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30 u Libération Lundi 23 Septembre 2019

culture/Musiques

plus vite que la musique

JPEGMAFIA All My Heroes Are Cornball (JPEGMAFIA) Barrington Hendricks fait de l’art traumatisé : par le ra- cisme (qu’il a subi de plein fouet à l’adolescence, en Ala- bama), par Internet (dont il fut longtemps un troll sur les forums noyautés par l’alt-right), par l’armée (il a été posté au Koweït ou en Afghanistan avant de titrer son premier album Veteran). Logiquement son rap, dont il produit lui-même mots et beats en même temps qu’il erre sur YouTube (pour les vidéos et les déluges haineux dans les commentaires) est l’un des plus heurtés et turbulents du moment. Mais malgré sa volonté affichée de «provoquer la haine», sa musique charme et impres- sionne. JPEGMAFIA est un crack de la manipulation de matériaux très variés au moins autant que la réappropria- tion des tropes et des discours, qui propose un chaos avant tout jouissif et mélodieux, animé de discours très cohérents. Son second album est à mi-chemin du rap qui fouille et de la leçon en vigilantisme en ligne, et il est très nourrissant. O.L. Je suis africain est un album aussi complexe que l’était la personnalité du chanteur. Photo Marc-Antoine Serra

Liam Gallagher Why Me ? Why Not (Warner). pertoire cradi-moderne à souhait Il en sera sans doute de ce deuxième album de la grande (une idée surtout pas cramoisie du gueule d’Oasis comme de mille albums de grandes voix de Rachid Taha, son plus passé, avec lequel il faut bel et bien grands groupes en exil solo : on se l’infligera sans trop recomposer, ici et maintenant, y pio- y croire, par attachement pour la personnalité de son au- beau posthume cher des deux mains), la thématique teur et pour sa gloire passée, on le rangera sur l’étagère, on (la foi en l’humain, l’ironie aussi, le l’oubliera pour l’éternité. En at- plaisir encore, l’amour malgré tout…), tendant la cruelle amnésie, Why Un an après la mort plaies du racisme signé Francis Bebey. les orientations orchestrales (le bala- Me ? Why Not a tout de même un L’autodéclaré «soufi anarchiste», in- fon comme les violons, les beats joli atout à faire valoir au-delà de du rockeur, l’album cernable post-situationniste posté aux comme les percussions, la mandole la tiédeur de la grande majorité «Je suis africain» est marges, avait pris de longue date le comme la guitare électrique sont de de ses chansons : son titre, qui la parfaite synthèse de parti de rire de cette intolérance plu- la partie), tout cela retrace ce qui a laisserait presque croire que tôt que d’en pleurer. Tékitoi, album fait la complexité d’une personnalité Liam aime tellement son disque son goût des mélanges enregistré il y a quinze ans entre , prompte à s’élancer vers l’ailleurs. Là qu’il est prêt à vous le fourrer de et de sa poésie rageuse. Londres et Le Caire, le démontrait où ça pulse, hors limite, au risque force dans la gorge. Las, ce n’est déjà en interpellant les questions d’al- même du hors-piste. pas le cas – de fait, lui-même n’a pas l’air emballé, clairon- térité qui minent. nant partout en promo qu’il est certes le meilleur pop ar- e suis africain.» L’affirmation Cette fois, le plus grand rockeur made Classe. Ce n’est pas la moindre qua- tist en activité, mais que son frère Nono est un «putain sonne comme une déclara- in Françarabie, selon , cite lité de cet album, où il entonne même d’irresponsable» d’empêcher Oasis de continuer à répan- «J tion d’intention pour celui certaines des personnalités avec les- sa première chanson en franglais, dre lumière et félicité sur la planète. O.L. qui entra dans les foyers français en quelles il aura su cheminer : la Ka- douce transe intitulée Like a Dervish, reprenant Douce France de Charles hina, Angela Davis, Jacques Derrida, parce que, voilà voilà, son «English is Trenet avec un groupe dénommé Frantz Fanon, Lumumba… «Dieu a la not so rich». Pour autant, un an tout Luc Ferrari Photophonie (Transversales Disques). Carte de séjour. Avec la distance, le même peau !» proclame le chantre juste après sa mort, Taha nous revient Nouveau coup de Transversales Disques après les inédits symbole fait sens au vu de l’état des branché au «Coran alternatif». Il est sur le vif, en mémoire, cette infidèle des géants Bayle et Parmegiani : Photophonie de Luc Fer- lieux, tant ces deux slogans racontent heureux que celui qui est désormais qu’il ne faut pas trahir. Il y apparaît rari rassemble quatre «bandes magnétiques» jamais édi- une seule et même vision d’un monde, enterré auprès de siens à Sig, en Algé- plus vibrant que jamais. D’une classe tées en disque du plus fantasque des auteurs du Groupe cette diversité qu’avait, rivée au corps rie, nous lègue cette chanson, Je suis folle, d’une (im)pertinence néces- de recherches musicales (GRM), enregistrées entre 1973 et à l’âme, le chanteur partagé entre africain, tramée funky chaâbi, terri- saire, d’une vitalité enivrante. Plus et 1992 pour des expos ou la pub. les deux rives de la Méditerranée. blement prophétique. Et que dire qu’un recueil posthume – et bien en- Rappelons que Ferrari est auteur d’Andy waloo, montée de sève du tendu mieux que le best-of érigé en d’œuvres parmi les plus atta- Guimbarde. Africain «dedans genre vénère – electro punk introduit coutume chez les amnésiques adeptes chantes de la musique concrète comme dehors», «de Paris à Bamako», par une guimbarde façon sanza – de la commémoration –, ce disque française, notamment Presque Rachid Taha, mort le 12 septem- où il honore ses maîtres trépassés, vaut dans ses qualités comme dans rien, série de trompe-l’oreille bre 2018, n’a jamais cessé de l’être, re- en rien dépassés : Eddie Cochran, ses défauts par ce qu’il nous dit de Ra- s’apparentant à des paysages cap- fusant les histoires d’identité figée sur , Oum Khaltoum, Johnny chid Taha : mort, certes, ce tourmenté tés par le micro, mais en réalité du papier glacé, se moquant des cli- Cash… «Est-ce que tu connais l’au- n’a pas fini de hanter nos esprits. composés minutieusement dans chés ethnocentrés (genre le rythme, tre ?» Non, jusqu’au bout Taha n’aura Jacques Denis le studio. On retrouve dans les explicitement cité dans le texte…) qui rien lâché. Testamentaire, cet album quatre pièces réunies ici tout ce qui caractérise le trait de collent à la peau. On se souvient de sa – qu’il s’apprêtait à finir quand le des- Rachid Taha Ferrari, son sens unique de la narration comme son im- version habitée de la superbe Agatha, tin contraire le contraignit à nous Je suis Africain mense musicalité, donnant l’illusion d’une musique am- un hymne à danser et panser les quitter – l’est à plus d’un titre. Le ré- (Believe/Naïve). bient qui ne dirait pas son nom. Indispensable. O.L.