en passant par l’Europe, évi- au Liban, ce pays vit, survit, combat. le Liban de tels rapports intimes, pro- demment, et les autres pays arabes. Rien ne pourra jamais éteindre cette fonds, qui se manifestent notamment En ma qualité de président de l’Insti- flamme libanaise. Le Liban, c’est une à travers la diaspora libanaise. Il y a tut du monde arabe, où que j’aille dans force d’action, d’invention, de créa- aujourd’hui en France des dizaines un pays arabe, je rencontre des Liba- tion. Jamais les Libanais ne se sentent de milliers de Franco-Libanais qui nais qui participent à la vie publique du vaincus. Même dans les pires circons- apportent leur talent, leur énergie et pays. tances, ils repartent à l’attaque, au leur force à la France. Nous sommes Le Liban, ce n’est pas seulement combat. Cette spécificité s’est main- redevables aux citoyens libanais et au une géographie, c’est un esprit, une tenue malgré toutes les vicissitudes Liban de beaucoup de choses. Le Li- « force » qui va, comme aurait dit de l’histoire. Comme le relèvent cer- ban est l’un des pays qui préservent le . D’une certaine façon, le tains historiens, il existe bel et bien mieux la langue française. Grand Liban existe aujourd’hui sous une incroyable personnalité, ou sin- Le peuple libanais a surmonté à tra- un angle particulier. C’est le Grand Li- gularité, libanaise. Et dans cette op- vers son histoire contemporaine ban de cette diaspora incroyable. Le tique, le Liban est, et restera, une idée nombre de tempêtes, internes ou ex- Grand Liban, c’est ainsi une âme, un magnifique, l’idée splendide d’un pays ternes. Ce que le Liban subit provient esprit, une conception du monde, une multiconfessionnel.

8 L’ORIENT-LE JOUR E-class offset file.pdf 1 12/16/2020 1:29:10 PM

C

M

Y

CM

MY

CY

CMY

K Le centenaire du Grand Liban février 2021 L’apport des jésuites à la constitution du Grand Liban

Les bâtiments de la faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph, à la rue de Damas, en 1912. Martimprey, sont consultés en per- une histoire des cent ans écoulés, il est Salim DACCACHE s.j. manence. Son retour est célébré d’une bon de rappeler que plus d’un jésuite Recteur de l’Université Saint-Joseph manière triomphale à l’USJ même. parmi les grands universitaires et mis- En 1920, Monseigneur Abdallah Khou- sionnaires de la fin du XIXe siècle et des Nous connaissons quelque peu l’apport des jésuites des années 1919-1920 à ry racontera dans son diaire l’apport du débuts du XXe a contribué, grâce à ses la naissance et au développement du P. Claudius Chanteur, supérieur provin- travaux, à l’émergence du Grand Liban Grand Liban. Ils étaient au rendez-vous, cial au Liban, et de ses compagnons, dans ses frontières actuelles. les pères de l’université, pour appuyer dans la mission qui lui a été confiée Ces jésuites, parfois controversés, ont le patriarche Howayek dans ses dé- par le patriarche Howayek auprès des indéniablement influencé le cours de marches. En 1919, le père René Mou- autorités françaises. Pour faire bref, ce l’histoire. En premier, voici Henri Lam- terde, chancelier de la faculté de droit Liban dans son concept même comme mens (1862-1937), belge, historien et à l’époque, visite le patriarche avant et terre des libertés et du vivre ensemble, islamologue, auteur d’une histoire de après son voyage à Versailles pour lui notre université a concrètement contri- la Syrie. Ce jésuite fut l’un des premiers exprimer « l’inquiétude des Libanais sur bué à sa naissance et à son dévelop- à creuser l’idée du Grand Liban dès leur patrie » – celle en particulier des pement. Ce soutien à l’idée du Liban 1902, dans un article publié à Paris par étudiants de l’Université Saint-Joseph comme État autonome trouve ses ra- la revue Études et intitulé « Quarante qui sont à l’avant-garde de la mobilisa- cines chez deux historiens jésuites qui années d’autonomie au Liban ». Lam- tion en faveur du projet politique libanais. ont marqué la pensée libanaise de la fin mens y ébauche les frontières du Grand Le 15 juillet 1919, les PP. Lucien Cat- du XIXe et du début du XXe siècle. Liban tel qu’il fut proclamé en 1920. tin, recteur, Gérard de Martimprey, Un autre texte, « Tasrih al-absar fi ma chancelier de la faculté de médecine, Les traces du Grand Liban dans les œuvres ya7tawi Loubnan mina al-athar » (Des et René Mouterde rejoignent la baie de de Martin et Lammens regards sur ce que le Liban contient de Jounieh pour soutenir le patriarche qui Il est vrai que cette idée du Grand Liban sites historiques) délimitait dès 1903 embarquait pour la France. À Rome, il fut un grand rêve pour toute une généra- les contours du Liban dans pratique- est reçu par le P. Vladimir Ledochowski, tion de fondateurs, dont le plus grand est ment sa superficie actuelle. Au début supérieur général des jésuites. À Paris, indiscutablement Mgr Élias Howayek. de la deuxième partie, un exposé est deux jésuites, les PP. Louis Jalabert et Sans chercher à faire du concordisme ni consacré au Liban dans ses frontières

10 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban actuelles et par opposition au seul la main libératrice. À vous aussi, mes me l’unité, la science et la prospérité Mont-Liban, en vue d’étayer tant sa amis, au moment où vous devenez sou- pour tous ses enfants. Mais l’auteur pertinence historique que sa géogra- verains, je dis : Soyez (…) des hommes exprime, dans le même texte, une phie au travers des récits de voyageurs de volonté qui cherchent le devoir et certaine réserve pessimiste. Il arabes et occidentaux. Le travail de l’accomplissement avec loyauté, qui ne craignait, en effet, que « les prob- Lammens, qui est l’auteur d’un ouvrage savent pas plier au souffle des caprices lèmes difficiles et ardus, les obsta- sur l’histoire de la Syrie, n’hésite pas à étrangers. cles multiples dus aux dissensions condamner les despotes ottomans et « Aimez donc votre Liban, votre Grand l’inanité des prétentions du roi Fayçal. Liban, aimez-le beaucoup ; par lui religieuses internes, aux conflits Ce travail fut précédé, dans les années toutes les générations du passé vous communautaristes, aux désaccords 1870, par une autre histoire du Liban, crient : En souffrant, en priant et en des points de vue, la divergence des œuvre en langue française non publiée mourant, nous avons conquis l’indé- intérêts politiques, la contradiction du jésuite français Pierre Henri Mar- pendance du Liban ; vous, nos fils, en entre les opinions », ne puissent tin (1825-1880). Cependant, en 1898, travaillant, en vous dévouant, en vous mener à sa perte et à sa dislocation. l’Imprimerie catholique des jésuites sacrifiant, avec l’aide de Dieu, sachez En visionnaire, Cheikho anticipait publiera une brève version en langue donner au Liban indépendant une phy- avec appréhension la nature con- arabe de cette Histoire du Liban (Tarikh sionomie et un caractère dignes de vos flictuelle des rapports entre les Loubnan), dans laquelle Pierre Marie pères ; que le Liban de demain soit le gens ainsi que la mauvaise gestion Martin retrace l’histoire du Liban de- Liban des anciens jours… transfiguré ! » puis l’Antiquité dans les limites géogra- de cette conflictualité par les hom- phiques du Grand Liban. Une remarque de Louis Cheikho mes politiques. Retenons que ces deux auteurs dis- Mais les jésuites peuvent alterner Cette reprise de certains moments tinguent nettement, tant géogra- entre l’enthousiasme et le réalisme. de la constitution du Grand Liban phiquement qu’historiquement, la Le jésuite Louis Cheikho, chaldéen rappelle les constantes qui dic- presqu’île Arabique de la Syrie, tout originaire de Mardin, dans un ar- tèrent l’agir des jésuites : la mise en mettant en valeur l’entité propre ticle paru dans al-Machriq en 1921 en place de structures de l’État du du Mont-Liban appelé à s’agrandir en à l’occasion de la proclamation du Grand Liban, l’amour du Liban et Grand Liban pour qu’il demeure viable Grand Liban et de la dédicace du pas d’un autre, un comportement au sein d’un environnement que dis- politicien au service du Liban et tingue la pluralité communautaire de sa pays au Sacré-Cœur de Jésus, ré- du vivre ensemble, l’unité dans la population. En cela, ils se révèlent héri- fléchit sur le sens ultime de cette tiers de la pensée du grand patriarche proclamation. À ses yeux, le Grand diversité, la liberté de conscience, Estéfan el-Doueihi. Liban bénéficiait désormais en la sauvegarde des institutions. Le Vu l’importance de ce courant histo- tant qu’État d’une liberté souver- Grand Liban comme sécurité pour riographique, on peut affirmer que ces aine qu’il s’agissait de traduire par les chrétiens. Des objectifs sans deux jésuites, ainsi que d’autres, ont l’établissement d’une patrie liba- cesse actuels, à actualiser et à influencé les théoriciens de l’établisse- naise fondée sur des valeurs com- défendre. ment du Grand Liban comme Charles Corm, Boulos Noujaim dit Jouplain ou Yusuf el-Saouda, qui ont appuyé les thèses de Mgr Howayek.

L’appel de Lucien Cattin Quelques mois avant la proclamation du Grand Liban, en juin 1920, le P. Lu- cien Cattin, de nationalité suisse et ancien recteur de l’USJ, adressa un vif et long appel aux anciens étudiants de l’université pour leur dire les défis de la proclamation de l’État du Grand Liban. « Au moment présent, dit-il, moment suprême des décisions qui vont fixer définitivement le sort de votre nation, intensifiez vos efforts. Restez unis, iné- branlables dans vos revendications ; elles sont la condition de votre liberté, de votre indépendance, de votre exis- tence. Ne lâchez pas la main qui, mal- gré certaines apparences, est une main amie ; aidez-la à déjouer les intrigues d’une politique masquée, astucieuse et Le campus de la rue Huvelin, en 1913, où s’installera la faculté de droit de l’Université Saint-Joseph après le jalouse, et elle sera ce qu’elle veut être, transfert de la faculté de médecine à la rue de Damas. (Liban, le siècle en images, éditions Dar an-Nahar)

L’ORIENT-LE JOUR 11 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Le Liban centenaire, une idée inachevée Dès la fin du XIXe siècle, du Caire à New York, en passant par Beyrouth et Paris, journalistes, poètes et écrivains contribuent à l’éveil d’une conscience nationale.

Carole H. DAGHER Essayiste et romancière*

Il y a cent ans naissait le Grand Li- ban, premier État constitué du monde arabe, au lendemain de la Première Guerre mondiale qui vit s’écrouler l’Em- pire ottoman. Dans sa proclamation du 1er septembre 1920, le général Gouraud soulignait qu’« une patrie ne se crée que par l’effacement de l’in- dividualisme devant l’intérêt général, commandé par la foi dans les destinées nationales ». Cet appel à privilégier l’in- térêt public sera au cœur du discours d’un autre général français, Charles de Gaulle, encore commandant, lorsque à l’occasion de la cérémonie de fin d’an- née à l’Université Saint-Joseph, le 3 juillet 1931, il déclare : « Le dévoue- ment au bien commun, voilà ce qui est nécessaire, puisque le moment est venu de rebâtir. » Avec son sens de la formule, il évoque les « lourds devoirs de la liberté » et lance à l’adresse de la jeunesse libanaise : « C’est une patrie que vous avez à faire, il vous appartient de construire un État. » Une patrie, un État. L’un procède de l’autre, l’appartenance à une terre et son organisation politique. L’État créé en 1920 ne provenait pas du néant. Sous l’émirat, les princes Maan (en particulier Fakhreddine II) puis Chéhab en avaient jeté les bases à partir d’une aspiration tenace à l’autonomie et d’un sens inné de la liberté et du respect des croyances. À propos du Grand Liban, Michel Chiha écrira en 1921 : « C’est l’événement le plus considérable de notre histoire. À nous maintenant d’aimer notre pays et de le servir. Gardons-nous d’oublier que nous serons toujours les artisans de ses destinées. » Or deux catégories d’« artisans » se sont manifestées dans l’histoire longue Le premier numéro du quotidien égyptien « Al-Ahram » fondé par les frères Takla au Caire. Le premier de ce territoire plus vaste que sa géo- numéro est daté du samedi 5 août 1836. (Source : bilarabiya.net) graphie : ceux qui ont « pensé » le Liban tinctes, hélas, ce qui explique le hiatus tiels, le fossé entre les politiques et les et ceux qui l’ont « fait », ou « défait ». entre le rêve et sa concrétisation. Les intellectuels est allé grandissant. Autrement dit, ceux qui sont à l’origine chefs d’État libanais se sont rarement Dès la fin du XIXe siècle pourtant, ce sont de la création du Grand Liban et ceux entourés de conseillers ou de ministres les journalistes, les poètes, écrivains et qui ont conduit les affaires de l’État. Ces instruits, ayant le sens de l’intérêt gé- grammairiens qui ont articulé l’idée li- deux catégories sont restées bien dis- néral, et au fil des mandats présiden- banaise. De Jouplain (la « Question du

12 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

Liban ») à Khairallah Khairallah et Che- céréales. Le retour de ces régions dans le le Liban a rejoint la liste des États faillis. cri Ghanem à Paris, des frères Takla en giron national traduisait le souhait du pa- Si la géographie politique du pays a mal- Égypte, fondateurs d’al-Ahram, à Yous- triarcat d’assurer la viabilité économique heureusement pesé sur la construction sef Saouda, apôtre du nationalisme li- de l’État naissant, afin que plus jamais une de l’État, sur la planification d’un déve- banais, et Daoud Ammoun, de Gibran telle tragédie – la famine – ne se repro- loppement juste et équilibré et la mise Khalil Gibran, Mikhaïl Neaïmé et Amine duise. en place de projets à long terme, elle Rihani à New York, à Nassif el-Yazi- n’explique pas l’échec patent à tous les gi et Boutros al-Boustani à Beyrouth, Une vocation dévoyée ? niveaux, notamment l’absence d’une l’activisme littéraire et politique de ces Sous le mandat français, puis surtout politique de solidarité sociale et l’exten- pionniers de la Nahda, qui brandissent depuis l’indépendance, trois catégories sion de la corruption au fil des décen- la langue arabe comme arme de lutte d’hommes ont pris les rênes de l’État : nies. Le fond du problème réside dans contre l’Empire ottoman, contribue à les politiciens, certains issus des milieux la nature de l’État. Comme ailleurs dans l’éveil d’une conscience nationale. Ils se féodaux, d’autres de milieux bourgeois, le monde arabe, mais dans un système font également les chantres de la laï- urbanisés ; les hommes d’affaires (les libanais plus « démocratique », les di- cité et de l’émancipation de la femme, uns se confondant progressivement rigeants ont construit un État préda- et avec eux, des pionnières dirigent des avec les autres) ; et les hauts fonction- teur et clientéliste, en exploitant sans Salons littéraires, fondent des revues naires. Penseur, journaliste et banquier vergogne la formule communautaire et des journaux (al-Fajr, Fatat al-Charq, devenu député, Michel Chiha, l’un des de partage du pouvoir pour entretenir al-Firdaous, al-A’ila). rédacteurs de la Constitution de 1926, leurs réseaux, creuser le sectarisme et La première journaliste du monde arabe, fut le théoricien d’un « pays de minorités empêcher l’émergence d’une citoyen- Hind Naufal, ouvre la voie en Égypte à confessionnelles associées » à l’exercice neté commune et d’une véritable ap- ses consœurs. Ainsi, la culture (théâtre, du pouvoir, lequel pouvoir serait un sub- partenance nationale. Les générations presse, romans) entraîne un réveil poli- til équilibre entre les « droits » des com- se sont succédé, avec leurs rêves de tique, et la naissance de l’État libanais munautés et l’autorité de l’État. Sous réformes, de changement ; les désillu- sera le fruit d’un élan culturel de Bey- ses instances, l’État libanais adopte une sions ont été leur lot. Est-il trop tard ? routh au Caire et de New York à Paris, économie libérale, reflet d’une « voca- où fleurissent les sociétés secrètes et tion » millénaire de marchands, privilé- Le salut par la culture les clubs littéraires. Dans ce contexte, la giant le secteur tertiaire, les banques, À l’heure où toutes les communau- littérature francophone libanaise parti- le commerce et le tourisme. Une telle tés, y compris celles qui refusaient le cipe activement aussi à l’éclosion d’une orientation n’a pas manqué de susciter Grand Liban cent ans plus tôt, se sont identité nationale. les critiques des analystes contempo- « libanisées » et revendiquent leur ap- rains, à l’ombre de la crise du « modèle » partenance nationale, à l’heure où les La viabilité économique de l’État naissant économique qui sévit depuis 2019. À jeunes et la société civile clament leur La France, précisément, est l’un des postes l’encontre des arguments avancés par soif de changement et d’un État de avancés de ces « lobbies » actifs plaidant le patriarche Howayek pour réclamer droit, le Liban se trouve confronté aux la cause libanaise et syro-libanaise. Les l’extension des frontières du Liban (le incohérences de son système politique intellectuels y pèsent de tout leur poids « grenier à blé » et la nécessité d’assu- et à ses contradictions. Précurseur de pour défendre la création de l’État auquel rer une indépendance alimentaire), les la modernité au Moyen-Orient, sa for- ils aspirent, même s’ils se divisent sur son dirigeants du Liban indépendant ont sa- mule de coexistence est devenue le identité et sa nature. Clemenceau finira crifié l’économie productive et l’agricul- marécage où se noient les tentatives par les écouter et par accorder au Liban la ture au profit d’un rôle hégémonique du de construction d’un État moderne. Or proclamation de l’État du Grand Liban tant secteur tertiaire, qui a concentré dans ses penseurs ne l’avaient pas conçue désiré dans ses frontières actuelles, après la capitale l’essentiel des activités du ainsi. La philosophie politique du pays que trois délégations libanaises se fussent pays, au détriment des provinces. « En s’est réduite à un slogan. Les élites succédé à la conférence de paix de Ver- 1973, les importations représentent à traditionnelles du pays se contentent sailles en 1919, et que le patriarche maro- elles seules plus de la moitié du PIB et d’ânonner la fulgurante inspiration de nite Élias Howayek y fut personnellement proviennent à 70 % des pays occiden- Jean-Paul II concernant la vocation intervenu, pesant de toute son autorité taux », précise Nadine Picaudou, qui du Liban, celle du « pays-message ». historique, religieuse et morale. L’Église pose abruptement la question de savoir C’est devenu un leitmotiv rabâché à maronite avait hypothéqué ses biens et si le Liban était une « patrie ou échelle tout venant, davantage pour justifier le ses terres auprès du gouvernement fran- de commerce ? ». Aujourd’hui, au vu des partage du gâteau que pour appeler au çais pour nourrir son peuple frappé par la pénuries associées à la crise inédite de dépassement des clivages confession- famine. Hypothèque levée au lendemain l’économie libanaise, ce cri de Gibran ré- nels et à l’avènement d’une véritable de la guerre par le président Poincaré, qui sonne douloureusement : « Pitié pour la citoyenneté, telle que voulue par les refusa le prix de la faim. nation qui porte un habit qu’elle n’a pas pères du Liban. Dans ce sens, l’échec Se faisant le porte-parole de son peuple tissé, mange un froment qu’elle n’a pas politique est aussi le reflet d’une dé- éprouvé, le patriarche Howayek avait re- récolté et boit un vin qui ne vient pas de gradation de la pensée et de l’absence mis à l’Assemblée générale un mémoran- son pressoir. » d’une vision d’avenir. Plus que jamais, dum réclamant l’indépendance du Liban Ce qui semblait improbable pour le Li- le salut du Liban réside dans la culture. avec l’aide de la France, dans ses fron- ban, voulu par ses élites comme un tières historiques incluant le « grenier » de « modèle » de progrès dans la région * Dernier ouvrage paru : « L’invité des Mé- la Békaa et les plaines du Akkar, riches en arabe, est devenu une triste évidence : dicis », éditions Philippe Rey, Paris, 2020. Le centenaire du Grand Liban février 2021 Les origines institutionnelles de la proclamation du Grand Liban

Hyam MALLAT Avocat et sociologue*

Une analyse méthodologique appro- fondie des origines institutionnelles du Liban permet une meilleure com- préhension de l’émergence politique du Liban d’aujourd’hui, consolidant ainsi son apport privilégié au Proche- Orient. Le Liban a bénéficié dès 1861 d’une reconnaissance internationale avec une neutralité de jure établie par le concert des nations lors de la confé- rence internationale de Beyrouth de 1861, première du genre visant à organiser une région, à savoir le Mont-Liban, à l’intérieur même d’un État et en accord avec lui. Ainsi, le Mont-Liban a constitué dans ses composantes institutionnelles et hu- maines le fondement même du Grand Liban. Un court rappel historique permet de clarifier encore mieux cette situation privilégiée. De 1516 – date de la conquête otto- mane – jusqu’à 1918, toute la région du Proche-Orient a été organisée en wilayets (gouvernorats) dirigés par un wali (gouverneur) nommé par l’autori- té ottomane à Constantinople. Toutefois, par une mesure exception- nelle dans cette région du Proche- Orient et dont les circonstances histo- riques ne sont pas encore totalement La couverture de l‘ouvrage de Philippe el-Khazen qui l’a conduit, en raison de sa teneur, à l’échafaud avec élucidées jusqu’à présent, le sultan son frère, en 1916. Ils devaient être exécutés par pendaison au centre de Beyrouth, qui deviendra la place Sélim Ier devait accorder à l’une des des Martyrs. principales familles princières du sud directement ; par ailleurs (fait unique faisait souvent exception à ce principe. du Mont-Liban, les Maan, la perma- dans les annales du Proche-Orient), Les Maan et les Chéhab sont arrivés, nence de privilèges faisant de cette l’émir libanais voyait le pouvoir assuré grâce à leur bonne administration, à famille les princes de cette montagne à sa descendance mâle, en ligne di- gouverner le pays par voie d’hérédité dont la superficie, l’extension et la recte ou collatérale, investie du droit jusqu’au milieu du XIXe siècle. » dénomination varieront à travers les de succession. Ainsi, de 1516 jusqu’à 1842, l’émirat siècles. Pour mieux comprendre l’importance de la Montagne se transmettait au Deux faits devaient découler de de cette singularité, le diplomate et sein des deux familles Maan et Ché- cette situation institutionnelle : le historien Adel Ismail a écrit à ce su- hab selon les coutumes qui se ca- premier se rapporte à la durée in- jet : « À l’époque qui nous intéresse, ractérisaient par une continuité de la interrompue de ce système poli- c’est-à-dire l’époque de la domination fonction politique institutionnelle et tique qui va s’étaler de 1516 jusqu’à ottomane, les Ottomans ne recon- par une véritable reconnaissance poli- 1842 – date à laquelle l’Empire ot- naissaient pas l’hérédité fixe des fiefs. tique, avec l’établissement de la mou- toman essayera, sans grand suc- Quand un émir disparaissait, son fils tassarrifiya entre 1861 et 1915, mar- cès, d’assimiler le Mont-Liban à une ne lui succédait pas nécessairement quée par le développement progressif de ses provinces et de l’administrer (…). Le gouvernement de la Montagne des institutions...

14 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

I – Continuité de la fonction Orient, le Règlement fondamental matière de droit international pub- politique institutionnelle de la Montagne déterminait en son lic. Voici donc la France, la Grande- Quelques chiffres peuvent éclairer la article 3 des frontières reconnues Bretagne, l’Autriche-Hongrie, la continuité du système politique de internationalement par les grandes Prusse, la Russie, l’Empire ottoman l’émirat qui a permis l’émergence des puissances et le concert des na- – auxquels se joindra en 1868 l’Italie composantes de la société libanaise. tions. Cette « première » diploma- – directement impliqués et ga- Ainsi, sur une période de 326 ans, tique accordée au Mont-Liban con- rants d’une situation internationale allant de 1516 à 1842, 17 émirs ont stituait un acquis majeur en matière nouvelle qui durera officiellement gouverné le Liban dont 8 de la famille Maan et 9 de la famille Chéhab. Du- de droit international public. Certes, jusqu’en 1915. À plusieurs reprises, rant la même période, les régions sui- les Libanais à l’époque discutèrent lors de la nomination des moutas- vantes soumises au gouvernement beaucoup de l’injustice dans le tracé sarrifs (gouverneurs) – et particu- ottoman direct ont connu les nombres même de cette frontière : on refu- lièrement en 1892 et 1902 –, les suivants de walis : wilayet de Saïda (de sait au Liban ses frontières naturel- grandes puissances rappelleront à 1662 à 1842) 92 ; wilayet de Tripoli les, le cours de l’Oronte et du Litani, la Sublime Porte, toujours tentée de (de 1555 à 1842) 157 ; wilayet de Da- Qalamoun, les districts de Tripoli et rogner ce qu’elle avait concédé, l’exi- mas (1517 à 1842) 20. Akkar ainsi que le district de Saïda. gence de respect des termes du Rè- On comprend dès lors la différence Mais ce qui nous intéresse plus glement fondamental. institutionnelle fondamentale entre particulièrement ici, c’est le carac- 3. Approbation par le concert des na- l’ensemble de la région proche-orien- tère d’accord international sur cette tions du choix et de la nomination du tale divisée en wilayets et directe- frontière qui sera régulièrement moutassarrif (gouverneur) ment régie par un wali ottoman, et le Le gouverneur chargé de l’administra- constaté, affirmé et accepté par la Mont-Liban, noyau du Liban actuel, tion du Liban était nommé par la Su- dont la population aura été gouver- Sublime Porte et les grandes puis- blime Porte avec l’accord des autres née presque sans interruption par un sances. Ce fut plus précisément le puissances ; le protocole additionnel prince autochtone jouissant de préro- cas en 1871, lors d’un litige de fron- au Règlement fondamental du 9 juin gatives significatives. tières entre la moutassarrifiya du 1861 disposait clairement que « trois Mont-Liban et la wilayet de Syrie, mois avant l’expiration de son man- II – La conférence internationale cette dernière ayant perçu l’impôt dat, la Sublime Porte, avant d’aviser, de Beyrouth de 1860 du village de Moaysséra reconnu en provoquera une nouvelle entente En 1860, cette continuité institution- territoire libanais. avec les représentants des grandes nelle sera renforcée par l’établisse- D’autres litiges devaient se poser au puissances ». ment du Règlement organique du sujet de la frontière entre la moutas- L’article 1 du Règlement et Protocole relatifs à la réorganisation du Mont- Mont-Liban, véritable acte internatio- sarrifiya et les autres wilayets dont nal, et la création de la moutassarri- Liban du 9 juin 1861 amendé le 6 sep- fiya par la Commission internationale celle de la Békaa-Ouest, Saïda et la tembre 1864 disposait que « le Liban de Beyrouth qui a consacré les fonde- zone des sables au sud de Beyrouth, sera administré par un gouverneur ments institutionnels originaux et ca- Hrayché au nord, le Hermel. Mais le chrétien nommé par la Sublime Porte ractéristiques de l’évolution politique fait institutionnel et diplomatique tel et relevant d’elle directement ». Ce ultérieure jusqu’à 1915. que consacré par la reconnaissance fonctionnaire amovible sera investi Prétendre que ce montage s’est im- publique des grandes puissances de de toutes les attributions du pouvoir planté facilement et qu’il a été ap- l’époque, dont l’Empire ottoman lui- exécutif, veillera au maintien de l’ordre prouvé par tous est battu en brèche même, n’a pas été entamé pour au- et de la sécurité publique dans toute par les témoignages consignés dans tant. Et cet espace politique au sein l’étendue de la Montagne. Jouplain résumera dans son ouvrage les documents diplomatiques et d’une superficie évaluée à près de cette situation comme suit : « La Porte par les revendications locales. Un 4 015 km2 constitue un acquis his- n’est pas libre de son choix ; il faut document de l’époque, intitulé « Cri- torique de portée considérable dans que les puissances européennes lui tique du régime de la moutassarri- le cadre des constituants politiques donnent leur approbation préalable. fiya », daté du 18 décembre 1863, du Liban. La désignation est faite généralement s’élève contre la nomination d’un 2. Garantie des grandes puissances par la conférence des ambassadeurs gouverneur chrétien non libanais de et neutralité de jure réunie chez le ministre des Affaires la moutassarrifiya, relevant que les À une époque où n’existaient encore étrangères turc, et l’accord préalable allégations sur les divisions internes ni la SDN ni l’ONU, la garantie des des puissances et de la Porte est des Libanais et leur incapacité à sept grandes puissances de l’époque constaté par un protocole signé par le grand vizir et par les ambassadeurs s’autogérer sont infirmées par les quant à l’élaboration, la promulga- et annexé au décret de nomination… faits historiques et par la capacité tion et le contrôle de l’application (le gouverneur) peut être destitué par de gestion des affaires publiques du Règlement international de la le sultan, mais après entente avec les nationales. Montagne constitue également représentants des puissances (…). Il 1. Détermination des frontières une « première » diplomatique et en ressort que la province du Liban est Pour la première fois au Proche- politique qu’il y a lieu de relever en gouvernée sous la tutelle collective L’ORIENT-LE JOUR 15 Le centenaire du Grand Liban février 2021 de l’Europe et de la Porte et que son au service du Liban en contrecarrant Chéhab, surtout après la bataille de moutassarrif, pratiquement, relève à la parfois les projets des moutassarrifs. Aïn Dara qui avait vu la victoire de la fois de l’Europe et de la Porte. » 5. Organisation judiciaire faction du parti qaisite (émirs Chéhab 4. Établissement du Conseil adminis- Il n’existe pas de système politique et leurs alliés) sur le parti yamanite et tratif élu viable et équilibré pour la sauvegarde la redistribution de l’iqta (seigneurie Dès 1861 et conformément à l’article des libertés et des droits des citoyens ou féodalité) entre les principales fa- 2 du Règlement fondamental, l’insti- en l’absence d’un pouvoir judiciaire. milles féodales de l’époque. tution d’un Conseil administratif élu C’est pourquoi le Règlement fonda- Les originalités à retenir de ce sys- chargé d’aider le moutassarrif dans ses mental avait prévu dans ses articles 6 tème, outre son caractère proprement fonctions constituait un progrès déter- à 13 une organisation judiciaire com- autochtone, se ramènent à trois faits : minant dans la vie constitutionnelle du plète pour le recrutement des magis- l’un de droit interne relatif à l’abolition Liban – et cela à une époque où tout trats et la compétence des tribunaux. de l’exécution par garnisaires et l’uti- le Proche-Orient restait directement Sans être évidemment parfait et bien lisation d’autres modes de contrainte gouverné par les walis ottomans. L’ar- que soumis à nombre de pressions, le tels que la saisie ou l’emprisonne- ticle 2 du Règlement organique amen- système judiciaire de l’époque était ment ; le deuxième de droit interna- dé en 1864 disposait que ce Conseil déjà à l’avant-garde au plan régional. tional public puisqu’il était interdit aux était chargé « de répartir l’impôt, de 6. Autonomie financière troupes turques de stationner dans la contrôler la gestion des revenus et Contrairement à tout ce qui se passait Montagne ; le troisième d’ordre public des dépenses et de donner son avis dans l’Empire ottoman à cette époque relatif à l’exemption du service mili- consultatif sur toutes les questions qui où la collecte des impôts revenait taire dans l’armée ottomane pour les lui seraient posées par le gouverneur ». avant tout au Trésor central, l’article 15 Libanais de la moutassarrifiya. Tout en relevant que l’exercice de ces du Règlement fondamental avait prévu Avant de conclure, et en dépit des im- prérogatives a beaucoup dépendu des que si « la Sublime Porte se réservait perfections et des limites du Règle- attitudes des moutassarrifs succes- le droit de lever, par l’intermédiaire du ment fondamental tel qu’analysé, rele- sifs et de la capacité des membres du gouverneur du Mont-Liban, les trois vons l’appréciation faite en 1908 de ce conseil à s’imposer et à développer mille cinq cents bourses qui constituent système unique et singulier dans l’Em- pire ottoman par Jouplain qu’on ne peut la pratique institutionnelle, il y a lieu aujourd’hui l’impôt de la Montagne (…), suspecter d’y être favorable : « L’auto- de signaler que les nombreux conflits il est bien entendu que le produit de nomie libanaise, malgré ses imperfec- entre le gouverneur et ce conseil ont ces impôts sera affecté avant tout aux tions, a donné d’excellents résultats. conduit à la reconnaissance de l’invio- frais d’administration de la Montagne Elle a permis le relèvement du pays, labilité de ses membres dans l’exer- et à ses dépenses d’utilité publique ; le après les terribles secousses qu’il a cice de leurs fonctions puisque le pro- surplus seulement, s’il y a lieu, entrera traversées de 1834 à 1864… L’autono- tocole de nomination du moutassarrif dans les caisses de l’État... ». mie libanaise a fait ses preuves… Aussi Ohannès Pacha du 23 décembre 1912 Non seulement la Sublime Porte était la plupart des nations chrétiennes et stipulait qu’« une fois élu, le membre tenue de consacrer le produit des im- musulmanes de l’Empire ottoman de- du Conseil administratif ne pourra pôts aux seuls intérêts de la Montagne, mais elle devait également combler mandent-elles aujourd’hui une auto- être suspendu de ses fonctions par le nomie analogue à celle du Liban… Les gouverneur, pour faute, abus ou man- tout déficit. 7. Création de la police et exemption Règlements du Liban de 1861 et de quement aux obligations de sa fonc- 1864 ont servi de modèle aux gouver- tion administrative, qu’après enquête, des Libanais du service militaire dans nements européens… » communication de ses résultats au l’armée ottomane Telles sont les origines institution- Conseil administratif et son approba- Le contrôle de la sécurité dans la Mon- nelles du Liban. Et aujourd’hui que ce tion par celui-ci ». tagne était une des préoccupations Liban traverse l’une des plus graves Plus encore, il convient de relever le majeures des puissances signataires crises existentielles de son histoire, fait historique suivant : le 23 décembre du Règlement fondamental de 1861. incitant le président Emmanuel 1876, le sultan Abdul Hamid II promul- À cet effet, l’article 15 du Règlement Macron à intervenir personnellement, guait une Constitution et le grand vizir et l’article 14 du Règlement amendé le recours à l’analyse des documents ottoman Medhat Pacha voulant inau- en 1864 ont prévu que le « maintien positifs du droit international public et gurer la politique de réformes dans de l’ordre et l’exécution des lois seront des faits historiques et sociaux, par- l’empire adressa un ordre à chaque wi- assurés par le gouverneur, au moyen ticulièrement en ce qui concerne ses layet de faire élire deux députés pour d’un corps de police mixte ». familles spirituelles, rappelle son rôle former un Parlement de l’empire à 8. Abolition de la féodalité avant-gardiste dans le domaine de la Constantinople. Le Conseil administra- L’article 5 du Règlement organique vie constitutionnelle proche-orientale tif de la moutassarrifiya du Mont-Liban amendé en 1864 disposait qu’« est ainsi que la sollicitude dont il sut jouir rejeta à l’unanimité cette demande, décidée l’égalité de tous devant la loi grâce à la garantie internationale du considérant qu’elle constituait une at- et l’abolition de tous les privilèges ac- concert des nations qui lui a assuré teinte aux prérogatives accordées par cordés aux notables du pays, et par- une neutralité de jure. le Règlement international de 1861. ticulièrement aux moukataajis ». Ainsi Ainsi ce conseil d’administration, qui était aboli le système des moukataajis * Ancien président du conseil d’adminis- préfigurait déjà le parlementarisme, (chefs de district) institué au Mont-Li- tration de la Sécurité sociale puis des sut souvent faire preuve de courage ban depuis les Maan puis avec les Archives nationales.

16 L’ORIENT-LE JOUR

Le centenaire du Grand Liban février 2021 Effondrement d’un État impossible ou crise de maturité ? Que retenir de cent ans d’un État qui s’écroule ? Les pessimistes tiendront le discours de l’obsolescence programmée d’un État impossible, créé de toutes pièces par le mandataire de l’époque, agissant seul tel un deus ex machina. Les plus optimistes opteront pour une crise de maturité qui verra le Liban renaître du milieu de ses gravats et se remettre d’une gouvernance menée par des politiques sans scrupules. Effondrement d’État ou crise de régime ?

En 1992, Israël expulse vers le Liban 450 Palestiniens fondamentalistes de Marj al-Zouhour. Le gouvernement de Rafic Hariri refusera de les laisser rentrer en territoire libanais. Ils seront bloqués à la frontière pendant de longs mois et ils regagneront Israël en 1993, le gouvernement libanais ayant refusé de céder. (Liban, Le siècle en images, éditions Dar an-Nahar) l’on puisse écarter le pire. En revanche, siné au début du siècle dernier. Pour un Joseph MAÏLA Ancien recteur d’université et professeur les tentatives récentes de remodeler sa État fragile, artificiel disait-on, instable de relations internationales à l’Essec géographie politique ont échoué pour et divisé sur lui-même, ce constat est ne pas continuer à croire même confu- surprenant. Qu’on en juge ! La Syrie sément dans la continuité de l’État li- voisine a perdu le Golan. Son territoire Les deux points de vue contiennent banais. Un pays qui subit les assauts connaît à présent une partition de fait leur part de vérité tant l’avenir paraît cruels du destin et parvient vaille que et reste contrôlé en de multiples ré- incertain. Faut-il le rappeler, toutefois, vaille, sur les quarante-cinq dernières gions par des forces militaires multi- un pays n’est pas un enjeu froid dont années, à surmonter des difficultés in- ples : russes, turques, américaines et on peut parler comme d’un objet ina- surmontables probablement pour tout sans doute iraniennes. nimé que l’on possède et que l’on peut autre pays. Le Liban a survécu à sa « li- De son côté, l’unité du Yémen paraît perdre. Un pays est fait d’espoir et banisation » annoncée. Il a résisté au compromise. Divisé à l’indépendance d’avenir, et il ne tient qu’à ses nationaux morcellement qu’on lui prédisait. d’Aden, il fut unifié par la suite pour se de le faire vivre et de le faire renaître le décomposer sous nos yeux avec les cas échéant. N’est-ce pas là le sens du Pour le Liban, un constat surprenant territoires du Nord contrôlés par les soulèvement du 17 octobre ? De tous les pays du Proche-Orient, en houthis, un Sud en proie à l’irréden- Certes, le Moyen-Orient a connu trop proie encore pour certains à la violence tisme et nostalgique de son État perdu, de partages, de changements et de et aux ingérences, le Liban est celui qui et un pouvoir au centre qui n’a de cen- projets de réaménagement pour que a su préserver intact son territoire des- tral que le nom.

18 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

Sous couvert de fédéralisme, l’Irak est La propension des partis politiques conscience et la morale opposent à la en réalité morcelé, découpé en pro- libanais à s’identifier à des maîtres destruction des vies humaines, sou- vinces qui sont autant de fiefs pour ses éphémères au point d’avoir à leur égard vent les plus humbles, au pillage des communautés sunnite, chiite et kurde. le zèle servile des estafiers n’a d’égal biens privés comme publics et à la Sans oublier qu’au terme de la guerre toutefois que les sursauts de dignité de ruine de l’État. dite du Golfe de 1990, l’Irak a vu rétré- ses citoyens. Comment expliquer un tel Le pouvoir de ces conjurés associés à cir sa façade maritime sur le golfe Ara- comportement ? Sinon par la volonté la gestion d’un communautarisme de bo-Persique cédée en partie au Koweït. irraisonnée qu’éprouvent les fils d’une rapine n’a plus de légitimité. La classe Autre cas, celui de la Jordanie. Jamais même nation de rechercher un sur- dirigeante a perdu sa vocation à diriger, État proche-oriental ne sera passé croît de protection et de pouvoir hors tombée qu’elle est déjà sur les champs comme la Jordanie par des métamor- des murs de leur Cité pour se prémunir du déshonneur, de l’imprévoyance, de phoses historiques étonnantes. Créé contre leurs propres frères. l’impéritie, du mensonge et de la cor- Transjordanie, devenu Jordanie après ruption. annexion de la Cisjordanie et de la partie Une légitimité politique à refaire À présent cependant, les choses pa- orientale de Jérusalem en 1950 avant Un autre terrible paradoxe est que le raissent avoir bougé. Une légitimité de les perdre en 1967, le royaume ha- Liban qui a survécu à des occupations politique est à refaire. Un État est à re- chémite a conservé, amputé, l’appella- étrangères paraît céder à présent de construire, des vies sont à protéger et il tion d’État de Jordanie. Quant à la Pa- l’intérieur sous les coups de la cor- faut donner un nom à l’espérance. Alors lestine, bousculée par l’histoire, rognée ruption des plus corrompus des siens. que les oppositions au changement et rongée par une géographie d’occu- Jamais un aussi petit nombre de per- n’ont pas disparu et que les artificiers pation, elle est restée au stade d’État sonnes dont les noms sont décriés par de la mort sont tapis dans l’ombre… La virtuel depuis la décision du partage en toutes les bouches n’aura été aussi route est longue et le chemin ardu. Mais 1947. lourdement responsable des malheurs qu’est-ce qu’un an de bouleversement L’État latent qu’est aujourd’hui l’Auto- du plus grand nombre. Jamais le sort quand il faut refonder une vie politique rité palestinienne de Mahmoud Abbas d’une patrie n’aura aussi étroitement qui a cent ans d’histoire ? Sinon le mo- est dépouillé tous les jours un peu plus épousé le destin d’une fratrie. Un ré- ment fraternel d’un fol et indicible désir de son assiette territoriale. Il demeure gime, plus proche de la dynastie que de s’attacher encore plus à son pays, au impuissant face aux transformations de la démocratie, a conduit un cartel moment où, tombé bien bas, ce dernier de sa capitale et perd progressive- d’entrepreneurs cyniques, aguerris par ne semble plus tenir qu’au courage de ment les quelques rares oripeaux des années de vols et de violences, ceux qui, jeunes ou vieux, ont fait le pari subsistants de pouvoir qui en font au viol des ultimes scrupules que la héroïque de le relever. un semblant d’État. La Palestine est une fiction d’État... La plus subtile des luttes de libération Dans ce chaos d’effondrement, le Li- ban, ce pays improbable, a su d’abord recouvrer puis maintenir sa fragile uni- té territoriale au terme de trois occupa- tions. Tour à tour, le Liban s’est défait de l’État palestinien établi sur son sol par l’OLP et ses chefs, il a mis un terme à l’occupation militaire israélienne et a repoussé une armée syrienne fuyant la colère d’un peuple outragé. Le Liban a véritablement gagné son indépendance dans ces batailles de la souveraineté. À présent, il fait face à la plus subtile des luttes de libération, celle qu’il lui faut mener contre une puissance occupante qui se cache derrière le visage familier d’un supplétif local jadis libérateur. Étonnant destin, en vérité, que celui du Liban. Face au mouvement de balancier des stratégies régionales ou interna- tionales, ses forces politiques ont été incapables de résister à épouser des querelles étrangères. Elles ont sacrifié leur pays aux illusions de la puissance importée et à l’alignement alternatif du pays sur des axes régionaux rivaux. Ce qui a conduit à son malheur. En 1969, des miliciens palestiniens dans un camp d’entraînement.

L’ORIENT-LE JOUR 19 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Beyrouth : ultime ville ouverte en Méditerranée

Beyrouth, creuset de toutes les cultures et de toutes les religions de la Méditerranée. Sur notre photo, le secteur de Bab Idriss au début du mandat français. (Photo tirée de l’ouvrage de Fouad Debbas, « , Zakiratouna », éditions Bissane). gnies maritimes, tout cela attira vers un des secrets les mieux gardés de Antoine COURBAN* les environs du port des centaines l’imaginaire libanais, un présupposé Chroniqueur à L’Orient-Le Jour d’immigrants venus de la montagne que Mohammad Ezzedine formule et d’ailleurs pour assurer leur sub- comme titre de son ouvrage Beyrouth, Le cataclysme qui frappa Beyrouth le sistance. C’est ainsi que les quartiers capitale contre le Mont-Liban ?. 4 août 2020 a-t-il mis fin à 160 ans de hors les murs, démographiquement prospérité continue, de vie sociale et chrétiens, connurent une prospérité Beyrouth comme lieu d’origine culturelle brillante, d’activité écono- exceptionnelle. En bord de mer : Me- Pour beaucoup, le Liban, c’est la mon- mique et commerciale ininterrompue, dawar, Gemmayzé, Mar Mikhaël, Jeï- tagne et ses villages perchés au-des- sans parler d’un certain art de vivre taoui, Rmeil, Saïfi. Plus haut sur les col- sus de profonds ravins. Aujourd’hui qui a su s’exporter partout ? L’avenir lines de Moussaitbé et d’Achrafieh, les nous dira si le Liban est en mesure familles patriciennes installèrent leurs encore, être « de » Beyrouth ou être de se refaire. La capitale libanaise est villas. Les missions religieuses chré- « à » Beyrouth semble parfois poser sortie d’un long sommeil historique au tiennes dotèrent cette ville nouvelle problème. Derrière ces interrogations milieu du XIXe siècle, à partir du mo- d’écoles, d’universités et d’hôpitaux. transparaît en filigrane le grand enjeu ment où Ibrahim Pacha (1789-1848) Tel est le cadre du vivre-ensemble de de l’Orient méditerranéen : la question creusa en 1839 le nouveau port ca- Beyrouth sans lequel le Liban n’au- du sujet de la modernité, donc du ci- pable d’accueillir les bateaux à vapeur. rait aucun message à transmettre au toyen. L’individu ne semble exister, en C’est à partir du port que le Beyrouth monde. L’ancienne petite ville côtière Orient, que comme parcelle émanant ottoman se développa, supplantant s’est agrandie et s’est développée par d’un groupe qui entretient lui-même les anciennes échelles du Levant. Un agrégation centripète et non par ex- des liens grégaires, quasi intempo- port, une gare, le Lazaret (Quaran- pansion centrifuge comme Tripoli. rels, de continuité avec le sol d’un lieu. taine), des commerces, des compa- C’est pourquoi Beyrouth véhicule Tout se passe comme si être domicilié

20 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

à Beyrouth n’interdit pas de se sentir qui lui préfèrent la rigidité inflexible des Le modèle de Beyrouth n’est plus étranger en ville. C’est probablement territoires identitaires. obligé de demeurer otage des li- ce paramètre qui est l’enjeu majeur du À cause de tous les malheurs qui l’ont mites de l’agglomération elle-même, vivre-ensemble au Levant : s’approprier accablé, certains ne croient plus au ou des frontières nationales du Liban. l’espace de la ville, assumer l’urbanité Liban et se demandent s’il existe un La longue guerre civile libanaise (1975- comme porte d’entrée à la citoyenne- trait commun entre les groupes eth- 1990), dont les tumultes se poursuivent té. Le vivre-ensemble présuppose que no-confessionnels de ce pays. Quel encore aujourd’hui, fut, comme tout tous ceux qui vivent ensemble, au sein est le contenu du référent « libanité » ? conflit identitaire, un crime d’urbicide, d’un même espace commun, existent Les vieilles assabiya et leur esprit de celui du meurtre de Beyrouth comme d’abord à titre individuel. corps sont loin d’avoir été dilués dans lieu de l’unité du multiple. L’agglomé- Après le 4 août 2020, Beyrouth se le creuset libanais. Ces stratifications ration urbaine fut détruite avec jubila- retrouve dans une grande désolation historiques ne peuvent se volatiliser tion par les factions en conflit. Mais la comme ce fut le cas le 9 juillet 551, d’un coup. Nul ne peut nier qu’il existe cité de Beyrouth, le modèle lui-même, suite au tremblement de terre qui pro- un certain mode d’urbanité que Bey- n’a pas disparu. Beyrouth a essaimé et voqua un terrifiant tsunami ravageur. routh a su forger, avec ses usages et s’est exportée. La ville s’est, en quelque La violence du cataclysme fut telle que ses codes particuliers, et qui sert de sorte, libérée des chaînes des assabiya l’extrémité occidentale du cap appelé substitut acceptable à une certaine li- des groupes libanais qui empoisonnent Ras-Chekka se brisa en mer. Toute la banité identitaire, toujours remise en la vie publique et empêchent le modèle population de la côte libanaise fut dé- question. Tout un mode de vie, toute de donner toute la mesure de sa puis- cimée. Un voyageur qui visita le site en une manière d’être, ont fini par forger sance comme cadre du vivre-ensemble. 565 témoigne : « Béryte, alors l’œil le un certain profil à l’homme libanais. Beyrouth vogue par-delà les mers. plus beau de la Phénicie, fut dépouillée Cette identité-urbanité transcende les Dans plus d’une ville du golfe Arabique, de toute sa splendeur. Ses superbes frontières de la République libanaise. on retrouve l’un ou l’autre trait de la vie édifices si renommés, ornés avec tant Le modèle de Beyrouth s’est exporté beyrouthine et de ses codes, même si d’art, s’écroulèrent. Aucun ne fut épar- à l’image du modèle universel français on ne peut pas affirmer qu’on y retrouve gné ; il n’en subsista que des amas de forgé par Paris. On retrouve ce modèle à l’ensemble du modèle. décombres. » À 1 500 ans de distance, l’œuvre dans plus d’une ville du Proche ces paroles préfigurent, de manière et du Moyen-Orient. C’est vers Beyrouth Historique d’une urbanité composite visionnaire, l’état actuel de la capitale que toutes les classes bourgeoises ou Étrange parcours que celui de la ville libanaise. embourgeoisées de l’Orient ont tourné de Beyrouth. Son destin de métropole, leur regard. C’est à Beyrouth qu’on vient et de capitale régionale, est contem- Libanité entre dialogues et palabres chercher le modèle cosmopolite dans porain de l’agonie du pouvoir otto- Rien ou presque ne prédisposait cette plus d’un domaine, notamment cultu- man. La petite cité maritime prend ville à être la métropole qu’elle est rel. Même si en 2020 Beyrouth en lam- un essor surprenant à partir de 1830 devenue et à abriter cet ultime foyer beaux n’est plus ce haut lieu qu’elle fut et de l’occupation des troupes égyp- du cosmopolitisme en Méditerranée. jusqu’en 2006-2008, il n’en demeure tiennes du khédive Ibrahim Pacha Simple bourgade côtière, peuplée de pas moins que les traits de cette libani- (1789-1848), fils du vice-roi d’Égypte moins de 10 000 habitants en 1800, té se retrouvent ancrés dans plus d’un Mehmet Ali (1769-1849) qui jettera Beyrouth en comptera 150 000 en- pays du Proche et Moyen-Orient. les bases de l’Égypte moderne et de viron en 1900. Ce que la géographie Jusqu’à une date récente, toute avan- la Nahda ou Renaissance culturelle a voulu comme simple cap rocheux cée culturelle dans cette aire, tout pro- arabe. En 1831, Ibrahim Pacha fait au pied du Mont-Liban, l’histoire des grès, toute modernité conférait à son son entrée dans Beyrouth et annule hommes en a fait une avancée urbaine auteur une part de libanité, de l’identité toutes les divisions administratives au milieu des flots, une ville-paquebot. de Beyrouth et de son modèle univer- ottomanes. Il garde sous son autorité Ruinée et détruite en 551, Beyrouth sel. Les citoyens de plus d’un pays arabe directe la ville en la dotant d’un gou- demeurera simple bourgade somno- non seulement se sentent chez eux verneur, qui décide d’entreprendre de lente jusqu’au XIXe siècle avant d’en- au Liban, mais de plus perçoivent que grands travaux, comme l’aménage- tamer son aventure surprenante de le Liban leur appartient. Ils se laissent ment du port et l’ouverture d’un la- métropole ottomane et de foyer de volontairement approprier, avec plaisir, zaret. Cela coïncide avec l’apparition prédilection du vivre-ensemble. Phare par le modèle de cette libanité si par- de la marine à vapeur, ce qui donna à avancé de l’arabité, creuset de toutes ticulière et si curieuse. En dépit de son Beyrouth une avancée considérable les cultures et de toutes les religions caractère parfois brouillon, de son im- pour le développement du commerce de la Méditerranée, ville meurtrie et maturité civique, le modèle opère im- international. maudite, Beyrouth séduit comme une manquablement par son charme. Son Le gouverneur égyptien crée un femme qu’on désire, alors que cette pouvoir d’attraction finit par s’appro- Conseil de prud’hommes (majliss agglomération ne brille pas particuliè- prier plus d’un imaginaire individuel de shawra) formé de douze notables rement par son caractère monumen- citoyens non libanais, voire à intégrer de la ville dont six musulmans et six tal ni par un urbanisme particulier. Du cet autre à ses propres codes. Les Li- chrétiens. Il ne peut rien décider sans milieu des flots, son espace ouvert et banais ne saisissent pas suffisamment l’avis de ce collège. Il reconnaît de la brise marine qui la caresse en per- cette force d’assimilation de l’urbanité facto la nécessité d’un équilibre pa- manence confèrent à Beyrouth cet air beyrouthine, qui continue à opérer hors ritaire entre les composantes de la de liberté insouciante qui intrigue ceux des frontières. société urbaine de Beyrouth. Il serait

L’ORIENT-LE JOUR 21 Le centenaire du Grand Liban février 2021 pertinent de dire que la parité, adop- se distingue nettement des autres ou urbicide. L’urbanité ignore l’esprit tée au sein de ce Conseil prudhommal villes ottomanes réputées cosmo- de corps (assabiya). L’espace urbain de Beyrouth, anticipe l’accord de Taëf polites. La Nahda fut un éveil au aménage une place pour des indivi- de 1989 qui ignore la démographie et temps du monde qui, sans le cadre dus dont l’allégeance première va à respecte une parité symétrique et non urbain de Beyrouth, aurait pu diffi- leur patrie. proportionnelle au prorata démogra- cilement avoir lieu. On rappellera ici phique. la figure emblématique de l’intel- Le message du Liban En 1888, une nouvelle réforme ot- lectuel rebelle Ahmad Farès el-Chi- Aujourd’hui, après l’explosion du 4 tomane crée le vilayet de Beyrouth, diaq (1804-1887), modèle achevé août 2020, tout cela semble com- formé aux dépens des districts cô- de l’homme nouveau. Maronite de promis. Cent soixante ans de pros- tiers de l’ancien vilayet de Syrie, de- naissance, il passe au protestan- périté et de libanité semblent appar- puis Lattaquié jusqu’à Haïfa, à l’ex- tisme puis à l’islam. C’est en tant tenir à un passé révolu. Le message ception de la région autonome du que dépouille mortelle qu’il devint du Liban est un mélange subtil Mont-Liban. Beyrouth acquiert le citoyen de Beyrouth. Son corps fut d’un vivre-ensemble à deux com- statut de capitale de province, ce qui honoré selon les rites chrétien et posantes. La composante urbaine lui confère des fonctions politiques musulman à la fois avant d’être in- est celle de l’urbanité de Beyrouth, qui consolident son rôle de métro- humé dans le petit cimetière de patchwork aux multiples couleurs pole régionale jusqu’en 1917. Elle est Hazmieh à l’identité religieuse mal humaines. La composante campa- pourvue du chemin de fer, de l’éclai- définie. conclut : « À dé- gnarde est celle de la cohabitation rage au gaz puis de l’électricité et du faut de réformer entièrement la so- en montagne entre groupes so- tramway, d’un réseau moderne d’ad- ciété, l’homme qui naissait ainsi de cioreligieux qui ont su apprendre la duction d’eau, de jardins publics, etc. la Nahda lui avait imposé son exis- relativité des frontières culturelles. Au crépuscule du XIXe siècle, durant tence. » C’est la ville de Beyrouth, et Il est vrai que la crispation identi- la longue agonie de l’empire des Os- nulle autre, qui reçut en legs le corps taire demeure une tentation sous- manlis, la ville de Beyrouth se pré- de cet homme qui réussit l’exploit de jacente qui remonte à la surface au sente comme la vitrine d’une cer- faire vivre ensemble, en lui-même, moindre prétexte et remet chaque taine modernité ottomane. L’Empire toutes les identités de son temps et fois en cause l’unité politique. On en ottoman, sur son lit de mort, lègue de son milieu. est là en 2021. à l’Orient méditerranéen la ville mo- L’imaginaire collectif a tendance à ré- Et pourtant, la coexistence a façon- derne de Beyrouth, point de rallie- duire le Liban à la seule ville de Bey- né l’homme libanais et lui a conféré ment du Levant, lieu de rencontre et routh. Et pourtant, la majeure partie un profil unique, tant le musulman d’échange entre l’Orient et l’Occident des mythes fondateurs de l’entité que le chrétien. L’un et l’autre sont que l’empereur de Prusse Guillaume libanaise concernent la Montagne et loin d’avoir une identité pure et ho- II surnomme « la perle de la couronne non la ville. À la fin du XIXe siècle, le mogène en tout point. L’un et l’autre ottomane ». rapport de force se renverse en Mon- sont, à la fois, soi-même et l’autre. Au sein de cet espace urbain se sont tagne, en faveur des chrétiens, à tel L’édifice semble mal assuré, on le conjuguées trois dynamiques fonda- point que des voix s’élevaient pour constate aujourd’hui. Pourquoi ? La mentales de la ville ouverte : celle des demander rien de moins que l’an- réponse résiderait dans le fait que réseaux d’échanges commerciaux nexion de Beyrouth. les fondations libanaises ne tiennent mondialisés, celle de l’interculturalité À cause de clivages administratifs pas tellement compte de l’individu et celle de la gestion de l’espace pu- entre le vilayet et la région auto- et du contrat social, tant elles de- blic. Plus de cent cinquante ans plus nome de la Montagne, la nature des meurent soucieuses de l’équilibre et tard, on assistera à un phénomène relations entre Beyrouth et son ar- de l’entente intercommunautaires. similaire avec l’émergence et le dé- rière-pays s’est modifiée en profon- Mais si le vivre-ensemble, fût-il veloppement de la ville de Dubaï, ce deur. De nombreux migrants s’instal- insuffisant, se maintient au Liban, New-Beyrouth au milieu des sables laient à Beyrouth, mais sans toutefois cela est dû au fait que l’esprit qui a d’Arabie, havre d’une certaine liba- s’intégrer à son urbanité. Un nombre nourri la ville de Beyrouth, depuis nité du XXIe siècle. La modernité de important d’entre eux ne se faisait les années 1830, n’a pas dit son Beyrouth ne fut rendue possible que pas immatriculer à Beyrouth. dernier mot. Au fond, tout le Liban par son détachement du destin du Cela préfigure cet enjeu central de la s’abreuve à cette source vive qu’est vieil empire et sa participation à l’es- modernité actuelle qu’on peut ap- l’urbanité de Beyrouth, condition sor de la dynamique économique et peler la guerre du territoire contre la première de la citoyenneté. Sans culturelle du monde occidental. Con- ville. C’est la ville et ses réseaux qui Beyrouth, la ville-mère, le Liban au- çue et engendrée dans la matrice peuvent prétendre assurer la cohé- rait-il quelque message à délivrer au ottomane, Beyrouth se développe sion de la diversité et l’unité politique monde ? en se « désottomanisant ». du multiple. La ville constitue la ré- À la fin du XIXe siècle, Beyrouth est férence commune alors que le ter- *Ancien chef du département définitivement sortie de l’ombre en ritoire demeure le référent privilégié de médecine et humanités (USJ) tant que grande métropole grâce à d’un identitaire particulier. Cette ba- Rédacteur en chef la position, qu’elle partage avec Le taille du territoire connaît son apogée de « Travaux et Jours » (USJ) Caire, de capitale de la Renaissance dans les guerres civiles et les conflits Membre du Conseil arabe ou Nahda. C’est en cela qu’elle identitaires par le meurtre de la ville de l’enseignement supérieur du Liban.

22 L’ORIENT-LE JOUR

Le centenaire du Grand Liban février 2021 De Kafno* à Kafno, le centenaire du Grand Liban En ce 4 août 2020, devant leur blé jonchant le sol autour des silos dévastés, les Libanais ont revécu Kafno, la famine-génocide de 1914-18, sous le spectre de leur bourreau Djamal Pacha. Rien n’a changé depuis qu’en 1920 le Liban fut agrandi en vue d’un avenir prometteur. Mais fut- il vraiment agrandi, ou n’a-t-il pas été plutôt supprimé et remplacé ? Le Grand Liban est-il en continuation ou en rupture avec le Liban historique ?

Distribution du pain par Bkerké (en rouge, nous lisons Kafno). circonstances. La pénurie aurait été sène, les médecins, les pharmacies et Dr Amine Jules ISKANDAR provoquée, selon lui, par une invasion tout le matériel de construction. Tan- Président de l’Union syriaque de sauterelles en temps de guerre et dis que les Libanais manquaient de maronite Tur Levnon de blocus. toutes les matières premières, tan- L’occupant agissait avec aisance car dis qu’ils croulaient sous le poids des En voyant les silos du port de Beyrouth il se sentait chez lui. Il ne s’est jamais épidémies, ils voyaient leur kérosène, éventrés, le blé des Libanais déversé considéré étranger puisque cette leur blé et leurs médicaments prendre sur un misérable lit de ruines, sur fond terre qu’il ravageait était ottomane les routes de Syrie. Il fut aussi inter- d’une cité dévastée, on ne peut s’em- et que le peuple qu’il sacrifiait était dit à la diaspora d’envoyer de l’argent pêcher de revivre les douleurs et les moins important que la noble cause. à ses familles au Liban. Pour plus de souffrances de nos ancêtres en 1914- La résistance de l’empire face à l’en- cruauté encore, le pacha prononçait 1918. Ils ont dû eux aussi assister à nemi justifiait toutes les famines, les des discours et donnait aux Libanais plusieurs reprises à l’acharnement de souffrances, la mort et l’émigration en des leçons de nationalisme dans les- l’Ottoman Djamal Pacha sur leurs silos masse. quels il leur conseillait de bien résister auxquels il mettait le feu. Impuissants, Djamal Pacha pouvait se vanter face à l’ennemi qu’il définissait lui- ils devaient regarder brûler leurs der- d’avoir bien organisé la résistance. Il même et qu’il leur imposait. nières réserves alimentaires face à avait réquisitionné à cet effet toutes Cent ans plus tard, le blé gît au sol, et un bourreau qui expliquait au monde les bêtes de somme, la nourriture, le peuple dépouillé, appauvri et affa- entier qu’il s’agissait d’une famine na- les hommes capables de travailler, mé se fait sermonner sur les valeurs turelle due à un fâcheux concours de les jeunes pouvant se battre, le kéro- de la résistance. On lui enlève son

24 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban carburant et ses médicaments, on tienne et de monuments aux martyrs. en 1943 : le syriaque fut simple- pousse ses médecins et ses jeunes à L’identité fut sauvée, et à travers elle, ment sacrifié, n’ayant pas été retenu l’exil, on lui bloque les aides en devises la présence arménienne qui sans cela comme l’une des langues nationales. étrangères et on lui impose un enne- se serait entièrement dissoute jusqu’à Par défaut, les écoles de montagne mi éternel et absolu, ancré dans le la disparition. En ravivant leur langue, cessèrent son enseignement dans les dogme et l’idéologie. Même la nature les Arméniens purent enrichir le Li- années 60 avec le départ à la retraite a tenu à participer au scénario avec ban et son patrimoine d’une dimen- des derniers professeurs. Dès lors, des virus dans le rôle des sauterelles. sion supplémentaire bien au-delà des l’Église maronite optait pour la traduc- Sans oublier les commerçants cor- avantages d’ordre économique. tion de la messe en arabe puisque les rompus et le népotisme féodal faisant paroissiens ne pouvaient plus suivre marchandage de tout, de la politique Le choix des Monté-Libanais dans les livres traditionnels impri- aux valeurs les plus essentielles. Comme les autres populations de més en syriaque ou en garshouné**. Que s’est-il passé pour que ce peuple l’Empire ottoman en décomposition, C’est comme si aujourd’hui un pays, soit obligé de revivre toutes ces ca- les Monté-Libanais étaient confron- comme l’Italie ou la Pologne, décidait lamités au bout d’un siècle ? Et pour tés aux mêmes enjeux de l’après-li- de ne plus enseigner sa langue sous quelles raisons en est-il là alors que bération. Il s’agissait donc de faire le prétexte qu’aucun autre pays ne s’en les autres populations de l’Empire ot- même travail de valorisation cultu- sert. toman se sont organisées en nations relle et artistique, de redressement jouissant d’un bon système immuni- linguistique et d’écriture de l’histoire Acculturation totale taire ? dans le but de former le roman natio- S’étant désistée de l’identité linguis- nal nécessaire à la gestation de tout tique, l’histoire officielle devait aussi Raviver l’héritage linguistique et culturel État-nation. Il était aussi fondamental correspondre à la nouvelle vision de Pressentant l’effondrement de l’em- de rendre hommage aux martyrs de l’identité nationale. On sacrifia alors pire, les différentes composantes Kafno, le génocide-famine de la Pre- les 220 000 martyrs morts dans culturelles avaient commencé à se mière Guerre mondiale, afin de ne pas d’atroces souffrances simplement reconstruire et à raviver leur héritage rendre vaines les atroces souffrances parce qu’ils étaient très majoritaire- sur tous les volets linguistiques, his- de leurs parents, enfants, frères, ment chrétiens. On leur préféra les 40 toriques, artistiques, littéraires et spi- sœurs et ancêtres. Pour que cela ne cadres pendus à la place des Canons rituels. Après quatre siècles d’occupa- se répète plus jamais. dont l’appartenance multiconfession- tion ottomane, leurs langues étaient Mais contrairement à toutes les autres nelle répondait mieux à l’idéologie du presque mortes, ou du moins elles composantes judéo-chrétiennes de jeune État. ne pouvaient plus répondre aux exi- l’empire malade, les Monté-Libanais Les manuels d’histoire devaient aus- gences de la modernité et de la révo- préférèrent miser sur l’amnésie géné- si adapter les faits réels à la version lution industrielle en cette fin du XIXe rale afin de bâtir une nouvelle entité officielle. Comment expliquer toutes siècle. Elles durent alors commencer à politique : le Grand Liban. Durant les ces victimes ? On parla alors de la les ranimer en créant ainsi le grec mo- années infernales de Kafno, 1914- mort du tiers des Monté-Libanais, derne, l’arménien moderne, l’hébreu 1918, l’enseignement scolaire fut in- alors qu’il s’agissait réellement de la moderne et le serbe moderne. Tous terrompu à travers tout le gouverno- moitié, puisque 220 000 personnes les ingrédients furent préparés afin de rat (moutassarrifiya) du Mont-Liban. ont succombé, sur une population pouvoir un jour, lorsque les circons- Les montagnards qui arrivaient à at- de 450 000 habitants. Et la seconde tances le permettraient, ériger leurs teindre la cité ottomane de Beyrouth moitié ne survécut que parce qu’elle États-nations. n’arrivaient là que pour y mourir. Le avait réussi à fuir le pays, le plus sou- Ces peuples enseignèrent leurs lan- pays n’était plus qu’un vaste cime- vent pour toujours. gues après les avoir modernisées. tière. L’intelligentsia avait émigré vers L’histoire officielle s’ingénia aussi à Dans certains cas, ces idiomes étaient les contrées les plus lointaines de la verser dans l’hypocrisie. Des détails complètement morts (comme l’hé- diaspora. Le manque de culture et l’il- qui avaient aggravé les conditions breu), archaïques (comme le grec) ou lettrisme battaient leur plein. des Monté-Libanais, tels que les sau- simplement ignorés par de grandes La libération du Liban par les forces de terelles ou les commerçants véreux, tranches de la population, comme la Triple-Entente aurait dû engendrer furent rendus à eux seuls respon- pour les Arméniens de Cilicie. Ces der- le même type de renaissance que chez sables de toute l’hécatombe. On ne niers, arrivés au Liban suite au géno- les autres composantes, arménienne, parla jamais des réquisitions ou des cide, ne parlaient pas un seul mot de grecque, chypriote ou autres. Mais il déportations, ni des évêques traduits leur langue. Des orphelinats et des n’en fut rien pour ce qui concerne le en cours martiale et exécutés. On écoles furent alors fondés à travers le concept de l’identité nationale au Li- n’évoqua jamais les silos de blé éven- Liban, faisant appel à des enseignants ban. Aucun effort ne fut entrepris pour trés, mis à sac et brûlés. arménophones de la diaspora. En la langue syriaque moribonde, ni pour Mais plus grave encore, on a voulu une seule génération, la langue était l’écriture de l’histoire et du roman na- aller à la rencontre de l’Autre en de- ressuscitée, avec l’apprentissage du tional. Aucun monument, aucun hon- venant l’Autre, en adoptant sa langue, folklore, de l’art, de l’histoire et de la neur ne fut jamais rendu aux 220 000 son histoire, sa littérature et son spiritualité. victimes du génocide Kafno. propre roman national. Une accultu- Les Arméniens imprégnèrent le pay- Ce qui était encore aléatoire et chao- ration totale s’est imposée dans les sage libanais de leur architecture chré- tique devint conscient et prémédité écoles chrétiennes qui n’ont plus

L’ORIENT-LE JOUR 25 Le centenaire du Grand Liban février 2021 rien transmis de la langue ancestrale une nation sur le dénigrement de l’es- tainement pas d’une nation. Encore ni de l’histoire nationale. Ces insti- sentiel, de l’existentiel. Nous avons moins les « négations » amèrement tutions optèrent pour l’assimilation considéré les différences entre les dénoncées par Georges Naccache. totale en calquant l’Autre. Or on ne habitants du Liban historique et ceux L’État-nation, dont l’aptitude à sur- peut établir un dialogue avec la copie des régions périphériques comme des monter les crises le distingue de de soi-même. Ce qui devait être une obstacles à la coexistence. Ces diffé- l’État tout court, est constitué de rencontre a donc sombré dans le mo- rences culturelles, historiques et lin- bien plus que cela. Il est un ensemble nologue du narcissisme réducteur et guistiques furent ainsi sacrifiées sur d’aspirations communes, de vision, destructeur. l’autel de l’unité nationale. de mythes et d’un roman national. Il Cette idéologie de la fusion des peuples est surtout la résultante d’un chemi- L’idéologie de la fusion des peuples comme s’il s’agissait de vulgaires mé- nement historique porté par la foi, la La nouvelle nation fut érigée sur un lit taux nous a surtout empêchés d’y voir culture et la langue. Ces garantes de de mensonges et de négations de soi. clair, d’écouter avec intérêt un Robert de l’identité ne peuvent faire l’objet de Un peuple qui se désiste de tout ce qui Caix de Saint-Aymour et de rechercher concessions et de compromis. Il s’agit le constitue dans toutes ses spécifi- un système politique adapté à la diversi- de l’essence même de ce que nous cités humaines et culturelles peut-il té culturelle, religieuse et historique des sommes. On ne peut bâtir une na- trouver sa place dans le concert des différentes composantes du Grand Liban. tion sur le mensonge, encore moins nations ? Pour bâtir le Grand Liban, il Ce n’est pas avec les avantages tech- sur l’amnésie. Car, comme le disait si fut décidé de sacrifier le Liban histo- niques qui nous ont été légués par les bien Rémy de Gourmont : « Quand un rique en effaçant ses particularismes missionnaires catholiques, puis par peuple n’ose plus défendre sa langue, qui font sa richesse et son aptitude à la France, ni avec les infrastructures il est mûr pour l’esclavage. » pouvoir traverser les crises de l’his- avancées laissées par les Ottomans toire. Ces spécificités justement sont puis par les Français que nous pou- * Kafno, qui signifie famine en syriaque, les ingrédients de son système im- vions construire une nation. Le port, est le nom de la Grande Famine – géno- munitaire, et leur disparition le rend le tramway, les réseaux ferroviaires cide du Mont-Liban entre 1914 et 1918. vulnérable à toutes les perturbations et routiers, l’électricité, l’eau, les ** Garshouné, qui signifie étranger, re- avoisinantes. postes et télégraphes, même les hô- vient à écrire une langue étrangère (en Nous ne pouvons pas nous construire pitaux et les universités ne forment l’occurrence l’arabe) en employant l’al- et évoluer en tant que peuple ni bâtir pas les ingrédients d’un État, et cer- phabet syriaque.

Des habitants du Mont-Liban rassemblés devant une église durant la famine (Kafno). 26 L’ORIENT-LE JOUR

Le centenaire du Grand Liban février 2021 Un siècle d’autisme politique

Naoum FARAH Avocat à la Cour

En psychiatrie, l’autisme est un trouble du neuro-développement humain ca- ractérisé par des difficultés dans les interactions sociales de la communi- cation et des comportements et in- térêts à caractère restreint, répétitif et stéréotypé. Sans avoir à transposer nécessaire- ment tous les symptômes de cette pathologie au grand malade qu’est le Liban, on peut valablement opérer un rapprochement entre l’autisme comme maladie et l’« autisme po- litique libanais » qui s’est aggravé depuis 1920 pour attendre ses ma- nifestations paroxystiques un siècle plus tard. « L’autisme politique libanais » se- rait donc un trouble du développement socio-communautaire caractérisé par des difficultés dans les interactions entre les composantes historiques de la nation et des comportements et in- térêts à caractère sectaire, répétitif et stéréotypé ne tirant aucune leçon des échecs passés. Le système politique instauré par la France à la suite de la proclamation du Grand Liban en 1920 et approuvé par une partie de l’élite libanaise de l’époque a souffert dès sa conception d’un double défaut génétique. En effet, la puissance mandataire, culturellement imprégnée d’une conception jacobine de l’État, a tenu à Manifestation pro-palestinienne à Beyrouth en 1972. « L’accord du Caire a quasiment officialisé l’effraction instaurer un système constitutionnel armée de l’OLP dans le tissu politique, communautaire et sécuritaire du pays .» inadapté aux réalités libanaises, parce savoir la gestion de l’État à travers siment officialisé l’effraction armée que centralisé, avec comme résultat un gouvernement central dominé de l’OLP dans le tissu politique, com- un système hybride cumulant les dé- d’abord par un président de la Ré- munautaire et sécuritaire du pays, fauts et du régime présidentiel et du publique faussement prépondérant annonçaient des lendemains tra- régime parlementaire, sans bénéficier jusqu’en 1990, puis ensuite par un giques. de leurs qualités. Croyant bien faire, la puissance man- Conseil des ministres omnipotent C’est ainsi qu’en mai 1973, la tentative dataire a juxtaposé, voire superposé, mais paralytique, se sont trouvés en avortée du président Sleiman Frangié à la formule laïque (l’État n’a pas de situation conflictuelle permanente de faire appel à l’armée pour endiguer religion officielle) un système paral- avec les forces centrifuges et trans- les milices palestiniennes se heurtait à lèle légal articulé sur la diversité com- frontalières des communautés reli- l’opposition frontale et des sunnites et munautaire (art. 95 de la Constitution gieuses, notamment les communau- de la gauche, et surtout à l’ultimatum et autres textes). Au fil des crises, ce tés musulmanes. Cette situation de musclé de la Syrie qui préparait déjà en système s’est transformé en un corps tensions antagonistes s’est amplifiée sous-main son intervention militaire en malade, ingouvernable et surtout et aggravée après chaque crise. 1975, tout d’abord par l’intermédiaire porteur de tous les dangers. Les « événements » de 1958 suivis de factions palestiniennes totalement Résultat : depuis 1926, et surtout en 1969 par le tristement célèbre inféodées à Damas, puis directement depuis 1943, ces deux systèmes, à accord du Caire, qui a facilité et qua- et clairement par l’entrée des troupes

28 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban régulières syriennes en juin 1976, et l’essence même du pacte national de co-communautaires dont l’objectif enfin « légalisée » (!) par la Ligue des 1943. est la prise du pouvoir central grâce États arabes en octobre 1976. D’ailleurs, si en 1920 les États-Unis à un entrisme méthodique dans les Quinze années de guerres jusqu’en d’Amérique avaient obtenu le mandat diverses institutions et organismes octobre 1990, aboutissant aux ac- sur le Liban, en lieu et place de la France, de l’État. cords de Taëf, ont de nouveau « lé- il est fort probable que le président Wil- Les détracteurs du fédéralisme-neu- galisé » (!) la mainmise totale de la son, s’inspirant du modèle en vigueur tralité sont souvent ceux-là mêmes qui, Syrie ; une mainmise synonyme de dans son pays, y aurait institué un sys- depuis 1958, ont préparé le terrain aux véritable occupation, pourtant jamais tème fédéral couplé à un statut de neu- interventions armées étrangères et/ou dénoncée par la communauté inter- tralité, imitant en cela l’exemple de la par des étrangers résidents dans notre nationale et même encouragée par- Suisse qui l’avait protégée des malheurs pays. Ces détracteurs ont affaibli le pou- fois par certains États. Il était évident de la Première Guerre mondiale, ces voir central dans le dessein, de moins en que cette mainmise n’était que le mêmes malheurs qui avaient pourtant moins inavoué, de reléguer la commu- prélude à une future annexion du Li- décimé la population du Mont-Liban. nauté chrétienne à un rôle de figurant ban à la Syrie, annexion qui a échoué Une telle refonte constitutionnelle ne politique, économique et culturel. suite à l’assassinat de Rafic Hariri en devrait se concrétiser que dans la pré- Ces détracteurs ont maintenant l’obli- février 2005. Le retrait de l’armée sy- servation intégrale des frontières ac- gation morale et nationale de se dé- rienne en avril de la même année sera tuelles de notre patrie, la consolidation partir de leur duplicité et d’admettre remplacé par une tutelle iranienne de la coexistence islamo-chrétienne que seule la formule fédérale protégée imposée avec un succès grandissant dans un environnement démocratique par un statut de neutralité positive peut par le Hezbollah qui a su engranger assurant la représentation électorale la sauver le Liban de la partition, voire de les profits politiques et sécuritaires plus grande ainsi que l’élargissement la désintégration… après l’agression militaire israélienne et le renforcement des libertés pu- Mais en 1917, soit quelques mois avant de juillet 2006, et surtout à l’occasion bliques, de même que la défense des la fin de la Première Guerre mondiale, des multiples guerres qui déchirent la droits de l’homme et des causes justes nos grands-parents auraient-ils pu en- Syrie depuis 2011. et légitimes. Sinon, nos petits-enfants visager, même dans leurs rêves les plus ne seraient sans doute pas en mesure fous, que 400 années d’occupation ot- Question : pourquoi ces faits sont-ils de célébrer en 2120 le bicentenaire de tomane allaient bientôt prendre fin, et systématiquement récurrents ? ce que fut leur pays ! qu’ils assisteraient à l’émergence d’un Réponse : parce que les causes sont Malheureusement le concept d’un Liban indépendant pour la première les mêmes, à savoir l’inadéquation Liban fédéral et neutre provoque ici fois de son histoire ? des textes à la réalité historique du Li- et là des réactions négatives qui ne Est-ce un rêve ? Un vœu pieux ? Peut- ban où sont supposées cohabiter ses sont pas mues par la seule bonne foi. être. 18 communautés religieuses. En effet, pour une certaine élite intel- Tout est différent. Quelles sont les solutions susceptibles lectuelle formatée par une idéologie Mais tout est identique. d’apaiser les tensions internes, condi- circulaire, le mot de « fédération » Sommes-nous donc aujourd’hui : tion indispensable à l’instauration d’un signifie nécessairement « partition », à la veille d’un 1er septembre 1920 re- système pérenne doté d’une gouver- « sécession » ou « séparation ». Ce visité ? nabilité adaptée aux spécificités liba- faisant, cette élite, depuis des dé- ou bien à la veille d’un 24 août 1516, naises ? cennies, fait le jeu de forces politi- nouvelle version ? La première de ces conditions est que les communautés religieuses et les partis politiques mettent de côté la du- plicité, le mensonge et l’hypocrisie ré- ciproques qui ont caractérisé et conti- nuent de caractériser leurs relations durant ces 100 dernières années. La deuxième de ces conditions est d’acter que toutes les tentatives me- nées jusqu’à présent pour rendre gou- vernable le système en vigueur ont échoué. Il est grand temps d’admettre que, pour sauver le Liban, il est indis- pensable de sacrifier son système ac- tuel moribond. La seule formule viable est de se diriger rapidement vers l’adoption de l’unique binôme salvateur : à savoir un système fédéral adossé à une neutralité posi- En mai 1973, le président Sleiman Frangié fera appel à l’armée pour mettre au pas les organisations tive. Ce faisant, l’on retrouverait l’es- palestiniennes (sur notre photo une unité de l’armée face au camp de Sabra). Le président Frangié se prit sous-jacent à la proclamation du heurtera toutefois à la farouche opposition des leaders sunnites et de la gauche et à celle du président Grand Liban, cet esprit-là qui constitue Hafez el-Assad qui fermera les frontières avec le Liban pour faire pression sur le président Frangié afin de le contraindre à faire marche arrière. Photo archives/L’OLJ

L’ORIENT-LE JOUR 29 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Comment sauvegarder le « Grand Liban » ?

En 1983, la conférence de dialogue national réunie à Genève, sous l’égide de la Ligue arabe : le Liban restera un pays d’équilibre entre toutes ses composantes nationales. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar). Abbas HALABI rons la continuité de la nation, nous, en un refuge et une destination pour ceux Magistrat tant que Libanais, devons-nous nous qui recherchaient des moyens de sub- souvenir de ce que le pape saint Jean- sistance, l’attachement au culte et à la « ... Et il les a aidés à construire des Paul II a déclaré un jour, en y méditant liberté. Ce fut particulièrement le cas églises et des couvents, pour achever le : « Le Liban est plus qu’un pays : c’est de ceux qui violaient les croyances re- plan de ses ancêtres. » un message de liberté et un exemple de ligieuses de leur groupe. De plus, la pe- (Tiré de la description du père Ignace pluralisme pour l’Orient comme pour tite superficie du pays a permis à tous al-Khoury du cheikh Bachir Joumblatt, l’Occident ! » ses habitants de se retrouver et de se 1775-1825). Oui ! C’est se tromper énormément que côtoyer. Le Liban est ainsi devenu, se- de penser que le Grand Liban, sous sa lon Kamal Joumblatt, « l’Orient en mi- Un « jubilé » en sciences humaines est forme pluraliste, n’est que le résultat niature ». la commémoration du passage d’un de changements politiques et de plans Ce rapprochement entre les habitants temps précis sur un événement per- internationaux. Bien que des facteurs du Liban s’est poursuivi au cours des sonnel ou public, au cours duquel un internes et externes aient contribué à siècles, car la vie de l’être humain et individu ou un groupe se souvient de la naissance du Grand Liban à la suite de la communauté est un processus l’événement fondateur, afin de tirer les de l’effondrement de l’Empire ottoman, continu d’expériences individuelles leçons du passé et d’anticiper l’ave- le Grand Liban est l’image complète et communautaires basées sur des nir. Quant aux célébrations du premier du véritable Liban, qui est, « depuis constantes spatiales et temporelles centenaire de la déclaration de l’État sa création, le siège et le théâtre des héritées des ancêtres. Les caractéris- du « Grand Liban », même si elles cultures », comme le souligne le phi- tiques de ce rapprochement sont de- semblent tristes et moroses en raison losophe René Habachi, et « le lieu de venues plus claires après la rencontre des récentes tragédies qui ont frappé le prédilection de toutes les langues, re- entre les communautés maronite et pays, elles n’en constituent pas moins ligions et races », selon Édouard Saab. druze, suite à leur implantation dans le pour nous l’occasion de lire l’avenir à Les historiens et les penseurs, dont nord et le sud du Liban, entre les VIIe et travers les yeux du passé et du présent. Philippe Hitti, Youssef al-Hourani et Xe siècles après J.-C. Le philosophe Emmanuel Levinas sou- Pierre Rondot, attribuent cette carac- ligne dans son livre De Dieu qui vient à téristique de diversité à la nature bru- La naissance du Liban moderne l’idée que se souvenir en philosophie est tale des terres du Liban ainsi qu’à la Ainsi, de cette rencontre entre le « la seule force qui garantit l’unité de multiplicité de ses adversaires, de sorte processus historique maronite et l’être ». Par conséquent, si nous dési- qu’à travers les âges, ce pays a formé le processus historique druze est

30 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban née l’entité libanaise, selon l’histo- simplification et la généralisation passer du stade du désir de vivre en- rien Kamal al-Salibi. En effet, le Li- sont impossibles. » semble au stade de la réalisation et ban moderne est né, comme le dit de la mise en œuvre de cette coexis- le père Michel Hayek, précisément Le concept de résistance tence, car le désir de coexistence ne à l’époque de la dynastie des Maan, Par conséquent, le premier centenaire suffit pas. Pour y parvenir, nous de- lorsque « les maronites ont tendu la de la déclaration du Grand Liban consti- vons d’abord revenir aux racines et à main aux princes druzes pour délimi- tue une occasion de se souvenir de l’authenticité de notre identité, c’est- ter les frontières du Liban actuel ». l’événement fondateur afin d’activer et à-dire à l’esprit de diversité, de plura- Et de noter que « la première charte de restaurer l’identité nationale, car le lisme et de dialogue qui caractérise ce libanaise remonte à cette époque ». passé est fortement rappelé, présent et pays, qui réside spécifiquement dans Par conséquent, le Grand Liban, né actif. L’événement fondateur ne s’arrête son histoire et qui a été codifié dans le en 1920, a certes changé la démo- pas à la déclaration du général Gou- pacte national de 1943, dans le docu- graphie et la géographie du pays ain- raud sur l’État du Grand Liban. Il s’agit ment d’entente nationale (l’accord de si que l’équation politique de maro- plutôt d’un événement enraciné dans Taëf) de 1989 et dans la Constitution nite-druze à maronite-sunnite, mais le passé, et la base de cet événement naissante de la République libanaise il n’en reste pas moins qu’il était une est la coexistence qui a caractérisé le de l’accord de Taëf en 1990. continuation et une extension du Li- Liban depuis l’Antiquité, à travers l’ère C’est après cette étape qu’il sera pos- ban-message puisqu’il émanait, se- des deux émirats maanite et chéhabite, sible de s’asseoir à la table de dia- lon Hayek, d’une charte non écrite jusqu’à nos jours. logue et de faire de ces textes une entre des communautés qui ont dé- Cependant, il ne faut pas s’arrêter au lecture contemporaine qui simule la cidé de vivre ensemble la liberté et concept de coexistence dans son sens réalité actuelle du pays, après que les l’indépendance en partageant les simple et reconnu, qui est la vie basée partenaires eurent défini leurs ob- meilleures traditions de l’Orient et de sur les échanges sociaux, économiques jectifs, besoins, désirs et aspirations l’Occident. et commerciaux, ce qui est un modèle nationales qui ne devraient pas être Aujourd’hui, cent ans après la nais- incomplet et faible de coexistence qui abolitionnistes. En d’autres termes, il sance du Grand Liban, la question de- a conduit à davantage de conflits et faudrait éviter qu’une certaine com- meure : le Grand Liban, sous sa forme de secousses, tels que les massacres munauté cherche à exclure une autre pluraliste, persistera-t-il ? Est-il en de 1860 et la récente guerre libanaise, communauté, ou à l’exclure de la bon état ? A-t-il réussi à construire qui n’était pas seulement la guerre des participation au gouvernement, ou à l’État, à assurer sa croissance et sa autres sur notre terre ; au contraire, il l’intimider par la force des armes ou la prospérité ? Quelle est la solution, est nécessaire d’être à la hauteur du logique de la majorité. sachant que les crises et les conflits concept de coexistence dans son sens La guerre libanaise entre les années s’enchaînent jour après jour ? le plus profond... Comment cela est-il 1975 et 1990 ainsi que les conflits Dans son livre Sur l’identité historique possible ? et batailles armés entre chrétiens du Liban, Mgr Antoine Hamid Mourani Le philosophe et théologien Jean Vanier, et druzes ont prouvé que les com- décrit l’identité du Liban comme une après avoir vécu une longue période de bats entre les frères dans la patrie identité qui n’est pas statique, mais vie communautaire, a écrit qu’il ne suf- n’aboutissent à aucun gagnant, mais qui grandit et se développe à tra- fit pas pour une communauté d’avoir conduisent plutôt à une perte pour vers les crises. En d’autres termes, un désir de coexistence, mais plutôt tout le monde. les crises ne sont pas un facteur de d’avoir un projet commun qui réponde Donc, il n’y a pas d’objection à s’as- menace, mais plutôt un facteur de à ce désir dans un engagement histo- seoir à la table du dialogue, mais cristallisation qui polit cette identité rique. Ainsi, si nous voulons préserver le après avoir isolé les armes de l’équa- dans un processus historique. Grand Liban, nous devons nous élever tion, car il n’est pas possible de mener Il est vrai que les crises qui se sont au niveau du sens contenu dans l’ex- un dialogue sur le système politique produites au Liban tout au long de pression « coexistence ». Autrement dit, à la lumière d’un déséquilibre des son histoire étaient des crises exis- nous devons transformer ce concept et pouvoirs. Par conséquent, cela nous tentielles, dues au conflit des diffé- le développer de l’abstrait au réaliste oblige d’abord à mettre en œuvre la rentes communautés religieuses et ou du théorique au scientifique. Cela ne Constitution et le pacte, puis à recher- ethniques ainsi qu’aux interférences se fera qu’en pratique. La pratique, se- cher des amendements alternatifs. extérieures. Cependant, la solution à lon Vanier, est de définir le travail que Nous sommes contre le changement ces crises a toujours été réalisée avec le groupe doit faire et ce que le groupe qui résulte d’un déséquilibre au niveau le pouvoir de la mémoire, c’est-à-dire veut qu’il soit. C’est-à-dire que les gens des pouvoirs, car le Liban est gouver- en retournant au passé. L’histoire li- définissent leurs objectifs et clarifient le né par la force de l’équilibre et non par banaise n’est rien d’autre qu’une his- but de leur réunion, de manière que les l’équilibre des forces. toire de dialogue et de coexistence, conflits et les tensions issus souvent de comme le souligne Georges Corm la non-expression des aspirations de Unité dans la diversité dans son livre Le Liban contemporain chacun ne surgissent pas entre eux. Oui ! Le Liban était et restera un : « L’histoire du Liban se déroule tou- pays d’équilibre entre toutes ses jours à plusieurs niveaux : les sectes, Retour à l’esprit de diversité composantes nationales, y compris l’histoire des familles, l’histoire de Le Grand Liban est aujourd’hui dans les communautés et les groupes, et l’entité et ses transformations. Sa une situation désastreuse et à la toute lacune au niveau de l’équation complexité est donc très subtile ; la croisée des chemins. Il est urgent de de la coexistence ou de l’équation de

L’ORIENT-LE JOUR 31 Le centenaire du Grand Liban février 2021

« l’unité dans la diversité » équivaut et transparent ? Quels sont les pôles essayons, car le danger réside dans la à la destruction du Liban-message politiques représentant les commu- disparition de l’État libanais, comme ainsi que de sa formule pluraliste. nautés et les partis qui s’engageront l’a récemment prévenu Jean-Yves Le Peut-être les druzes nous en don- à passer du désir de coexistence à Drian, ministre des Affaires étrangères neront-ils un exemple, en prenant un engagement à son égard, loin des de la France... Et tout le monde sait que conscience de ce fait et en suivant dépendances extérieures et des am- « si le Liban disparaît, c’est la civilisa- cette équation, puisqu’ils se sont bitions expansionnistes d’une com- tion qui recule », selon Kurt Waldheim, installés dans les montagnes et les munauté au détriment d’une autre ? secrétaire général des Nations unies vallées du Liban, de même qu’ils Et quand les Libanais réaliseront-ils entre 1972 et 1981. étaient émirs de cette montagne et que la vraie coexistence est le garant Le Grand Liban est en danger, et la ont admis le « Grand Liban ». Leur de la construction d’un État civil mo- seule occasion de le revitaliser et de le histoire ancienne témoigne que leurs derne basé sur des systèmes consti- redresser ne sera pas efficiente sans guerres ne visaient qu’à survivre et à tutionnels et des institutions admi- un retour aux origines, à l’unité dans défendre un Liban diversifié et plu- nistratives ? la diversité, c’est-à-dire au langage riel, comme le disait le Père Youakim « L’aventure valait la peine d’être es- du dialogue entre tous les segments Moubarak qui soulignait que la com- sayée », dit Kamal Joumblatt, et « il n’y et groupes de la nation, de manière à munauté druze a prouvé sa capacité a pas d’émergence de l’État sauf avec le respecter les droits de chaque com- à s’ouvrir et a toujours démontré son consensus de ses groupes, un consen- munauté et à appliquer le concept de grand esprit de solidarité. sus solide basé sur des structures co- coexistence et d’engagement... C’est Aujourd’hui, cent ans après la nais- hérentes qui donnent équilibre et dy- alors, seulement, que la communau- sance du Grand Liban, et à la lumière namisme à ses institutions », explique té garantira son unité et sa pérennité, de la crise actuelle, qui sera le pôle l’orateur romain, philosophe et écrivain redessinant la véritable identité du Li- national fédérateur qui appellera à Cicéron... ban, une identité qui grandit et se dé- un dialogue libano-libanais sincère Alors, prenons un risque cette fois et veloppe à travers les crises.

La guerre libanaise entre les années 1975 et 1990 a prouvé que les conflits et batailles armés n’aboutissent à aucun gagnant. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar).

32 L’ORIENT-LE JOUR C

M

Y

CM

MY

CY

CMY

K Le centenaire du Grand Liban février 2021 Un siècle de rendez-vous manqués

Le Hezbollah a envahi Beyrouth en mai 2008 pour souligner que la majorité populaire du 14 Mars n’aura pas raison de ses armes. Notre photo, le gigantesque rassemblement du 14 mars 2005 dans le centre-ville de Beyrouth. Haitham Mussawi/AFP celui du passé pour comprendre le réel décevant par sa classe politique Maya KHADRA* modèle libanais et celui de la contem- et ses prévarications aussi bien que Journaliste, enseignante poranéité afin d’identifier les causes par son morcellement territorial dû à d’échec, ou plus précisément de sur- une souveraineté épisodique et sou- Ce n’est pas une tâche aisée de par- vie sous perfusion, d’un pays rendu vent violée par la détention d’armes ler du centenaire du Grand Liban, à la exsangue sur les plans sécuritaire, po- illégales. Sans oublier les crises non croisée d’une crise protéiforme dont litique, économique, culturel et social. moins graves, telles que la présence l’issue ne semble pas accessible dans Le Liban n’a pas à justifier son exis- d’un million et demi de réfugiés sy- le court terme. L’expression purement tence dans une région qui a vu émer- riens sur son territoire et l’impasse de rationnelle et cartésienne est bien ger les États-nations dans la première la question des camps palestiniens, peu flatteuse et déloyale pour ce pays moitié du XXe siècle. Son existence en gardée en suspens depuis la fin de la qui s’assimilerait à tant d’égards à un tant qu’entité historique, anthropo- guerre civile. rêve au Proche-Orient. Verser dans un logique et géographique précède son Le tableau est lugubre, peu réjouis- sentimentalisme nostalgique risque- existence dans le concert des nations sant et sombre comme la couleur rait de transformer notre histoire en modernes. Et souvent la dimension de sa capitale qui s’asphyxie jusqu’à épopée homérique et en un condensé étatique du Liban actuel fait pâle figure aujourd’hui sous la poussière de l’ex- de clichés sur lesquels ont surfé les face à son histoire épique plus ancrée plosion apocalyptique du 4 août. Ce communautés, chacune pour édifier dans l’évolution du monde et vieille qu’est devenu le Liban, cent ans après un mythe identitaire qui lui est propre. de 2 000 ans. Il existe un décalage sa déclaration sur le perron de la Ré- Nous tenterons donc de jauger notre aigu entre le Liban rêvé appartenant sidence des Pins, ferait se retour- analyse en l’articulant en deux temps : à un inconscient collectif et un Liban ner ses pères fondateurs dans leurs

34 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban tombes ; notamment le patriarche Cette aspiration fut portée à chaque une carte du Liban, en 1862, y faisant Élias Howayek, défenseur acharné du rendez-vous de l’histoire par les pa- figurer les frontières actuelles. Ce docu- Grand Liban à la conférence de paix de triarches maronites. ment servit de base à la revendication Paris en 1919. Le patriarche Howayek par sa déter- du patriarche Howayek en 1919. Ce Dans son manifeste « Qu’est-ce mination à la conférence de Paris en personnage historique était révolution- qu’une nation ? », Ernest Renan dé- 1919 a perpétué une tradition ma- naire pour son époque. Rassemblant finit les conditions de l’édification ronite bien ancrée au XIXe siècle. Son dans son comité présent à la confé- d’un État-nation. C’est la construc- projet, le Grand Liban, n’est autre que rence de la paix à Versailles des Liba- tion d’une union entre deux choses : l’épanouissement naturel du Mont-Li- nais de toutes confessions, il pressentit histoire commune et rassemblement ban, une exception dans la répartition déjà la menace de l’emprise syrienne et d’une population, « l’une est dans le géographique prévue dans les terri- les rêves de certains musulmans liba- passé, l’autre dans le présent. L’une toires de l’Empire ottoman des accords nais de fusionner avec une Syrie arabe. est la possession en commun d’un Sykes-Picot. Il s’inscrit même dans une Nonobstant cette réalité qui aurait riche legs de souvenirs, l’autre est le série d’événements, à commencer par pu, légitimement, faire accroître chez consentement actuel, le désir de vivre l’année 1831 et l’expédition d’Ibrahim l’artisan du Grand Liban une tentation ensemble ». Nous voulons nous attar- Pacha, fils de Mohammad Ali. Ce der- du repli communautaire, le patriarche der sur ces deux dimensions, pensées nier, fort de son alliance avec l’émir choisit le Grand Liban pluraliste et par le philosophe et historien français. libanais Bachir II, occupa la Palestine, multiconfessionnel, à condition qu’il Le passé, à la base de l’édification du le Liban et la Syrie et imposa des ré- soit indépendant de tout État arabe Grand Liban, est-il reconnu et assimi- formes égalitaires entre chrétiens et qui se constituerait en Syrie. Il s’op- lé par tous les Libanais ? Le présent musulmans au Liban. C’est ainsi qu’on posa aux accords Clemenceau-Fay- exigeant un vivre-ensemble paisible a vu apparaître les premiers conseils çal et obtint, avec ténacité, la décla- n’est-il pas menacé depuis près d’un administratifs mixtes. Un grand exploit ration du Grand Liban. Les chrétiens demi-siècle par les importations et pour les chrétiens qui aspiraient à ne libanais échappent ainsi à la logique implantations des projets régionaux plus vivre sous le joug de la dhimmi- minoritaire qui tente les « chrétiens sur le territoire libanais ? Commen- tude. Et avec le retrait des Égyptiens d’Orient ». Et le confessionalisme fut çons par une lecture du passé. Nous et la chute de Bachir II, c’est le pa- la continuité des deux caïmacamats pouvons longtemps disserter sur triarche maronite Youssef Hobeiche et de la moutassarrifiya, et non un l’histoire d’un Liban résistant et d’un qui prit le relais de la sauvegarde de système parachuté ex nihilo. Il était territoire pourfendant les soumissions cet acquis politique majeur. Il envoya même la pierre angulaire du vivre-en- grâce à un peuple maronite alliant spi- une supplique au sultan, constituée de semble et une garantie, au siècle ritualité et esprit martial. Peuple dé- 14 points et dont le 12e point insis- dernier, pour les musulmans libanais, senclavé et ouvert à l’Occident aussi, tait sur la nécessité de la désignation comme l’affirme l’éminent historien notamment à partir du XVIe siècle – d’un gouverneur chrétien directement du Collège de France Henry Laurens. plus précisément avec la volonté du par la Sublime Porte, sans passer par Le Liban n’est donc pas accident his- pape Grégoire XIII de les rapprocher d’autres intermédiaires, comme celui torique et concours de contingences, de Rome et la fondation du Collège des walis de Damas et d’Acre. mais bien une résultante légitime d’un maronite de Rome, véritable foyer de long combat séculaire contre toute l’émergence d’un certain imaginaire La carte de 1862 forme d’injustice et un creuset pour maronite. Nous nous contenterons, Ainsi, une souveraineté relative était- l’épanouissement des libertés et de cependant, de situer cette lecture elle instaurée en consacrant une indé- la diversité dans un Proche-Orient diachronique dans un siècle chargé pendance d’un Liban communiquant monochrome. La nation est donc an- de changements : le XIXe siècle et la avec sa bande côtière et la plaine de cienne, mais l’État était nouveau en concrétisation politique des aspira- la Békaa, par rapport aux pays voi- 1920. Il ne tarda pas à être tiré à hue tions souverainistes des Libanais du sins. L’année 1860 et ses événements et à dia par les allégeances aux puis- Mont-Liban et du patriarcat maronite. sanglants virent se réduire cet espace sances régionales. comme peau de chagrin. La moutas- Un Grand Liban souverain : sarrifiya a réduit l’espace libanais rela- Les rendez-vous manqués avec l’histoire : fruit d’un projet maronite inclusif tivement souverain à un Mont-Liban causes et solutions Beaucoup se trompent en assimilant étriqué. Et c’était au tour du patriarche Le rêve du Grand Liban vécut un siècle le Liban à une « création française » Boulos Massaad de revendiquer, sans d’or avant qu’il ne sombre dans une et certaines approches académiques relâche, l’extension des frontières li- période de divisions internes dues et idéologiques défendent l’idée de banaises réduites par le protocole de aux multiples atteintes à sa souverai- « l’occidentalisation de l’ordre poli- 1861. Ce vœu attendit le patriarche neté à partir de 1975, et nous dirions tique dans des États importés », en Howayek et la chute de l’Empire otto- même avant cette année fatidique, évoquant l’émergence des États-na- man. Cependant, il n’est ni projet infon- avec la signature de l’accord du Caire, tions après la chute de l’Empire ot- dé ni artifice géographique. en 1969. Inutile de philosopher sur toman. Cependant, maintes sont les Les archives françaises du XIXe siècle la question libanaise et de l’analyser preuves et nombreux sont les évé- tranchent la question de la réalité géo- d’une manière sophistiquée, souvent nements politiques non banals qui graphique historique du Liban. En ef- frôlant une préciosité loin de la réali- ont scandé le XIXe siècle au rythme fet, la brigade topographique du corps té. Il suffit d’identifier les maux pour d’une aspiration à la souveraineté. expéditionnaire de Napoléon III établit trouver les remèdes ; sinon tout autre

L’ORIENT-LE JOUR 35 Le centenaire du Grand Liban février 2021 discours sur les causes de l’échec du tique clair : la majorité populaire du nautarisme est le problème et non le modèle libanais ne serait que cautère 14 Mars, alors uni, n’aura pas raison confessionalisme politique. Et si ce sur jambe de bois. de nos armes. Le bloc souverainiste dernier est à revoir, ce n’est pas par Concrètement, où réside le mal au Li- du 14 Mars a commencé peu à peu le chantage à l’argument numéraire ban ? Il suffit d’en faire l’inventaire. Les à perdre du lest, à cause de la ré- d’une démographie qui change au armes illégales qui ont commencé à traction des uns et de la tentation du profit de la communauté chiite. poindre dans les années 50 et le prix pouvoir pour se préserver politique- Le vivre-ensemble dont se récla- cher que le Liban a payé en ne prenant ment des autres. ment nombre de responsables liba- jamais ses distances vis-à-vis du conflit Aujourd’hui, dans ce gouffre dans le- nais hypocritement se fiche de l’ar- israélo-palestinien ; l’accroissement quel le Liban est englué, la révolution gument démographique. Soit nous All Natural Beauty Products du soutien des communautés mu- du 17 octobre n’a pas encore réussi vivons ensemble en n’ayant pas la We've spent years seeking out the best ingredients for our products. sulmanes à la cause palestinienne qui à ébranler l’alliance maléfique entre hantise de la démographie, soit de We were tired of second-rate, unhealthy products so we made our own a fracturé le vivre-ensemble libanais classe politique éhontée, léthargique nouveaux scénarios sont à proposer et dressé les communautés les unes et corrompue, et armes illégales. Ja- en garantissant des droits égaux à solution. We like to think of ourselves as partners with you. contre les autres ; la porosité des fron- mais le Liban ne s’était engouffré toutes les communautés, dans un tières libanaises – une faille dans notre dans une crise pareille où son clas- système non discriminant et répon- We seek an alternative to harmful chemical products of the cosmetic souveraineté – face aux assaillants sement économique frôle les niveaux dant aux changements survenus au industry. Our essential oils are all sourced from natural farms in . étrangers et l’interventionnisme syrien abyssaux du Venezuela, où tout audit cours de ce centenaire du Grand Li- meurtrier qui a saigné le pays à blanc juricomptable de la Banque du Liban ban. Un radeau de sauvetage existe We believe in natural beauty rituals passed down, in the power of olive oil sur les plans politique, économique et (BDL) est refusé, où le blé et les mé- encore avant de passer aux solu- and in celebrating mother earth and its generosity. humain ; les arrestations politiques, dicaments risquent de ne plus être tions radicales dont l’enfantement surveillance orwellienne de la pratique subventionnés par l’État dans un se ferait au forceps. Un respect de We bring you products that are safe, non-toxic, and highly effective. We des libertés et enserrement dans un contexte de précarité accrue qui me- la neutralité du Liban tel qu’il est believe in tangible results you can see and feel, and we believe in the étau sécuritaire de toute vie politique, exposé dans le mémorandum de nace un Libanais sur deux. power of nature to bring these results. touchant surtout les chrétiens opposés Le pays est sans exagération aucune Bkerké est plus que jamais de mise. à l’occupation dans les années 90 et sacrifié. Et d’aucuns, au discours se En adoptant la neutralité comme jusqu’à la révolution du Cèdre. voulant progressiste, moderne et ne antidote aux conflits régionaux, aux Tout cela n’aurait pas été possible tombant pas dans l’oreille sourde des fractures internes et un neutralisa- sans la collaboration d’une classe po- révolutionnaires, discutent du chan- teur des ambitions des pays voisins litique véreuse qui a préféré la sou- gement du système et de nouvelles sur le sol libanais, le Liban pourrait mission à l’application de l’ordre de la lois électorales « libérées du joug retrouver une paix tant rêvée, et sur- loi, pilier de la souveraineté, au pays confessionnel ». Les esprits avertis tout durable. Sinon, l’État libanais du Cèdre. Se jouxte à ce fléau la mon- n’en sont pas dupes. Un véritable dans sa forme actuelle, reposant sur tée en puissance du Hezbollah, bras complot monterait la vague de la ré- une centralisation des pouvoirs né- Our Products armé du projet khomeyniste duodéci- cessitant un perpétuel consensus, volution pour faire passer les projets Journeys main au Liban. Cette milice, désignée ambitieux du tandem chiite ; une loi ne pourrait survivre un second cen- Freedom, Renewal, Soothing & Sensual comme terroriste par nombre de pays, électorale insidieuse reposant sur tenaire. d’instances internationales et même la proportionnalité intégrale. Un tel Shampoo, Shower Gel, Conditioner, Lotion par la Ligue arabe, ne cesse de s’im- sabordage de l’équilibre du système *Responsable du département Available in: Hotel Kit (50ml) & Shower Kit (500ml) planter d’une manière tentaculaire au libanais fustigeant le confessionna- Culture générale et Humanités Pure Jasmine & Sweet Almond Liban en asseyant son règne à maints lisme ferait oublier que le commu- à l’IPAG Business School Paris niveaux : communautaire, militaire, politique, sécuritaire et économique. Laurel Liquid Soap Sournoisement, il s’est infiltré dans la 100% Natural & Organic vie politique à pas feutrés, d’abord par le biais de blocs parlementaires mo- Laurel & Traditional Olive Oil Soap destes, ensuite en nouant l’alliance 100% Natural & Organic faustienne avec le CPL du général Michel Aoun dans le cadre du fameux accord de Mar Mikhaël, bénéficiant ainsi d’une ombrelle de légitimité chrétienne.

Le véritable complot Depuis, le Hezbollah s’est arrogé le droit de mener la guerre dévastatrice de 2006 contre Israël pour s’offrir une victoire illusoire, mettant sous opium sa communauté. Ensuite, par la terreur, il a envahi Beyrouth en La révolution du 17 octobre n’a pas encore réussi à ébranler l’alliance maléfique entre une mai 2008 dans un message poli- classe politique corrompue et léthargique et les armes illégales. Photo AFP

36 L’ORIENT-LE JOUR All Natural Beauty Products We've spent years seeking out the best ingredients for our products. We were tired of second-rate, unhealthy products so we made our own solution. We like to think of ourselves as partners with you.

We seek an alternative to harmful chemical products of the cosmetic industry. Our essential oils are all sourced from natural farms in Lebanon.

We believe in natural beauty rituals passed down, in the power of olive oil and in celebrating mother earth and its generosity.

We bring you products that are safe, non-toxic, and highly effective. We believe in tangible results you can see and feel, and we believe in the power of nature to bring these results.

Our Products Journeys Freedom, Renewal, Soothing & Sensual

Shampoo, Shower Gel, Conditioner, Lotion Available in: Hotel Kit (50ml) & Shower Kit (500ml) Pure Jasmine & Sweet Almond

Laurel Liquid Soap 100% Natural & Organic

Laurel & Traditional Olive Oil Soap 100% Natural & Organic Le centenaire du Grand Liban février 2021 Pourquoi le prononcer ce nom du Liban ? Retour sur septembre 1920 et sur certaines allégations et distorsions Iza tatala’a sawba as-safhi ‘udwanu* La proclamation du Grand Liban a, certes, suscité l’enthousiasme des libanistes, mais a été dénoncée par les partisans de la Grande Syrie. Certains historiens, pour délégitimer le Grand Liban, ont eu recours à des contre-vérités et aux interprétations superficielles et abusives pour fonder leur argumentation. Youssef MOAWAD Avocat et historien

Toute commémoration est l’occasion de rouvrir les plaies et de raviver les vieilles querelles ! Revenons-en aux faits : le Grand Liban a été proclamé par le haut-commissaire français, et dans les frontières interna- tionales qu’on lui connaît aujourd’hui, contre le gré de la majorité de ses po- pulations musulmanes. Ce fut il y a cent ans, un premier septembre 1920, un coup de force qu’avait rendu possible l’écrasement des troupes chérifiennes du roi Fayçal à Maysaloun, le 24 juil- let précédent. Le ralliement progressif de l’islam politique, toutes confessions confondues, à l’État libanais à partir de l’indépendance acquise en 1943, et peut-être bien avant, ne justifie pas le fait accompli du rattachement au ter- ritoire de l’ex-moutassarrifiya de cer- taines zones limitrophes qui auraient souhaité un destin syrien. Ni ce rallie- ment tardif ni les prescriptions décen- nales ou trentenaires ne peuvent effacer les stigmates de ce qui fut un viol infligé par la victoire si aisée des armes fran- çaises sur la volonté d’indépendance du premier royaume constitutionnel arabe ! Cependant ladite « annexion », fait in- déniable, condamnable assurément, n’accorde nullement à l’historien qui la dénonce la licence de semer des contre-vérités ni celle d’avoir recours aux clichés ou aux « interprétations bâ- clées, superficielles et abusives » pour fonder son argumentation. Les signataires de la pétition des notables de Zghorta, en décembre 1918, réclamant notamment le protectorat de la France et un agrandissement du Liban : Saïd Khoury, Jawad Boulos, Anis Moawad, Une thèse manichéenne Kabalan Frangié, Philippe Torbey et Rachid Moawad, qui était président de la municipalité (Source : La guerre civile libanaise a paradoxa- ministère français des Affaires étrangères, archives diplomatiques, E. Levant, Syrie-Liban-Cilicie ; numéro lement donné libre cours aux thèses 42, Pétition, 1918-1919 ; fol. 2).

38 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban manichéennes portant sur la création formulation assassine qui insinue pouvons valablement affirmer qu’à du Liban. Et comme il y a toujours eu une similitude entre le projet du la fin de la Grande Guerre, notre ca- une grille de lecture pour départager Grand Liban et le projet sioniste. pitale était mixte au niveau confes- les bons des méchants, la nouvelle L’assertion d’un George Samné, sionnel, et que les musulmans, qui donne allait opposer le discours des déçu de voir sa Syrie amputée, n’est théoriquement étaient opposés chrétiens conservateurs à celui des pas à prendre pour argent comptant, au rattachement de leur ville au palestino-progressistes. Et qu’on d’autant qu’il avait parlé d’un « foyer Mont-Liban, ne représentaient pas ne vienne pas, pour autant, négliger chrétien, un refuge exempt de la majorité de ses habitants. Et ce les énonciations des intellectuels charges et de soucis », et non d’un port actif sur la Méditerranée com- étrangers qui, comme les brigades « foyer national chrétien » comme portait des quartiers chrétiens où internationales lors de la guerre le rapporte Nadine Picaudou. Or rien grecs-orthodoxes, grecs-catho- d’Espagne, se sont invités au jeu de n’est plus dissemblable du projet liques et maronites exprimaient di- massacre intellectuel et ont fait le sioniste que le projet « maronite », verses allégeances, et leurs avis ne coup de feu dans des conditions, nul- aussi bien au niveau de la concep- s’alignaient pas nécessairement sur lement périlleuses certes, mais qui tion que de la réalisation. D’autant ceux de leurs voisins de Basta et de feront encore longtemps douter de que nuls écrits ou correspondances Bachoura. Une large majorité d’entre leur rigueur d’historiens et de leur de l’époque ne laissent soupçon- eux manifestaient leur volonté de impartialité académique. ner un « nationalisme à base reli- ralliement à une entité indépendante L’ouvrage de Nadine Picaudou étant gieuse » dans la maturation du pro- de l’hinterland syrien, récusant ainsi fondateur (seminal en anglais), nous jet libanais. l’unanimité insinuée plus haut et nous attacherons à démonter quatre Certes, les maronites, ces survivants contredisant Massignon dans sa vé- de ses propositions, ou motifs pour de la Grande Famine, avaient voulu hémence et Picaudou dans son ré- utiliser une terminologie juridique, rassembler le plus grand nombre de ductionnisme. puisqu’il s’agit en l’espèce d’une ad- leurs coreligionnaires, rescapés de Car le « grand emporium intellec- vocacy à laquelle s’est livrée notre la disette, dans la nouvelle entité, tuel » n’a jamais été la chasse gar- historienne, pratique à laquelle ré- mais jamais ils n’avaient prétendu dée d’une seule communauté à l’ex- pugnait Henry Laurens et contre en exclure les autres communautés clusion de toutes les autres. En fait, laquelle il prévenait les chercheurs, ou leur dénier leurs droits basiques. dès la première moitié du XIXe siècle, amateurs fussent-ils ou profession- Loin de là, ils avaient voulu en faire quand ce « centre de la résurrec- nels ! des partenaires, et le partage du tion littéraire arabe » n’était qu’une Mme Picaudou n’a pas caché son in- pouvoir, s’il était bancal au départ, bourgade, druzes et chrétiens, des tention de « délégitimer » le Grand allait au bout du compte s’instaurer hauteurs surplombant la ville et Liban et de tenir sa création pour une dans une équité relative. d’ailleurs, s’y étaient installés et y injustice commise par l’autorité man- avaient prospéré. dataire. Et qui irait le lui reprocher ? 2 – Beyrouth, la ville-monde usurpée Si l’on veut faire la part des choses, Elle est dans son droit, sauf que dans Mme Picaudou poursuit sa diatribe on peut légitimement affirmer qu’en sa charge effrénée, elle a avancé des en ces termes : « Écoutons enfin 1920 les quartiers musulmans de arguments contestables sur lesquels Louis Massignon s’insurger contre ce centre urbain, que s’arrachent il serait gratifiant de s’attarder. le rattachement de Beyrouth à la démographes et idéologues, ont nouvelle entité, au nom de l’idéal dé- amèrement ressenti son rattache- 1 – Le présumé foyer « national » chrétien sormais condamné de la Cité-État : ment au Liban, alors que le gros des L’historienne émérite nous dit : “Le grand emporium intellectuel, le quartiers chrétiens manifestaient « Dans le journal La Correspondance centre de la résurrection littéraire leur jubilation. d’Orient qu’il publie à Paris, George arabe doit rester lui-même ; il ne Samné parle de la “quadrature du peut plus être rattaché aux com- 3 – La Nahda subtilisée cercle” à propos d’un pays qui se munes montagnardes du Liban que Quel professeur de lettres arabes ou voulait le foyer national chrétien Genève à la Savoie ou Lyon au Dau- d’histoire du Moyen-Orient irait dé- du Proche-Orient alors même qu’il phiné de jadis.” Beyrouth, la ville- nier au Mont-Liban sa contribution à agrège à son noyau montagnard des monde, ouverte sur les courants la Renaissance arabe ou occulter l’ap- populations majoritairement mu- d’échange méditerranéens, vient port de ses intellectuels, pionniers et sulmanes, généralement hostiles d’être assujettie à la symbolique de catalyseurs de ce mouvement « mo- à cette intégration. Rappelons que la montagne maronite et l’ordre ur- derniste » ? Or voici que Mme Picau- le Grand Liban ne compte plus que bain traditionnel, fondé sur les inte- dou nous dit : « La Renaissance cultu- 55 pour cent de chrétiens en 1921 ractions économiques et culturelles, relle connue sous le nom de Nahda contre 80 pour cent dans le petit Li- se trouve désormais soumis au nou- émane, quant à elle, de l’intelligentsia ban d’avant 1914. » vel ordre étatique libanais. » urbaine du Croissant fertile, de ces S’appuyant sur les réflexions de Se drapant dans la pourpre massi- villes du Levant traditionnellement George Samné, intellectuel qui avait gnonienne, Nadine Picaudou insinue ouvertes à toutes les influences exté- plaidé pour une Grande Syrie sous que Beyrouth la « ville-lumière » re- rieures. S’il fallait lui assigner une ori- tutelle française, elle laisse entendre fusait son rattachement au Mont-Li- gine précise dans le temps, ce pourrait que les maronites cherchaient à ins- ban, comme si l’unanimité de l’opi- être 1834. Cette année-là, la première taurer un « foyer national chrétien », nion citadine était avérée ! Or nous imprimerie s’installe à Beyrouth. »

L’ORIENT-LE JOUR 39 Le centenaire du Grand Liban février 2021

L’entreprise de dénigrement pro- certaine mesure, les structures Il y aura toujours un courant his- cède de manière systématique et mentales des chrétiens, alors qu’à toriographique qui viendra récuser le Mont-Liban a bon dos ! Après Beyrouth certains milieux poursui- l’arrachement du Liban, ce « noyau les insinuations relatives au « foyer vaient, comme dans d’autres villes montagnard », à la mère Syrie, sous national chrétien », voici le temps du Croissant fertile, des combats prétexte que les frontières arbitraires des omissions, parce que notre his- d’arrière-garde, saisis qu’ils étaient tracées par les autorités mandataires torienne poursuit son récit en ces par la fièvre misonéiste. ont bouleversé le paysage politique ; termes : « Boutros al-Boustani et elles auraient coupé les liens de proxi- Nasif al-Yazigi travaillent à une tra- 4 – Les échanges commerciaux détournés mité géographique et séparé familles, duction de la Bible en arabe… Le Lorsque Nadine Picaudou rapporte clans et tribus se trouvant d’un côté premier fonde en 1860 un journal, les propos de Massignon selon les- ou de l’autre de la nouvelle ligne de puis une école en 1863, et tous deux quels Beyrouth « la ville-monde, démarcation. Mais paradoxalement, animent, depuis 1847, une Société ouverte sur les courants d’échange ce sont les tenants de ce même cou- savante des arts et des sciences. » méditerranéens, vient d’être assu- rant qui plaident pour une ville de Pourquoi taire que Boustani et Yazigi jettie à la symbolique de la mon- Beyrouth libre de toute attache avec sont libanais, de naissance et de for- tagne maronite, et l’ordre urbain le territoire du Mont-Liban, ce « cail- mation, alors que l’on ne se prive pas traditionnel, fondé sur les interac- lou historiquement autonome » qui de préciser deux pages plus bas que tions économiques et culturelles, se l’encercle de trois côtés. Ainsi l’ar- les Azm sont de Damas, les Jabiri trouve désormais soumis au nouvel gument de la proximité et celui de la d’Alep, les Khalidi de Jérusalem et les ordre étatique libanais », n’est-ce consanguinité qui plaident pour que Gaylani de Bagdad ? Rien n’est plus pas qu’elle est en train de proposer Tripoli et Tall-Kalakh relèvent d’une lamentable que de lever l’étendard à notre entendement un schéma même entité juridique ne valent plus du patriotisme littéraire ou du jin- khaldounien, et ne laisse-t-elle pas quand il s’agit de faire accéder Bey- goïsme culturel, mais tant d’illusion- entendre l’opposition drastique entre routh au Mont-Liban. Avec un tel nisme et de special effects s’avère la ville ouverte aux échanges fruc- raisonnement, Beyrouth serait plus révoltant ! Mais qu’on nous dise qui, tueux et une montagne où « tout y proche « géographiquement et hu- dans les « villes du Levant » citées a un caractère d’archaïsme et d’in- mainement » de Damas que de Baab- plus haut, était du calibre de Boutros suffisance » ? Or rien n’est plus fal- da ! L’idéologie du ressentiment n’a al-Boustani, de son fils Salim ou de lacieux que cette dichotomie quand jamais reculé devant l’aberration ! son cousin Suleyman, à cette époque elle est appliquée au modèle libanais, Avouons que le Liban, dans ses suc- de la première vague de la Nahda ? car elle consiste à « présenter deux cès tout relatifs qu’ils soient jusqu’en Et qui pouvait prétendre au gabarit propositions comme mutuellement 1975, et dans sa prospérité exponen- d’Ahmad Faris al-Chidiac dans « l’in- exclusives » ! L’historien averti ne tielle due à ses émigrés, en a agacé telligentsia urbaine du Croissant fer- peut se laisser enfermer en ce faux plus d’un ! Il a suscité envies et frus- tile » mentionnée ci-dessus ? dilemme, qui fait de la ville l’emblème trations. Les chrétiens, qui y dispo- En outre, c’est une méconnaissance de la modernité et de la montagne le saient d’une prééminence relative, se grave de la réalité que de vouloir modèle de l’arriération ! À ce stade, il révélèrent corrompus, arrogants et assigner à un phénomène aussi on- n’y a qu’à rappeler que le Mont-Liban infatués de leur personne. Mais le Li- doyant et diffus que la Nahda « une n’est pas le Caucase insurmontable : ban n’a pas été que ça, et la science origine précise, dans le temps… de par son positionnement en paral- historique ne peut avoir recours aux 1834. Cette année-là, la première lèle avec le littoral, il est ouvert sur clichés, aux mensonges par omission imprimerie s’installe à Beyrouth ». la Méditerranée et à ses influences, Rappelons que l’imprimerie avait comme il avait depuis plus d’un siècle ni aux « indignations sélectives » pour été introduite depuis plus d’un siècle développé une cottage industry, la accabler ab ovo le projet libanais et déjà au Mont-Liban, une province sériciculture l’ayant rattaché à l’éco- ses réalisations ultérieures. Quand on au relief escarpé certes mais où l’on nomie-monde. a la possibilité de détruire un mythe, avait investi dans l’éducation bien On ne peut non plus ignorer que Bey- il ne faut pas hésiter, mais, pour ce, avant que ne s’y mettent les centres routh s’était laissé investir par ces on ne peut recourir à des procédés urbains dont se prévaut Nadine Pi- Libanais bilingues, issus des collèges contestables. caudou. Et puis ce n’est pas l’im- missionnaires ou locaux qui avaient Tout historien est quelque part un portation d’une presse à papier qui éclos dans les agglomérations du faussaire ; il est sans cesse tenté de fait un rinascimento, mais plutôt pays raviné. Grâce à leur formation distordre la réalité pour l’adapter à l’accumulation du savoir sur des gé- à l’occidentale, formation plus ou son modèle « élu » et, ce faisant, pour nérations, entreprise de longue ha- moins réussie, ils allaient prendre, et soutenir sa thèse. Mais point trop n’en leine dans laquelle s’étaient lancées, à partir de Beyrouth même, les ini- faut. En milieu académique, on ne depuis un long moment, les « com- tiatives dans le domaine du négoce peut se laisser égarer par la passion, munes montagnardes » décriées par avec l’Europe, ayant assimilé, bien fût-elle tiers-mondiste ! Massignon. avant ceux qui venaient des milieux Il est désormais acquis que l’attrait traditionalistes, les vertus du libéra- * « Si jamais une menace venait à pe- de la modernité occidentale et le lisme conquérant et du capitalisme ser sur la Montagne ! », hémistiche mimétisme qui en découlait allaient triomphant ! d’un poème de Saïd Akl, chanté par modifier, ne serait-ce que dans une Mais point trop n’en faut ! Fayrouz.

40 L’ORIENT-LE JOUR

Le centenaire du Grand Liban février 2021 L’agonie du Grand Liban

« Le confessionnalisme a encouragé les acteurs étrangers à se livrer à une chasse aux alliés (au Liban) en vue de créer des arènes de confrontation alternatives. » Sur notre photo, un groupe de miliciens nassériens à Beyrouth en 1958. Au fond, Ibrahim Koleilat brandissant le portrait du président égyptien . Il deviendra durant la guerre libanaise chef du mouvement nassérien des « Mourabitoun ». Photo DR Car si les clivages politico-confession- équilibrage et des garanties dans la vie Ziad MAJED Politiste et professeur nels, la médiocrité et la corruption de la politique, malgré la répartition officielle à l’université américaine de Paris classe politique dirigeante ainsi que le des tâches consolidée (et modifiée) dilemme des armes du Hezbollah et de dans les accords de Taëf en 1989. Les son alliance organique avec l’Iran sont raisons sont multiples. Des crises politiques cycliques allant en grande partie responsables de la si- jusqu’à paralyser les institutions de tuation actuelle, il est néanmoins clair Caractéristiques des élites politiques l’État et reporter régulièrement toute que le système libanais lui-même, basé La première raison concerne le rôle que échéance électorale et formation gou- sur le « consociativisme », agonise. les élites politiques doivent jouer dans vernementale ; une insécurité et une Cet essai tente d’apporter un éclairage les expériences consociatives et leur impuissance face aux ingérences des sur ce déclin de la formule libanaise disposition à trouver des compromis de acteurs régionaux et internationaux ; en tant que philosophie de partage du manière à guider leurs bases de soutien un clientélisme répandu à tous les ni- pouvoir qui a régulé la vie publique de- respectives dans le sens de l’évitement veaux de l’administration ; une dette puis la ratification de la Constitution et des conflits ou de leur résolution. publique estimée à plus de 150 % du de la première loi électorale en 1926. Les élites politiques libanaises tra- PIB ; des banques (où 1 % des déposi- Une philosophie inspirant également ditionnelles, les zouamas (issus des taires détiennent 50 % des dépôts) aux le pacte national lors de l’indépendance milieux des notables, commerçants, abois ; une hyperinflation et un pouvoir en 1943, et cherchant à garantir la re- banquiers et juristes), ont assumé ce d’achat en chute libre ; une moitié de la présentation politique de toutes les rôle jusqu’en 1958. La miniguerre ci- population appauvrie et des réfugiés communautés religieuses et à concilier vile cette année-là (pour des raisons palestiniens et syriens dans la misère… leurs choix « stratégiques ». internes et pour des choix d’alliances Le « Grand Liban », 100 ans après sa Mais depuis les bouleversements po- externes) a montré les limites de leurs naissance, sombre aujourd’hui dans les litiques, économiques et démogra- capacités. La solution à court terme abîmes et n’a plus les moyens de s’en phiques des cinq dernières décennies, qui a suivi, menant à l’élection du gé- remettre. le consociativisme ne permet plus un néral Fouad Chéhab à la présidence,

42 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban a instauré une phase de stabilité, de sont inhérents et les lignes de démar- consociative statique est devenue in- développement économique et de cation réelles et imaginaires ont renfor- capable d’éviter les troubles et de gérer modernisation de l’administration. Ce- cé à leur tour l’hégémonie politique et le partage du pouvoir d’une manière pendant, elle n’a pas réussi à introduire culturelle au sein des différentes com- efficace. Toutefois, elle rend égale- les réformes politiques capables de munautés. ment difficile l’idée de s’en éloigner en contenir d’éventuelles divergences et Et tout cela a effacé la diversité, rédui- temps de crise. De fait, il est impossible d’ajuster la formule consociative afin sant les choix à un ou deux par com- d’exclure un groupe de la participation d’accommoder les changements et les munauté et transformant les alliances à l’exercice du pouvoir, tant le confes- évolutions économiques et sociales. entre forces politiques en blocs confes- sionnalisme est devenu la seule forme Ainsi, les tensions puis les divisions par sionnels monolithiques, capables cha- de représentation, enracinée dans le rapport à la participation politique et cun de bloquer – au nom du consocia- système étatique et à travers les insti- ses quotas, et surtout par rapport à la tivisme et des droits des communautés tutions religieuses. montée du militantisme palestinien à – les institutions et de paralyser la vie la fin des années 1960, ont précipité politique. La surpuissance du Hezbollah le pays vers la guerre civile. Les bou- Depuis 2005, la scène libanaise subit leversements causés par cette der- Ingérences et facteurs étrangers les conséquences de l’excès de force nière à partir de 1975, les invasions La troisième raison s’inscrit dans les du Hezbollah, qui joue à Beyrouth le syrienne et israélienne qui l’ont attisée, relations entre forces confessionnelles rôle qu’a jadis joué le régime assadien. la culture politique et les mutations des et acteurs externes. Ces derniers ont Se basant sur sa popularité au sein de milices lors de ses différents épisodes, souvent été un élément influent dans la large communauté chiite, sur l’ar- l’émergence du Hezbollah et enfin les équations politiques libanaises, car mement iranien et l’efficacité de sa l’hégémonie de Damas de 1990 et depuis l’indépendance, le consensus branche armée et sur ses alliances et jusqu’en 2005 ont tourné la page des national a été fragile s’agissant du po- réseaux d’allégeance, sa surpuissance « élites traditionnelles » et ouvert la sitionnement officiel vis-à-vis des axes a plusieurs effets : elle lui permet voie à des élites partisanes militantes. régionaux et internationaux s’affron- d’imposer des choix dans la politique Ces dernières, avec leurs ambitions tant dans le Moyen-Orient. En même étrangère, de déployer ses miliciens hégémoniques et leurs alliances et fi- temps, le confessionnalisme a encou- contre ses opposants, d’envoyer des nancements externes, sont prêtes à ragé les acteurs étrangers à se livrer à milliers de combattants en Syrie pour lutter pour imposer leurs choix (et ceux une chasse aux alliés en vue de créer défendre son régime et de s’illustrer de leurs sponsors), ou tout au moins à des arènes de confrontation « alterna- comme l’allié iranien le plus fiable sur entraver le fonctionnement des institu- tives », compte tenu de l’emplacement tous les fronts guerriers de Téhéran tions de l’État si ces choix ne sont pas stratégique du Liban. dans la région. Et cela a bien sûr des respectés. Ces dynamiques se sont amplifiées répercussions sur les équilibres au Les conséquences ont été drama- depuis une vingtaine d’années, et leurs Liban et sur la philosophie de sa for- tiques : crises récurrentes et incapacité derniers épisodes sont les affronte- mule politique… à prendre des décisions. ments par proximité entre Iraniens et En raison de ces cinq développe- Saoudiens, ou encore entre Iraniens ments et facteurs, le modèle conso- Monopolisation des représentations et Américains (sans oublier les me- ciatif, né quelques années après la des communautés naces entre Israéliens et Iraniens qui naissance du « Grand Liban », est au- La deuxième raison concerne la mono- évoquent des règlements de comptes jourd’hui en déclin, et la vie politique polisation de la représentation confes- l’est également. sur le sol libanais et ses frontières), sionnelle. Depuis 1975, les commu- La révolution d’octobre 2019, sa ré- nautés maronite, druze puis chiite se mettant ainsi en péril la stabilité et pression et l’incapacité de gouver- considérant menacées ont cherché, la sécurité du pays. ner et de réformer les institutions l’une après l’autre, une solidarité in- défaillantes, malgré l’explosion dé- terne fondée sur la loyauté à une force Un système rigide et une société vastatrice du port de Beyrouth et politique/paramilitaire. Cela a conduit en mouvement les pressions de la France et de la à la construction d’institutions et de La quatrième raison réside dans le fait communauté internationale prêtes discours dominants au sein de ces que le consociativisme dans le système à soutenir un sauvetage financier, communautés. Les grands chantiers politique libanais est une formule inerte montrent à quel point le pays est en de la reconstruction à partir de 1992 qui s’est avérée incapable de faire face détresse. et l’appui saoudien ont permis à Rafic aux transformations qui se produisent Sans repenser les fondements Hariri de rallier la communauté sunnite, dans la société. Cette dernière bouge, mêmes de son État, de sa capacité qui s’est vu elle aussi soudée autour de évolue et change de traits à la fois à « monopoliser la violence », de ses son leadership et ce qu’il incarnait (et ce démographiquement, culturellement lois électorales, de son confession- jusqu’à son assassinat en 2005 et sa et économiquement. Pourtant, au- nalisme, du sens de sa citoyenneté, succession par son fils Saad). cune force politique n’a été capable de de sa décentralisation administra- La division selon des lignes commu- changer le système ou d’introduire des tive, de son système judiciaire, de nautaires dans plusieurs régions en amendements au-delà de la simple re- son économie et des pratiques clien- raison des déplacements forcés causés distribution des parts de pouvoir et de télistes, voire mafieuses, de ses poli- par la guerre, des occupations israé- leurs prérogatives. tiques, sa survie après son centenaire lienne et syrienne, les souvenirs qui y Cela nous amène à l’idée que la formule semble de plus en plus compromise...

L’ORIENT-LE JOUR 43 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Le Grand Liban et la petite Syrie

En 1936, manifestation à Tripoli pour le « rattachement » à la Syrie. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar) Farouk MARDAM-BEY tation, alors que beaucoup de Libanais chrétiennes. Dans la foulée, après la Éditeur, directeur de la collection se réfugiaient pour la justifier dans une défaite ottomane, un royaume arabe Sindpad chez Actes Sud vision mythique de leur histoire. de Syrie a été proclamé à Damas, le Or la « Grande Syrie », ou la « Syrie géo- 8 mars 1920, par un congrès natio- Le 12 mai 2006, plusieurs centaines graphique », ou la « Syrie intégrale », à nal où étaient représentés tous les d’intellectuels syriens et libanais ont laquelle se réfèrent les premiers n’a districts de la « Syrie intégrale ». Sa publié une déclaration en dix points, jamais existé en tant qu’entité poli- création répondait sans doute au désir dite « Beyrouth-Damas / Damas-Bey- tique indépendante. Le territoire ainsi d’une majorité de la population, mais routh », dans laquelle, constatant la nommé et qui s’étend du Taurus au Si- il ne contrôlait en fait que la zone est détérioration des relations entre leurs naï a été conquis par les Ottomans en des « territoires ennemis occupés », deux pays, ils appellent pour l’essentiel 1516 et, jusqu’à 1918, ses différentes les deux autres étant passées sous à ce qu’elles soient refondées sur deux provinces, aux frontières mouvantes, la coupe de la Grande-Bretagne et de principes : la reconnaissance sans am- étaient administrées par des gouver- la France. Celle-ci ne tardera pas à le biguïté par la Syrie de l’indépendance neurs qui dépendaient directement détruire, quatre mois seulement après et de la souveraineté du Liban, et la d’Istanbul. En 1914, au début de la sa naissance, et la frustration de ses non-ingérence réciproque dans leurs Grande Guerre, il existait bien une wi- nombreux partisans sera à la mesure affaires intérieures. Plusieurs signa- layet de Syrie, mais elle ne comprenait de leur rêve fracassé. taires syriens ont aussitôt été poursui- que les sandjaks de Damas, Hama, Cela d’autant plus que la puissance vis par les services de renseignements, Hauran et Karak (l’actuelle Jordanie). mandataire, en créant le Grand Liban, et certains condamnés à de lourdes Le reste se partageait entre deux wi- ne s’est pas contentée d’y intégrer des peines de prison, d’autres privés de leur layets, Beyrouth et Alep, et trois mou- localités historiquement tournées vers emploi. tassarrifiya, Deir ez-Zor, Jérusalem et le l’intérieur, comme Tripoli ou la plaine de Au-delà du contexte particulièrement Mont-Liban. la Békaa, mais s’est plu aussi à diviser tendu après l’assassinat de Rafic Ha- la petite Syrie qui lui avait été dévolue riri, cette déclaration cherchait à dissi- Soutien de députés syriens en trois, puis quatre États, dont deux per les malentendus qui avaient enta- à l’indépendance du Liban selon un critère confessionnel. L’oppo- ché les rapports syro-libanais depuis Depuis la fin du XIXe siècle, à la faveur sition à ce charcutage n’était pas moins la proclamation du Grand Liban le 1er de la montée des mouvements natio- forte au Liban qu’en Syrie, et il a fallu septembre 1920. Malentendus qui naux au sein de l’empire, l’idée d’une attendre au moins quinze ans, chargés avaient survécu au mandat français : « patrie syrienne » regroupant toutes de crises politiques, d’aménagements des nationalistes syriens panarabes ces provinces faisait cependant son constitutionnels et d’âpres débats, continuaient en effet à considérer la chemin parmi les élites politiques et pour que l’existence du Grand Liban création de cet État comme une ampu- intellectuelles, tant musulmanes que commence à être entérinée par ses

44 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban habitants musulmans. Leur change- sées nouer entre elles des relations pas les plus disposées, avec leur ver- ment d’attitude, d’abord tacite puis de étroites sur tous les plans, comme le biage panarabe, à clarifier la situa- plus en plus affirmé, n’a pas peu contri- leur dictaient l’histoire et la géogra- tion. bué à convaincre le mouvement natio- phie, ainsi que leur patrimoine cultu- nal en Syrie d’accepter le fait accompli. rel commun et l’interpénétration de Une lourde tutelle Le traité franco-syrien, signé en 1936, a leurs populations. Elles ont toutefois Nul besoin de s’étendre sur ce qui constitué un premier pas dans ce sens, suivi des politiques divergentes, à s’est passé durant les cinquante der- et cela dans la mesure où il supposait la l’intérieur et à l’extérieur, qui ont sus- nières années, et plus précisément pérennité, séparément du Liban, d’une cité des crises de confiance succes- depuis 1975. Les interventions san- république syrienne unifiée et promise sives tout au long des années 1950. glantes de l’armée syrienne, avec bientôt à l’indépendance. Les efforts L’absence de relations diplomatiques l’aval de telle ou telle communauté déployés par la suite au Liban en vue entre les deux pays entretenait libanaise, la gestion machiavélique d’un compromis islamo-chrétien, et qui l’illusion de leurs liens fraternels, qui par Hafez et Bachar el-Assad des dis- se sont conclus par le pacte national, ne sauraient s’encombrer des pro- sensions entre elles et au sein de cha- étaient suivis en Syrie avec attention et tocoles en usage entre États, mais cune d’elles, leur lourde tutelle pen- généralement avec sympathie. aussi le soupçon, chez les chrétiens dant quinze ans, la subordination du Plus encore, en novembre 1943, lors libanais, notamment maronites, du Liban et le blocage de ses institutions de l’ultime combat pour l’indépendance refus de la Syrie de reconnaître la par l’intermédiaire du Hezbollah, de du Liban, des députés syriens ont for- souveraineté du Liban. même que l’engagement militaire de tement marqué leur solidarité tout De telles relations allaient s’éta- ce dernier en Syrie, sont gravés dans en reprochant à leur gouvernement blir par la force des choses pendant toutes les mémoires. d’être très complaisant avec les Fran- l’union syro-égyptienne (1958- Le fallacieux slogan « Un seul peuple çais comparativement à son homo- 1961), la République arabe unie dans deux pays », loin de rapprocher logue libanais. L’un d’eux est même allé ayant une ambassade à Beyrouth, les peuples syrien et libanais, les jusqu’à proposer que la Syrie cède au mais lorsqu’un Premier ministre sy- niait dans les faits tous les deux. Au- Liban d’autres cazas s’il en avait besoin rien, en 1962, après la rupture de jourd’hui, dans leur désastre commun, pour tenir bon contre vents et marées. l’union, a proposé au gouvernement il est plus que jamais évident, ainsi libanais de les poursuivre, il n’a pas que l’affirmait le très regretté Samir Des politiques divergentes reçu de réponse. Et les juntes mili- Kassir, que la souveraineté du Liban Libérées de la tutelle française, les taires baassistes au pouvoir en Syrie dépend de la démocratie en Syrie. Et deux jeunes républiques étaient cen- depuis 1963 n’étaient certainement inversement.

En 1950, fermeture de la frontière libano-syrienne à la suite de l’abolition de l’union douanière entre les deux pays. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar)

L’ORIENT-LE JOUR 45 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Les communautés et la nation : un mariage impossible ?

En 1968, l’alliance entre les trois partis chrétiens, le Parti national libéral, les Kataëb et le Bloc national (qui ont formé le « Helf »), a remporté une victoire éclatante lors des élections législatives face aux listes chéhabistes. Sur notre photo, de gauche à droite, le président Camille Chamoun, Pierre Gemayel et Raymond Eddé au cours d’une des réunions de préparation de la campagne électorale. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar)

Sandra KHAWAM anéantissement individuel et collectif. Ces tentatives de vivre ensemble ou Psychologue Cent ans après la proclamation du d’enterrer la hache de guerre ne sont Grand Liban, plus d’un an après le pas nouvelles, elles existent depuis Terre-littoral ouverte sur la Méditerra- soulèvement populaire du 17 octobre toujours et partout. Le processus née pour des échanges commerciaux ; 2019, la tentation pour certains de de formation et de fonctionnement terre-montagne, refuge des commu- laisser derrière soi sa famille politique, psychologique des groupes pourrait nautés menacées ou persécutées ; de se délester des liens traditionnels apporter un certain éclairage sur terre-passage ; terre-grenier agri- sociaux pour ne former désormais l’impasse dans laquelle se trouve le cole ; terre-expansion des religions qu’une seule et unique famille-na- pays depuis plus d’un siècle, si ce monothéistes… Autant de terres que tion était grande. n’est depuis que cette région est ha- de communautés vivant parfois côte à Les intentions de s’unir étaient sin- bitée. côte et souvent face à face. cères. Plein d’espoir, sûr de ses re- Qu’est-ce qu’un groupe, quelle est sa La proclamation du Grand Liban en vendications, le peuple était pris d’un structure et comment fonctionne-t- 1920 ne parviendra pas, 100 ans plus sentiment de toute-puissance. Ren- il ? Et surtout quelle est sa relation tard, à atténuer les revendications verser le régime n’est plus qu’une avec la nation ? Faut-il éliminer les identitaires, ni à les occulter. Car ce qui question de jours, voire d’heures. groupes communautaires pour que bloque n’est pas, comme on pourrait Seulement, voilà, après ce bref in- naisse et vive une nation ? le penser, une mauvaise volonté des termède chimérique, la lune de miel chefs politiques, ni un désamour des s’achève, l’illusion se heurte à la réa- Des signes d’appartenance Libanais pour leur terre, ni un rejet de lité et les divisions, les sous-groupes, L’être humain est, de par sa nature, l’autre, mais d’abord la menace d’un refont surface. un être social, groupal, et ne peut

46 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban survivre seul, isolé. De nombreuses jours : tous brandissent le même dra- Difficile… C’est une demande qui pose études l’attestent. Petits ou grands, peau et scandent les mêmes slogans. au sujet un double effort, un double bandes ou regroupements, groupes Mais l’abolition des signes de dis- défi : accepter de quitter son groupe primaires restreints ou grands se- tinction au début du mouvement de d’origine, affronter en tant qu’indi- condaires… les individus trouvent contestation ne dure pas longtemps. vidu la pression sociale, renoncer au leur place dans différentes struc- Au premier heurt avec des groupes confort et à la sécurité ; et, d’autre tures en fonction des désirs et des opposés à la contestation qui, eux, part, se retrouver dans un nouveau buts. Nous nous intéressons ici aux en revanche, se présentent avec des groupe qui produirait une nouvelle grands groupes, dits groupes secon- signes distinctifs, le peuple sent la pensée, de nouvelles valeurs… daires, que sont les groupes commu- menace et bat en retraite. Chacun Il s’agit de relever, seul, le défi d’une nautaires, les partis politiques... cherche un refuge et va le trouver soit crise identitaire post-adolescence Le processus de naissance groupal dans son groupe d’origine soit dans pour aboutir peut-être à une nouvelle ainsi que le mode opératoire sont un nouveau groupe. Ainsi, on assiste identité débarrassée de ses liens les mêmes pour tous les groupes : à la naissance de nouveaux groupes passés. Une identité uniquement li- membres ou leaders, chacun a sa place ou sous-groupes réels et/ou virtuels banaise. Mais encore faut-il savoir et son rôle au sein du groupe, mais sur les réseaux sociaux. Certains se- ce que signifie être libanais. Qu’est- tous partagent un but commun, des ront mort-nés, d’autres se dévelop- ce qu’être libanais au XXIe siècle ? valeurs communes, etc. Les membres peront. Mais les divisions sont plus L’identité libanaise serait-elle incom- du groupe s’identifient les uns aux que jamais présentes. patible avec une identité communau- autres et au chef. Et pour renforcer Le repli sur soi, défensif, accentue taire ? Est-ce l’une ou l’autre ? Doit- davantage les liens entre les individus les lignes de clivage. Des murailles on importer des modèles occidentaux et son identité, le groupe cultive des psychiques sont érigées pour se pro- de vivre-ensemble et les appliquer ? signes de reconnaissance et d’appar- téger des affects et attaques poten- Cela n’est pas sûr et n’est peut-être tenance : vêtements, couleurs, em- tiellement « traumatogènes » venus pas nécessaire. D’autant qu’il n’est blème, usage de la langue, lexique ver- de l’extérieur, venus des hordes, du pas certain qu’un modèle importé bal, codes, etc. Ces éléments articulent pouvoir… La communication entre les nous conviendrait puisqu’il ne serait l’espace social et culturel du groupe et groupes devient plus difficile et peut pas le produit de notre cheminement sont des signes de distinction par rap- mener à des troubles civils si les ten- social et historique, l’aboutissement port aux autres groupes. sions ne sont pas désamorcées par le d’un travail psychologique. Ces so- Chaque groupe produit une pen- dialogue, la parole. Ce mouvement de lutions seraient fragiles et vouées à sée qui lui est propre ; il produit son repli est un mouvement compréhen- l’échec. Notre histoire le prouve. mythe, son idéologie, ses rêves, ses sible et irrépressible. Aussi, peut-être serait-il préférable, fantasmes qui sont irréductiblement vu la structure de notre société mul- différents de la psyché individuelle. Le problème de l’identité ticulturelle, de « faire avec » le prin- D. Anzieu nous donne une jolie des- La question reste de savoir si on pour- cipe de réalité, sans essayer d’effec- cription du groupe quand il dit que rait, et surtout si on devrait, abolir les tuer un forcing psychologique sur des le groupe « est, comme le rêve, le groupes communautaires pour favo- groupes qui ne sont pas prêts à ran- moyen et le lieu de la réalisation riser l’émergence d’un grand groupe, ger au placard leur identité commu- imaginaire des désirs inconscients le groupe-nation. La question mérite nautaire et qui, de plus, ne le désirent infantiles ». L’individu se réalise aussi réflexion, mais elle pose une autre pas et n’en sont pas convaincus. à travers un groupe. question, celle de savoir si on pourrait Les naissances au forceps laissent demander à des individus de rêver, de parfois des séquelles au niveau psy- Le repli sur soi se réaliser, d’exister ou de se fédérer chologique et physique. Ainsi va-t-il Viennent les inévitables périodes de hors de leur groupe communautaire. aussi des nations… crise qui jalonnent la vie humaine et la vie sociale. Que se passe-t-il alors ? Comment le groupe réagit-il ? Par un repli des membres sur le groupe ou par la création d’un nouveau groupe qui répondrait mieux aux besoins des individus. La crise pourrait être une crise économique, politique, sanitaire. Si durant la crise l’État est faible ou est perçu comme affaibli, le senti- ment d’insécurité augmente. Menace réelle ou imaginaire, les rangs se resserrent immédiatement. Un exemple récent, dont nous subis- sons les conséquences, est le sou- lèvement populaire du 17 octobre L’assemblée des évêques maronites, réunie à Bkerké. Le patriarcat maronite a constamment joué, à travers 2019. Le peuple, dans un mouvement les siècles, un rôle-pivot à l’échelle nationale lors des grandes échéances et des graves crises qui ont de liesse, semble uni les premiers ponctué l’histoire du Liban. Photo Émile Eid

L’ORIENT-LE JOUR 47 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Le regard bleu d’Aram Le Dr Carlo Akatcherian, ancien chef du service pédiatrique de l’Hôtel-Dieu de France, retrace, à partir de son parcours et de la tragique expérience de ses parents, l’exode des Arméniens à la suite du génocide du début du siècle dernier et leur intégration au Liban au prix d’un dur et long labeur.

Le père de Dr Carlo Akatcherian, à gauche, jeune savetier à Damas au début du siècle dernier. belles villes méditerranéennes… à mon pays, à Marach, j’étais proprié- Carlo AKATCHERIAN l’époque. Assis sur le perron de notre taire d’une manufacture de chaus- « Le présent sans le passé est aveugle maison, j’entends ma mère héler un sures où j’employais une trentaine des Le présent sans l’avenir est stérile. » vieux cordonnier qui passait dans la meilleurs artisans de la région. Hélas, Jean d’Ormesson rue, plié sous le poids de son attirail. il n’en est rien resté. Je ne pouvais ni C’était afin de lui confier une de mes ne devais mendier, voilà pourquoi au- En 1946, j’avais sept ans. L’âge où on chaussures pour une réparation. Le jourd’hui je sillonne les rues, cet atti- vit dans un monde aussi réel qu’ima- travail terminé, elle ne manque pas rail sur mon dos. Toutefois madame, ginaire, celui des fées et des nuages de lui faire remarquer le mauvais ré- si vous êtes déçue par mon travail, qui voyagent… Celui de l’insouciance, sultat obtenu. « Madame, lui explique vous pouvez ne pas me payer. » quand la mémoire enregistre tout, le vieux, avec un tremblement dans sa « Rentrez Baron Aram, répond ma alors qu’on ne se pose pas trop de voix, encore heureux que je puisse en mère, c’est l’heure du déjeuner, venez questions. faire autant ; j’ai été obligé de faire ce le partager avec nous. » Nous habitions Tripoli, une des plus métier qui n’a jamais été le mien. Dans À table, le vieux reprend son histoire

48 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban en racontant comment les Turcs Riche de ces histoires, je réalise un que tu t’affirmeras devant tes cama- avaient pillé puis incendié son atelier, jour que je viens d’un ailleurs, un ail- rades, c’est ton travail qui te prouvera après avoir poignardé à mort son fils leurs que je n’ai pas connu. Car pour que tu n’as rien à leur envier, c’est par unique qu’il essayait de protéger. Lui- me mettre au monde, ma mère avait ton travail que tu deviendras un jour même, laissé pour mort, n’avait sur- rejoint ses parents à Alexandrette, “quelqu’un” ; ce jour-là tout le monde vécu que par miracle, pour apprendre restée jusqu’alors sous protection oubliera que tu es arménien, et ce que sa femme et ses deux filles française. Cependant, je ne devais jour-là ce sera à toi de ne pas l’ou- avaient été déportées. jamais voir la ville qui m’a vu naître. blier. » Les Français partis, Alexandrette de- Grandir en Libanais venant Iskenderun, nous devions fuir « Une terre de liberté et d’accueil Alors que mes parents l’écoutaient la fureur des Turcs trois semaines à devenue notre patrie » les yeux baissés, son regard bleu et peine après ma naissance, pour re- C’est ainsi qu’au fil des années, je de- embué creusait ses sillons dans ma venir au Liban avec ma mère et mes venais de plus en plus libanais, sans mémoire, pour me revenir encore au- grands-parents. pour autant devenir de moins en jourd’hui comme l’expression d’une C’est ainsi que trois générations se moins arménien. C’est dans cet état douleur aussi muette que profonde, retrouvent réunies sous un même d’esprit que je me retrouve à Beyrouth chaque fois qu’une page de notre toit, au haut d’une montagne liba- pour entamer mes études de méde- histoire est évoquée, une histoire naise : la génération qui s’accroche à cine, à la faculté où mon père m’avait que j’ai découverte d’ailleurs bien son passé et qui ne veut pas le quit- précédé. plus tard. ter ; celle qui cherche à l’oublier pour Quelques jours après mon installa- Pour mes parents, considérant que le envisager l’avenir ; et la dernière qui tion, je vois disparaître toutes les ap- passé leur appartenait, nous autres, est encore à l’âge de l’insouciance. préhensions que ma situation de ré- les enfants, ne devions pas en pâtir, Même aujourd’hui, je retrouve dans fugié avait ancrées en moi du temps même si plus tard nous allions l’ap- ma mémoire des regards qui bien de mon adolescence. Et rien qu’en prendre. Mais pour le moment, nous souvent me rappellent celui d’Aram. regardant autour de moi, je découvre étions libanais, nous devions grandir un Liban qui m’appartient et auquel en Libanais, et tout devait être fait « C’est par ton travail que tu t’affirmeras » j’appartiens. Un Liban où les coupoles pour atténuer les différences. Voilà Mes premières années passées dans octogonales de nos églises voisinent pourquoi c’est bien plus tard que j’ap- l’isolement de cette montagne, mes les minarets et les clochers de plus pris l’histoire de mon père, qui n’était parents s’installent donc à Tripoli, d’une douzaine de ses communau- pas très différente de celle d’Aram. afin de m’assurer une scolarisation tés, où nos écoles, nos universités Sur les routes de l’exode à l’âge de correcte. L’école arménienne étant et nos institutions n’ont rien à envier treize ans, il se retrouve sans savoir rudimentaire, je suis inscrit dans un aux meilleures, une terre de liberté et comment à Alep, après avoir parcou- collège, celui des pères carmélites. Le de tolérance, une terre d’accueil de- ru à pied les déserts de Syrie, affamé, jour de mon inscription, conscient des venue notre patrie. Et si parfois on y assoiffé, sa maison incendiée, son difficultés que j’allais affronter avec raille Garabet, le vieux photographe frère massacré et son aîné décédé la langue arabe, mon père s’adresse debout derrière son trépied au pied en exil par manque de soins. Échappé au directeur des études en insistant du monument aux Martyrs, d’autres de justesse au convoi qui le destinait sur le fait que je ne devais bénéficier s’enorgueillissent de voir leur portrait à la mort sur les sables de Deir ez- d’aucune indulgence pour l’apprendre, signé Manoug, et ceux qui ironisent Zor, il se retrouve à Damas, travail- puisque nous avons choisi, poursuit-il, l’Arménien qui en parlant confond les lant comme savetier pour gagner sa de vivre dans ce pays qui est main- genres n’ont certes pas entendu l’élo- vie. Pris en charge par des associa- tenant le nôtre. Dès ce premier jour quence de maître Babikian, lors de ses tions de bienfaisance arméniennes, il d’école, mon père m’ancrait dans un interventions à l’Assemblée nationale. poursuit ses études tout en exerçant présent qui n’était pas censé être le Guiragossian, Assadour, Hraïr, Gela- différents métiers, et finit à Beyrouth mien, tout en me mettant sur les rails lian et bien d’autres artistes, peintres, afin de réaliser son rêve, celui de de- de l’avenir. musiciens, sont tous libanais comme venir médecin. Quant à l’arménien, il fallait se moi, comme ces vieux artisans de Diplômé mais démuni, cependant fier contenter de le parler à la maison. De Bourj Hammoud qui ont forgé leur d’avoir remplacé par son stéthoscope ce fait, je n’ai jamais appris à le lire et avenir sur une mémoire douloureuse son alêne de savetier, il ne peut s’ins- à l’écrire… un de mes plus grands re- que leur rappellent leurs rues, Mara- taller que dans un petit village, et le grets. ch, Hadjin, Zeitoun… hasard le mène à Bécharré, au pied Outre les difficultés inhérentes à la « La reconnaissance a la mémoire des Cèdres au nord du Liban. Pour langue elle-même, je devais subir l’af- courte », écrit Benjamin Constant, s’y faire plus facilement adopter, il front des railleries de mes camarades, mais pour nous autres Arméniens se voit obligé de se faire appeler Élie, qui pouffaient de leurs moqueries en libanais, la reconnaissance est plus la traduction littérale de Yeghia, son imitant mes erreurs et ma façon de la qu’un devoir, elle est « religion », et si prénom arménien, difficilement as- prononcer, écornant à chaque fois un nous sommes fiers d’être arméniens, similé par les gens du village, même peu de ma fierté. Les frontières entre nous sommes aussi fiers d’être liba- que parfois, ce changement parais- l’ironie et la blessure étant ténues, je nais… et soucieux de le rester, même sant insuffisant, il n’est que « el-ha- m’en plains un soir à mon père. si dans nos yeux on retrouve parfois le kim el-armani ». « Fils, me dit-il, c’est par ton travail regard d’Aram.

L’ORIENT-LE JOUR 49 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Une longue lutte pour s’entendre sur l’identité du Liban

Au lendemain de la défaite arabe face à Israël en juin 1967, manifestation devant l’ambassade d’Égypte à Beyrouth pour rejeter la démission du président égyptien Gamal Abdel Nasser. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar) épreuves endurées par le Liban ainsi nautés du Mont-Liban, lesquels ont Khaled KABBANI que les conflits et les dangers aux- cédé la place à un nouveau clivage et à Ancien ministre quels il est confronté. des luttes d’influence opposant deux Les requêtes portant sur l’élargis- camps : la faction qui réclamait l’union La célébration du centenaire de la sement du Liban jusqu’à ses fron- avec la Syrie, et la partie des Libanais proclamation de l’État du Grand Li- tières historiques et naturelles ont qui étaient attachés à l’indépendance ban, le 1er septembre 1920, a four- commencé à émerger dès la fin de et à l’édification d’un État souverain ni l’occasion d’opérer un retour sur la première décennie du siècle der- sous protection française. l’histoire, plus spécifiquement sur les nier. L’objectif recherché était alors de Après l’élaboration de la Constitution phases de l’histoire contemporaine rattacher au Mont-Liban les quatre libanaise, en mai 1926, la vie poli- du pays du Cèdre. Celle-ci est en effet cazas, donc un espace vital écono- tique dans le pays a été marquée par riche en événements et développe- mique, ainsi que le littoral formé de un bras de fer entre deux factions : le ments majeurs qui fournissent au- la ville de Beyrouth et d’autres ports Bloc national présidé par Émile Eddé tant de leçons à tirer et qui, surtout, et localités offrant l’indispensable et le Destour conduit par Bécha- sont étroitement liés au processus ouverture sur la mer, avec tout ce que ra el-Khoury. Cette ligne de fracture d’édification de l’État. Ce retour sur cela implique comme perspectives correspondait à un clivage entre deux l’histoire est dans notre cas d’autant pour le commerce maritime. courants de pensée, l’un libaniste et plus précieux que les Libanais sont Mais parallèlement à ce volet écono- l’autre arabisant. Le premier percevait réputés pour avoir la mémoire courte mique, l’élargissement de l’entité liba- le Liban comme une patrie chrétienne et, de surcroît, nous avons tous fail- naise jusqu’à ses frontières naturelles élargie et considérait que le natio- li à la tâche primordiale consistant à a eu un impact démographique im- nalisme arabe constituait un danger élaborer une mémoire collective sur portant au niveau du tissu social liba- pour le Liban et son indépendance. les plans national, politique et social. nais, sans compter les retombées po- Le second courant de pensée, plus ré- Ce survol de notre passé contempo- litiques et nationales. Un changement aliste, estimait que la coopération is- rain paraît, en outre, nécessaire car il de poids s’est ainsi opéré au niveau lamo-chrétienne était non seulement pourrait nous aider à comprendre les des anciens conflits entre les commu- possible, mais aussi nécessaire pour

50 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

édifier un État stable. Ce courant sou- arabe et il puise tout ce qui est utile Constitution, sur base de la loi constitu- lignait par ailleurs que la lutte contre et bon de la civilisation occidentale. » tionnelle numéro 18 du 21 septembre le mandat français et la revendication 1990. Le document d’entente natio- de l’indépendance constituaient un Un problème d’identité nale a jeté les bases des solutions point de convergence entre chrétiens Le pacte national a ainsi représenté l’ex- aux conflits historiques et aux diffé- et musulmans. pression vivante de la volonté des Liba- rends politiques qui avaient ébranlé la nais de vivre ensemble dans le cadre d’un scène libanaise depuis la proclamation La base du pacte national État unitaire, souverain et indépendant. du Grand Liban en septembre 1920 Les tiraillements entre ces deux Mais ce pacte n’a pas réglé pour autant jusqu’au vote de la nouvelle Constitu- courants de pensée se sont pour- le problème de l’identité nationale et tion en 1990. suivis pendant une longue période, politique du Liban, dans la mesure où sa L’accord de Taëf a notamment tran- plus particulièrement après l’élec- teneur est restée nébuleuse. Celle-ci a ché de façon claire le conflit autour de tion d’Émile Eddé à la présidence de voulu en effet satisfaire les musulmans, l’identité du Liban. Le préambule de la la République et la conclusion d’un mais ces derniers n’ont pas été totale- Constitution stipule ainsi explicitement traité avec la France. C’est à cette ment satisfaits car le problème de l’iden- que « le Liban a une identité et une époque que sont nés plusieurs par- tité du Liban n’avait pas été tranché. appartenance arabes ». Le document tis politiques, dont le Parti populaire De manière concomitante, le pacte a constitutionnel évite cependant de re- syrien, en 1932, les Kataëb, en 1936, essayé aussi de satisfaire les chrétiens, lancer les appréhensions et les craintes et le parti Najjadé en 1937. Le débat mais il a échoué à le faire car il n’a pas des chrétiens. La première clause sou- sur le positionnement et l’identité du surmonté leurs craintes et leurs appré- ligne de fait que le Liban est une pa- Liban a marqué cette phase de l’his- hensions concernant le risque que les trie définitive pour tous ses fils, et il toire jusqu’au moment où le Destour musulmans réclament à nouveau l’union ne saurait en aucun cas être rattaché a proposé une issue politique qui a avec la Syrie, de même qu’il ne les a pas à n’importe quel pays, quelle que soit été élaborée par Kazem Solh et Ta- rassurés au sujet de l’ouverture du Liban la formule envisagée, de même que kieddine Solh, percevant le Liban sur l’Occident et la culture occidentale. le Liban ne saurait être démembré ou comme un État indépendant, ayant Ce problème resté en suspens a été partagé et l’implantation ne saurait lui sa propre personnalité spécifique qui évoqué par la fameuse phrase de être imposée. le distingue des autres pays arabes. Georges Naccache dans l’un de ses En consacrant de la sorte l’identité et Cette vision définie par les deux Solh éditoriaux dans L’Orient : « Deux néga- l’appartenance arabes du Liban, l’accord a constitué le fondement pratique tions ne font pas une nation. » Ce diffé- de Taëf – et donc la Constitution – sou- de l’entente entre les différentes rend autour de l’identité du Liban s’est ligne que cette identité arabe n’est nul- composantes du pays, plus particu- poursuivi et s’est exacerbé en diffé- lement imposée ou étrangère au pays, lièrement entre les chrétiens et les rentes périodes, plus particulièrement mais elle reflète la réalité et l’histoire du musulmans. Appuyée par le patriar- sous le mandat du président Camille Liban. Les chrétiens ont d’ailleurs été cat maronite et le patriarche Arida, Chamoun avec la doctrine Eisenhower à l’avant-garde du nationalisme arabe, la vision ainsi définie par le Destour et le pacte de Bagdad, parallèlement à de même qu’ils ont été les porte-éten- a constitué le pacte national qui sera l’union entre l’Égypte et la Syrie. dards de la Renaissance arabe et de la par la suite explicité dans le discours révolution culturelle arabe au cours de du président Béchara el-Khoury et la L’accord de Taëf la seconde moitié du XIXe siècle. déclaration ministérielle du premier Le conflit autour de l’identité du Liban Dans cette perspective historique, l’ac- gouvernement de l’indépendance a débouché sur les événements de cord de Taëf a défini les fondements du présidé par Riad Solh, le 7 octobre 1958 et il s’est aggravé encore plus système politique capable de conso- 1943. avec le problème palestinien à la suite lider le vivre-ensemble entre les Li- Le pacte national représente dans de la guerre de juin 1967. L’Organisa- banais. Ces fondements reposent sur son essence un double engagement tion de libération de la Palestine s’était des principes appelés à renforcer ce pris par les musulmans et les chré- alors transformée dans le pays en une vivre-ensemble, à savoir la participation tiens. D’un côté, les chrétiens aban- force politique et militaire et elle avait de toutes les communautés au pouvoir donnaient la protection étrangère, implanté au Liban-Sud des bases pour sur une base égalitaire entre chrétiens et d’un autre côté, les musulmans lancer ses opérations contre Israël. et musulmans, indépendamment du renonçaient à leur requête portant L’OLP s’était transformée dans ce cadre nombre et du poids démographique, la sur l’union avec la Syrie. Les deux en un para-État au côté de l’État liba- décentralisation administrative élargie composantes s’engageaient en outre nais, ce qui a débouché sur la guerre li- et le développement équilibré, la liberté à édifier un État indépendant et sou- banaise de 1975 qui n’a pris fin qu’avec de culte et la sauvegarde des libertés verain, appelé à collaborer sur un pied la conférence de Taëf qui s’était tenue publiques et individuelles, le droit à la d’égalité avec tous les pays, sur base en Arabie saoudite en 1989. différence, l’attachement au leitmotiv de la préservation du visage arabe C’est au cours de cette conférence « le Liban d’abord », sans que cela si- du Liban et de son ouverture sur le de 1989, à laquelle a participé la qua- gnifie une distanciation du Liban vis-à- monde occidental. Cette approche a si-totalité des députés libanais sous vis des causes arabes. Autant de prin- été présentée dans la déclaration mi- l’égide arabe et internationale, qu’a cipes qui devraient concrétiser la petite nistérielle du premier gouvernement été approuvé l’accord de Taëf (le docu- phrase symbolique du pape Jean-Paul de l’indépendance qui soulignait ex- ment d’entente nationale), dont le vo- II : « Le Liban est plus qu’un pays, c’est plicitement : « Le Liban a un visage let politique deviendra une partie de la un message. »

L’ORIENT-LE JOUR 51 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Modifications de la Constitution libanaise : panorama des motifs

En 1926, réunion des députés membres de la commission chargée de rédiger la Constitution. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar) part la suppression du sénat en 1927 là la nécessité d’interpeller les éta- Hassãn-Tabet RIFAAT* et, d’autre part, le chapelet de modifi- blissements d’enseignement sur le Avocat au barreau de Beyrouth cations qui traduisent la fin du man- sérieux de leur engagement dans la Professeur à la faculté de droit dat et la mise en conformité avec l’ère sauvegarde du pluralisme linguistique et des sciences politiques nouvelle de textes qui ne s’accordent dans le pays. de l’Université Saint-Joseph plus avec le changement. Elles ne Au-delà de ces aménagements de comportent pas de bouleversement forme, on peut retenir trois acquis La Constitution du 23 mai 1926 a majeur dans la configuration des pou- auxquels les modifications de 1943 été plus d’une fois modifiée pour ac- voirs constitutionnels. Seul le pouvoir n’ont pas touché. Ce qui implique un compagner des changements sur le législatif a été restructuré avec la sup- message clair au niveau le plus élevé : plan politique. C‘est en effet en 1943 pression du sénat. C’est donc très tôt C’est d’abord la sauvegarde de la qu’avec la fin du mandat, le constituant que le monocaméralisme a remplacé démocratie parlementaire. Bien avant a décidé de corriger les dispositions dès 1927 le bicaméralisme mis en sa confirmation dans les textes en constitutionnelles devenues incompa- place en 1926. 1990, la séparation des pouvoirs a tibles avec l’indépendance. Les années Nous évoquerons, en outre, une dis- été vécue comme principe fonda- qui ont suivi n’ont pas dicté de modi- position que le constituant a cru utile mental ; nul besoin de préciser dans fications fondamentales. Les dernières d’amender : il s’agit de l’usage du un texte que tout en étant séparés, en date ont été dictées par la loi consti- français. Si le texte de 1926 consi- les pouvoirs constitutionnels doivent tutionnelle du 21 septembre 1990, dérait que l’arabe est « la langue collaborer entre eux, puisque cette après Taëf. Quel message peut-on lire nationale officielle dans toutes les collaboration est dictée par la mission à travers ces deux interventions du administrations de l’État », il donnait des pouvoirs constitutionnels, pour- constituant en 1943 et 1990 ? au français « également » la qualifi- voyeurs de développement et instru- cation de langue officielle. C’est cette ments de vie, non de blocage. I. Premier jet de modifications : qualification de langue officielle qui C’est ensuite le respect des libertés du mandat à l’indépendance fut supprimée en 1943. Il est vrai que qui a été implicitement consacré. Le premier jet couvre la période qui l’usage d’une langue n’a pas besoin de Libertés publiques (avant la procla- va de 1926 jusqu’à l’indépendance sa consécration comme langue offi- mation des droits fondamentaux avec en 1943. Ces modifications n’ont pas cielle ; il suffit qu’elle soit adoptée et la création d’un Conseil constitution- toutes les mêmes motifs. Il y a d’une pratiquée au niveau de l’opinion. De nel), les droits individuels demeurent

52 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban protégés par la Constitution et ont la de la liberté de conscience. La Consti- à titre transitoire. Ainsi prévaut, dans qualité de droits constitutionnels. La tution n’a jamais exclu du champ de l’exercice des droits fondamentaux et place de la loi pour les encadrer est protection les communautés non re- politiques, notamment en matière de toujours reconnue. Seule fait excep- ligieuses, ni la communauté des Liba- statut personnel, un pluralisme domi- tion la liberté de conscience ; depuis le nais n’appartenant à aucune religion. né par le principe d’égalité entre tous, texte de 1926, cette liberté est recon- Le droit positif libanais, depuis de confessions religieuses, commu- nue par la Constitution comme étant longues décades et bien avant l’in- nautés de droit commun et Libanais une liberté absolue. dépendance, reconnaît l’existence et n’appartenant à aucune confession ni C’est enfin le droit de propriété qui les droits de communautés non reli- communauté. mérite une mention spéciale. L’article gieuses, qu’elles soient appelées « de C’est aujourd’hui aux jeunes généra- 15 place ce droit sous la protection droit commun » ou qu’elles puissent tions qu’il appartient de sortir du car- de la loi. Ainsi, c’est la Constitution être définies comme étant l’ensemble can du passé et de mettre en œuvre qui fixe impérativement la cause qui des Libanais qui n’appartiennent à le fonds constitutionnel, déjà en place, pourrait légitimer une éventuelle aucune communauté, religieuse ou de laïcité, de liberté et d’égalité. atteinte à ce droit, puisque seule une de droit commun. Ainsi devra être lu cause d’utilité publique pourrait priver l’article 9 de la Constitution, lequel II. Second jet : après Taëf, la loi de sa propriété un titulaire de droit. comporte, au bénéfice des « popula- constitutionnelle du 21 septembre 1990 Ce qui retient l’attention à la lecture tions », une garantie (donc bien plus Sur les trois axes précédemment en- de l’article 15 auquel le constituant qu’une simple reconnaissance) com- visagés, on peut distinguer quelques n’a pas touché et qui est toujours en portant le respect de leur statut per- signaux que le constituant de 1990 vigueur, c’est sa clarté et sa grande sonnel. semble avoir transmis. souplesse. À l’instar de textes En conclusion, il est possible d’affir- Concernant d’abord le régime parle- célèbres dont une lecture innovante mer que le pluralisme au Liban ne se mentaire, de type monocaméral en par des générations d’analystes et limite pas à la dimension religieuse ; attendant la création d’un sénat, il de juristes a permis l’extension à des il englobe aussi bien les confessions émerge des amendements un mes- hypothèses nouvelles (comme la Dé- (ou communautés religieuses) que les sage qui s’est confirmé dans la pra- claration des droits de l’homme et communautés de droit commun ainsi tique. Il s’agit de l’importance prise par du citoyen de 1789), la rédaction de que les Libanais qui n’appartiennent à la Chambre des députés. l’article 15 impose de considérer que aucune communauté, religieuse ou de Concernant ensuite l’analyse des la protection du droit de propriété ne droit commun. attributions au sein du pouvoir exé- se limite pas à la privation du droit de cutif, elle est le plus souvent faussée propriété immobilière. Elle ne se limite Pluralisme et statut personnel par des préjugés, à caractère politique pas non plus aux hypothèses où la On aura sans doute noté que la qua- et confessionnel. Les dimensions de privation de la propriété se ferait au lification de communauté de droit notre article imposent de s’en tenir à bénéfice de l’État, comme en matière commun, adoptée par le droit positif, l’essentiel. d’expropriation. marque la volonté de distinguer le Ainsi, les allégations prétendant faire Une dernière condition est exigée : droit commun qui est le principe, et croire que le chef de l’État n’aurait avant d’être privé de son droit, le le confessionnel ou religieux qui est que des attributions réduites ne sont titulaire du droit doit percevoir une l’exception. Il en appert qu’attendre conformes ni à la Constitution ni à la indemnité « juste et préalable ». une intervention du législateur pour réalité vécue de la vie politique. Pour une application à une question le vote d’une loi spéciale pour dé- La Constitution situe le président de la à l’ordre du jour, la privation de droits confessionnaliser le statut personnel République à la tête du pouvoir exé- mobiliers, comme les droits des dé- et consacrer le mariage devant les cutif et lui consacre 15 articles (art. posants, tombe sous le couperet de instances civiles est un prétexte. La 49 à 63) ; ainsi par exemple à l’an- la protection de leurs droits par la Constitution implique, en effet, que cien article 49 a été ajouté un alinéa Constitution. Ce qui rend encore plus les droits et libertés appartiennent à 1er plein de possibilités, puisque le illégale la mainmise sur le droit de tous, en toute égalité, sans privilégier président est notamment investi de propriété des déposants, c’est qu’on le religieux ni le non-religieux. la qualité de chef de l’État et de com- leur fait payer le prix du droit dont on En outre, en matière politique, le plu- mandant en chef des forces armées. les prive. ralisme ne se limite pas à la représen- tation des confessions ; se borner au Une lecture globale Droits et libertés pluralisme religieux est réducteur. Si Qu’en est-il des deux autres compo- En troisième lieu, la sauvegarde du après Taëf il y a eu partage entre chré- santes du pouvoir exécutif qui, dans la pluralisme s’est imposée au consti- tiens et musulmans à parts égales structuration du chapitre 4, viennent tuant qui a employé des mots qu’on de 50 pour cent, le constituant dis- après le président ? Sur le plan de l’or- ne saurait confondre : confessions, pose que ce partage est provisoire thodoxie juridique, il est certain que communautés, religions et rites. et prévoit la suppression du confes- les amendements de 1990 délivrent La revue de ces termes voudrait donner sionnalisme. C’est donc au plus haut un message clair : la collaboration et aux « communautés » ou une niveau qu’est consignée une option l’équilibre des pouvoirs sont des prin- dimension plus large que le cadre ex- fondamentale, celle de renoncer au cipes fondamentaux. L’interprétation clusivement religieux, d’autant qu’elle fondement exclusivement religieux du des textes impose que l’on en fasse concorde avec le caractère « absolu » pluralisme politique et de le maintenir une lecture globale, qui donne

L’ORIENT-LE JOUR 53 Le centenaire du Grand Liban février 2021 aux dispositions constitutionnelles, la sauvegarde d’un pilier structurel les causes et les sources, le Liban per- éventuellement combinées, une indi- de la démocratie à laquelle les Liba- siste dans son attachement à la liberté. cation qui mène à une dynamique de nais, à leur manière, ont prouvé leur Au sortir d’une longue crise armée qui vie dans l’exercice du pouvoir, non au attachement. n’a pas fini de développer ses consé- blocage, lequel est contraire au but de Un dernier message qu’impliquent les quences, notre pays a pu mettre en l’action politique. modifications de 1990 : il s’agit de la place la graine constitutionnelle dont Ainsi, le pouvoir réglementaire garde sauvegarde du pluralisme, sans rup- on tarde à assurer la germination. De toute son importance ; dans l’exercice ture avec le passé et sans boulever- tous ceux qui occupent la scène et du pouvoir réglementaire, le décret ser la pratique du vivre-ensemble. disent avoir le souci de la chose pu- pris sur décision du Conseil des mi- Il est toutefois une disposition qui blique, ce sont les jeunes qui peuvent nistres est toujours l’acte juridique qui autorise un espoir de changement, se projeter dans l’avenir ; les lignes traduit la collaboration des acteurs du à l’adresse de notre jeunesse. Sur qui sont ici pourraient contribuer pouvoir exécutif. La participation du le plan constitutionnel, le principe à leur dire qu’il leur appartient de ministre aux réunions du Conseil des de la suppression du confessionna- marquer de leur empreinte les struc- ministres est une constante dans la lisme politique est, en effet, retenu. tures constitutionnelles disponibles vie politique, le Conseil des ministres Cette annonce bienvenue est inscrite aujourd’hui. Ils ont la responsabilité n’étant pas une création nouvelle. dans la nouvelle mouture de l’article d’en assurer la mise en œuvre par Il en résulte qu’une analyse apolitique 95. Ainsi le constituant en 1990 a étapes, loin du confessionnalisme et impose de conclure que, sur l’essen- emboîté le pas au constituant de des tares contre lesquelles se rebelle tiel, les règles du régime parlemen- 1926 qui, en consacrant la liberté de toute personne de bonne volonté, et taire tiennent toujours, malgré le ren- conscience, avait adopté le principe dans une fidélité renouvelée envers forcement de l’Assemblée. Tel est le d’un État sans religion. les valeurs fondamentales que per- premier message qu’il est possible de Au terme de cette contribution, a-t- sonne n’a pu arracher au Liban, mal- retenir, à la lumière de la loi constitu- on besoin de conclure ? Ceux qui gré les crises sanitaire, économique tionnelle de 1990. l’auront parcourue pourront prendre et monétaire et malgré les séquelles eux-mêmes position. humaines et socio-économiques de L’attachement aux libertés Des messages qu’elle porte, celui de l’apocalypse du 4 août 2020. Le deuxième message est égale- l’espoir peut être celui qui incite le plus ment clair. Il témoigne de la consé- à ne pas baisser les bras. *Ancien président de l’Inspection cration de la primauté des libertés et Traversant un siècle marqué par des centrale, ancien directeur général des droits fondamentaux ; c’est donc turbulences dont l’histoire indiquera du ministère de la Justice

En 1989, départ des députés pour Taëf, en Arabie Saoudite, où sera discutée et approuvée la nouvelle Constitution au terme de longues tractations qui s’étaleront sur près d’un mois. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar)

54 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

Lecture économique Le miracle économique libanais revisité

La maquette du centre-ville de Beyrouth telle que conçue initialement par la société Solidere. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar) port et du transit avec un secteur croissance et de bien-être relatifs, mal- Samir NASR Économiste bancaire canalisant les capitaux. Un gré les incertitudes, le cumul de pro- siècle d’éducation a engendré des blèmes sociaux, le tumulte régional dû à L’histoire de l’économie libanaise ressources humaines considérables. la crise palestinienne et son impact sur L’intermédiation a été la marque les différentes confessions. est un cas d’espèce. La guerre de 1975 qui s’étale jusqu’en Cette économie fonctionne dans des de fabrique de son économie. conjonctures et contextes particu- Malgré et à cause de la crise de la 1990 comprend trois séquences écono- liers qui dépendent souvent d’oppor- banque Intra, dans les années 60, le miques : tunités ponctuelles avec des cadres secteur bancaire a survécu et a su • De 1975 à 1982, l’argent politique contraignants. Elle carbure avec des trouver une niche de rayonnement palestinien et arabe contribue, malgré entrepreneurs toujours créatifs et ré- local et régional. Il a été, à l’époque, la guerre, à financer le circuit écono- silients. Elle a toujours eu besoin de restructuré et réorganisé. mique et l’activité des différents sec- flux financiers venus de l’extérieur que Même le secteur industriel s’est déve- teurs, protégée par la stabilité de l’ad- seul le surplus de comptes courants loppé et a pu exporter, ainsi que celui ministration chéhabiste. assure. des services, le tourisme notamment, • En 1982, l’invasion israélienne, cou- C’est le propre des petits pays dont grâce à ses avantages naturels, son plée avec les guerres internes, l’insta- le marché est restreint et qui doivent ouverture et surtout une diaspora as- bilité politique et les conflits confes- s’externaliser pour survivre. surant un flux régulier de visites. sionnels, mène à la désagrégation du L’économie libanaise a bénéficié dans Les années 60 ont été l’apogée de pays. L’économie vacille, l’émigration les années 1950 et 1960 de l’attrac- cette fulgurante évolution fondée s’enflamme. Les entreprises sont dé- tivité du libéralisme, du libre-échange sur trois piliers : la stabilité, la neu- vastées et la monnaie perd de sa va- et d’un secteur bancaire dynamique tralité positive malgré les tensions leur. lors de la fermeture « socialisante » environnantes et une administration • En 1990, la fin de la guerre n’est pas des pays voisins. relativement efficace qui a su créer un la fin du calvaire. En effet, l’arrêt des Elle a recueilli des industriels et des embryon d’État doté d’une politique hostilités est une condition néces- hommes d’affaires, des compétences économique et financière et d’une saire, mais pas suffisante. et des capitaux venus de la région. Elle ébauche de protection sociale. a démontré sa capacité à absorber et Le système redémarre à créer de la richesse, de la croissance Les facteurs extérieurs Comment reconstruire sans fonds de et de la prospérité. Le contexte change en 1967-1968 avec soutien ? Comment redémarrer sans Terre d’accueil, le Liban est devenu un les ingérences externes et les troubles. réformes ? centre de production et de services, Le système reste cependant solide. La Jusqu’en 1992-1993, la déception est une plateforme régionale autour du période 1968-1975 est une période de grande. L’économie agonise. Les

L’ORIENT-LE JOUR 55 Le centenaire du Grand Liban février 2021 batailles s’arrêtent, mais l’aide massive modèle qui cumule le déficit budgétaire constamment, la machine fonctionne à promise n’est jamais venue. (encore gérable) et l’endettement public plein tube, avec des taux de rendement En 1993, Rafic Hariri déclenche l’opé- (qui augmente régulièrement), créant intéressants et qualifiés de « sûrs » ration « reconstruction ». L’économie des bombes à retardement telles que parce que souverains. Cela fait l’affaire reprend sur un financement essentiel- l’augmentation des dépenses publiques à la fois des banques, des épargnants, lement par endettement, la monnaie et des subventions, les gaspillages, la des consommateurs, des finances pu- se stabilise (avec comme corollaire un multiplication d’organismes « auto- bliques, mais certainement pas des coût très élevé), ce qui a pour avantage nomes » déficitaires, l’absence de véri- investisseurs, découragés par un envi- d’instiller un certain climat de confiance, fication des comptes, la croissance de ronnement de rente, par des services basé sur des flux financiers qui irriguent l’emploi public avec des augmentations publics devenus défaillants et une ad- le marché avec une illusion de pérenni- non étudiées de salaires, les embauches ministration sclérosée. té. Des capitaux affluent, provenant des politiques, l’absence de planification pays du Golfe et surtout de la diaspora, et, surtout après 2009, la création de Déni et irresponsabilité attirés par les taux d’intérêt élevés et centres de pouvoir dans les ministères Le déficit de la balance des paiements par des perspectives de stabilité et de avec des répartitions partisanes qui font en 2011, dû au conflit syrien, consti- croissance. évaporer la notion même d’une réforme tue un tournant. La pompe extérieure Mais la reconstruction porte essen- globale des services publics. La réforme arrête progressivement de financer ce tiellement sur les infrastructures. Elle ne peut être ni partielle ni partiale. cercle vicieux. n’entreprend ni réformes profondes, ni Les statistiques reflètent une croissance De 2011 à 2020, le pays tient de fa- renouvellement significatif des cadres, qu’on croyait solide, mais qui s’avère vo- çon fragile mais avec des apparences ni arrêt du clientélisme. Cependant le latile, conjoncturelle et éphémère. de normalité – malgré l’énormité du système redémarre. déficit extérieur – par des artifices et Les caractéristiques de ce nouvel élan La défaillance de l’État une couverture des comptes et par sont identifiées comme suit : Après 2009, les capitaux affluent suite l’utilisation des réserves cumulées. • Balance de paiement en surplus. à la crise des subprimes générant un La tension politique et les attitudes • Stabilité monétaire. « boom » immobilier et une prospérité populistes contribuent à aggraver la • Secteur bancaire qui canalise et recy- fictive et limitée à certaines activités. Le situation et à amplifier les déficits. cle. secteur bancaire connaît son âge d’or. Le report de la solution est le consen- • Investissements immobiliers et finan- Parallèlement, l’ère de la « générosité » sus politique par excellence. ciers dans les services et parfois dans publique s’amplifie sans plan ni sys- On savait, on expliquait, on trou- les secteurs productifs. tème d’amortissement. Les dérapages vait des justifications pour acheter • Consommation en augmentation. ne sont plus « contrôlés ». du temps. On élaborait des projets • Affairisme qui engendre des transac- Pour faire tourner la machine, la BDL (toujours sous études), des solutions tions dont profite l’économie par le jeu œuvre à financer le taux de change fixe, (toujours virtuelles), on votait des de circulation des capitaux. à soutenir l’économie et les banques, à lois (beaucoup attendant toujours les •Administration dopée par des experts assurer la liquidité au secteur public et décrets d’application). On parlait de externes. privé, à subventionner les prêts au lo- réformes sans jamais les mettre en • Aides et prêts internationaux qui fi- gement et un nombre d’activités, pre- œuvre. nancent des projets (Paris l, Paris ll…) et nant le relais d’un État sans programme La conférence tenue à Paris en 2018 surtout les défaillances publiques. réel, hormis une distribution de cette (CEDRE) devait être un tournant, elle • Économie souterraine active « hors manne aléatoire. restera sans résultat. Ni réformes ni taxes » et « hors contrôle » dont pro- Les pertes et les déficits dans le sec- financement – un gâchis. fite une catégorie de la population. Le teur de l’électricité deviennent de plus Aucun plan d’ensemble n’est élaboré. « cash-flow » assure la perfusion. en plus importants. Aucune réforme ne Les gouvernements de coalition sont Ainsi le pays évite le pire avec un finan- tient la route. un compromis de rapport de force vé- cement cher. L’équipe d’avant-guerre, à La BDL pallie implicitement la défi- hiculant des intérêts contradictoires, quelques exceptions, est toujours aux cience des politiques de soutien et de mais certainement pas l’intérêt public. commandes. Aucune transformation de stimulation. Sans réforme aucune, la bulle ne pou- l’appareil productif ni vision incluant les Cette situation donne une illusion de vait qu’éclater, et avec elle ce qui res- réformes nécessaires ne voient le jour. normalité alors que les effets des dé- tait de l’économie. L’économie reste essentiellement de ficits gangrènent lentement mais sûre- Le financement sans équilibre, ni in- rente, même si elle déclenche la créa- ment les montages de circonstance. vestissement productif, ni réformes tion d’entreprises et l’épanouissement Mais là aussi, le surplus des comptes structurelles, ni plan global, sans sta- de talents dans divers secteurs. Les extérieurs et les liquidités abondantes bilité, ni crédibilité, ni garantie, a vécu. marges de bénéfice sont variables se- réussissent à camoufler les déficits et Pour un agent économique, aucune lon les activités, mais tout le monde y à couvrir les problèmes. Une autre fuite visibilité n’était possible dans ce trouve son compte. en avant est ainsi de nouveau engagée, contexte. Tant que les taux d’intérêt sont limités, reportant de ce fait les réformes struc- Cette situation a trop perduré, car les l’investissement se développe. turelles nécessaires et escamotant les acteurs publics sont talentueux, les Mais la tension régionale est aux aguets. véritables déséquilibres. épargnants souvent crédules, les dé- Jusqu’à 2005, l’économie fonctionne Puisque cela marche, pourquoi changer ? tenteurs de capitaux parfois cupides, le avec les mêmes critères. Elle traîne un La dette en LL ou en USD augmente commun des mortels pensait que

56 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban l’économie libanaise relevait du miracle. Le modèle bâti sur la confiance était sements. Avec la participation active C’est trop beau et cela semble vrai. fonction de la crédibilité. Il s’évanouit de tous les acteurs économiques et Les personnes compétentes signa- en octobre 2019. La BDL ne peut des visages qui inspirent confiance. laient les déficits chroniques et la pro- plus opérer d’ajustement, les digues En parallèle, les contrôles et la justice fonde crise potentielle qui couvait. Ils ont été ébranlées. Aucune marge de devraient jouer leur rôle – sans su- alertaient sans succès sur les consé- manœuvre n’est désormais possible. renchère. quences dramatiques de la situation. La tentative – infructueuse – de sug- Pour cela, la consolidation des C’était, pour certains, des théoriciens gérer un plan en 2020 s’est heurtée comptes est essentielle. Les cita- sans connaissances réelles des pra- à l’absence d’une vision complète – delles autonomes doivent être dé- tiques. « compréhensive » – de relance et mantelées. La remise à plat du sys- Les organismes internationaux étaient de reprise de la confiance. L’attitude a tème s’impose. inaudibles, puisque la réalité perçue été « punitive » consistant essentiel- Il s’agit d’assumer les problèmes qui montrait des signes de richesse. lement à déterminer des pertes. Puis ont eu lieu et de faire comprendre que Déni, irresponsabilité et incompé- le jeu de ping-pong a commencé pour les sacrifices seront nécessaires et tence caractérisent ces politiques. lancer la balle et rejeter sur les autres que les responsabilités doivent être À cela s’ajoute une corruption en- les responsabilités, alors que le sys- déterminées. démique qui mine les comptes et la tème a généré la crise avec la partici- Mais il faut surtout chercher des so- confiance. pation – inégale peut-être – de tous. lutions immédiates, et non pas pas- Certains auteurs du plan ont été cho- ser une autre décade à ressasser le La crise, conséquence d’un cumul qués par l’ampleur de la crise, mais passé sans éclairer l’avenir. Les deux Avec l’évaporation du surplus et les dé- souvent, hélas, il y a eu un penchant approches doivent se conjuguer. ficits qui se confirment, les vrais dollars à être plus procureur que facilitateur Chacun son rôle : à la justice de fixer s’envolent et les « lollars » émergent. de solution – l’urgence était d’arrê- les responsabilités et aux décideurs Ils sont une émanation d’une création ter l’hémorragie. Les agents écono- le « primum vivere », les réformes, les de dollars en période de déficit de la ba- miques étaient perdus, sans pers- initiatives de relance, la reconstruc- lance des paiements (2011-2020). Une pectives ni soutien, les épargnants ne tion – surtout de la confiance. aberration qui augmente le passif sans comprenaient plus rien concernant Il faudra aussi affronter les défis de la contrepartie. leurs dépôts, les prix augmentaient, transformation et expliquer les résul- La montée des risques identifiés dé- la livre perdait de sa valeur, les dis- tats attendus. Le « miracle » gratuit clenche une ruée vers des transferts et cussions avec le FMI s’enlisaient. Au- n’existe plus. des retraits en devises, ce qui aboutit cune communication précise, laissant Tous les pays ayant eu des pro- à ébranler l’édifice. C’est le sauve-qui- libre cours aux spéculateurs et aux blèmes similaires ont dû traverser peut. analyses fantaisistes. une période d’assainissement. C’est Les liquidités existantes ne peuvent La solution devenait de plus en plus le prix à payer pour une période d’in- pas servir tous les déposants. Aucun objet de controverse et tentatives de conscience. système au monde ne peut résister à compromis, le plan était sans pilote Une énorme tâche pour la relève. une telle demande, surtout pour des et les résultats se faisaient attendre. Cette relève, si elle existe, doit im- devises étrangères. Les premiers aver- Un autre gâchis. poser de nouveaux équilibres, agir tis s’en sortent, les retardataires sont Dans l’impossibilité de faire le deuil professionnellement, pratiquer la bloqués. pour certains, on continue à faire transparence et l’éthique et élaborer Avec le contrôle des capitaux, les comme si on pouvait retourner au un plan crédible. Elle doit mettre en banques arrêtent les transferts à « statu quo ante » sans opérer une œuvre un dispositif d’exécution des l’étranger. Mécaniquement, les flux ré- mutation du modèle. Une autre façon transformations nécessaires sur les gressent dans l’autre sens. L’essence de contourner l’impasse. plans économique, financier, ban- du système est démantelée. La mon- Entre les tenants du système an- caire, juridique, social et aussi insti- naie se déprécie, le circuit économique cien et ceux qui veulent tout chan- tutionnel, permettant de restaurer se grippe avec une baisse tragique du ger, aucun dialogue n’est possible. la dynamique de croissance et de ra- pouvoir d’achat, un appauvrissement Un dialogue de sourds – alors que les nimer le potentiel extraordinaire des général et un chômage endémique. réserves s’évanouissent –, on dis- Libanais. Bien entendu, la crise est la consé- cute encore sur comment gagner du En créant les conditions d’une reprise quence d’un cumul : les sanctions, la temps. Le jeu consiste à se rejeter les économique, cette relève doit gé- situation régionale, la fermeture des responsabilités et non pas à suggérer nérer une stabilité à long terme qui, frontières, la contrebande, les gaspil- des sorties de crise. seule, peut attirer de nouveau les ta- lages, les subventions et le finance- Pour éviter de sombrer, la solution lents et les capitaux. Cette relève aura ment sans limite ni filet contribuent serait le retour à une politique rigou- comme unique objectif l’intérêt public à accentuer la crise en creusant les reuse avec, en parallèle, un soutien et travaillera pour le seul Liban. déficits et contribuent à accélérer la massif aux catégories défavorisées, À cette condition, l’espoir sera per- faillite du système. Tout concourt dé- les réformes structurelles complètes mis, la « pompe » redeviendra active sormais vers l’effondrement. Le cir- – en même temps et sans délai –, un et le « miracle » renaîtra – cette fois cuit de la crise comprend l’intégralité programme du FMI crédible et appli- sur des bases solides. de ces éléments. On ne peut limiter cable, un appel à un soutien interna- Et le plus vite, avant que les dernières l’explication à un seul facteur. tional et à la stimulation des investis- compétences émigrent.

L’ORIENT-LE JOUR 57 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Cent ans d’industrie : un potentiel certain et des opportunités manquées

Durant les années 1960 du siècle dernier et jusqu’au milieu des années 1970, le Liban a consolidé sa présence industrielle. Photo DR

Fady GEMAYEL nées 1926 et 1940 avec des investis- usines en 1955, parallèlement à l’essor Président de l’Association sements importants dans le secteur d’une industrie agroalimentaire assez des industriels textile, dans la cimenterie, la production importante. En 1959, le secteur in- de savon, les tanneries et la production dustriel représentait déjà la troisième des meubles et du mobilier, ainsi que position en tant que contribution au À aucun moment les liens entre l’in- l’industrie papetière. Mais toujours est- PIB, employant au total pas moins de dustrie libanaise et les conditions il que la prépondérance était à l’activité 40 000 personnes. Toutefois, l’essor économiques, voire socio-politiques, artisanale. économique a connu plusieurs obsta- du pays n’ont été aussi liés que du- L’essor économique industriel a eu lieu cles et plusieurs contraintes, comme rant cette période de cent ans qui ont avec la Seconde Guerre mondiale, à la par moments le manque de certaines connu, à l’image du pays, des hauts et suite de la perturbation des voies ma- matières premières locales, les prix aussi beaucoup de bas. Durant la Pre- ritimes, et aussi du fait de la demande élevés de l’énergie, ainsi que certaines mière Guerre mondiale, l’industrie était accrue occasionnée par la présence difficultés à l’exportation à cause d’une formée principalement de petits ate- des forces étrangères établies dans féroce compétition étrangère. liers au niveau artisanal qui ont évolué la région. Cela a poussé nombre d’in- Durant la période des années 1960 dans plusieurs secteurs. La politique du dustries à travailler à plein régime, et jusqu’au milieu des années 1970, le mandat a encouragé l’importation des aussi à développer leurs capacités de Liban a commencé à consolider sa produits fabriqués en France, ce qui n’a production et à introduire de nouvelles présence industrielle avec une pous- certainement pas aidé à promouvoir la activités commerciales, comme ce fut sée de nouvelles activités industrielles, production locale. Il n’en demeure pas le cas de certaines industries métallur- comme la transformation des produits moins que les perturbations qui ont giques, le verre, et aussi les imprime- métallurgiques, les produits chimiques, été provoquées par la guerre mondiale ries et le carton. les produits pharmaceutiques, ainsi ont eu aussi des répercussions sur la que le développement des industries disponibilité de beaucoup de produits, De nouvelles activités industrielles existantes. encourageant ainsi la production locale. À partir de la Seconde Guerre mon- Cette époque a connu aussi une prise de Bien que l’industrie fût principalement diale, l’industrie a connu un essor as- conscience, tant au niveau du grand pu- axée sur l’activité artisanale, un essor sez rapide qui a atteint 13,5 % du PIB blic que des responsables politiques, de industriel s’est produit entre les an- en 1950, avec la présence de 1 861 l’importance des activités productives.

58 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

À cet effet, plusieurs institutions ont été Égypte et en Inde ! plois et qui malheureusement se rabat- créées comme l’Institut de recherches C’est donc dû à cette force de résilience tent sur l’émigration. industrielles (IRI) ainsi que la Libnor en que certains industriels ont pu pérenni- Il ne faut pas oublier aussi que les in- 1962. Cela a été aussi accompagné par ser leurs entreprises malgré toutes les dustriels libanais rayonnent par leurs des institutions dédiées au finance- difficultés. Il faut reconnaître aussi que produits de par le monde, mais aussi ment de l’industrie, comme la Banque plus tard, beaucoup de dégâts ont per- par leur présence directe en acquérant du Crédit agricole, industriel et foncier, turbé et même dévasté l’industrie, après et en dirigeant des usines (que ce soit dédiée entre autres, principalement, à la guerre de 2006 et d’autres incidents dans les pays arabes, en Afrique, et l’activité industrielle. destructeurs… même en Europe ou aux États-Unis) à Le Liban comptait déjà à cette époque Toutefois, il ne faut pas oublier que les partir du Liban. Ils offrent ainsi des mil- 9 840 usines en 1974 avec 140 000 exportations industrielles ont atteint à liers d’emplois aux citoyens des pays qui personnes travaillant dans le secteur. peu près 4,5 milliards de dollars en 2011, les accueillent, alors qu’ils se démènent Des mesures concrètes prises dans et l’industrie libanaise a pu accéder aux au Liban. les années 1980 ont permis un essor marchés les plus exigeants, exportant C’est une leçon pour l’avenir puisque sans pareil, un essor de l’industrie tex- en Europe, aux États-Unis, au Japon, nous célébrons les 100 ans du Grand tile et de confection qui, à un moment des produits de grande qualité selon Liban et nous nous préparons pour les donné, comptaient non moins de 400 des standards internationaux… Tout cela cent ans à venir. Il faut comprendre et entreprises et représentaient 12 % de malgré des désavantages concrets, que bien analyser l’expérience du passé pour nos exportations. Il en a été de même ce soit en termes de coûts d’énergie ou mieux construire l’avenir. L’économie li- pour le secteur de la maroquinerie et bien de contrebande, ainsi que du dum- banaise ne peut être qu’une économie la fabrication de chaussures. À cette ping que subissaient ces industriels sur libérale, mais elle doit faire rayonner tous époque-là, les exportations indus- le marché local. ses secteurs et toutes ses composantes, trielles représentaient plus de 70 % de Malheureusement aussi, l’industrie a et surtout les secteurs productifs indus- nos importations, alors que ce ratio ne perdu un certain nombre d’entités qui triels et agricoles. dépasse pas dernièrement les 15 % ! étaient aussi des fleurons à un moment Les industriels, à part l’activité qu’ils donné, comme Procter & Gamble, Bata, créent eux-mêmes, sont des moteurs La force de résilience Red Shoe, Hashim, Gerard, Warner Lam- qui entraînent avec eux les autres ac- Il ne faut pas oublier que l’industrie li- bert, Uniceramic, LEFA, ou aussi Soliver tivités commerciales, bancaires, finan- banaise a payé le prix de la guerre, et et Maliban, qui a été bombardé et n’a cières, et engagent les services des pro- on s’interroge sur le fait de savoir si plus repris. Plusieurs fleurons dans l’in- fessionnels de tout genre. Espérons que la destruction des zones industrielles dustrie du textile et de la confection ont nos autorités tiendront compte de cette était voulue et programmée, comme à dû fermer boutique. Cela a certainement expérience qui a été aussi confirmée par Mkallès, Naamé et Choueifate, où des occasionné des pertes énormes d’em- McKinsey et par plusieurs autres études dizaines d’usines ont été bombardées, plois, donc des répercussions sur l’acti- qui insistent sur l’importance de l’activité saccagées, occasionnant des pertes vité économique. productive. d’emplois substantielles ainsi que la Le Liban a perdu beaucoup d’opportuni- perte de marchés étrangers et la perte L’exemple des Phéniciens tés et n’a pas utilisé les forces réelles de de la main-d’œuvre qualifiée. Cette der- Il ressort ainsi que l’industrie a été une l’industrie qui sont à disposition ; espé- nière, à un moment donné, était la force conséquence de cette politique écono- rons qu’il le fera à l’avenir ! du Liban, et elle a permis de contribuer mique, mais aussi une cause majeure Il est temps aussi de remettre en question largement au développement de la des problèmes socio-économiques, certains mythes. On ne parle des Phéni- classe moyenne libanaise, laquelle était dans le sens que le manque patent de ciens que comme des commerçants… Ils en fait l’une des forces de la démogra- vision et d’une stratégie industrielle qui l’étaient et réussissaient brillamment, phie libanaise. Il reste que beaucoup consolide l’industrie n’a pas favorisé mais il ne faudrait pas pour autant oc- d’industriels n’ont pas baissé les bras. l’activité industrielle établie qui reposait culter le fait qu’ils étaient avant tout des Ils se sont agrippés à leurs institutions, sur l’engagement individuel de l’indus- fabricants de produits innovants, comme ils ont continué à persévérer et à défier triel, lequel à son tour était assujetti à le murex, le bronze et le verre, parallèle- tous ces aléas. des contrebandes, à des importations en ment à la fabrication de bateaux ; et c’est Aujourd’hui, on voit toujours des institu- dumping, sans mentionner une panoplie précisément cette activité industrielle qui tions, comme dans l’industrie de l’ameu- de surcoûts ! leur a permis de lancer un commerce ex- blement (Elcir), l’industrie de la confise- Les industriels libanais n’ont pas été térieur et de développer bien après des rie (Gandour), l’industrie du papier et du soutenus. Nombre d’industries se sont activités commerciales plus étendues. carton (les établissements Gemayel), qui effondrées et seuls quelques témé- Soyons les Phéniciens du troisième mil- ont été dévastées et saccagées, mais qui raires ont continué et ont assuré quand lénaire et conjuguons tous ensemble nos existent toujours et qui rayonnent même même 12 % de notre PIB. En définitive, efforts autour des valeurs d’excellence à l’étranger à partir du Liban. L’usine Elcir l’industrie n’a pas pu contribuer, comme et d’innovation ! Le Liban est en effet un est, à titre d’exemple, le fournisseur de elle aurait pu le faire, à la création d’em- pays, mais c’est aussi un pays de grandes grandes chaînes internationales d’hô- plois ou au maintien des emplois. Le opportunités. tellerie. Elle a fourni la Deutsche Bank à pays tout entier paie aujourd’hui le prix Paris, et des hôtels dans les îles Cayman. de cette politique puisque nous regor- * Les statistiques citées ont été relevées de Gandour rayonne en Arabie saoudite, en geons de jeunes qui cherchent des em- l’ouvrage de M. Michel Morcos.

L’ORIENT-LE JOUR 59 Le centenaire du Grand Liban février 2021 L’évolution du secteur agricole depuis le début du xxe siècle

Riad Fouad SAADÉ créées par le mandat français à partir de La bonification et l’assainissement des Development Economist 1920 que l’agriculture a fleuri au Liban. terres, les projets d’infrastructure agri- dans le domaine agricole et rural L’introduction et la diffusion des tech- cole (routes, canaux), l’introduction de niques modernes furent accompagnées nouvelles variétés, l’enseignement tech- À l’aube de sa constitution au début du d’un encadrement économique efficace. nique, la vulgarisation étaient autant XXe siècle, l’économie du Grand Liban Faut-il rappeler que l’une des premières de facteurs qui améliorèrent les ren- était rurale par excellence. Certaines réalisations de la République libanaise dements et augmentèrent les revenus années, la moitié des filets de soie tis- naissante, en 1926, fut la création d’un des agriculteurs. L’exploitation demeu- sés à Lyon et une grande partie des Établissement de crédit agricole, maillon rait cependant l’apanage des grands fromages de brebis affinés dans les essentiel du développement de ce sec- propriétaires terriens, les paysans se caves de Roquefort étaient exportés teur ?… Les premiers étudiants libanais contentant en majorité d’autosuffisance depuis Beyrouth. Cependant, ni la mo- en agronomie, futurs pionniers d’une et de vente locale de leurs produits frais noculture du mûrier combinée à l’éle- agriculture moderne, furent formés à ou de leur artisanat agro-alimentaire. vage du ver à soie ni la transhumance partir de 1920 à Montpellier. pastorale des moutons qui quittaient L’Union économique du Liban et de la Syrie, Les années de la Seconde Guerre au printemps la Badia syrienne vers le qui dura 30 ans entre 1920 et 1951, fut un Une timide croissance de l’agro-indus- plateau de la Békaa et la côte libanaise élément marquant du développement de trie (vins, laitages, fromages, huiles vé- n’ont abouti à une agriculture libanaise l’économie agricole des deux pays, le Li- gétales) était sans comparaison avec assurant le développement harmonieux ban bénéficiant des économies d’échelle celle, florissante, du partenaire syrien. de la société rurale, à peine émancipée induites par la dimension bien plus impor- Entre-temps, le mûrier et le ver à soie dans certaines régions du Mont-Liban tante des superficies agricoles de la Syrie. qui avaient subi la crise du début du XXe du joug de la féodalité terrienne. C’est à Elle a également permis au Conseil supé- siècle maintenaient une présence sym- cette époque que s’intensifia l’émigra- rieur du ravitaillement d’éviter en 1942 bolique. Bénéficiant des préférences tion libanaise, essentiellement issue du une réédition de la famine de 1917. Le blé coloniales, le Liban exporta à partir des milieu rural. La famine qui terrassa en syrien, qui était vendu en contrebande à années 30 ses agrumes en France. 1917 près de la moitié de la population des prix exorbitants aux forces allemandes Cette activité se poursuivit jusqu’en illustre l’incapacité de la production agri- à travers la Turquie, fut alors convoyé en 1962 environ, lorsque les marchés bien cole d’assurer les besoins alimentaires quantités suffisantes au Liban. plus lucratifs du Golfe s’ouvrirent aux minimum des Libanais. L’entre-deux-guerres fut marqué par produits agricoles libanais. La partici- C’est dans le cadre des institutions le décollage de l’agriculture libanaise. pation de l’agriculture et des activités

60 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban complémentaires au PIB atteignait ce- tifiques méditerranéens. La guerre de 1975-1990 détruisit pendant les 30 %, régressant progressi- C’est cependant avec le général Fouad toutes les institutions agricoles de vement pour atteindre les 25 % à la veille Chéhab, seul président ayant eu une l’État, le ministère de l’Agriculture de- de la Seconde Guerre mondiale. vision d’un État au service des citoyens venant une coquille vide. Les cultures Les années de la Seconde Guerre furent et de leur bien-être et ayant gouverné à fruitières, surtout en montagne, en austères pour l’agriculture libanaise. travers des institutions vouées au dé- souffrirent énormément alors que les Celle-ci souffrit du rationnement des veloppement, dirigées par une équipe canaux d’exportation opérèrent de ma- intrants agricoles et peina avec ses d’experts libanais dévoués à leur tâche, nière erratique et que les halles locales moyens propres très limités à pourvoir que l’agriculture libanaise accusa une étaient squattées par les diverses mi- aux besoins du pays. La faiblesse de croissance enviable de 48 % en 4 ans lices qui, par des fraudes grossières, l’autorité d’un État récemment indé- entre 1962 et 1966. En fait, des ins- exploitèrent honteusement tant les pendant et la cupidité de certains entre- titutions diverses, complémentaires agriculteurs que les consommateurs. preneurs libanais devaient aboutir à un et intégrées sous le contrôle direct du Le PIB agricole ne cessa de baisser alors carnage écologique dans les forêts du ministre de l’Agriculture, étaient mises qu’il augmentait à la même période de Kammouha où des arbres centenaires en place. Le Plan vert en était le fleu- 544 % dans l’Union européenne, de furent sacrifiés pour fabriquer les tra- ron avec pour mission la planification 384 % aux USA et de 686 % au Japon. verses du chemin de fer NBT, comman- et l’exécution de projets de bonification Les gouvernements de la reconstruc- dées par les armées britanniques pour des terres, d’exploitation optimale des tion avaient, à partir de 1992, une oc- relier Tripoli à la frontière palestinienne. eaux et de reforestation. casion unique de reconstruire le secteur En 1945 et surtout en 1948, qui marqua L’Office fruitier était chargé du déve- agricole libanais. Ce fut le contraire qui l’isolement de la Palestine occupée par loppement des exportations. L’Office arriva par les soins de dirigeants qui les sionistes du reste du monde arabe, le de la soie devait relancer cette culture/ souhaitaient un Liban à l’image de Hong Liban entrait dans ses années grasses. élevage aux débouchés assurés. L’Of- Kong, Singapour ou même Monaco. Ils Porte de l’Orient, centre financier, centre fice des ressources animales veillait à ont été jusqu’à affirmer que si l’agricul- éducationnel et hospitalier, place incon- l’expansion de ce domaine vital. L’Office ture ne se relevait pas de ses propres tournable des affaires, seul pays à as- des céréales et de la betterave sucrière moyens, « elle n’aurait qu’à fermer surer un cadre idéal pour les entreprises gérait ces deux cultures stratégiques et boutique ». C’était ignorer les quatre s’investissant au Moyen-Orient, le Liban dépendait du ministère de l’Économie. missions sociale, économique, environ- et son économie se lancèrent dans une Enfin, l’Institut de la recherche agrono- nementale et de sécurité alimentaire. aventure de croissance effrénée qui ne mique était destiné à la recherche ap- Le budget alloué à l’agriculture frisait le s’arrêtera qu’avec la guerre de 1975. pliquée. La Régie des tabacs continuait ridicule 0,1 % du budget national, empê- L’agriculture libanaise en fut l’un des à développer ce domaine très lucratif et chant les responsables du secteur d’en- bénéficiaires, développant sa grande la banque de Crédit agricole, industriel et visager des projets de développement. diversité de cultures. Les grandes foncier soutenait la création d’exploita- Entre-temps, les aides et prêts octroyés cultures (céréales, pomme de terre, tions agricoles et agro-industrielles mo- à l’agriculture libanaise, estimés à plus betterave sucrière, oignon), les cultures dernes, ces deux dernières structures d’un milliard de dollars entre 1992 et maraîchères, mais surtout l’arboricul- relevant du ministère des Finances. 2020, n’ont eu aucun impact sur la ture fruitière, marquèrent un essor en- croissance du secteur agricole. Mau- couragé par la consommation locale et Le déclin vaise conception, gabegie et corruption par l’accélération de l’exportation vers La rigueur et le professionnalisme des ont eu pour résultat de détourner ces les monarchies pétrolières du Golfe et responsables qui ont assuré le succès aides ailleurs. Dans ces conditions, le vers l’Irak. L’élevage bovin laitier prenait de l’agriculture sous le mandat Chéhab PIB agricole libanais a stagné, reflétant de l’ampleur alors que l’aviculture in- régressèrent par la suite jusqu’à insti- l’agonie continuelle de l’agriculture liba- dustrielle était lancée pour devenir plus tutionnaliser la corruption et l’amateu- naise. tard l’un des piliers du secteur. risme au sein de l’administration agri- Nous doutons que des pères fonda- cole à partir de 1970. Du coup, le PIB teurs du Liban, tel Michel Chiha qui Diversification des institutions vouées agricole ne progressa plus, induisant avait prôné, à juste titre, la vocation de au développement une crise endémique dont le secteur ne service pour notre pays, aient souhaité L’administration libanaise agricole fut se remettra plus. un jour la destruction d’un secteur vital efficace durant les mandats des pré- À noter, à partir de 1973, la prise de pour l’équilibre socio-économique du sidents Béchara el-Khoury et Camille contrôle des cultures prohibées par Liban. Les dirigeants de la reconstruc- Chamoun. Elle était encouragée et l’Organisation de libération de la Pa- tion semblent avoir pris cette doctrine soutenue par les grands propriétaires lestine qui les développa et en tira au pied de la lettre. Elle convenait à leur terriens qui continuaient à trouver leur de très substantiels profits. L’OLP fut entreprise de destruction qui a mené intérêt à exploiter leurs terres, attitude dégommée à partir de 1976 par les l’État et le pays entier à la faillite totale. qui changera plus tard à cause de l’at- services de renseignements syriens À l’aube du second centenaire du Liban, traction des investissements de ser- qui contrôlèrent la production, l’élabo- se trouvera-t-il un jour prochain des vices bien plus lucratifs. L’Institut de ration en laboratoires et le trafic vers hommes d’État capables de concevoir recherches agronomiques, créé avec l’étranger, tant et si bien que le PIB du une économie équilibrée où l’agriculture l’appui de l’assistance technique fran- haschisch et du pavot atteignit en 1986 occuperait pleinement sa place sur les çaise en 1949, devint jusqu’en 1975 près de 50 % de la valeur de la produc- plans social, économique, environne- l’un des plus importants centres scien- tion agricole totale. mental et de la sécurité alimentaire ?

L’ORIENT-LE JOUR 61 Le centenaire du Grand Liban février 2021

Lecture sociétale Cent ans de création littéraire

Nadia Tuéni, l’un des grands noms de poésie libanaise francophone.

Alexandre NAJJAR une véritable renaissance des lettres, citer qu’eux, tout en maintenant une notamment en Égypte, en Syrie et au censure implacable. Avocat et écrivain, responsable de « L’Orient Littéraire » Liban, mais cette renaissance a connu La francophonie, déjà présente bien un dynamisme grandissant à partir de avant le mandat grâce aux journa- la naissance du Grand Liban qui a mis Cent ans depuis la proclamation du listes et écrivains Chucri Ganem, Khalil en valeur l’identité libanaise et défini Grand Liban par le général Gouraud… Ganem, Nadra Moutran ou Khairallah un cadre national susceptible de fé- Khairallah qui publiaient des articles Un siècle pour rien, peut-être, sur dérer les talents et de mieux canaliser politiques dans la presse française, le plan politique quand on voit l’état les énergies – en dépit d’un courant et aux missions religieuses qui ont de délabrement avancé du pays du contraire prônant la création d’une propagé la langue de Molière dans les Cèdre, mais un siècle étonnamment Grande Syrie unifiée. écoles du Mont-Liban, a alors connu fécond sur le plan littéraire. un essor considérable, illustré par Sous le mandat l’éclosion du roman d’expression fran- Renouveau Le mandat français, sous l’empire du- çaise grâce à trois femmes : Eveline L’année 1920 constitue en effet un quel l’État du Grand Liban a été pro- Bustros, Amy Kheir et Jeanne Arcache, tournant dans la vie culturelle du Li- clamé, a développé le secteur éduca- et par l’action culturelle entreprise par ban, en ce qu’elle a permis une relance tif, encouragé le théâtre en invitant l’homme d’affaires et poète Charles artistique et littéraire après la tragédie de nombreuses troupes parisiennes, Corm qui a créé La Revue Phéni- de la Grande Guerre, marquée par une dont celle de la Comédie-Française, cienne et une maison d’édition qui a famine impitoyable au Mont-Liban, et à venir se produire à Beyrouth, no- publié les œuvres de son fondateur, après quatre siècles d’une occupation tamment au Grand Théâtre achevé en dont La Montagne inspirée (1934), et ottomane qui a bridé la liberté d’ex- 1927, et autorisé la création de plu- celles d’un grand nombre d’écrivains pression et conduit à la potence plu- sieurs périodiques d’expression arabe francophones comme Hector Klat, sieurs journalistes et intellectuels na- ou française comme al-Maarad (1921) Michel Chiha ou Élie Tyane. tionalistes, sans compter l’interdiction de Michel Zaccour, ad-Dabbour, journal Promoteur du « libanisme phénicien » décrétée par les sultans ottomans satirique fondé en 1922 par Youssef qui postule le retour à l’histoire pour d’imprimer des textes en caractères Moukarzel, L’Orient (1924) de Georges mettre en valeur les racines phé- arabes dans l’empire. Naccache, Le Jour (1934) de Michel niciennes du Liban, Charles Corm a Certes, la Nahda qui a vu le jour à la fin Chiha, an-Nahar (1933) de Gebran cherché à se démarquer de l’héritage du XIXe siècle a contribué à dépous- Tuéni, La Revue du Liban (1928) ou Le arabe revendiqué par le panarabisme. siérer la littérature arabe et provoqué Commerce du Levant (1929) pour ne Cette mouvance a d’ailleurs inspiré

62 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban un autre grand poète, Saïd Akl, dont nais arabophone, jusque-là supplan- Le Rocher de Tanios ; en 2011, il a été l’œuvre est également nourrie de ré- té par la poésie et par les nouvelles élu à l’Académie française, démon- férences au passé phénicien et qui, saisissantes de Maroun Abboud ou trant ainsi l’apport du Liban à la fran- en prose comme en vers, a toujours Mikhaïl Naimeh. Grâce à Toufic Yous- cophonie dont le président Charles insisté sur le rôle civilisateur du Liban. sef Awad, auteur de Tawahin Bey- Hélou aura été, jusqu’à sa mort, l’un Certes, la production littéraire franco- routh (Dans les meules de Beyrouth), des plus ardents promoteurs. phone sous le mandat français a été Khalil Takieddine, Fouad Kanaan ou Quant à la poésie, elle s’est défini- riche, mais elle est demeurée assez Leila Baalbaki, le roman s’est enfin tivement inscrite dans la moderni- classique sur le plan formel. Seuls imposé dans le paysage littéraire liba- té avec les œuvres de Abdo Wazen, Georges Schéhadé et Fouad Abi Zeid nais comme un genre à part entière, Issa Makhlouf, Hassan Abdallah, Jo- ont osé s’affranchir des contraintes capable de véhiculer les idées les plus seph Sayegh, Robert Ghanem, Abbas métriques et adopter une écriture ré- hardies, sans s’aventurer pour au- Baydoun, Akl Awit, Joumana Haddad, solument moderne. tant sur les terrains du polar et de la Joseph Harb, Henri Zogheib et Moha- En parallèle, la littérature libanaise science-fiction, encore inexplorés. med Ali Chamseddine, en arabe, ou d’expression arabe a évolué grâce La poésie libanaise d’expression arabe celles de Nadia Tuéni, Marwan Hoss, à des valeurs sûres comme Amin n’a pas été en reste et s’est également Michel Cassir, Antoine Boulad, Nohad Nakhlé, Chibli Mallat, Omar Fakhou- modernisée durant cette époque, no- Salamé ou Jad Hatem en français. ry, Abdallah Ghanem, Fouad Sleiman, tamment à travers la revue Chi’r, fon- Youssef Ghossoub, al-Akhtal al-Sa- dée en 1957, qui a réuni des auteurs L’exception libanaise gir, Khalil Moutran ou Fouad Ephrem aux écrits novateurs comme Adonis, Aujourd’hui, la littérature libanaise se Boustani, mais aussi grâce aux jour- Chawki Abi-Chacra, Fouad Rafqa, trouve à l’avant-garde de la littéra- naux qui, comme al-Maarad, accueil- Khalil Haoui ou Ounsi el-Hajj – dont le ture arabe et aborde volontiers des laient les meilleures plumes locales, recueil Lann fait l’éloge du poème en sujets actuels ou sulfureux comme ou sous l’impulsion d’une pléiade prose. le fanatisme religieux, la guerre, la d’écrivains émigrés (al-) En français, le roman libanais s’est condition de la femme ou l’exil. En un comme Amin Rihani, Gibran Khalil requinqué grâce à Farjallah Haik, au- siècle, elle s’est bâti une vraie iden- Gibran, Mikhaïl Naimeh ou Élia Abou teur d’une trilogie sur la vie rurale et tité. Elle est désormais singulière et Madi, fondateurs à New York de la d’écrits audacieux comme Joumana. variée à la fois – on parle à cet égard Ligue de la Plume (al-Rabita al-Ka- Dans un style imagé et foisonnant, cet d’« exception libanaise » –, trilingue, lamiya) qui appelait à l’émancipation auteur remarquable aura su explorer moderne et engagée. En arabe, elle des lettres arabes. Aussi l’influence toutes les contradictions de la socié- se caractérise par la fluidité du style, de la littérature française a-t-elle été té libanaise. En poésie, Vénus Khou- libéré du carcan du classicisme ; par patente, comme en témoignent les ry-Ghata, Andrée Chedid, Salah Stétié, une rigueur dans l’écriture, hélas in- écrits d’Élias Abou Chabaké, dont le Fouad Gabriel Naffah ou Etel Adnan trouvable chez nombre d’auteurs de recueil Les Vipères du Paradis est inspi- ont poursuivi leur parcours littéraire la région ; et par une ouverture cer- ré des Fleurs du mal de Baudelaire, les où liberté formelle et recherche du taine sur le monde extérieur, avec une vers d’Adib Mazhar et de Saïd Akl, in- sens cohabitent harmonieusement... influence du roman français, russe, fluencés par le symbolisme, ou encore américain ou sud-américain. Elle n’a les poèmes de Salah Labaki, marqués Guerre et paix pas hésité à adopter, tant dans le ro- par le romantisme... Pendant la guerre dite « civile » man que dans la poésie et le théâtre, (1975-1990), la littérature libanaise le parler libanais (ou arabe dialectal) « La Belle Époque » est demeurée bien vivante grâce à des dans un souci de réalisme ou comme L’époque allant de l’indépendance romanciers francophones, comme affirmation de l’identité libanaise. (1943) à 1975 aura été pour le Li- Amin Maalouf et Dominique Eddé, Elle s’est enfin enrichie de l’apport ban une ère de prospérité, d’insou- ou arabophones comme Élias Khou- d’auteurs vivant à l’étranger, y com- ciance et de créativité, stimulée par ry, Hanane el-Cheikh, Hassan Daoud, pris ceux de la diaspora, comme Mil- le cosmopolitisme de la capitale, les Rachid al-Daïf, Hoda Barakat, Najwa ton Hatoum ou Wajdi Mouawad dont clivages idéologiques et le bouillonne- Barakat ou Youssef Bazzi. Selon Élias les pièces exigeantes ont conquis un ment d’une gauche militante. Khoury, « la guerre a permis para- vaste public au Canada, en France et C’est à cette période que le théâtre doxalement la naissance du roman ailleurs... libanais a connu ses plus belles arabe libanais parce qu’elle a cassé À l’heure où la culture libanaise est heures, que des périodiques culturels tous les tabous et ouvert le champ à malmenée, où l’État est aux abonnés comme L’Orient Littéraire dirigé par la narration »... absents et où l’édition et la presse Salah Stétié, al-Makchouf de Fouad La paix revenue, ces auteurs ont été agonisent, quel avenir pour notre litté- Hobeiche, al-Jarida de Rouchdi Maa- rejoints par une cohorte de nouveaux rature au cours du prochain siècle ? Le louf et al-Adab de Souheil Idriss ont romanciers comme Charif Majdalani, numérique forcera certainement écri- vu le jour, et que le Cénacle libanais, Rabee Jaber ou Jabbour Douaihy, et vains, éditeurs et journalistes à s’adap- animé par Michel Asmar, a donné par un contingent anglo-saxon com- ter à de nouveaux modes d’écriture et la parole à d’éminents conférenciers posé de Rawi Hage, Nassim Taleb, Ra- de diffusion. Mais quoi qu’il arrive, il locaux et internationaux. bih Alameddine ou Raymond Khoury. nous faudra garder toujours allumée C’est à cette période aussi qu’on a En 1993, Amin Maalouf a décroché la flamme de la liberté sans laquelle le assisté au renouveau du roman liba- le prix Goncourt pour son roman Liban perdrait sa raison d’être.

L’ORIENT-LE JOUR 63 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Cent ans de musique au Liban

Zeina SALEH KAYALI* il obtient une bourse du gouvernement teur Anis Fuleihan. L’émir Raïf Abillama en Cofondatrice du Centre du patrimoine français pour compléter sa formation devient dès 1957 et jusqu’en 1975 le chef musical libanais musicale à Paris. Il y restera jusqu’en d’orchestre attitré. 1908, suivra l’enseignement des plus Depuis sa fondation, le Conservatoire Si la musique est le reflet des civilisa- grands musiciens de l’époque et sera avait axé son enseignement surtout sur tions, elles sont nombreuses à s’être l’organiste titulaire de la paroisse du la musique occidentale, l’orientale res- succédé sur la terre du Liban. Certains Saint-Esprit dans le 8e arrondissement tant accessoire. Cela évolue avec l’arri- historiens pensent même que la pre- pendant 10 ans. vée de Georges Farah, compositeur et mière notation musicale serait due au En 1910, Sabra regagne définitivement chef d’orchestre, recruté comme profes- mathématicien Pythagore ayant vécu à Beyrouth et pose deux actes essentiels seur de oud. Il constate qu’il n’existe pas Sidon au VIe siècle avant J.-C. Il ne nous pour l’évolution de la musique : il ouvre de méthodes d’apprentissage pour les reste toutefois pas grand-chose de ce une école de musique, qui deviendra instruments orientaux, ceux-ci étant de qui pourrait avoir constitué les mu- le Conservatoire national en 1929, et tradition orale, et décide donc d’écrire lui- siques phéniciennes, bien que la Bible y fonde une revue musicale, première du même les premiers manuels. En 1953, la fasse allusion en racontant qu’Ahiram, genre, Mousica. section orientale du Conservatoire voit of- roi de Tyr, fournit à Salomon du bois Wadia Sabra décède le 11 avril 1952 à ficiellement le jour, sous sa direction. pour fabriquer des harpes et que le pro- Beyrouth. Il laisse au Liban, outre son Après Anis Fuleihan, c’est Nicolas Dale qui phète Ézéchiel menace la ville de Tyr de catalogue musical (dont les premiers dirigera le Conservatoire. Violoncelliste, destruction : « Je ferai cesser l’harmo- opéras en langue arabe), une œuvre issu du groupe des Russes blancs qui nie de tes chants, on n’entendra plus le théorique foisonnante, un piano oriental s’étaient réfugiés au Liban après la révo- son de tes cithares. » à quart de ton et le Conservatoire qu’il lution bolchevique, il est le fils de Nicolas À partir des premiers siècles du chris- aura dirigé jusqu’à sa mort. Dale, le neuropsychiatre de Serge Rach- tianisme puis de l’islam va se dévelop- On ne peut évoquer la musique du dé- maninov. Puis viendra Toufic Succar suivi per une musique sacrée qui forme, avec but du XXe siècle sans parler des frères du Père Youssef el-Khoury dont le man- les musiques égyptienne et bédouine, Flayfel, précurseurs des musiques mi- dat sera bouleversé par la guerre du Liban. un creuset qui pourrait avoir constitué litaires et patriotiques. Muhammad Parallèlement au Conservatoire, une vie les sources de la musique libanaise. (1899-1985) et Ahmad (1902-1998) musicale intense se déroule grâce à diffé- Pendant les quatre cents ans que va sont les petits-enfants d’un muezzin, le rentes institutions : durer la période de l’Empire ottoman, cheikh Dib, célèbre pour la beauté de sa À l’Académie libanaise des beaux-arts la musique est traditionnelle et de voix. Il emmène régulièrement ses pe- (ALBA) dont le fondateur Alexis Boutros transmission orale. En parallèle, la ré- tits-fils dans les différentes célébrations (1911-1979) met en place un orchestre gion du Mont-Liban bénéficiant d’une religieuses où il officie. Mais les deux et un chœur qui interpréteront régulière- autonomie politique et culturelle voit enfants sont également fascinés par les ment, au Liban mais aussi lors de tour- se développer une musique propre à fanfares ottomanes qui passent devant nées régionales, les grandes œuvres du elle, qui restera populaire et folklorique. leur domicile à Beyrouth, et ils se préci- répertoire occidental. Elle ne commencera à être théorisée pitent dans la rue pour les suivre. Dans les universités, qu’il s’agisse de qu’au XIXe siècle avec Mikha’îl Michâqa En 1922, ils fondent une fanfare, « al- l’Université américaine ou de l’Univer- (1800-1888), médecin de Deir el-Qa- Afrâh al-wataniyya », sur le modèle de sité Saint-Joseph, des chœurs et des mar. Le document qu’il écrit en 1848, celles qu’ils ont entendues dans leur orchestres proposent des saisons mu- Lettre sur l’art musical dédiée à l’émir enfance. Cette formation, qui existe tou- sicales de très grande qualité avec des Bachîr, constitue le premier essai de jours aujourd’hui, devient l’organe officiel noms peut-être aujourd’hui oubliés théorie musicale. Il va être le point de de la gendarmerie de Beyrouth en 1942. comme Arkadie Kouguell, Salvator Arnita départ d’un grand nombre de polé- On doit aux frères Flayfel, outre les cen- ou Bertrand Robilliard. Quant à l’Univer- miques musicologiques et servira de taines d’hymnes patriotiques libanais, sité Saint-Esprit de Kaslik, grâce au Père base aux fondements de la musique de nombreux hymnes nationaux régio- Louis Hajj, elle devient un lieu incontour- arabe tels que définis en 1932 dans le naux dont le syrien, l’égyptien, le yémé- nable de création musicale libanaise et un cadre du congrès du Caire. nite et l’irakien. Avec eux, c’est un genre vivier de compositeurs. musical nouveau qui voit le jour. Parti Grâce au Festival international de 1910-1940 : le Liban s’éveille du Liban, ce style s’est développé dans Baalbeck qui constitue depuis 1956 Wadia Sabra (1876-1952) voit le les pays arabes, à une époque où les une plaque tournante de la musique, jour à Bhamdoun. Celui que le public peuples essayent de se défaire du joug drainant des artistes occidentaux de connaît surtout comme compositeur ottoman puis de celui des puissances grande renommée. Depuis 1957, il est de l’hymne national libanais peut être mandataires. également le principal commanditaire considéré comme le père fondateur de d’œuvres musicales libanaises avec la musique savante libanaise. Dès son 1940-1975 : le Liban se construit notamment les frères Rahbani et Fey- plus jeune âge, il montre de grandes Après la disparition de Wadia Sabra, le rouz, Zaki Nassif, Philemon Wehbé, dispositions pour la musique. En 1893, Conservatoire sera dirigé par le composi- Toufic el-Bacha, Sabri Charif, Roméo

64 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

Lahoud, Sabah et bien d’autres. qui va bouleverser le paysage musical de Baalbeck renaît de ses cendres le 29 Enfin, de nombreuses associations mu- libanais. juillet 1997. C’est à la star du violoncelle sicales se mettent en place, notamment, La fratrie Rahbani compte un plus Mtislav Rostropovich, accompagné par en 1956, les Jeunesses musicales du Li- jeune frère, Élias. Né en 1938 (et décé- l’orchestre philharmonique de Radio ban (JML). Fondées par un groupe de mu- dé en 2021), il a passé son enfance à France, dirigé par Marek Janovski, qu’il siciens et de mélomanes (dont le compo- accompagner ses frères aînés dans les revient d’inaugurer cette nouvelle ère. siteur et critique musical Georges Baz), studios d’enregistrement et les tour- Entre-temps, plusieurs festivals ont leur but est de promouvoir la musique nées. Il se mettra tout naturellement à vu le jour au Liban : Beiteddine, Byblos, surtout auprès des jeunes. À partir du la composition et se rendra célèbre par Beirut Chants et bien d’autres qu’il se- début des années 1960, sous l’impulsion les comptines enfantines. rait fastidieux d’énumérer. de leur président Antoine Medawar, les Les frères Rahbani ont une nombreuse Arrêtons-nous quand même sur le Fes- JML mettent en place des saisons musi- descendance, tous (ou presque !) sont tival al-Bustan qui se spécialise dans cales extrêmement riches et variées. musiciens et compositeurs. la musique classique et qui, lors de sa Avant de clore cette période, revenons fondation en 1994, est le tout premier à sur la famille Rahbani qui occupe la scène 1975-1990 : le Liban se déchire se dérouler en hiver sur un mois. Il em- libanaise depuis la fin des années 1940, Les ravages du conflit libanais n’épargnent mène le spectateur de l’opéra à l’orato- et qui a créé de toutes pièces un genre pas le Conservatoire. Son siège principal rio ou au symphonique, avec une prédo- qui n’existait pas avant elle, l’opérette du quartier de Zoqaq al-Blat se trouve minance pour la musique de chambre. libanaise. Au départ étaient les deux dès le début des combats, en avril 1975, Plusieurs autres institutions musi- frères, Assi (1923-1986) et Mansour au cœur d’une zone où se déroulent des cales voient le jour en ces années de (1925-2009). Originaires d’Antélias, leur batailles féroces. Les lieux sont sauvage- l’après-guerre. Écoles, facultés, insti- père Hanna Rahbani est propriétaire d’un ment saccagés, les instruments de mu- tuts, centres, chaque établissement a café où il joue du buzuk pour ses clients sique détruits, la bibliothèque musicale, la sa spécificité, qu’elle soit orientale ou et leur passe sur son phonographe les documentation et les archives brûlées et occidentale, souvent mélange des deux. chansons d’Oum Kalsoum. Assi et Man- les pianos précipités par les fenêtres. Citons de façon non exhaustive les sour grandissent dans une atmosphère Au-delà des considérables pertes maté- universités Notre Dame de Louayzé et musicale et artistique. rielles, c’est aussi et surtout sa mémoire antonine, l’Institut de musique sacrée En 1938, les deux frères intègrent la que le Conservatoire a perdue pendant les Sainte-Rafqa et différentes écoles de chorale de l’église d’Antélias. C’est leur deux premières années de la guerre. Cer- musique. premier contact avec l’apprentissage de taines archives sonores comprenant par- À partir des années 1980, les musiciens la musique. Par la suite, ils s’inscriront au fois des enregistrements historiques sont qui avaient quitté le Liban commencent Conservatoire. effacées au profit de discours politiques… à se faire connaître dans leurs pays C’est dans le cadre du Club culturel d’An- La guerre sera également la cause de d’adoption, et même parfois au-delà, télias créé avec quelques amis que les l’exode d’un grand nombre de musiciens portant haut les couleurs de leur pays frères Rahbani composent leurs pre- libanais. à travers le monde et constituant une mières chansons. Leur sœur Salwa véritable « diaspora musicale ». On peut Rahbani (1929-2013), connue sous le citer parmi les compositeurs Béchara De 1990 à nos jours : l’après-guerre el-Khoury, Gabriel Yared, Naji Hakim, nom de scène de Najwa, est alors leur À partir de 1991 et pendant les vingt ans Zad Moultaka, Bushra el-Turk, Violaine interprète. à venir, la destinée du Conservatoire est Prince, Rita Ghosn, Marcel Khalifé, pour Contrairement à ce qui est encore aux mains de Walid Gholmieh (1938- les interprètes Walid Akl, Abdel Rahman l’usage à l’époque, les chansons des 2011). Il fonde les deux orchestres (phi- el-Bacha, Billy Eidi, Wissam Boustany frères Rahbani sont courtes et débar- larmonique et oriental) qui constituent et bien d’autres. On ne peut conclure rassées de toute improvisation, ce qui jusqu’à aujourd’hui les fondements de la sans évoquer l’apport essentiel de la représente une forme d’affranchisse- vie musicale au Liban. communauté arménienne au paysage ment par rapport à la chanson égyp- De 2014 à 2018, le Conservatoire est di- musical libanais, représentée par des tienne. Leur écho arrive aux oreilles de rigé par Walid Mousallem. Pianiste, chef personnalités telles que Boghos Ge- Sabri Charif, directeur de la radio al- d’orchestre et professeur de philoso- lalian (1927-2011), Stéphane Emiyan Charq al-Adna qui émet sur tout l’Orient phie, il incarne bien l’humanisme du mu- (1930-1994) et, plus près de nous, Ha- à partir de Chypre. La radio dispose sicien complet qui se doit de connaître rout Fazlian ou Garo Avessian. alors d’un orchestre et d’un chœur, et l’environnement culturel et littéraire des Cent ans après et malgré les vicissi- c’est justement au sein du chœur qu’ils compositeurs qu’il interprète. tudes endurées par le pays, on ne peut feront la rencontre la plus importante De 2018 à 2020, le Conservatoire est que se réjouir de constater que la créa- de leur vie. Nouhad Haddad, jeune dirigé par Bassam Saba, musicien alliant tivité musicale est toujours vivante, choriste d’à peine 15 ans, se distingue harmonieusement les cultures orien- qu’elle n’a jamais cessé d’évoluer et par la beauté de sa voix. Les frères, tales et occidentales, et qui nous a quit- qu’elle pourrait constituer un élément subjugués, composent de plus en plus té à la fin de 2020. fédérateur entre des Libanais qui par- de pièces pour elle. Halim al-Roumi, Avec le retour à la vie dite « normale », fois peinent à se retrouver. directeur des programmes musicaux, le début des années 1990 voit éclore propose à la jeune fille d’adopter le un grand nombre de festivals de mu- *Fondatrice et directrice de la nom de Feyrouz. Commence alors une sique. collection « figures musicales du Liban » collaboration de plus d’un demi-siècle S’étant arrêté par la force des choses (Geuthner) ; cofondatrice du festival entre Feyrouz et les frères Rahbani, depuis 1975, le Festival international « Musicales du Liban à Paris ». L’ORIENT-LE JOUR 65 Le centenaire du Grand Liban février 2021 La longue lutte pour les droits de la femme libanaise Claudine AOUN Présidente de la Commission nationale de la femme libanaise

Cent ans après la proclamation de l’État du Grand Liban, nous nous de- vons de saluer les sacrifices consen- tis et les actions accomplies par les pionnières en vue d’instaurer l’égalité des genres. À chacune d’entre elles, qui ont surmonté les défis, qui sont arrivées aux positions les plus élevées partout dans le monde et qui ont jeté les bases des changements positifs De jeunes ouvrières travaillant dans un atelier de couture. actuels et à venir, nous rendons hom- (Source : collection privée de photos anciennes de Georges Boustany) mage. En souvenir de leurs parcours, Le législateur et à sa suite la société re- des recommandations de la confé- nous rappellerons en quelques lignes connaissaient la capacité des femmes à rence de Beijing pour mettre en place les principales avancées qui ont mar- gérer et à disposer de leurs biens. des mécanismes nationaux pour les qué l’évolution du statut de la femme En 1994, les femmes membres du affaires de la femme et l’amélioration au Liban depuis 1920 au niveau du corps diplomatique ayant épousé des de son statut. La commission remplit droit comme sur les plans culturel et étrangers ont obtenu le droit de conser- aujourd’hui un rôle consultatif auprès social, politique et économique. Ces ver leurs postes, alors qu’elles étaient de la présidence du Conseil des avancées avaient bénéficié du cli- auparavant transférées à l’administra- ministres et des administrations mat culturel favorable aux réformes tion centrale. publiques, et un rôle de coordination sociales et à l’instruction des filles L’année 1996 a été marquée par la auprès des départements adminis- qu’avait induit la Nahda, le mouve- ratification par le Liban de la Conven- tratifs, des organisations de la société ment de renaissance culturelle arabe tion sur l’élimination de toutes les civile et des organisations internatio- au début du siècle dernier. formes de discrimination à l’égard des nales. Elle est également habilitée à En 1953, la femme libanaise a obte- femmes (la Cedaw) en vertu de la loi mettre en œuvre des projets et des nu après plusieurs années de lutte le 572/96. La convention définissait les programmes et à établir des straté- droit de voter et de se présenter aux principes internationaux relatifs aux gies d’action. élections. Auparavant, aux yeux de la droits des femmes, reconnaissait aux En 2002, la Caisse nationale de Sécuri- société, la femme n’était pas qualifiée femmes des droits égaux à ceux des té sociale a reconnu à la femme assu- pour exprimer une opinion politique. hommes et indiquait les mesures à rée ayant des enfants à charge le droit En 1959, l’égalité entre les femmes prendre pour garantir que les femmes de faire bénéficier ses enfants des al- et les hommes était reconnue pour le jouissent de leurs droits. Cependant, locations familiales. droit à l’héritage pour les non-maho- le Liban a émis des réserves sur cer- En 2011, les circonstances atté- métans, et en 1963, un tabou était tains articles de la convention, dont la nuantes n’ont plus été prises en rompu : pour la première fois, une clause relative à l’octroi aux femmes compte dans les jugements ren- femme entrait au Parlement libanais. des mêmes droits que les hommes dus dans les cas de crimes dits En 1969, la magistrature accueillait en ce qui concerne la nationalité de « d’honneur ». La même année, les la première femme juge. La femme leurs enfants et des mêmes droits au hommes et les femmes ont été re- se posait ainsi comme gardienne des niveau du mariage et de la famille. Ces connus égaux pour ce qui a trait aux droits et des libertés. Son image dans réserves entravent jusqu’à aujourd’hui exonérations fiscales relatives aux l’imaginaire populaire évoluait. la lutte contre la discrimination à l’en- impôts sur la succession et sur le En 1974, la femme libanaise acquérait contre des femmes. revenu. le droit de voyager sans l’autorisation En 2014, le Parlement a prolongé le de son mari, et son droit de se dépla- La Commission nationale congé de maternité jusqu’à dix se- cer librement hors des frontières était En 1995, le Liban s’est associé à la dé- ainsi consacré. claration de Beijing et à l’adoption du maines. De plus, après une longue En 1993, le témoignage de la femme programme d’action établi par la qua- lutte qui a duré des années, la loi dans les affaires foncières était reconnu, trième conférence mondiale sur les 293 a été adoptée pour protéger et en 1994, la femme mariée était auto- femmes qui s’est tenue en Chine. les femmes et les membres de la risée à pratiquer des activités commer- En 1998, la Commission nationale de famille de la violence domestique. ciales sans l’autorisation de son mari. la femme libanaise fut créée à la suite Un grand pas était ainsi accompli

66 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban dans le combat contre les violences et municipales afin de faciliter l’accès femmes dans divers domaines et à les perpétrées contre les femmes. des femmes aux positions leur permet- protéger. Elle définit leurs droits dans le tant de participer à la prise de décision contexte de la prévention des conflits, Une ligne verte politique, condition nécessaire à tout et la période de reconstruction et de En 2017, l’article 522 du Code pénal changement réel. La Commission natio- développement post-conflit. La Com- accordant au violeur une exemp- nale cherche aussi à amender la loi sur mission nationale a déjà entamé la mise tion de peine s’il venait à épouser sa la Sécurité sociale afin d’assurer la parité en œuvre du plan d’action pour l’appli- victime a été aboli. Cet article de loi entre les hommes et les femmes. cation de cette résolution. sanctionnait à vie la victime du viol en Compte tenu de l’injustice dont les l’obligeant à épouser son violeur. Ce- femmes libanaises mariées à des étran- Aux premières lignes pendant, cette disposition n’a pas dis- gers et leurs enfants sont victimes, la Malgré les difficultés auxquelles elles paru définitivement de la loi. Elle reste Commission nationale de la femme li- font face, et grâce à leur détermination, applicable si le viol n’est pas établi, banaise appelle à l’amendement de la les femmes libanaises ont réalisé des dans les cas où la fille mineure a dé- loi sur la nationalité, afin de reconnaître succès remarquables dans les domaines passé les 15 ans. Cette même année, le droit des femmes à transmettre leur de la justice, du droit et de l’enseigne- les conditions de candidature de la nationalité à leurs enfants, et afin de re- ment universitaire, où leur participation a femme aux élections municipales ont connaître ainsi leur pleine citoyenneté. atteint le taux de 50 %. Elles constituent été modifiées, lui permettant désor- Elle a élaboré à cet effet un texte de loi aussi environ 70 % des pharmaciens, mais de se présenter aux élections qu’elle a transmis au gouvernement. 25 % des médecins et 30 % des ambas- dans sa ville natale même après son sadeurs du Liban à l’étranger. Durant les mariage et le changement du lieu de Parmi les groupes les plus vulnérables dernières années, le nombre de femmes son registre d’état civil. L’intégration de la notion du genre dans dans les rangs de l’armée et des forces En 2018, la ligne verte (hotline) 1745 des les programmes d’enseignement sco- de sécurité a considérablement aug- Forces de sécurité intérieure a été inau- laire et universitaire ainsi que dans les menté dans les divers domaines admi- gurée pour recevoir les plaintes portées institutions publiques reste l’une des nistratifs et opérationnels. par la victime elle-même ou par tout priorités de l’action de la Commission D’autre part, les femmes n’épargnent autre témoin attestant d’un cas de vio- nationale de la femme libanaise, car aucun effort pour se placer aux pre- lence domestique. l’éducation et la culture ont un impact mières lignes lorsqu’il s’agit de dé- En 2019, les dispositions discrimina- direct sur la modification de l’image sté- fendre notre société. Tel a été le cas toires à l’égard des femmes en cas de réotypée des femmes et sur la réalisa- lors de leur participation massive aux faillite du mari étaient abolies. tion de l’égalité des genres. équipes de secours à la suite de l’ex- En 2020, les femmes ont pour la pre- Du fait des crises, défis et difficultés plosion du port de Beyrouth, le 4 août mière fois constitué 30 % du gouverne- locaux et régionaux auxquels le Liban 2020, sans compter leur omniprésence ment libanais. Pour la première fois aus- fait face, les femmes restent parmi les au sein du corps infirmier des hôpitaux si dans un pays arabe, une femme était groupes les plus vulnérables à ces crises soignant les malades victimes de la nommée ministre de la Défense. Le gou- et à leurs répercussions. pandémie. vernement précédent comptait, quant Force est de relever dans ce cadre qu’au Cependant, le statut des femmes liba- à lui, parmi ses membres la première cours des périodes de confinement dé- naises reste précaire en comparaison femme arabe ministre de l’Intérieur. crétées pour lutter contre la pandémie avec celui des femmes dans d’autres de Covid-19, les plaintes reçues par les pays. Cela doit nous inciter, et inciter Le quota féminin Forces de sécurité intérieure pour des nos législateurs et nos forces poli- Aujourd’hui, la Commission nationale cas de violences domestiques ont aug- tiques, à un changement rapide. de la femme libanaise œuvre en coo- menté de près de 51 %. Pour faciliter les En conclusion, il est certain que toute pération étroite avec divers ministères, démarches judiciaires des victimes, la avancée législative et sociétale accom- administrations publiques, organisa- commission est parvenue à faire adop- plie par les femmes libanaises depuis tions de la société civile ainsi qu’avec ter des mesures procédurales excep- la fondation du Grand Liban jusqu’à au- les agences des Nations unies, en vue tionnelles. jourd’hui a été difficile à réaliser, mais a d’éliminer les discriminations contre les Enfin, il convient de souligner qu’un pro- été accomplie grâce à une détermina- femmes au niveau des lois et des poli- grès a été accompli au cours des deux tion et à une persévérance sans faille. tiques gouvernementales comme au ni- dernières années avec l’adoption par Viendra un jour où les aspirations des veau des pratiques sociales. le Conseil des ministres, en septembre femmes libanaises se réaliseront ! Tou- La commission cherche également, mal- 2019, du plan d’action national pour la tefois, nous regrettons les années gas- gré une opposition déclarée d’un nombre mise en œuvre de la résolution 1325 pillées en vue de la lutte pour l’obten- de parlementaires, à interdire le mariage du Conseil de sécurité de l’ONU sur la tion de droits humains fondamentaux. des mineures. Cette position se heurte femme, la paix et la sécurité. Ce plan a Si seulement nous pouvions mettre à aux dispositions des lois communau- été élaboré par la Commission nationale profit les prochaines années pour mo- taires qui régissent le statut personnel de la femme libanaise en collaboration biliser nos capacités et œuvrer à faire des Libanais. avec les ministères et les administra- progresser notre société sur les plans En vue d’assurer une représentation plus tions concernés avec le soutien des culturel, social, politique et écono- équitable des femmes au Parlement, elle agences des Nations unies. mique, afin que notre pays redevienne souhaite faire adopter un quota féminin La résolution 1325 de l’ONU adoptée en un pays de prospérité et de culture, dans les lois électorales parlementaires 2000 vise à garantir la participation des cent ans après la fondation de son État.

L’ORIENT-LE JOUR 67 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Fin de la complaisance, début de l’intransigeance… pour le Liban de demain Comment les jeunes perçoivent-ils l’évolution des pratiques politiques qui ont marqué le premier centenaire du Grand Liban ? Quelles sont leurs attentes et leurs aspirations pour le futur ? Un étudiant de l’Université Saint-Joseph apporte sa lecture de la question.

Pour la génération montante, le futur du Liban ne saurait être envisagé que sur base de « la liberté par l’art, la musique, la culture ». Exemple hautement symbolique sur ce plan : dans un souci de marquer une volonté de résilience face aux épreuves, le comité du Festival international de Baalbeck a organisé en juillet 2020 (en l’absence d’un public) un grand concert sur le site historique des vestiges de Baalbeck, en dépit de la pandémie et des circonstances dramatiques que traversait le pays. (Source : comité du Festival de Baalbeck) une formidable culture de la vie ; et tionnelle à la vie – au risque de flirter Samir MOUKHEIBER Étudiant à la faculté de droit elles se sont plus que jamais manifes- avec la mort ; qui réitèrent à chaque fois de l’Université Saint-Joseph tées depuis le 17 octobre 2019 et la qu’ils sont terrassés leur attachement désastreuse tragédie du 4 août dernier. indéfectible à cet interminable combat Beyrouth annihilée ressuscite. Bey- qui leur impose de ne pas succomber Si le Liban est beaucoup critiqué sur sa routh pourtant pillée s’enrichit des aux ténèbres. diversité et l’incapacité de ses citoyens âmes libres de la révolution. Les vi- Alors résister ? Sûrement, mais à la à avoir une même et unique identité, vants pleurent Beyrouth et, avec elle, seule condition que l’unique maître mot il est clair que le pays du Cèdre, par pleurent leurs victimes en attendant de cette vie soit la liberté, à défaut de sa géographie, son histoire, sa beauté désespérément de les venger. Et qu’y laquelle c’est toujours le départ, ou la maudite, et tant par ses valeurs que par a-t-il de plus juste que de libérer Bey- mort. La liberté par l’art, la musique, la celles de son peuple, a su se démarquer routh des criminelles ordures qui ont culture, mais aussi et surtout la liber- des pays limitrophes en se taillant un causé ce désastre ? té d’expression qui est constamment cachet unique... suscitant la convoitise La capitale culturelle et artistique du en péril sans pour autant pouvoir être de ces derniers, qu’il s’agisse du régime Moyen-Orient, l’incontournable des- contenue, malgré tous les efforts dicta- baassiste ou de nos voisins du Sud. Ces tination de la nightlife mondiale, a toriaux et antagonistes à l’idée même valeurs que les régimes les plus divers toujours été une ode à la passion, de du Liban, mis en œuvre par ceux qui envient et craignent tant sont, entre par ses habitants qui renouvellent à théoriquement devraient être les gar- autres, un attachement à la liberté et chaque drame leur allégeance incondi- diens de sa Constitution. C’est d’ailleurs

68 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban non sans raison qu’il a été jugé néces- considérations sont loin d’englober le peut qu’aller de pair avec la défense saire de rajouter à celle-ci un préam- bien-être des habitants de ce pays. fougueuse et non négociable de la sou- bule définissant le Liban expressément veraineté du pays du Cèdre. Et pour comme une patrie définitive pour tous La défense de la souveraineté cause : tout terrain cédé à ce niveau ses fils (donc la complaisance avec tout Qu’elles aient été une nation voisine est un clou de plus dans le cercueil d’un autre projet expansionniste devrait y (où le régime baassiste, qui a occupé Liban où les habitants sont libres et à être proscrite) et où l’économie ne peut le pays durant 29 ans, a encore des l’abri d’une démocratie à la hauteur des qu’être libre (donc où on ne peut du sbires qui aimeraient la faire passer attentes de la nouvelle génération qui jour au lendemain décider de prendre pour une nation sœur), qu’il s’agisse de fait ses preuves depuis le 17 octobre en otage les dépôts de Libanais dont ses satellites locaux, ou encore de la et qui a encore plus démontré, depuis le seul crime est celui d’avoir placé leur milice islamiste d’obédience iranienne le 4 août dernier, à quel point ses res- confiance dans le système bancaire qui opérant de l’intérieur : les exemples de sources sont monumentales. est le leur, surtout lorsqu’ils ont plus cette première catégorie ne sont pas que jamais besoin de leur argent pour à chercher très loin de nos frontières. Transformer l’espoir en actes faire face à cette crise sans précédent). Ce sont d’ailleurs les mêmes qui, pour La jeunesse de ce pays mérite un État consolider l’emprise de la mafia-milice, où la justice est efficace et où les inves- Démasquer le camp adverse instrumentalisent de pauvres gens en tissements, le tourisme et la prospérité Parce que – rendons hommage à leur faisant répondre « Chi’aa, Chi’aa » économique dans un environnement Georges Naccache – deux négations ne (chiites, chiites) aux cris de « Yasqot moderne sont possibles et stimulés. font pas une nation, concentrons-nous hikm el-az’aar » (« Que tombe le ré- Mais cet État-là ne pourrait logique- sur la seule négation qui compte vérita- gime du voyou ») des contestataires, ment jamais exister à l’ombre des pour opposer et créer la division entre blement. Car être libanais en 2020, plus armes illégales. deux parties de la population dont les encore qu’en 1920, ça doit l’être contre D’ailleurs, malgré la (pré)disposition des revendications devraient en théorie une seule chose : contre tous ceux qui Libanais à la résilience, il faudrait être être similaires, considérant la rava- s’acharnent jour et nuit à détruire ce qui particulièrement absent pour ne pas geuse précarité qui, elle, ne fait pas la reste du Liban. Il s’agit là du plus vrai, du réaliser qu’il faut désormais plus que différence entre fanatiques et deman- plus noble, du seul acte de résistance. cette sournoise qualité, qu’un nombre deurs de changement. grandissant d’entre eux, le plus sou- Aucune concession ne doit être faite Et il y a toujours eu, d’autre part, une lorsque quelqu’un, quels que soient les vent des étudiants au potentiel indis- seconde catégorie de pourfendeurs du pensable pour la refonte du pays, est arguments derrière lesquels il dissimu- Liban : ceux dont les valeurs n’étaient lerait un agenda bien plus large, me- en train de baisser les armes (intellec- pas les mêmes que celles de leur tuelles) et de choisir le départ. Ce dé- nace l’entité libanaise. À commencer peuple et dont l’intelligence limitée ne par certains partis de l’intérieur. part qui, depuis avant même la création permettait pas de comprendre l’impor- du Grand Liban, est devenu criminelle- Cent ans après la création de ce Liban tance de militer pour l’existence philo- qui a tant bien que mal résisté, contre ment normal doit cesser de l’être. sophique du Liban, préférant assimiler Désormais, l’espoir, qui est presque le vents et marées, à toutes les tenta- cet État à une tirelire qu’ils ont pillée tives de son annihilation, il ne faut plus devoir national de tout Libanais, doit comme si c’était la leur. se transformer en actes et doit être laisser de place à des charognards qui, Les vautours de cette seconde caté- sous couvert de défendre la nation li- redirigé vers l’édification d’une nou- gorie n’ont cessé de se délecter des velle ère pour le pays du Cèdre, une ère banaise, ne font que retirer les pierres fruits de l’acharnement quotidien de de cet édifice officiellement construit dans laquelle les Libanais peuvent enfin nombre de travailleurs dont la sueur et connaître et enseigner toute leur his- depuis un siècle mais dont les origines les fronts émaciés sont l’éternel sym- toire, sans concessions, une ère dans remontent à bien plus loin. bole que toute journée de plus au pays laquelle la liberté et la souveraineté ne La révolution du 17 octobre a mon- du Cèdre est un combat, que chacun de sont pas négociables et dans laquelle il tré que l’identité libanaise, qui est une ses habitants libres est un guerrier. fait tout simplement bon vivre, sur cet identité plurielle et multiple, existe aus- Le plus extraordinaire est que c’est la autel où le sang n’a que trop coulé et où si par la présence et la poursuite com- détestation de ces mêmes vautours qui le sacrifice est trop souvent de mise – mune d’un but partagé par l’écrasante a permis aux Libanais de s’unir au mo- même lorsqu’il n’est pas délibérément majorité des Libanais : faire du Liban un ment de cette révolution fédératrice, choisi. État prospère et efficace au service de dans un revers magistral à la volonté tous ses citoyens. Mais elle a aussi le destructrice et avide de division qui a mérite d’avoir démasqué le camp ad- toujours été la stratégie des partis au Pour un nouveau système verse. Car face aux milliers de protes- pouvoir. Et les milieux de la révolution Dans les coulisses, c’est un change- tataires qui ont rempli les rues, il y a, tentent heureusement de mener l’im- ment de système qui est sur la table, à comme il y a toujours eu au Liban, deux périeux combat contre les brigands et l’heure où les Libanais n’ont plus grand- catégories d’ennemis qui les ont com- le marasme économique. chose à manger sur la leur. À ce niveau, battus, et qui le gangrènent. Il y a ainsi, Mais pour bien condamner ces vau- les Libanais peuvent se croiser les d’abord, les personnes qui n’ont jamais tours qui tentent d’emporter avec eux bras et attendre le pire, comme ils cru en la souveraineté de ce pays, qui dans leur fin imminente les débris de ce peuvent commencer à agir pour pro- ont prêté allégeance à des puissances qui reste de l’État libanais, la condam- voquer un changement de système expansionnistes nuisibles et dont les nation de ces pseudo-gouvernants ne qui soit positif. Les partisans de la

L’ORIENT-LE JOUR 69 Le centenaire du Grand Liban février 2021 seconde option devraient profiter de des prix abordables pour les consom- d’une neutralité dite « positive » qui lui ce tournant majeur pour commencer mateurs libanais sur le marché. permettrait de conserver de bonnes à anticiper et influencer toute éven- La priorité devrait tout simplement relations avec ses alliés historiques, et tualité de changement du système de aller à l’édification d’un État où on ne en particulier les pays arabes et occi- manière à ce qu’il se produise à l’avan- construit pas des murs devant des dentaux, avec lesquels le Liban était tage des Libanais, dans le respect de institutions publiques censées repré- étroitement lié sur le plan économique leurs valeurs et du rôle philosophique senter le peuple ; elle devrait aller à mais qui l’ont abandonné du fait de la du Liban-rempart face à la persécution la construction d’un État sûr, qui ne présence d’un parti qui a offert le Liban de ses « minorités associées », pour fait pas 700 blessés par balles réelles aux mollahs iraniens sur un plateau reprendre l’expression de Michel Chiha. quand des manifestants dénoncent la d’argent, tâché de sang libanais. La clé et l’équilibre de ce nouveau sys- responsabilité criminelle de leurs diri- En pratique, la neutralité serait donc tème résideront dans la découverte geants dans la double explosion qui a salvatrice, au moins sur les plans éco- de l’équation optimisant la réussite de fait près de 7 000 victimes et ravagé nomique, politique, touristique, et des toutes les composantes nationales à la capitale seulement quatre jours plus aides internationales indispensables vivre dans le climat le plus apaisé pos- tôt. Surtout lorsque, comble de l’ironie, qui seront déversées plus abondam- sible. Il faut ainsi commencer à militer ces dirigeants vont jusqu’à poursuivre ment par les rares pays amis qu’il reste pour un État où ne serait-ce que les en justice des journalistes ayant dé- au pays du Cèdre. services les plus basiques, comme noncé cette pratique dictatoriale (les C’est ce combat titanesque qui doit l’eau, l’électricité et la gestion des dé- tirs de la police du Parlement) visant un être mené par la révolution et ses élites chets, seraient au moins décentralisés peuple déjà à bout. Pour empêcher ces avec une intransigeance qui se fait trop de manière poussée, pour que leur abus de pouvoir, il faudrait aussi, par rare lorsqu’il est question de ces sujets organisation soit facilitée ; et si elle ne exemple, que dans le Liban de demain, vitaux. Et la première ligne de cette ba- l’est pas, les élus censés s’en charger un civil ne puisse en aucun cas être jugé taille ne peut qu’être celle des campus devraient être immédiatement et loca- par un tribunal militaire. universitaires où la possibilité d’avoir de lement tenus pour responsables. Au niveau de la politique étrangère, vrais débats de fond n’est soumise qu’à Terminés ainsi les « Ma khallouna » ce nouveau Liban ne peut être, en rai- la seule volonté des étudiants de reje- (« on ne nous a pas laissés faire ») lors- son des affinités supranationales des ter le populisme des uns et des autres, qu’il est question, par exemple, de tenir différentes confessions, qu’un État si toutefois ils y parvenaient. Il s’agit une promesse concernant l’électricité neutre dont les choix (même les plus finalement du combat d’une jeunesse 24 heures sur 24 et qui finissent, en basiques) ne pourront plus être otages qui ne demande qu’à vivre librement plus de causer des pannes de courant d’un pouvoir exécutif dont les décisions dans son pays, le plus beau du monde, interminables, par attiser des conflits sont elles-mêmes captives de pays et de l’épineuse mission de toute per- confessionnels – car l’autre ne pourra étrangers, aux intérêts divergents et sonne portant en son for intérieur une plus être blâmé de façon crédible. contraires à ceux du Liban. Il s’agirait part de l’essence du Liban. Il est grand temps de réclamer un État où la transparence en matière de fisca- lité est de mise, et où la majeure partie des impôts sont immédiatement réin- vestis au niveau local, pour contrôler les dépenses publiques, apprécier leur im- pact sur les régions où la majorité des habitants cotisent et inciter ceux qui ne cotisent pas à s’y mettre une fois qu’ils auront enfin constaté le contraste entre le niveau de vie des habitants des territoires où l’on cotise et celui, désas- treux, de ceux qui ne seront pas des contribuables. Il est temps d’édifier un État où la pré- servation de la nature et de l’environ- nement est une priorité, surtout en ce qui concerne les carrières dans les montagnes libanaises, les cours d’eau pollués et la catastrophe marine ali- mentée depuis de nombreuses années par la non-gouvernance des dirigeants libanais, ce qui se répercute dans tous les coins du bassin méditerranéen. Priorité aussi à un État qui investit dans l’industrie et l’agriculture nationales, de manière à augmenter ses exportations « Il est temps d’édifier un État où la préservation de la nature et de l’environnement est une priorité. » Sur et assurer une indépendance notam- notre photo, des jeunes rassemblés dans la vallée de Bisri pour exprimer leur opposition à la construction ment alimentaire du pays, créant ainsi d’un barrage sur le site. Joseph Eid/AFP 70 L’ORIENT-LE JOUR

Le centenaire du Grand Liban février 2021 Une histoire écrite par des anonymes

La rue Allenby au début du siècle dernier.

Georges BOUSTANY* dans votre bibliothèque ou votre gre- père spatio-temporel dans un pays en nier. Elles dorment là depuis des dé- constante métamorphose. cennies, tapies dans des rouleaux de On y découvre des paysages depuis « Il est ridicule de se vanter de 6 000 ans négatifs ou sous forme de tirages sur longtemps disparus, transformés de civilisation lorsque l’on s’évertue à en papier argentique. Ces tirages sont ou détruits, car au Liban on ne res- détruire toutes les traces. » peut-être collés avec quelques lé- pecte rien, et surtout pas la pierre et gendes soigneusement calligraphiées encore moins l’environnement. On Lady Yvonne Sursock Cochrane* dans de beaux albums. Ou bien dor- y découvre un peuple pétri de tra- ment-ils dans une boîte vintage qui ditions et d’esprit religieux et qui a En l’absence d’une historiographie fleure l’encens et le papier d’Arménie ? emmené avec lui ses coutumes ru- officielle, en l’absence même d’un Ces photos de famille qui datent rales lorsqu’il a quitté son village de consensus entre les communau- d’avant le siècle présent, puisque de- montagne pour s’installer en ville. tés sur un « roman national », bref puis les années 2000 le digital et les On y découvre une foule de citadins en l’absence d’une nation tout court, écrans ont remisé la technique au pla- anonymes immortalisés dans leur l’histoire du Liban d’après 1920 est card, sont un témoignage inestimable vie quotidienne, surpris en pleine une terra incognita que l’explorateur de la vie de nos parents et aïeux au marche par d’autres inconnus, des téméraire peut aborder et parcourir siècle dernier. Au-delà de l’image dizaines de photographes sur les- de mille manières différentes. formatée de la carte postale ou du quels les studios comptaient pour Une de ces manières est un fonds dépliant touristique, la photographie survivre à une concurrence achar- gigantesque de millions de photo- prise par cette armée d’anonymes, née. On y découvre surtout le regard graphies, et dont une infime partie de M. (ou Mme) Tout-le-Monde, re- de ces anonymes sur leur propre vie, se trouve, avec un peu de chance, présente une tranche de vie, une leur ville, leur village, leurs loisirs, leur tout près de vous qui lisez ces mots, scène, un paysage, un point de re- famille, leur intimité.

72 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

Toutes ces images sont autant de rence les plus fréquentés (places première communion, fêtes), parti- pièces d’un puzzle géant, qui permet des Martyrs et Assour, avenue des cipons à des mariages, des bals cos- de se faire une image d’abord gros- Français, Manara, Aïn Mreissé, Mina tumés, des repas de famille groupant sièrement pixélisée, puis de moins en el-Hosn ; mais aussi les lieux de vil- des dizaines de convives, dansons moins floue à mesure que s’amasse légiature : Aley, Zahlé, Hammana, dans des pique-niques et excursions une collection. Avec plus de huit mille les Cèdres, les ruines de Baalbeck, au son de l’accordéon, soufflons des images rassemblées, et pour cer- etc.). Ces photographes sans studio bougies aux anniversaires, assistons à taines partagées, documentées ou inventent la photo-minute à travers une tranche de vie à l’école ou à l’uni- présentées dans des articles dans une technique fascinante : la caméra versité. L’Orient-Le Jour**, on finit par se faire est une mini-chambre noire où s’ef- La famille, proche ou large, a encore une idée plus ou moins précise de fectue la prise de vue en négatif sur la part du lion, elle n’est pas encore ce qu’était ce Liban du XXe siècle, de un papier photo, et ce même carton atomisée par la guerre et l’exode, « l’âge d’or », la période qui court de est à son tour photographié pour ob- la crise économique ou l’évolution 1920 à 1975, aux illusions des années tenir le tirage positif. On s’émerveille technologique ainsi que les médias 1990 en passant par la terrible guerre aujourd’hui que tout ce processus sociaux qui n’existent pas, et même de quinze ans. ne prenne que quelques minutes si la radio et la télévision débarquent et que le passant photographié sur dans les foyers, devenant objet de Avènement de la photographie d’amateur place reparte avec son tirage ! De fierté et centre de la photo au même 1920, c’est la libération du Liban mauvaise qualité, il est vrai, mais à titre que la voiture, ces deux sauts après quatre siècles de joug ottoman, l’époque, qui s’en soucie ? technologiques majeurs ne font en- l’arrivée de contingents de fonction- La riposte des studios délaissés ne core que rassembler autour d’une naires et de militaires français pour la se fera pas attendre, ils inventent voix ou d’une image. mise en place du mandat. Cette an- la « photo-surprise » : désormais, Ces prises de vue intimes permettent née-là, la photographie vernaculaire les photographes employés par ces aussi de se faire une idée de l’évolu- prend son essor : avec l’amélioration studios vont se répandre à travers tion de l’habitat : à mesure qu’avance du niveau de vie et la simplification du le public avec des caméras portables le siècle, les belles maisons tradition- processus photographique, le peuple et photographier les gens à leur insu, nelles à toit rouge, arcades et marbre a enfin accès à une pratique réser- avant de leur remettre un carton blanc encadré de noir, entourées de vée jusqu’ici aux artistes et aux pro- permettant de récupérer son tirage jardinets charmants où poussent fessionnels. C’est l’avènement de la le jour suivant. L’objectif est double : jasmin, néfliers, frangipaniers et dé- photographie d’amateur. d’une part, vendre un tirage de meil- sespoir des singes, sont remplacées Durant les décennies précédentes, leure qualité que la photo-minute, et par des immeubles de rapport à trois de rares studios tenaient le haut du de l’autre amener le client à entrer au ou quatre étages dotés de larges pavé et étaient le passage obligé magasin afin de maximiser la vente balcons pour compenser l’espace pour se faire tirer le portrait dans de produits et services périphériques perdu en plein air. Les plafonds de une pose rigide, comme pour une (cadres et accessoires divers, repor- quatre à cinq mètres et les bâtiments peinture. Désormais, les caméras tages, portraits de luxe). Inaugurée largement ouverts permettent en- deviennent portables, faciles d’uti- dans les années 1940, la pratique core de se passer de climatisation. lisation, et l’accession des Libanais va se poursuivre durant une bonne Le résultat sur les photographies à la modernité à la faveur de leur quinzaine d’années avant d’être dé- est notable : on quitte les jardins, on installation en ville leur permet d’en finitivement supplantée par la démo- monte en hauteur, on se fait pho- acquérir pour s’affranchir des pro- cratisation du prix du matériel et des tographier sur balcons et terrasses fessionnels. Avec la multiplication fournitures photographiques, le phé- avec vue sensationnelle sur le port et des amateurs, les nombreux studios nomène culminant avec les caméras la mer (car Beyrouth grandit rapide- sont forcés de se recycler dans le dé- jetables de la fin du XXe siècle. ment autour de son accès maritime). veloppement et le tirage de photos Le processus ne va plus s’arrêter : prises par leurs clients : ils ne sont Les anonymes écrivent les plafonds s’abaissent progressi- plus que le commerce où l’on va pour leur propre histoire vement à trois mètres, le fer forgé un rare portrait aux normes clas- À mesure que l’on avance dans le sera remplacé par l’aluminium, les siques présenté sur carton de luxe, temps et que se répand la technique formes alambiquées par un style l’immortalisation d’une cérémonie parmi la population, l’on s’aperçoit géométrique et la pierre de taille par familiale (naissance, baptême, pre- que les anonymes vont écrire, sans le le béton-roi. Cinq, six, sept étages mière communion, mariage…), ou savoir, leur propre histoire, mais aussi constituent désormais la norme des pour récupérer ses propres tirages. celle de leur pays, de leur lieu d’habi- années cinquante à soixante-dix et Face à ce changement radical, les tation (la ville) et de leur lieu d’origine jusqu’à la guerre. professionnels doivent désormais (en général, le village natal) mieux que Cette ville qui évolue, s’intensifie, sortir du studio pour aller à la ren- quiconque. Voilà que nous pénétrons s’étend, qui pourrait en écrire l’his- contre du public : fleurissent alors dans l’intimité de la maison et des toire urbaine sans nos photographes les travaux de photographes am- événements familiaux, assistons à anonymes ? Ils sont une source iné- bulants, chacun occupant avec sa des fêtes où la joie de vivre s’affiche puisable d’informations et souvent volumineuse caméra en bois et son sur tous les visages, admirons le faste de découvertes, et c’est ce qui fait trépied un coin de la ville, de préfé- de cérémonies religieuses (baptême, tout le miel du collectionneur.

L’ORIENT-LE JOUR 73 Le centenaire du Grand Liban février 2021

Retour aux sources des tramways à l’invasion des bus et Guerre mondiale, l’indépendance, Et ces nouveaux citadins devenus re- des voitures américaines ; un aperçu les incroyables années de prospérité porters-photographes ne vont pas émouvant de petits métiers qui ont avec l’explosion du tourisme, le nau- tarder à s’apercevoir que le village fini par disparaître tel celui des porte- frage du Champollion, la conquête dans lequel ils sont nés et qu’ils ont faix ; la mode, vêtements et coiffures, par Beyrouth de sa partie ouest quitté pour de meilleures opportu- avec une élégance à tous les coins de jusqu’à Raouché et sud jusqu’à Jnah nités d’éducation et d’emploi en ville rue contrastant avec la misère des puis Khaldé où sera inauguré le plus mérite non seulement des visites ré- quartiers périphériques, réceptacle grand aéroport du Moyen-Orient, gulières, surtout le dimanche et en d’un important exode rural. le tremblement de 1956, la guerre été, mais aussi une documentation Citons aussi l’avènement de l’écono- civile de 1958 et le débarquement spécifique car ils se rendent compte mie de services et en particulier du américain, le nationalisme arabe, la que les us et coutumes villageois sont tourisme et des loisirs, hôtels, restau- présence palestinienne, la montée devenues des folklores surannés en rants et cafés. Car les Libanais ont tou- des périls et la guerre de quinze ans voie de disparition. Pressés d’en gar- jours adoré jouir du plein air et de leur en 1975, autant de sujets venus en- der un souvenir à vie, ils vont tout climat tempéré, mais aussi de leurs richir les albums de famille et que l’on immortaliser, et c’est là un bel héri- nuits avec l’explosion des cinémas, découvre avec émerveillement car tage qu’ils laissent aux générations des grands hôtels, des cabarets et vus par des inconnus en fonction de suivantes : la vie de village et les re- boîtes de nuit, où officiaient jusqu’en leur positionnement politique ou so- trouvailles avec la famille, l’habitat 1975 des photographes, accrédités cio-économique. rustique ou traditionnel entouré d’une par l’établissement, qui produisaient basse-cour qui émerveille les enfants, des photos-souvenirs en grand for- Les apports français et arménien les vues de montagne qui montrent mat proposées dans des cartons au Cet aperçu rapide se doit de faire une un environnement encore inviolé, les nom de ces lieux de légende : le Paon mention spéciale aux apports français célébrations religieuses, les activités rouge, les Caves du Roy, le Casino du et arménien. agricoles, récoltes et moissons, les Liban, etc. Les militaires français qui vont pas- costumes et les traditions. Témoins de leur quotidien, nos ano- ser un ou deux ans au Liban vont tout Les témoignages sont infinis, il fau- nymes le sont aussi des différents photographier : leurs casernes, leur drait des livres pour les raconter ; événements qui ont façonné l’his- vie quotidienne, la ville, la campagne citons encore l’évolution des trans- toire. La présence française, militaire, et les habitants vus par un Occiden- ports des chevaux aux chameaux et politique et économique ; la Seconde tal, et vont tout rapporter en France.

La place des Martyrs à l’époque du tramway.

74 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

Dans l’ancien aéroport de Beyrouth, l’attente des voyageurs se faisait en plein air sur le grand balcon de l’AIB. À mesure que s’ouvrent les greniers oubliés et que se vendent leurs conte- nus sur les sites d’enchères, l’on dé- couvre la richesse d’un fonds qu’il fau- dra un jour exploiter à sa juste valeur et où les préjugés sont légion. Mais n’est-ce pas le cas de toute démarche photographique ? Au même moment, protégés par la France qui va faciliter leur installation en banlieue de Beyrouth et à Anjar, les réfugiés arméniens débarquent en masse dans le Liban des années 1920 et vont porter un regard particulier à la photographie, en l’utilisant comme instrument de cohésion nationale, car eux avant quiconque vont comprendre l’importance du travail de mémoire nécessaire à la survie de toute nation dans un cadre étranger. Les Arméniens nous laissent un Le naufrage du Champollion en 1956 sur la côte de Beyrouth. fonds extraordinairement riche sur sauvetage de toutes ces images dont fond de leur tiroir ou de leur grenier, leur histoire, leurs us et coutumes, la plupart étaient jetées ou aban- ils ne demandent qu’à vous raconter leur misère, leur ascension sociale données, et la lecture du message et une histoire, celle de notre pays et de et la formation de leur quartier de des informations qu’elles véhiculent. notre peuple. Bourj Hammoud, pour ne citer que Grâce aux médias sociaux, les histo- ces quelques thèmes. Ce sont là des riens, les collectionneurs et les pas- (*) In L’Orient-Le Jour, janvier 2006. survivants pour qui l’image a valeur sionnés de tous bords se retrouvent (**) Rubrique « La Carte du Tendre », un de témoignage et de pérennité ; cer- dans une conversation géante à ciel samedi sur deux dans L’Orient-Le Jour. tains de leurs représentants illustres ouvert, et c’est là le dernier épisode étaient déjà du temps des Ottomans en date de cette immense production * Auteur de l’ouvrage mémorial des photographes de renom, et après anonyme : à l’ère digitale où un bug photographique « Avant d’oublier », les massacres de 1915, c’est tout un informatique peut tout effacer d’un éditions L’Orient-Le Jour peuple qui va se tourner vers la pho- coup, ces morceaux de carton où se tographie comme bouée de sauve- réfugie notre mémoire collective sont Les photos de cet article sont puisées de la collection photographique privée de tage face à une histoire (tumul)tueuse. autant de petits trésors que je vous Georges Boustany. Reste l’essentiel : la découverte et le invite à chérir et à protéger, car du

L’ORIENT-LE JOUR 75 Le centenaire du Grand Liban février 2021

Lecture historique Une impulsion décisive pour l’entité libanaise

Antoine HOKAYEM* té claire, se trouvent ballottés entre Grande-Bretagne, sous le couvert du Charybde et Scylla… Tel est le sombre régime des mandats internationaux. Un État à l’équilibre instable, conçu et tableau qui se présente aux observa- Il puise ses racines loin dans l’histoire. né dans la tourmente, soumis à des teurs étrangers. Déjà sous les émirs Maan et Chéhab, tiraillements permanents ; un État Il faut cependant pondérer cette des- du XVIe au XIXe siècle, la Montagne multiconfessionnel qui s’est maintenu cription morose en rappelant que le libanaise jouissait d’une certaine au- grâce à des compromis éphémères, Grand Liban, qui a fêté son centenaire, tonomie, était considérée comme un sans cesse renouvelés ; un État dont a connu des périodes de répit où pré- lieu de refuge pour les minorités per- la moitié de la population, mue par dominaient l’entente nationale et la sécutées du Proche-Orient, et la spé- des idéologies unionistes, nationales sérénité, ce qui lui permit de rayonner, cificité de ses habitants commençait à ou religieuses, constitue une force dans plus d’un domaine, sur le plan ré- s’affirmer. Ceux-ci, composés essen- centrifuge menaçante qui conteste gional, et de jouer, sur la scène interna- tiellement de druzes et de maronites, son existence et qui le pousse vers tionale, un rôle stabilisateur. étaient suspects aux yeux des Turcs. l’extérieur, ébranlant ses fondements Le Grand Liban ne fut pas une créa- Les deux communautés avaient intérêt fragiles ; un État plongé, bon gré mal tion improvisée en 1920, découlant à s’unir. La symbiose était encore due gré, dans les différents conflits qui de l’effondrement de l’Empire otto- aux caractères complémentaires des secouent le Moyen-Orient et dont man et du partage de ses provinces deux peuples : le premier s’adonnait les habitants, en quête d’une identi- arabes asiatiques entre la France et la de préférence aux activités guerrières ;

76 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban le second, industrieux et cultivé, s’im- tiens de la région et de l’irruption, à armes. Cela amena les grandes posait par ses connaissances et son leur place, des troupes turco-euro- puissances à intervenir et à diviser travail. Les autres communautés ne péennes, de la chute de Bachir II et du la Montagne, en 1842, en deux caï- tardèrent pas à s’associer à cette retour en force des notables druzes, macamats, l’un druze et l’autre ma- union. Ainsi, l’entité libanaise reçut dépossédés et bannis par l’émir. La ronite, puis à créer, par le protocole une impulsion décisive et commença situation intérieure de la Montagne de 1861, modifié en 1864, la mou- à se distinguer. se trouva, en outre, fragilisée par les tassarrifiyat. Ce protocole stipulait, transformations socio-économiques à l’article 1er, que le Liban serait Conversions au maronitisme qui avaient affecté l’Empire ottoman administré par un gouverneur chré- En 1697, le pouvoir passa de la dy- dans son ensemble. tien, nommé par la Sublime Porte nastie druze des Maan à la dynas- L’avenir paraissait ouvert à toutes et relevant d’elle directement, et à tie sunnite des Chéhab. Comme les les éventualités. C’est pourquoi les l’article 2, que ce gouverneur serait sunnites étaient peu nombreux au maronites, conscients de leur poids, assisté par un conseil administratif Mont-Liban, pour consolider leur tenaient à prendre en main les desti- de 12 membres, présidé par un ma- pouvoir, les Chéhab sentirent la né- nées du pays. Leur patriarche, Youssef ronite, représentant toutes les com- cessité de s’attacher à l’une ou l’autre Hobeiche, et leurs évêques adres- munautés de la Montagne. D’autres des deux communautés influentes, la sèrent alors, en octobre 1840, au sul- articles établissaient l’autonomie de druze et la maronite. Diverses raisons tan une requête en douze points où la Montagne dans le domaine de la firent pencher la balance en faveur de étaient énumérées les revendications justice, de la sécurité et de la fiscalité, le cette dernière. Dès la seconde moitié de leur communauté. Le douzième de tout sous le contrôle des puissances du XVIIIe siècle, les Chéhab se mirent ces points était ainsi libellé : signataires du protocole. à se convertir au maronitisme. Les « En conformité avec les anciennes tra- Ces dispositions soustrayaient, en émirs druzes Abillamaa ne tardèrent ditions, le gouverneur des montagnes du partie, le Mont-Liban à l’autorité de pas à suivre leur exemple. Cela entraî- Liban et de l’Anti-Liban ne peut être que la Sublime Porte. Deux des trois re- na une infinité de conversions indivi- maronite, de la noble famille des Chéhab vendications du patriarche Hobeiche duelles et renforça l’élément chrétien (…). Il devra être nommé par la Sublime étaient réalisées : la nomination d’un de la Montagne. Porte directement, sans passer par des gouverneur chrétien par l’autorité À cette époque, la désintégration intermédiaires. Il y aura en outre au Li- centrale indépendamment des walis de l’Empire ottoman était déjà bien ban un Conseil pour diriger les affaires turcs de la région et la création d’un avancée et les rivalités des grandes de la Montagne. » Conseil confessionnel. Par contre, la puissances, à propos de la Question troisième, relative aux frontières, fut d’Orient, éclataient au grand jour. Un Conseil confessionnel refusée par les Turcs. La moutas- Celles-ci n’hésitaient pas à amputer Ce douzième point renfermait déjà les sarrifiyat de 1861 eut des frontières cet empire de ses provinces périphé- trois principaux fondements du liba- étriquées, sans plaines ni ports. Mais riques, à l’assujettir économique- nisme qui s’affirmera dans les années le courant libaniste a remporté, par sa ment et à encourager les mouve- 1918-1920. Le 1er est le fondement création, une demi-victoire puisqu’il ments autonomistes, surtout dans géographique : le Liban et l’Anti-Liban, a réussi à renforcer l’autonomie de les Balkans. avec la plaine de la Békaa logée entre la Montagne et à obtenir la garantie les deux et la zone côtière, devraient des puissances. Toutefois, sur le plan Une requête en douze points former une seule entité politique ; le économique, la nouvelle entité n’était Au Liban, le désir d’autonomie, voire 2e est la nomination du gouverneur pas viable. C’est pourquoi les Libanais d’indépendance, qui s’était manifesté par le pouvoir central sans interven- résidents et émigrés et les chefs de dès le XVIe siècle ne faisait que resurgir tion des walis de Damas et d’Acre, au- l’Église maronite, dont le patriarche par intermittence. Mais entre 1831 et trement dit indépendance complète Boulos Massaad, successeur de 1840, sous le gouvernement égyptien, du Liban vis-à-vis des pays voisins ; le Hobeiche, n’ont cessé de réclamer la symbiose druzo-maronite connut 3e est l’institution d’un Conseil com- l’élargissement des frontières. une rupture. Pour asseoir son autori- munautaire dans la Montagne sem- La famine qui s’abattit sur le Liban té, Ibrahim Pacha, fils de Mohammad blable à ceux créés par Ibrahim Pacha durant la Première Guerre mondiale Ali, s’appuya sur Bachir II Chéhab et entre 1832 et 1840. C’est là l’origine constitua une preuve irrécusable que sur les maronites. Il imposa, en outre, du système confessionnel encore en ce pays, dans ses frontières de 1861, une série de réformes en faveur des vigueur au Liban. était incapable de nourrir ses habi- chrétiens et des juifs et créa dans C’est autour de ces trois fondements tants, et que l’agrandissement de chaque grande ville un Conseil, com- établis par le patriarche maronite en sa superficie devenait une exigence posé de représentants de toutes les 1840 que se développa le projet du vitale. C’est à la réalisation de cette communautés, qui faisait fonction de Grand Liban que défendra, en 1919- exigence que s’attèlera le courant tribunal pour les affaires courantes, 1920, un autre patriarche maronite, libaniste en 1919-1920, sous le lea- au détriment des tribunaux charia, ce Élias Howayek. dership du patriarche maronite Élias qui exaspéra les communautés mu- Entre 1840 et 1860, le Mont-Liban Howayek. sulmanes. vécut l’une des périodes les plus L’année 1840 constitue une date char- sombres de son histoire durant la- *Professeur d’histoire contemporaine, nière dans l’histoire du Mont-Liban. quelle les deux communautés druze Université libanaise et Université C’est l’année du retrait des Égyp- et maronite s’affrontèrent par les Saint-Joseph, Beyrouth. L’ORIENT-LE JOUR 77 Le centenaire du Grand Liban février 2021 Le Liban de 1920, une entité controversée

Antoine HOKAYEM le Conseil administratif du Mont-Li- Le patriarche aborda ensuite la ques- ban décida d’envoyer la 2e délégation tion des frontières. Celles qu’il récla- La Première Guerre mondiale ouvrit à la conférence de la paix. mait dépassaient légèrement celles du la perspective d’un démantèlement Le patriarche maronite partit donc Liban actuel. Elles s’étendaient, au sud, de l’Empire ottoman, ce qui offrit aux pour Paris chargé d’une importante jusqu’au lac de Houley qu’elles englo- Libanais l’occasion d’intensifier leurs mission que lui avaient confiée les baient avec sa plaine ; et au nord, elles revendications en faveur de l’indé- Libanais et leurs représentants au contournaient la plaine d’al-Boukeia et pendance et de l’élargissement des Conseil administratif. Sur ses épaules atteignaient la rive est du lac de Homs ; frontières de l’entité libanaise telle reposait un lourd fardeau : il devait à l’est, elles s’arrêtaient aux crêtes de qu’établie sur base du régime de défendre les aspirations pour les- l’Anti-Liban et de l’Hermon. la moutassarrifiyat de 1861. Dans quelles les habitants de la Montagne Le patriarche affirma que ces frontières les accords Sykes-Picot de 1916, la luttaient depuis le milieu du XIXe répondaient « à une nécessité vitale zone côtière, s’étendant entre la Pa- siècle, et couronner l’œuvre de ses pour un pays qui, privé des plaines (…) lestine et l’Anatolie et englobant le deux prédécesseurs, les patriarches serait une chaîne de montagnes im- Mont-Liban et la plaine de la Békaa, Hobeiche et Massaad. À la déléga- productives et incapables d’assurer était placée sous l’administration di- tion qu’il présidait se joignit, à Paris, l’existence de leurs habitants ». recte de la France. Pour le courant Mgr Moghabghab, l’évêque grec-ca- Mgr Moghabghab présenta, à son libaniste, la situation se présentait tholique de Zahlé, le futur patriarche. tour, un mémoire à la conférence dans sous bon augure, puisque la France a Mgr Howayek présenta à la confé- lequel il développa des arguments toujours été considérée comme une rence, le 25 octobre 1919, un long analogues. Il insista également sur la puissance amie et protectrice. mémorandum résumant les options nécessité d’annexer au Liban les villes Après le retrait des Turcs de la ré- défendues par les partisans du Grand côtières et la plaine de la Békaa. gion, ce courant décida d’envoyer à la Liban. Dans l’introduction de ce mé- Les efforts déployés par la 2e déléga- conférence de la paix, ouverte à Pa- moire, il affirma qu’il parlait au nom tion portèrent leurs fruits : Clemen- ris en janvier 1919, des délégations du Conseil administratif dont il avait ceau adressa, le 10 novembre 1919, pour y défendre ses revendications. mandat « ainsi qu’au nom des po- à Howayek une lettre dans laquelle il Celles-ci se résumaient comme suit : pulations des villes et campagnes s’engageait, au nom de son gouverne- indépendance complète vis-à-vis libanaises ou demandant leur ratta- ment, à soutenir les aspirations des Li- des pays voisins ; élargissement des chement au Liban sans distinction banais, tant à propos de l’indépendance frontières et aide de la France. Trois de rite ou de confession ». Quant aux vis-à-vis des pays voisins qu’à propos délégations successives furent char- revendications, elles se résumaient des frontières. gées de cette mission : la 1re fut pré- comme suit : sidée par Daoud Ammoun, la 2e par • La reconnaissance de l’indépen- La contestation sunnite le patriarche maronite Élias Howayek dance du Liban et sa restauration Les promoteurs du Grand Liban sem- et la 3e par l’évêque Abdallah Khoury. dans ses limites historiques et natu- blaient remporter un round. Mais les La 1re délégation n’obtint pas de ré- relles. partisans de l’unité syrienne ne dé- sultats palpables, et c’est la 2e qui • Des sanctions contre les auteurs sarmèrent pas pour autant. Dans les réussit à infléchir le cours des événe- des atrocités commises dans ce pays villes côtières, ce furent les dirigeants ments. En 1919, en effet, la politique par les Turco-Allemands. de la communauté sunnite qui bran- de la France à propos du Proche- • La remise du mandat sur le Liban à dirent l’étendard de l’opposition au Orient était hésitante. Clemenceau la France. projet du Grand Liban. Il faut rappe- voulait asseoir la présence de son ler que les sunnites de la région ont pays dans cette région sur une base Les frontières été les grands perdants de la guerre. juridique solide. C’est pourquoi il te- Le patriarche Howayek précisa que La défaite de l’Empire ottoman qu’ils nait à conclure un accord, à propos du l’indépendance réclamée par les Liba- gouvernaient les avait abattus. Ils mandat syrien, avec l’émir Fayçal, fils nais était « surtout une indépendance s’accrochaient alors aux promesses du roi du Hedjaz, installé par les An- complète vis-à-vis de tout État arabe faites par les Anglais au chérif Hus- glais à Damas, qui dirigeait le mouve- qui se constituerait en Syrie ». Cette sein dans la correspondance Mc- ment unioniste syrien et représentait indépendance, ajouta-t-il, se justifie- Mahon-Hussein et œuvraient pour son père à la conférence de la paix. rait par d’autres considérations, et il en la création d’une Grande Syrie uni- Les pourparlers engagés par Paris énuméra, en les développant, quatre : fiée qui leur rendrait une partie de avec l’émir inquiétaient les partisans considérations historiques, considéra- leur puissance et de leurs privilèges du Grand Liban qui craignaient que tions politiques, considérations cultu- perdus. Ils craignaient, en cas de di- l’accord avec Fayçal ne se fît à leurs relles et considérations de fait et de vision de la Syrie en plusieurs États, dépens. C’est la raison pour laquelle droit. de devenir, dans certains de ces États, 78 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

Télégramme de Georges Picot au ministère français des Affaires étrangères portant sur le voyage que le patriarche maronite Howayek voulait effectuer à Paris, via Rome, afin de plaider la cause du Grand Liban. Georges Picot souligne dans son message que le voyage du patriarche « nous place dans une situation embarrassante ; d’une part, nous ne pouvons nous dérober à la demande (de voyage) qui nous est faite, et d’autre part, l’émir Fayçal se montre très irrité de ce voyage (…) ». minoritaires. Ils savaient déjà, par la les vœux des Libanais mais dans les gouvernement poussaient à l’affron- déclaration Balfour de 1917, que la limites de la moutassarrifiyat. Il procla- tement. Finalement, le 24 juillet 1920 Palestine leur échapperait. Ils redou- ma également l’indépendance de l’Irak. eut lieu la bataille de Maysaloun durant taient, dans le projet du Grand Liban, laquelle l’armée syrienne fut défaite, le poids des chrétiens que soutenait la La position des Alliés les Français entrèrent à Damas et obli- France. Les velléités séparatistes des Les Alliés rejetèrent en bloc les déci- gèrent Fayçal à quitter le pays. alaouites et des druzes ne leur étaient sions du Congrès de Damas, affirmant Seule maîtresse de la situation, la pas inconnues. que les contrées concernées « ont France pouvait régler, comme elle l’en- Les sunnites libanais se rangèrent été conquises sur les Turcs par les ar- tendait, l’administration des territoires donc derrière l’émir Fayçal qui négo- mées alliées et leur sort (…) ne peut confiés à son mandat. Le 3 août 1920, ciait avec la France et qui parvint à être déterminé que par les puissances Gouraud proposa à son gouvernement conclure avec Clemenceau, en janvier alliées agissant de concert » dans le la création d’un Grand Liban avec des 1920, un accord dans lequel la France cadre de la conférence de la paix. frontières élargies et la division des reconnaissait l’indépendance et l’unité Par ailleurs, les Alliés ripostèrent en territoires restants en trois États : de la Syrie, et Fayçal s’engageait à lui tenant, en avril 1920, une conférence à celui de Damas, celui d’Alep et celui des demander les conseillers et les techni- San Remo durant laquelle leur Conseil alaouites. Paris donna son accord. Le ciens dont son pays aurait besoin. Il y suprême répartit les mandats sur les 31 août, Gouraud publia l’arrêté 318 est dit, à propos du Liban, que Fayçal provinces détachées de l’Empire créant et délimitant l’État du Grand en reconnaissait l’indépendance sous ottoman. La France reçut le mandat Liban ; et le 1er septembre, ce fut la le mandat de la France et que ses fron- sur la Syrie, y compris le Liban, et la proclamation solennelle de la nais- tières seraient fixées ultérieurement Grande-Bretagne le mandat sur la Pa- sance de la nouvelle entité, du perron par la conférence de la paix. lestine et l’Irak. de la Résidence des Pins à Beyrouth. L’accord Fayçal-Clemenceau fut reje- Fayçal et son gouvernement refusèrent Les promoteurs du Grand Liban se sen- té par une faction ultranationaliste du de se plier aux décisions de San Remo. tirent comblés, mais les partisans de peuple syrien qui accusa l’émir « d’avoir La tension monta entre Damas et Paris. l’unité syrienne étaient frustrés. Ces vendu » le pays à la France. Fayçal dut Le haut-commissaire français, le géné- derniers, résidents et émigrés, soute- s’incliner et accepter les décisions du ral Gouraud, adressa à l’émir un ultima- nus par Damas et par le puissant parti Congrès syrien qui s’est réuni à Damas tum, exposant les conditions posées de l’Union syrienne fondé en Égypte en en mars 1920, a proclamé l’indépen- par son gouvernement pour éviter une 1918, allaient poursuivre, sous diffé- dance de la Grande Syrie, y compris action armée. Fayçal, conseillé par les rentes formes, la lutte contre le Grand la Palestine, choisit Fayçal comme roi, Anglais, penchait vers l’acceptation de Liban. Ainsi, dès sa création, cet État fut refusa le mandat, déclara respecter ces conditions, mais les ultras de son contesté par une partie de ses habitants.

L’ORIENT-LE JOUR 79 Le centenaire du Grand Liban février 2021 La Constitution de 1926 et le pacte de 1943

Antoine HOKAYEM Le 13 juin, il prononça un discours ban ». Cet article fut réimprimé sous à l’Université Saint-Joseph ; pour forme de brochure. Il y expliqua que La principale difficulté à laquelle se désamorcer certaines rumeurs qui si on exigeait le retour du Liban à heurta le jeune État du Grand Liban circulaient à propos des frontières ses frontières de 1918, il se jette- proclamé le 1er septembre 1920 du Liban, il affirma que ces rumeurs rait dans le giron de la France, alors fut le refus de la majorité des sun- étaient injustifiées et il ajouta : « La que la priorité était de mettre fin au nites d’y être intégrés. Cette ma- Constitution a consacré l’inaliénabili- mandat, puis il écrivit : jorité s’évertuait à entraîner dans té de toute parcelle du territoire liba- « … Nous ne voulons pas forcer une son sillage les décideurs des autres nais, je déclare que les frontières de grande partie des habitants du litto- communautés musulmanes. Elle la République libanaise sont intan- ral à se joindre malgré eux à l’unité n’y réussit que partiellement. gibles. » syrienne (…). Malgré le boycottage des premières Quelques jours plus tard, il accorda « Je ne considère pas comme une années du Grand Liban, les sunnites une interview sur le même sujet au grande catastrophe que le Liban finirent par accepter, avec beaucoup journal La Syrie de Beyrouth et il fit conserve sa configuration actuelle de réticence, leur incorporation à des déclarations semblables. aussi longtemps qu’il le désire (…) à cette entité. En 1925-1926, leurs condition qu’il adopte dès aujourd’hui représentants participèrent acti- Le tournant sunnite l’idéologie et le nationalisme arabes. vement aux travaux de la commis- Les partisans du Grand Liban se Sa séparation d’avec la Grande sion du statut organique issue du considéraient donc solidement ar- Syrie arabe est pour moi semblable à Conseil représentatif. Il est vrai que més : la Constitution votée à l’una- la séparation de la Syrie arabe de l’Irak leurs associations et groupements nimité par le Conseil représenta- arabe… » refusèrent, en janvier 1926, de ré- tif, devenu Chambre des députés, La position de Solh constituait un pondre collectivement au question- a consacré dans les articles 1 et 2 grand tournant dans l’attitude de la naire qui leur fut adressé à propos leurs revendications relatives aux communauté sunnite à l’égard du Li- de ce statut. Mais un grand nombre frontières. Y revenir paraissait quasi ban. La brèche ouverte allait s’élargir. de leurs dirigeants s’était déjà ex- impossible. Pourtant, les unionistes Cette tendance était corroborée par primé, par écrit, sur le sujet en syro-libanais poursuivirent leurs la nouvelle orientation de la politique 1925, lorsque le général Sarrail lan- pressions et continuèrent à organi- de Damas et par une prise de posi- ça les consultations individuelles. ser des rencontres, à lancer des pé- tion claire affichée par les minorités En janvier 1926, la révolte druze titions et à rédiger des articles à ce chrétiennes de Syrie. Déjà en 1933, qui se voulait indépendantiste, na- sujet. celles-ci se déclarèrent prêtes, en tionaliste et unioniste était encore En 1936, les nationalistes syriens cas de retrait de la France, à collabo- active. Les notables sunnites crai- optèrent pour la signature d’un trai- rer avec les nationalistes. Elles exi- gnaient de donner l’impression de té avec la France qui devait conduire geaient cependant que le gouverne- trahir les idéaux de cette révolte à l’indépendance. Mais pour ce ment syrien élaborât une législation en acquiesçant au projet du Grand faire, il fallait renoncer à l’idée de destinée à donner effet, en ce qui Liban et en participant à l’élabora- la Grande Syrie et reconnaître les les concernait, « aux garanties perma- tion de la Constitution de cet État. frontières du Liban. Cela sema le nentes de droit public inscrites dans la Cela n’empêcha pas leurs délé- trouble dans l’esprit des musulmans Constitution (…) ». « Quel que soit l’édi- gués de s’activer lors de la discus- libanais. Leurs notables se réunirent fice juridique qui doit être élaboré, sou- sion des articles de la Constitution en congrès, en mars 1936, à Bey- lignèrent-elles, la pierre angulaire de en mai 1926, et de voter à l’una- routh. Des divergences apparurent cet édifice ne peut être que l’existence nimité, avec leurs collègues des entre les partisans de l’unité incon- du Liban en tant qu’État indépendant, autres communautés, le texte de ditionnelle avec la Syrie et un nou- destiné à constituer pour les minorités cette Constitution. Il est vrai qu’ils veau courant qui donnait la priorité d’Orient un foyer, un centre de rayonne- avaient, au préalable, contesté les à la question de la souveraineté et ment et éventuellement un refuge. » articles relatifs à l’indépendance, au de l’indépendance, quitte à laisser drapeau et à l’inviolabilité des fron- à plus tard celle de l’unité. Les dé- Le pacte de 1943 tières (art. 1 à 5). fenseurs de ce courant, Kazim Solh, Par ailleurs, dans le traité franco-sy- Le vote à l’unanimité de la Consti- Adel Osseirane et Chafic Lutfi, furent rien signé à Paris le 8 septembre tution consolida l’entité libanaise. empêchés de présenter leurs argu- 1936, Damas obtenait l’annexion des Le premier président de la Répu- ments. Ils eurent recours à la presse États des alaouites et du Djebel druze blique, Charles Debbas, se mon- pour le faire. Solh fit alors paraître qui, lors de la création de l’État de Sy- tra très ferme sur les questions de un long article intitulé « Le problème rie le 1er janvier 1925, avaient refusé l’indépendance et des frontières. de l’union et de la séparation au Li- d’intégrer l’unité. 80 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

Mais le traité franco-syrien ne fit aucune allusion à la zone côtière, ni à la Békaa, ce qui fut interprété comme un renoncement définitif de Damas à ces territoires. De son côté, le Liban signa avec la France, le 13 novembre 1936, un traité qui préservait l’intégrité de son terri- toire. La France ne ratifia pas ces deux traités. La cession à la Tur- quie, en juin 1939, du sandjak d’Alexandrette acheva de la dis- créditer aux yeux des Syriens. La défaite militaire qu’elle subit en 1940 ne contribua pas à hausser son prestige aux yeux des peuples qu’elle gouvernait. Malgré la pro- messe d’indépendance proclamée par Catroux, au nom du général de Gaulle en juin 1941, la majorité des populations du Liban et de la Syrie était convaincue que le rôle de la France au Proche-Orient était ter- miné et qu’il valait mieux organiser l’avenir sans elle. Toutes ces données ont convaincu les décideurs sunnites libanais de modifier leur stratégie et d’accepter l’intégration de leur communauté dans l’État libanais. Mais ils im- posèrent leurs conditions dont la principale était le rejet du mandat français. Anglais et Américains, ayant des rapports tendus avec le chef de la France libre, le général de Gaulle, les encouragèrent à suivre cette voie. C’est dans cette atmos- phère régionale et internationale Une correspondance du général Gouraud, datée du 5 septembre 1921, informant le département français des Affaires étrangères de la non-participation des musulmans à la première célébration de la proclamation qu’est né le pacte islamo-chré- du Grand Liban. tien de 1943, dit pacte national, parrainé par Béchara el-Khoury, des deux volontés chrétienne dimensions : il était égale- du côté chrétien, et par Riad Solh, et musulmane, a dû s’incliner et ment un pacte islamo-chrétien du côté musulman. Voici comment reconnaître l’indépendance du Li- moyen-oriental, conclu sous el-Khoury définit la formule dont il ban. Les structures de l’État durent le parrainage des puissances était l’un des promoteurs : subir une mutation profonde alliées. Les garanties qu’il offrait « Le pacte, écrivit-il, n’est autre pour pouvoir conférer à l’élément aux minorités chrétiennes de chose qu’une entente entre les deux musulman la quote-part qui lui la région, en attribuant à leurs éléments dont se compose la popu- revenait dans la direction de la res coreligionnaires libanais la ma- lation de la patrie libanaise, en vue publica. jorité des sièges de la Chambre de fondre leurs différentes tendances Avec le pacte de 1943, les commu- (5 députés musulmans pour 6 dans une idéologie commune : indé- nautés musulmanes libanaises députés chrétiens), ainsi que pendance complète et achevée du menaient, avec les communau- la présidence de la République, Liban sans recourir à la protection de tés chrétiennes, une expérience avec ses larges attributions, l’Occident ni à l’union ou à la fédéra- unique en son genre, dans tous relevaient d’un consensus tion avec les pays d’Orient. » les pays du Proche-Orient. Cette arabe régional, d’un consensus Ce pacte consolida l’entité liba- expérience, au moment où elle fut international et d’un consensus naise et lui conféra, grâce au rallie- tentée, jouissait d’un appui arabe de ces minorités elles-mêmes. ment de l’élément musulman, une et international incontestable. C’est ainsi que l’entité libanaise légitimité interne totale et facilita Le pacte ne fut pas uniquement fut consolidée, mais malheu- le dénouement de la crise avec la un accord intercommunau- reusement, ce ne fut que pour France qui, devant la rencontre taire libanais, il avait d’autres un temps.

L’ORIENT-LE JOUR 81 Le centenaire du Grand Liban février 2021 L’entité à l’épreuve : les crises libanaises de 1958, 1969 et 1975

Les événements de 1958 auront été marqués par le débarquement des marines américains à Beyrouth.

Antoine HOKAYEM terre. Devant le refus du président, que le pacte de 1943 n’existait plus Abdallah Yafi, le Premier ministre, et que l’heure de l’unité avait sonné. Le pacte national de 1943 a été un et Saëb Salam, ministre d’État, pré- Encouragés par la RAU, ils déclen- compromis fragile et comportait en sentèrent leur démission. Sami Solh chèrent un mouvement insurrection- lui-même les germes des conflits que remplaça Yafi, et le portefeuille des nel qui ne tarda pas à prendre une le Liban a connus par la suite. L’équi- Affaires étrangères fut confié à tournure confessionnelle. La chute libre subtil qu’il a voulu instituer, sur Charles Malek, connu pour ses sym- de la dynastie hachémite d’Irak, le plan intérieur entre les commu- pathies pour l’Occident. Une épreuve opposée à Nasser, et la menace d’une nautés, et sur le plan extérieur entre de force entre le président et ses dé- emprise de l’Union soviétique au tracteurs se profilait déjà. Moyen-Orient décidèrent les États- l’Occident et le monde arabe, consti- Pour se prémunir contre la vague de Unis à répondre à une demande tuait une arme à double tranchant. nassérisme qui envahissait les mi- formulée par Chamoun et à faire dé- Chacune des grandes communautés lieux musulmans du Liban, Chamoun barquer leurs marines à Beyrouth. du pays pouvait prétendre, si ses in- adhéra, en mars 1957, à la doc- La crise intérieure fut surmontée térêts se trouvaient menacés, que trine Eisenhower. Aux élections de avec l’élection du général Fouad Ché- cet équilibre n’était pas respecté et 1957, ses partisans remportèrent la hab à la présidence de la République. que, par conséquent, le pacte était victoire. L’opposition l’accusa d’avoir Celui-ci opta pour une politique de rompu. truqué les élections dans le but de conciliation nationale selon la devise Quand, en 1956, éclata l’affaire de renouveler son mandat. « ni vainqueur ni vaincu ». Suez, plusieurs responsables mu- Le 22 février 1958 fut proclamée la La crise de 1958 a été le premier test sulmans pressèrent le président naissance de la République arabe auquel fut soumis le pacte national. Camille Chamoun, au nom de la soli- unie formée de la fusion de l’Égypte Elle mit en évidence sa vulnérabilité darité arabe, de rompre les relations et de la Syrie. La plupart des diri- et montra que l’adhésion des leaders du Liban avec la France et l’Angle- geants musulmans considéraient musulmans au « libanisme » n’était 82 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban pas absolue et que leur préférence niens. Le président du Conseil Saëb de ses compatriotes de religion diffé- allait toujours à l’arabisme. Salam exigea la destitution du com- rente. Nous citons, à ce propos, des Grâce au soutien international et à mandant de l’armée, ce que Frangié passages d’un article écrit en 1977 celui de l’armée libanaise, Chéhab a refusa. Salam démissionna et le pays par l’ex-président Charles Hélou : pu atténuer les antagonismes. Mais restera sans gouvernement jusqu’au « La nation, la patrie, écrivit-il, nous la politique de réformes qu’il mit en 25 juillet. Par ailleurs, à la suite d’un sont également chères à tous. Mais œuvre et le dosage confessionnel incident survenu à l’aéroport de Bey- nous savons hélas qu’elles ne peuvent scrupuleux qu’il appliqua dans la ré- routh entre deux Palestiniens et les pas avoir pour tous la même significa- partition du pouvoir ne constituèrent services de sécurité, les accrochages tion, la même étendue. Elles sont, pour qu’un traitement palliatif. Durant les entre l’armée et les organisations la moitié d’entre nous, chargées d’un mandats de ses successeurs, les palestiniennes se généralisèrent. sens religieux qui les étend bien au-delà présidents Charles Hélou et Sleiman Entre-temps, les dirigeants sunnites de nos frontières. Frangié, les difficultés réapparurent. élargirent l’éventail de leurs revendi- « Nous contemplons le même territoire, Elles provenaient cette fois de la pré- cations. Ils réclamaient, entre autres, les mêmes horizons, avec des regards sence armée palestinienne. le chômage le vendredi et la limita- différents, des cœurs différents… » tion des attributions du président de Ce regard porté par la moitié de la Le problème de la présence palestinienne la République. population au-delà des frontières Après la guerre israélo-arabe de Le conflit de 1973 prit fin à la suite a fortement lié la dimension inté- 1967, les réfugiés palestiniens pro- d’un nouvel accord, celui de Melkart, rieure du conflit libanais à sa dimen- voquèrent des troubles dans la plu- entre l’armée et les organisations sion régionale. Celle-ci a même fini part des pays qui les accueillaient. palestiniennes. Cet accord confir- par l’emporter et a entraîné dans sa Mais les gouvernements de ces pays, ma celui du Caire et fit de nouvelles dynamique tous les acteurs libanais, à l’exception de celui du Liban, ont concessions aux Palestiniens. à tel point que ces derniers ont vite réussi à maîtriser la situation. perdu toute emprise sur les événe- Les sunnites du Liban, soutenus par Une conception divergente ments et ont dû se plier, de gré ou de la quasi-totalité des gouvernements de la souveraineté force, à des volontés extérieures. arabes, exigeaient que leur pays de- Jusqu’au printemps 1975, date du meurât le principal sanctuaire de déclenchement de la guerre du Liban, Les ingérences régionales la Résistance palestinienne et que la tension dans les rapports inter- Le rôle capital joué par les réfugiés celle-ci pût y jouir d’une liberté d’ac- communautaires subsista. Elle était palestiniens dans le conflit libanais tion. Tirant profit de la précarité de la aggravée par des agitations sociales, n’a pas besoin d’être démontré. Ces situation, Israël mena en 1968 et en mais les vraies difficultés prove- réfugiés ont utilisé l’énorme capital 1973 une opération de commando naient de la présence armée pales- de sympathie dont ils disposaient à Beyrouth contre des cibles pales- tinienne au Liban et de la couverture dans le monde pour discréditer le Li- tiniennes, provoquant à chaque fois que leur assuraient certains diri- ban, le seul pays d’accueil où ils jouis- une crise interne. geants du pays et certains gouver- saient d’une liberté absolue et où, En 1969, au cours de manifestations nements arabes. Cette guerre avait depuis l’accord du Caire, leurs camps propalestiniennes à Saïda et à Bey- trois dimensions, internationale, ré- formaient de petits États dans l’État. routh, des heurts sanglants avec les gionale et interne. La dernière est in- Cherchaient-ils à renverser le régime forces de l’ordre firent une vingtaine contestablement la plus importante. et à s’implanter par la force dans le de morts. La crise gouvernemen- Certains ont attribué les causes de pays du Cèdre ? Certains indices et tale que cela occasionna aboutit à cette grande explosion aux conflits témoignages accréditeraient cette l’accord du Caire du 3 novembre sociaux, d’autres à un antagonisme thèse. Le dirigeant palestinien Zuhair 1969. Celui-ci reconnaissait l’extra- entre chrétiens et musulmans dû à Mohsen l’a reconnu en 1977. Inter- territorialité des camps palestiniens une conception divergente de l’iden- rogé sur les motifs qui ont poussé et autorisait les organisations ar- tité et de la souveraineté nationale : les Palestiniens à s’engager, avec mées palestiniennes à opérer contre d’un côté, une majorité de chrétiens, autant d’acharnement, dans le conflit Israël à partir d’une zone frontalière attachée à un Liban libanais se cram- libanais, il répondit : « Certains milieux du Sud-Liban. ponnant à la Constitution de 1926 arabes et certains milieux internatio- Les événements de 1969 ont fail- et au pacte de 1943, refusait de re- naux ont vanté aux yeux de la Résis- li, encore une fois, saper les fonde- mettre en question les larges pré- tance palestinienne la prise du pouvoir ments de l’édifice libanais. L’accord rogatives du président de la Répu- au Liban. Ils ont dit aux dirigeants pa- du Caire constituait une grave at- blique ; d’un autre côté, une majorité lestiniens qui ont poursuivi la guerre : teinte à la souveraineté du pays et de musulmans, se considérant lésée si vous gouvernez le Liban, vous aurez pavait la voie à toute sorte d’abus. par le régime, réclamait une parti- la possibilité d’un troc contre la Cisjor- Sleiman Frangié succéda à Charles cipation effective à la gestion des danie. » C’est probablement par un Hélou, en 1970, à la présidence de la affaires de l’État, voire même une tel mirage qu’on pourrait expliquer République. Dans la nuit du 9 au 10 prise pure et simple du pouvoir en la ruée des Palestiniens vers le Li- avril 1973, un commando israélien écartant les chrétiens, tirant le Li- ban. Durant les premières années du lança une attaque, en plein cœur de ban vers les pays voisins, donnant la conflit, ils ont quitté les pays voisins Beyrouth, faisant une vingtaine de priorité à la solidarité avec ses core- par dizaines de milliers pour se fixer morts dont trois dirigeants palesti- ligionnaires de ces pays au détriment illégalement au Liban.

L’ORIENT-LE JOUR 83 Le centenaire du Grand Liban février 2021

Les conflits internes ont été très souvent le refllet de bras de fer entre puissances régionales. Photo d’archives L’OLJ Parmi les puissances régionales im- puyés sur leurs coreligionnaires du cienne répartition du pouvoir au pliquées dans la guerre du Liban, la Liban, les chiites duodécimains, pour sein de l’exécutif. Ils dessaisissent le Syrie venait en tête. Il est vrai que être présents à la frontière de la Pa- président de la République du pou- les deux pays étaient liés par de so- lestine et avoir leur mot à dire à pro- voir exécutif au profit du Conseil des lides liens historiques, mais les deux pos du conflit israélo-palestinien ; ministres et de son président. Le entités ont évolué différemment. Les à cela s’ajoutait la volonté de leurs président de la République, y lit-on, Syriens récusaient cette différence, dirigeants d’exporter la révolution « est le chef de l’État et le symbole et quand ils la reconnaissaient, ils la khomeyniste. de l’État et de son unité ; il veille au considéraient comme une déviation respect de la Constitution… ». Il pré- due à l’influence pernicieuse de l’Oc- Le document de Taëf side le Conseil des ministres quand cident. Pour eux, Libanais et Syriens La guerre du Liban prit fin avec il y assiste, mais ne vote pas. Il pré- formaient un seul peuple. Le Liban, l’accord de Taëf, dit « document d’en- side le Haut Conseil de défense, mais partie de la Syrie détachée en 1920, tente nationale », signé le 22 octobre celui-ci est soumis à l’autorité du devrait par conséquent réintégrer 1989 par la majorité des députés li- Conseil des ministres ; il négocie les l’unité. banais. Il fut signé à un moment où traités d’ordre international, mais S’appuyant sur cette logique et sur la crise libanaise atteignait son pa- ceux-ci ne sont ratifiés qu’après l’ac- l’idéologie panarabe du Baas, l’action roxysme avec l’existence de deux gou- cord du Conseil des ministres… Au- de Damas au Liban était présentée vernements, l’un dirigé par le général trement dit, le président préside mais non comme une ingérence dans un Michel Aoun, l’autre par Salim Hoss. ne gouverne pas. pays voisin affaibli par des divisions Cet accord a insisté sur l’arabité du Quant au président du Conseil, il est intestines, mais comme une assis- Liban, en soulignant qu’il « est arabe le chef du gouvernement et respon- tance offerte par « un frère sain à un d’appartenance et d’identité », sur la sable de l’exécution de la politique frère malade », et comme un devoir coexistence entre les communautés générale arrêtée par celui-ci. Sa no- national qui, à la suite de la « capi- et sur la modification de la réparti- mination est le résultat de consulta- tulation » de l’Égypte à Camp David, tion des pouvoirs de l’État entre les tions parlementaires menées par le incomberait à la Syrie seule, principal trois présidences (de la République, président de la République. défenseur de la cause arabe face à du gouvernement et de la Chambre), Mais le vrai organe de décision au l’« impérialisme » et au « sionisme ». attribuées toujours aux trois grandes sein de l’exécutif est le Conseil des D’autres pays de la région se sont communautés du pays, la maronite, ministres qui exerce ses compé- ingérés dans le conflit libanais, en la sunnite et la chiite. C’est pourquoi tences en tant qu’organe collégial. particulier la Libye et l’Iran, et d’une l’accord fut présenté comme un nou- L’accord de Taëf introduit également manière plus discrète, la Jordanie et veau pacte national. Les réformes des changements au niveau du légis- l’Arabie saoudite. L’intervention de qu’il préconisait exigeaient des amen- latif : les sièges de la Chambre sont Kadhafi, outre son volet nationa- dements constitutionnels qui furent partagés par moitié entre chrétiens liste, présentait un volet religieux ; adoptés par la Chambre en août 1990 et musulmans ; le mandat du pré- le président libyen considérait en et promulgués par le président de la sident de la Chambre est étendu à effet la guerre du Liban comme une République le 21 septembre. quatre ans au lieu de deux. L’accord lutte entre chrétiens et musulmans. L’accord de Taëf et les amendements stipule l’abolition du confessionna- Quant aux Iraniens, ils se sont ap- constitutionnels bouleversent l’an- lisme politique par étapes, et une fois

84 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban cela réalisé, la création d’un sénat lièrement touché à cause des armes la devise « priorité au Liban ». confessionnel qui préserverait les que possède le Hezbollah, allié de Ce qui préoccupe davantage, ce sont droits des communautés. l’Iran, qui a réussi, il est vrai, à obliger les objectifs peu clairs poursuivis par L’accord de Taëf légalise la présence Israël à se retirer du Sud-Liban. Il faut le Hezbollah : cherche-t-il seulement syrienne au Liban et qualifie les re- lui en savoir gré, mais il s’est engagé, à combattre Israël et à libérer la Pa- lations libano-syriennes de « frater- sans consensus national, dans cer- lestine ? A-t-il renoncé à son projet nelles » et de « privilégiées » ; il invite tains conflits interarabes, sans tenir d’origine qui consistait à transfor- les deux gouvernements à les conso- compte des répercussions de cet en- mer le Liban en un État islamique ? lider par des accords dans tous les gagement sur le Liban. On entend depuis quelques mois des domaines. En réponse à cette recom- Ce rapide survol des cent années déclarations de responsables chiites, mandation, un « traité de fraternité, d’existence du Grand Liban nous laisse civils et religieux, qui affirment que de coopération et de coordination » perplexes et inquiets pour l’avenir. Ce le régime libanais est désuet, que le est signé à Damas le 22 mai 1991 pays, que ses promoteurs ont voulu pacte de 1943 est mort, que l’accord entre le Liban et la Syrie. multiconfessionnel et égalitaire, lieu de Taëf est tombé, qu’il faut abolir le Ce traité et l’accord de Taëf ont consa- de refuge pour tous les persécutés confessionnalisme politique, établir cré l’emprise syrienne sur le Liban. du Moyen-Orient, lieu de rencontre un nouveau régime, modifier la loi Cela a duré jusqu’en 2005, année de des religions et des cultures, paraît, électorale et faire du Liban une seule l’assassinat du président Rafic Hariri, à l’heure actuelle, aller à la dérive, circonscription électorale ; ce qui si- de la résolution 1559 et du retrait des sans avoir assez d’énergie pour se gnifie, en pratique, le passage à la dé- troupes syriennes du Liban au mois reprendre. Il est vrai que dès sa créa- mocratie du nombre. d’avril. Mais avant de se retirer, les Sy- tion, en 1920, il était contesté par une Si cela a lieu, cette voie conduira iné- riens ont réussi à renforcer leurs alliés partie de ses habitants qui œuvrait vitablement à la marginalisation de au Liban, les deux partis chiites Amal pour l’unité de la Grande Syrie. Cette toutes les minorités dans la vie po- et Hezbollah. force centrifuge a fini par être conte- litique nationale, parce qu’elles ne Après cette date eut lieu, en 2006, nue par les forces centripètes dans le pourront plus choisir librement leurs la guerre israélienne contre le Liban, cadre du pacte de 1943. Mais elle re- représentants au Parlement, ce qui ce qui a généré des malheurs et des surgissait à chaque occasion propice, va à l’encontre de l’objectif primordial destructions ; et depuis, les crises po- comme ce fut le cas en 1958, en 1969 pour lequel ont œuvré les pères fon- litiques intérieures se succèdent au et en 1975. Cependant, malgré la re- dateurs du Grand Liban en 1920, ob- Liban ; elles sont aggravées par l’an- crudescence de l’attitude de certains jectif dont la pierre angulaire consis- tagonisme entre sunnites et chiites groupes qui ont viré à l’intégrisme, tait à assurer à ces minorités une qui affectent plusieurs pays de la ré- une partie des dirigeants sunnites li- liberté absolue et une égalité parfaite gion. Mais le Liban se trouve particu- banais a adopté ces dernières années avec les autres communautés.

La route du Musée menant à Barbir a été durant les années de guerre la principale voie de passage entre les deux secteurs de Beyrouth. Photo d’archives L’OLJ

L’ORIENT-LE JOUR 85 Le centenaire du Grand Liban février 2021 I – La configuration géographique, fondement de la « personnalité » spécifique libanaise

La célébration en 2020 du centenaire de la proclamation, ou de la reformation, du Grand Liban est passée inaperçue du fait de la crise existentielle que traverse le pays et de la pandémie due au coronavirus. « L’Orient-Le Jour » a tenu malgré tout à marquer l’événement en publiant une série de sept articles consacrés à ce centenaire, partant du constat que nombre de Libanais, surtout parmi la génération montante, sont peu ou mal informés des circonstances historiques et des multiples conditions objectives qui ont conduit, d’abord, à une lente émergence à travers les siècles d’une spécificité psychosociale ou d’une « personnalité » libanaise (indépendamment du cadre géographique) et, ensuite, à la naissance du Grand Liban dans sa forme actuelle. Nous reproduisons ces sept articles qui adoptent une approche didactique pour effectuer un survol de cette longue histoire tumultueuse et retracer les événements et dates charnières ayant conduit à la proclamation de 1920, la phase qui a suivi, durant ces cent ans, étant exposée par l’historien Antoine Hokayem dans le cadre de ce Spécial. Chaque article aborde un angle précis, un thème ou une étape de l’histoire ancienne du pays du Cèdre avec, en clôture, un éclairage sur le communautarisme et le système confessionnel. M.T. *Les sept articles ont paru dans les éditions de L’Orient-Le Jour datées des 6 avril, 4 et 18 mai, 1er, 15 et 29 juin, et 13 juillet 2020.

Michel TOUMA mées le long du littoral et adossées dans sa forme actuelle, des autres à la chaîne de hautes montagnes du pays de la région. Les principaux ouvrages acadé- Mont-Liban, lequel s’étend sur toute miques de référence et la plupart la longueur du pays, sur près de 200 Géographie et histoire des historiens de renommée qui kilomètres environ. C’est cette configuration géogra- ont planché sur l’évolution de ce Le lien de cause à effet entre le re- phique qui a contribué dans une large qui constitue aujourd’hui le Proche- lief géographique du Liban et le pro- mesure à forger ce qu’Henry Laurens Orient s’accordent à relever que le fil sociologique des populations qui a appelé (dans un spécial de la revue Liban, en tant qu’entité politique et l’habitaient a été mis en évidence par Historia de décembre 2016) « la per- administrative dans ses limites géo- le grand historien Arnold Toynbee sonnalité spécifique libanaise », la- graphiques actuelles, n’a commencé qui a souligné, lors d’une conférence quelle s’est formée, précise-t-il, « à à émerger et à prendre forme qu’au donnée à Beyrouth en mai 1957 au travers la longue durée historique » XVIe siècle, au début de l’époque ot- Cénacle libanais (forum lancé par Mi- et qui est « évidemment liée à la géo- tomane. Cela n’a pas empêché ce- chel Asmar en 1946), que « les traits graphie physique ». Concrètement, les pendant une lente émergence au fil physiques (géographiques) du Liban hautes montagnes permettent l’atta- des siècles d’une certaine « person- sont à la base de ses fortunes hu- chement ancestral des Libanais à la nalité » libanaise qui s’appuyait, dans maines ». Toynbee avait relevé que liberté et le littoral assure l’ouverture un cadre général, sur la spécificité ces attributs physiques (mer, mon- sur le monde, notamment occidental. géographique qui distingue le Liban tagnes, forêts) sont certes communs L’impact de la géographie sur l’his- des autres régions de cette partie à d’autres côtes de la Méditerranée, toire d’un peuple a été longuement du monde. Cette spécificité géogra- comme en Grèce, en Italie ou en Ca- exposé par l’historien libanais de re- phique est représentée principale- talogne, mais dans notre cas précis nom Jawad Boulos dans ses œuvres, ment par la présence de cités parse- ils distinguent bel et bien le Liban, notamment l’ouvrage en cinq tomes

86 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

Les ports le long du littoral libanais ont symbolisé la volonté d’ouverture sur le monde, l’un des traits de la « personnalité » libanaise. Joseph Eid/AFP Les peuples et les civilisations du le souligne Edmond Rabbath qui qua- et l’Anti-Liban) faisant barrière et Proche-Orient. Lors d’une conférence lifie sur ce plan la montagne libanaise permettant ainsi aux populations de donnée au Cénacle en novembre de « digue puissante contre laquelle résister aux déferlements de forces 1955, Jawad Boulos devait noter que se brisèrent les invasions » diverses. étrangères. le Liban « constitue une individuali- La Vallée sainte de la Qadicha et les Jawad Boulos a parfaitement té géographique réelle ». Il relevait à crêtes de Bécharré sont, entre autres, formulé en ces termes cette causali- cet égard que « le rôle, la mission et le un exemple significatif de ce rôle de té entre géographie et histoire, dans caractère particulier du Liban sont les refuge face aux invasions étrangères le cas spécifique du Liban : « C’est à effets de sa situation et de sa configu- qu’ont joué les hautes montagnes. son individualité géographique bien ration géographique ». caractérisée que le Liban doit ce qu’il De fait, les hautes montagnes qui Une constante historique est et ce qu’il a toujours été. La mon- longent parallèlement, à pic, le litto- L’attachement à la liberté et à l’in- tagne, qui le protège, a développé ral ont constitué une sorte de barrière dépendance ainsi que l’ouverture chez ses habitants l’attachement à géographique qui a permis aux popu- sur le monde constituent l’une des l’indépendance et le besoin de liberté. lations du territoire libanais de pré- constantes historiques qui ont de L’activité maritime a favorisé le déve- server, autant que faire se peut, une tout temps caractérisé la person- loppement d’un esprit libéral, ouvert certaine liberté et une autonomie, ou nalité libanaise au fil des siècles et et accueillant. La combinaison de ces tout au moins de résister farouche- jusqu’à nos jours. Il s’agit là, certes, facteurs a façonné le caractère origi- ment aux armées d’occupation. d’un penchant naturel que tout nal des Libanais et commandé le rôle L’on retrouve même l’impact de ce peuple dans le monde manifeste à historique du Liban. » facteur géographique à l’époque des travers son histoire, mais ce qui ca- Mais ce rôle historique du Liban et Phéniciens, les cités phéniciennes ractérise la spécificité libanaise sur l’émergence du pays du Cèdre en présentes sur le littoral ayant réussi ce plan, en comparaison avec cette tant qu’entité politique et adminis- à préserver leur autonomie en profi- partie du monde que constitue le trative plus ou moins autonome, tant du fait que la montagne à laquelle Moyen-Orient, c’est qu’elle puise dans sa forme actuelle, n’apparaîtront elles étaient adossées constituait un sa source dans ce relief particulier qu’avec l’émirat de la montagne, au rempart entre elles et les vagues d’oc- du pays : un littoral offrant une ou- XVIe siècle, sous la forte impulsion de cupants venant de ce qui constitue verture sur le monde et une double l’émir Fakhreddine II, puis, plus tard, aujourd’hui l’hinterland arabe, comme chaîne de montagnes (le Mont-Liban de l’émir Bachir Chéhab…

L’ORIENT-LE JOUR 87 Le centenaire du Grand Liban février 2021 II – Lorsque l’entité libanaise prend forme au XVIIe siècle avec Fakhreddine II...

Deir el-Qamar, capitale de Fakhreddine II. Photo tirée de la page Facebook de Deir el-Qamar M.T. le territoire du Liban contemporain taille de Marj Dabek (au nord d’Alep) regroupait des cités-États plus ou en août 1516. Le Mont-Liban sera C’est à la fin du XVIe siècle et au dé- moins autonomes. Cela n’a pas em- alors marqué par le long règne des but du XVIIe siècle, sous l’ère de l’Em- pêché toutefois une lente émergence émirats. Le pouvoir ottoman confiera pire ottoman – qui durera quatre d’une « personnalité libanaise », à des féodaux locaux la gestion des siècles, jusqu’à la fin de la Première conséquence d’un relief géographique affaires quotidiennes, mais c’est avec Guerre mondiale –, que commence à représentant une particularité propre Fakhreddine II que le Liban dans sa émerger, grâce à la fougue de l’émir au Liban dans cette partie du monde. forme actuelle, ou presque, apparaîtra Fakhreddine II, une entité libanaise Le littoral a permis l’ouverture sur en tant qu’entité sur la scène régio- relativement autonome sur le double le monde occidental tandis que les nale. plan administratif et politique, qui cor- hautes montagnes, refuge et rem- respond approximativement au Grand part face aux occupations étrangères, Des qualités d’homme d’État Liban dans sa forme actuelle. Avant expliquent l’attachement viscéral à la Fakhreddine est issu du clan druze des cette étape charnière, le territoire du liberté. Maan qui étaient maîtres du Chouf. pays du Cèdre faisait partie de vastes Au plan géopolitique, le point d’in- Lorsque son père Korkmaz Ier dé- ensembles politiques qui variaient, au flexion ayant enclenché le processus cède (en 1585), il n’a que 13 ans. Il est fil des siècles, en fonction de l’appari- d’apparition d’une entité libanaise alors accueilli et pris en charge par les tion ou du déclin des empires du mo- reconnue comme telle sera la victoire cheikhs maronites du Kesrouan, les ment. remportée par les Ottomans contre Khazen. Lorsqu’il atteint la majorité, il À l’époque de la Phénicie antique, les Mamelouks d’Égypte lors de la ba- prend la tête de l’émirat du Chouf, en

88 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban

1590, tout en acceptant d’être sous cite pas outre mesure l’inquiétude du son fief du Chouf, et en prenant comme l’autorité du pouvoir ottoman. pouvoir central ottoman qui la perçoit conseillers des ingénieurs, des experts Peu à peu, l’émir Maan étend, à partir même d’un bon œil dans la mesure et des missionnaires européens. Pa- du Chouf, son pouvoir aux territoires où elle permet de mettre au pas et rallèlement, il développera les relations qui constitueront le Liban actuel. Il de calmer les ardeurs des chefs de avec l’Europe et établira des relations consolide d’abord son autorité sur la clan trublions qui agacent par leurs avec les chevaliers de Malte. côte (ce qui lui permet de tisser des frondes épisodiques la Porte, laquelle Mais Fakhreddine ne tardera pas à relations avec l’Occident) ainsi que sur est suffisamment préoccupée par des reprendre sa politique expansionniste Beyrouth et Saïda, qui avaient été oc- problèmes régionaux bien plus straté- en consolidant sa domination sur la cupées par son père Korkmaz. Durant giques, notamment avec la Perse et la Galilée et une partie de la Syrie. Pa- la première décennie du XVIIe siècle, Hongrie. Sans compter que l’émir liba- rallèlement, il autorise Florence, sans il prend le contrôle de la Békaa, puis nais reconnaît sur le plan du principe consulter la Porte, à ouvrir un consu- du Liban-Sud, de Tripoli (1606) et de la l’autorité du pouvoir central ottoman lat à Saïda, un acte qui sera considéré région du Kesrouan (1607). auquel il verse de surcroît – et c’est là par le pouvoir ottoman comme une Très vite, Fakhreddine II montrera qu’il le facteur le plus important – l’impôt atteinte à sa souveraineté. Le sultan est doté des qualités d’un véritable qu’il doit assumer. Mais c’est lorsqu’il Murad IV décide alors d’en finir avec homme d’État du fait de sa gestion du voudra étendre son influence en de- l’émir maanite et fait envahir la Mon- territoire libanais et des relations qu’il hors du territoire du Grand Liban que tagne en 1635. Fakhreddine capitule. réussira à entretenir avec le monde le pouvoir ottoman se méfiera de lui. Il est déporté à Istanbul où il sera exé- extérieur, notamment avec l’Occident. cuté la même année. Ces deux volets – gestion de la chose L’expansionnisme et les liens Fakhreddine aura régné ainsi un peu publique dans une optique de déve- avec la Toscane moins d’un demi-siècle (1590-1635) loppement et rapports étroits avec Après avoir assis son autorité sur le terri- au cours duquel il a œuvré à édifier un l’Occident – constitueront ainsi les toire qui deviendra le Liban contemporain État libanais (relativement) indépen- premières esquisses historiques des de 1920, Fakreddine II se lance dans une dant, d’une part, et à unifier politique- fondements sur lesquels sera édifié politique expansionniste qui l’amènera à ment sous son autorité les territoires de plus de trois siècles plus tard le Liban étendre son contrôle à certaines portions la Grande Syrie, d’autre part. C’est cette contemporain. du territoire palestinien, notamment à dernière ambition qui causera sa perte. Safad, Banias et l’est du Jourdain. Paral- À Fakhreddine II succédera au pouvoir Politique de développement lèlement, il établit des rapports étroits son petit-neveu, Ahmad, le dernier Fakhreddine II mettra sur pied une ar- avec la Toscane, plus particulièrement des émirs maanites. Commence alors mée transcommunautaire bien équipée avec la famille des Médicis. Il conclut en une longue période de déclin politique de près de 100 000 hommes. Il réussira 1608 avec Ferdinand Ier de Médicis un et de luttes intestines entre les chefs à entretenir des relations cordiales avec accord commercial qui comporte des féodaux. La mort de l’émir Ahmad, en les chefs des clans locaux et avec les clauses militaires secrètes. 1697, marque pratiquement la fin du leaders spirituels des principales com- La politique expansionniste de l’émir, règne des Maan. L’année suivante, munautés. Son règne sera marqué par au-delà du territoire du Grand Liban, l’assemblée des notables élit l’émir une paix civile, à l’ombre notamment ainsi que son ouverture sur l’Occident Haïdar Chéhab à la tête de l’émirat, des clans « joumblatti » et « yazba- et la conclusion d’accords avec la Tos- ce qui donne le coup d’envoi du règne ki » (dont font partie aujourd’hui, entre cane finiront par provoquer la suspicion des émirs Chéhab. autres, les Arslane) qui divisent la Mon- du pouvoir ottoman et la colère des tagne. Il réalisera en outre des projets chefs de clan locaux qui voient dans de développement d’intérêt commun, cette politique une menace pour leurs notamment au niveau de l’agriculture privilèges et leur influence locale. Une (développement de la viticulture et de puissante armée ottomane, soutenue la production de la soie), parallèlement par des chefs féodaux locaux lésés par aux efforts de reboisement et à l’amé- la poigne de Fakhreddine, envahit alors lioration du réseau routier. la Montagne. Fakhreddine est contraint Comme pour confirmer son ouver- de s’exiler, en 1613, à Florence, chez les ture d’esprit, il confiera la gestion des Médicis, après avoir confié le pouvoir à affaires financières de l’émirat à des son fils aîné. experts juifs. Durant son règne, les Au terme de cinq ans d’exil, Fakhreddine capucins ouvriront en outre une école II retourne en 1618 au Liban après avoir à Beyrouth (en 1628) ainsi qu’une im- obtenu l’aval de l’autorité ottomane, primerie qui produira des ouvrages en trop préoccupée par la guerre contre la arabe, en persan et en syriaque. La Perse. L’émir libanais relance alors ses trame socio-culturelle de ce que sera projets de développement socio-éco- le Liban du XXe siècle se profile ainsi à nomique à grande échelle, il encourage l’horizon. les cultivateurs chrétiens à s’installer L’extension de l’autorité de Fakhred- au Chouf et s’engage dans une poli- dine II aux territoires équivalents, en tique de libéralisme en favorisant l’édi- Un timbre émis en 1968 à l’effigie de l’émir gros, au Grand Liban actuel, ne sus- fication d’églises et de couvents dans Fakhreddine II.

L’ORIENT-LE JOUR 89 Le centenaire du Grand Liban février 2021 III – Le règne des Chéhab et la fin de l’émirat de la Montagne M.T. de l’entité libanaise et à assurer la plupart du temps un climat de sta- Nombre d’historiens de renom s’ac- bilité et de prospérité, de sorte que cordent à relever que le relief géo- le Mont-Liban sera à cette époque graphique du Liban – ses hautes une terre d’accueil et de refuge pour montagnes et son littoral ouvert de nombreuses familles chrétiennes sur le monde, notamment le monde de Syrie. Le règne des Chéhab sera occidental – a largement contribué à également marqué par une ouver- façonner, au fil des siècles, une « per- ture sur l’Europe et sur les missions sonnalité » ou une spécificité libanaise religieuses occidentales, ainsi que par (voir L’Orient-Le Jour du lundi 6 avril). un climat de concorde intercommu- Mais ce n’est qu’à la fin du XVIe siècle nautaire druzo-maronite. Du moins et au début du XVIIe siècle qu’une jusqu’aux dernières années du règne entité libanaise relativement auto- de Bachir II… L’ère de la famille prin- nome, correspondant au Liban actuel, cière des Chéhab débutera donc peu a émergé sous l’impulsion de l’émir de temps après la mort du dernier maanite Fakhreddine II. Le pouvoir émir maanite, en 1697. Les notables ottoman tolérera le projet de Fakhred- et les cheikhs de la Montagne, réunis dine d’édifier une telle entité, mais en assemblée générale dans le village lorsque l’émir entreprendra d’étendre L’émir Bachir II Chéhab, à l’origine né dans une de Soumqaniyé, près de Baakline, dé- son contrôle à certaines zones de famille musulmane, a été baptisé à Ghazir en signent alors à la tête de l’émirat de 1767. Son père, l’émir Kassem, s’était converti au la Montagne l’émir Bachir Ier Ché- la Palestine et de la Syrie, l’autorité maronistisme. ottomane lancera une opération hab, qui était le neveu par sa mère contre lui. Fakhreddine II sera arrêté et géographique (les Maan au Chouf et de l’émir Ahmad. Dans son ouvrage emmené à Istanbul où il sera exécuté les Chéhab dans la région voisine de La formation historique du Liban poli- en 1635. Wadi el-Taym) ainsi qu’à des liens de tique et constitutionnel (publications de L’exécution de Fakhreddine II a laissé mariage et une participation com- l’Université libanaise), Edmond Rab- un grand vide au niveau de l’émirat mune à certaines batailles-clés. Sans bath indique que dans le sillage de la de la Montagne, lequel représentait compter que les Maan jouaient le rôle désignation de l’émir Bachir Ier, l’émir approximativement les deux tiers du de médiateurs lorsque des conflits ou Haïdar Chéhab – qui était lui aussi le Liban actuel. La disparition de celui des luttes de pouvoir apparaissaient neveu de l’émir Ahmad – a mis en jeu qui est considéré comme le précur- au sein du clan Chéhab. Il était donc son influence auprès du pouvoir ot- seur du Grand Liban a débouché sur naturel que la succession des Maan toman pour obtenir le soutien de la une période de déclin politique, de soit assurée par les Chéhab à partir de Sublime Porte à sa volonté de succé- flottement et d’instabilité. L’emprise 1697, d’autant que les deux clans fai- der à l’émir Ahmad à la tête de l’émi- du pouvoir central ottoman sur l’émi- saient partie du camp des Qayssi (issu rat. L’émir Haïdar étant toutefois trop rat s’est par conséquent accrue et les de l’Arabie). jeune pour être aux commandes, c’est émirs maanites exerceront un pouvoir Le règne des Chéhab durera un siècle l’émir Bachir Ier qui prendra les rênes dans un émirat territorialement ré- et demi. La chute de l’émir Bachir II du pouvoir, mais en tant que régent de duit. La mort en 1697 du dernier émir en 1840, suivie deux ans plus tard de l’émir Haïdar. maanite qui gouverna l’émirat, l’émir celle de Bachir III, marquera pratique- Ahmad – neveu de Fakhreddine II –, ment la fin de l’émirat de la Montagne. La fin du clan des yéménites a marqué pratiquement la fin de la Durant cette phase de l’histoire du Ce n’est qu’en 1707 que l’émir Haïdar dynastie des Maan, du fait que l’émir Liban, les Chéhab, plus particulière- accédera au pouvoir après la mort de n’avait pas de descendant. ment Bachir II – dénommé Bachir le Bachir Ier. Quatre ans plus tard, il fera Après la mort d’Ahmad, les Chéhab Grand –, parviendront à reconstituer subir lors de la bataille de Aïn Dara succéderont aux Maan dans l’admi- progressivement, grosso modo, le une cuisante défaite au clan adverse nistration de la Montagne. Dans son Grand Liban que Fakhreddine II avait yéménite. Cette bataille marque la ouvrage Paysans et institutions féo- réussi à unifier sous son autorité. fin du camp yéménite qu’une rivalité dales chez les druzes et les maronites ancestrale opposait au clan des qaïs- du Liban du XVIIe siècle à 1914 (pu- Terre d’accueil et de refuge sites, lequel comptait dans ses rangs, blications de l’Université libanaise), Malgré la soumission au pouvoir notamment, les Maan, les Chéhab et Toufic Touma (qui fut professeur de ottoman et les nombreuses luttes in- la tribu des Tannoukh. Mais la dispa- sociologie à l’UL) évoque la solide al- testines, les émirs Chéhab réussiront, rition du clivage traditionnel dans la liance entre les Maan et les Chéhab, notamment sous Bachir II, à préser- Montagne entre les deux partis ri- due principalement à la proximité ver l’unité politique et administrative vaux des qaïssites et des yéménites

90 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban débouchera sur une nouvelle rivalité fiévreuse entre les clans druzes des joumblattis et des yazbakis. La famille Joumblatt portera, à l’évidence, l’éten- dard du clan joumblatti, alors que les yazbakis regroupaient les familles Talhouk et Abdel Malak, notamment, ainsi que, un peu plus tard, les Ars- lane. Ce clivage entre joumblattis et yazbakis dépassera le cadre druze et s’étendra même à certaines franges des chrétiens et des musulmans de la Montagne. Un tel clivage, perceptible jusqu’à au- jourd’hui, illustre à quel point certaines rivalités et allégeances partisanes et claniques actuelles remontent à très loin dans l’histoire et puisent leurs sources dans des racines sociales pro- fondément ancrées dans les réalités sociétales libanaises. En 1732, l’émir Melhem, fils de l’émir Haïdar, succède à son père. Progres- sivement, il reprend le contrôle des principaux territoires qui avaient for- La chaîne des hautes montagnes a constitué en quelque sorte à travers les siècles un rempart contre les mé l’entité libanaise du temps de envahisseurs et les occupations étrangères. Fakhreddine II, notamment la Békaa, de consolider le projet d’unification de d’inflexion dans le règne de Bachir II. la région chiite de Jabal Amel, au Li- l’entité libanaise mis en chantier par Le Liban sera alors soumis au pouvoir ban-Sud, ainsi que, plus tard en 1749, Fakhreddine II. Bachir II a réussi ainsi à de Mohammad Ali qui confiera l’admi- Beyrouth, qui deviendra le siège d’hi- imposer son autorité sur les territoires nistration du territoire de l’entité liba- ver de l’émirat, tandis que Deir el-Qa- de ce qui deviendra le Grand Liban. Il naise à son fils aîné Ibrahim Pacha. La mar restera la capitale officielle. s’emploiera à maintenir l’ordre et la politique suivie par ce dernier, visant L’émir Melhem, secoué par une crise sécurité, en dépit d’une fronde menée notamment à combattre la féodalité, de mysticisme, abdique en 1754. par les deux fils de l’émir Youssef qui et l’attitude de Bachir II, qui soutiendra Durant cette période, ses deux fils, revendiquaient la direction de l’émirat. Ibrahim Pacha dans une attaque contre Kassem et Youssef, se convertissent Bachir II avait été baptisé en 1767 les druzes du Hauran, auront pour au christianisme et adhèrent à la à Ghazir (son père, l’émir Kassem, conséquence de semer les germes communauté maronite. L’abdication s’étant lui-même converti au maroni- d’un climat de discorde entre maro- de l’émir Melhem donnera lieu à des tisme). Symbolisant ainsi le pluralisme nites et druzes. À l’instigation d’agents luttes intestines pour le pouvoir entre libanais, Bachir II suivra une politique anglais – qui soutenaient les druzes –, ses deux frères, Mansour et Ahmad. libérale, notamment sur les plans une insurrection éclate au Mont-Liban Le leadership de l’émirat reviendra culturel et religieux. Dans le palais de contre l’occupation égyptienne. Il en toutefois, en 1770, à l’émir Youssef Beiteddine, qu’il fit construire entre la résultera un repli égyptien et un retour (fils de l’émir Melhem) qui sera « intro- fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe à l’influence ottomane. nisé » émir de la Montagne au cours siècle et qui deviendra la résidence de Combattu par les Anglais et ne béné- d’une assemblée générale des cheikhs l’émir, il avait prévu l’édification d’une ficiant pas d’un appui suffisant de la et des notables tenue à Barouk. chapelle et d’une mosquée. Il mettra à France, Bachir II se trouve confronté profit ce palais de Beiteddine pour dé- à un rapport de force international qui Bachir II et l’État moderne velopper les arts et les lettres. joue en sa défaveur. Il abdique en 1840 L’émir Youssef, premier émir chrétien Parallèlement à ses efforts visant à et se livre aux Anglais qui le transpor- à gouverner l’émirat, réussira à pré- mettre en place la structure et les fon- teront avec sa famille à Malte où il server l’intégrité du territoire libanais dements d’un État moderne, Bachir II meurt en 1850. et à y faire régner un climat de pros- pratiquera une politique d’ouverture Les Ottomans, de concert avec les périté. Il sera toutefois combattu et envers l’Occident – dans le sillage de Anglais, désigneront l’émir Bachir III à exécuté en 1788 par le pacha d’Acre, l’action de Fakhreddine II sur ce plan –, la tête de l’émirat. Mais le nouvel émir Ahmad el-Jazzar. Celui-ci imposera et c’est sous son règne que seront s’avère corrompu et incapable d’im- aussitôt la désignation de Bachir II à créées les conditions propices au dé- poser son autorité. Son règne s’achè- la tête de l’émirat. Bien qu’imposé par veloppement et à l’extension des mis- vera en 1842 dans un climat de conflit Ahmad el-Jazzar, ce dernier ne tarde- sions occidentales d’enseignement qui entre maronites et druzes. Ce sera la ra pas, du fait de sa personnalité et de prendront leur essor au XIXe siècle. fin de l’émirat de la Montagne et le son envergure, à faire ses preuves sur La période de l’occupation égyptienne, début d’une nouvelle phase de l’his- la scène politique avec pour ambition de 1832 à 1840, marquera un point toire du Liban.

L’ORIENT-LE JOUR 91 Le centenaire du Grand Liban février 2021 IV – Le prélude au régime des deux caïmacamats au Mont-Liban

Après le retrait égyptien en 1840, l’armée ottomane reprendra le contrôle du Mont-Liban. Photo d’archives L’OLJ M.T. côte contre les Mamelouks, de même périté renforcée par les relations qu’ils mèneront une lutte commune commerciales avec l’Europe. Sauf que L’impact sociétal du relief géogra- contre les Ottomans sous le règne de des dérapages et des maladresses phique du Liban ainsi que certaines Fakhreddine II. enveniment le climat général en rai- réalités historiques tendent à infirmer Cette entente se maintiendra jusqu’à son de l’accroissement démesuré des la thèse défendue par certaines fac- l’occupation égyptienne qui provoque- impôts, du désarmement à grande tions, portant sur un Liban « créé (en ra par ricochet une inflexion dans les échelle et de l’instauration d’un « ser- 1920, par le mandat français) pour rapports entre maronites et druzes. vice militaire » obligatoire. La politique servir le colonialisme ». Ce qui paraît suivie par le pouvoir égyptien sur vrai, par contre, c’est qu’à plusieurs La lutte contre la féodalité ces plans fait monter la tension, non périodes de l’histoire, l’unité et la paix C’est en novembre 1832 que débute seulement au Liban, mais également civile de cette entité libanaise ont été l’invasion égyptienne sous le com- dans certaines parties de la Palestine ébranlées par les ingérences de puis- mandement d’Ibrahim Pacha, fils de (en 1834) et de la Syrie (en 1839). Les sances étrangères. Ce fut par exemple Mohammad Ali, dont les troupes dé- druzes de Hauran lancent notamment le cas lors de l’occupation égyptienne logent l’armée ottomane et occupent, un mouvement de révolte contre les au XIXe siècle (1832-1840), sous le entre autres, la Montagne libanaise. forces égyptiennes et leur infligent de règne de l’émir maronite Bachir II. Cela Les forces égyptiennes seront sou- lourdes pertes. n’exclut pas que par leur égocentrisme tenues à Acre (Akka) par Bachir II qui Pour mater les druzes de Hauran, ou leur maladresse face aux réalités entretiendra des rapports étroits Ibrahim Pacha demande l’aide de sociocommunautaires du pays, cer- avec l’Égypte. Ibrahim Pacha introduit Bachir II qui envoie un détachement tains personnages qui ont marqué rapidement des réformes libérales de près de 7 000 combattants ma- l’histoire ancienne du Liban ont par- au niveau de la gestion des affaires ronites pour soutenir les Égyptiens. fois amplifié l’effet déstabilisateur des du pays. Il se montre pro-occidental C’est cette initiative prise par Bachir interférences étrangères. et pratique une politique d’ouverture, II contre les druzes de Hauran qui a Cette histoire ancienne de l’enti- notamment envers les chrétiens à contribué à semer les germes de la té libanaise, plus précisément de la qui il confie plusieurs postes-clés. discorde maronito-druze qui éclatera Montagne, s’est confondue pendant Mais l’élément le plus marquant de sa au grand jour en 1840-1841. longtemps avec celle des relations politique sera sa lutte contre la féoda- Cette tension avait commencé à ap- entre maronites et druzes qui sont lité, essentiellement druze, un objectif paraître bien avant, en 1820-1821, demeurées cordiales pendant des partagé par Bachir II. lorsqu’un conflit éclata entre Bachir siècles. Au début du XIVe siècle, ma- Une période de prospérité et de sta- II et Bachir Joumblatt. Profitant d’un ronites et druzes combattront côte à bilité règne alors au Liban. Une pros- changement de rapport de forces au

92 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban sein des instances ottomanes dans et les moines, contre les féodaux Damour, Naamé, Baabda, Hadeth la région, Bachir Joumblatt parvient druzes. Ainsi, entre l’épisode de l’as- (où les demeures des Chéhab sont à faire nommer l’émir Abbas Chéhab sassinat de Bachir Joumblatt en 1825, attaquées), atteignant même Zahlé. gouverneur du Liban, évinçant ainsi la révolte des paysans chrétiens et Les habitants chrétiens sont parti- Bachir II qui se voit contraint de s’exi- « l’offensive » contre la féodalité culièrement visés par cette flambée ler en Égypte en 1821. druze, tous les éléments d’un conflit de violence. La rapidité avec laquelle entre les deux communautés étaient ces incidents sanglants se répandent La vengeance de Bachir II réunis. et leur vaste étendue géographique Grâce à une médiation du pacha C’est dans ce climat qu’une insurrec- reflètent, certes, le fort degré de d’Égypte avec le pouvoir ottoman, tion, suscitée par l’Angleterre (alliée crispation, mais elles montrent Bachir II regagne en 1822 le Liban et des druzes) et le pouvoir ottoman, se aussi que des forces étrangères, parvient à reprendre le pouvoir après répand dans la Montagne contre l’oc- ottomanes et peut-être même an- s’être vengé de Bachir Joumblatt dont cupation égyptienne, l’Égypte étant glaises, n’ont pas manqué d’attiser il commandite le meurtre, en 1825, en soutenue par la France (alliée des le feu. riposte à ce qu’il percevait comme une maronites). Une tentative de donner Face à la gravité de la situation, les no- « trahison » de la part du chef druze à cette fronde une tournure natio- tables chrétiens du Chouf demandent à son égard. Cet assassinat consti- nale apparaît lorsque des représen- aux puissances européennes d’en- tuera l’un des éléments de la tension tants chrétiens, druzes et musulmans treprendre une initiative. Celles-ci croissante entre les deux communau- se réunissent en l’église Saint-Élie demandent au pouvoir ottoman d’in- tés. Mais bien au-delà de cet épisode d’Antélias et prêtent solennellement tervenir. Effectivement, le wali de sanglant, c’est la ligne de conduite de serment de mener un combat com- Beyrouth, Sélim Pacha, reçoit l’ordre Bachir II et celle d’Ibrahim Pacha qui mun contre l’occupant égyptien. Cette de déployer des troupes dans la Mon- contribueront aussi au « build-up » de réunion intercommunautaire sera tagne pour arrêter les massacres. Une la discorde entre maronites et druzes. connue sous le nom de la « Ammiya » réunion élargie se tient à Beyrouth Bachir II développe en effet dès la fin d’Antélias. au cours de laquelle le régime ottoman du XVIIIe siècle sa politique visant à Face à l’insurrection et aux interfé- annonce la nomination de Omar Pa- combattre la féodalité, notamment rences anglaises et ottomanes, les cha comme gouverneur du Mont- druze. L’origine du conflit avec Bachir Égyptiens sont contraints de se retirer Liban. Le jour même, le 15 janvier Joumblatt porte précisément sur ce en 1840. Les chefs druzes ne cachent 1842, Bachir III est exilé à Istanbul. La point. Les chefs druzes reprocheront à pas alors leur désir de vengeance Sublime Porte atteint ainsi son ob- Bachir II de mettre en danger les privi- contre Bachir II à qui ils reprochent jectif de prendre le contrôle direct du lèges et les traditions de la féodalité. d’avoir voulu porter atteinte à leurs Mont-Liban, abolissant de ce fait dé- Dans ce cadre, l’émir de la Montagne spécificités communautaires avec le finitivement l’émirat de la Montagne. exilera en Égypte nombre de sei- soutien d’Ibrahim Pacha. L’émir de Ces événements débouchent sur la gneurs druzes dont les biens seront la Montagne est amené à abdiquer partition du Mont-Liban en deux caï- saisis. en 1840 et se livre aux Anglais qui le macamats, l’un druze et l’autre ma- Le système féodal combattu par transportent à Malte, puis à Istanbul ronite, soumis à l’autorité de l’Empire Bachir II ne se limite certes pas aux où il meurt en 1850. ottoman, conformément à un plan druzes, mais englobe aussi les maro- élaboré à Vienne par le prince de Met- nites, avec la différence toutefois que Partition du Mont-Liban ternich. Le plan autrichien sera avali- pour des raisons sociologiques, les L’abdication de Bachir II marque- sé au cours d’une réunion tenue le 27 druzes se montreront beaucoup plus ra pratiquement la fin du régime de mai 1842 à Istanbul en présence des attachés à leur organisation sociale l’émirat de la Montagne, son suc- ambassadeurs des cinq grandes puis- féodale que les maronites, lesquels cesseur, Bachir III, imposé par les sances de l’époque, la France, l’Angle- formaient dans certaines régions, Anglais et les Ottomans, ne parve- terre, la Russie, l’Autriche et la Prusse. notamment au Chouf, la paysanne- nant pas à juguler la tension désor- Le régime des deux caïmacamats sera rie travaillant sur les terres des chefs mais chronique entre maronites et officialisé par l’Empire ottoman le 7 féodaux druzes. druzes. Avec le retrait égyptien, le décembre 1842. Les deux caïmacams pouvoir ottoman opère un retour en seront désignés le 1er janvier 1843 : Changement des mentalités force sur la scène libanaise et se fixe l’émir Haïdar Abillamaa pour le caïma- La lutte de Bachir II contre le ré- comme objectif de mettre fin à l’au- camat maronite et l’émir Ahmad Ars- gime féodal sera encore plus stim- tonomie de la Montagne. La tension lane pour le druze. ulée sous l’occupation égyptienne intercommunautaire débouche rapi- Cette partition, qui mettait fin ainsi à du fait qu’elle rejoignait le combat dement sur un conflit sanglant à la une autonomie de près de trois siècles sous l’Empire ottoman et à l’unité ad- d’Ibrahim Pacha contre la féodali- suite d’un incident futile qui met le feu aux poudres : un chasseur ma- ministrative et politique de l’entité li- té. Cette politique libérale égypti- ronite abat, le 13 octobre 1841, une banaise façonnée par Fakhreddine II et enne aura pour effet d’amorcer un perdrix volant au-dessus d’un champ les émirs Chéhab jusqu’à 1842, n’a pas changement dans les mentalités. appartenant à un druze ! En l’espace pour autant mis un terme aux troubles Elle représentera une sorte de ca- de quelques jours, des actions meur- communautaires qui reprendront en talyseur à la révolte des paysans trières s’étendent à plusieurs loca- 1845 et, surtout, en 1860, pavant la chrétiens, appuyés par le bas clergé lités du Chouf et de Jezzine, puis à voie à un nouveau système politique.

L’ORIENT-LE JOUR 93 Le centenaire du Grand Liban février 2021 V – Après les massacres de 1860, une longue période de stabilité avec la « moutassarrifiya »

M.T.

La chute de Bachir II en 1840 et, avec lui, celle de l’émirat de la Montagne por- teront un coup sévère à l’action menée depuis la fin du XVIe siècle d’abord par Fakhreddine II, puis par les émirs Ché- hab afin d’édifier une entité libanaise autonome (correspondant territoria- lement au Liban actuel), fondée sur un relief géographique particulier qui aura forgé au fil des siècles une « personna- lité, ou spécificité, libanaise ». Dans le sillage de l’effondrement du règne des émirs commenceront à appa- raître au grand jour les prémices d’une Des soldats en poste à Beyrouth pour veiller à la sécurité durant les événements de 1860. tension maronito-druze sous l’effet de Photo d’archives L’OLJ deux facteurs : l’annihilation (avec la fin suivent de manière intermittente et un un conseil communautaire mixte dans de l’émirat) d’un pouvoir central plus ou nouveau « round » de violences éclate chaque caïmacamat, regroupant douze moins fort qui cristallisait une unité na- en avril et mai 1845, visant plusieurs membres : deux maronites, deux tionale ; et, comme corollaire, l’accrois- villages chrétiens de la Montagne. Ces grecs-orthodoxes, deux grecs-catho- sement des interventions étrangères attaques sont facilitées par une évi- liques, trois sunnites, deux druzes et qui attisaient le feu de la discorde. dente collusion ottomane, ce qui amène un chiite. Les membres de ces deux Les autorités ottomanes et anglaises le consul de France de l’époque, Eugène conseils ont pour tâche de régler les de l’époque n’auront pas beaucoup de Poujade, à souligner que « la partialité affaires de leurs coreligionnaires dans mal à exploiter et exacerber les sensi- des Turcs en faveur des druzes de- leurs caïmacamats respectifs. bilités et l’inconscient collectif des deux vient évidente pour tout le monde ». Le règlement de Chakib effendi ne met parties. Elles joueront en quelque sorte Le consul anglais Moore sera amené à pas fin pour autant au climat d’insécu- sur ce que Ibn Khaldoun appelait la as- reconnaître pour sa part que la politique rité en raison de la volonté de l’Empire sabiya, ou esprit de corps. Aussi bien au de l’Empire ottoman est d’entretenir ottoman de briser définitivement toute niveau des maronites que des druzes, « un état de désordre au Liban » afin de influence des émirs et chefs féodaux cet esprit de corps est historiquement créer le prétexte d’abolir les institutions pour gouverner directement le Liban. ancré dans leur réalité sociale respec- existantes et de nommer un gouver- tive, sans doute en raison de leur statut nement turc à Beyrouth pour rétablir Égalité entre chrétiens et musulmans de minorité dans la région. Durant les l’ordre. Cela n’est pas sans rappeler le En 1856, une nouvelle donne surgit qui, événements sanglants de 1842, puis rôle de pompier pyromane joué bien par ricochet, pavera la voie aux mas- de 1845 et, surtout, de 1860, cet esprit plus tard par l’occupant syrien. sacres de 1860. Sous la pression de la de corps se montrera plus solide au ni- Le 14 septembre 1845, après s’être France et de l’Angleterre, le sultan otto- veau de la communauté druze que chez bien assurées que les affrontements man rend un édit instaurant une égalité les maronites, ces derniers étant le plus intercommunautaires ont détruit l’uni- entre les sujets musulmans et chré- souvent divisés entre au moins deux té politique de la Montagne et sapé tiens de l’empire. Cette mesure est mal courants, comme cela se manifestera l’œuvre de l’émirat, les autorités otto- accueillie par les Ottomans musulmans d’ailleurs tout au long de leur histoire manes dépêchent à Beyrouth leur mi- qui manifestent un profond sentiment ancienne et contemporaine. nistre des Affaires étrangères Chakib de colère, ce qui attise dangereusement effendi, pour trouver une issue, otto- un fanatisme musulman. Les chrétiens Le règlement de Chakib effendi mane, à la crise. Sa mission débouche de l’empire feront les frais, paradoxale- La mise en place du système des deux sur un amendement à l’accord instau- ment, du firman réformateur du sultan. caïmacamats en 1842, pour mettre un rant les deux caïmacamats, sous la Cela se répercute tout naturellement terme aux affrontements intercommu- forme d’un règlement, qui sera connu sur le Liban où le représentant de la nautaires, n’aboutit pas aux résultats sous le nom de « règlement de Cha- Grande Porte, Khorchid Pacha, entre- escomptés. Les incidents se pour- kib effendi ». Ce dernier met en place prend de tisser des liens étroits avec les

94 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban chefs féodaux druzes en prenant bien met sur pied une milice organisée et Arslane. De lourdes peines de prison soin dans le même temps de susciter bien armée pour défendre ses core- sont prononcées, mais en définitive, et d’entretenir un climat haineux, tout ligionnaires dans différentes régions. les détenus seront remis en liberté. en poussant les druzes à se préparer L’affrontement généralisé aura lieu au militairement au combat. printemps 1860, donnant lieu à des Le Règlement organique instaurant massacres répugnants et des repré- la moutassarrifiya La révolte de Tanios Chahine sailles non moins ignobles. De nom- Au plan politique, une commission in- En janvier 1859, une autre donne appa- breux villages sont pillés et incendiés ternationale est formée pour discuter raît avec le déclenchement dans le Kes- de part et d’autre, les Ottomans ne de l’avenir du Liban. Elle regroupe des rouan d’une révolte paysanne maronite ratant aucune occasion pour jeter de représentants de la Grande-Bretagne, conduite par un jeune de Rayfoun, l’huile sur le feu, allant même jusqu’à de la France, de l’Autriche, de la Rus- Tanios Chahine, et dirigée contre les participer à plusieurs occasions aux sie et de la Prusse. Elle entame ses grandes familles féodales chrétiennes, attaques contre les chrétiens. Dans le travaux à Beyrouth le 5 octobre 1861 dont les Khazen qui sont forcés à quit- cadre de cette conflagration – au cours sous la présidence de Fouad Pacha. Au ter la région. Ce mouvement de révolte de laquelle les druzes ont recours plus terme de huit mois de discussions, un est rapidement exploité et encouragé d’une fois à la ruse –, les chrétiens pâ- statut – le « Règlement organique » par les Ottomans et les Anglais. Les tissent d’un handicap majeur, celui de – est signé le 9 octobre 1861. Ce sta- Ottomans, d’abord, pour favoriser une l’impact qu’a sur leur combativité le tut fait du Liban une province otto- dislocation de la société maronite et climat général de fanatisme qui sévit mane autonome sous la garantie de la une annihilation de tout pouvoir local dans l’Empire ottoman du fait de l’édit Grande Porte et des cinq puissances dans la Montagne chrétienne. Afin de du sultan adopté en 1856. de l’époque. L’Italie adhérera à l’accord tenter d’atteindre cet objectif, Khorchid Sous l’effet de ce climat de fanatisme, en 1867 en tant que garant également. dépêche en juin 1859 un émissaire les massacres s’étendent le 9 juillet Le Liban est amputé de Beyrouth, de auprès de Tanios Chahine afin de l’en- 1860 aux chrétiens de Damas, à la la Békaa, des régions de Tripoli et de courager à aller jusqu’au bout dans sa suite de réunions tenues dans la capi- Saïda, mais c’est la première fois que révolte. Mais le chef rebelle refuse de tale syrienne en présence, notamment, l’autonomie du Liban dans le cadre de jouer le jeu. Tanios Chahine est éga- du gouverneur ottoman de Damas Ah- l’Empire ottoman est garantie par les lement sollicité par les Anglais qui lui mad Pacha et de Khorchid. Face à l’am- puissances européennes. Auparavant, proposent une alliance et une protec- pleur du carnage, et devant la passivité cette autonomie de l’entité libanaise tion, l’objectif de l’Angleterre étant de d’Ahmad Pacha qui laisse faire, l’émir était le fruit de l’action de Fakhreddine remplacer la France comme alliée des algérien Abdel Kader intervient et par- II et des émirs Chéhab, mais elle ne bé- maronites. Mais là aussi, Tanios Cha- vient à sauver non moins de 1 500 néficiait d’aucune garantie occidentale. hine refuse de s’engager sur cette voie. chrétiens. Sur base de ce Règlement organique, Ces avances ottomanes et anglaises le petit Liban est placé sous le régime ne freinent pas la révolte paysanne qui Vague d’arrestations et d’exécutions qui prendra pour nom la « moutassar- s’étend au Chouf parmi les paysans Les nouvelles des massacres de Da- rifiya ». Il est gouverné par un « mou- chrétiens. Quelques soulèvements de mas parviennent le 16 juillet à Paris. tassarref », nommé par la Grande paysans druzes sont signalés dans Les autorités françaises ordonnent Porte et qui doit être un sujet otto- certains villages, mais la fronde est alors l’envoi d’une force de 7 000 sol- man, non libanais, chrétien, obligatoi- rapidement jugulée par les dignitaires dats pour rétablir l’ordre. Cette dé- rement catholique. Il est assisté d’un religieux qui mettent l’accent sur la né- marche amène le pouvoir ottoman à conseil d’administration formé de cessité de préserver l’unité des rangs dépêcher son ministre des Affaires douze membres élus : quatre maro- druzes autour des seigneurs et chefs étrangères Fouad Pacha au Liban et en nites, trois druzes, deux grecs-ortho- féodaux. L’esprit de corps, la assabiya, Syrie afin de calmer le jeu, l’empire crai- doxes, un grec-catholique, un sunnite permet ainsi d’éviter une dislocation gnant une intervention française d’en- et un chiite. des rangs druzes. vergure en Syrie. Dans le but de calmer Ce régime assurera une longue période ainsi le courroux des Européens, Fouad de stabilité et de prospérité au Liban. Les préparatifs guerriers Pacha se rend en Syrie et ordonne Les différents moutassarrefs qui se C’est dans ce climat que les prépa- l’arrestation de tous les responsables succéderont au pouvoir, ou du moins la ratifs militaires sont menés dans les des massacres de Damas. Plus d’une plupart d’entre eux, réussiront à mettre deux camps. Des achats d’armes sont centaine d’officiers et de soldats otto- en place une administration efficace, effectués à grande échelle. L’effort de mans sont fusillés pour leur participa- de même qu’ils initieront des projets guerre druze se fait avec la complicité tion au carnage. Même le gouverneur de développement axés sur l’agricultu- de Khorchid et la bienveillance anglaise. Ahmad Pacha et 56 autres respon- re et le réseau routier. La moutassari- Durant l’hiver 1859-1860, de nom- sables sont pendus, dont les anciens fiya restera en vigueur jusqu’à l’entrée breuses réunions ont lieu à Beyrouth commandants des garnisons de Has- de la Turquie dans la Première Guerre entre les chefs druzes et les autori- baya et de Rachaya qui avaient facilité mondiale, en 1915. Le Règlement or- tés ottomanes en place, Khorchid en les massacres contre les chrétiens. ganique est alors abandonné par la tête. Au niveau maronite, les familles À Beyrouth, Fouad Pacha ordonne l’ar- Turquie qui désigne, pendant les trois fortunées se cotisent pour financer restation de Khorchid et ses officiers dernières années, des moutassarefs l’achat d’armes. Sur le terrain, l’un des ainsi que des plus importants chefs musulmans jusqu’à l’effondrement de chefs de Zghorta, Youssef beik Karam, druzes, dont le caïmacam Mohammad l’Empire ottoman, en 1918.

L’ORIENT-LE JOUR 95 Le centenaire du Grand Liban février 2021 VI - Lorsque le sort du pays du Cèdre se jouait dans les coulisses des chancelleries européennes

M.T. dance politique, d’autant que dès le dé- telle ampleur que certains responsables part, la France n’était pas favorable à la politiques souligneront que le Liban est L’accord instaurant le régime de la mou- formule de la moutassarrifiya et ne l’avait formé désormais de deux composantes : tassarifiya, signé le 9 juin 1861 pour acceptée que comme une « solution de le Liban résident et le Liban de la diaspora, (1) mettre fin aux affrontements intercom- compromis à la question libanaise » . En ce dernier devenant en termes démogra- munautaires de 1860 dans la Montagne, définitive, la rébellion est matée par les phiques plus important que le premier. précédés de troubles similaires en 1842 Ottomans, et en janvier 1867, Youssef et 1845, a maintenu l’entité libanaise beik Karam est exilé en Europe. La famine dans les limites territoriales instaurées La stabilité et la prospérité (relative) se lors de l’établissement, en 1842, du sys- Vague d’émigration maintiennent jusqu’à la Première Guerre tème des deux caïmacamats, donnant Le climat de prospérité et de stabilité mondiale, lorsque la Turquie se range aux naissance au « petit Liban » (le Mont-Li- dans la moutassarrifiya se consolide ainsi côtés de l’Allemagne. Ce conflit fournit ban). Le Liban reste ainsi amputé de Bey- à partir de 1867 et se maintient jusqu’à la au pouvoir ottoman l’occasion en or de routh, de la Békaa, des régions de Tripoli Première Guerre mondiale, à tel point que concrétiser ses desseins, à savoir mettre et de Saïda, mais son autonomie dans le le Mont-Liban est « perçu partout comme un terme à l’autonomie du Mont-Liban et cadre de l’Empire ottoman est garantie le pays le mieux gouverné, le plus pros- réduire l’entité libanaise au « rang d’une par les puissances européennes. Il est père, le plus paisible et le plus heureux du province ordinaire », ce plan – exécuté par gouverné jusqu’en 1915 par un mou- Moyen-Orient »(2). Les projets de déve- étapes – étant confié à Djamal Pacha qui tassarref, un sujet ottoman, non libanais, loppement et d’infrastructure se multi- obtient de larges prérogatives pour gou- chrétien, obligatoirement catholique. plient. L’atmosphère de paix civile permet verner d’une main de fer le Liban, la Syrie Le fait que le moutassarref soit non liba- en outre un important essor culturel et et la Palestine(3). En 1915, le Règlement nais est un atout qui facilite la création social grâce au dynamisme du secteur organique du 9 juin 1861 est aboli et un d’un climat de prospérité et de calme privé, mais surtout grâce à l’action des moutassarref musulman est nommé. Le dans la nouvelle entité. N’ayant pas en missionnaires européens et américains 23 mars de la même année, le gouver- effet d’attaches directes ni d’intérêts sur le plan éducatif. neur turc nomme lui-même un nouveau quelconques dans le « petit Liban », les L’entité libanaise est toutefois handica- Conseil administratif du Mont-Liban, tout gouverneurs, de (véritables) techno- pée par l’absence de débouchés sur la en prenant soin de maintenir le même crates désintéressés (mais dévoués), Méditerranée, du fait que le Règlement équilibre communautaire que les conseils nommés par la Porte, réussissent à organique instituant la moutassarrifiya précédents. Djamal Pacha installe le initier d’importants projets de dévelop- l’a amputée des ports de Beyrouth, Tripoli siège du commandement turc pour le Li- pement et à fonder une administration et Saïda. Certains milieux chrétiens récla- ban à Aley. C’est là qu’une cour martiale efficace et bien organisée. ment de ce fait l’agrandissement du « pe- est instituée. Elle prononcera une série En termes de stabilité et de prospérité, tit Liban » et la réintégration à ce territoire de condamnations à mort contre des l’expérience de la moutassarrifiya paraît des ports en question ainsi que de la hommes politiques libanais et syriens ainsi réussie. Pourtant, une contestation Békaa, grenier du pays. La revendication accusés d’avoir coopéré avec la France se manifeste dès les premières années, d’un retour « aux frontières naturelles du et l’Angleterre (avant la guerre mondiale). les chrétiens aspirant à une plus grande Liban », c’est-à-dire au Grand Liban tel Les exécutions auront lieu, pour les Liba- autonomie, sans compter qu’ils sup- que façonné par Fakhreddine II et l’émir nais, le 6 mai 1916 à la place des Canons, portent mal le fait que le moutassarref Bachir II, surgit donc dès l’époque de la dénommée depuis place des Martyrs. ne soit pas libanais, fût-il chrétien et ca- moutassarrifiya, bien avant la période de Dans le but évident de maintenir un climat tholique. Cette fronde, menée par Yous- la Première Guerre mondiale. de répression permanente, le gouverneur sef beik Karam, illustre d’une certaine C’est dans ce contexte que l’on assiste à ottoman étend sa politique d’intimidation manière l’esprit sans cesse contestataire l’amorce d’une vague d’émigration mas- au clergé maronite, le patriarche Élias des chrétiens libanais, et plus spécifique- sive. Le « petit Liban » ayant été étouffé Howayek étant lui-même la cible de me- ment des maronites, dû à leur attache- économiquement – en raison de l’ab- sures vexatoires, notamment une tenta- ment viscéral à la liberté et à leur refus de sence de débouchés sur la mer, voulue tive – avortée – de le pousser à l’exil(4). se soumettre à toute autorité étrangère. par la Sublime Porte –, de nombreux ha- Mais c’est surtout le drame vécu par la Cette grogne chrétienne est entretenue bitants du Mont-Liban, notamment chré- population du Mont-Liban entre 1915 et à l’époque par des milieux politiques tiens, émigrent vers des pays lointains, la débâcle de 1918 qui marquent les trois français qui soutiennent l’aspiration des sous la pression d’une forte croissance dernières années de l’Empire ottoman. maronites à une plus grande indépen- démographique. Cette vague prend une Un concours de circonstances provoque

96 L’ORIENT-LE JOUR février 2021 Le centenaire du Grand Liban une famine de grande ampleur qui décime débouche sur l’accord Mac-Mahon-Hus- maronite Élias Howayek, qui déploient près du tiers de la population du Mont- sein. En application de cet accord, le ché- de leur côté d’intenses efforts à la confé- Liban, notamment chrétienne, le nombre rif Hussein lance le 5 juin 1916 la révolte rence de paix de Paris pour obtenir le rat- de victimes variant entre 150 000 et arabe convenue avec les Anglais contre tachement au Mont-Liban des régions 200 000, selon les sources. les forces ottomanes. qui avaient été détachées de l’entité liba- Cette grande famine, décrite par des Mais parallèlement à leurs contacts avec naise lors de la mise en place des deux scènes poignantes et horrifiantes dans le chérif Hussein, les Anglais entament caïmacamats. plusieurs ouvrages, est due à une super- d’une manière concomitante des négo- Trois délégations se rendent à Paris pour position de plusieurs facteurs. L’armée ciations secrètes avec leurs alliés euro- faire la promotion d’un Grand Liban : la ottomane dressera d’abord des barrages péens, notamment la France, la Russie première est présidée par Daoud Am- aux entrées du Mont-Liban pour saisir et l’Italie, afin d’aboutir à une entente sur moun et comprend, entre autres, Émile les denrées alimentaires afin de nour- la répartition des territoires arabes de Eddé (février 1919) ; la deuxième est rir ses soldats. À cela s’ajoute un blocus l’Empire ottoman après la fin de la guerre. conduite par le patriarche Howayek qui maritime imposé par les Anglais tout Ces pourparlers, qui se poursuivent loin est reçu fin octobre 1919 par Clemen- le long des côtes libanaises afin d’ac- des feux de la rampe, débouchent sur la ceau ; et la troisième est présidée par croître la pression sur la Sublime Porte. conclusion de l’accord Sykes-Picot signé Mgr Abdallah Khoury. Et comme un malheur ne vient jamais dans le plus grand secret le 16 mai 1916. C’est incontestablement le patriarche seul – « les emmerdes, ça vole toujours Cet accord, qui fait fi de l’accord Mac- Howayek qui sera l’élément moteur de en escadrille », comme l’a souligné un Mahon-Hussein, définit les zones d’in- ces démarches. Fortement secoué par jour Jacques Chirac –, une invasion de fluence française et anglaise qui seront les épreuves subies par la population du sauterelles complète le funeste tableau mises en place après la chute de l’Empire Mont-Liban du fait de la famine de 1915, en annihilant une large partie de la pro- ottoman. Ce document sera dévoilé plus il insiste pour que la Békaa soit ratta- duction agricole libanaise. Sans compter, tard par la Russie, ce qui provoque, à l’évi- chée à nouveau à l’entité libanaise, en de surcroît, une grave épidémie de typhus dence, l’ire du chérif Hussein qui réalise même temps que les cazas de Hasbaya, qui contribue à augmenter le nombre de que les promesses anglaises n’étaient Rachaya et Baalbeck. Pour le patriarche décès. que pure chimère. Howayek, et les nationalistes libanais en Le fils du chérif Hussein, l’émir Fayçal, général, il s’agit de rétablir le Liban dans Dans les coulisses diplomatiques refuse cependant de baisser les bras. Il « ses limites historiques et naturelles », Parallèlement au drame humain vécu par tente, au nom de son père, de prendre la en l’occurrence, grosso modo, dans la population du Mont-Liban, le sort du tête du projet d’État arabe unifié. Il pro- les limites géographiques établies par pays du Cèdre se joue dans les coulisses fite notamment de l’ouverture à Paris, le Fakhreddine II et l’émir Bachir II et tra- des chancelleries européennes, notam- 18 janvier 1919, de la conférence de paix cées par l’état-major français dans une ment française et anglaise, dans le sil- pour faire la promotion de son projet de carte remontant à 1862. lage des développements de la Première nation arabe. Il transmet à ce sujet deux Grâce à cet intense travail de lobbying à Guerre mondiale. Car ne doutant visible- mémorandums, à quelques jours d’inter- la conférence de Paris et à l’action non ment pas de l’issue du conflit, les puis- valle, aux puissances occidentales pour moins intensifiée menée dès 1918 par sances alliées du Vieux Continent s’em- rappeler les promesses anglaises et l’ap- un large éventail d’associations et de ploient à plancher bien avant terme sur la port de son père dans le combat contre clubs dans les différents pays de la dias- phase post-ottomane pour se partager les l’Empire ottoman(5). pora, le général Gouraud rend public, à territoires arabes de l’empire agonisant. Zahlé, le 3 août 1920, un arrêté ratta- Les grandes manœuvres diplomatiques Le « lobbying » libanais chant les quatre cazas de la Békaa, de et les accords secrets se multiplient pour Les efforts de l’émir Fayçal n’aboutissant Baalbeck, de Rachaya et de Hasbaya au dessiner la nouvelle étape dans laquelle le à aucun résultat, un climat insurrection- territoire autonome du Mont-Liban. Il monde s’apprête à s’engager. nel se répand durant les premiers mois proclame solennellement la formation du En 1915 et 1916, la Grande-Bretagne né- de 1920 en Syrie, mais aussi dans la Grand Liban le 1er septembre 1920 sur gocie avec l’émir de La Mecque, le chérif Békaa et à Marjeyoun où des attaques les marches de la Résidence des Pins, en Hussein, une alliance visant à lancer une contre les troupes françaises se multi- présence de plusieurs leaders politiques révolte arabe contre l’Empire ottoman, plient du fait que le projet de nation arabe et spirituels. Mais la crise identitaire du l’objectif étant d’effectuer une diversion prôné par l’émir Fayçal trouve un large Liban n’est pas résolue pour autant. pour soutenir indirectement une offen- écho favorable dans certains milieux sive des armées britanniques contre les musulmans libanais. Face à cette insur- 1) Kamal Salibi, « Histoire du Liban », édition forces turques et allemandes au Sinaï. rection, les forces françaises engagent le Naufal, p. 186. En contrepartie de cette révolte arabe, 24 juillet 1920 une bataille décisive – la 2) Kamal Salibi, op. cit. p. 189. les Anglais promettent au chérif Hus- bataille de Meissaloun – contre l’émir 3) Edmond Rabbath, « La formation histo- sein de soutenir la mise en place, sous Fayçal qui est rapidement vaincu et for- rique du Liban politique et constitutionnel », sa houlette, d’un empire arabe englobant cé à quitter le 28 juillet Damas, où il avait Publications de l’Université libanaise, p. 221. l’Arabie et le Machrek arabe. Un échange installé sa « capitale ». 4) Père Boutros Daou, « Histoire des maro- de correspondance a lieu dans ce cadre Le forcing mené par l’émir Fayçal pour nites », pp. 959-960. en 1915 et 1916 entre le haut-commis- obtenir la formation d’une nation arabe 5) Les passages sur les grandes manœuvres saire de Grande-Bretagne en Égypte et – englobant une partie du Liban – sera diplomatiques de 1919-1920 sont basées au Soudan, sir Henry Mac-Mahon, et le contré avec véhémence par les nationa- sur l’ouvrage « L’Orient-Le Jour, 100 ans, ou chérif Hussein. Cette correspondance listes libanais, conduits par le patriarche presque ».

L’ORIENT-LE JOUR 97 Le centenaire du Grand Liban février 2021 VII – Aux origines du système communautaire libanais M.T. montagnes longeant à pic un littoral de 200 communautaire déjà en place. De fait, la km de longueur a constitué une sorte de Charte du mandat, approuvé le 24 juillet rempart permettant de s’opposer aux enva- 1922 par le Conseil de la Société des na- L’ancien ministre feu Michel Eddé n’a jamais hisseurs. tions, stipule dans son article 6 que « le caché son attachement ferme au confes- De ce fait, le pays du Cèdre a constitué à respect du statut personnel des diverses sionnalisme politique, soulignant que le différentes phases de son histoire une terre populations et de leurs intérêts religieux problème de base au Liban ne réside pas d’accueil permettant aux minorités reli- sera entièrement garanti ». Cette Charte du dans le système communautaire en tant gieuses de la région d’y trouver refuge et de mandat constitue ainsi une reconnaissance que tel – seule formule valable, soulignait-il, préserver ainsi leur liberté et leurs traditions. internationale du système communautaire. dans une société pluraliste –, mais plutôt C’est ce qui fera dire bien plus tard à Michel Dans le cadre de l’action de réorganisation dans la mentalité sectaire qui marque son Chiha que le Liban est un pays de « minorités politique initiée par la France, l’année 1926 application. Un point de vue largement par- confessionnelles associées ». verra la naissance de la première Constitu- tagé par l’ancien leader de la communauté La consolidation de cet état de fait com- tion libanaise, qui sera élaborée grâce à l’ap- chiite feu Mohammad Mahdi Chamseddine munautaire prend une nouvelle dimension, port fondamental de Michel Chiha. Le do- dans son dernier ouvrage constituant son essentiellement politique et quasi « souve- cument consacre explicitement le système « testament politique ». raine », avec la conquête ottomane en 1516. confessionnel. Pour comprendre le fondement du sys- D’emblée, le nouveau pouvoir ottoman Dans un tel contexte, le haut-commis- tème communautaire libanais, un bref re- maintient les privilèges dont bénéficiait la saire français Maurice Sarrail fera preuve tour à la conquête arabo-islamique du VIIe Montagne (le Mont-Liban) sous le règne des en 1926 d’une méconnaissance totale des siècle s’impose. Mamelouks. Les Libanais, principalement les réalités locales et sur base de ses positions L’État musulman né de la domination arabe, maronites et les druzes, parviennent à sau- anticléricales, il décide d’abolir la représen- englobant l’actuel Moyen-Orient et le nord vegarder leur liberté et leurs traditions socio- tation confessionnelle au sein du Conseil de l’Afrique, a classifié au fil des siècles culturelles. représentatif chargé d’élaborer le statut or- les populations soumises à son contrôle ganique du Liban, ce qui suscite un tollé gé- en deux catégories : les croyants (en l’oc- Répartition confessionnelle du pouvoir néral, si bien que le gouvernement français currence les musulmans) et les dhimmis, Ce communautarisme de facto prend pour est contraint de mettre à l’écart Sarrail qui essentiellement les chrétiens et les juifs. la première fois une forme institutionnelle est remplacé par Henry de Jouvenel. Celui-ci L’État musulman accordait aux dhimmis un après les affrontements intercommunau- rétablit le Conseil représentatif conformé- statut juridique spécial qui leur permettait taires opposant maronites et druzes au ment aux usages confessionnels. de préserver leur liberté de culte, leurs cou- Mont-Liban en 1842 et 1845. Dans le but tumes et leurs biens, de gérer leurs propres de mettre un terme aux troubles, un régime Le testament politique de Chamseddine affaires, notamment le statut personnel, à de deux caïmacamats est mis en place, l’un Cette réalité communautaire se maintiendra la condition de payer la jizya (un impôt) et de maronite et l’autre druze. Un conseil com- au fil des ans et sera consacrée une nouvelle faire acte de soumission. L’islam a donné à munautaire mixte est formé dans chaque fois lors de l’indépendance de 1943 avec la ce régime de dhimmitude une dimension caïmacamat regroupant douze membres : « formule libanaise ». Ce système confes- divine, comme le souligne Antoine Courban deux maronites, deux grecs-orthodoxes, sionnel sera fragilisé au fil des ans par de dans un article publié dans la revue séna- deux grecs-catholiques, trois sunnites, deux multiples interférences étrangères si bien toriale de l’Institut Lecanuet, France-Forum druzes et un chiitte. que l’imam Mohammad Mahdi Chamsed- (n° 76). Le régime des caïmacamats ne met pas fin dine, qui était au début de la guerre libanaise Ce statut particulier réservé aux non-mu- pour autant aux troubles confessionnels. le porte-étendard de la « démocratie du sulmans en pays d’islam a eu pour effet Pour stopper net les massacres, les cinq nombre », écrira dans ce qui constitue son d’engendrer des identités communautaires puissances de l’époque ainsi que la Sublime testament politique : « Dans le contexte propres aux chrétiens et aux juifs. C’est ce Porte adoptent le 9 juin 1861 un nouveau présent, je rejette le projet d’abolition du qui fait dire aux historiens que les fonde- régime politique, bénéficiant pour la pre- confessionnalisme politique (…) et j’appelle ments du système communautaire ont mière fois d’une garantie internationale, la à axer les efforts sur l’examen des lacunes été posés par l’État musulman né après la (1) moutassarrifiya qui institutionnalise encore qui entachent notre système confessionnel conquête arabe du VIIe siècle . une fois le système communautaire. Le Li- afin d’y remédier (…). J’exhorte les chiites li- ban est alors gouverné par un « moutassar- banais, en particulier, et tous les Libanais à Le cas libanais ref » nommé par Istanbul et qui doit être un abolir de l’action politique le projet d’aboli- Cette réalité communautaire a pris une tour- sujet ottoman, non libanais, chrétien, obli- tion du confessionnalisme » (3). nure particulière au Liban, en ce sens qu’elle gatoirement catholique. Il est assisté d’un a constitué « l’infrastructure même de la so- conseil d’administration communautaire 1) Edmond Rabbath, « La formation historique ciété libanaise », et elle a fini, « au bout d’une formé de douze membres élus. du Liban politique et constitutionnel » (Publica- longue évolution historique propre au Liban, tions de l’Université libanaise, pp. 56-57). par réaliser dans l’État libanais son expres- (2) Le mandat français 2) Edmond Rabbath, op.cit. sion politique » . Le relief géographique de Après la proclamation du Grand Liban, la 3) Mohammad Mahdi Chamseddine (2001), l’entité libanaise a sans doute joué un rôle France envisage une réorganisation poli- « El-Wassaya » (éditions an-Nahar, pp. 52-53 fondamental sur ce plan. La chaîne de hautes tique et administrative sur base du régime et p. 60).

98 L’ORIENT-LE JOUR