JEAN-FRANÇOIS REUBELL

L'Alsacien de la Révolution française OUVRAGES DE Jean-René SURATTEAU

Le Département du Mont-Terrible sous le régime du Directoire, Paris, Les Belles Lettres, 1965.

Les Élections de l'an VI et le coup d'État du 22 floréal (11 mai 1798), Paris, Les Belles Lettres, 1971.

L'Idée nationale, de la Révolution à nos jours, Paris, Presses Universitaires de Fran- ce, 1972, traductions en espagnol (1975), en italien (1983), en allemand (1985).

La Révolution française - Certitudes et controverses, Paris, Presses Universitaires de France, 1973. DIRECTION ET COLLABORATION : Dictionnaire historique de la Révolution française (Dictionnaire Soboul), Paris, Presses Universitaires de France, 1989. OUVRAGES COLLECTIFS : Occupants - Occupés, 1792-1814, Bruxelles, Centre d'histoire économique et so- ciale, 1969.

Les Pays sous domination française (1799-1814), Paris, Centre de documenta- tion universitaire, 1968. ÉDITION : LEFEBVRE Georges, La France sous le Directoire (Introduction, mise à jour biblio- graphique, état des questions), Paris, Éditions sociales, 1977 ; 2e édit. 1984. RUFER Alfred, La Suisse et la Révolution française (Introduction et bibliogra- phie), Paris, Société des études robespierristes, 1973. ÉDITONS DE TEXTES : En collaboration avec Claude FOHLEN : Textes d'histoire contemporaine, Paris, SEDES, 1967. En collaboration avec Claude FOHLEN : Textes et documents sur l'histoire de la Franche-Comté, Dijon, Éd. du CRDP, 1966. JEAN-RENÉ SURATTEAU ALAIN BISCHOFF

JEAN-FRANÇOIS REUBELL L'Alsacien de la Révolution française

E DU RHI REMERCIEMENTS

Je remercie tout d'abord mon ami Me Alain Bischoff, notaire à Mulhouse et Colmarien de naissance, tout à la fois amateur éclairé, bibliophile et biblio- graphe de l'histoire de la Révolution française, qui a soutenu et encouragé ce projet convenu avec Albert Soboul, peu avant la disparition prématurée de celui-ci. C'est grâce à l'active collaboration d'Alain Bischoff que ce livre peut paraître. Mes remerciements vont aussi à : - M. Jean-Marie Schmitt, archiviste de la Ville de Colmar que j'ai bien souvent consulté et dont la connaissance de l'histoire de sa ville - celle de Reubell – et de la généalogie alsacienne m'ont été du plus grand secours ; - M. Francis Gueth, bibliothécaire de la Ville de Colmar qui m'a ouvert toutes grandes les portes de son dépôt et m'a initié à la connaissance du legs Reu- bell ; - M. Yves Metman, conservateur honoraire aux Archives nationales qui m'a permis de débrouiller l'écheveau de la succession Reubell, grâce au souvenir gardé d'un de ses parents ; – l'agence généalogique Coutot-Roehrig et, en particulier, M. Lecole qui en dirige le bureau de Strasbourg ; je lui dois tous les renseignements nécessaires à la confection des tableaux généalogiques aussi complets que possible de la famille Reubell et de ses alliés.

Je remercie enfin mon ami Georges Livet qui a bien voulu accepter de pré- facer ce livre.

J.-R. SURATTEAU

Conception graphique et couverture Jean-Marc Biais

© 1995 - Editions du Rhin Tous droi ts réservés ISBN 2 86339 105 4 C'est Reubell qui était l'âme du Directoire. BARRAS

POURQUOI REUBELL ?

EAN-FRANÇOIS REUBELL a fait longtemps l'objet d'un oubli immérité. Au temps où étaient célébrés par les uns et honnis par les autres les grands hommes de la J Révolution, Reubell était simplement oublié – la pire des choses pour un homme politique. Comment s'expli- quer cette défaveur sur le plan national comme sur le plan régional ? • National car il a pâti du discrédit longtemps attaché au régi- me - celui du Directoire, instauré par la Constitution de l'an III - dominé par l'instabilité politique et la peur socia- le qui vont servir de prétexte au 18 Brumaire. • Régional car, comme le remarque Roger Jaquel dans son étude sur d'autres protagonistes alsaciens, Reubell n'a pas béné- ficié de l'intérêt attaché par l'historiographie locale aux deux branches principales que constituaient la tendance religieuse, la tendance politique et libérale, éléments essentiels de la recherche au XIX siècle. C'est pourquoi il nous faut être reconnaissant au Profes- seur Jean-René Suratteau, bien connu par ses travaux sur le Directoire, et à Alain Bischoff, pour n'avoir pas hésité à bri- ser le cercle du silence et à rendre au révolutionnaire haut- rhinois, « l'âme du Directoire », la justice qui lui est due. Non une œuvre hagiographique ni même de réhabilitation, mais un travail hautement scientifique, fondé sur des sources nouvelles, en l'occurrence les papiers de Reubell, acquis par la Bibliothèque nationale en 1931 et 1932, à la mort du der- nier héritier du révolutionnaire alsacien. Dépassant le cadre de la simple biographie, ce livre est une précieuse contri- bution à l'histoire d'un régime que l'on s'efforce de mieux connaître, de mieux comprendre, grâce à une appréciation plus exacte des difficultés de l'heure, sur le double plan inté- rieur et extérieur, où s'inscrivit l'action dynamique de Jean- François Reubell : le Directoire n'est pas à réhabiliter, mais à explorer et, surtout, à étudier en tant que « modèle » - souvent passionné - de la réalité politique, à un moment, au sortir de la Révolution, où il fallait « réinventer » la France. Alsacien, Reubell le fut sans conteste et le demeura toute sa vie : « de Colmar à Colmar », en passant par les assemblées parisiennes et la maison d'Arcueil, les séjours aux frontières et à l'étranger, telle s'inscrivit la trajectoire de sa destinée. Il est né à Colmar le 6 octobre 1747, a été baptisé en l'église Saint- Martin comme le relève un de ses biographes locaux, Félix Schae- delin ; né dans une famille de juristes, il est attaché à l'insti- tution marquante, le Conseil souverain, que Louis XIV installa en 1698 dans la capitale judiciaire de l'Alsace, devenue chef- lieu du Haut-Rhin, qui conservera sous l'Empire la cour d'ap- pel. Il est lié à Strasbourg également par l'université où il étu- die le droit germanique, comme celui du royaume, dans un établissement protestant – lui catholique - dont il défendra plus tard les droits nationaux, à l'instar de Guillaume Koch, futur recteur honoraire de la nouvelle université. Reubell, admis comme avocat au Conseil souverain, épouse Marie- Anne Mouhat, originaire de Grandvillars près de Belfort. La prise de possession de l'Alsace du nord au sud est complète : il la transcrira en actes pendant la Révolution. Le « parcours alsacien » reste classique. Avocat - refusant de reprendre le notariat paternel, peut-être plus lucratif mais combien plus pesant - bâtonnier en 1782, à l'âge de trente- cinq ans, porte-parole éloquent de ses confrères, il com- mence sa carrière politique avec les élections aux états géné- raux qui, rapidement, se transforment en Assemblée nationale. Une caractéristique essentielle bien mise en évidence dans cette biographie : entre les intermèdes parisiens, élections à la Convention, puis au Conseil des Anciens, missions à l'ex- térieur, Reubell revient sans cesse « se retremper » dans le cli- mat alsacien ; il en épouse même à l'Assemblée les outrances funestes, combattant avec passion la proposition de loi qui tendait à accorder aux juifs les droits de citoyens, écho d'une adresse de protestation envoyée à Versailles, le 31 décembre 1790, par le directoire et le conseil général du Haut-Rhin. Il subit d'ailleurs les contrecoups de la politique générale : il est rendu par certains responsable de la loi du 11 septembre 1790 qui prononce la suppression des , privant ainsi Colmar de son Conseil souverain. A la sortie de la Constituante, Reubell prend les fonctions de procureur-général-syndic du département du Haut-Rhin ; il se rend compte sur le terrain des difficultés qu'engendre l'application des réformes du nouveau système d'élection et de décentralisation introduit dans les départements et de l'acuité des problèmes propres à la frontière. Il découvre la valeur militaire d'un architecte strasbourgeois, à Belfort, Jean-Baptiste Kléber (qui vient de s'enrôler dans un bataillon de volontaires du Haut-Rhin). Reu- bell, de temps en temps, se retire dans sa « campagne » à Sigols- heim. Il reviendra enfin à Colmar à l'issue de sa vie publique, malgré les attaques dont il est l'objet quant à sa fortune, s'oc- cupe de son vignoble de Sigolsheim avant de mourir dans sa ville natale, le 24 novembre 1807, dans son logement de la maison Hosemann, laissant sa veuve dans une situation finan- cière précaire à laquelle Napoléon s'efforcera de remédier un peu. Cette unité attestée dans l'aventure d'une vie racontée avec simplicité et sobriété, se retrouve, non sans quelques ara- besques, dans ce destin politique qui, des rives du Rhin, passe sur les bords de la Seine. Le passage est délicat, la réus- site n'est pas assurée au sein de cette réunion de « provinciaux », que constituent alors les assemblées parisiennes où la paro- le est maîtresse. Pour certains (Jean Meyer) « député du Tiers, l'homme était pétri de contradictions » : peut-être pas, si l'on s'en rapporte à son origine et à son milieu. Il reste l'hom- me de sa classe : la bourgeoisie moyenne d'Alsace, les pieds sur terre et le front dans les nuages. Homme de la frontiè- re, attaché à la République qu'il entend défendre envers et contre tous, tous ces ennemis qu'il a vus de près sur les bords du Rhin, armées étrangères, émigrés agissants, prêtres réfrac- taires animés par le cardinal de Rohan, menées subversives issues de Suisse et des États riverains. Son activité s'inscrit suivant ces lignes de faîte : tout naturellement et sans problème de conscience, elle passe du plan régional au plan national, voire européen, à une époque où, justement, se reconstrui- sent et la France et l'Europe. La France, c'est-à-dire, sans conteste, la République. Il est resté l'homme qui, dès 1774, prenait fait et cause devant le Conseil souverain, puis le Conseil des dépêches, pour les communautés de Horbourg et de Riquewihr contre leur sei- gneur, le duc de Wurtemberg, qui prétendait introduire sur ses terres des nouveautés en matière de corvées féodales. Il invoqua alors le droit naturel des hommes à n'être pas impo- sés sans leur consentement, prélude aux théories politiques qu'il devait défendre plus tard à la Constituante et à la Convention. Reubell combattit de la même façon les « droits » des princes allemands possessionnés en Alsace, s'intéressa aux questions financières et économiques, notamment celle tou- chant à la vigne si brûlante alors, et devint le 25 avril 1791 pré- sident de l'Assemblée nationale. Mais c'est comme participant au pouvoir exécutif, après les excès de la Terreur et ce « chan- gement de majorité parlementaire » que fut le 9 Thermidor, qu'il se révèle homme de gouvernement en tant que Direc- teur de la République, fonction qu'il occupera du 31 octobre 1795 au 16 mai 1799. Il est éliminé du Directoire par le sort quelques mois avant le coup d'État du 18 Brumaire (9-10 novembre 1799). Le livre relate avec précision cette période tumultueuse de notre histoire nationale, à une époque où le pouvoir, à la recherche d'un équilibre difficile à maintenir, navigue entre les extrêmes et s'efforce de sauver ce qui doit être sauvé de l'héritage de la Révolution, oscillant entre les menées des partis, les intrigues des hommes, militaires et civils, l'atmosphère délétère de jouissance, de corruption, de calomnies, sur un fond de misère généralisée. L'Europe ? C'est-à-dire la guerre et la diplomatie qui, très rapidement, comme l'avait prévu Robespierre en avril 1792, vont prendre le pas sur les affaires intérieures et compro- mettre la construction de l'État républicain en l'inclinant dans le sens de la dictature. D'abord pour Reubell, c'est le temps des expériences en tant que représentant en mission, membre élu du Comité de Sûreté générale et du Comité de Salut public de la Convention nationale. Aux armées du Rhin, de la Moselle et des Vosges d'abord, en décembre 1792 - date de l'envoi de la fameuse lettre qui lui sera tant repro- chée ainsi qu'à ses collègues, disant leur indignation d'ap- prendre « que Louis Capet vit encore » - enfermé dans Mayence, il fait partie de ce cortège pathétique et farouche que, le 22 juillet, Goethe vit sortir de la place capitulant devant l'ennemi. Puis en Vendée, autre expérience doulou- reuse, où le frère combat le frère, guerre menée par des incapables qu'il dénonce au Comité de Salut public, expri- mant en même temps à Merlin de Thionville sa conviction profonde : « Pour moi je suis toujours le même, le cœur pur et le gousset vide, rempli d'espoir de voir triompher la Répu- blique et de la voir surnager à toutes les passions... » Autre forme d'activité où la théorie rejoint le fait : la diplomatie, c'est-à-dire l'art de faire la paix, plus difficile encore que celui de faire la guerre. Le livre nous fait péné- trer dans l'univers intime de « l'ouvrier de la paix » que fut Reubell, en Hollande et à Bâle, disloquant en 1795 la première Coalition, reculant les limites de la France jusqu'au Rhin, posant la question toujours si discutée des « frontières natu- relles » qui, pour lui, devaient être également des frontières idéologiques. Sont utilisés à plein les papiers inédits de Reu- bell entrés à la Bibliothèque nationale, lettres à lui adres- sées concernant l'attitude de la France envers l'Angleterre, les forces maritimes hollandaises, les projets d'expédition, et, du côté continental, des notes concernant le traité de Cam- poformio, la députation de l'Empire, Rastatt (douloureux sou- venir), la légation française en Italie face aux projets de Bonaparte, la situation après fructidor... De la correspondance avec Barbet, étant donnée l'importance de la question hel- vétique pour le Colmarien, relevons cet extrait d'une lettre de Barbet du 28 fructidor an V : « Nous pourrions nous éle- ver au-dessus du besoin de nous populariser en Suisse mais il faudrait alors recommencer une guerre sanglante, tuer beaucoup d'hommes, car les Suisses sont fanatiques pour tout ce qui peut avoir rapport à leur indépendance... » C'est toute une Europe que l'on voit ainsi se reconstrui- re sous nos yeux au moment où un autre génie à l'ambition personnelle et appuyée sur l'armée et une opinion publique plus avide de renommée que d'énergie obstinée, dessine une vision dont l'échec final ruinera en 1815 les réalisations de 1795. Bonaparte et Reubell ? Avec ou contre lui ? Antagonisme de deux hommes mais aussi de deux conceptions de la Répu- blique, de la France et de l'Europe, et surtout, de nos jours, sujet de réflexions pertinentes où se rencontrent, comme tant de fois, dans le discours politique, l'imaginaire et le réel.

Georges LIVET PREMIERE PARTIE

REUBELL

AVANT LE DIRECTOIRE

CHAPITRE I

' IL FAUT EN CROIRE le Mémorial de Sainte-Hélène, Napoléon aurait déclaré que, parmi les Directeurs, Reubell était le seul qui ait eu la carrure d'un homme d'État ; S il aurait même ajouté que sa sortie du Directoire avait été désastreuse pour la République 1 ; un esprit mal intentionné aurait pu ajouter que le sort de Bonaparte en eût (peut-être) été changé. Mais ce sont là des conjectures et on ne fait ni ne refait l'Histoire avec des « si » condi- tionnels... Jean-François Reubell, né le 6 octobre 1747 à Colmar, était le sixième des onze enfants (le troisième des six qui survécurent) de Jean Reubell, originaire de Sélestat, avocat et secrétaire-interprète au Conseil souverain d'Alsace puis notai- re royal à Colmar, et de Domitille Simottel son épouse. Les Reubell (et non Rewbell) avaient été prolifiques depuis plusieurs générations ; le futur révolutionnaire était ainsi apparenté à plusieurs familles de la moyenne bourgeoisie de Haute-Alsace. Parmi les frères de Jean-François qui survécurent, l'aîné, François-Xavier, devint receveur des domaines royaux à Col- mar ; un autre, Henri Thomas, militaire de carrière, finira géné- ral ; le benjamin de la famille, Philippe Louis, fut procureur du Magistrat de Colmar 3 Les quatre beaux-frères de J.-F. Reubell, Maas, mari de sa sœur Anne Françoise Charlotte, Mou- hat, frère de sa femme, Rapinat et Belot, maris de deux sœurs de celle-ci, jouèrent un rôle plus ou moins important pen- dant la Révolution (le plus en vedette sera Rapinat) 4 de même que certains de ses cousins comme Jean Bernard Albert et Sébastien Simon (?). On attribuera à Reubell bien d'autres parents, l'évêque Gobel, le général Schérer*, le député Ritter, l'agent diplomatique Mengaud. Reubell dit lui-même : «J'ai eu beaucoup de parents quand j'étais membre du Directoire exécutif 5 » La maison natale de J.-F. Reubell ne peut être située avec précision à Colmar ; il est possible que ce fût celle de ses grands-parents maternels, 3 rue des Blés On ne sait rien de la prime jeunesse du futur homme d'État. Lorsqu'il vint au monde, il avait un frère âgé de onze ans, une sœur de sept ans (elle mourut quatre ans plus tard) et un autre frère âgé de cinq ans ; les autres enfants du couple Reubell-Simottel nés avant 1747 étaient morts en bas âge avant la naissance de Jean-François. Sa scolarité se passa au Collège des Jésuites de Colmar**. En 1764, il partit à Strasbourg pour faire des études de droit Il avait acquis dans ses premières années de bonnes connais- sances non seulement de droit mais aussi de philosophie et d'histoire. Le 3 mai 1766, il soutint une thèse de licence ès lois il rentra à Colmar peu après pour s'y inscrire au tableau des avo- cats près le Conseil souverain d'Alsace; il n'avait que dix- neuf ans. La famille Reubell s'était alors accrue de plusieurs unités. Si la sœur aînée de Jean-François était, comme on l'a dit, morte à l'âge de onze ans, aux deux frères aînés du nouvel avocat s'étaient adjoints une sœur - de deux ans sa cadette –

* Sans être parent des Reubell, le général Schérer aurait été (?) apparenté à la première femme de François Ignace Maas, lequel épousa en secondes noces Anne Françoise Charlotte, la plus jeune sœur de J.-F. Reubell (Voir Guyot R., Documents biographiques sur J-F. Reubell (1747-1807), Paris-Nancy, 1911, n° 513, p. 171. ** Actuel lycée d'État Bartholdi. et un plus jeune frère né en 1754 (d'autres étant morts, en bas âge). De la sorte, la famille Reubell se trouvait, en défi- nitive, composée de cinq enfants vivants, six étant morts, chiffre de mortalité assez courant à l'époque, cependant un peu élevé pour une famille de cette condition sociale. Le 7 novembre 1772, Jean-François Reubell succéda à son père dans la charge de notaire royal à la résidence de Col- mar mais il résigna cette charge dès le 27 février 1774 afin de redevenir avocat et de se réinscrire au barreau le 13 février 1775. Pour quelles raisons* ? Il semble y en avoir eu plu- sieurs. Sans doute l'état de santé de son père qui mourut d'ailleurs peu après, compta pour beaucoup dans cette déci- sion. Il avait été semble-t-il, en outre, convenu que le plus jeune des fils Reubell remplacerait leur père comme notaire royal. Par ailleurs, Jean-François avait accueilli la demande des communautés du comté de Riquewihr-Horbourg contre leur seigneur le duc de Wurtemberg, prince de Montbéliard. Ces communautés appelaient d'un arrêt du Conseil souverain du 7 septembre 1769 au sujet de taxes nouvelles (novalies) repré- sentatives de corvées en nature que leur seigneur voulait leur imposer. Cet arrêt avait donné gain de cause au duc. Les communiers avaient alors « été envoyés à se pourvoir devant le Conseil des dépêches » à Versailles. Un mémoire de la Ville de Riquewihr avait été rédigé par le cousin de Reubell, Jean Bernard Albert, autre avocat au Conseil souverain de Colmar. Les autres communautés du comté furent de même envoyées en appel devant la même haute juridiction par un mémoire de J.-F. Reubell et sur les conclusions du procu-

* Il n'est pas sûr que J.-F. Reubell ait réellement succédé à son père dans cette charge. En effet, Lobstein J.-F., dans son Manuel du Notariat en Alsace (1844, p. 56) ne mentionne qu'un seul Reubell - sans indication de prénoms - comme notaire royal à Colmar du 27 août 1761 au 27 février 1774. Pourtant selon Guyot R. (Documents biographiques, ouvr. cit., n° 42, p. 41) : « Jean Fran- çois Reubell succéda à son père de novembre 1772 à février 1774 ». reur général Mouhat, le futur beau-père de ce dernier. L'af- faire compliquée par l'entrée en lice de la Commune de Mittelwihr fut réglée victorieusement en 1779 seulement Il est intéressant de noter que, parmi les arguments employés par Reubell pour soutenir les droits des commu- nautés devant le Conseil des dépêches - où le rapporteur fut le conseiller-comte du Muy - figure la référence explicite au « droit naturel des hommes à n'être pas imposés sans leur consentement exprimé ». Jean-François Reubell est parvenu en ces années 1775 et suivantes à la notoriété juridique et même politique locale. Il est désigné comme syndic de l'ordre le 25 septembre 1776 avant d'être élu bâtonnier le 23 septembre 1782 - il est alors âgé de trente-cinq ans. Est-il, eu égard aux principes qu'il invoquait dans la reten- tissante affaire de Riquewihr-Horbourg, un « homme des Lumières », un « Aufklärer» selon le terme allemand ? Son nom ne figure ni parmi ceux des membres de la société de lecture de Pfeffel (fondée par ce poète et pédagogue col- marien en 1760), ni parmi les adhérents de la loge maçon- nique La Concorde de Colmar (fondée en 1775), ni dans le tableau dressé en 1785 des membres de la Tabagie littérai- re, une des « sociétés de pensée » annonciatrice de réformes sinon de la Révolution ; pourtant, plusieurs de ses confrères, Blanchard, Mueg, Bourste, Thurmann et le greffier Jour- dain, étaient membres de cette société, de même que les conseillers Payen de Montfort, Français, Queffenne, Zai- guelius et Horer La bibliothèque de Reubell, actuellement déposée à la Bibliothèque de la ville de Colmar, ne renferme que des livres de collection hérités de son père ou plus récemment acquis, de belles éditions « dont l'état de fraîcheur trahit le caractère décoratif », ou des ouvrages juridiques, des « usuels » d'un homme de loi de l'époque. Le procès de Riquewihr-Horbourg avait été pour J.-F. Reu- bell, toutes choses égales par ailleurs, un peu comme le pen- dant du procès du paratonnerre dans lequel s'était illustré le jeune avocat arrageois Maximilien de Robespierre, son futur collègue à la Constituante puis à la Convention. Pour- tant, Reubell ne s'affubla pas, lui, de la particule, contraire- ment à son frère aîné Henri – le futur général – qui en pâti- ra en l'an II Pour J.-F. Reubell qui avait perdu successivement son père le 19 avril 1775 et sa mère le 15 mai 1776, le deuxième grand événement de sa vie fut son mariage avec Anne-Marie (ou Marie-Anne) Mouhat, le 16 octobre 1775 à Delle. Il fut célé- bré par Antoine Mouhat, recteur et curé-doyen, oncle pater- nel de la mariée. Les témoins étaient François-Xavier Reubell, frère du marié et Jean-Bernard Albert, cousin germain de la mariée. Le prénom de celle-ci a fait naître une légende tenace selon laquelle c'était l'épouse de Reubell qui aurait été « la marraine de la République ». Cette légende en est bien une comme l'ont démontré Maurice Agulhon et Jean-Marie Schmitt L'épouse de Reubell se prénommait Anna-Maria selon son acte de baptême, Maria-Anna selon son acte de maria- ge, ou en français, d'une seule émission de voix. Mais la chronologie s'oppose à ce que Marie-Anne ou Marian- ne Reubell ait pu être la marraine de la République comme certains ont tenté de le faire croire en suivant un « on-dit » des peu crédibles Mémoires de Barras. On trouve en effet ce prénom emblématique de l'an II alors que Reubell n'avait pas atteint encore la notoriété nationa- le. Et même, il a été signalé que cette appellation était déjà apparue en 1792 dans le Midi J.-M. Schmitt pense de son côté, que « l'histoire a été lancée dans un article de Félix Schaedelin » 14 Enfin, un encadré pour le moins inoppor- tun a été ajouté à l'un des derniers articles de J.-R. Surat- teau L'épouse de Reubell était la fille aînée de ce procureur général au Conseil souverain que l'on a rencontré dans le pro- cès de Riquewihr-Horbourg ; les Mouhat étaient originaires de Grandvillars près de Delle et ainsi Reubell s'intéressa à la région de Delle et de Belfort, et même à Porrentruy, la « capi- tale » de la principauté épiscopale de Bâle. Aussi, rien de ce qui se passait dans ce pays ne lui était étranger, à tel point qu'un magistrat de Bienne déclarera en 1796 que, trouvant en face de lui le Directeur alsacien, il avait avec stupéfaction « cru avoir affaire au chancelier du prince-évêque de Bâle » 16 Reubell était donc, depuis son mariage, très au courant de ce qui intéressait l'évêché de Bâle, de même que l'affai- re des corvées l'avait amené à porter attention à la principauté de Montbéliard, autre et principale possession locale des Wurtemberg. Par suite de son mariage également, Reubell avait noué des relations avec de nombreux Alsaciens du Sundgau et avec des francophones belfortains et dellois dont les noms apparaîtront souvent dans sa correspondance privée et poli- tique ; les plus célèbres sont Jean-Baptiste Joseph Gobel – de Thann - suffragant du prince-évêque de Bâle pour la Haute- Alsace, futur Constituant puis évêque constitutionnel de Paris ; le neveu par alliance de celui-ci, Joseph Antoine Reng- guer, syndic des états de la principauté épiscopale de Bâle- Porrentruy, les Belfortains Joseph Antoine Mengaud et Fran- çois Augustin Roussel, les frères Belin et le général Schérer de Delle, et bien d'autres hommes connus, peu connus ou méconnus que l'on retrouvera, chemin faisant, tout au long de la carrière du Colmarien pendant la décennie révolu- tionnaire 17 Reubell entretenait même des relations avec l'Allemagne rhénane ; il se rendit notamment pour une mission juri- dique en 1775 à Mannheim, ville dans laquelle il devait reve- nir, en 1795, comme représentant en mission et membre du Comité de Salut public 18 Par ailleurs, Reubell avait plaidé dans plusieurs procès contre des juifs et il apparaît que le reproche d'antisémitis- me qu'on lui adressa parfois n'était pas totalement dénué de vérité, bien que le terme d'antisémitisme fût alors anachro- nique ; et il est vrai, à sa décharge, qu'il avait plaidé au moins une fois à Berne, en faveur de financiers juifs ; certains attri- buèrent même son animosité contre Berne à la perte de ce procès. On retrouvera cet « antisémitisme » quand Reubell s'opposera à l'acceptation de l'octroi de la citoyenneté fran- çaise aux juifs alsaciens au cours de la session de l'Assem- blée constituante ; on retrouvera enfin les relents de cet « antisémitisme » dans les dernières années et jusqu'aux der- niers jours de la vie de Reubell Reubell était, il est sûr, dans les années 1780, l'un des ténors du barreau alsacien ; son nom côtoyait sur le tableau des avocats de Colmar les plus grands noms des praticiens locaux dont beaucoup firent carrière sous la Révolution, sous l'Empire et jusque sous la Restauration 20 Une seule ombre était venue obscurcir l'ascension du jeune avocat. Son frère aîné François-Xavier, receveur des revenus patrimoniaux de la Ville de Colmar, fut accusé en 1780 de malversations ou, au moins, d'omissions dans la reddition de ses comptes pour 1779 21 ; il mourut le 8 juillet 1781 dans des circonstances telles que l'on pensa, avec quelque raison, qu'il s'était suicidé ; le folio 23 du Verzeichniss löblicher Stadt Colmar. Ratsatzordnung. Ms de Sigismond Billing porte cette mention quadrilingue : « 1777-1781. M. Reubell [en français] Decessit [en latin] auto- cheir [en grec, "de sa propre main"] "8 Juli " [en allemand] ». Ce fut Jean-François Reubell qui dut en 1783 se porter garant et donner caution pour le compte non rendu de 1780 (il aurait dû l'être en 1781 sub regula) ; puis, le 15 décembre 1785, l'intendant La Galaizière enjoignait à J.-F. Reubell « d'épu- rer [ses] comptes de l'année 1781 sous peine de prison aux Ponts-Couverts de Strasbourg » ; Reubell s'engageait à rem- bourser le déficit éventuel car son frère Philippe Louis, le ben- jamin de la famille, n'avait pas voulu participer à l'extinc- tion de la dette éventuelle, « n'étant pas nommé dans le tes- tament du défunt ». Pourtant, il n'apparaît pas que cette pénible affaire eût nui à l'avocat colmarien qui avait paru même y avoir joué le beau rôle contrairement à son jeune frère. A la veille de la Révolution, quelles étaient les préoccupations de Jean-François Reubell élu pour la seconde fois bâtonnier, à point nommé, le 22 février 1789 ? Il n'avait pas participé aux instances prérévolutionnaires issues de l'Assemblée pro- vinciale créée en 1787. Pierre Renouvin note dans sa thèse complémentaire consacrée aux Assemblées provinciales 22 que le Conseil souverain d'Alsace enregistra sans difficultés - contrairement à certains Parlements ou Cours souveraines – la création, œuvre de Necker, de cette Assemblée ; mais ajou- te cet auteur : « Il est vrai qu'il [le Conseil souverain] aurait voulu voir élargies les attributions des Assemblées mais ce n'était là qu'un vœu pieux puisqu'il n'invoquait pas cette deman- de dans le texte de son arrêt. » À l'Assemblée d'Alsace, M. de Turckheim, dans un rap- port du 26 novembre 1787, constatait que la population de l'Alsace préférait la corvée en nature à un nouvel impôt représentatif, ce qui aurait dû intéresser l'ancien plaideur pour les communautés du comté de Riquewihr-Horbourg. De même, l'Assemblée provinciale s'occupa des princes allemands possessionnés que Reubell dénoncera inlassable- ment à la Constituante. Puis le procureur-syndic Schwendt s'éleva contre le régime fiscal « particulièrement compliqué de la province » et se heurta au cardinal de Rohan au sujet de l'arpentage des terres en vue de la confection d'un cadastre, puis à propos de la destruction des barrières de péage. Lorsque le garde des Sceaux Barentin fit interdire la vente d'un Précis des procès-verbaux de l'Assemblée provinciale édité à Stras- bourg, on ne trouve pas la trace d'un émoi public de Reu- bell. L'avocat colmarien ne se manifesta pas davantage lors des séances de la Commission intermédiaire permanente établie par l'Assemblée provinciale. Lorsque l'intendant La Galaizière écrivit au contrôleur général que « l'Alsace se trouvait dans un moment de déchaînement général contre l'ancienne administration » 23 Reubell ne semble pas avoir bronché, non plus que lors du conflit ouvert avec l'inten- dant et avec le préteur royal, de Gérard, conflit opposant aux vœux de rénovation de la Commission intermédiaire, l'ordre ancien des Gerichte et des Statthalter, celui des Dix Villes Impériales, celui des Quatre Villes Royales (Fort-Louis, Huningue, Neuf-Brisach et Ensisheim), celui du Clergé (encore Rohan.., celui des princes allemands possession- nés (le landgrave de Hesse, le duc de Deux-Ponts, les princes de Salm-Salm, l'évêque de Spire...) tous droits fondés sur le traité de Munster de 1648. C'est Schwendt, procureur de la Commission intermé- diaire*, qui intervint. Cette « abstention » de Reubell tend à conforter l'opinion selon laquelle il n'apparaît pas enco- re comme un réformateur déclaré ou, à tout le moins, cela n'est pas sensible 24 Pourtant, Reubell est parmi les patriciens colmariens qui suivent de près - et sans doute avec une ferveur cependant tempérée, quelque peu « attentiste » – les événements qui s'ac- célèrent dans les années 1788-1789. Il passait pour jouir d'une certaine aisance financière. Il déclarera pour la contri- bution patriotique lancée par Necker à l'automne suivant, un revenu net de 1400 livres par an, sans compter son argenterie et ses bijoux, ni une réserve de monnaie métallique 25 En 1789, le bâtonnier Reubell avait eu, de son union, trois enfants (mais l'aînée, née le 22 juillet 1776, était morte en bas âge) ; il lui restait deux fils : Jean-Jacques né le 12 août 1777 et François-Xavier, le 6 janvier 1780. Donc, pas de famille

* Cette commission, qui comprenait un nombre restreint de membres, assu- rait le suivi des décisions ou propositions de l'Assemblée provinciale dont elle était, somme toute, une commission permanente. nombreuse, contrairement à celles de ses parents et de ses aïeux ; ses frères, sœurs et beaux-frères suivirent son exemple. Lors des réunions préparatoires pour les états généraux qui se tinrent à Colmar du 18 au 21 mars 1789, pour ce qui concernait le « district » de Colmar et Schlestadt (Sélestat), Reubell joua contrairement aux années précédentes, un rôle très important À la suite de la création des « districts » électoraux alsa- ciens, les « districts » réunis de Colmar et de Schlestadt for- mèrent une seule subdivision. Reubell se singularisa avec quelques roturiers du barreau, en rédigeant un cahier par- ticulier pour le Tiers du Conseil souverain. Selon ce cahier, ces avocats devaient prendre part aux délibérations du Tiers- État du « district » nouvellement créé de Colmar-Schlestadt, alors que, en principe, les membres non nobles du Conseil souverain devaient être rattachés au collège électoral de la Décapole, lequel n'avait à élire qu'au titre du Tiers (celui des Bürger, terme amphibologique signifiant en français à la fois « citoyens » et « bourgeois »). Le prince Victor de Broglie qui présida l'assemblée électorale de Colmar et qui figurait parmi les nobles les plus libéraux de l'Alsace appuya l'initiative de Reubell et de ses amis, ce qui n'empêcha pas qu'elle fût dénoncée près de Necker. En fin de compte, le Conseil d'État, suivant les conclusions du contrôleur général, ne releva pas cette irrégularité et se rangea à l'avis de Broglie soutenant le point de vue de Reubell. L'Alsace demeurait une mosaïque administrative héritée du traité de Munster et aussi des particularités de sa réunion définitive à la France sous Louis XIV, de celle de Strasbourg en dernier lieu. Paul Leuilliot, dans un court mais substan- tiel article sur les « Cayers » de doléances rédigés pour le « district » de Belfort et Huningue par Claude Mengaud père, lieutenant de bailli d'épée 27 explique bien ces parti- cularités aggravées encore par la donation faite en 1659 aux Mazarin de « monstres territoriaux » auparavant autrichiens en Haute-Alsace (comté de Ferrette, seigneuries de Belfort, de Delle, d'Altkirch et de Thann). Les ducs de Valentinois- Monaco avaient hérité de ce « duché Mazarin » et avaient ajouté à leurs titres ceux de duc de Mazarin-Mancini, de comte de Ferrette et de Belfort, même lorsqu'à la dernière héritière des Grimaldi-Monaco avait succédé par adoption un Matignon*. Il fallait aussi tenir compte des statuts urbains forts divers, puisqu'en dehors de la Décapole et de la ville libre de Stras- bourg, il y avait, en Haute-Alsace, les Quatre Villes Royales déjà signalées qui avaient toutes un statut particulier de « franchises ». De ce fait, l'institution d'une Assemblée pro- vinciale d'Alsace par l'édit de Necker du 12 juillet 1787 dans une province qui n'avait naturellement jamais connu d'« états » constituait « presque en soi une première révolution pour l'Al- sace » selon les termes de Paul Leuilliot. Cela explique que la convocation des états généraux n'al- lât pas de soi en Alsace ; il fallut, puisqu'il n'y avait pas, évi- demment, de précédent de 1614, instituer des « districts » que d'aucuns appelèrent indûment bailliages comme dans le reste du royaume. Cette institution n'apaisa pas tous les dif- férends, surtout pour le Tiers-État, celui des Bürger (en fran- çais, le mot « bourgeois » n'ayant pas exactement le même sens) ; dans certaines communautés alsaciennes, des nobles et des clercs étaient considérés comme des Bürger (ici : « citoyens ») ; a contrario, ce qui fut le cas des « officiers » du Conseil sou- verain qui n'étaient pas nobles, ces ressortissants du Tiers pouvaient être aussi revendiqués par divers « corps », comme la Décapole ou certaines cités relevant de divers droits.

* Les Grimaldi avaient acheté Monaco aux Génois en 1308. À sa mort en 1731, le dernier des Grimaldi, ne laissant qu'une fille mariée à un Matignon, le fils né de cette union devint prince de Monaco, en prenant le nom de Gri- maldi. Les Grimaldi-Matignon subsistèrent jusqu'en 1949, où par adoption, le prince actuel, né Polignac, succéda au dernier des Matignon-Grimaldi et prit aussi le nom de Grimaldi. Le prince Victor de Broglie, désigné bailli d'épée, convo- qua l'Assemblée définitive du « district » de Colmar-Schles- tadt pour le 20 mars à Colmar. Reubell fut tout de suite l'un des électeurs les plus en vue de l'ordre du Tiers. Dès ce 20 mars, les « comparants » (quatre conseillers souverains, un bailli, trois notaires royaux, trente-deux avocats, vingt-six pro- cureurs, trois greffiers, un procureur fiscal, sept officiers de cavalerie de maréchaussée non nobles, onze huissiers, deux chevaliers de Saint-Louis non nobles, un imprimeur, deux commerçants, un secrétaire du parquet et un garde-archives) désignèrent en leur sein huit « commissaires départis » dont Reubell, pour rédiger le cahier de doléances de l'ordre 28 À l'assemblée électorale, tenue aussi à Colmar, Jean-Fran- çois Reubell fut élu, le 2 avril, le second des trois députés du Tiers du « district » de Colmar-Schlestadt ; son cousin Albert l'aîné fut nommé suppléant de Hermann, premier élu titulaire (il siégera en octobre 1790 pour remplacer ce der- nier, décédé) 29 À l'assemblée électorale du « district » de Belfort-Huningue, le chanoine et official de Bâle, suffragant pour la Haute- Alsace du prince-évêque de Bâle, le Thannois Jean-Baptiste Joseph Gobel, qui était une vieille connaissance de Reubell, fut élu député du Clergé. L'élection de Reubell et de ses deux colistiers était contes- table car les « officiers » non nobles du Conseil souverain d'Al- sace auraient dû prendre part à l'assemblée de la Décapole dont Colmar faisait partie et non à celle des « districts réunis » créés par l'ordonnance royale du 20 janvier 1789 (Belfort- Huningue, Colmar-Schlestadt et Haguenau-Wissembourg) mais, on l'a vu, le Conseil du Roi passa outre à cette « irré- gularité ». Les élections du Clergé et de la Noblesse ne posaient pas problème, car les opérations des Dix Villes Impériales ne concernaient que les Bürger (bourgeois) de ces villes. Les nobles étaient normalement tributaires de la Noblesse des nouveaux « districts ». Quant aux ecclésiastiques, ceux de Basse-Alsace relevaient du diocèse de Strasbourg, ceux de Haute-Alsace, en partie du diocèse de Bâle-Porrentruy, en par- tie de l'archidiocèse de Besançon, mais comme le premier était « réputé étranger » et le siège de l'autre bien lointain, le Clergé des deux juridictions fut agrégé en partie au « dis- trict » de Colmar-Schlestadt et en partie à celui de Belfort-Hu- ningue 30 Jean-François Reubell quitta Colmar sans doute le 30 avril 1789. Il emportait la plupart des cahiers du Tiers de son « dis- trict » et même certains cahiers d'autres « districts » alsa- ciens. L'ouverture des états généraux à Versailles était prévue pour le 4 mai, mais elle fut reportée au lendemain, le 4 étant réser- vé au défilé officiel. Reubell ne pensait sûrement pas, non plus que les autres élus de toutes les provinces du royaume, res- ter dans la région parisienne, à Versailles puis à Paris même, près de deux ans et demi, jusqu'à la fin du mois de sep- tembre 1791 ! CHAPITRE I

1. LAS CASES (COMTE DE) , Le Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Cercle des biblio- philes, s.d., éd. André Fugier, t. II, juin 1816 (9 juin 1816), p. 782.

2. Voir dans l'ouvrage de GUYOT R., Documents biographiques sur Jean-François Reu- bell (1747-1807), thèse complémentaire, Paris, 1911, pp. 11-12, note sur l'or- thographe du nom Reubell.

3. Le premier né, Jean-Claude Élie, né en 1735, mourut à l'âge de deux ans et demi ; le troisième, Claude, né en 1738, atteignit sa quatrième année ; le sixième, François Philippe, né en 1751, ne dépassa pas onze mois ; les septième et huitième, nés en 1752 (qui étaient jumeaux), moururent respectivement au bout de deux ans et trois ans. Voir pour plus de détails, le tableau généa- logique Reubell infra, en annexe.

4. Voir le tableau généalogique Mouhat infra, en annexe.

5. La « parenté » de Reubell. Celui-ci avait de nombreux parents et sa femme en avait davantage. Parmi ces « parents » figuraient, du côté Reubell, les Nansé, famille fort nombreuse, et, du côté Mouhat, entre autres, les Chauf- four et les Papigny. Les Béchaux, de Porrentruy, qui appelaient Reubell « cou- sin », n'étaient que l'oncle et le cousin germain de C.J. Bruat (par le père de ce dernier). Par les Nansé, on atteignait les Rengguer et les Raspieller de Porrentruy, les Voisard, de cette même ville et de Saint-Hippolyte. En ce qui concerne Sébastien Simon, il appelait, lui aussi Reubell « mon cher cousin » ; mais J.-M. Schmitt, le meilleur connaisseur des familles de Haute-Alsace à cette époque, n'a pas pu trouver de liens de parenté entre eux, « ni au niveau des épouses et des beaux-parents, ni des parents et des grands-parents respectifs des deux hommes, ni encore des alliances de leurs frères et soeurs », et il conclut ainsi, « ou bien, il faut chercher un cousinage à la mode de Bretagne, remontant à la septième génération, ou bien, ce terme de cousin n'est pas à prendre au pied de la lettre »... (cf. SCHMITT J-M., Les maires de Colmar: Simon, le premier maire républicain (1792-1795), in L'Alsace du 13 janvier 1989). Quant au général Schérer, que Reubell affirma, en 1799, n'avoir connu que trois ans plus tôt, il paraît possible qu'Anne-Marie Mouhat ait fréquenté la famille Schérer quand elle séjournait dans sajeunesse, chez son oncle, le curé-doyen de Delle ; mais, il convient de noter que Schérer, comme tous les jeunes gar- çons destinés à la carrière des armes, avait quitté sa ville natale à l'âge de 12 ans, alors que A.-M. Mouhat n'avait que 8 ans. Schérer était, semble-t-il, appa- renté à la première femme de François-Ignace Maas, Marie-Barbe Arnold. Devenu veuf, sans postérité, François-Ignace Maas épousa l'une des sœurs de J.-F. Reubell, Anne-Françoise Charlotte, le 8 juillet 1775. Le couple Maas- Reubell eut 2 filles (nées toutes deux à Colmar, Anne-Marie Charlotte, le 20 mai 1787, et Suzanne Madeleine le 1 juin 1791). François-Ignace Maas joua un rôle actif mais obscur dans l'entourage de Reubell. Quant à François Belot, mari de Françoise Élisabeth Mouhat (la cadette de la belle-famille de Reubell, née le 2 janvier 1751), il fut plus effacé. On sait peu de chose sur lui, Reubell dit lui-même de Belot « qu'il était un personnage tout à fait obscur » (cf. Bibliothèque nationale, Manuscrits, Nouvelles acquisitions françaises, ci- après en abrégé BN, Mns Nouv. acq., fr. 23654 ff 259-260). Sur Rapinat, son autre beau-frère, voir infra, deuxième partie, chapitre II, « Le second Direc- toire – l'ascension de Reubell ».

6. Pour les années colmariennes de Jean-François Reubell, il faut se reporter à l'article de SCHMITT J-M., « Pour situer Reubell. Milieu familial et souvenirs colmariens d'un Directeur de la République », « Colmar et la Révolution », Annuaire de la Société d'histoire et d'Archéologie de Colmar, 1988-1989, pp. 107- 129. Sur la maison natale de J.-F. Reubell, voir p. 111. Selon SCHAEDELIN F., « Reu- bell », La vie en Alsace, 1928, pp. 230-240, le père de Reubell « était possesseur le 27 novembre 1743 d'une maison située rue des Juifs qu'il habitait en tota- lité » (p. 231). J.-F. Reubell n'acquit qu'en 1782 « la maison sise au n° 50 de la rue des Clefs (maison rasée il y a quelques mois) » écrit J.-M. SCHMITT dans son article (p. 111).

7. KNOD G., Die alten Matrikeln der Universität Strassburg, 1621 bis 1793, Bd, 2, Strasbourg 1897, Archives départementales du Bas-Rhin.

8. HOMAN G.-D., jean-François Reubell. French Revolutionary, patriot and Director (1747-1807), La Haye, 1971, p. 8, et SCHMITT J-M., art. cit., pp. 108-112, ce der- nier corrigeant souvent l'historien americain. Reubell avait soutenu sa thèse le 19 avril 1766 (KNOD G., ouvr. cit., note 6).

9. Sur l'affaire de Riquewihr-Horbourg, voir GUYOT R., ouvr. cit., n° 43-51, pp. 43- 45.

10. GUETH F., « De la "Tabagie litteraire" à la Société populaire » [de Colmar], Annuaire de la Société d'histoire et d'archéologie de Colmar, 1990, pp. 113-144 (ici : pp. 120-121). SCHMITT j.-M., « Bourgeoisie provinciale entre lumières et fumées. Recherches sur le recrutement de la Tabagie littéraire de Colmar (1785- 1800) », Revue d'Alsace, 1993, n° 119, pp. 241-269.

11. Six G., Dictionnaire des généraux et amiraux français de la Révolution et de l'Em- pire (1792-1814), 2 vol., Paris, 1934, t. II, p. 358.

12. AGULHON M., Marianne au combat — l'image et la symbolique républicaine de 1789 à 1880, 1974, et Marianne au pouvoir, 1880-1914, 1989. M. Agulhon a résumé son propos dans une communication publiée dans les Actes du II Symposium Humaniste international de Mulhouse (janvier 1990), 1991, pp. 29-37. Cf. éga- lement AGULHON M., « D'ou vient donc Marianne ? », A.H.R.F. (Annales his- toriques de la Révolution française), n° 254, octobre-décembre 1983, pp. 628- 633 ; SCHMITT J-M., art. cit., p. 114.

13. APPOLIS E., « Pourquoi appelle-t-on la République Marianne ? », A.H.R.F., n° 132, juillet-septembre 1953, p. 269. Le Comité de Surveillance de Lodève (Hérault) déclare le 26 germinal an II (15 avril 1794) : « Lorsque nous rece- vions quelques mauvaises nouvelles de la Vendée, ce suspect se réjouissait et disait que Marianne allait bien, terme de son intervention (sic) [pour inven- tion] et dont il se servait avec toute la clique » (Archives de l'Hérault, Q. 673). 14. SCHAEDELIN F., « Marianne, filleule d'un Colmarien ? », Ann. de la société historique et littéraire de Colmar, 1963, pp. 89-93.

15. SURATTEAU J.-R., « Reubell, l'Alsacien qui aurait pu sauver la République ? », Saisons d'Alsace, n° 104, Été 1989, pp. 133-142. Cet encadré, dû à l'initiative hardie de l'éditeur, est ainsi rédigé, avec une typographie respectee : « C'EST PEUT ETRE LA FEMME DE REUBELL, / MARIANNE / QUI DONNA SON NOM AU SYMBOLE DE LA REPUBLIQUE ? » (p. 138).

16. SURATTEAU J.-R., Le département du Mont-Terrible sous le régime du Directoire, Paris, 1965, pp. 609-610.

17. Sur les Belfortains et Dellois, parents éloignés ou relations des Mouhat, voir SURATTEAU J.-R., « Quelques Belfortains méconnus ou peu connus, acteurs de la Révolution française », Cahiers belfortains du bicentenaire, n° 5,1989, pp. 9-21.

18. SCHNABEL F., « Andréas Lameys Selbstbiographie », Mannheimer Geschichts- blätter, 1913, S. 102 : « Dieser [Reubell] kam nämlich in Begleitung eines Protektors [?] bey dem Conseil Souverain d'Alsace nach Mannheim um den Urheber eines der Mannheimer Zeitung 1778 N. 29 (mai 1778) mein Vaterland bettreffenden Arti- kels zu erforschen, weil er für das Corps der Advocats und Procureurs sehr empfindlich und beleidigend war »... et... « A ls die Franzosen im September 1795 die Stadt Mann- heim eingenommen. hatten, find sich der Citoyen Reubel (sic) als Repräsentant en mis- sion der neuen Republik auch daselbst ein und lass mich [Lamey] zu sich kommen. »

19. Sur Reubell et lesjuifs, voir SURATTEAU J.-R., « Reubell et lesjuifs d'Alsa- ce » dans Les Juifs en France au XVIII siècle, Centre Français des Archives juives, 1994, pp. 129-140. Voir aussi MARX R., Recherches sur la vie politique de l'Alsace prérévolutionnaire et révolutionnaire, Strasbourg, 1966, pp. 31-32 ; l'hostilité envers lesjuifs était surtout forte dans les campagnes de Haute-Alsace. Natu- rellement, c'était le clergé catholique (celui de Colmar et Sélestat notam- ment) qui denonçait « lesjuifs, principale source de misère du peuple et de dépravation morale ». Mais, les bourgeois des villes, ceux de Colmar en par- ticulier - et Reubell parmi eux -, etaient à peu près animés des mêmes sen- timents.

20. Le tableau des avocats au Conseil souverain d'Alsace dressé le 16 novem- bre 1780 se trouve aux Arch. nat. BB5 156. J.-F. Reubell est le 7e des 40 avo- cats inscrits.

21. A cette affaire tout un chapitre est consacré dans GUYOT R., Documents bio- graphiques..., ouvr. cit., pp. 46-47, n° 53-57 et, spécialement, le n° 53, p. 46.

22. RENOUVIN P., Les Assemblées provinciales de 1787. Origines, développement, résultats. Paris, 1921, pp. 28, 114, 123, 206, 274-278, d'après Arch. nat, H 1596, H. « Assemblies provinciales », 1-2 et Arch. départ. de Seine-et-Oise « Papiers La Galaizière ». Voir aussi HOFFMANN C., « L'Administration provinciale au XVIII siècle en Alsace », Revue d' Alsace, 1900, pp. 341 sq., 576 sq. et 1901, pp. 440 sq. Voir aussi: BN., Impr., 8 Lb 39,1930 et 8° Lk 291. Quatre des procureurs-syn- dics successifs de l'Assemblée provinciale ou de la Commission intermédiai- re, Bernard, Turckheim, Schwendt et Hell, seront élus aux états généraux. A l'Assemblée provinciale, parmi les membres influents, se trouve le prince Victor de Broglie, les comtes de Montjoye-Vaufrey et de Montjoye-Hirsingue, les deux Andlau, le bailli de Flachslanden, Mazarin-Mancini, duc de Valen- tinois et comte de Belfort et de Ferrette, les avocats de la Porte et Pflieger, et les quatre procureurs cités ci-dessus (LEUILLIOT P., « Les "Cayers" de doléances du lieutenant de bailli d'épée, pour la convocation des états généraux dans les districts de Belfort et Huningue », p. 343, n° 18). Les opérations diligen- tées par la Commission intermédiaire ont été étudiées par MARX R., Recherches sur la vie politique..., art. cit., pp. 10-19. 23. Sur le rôle de La Galaizière, on consultera l'article récent de ILOVAISKY O., « Un homme des lumières, conseiller de Louis XVI pour l'organisation de la convocation des états généraux de 1789, Antoine de Chaumont, marquis de La Galaizière », in Studies on and the eighteenth Century, n° 296, 1992, pp. 245-343. L'auteur montre comment La Galaizière avait acquis par l'or- ganisation de l'Assemblée provinciale d'Alsace, une grande expérience dont il profita en tant que rapporteur à l'Assemblée des Notables en 1788 (ce qui réduit l'importance du rôle de Necker).

24. SCHMITT J-M., « Pour situer Reubell... », art. cit., p. 112 et SURATTEAU J.-R., « Reubell et la défense de l'Alsace », dans « Colmar et la Révolution », Annuai- re de la Sté d'histoire et d'archéologie de Colmar, 1988-1989, p. 131.

25. GUYOT R., Documents biographiques..., ouvr. cit., n° 466, pp. 153-154.

26. GUYOT R., ouvr. cit., signale (n° 86, p. 53) que « le bailli de Benfeld, Hoff- mann, a été l'objet de reproches et d'injures de la part de deux jeunes avo- cats, les Srs. Reubell et Mathieu. »

27. Voir l'exposé de MARX R. sur ces « novations » et l'analyse du détail des élections elles-mêmes (art cit., pp. 35-40). Voir aussi : LEUILLIOT P., « Les "Cayers " de doléances du lieutenant de bailli d'épée, pour la convocation des états généraux dans les districts de Belfort et Huningue », Actes du 92e congrès national des Sociétés savantes, Strasbourg et Colmar, 1967, t. III, pp. 344-345. 28. GUYOT R., ouvr. cit., n° 91 et 92, p. 54. Voir aussi l'article de GUYOT R., « Où sont les cahiers des paroisses d'Alsace pour les états généraux de 1789 ? », Revue d'Alsace, 1906, cité par GUYOT R., ouvr. cit., n° 65, p. 49.

29. Voir BRETTE A., Les Constituants. Liste des députés et des suppléants à l'Assemblée Constituante de 1789, Paris, 1897, Reprint, Genève, s.d. (1975) et LEMAY E.-H., Dictionnaire des Constituants 1789-91, Paris, 1991, 2 vol. Voir pour les actes inté- ressant les assemblées préparatoires et l'assemblée électorale de Colmar, GUYOT R., ouvr. cit., n° 58 à 60, pp. 48-49 et 70 à 92, pp. 50-54. Reubell fut élu le second après François Antoine Hermann, procureur-syndic du Conseil souverain et avant Joseph Louis Kaufmann, prévôt de Matzenheim ; Jean Bernard Albert, l'aîné, avocat au Conseil souverain et cousin de l'épouse de Reubell, fut élu suppléant ; il siégea en octobre 1790, après la mort d'Hermann.

30. BRETTE A, Recueil des documents relatifs à la convocation des états- généraux de 1789, Paris, 1890, pp. 115-116. CHAPITRE II

VOILÀ L'AVOCAT colmarien Jean-François Reubell député du Tiers-État aux états généraux réunis à Versailles dans un but officiel précis, celui de trou- v ver le moyen de remédier à une crise financière d'une ampleur sans précédent dans les annales du royaume de France. Mais, on le sait, la quasi-totalité des députés du Tiers, une majorité de ceux du Clergé et une minorité non négli- geable de la Noblesse désiraient utiliser la tribune qui leur était offerte pour demander une véritable réforme de l'Etat. Parmi les députés nobles - y compris parmi les prélats nobles siégeant dans les rangs du Clergé - certains, près de 30 % sans doute, étaient disposés à abandonner tout ou partie de leurs privi- lèges ou, au moins, de leurs exemptions fiscales et finan- cières, mais leur « honneur » leur défendait (sauf pour une faible minorité de nobles « libéraux ») de renoncer à leur position éminente et dominante dans l'État, autour du roi. Ces états généraux étaient bien, comme le dira le roi - on le lui fera dire... - le 5 mai, « le reste d'un vieux temple », puisqu'ils n'avaient pas été réunis depuis 1614, quatre ans après l'assassinat du « bon roi » Henri IV, pendant la minorité agi- tée de Louis XIII ; alors s'y étaient révélés le talent et l'am- bition de l'évêque de Luçon, « l'évêché le plus crotté de France », Armand du Plessis de Richelieu*...

* Un membre de la famille Richelieu figurait parmi les députés de la No- blesse, Armand Jean Désiré du Vignerot du Plessis-Richelieu duc d'Aiguillon, Nous ne connaissons pas la réaction de Reubell lors du défilé du 4 mai 1789, de Notre-Dame dans le quartier sud, à Saint-Louis dans le quartier nord de Versailles ; nous igno- rons s'il souffrit de voir les siens, les députés du troisième ordre, rejetés loin du roi, des princes, des prélats et des nobles. Le député de Colmar alla loger à Versailles au 19 de la rue de Montboron, non loin de la salle des Menus Plaisirs où se réunirent les États. Il partagea ce logement avec d'autres Alsaciens, Hermann, Pflieger, Lavie et Guittard*, pour rédui- re les frais, ce qui dénote son esprit d'économie qu'on appe- la souvent avarice ou ladrerie quand on ne l'accusait pas déjà de cupidité. Au cours de la séance d'ouverture, le roi avait fait dormir tout le monde, bien qu'il ait suscité quelques espoirs en par- lant de ce « reste d'un vieux temple » qu'il faudrait rénover. Necker avait fortement déçu ceux qui voyaient en lui le réfor- mateur de la France et qui n'avaient entendu qu'un comp- table à la voix faible, hésitante et si vite fatiguée qu'il avait dû faire terminer son trop long exposé par un commis aussi ennuyeux que lui Dès le 8 mai, Reubell se manifestait en annonçant que le « Tiers serait peut-être obligé de se séparer du Clergé et de la Noblesse », première mention de son état d'esprit, trois jours après la séance royale d'ouverture. Reubell soutint le 17 juin la motion de Sieyès demandant et obtenant que les « communes » prennent le nom d'As- semblée nationale sans attendre d'être rejointes par les dépu- fils d'un ministre du « triumvirat » (avec Maupeou et l'abbé Terray), le der- nier ministère de Louis XV ; Aiguillon, élu de la noblesse d'Agen, sera une des vedettes de la séance de la nuit du 4 août. Voir SURATTEAU J.-R., Diction- naire historique de la Révolution française, Dict. Soboul édité par SURATTEAU J.-R. et GENDRON F., Paris, PUF, 1989, p. 13. * Hermann était le premier élu du Tiers de Colmar-Schlestadt ; Pflieger, Lavie et Guittard étaient les trois élus du Tiers de Belfort-Huningue. tés des deux premiers ordres 2 Le 20 juin, Reubell était au premier rang des députés qui prêtèrent le serment du Jeu de paume. Il a été retenu par David qui le représenta parmi les principaux participants, au premier rang à gauche de son tableau, donnant l'accolade au curé de Souppes, Thibault (auteur d'un important Journal des séances)*. Reubell, selon ses Réflexions... de 1803, avait participé à la députation d'Alsace auprès de Necker, au cours de laquelle fut discutée la question du vote par tête ou par ordre, mais on ne sait pas exactement quel en a été le motif ni le résul- tat. Sur cette question qui occupa toute la période allant du 6 mai au lendemain de la séance royale du 23 juin, Reubell montre, toujours selon ses Réflexions, qu'il hésita un moment, tactiquement, sur la conduite à suivre pour hâter la réunion des députés du Clergé et de la Noblesse à ceux du Tiers. Il s'opposa à Mirabeau qui voulait que le Tiers sommât la Noblesse et, si celle-ci ne se prononçait pas rapidement pour la réunion des ordres, s'adressât seulement au Clergé**. On peut conjecturer que Reubell s'en tenait alors à la position modérée des autres députés réformateurs alsaciens, celle des nobles « libéraux » dont Victor de Broglie était le chef

* Voir SCHNAPPER A., David, témoin de son temps, Fribourg, 1980, pp. 114-115. BORDES P., David, 1988, pp. 57-58 et le Catalogue général de l'exposition David, 1989, pp. 110-111. Le groupe Reubell-Thibault figure aussi dans les études de détail dessinées par David et dans l'album de celui-ci. Il ne faut pas omettre cependant que David a fait figurer sur son tableau des Constituants qui n'étaient pas présents le 20 juin, par exemple, dom Gerle, suppléant du Cler- gé de la Sénéchaussée de Riom qui ne vint siéger que quatre mois plus tard : on le voit cependant, en vedette, au premier rang du tableau. Voir BRETTE A., Les Constituants..., ouvr. cit., pp. 28 et 225 et SCHNAPPER A, David..., ouvr. cit., pp. 104-105. ** Robespierre avait soutenu une opinion proche de celle de Mirabeau. Selon le Journal de Bailly (p. 50) il avait proposé « d'envoyer au Clergé seu- lement une invitation fraternelle de se joindre au corps national pour déter- miner la Noblesse à suivre cet exemple ». (Cf. Mémoires d'un témoin de la Révo- lution ou Journal des faits qui se sont passés sous ses yeux et qui ont préparé et fixé la Constitution française », ouvrage posthume de BAILLY J.-S., Paris, 1804 (an XII), 3 vol.). de file, celle des ecclésiastiques « libéraux » qui suivaient Gobel. Accepter la proposition de Mirabeau aurait nui à la cohésion de la députation alsacienne car elle aboutissait à divi- ser les nobles et les ecclésiastiques alsaciens et à isoler les conservateurs dirigés d'une part par les deux Flachslanden, de l'autre par les députés du Clergé de l'Alsace du nord menés par d'Eymar et dont l'inspirateur restait Rohan. Or, à cette époque, Reubell comme Victor de Broglie tenaient par-dessus tout à l'union des députés alsaciens. On le verra encore par la suite dans le récit de Marin Pinelle au lende- main de la nuit du 4 août. Cependant, Reubell adhéra dès le début de juillet au club Breton, ébauche de celui qui ira siéger à Paris aux , lorsque l'Assemblée se sera fixée dans la capitale à l'autom- ne suivant ; au moment où Reubell adhérait à ce club, Mira- beau et Malouet étaient encore au comité qui se tenait à Ver- sailles à l'hôtel de la Guerre, comité opposé au club Breton où se réunissaient les « patriotes ». De façon curieuse, on ne trouve pas trace de la réaction de Reubell lors de la prise de la Bastille. Il était cependant présent à l'Assemblée quand fut lue une lettre à l'intendant d'Alsace le félicitant de « l'heureuse réunion du Roi et des députés de la Nation », le lendemain de la chute de la for- teresse 3 Le 25 juillet, Reubell obtint la création d'un comité d'in- formation chargé d'abord de recevoir des adresses 4 Ce comité prit le nom de comité des recherches le 14 octo- bre au moment où l'Assemblée quitta Versailles 5 Le Col- marien demanda même que cet organisme, devenu une sorte de comité de police, « soit autorisé à décacheter les lettres pour le bien de la Nation » mais l'Assemblée n'osa pas aller jusque-là 6 En tout cas, ce comité est bien, en somme, la première ébauche de ce que sera le redoutable Comité de Sûreté générale de la Convention dans lequel Reubell siégera à la fin 1794. C'est au nom de ce comité d'information que le député alsacien se prononça pour des poursuites contre le baron de Besenval qui avait commandé les troupes cantonnées à Paris avant le 14 juillet et que Necker défendait (31 juillet 1789). Il réitéra cette demande le 1 octobre, au nom du comité 7 Ainsi, Reubell se plaçait, sur ce plan-là aussi, parmi les dépu- tés les plus avancés, ceux du futur « côté gauche » de l'As- semblée, les hommes qui soutenaient la validité des événe- ments du 14 juillet. Lors de la séance de la nuit du 4 août, Reubell ne paraît pas avoir joué un rôle important. Si l'on en croit le député alsacien Marin Pinelle, élu du Clergé de Colmar-Schlestadt - il était originaire de Neuf-Brisach - dont le récit a été publié par Rodolphe Reuss 8 : « Les députés des trois ordres de notre province, ceux même de Strasbourg et des dix villes impé- riales, n'ont pas été les derniers à donner des preuves de leurs sentiments et de leur patriotisme. Mais, comme il nous est particulièrement recommandé dans nos cahiers de veiller et de réclamer la conservation des privilèges, exemptions et immunités de notre province, nous n'avons donné notre assentiment que sous la réserve expresse du consentement de nos commettants, laquelle réserve a été signée et dépo- sée par nous sur le bureau [...]. Mgr le prince de Broglie a été notre mandant [...]. Mgr le prince-abbé de Murbach qui a présidé notre assemblée (du Clergé) à Colmar assure que la taxe de 12 livres par jour, provisoirement stipulée, n'a pas été définitivement arrêtée mais qu'il a été convenu qu'on se conformerait à ce que ferait le Clergé de Belfort et celui de Haguenau. » Cette possibilité de repli des députés alsa- ciens sur une simple confirmation des « privilèges de la province » était conforme à ce qu'avait déjà craint Reubell, lorsqu'en mai il avait fait partie de la délégation alsacienne auprès de Necker. Alors, l'un des deux Flachslanden et Schwendt avaient semblé disposés à renoncer aux états géné- raux et à se contenter des « privilèges » locaux et du « recu- lement des barrières de la province ». De tout cela, le curé Pinelle informait Chauffour cadet, lieutenant de bailli d'épée de Colmar-Schlestadt. Dans le récit de Pinelle, il n'est pas question de Reubell ; comme ses collègues, il s'était, semble-t-il, effacé derrière Victor de Broglie avec lequel il était en accord à cette époque. Mais nous possédons une lettre de Reubell écrite le 5 août à la commission intermédiaire du district de Colmar. « Reu- bell, écrit Raymond Guyot, sous l'influence de l'enthousias- me du moment, renonçait même à son animosité contre les juifs » ; il écrivait : « Comme nous espérons que nos nou- velles lois les rendront honnêtes gens et laborieux, prêchez, messieurs, la pitié pour ces misérables créatures et osons ainsi remplir le plus beau des devoirs 9 » Nous reviendrons sur ce point. Cependant, Homan cite une autre lettre de Reubell à la même commission intermédiaire dans laquelle il écrit que, le 4 août, « le vicomte de Noailles s'est acquis un hommage immortel ». Homan en conclut que Reubell « sou- tint avec enthousiasme les décrets du 4 août ». Ces termes peu- vent paraître un peu excessifs et il semble que Reubell gar- dait quelque réserve et conserva un certain « attentisme » car il était soucieux que fût conservée l'identité de sa province. Cela ne l'empêcha nullement de se prononcer avec force en septembre, lorsque le roi parut peu disposé à sanctionner tels quels les décrets d'août : il affirma que « l'Alsace ne se dépénétrerait pas (sic) des principes proclamés dans les décrets », il attaqua vivement les droits des « despotes alle- mands en Alsace » et vitupéra contre « leurs réclamations dérisoires » Au cours des débats sur la Déclaration des droits de l'hom- me, Reubell s'opposa victorieusement à Mirabeau même, qui proposait de ne pas intégrer la Déclaration dans la Consti- tution et il s'éleva le 9 septembre, dans le débat sur la sanc- tion royale, contre le principe du « veto absolu ». Mais il ne put prononcer, peu après, un discours qu'il avait préparé sur le veto et il fut obligé, comme ce fut le cas de bien d'autres députés, de le publier sous la forme d'une Lettre à ses com- mettants 12 Au demeurant, nous sommes assez bien renseignés sur les prises de position du député de Colmar par l'article de Homan auquel il est loisible de renvoyer pour cette pério- de de l'activité de Reubell Celui-ci se fit surtout, à cette époque, le porte-parole du comité des recherches par exemple à propos d'un article du journal de Brissot, Le Patriote fran- çais du 20 août consacré à un document tiré des archives de la Bastille*. Reubell, on le verra, fut, si on l'en croit, vigilant lors des journées des 5 et 6 octobre 1789 et se rangea, là aussi, parmi les députés du « côté gauche » 14 ce qui fut loin d'être le cas de la majorité des constituants alsaciens et même de celle des députés du Tiers de la province. Il raconte, dans ses Souve- nirs sur la Constituante, qu'il se trouva « en costume au milieu du 1 bataillon du centre qui venait d'arriver de Paris », il demanda ce que venaient faire à Versailles ces Parisiens et ceux- ci lui répondirent « qu'ils venaient pour venger l'injure faite aux officiers de la Garde nationale de Paris et qu'ils étaient venus sans leur commandant » [La Fayette]. Bien qu'il les eût blâmés, ils le saluèrent fort affectueusement et plusieurs dirent : « C'est un des bons. » Rentré à l'Assemblée puis parti au château, Reubell fut - ou aurait été - entouré et questionné par plusieurs députés (l'archevêque de Vienne, Lefranc de Pompignan, et celui de Bordeaux, Champion de Cicé). Mais Reubell est muet sur ce qu'il fit le lendemain, lors des événements tragiques du château et du départ du roi, de la reine et du dauphin pour Paris 15 Peu après les journées d'octobre, l'Assemblée consti- tuante décida de quitter Versailles pour Paris, puisqu'elle « était inséparable du roi » forcé de se fixer dans la capitale

* Reubell fit partie de ce comité jusqu'au 24 décembre 1789. après la marche des Parisiens et des Parisiennes, les 5 et 6 octobre*. Sans être un des « ténors » de l'Assemblée comme Mira- beau, Barnave ou d'autres, Reubell y déploya une grande activité. A titre d'exemple, recensons ses interventions lors du dernier trimestre de 1789, laissant de côté les mois pré- cédents pendant lesquels ceux des députés qui s'étaient manifestés publiquement sur le plan national tels Sieyès ou Mirabeau, ou qui s'étaient déjà mis en vedette en Dauphiné ou en Bretagne, avaient à peu près monopolisé les temps de parole. Du 1 octobre au 31 décembre 1789, Reubell intervint ainsi 23 fois : 5 fois sur la division administrative de la France, 5 fois à propos des juifs d'Alsace, 4 fois pour des affaires intérieures diverses (une fois encore à propos d'un conflit à Colmar), 4 fois pour des affaires de police, 2 fois sur les subsistances, 2 fois sur des questions d'éligibilité (une fois encore à propos des juifs), et une fois contre les princes allemands possessionnés en Alsace. Pour six de ses inter- ventions, il était porte-parole du comité des recherches. C'était assurément beaucoup moins souvent que Mirabeau qui intervint... 58 fois au cours de ce trimestre, et même que Barnave (28 interventions) et que l'abbé Maury (26), mais autant que Target, un peu plus que Le Chapelier et Clermont-Tonnerre (22 fois) et bien plus que Pétion (16 fois) et que Robespierre (15 fois). Reubell, membre du comité des recherches était, de ce

* L'Assemblée se réunit pour la dernière fois le 11 octobre à Versailles dans la salle des Menus Plaisirs. À partir du lendemain, elle occupa d'abord à Paris, une salle de l'archevêché (d'ailleurs appelé ordinairement, à ce moment, l'évêché), dans l'aile qui se trouvait au sud de la cathédrale, sur l'emplacement de la partie occidentale de l'actuel square Jean XXIII. Cette salle fut attribuée à la Constituante à titre provisoire, en attendant l'aménagement de la salle du Manège des Tuileries sur la terrasse des Feuillants (une plaque sur le trot- toir sud de l'actuelle rue de Rivoli rappelle cet emplacement). C'est le 9 no- vembre que l'Assemblée se transporta au Manège où, par la suite, la Légis- lative puis la Convention (jusqu'en juin 1794) siégèrent aussi. fait, chargé autant des subsistances que des troubles, puisque la pénurie des denrées indispensables causait alors de très graves incidents. Il était ainsi en rapport avec le Comité des recherches de la municipalité de Paris notamment lors de la grande crise des subsistances et de l'accaparement des grains et des farines en novembre 1789 16 Reubell était, en tout cas, assez connu et apprécié. Il avait déjà été, dès le début des séances des états généraux, élu l'un des adjoints du doyen des communes (du 8 au 17 juin 1789). Il fut, plus tard, désigné comme un des secrétaires. Entre-temps, Reubell avait présidé les Jacobins du 7 février au 6 mars 1791. Une part importante de l'activité du Colmarien à la Consti- tuante et, aussi, une des plus contestées, fut celle qu'il consa- cra à de nombreuses reprises à la question des juifs d'Alsace et, en particulier, son opposition constante à l'octroi des droits de citoyenneté à ceux-ci. Il faut revenir sur cette grave question et replacer l'attitude de Reubell dans le contexte local et temporel La question juive se posait en Alsace de façon particuliè- re et bien différente de ce qui la caractérisait dans d'autres régions, le midi aquitain et bayonnais, le sud-est avignon- nais et même la Lorraine du nord. Les juifs alsaciens, comme ceux du reste de la France de l'est, étaient des Askenazes venus plus ou moins tôt ou tard de l'Europe orientale, alors que les juifs méridionaux étaient des Sépharades d'origine hispano-portugaise. Mais ce n'était pas essentiellement cette différenciation ethnique qui jouait un rôle prépondérant. Les rapports entre les communautés juives et les Alsaciens étaient différents, selon que ces derniers étaient catholiques, luthé- riens ou calvinistes. C'était les catholiques qui, par principe même, pour des raisons proprement religieuses, montraient le plus d'hostilité envers les juifs. Cela se manifestait dans la catéchèse et le rituel qui frappaient les juifs de l'interdit « d'as- sassins du Christ » 18 Cette hostilité se démontra notam- ment dans le cahier du Clergé du district de Colmar-Schle- stadt. Ce cahier attaquait très violemment les juifs et n'hési- tait pas à réclamer contre leur prolifération une mesure radi- cale : « ne permettre que le mariage de l'aîné seulement de chaque famille juive ». Il était aussi exigé que « les pratiques de l'usure par les juifs soient réprimées de la façon la plus rigou- reuse et que soient bannis à perpétuité du royaume tous ceux des juifs qui ne se conformeraient pas absolument aux lois, règlements, usages et habitudes de vie admis par notre sainte religion ». C'était à Colmar, ville où siégeait le Conseil souverain d'Alsace, que les catholiques étaient les plus puissants, bien que la ville eût été jusqu'au début du XVIII siècle, de majo- rité numérique protestante. Mais les catholiques y tenaient le haut du pavé puisque, seuls, ils pouvaient accéder aux charges administratives et représentatives réservées à ceux des « régnicoles » qui pratiquaient la religion du roi. Seuls, ils pou- vaient siéger au Magistrat de la ville et au Conseil souverain, y être admis comme avocats et avoués et devenir notaires. Le même cahier du Clergé exigeait que les protestants « soient empêchés d'aspirer aux charges de citoyens (Bürger, en alle- mand, signifiait à la fois « bourgeois » et « citoyens »). Il faut noter que, évidemment, l'édit de Nantes n'avait jamais été de règle en Alsace, non plus que l'édit de révocation de Fontainebleau. Reubell, catholique de naissance, de tradition familiale, d'éducation et, naturellement, d'obligation professionnelle, était cependant peu pratiquant. Il faut enfin rappeler qu'il avait été partie dans des procès contre des prêteurs juifs du Sundgau, d'où le reproche d'antisémitisme qui lui avait déjà été fait avant la Révolution. Ce reproche était-il fondé ? Il faut d'abord redire que ce terme d'antisémitisme paraît ana- chronique et, en tout cas, il ne pouvait s'agir de ce que nous appelons ainsi aujourd'hui. Il s'agissait bien plus, en Alsace notamment, de sentiments mitigés. Ils étaient dus d'une part à la proportion des juifs dans l'ensemble de la population de la province, d'autre part, au rôle des prêteurs et usuriers juifs à l'égard des paysans alsaciens 19 Enfin, les juifs étaient montrés du doigt parce qu'ils vivaient en milieu fermé, repliés sur eux-mêmes, selon des rites inusuels (le repos du sabbat, le samedi), selon des modes d'existence particuliers (celui de la nourriture, celui du vête- ment) , tout ce qui les retranchait de la communauté des autres habitants, chrétiens des diverses obédiences, même non pratiquants, comme Reubell. Dans le climat de cette année 1789, les juifs ne pouvaient être considérés comme des « natio- naux » et ils étaient, aux yeux de tous les Alsaciens non juifs, des « étrangers » et par là-même, comme des ennemis... Dans les années précédentes, on avait vu se poser la ques- tion juive prise dans sa généralité, au moment où les protestants avaient été reconnus comme « existants ». Les juifs étaient toujours des « non-personnes ». En 1787, l'année de l'édit concernant les protestants, le curé lorrain Henri Grégoire avait publié un écrit important dont le titre était significatif : Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs. C'était la Société royale des Sciences et des Arts de Metz qui avait mis au concours la question suivante : « Est-il des moyens de rendre les juifs plus utiles et plus heureux en France ? » Gré- goire notait que les rapports entre juifs et chrétiens s'étaient envenimés après une affaire de fausses factures rédigées en yiddish qui prétendaient libérer des paysans de leurs dettes envers des créanciers juifs. Le curé d'Emberménil passait en revue les « défauts », les « vices » supposés des juifs pour « demander aux chrétiens un peu de charité qui fait l'hon- neur de notre religion ». Si les juifs, ajoutait-il, étaient ainsi, c'était de la faute des chrétiens au milieu desquels ils vivaient « qui les considéraient parfois presque comme des animaux », alors qu'il fallait « les voir comme des frères » et qu'il fallait ainsi « en faire de bons Français »... Puisque les juifs les plus vils ont gardé des qualités propres alors que nous faisons tout pour leur nuire et les ravaler, que ne devons-nous pas espérer d'eux, quand nous les considérerons « comme des chrétiens doivent le faire ». Il faut noter ce point de vue quelque peu paternaliste... Reubell, en août 1789, s'était déclaré partisan de l'égali- té des conditions et des droits de l'homme ; on se souvient de ce qu'il avait écrit à la Commission intermédiaire de Col- mar au lendemain de la nuit du 4 août ; les termes qu'il avait employés étaient quasiment synonymes de ceux de Grégoi- re. Mais sans doute cette belle phrase n'attendrit pas ses mandants comme on peut le conjecturer par les lettres qu'il reçut 22 Et, par la suite, Reubell prit position de façon expli- cite contre l'attribution des droits civiques aux juifs d'Alsa- ce. Pitié, comportement moins inhumain, mais non égalité civile... Or, Reubell, au même moment, était intervenu dans la ques- tion des droits civiques à accorder aux hommes de couleur et il s'était montré partisan de cette mesure, au moins par- tiellement, d'ailleurs. On opposa donc cette attitude à celle qu'il adoptait à l'encontre des juifs alsaciens, mais il faut noter que l'approbation par le Colmarien de l'égalité civile des hommes de couleur nés de père et de mère libres n'avait pas été aussi nette qu'on le proclama, justement pour la mettre en parallèle avec son refus d'admettre les juifs comme citoyens 23 De plus, Reubell parla uniquement contre l'octroi du droit de citoyenneté aux juifs alsaciens et ne se prononça pas sur cette obtention pour ceux des autres régions, notam- ment ceux du Midi. Reubell s'opposa à Grégoire qui prit la défense des juifs d'Alsace, lesquels, déclara-t-il, « ont été malmenés lors de la peur qui agita les campagnes du sud de cette province et traités horriblement » ; le curé lorrain s'éleva contre l'attitude des députés alsaciens, « même des ecclésiastiques ». Reubell adopta constamment le point de vue de la bour- geoisie alsacienne, et spécialement colmarienne. Les autorités municipales de sa ville natale refusaient absolument le sta- tut de citoyen aux juifs, ne se contentant pas d'exclure ceux « qui étaient dans le cas de payer le cens », c'est-à-dire ceux qu'on appela les « citoyens actifs ». Par ailleurs, l'argumen- tation principale de Reubell renvoyait à la troisième cause de suspicion contre les juifs d'Alsace : il arguait du fait que ceux- ci « s'excluaient d'eux-mêmes de la citoyenneté française en se refusant à adopter les mœurs, les coutumes et les lois de la nation ». Ce sentiment était, à l'évidence, partagé par la quasi-totalité des Alsaciens non juifs et surtout des catho- liques 24 On suit le fil du raisonnement de Reubell déjà lors des séances de la fin de décembre 1789 dont il a été question ci- dessus. Les interventions du Colmarien déclenchèrent une vive polémique. Elles furent critiquées par beaucoup de députés de la gauche, qui considérèrent qu'elles étaient incompatibles avec la Déclaration des droits de l'homme 25 Dans le Journal des états généraux, (t. 7, p. 48), Lehodey écrivit : « D'après le caractère de M. Reubell, il est à penser qu'il ne quittera pas le champ de bataille sans avoir employé tous les moyens de terrasser ses adversaires : incapable de faire et de demander grâce, il pourra bien être vaincu ; mais pour le faire sortir de l'arène, il faudrait l'en chasser. Je ne sais quelles raisons l'éloquence pourra fournir à l'habitant de l'Alsace ; mais quand on se propose de parler contre les droits de l'homme, quelqu'éloquent que l'on soit, on court le risque de ne passer que pour rhéteur ou sophiste. » Le 29 décembre, prit à partie, dans son journal Les Révolutions de France et de Brabant (n° 5, p. 204), le député de Colmar, dénonçant son attitude comme « contrai- re aux principes et peu digne d'un patriote prononcé ». Camille insinuait que l'intolérance de Reubell « pouvait reposer sur des motifs particuliers ou sur des questions maté- rielles ». Reubell répondit par une lettre que Camille ne publia pas : « Je doute fort que, dans toute l'assemblée, il y ait quelqu'un de plus tolérant que moi. Le culte ne peut être un motif d'être exclu ; mais, s'il est lié avec des prin- cipes civils et politiques incompatibles avec les principes de la société à laquelle vous voulez être admis, cela commence à devenir problématique. » D'ailleurs, ajoutait le député alsa- cien : « Les juifs de Lorraine et d'Alsace, dans un imprimé, réclament le maintien de leurs usages et de leur adminis- tration particulière ; vous voyez que ce n'est pas moi qui exclus les juifs, ils s'excluent d'eux-mêmes 26 » Reubell reprit encore cette argumentation et la renforça au début de janvier 1790, en se référant à « l'apparent refus de la horde cruelle de ces Africains (sic) de s'adapter pour devenir des Français loyaux et patriotes et en maintenant l'oppression de leur puissance financière sur les paysans » 27 Il fut conforté par plusieurs correspondants alsaciens 28 et, plus encore, par l'envoi d'un compte rendu du bureau de la commission intermédiaire, adressé à l'assemblée du district de Colmar et « présenté » par MM. Metzger, le baron de Berckheim et Mueg, procureur-syndic... « Il ne nous paraît pas prudent - disait ce texte - de donner dès maintenant aux juifs des droits avant qu'ils se soient élevés à des principes qui puissent les en rendre dignes et devenir des membres de la Nation [...] .Jusque-là, aimons les juifs comme nos frères, pro- tégeons-les, inspirons-leur le désir de se rendre utiles et esti- mables à la patrie par la pratique religieuse de leur morale qui est le berceau de la nôtre » C'était exactement ce qu'avait dit Reubell en août 1789 et c'était dans le droit fil des idées énoncées par Grégoire deux ans plus tôt. Le 28 janvier 1790, Reubell avait affirmé ses vues et l'As- semblée avait tenu compte de ses arguments puisque, si elle avait accordé la citoyenneté aux juifs, « s'ils pouvaient rem- plir les conditions exigées de tous les citoyens », elle excluait de cette promotion les juifs d'Alsace et de Lorraine 30 La nou- velle prise de position de Reubell et son succès entraînèrent une nouvelle et vive protestation de nombreux députés de la gauche de la Constituante. Dans la Société des Amis de la loi qu'animaient les plus avancés des « patriotes », on réagit violemment : « Le décret sur les juifs a rappelé l'opinion de M. Reubell, opinion outrée et reconnue contraire aux prin- cipes. Quelques membres ont tenté de disculper M. Reubell en observant que cette opinion était commandée à cet excel- lent patriote : 1. par la conscience des maux causés par les juifs à ses commettants d'Alsace, 2. par le besoin qu'a ce député de conserver la confiance de ses commettants pour le salut de l'Alsace. « Un combat opiniâtre entre le patriotisme et l'aristo- cratie s'est engagé à l'occasion du décret sur les juifs : la rage d'un côté, de l'autre la raison. Mr Romme * a été prié par l'As- semblée [de la Société] de consigner sur le procès-verbal la partie de son rapport qui peint cette lutte flétrissante pour les ennemis de la Révolution » 31 En sens contraire, il faut mentionner que le 27 février 1790 fut présenté à l'assemblée des Amis de la Constitution de Strasbourg, à propos de l'admission des juifs à la citoyen- neté française, un rapport concluant par l'affirmative et s'op- posant ainsi aux lettres et rapports émanant d'autres orga- nisations alsaciennes 32 Cela dénotait qu'il existait un fossé entre les « patriotes » strasbourgeois et leurs homologues colmariens, qu'il n'était pas difficile d'expliquer car la majo- rité des Jacobins de Strasbourg était luthérienne. Mais cette proposition déclencha une vive polémique qui occupa une bonne partie du premier semestre 1790. En effet, deux libelles portent la date de 1790 sans indi- cation plus précise : Les juifs d'Alsace doivent-ils être admis aux

* sera élu député à la Législative par le département du Puy- de-Dôme en septembre 1791 puis à la Convention un an plus tard. L'un des plus ardents des Montagnards, l'un des chefs des « Crétois » [les derniers Mon- tagnards], il fut compromis lors de l'insurrection parisienne du 1 prairial (20 mai 1795). SURAITEAU J.-R., Dict. Soboul, pp. 933-935. Voir aussi BRUNEL F. et GOUJON S., Les martyrs de Prairial, Genève, 1992. droits de citoyens actifs ? Lisez et jugez ! - hostile à cette admis- sion - ; Antwort über eine Schrift betitelt : können die Juden im Elsass des Bürgerrathes theilhaftig werden ! qui, lui, était favo- rable à l'admission 33 Le 25 avril 1790, le conseil général de la commune de Colmar, qui venait de remplacer le Magistrat, envoya à la Constituante une « Très humble et très respec- tueuse adresse » exprimant « le vœu unanime de la com- mune de Colmar » ; les nouvelles autorités municipales col- mariennes s'élevaient avec vigueur contre le projet de donner aux juifs les droits de citoyens actifs « même s'ils jouissaient des conditions de cens exigées par la loi » 34 Pendant le second semestre de 1790, la situation évolua. La Constituante décida, le 20 juillet, que « les droits d'habi- tation, de tolérance et les redevances semblables établies sur les juifs d'Alsace étaient supprimés », ce qui constituait une première étape. La lutte n'était pourtant pas terminée et Reubell pouvait même considérer que son argumentation avait été en partie approuvée puisqu'il avait proposé une inté- gration graduelle des juifs. L'épilogue fut bien plus tardif, la Constituante avait eu bien d'autres sujets de préoccupation à la fin de 1790 et en 1791. Ce ne fut que le 27 septembre de cette année, c'est-à-dire trois jours avant la fin de la session, que Duport proposa l'intégration de « tous les juifs qui pourraient remplir les conditions nor- malement exigées pour recevoir le droit de citoyenneté », ce qui voulait dire les droits de « citoyens actifs » s'ils payaient le cens exigé par la Constitution et les lois, le statut de « citoyens passifs » pour les autres moins fortunés. Cette motion fut adoptée mais, le lendemain, Reubell revint à la charge et prit une revanche partielle : il proposa un décret selon lequel les juifs, dans les départements alsaciens et en Moselle, devraient informer les directoires de leurs districts, de leurs transactions financières et des intérêts réclamés pour leurs prêts ; les directoires départementaux publie- raient ensuite des instructions sur la manière de liquider ces créances ; jusque-là l'admission des juifs des trois départements serait réservée. Cette proposition fut adoptée sans débat car l'Assemblée avait hâte de terminer l'examen des nombreuses propositions de lois en souffrance avant de se séparer 35 Cette victoire de Reubell obtenue in extremis entraîna de nouvelles discussions en Alsace car à Paris l'Assemblée légis- lative occupa ses premières séances à d'autres questions. La Législative était composée d'hommes nouveaux puisque les constituants n'avaient pas été admis à se présenter aux suf- frages en septembre 1791. La nouvelle Assemblée reçut une Pétition de MM. les Juifs du Haut-Rhin à l'Assemblée nationale que Raymond Guyot date de façon imprécise : « s.d. (1792) » 36 C'est une protestation contre le décret du 29 septembre 1791 (celui de la Constituante obtenu par Reubell) et le décret du 13 novembre suivant. Ce dernier avait donc été déci- dé par la Législative dans laquelle Reubell ne siégeait évi- demment pas ; ce décret avalisait purement et simplement la décision prise par la Constituante et pérennisait la diffé- rence partielle de traitement entre les juifs alsaciens-mosel- lans et ceux des autres départements français. La pétition peut, en effet, dater soit de la fin de 1791, après le 13 novembre, soit du début de 1792. Elle est signée par « Chauveau-Lagarde, homme de loi et défenseur offi- cieux » (titre qui avait remplacé celui d'avocat, qui sentait trop son Ancien Régime). Le député « patriote » Adrien Duquesnoy n'hésitait pas à faire de Reubell « un ennemi terrible des juifs » 37 alors que l'attitude de celui-ci était, il faut le répéter, conforme à celle des Alsaciens de l'époque, à d'infimes exceptions près, éma- nant souvent de « Français de l'intérieur » fixés en Alsace, sur- tout en Alsace septentrionale, et siégeant parmi les Jacobins, ou même parfois les dirigeant. Relevons, en outre, que pendant toute l'année où Reubell remplit la charge de procureur général-syndic du Haut-Rhin de la mi-octobre 1791 à la fin de septembre 1792, on ne trou- ve pas de traces d'une action quelconque contre les juifs. Bien sûr, dans les écrits de Reubell, on voit, jusqu'à la fin de sa vie, les relents de son animosité contre les usuriers juifs. On retrouve cette animosité dans les lettres de ses dernières années, lettres consacrées à ses créances et à ses dettes. Il faut d'ailleurs noter que cette animosité n'était pas - de son point de vue personnel - sans raisons, car il dut livrer bataille contre des financiers juifs pour la vente de ses propriétés rurales et de ses maisons à Colmar 38 La répétition, de manière lancinante, dans la bouche ou sous la plume de Reubell, de ces récriminations, montre seu- lement que celui-ci resta toute sa vie un typique bourgeois col- marien de cette époque tel que l'histoire l'a toujours repré- senté. Si on a beaucoup insisté sur la position de Reubell à l'égard de la question juive - ou plutôt des juifs d'Alsace -, c'est parce que cette attitude fut de loin la plus spectaculai- re dans l'activité du député colmarien, de décembre 1789 à la fin de septembre 1791 et que ce fut ce qui attira le plus l'at- tention sur lui, en bien ou en mal. Mais il faut aussi revenir sur les autres actions de Reubell à la Constituante. Ses principales autres préoccupations furent, d'une part, les affaires intérieures françaises, les affaires locales alsa- ciennes et la défense de sa province (lutte contre les émigrés, les prêtres réfractaires et les princes allemands possessionnés), d'autre part, ce qui sera plus tard le principal champ de son action politique, les questions diplomatiques tendant, elles aussi d'ailleurs, à la « défense de l'Alsace ». Dans toute son action à la Constituante - sauf dans la question juive - Reu- bell se rangea délibérément et de plus en plus au côté des « patriotes », ce qui ne fut pas le cas de la grande majorité des Constituants alsaciens. Cela fit éclater - comme on l'a déjà vu aux yeux de ses collègues de la gauche ou des journa- listes de même opinion, les uns et les autres peu au fait de la situation alsacienne -, le contraste entre son attitude géné- rale et sa position dans l'affaire des juifs d'Alsace. En premier lieu, on voit Reubell, les 22 et 23 janvier 1790, s'opposer à l'ar- restation de Marat, l'Ami du Peuple, ce qui, à cette époque, le classait nettement du « côté gauche » sinon dans l'extrê- me gauche de l'Assemblée. Reubell, dans ses papiers per- sonnels a consacré huit folii à des Réflexions et souvenirs sur l'As- semblée constituante et sur la période de la Législative à propos des 1 et 2e tomes des Lettres de Bertrand de Molleville. Ces Réflexions... sont du 27 thermidor an XI (15 août 1803), on ne reviendra pas ici sur le contenu de ces papiers ; on se contentera de quelques-unes de ces Réflexions intéressant l'attitude de Reu- bell à la Constituante. On constate qu'il ne parle pas alors de son intervention dans l'affaire Marat. C'était oublié ou n'était

pas bon à rappeler en 1803 39 Marat ayant été décrété en état d'arrestation par le tribunal du Châtelet à l'instigation de la municipalité modérée de Paris soutenue par La Fayette, le district des Cordeliers qui était celui où habitait le journaliste « patriote » résista ouver- tement à la prise de corps ; Danton et Fabre d'Églantine étaient alors président et vice-président de ce district. La Constituante fut amenée à prendre parti lorsqu'une dépu- tation des Cordeliers fut venue exposer que « l'exécution des décrets lui semblait entachée d'illégalité ». Reubell inter- vint alors pour rappeler « le décret de l'Assemblée qui sur- seoit à toutes les procédures prévôtales » ; d'où il inféra que le décret « pris contre M. Marat ne doit pas être exécuté ». Mais l'Assemblée ne suivit pas Reubell. Le président en exer- cice, Target, écrivit, sur le mandat de la majorité, au district des Cordeliers, pour que celui-ci ne fasse pas obstacle au décret d'arrestation du Châtelet. Il est notable que Marat avait auparavant, lui aussi, vivement incriminé Reubell pour son attitude envers les juifs d'Alsace. La prise de position de Reubell causa, sans nul doute, quelque surprise ; il nous apparaît que, dans cette affaire, son zèle de juriste avait cédé devant ses idées de député de la gauche et devant son ani- mosité contre les Feuillants. Cependant, l'argumentation de Target semblait inattaquable puisque la décision de justice qu'il s'agissait de mettre à exécution le 22 janvier 1790 datait du... 6 octobre 1789, alors que les décrets sur la nouvelle jurisprudence criminelle étaient des... 8 et 9 octobre ; donc la décision du Châtelet devait être exécutée, « les décrets ne pouvant avoir aucun effet rétroactif » ainsi que l'avait dit et écrit Target. Cette prise de position de Reubell, à cette date, montre que le Colmarien n'hésitait pas déjà à laisser de côté ses scrupules juridiques pour privilégier une attitude politique quand l'affaire lui semblait mériter cette préférence. Cette intervention significative fut suivie par d'autres qui causèrent, mais dans des sens divergents sinon opposés, des réactions mitigées et souvent défavorables, à Colmar et en Alsa- ce. Retenons ici les principales et surtout celles qui n'ont pas été mises en lumière. Sur les « affaires générales » intéressant l'activité du dépu- té français et touchant l'administration, la justice - ce qui était de sa compétence première et particulière - et sur les finances, Reubell intervint fréquemment. Dès la fin de 1789, il était intervenu à propos des condi- tions de citoyenneté, celles qui devaient être exigées pour pou- voir être membre de la future Assemblée législative. Reubell défendait le principe du cens exigible des citoyens actifs qui formaient le corps électoral des assemblées primaires. Pour être électeur, donc citoyen actif, il fallait payer la valeur de trois journées de travail, soit environ 3 livres. Or il était pro- posé, pour être élu député à la future Assemblée législative, qu'on soit tenu de payer une contribution directe plus éle- vée, égale à la valeur d'un marc d'argent - soit 52 livres. Reu- bell déclara « avilissante cette obligation nouvelle... qui crée- rait une nouvelle classe parmi les citoyens actifs. » Robespierre, avec qui Reubell se rencontrait d'opinion pour la première fois, prit aussi nettement position contre le « marc d'argent ». Mais, pas plus que Robespierre, Reubell n'obtint de succès. Le 18 décembre, Reubell proposa pour régler le problè- me du déficit financier une solution aussi logique mais bien plus radicale que celle qui fut adoptée par l'Assemblée. Sur le rapport de Talleyrand, la Constituante vota la mise à la disposition de la Nation des biens du Clergé ; Reubell décla- ra que cette mesure était « inadéquate et serait difficile à mettre en application, son effet serait à trop long terme », ce sur quoi il ne se trompait guère. Il suggéra donc de lan- cer un emprunt forcé de 1700 millions de livres à 5 % d'in- térêt. Tous les notaires publics devraient présenter, dans les huit jours, un rapport sur l'or et l'argent qu'ils avaient inven- toriés pendant les quatre mois précédents avec les noms et les adresses des propriétaires ; chaque municipalité devrait déterminer le montant en espèces du prêt de chaque indi- vidu. Le projet de Reubell souleva un tollé. D'une part, les emprunts lancés par Necker avaient piteusement échoué, le numéraire en or et en argent ayant été camouflé. D'autre part, l'autoritarisme de Reubell fit scandale ; il est vrai que le Reubell des années cruciales et du Directoire se révélait tout entier dans ce projet de la fin de 1789. Le Journal des états géné- raux écrivit que la solution de Reubell « violerait outrageu- sement les droits de l'homme », et pour la feuille royaliste, Les Actes des Apôtres : « M. Reubell, cet honnête Alsacien, va droit en besogne au moins. Chacun cache son argent, eh bien ! Il a trouvé un moyen aussi ingénieux qu'innocent de mettre en circulation le numéraire enfoui, il suffit de le voler légalement ! » Pas très heureux en matière financière, Reubell le fut davantage sur les questions constitutionnelles et adminis- tratives, car il figura constamment dans la majorité « réfor- matrice » de la Constituante, dont il se sépara cependant à plusieurs reprises, se rangeant alors, comme dans l'affaire Marat, parmi les députés les plus à gauche : mais il éprouva tou- jours une vive répulsion pour le triumvirat , Buzot- Pétion-Robespierre, répulsion au moins égale à celle qu'il nour- rissait envers Duport (voir la question juive), alors qu'il semble avoir eu une relative sympathie envers les frères La- me th et une grande indifférence à l'égard de Barnave. Ses « têtes de Turcs » furent - tout au moins si l'on en croit ses Réflexions rédigées en 1803 - Necker, plus encore Mirabeau et surtout La Fayette (et à un moindre degré alors, Talley- rand) 40 Sur les questions constitutionnelles, Reubell montra une opposition constante au renforcement du pouvoir exécutif, ce qui, naturellement, ne sera plus sa position après le 9 Ther- midor et surtout sous le Directoire ! Mais, en 1789, l'exécu- tif, c'était le roi et les ministres qui le représentaient. La Nation qui faisait la loi devait être supérieure au roi dont le seul devoir était de faire exécuter la loi que les représentants de la Nation votaient. Le peuple devait donc élire « des repré- sentants vertueux et éclairés pour le bonheur public ». De la même façon, à la fin de la session, Reubell se singularisa en refusant que l'on accordât au roi le droit de déclarer la guerre, de signer la paix et de négocier les traités (droits dits régaliens). Il assortit ce refus d'une argumentation ori- ginale : accorder ces droits au roi serait l'abandon par la Nation et ses représentants du droit de refuser les impôts ; ce qui ramenait aux remarques que l'avocat colmarien avait développées avant la Révolution, dans son argumentaire pour les communautés de Riquewihr et d'Horbourg. « La Nation - déclarait-il le 18 mai 1790 - doit confier ce droit dan- gereux à ses seuls représentants ; ils auront le même intérêt, alors que les ministres n'auront toujours que les intérêts des gens de cour, l'argent et l'ambition. » En ce qui concerne la division administrative du royaume et les administrations locales, Reubell obtint qu'un secré- taire-greffier fût élu dans chaque commune et il s'opposa avec succès à un projet tendant à faire des assemblées dépar- tementales, des agents du pouvoir exécutif auquel elles seraient subordonnées. En cela, il se montrait centralisateur et augurait de son opposition aux et de son adhé- sion à la Montagne à la fin 1792. Le 30 novembre 1789, il décla- rait « qu'il ne pouvait y avoir 84 assemblées départementales indépendantes de l'Assemblée nationale ». Il est évident que sur ce point Reubell ne pouvait rencontrer l'adhésion de beaucoup d'Alsaciens. Sa notoriété lui permit alors d'être, ainsi qu'on l'a vu, élu secrétaire puis président de la Constituante. C'est sous sa présidence que se déroula le célèbre débat sur la réunion à la France d'Avignon et du comtat Venaissin. Les séances du 30 avril au 2 mai 1791, dans lesquelles fut discutée la pro- position du comité diplomatique qui concluait à l'annexion de ces enclaves, furent tumultueuses. En effet, Reubell s'était déjà prononcé en faveur de cette mesure dès l'année pré- cédente*. Le débat d'avril-mai 1791 dura quatre jours. Reu- bell fut pris à partie par les députés modérés qui lui repro- chèrent sa partialité alors qu'un président devait, selon eux, rester neutre. Le rapport du comité diplomatique qui tendait à adopter la réunion fut rejeté : le soir, aux Jacobins, Reubell attaqua avec violence la décision de la majorité de la Consti- tuante et il fut acclamé par les tribunes. Le 23 mai, il revint à la charge à l'Assemblée et se prononça pour que « toutes les enclaves qui se trouvaient en territoire français fussent réunies après des négociations » : il songeait évidemment à Montbéliard et à Mulhouse. On ne reviendra que brièvement sur la position de Reu- bell en faveur des droits civiques des Noirs libres des colonies. En mai 1791, quand la question fut derechef posée par Robes- pierre et par Pétion, Reubell approuva de nouveau cette proposition, se liant ainsi sur ce point au triumvirat de l'ex- trême gauche de l'Assemblée. En septembre encore, à la fin

* Le 24 avril 1790, trois députés d'Avignon avaient demandé à être entendus par l'Assemblée ; il y avait eu une vive discussion sur cette demande et Reu- bell, qui présidait, avait fait adopter « à une faible majorité » l'autorisation d'en- tendre les députés avignonnais. Le Moniteur, t. 8, pp. 266-269 ; Archives Parle- mentaires, t. 25, pp. 783-785. Voir aussi HOMAN, art. cit., pp. 38-39. Impression et finition Saint-Paul France S.A. 55000 Bar le Duc Dépôt légal : septembre 1995 N° 2-95-0171 Né à Colmar le 6 octobre 1747, député du Haut-Rhin à l'Assemblée Constituante (1789-1791), puis à la Convention (1792-1795), membre des Comités de Sûreté générale et de Salut public (1794-1795), puis Directeur de la République (1795-1799), Reubell est le seul Alsacien dans l'Histoire de France à avoir occupé les plus hautes fonctions gouvernementales sur une aussi longue période. S'il faut en croire le Mémorial de Sainte-Hélène, Napoléon aurait déclaré que Reubell était, parmi les Directeurs, le seul qui ait eu la carrure d'un homme d'État. Cependant, sans doute parce qu'il lui manquait les grandes qualités et/ou les grands défauts qui plaisent au public a-t-il été injustement relégué au second plan. Reubell, républicain et patriote, mort dans le dénuement le 24 novembre 1807 à Colmar méritait d'être sorti de l'oubli. Exploitant les papiers de Reubell, encore inédits, conservés à la Bibliothèque nationale, cette biographie révèle le rôle majeur joué par ce Directeur ainsi que les dessous de son opposition à Bonaparte triomphant. Elle s'attache à montrer que les causes véritables de l'oubli qui frappe Reubell sont extérieures à sa personne et comble enfin un grand vide dans l'histoire du Directoire dont 1995 marque le bicentenaire. Professeur émérite d'histoire contemporaine à l'Université de Dijon, spécialiste de l'Histoire de France et de l'Europe pendant la Révolution, notamment à l'époque du Directoire, JEAN-RENÉ SURATTEAU est co-président de la société des Études robespierristes et a été vice-président de la commission scientifique du Bicentenaire de la Révolution française. Notaire à Mulhouse, ALAIN BISCHOFF est membre de la société des Études robespierristes et vice-président de la société d'histoire et d'archéologie de Colmar.