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art press 333 interview Larry Clark l’œil du cyclone Interview par Raphaël Cuir Il y a presque un an, était présenté au Festival de Cannes, Destricted, programme de sept courts métrages signés par Marina Abramovic, Matthew Barney, Gaspar Noé, Richard Prince, Marco Brambilla, Sam Taylor- Wood et Larry Clark. Il s’agissait de répondre à l’incitation des producteurs, Mel Agace et Neville Wakefield : aborder la sexualité «de facon explicite», autrement dit, brouiller la frontière entre art et pornographie. Ce programme sort maintenant en salles en France (le 25 avril) et bientôt en DVD (en octobre). Bonne occasion pour réaliser notre vieux rêve de rencontrer Larry Clark, il faut dire, le plus explicite de tous (1). Les images de la série Tulsa (1963-1971) ne sont peut-être plus aussi subversives qu’il y a une quarantaine d’années. Pour autant, elles n’ont rien perdu de leur intensité. Cette violence, Larry Clark dit qu’il faut en payer le prix, c’est-à-dire le prix émotionnel. C’était autrefois le retour du refoulé, l’autre face du rêve américain dont certains, certaines, ne sont pas revenus. C’est encore, aujourd’hui, ouvrir «en entier la nature humaine à la conscience de soi !» (G. Bataille). «On ne peut pas savoir ce que peut le corps» (B. Spinoza), il faut chercher, et nous n’avons pas fini d’être étonnés (F. Nietzsche : «L’étonnant c’est le corps.»). L’adolescence est un des moments privilégiés de cette quête avec la découverte des nouvelles possibilités qu’offre la maturité corporelle. La toute puissance physique des «ados», capables de tout sans toujours être en mesure d’évaluer les conséquences irréversibles de leurs actes, est au cœur de la réflexion en images de Larry Clark. Comment les vies basculent, se piègent, comment elles échappent à soi, comment elles évitent le pire, comment, à chaque instant, nos actes engagent notre responsabilité, conditionnent notre vie et ce que le monde fait de nous, voilà ce que captent les films de Larry Clark. L’artiste a regardé l’abîme de près, mais il en est sorti, il continue de nous le montrer ; cet abîme qui nous regarde, nous concerne. Il a fait le choix d’exposer la «brutalité du fait» (M. Leiris), mais dans l’intimité, l’authenticité et la densité de l’instant pérennisé sur la pellicule. Quarante ans après, les premières images de Larry Clark continuent de nous rappeler que l’abîme est avant tout en nous (V. Hugo), et Kids est déjà un «classique». R.C. On a comparé votre travail photographique à ceux de Robert Frank et de Diane Arbus. J’ai été inspiré par des gens comme Robert Frank, mais beaucoup plus encore par Lenny Bruce. Son truc, c’était la vérité, il se débarrassait de tout le superflu et ne cessait de commenter l’hypocrisie de l’Amérique que je vivais et que je voyais ; c’était quelque chose d’important pour moi. Dans la série Tulsa (1963-1971), vous faisiez partie intégrante de la scène que vous étiez en train de photographier, vous vous droguiez et vous baisiez avec les gens qu’on voit sur les photos. Comment faisiez- vous ? Eh bien, vous savez, j’ai un appareil photo en main depuis que je suis super jeune. Un jour, j’ai eu cette sorte de révélation que je pourrais photographier mes amis, parce que je n’avais jamais rien vu qui leur ressemblait. Nous sortions des années 1950, où tout était réprimé, et à l’époque, en Amérique, on ne parlait jamais de drogue. Ce n’était pas censé exister, et pourtant ça existait. Dans un premier temps, je n’ai fait que m’exercer à photographier, et si vous regardez le livre Tulsa, il n’y a que des intérieurs. Donc des espaces assez confinés, et le Leica était très silencieux – je n’aurais jamais pu faire ça avec un Reflex et ses miroirs qui claquent l’un contre l’autre –, au point que tout le monde s’y est fait assez vite. C’est un peu comme si je n’avais pas eu mon appareil, c’était du genre «Larry, qu’est-ce que t’as fait de ton appareil ?», au lieu de «tu vas me prendre en photo ?». Ça faisait partie de la scène, c’était très organique, on ne se posait pas la question de savoir si les photos allaient être montrées ou publiées. C’était très intime et, avec un 50 mm, on est très proche des gens, donc j’étais vraiment… juste là ! Y a-t-il selon vous une qualité cinématique dans Tulsa ? Le livre est présenté comme un film, vous voyez les mêmes personnes sur une période de plusieurs années, et ça devient de l’anthropologie visuelle. Je voyais ça comme un film, j’étais dans la scène, mais tout en étant capable de me dédoubler, je crois. J’avais vécu à Tulsa (Oklahoma) et, à 18 ans, j’ai intégré durant deux ans une école de photographie qui se situait dans les soubassements d’une école d’art. Mes amis étaient des étudiants artistes qui faisaient de la sculpture, de la peinture, et j’ai compris qu’on pouvait se servir de n’importe quoi pour s’exprimer. J’aurais sans doute préféré être peintre ou sculpteur, n’importe quoi mais pas photographe, écrivain même – mais j’ai eu un appareil photo. Je me demandais comment les drogues ont pu affecter votre perception et si vous le ressentiez ? Je suis devenu très concentré ; très, très concentré. J’étais un gamin hyperactif. Si un enfant montre aujourd’hui le moindre signe d’hyperactivité, on lui file de la Ritaline ou on le calme avec une sorte de speed. Quand vous souffrez d’ADD (Attention Deficit Disorder), votre cerveau va tellement vite que vous êtes incapable de vous concentrer. Il se passe trop de choses et le speed, lui, vous aplanit, il vous égalise. Donc, peut-être seulement par hasard, je suis tombé dans le monde des drogues qui m’ont calmé un peu et m’ont procuré cette extraordinaire concentration, laquelle m’a permis de prendre des photos. Un peu l’inverse de ce à quoi on s’attend ? C’est le calme au milieu de la tempête, l’œil du cyclone que j’ai rencontré grâce au speed. C’était donc en effet de l’automédication sans que je m’en rende compte. Et je crois que ce calme m’a permis de prendre des photos comme celles du livre, en particulier quand il se passait quantité de choses, et même quand il ne se passait pas grand chose d’ailleurs, mais tout devenait passionnant à mes yeux. De la photo au cinéma Comment êtes-vous passé de la photo au cinéma ? Comment avez-vous décidé de faire un film comme Kids (1995), qui n’est certainement pas le moyen le plus simple de devenir cinéaste ? J’ai toujours voulu être cinéaste, mais j’étais tellement embarqué dans mon mode de vie et celui des marginaux, des drogués et des alcoolos, que j’aurais été incapable de faire un film – j’étais tout simplement trop défoncé. Donc finalement, je me suis juste dit : «C’est maintenant ou jamais, je veux faire un film.» J’en ai regardé quelques-uns… Les gens m’appelaient pour me dire «il faut que tu vois Drugstore Cowboy de Gus Van Sant, ce mec fait la même chose que toi», et alors je suis allé voir le film, et c’était un bon film. Mais ma réaction a été «ce mec marche sur mes plates-bandes, c’est à moi de faire ça !». Alors j’ai juste décidé de faire un film, j’ai fait une sorte de cure de désintoxication personnelle, je me suis décrassé et je me suis mis au travail. Je savais qu’il fallait me refaire une image si je voulais qu’on me prenne au sérieux et qu’on me confie de l’argent pour réaliser un film. J’ai fait beaucoup de trucs dingues, et c’est une réputation que j’ai encore. Mais je m’en suis sorti, j’ai été capable de le faire, et j’avais tellement donné dans l’autobiographique que je voulais faire quelque chose qui ne parle absolument pas de moi. J’avais trois enfants à l’époque, et mon fils avait douze ans. Il approchait de l’adolescence. Ma fille était plus jeune, et j’avais une autre fille plus âgée aussi, née durant la période marginale. Et je me suis dit, bon, je veux faire un film sur les adolescents d’aujourd’hui, dont je ne connaissais rien, ça ne parlerait pas de moi et c’est ça qui a été en quelque sorte le point de départ. J’ai exploré tout ça, j’ai regardé autour de moi et je me suis dit que les skateboarders étaient sans doute visuellement les plus intéressants. On les traitait comme des marginaux, ils faisaient peur et ils étaient détestés de tout le monde. Les adultes comme les flics étaient terrifiés par eux. J’ai pensé que c’était parce qu’ils étaient complètement libres, qu’ils pouvaient aller où ils voulaient et qu’ils étaient parfaitement autonomes, et donc j’ai commencé à explorer ce monde-là. J’ai traîné avec les skaters dans le pays pendant à peu près trois ans avant d’avoir mon idée pour le film. Mais Kids ne semble pas tellement parler de skate… Je voulais montrer comment ça se passait dans ce groupe de skaters que j’avais rencontrés dans le centre de New York, et même s’il y a très peu de skate dans le film, c’est vraiment un film de skateboard, mais pratiquement sans skate.