Cahiers balkaniques

47 | 2020 La presse allophone dans les Balkans De la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ceb/15982 DOI : 10.4000/ceb.15982 ISSN : 2261-4184

Éditeur INALCO

Édition imprimée ISBN : 9782858313693 ISSN : 0290-7402

Référence électronique Cahiers balkaniques, 47 | 2020, « La presse allophone dans les Balkans » [En ligne], mis en ligne le 21 août 2020, consulté le 06 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ceb/15982 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/ceb.15982

Cahiers balkaniques est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International. Cahiers balkaniques

Numéro 47

Centre de Recherche Europes-Eurasie Presses de l’Inalco Directeur de publication Jean-François Huchet Rédacteurs en chef Faruk Bilici, Joëlle Dalègre, Frosa Pejoska-Bouchereau Comité scientifique Faruk Bilici (Professeur Histoire de la Turquie ottomane et moderne, Inalco- ), Frosa Pejoska-Bouchereau (Macédonien, Inalco-Paris), Joëlle Dalègre (mcf-hdr, Civilisation de la Grèce moderne, Inalco-Paris), Cécile Folschweiller (MCF Inalco, langue, littérature et civilisation roumaine), Mehmet Hacislihoglu (Professeur d’histoire, Directeur du centre d’études balkaniques et de la mer Noire, Univ. Yildiz, Istanbul), Anna-Marina Katsigianni, (Professeur en littérature comparée, Univ. Patras, Grèce), Christina Koulouri (Professeur d’histoire grecque moderne, Univ. Panteion, Athènes), Blagovest Njagulov (Professor, Historical Studies Institute, Académie Bulgare des Sciences, Sofia), IvanaPantelic (Professor, Institute of Contemporary History, ) Comité de lecture Faruk Bilici, Joëlle Dalègre, Frosa Pejoska-Bouchereau Secrétariat de rédaction Christina Alexopoulos, Alexandre Lapierre, Andrew Mc Cormick, Nicolas Pitsos, Gaultier Roux Préparation de copie : Joëlle Dalègre & Cedric Raoul Édition et fabrication de couverture : Cedric Raoul Maquette : Marion Chaudat pour Studio Topica & Cedric Raoul Contacts : Faruk Bilici ([email protected]), Joëlle Dalègre (joelle.dalegre@ wanadoo.fr), Frosa Pejoska-Bouchereau ([email protected]) Illustration de couverture : Nicolas Pitsos

Ce numéro a été réalisé avec Métopes, méthodes et outils pour l’édition structurée XML-TEI développés par le pôle Document numérique de la MRSH de Caen.

CC-BY-NC-ND 4.0 2020, Presses de l’Inalco 2, rue de Lille – 75343 Paris Cedex 07 – ISSN : 0290-7402 ISBN : 978-2-85831-369-3 Cahiers balkaniques

La presse allophone dans les Balkans De la fin du xixe siècle à la Seconde Guerre mondiale

Numéro dirigé par Joëlle Dalègre & Nicolas Pitsos

Numéro 47 – Année 2020 Poésie-témoignage : « Ville en quarantaine » de Bardhyl Londo

Bardhyl Londo directement inspiré de la situation dans laquelle est plongé le monde entier. Né en 1948 en Albanie, il est l’auteur de nombreux recueils de poésies et de plusieurs romans.

BARDHYL LONDO – QYTETI I KARANTINËS

Në këtë qytet dielli lind në mbrëmje dhe perëndon në agim, Këtu në dasma qajnë dhe në funerale qeshin.

Këtu burgun e quajnë liri dhe lirinë burg, Këtu dehen me ujë dhe etjen e shuajnë me raki,

Këtu rendin gjithë jetës dhe s’arrijnë askund, Këtu rrinë shtrirë në divan dhe mbërrijnë gjer në Alaskë,

Këtu rrugën e maternitetit e ngatërrojnë, të varrezave e gjejnë symbyllur, Këtu çmendinën e kanë disko dhe diskon çmendinë,

Këtu lindin të thinjur dhe vdesin fëmijë, Këtu alfabeti fillon me Zh dhe mbaron me A,

Këtu kryeministri del me brekushe, kopshtari rri me kollare, Këtu flasin shqip por s’kuptojnë asnjë fjalë,

Këtu flenë gjithë ditën,natën bëjnë punët e shtëpisë, Këtu të krishterët falen në xhami, muslimanët në kishë?

Ketu prifterinjte luten arabisht, hoxha kendon latinisht, Ketu merren vesh me gjithe boten, njeri tjetrin s’e kuptojne kurre,

Ketu kurre s’e kupton a je gjalle apo ke vdekur.

Karantine, mars 2020 BARDHYL LONDO – VILLE EN QUARANTAINE

Dans cette ville, le soleil se lève au crépuscule et se couche à l’aube, Ici, on pleure aux mariages et on rit aux enterrements.

Ici, la prison est appelée liberté et la liberté est une prison, Ici, on se saoule avec de l’eau et on se désaltère avec de la gnôle,

Ici, on fait la queue toute sa vie pour arriver nulle part, Ici, allongé sur son canapé, on voyage jusqu’en Alaska,

Ici, on ne trouve pas la route de la maternité mais on arrive au cimetière les yeux fermés, Ici, l’asile psychiatrique est un dancing et les boîtes de nuit sont paranos,

Ici, on naît grisonnant et on meurt enfant, Ici, l’alphabet commence par un Z et se termine par un A,

Ici, le Premier ministre sort en sarouel, le jardinier porte une cravate, Ici, tous parlent albanais mais personne ne se comprend,

Ici, on dort toute la journée et la nuit on fait le ménage, Ici, les chrétiens prient à la mosquée, les musulmans à l’église ?

Ici, les prêtres se saluent en arabe, l’imam chante en latin, Ici, on capte le monde entier mais on ne comprend pas son voisin.

Ici, on ne sait jamais si vous êtes vivant ou mort.

Quarantaine, mars 2020 Traduit de l’albanais par Évelyne Noygues

Éditorial

Joëlle Dalègre

CREE-Inalco

Ce nouveau numéro des Cahiers balkaniques comporte un dossier imposant et complet sur la presse allophone dans les Balkans de la fin du xixe siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale, presse en large majorité francophone qui reflète l’influence culturelle de la France dans le Sud-Est européen pendant cette période. Les articles ici regroupés étudient pour certains la diffusion de la presse francophone en Europe du Sud-Est, d’autres explorent la présence de journaux publiés à l’extérieur de la péninsule des Balkans dans une des langues officielles de cet espace, d’autres enfin se consacrent aux publications allophones dans un contexte linguistique inter-balkanique et multilingue. Ce dossier est suivi de quelques-unes des contributions à un colloque organisé le 30 mai 2018 par l’Association des Amis de la villa Kerylos : « De quoi l’hellénisme est-il le nom ? » Il suit quelques-unes des acceptions différentes du terme depuis l’Antiquité et illustre la volonté de survie contemporaine exceptionnelle de l’une de ses composantes, l’hellénisme pontique. Enfin les publications de l’année écoulée nous ont permis de présenter quatre ouvrages intéressants pour différentes raisons. Que tout cela fasse passer aux lecteurs des moments agréables et instructifs, tel est le souhait de l’équipe des Cahiers balkaniques.

DOSSIER

L’Europe du Sud-Est et la presse allophone

Nicolas Pitsos CREE-Inalco

La péninsule des Balkans ou Europe du Sud-Est, aux frontières géopolitiques malléables, englobant dans la définition dominante de son extension maximale un espace inclus entre les Carpates et la Crète, la mer Adriatique et la mer Noire, réunissait au début du xixe siècle des possessions ottomanes jouissant de divers degrés d’autonomie et des territoires administrés par les Habsbourg. Suite à une série de conflits intra et/ou interétatiques, connue dans le domaine des relations internationales sous le nom de « question d’Orient », plusieurs États ont été constitués tout au long du xixe siècle et jusqu’à nos jours. Tout au long de cette période, la presse connut aussi dans cette partie du continent européen un essor remarquable. Des éditions de journaux et de revues publiées en langues considérées comme officielles dans les différentes entités étatiques côtoyèrent des publications en langues « étrangères », telles que l’anglais, le français, l’italien ou d’autres langues pratiquées par des communautés linguistiques minoritaires et/ou d’immigrés s’installant dans les pays de cette région. En même temps, des individus originaires de l’Europe du Sud-Est, émigrant vers d’autres pays du continent, dont la France, étaient parfois à l’origine de la parution d’une presse publiée dans l’une des langues officielles des États balkaniques telles que l’albanais, le bulgare, le grec, le macédonien, le roumain, le serbo-croate-bosniaque, le slovène ou le turc. Élément constitutif de réseaux diasporiques ou vecteur de promotion d’intérêts politiques, économiques, culturels, la presse en langues étrangères, autres que celles établies comme officielles et/ou minoritaires, est susceptible de nous aider à mieux reconstituer la diversité sociale et culturelle des sociétés concernées. Au carrefour entre histoire de la presse, histoire de la circulation des savoirs, des discours et des pratiques, histoire de la mobilité socio-spatiale, ces supports sont très souvent les « oubliés » de la recherche historique en raison surtout de l’étrangeté de la langue dans laquelle ils CAHIERS BALKANIQUES 12 La presse allophone dans les Balkans

sont rédigés ou de leur place atypique dans l’écriture d’une histoire de la presse depuis la perspective de la langue officielle à l’échelle nationale. Les textes publiés dans ce volume sont issus d’une journée d’étude organisée en juin 2017, par le Centre de recherche Europes-Eurasie (CREE) de l’Inalco et le Réseau pour l’étude de la presse en langues étrangères (Transfopress) rattaché au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC) de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Cette rencontre scientifique souhaitait pallier ces lacunes historiographiques et elle s’adressait à la fois à des spécialistes recouvrant l’espace de l’Europe du Sud-Est et à des chercheurs travaillant sur l’histoire de la presse en langues étrangères. À côté d’une réflexion sur l’emploi et la définition du terme de presse en « langues étrangères » dans le contexte d’entités politiques multilingues, tel l’Empire ottoman, l’Empire austro-hongrois ou les États qui en sont issus dans les Balkans, les contributions dans ce volume abordent plusieurs sujets : elles concernent la conception, l’organisation, la diffusion, la fonction et la réception de cette presse dans les deux sens, à savoir la presse publiée en « langues étrangères » dans les États balkaniques aux xixe et xxe siècles, et la presse publiée dans l’une des langues officielles de ces États ailleurs dans le monde, notamment au sein de la société française. Parmi les aspects de ce phénomène traités par les auteurs, on peut citer : les types des publications, les personnes qui les ont initiées, les maisons d’édition ou de presse qui les ont lancées sur le marché, les langues dans lesquelles elles ont été rédigées, les réseaux qui les ont portées ; on peut également observer leur longévité, leur chronologie, leur contenu, leurs lecteurs, le rôle de ces organes dans le mouvement général de circulation des hommes et de leurs idées, les transferts culturels auxquels ils ont donné lieu, les identités métissées générées, les stratégies de leurs acteurs dans la promotion des intérêts communautaires et/ou étatiques. Une première série d’articles étudie la diffusion de la presse francophone en Europe du Sud-Est. Dans une telle perspective, Gérard Groc analyse les périodiques publiés en langue française au début de l’ère républicaine en Turquie. Despina Provata dresse une typologie de la presse éditée en français en Grèce, alors que Joëlle Dalègre l’illustre par l’un de ses représentants les plus emblématiques et diachroniques, le Messager d’Athènes. De son côté, Claudiu Topor inscrit dans la mécanique de propagande en temps d’occupation militaire la publication d’un journal en allemand en Roumanie pendant la Première Guerre mondiale. Nicolas Pitsos décline dans son article les utilisations de la presse publiée en langue française en Europe du Sud-Est au lendemain de la Grande Guerre en tant qu’outil de diplomatie culturelle. Oana Soare poursuit les trajectoires éditoriales de la presse en français en Roumanie de la seconde moitié du xixe siècle, tandis qu’elle aborde également le destin des périodiques publiés en roumain à Paris par L’EUROPE DU SUD-EST ET LA PRESSE ALLOPHONE Nicolas PITSOS 13 des révolutionnaires exilés à l’ère du « printemps des peuples ». Cette deuxième catégorie de textes, explorant la présence de journaux publiés à l’extérieur de la péninsule des Balkans dans une des langues officielles de cet espace, est enrichie par l’article de Dragan Bogojevic et d’Ivona Jovanovic consacré à la publication du journal officiel monténégrin à Paris entre 1917 et 1921. Aleksandra Kolakovic poursuit, quant à elle, les initiatives d’édition de périodiques en France par des émigrés serbes aussi bien dans le contexte yougoslave que celui succédant à l’éclatement de la fédération yougoslave. Svetla Moussakova se penche sur les trajectoires des revues publiées par des émigrés bulgares en Europe de l’Ouest et Zdravka Konstantinova introduit, avec son tableau de la presse publiée en langues étrangères en Bulgarie, le troisième volet du phénomène de la presse allophone en Europe du Sud-Est, à savoir les publications allophones dans un contexte linguistique inter-balkanique. Dans une telle optique, Évelyne Noygues se penche sur l’histoire de la revue Albanija à Belgrade, revue ayant servi d’instrument de construction d’une identité nationale albanaise. Enfin, Dragica Mugosa nous invite à redécouvrir les activités d’un réseau d’information alternatif qui, pendant les années 1990, a œuvré dans l’espace ex-yougoslave comme un moyen de communication internationale proposant des articles dans les langues officielles et non officielles des pays concernés.

La presse francophone dans l’Empire ottoman et la Turquie de Mustafa Kemal French speaking Press in Ottoman and Mustafa Kemal’s Turkey Osmanlı İmparatorluğu ve Mustafa Kemal Türkiye'de Fransız basını

Gérard Groc Chercheur associé à l’IRENAM (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman)

Les débuts de la République turque, proclamée en octobre 1923, sont, pour la presse en français qui existe en Turquie depuis fort longtemps, un renversement des conditions d’exercice. Ils marquent le passage d’un ancien régime – où cette presse connaissait depuis plus d’un siècle un succès pérenne et avait acquis ses habitudes – à un nouveau régime. Processus révolutionnaire, transformateur et iconoclaste puisqu’il procède d’une guerre d’indépendance où une rébellion nationaliste reconquiert pas à pas (mai 1919-août 1922) un territoire dont la Première Guerre mondiale, une mésalliance avec la Prusse et la défaite avaient réduit la consistance. Soulignons de suite que le territoire reconquis n’est plus celui de l’Empire ottoman avec ses dépendances balkaniques, arabes et musulmanes, mais un territoire restreint à l’Anatolie et une partie de la Thrace, pressenti dès février 1920 (Pacte national) comme le cœur d’une nouvelle souveraineté, celui qu’il convient de rebâtir pour effacer les humiliations et les spoliations de la défaite consignées par le traité de Sèvres (août 1920). Convaincue de la nécessité d’une communication, cette rébellion utilise immédiatement la presse, d’abord en interne, pour une mobilisation « démocratique », large et représentative de toutes les provinces contre un CAHIERS BALKANIQUES 16 La presse allophone dans les Balkans

pouvoir resté dans une capitale sous occupation étrangère (Constantinople), mais aussi en externe car son chef, Mustapha Kemal, sait d’emblée qu’une reconquête ne sera valable qu’entérinée par les vainqueurs du conflit mondial. Le premier véritable organe de presse est mis en place en janvier 1920 sous le titre injonctif de Souveraineté nationale (Hakimiyeti Milliye). Un tel recentrage des priorités vers l’affirmation d’une primauté nationale et l’exigence d’une reconnaissance d’indépendance relativise forcément l’utilité d’une presse de langue étrangère, éditée de surcroît dans la langue d’un des vainqueurs. Pourtant, l’usage perdure et, une fois la paix retrouvée et la république proclamée, une telle presse continue d’exister y compris dans une grande diversité des styles ; mais son utilisation doit se soumettre bientôt aux conditions édictées par une volonté politique de plus en plus centralisatrice, au point d’en devenir peu à peu un instrument de propagande. Là où on connaissait un large éventail d’expressions, reflétant autant une multiplicité d’interlocuteurs extérieurs mais présents sous une forme ou sous une autre dans l’Empire, qu’une pléiade de publicistes internes désireux, chacun pour ses raisons propres, d’utiliser la langue française pour s’exprimer, on assiste vers le tournant des années 1930 à la captation croissante de cet usage au profit du seul appareil gouvernemental. Ce dernier est soucieux désormais de faire entendre vers l’extérieur non seulement les progrès qu’il accomplit vers la « civilisation » mais, plus explicitement, la position qu’il compte adopter face aux déploiements expansionnistes de certains régimes européens, comme l’Italie, dont il craint les élans invasifs dans l’aire méditerranéenne. On voit donc qu’une presse en français dans la Turquie des années 1920 et 1930 combine l’articulation de plusieurs paramètres, au rang desquels d’abord l’impératif d’une indépendance nationale, puis le rôle que doit y tenir une presse nationale, enfin une langue étrangère et l’utilisation qu’il convient d’en faire. Et vers quel public ? En partant de l’intérêt que présente une presse « allophone » dans l’évaluation d’une trajectoire national(ist)e – au-delà d’une seule production d’exil, de migration ou encore de communautés marginalisées, repliées sur des intérêts particularistes –, il est intéressant de situer les modalités de son insertion dans le schéma dominant, de mesurer sa contribution à cette trajectoire : dans quelle mesure l’enrichit-elle de ses nouveautés, de ses questionnements, quelle ouverture lui procure-t-elle, quels défis lui pose-t-elle ? Et partant de là, il est intéressant aussi de retracer les débats collectifs ou individuels dans lesquels s’inscrivent les publicistes qui en deviennent ipso facto des protagonistes, représentant par choix linguistique délibéré sinon des points de vue du moins des perspectives différentes et parfois concurrentes. Une presse allophone représente a priori un « extérieur » qui regarde, évalue, critique une évolution en cours, s’y attache aussi d’une LA PRESSE FRANCOPHONE DANS L’EMPIRE OTTOMAN ET LA TURQUIE DE MUSTAFA KEMAL 17 Gérard GROC certaine manière puisqu’il choisit d’inscrire son activité dans son cadre, mais s’en dissocie en même temps, adoptant le regard d’un « autre » sur la base de critères politiques, culturels et prioritairement linguistiques divergents. Ce qu’offre en plus la presse en français de Turquie (cette dernière prise au sens large d’Empire ottoman et de période républicaine), c’est qu’elle est doublement allophone, une sorte d’allophonie « au carré » puisqu’elle abrite en son sein, outre des interlocuteurs français représentant des intérêts français – ce que l’on pourrait nommer une « presse française » – d’autres locuteurs qui ne sont pas eux-mêmes francophones, qui sont en réalité de cultures multiples, mais qui choisissent néanmoins cette langue pour se positionner dans l’espace public ottoman ou turc et publier ce qu’ils ont à exprimer. Ce peut être des Turcs, et donc turcophones, qui choisissent la langue française pour produire un discours différent de celui de leurs compatriotes ; ce peut être aussi des locuteurs non turcophones, ottomans ou étrangers, mais présents dans le lieu, qui vont exprimer, dans une autre langue que la leur et pour un public qui n’est pas non plus un locuteur direct de la langue française, ce qu’ils veulent porter à la connaissance du public. L’un et l’autre cas ne sont pas exceptionnels, mais c’est leur réunion dans un même contexte qui en fait l’intérêt, leur juxtaposition dans le même temps et espace et dans la même langue, créant, au-delà de leur différence culturelle, non seulement une communauté linguistique spécifique mais une approche et une contribution à la fois différenciée et simultanée, à l’évidence complémentaire, envers le même phénomène. Quels que soient le point de départ et les modalités de cette expression, elle procède, dans toute sa dimension, de l’utilisation d’un medium culturel moderne, soucieux de se positionner dans l’évolution collective, impériale ou républicaine, et néanmoins « nationale ». L’emploi de la langue française dans l’activité de presse en Turquie est en effet un phénomène considérable, novateur et structurant.

L’emploi de la langue française dans la presse ottomane

Historiquement, c’est en français que naît le premier périodique de Turquie, à Constantinople, les Bulletins de Nouvelles du représentant de la Convention nationale, dès la fin de 1793, pour une activité qui se poursuit jusqu’en juin 1797. L’intérêt de ce premier épisode de presse est qu’il revêt une grande variabilité de formes (quatre titres), se fait en français, mais aussi en traduction en plusieurs langues, connaît des régimes divers (clandestin, toléré puis officiellement reconnu) avec des statuts différents (presse de propagande puis presse diplomatique, enfin, organe privé au service d’intérêts dits commerciaux), autour d’une intention prioritaire de sensibilisation aux progrès de la Révolution française. Cet épisode reste sans lendemains immédiats. CAHIERS BALKANIQUES 18 La presse allophone dans les Balkans

Historiquement, c’est encore en français que s’institue, un peu plus tard à Smyrne, en 1821, aux mains de citoyens français privés, une activité journalistique régulière, avec rubriques, avis, informations commerciales, culturelles et prises de positions politiques. Même si les titres se succèdent (Smyrnéen, Spectateur Oriental puis Courrier de Smyrne), l’activité, elle, ne s’interrompt plus. Et c’est à partir de cette innovation provinciale qu’aura lieu, au début de novembre 1831, à Constantinople, la création d’un organe officiel impérial, leTakvim‑i Vekayi, en turc, voulu par le Sultan, immédiatement doublé d’une version francophone intitulée Le Moniteur ottoman, et confiée au rédacteur du Courrier de Smyrne, débauché pour l’occasion. Là où la version turque se borne à la mention des actes officiels, la version française s’ouvre à la discussion et à la représentation argumentée des intérêts de l’Empire, contrant même parfois les intérêts français. Jusqu’en 1836, date de la mort de son rédacteur français, Alexandre Blacque, elle est aussi une importante source d’informations pour les Européens sur la situation politique au Moyen Orient 1. Même en version française, ce journal reste cependant aux yeux de ses confrères européens de l’époque, un journal officiel du Sultan. Historiquement, c’est à nouveau en français, et encore une fois à partir d’un transfert cumulé de deux journaux smyrniotes, que s’établit dans la capitale en 1843 et sur plus de 20 ans, une véritable activité journalistique francophone, qui se veut informative et d’opinion, avec le Journal de Constantinople… d’abord défini comme celui …des Intérêts orientaux, devenu ensuite …Écho de l’Orient. C’est une presse cette fois privée, française par facture journalistique (les rédacteurs en chef viennent de France, elle est parfois financée par l’ambassade de France), mais directement en faveur de la Porte, ottomane par engagement et par devoir, chargée de promouvoir l’introduction formelle de l’Empire dans la sphère politique occidentale. Les années 1850 voient la création de cinq autres journaux francophones alors que n’existent, comme journaux turcs, que le journal officiel en édition turque et arménienne, et un autre journal, fondé en 1846 par un… Anglais. La francophonie détient donc indéniablement, et jusqu’à la fin des années 1860, un quasi monopole d’information et d’expression, car le français vaut comme langue de communication dans une adéquation choisie entre la volonté politique ottomane et l’option de la langue française. En 1851, le Journal de Constantinople a même l’audace de réclamer l’abolition des Capitulations et propose à la Porte d’édicter un droit commun en matière de commerce et d’industrie, à la grande contrariété des puissances occidentales qui ignorent superbement cette demande. En retour, le journal s’efforce de renseigner sur les innovations politiques

1. Kologlu, 1992, p. 314. LA PRESSE FRANCOPHONE DANS L’EMPIRE OTTOMAN ET LA TURQUIE DE MUSTAFA KEMAL 19 Gérard GROC occidentales et surtout françaises et, de fait, beaucoup de réformes ottomanes s’inspirent alors de dispositifs français voire se rédigent en français 2. En réalité, la francophonie est à cette époque beaucoup plus large qu’un fait journalistique. Durant ce qu’on appelle les Tanzimat (« Les réformes »), grosso modo de 1839 à 1876, le français est une langue de la diplomatie pour la Turquie mais aussi pour l’Autriche et la Russie. La nouvelle élite bureaucratique ottomane fait son apprentissage dans le Cabinet des Traductions (Tercüme Odasi) où tout se rédige en français. Les trois grands personnages de cette période jusqu’en 1870, chacun plusieurs fois ministre ou grand vizir – Rechid, Fuad et Ali Pachas – sont d’excellents francophones et maints documents ottomans sont par eux initialement rédigés en français 3. Le français devient aussi une langue d’éducation dont l’administration se soucie beaucoup ; d’ailleurs, le lycée Galatasaray, francophone, créé en 1868 et inauguré par Victor Duruy, deviendra bientôt la pépinière des intellectuels et des commis de l’État. Pour l’Empire, la langue française n’est donc plus seulement une langue d’intérêts particuliers mais bien plutôt celle qui dépasse les particularismes, va plus avant dans la civilisation étrangère et moderne et expose les progrès réalisés. Dans cette évolution, les années 1850 introduisent une nouvelle configuration plus contraignante. La guerre de Crimée installe les étrangers plus directement dans l’Empire. À son terme, la Turquie se retrouve sommée en 1856 (traité de Paris) d’accorder plus de droits à des groupes minoritaires qui formulent déjà des revendications nationalistes voire sécessionnistes (l’exemple grec est dans toutes les têtes). En retour, une opinion publique ottomane s’ébauche qui commence à dénoncer les surenchères occidentales visant au démembrement de l’Empire. Les affrontements du Liban, de Serbie et de Crète émaillent déjà l’actualité. En guise de contestation, une question, celle d’une identité ottomane, taraude la première génération de journaux véritablement turcs qui publient, dans la décennie 1860, les premiers périodiques en turc et non plus en français, avant de succomber aux fourches de la censure (loi sur la presse en 1865) et de chercher refuge, qui en France, qui à Londres. Bientôt sonnera aussi la défaite de la France face à la Prusse, et le recul de ses performances institutionnelles, d’autant qu’elle même se tourne de plus en plus vers des formes républicaines. Autrement dit, le message d’une France officielle se ternit quelque peu, au milieu des années 1870. Évolution lente, mais irrémédiable, où une presse foncièrement française change alors de dimension pour se fondre dans une évolution d’ensemble multilingue où elle ne joue plus un rôle prioritaire. L’utilisation du français

2. Groc, 1992, p. 15-28. 3. Davison, 1990, p. 125-141. CAHIERS BALKANIQUES 20 La presse allophone dans les Balkans

n’y est plus un phénomène global ni l’effet d’une volonté politique ottomane, mais devient peu à peu le choix délibéré de particuliers qui, à côté d’une presse désormais possible en d’autres langues, choisissent pourtant de s’exprimer en français. D’exclusif, la francophonie devient un phénomène sélectif, et ceci dans un contexte spécifiquement turc. À partir de là, l’étude de la presse francophone devient une série de cas d’espèces qui nous commande de trouver pourquoi, dans un tel contexte, telle personne choisit à telle époque d’éditer un organe en français. Critères politiques ? Simples critères culturels ? Volonté d’ascension sociale ? Phénomène de mode ? On est donc obligé de parler d’une espèce de banalisation du fait francophone au sein même de l’évolution journalistique où l’usage de la langue française relève d’un appoint culturel et civilisationnel. La tendance s’accentue sous le long règne d’Abdülhamid ii (1876-1909), où le pouvoir contrôle de plus en plus l’activité de presse dont il veut brider toute portée politique. Il est vrai qu’à partir des années 1880 s’ébauche une contestation étudiante que son envoi en exil transforme en une opposition de plus en plus structurée, du nom de jeune-turque, dont l’écho deviendra vite international. Dans ce contexte d’une presse muselée, la francophonie devient plutôt un véhicule culturel pour une foule de revues à périodicité plus espacée, entreprises individuelles à capacité financière plus ou moins réduite, à valeur plus spécialisée et à durée de vie plus ou moins courte. Le Stamboul, journal de langue française qui vaut, avec le recul, comme un monument sinon de l’influence du moins de la présence française, est un bon exemple de cette diversité des genres 4. En réalité, ce journal, paru en août 1875, est au début un journal édité par un Irlandais, John Laffan Hanly, succédant au Progrès d’Orient du même éditeur, valant pour représentant des intérêts anglais en Turquie. Ce n’est qu’en 1901 qu’il est rédigé par un Français, R. Delbeuf ; en 1908, il devient « journal français paraissant en turc » et en 1910, il est définitivement un « organe français ». De fait, sur les quelque 40 publications francophones de l’ère hamidienne (1876-1909), la plupart sont des bulletins économiques de chambres de commerce, des revues médicales, d’annonces, ou encore des revues littéraires mondaines ou artistiques où côtoie les échos de la mode parisienne. 1880 apporte une innovation, L'Osmanli, organe commandité par la Porte, s’adjoint une édition en langue française à laquelle de grandes signatures participent. D’autres initiatives plus modestes voient le jour à partir du Palais, souvent sous forme de revues plus ou moins richement illustrées. La bride est telle néanmoins qu’en 1905, à côté des six journaux en français, des douze quotidiens en turc, des neuf en grec, etc., le public cosmopolite de Constantinople préfère puiser directement dans les 145 titres

4. Alemdar, 1975. LA PRESSE FRANCOPHONE DANS L’EMPIRE OTTOMAN ET LA TURQUIE DE MUSTAFA KEMAL 21 Gérard GROC français, 34 titres allemands, 14 titres autrichiens, 4 titres belges, etc., quotidiens, hebdomadaires ou autres périodiques reçus régulièrement de l’étranger à plusieurs milliers d’exemplaires 5. À noter que le souffle de la révolution jeune-turque de 1908 déclenche une avalanche de publications qui voient le jour ou tout au moins reçoivent une autorisation de publication, parmi lesquelles 94 sont francophones, parfois aussi en formule trilingue, voire quadrilingue. Il est vrai que, pour quelque temps, l’atmosphère est encore à la liberté et à la réconciliation de toutes les dimensions de cet empire.

Après la Première Guerre mondiale

Aux lendemains chaotiques de la Première Guerre mondiale, au moment où les vainqueurs fixent les conditions de survie d’un empire défait et où s’ébauchent les germes d’une résistance nationale qui en liquidera bientôt les fondements, la presse francophone continue d’exister et de présenter un visage très diversifié, mais elle est en pleine recomposition. C’est une combinaison d’organes aux intérêts multiples qui appelle une approche elle-même différenciée. On peut y dénombrer trois périodes.

1918-octobre 1923 La première période étendue de la fin de la guerre à octobre 1923, date de la proclamation de la république, est une période confuse où les opinions ont du mal à se départager. On reste sur l’image et un héritage d’Empire, tout en sachant que, par-delà la défaite, les choses ne seront bientôt plus les mêmes. D’abord, la Turquie ne sait pas à quelle sauce elle sera accommodée par les vainqueurs. Les pourparlers pour les questions d’Orient passent après la réorganisation des champs de guerre européens, et ce n’est qu’après la signature du traité de Versailles en juin 1919 (entré en vigueur en janvier 1920), puis le traitement de l’Autriche, Bulgarie et Hongrie, que les vainqueurs s’intéressent entre autres au sort de la Turquie, soit au tournant de l’année 1920. Entretemps, Constantinople est occupée par les troupes anglo-franco-italiennes ; les troupes grecques ont débarqué à Smyrne en mai 1919 pour faire en Anatolie le travail de police que les vainqueurs ne veulent plus faire directement et, en riposte immédiate, une révolte nationaliste turque se développe dont le succès et l’organisation iront croissant. Les interrogations qui font une grande part de l’actualité sont nombreuses. En quelle proportion l’Empire sera-t-il démembré ? La Turquie sera-t-elle placée sous un mandat américain, dans

5. Revue Commerciale du Levant, no 201, août 1905. CAHIERS BALKANIQUES 22 La presse allophone dans les Balkans

la suite de la déclaration Wilson, ce dont on parle en octobre 1918 ? On pressent assez vite, même sans connaître forcément l’existence du pacte Sykes-Picot, dévoilé en février 1920, que certaines provinces arabes seront détachées de l’Empire. En ira-t-il de même de provinces chrétiennes, au moment où des pays caucasiens, Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie proclament leur indépendance (16 janvier 1920, ouverture de la SDN) ? Qui se fera le protecteur des « petites nations » ? Les populations chrétiennes et juives de l’Empire conserveront-elles leur statut de minoritaires ? En janvier et février 1920, les journaux parlent de nouveaux massacres de 20 000 Arméniens à Marache, par les Nationalistes. On connaît aussi l’existence de la déclaration Balfour (novembre 1917) qui, vers la fin 1919, divise les populations juives de l’Empire et pose la question de leur départ vers la Palestine et plus globalement du sionisme (La Nation de Nissim Rousso, premier numéro le 24 octobre 1919). En février 1920, la Conférence de Paris décide pourtant que Constantinople restera sous souveraineté turque, ce qui n’empêche pas l’Angleterre d’y resserrer son contrôle militaire le 16 mars 1920. L’opinion publique ottomano-turque, bigarrée, se fragmente sur ces incertitudes que chacun interprète à sa manière, et les communautés levantines et minoritaires, dont l’usage du français dans les publications est courant (Le Bosphore de Michel Paillares, quotidien qui apparaît le 22 octobre 1918, Le Journal d’Orient d’Albert Carasso, quotidien paru durant l’été 1918), cherchent avant tout à se concilier les puissances occidentales, tout en sachant qu’elles restent parties intégrantes d’un Empire en faillite. La rébellion nationaliste, pour sa part, désire, par l’utilisation de congrès « nationaux », faire reconnaître sa lutte et s’appuie, elle aussi, sur le point 14 de la déclaration Wilson, celle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cette rébellion, qui conquiert peu à peu l’Anatolie lointaine, fragilise encore plus les observateurs restés à Constantinople, au chevet de l’Empire. C’est à la mi-mai 1920 que sont connues les conditions de paix imposées par les vainqueurs qui seront ensuite consignées dans le traité de Sèvres (août 1920). « Très dures » commente Le Journal d’Orient du 15 mai 1920 : Smyrne placée sous administration grecque, Syrie et Mésopotamie gérées en mandat, une Arménie et un Kurdistan libre. « Tout crie qu’on ne veut pas la mort de la Turquie ! » veut-on se rassurer. Et dès l’été 1920, les premiers revers de l’armée grecque dans ses tentatives d’occuper le centre du pays (l’armée nationaliste reçoit le soutien de la nouvelle URSS en contrepartie de la délimitation d’une frontière commune dans le Caucase) font vaciller encore plus fort les quelques certitudes dont certains publicistes osent se prévaloir. Lorsqu’on parle alors de presse francophone, c’est un mélange de presse informative et spécialisée, commerciale et professionnelle (Revue commerciale d’Orient no 25, L’information d’Orient no 16 signalé en février 1920), économique LA PRESSE FRANCOPHONE DANS L’EMPIRE OTTOMAN ET LA TURQUIE DE MUSTAFA KEMAL 23 Gérard GROC

(L’Économiste d’Orient paru le 12 février 1920), et en grande part, d’une presse minoritaire encore installée dans le reflet d’un cosmopolitisme hérité de l’Empire ; tout autant de publications qui, au sortir de la guerre et d’une longue présence prussienne, tentent conjointement de revivre, de rebâtir des activités et de renouer avec la paix. Mais le statut du français varie aussi avec les louvoiements de la France elle-même qui, dans cette phase de transformation, tient à ses interlocuteurs plusieurs discours, assume plusieurs rôles entre lesquels il n’est pas facile de faire un tri immédiatement rationnel. D’une part, elle maintient son plus beau fleuron, Le Stamboul, lequel propage encore la vision d’une continuité colonialiste et milite pour le maintien des intérêts français. Pour lui, la France est d’abord un vainqueur qui œuvre, avec ses alliés européens, à la liquidation de l’Empire ottoman, impose à ce qu’il en reste les rigueurs d’un démembrement que l’on discute tout au long de l’année 1920 : la Turquie y est réduite à un petit territoire au centre anatolien. La France, puissance impérialiste, anciennement bénéficiaire des Capitulations auxquelles les nationalistes opposent l’affirmation d’une souveraineté nationale, préserve donc ses intérêts dans le Levant. Sur un autre plan, elle est aussi le pays d’une Révolution française largement inspiratrice pour les leaders kémalistes, inventeur en 1793 de mobilisations patriotiques et de victoires obtenues, face aux coalitions existantes, par désir de liberté, capable de secouer le joug de pouvoirs anciens et délégitimés par leurs échecs. C’est le pays d’une expérimentation républicaine, pourvu de dispositifs innovants tels que l’instruction publique obligatoire et gratuite ou encore la laïcité, dont le kémalisme va grandement s’inspirer. C’est donc aussi un partenaire de la modernité. Enfin, en 1920, la France est également une force militaire d’occupation dont les troupes, installées dans le Sud anatolien, tiennent des territoires où elle se fait précisément le champion d’une restauration arménienne en réponse au génocide de 1915. C’est d’ailleurs contre elle que porteront les premiers faits d’armes de la résistance nationale turque (Sütlü imam, Marache « l’héroïque »), ce qui ne l’empêche pas de devenir très rapidement un interlocuteur de ces rebelles qu’elle combat et de rechercher leur alliance, car son autre et alors véritable intérêt se situe en Syrie, hors du territoire national turc, où elle veut conforter sa situation de puissance mandataire face à l’Angleterre. Son souci devient vite, au-delà de la Cilicie, la fixation de frontières claires, ce qui la pousse à renverser ses options d’envahisseur pour devenir le premier signataire d’un accord (octobre 1920) avec le nouveau régime républicain. Cette amitié très tôt manifestée 6 (Briand, colonel Mougin) va permettre aux rebelles de casser le front des vainqueurs et de programmer les étapes d’une reconquête territoriale qui se fera d’est en ouest. Dès 1920, les envoyés français, plus ou moins officiels, se

6. Le Temps, en octobre 1919, publie une interview de Mustafa Kemal. CAHIERS BALKANIQUES 24 La presse allophone dans les Balkans

succèdent, directement en contact avec la rébellion kémaliste et les relations qu’ils en feront en France, dithyrambiques, provoqueront rapidement un capital de sympathie, porté par des hommes éminents tels que Édouard Herriot, lui-même devenu un familier de Mustafa Kemal 7. On l’a dit, cette première période se solde cumulativement par la victoire nationaliste à l’été 1922, puis par sa reconnaissance politique par le nouveau traité de Lausanne, négocié dès la fin 1922 et signé en août 1923, qui abolit les amputations territoriales de 1920, puis par la proclamation d’une république en octobre suivant.

Les débuts de la République turque, 1923-1930 Dès lors, les choses changent, car la Turquie entre dans une période de construction républicaine qui redistribue les circuits du pouvoir, entraîne la confection de nouvelles institutions autour d’une souveraineté populaire incarnée par une assemblée nationale. S’y réalise assez vite l’abolition de l’édifice impérial (le sultanat en octobre 1922, le califat en avril 1924), à travers quelques nouvelles lois fondamentales sur l’organisation de l’exécutif, de la justice, de l’éducation nationale, et la rédaction d’une nouvelle constitution, prête en avril 1924. En ce qui concerne la presse, la nouvelle capitale Ankara entend faire rapidement reconnaître sa centralité nouvelle, ce qui l’amène à épingler puis forcer les journaux de Constantinople, les plus nombreux, les plus connus et les plus talentueux, à se mettre au service du nouveau régime et à abandonner leur ancienne quête de diversité voire de célébrité. La manœuvre dure de 1923 à 1925, conciliante au début. Puis, au déclenchement de la révolte kurde du Cheikh Saïd (février 1925), l’injonction politique se fait autoritaire, des journaux sont fermés, des directeurs de publications condamnés et bientôt relâchés. Mustafa Kemal précise alors, dans son discours d’ouverture de la session parlementaire : « Il ne peut y avoir de place pour les journaux qui troublent la tranquillité de la Nation, qui sèment l’erreur et se livrent à de mauvaises critiques ». La presse est quasiment bâillonnée. Sur un total de 251 publications en 1925, 98 paraissent à Constantinople contre 12 respectivement à Ankara (dont 2 quotidiens) et à Smyrne, le reste se répartissant sur l’ensemble du nouveau territoire. Pour ce qui concerne une presse en langue non turque, reflet d’une diversité ethnique, confessionnelle et sociale héritée de l’Empire, à deux exceptions près (Smyrne et Andrinople), la totalité des journaux en langue non turque (34) paraît à Constantinople. 12 (?) sont en français dont 5 quotidiens (Stamboul, République, La Gazette [Gattegno/Primi],

7. Dumont, 1981, p. 58-75. LA PRESSE FRANCOPHONE DANS L’EMPIRE OTTOMAN ET LA TURQUIE DE MUSTAFA KEMAL 25 Gérard GROC

La Volonté, le Journal d’Orient), 4 en grec, 11 en arménien dont étonnamment 8 quotidiens, 4 en judéo-espagnol, 2 en russe et un en italien. On constate la disparition totale d’une presse anglaise et allemande. Hors Istanbul disparaît aussi toute presse grecque et arménienne 8. C’est une époque où la situation sociale se tend du fait qu’existent, d’une part, les garanties prévues pour les minoritaires et reconduites dans le nouveau traité de Lausanne (articles 37 à 42) concernant la conservation de l’usage de la langue, l’exercice de la confession, la conservation des lieux de culte et l’octroi d’un statut personnel exceptionnel et, d’autre part, que le régime nationaliste se fait de plus en plus insistant dans sa volonté d’instaurer un modèle républicain de droit commun, égalitaire, culturellement turc (forcément turcophone), fondamentalement rétif à toute mention de particularisme. Cette tension place les minoritaires dans un dilemme profond animé par la peur de s’isoler de l’expérience naissante ; elle est assez forte pour les pousser, dès 1924, à renoncer successivement à un statut personnel particulier et à vouloir se couler dans celui d’une citoyenneté nationale. Pour compléter le tableau, il faut ajouter le fait que les populations grecques de Turquie sont d’autant plus réduites qu’il est procédé en 1923 à un transfert de population avec la Grèce, qui voit un million de Grecs quitter la Turquie et principalement la Cappadoce, contre 400 000 musulmans qui font le chemin inverse. Quant à la population arménienne, à part une infime part regroupée à Constantinople qui tient à marquer sa présence par une activité de publication prolifique, la presque totalité a succombé au génocide de 1915. On le voit, la tendance n’est plus à la survie d’une pluralité culturelle et encore moins politique. Seule continue à paraître une rare presse juive (Courrier de Turquie 1919, L’écho d’Andrinople 1921, Hamenora 1923) qui est d’autant mieux tolérée qu’elle ne constitue aucune menace territoriale sur la nouvelle Turquie et que quelques-uns de ses ténors ont embrassé l’enthousiasme nationaliste 9. Pour ce qui est de l’usage du français, sur l’heure, peu de journaux indépendants voient le jour (La Turquie, revue mensuelle de Salon et publicité 1924, Opéra Ciné 1924, PS'T, journal humoristique 1924). Par contre, c’est l’avènement des éditions en français de journaux turcs, rentrés peu à peu dans le rang, qui marque alors un certain rebond d’une presse francophone. En 1924 paraissent L’Akcham puis Le Tanine, francisant à peine leurs titres, suivis de La République (Cumhuriyet en turc), puis du Milliyet qui deviendra La Turquie en 1933. Leur utilité réside désormais dans la transcription de la rhétorique gouvernementale d’abord vers ces

8. Deny, 1925 et 1933. 9. Son plus beau fleuron estLe Journal d'Orient déjà cité plus haut, lancé à la fin de 1919 qui traversera les époques jusqu'en 1971. CAHIERS BALKANIQUES 26 La presse allophone dans les Balkans

populations minoritaires qui ne parlent souvent pas encore le turc (en 1928 sera autoritairement lancée la campagne de turcisation de la vie publique sous le mot d’ordre Vatandaş, türkçe konuş [« Citoyen, parle turc ! »]), puis vers un auditoire étranger présent sur le territoire et en dehors, que le gouvernement d’Ankara veut informer de ses prérogatives nationales 10. Quelques parutions scientifiques ou économiques, comme L’Économiste d’Orient 1920 de R. S. Atabinen, menées par des intellectuels ralliés, ont pour tâche quant à elles d’afficher l’itinéraire positiviste suivi par la nouvelle république, que véhiculent aussi les nombreuses réformes entreprises entre 1925 et 1929. La position de la France reste encore ambivalente. Le Stamboul continue de paraître prêtant assez peu de crédit aux réformes en cours. Toutefois, les diplomates français en poste en Turquie deviennent plus attentifs aux évolutions qui marquent le pays [en 1924, Édouard Herriot, soutenu par le Cartel des gauches, est alors devenu chef du gouvernement] et décident en août 1925 la confection d’un Bulletin de la presse turque, qui suit 26 journaux turcs de plusieurs origines et sensibilités, en traduit les principaux extraits pour mieux appréhender les pulsations de la nouvelle nation et en transmettre hebdomadairement la teneur aux autorités de Paris. Le nouveau régime n’en reste pas moins très ombrageux et n’hésite pas à animer contre « son ami français » des controverses relatives soit aux questions de la frontière syrienne soit au remboursement des coupons de la dette ottomane ou encore à des conflits de compétence comme en soulève l’affaire Lotus-Bozkurt à propos d’une collision maritime pour laquelle Paris dénie à la Turquie le droit de la juger 11.

Après 1930, une réorganisation autoritaire Tout change après 1929/1930, ce qui marque la troisième période indiquée au début. Ankara est enfin libérée des contraintes des clauses temporaires du traité de Lausanne. Tirant aussi les conséquences de la crise de 1929 et voulant éliminer toute vulnérabilité face aux intrusions extérieures, elle entame une période de réorganisation politique autour de l’idée d’un gouvernement autoritaire 12, concentrant tous les circuits de la décision politique, guidé par un parti unique débarrassé de toute opposition et de tout obstacle à sa marche en avant, constructeur d’une autarcie économique ; l’État non seulement entoure son activité économique des protections nécessaires concernant ses activités

10. Georgeon, 1985, p. 27-40. 11. Groc, 1986, p. 479-498. 12. Boratav, 1981, p. 146-165. LA PRESSE FRANCOPHONE DANS L’EMPIRE OTTOMAN ET LA TURQUIE DE MUSTAFA KEMAL 27 Gérard GROC commerciales, bancaires, financières, budgétaires, etc., mais il devient lui-même un entrepreneur de premier plan, agençant autour de ses entreprises les modalités de la nouvelle économie nationale. Et, à partir de là, sa position évolue selon deux objectifs au service desquels une presse francophone, d’une nouvelle mouture, va s’organiser. D’abord, il revendique hautement la reconnaissance de son indépendance et veut montrer que l’édification d’un nouveau pays, d’une nouvelle société est en cours. L’année 1933, dixième anniversaire de la République, donne lieu à des célébrations où sont présentées les innovations qui encadrent désormais le quotidien du pays. Ensuite, il veut inscrire son pays au rang des pays dont la souveraineté doit être reconnue, à la recherche d’une parité, et ce, au spectacle d’une évolution belliciste qu’il constate en Italie et en Allemagne et dont il craint les appétits conquérants (1929, déclaration d’une expansion coloniale de l’Italie vers la Libye et l’Abyssinie ; 1933, pression allemande sur les détroits pour gagner la Turquie à un pacte germano-italien). Sujette aux tensions qui en résulterait, la Turquie envisage déjà de rester neutre en cas de conflit européen (1936, tension avec l’Angleterre à propos de Mossoul et refus russe de lui reconnaître la souveraineté dans les détroits octroyée en 1935 par la convention de Montreux) de faire accepter par tous cette neutralité, pour ne pas subir à nouveau l’issue désastreuse que lui a réservée la Première Guerre mondiale. Dans ce contexte, une presse francophone continue bien d’exister, mais elle s’enrichit, en cela qu’à côté des éditions françaises des journaux turcs qui reproduisent encore les slogans du régime, apparaissent des revues nouvelles, périodiques promotionnels, richement illustrés où la nouvelle république décline ses créations, ses nouveautés, ses chantiers et constructions nouvelles et veut donner à entendre qu’elle est en phase de se doter des équipements architecturaux, scientifiques, institutionnels, administratifs qui font la modernité du pays et le promeuvent au rang des nations modernes. C’est l’époque de la création d’influents instituts scientifiques comme l’Institut d’histoire turque créé en 1931 ou l’Institut de langue turque qui suit en 1934, qui sous-tendent ensuite la série des Congrès d’Histoire (1934, 1937) qui vont théoriser les socles indéfectibles d’une identité turque et l’idée d’une antériorité de la civilisation turque, mêlant découvertes archéologiques, réflexions sur l’histoire et promotion de la littérature turque. Alors, autour de cette idée, on va voir peu à peu fleurir, en français, des publications de belle facture, illustrées de nombreuses photos, directement liées au régime et à ses services de propagande, au ton hagiographique, et qui portent haut les réalisations de l’édification d’une nation nouvelle et dont les titres signalent déjà par eux-mêmes l’intention de leurs éditeurs (La Turquie rénovée 1930, Les Annales de Turquie 1931, La Turquie CAHIERS BALKANIQUES 28 La presse allophone dans les Balkans

Kémaliste 1934 13, L’Illustration de Turquie 1934, Revue de Turcologie 1936…). Perdure certes une francophonie de la presse, mais celle-ci ne reflète plus une pluralité culturelle et sociale, laquelle est remisée derrière l’injonction de la construction d’une nation unitaire. En pôle de résistance, il faut attendre 1934 pour voir Le Stamboul se mettre au goût du jour et actualiser son titre pour devenir Istanbul.

Bibliographie Monographies

Alemdar Korkmaz, 1975, Istamboul 1875‑1964, Histoire d’un journal d’expression française publié en Turquie, Thèse de doctorat, université de .

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Articles et contributions à des ouvrages

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Davison Roderic, 1990, “The French Language as a Vehicule for Ottoman reform in the Nineteenth Century” in BacquéGrammont JeanLouis, Eldem Edhem, De la révolution française à la Turquie d’Atatürk, Éd. Isis, Istanbul, p. 125-141, 286 p.

Deny Jean, « La Presse de Turquie en juillet 1925 », Revue du Monde musulman, t. 61, 3o trimestre 1925, Paris.

Dumont Paul, 1981, « À l’aube du rapprochement francoturc : le Colonel Mougin, premier représentant de la France auprès du gouvernement d’Ankara [1922-1925] » in La Turquie et à la France à l’époque d’Atatürk, Collection Turcica no 1, p. 58-75.

13. Inal, Kaya, 2007. LA PRESSE FRANCOPHONE DANS L’EMPIRE OTTOMAN ET LA TURQUIE DE MUSTAFA KEMAL 29 Gérard GROC

Études « Livres et Journaux », Revue Commerciale du Levant, no 201, août 1905, Constantinople.

Georgeon François, 1985, « La presse de langue française entre les deux guerres mondiales 1919-1939 » in Groc Gérard et Çaglar Ibrahim, La Presse française de Turquie de 1795 à nos jours, Histoire et Catalogue, Éd. Isis, Istanbul, p. 27-40, 235 p.

Groc Gérard, 1986, « La presse turque et son opinion sur la France, un témoignage du Bulletin de la Presse de l’Ambassade de France [1925-1927] » in Batu Hamit, Bacqué-Grammont Jean-Louis, L’Empire ottoman, la République de Turquie et la France, Éd. Isis, Istanbul, p. 479-498, 700 p.

Groc Gérard, 1992, « Le Journal de Constantinople ou l’ambiguïté du cosmopolitisme, 1843-1853 » in Clayer Nathalie, Popoviç Alexandre, Zarcone Thierry, Presse turque et presse de Turquie, Éd. Isis, Istanbul, p. 15-28, 336 p.

Inal Tanju, Kaya Mümkaz, 2007, « La Turquie Kemaliste, voie/voix francophone dans la Turquie kémaliste 1934-1948 », Colloque université de Galatasaray, nov. 2006, no 38/39, Documents pour l’Histoire du français langueétrangère.

Kologlu Orhan, 1992, « Le premier journal officiel en français à Istanbul et ses répercussions en Europe » in Clayer Nathalie, Popoviç Alexandre, Zarcone Thierry, Presse turque et presse de Turquie, Éd. Isis, Istanbul, p. 314.

Résumé : les débuts de la République turque, proclamée en octobre 1923, sont, pour la presse en français qui existe en Turquie depuis fort longtemps, un renversement des conditions d’exercice. Ils marquent le passage d’un ancien régime – où elle connaissait depuis plus d’un siècle un succès pérenne et avait acquis ses habitudes – à un nouveau régime. Processus révolutionnaire et transformateur puisqu’il procède d’une guerre d’indépendance où une rébellion nationaliste reconquiert pas à pas (mai 1919-août 1922) un territoire que la volonté des vainqueurs de la Première Guerre mondiale avait considérablement réduit. Un tel recentrage des priorités vers l’affirmation d’une primauté nationale et l’exigence d’une reconnaissance d’indépendance relativise forcément l’utilité d’une presse de langue étrangère, éditée de surcroît dans la langue de l’un des vainqueurs. Pourtant, l’usage perdure et, une fois la paix retrouvée et la république proclamée, CAHIERS BALKANIQUES 30 La presse allophone dans les Balkans

une telle presse continue d’exister dans une grande diversité des styles ; mais son utilisation doit se soumettre aux conditions édictées par une volonté politique de plus en plus centralisatrice, au point d’en devenir peu à peu un instrument de propagande. Mots-clefs : Empire ottoman, presse francophone, Turquie

Abstract: The beginnings of the Turkish Republic, proclaimed in October 1923, are for the French press, which has existed in Turkey for a very long time, as a reversal of the exercising conditions. They actually show the transition from an old regime—where this press has had lasting success for more than a century and had acquired its habits—to a new regime. Revolutionary and transformative process since it proceeds from a war of independence where a nationalist rebellion demanded step by step (May 1919‑August 1922) a territory which became the will of the winners of the First World War had considerably reduced. Such a refocusing on priorities towards the affirmation of national supremacy and the requirement for recognition of national independence relativizes the usefulness of a foreign language press including one published in the language of one of the winners. However, the use continues, and once peace has been restored and the republic has been proclaimed, such a foreign press continues to exist within a wide variety of styles; but its use as the point of an instrument of propaganda which has gradually become submitted to the conditions laid down through the will of an increasingly political centralization. Keywords: French speaking Press, Ottoman Empire, Turkey

Özet: Ekim 1923’de ilanı gerçekleşen Türk Cumhuriyeti’nin başlangıç dönemleri, yapılan tüm çabaların tam tersine uzun zamandan beri Türkiye’de varlığını sürdüren Fransızca basın dönemi olmuştur. Bu durum, bir yüzyıldan fazla devam eden bu basının devam eden başarısını ve onun deneyimlerini/ alışkanlıklarını almış olan eski rejimden yeni rejime geçiş noktasını gösteriyordu. Tüm bu devrimsel ve dönüşümsel süreç, ulusalcı isyanın adım adım 1. Dünya Savaşı’nın galiplerinin arzusu olan toprağı talep etmesiyle başlayan (Mayıs 1919‑Ağustos 1922) bağımsızlık savaşının devam etmesinden dolayı önemli olarak azaldı. Bağımsızlığın tanınma isteği ve ulusal üstünlüğün onaylanmasına doğru, bu gibi önceliklere tekrar odaklanılması, savaştan galip çıkanlardan birinin anadili olmasının yanı sıra yabancı bir dilin basın hayatında kullanılmasını hemen hemen görece duruma getirmiştir. Ancak, bu kullanım devam ederken, barış sağlanıp cumhuriyet ilan edilir edilmez, aralarındaki geniş çaplı model/yöntem farklılıklarına rağmen bunun gibi yabancı basının varlığı da devam eder. Ama, bu kullanım şekli, yavaş yavaş bir propaganda aracı olması noktasına gelerek, gittikçe gücü artmakta olan merkezi yöntemin isteği doğrultusunda yasallaştırılan şartlara boyun eğmek zorunda kalır. LA PRESSE FRANCOPHONE DANS L’EMPIRE OTTOMAN ET LA TURQUIE DE MUSTAFA KEMAL 31 Gérard GROC

Anahtar kelimeler: Fransız basını, Osmanlı İmparatorluğu, Türkiye

Λέξεις‑κλειδιά : Γαλλοφώνος τύπος, Οθωμανική Αυτοκρατορία, Τουρκία

Клучни зборови: Отоманска империја, Француски печат, Турција

La presse francophone grecque de la première moitié du xxe siècle The French‑speaking Greek press of the first half of the 20th century Ο ελληνικός γαλλόφωνος τύπος του πρώτου μισού του 20ου αιώνα

Despina Provata Université nationale et capodistrienne d’Athènes

Introduction La presse francophone grecque naît au début du xixe siècle pour décrire une trajectoire remarquable avant de s’éteindre dans la seconde moitié du xxe siècle. Initialement associée à la présence d’une diaspora française et européenne sur le sol hellène depuis les années de l’Insurrection grecque, elle est aussi liée à l’histoire de la langue française en Grèce et au choix délibéré des élites locales de s’approprier cette langue et de l’utiliser dans la sphère privée, comme dans la sphère publique. Si le français réussit effectivement à s’implanter dans le pays au point de voir naître un lectorat francophone à long terme, c’est également parce qu’il devient matière obligatoire dans l’enseignement grec à partir de 1836 1. On assiste donc à la mise en place progressive d’une communauté de lecteurs qui prend la France pour modèle civilisationnel. C’est dans ce cadre particulier d’un pays où la langue française n’a jamais été imposée, ni comme langue officielle, ni comme langue seconde, comme cela a été le cas dans d’autres pays méditerranéens à forte tradition francophone 2,

1. Provata, 2011, p. 181-192. 2. Kraemer, 2001. CAHIERS BALKANIQUES 34 La presse allophone dans les Balkans

que voit le jour une presse originale, publiée soit dans la seule langue française, soit en présentation bilingue, français-grec 3. Ma contribution à ce stade de la recherche ne consiste pas à retracer en quelques pages toute l’histoire de la presse francophone grecque de la première moitié du xxe siècle. Je m’efforcerai dans ce premier temps d’établir un inventaire aussi raisonné que possible, afin d’en dégager les lignes de force qui, elles, permettront d’affiner sa périodisation, de dessiner sa typologie et de recenser les initiateurs de cette production éditoriale particulière. Une première cartographie de ce déploiement va nécessairement refléter le cadre spatio-temporel au sein duquel ces publications ont vu le jour au cours du xxe siècle.

Repérage, inventaire et cartographie

Mais avant tout, il faudrait définir l’aire recouverte par l’expression de « presse hellénique en langue française ». En effet, pour un pays dont les frontières ne cessent de se modifier depuis sa fondation en 1830 jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle, il convient d’entendre le terme de « presse hellénique » moins en référence à la surface officielle de l’État qu’à son aire d’influence politique et culturelle. Ainsi, par « presse francophone grecque » je désigne les feuilles partiellement ou entièrement rédigées en langue française, par des Grecs – ou parfois des étrangers – quel qu’en soit le lieu d’édition, mais qui sont les porte- paroles des aspirations politiques et culturelles des Grecs. J’ai donc inclus dans ce corpus, en premier lieu, les périodiques publiés en Grèce, journaux ou revues à périodicité plus ou moins régulière. En second lieu, les périodiques publiés à l’étranger en français par des Grecs qui s’engagent pour la défense de l’hellénisme ou pour la promotion de la culture grecque 4. Pour ces deux catégories confondues, j’ai pour l’instant répertorié près de 40 titres paraissant au cours des premières décennies du xxe siècle. Pour la constitution de ce corpus, j’ai dans un premier temps utilisé deux sources précieuses, mais malheureusement incomplètes :

3. Ma recherche sur la presse francophone est loin d’être achevée, mais j’envisage de constituer un répertoire complet de ces périodiques. À ce jour, alors que la recherche reste encore ouverte, une centaine de titres sont répertoriés pour les xixe et xxe siècles. Pour une première cartographie du phénomène, consulter Provata, 2017, p. 281-296. 4. J’ai laissé de côté les revues savantes, liées au développement des études néo-helléniques en France et qui soit sont des organes des associations scientifiques, commeLa Revue des Études grecques (1888-1928), publication trimestrielle de l’Association pour l'encouragement des études grecques en France, soit sont associées aux chaires universitaires néo-helléniques en France, telle la revue des Études néo‑helléniques publiée par Octave Merlier (1868-1976). Voir à ce sujet Arnoux-Farnoux, 2015, p. 186-193. LA PRESSE FRANCOPHONE GRECQUE DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXE SIÈCLE 35 Despina PROVATA l’inventaire de Christopoulos (1994) qui recense la collection de la Bibliothèque du Parlement, la collection la plus complète de journaux et revues en Grèce, et l’Εγκυκλοπαίδεια του Ελληνικού Τύπου [Encyclopédie de la presse hellénique] (2008). Cependant, de nombreux titres restaient encore non répertoriés, surtout ceux qui avaient paru à l’étranger. Rassembler ce corpus n’est pas une tâche aisée, car ces feuilles sont non seulement dispersées dans des bibliothèques très diverses, mais également victimes des outrages du temps, de sorte que leurs séries sont bien souvent incomplètes ou font tout simplement défaut. Parfois, de surcroît, nous ne disposons que de quelques numéros. Pour ce qui est des journaux francophones publiés à Athènes, la plupart sont des parutions hebdomadaires, peu de feuilles existant sous forme de quotidien. Au travers de leurs éditoriaux et de leurs articles de fond se dégage leur ligne programmatrice, à savoir l’information de l’opinion publique aussi bien sur les faits de politique intérieure que sur les questions d’intérêt européen ou international, des plus importants aux plus triviaux. Citons à titre d’exemple Le Progrès (1898-1910), Le Courrier d’Orient (1903-1905) et notamment Le Messager d’Athènes (1875-1980 [?]), journal emblématique qui connaît la plus grande longévité de toute la presse francophone grecque 5. Et parmi ces titres, une seule revue littéraire, L’Hellénisme contemporain (1935-1941, 1947-1956). Pendant l’occupation allemande (1941-1945), et à l’instar de la quasi-totalité des feuilles hellénophones, les journaux et revues francophones suspendent leur publication. Après la Seconde Guerre mondiale, seuls Le Messager d’Athènes et L’Hellénisme contemporain reprennent leur activité, tandis que paraît à la Libération pour une brève période d’un an seulement l’Écho de France (1945-1946) qui se veut « journal politique indépendant ». Si la plupart des journaux grecs en langue française ont leur siège sur le territoire de l’État grec, on ne peut pas se faire une idée d’ensemble de cette presse particulière sans se pencher sur les périodiques que publiaient les communautés grecques à l’étranger, au premier rang desquels on compte ceux de Paris. En France, et notamment à Paris, se constitue en effet à partir de la fin du xixe siècle, une importante communauté grecque qui s’étoffe de façon spectaculaire de 1916 à 1931 6. Composée initialement d’une bourgeoisie d’affaires et d’intellectuels, elle accueille aussi en ses rangs des artisans, des commerçants et des professions libérales. Cette communauté va connaître un essor considérable

5. Sur Le Messager d’Athènes, voir l’article de Joëlle Dalègre « Le Messager d’Athènes, ou la défense de l’Hellénisme » dans le présent volume. 6. Sur la construction de la communauté grecque à Paris voir Papadopoulou, 2004 ; Manitakis, 2000. CAHIERS BALKANIQUES 36 La presse allophone dans les Balkans

pendant l’entre-deux-guerres lorsqu’aux Grecs déjà installés en France s’ajoutent, en 1915, d’importants effectifs d’ouvriers destinés aux industries d’armement. Ainsi, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la France possède la collectivité hellénique la plus nombreuse d’Europe occidentale, soit 19 123 Grecs en 1931 7. À Paris, deuxième ville d’accueil des Grecs en France, sont publiés en français, parmi d’autres titres, L’Hellénisme (1904-1912), Graecia (1910-1914), L’Hellénisme irrédimé (1919), Le Journal des Hellènes (1916-1931), Les Études franco‑grecques (1918-1921), La Méditerranée orientale (1917-1919). Toutes ces feuilles partageaient un objectif commun : cultiver les relations franco-helléniques, attirer l’attention de la communauté française et européenne sur les questions politiques du moment et surtout, à un moment où la Grèce était discréditée après la honteuse défaite lors de la guerre gréco-turque de 1897, aider le pays à retrouver son prestige perdu. Enfin, cette presse se faisait également l’écho des progrès effectués dans le domaine de l’économie, de la littérature et des arts.

Quel public-cible pour cette presse ?

Évaluer le public auquel s’adressent les journaux de langue française s’avère une tâche difficile. Nous ne disposons d’aucun indice sur les tirages et n’avons que très peu d’indications sur la diffusion géographique de ces feuilles. Nous pouvons donc seulement procéder à des déductions nécessairement approximatives d’ordre social pour définir les milieux potentiels de lecteurs de ces périodiques. Comme ce fut le cas au cours du xixe siècle, certaines de ces feuilles ont un double ciblage : informer d’une part le public français et/ou européen résidant dans le pays et à l’étranger, mais aussi répondre à l’attente d’une partie du lectorat grec pour qui l’utilisation de la langue française était un signe de distinction et d’appartenance sociale, à savoir la bourgeoisie cultivée et les gens d’affaires. Cela nous conduit à nous pencher sur le deuxième ensemble de notre corpus, celui des journaux bilingues. À Athènes, on l’a dit, sont publiés de nombreux journaux français-grec, où la langue française occupe une place à proportion variable, dont la fluctuation, obéit à des critères très variés. Dans certains cas, le texte français figure en regard du texte grec et en constitue une traduction plus ou moins fidèle, tel est le cas du Progrès qui paraît au tournant du siècle et de son successeur Le Progrès d’Athènes (1918-1926) pour n’en citer que deux. Dans d’autres cas, qui ne se limitent pas à la capitale de l’État grec, le contenu des articles français d’un journal ne coïncide pas avec ceux qui sont rédigés en grec : Le Courrier d’Orient, par exemple, opte pour une double édition, en français et

7. Bruneau, 1996, p. 489-490. LA PRESSE FRANCOPHONE GRECQUE DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXE SIÈCLE 37 Despina PROVATA en grec, éditions parallèles et différentes 8. La place du français dans une feuille peut aussi être très limitée et obéir à des raisons particulières. Citons l’exemple du journal hellénophone Δωδεκάνησος/Le Dodécanèse qui circule en Alexandrie durant l’entre-deux-guerres (1925-1932, 1934-1937), là où avait été transféré le centre de la lutte pour la libération des îles et pour leur annexion à l’État grec ; ce journal publie toujours son éditorial dans les deux langues, alors que le reste de ses articles est exclusivement rédigé en grec. On peut également se trouver en présence d’une utilisation occasionnelle du français. C’est notamment le cas du journal hellénophone Έδεσσα (1919) – dont je n’ai pu à ce jour repérer qu’un seul numéro – mais qui constitue un indicateur du rôle particulier qu’il entendait jouer à ce moment précis. En effet, le débarquement de l’armée d’Orient dans la région de Salonique ne laisse pas ses rédacteurs indifférents. Ceux-ci, reconnaissant sans doute un besoin d’information des soldats français expatriés, publient une partie de leurs contenus en français, et même un poème en langue française 9. Dans d’autres cas, enfin, nous sommes en présence d’un usage exclusif de la langue française, comme dans le cas du Messager d’Athènes ou de L’Hellénisme Contemporain.

Presse et identité nationale

Née pendant les années de l’Insurrection, la presse hellénique de langue française a d’emblée été soucieuse des enjeux nationaux, principe défendu sans faillir tout au long du xxe siècle. Il suffit déjà, pour s’en rendre compte, de parcourir les titres des périodiques du xxe siècle : L’Hellénisme (1904-1912), Le Monde Hellénique (1906-1910), L’Hellénisme irrédimé (1919), Le Patriote (1906-1907), L’Hellénisme Contemporain ou Le Journal des Hellènes (1922-1930). Ces titres éloquents constituent un échantillon de ces feuilles qui exprimaient l’identité grecque. D’autres, tout en s’adressant à la totalité du public grec francophone, misent sur la représentation d’Athènes, nouvelle capitale du pays et lieu de l’action politique et culturelle de la Grèce moderne : Le Progrès d’Athènes, Le Journal d’Athènes (1923-1925), Le Messager d’Athènes. Presse donc naturellement « nationale », la presse francophone grecque joue un rôle de premier plan dans l’affirmation de la nation et, par suite, dans la construction du sentiment national. En effet, l’histoire de cette presse continue de

8. Panagou, 2017, p. 275-280. 9. Έδεσσα, 1er mars 1919, 1ère année, no 5, p. 3. « Je ne saurai cependant affirmer si cette pratique s’est poursuivie ni quelle fut la longévité de cette feuille, d’ailleurs concurrencée par un grand nombre de publications qui paraissent à Salonique lors de la Grande Guerre afin de servir les buts de la propagande de l’Entente », litourisF , 2017, p. 260-261. CAHIERS BALKANIQUES 38 La presse allophone dans les Balkans

s’articuler au xxe siècle sur les événements qui ont secoué le pays. Cette particularité explique sans doute le fait que certaines périodes sont plus fécondes que d’autres. Telle serait par exemple le début de la lutte en Macédoine (1904-1908), qui a vu une recrudescence de nouveaux journaux. Entre 1904 et 1908, lorsque la Macédoine, s’enflamme en un « champ clos » d’une rivalité acharnée entre les Grecs, les Serbes et les Bulgares 10, des associations patriotiques visant à soutenir le combat des populations macédoniennes face au danger bulgare sont fondées à Athènes ; elles organisent protestations et manifestations et exercent une pression sur le gouvernement grec qui ne voulait pas s’engager trop ouvertement dans la lutte armée. Parmi ces sociétés, deux des plus actives, « l’Association centrale Macédonienne » et l’association « Hellénisme » encouragent la publication de feuilles en langue française afin d’informer les lecteurs français et européens, et de sensibiliser l’opinion européenne dans le but d’obtenir un soutien politique pour la Grèce. Alexandre le Grand/Ο Μέγας Αλέξανδρος, journal bilingue qui paraît deux fois par semaine entre 1905 et 1907 à Athènes, est l’organe de l’Association centrale macédonienne. Sa devise, une phrase de Strabon « Έστι μεν ουν Ελλάς και η Μακεδονία » [La Macédoine fait aussi partie de la Grèce] et la vignette qui l’accompagne dans le bandeau du journal (une tête d’Alexandre le Grand), ne laissent aucun doute sur l’objectif de cette publication. Pour qui ne l’aurait pas encore compris, il est d’ailleurs énoncé de la manière la plus claire dans sa profession de foi initiale : « rendre la Macédoine tout entière à l’Hellénisme ». Dirigé par Th. N. Synodinos, le journal consacre son contenu exclusivement à la question macédonienne. En adoptant un discours de polémique rigoureuse contre l’ennemi, il s’emploie à informer ses lecteurs sur les cruautés commises par les Bulgares et sur le rôle de la diplomatie européenne. Ses intentions sont clairement énoncées : [Il s’agit] d’encourager de toutes les manières nos compatriotes à lutter vaillamment pour l’idée nationale, d’éclairer l’opinion publique aussi bien chez nous qu’en Europe sur les questions en litige ainsi que sur les complications qui surgissent en tout instant en Macédoine et de faire enfin connaître au monde civilisé tout entier toutes les sauvageries de nos ennemis en Macédoine et toutes les intrigues diplomatiques des divers Représentants ou Agents des Grandes Puissances [qui] tendent à empêcher le rétablissement national des Macédoniens. […] faire de notre feuille un projecteur

10. Ganiage, 2006, p. 116. LA PRESSE FRANCOPHONE GRECQUE DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXE SIÈCLE 39 Despina PROVATA

lumineux capable de jeter une pleine lumière sur la question de Macédoine qui fera découvrir tout ce que qui se cache sous les plis tortueux de la diplomatie et sous la capote du Bulgare fourbe et assassin 11.

Outre la présentation des faits de la guerre, le journal consacre une grande partie de son contenu à l’histoire de la Macédoine, depuis l’Antiquité jusqu’aux temps modernes. Il critique la diplomatie européenne qui hésite à intervenir et, afin de ranimer le sentiment patriotique, publie les biographies des héros tombés sur le champ de bataille. La première, consacrée à Paul Mélas, est accompagnée d’un portrait photographique du héros 12. C’est qu’à partir du quatrième numéro, le journal devient illustré, la photographie se mettant ainsi au service du récit de guerre. Il s’agit non seulement d’immortaliser la figure du héros tué au combat, mais également de construire une information visuelle pour présenter d’une manière aussi réaliste que possible les corps de ceux qui ont enduré le martyre sous la main bulgare et les actes de violence injustifiables des comitadjis. Bien que la totalité du contenu de ce journal soit dédiée à la grande cause de l’hellénisme, il accorde une place à l’expression littéraire ; mais là encore, il s’agit de poèmes inspirés de la même thématique. La société « L’Hellénismos », fondée en 1892 par Georges Krémos 13 et dirigée à partir de 1894 par Néoclis Kazazis 14, ne laisse aucun doute sur ses objectifs et son caractère patriotique. Elle défend sans faillir la Grande Idée comme destin national et travaille à renforcer le sentiment patriotique en cultivant les aspirations irrédentistes des Grecs. Cette société qui publiait déjà depuis 1898 une revue éponyme, Ελληνισμός, se dote d’une revue francophone L’Hellénisme, publiée entre 1904 et 1912 à Paris, et d’un journal franco-hellénique intitulé Πατριώτης/Patriote (1906-1907), organe de sa section étudiante fondée en 1905. L’Hellénisme (1904-1912), avec son homologue athénien, va orchestrer la conquête des esprits européens. La revue française se veut « le moyen par lequel la voix grecque se fera entendre dans les centres européens, mais aussi le moyen de communication avec la presse européenne ». La société s’efforce par ailleurs de raviver le mouvement philhellène en France et crée la Ligue pour la défense des droits de l’Hellénisme dont l’objectif était de défendre les intérêts des Hellènes

11. Ο Μέγας Αλέξανδρος/Alexandre le Grand, 1ère année, 1er octobre 1903, p. 1. 12. Ο Μέγας Αλέξανδρος/Alexandre le Grand, 2e année, no 31, 1/14 janvier 1904, p. 1. 13. Georges Krémos (1839-1926), écrivain, professeur et historien. 14. Néoclis Kazazis (1849-1936), écrivain, professeur de droit et recteur de l’université d’Athènes (1902-1903). CAHIERS BALKANIQUES 40 La presse allophone dans les Balkans

vivant dans les régions encore soumises à l’Empire ottoman. Autour de la revue et de la ligue gravite un réseau d’intellectuels français, tels l’homme politique Denys Cochin, le baron Pierre de Coubertin, le publiciste Alfred Berl, l’écrivain Maurice Barrès ou l’archéologue Georges Perrot qui signent plusieurs de ses pages. Le Patriote, organe officiel des étudiants hellènes, adopte un discours similaire au sujet des revendications nationales et choisit comme langues de publication le grec et le français (une partie des contenus, celle concernant la lutte en Macédoine, est publiée dans les deux langues, le reste uniquement en grec). Dans sa profession de foi initiale, le directeur du journal, P. S. Apostolopoulos, étudiant en droit, explique l’une des raisons de la publication du journal ; l’ennemi bulgare, écrit-il : […] a combiné l’œuvre du poignard assassin et des bombes – ses moyens d’agir – avec des imprimés divers amplement et à titre gracieux distribués en Europe dont le but principal n’est que d’altérer la réalité et en un seul mot d’empoisonner et de surprendre l’opinion publique universelle 15. Bien qu’Alexandre le Grand et Le Patriote, étant des journaux bilingues publiés en Grèce, soient en principe destinés à un lectorat grec francophone, ils sont aussi des organes de propagande. Cela explique qu’ils ne négligent pas l’importance que peut avoir leur lectorat étranger pour la promotion des revendications nationales. D’où leur choix de servir gratuitement des exemplaires à l’étranger. Alexandre le Grand « est envoyé à titre gratuit aux diplomates, aux hommes politiques éminents, aux ethnologues et aux sociétés de géographie ainsi qu’aux principaux organes du monde entier », comme il est signalé au bandeau du journal. Quant au Patriote, il nous livre des données quantitatives : 4 000 exemplaires en 1906 et 5 000 à partir de 1907 sont destinés à être distribués gratuitement à l’étranger. Mais, même lorsque les questions nationales ne sont pas l’unique objectif ou la priorité d’un journal, elles y occupent une place importance pendant cette période troublée. Tel est le cas du Monde Hellénique, journal entièrement rédigé, lui, en langue française, qui voit le jour à Athènes entre 1906 et 1910. Ses éditeurs, Spyridon Pappas, spécialiste en histoire économique et Jean Dargos (pseudonyme d’Elbert Jacques Pierre de Hochepied) critique et traducteur, tiennent un rôle complémentaire dans le journal : alors que le premier signe les articles politiques, le second couvre le domaine culturel. Le Monde hellénique, qui devient bilingue à partir de 1909, opte pour la neutralité. Face aux organes de propagande patriotique, tels Alexandre le Grand et Le Patriote qui paraissent au même moment, il tente d’adopter un discours communicationnel susceptible

15. Le Patriote, no 1, 17 septembre 1905, p. 2. LA PRESSE FRANCOPHONE GRECQUE DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXE SIÈCLE 41 Despina PROVATA de ne trahir aucune coloration politique, sans toutefois parvenir à cacher sa préférence monarchique. Journal d’information en premier lieu, il accorde une place importante aux questions politiques qui occupent l’actualité, notamment l’avenir de la Macédoine et celui de la Crète. Or, tout en soutenant les aspirations irrédentistes des Hellènes, Le Monde hellénique souscrit aussi à la médiatisation de la culture hellénique à l’étranger. À travers ses colonnes seront présentées toutes les activités culturelles du pays : nouvelles archéologiques, activité théâtrale de la capitale, parutions littéraires ou scientifiques, tout en donnant une place particulière à la traduction de la littérature néo-hellénique 16. Mais si la presse francophone sert d’appui aux revendications nationales, elle peut également devenir organe de propagande entre les mains de forces étrangères. Ainsi, durant la Grande Guerre, le recours à la langue française a même pu faire écran à des endoctrinements allemands. En 1915, les rapports se détériorent entre le roi Constantin, germanophile, et son Premier ministre Elefthérios Venizélos, qui s’allie, lui, à la Triple Entente, et conduisent à un affrontement qui aboutira, en 1916, au débarquement des forces britanniques et françaises au Pirée. Dans ce contexte, on ne saurait s’étonner que, dès 1915, la propagande allemande se soit organisée en finançant un journal de langue française, La Gazette d’Athènes. Cette dernière, visant le lectorat francophone, étale son hostilité face à l’Entente et à la politique menée par Venizélos 17. Jusque-là, la France qui jouissait d’un certain état de grâce dans un pays nettement francophile n’avait pas senti le besoin de réagir. Elle se contentait de diffuser des communiqués de presse. Mais avec l’arrivée de Gustave Fougères à la tête de l’École française d’Athènes, qu’il dirigera de 1913 à 1919, une propagande en faveur de la France s’organise pour répondre à l’action menée par l’Allemagne. Officiellement investi de la direction de la propagande en Grèce, Fougères profite de la collaboration de Venizélos et de Basil Zaharoff 18 pour mettre en marche une subtile machine de promotion des intérêts français. La création de l’agence Radio, début 1916, permettait à la légation de France de diffuser aux journaux grecs, et surtout aux organes vénizélistes, des nouvelles soigneusement contrôlées, inédites, ainsi que des interviews. La France apporte maintenant elle aussi, une aide financière aux journaux hellénophones favorables à l’Entente, et décide à partir d’avril 1916 d’étendre son champ d’action avec la création d’une feuille en français, Le Progrès d’Athènes. Organe officieux de la légation, il paraît de 1918

16. Arnoux-Farnoux, 2017, p. 186-193. 17. Montant, 1989, p. 63-63. 18. Basil Zaharoff (1849-1836) homme d’affaires et mécène, originaire d’Anatolie et proche de Venizélos. CAHIERS BALKANIQUES 42 La presse allophone dans les Balkans

à 1926, d’abord deux fois par semaine, puis devient quotidien. Enfin, en 1917 aurait paru, à l’instigation de la propagande française, un hebdomadaire de langue française, La Vérité, dont je n’ai pu à ce jour trouver aucune trace 19. Pendant cette même période, de la Grande Guerre et de l’entre-deux-guerres, l’hellénisme bénéficie du soutien des périodiques publiés à Paris : L’Hellénisme irrédimé (1919), Le Journal des Hellènes (1916-1930), La Méditerranée orientale (1917-1919) ou Les Études franco‑grecques (1918-1921) se chargent de la défense de l’hellénisme et de la promotion des intérêts du pays. Le Journal des Hellènes, qui paraît initialement à Genève avant de transférer son lieu de publication à Paris, se qualifie comme « organe panhellénique national pour la défense des intérêts grecs paraissant à Paris ». Destiné aux colonies helléniques de l’Europe centrale et occidentale, c’est l’un des journaux les plus riches en contenu et le plus dynamiques de la communauté grecque de Paris. Son fondateur, Luc Pyrrhus, qui souhaitait contribuer au développement des relations franco-helléniques et attirer l’attention du public européen sur les progrès grecs réalisés dans le domaine de la politique, des arts et de l’économie, choisit pour devise « faire aimer la Grèce à l’étranger ». Bien que francophone, le journal n’hésitera pas, en signe de reconnaissance envers la Grande-Bretagne pour son soutien lors de la guerre, à adopter provisoirement la langue anglaise aussi. Le Journal des Hellènes opte pour la neutralité politique et alimente ses colonnes de nouvelles concernant la politique et la diplomatie grecques et internationales, puisées souvent dans les grands quotidiens européens. Organe de la communauté grecque de Paris, ses pages constituent une source précieuse pour les activités de celle-ci. D’autre part, les colonnes du journal prennent soin d’apporter aux lecteurs des nouvelles de Grèce qui servent non seulement à informer, mais aussi à entretenir les liens affectifs des Grecs expatriés avec la mère-patrie 20. Comme on l’a vu, la presse francophone publiée sur sol grec a été pour la France une arme de propagande. Après la guerre, lorsque la presse et l’opinion publique françaises, séduites par le nouveau visage de la Turquie, se détournent de la Grèce, le gouvernement grec cherchera des appuis à l’étranger. Léon Maccas 21, proche de Venizélos, comme des milieux diplomatiques français à Athènes, publie la revue mensuelle Études franco‑grecques (1918-1921) en vue, écrit-il, de « consolider et de resserrer les liens politiques, économiques et intellectuels

19. Montant, 1989, p. 70-77. 20. Korma, 2008, p. 428-430. 21. Léon Maccas (1892-1972) haut-fonctionnaire, diplomate, homme politique et homme d'État grec, a collaboré à des organes de presse français et est l’auteur de plusieurs ouvrages historiques. LA PRESSE FRANCOPHONE GRECQUE DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXE SIÈCLE 43 Despina PROVATA qu’une longue tradition, l’intérêt commun et la ressemblance de leurs aspirations ont noués autour de la France et de la Grèce 22 ». Son entreprise, financée par le gouvernement grec, profitera de la collaboration de personnalités françaises éminentes, parmi lesquelles on retrouve Gustave Fougères et Maurice Barrès, ainsi que Théodore Homolle, René Puaux et Joseph Reinach, tous membres de l’École française d’Athènes 23.

Les revues francophones : la promotion de la vie littéraire et culturelle

Comme cela a déjà été mentionné, les journaux francophones sont davantage orientés vers la défense des intérêts de la Nation, c’est pourquoi ils laissent finalement peu de place à la vie culturelle et littéraire. Mais lorsqu’ils y consacrent leurs colonnes, c’est toujours en obéissant au même objectif : forger une image positive de leur pays, vanter ses conquêtes dans le domaine des lettres et des arts, prouver aux lecteurs européens que la Grèce mérite à titre égal une place parmi les autres nations. Si la presse francophone grecque est nationale par ses contenus, elle l’est donc également par les lectures qu’elle propose. Car participer au destin commun du peuple signifie aussi participer à la construction de la littérature nationale. Ce rôle est surtout dévolu aux deux revues littéraires francophones qui circulent dans la première moitié du xxe siècle : Graecia à Paris et L’Hellénisme contemporain à Athènes. Publiée à Paris sous le patronage littéraire de Juliette Adam, grande amie de la Grèce 24, Graecia est l’organe du monde grec et philhellène. Deux comités, l’un à Paris et l’autre à Athènes, composés de personnalités grecques et françaises soutiennent cette initiative et collaborent à ses pages. Revue de littérature et d’art, Graecia offre à ses lecteurs « une synthèse vivante et littéraire de la Grèce moderne » ; en outre, elle prend soin de diffuser dans le monde grec l’actualité littéraire, théâtrale et artistique de France, devenant ainsi une passerelle culturelle entre les deux pays 25. C’est un fait que Graecia n’omet aucun aspect de la Grèce moderne : elle s’ouvre à la littérature néohellénique qu’elle publie en traduction, elle accueille dans ses pages plusieurs articles et études portant sur les écrivains grecs, ou suit régulièrement le conflit linguistique qui agite la vie littéraire en Grèce et oppose

22. « Notre but », Études franco‑grecques, 1ère année, no 1, avril 1918. 23. Kitsikis, 1963, p. 232, 226-227 ; Eglezou, 2009, p. 29. 24. Provata, 2007, p. 63-76. 25. Sur le rôle des revues dans les transferts culturels, voir Loué, 2005, p. 195-208. CAHIERS BALKANIQUES 44 La presse allophone dans les Balkans

les partisans de la langue pure, « la katharévoussa », aux partisans de la langue populaire, « le démotique 26 ». S’inspirant du modèle de la revue généraliste, elle se penche également sur les progrès réalisés dans le domaine de l’économie et du commerce, voire des infrastructures du pays ; elle souligne à chaque occasion la transformation de la société hellénique qui, elle aussi, s’est engagée dans la voie de la modernisation. Organe d’information du monde grec, Graecia s’intéresse aussi à l’actualité française, hellénique et mondiale et circule avec un supplément intitulé « Graecia‑Journal » dans lequel sont publiés les actualités de la vie parisienne et celles des communautés grecques à l’étranger, les chroniques financières, des articles sur la mode et la vie mondaine des deux pays, des renseignements et informations divers, des annonces publicitaires. Enfin, comme Graecia circule à un moment où s’exacerbe la lutte armée dans les Balkans, elle ne manque pas de proposer à ses lecteurs des analyses rigoureuses sur ces questions politiques du moment. Pendant l’entre-deux-guerres, en 1937, voit le jour à Athènes l’Hellénisme Contemporain dont la publication, interrompue pendant l’occupation allemande, reprend en 1947 et se poursuit jusqu’en 1956. Fondée et dirigée par une Française, Henriette Avatanghélos, la revue s’adresse à un public savant, français et international. Son objectif était de promouvoir la vie littéraire et culturelle grecque à l’étranger, engagement qui bénéficiait du soutien de l’État grec, puisque la revue sortait des presses officielles de l’État 27. À travers les traductions littéraires, nombreuses dans la première période de sa parution, ou la publication d’études scientifiques, aussi bien que par les articles réguliers qui couvrent toute l’activité culturelle, cette revue contribue à redynamiser la vie culturelle grecque. Son orientation littéraire est en grande partie définie jusqu’en 1944 – date de sa mort – par Tellos Agras 28, principal collaborateur d’Avatanghélos. Il sera par la suite remplacé par Dionyssios Zakynthinos, professeur d’histoire byzantine, qui prend le relais aux côtés d’Avatanghelos avant de prendre la direction de la revue à la mort de son éditrice, en 1955. On ne saurait donc s’étonner que, pendant la décennie 1947-1956, la place de la littérature se trouve réduite au profit des articles portant sur l’histoire byzantine et néo-hellénique, sur le folklore, la critique littéraire et les comptes rendus de livres.

26. Milioni, 2009, p. 111-124. 27. Yiakovaki, 2008, p. 419-421. 28. Tellos Agras (1899-1944), pseudonyme de Evangelos Ioannou, poète et critique qui collabora à plusieurs revues de l’entre-deux-guerres. LA PRESSE FRANCOPHONE GRECQUE DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXE SIÈCLE 45 Despina PROVATA

Presse économique spécialisée

Mais le français n’est pas seulement une langue de culture, de savoir et d’information. C’est aussi la langue alors utilisée dans tout le bassin méditerranéen pour les transactions économiques et commerciales, un instrument d’accès à l’ère de la modernité. Les petites annonces insérées dans la presse proposant des cours de français commercial ou les nombreux manuels de français à usage commercial en circulation dans le pays, certains même destinés à l’autoapprentissage, illustrent cette tendance de la société grecque et attestent le besoin réel du temps de former un personnel spécialisé francophone. Présents en Grèce depuis la fin du xixe siècle, les journaux économiques spécialisés en langue française 29 connaissent un essor au xxe siècle, dû au développement du commerce et des grandes compagnies de navigation, de la bourse, ainsi que de la naissance des banques. Certains de ces journaux optent exclusivement pour le français comme Les Annales Franco‑helléniques. Politiques, financières, commerciales, industrielles et maritimes(1918-1919), le Journal de la Bourse (1921-1922). D’autres pour le bilinguisme dans le cas de la Bourse d’Athènes/Χρηματιστήριον Αθηνών (1930-1939), organe officiel de la Bourse d’Athènes, L’Économiste/O Οικονομολόγος (1902) et Métochos/L’Actionnaire (1912-1918). Le Bulletin bimensuel de la Chambre de Commerce Hellénique d’Alexandrie/Μηνιαίον Δελτίον Ελληνικού Εμπορικού Επιμελητηρίου Αλεξανδρείας (1902-1962) et le Bulletin de la Chambre de Commerce d’industrie de Volos/Δελτίον Εμπορικού και Βιομηχανικού Επιμελητηρίου Βόλου (1920-1939, 1965-1988) auront aussi sporadiquement recours à la langue française. Cette presse, qui témoigne de l’émergence d’une nouvelle catégorie de lecteurs, hommes d’affaires, négociants et rentiers qui font vivre ces feuilles, est en outre liée aux préoccupations de la diplomatie française et aux aspirations économiques de la France dans la région. En effet, en 1917et 1918, la France cherche à regagner la confiance du public grec après les malheureux événements de décembre 1916, marqués par le débarquement des forces alliées au Pirée et le bombardement de la ville d’Athènes. Dans ce cadre, Gustave Fougères, directeur de l’École française d’Athènes de 1916 à 1919 et chargé de la propagande, comme on l’a vu, cherche non seulement à contrebalancer la germanophilie dans le domaine politique et culturel, mais aussi à renforcer la pénétration économique française dans le pays. Ainsi, dans un rapport qu’il rédige en 1917, il propose d’élaborer un plan d’action

29. Deux titres paraissent au cours du xixe siècle : L’Économiste/O Οικονομολόγος (1892-1893), L’Économiste de Grèce et d’Orient/Οικονομολόγος της Ελλάδος και της Ανατολής (1893-1896). CAHIERS BALKANIQUES 46 La presse allophone dans les Balkans

qui, d’une part, ouvrira le marché grec aux produits français en les faisant connaître à la clientèle grecque et, d’autre part, entend informer les milieux commerciaux français des besoins du marché grec 30. Une recherche plus approfondie des contenus et collaborateurs des journaux économiques pourrait éclairer le rôle que ces feuilles ont joué dans les relations économiques et commerciales bilatérales entre la Grèce et la France. Il convient ici de faire remarquer que le grand nombre d’annonces publicitaires ou de nouvelles financières insérées dans le journalLe Progrès d’Athènes, organe officieux – on l’a dit – de la légation de France, obéissent plus nettement à ces critères de propagande économique et mériteraient d’être examinés de plus près. Ces journaux, enfin, apportent aussi un témoignage précieux sur les activités économiques et commerciales des villes où ils paraissaient ainsi que sur les pratiques sociales en vigueur.

Pour conclure

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale commence le déclin progressif de la presse francophone hellénique. Si un journal, Le Messager d’Athènes, et la revue L’Hellénisme contemporain sont à peu près les seules publications en langue française qui continuent de paraître en Grèce, les journalistes grecs auront de nouveau recours à la langue française à deux moments cruciaux de l’histoire récente du monde grec : celui de la lutte pour libération de Chypre du joug colonial britannique, et durant la dictature imposée à la Grèce par la junte des colonels. En 1957-1958, Le Héros, publié à Athènes, est l’organe de combat pour la libération de Chypre. Il emprunte la langue française, en parallèle avec le grec et l’anglais, pour mobiliser l’opinion européenne. Et pendant la dictature des colonels, les réfugiés politiques grecs en France lancent de nouveau une publication – polygraphiée cette fois – visant à faire connaître autant la lutte menée par les forces démocratiques que les atrocités du régime 31. La dernière tentative de création d’un journal de langue française en Grèce remonte à 1997. La Tribune hellénique, diffusée à 2 000 exemplaires sur tout le territoire, se voulait, selon son éditeur « une héritière sans fortune de ce passé prestigieux 32 ». Elle s’éteint deux ans plus tard sans laisser de postérité.

30. Stavrinou, 1996, p. 92. 31. Soméritis, 2008, p. 397. 32. http://www.tv5monde.com/TV5Site/athenes/fr/lavie/afrancais.html. Voir aussi Kraemer, 2001. Il ne m’a pas été possible jusqu’à ce jour de trouver des exemplaires de ce journal. LA PRESSE FRANCOPHONE GRECQUE DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXE SIÈCLE 47 Despina PROVATA

Ce premier état des lieux de la presse hellénique de langue française, encore lacunaire et incomplet à ce stade de la recherche, suscite de multiples interrogations auxquelles j’espère pouvoir répondre dans la suite de ma recherche. Néanmoins, ce que l’on peut déjà affirmer avec certitude, c’est que cette presse a été investie d’une double mission, à la fois civilisatrice et propagandiste. Car c’est par l’intermédiaire de ces journaux rédigés en français – entièrement ou partiellement – que la Grèce peut faire entendre sa voix en Europe et informer l’opinion publique européenne sur les faits politiques et les problèmes multiples qu’affronte le pays. Il s’agit donc avant tout de véhiculer un message politique et de donner une tribune aux revendications nationales. On constate aussi que les journalistes et publicistes qui ont décidé de publier en français avaient pour objectif avoué et avéré de nouer un dialogue avec l’Europe à des moments cruciaux pour l’avenir. Leur détermination entendait faire sortir la Grèce de son isolement et lui assurer de bonnes alliances susceptibles de promouvoir ses revendications. À cette fin, ils ont aussi voulu élaborer une nouvelle image du pays et ont mis en avant la culture. Cette presse en partie ou entièrement francophone, qui occupe une place particulière dans le paysage journalistique grec, mérite que l’on s’y intéresse dans le cadre de l’historiographie de la presse nationale au même titre que les journaux en langue grecque. En effet, la presse hellénique en langue française ou bilingue transcrit l’évolution politique du pays, participe à la lutte pour les questions nationales – parfois même férocement –, et se fait le reflet des réalités historiques et sociales. Elle participe à l’élaboration de l’idéologie nationale et devient la voix de la Grèce en France et en Europe. Ces premiers constats établis, on peut dire également ce qui reste à faire car la recherche, on l’a dit, est encore ouverte. Il convient de procéder à l’analyse des périodiques eux-mêmes, qui est pour l’instant limitée et insuffisamment reliée à leur contexte historique et culturel. Il faut aussi étudier le rôle de ces journalistes, médiateurs culturels ou agents d’intérêts étrangers, autant au plan individuel qu’en tant que catégorie socioprofessionnelle distincte. À terme, c’est la reconstitution des réseaux mis en place autour de la presse de langue française qui est visée. En effet, outre le contenu même de leurs publications, l’étude de leur cercle éditorial particulier et de ses stratégies apparaît comme une étape prometteuse pour une meilleure compréhension des réseaux qui se créent entre la métropole et l’émigration, entre la France et la Grèce, deux pays qui demeurent, aujourd’hui encore, étroitement liés, en dépit de l’absence d’une telle presse à présent. CAHIERS BALKANIQUES 48 La presse allophone dans les Balkans

Bibliographie

Monographies

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Résumé : cet article est une première approche de l’histoire de la presse francophone grecque de la première moitié du xxe siècle. Il veut dans ce premier temps établir un inventaire aussi raisonné que possible pour cette époque afin d’en dégager les lignes de force qui permettront d’affiner sa périodisation, de dessiner sa typologie et de recenser les initiateurs de cette production éditoriale particulière. Mots-clefs : Grèce, première moitié du xxe siècle, presse francophone, médiateurs culturels, transferts culturels

Abstract: This paper is a first attempt to examine the history of the Greek French‑ language press of the first half of the 20th century. At this preliminary stage of my project, the paper makes an inventory of this period and aims to identify its main tendencies in order to refine its periodisation, establish a typology and list the main actors who are responsible for this editorial production. Keywords: first half of the 20th century, French‑speaking press, Greece, cultural mediators, cultural transfers

Η μελέτη αυτή αποτελεί μία πρώτη προσέγγιση του ελληνικού γαλλόφωνου τύπου του πρώτου μισού του 20ου αιώνα. Αποσκοπεί στην αρχική καταγραφή των εντύπων αυτής της περιόδου, στην τυπολόγηση και ειδολογική ταξινόμησή τους και στην ανάδειξη των πρωτεργατών αυτής της ιδιαίτερης εκδοτικής παραγωγής. Λέξεις‑κλειδιά: γαλλόφωνος τύπος, Ελλάδα, πρώτο μισό του 20ου αιώνα, πολιτισμικοί διαμεσολαβητές, πολιτισμικές μεταφορές

Anahtar kelimeler: 20. yüzyılın ilk yarısı, Fransız basını, temalar, okuyucular, tipoloji, Yunanistan

Клучни зборови: Грција, првата половина на 20 век, теми, читатели, типологија, францускиот печат

Le Messager d’Athènes ou la défense de l’Hellénisme

Le Messager d’Athènes, or the defense of Hellenism Le Messager d’Athènes, η υπεράσπιση του Ελληνισμού

Joëlle Dalègre CREE-Inalco

Le Messager d’Athènes est un journal francophone, fondé en mai 1875 à Athènes par Antoine Zannetakis-Stephanopoli ; sa publication est interrompue par la volonté de sa rédactrice en chef de la fin de 1920 à celle de 1923 (de la défaite électorale de Venizélos à son retour) et, entre 1941 et 1945, pour protester contre la présence allemande ; il s’arrête en 1961, à la mort de Jeanne Stephanopoli, la fille du fondateur. Cette étude est née des disponibilités numériques de la bibliothèque de la Vouli (l’Assemblée grecque), soit de 1875 à 1925 (avec des années manquantes, de 1884 à 1899, de 1907 à 1910, et de 1915 à 1922), donc 25 ans 1. Malheureusement, dans les deux dernières périodes, les années absentes, 1915-1923, sont politiquement cruciales. Il s’agit d’un hebdomadaire qui se vend par abonnement, pris à Athènes au journal, ou à l’étranger chez les consuls ou agents consulaires, 35 fr. en Grèce, 40 fr. à l’étranger, prix qui reste identique jusqu’en 1915 (à titre de comparaison, en 1911, l’abonnement à la Revue des Deux Mondes est de 50 fr. pour Paris et 62 fr. pour l’étranger). À partir de mars 1878, les centres de vente à l’étranger ne sont plus les consulats, mais des bureaux, à Paris (chez Havas-Laffitte, place de la

1. http://srv-web1.parliament.gr/library.asp?item=41473 (23/12/2019) de http://srv- web1.parliament.gr/library.asp?item=41475 à http://srv-web1.parliament.gr/library. asp?item=41482 (23/12/2019) CAHIERS BALKANIQUES 54 La presse allophone dans les Balkans

Bourse), à Londres, à Francfort, à Strasbourg et à Trieste. Les années 1924 et 1925 marquent un tournant net dans le titre, le contenu, le prix, et la vente qui se fait dès lors au numéro quotidien à 50 centimes. Journal international pour l’Orient est son premier sous-titre ; l’Orient signifie pour lui l’Empire ottoman et les pays balkaniques qui en sont issus, là où vivent des Grecs ; la publication commence en pleine crise de la question d’Orient, 1875-1878, avec la révolte bulgare et ses suites, le traité de San Stefano et le Congrès de Berlin. Cette « Question » c’est pour lui, pourrait-on dire, les difficultés des Grecs irrédimés de l’Empire ottoman puis de Bulgarie, et l’agrandissement du royaume de Grèce. En 1900, le Messager prend le titre de journal international et précise ses orientations dans un encart publicitaire ; à « l’Orient », non-dit, mais toujours présent, il ajoute les travaux parlementaires de la Vouli et des renseignements sur la Grèce, mais l’optique ne change pas. En 1911, on voit apparaître comme rédactrice en chef, Jeanne Stephanopoli. En 1912, le sous-titre évolue encore : Journal politique, financier, littéraire et archéologique ; il paraît deux fois par semaine, comme en 1913 et 1914, en ayant fusionné avec la Correspondance de l’Agence d’Athènes. En 1915, il devient quotidien. Depuis 1875, il compte 8 pages sur 3 colonnes, parfois 10 pages ou un numéro supplémentaire quand la situation diplomatique est exceptionnelle (1878) ; la première illustration est, en septembre 1912, un firman ottoman sur les privilèges accordés aux îles de l’Égée, en 1913, apparaissent quelques photographies qui montrent les « ravages » et les « atrocités » des « Turco-Albanais » et des « Bulgares ». En 1924, la page a changé, la police du titre également, et il y a davantage de sous-titres. Le journal ne compte plus que 2 pages, mais il est quotidien. Après avoir présenté quelques données de base sur le fondateur et rédacteur de cette publication, sur son lectorat, sa structure et son intention, j’étudierai deux points particuliers, qui correspondent à deux périodes de crise : la controverse entre Heinrich Kiepert et Constantin Paparrigopoulos à propos de cartes ethnographiques entre 1876 et 1878, et les années 1912-1193, celles des guerres balkaniques. LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 55

FIGURE 1. LE MESSAGER D’ATHÈNES, NO 53, 22 MAI/3 JUIN 1876 CAHIERS BALKANIQUES 56 La presse allophone dans les Balkans

Magne-Cargèse-Athènes : qui sont les fondateurs ?

Antoine Zannetakis Stephanopoli né à Cargèse en 1839, citoyen français et Jeanne, sa fille.

Magne-Cargèse En 1676, environ 600 Grecs, originaires du village d’Itylon dans le Magne, demandent asile à Gênes qui choisit de les placer en Corse sur le territoire de l’actuelle Paomia au sud d’Ajaccio, pour mettre en valeur le maquis, et insérer des non-Corses en milieu hostile à la présence italienne. Leur groupe, fort mal accueilli, voit son village détruit par les Corses voisins en 1732. Les Magniotes se réfugient alors à Ajaccio qu’ils ne quittent que lorsque, la Corse ayant été acquise par la France, le gouverneur de l’île, le comte Charles-Louis de Marbeuf, leur donne le territoire de Cargèse (proche de Paomia, en surplomb sur la mer) où il fait dessiner par les militaires un plan orthogonal, 120 maisons, une église et une école en français. C’est fait en 1776 2. Parmi les dirigeants de cette communauté figure la famille Stephanopoli qui assure être originaire de Constantinople (d’où le Poli de son nom), et même descendre des Commène, ce qui a été reconnu officiellement par Louis xvi. On entend parler des Stephanopoli dans l’histoire de France quand, en 1797 et 1798, deux des hommes de la famille, Dimos et Nicola, sont envoyés en mission dans le Magne par Bonaparte 3 ; ils devaient contacter les Grecs et découvrir s’ils seraient disposés à aider la France contre les Ottomans (voir expédition d’Égypte).

Cargèse-Athènes Antoine Zannetakis-Stephanopoli est l’un des descendants de la famille, le neveu de Dimos Stephanopoli. Natif de Cargèse, orphelin à 15 ans, il quitte la Corse pour l’Italie, puis se décide pour Athènes, où il arrive à 22 ans, en 1862, au moment de la révolution contre le roi Othon ; rapidement son bilinguisme et ses capacités lui permettent de collaborer à la rédaction de documents officiels.

2. Commène, 1959a. À noter que Marbeuf sera fait marquis de Cargèse par Louis xv ! Commène, 1959b. 3. Voir An viii, Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce pendant les années v et vi, d’après deux missions, dont l’une du Gouvernement français et l’autre, du général en chef Buonaparte. LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 57

FIGURE 2. ANTOINE ZANNETAKIS STEPHANOPOLI EN 1886, À 57 ANS Source : Wikimedia commons

Son activité se déploie sur trois registres, commercial, journalistique et diplomatique. Son réseau commercial diasporique lui permet de recueillir des nouvelles qu’il publie sous le titre Agence Stephanopoli. Il est également le fondateur de la Chambre de commerce française d’Athènes-Le Pirée, de la Société française de secours mutuels et, président de ces deux associations, il devient le porte-parole de la colonie française d’Athènes-Le Pirée. Avant de créer Le Messager d’Athènes, il a été le rédacteur en chef de l’Indépendance hellénique et a collaboré au Messager d’Orient de Vienne ; tant que vécut Gambetta, il travailla à la République Française, puis à l’Estafette, organe de Jules Ferry, et au Voltaire (surnommé le Figaro Républicain, où ont écrit Gambetta et Zola) ; il fut de longues années le correspondant du Te mps à Athènes. Par ailleurs, il se passionne très vite pour le sort des Grecs hors du Royaume et pour la Grande Idée et son activité, commerciale comme journalistique, est au service de cette idée. Néanmoins, il reste toujours de nationalité française et, pour ne pas l’abandonner, refuse de prendre la nationalité grecque. Son journal est francophone y compris dans les détails, les noms des rues sont traduits CAHIERS BALKANIQUES 58 La presse allophone dans les Balkans

jusqu’en 1913, rue Hermès, de l’Académie, Hérodote, Euripide, Épire… Le seul texte en grec rencontré en 25 ans est, en 1911, le 13 avril, le discours d’un professeur d’université de Vienne, que la rédaction félicite pour son beau grec ! Conseiller, en 1884, à la confection du programme de français des collèges, il est à la tête des quatre anthologies scolaires en français. Le premier niveau, notre 6e, comprend des contes de Perrault et des Fables de la Fontaine (dans le texte original, pas de version « arrangée ») ; les niveaux suivants parcourent la littérature : en 4e année, soit l’année du brevet en France, on trouve Bossuet, Molière, Corneille, Racine, mais aussi des auteurs du xixe siècle, Michelet, Sand, Balzac, et Notre‑Dame de Paris 4. Sa francophilie militante lui vaudra d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur, mais, Grec de cœur, Stephanopoli fonde son journal, en 1875, pour promouvoir les intérêts des Grecs de l’extérieur en expliquant aux pays étrangers pourquoi il faut soutenir les positions grecques ; aux Grecs, il expose les buts, les manœuvres, les choix des grandes puissances. Deliyannis, en 1867 (Stephanopoli a alors 28 ans) lui offre au ministère des Affaires étrangères un poste qu’il refuse pour rester français, de même qu’il refuse en 1893, un poste de ministre des Affaires étrangères. En revanche, mêlé aux conflits politiques intérieurs grecs, partisan indéfectible de la Grande Idée, en 1892 et 1893, il ne sort qu’armé et accompagné, craignant, selon sa fille, « des parasites et énergumènes », « des gens de Tricoupis ». En 1888, il est à l’origine de la création de l’Association des journalistes grecs, il obtient l’exemption de droit de douane du papier destiné aux journaux, la réduction de moitié de la taxe postale intérieure sur la presse et la réduction du tarif des dépêches de presse.

Athènes-Paris-Athènes Jeanne Stephanopoli (1875-1961), la première étudiante d’une université grecque, est la fille d’Antoine qui lui fournit des préceptrices renommées ; puis, quand elle entre au collège, elle remporte tous les prix, et comme le lycée n’accepte pas les filles, elle se voit simplement donner l’autorisation de suivre les cours à la maison avec des professeurs, qui, ensuite, vont affirmer devant un juge de paix qu’elle a bien travaillé ce qui « était prescrit par la loi et obtenu le diplôme ». En juin 1889, elle participe à l’examen de fin d’études et obtient la meilleure note sur 60 élèves.

4. Zannetaki-Stephanopoli, 1891. LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 59

FIGURE 3. JEANNE STEPHANOPOLI EN 1890, À 15 ANS Source : Wikimedia commons

En septembre 1890, à 15 ans, avec Florence Foudoukli et Eleni Roussou, elle est l’une des trois jeunes filles qui demandent à entrer à l’université d’Athènes ; jusqu’alors, depuis 1879, toutes les autorisations avaient été refusées sous prétexte que les établissements où elles avaient étudié auraient eu un niveau inférieur 5. Les deux autres candidates sont refusées, Jeanne est acceptée par la faculté de droit, mais l’école de théologie s’oppose à ce qu’une femme pénètre dans une université, sacrilège aussi grave que d’entrer dans le hiéron d’une église, dit-elle. Finalement, la question est posée au ministère de l’Éducation qui, après discussions et pressions d’Antoine Stephanopoli, fait inscrire Jeanne en faculté de philosophie 6. Après quelques mois, elle part continuer ses études à Paris. Foudoukli, elle, fut acceptée, en 1892, en faculté de mathématiques et devint une mathématicienne connue.

5. En 1887, l’une de ces refusées, Eleni Pantelidou, se suicida en laissant un mot : « Je me suicide pour protester contre l’injustice. Que ma mort soit entendue comme un cri par ceux qui considèrent la femme comme une esclave médiévale ». Kastanis, pas d’année. 6. Ce succès est salué par Kallirhoé Parren, l’une des première féministes grecques dans Η εφημερίς των Κυριών [Journal des Femmes], 21 octobre 1890, no 184, en première page, http://digital.lib.auth.gr/record/30371/files/arc-2005-7780.pdf, consulté le 14 avril 2017. Elle insiste sur les efforts importants que son père a dû fournir pour obtenir cette autorisation. CAHIERS BALKANIQUES 60 La presse allophone dans les Balkans

Pendant ses études, Jeanne travaillait déjà au Messager ; l’éducation de son père dans la Grande Idée l’a convaincue, comme le montrent les titres de ses livres, tous en français, et parfois traduits en anglais 7. À la mort de son père, en 1913, Venizélos lui donne la direction de l’Agence athénienne de Nouvelles (APE) ; en 1915, elle transforme le Messager en quotidien. C’est une vénizéliste acharnée et elle devient un agent de propagande du ministère des Affaires étrangères : elle écrit pour lui une série d’articles en français sur la situation des îles qui ont été publiés dans de nombreux journaux et réunis dans un livre en français, elle contribue à diffuser le nom de « Dodécanèse » au lieu de « Sporades Orientales » comme on disait alors. Le directeur de la propagande grecque, en 1915, lui offre de l’argent pour rallier la cause royaliste, mais elle refuse. Pendant le « dichasmos » (le schisme entre royalistes et vénizélistes), elle rejoint à Thessalonique le gouvernement de Défense nationale, puis Nicolaos Politis, le ministre des Affaires étrangères, l’envoie à Paris contacter les politiques français où son réseau constitue un véritable lobby. Pendant les négociations du traité de Sèvres, elle effectue de nombreuses missions pour le gouvernement de Venizélos, celui-ci aurait fait son éloge en disant que la Grèce gagnerait beaucoup à avoir des hommes comme cette femme ! Après la défaite électorale de Venizélos en 1920, elle arrête le journal et reprend en janvier 1924, au retour de Venizélos ; en 1941, elle choisit d’interrompre la publication après l’entrée des Allemands dans Athènes. Le journal renaît en 1945 avec une autre propriétaire, mais Jeanne continue à y écrire et à collaborer avec les gouvernements. À propos de la condamnation à mort de Beloyannis, elle publie un texte, Le procès d’espionnage en Grèce, 15 février‑1er mars 1952, qui défend les positions officielles face aux protestations étrangères. Elle a légué sa fortune à la Fraternité chrétienne des jeunes, et ses Archives au musée Benaki. En 1951, elle a reçu en France, la Légion d’honneur.

7. Z-Stephanopoli, 1903, Bulgares contre Hellènes, appendice : tableaux officiels des Macédoniens Hellènes assassinés par les Comités bulgares de 1897 en février 1903. Z-Stephanopoli, 1903, Trente‑deux ans de propagande Roumaine en Macédoine : les Koutzovlaques et l'Hellénisme. Z–Stephanopoli, 1903, Grecs et Bulgares en Macédoine (dédié à M. Balfour) ; Macédoine et Macédoniens ; La Macédoine inconnue : la nationalité hellénique de la Macédoine d'après le folklore macédonien. Z-Stephanopoli, 1912, Les îles de l'Égée, leurs privilèges ; avec documents et notes statistiques. Z-Stephanopoli, 1918, Les Grecs en Turquie. Z-Stephanopoli, 1918, The in Turkey. LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 61

La structure du journal

À qui s’adresse-t-il ?

Une élite financièrement à l’aise et intellectuellement évoluée, athénienne ou étrangère, « une élite véritable » écrit la rédactrice en chef dans le numéro du 27 décembre 1911. Financièrement à l’aise ? Le prix en francs est comparable aux prix des revues littéraires françaises, ce qui suppose une somme assez élevée pour la Grèce, et surtout les réclames/publicités qu’on y trouve et qui occupent toute la dernière page jusqu’en septembre 1905 encouragent à des achats qui ne sont pas dans les moyens de la majorité de la population grecque. Certaines publicités sont là en permanence, ainsi les compagnies de navigation, le Crédit Lyonnais, la pharmacie Olympios rue Hermès ; le choix de produits de cette pharmacie ne cesse de s’élargir : des bonnets de bain, du chocolat Menier présenté comme hygiénique, du thé, toutes les eaux minérales d’Europe, du lait suisse, des produits de beauté – dont l’opoponax (gomme d’un arbuste du Proche-Orient, composante de la thériaque médiévale, une sorte d’antidote) ; le 10 février 1881, la liste s’étoffe avec les montres suisses de la rue du Mont-Blanc, de 29 fr. à 115 fr. avec rubis ! En juillet 1881, on invite les lecteurs à aller prendre les bains en Autriche à Gleischenberg et on annonce la vente d’un tableau de Ghirlandaio et d’un autre d’Antonio da Correggio. Le 30 avril 1881, c’est le Printemps de Paris et le Petit Saint Thomas (le premier magasin où travailla Aristide Boucicaut avant de créer le Bon Marché, voir le Bonheur des Dames de Zola, 1883) qui allèchent le public. CAHIERS BALKANIQUES 62 La presse allophone dans les Balkans

FIGURE 4. LA PUBLICITÉ DU 10 FÉVRIER 1881

Intellectuellement à l’aise ? C’est une élite francophone. Il faut préciser que cette francophonie, si elle est liée en partie à l’origine d’Antoine Stephanopoli, reflète la position dominante de la langue française chez les élites grecques : en effet, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le français est la seule langue étrangère enseignée dans les collèges et lycées du pays ; outre les écoles catholiques qui enseignent aussi le LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 63 français, l’École française d’Athènes fondée en 1846 donne, dès l’année suivante, des cours de langue et de littérature françaises, en 1899, l’Alliance Française ouvre à Athènes son premier établissement, en 1907 est créé l’Institut français qui se consacre à l’enseignement de la langue. Si Jeanne Stephanopoli est une sorte d’agent diplomatique de Venizélos pendant la Première Guerre mondiale, à la même époque l’École française devient une filiale du Quai d’Orsay 8. Le contenu révèle un lectorat au-dessus de la moyenne. Jusqu’au début du xxe siècle, la rubrique « documents » reproduit des textes diplomatiques, le protocole de San Stefano, la constitution turque de 1876, le Livre Bleu anglais sur la situation en Orient, les discours in extenso prononcés à l’Assemblée, le bilan bisannuel de la Banque nationale de Grèce y occupe une page entière, les cours de la Bourse sont présents dans chaque numéro… Il ne s’agit pas de lectures faciles. Le Messager conseille par ailleurs de lire la Revue des Deux Mondes (dont il fait la réclame régulièrement), les Annales, le Journal de l’université des Annales, Nana de Zola, l’édition des œuvres de Victor Hugo dans la collection Nelson, le Bulletin de Correspondance hellénique, il signale les conférences de l’EFA ou de l’Association Parnassos. Il salue également la parution d’ouvrages en français sur l’histoire grecque et celle de l’Empire ottoman, ou un livre comme celui de Bourgault-Ducoudray, Mélodies populaires de la Grèce et d’Orient, il conseille d’offrir des publications Hachette en cadeau. L’aspect littéraire et culturel y prend plus de place encore après sa prise en charge par Jeanne Stephanopoli. Bref, il suppose un public francophone et d’un solide niveau intellectuel dans un monde où l’analphabétisme domine.

Jusqu’en 1914 De 1875 à 1914 compris, le journal se fait clairement le défenseur de l’Hellénisme (mot qu’il utilise de préférence à « Grec » 9), des intérêts des Hellènes hors du petit Royaume, contre les Slaves, les Turcs et les Albanais. Le choix de ce terme est clairement expliqué par un texte qu’il emprunte à l’historien Constantin Paparrigopoulos : L’hellénisme moderne n’a pas la prétention de s’approprier des pays étrangers. Il se contente de sauver les populations homogènes

8. Chèze, 2017. 9. Il rappelle dans le no 42 du 28 octobre 1877 que, depuis l’époque de Law, le terme « grec » en français désigne un tricheur, et que c’est le sens que lui donne en 1694, le dictionnaire de l’Académie. Les no 45, 47, 48, 49 et 51 des mois de novembre et décembre 1881 consacrent au total plus de 7 pages à l’histoire des noms Hellènes/ Nation hellénique/ Hellénisme selon Constantin Paparrigopoulos. CAHIERS BALKANIQUES 64 La presse allophone dans les Balkans

menacées par les étrangers qui se sont infiltrés dans les pays qui ont formé de tout temps son domaine… [Le mot] sert à désigner tous les Hellènes, divisés en libres et en esclaves. Le nom de nation hellène aurait pu, sans sa signification politique, être appliqué seulement aux populations de la Grèce libre. Il a fallu donc désigner d’un nom qui ne fut pas susceptible d’une double interprétation, l’union morale et intellectuelle de la nation encore divisée au point de vue politique 10.

Sa structure est identique, mais plus marquée au fil du temps. Dans sa première décennie, il regroupe ses textes sous des titres comme « on nous écrit de », « agence Stephanopoli », « nouvelles télégraphiques » ou « documents » ; progressivement, la structure se solidifie autour de « politique », « bulletin », « nouvelles », avec, pendant les guerres balkaniques, une rubrique supplémentaire « rubriques des pays d’Orient ». Les articles s’organisent peu à peu autour de trois axes, les articles de fond au début, une revue de la presse étrangère et des « nouvelles » brèves sur la vie politique, économique, littéraire ou archéologique. Sur le fond, on retrouve les mêmes données :

• des « documents », essentiellement diplomatiques, dont la richesse prouve qu’Antoine Stephanopoli avait ses entrées au ministère des Affaires étrangères ; • des nouvelles des communautés grecques hors de Grèce, qu’il s’agisse de leur prospérité ou de leurs difficultés et de leurs relations avec le pouvoir en place ; • des nouvelles de la politique intérieure et extérieure de la France, de la Grande-Bretagne, de la Russie, de la Serbie, du Monténégro, puis de la Bulgarie et des négociations diverses en cours, dans la mesure où elles ont des conséquences sur la vie de l’hellénisme ; • des débats de la vie politique grecque, quand il s’agit de la discussion du budget (les discours figurent souvent in extenso), de l’état des finances du pays, des réformes et des dépenses militaires ; • la vision des étrangers sur l’hellénisme, ce qui signifie concrètement surveiller de près la presse étrangère, française en particulier, et ce qu’elle écrit sur la Grèce et lui répondre, de façon parfois acerbe, en faisant en sorte que les réponses soient publiées en France. On trouve ainsi des

10. No 51 du 22 décembre 1881. LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 65

adresses au Moniteur universel, au Petit Marseillais, au Te mps, à La Liberté, au Journal des Débats, au Bulletin de la société des amis de la paix, au Diritto, à l’Opinione, à La Gazetta d’Italia, au Spectator, au Times, au Journal de Saint‑Pétersbourg… Ses meilleurs soutiens sont, écrit-il, la République française, et La Revue des Deux Mondes. La diversité de la presse augmente avec les années.

Il faut enfin remarquer la présence de longues études de fond poursuivies sur plusieurs numéros : ainsi, Deux ans en Crète s’étend sur sept numéros à partir du 27 août 1876, sur deux pages au minimum (parmi 7 pages de textes), et reprend l’historique à partir de 1821 ; dix articles sont consacrés à Basile Digénis Akritas en 1911 et 1912, une série en 1912 et 1913 est consacrée aux écrivains grecs de 1453 à 1912. En 1911, on trouve successivement des articles sur la marine marchande grecque, le commerce extérieur grec, le trafic du port du Pirée, les Grecs aux États-Unis, au Caucase, le commerce grec à Hambourg, dans les ports russes, dans le Bosphore, en Allemagne, à Varna, à Odessa, à Marseille, à Beyrouth ; une étude historique sur « les Grecs sous domination musulmane » s’étend sur 5 numéros et 2 pages à chaque fois, à partir de mai 1911, les exemples sont très nombreux.

1924-1925 Les deux années 1924-1925 montrent un journal qui a 50 ans, et se situe dans une Grèce qui a renoncé à la Grande Idée ; sa rédactrice en chef après sa fidélité et sa confiance en Venizélos qui l’ont conduite à Thessalonique et à Paris a subi le choc du traité de Lausanne. Même si le premier numéro de 1924 présente le retour de Venizélos à Athènes, comme celui d’un héros 11, la Grande Idée a disparu ; il est question souvent de l’application imparfaite du traité de Lausanne faite par les Turcs, de leurs réticences à donner des nouvelles des prisonniers de guerre grecs ou à les libérer, mais le texte même reste acquis ; on traite plusieurs fois des conditions de formation de la Commission d’établissement des réfugiés, mais cela reste légaliste et administratif, il n’y a aucun article sur les réfugiés eux-mêmes et leurs conditions de survie dans Athènes. Le Messager de 1924 et 1925 est devenu un maigre quotidien, la publicité est réduite aux services des compagnies de navigation entre Le Pirée, les États-Unis et le

11. « Ainsi rentra dans sa patrie après trois ans d’absence Elefthère Venizélos ! Puissent ses mains énergiques et son clair génie ramener dans ce pays de Grèce, la pacification des esprits, l’ordre et la tranquillité nécessaires pour que le peuple hellène reprenne sa marche vers de belles destinées. » Jules Rateau, collaborateur de l’Écho de Paris, « Ainsi rentra Venizélos », 5 janvier 1924. L’article se prolonge le lendemain. CAHIERS BALKANIQUES 66 La presse allophone dans les Balkans

Canada, il emploie le seul calendrier grégorien (que la Grèce a officiellement adopté en mars 1924), alors qu’auparavant, il indiquait systématiquement les deux dates. C’est un journal nouveau dont le contenu a également changé : il s’agit de la Grèce davantage que de l’Hellénisme. Les données politiques – référendum ou non et dans quelles conditions sur le régime politique, fondation de la République, constitution, ministères – concernent la Grèce propre. Les données de la politique française, les discussions sur « les réparations » à payer par l’Allemagne, la mort de Lénine, l’occupation de la Ruhr, n’accordent pas un caractère spécifique au Messager. On ne rencontre plus que de rares « documents » ou articles de fond déroulés sur plusieurs pages ou plusieurs numéros, mais une pluie de nouvelles variées, la crue de la Seine très importante en janvier 1924, les naufrages nombreux (de bateaux grecs quelque part dans le monde ou de navires étrangers dans les eaux grecques), les grèves des tramways à Athènes, l’augmentation des prix ; peut-être le passage à la publication quotidienne incite-t-il davantage à cette diffusion de courtes nouvelles immédiates et sans recul. Le Messager n’est plus le même : les articles se regroupent sous trois titres, Nouvelles de l’extérieur, Vie économique et financière et Dernière heure, il n’est plus question d’Orient. Je n’en traiterai pas ici. Les articles de fond publiés dans le Messager peuvent donner lieu à plusieurs études spécifiques, il suffit de penser à la Crète, dont il traite quasiment dans chaque numéro pendant plus de trente ans !

Kiepert et Paparrigopoulos : différend entre deux célébrités, 1876-1878

Il s’agit ici d’une anecdote, mais significative, le heurt entre deux grands intellectuels du moment qui règlent leurs comptes publiquement dans le journal. Les deux hommes, Constantin Paparrigopoulos et Henrich Kiepert ont à peu près le même âge, ils sont en 1876 deux sommités, l’un, de l’histoire grecque, l’autre, de la cartographie allemande, professeurs à l’université d’Athènes ou de Berlin depuis une trentaine d’années. Constantin Paparrigopoulos (1815-1891) est indéniablement l’historien grec moderne le plus célébré en Grèce, celui qui, par son Histoire de la Nation hellène des temps les plus anciens jusqu’à nos jours, publiée en grec entre 1860 et 1874, et son Histoire de la civilisation hellénique (en français en 1878) a construit le Récit national grec, établissant la continuité du peuple grec, génétique et civilisationnelle, de l’Antiquité au xixe siècle. Il devient ainsi le support historique, jugé incontestable, de la Grande Idée. Natif de Constantinople et élevé à Odessa, il est en lui-même une preuve vivante de la vie de cet hellénisme hors de Grèce. Son travail est vu comme une arme contre Fallmerayer, et le Messager signale toutes ses publications, traductions ou interventions publiques. Ainsi, le 13 janvier 1877 LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 67

(no 1), il se réjouit de trouver dans le Times un extrait de son livre à propos de la prise de Constantinople par les croisés, il en cite un extrait et conclut : Les lignes qui précèdent ne sont pas seulement une justification de l’Empire d’Orient si calomnié par les Latins […] mais nous donnent une idée de l’activité hellénique au Moyen Âge et du parti qu’une administration intelligente pourrait tirer aujourd’hui de ces mêmes pays. Ce qui sous-entend bien sûr que les Grecs de 1876 et les habitants de l’Empire de 1204 sont « hellènes » au même titre, et que « ces pays », soit l’ensemble des terres byzantines de 1204, donc les terres qui pourraient être attribuées à la Bulgarie, gagneraient à l’« administration intelligente » des Grecs de 1876. Le journal reprend en partie ce thème dans son numéro du 28 avril 1877 (no 17) en consacrant plus de deux pages à la conclusion du grand ouvrage de Paparrigopoulos en cours de publication à Paris, et annonce la semaine suivante que l’historien présentera son livre à l’École française d’Athènes, et il publie régulièrement pendant les 5 années suivantes des extraits de ce livre ; il publie également un article de l’helléniste Émile-Louis Burnouf dans la Revue des Deux Mondes, qui reprend la conclusion de l’ouvrage de Paparrigopoulos (25 mai 1878). Heinrich Kiepert (1818-1899) a été l’un des géographes et cartographes allemands les plus récompensés de son époque, enseignant à l’université de Humboldt à Berlin de 1854 à sa mort, soit plus de quarante ans. En 1840, il a publié un Atlas von Hellas und den hellenischen Kolonien [Atlas de la Grèce et des colonies grecques], en 1848, un Historisch‑geographischer Atlas der alten Welt [Atlas historico-géographique du monde antique] et, en 1854, l’Atlas antiquus [Atlas antique]. Ceci en fait un spécialiste reconnu de la cartographie du monde grec antique, et donc, dans la mentalité du xixe siècle, du monde grec de son époque. Après 1878, Kiepert reste présent dans le Messager ; le 2 janvier 1879 (no 52), il se réjouit que le géographe, à propos de l’Albanie, donne raison aux positions grecques sur Janina où, dit-il, la langue grecque et l’orthodoxie dominent, ce qui en fait donc une ville qui n’est pas albanaise. Le 20 mars 1880, le journal annonce la publication de la première de trois cartes demandées à Kiepert, par le Syllogos pour la Propagation des Lettres Grecques, aux frais d’Étienne Zaphiropoulos de Marseille, sur « l’hellénisme au ve siècle » ; le 25 novembre de la même année les deux autres cartes sont terminées, « l’hellénisme sous Alexandre le Grand et les diadoques » et « l’hellénisme au xe siècle après Jésus-Christ ». Il est même question, la semaine suivante, d’une quatrième carte, sur « l’hellénisme aujourd’hui », mais elle ne verra jamais le jour. Quand Kiepert s’en tient à l’histoire antique, un sujet hors des conflits, on le célèbre dans le journal ! CAHIERS BALKANIQUES 68 La presse allophone dans les Balkans

Les numéros du 26 septembre et du 3 octobre 1878 font découvrir le conflit qui opposa en plein Congrès de Berlin, et en termes violents, Kiepert et Paparrigopoulos à propos d’une carte dite ethnocratique, publiée sous le nom de Kiepert, mais dont le géographe allemand refuse la paternité ! 12 Kiepert a adressé au Courrier d’Orient (qui les donna ensuite au Messager) deux lettres qu’il a envoyées à Paparrigopoulos le 24 juillet et le 3 octobre 1877, et une troisième du 24 février 1878 ; et il accompagne l’envoi d’une lettre écrite le 7 juillet 1878. Paparrigopoulos répond dans le Messager le 23 octobre 1878 et chacun fournit ses lettres précédentes pour justifier son point de vue. Rappelons quelques dates : la Conférence de Constantinople des grandes puissances (Grande-Bretagne, France, Russie, Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie) s’est tenue à Constantinople à partir du 23 décembre 1876 jusqu’au 20 janvier 1877. Le traité de San Stefano qui crée une « Grande Bulgarie » est signé le 3 mars 1878, le Congrès de Berlin qui réorganise la carte de la Turquie d’Europe se tient entre le 13 juin et le 13 juillet 1878. L’histoire, la statistique et la carte ethnographique sont alors les armes de la diplomatie. Sur le plan de la cartographie, la situation est plus difficile pour les Grecs 13. Depuis le milieu du xixe siècle en effet, une série de cartes ethnologiques ont été publiées, – celle d’Ami Boué en 1847, celle de Guillaume Lejean en 1861, la carte russe de Mirkowitch en 1867, celle de Mackenzie et d’Irby la même année, celle du Professeur Erben en 1868, celle d’Élisée Reclus en 1876, celle de Kiepert enfin, en 1876 –, qui, toutes, limitent la zone de peuplement grec en Macédoine au sud de la région et à sa zone côtière 14. Le Times, en janvier 1877, soutient les positions de Kiepert et critique les Grecs en termes très durs, selon la traduction qui en est donnée dans le Messager du 27 janvier 1877 (no 3) : C’est sans doute un désappointement pour les Grecs et leurs amis, de trouver qu’un peuple qui a joué un si grand rôle dans l’histoire peut tenir une si petite place dans une carte de géographie […] Vous aviez mis sur nous, les peuples fiers d’Occident,

12. On trouve la carte ethnocratique de 1878 sur le site http://history-of-macedonia. com/2012/04/10/macedonia-ethnographic-map-kiepert-1878/, la carte des frontières finalement décidées à Berlin sur le site https://www.galabri.com/foto/maps/maps2/ ottoman/kiepert78.jpg, et tous consultés le 16 avril 2016. 13. Voir, pour la question cartographique, Dalègre & Tzimakas, 2015 et Dalègre, 2011. 14. On trouve l’ensemble de ces cartes sur le site www.promacedonia.org/en/dr/index_ en.html, (16/04/2016). La carte ethnographique de Kiepert en 1876 est sur le site http:// www.promacedonia.org/en/dr/dr_20-29_fr.htm#25. (23/12/2019) LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 69

l’empreinte ineffaçable de votre immortelle civilisation, mais il ne nous convient pas que vous teniez une plus grande place dans une carte de géographie et nous travaillerons à vous placer sous le joug d’une peuplade obscure que vous avez eu le malheur d’épargner dans vos jours de grandeur et de prospérité.

Pour répondre au Times, le Messager consacre une page entière à la critique des cartes précédentes, en particulier celles de Kiepert et Lejean, les deux les plus estimées. Elles souffriraient toutes d’avoir été entreprises avec des « préoccupations politiques qui excluaient par avance toute impartialité », réalisées par des personnes qui ne connaissaient la région que par les « renseignements fournis par les agents occultes du panslavisme 15 ». Résultat ? M. Kiepert a marqué la Thrace et la Macédoine aux couleurs slaves zébrées par les couleurs helléniques. Or le fond de la population de ces deux grandes provinces est grec, et la plus grande partie de leurs habitants, d’origine grecque, parlent la même langue que nous. D’ailleurs, le type slave, si différent et si inférieur au type hellène au point de vue plastique, ne domine que dans un ou deux petits districts situés au sud des Balkans. Dans tous les autres, le beau type hellène s’il ne s’est pas conservé aussi pur que dans le Péloponnèse […] n’en n’est pas moins distinct et parfaitement reconnaissable. Les géographes en question n’auraient donc pas commis les erreurs que nous sommes en droit de leur reprocher, s’ils avaient visité les provinces européennes de l’Empire ottoman. La diplomatie grecque sent le danger et l’homme d’affaires et diplomate Jean Gennadios, qui représente la Grèce à Londres, finance une carte éditée par Edward Stanford, associée à des statistiques, dont le Messager salue la parution dans son numéro du 30 décembre 1876 16. Il y avait en effet de quoi se réjouir : l’ensemble de la Macédoine au sens le plus large, et de la Thrace, est attribué aux Grecs avec simplement des barres transversales pour indiquer en surplus des Turcs et des Bulgares (mais très loin de la mer). Aux personnes désireuses de s’informer correctement, le Messager conseille l’Ethnological Map of European Turkey and Greece publiée récemment par Synvet

15. http://srv-web1.parliament.gr/display_doc.asp?item=41473&seg= 16. Ethnic composition map of the Balkans, http://www.theapricity.com/forum/ showthread.php?54863-Maps-of-Macedonia/page7, (18/04/2016). CAHIERS BALKANIQUES 70 La presse allophone dans les Balkans

chez Edward Stanford 17. L’auteur est jugé plus fiable parce que, professeur pendant de longues années dans les établissements grecs de Constantinople, il connaît son sujet, et car « il n’a pas comme ses devanciers demandé des chiffres au premier venu, mais il a compulsé avec la plus scrupuleuse exactitude, tous les documents réunis aux archives du patriarcat. » Synvet précise qu’il a multiplié les chiffres disponibles par cinq ou six, car ils reposent sur un dénombrement à but fiscal qui ne comptait que les familles, et non les personnes, sans noter les familles indigentes. Le journal en conclut donc « que la population grecque serait encore plus nombreuse que la population slave, moins active et surtout beaucoup moins façonnée à la civilisation européenne à laquelle elle est restée presque complètement étrangère. » Dans le numéro 12 du 30 mars 1878, les cartes ethnographiques reviennent dans l’actualité, le journal, partant d’une remarque de Bismarck sur la carte de Kiepert qui « se rapprochait le plus de la vérité », consacre une page et demie à conseiller d’autres lectures au chancelier allemand. Il reprend les critiques précédentes à l’égard du travail de Kiepert et conseille instamment la carte de Stanford (autrement dit de Gennadios), le travail de Synvet et la carte récente publiée par l’ingénieur Bianconi 18. Les données statistiques nombreuses de Synvet et de Bianconi prouveraient que, dans les territoires en jeu, l’élément grec est largement dominant. Le numéro suivant, le 13, du 13 avril 1878, consacre à nouveau une page aux cartes ethnographiques. Il reprend les arguments déjà évoqués contre Kiepert et Lejean, et en ajoute deux autres : le premier invoque la difficulté à classer les populations bilingues du nord de la Macédoine et de la Thrace qui, au moral comme au physique, rappellent « la physionomie et l’intelligence grecques », le second évoque l’impossibilité de rendre sur une carte l’enchevêtrement des populations. Il en conclut qu’il faudrait faire des cartes « ethnocratiques ». Le nouveau procédé consisterait à séparer les pays hellènes, slaves, roumains et albanais par divisions ou groupes de race, et, autant que possible, de frontières naturelles, et à donner à chaque division ou groupe, une seule couleur. Cette couleur ne prétendrait pas établir que les parties constitutives de chaque section ne sont occupées que

17. La carte de Synvet sur http://www.promacedonia.org/en/dr/dr_map_26.jpg, Le Messager : http://srv-web1.parliament.gr/display_doc.asp?item=41473&seg= (23/12/2019) 18. Bianconi, mai 1877. LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 71

par une seule et unique race, elle indiquerait seulement la race qui y serait prépondérante.

Le journaliste trace donc les limites qu’il juge « logiques » des territoires roumains, albanais et bulgares et accorde aux Grecs tout ce qui est au sud du Balkan jusqu’au cap Ténare. Car la prépondérance y appartient essentiellement à la race grecque par le chiffre de la population, la langue, l’intelligence, l’activité commerciale, maritime et industrielle, en un mot par tout ce qui constitue les caractères d’une nationalité vivace 19. Le 20 avril suivant, Le Messager consacre sa première page à une critique violente de la nouvelle carte de Kiepert, la quatrième en deux ans. Le géographe allemand s’oppose nettement à Bianconi et Synvet qu’il traite de « grécomanes enragés », mais Le Messager l’accuse – détails à la clé – de modifier ses tracés après chaque intervention de l’ambassadeur de Russie. Le 25 mai, les attaques se poursuivent : Jean Protodiki, professeur dans une école grecque de Smyrne, affirme dans une lettre que Kiepert, en visite dans sa ville, a reconnu n’avoir jamais visité la Macédoine, et que, vu qu’il ne connaît que deux mots de grec et autant de turc, ne peut être jugé compétent. Dans le numéro 38 du 26 septembre 1878, l’affaire Kiepert se poursuit, mais cette fois-ci la carte ethnocratique suggérée en avril a vu le jour, en juin, sous le nom de Kiepert, financée par Étienne Zaphiropoulos de Marseille. Elle serait le résultat d’une collaboration entre Paparrigopoulos, nommé en décembre 1876, président du Comité central de la défense nationale et Kiepert. Qu’écrit Kiepert de sa carte ethnocratique ? C’est moi qui me suis chargé à la demande d’un comité constitué à Athènes, de la rédaction du tracé topographique et de la partie historique et archéologique d’une grande carte murale de la péninsule grecque destinée à l’usage des écoles grecques… Cette carte qui s’imprime… en ce moment porte au titre mon nom d’auteur, mais aussi celui du comité éditeur et enfin – en caractères très grands – comme cela convient au généreux Mécène, celui de M. Zaphiropoulos. Après que la gravure fut terminée, le comité me proposa de la faire colorier… je m’y opposai vivement, le choix des couleurs me semblant tendancieux […] mes propres idées sur

19. http://srv-web1.parliament.gr/display_doc.asp?item=41479&seg= CAHIERS BALKANIQUES 72 La presse allophone dans les Balkans

l’ethnographie de ces pays comme je les ai énoncées […] étant tout à fait différentes de celles qu’on allait exprimer dans la nouvelle carte. Comme la carte était déjà sous presse, je ne pouvais retirer mon nom d’auteur ni même obtenir que le nom du véritable auteur du coloris, M. le professeur Paparrigopoulos, fût ajouté au titre […] tout ce qu’on m’accorda en dernier lieu fut cette note qui dit que le coloris n’exprime pas les faits de distribution démographique actuelle […] mais d’une manière un peu vague, la prédominance historique de telle ou telle nationalité […] exprimée par le mot de régions ethnocratiques.

Il termine en répétant qu’il n’est pas l’auteur de cette carte en total désaccord avec ses propres données et qu’il n’aurait jamais consenti à lui laisser son nom s’il avait « soupçonné » « qu’on en ferait un usage politique » ! Paparrigopoulos ne cède rien et répond en détail, le 23 septembre, en accusant le géographe d’être un pleutre et un menteur ! Voici les arguments :

• après des échanges entre eux en 1877, Kiepert lui adressa en juillet 1877, une lettre et un croquis : il acceptait le principe ethnocratique, mais dessinait deux zones intermédiaires qu’il refusait de voir colorer sous son nom ; • dans une lettre du 3 octobre 1877, Kiepert accepta de discuter son refus sur la 2e zone intermédiaire (Bitola) pour laquelle il y avait désaccord. Mais, il refusa le titre Tableau des terres grecques du fait que la moitié de la carte comprend des terres qui n’ont jamais été grecques (cela figure dans la lettre de Kiepert, mais pas chez Paparrigopoulos). • Paparrigopoulos se rendit en décembre à Berlin et finalement Kiepert accepta, et même supprima les zones intermédiaires… mais en janvier, il refusa. • Et, en février 1878, il proposa d’attendre que des frontières aient été fixées pour ne pas faire un travail inutile, et précisa que s’il fallait l’éditer « pour les besoins du moment », il voulait que l’on mette le nom de Paparrigopoulos là où figuraient les couleurs qu’il refusait.

D’accord en refus, suivi d’accord, chacun affirme que l’autre l’a trahi. La carte est publiée en juin 1878, elle a été prise en compte au Congrès de Berlin où le nom de Kiepert pèse lourd. Kiepert s’est déclaré « trompé » et Paparrigopoulos conclut méchamment : LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 73

On doit compatir à ces perpétuelles hésitations d’une âme timorée, on doit regretter qu’un savant aussi distingué ne cesse de donner des preuves de l’inconstance et de l’inconsistance de ses opinions.

Cette affaire laisse subsister quelques zones d’ombre :

• Pourquoi Kiepert qui n’avait tracé que des cartes concernant le monde antique et médiéval s’attaque-t-il en 1876 à une carte des Balkans contemporains ? • Paparrigopoulos a-t-il vraiment « manœuvré » Kiepert ? Ou… • Le célèbre Kiepert s’est-il laissé berner, ou acheter ? Fut-il assez sot pour ne pas deviner, en juin 1878, alors que le Congrès s’ouvrit le 13 juin, qu’une carte pouvait avoir un « usage politique » ?

De septembre 1911 à la fin de 1913 : Le Messager présent sur tous les fronts Pour un rédacteur en chef décidé à intervenir en faveur de l’Hellénisme, les deux années qui s’écoulent entre septembre 1911 – apparition de la flotte italienne en mer Égée – et septembre 1913 – le traité de Bucarest qui met fin à la Deuxième Guerre balkanique est signé le 10 août – sont évidemment un moment-clé : la superficie de l’État grec augmente de 68 % en 1913 ! Connaissant les liens qui unissent Jeanne Stephanopoli et la politique vénizéliste, et l’importance de son lectorat étranger, l’examen de sa stratégie offre donc de l’intérêt. Les enjeux sont nombreux et de taille : les îles de l’Égée auxquelles s’ajoute la Crète et, souvent, Chypre, le sort de l’Épire/Albanie et la fixation des frontières, le partage de la Macédoine. La rédactrice en chef tient à montrer la parenté entre cette phase critique et celle des années 1876-1878 par la création d’une courte rubrique présente dans chaque numéro, Il y a 34 ans, Synchronismes hebdomadaires, dans laquelle elle reprend un extrait du Messager d’autrefois en rapport avec les préoccupations de la semaine. Le journal n’est pas militaire, la lutte armée ne dure pas très longtemps lors des guerres balkaniques, et, si les principales avancées sont effectivement indiquées, le souci primordial de la rédactrice reste la diplomatie ou, plus exactement, la vision qu’ont les puissances européennes des intérêts de la Grèce. Elle est bien convaincue, comme son père, que les décisions prises dépendent de la volonté des puissances, plus même que du sort des armes et, par le journal, elle s’adresse indirectement aux élites européennes. CAHIERS BALKANIQUES 74 La presse allophone dans les Balkans

Tous les articles ont un lien avec son objectif : les découvertes archéologiques (présentes en moyenne dans un numéro sur deux ou trois), les épisodes de l’histoire byzantine, la valeur des hommes de lettres grecs du passé, la vigueur du commerce maritime grec, l’évergétisme, les réformes militaires ou les articles sur les Grecs des États-Unis qui visent à décourager l’émigration de jeunes combattants potentiels. Quels sont les piliers de l’argumentation ? Le principe des nationalités est souvent invoqué ; il va de pair avec la conviction d’une supériorité numérique de l’élément grec, et, par voie de conséquence, avec la présentation de statistiques démographiques alliées à des cartes, ainsi le 15 février 1913 à propos de la Macédoine, le 24 mai 1913 à propos de l’Albanie ou, le 21 juin 1913, un tableau statistique des populations de la Turquie d’Europe 20. Quand il s’agit des îles égéennes où la majorité hellène est reconnue par tous, la rédactrice rappelle souvent aux Italiens, d’ailleurs divisés sur la question, qu’eux-mêmes ont invoqué le principe des nationalités, et qu’ils revendiquent des Italiens irrédimés. Pour renforcer cette démonstration, le journal relaye les mémoires et les adresses que les représentants d’une île, d’une communauté grecque – où qu’elle soit dans l’Empire ottoman, et même à Chypre –, lui envoient pour plaider leur cause et demander une intervention en leur faveur ou leur rattachement à la Grèce. Cette tactique n’est pas nouvelle, Jeanne Stephanopoli, à propos de son père écrivait le 1er mars 1913 : [On] voyait défiler dans le cabinet de travail de Stephanopoli, Crétois et Égéens, Macédoniens et Épirotes, quiconque avait un mémoire à rédiger, une protestation à traduire, une adresse à insérer, quiconque avait à soutenir devant l’opinion occidentale un grief ou une revendication, quiconque réclamait l’appui d’une plume vigoureuse et d’un cœur ardent. Il savait qu’à l’heure des grandes crises nationales, lorsque la chancellerie hellénique devait peser chaque mot, lorsqu’aux côtés du ministre des Affaires étrangères devait se tenir un collaborateur connaissant les nuances subtiles des mots français avec les détails précis des questions intéressant l’Hellénisme, Coumoundouros, Deliyannis, d’autres encore n’ont pas eu d’auxiliaire plus infatigable et plus expert. La plume de la fille du fondateur est, semble-t-il, aussi vigoureuse, subtile et engagée que celle du père, car dans chaque numéro de cette période, on trouve un ou plusieurs mémoires ; chaque petite île de l’Égée, chaque communauté épirote a

20. Les chiffres – statistiques ottomanes – sont donnés par Giovanni Amadori-Virgilj, 1908. LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 75 rédigé ou fait rédiger son texte, les Chypriotes exposent plusieurs fois leurs griefs et leur déception face à la Grande-Bretagne. S’y ajoutent, supposés plus persuasifs, des textes venant de Juifs, d’Albanais ou de musulmans de Grèce assurant qu’ils ne peuvent mieux vivre qu’en Grèce, ainsi il n’y aurait pas de « problème minoritaire ». Le second principe invoqué repose sur une notion largement répandue dans l’Europe de l’avant-Première Guerre mondiale, la notion de race, pure ou non, supérieure ou non. Tous les textes parlent de race grecque, turque, bulgare ou albanaise et affirment la supériorité de la race grecque, descendante de la race antique et supérieure en beauté (disent certains), en intelligence et en culture. Il est donc impossible de placer cette race sous la domination d’une race inférieure, « barbare », « inculte » et « sauvage ». Souvent, Le Messager, pour soutenir cette idée, trouve des contributions venant des spécialistes européens de la Grèce antique. Le 18 janvier 1913, on lit : De quel droit, à quel titre peuvent-elles [les puissances] en [les îles] disposer ainsi ? Les Égéens ne sont pas des sauvages. Les Italiens qui ont occupé quelques-unes de ces îles ont dû avoir constaté qu’ils ne sont pas inférieurs aux populations de la Calabre, de la Sicile, et de beaucoup d’autres régions de l’Italie. Ils ont pu se convaincre aussi que l’instruction est beaucoup plus répandue dans nos îles égéennes qu’en Italie même […]. Peut-on raisonnablement refuser à des populations aussi intelligentes, aussi actives, aussi éclairées que nos populations égéennes le droit de disposer de leur sort ? Dans le numéro suivant du 25 janvier 1913 : On propose de rattacher l’Épire centrale et septentrionale à la soi-disant Albanie indépendante. On propose en d’autres termes de les placer sous la domination des beys et des clans albanais. Ceux qui parlent ainsi ont-ils jamais vu des barbares, se font-ils une idée de cette conception terrible ; une domination barbare sur des hommes, sur des femmes paisibles et civilisées ? […] En 1903, Miss Durham visita la ville de Berat… elle écrivit : les régions avoisinantes sont extrêmement sauvages. Les querelles sanglantes font rage… Le pays est dans un état de barbarie rappelant le Moyen Âge. Les Épirotes seront condamnés à couper du bois et à porter de l’eau au milieu de l’anarchie envahissante des Tosques et CAHIERS BALKANIQUES 76 La presse allophone dans les Balkans

des Guègues, où les influences étrangères se montreront hostiles à l’élément grec, la seule influence civilisatrice 21.

On comprend que, dans cette optique d’une supériorité culturelle, l’histoire, l’archéologie, la littérature sont des arguments importants, et que nombreuses sont les statistiques concernant le nombre d’écoles, secteur dans lequel l’hellénisme est en général très présent. L’idée n’est d’ailleurs pas nouvelle, dès le 15 mai 1876, à propos des Bulgares et des Turcs de Thessalonique, on pouvait lire : C’est notre devoir et celui de l’Europe occidentale de répandre la civilisation chez ces peuples incultes, de les aider à secouer le joug de l’ignorance. En revanche, dans un article du 12 avril 1913 intitulé L’Albanie est‑elle viable ? l’absence de toutes ces qualités est jugée rédhibitoire pour le succès possible d’une Albanie indépendante qui ne serait que le jouet des grandes puissances. Un élément complémentaire à l’idée précédente est celui de la violence et de la sauvagerie des adversaires. Tous sont concernés et plus encore les Turcs, les Albanais qualifiés dans ce cas de Turcs-Albanais, et dans l’été 1913, les Bulgares, devenus des barbares sanguinaires. Le thème des « atrocités turques » est récurrent dès la création du journal, vols, viols, assassinats, massacres se rencontrent dans quasiment chaque numéro ; dans les années 1911-1913, viennent s’ajouter deux autres données, la détestation des Jeunes Turcs et l’annonce d’un péril islamique. Si la révolution des Jeunes Turcs a été en général bien accueillie en Grèce dans un premier temps (mais Le Messager de 1908 n’est pas en ligne), ici, la critique est permanente. En 1912, dans 20 numéros, on trouve une rubrique Comment les Jeunes Turcs falsifient le scrutin qui, avec des exemples précis, énumère de semaine en semaine tous les moyens employés pour falsifier une élection. Par ailleurs ils sont accusés de tout faire pour turquifier les minorités y compris par la violence et la menace, de développer la culture de la haine (titre employé plusieurs fois), de ne pas respecter la liberté de presse ni de religion, et de berner les Européens. « Jeune Turc » est devenu une telle injure que le général italien D’Ameglio, premier gouverneur italien de l’île de Rhodes, est présenté comme D’Ameglio-Jeune Turc, dans tous les numéros de l’année 1913. À cette dénonciation permanente de la sauvagerie turque, s’ajoute avec l’approche de la Deuxième Guerre balkanique et la guerre elle-même, la présentation tout aussi sévère des atrocités bulgares. Plusieurs articles les concernant sont titrés

21. Le texte est celui du professeur de grec ancien à l’université de Manchester, G. Burrows, publié dans le Manchester Guardian. LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 77

Attila et ses Huns, on peut lire également Le tsar Ferdinand et ses Huns (deux articles), victimes des Huns, la boucherie de Demir‑Hissar, la destruction de Serrès (attribuée aux Bulgares), les Bulgares détruisent Nigrita, mémoires sur les atrocités bulgares, les mensonges bulgares, le gouvernement bulgare complice des atrocités. Les premières photographies publiées en juin et juillet 1913 montrent des ruines et des morts, victimes des Bulgares. Enfin, vivre sous le gouvernement bulgare est présenté comme une longue épreuve tant pour les musulmans que pour les Grecs. Le 23 juin 1913, un article titré Cavalla sous le joug bulgare, une ville garrottée et bâillonnée commence en ces termes : Épouvantable. Voici la situation des habitants de Cavalla, comme celle de leurs voisins de Dráma et de Xanthi. Pourquoi ? Parce qu’ils sont Grecs. Aux yeux des Bulgares, il n’est pas de crime plus grand. Destiné à inquiéter l’opinion des puissances coloniales occidentales, un dernier point apparaît en décembre 1911 : la guerre sainte, le péril panislamique, réveillé par l’attaque italienne sur la Tripolitaine en septembre 1911 et qui concerne l’Empire ottoman puisque le sultan est aussi calife. Le numéro du 27 décembre 1911 présente la Fetva des ulémas sur l’union islamique pour la guerre sainte en ces termes : Les populations musulmanes de tous les pays, excitées par les prédications de la Jeune Turquie, continuant la politique d’Abdul-Hamid, s’agitent, s’efforcent de resserrer le lien religieux, de se réunir en un immense faisceau autour du chef des Croyants. Il n’est pas sans intérêt de faire remarquer qu’alors que les nations chrétiennes travaillaient au relâchement du lien religieux au dedans comme au dehors, les populations musulmanes par contre, s’efforçaient de le resserrer afin de former une ligue des musulmans d’Asie et d’Afrique sous la direction des sultans de Constantinople et des Turcs d’Europe. Plus les populations chrétiennes devenaient tolérantes, plus les populations musulmanes devenaient intolérantes. Par la suite, cette menace du panislamisme est présentée encore plusieurs fois en avril, mai et juin 1912, avec un texte long et particulièrement menaçant le 16 mai. On lit dans l’El Hilal (Le Croissant) de Constantinople que les Européens ne se trompent pas, ni les Ottomans imbus d’idées européennes. CAHIERS BALKANIQUES 78 La presse allophone dans les Balkans

Les musulmans ne connaissent pas la division par nations. Car le Cheriat ne connaît pas de nations, ou plutôt, il dit que tous les musulmans de l’univers forment une seule nation. […] Quoi que fasse l’Europe, même si elle arrive à conquérir toute l’Asie, l’Afrique et l’Océanie, elle ne pourra jamais relâcher ces liens entre les musulmans… L’occupation de l’Égypte par l’Angleterre, la possession par la France de la Tunisie et du Maroc, la guerre faite au Khalifat par la vile Italie, au sujet de la Tripolitaine et du Benghaz ont réveillé le monde musulman. […] Le Berbère n’est pas étranger à l’Indou comme le Grec au Français. Le Turc a pour le Circassien, l’Arabe ou le Musulman de Java le même regard que le Parisien pour le Marseillais… Rien ne peut par conséquent disloquer le bloc musulman… L’intérêt de l’Europe lui impose d’être l’amie de l’islamisme et non son ennemie comme l’Italie. Aujourd’hui, l’Europe n’y attache pas d’importance, croyant qu’il n’y a pas une opinion publique chez les musulmans… mais elle [l’opinion publique] se dresse gigantesque lorsqu’il est question de son entité religieuse. En ce cas, vous verrez s’insurger, s’élancer des déserts de l’Afrique même les noirs les plus arriérés dans la civilisation.

Nouvelle vision d’un islam menaçant après bien des textes qui jugeaient son apathie responsable des échecs turcs. Il y a là une indéniable parenté entre la presse française et Le Messager : les photographies des mêmes massacres de Doxato que dans l’Illustration, le 2 août 1913, le thème des Bulgares comparés aux Huns, et celui des dangers du panislamisme par exemple 22.

Conclusion

En conclusion, rappelons que les cinquante premières années de ce journal typique des convictions d’une bourgeoisie grecque cultivée et nationaliste sont très riches en informations variées et que cette présentation n’a traité qu’un seul aspect et partiellement, ne donnant donc qu’un infime aspect des apports possibles de ces pages.

22. Voir Pitsos, 2017. LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME Joëlle DALÈGRE 79

Enfin, rien ne peut mieux symboliser le rapport à la Grande Idée et à Venizélos que cet éloge publié après la victoire, le 13 août 1913 : La Grèce, depuis des années, semblait la terre d’élection de la lutte politique épuisante et ruineuse. Elle avait tout connu. La surenchère des partis, les séditions militaires, les assassinats politiques et, produit naturel de l’anarchie organisée, le gaspillage budgétaire, l’incohérence administrative, la faiblesse militaire, la défaite et l’invasion. […] Un homme pourtant s’est rencontré – et cet homme est venu de Crète – qui en quelques mois a fait de l’ordre avec ce désordre, de la force avec cette faiblesse. Voilà quelque dix ans, j’avais remarqué dans un séjour à La Canée, le calme, la dignité d’allure du petit avocat crétois qui s’appelait Venizélos. Ce petit avocat était un homme d’État de la grande lignée. Il est le libérateur du territoire. Il l’a libéré non seulement du péril extérieur, mais du péril du dedans, plus grave que le premier parce qu’il l’implique. Des Français l’ont secondé et c’est un grand honneur pour notre pays, mais, sans lui, qu’eussent-ils pu ? 23

Bibliographie

Source

La source quasi unique de cet article est l’ensemble des numéros du Messager d’Athènes disponible sur le site de la Vouli. http://srv-web1.parliament.gr/ library.asp?item=41473.

Monographies

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An viii, Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce pendant les années v et vi, d’après deux missions, dont l’une du Gouvernement français et l’autre, du général en chef Buonarparte, rédigé par un des professeurs du prytanée, Imprimerie

23. http://srv-web1.parliament.gr/display_doc.asp?item=41478&seg= CAHIERS BALKANIQUES 80 La presse allophone dans les Balkans

de Guilleminet, Paris, URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k853568, (consulté le 14/04/2017).

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Articles

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Commène Marie-Anne, 1959 b, « Cargèse. Une colonie grecque en Corse (suite et fin) »,Bulletin de l’Association Guillaume Budé, I.3, p. 345-389, URL : www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1959_num_1_3_3868 (consulté le 14/04/2017).

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Résumé : Le Messager d’Athènes à partir de 1875 est un journal francophone édité à Athènes, destiné à un public lettré, relativement nanti et aux contacts internationaux. Créé et dirigé par un Français de Cargèse en Corse, d’origine grecque, Antoine Zannetakis-Stephanopoli, puis par sa fille Jeanne, c’est un journal militant : il lutte à la fois pour la promotion du français, de la Grande Idée et de Venizélos, et propose sur ses thèmes préférés des articles de fond. Après les déboires de Venizélos en politique intérieure et le traité de Lausanne il végète, mais survit jusqu’en 1961 et reste préoccupé des intérêts nationaux. Mots-clefs : carte ethnocratique, Constantin Paparrigopoulos, Antoine Zannetaki-Stephanopoli, Cargèse, Grande Idée, Grèce, presse francophone, Jeanne Stephanopoli, Heinrich Kiepert, XIXe siècle

Abstract: Le Messager d’Athènes, a French‑written newspaper published in Athens from 1875, is intended for a literate public, quite rich and with international contacts. Created and directed by a Frenchman from Cargèse of Greek origin, Antoine Zannetakis‑Stephanopoli, then by his daughter Jeanne, it is a militant newspaper: he fights at the same time for the promotion of the French language, the Great Idea and Venizelos, and proposes on its favorite subjects articles of substance. It vegetates after the vexations of Venizelos in domestic politics and the Treaty of Lausanne, but survives until 1961 and remains concerned about national interests. Keywords: Antoine Zannetaki‑Stephanopoli, Cargese, Constantin Paparrigopoulos, ethnocratic map, French written press, Greece, Great Idea, Heinrich Kiepert, Jeanne Stephanopoli, 19th century

Περίληψη: Le Messager d’Athènes, μία γαλλόφωνη εφημερίδα τυπωμένη στην Αθήνα από το 187, απευθυνόταν σε ένα μορφωμένο κοινό, αρκετά πλούσιο και με διεθνείς επαφές. Τη δημιούργησε και διεύθυνε ένας Γάλλος ελληνικής καταγωγής από το Καρζέζ, ο Αντώνης Τζανετάκης‑Στεφανόπολης, και, αργότερα, η κόρη του, Ιωάννα, είναι μία μαχόμενη εφημερίδα, προωθεί ταυτόχρονα την γαλλική γλώσσα, τη Μεγάλη Ιδέα και το Βενιζέλο, και προσφέρει άρθρα καλής ποιότητας πάνω στα θέματά του. Η ζωή του γίνεται δύσκολη μετά τα πολιτικά προβλήματα του Βενιζέλου και τη συνθήκη της Λωζάννης, αλλά είναι ακόμη παρούσα μέχρι το 1961, και πάντα υπερασπίζεται τα συμφέροντα του Έθνους. Λέξεις‑κλειδιά: Αντώνης Ζανετάκης‑Στεφανόπολης, εθνοκρατικός χάρτης, Ελλάδα, γαλλόφωνος τύπος, Ιωάννα Στεφανόπολη, Καρζέζ, Κιεπέρτ, Κωνσταντίνος Παπαρριγόπουλος, Μεγάλη Ιδέα, 19ος αι

Anahtar kelimeler: Antoine Zannetaki‑Stephanopoli, Cargèse, Constantin Paparrigopoulos, etnokratik harita, Fransız basını, Heinrich Kiepert, Megali İdea, Stephanopoli Jeanne, Yunanistan, on dokuzuncu yüzyıl

Клучни зборови: Антоан Занемаки‑Стефанополи, Голема идеја, Грција, етнократска мапа, Карче, Константин Папаригопулос, француски печат, Стефанополи Жан, Хајнрих Киеперт, деветнаесеттиот век The Great War and Military Occupation: Rumänien im Wort und Bild—A German soldiers’ propaganda magazine (1917) La Grande Guerre et l’Occupation militaire : Rumänien im Wort und Bild, un hebdomadaire de propagande des soldats allemands, 1917 Marele Război și ocupația militară: Rumänien im Wort und Bild ‑ O revistă germană de propagandă a soldaților germani (1917)

Claudiu-Lucian Topor

Throughout time, it has become obvious that there exists a complex relationship between propaganda, censorship and the effects of press information on the shaping of the public opinion. In particular, the perception of the modern war, of its costs, of the sacrifices, duration and consequences, has caused dramatic changes in the behaviour of individuals. Modern war is not merely a military clash between professional soldiers. It also involves a psychological confrontation for winning the “minds” and especially the “hearts” of people. All this with the help of refined means, which penetrate the depth of consciousness and influence the state of mind. The emergence of the “total war” in the 20th century inevitably led to the manipulation of the press for political purposes. The warriors were now demanding from civilians their complete commitment for their frontline efforts. This is why the nation’s state of mind had to be maintained through propaganda actions. In both world wars of the 20th century, the press has acted willingly for disseminating the propaganda justifying the goals of the wars and supporting the soldier’s morale. The war reportage, the frontline reporting payed less attention CAHIERS BALKANIQUES 84 La presse allophone dans les Balkans

to truthfulness (yellow journalism was proliferating!) than to the advantages of manipulation. 1

The German press at the beginning of the war

Immediately after the outbreak of war in 1914, the German press policy entered a process of thorough reorganisation. Helmuth von Moltke (Moltke the Younger), the head of the Chiefs of Staff before the Marna battle, had noticed as early as August 1914 the need for a closer cooperation between the press and the leaders of the war operations. The press had become an indispensable instrument for frontline operations. However, the Ministry of War lacked its own press service. Kriegspresseamt was established relatively late (October 1915) and the entire reorganisation strategy was designed by Major (later Lieutenant-Colonel) Walter Nikolai, head of the News Department (Nachrichtenabteilung, IIIB), the officer in charge with press matters at the German Supreme Army Command (OHL). This officer published an account of his vast experience in a book called „Nachrichtendienst. Presse und Volksstimmung im Weltkrieg“ [The News Service. Press and public opinion in the World War], printed in 1920 as a response to Heinrich Binder’s brochure bearing the suggestive title „Was wir als Kriegsberichterstatter nicht sagen dürfen“ [What we were not permitted to say as war correspondents]. The Berlin press was receiving daily briefings from the IIIB Division led by Walter Nikolai. The journalists would get official reports about the progress of war, according to the news arriving from the Supreme Army Command (OHL). They were dry accounts, with few details, which did not always correct "fundamental errors", because, as Walter Nikolai states, they could correct themselves in any future reports. Apart from these official reports, a whole host of correspondents would supply information from the theatre of war. The German newspapers thus had the opportunity of publishing more information about life on the frontlines and about the survival of troops on the battlefield. These accounts as well were subject to the strict rigours of censorship. The German press remained, until the end of the war, a consumer’s product systematically delivered by the Kriegspresseamt. 2 Fortunately, it was not the only type of press still alive.

Frontline newspapers (trench journals) The specific circumstances of war also generated a parallel mechanism of information editing: the campaign press. Both in the Entente camp and in

1. Details in Hentea, 2014, p. 81-94. 2. Koszyk, p. 24-29. THE GREAT WAR AND MILITARY OCCUPATION Claudiu-Lucian TOPOR 85 the camp of the Central Powers, the combatants printed (with scarce means) frontline publications. Their in-depth research began during the interwar years. Anne Lipp, in a book on manipulation and the experience of war, states that as many as 110 German campaign newspapers were published from September 1914 until 1918. She mentions in this context Karl Kurth’s dissertation with the title Die deutschen Feld‑und Schützengrabenzeitung des Weltkrieges [German field and trench newspapers in the World War] 3, the first proper research carried out into these historical sources, started for propaganda reasons (Karl Kurth was a member of the Nazi Party). The main part of Kurth’s dissertation consists of an inventory of newspapers, with a brief description of the circumstances in which they were published. The work remains a unique source of information, because it uses archival collections that have meanwhile been lost, as a result of the destruction of the Military Archives in Potsdam (papers issued by the Kriegspresseamt and the Feldpressestelle). 4 Anna Lipp’s book (2003) remains the only fundamental study undertaken after 1937 on the topic of German campaign newspapers. The topic of propaganda in the trenches, however, became increasingly attractive for the history of culture. What Anna Lipp set out to do (to research the manner in which propaganda mechanisms affected the soldier’s wartime experience), using as a primary source the campaign press, was carried on by Robert Nelson in a monograph analysing the apparition, contents and echo of such publications. The campaign newspapers were published by soldiers for soldiers, in the vicinity of the frontline. Their editors (not always in high positions in the army hierarchy), who had been working as teachers and journalists in their civilian lives, circulated the ideas of Wilhelmian conservatism and used an accessible language. The papers were targeting an exclusively male audience (the soldiers) engaged in a violent cataclysm (the war). They provided information about the reality on the front line and aimed to boost the morale of the combatants. The Germans recognised their usefulness. On 7 September 1914, East Prussia (besieged by the Russians) saw the first publication of this type appear,Kriegszeitung der feste Boyen und der Stadt Lötzen [The War newspaper of the Boyen fortress and of the city of Lötzen], followed one week later by the first newspaper to be published on the German lines on the French front [Hohnacker Neueste Nachrichten], the creation of a Chiefs of Staff sergeant (the poet Edmaier from München). The publication, well received by the Bavarian company it was part of, was renamed Bayerische Landwehrmann [The Bavarian Infantryman], once the combat outfit moved to Belgium. In time, its print run increased (2000 copies) and it became the battalion’s newspaper after

3. 1937, Noske, Leipzig. 4. Lipp, p. 27. CAHIERS BALKANIQUES 86 La presse allophone dans les Balkans

it returned to the Vosges. Campaign newspapers were published in all the places in Europe where the German forces had military operations. And this included the Eastern front. The newspapers here had a much different image compared to those in the West. The editors agreed, for instance, that the publication „Liller Kriegszeitung“ was a much varied and cultivated newspaper that its Eastern counterpart („Feldzeitung der Bugarmee”/The field newspaper of the army on the river Bug; or the „Deutsche Kriegszeitung von Baranowitschi”/The German campaign newspaper for Baranavichy), because it belonged to the Western culture, which was significantly superior. 5

The press of the German military occupation in Romania

Campaign newspapers were followed by a different type of press (the military occupation newspapers) everywhere German administration was put in place. The operations army newspapers were replaced by the press published by the occupation forces. This species of journalism, an effective propaganda vehicle, fits into an intermediate category, located between the publication of civilian newspapers (the opinion press behind the front lines) and the troops’ newspapers. The military occupation press targeted both the German readers (soldiers, officers, administrative clerks, local German-speaking population, civilians back home etc.) and, specially, the local population. Romania, governed by the Germans in two thirds of its territory, was the “beneficiary” of such a press. Documents in the Romanian military archives mention the newspapers and their illustrations, together with pamphlets, letters and photographs, as basic instruments for German propaganda in the occupied territory. Of the newspapers circulating during the military occupation, some targeted the Romanian-speaking audience, but others addressed exclusively those who read in German, French and even Russian: ”Gazeta Bucureştilor”/Bukarester Tagblatt; ”Lumina”; ”Timpul”; „Putna Zeitung“; „Donau Armee Zeitung“; „Der Bund“; « Gazette des Ardennes »; « L’Indépendence Helvétique »; “Gazette de Lorraine », „Rumänien in Wort und Bild“. 6 For the German soldiers, the Romanian front was a little-known world. Gundula Gahlen reflects on the manner in which the German soldiers experienced the Romanian campaign. To begin with, they lacked a detailed image of their enemy. Before the war, Romania (both the country and its people) had not been

5. Nelson, p. 5-7; p. 16-21. 6. Romanian Military Archives, fonds “Marele Cartier General” (“General Headquarters”), file nr. 1195, leaves 13-14. See, ”Propaganda germană pe frontul român”. Document issued by the Intelligence Department, 1917. THE GREAT WAR AND MILITARY OCCUPATION Claudiu-Lucian TOPOR 87 made familiar to the German society at large; it was known only by a limited group, that of elites. The war propaganda was ruthless, disseminating intensely deprecating images of , stereotypes capable of clearing any doubt about the meaning of the Eastern campaign. Thus, the Romanian front was not a secondary theatre of war, the German soldiers’ sacrifice was not in vain, they had to avenge the enemy’s “betrayal” and the “dastardly” attack on Austria-Hungary. The intense insistence on the rationale of war, however, did not manage to clarify the picture of the cultural environment in which the battles were being waged. The Romanian front remained, by and large, an unknown world. The German soldiers had encountered a population whose language, traditions and customs they did not understand. The geographic disorientation enhanced the feeling of culture shock. The Romanian realities, apparently similar to those on the Serbian front and in Russia, deepened the sense of estrangement. It seemed to be, indeed, a world belonging to a different historical era, a place in which the poverty of ordinary people contrasted with the fertility of the land. 7 When the fighting ceased temporarily and the victory of the Central Powers was partially secured, governing the new territories also demanded an effort of detailed information gathering. Maria Bucur argues that the German military occupation caused a substantial change in the Romanian cultural life, to the benefit of the Central Powers. Shortly after Bucharest was occupied, the building of the National Theatre was requisitioned, and so were fashionable cafes, restaurants, cabarets, and nightclubs, which became German casinos opened mainly for German officers. 8 The fate of the press was not much better. The former building of the daily ”Adevărul” (requisitioned) now served for the printing of military occupation dailies: ”Bukarester Tagblatt”, with its Romanian version ”Gazeta Bucureştilor”. Lysa Mayerhofer estimated that in June 1917 the print run of the two dailies reached 95 000 copies, of which approximately 40 000 were in German and 55 000 in Romanian. The Romanian population was encouraged to buy ”Gazeta Bucureştilor” by the ordinances issued by the German Command (Kaiserliche Kommandantur der Festung Bukarest) and by the fact that the daily published war prisoner lists. At the same time, the publication of news (in the form of classified ads) for the Romanians in the unoccupied territories had given ride, starting with September 1917, of an illusion of a stable connection across frontlines. Apparently, some prisoners of war stated that ”Gazeta Bucureştilor” allegedly reached (in numerous copies) the

7. Gahlen, 2009, p. 137-159, here 145-147. 8. Bucur, 1999, p. 243-367, here p. 256. CAHIERS BALKANIQUES 88 La presse allophone dans les Balkans

unoccupied part of Romania. But this is difficult to prove. 9 What remains certain, however, is that the newspaper had quite a lot of subscriptions in the occupied territory. Gerhard Velburg remembered that „Bukarester Tagblatt“ used to be the main provider of “spiritual sustenance” for the troops in the Bărăgan Plains. The newspaper would reach Feteşti (in Ialomiţa) by post around noon, instantly occupying almost all writing desks. Every soldier had a subscription! We had started taking as intense an interest in the small events taking place in Romania as we were taking in those in Germany, and even greater almost, because who is to say we won’t spend a considerable part of our lives here […] Therefore we read about who has been born or has died in Bucharest, who has become engaged or got married—these things are still happening—where was the latest fire and which fireman led the rescue operations, what is on the playbill at the theatre or at the cinema, who broke the law and how they paid for it. 10 Lieutenant dr. Rudolf Dammert was appointed chief editor of ”Bukarester Tagblatt”. He had already published (in 1916) in Leipzig a brochure about the war (Der serbische Feldzug. Erlebnisse deutscher Truppen/ The Serbian campaign. The experience of the German troops), and while in Romania he also took on the editing of the weekly Rumänien im Wort und Bild. Long after the war, in 1938, Dammert published a book (Deutschlands Nachbarn in Südosten. Völker und Mächte in Donauraum/ Germany’s neighbours in the South‑East. Peoples and powers in the Danube space), based on the information he had acquired about South-East Europe. 11

Rumaenien im Wort und Bild (RWB)

It was the offices ofBukarester Tagblatt that published the weekly magazine Rumänien im Wort und Bild (RWB). The publication targeted as much the German troops as the Romanian population. A version in the , with the title ”Săptămâna ilustrată” (“The Week Illustrated”) was on offer for the local public. It is worth noting that the articles from the German version were not always translated integrally in the Romanian version. ”Săptămâna ilustrată”

9. Mayerhofer, p. 323-326. 10. Velburg, 1930, p. 169. 11. Fassel, 2016, p. 242. THE GREAT WAR AND MILITARY OCCUPATION Claudiu-Lucian TOPOR 89 appeared to me more closely connected to domestic propaganda purposes, as the main topic was showcasing the “benefits” brought to the country by the German administration. The first issue of the German-language magazine (12 May 1917) underlines that the publication aimed to serve to the German officers and soldiers as a guide to the occupied territory. At the same time, it addresses the local German residents and the subjects of the allied powers, who would thus have the opportunity of telling to the readers the “German fatherland” about their own experience in a country which, they hoped, the “victorious campaign” would turn, once again, into a rich and fertile land. To the Romanians, the magazine would show the compassion with which the Germans (often called “barbarians”), carriers of a foreign culture, were treating them. Towards the end of the inaugural editorial, the text leans towards reconciliation and pacifism. The editors express their hope that, shaking off blind hate, humankind will once again acknowledge the responsibility of its lofty mission and will start, from the very ruins of the battlefield, the rebuilding of the new Europe. 12 Nevertheless, the effects of the publication among the Romanians remained insignificant. Even the Germanophile Alexandru Tzigara-Samurcaş, former prefect of Bucharest, classified RWB among the “peaceful activities of the occupying warriors” and thought it was “neatly printed”, “attractive due to its varied, albeit biased contents”. 13 The German press in Romania, active in the years of military occupation, only occasionally made the object of historical research. Very little indeed has been said about RWB. The research concerning German propaganda in the war years generated multiple interpretations. Radu Tudorancea appreciated the outstanding quality of the RWB illustrations and argued that the articles published in the German weekly tried to induce a feeling of calm and normality among the local population. Due to the standards of the published articles, it appears that the magazine targeted mainly the educated public, although the Romanian personalities of the time (such as Nicolae Iorga) denied its scientific qualities and recognised only its informative merits. 14 Lysa Mayerhofer identified four fundamental topics that had completely captured the interest of the press during the military occupation: • the Europeanisation of Romania; • the contrasts of its society; • the “frivolity” of Romanians; • the ethnic diversity of the population.

12. RWB, 1. Jahrgang, no. 1, Bukarest 12. May 1917. 13. Tzigara-Samurcaş, 1999, p. 202. 14. Tudorancea, 2016, p. 195. CAHIERS BALKANIQUES 90 La presse allophone dans les Balkans

The RWB magazine discussed intensely all these themes. However, Lysa Mayerhoer only discusses the general picture of the occupation press. The contents analysis, the overview, do not set the publication apart from the general editorial mechanism of the era. 15 This picture is provided, but also within a context, by the research carried out by Horst Fassel. He inventories mainly the cultural topics presented in the magazine: the personalities of the Romanian public life (politicians, artists, scientists); conferences and lectures held by German professors in occupied Bucharest; Romanian literary monuments; architecture and art exhibitions; activity in theatres, etc. 16 As a propaganda instrument, the magazine (RWB) actually pursued two distinct goals: the justification of military occupation by assuming a civilizing role; the popularisation of positive images about the allies (Bulgarians, Turks, Austro-Hungarians) in order to strengthen ties within the winning coalition. As a plain source of information, the magazine presented to the public the image of Romania under military occupation, its historical past, but also the major events taking place in everyday life. RWB took thus on a cultural function as well, as it documented and disseminated among the German soldiers in-depth knowledge about the Romanian scene.

The Germans and the civilizing mission Justifying the military occupation had become, in the war years, a genuine obsession for the Germans. Robert Nelson argued that the most striking difference between the allied newspapers and the German campaign press was always the focus on the rhetoric of justifying war and occupation. Unlike the French or the British, the Germans always viewed themselves as invaders. Their need to show they were fighting for a just cause became an obsession in frontline newspapers. 17 As far as the German army campaign on the Eastern front is concerned, fighting against the Slavs involved definite ideological grounds. Jurgen Angelow considered that the negative stereotypes that had accented in the past the anti-Slav racist trends continued to live until World War ii and contributed to the shaping of the German belligerents’ image of their opponents. As far as Romanian is concerned, however, the author states that the events of the Great War challenge this undifferentiated image. Apart from the press, the combatants, memoirs and letters

15. Mayerhofer, p. 323-344. 16. Fassel, p. 242-249. 17. Nelson, p. 8-9. THE GREAT WAR AND MILITARY OCCUPATION Claudiu-Lucian TOPOR 91 reveal both negative judgements and positive perceptions. 18 The local civilians of Eastern Europe were often viewed as helpless children in need of learning how to govern themselves (the German way, obviously) from fully trained adults. 19 The Germans’ civilizing mission gradually floods the magazine’s pages. The first issue (12 May 1917) presents a “before” image of Bucharest, 50 years previously [Bukarest vor 50 Jahre]. It is not by accident that this number is chosen, because the author aims, at all costs, to portray king Carol i himself as an “agent” of progress. The reader discovers the transition from an initial stage of a city with an Oriental appearance, with dusty, winding and narrow streets, with mud huts, to an European metropolis, famous in its elegance and good taste. 20 Underlining Romania’s backwardness compared to the civilization of Western Europe also served to legitimize from a moral point of view the military occupation. It made easier (and even justified!) the access to the country’s natural riches. 21 The Germans are presented as architects of reconstruction. They are mending whatever the Romanian soldiers and their allies, on the run, had destroyed in their retreat from the invaders’ offensive. One emblematic image (resulting from the episode of the visit made by the Emperor Wilhelm ii on the Romanian front) is that of the oilfields on the Prahova Valley. In late 1916, the refineries in Ploieşti had been damaged beyond recognition. In the extraction area, no pump seemed to have been left working. Destroyed equipment, oil tanks set on fire. This was all that the Romanian authorities had left behind them. It was therefore due to the Germans that the Romanian oil industry had miraculously returned to life. Production soon was resumed and an entire compound of administrative departments, infirmaries, prison camps, soldiers’ barracks and delousing facilities cropped up in Câmpina. “The merry song of work” could be heard everywhere. The drill was roaring in the deep, and the piston descended fast as an arrow into the well, until the engine pulled it back up, heaving, and the thick crude flowed into the pipe. 22 Nowhere (not even later on, in communist times) could one find a more grandiose portrayal!

18. Angelow, 2007, p. 135. 19. Paddock, 2014, p. 222-246, here p. 243. 20. RWB, 1. Jahrgang, no 1, 12 Mai 1917, p. 2-3. 21. Mayerhofer, p. 329. 22. RWB, 1. Jahrgang, no. 19-20, Bukarest 20 Oktober 1917, p. 21-25. CAHIERS BALKANIQUES 92 La presse allophone dans les Balkans

The image of Germany’s allies

The dissemination of positive images about the allies (the Bulgarian, Turkish and Austro-Hungarians comrades) in order to strengthen cohesion is a common note in coalition wars. Under military occupation, Romania became a country where soldiers with different education, religion and nationalities come together. Quite a lot of friction was present within the coalition of the Central Powers from the very first weeks of the Romanian campaign. The disagreements between the Germans and the Bulgarians and the minimization of Turkey’s military contribution were commonplace topics. The occupation press (and particularly RWB) attempted to defuse cultural disputes by publishing articles sending a tolerant and benevolent message. The Bulgarian allies are the object of the most ample stories. The magazine published articles about the industrialization of Bulgaria, about its spiritual life, about the Bulgarian soldiers, their war songs, about Bulgaria’s roses, its arts and poetry, even a portrait of the Tsar Ferdinand i and heroes of liberty (Hristo Botev). 23 Next come the Turks. The magazine writes extensively about the Turks’ participation in the Romanian campaign, introduces the readers to the “Turkish greeting”, discovers the Turkish press, the Turkish women and cuisine, and, above all, the personality of the Turkish people. The issue dedicated to Turkey boldly sets on its cover the portrait of the Sultan (Mehmed v), whom it portrays generously. Next comes an incursion in the biography of Enver Pasha, the minister of war (called by the publication “the of Islam” and “the Saviour of the Motherland”!), of Talaat Pasha, the Great Vizier, flanked in photographs by other personalities from the top ranks of the empire (Ahmed Nessimy Bey, the foreign minister, Dschavid Bey, the finance minister, Rifaat Bey, president of the Senate, Hadji Adil Bey, president of the Chamber etc.) and of Osman Nizamy Pasha, general-lieutenant, Turkey’s chargé d’affaires in the military administrationof Romania, himself presented as “one of the most worthy” leaders of new Turkey, an energetic and wise individual. 24 Finally, a portrayal of Austria-Hungary completed the picture. A delicate topic, with also touched Romanian sensitivities to the core. The German propaganda however cleverly makes its presence felt. The articles dedicated to Austria-Hungary pursue two distinct goals: one the one hand, the editors condemn Romania’s intervention into the war, which they see as a regrettable deviation from the “amiable” course of the relationship with the Double Monarchy, and on the other hand the reader discovers at every step the proof of the “harmonious” cooperation between the Germans and their

23. RWB, 1. Jahrgang, no. 13, Bukarest, 25 August 1917. 24. RWB, 1. Jahrgang, no. 17-18, Bukarest 22-23 September 1917. THE GREAT WAR AND MILITARY OCCUPATION Claudiu-Lucian TOPOR 93

Austro-Hungarian allies, who make every effort to put to good use Romania’s riches and to help its economic recovery. In the article titled „Historische und politische Beziehungen zwischen Rumänien und Ősterreich-Ungarn”/Historical and political relations between Romania and Austria-Hungary", the author (Heinrich Hisk) evokes the past attempts made by the Saxons, the Szekely and the Hungarians to colonize the space East of the Carpathians, and talks about the earliest proofs of the presence of Germans in Bucharest (late 17th century and early 18th century). The modern history of bilateral relations seems to show that Austria-Hungary had provided Romania with economic and political support, understood, however, as fundamental guarantees for an uninterrupted development. The guarantee of friendly relations, above and beyond treaties, was the friendship between the royal families. Emperor Franz Joseph’s visit to Sinaia (1896), followed by that of Archduke Franz Ferdinand (1909) together with princess Sofia, were discussed in context. Another article focused on the economic cooperation of the Central Powers in Romania. It is worth noting the manner in which these events were portrayed. In a defeated country, deserted by its administration and government, the population left behind faces famine and exile. However, the conqueror had not been handed the spoils of war, but instead the burden of hardship. But a country like Romania cannot turn into a desert. Out of the smoking ruins arose the country’s renewed will to live. The broken bridges were either repaired or replaced, the mines and the wrecks on the Danube were cleared, the rigs in the oilfields were made to work again, through the miracle of technology, the fields were ploughed and sowed anew. Since the start of the occupation, with a lofty feeling of responsibility, the Central Powers were guided by the intention of not using their rights as conquerors in order to enforce a vengeful rule. The fate of the disarmed people became a matter of survival, in the service of which the German and Austro-Hungarian officials placed all their capacity. The workforce, order and safety were back in their places, and the allies of the Danube Monarchy had their contribution. Immediately after the military administration was established, Austria-Hungary was assigned several missions. The Austro-Hungarian delegates to the military government of Romania had the task of unifying the institutions, forces and organizations of the Danubian Monarchy. Those who served them were (apart from commanding officers) public servants, engineers, doctors, managers, members of the consular missions of the Foreign Ministry, along with a whole host of counsellors in all economic matters. 25

25. RWB, 1. Jahrgang, no. 21, Bukarest, 17 November 1917, p. 4-8. CAHIERS BALKANIQUES 94 La presse allophone dans les Balkans

RWB / A source of information

When they run out of topics written in exclusively propagandistic tones, the texts published in the magazine switch to the informative register. RWB gets the Germans acquainted with the image of Romanians as a people; it describes in detail the settlements and homes, the traditional attire, the Romanian’s disposition and nature, the Romanian cuisine, it talks about personalities of politics and culture. The narrative trend highlights an interest for building a durable bond. The magazine fosters the perception of Romania as a rich country with a peaceful people; there was an aspiration to bridge, in the future, the gaps between the invading foreigners and the occupied country. The magazine shows great interest in describing traditional households, the village universe, the traditional clothing, the folk traditions and customs. 26 Other information relates to the local currency and the characteristics of the climate. 27 The general effort towards comprehension is remarkable. The war had facilitated an encounter between the German world and the Romanian specific traits that politics and cultural personalities had not managed before. It is hard to assess what readership and reach the magazine had in the era. Nevertheless, we can assume that the significant events of the war were the only one to arouse the genuine interest of the readers. Thinking about their families and about those left behind at home, the soldiers waited impatiently for news from the frontlines. After three years of war that had almost drained the nation’s morale resources, the Germans had become very sensitive to any rumours about an impending peace. The news concerning the Bucharest Peace Treaty would most likely have piqued the interest of the readers. But the magazine editors made insufficient efforts: the peace talks were reflected only frugally for the German audience, with few comments and mainly through photographs. The issue of 21 March 1918 published on its cover the portraits of the four heads of the Central Powers coalition delegation. Then came a few valuable photographs of the delegation members, including the Romanian plenipotentiaries. The actual contents of the talks were skilfully avoided. The magazine published an extensive article about prince Barbu Stirbey’s castle in Buftea, then skipped to another topic: German actors on the stage of the National Theatre in Bucharest. 28

26. RWB, 1. Jahrgang, no. 6, Bukarest, 14 Juni 1917 (Rumänischer Bauernhäusern), p. 13-14; no. 8, Bukarest, 7 Juli 1917 (Regen, Dürre,und Volksaberglaube in Rumänien), p. 14-16; no. 12, Bukarest, 4 August 1917 (Geburt und Tod bei Rumänen), p. 6-8. 27. RWB, 1. Jahrgang, no. 11, Bukarest 28 Juli 1917, p. 2-3. 28. RWB, 2. Jahrgang, no. 5, Bukarest, 21 März 1918, p. 7. THE GREAT WAR AND MILITARY OCCUPATION Claudiu-Lucian TOPOR 95

The topic of peace returned however to the spotlight once the treaty was signed. The 31 May 1918 edition had on its cover the redemptive photograph of the document signing, followed by a number of one-of-a-kind pictures showing the delegates arriving at Cotroceni. The absence of comments in the German-language publication is striking. 29 Things looked entirely different in the Romanian version, ”Săptămâna Ilustrată”: after granting ample space to the Brest-Litowsk 30 talks and even attempting a recollection of all the main peace talks in history, 31 the magazine focused on the signing of the Romanian peace. This time, the course of events was accounted and the main litigious points being discussed were listed. 32 The signing was celebrated in a special edition, in which the photographs had captions, the conclusion being that the peace was ending a war in which the people had been unjustly thrown. All eyes were looking to the future, where old friendships could be resumed. But the new Romania would be built on the ruins of inauspicious politics. 33 The signing of the Bucharest peace had provided the German press a new propaganda vision. The German soldier identified now his sacred mission: preserving the guarantees of the new political construction. But no less important is your duty today than it was before the war. You are the guardians of peace, the legacy of so many dead and crippled comrades-in-arms. It is for you, those who remain, to fight the economic battle for the prosperity of the fatherland. Do not let yourselves fooled by the image of peace. The gates of peace are not yet open. The battle for victory has been unleashed in the West, and this victory must bring our country a secure future, and to our people—the unhindered development of its strengths and abilities. You must remain strong and steeled in your minds, for every new day may send you to the Western frontlines as combatants, and therefore trust, bodily strength and maximum resolve shall be required from you. Bear in mind that over there, not far from Paris, blood is flowing. 34

29. RWB, 2. Jahrgang, no. 8, Bukarest, 31 Mai 1918. 30. ”Săptămâna ilustrată” year ii, nr. 27, Bucharest, 23 January 1918. 31. ”Săptămâna ilustrată” year ii, nr. 30, Bucharest, 22 February 1918. 32. ”Săptămâna ilustrată” year ii, nr. 33, Bucharest, 23 March 1918. 33. ”Săptămâna ilustrată” year ii, nr. 37, Bucharest, 12 June 1918. 34. ”Rumänische Feldpost. Soldatenzeitung für besetzte Rumänien”, 1. Jahr., no. 1, Bukarest, 1 Juli 1918. See Kamaraden (Call to comrades), p. 1. CAHIERS BALKANIQUES 96 La presse allophone dans les Balkans

Conclusion

RWB had a special place in the press landscape during the military occupation. The publication aimed to prepare the mindset of the time for the full integration of the Romanian space into the German projects concerning the reorganisation of South-East Europe. The mechanism of this “integration” had been designed in Berlin during the war years and would have worked only in the event that Germany won. As the Entente allies’ successes became increasingly evident, the magazine’s mission appears to be compromised. RWB stopped being published once Mackensen’s army retreated. What it left behind is significant. RWB had seriously shaken the conventional barriers of Romanian journalism, it had shattered everything that the national propaganda had built during the neutrality years. We are now certain that this publication, in a foreign language, systematically projected in the imagination its contemporaries, the future of a new Romania. What would things have been like, had Germany won the war? This virtual image obviously clashed with the Romanians’ expectations, or at least with the expectations of a considerable part of the population. The moral crisis had been dealt with in depth. The local population had to be helped to understand (with the help of the Romanian-language version) the difference between the past and the present. The country had changed for the better: its cities were becoming cleaner, the resources were distributed in a more equitable manner, roads and highways were being repaired, the peasants worked joyfully in the fields. From a country filled with natural riches, but with an impoverished population, Romania would change its image. Under German direction it would become prosperous and strong. The Europeanization “started” during the reign of king Carol i could thus be completed. As utopian as this construction appeared to some, as realistic it appeared to others (radicalist Germanophiles still in Bucharest), judging from the situation on the front. Soon, however, the frontline collapsed and the dream of change took on different hues. We may never know whether or not we shunned a fate that would have been more becoming for us. But this is what the end of the war decided. A matter of destiny.

Bibliography Books

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Romanian Military Archives, fonds “Marele Cartier General” (“General Headquarters”), file nr. 1195, leaves 13-14. See, ”Propaganda germană pe frontul român”. Document issued by the Intelligence Department, 1917.

Abstract: The German press in Romania during the Occupation, only occasionally found its way into historical research. About Rumänien in Wort und Bild, very little has been written. What is known is that, shortly after Bucharest was occupied, the German Headquarters worked to reorganise its propaganda. One of the military occupation newspapers was Rumänien im Wort und Bild, a weekly magazine used intensively as an information instrument. The first issue of the magazine (12 May 1917) stated that the publication aimed to serve the German officers and the soldiers of the allied armies as a would-be guide to the conquered territory. Meanwhile, it targeted the local German inhabitants and the subjects of the allied powers, who were offered the opportunity to recount to the “German fatherland” their experiences in a country that the “victorious campaign” hoped to make rich and fertile again. To the Romanians, the magazine would show how compassionate the Germans, the exponents of a foreign culture, had been in their dealings with the locals. This study analyses the main topics of the publication, attempting to place it in the Romanian context of the occupation press and of the frontline newspapers. Keywords: First World War, Occupation press, propaganda, Roumania, Rumänien im Wort und Bild Résumé : la presse allemande pendant l’Occupation en Roumanie a peu trouvé sa place dans la recherche historique, on a très peu écrit sur le Rumänien im Wort und Bild. Ce que l’on sait, c’est que peu après l’occupation de Bucarest, l’État‑major allemand travailla à réorganiser sa propagande. Le Rumänien im Wort und Bild, fut l’un de ces journaux d’Occupation, un hebdomadaire intensément utilisé comme journal d’information. Son 1er numéro, le 11 mai 1917, précise qu’il vise à servir de guide du pays conquis aux soldats allemands et à leurs alliés. Il vise en même temps la population locale allemande et ses alliés et veut leur offrir l’occasion de faire connaître à la « mère‑patrie » allemande leurs expériences d’un pays que la « campagne victorieuse » va rendre riche et fertile. Aux Roumains, l’hebdomadaire montrera à quel point les Allemands, exemples d’une culture étrangère, sont pleins de compassion dans leurs rapports avec les autochtones. Cette étude analyse les principaux thèmes de la publication, en les replaçant dans le contexte de la presse roumaine d’Occupation. Mots‑clefs : presse d’occupation, Première Guerre mondiale, propagande, Roumanie, Rumänien im Wort und Bild

Rezumat: Presa germană din România, în anii ocupației militare, s‑a infiltrat numai ocazional în cercetările istorice. Despre Rumänien in Wort und Bild istoricii au reținut foarte puțin. Se cunoaște că, la scurt timp după ocuparea Bucureștilor, Comandatura Germana s‑a preocupat de reorganizarea propagandei. În fostul local al cotidianului ”Adevărul” se tipăreau ziarele regimului de ocupație militară. Printre acestea, Rumänien im Wort und Bild, o revistă săptămânală, folosită intens ca instrument de informare. Primul număr al publicației (12 mai 1917) arată că revista își propunea să servească ofițerilor germani și soldaților din armatele aliate asemeni unui ghid în teritoriul cucerit. În același timp, ea se adresa germanilor autohtoni și supușilor puterilor aliate, care aveau ocazia de a‑și povesti în ”patria germană” experiența proprie trăită într‑ o țară pe care ”campania victorioasă” sperau că o va face din nou bogată și roditoare. Românilor revista le‑ar fi arătat cu câtă compasiune au fost tratați de germanii, purtători ai unei culturi străine. Acest studiu analizează subiectele și tematica publicației, încearcă să o integreze în tabloul românesc al presei de ocupație și al ziarelor de front. Anahtar kelimeler: Romanya, işgal basını, Biwrinci Dünya Savaşı, Rumänien im Wort ve Bild, propaganda

Λέξεις‑κλειδιά: Ρουμανία, Τύπος Κατοχής, Πρώτος Παγκόσμιος Πόλεμος, Rumänien im Wort und Bild, προπαγάνδα

Клучни зборови: Романија, Окупаторски печат, Прва светска војна, Rumänien im Wort und Bild, пропаганда Des coulisses du Quai d’Orsay à l’espace médiatique balkanique : la presse francophone en Europe du Sud-Est au lendemain de la Première Guerre mondiale From behind the scenes at the Quai d’Orsay, to Balkan media space: French‑speaking Press in Southeastern Europe at the aftermath of the First World War Από τα παρασκήνια του Γαλλικού Υπουργείου εξωτερικών στον βαλκανικό μιντιακό χώρο : ο γαλλόφωνος Τύπος στη νοτιοανατολική Ευρώπη την επαύριο του Πρώτου Παγκόσμιου πολέμου

Nicolas Pitsos CREE-Inalco

Tout au long de la question d’Orient, les grandes puissances européennes se sont opposées entre elles pour obtenir des zones d’influence politique, économique, culturelle dans l’Europe du Sud-Est. Ces antagonismes ont connu une véritable systématisation, allant désormais de pair avec des opérations de propagande menée de manière plus ou moins institutionnalisée, pendant la Grande Guerre. En France, c’est dans ce cadre de la politique extérieure de la Troisième République et de son volet culturel que la Maison de la presse vit le jour en 1916 dans un but de propagande et d’information, alors qu’en 1920, le Service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE) était également créé au sein du Quai d’Orsay, permettant ainsi à la France de se doter d’une puissante « machine diplomatique culturelle ». Si l’instrumentalisation d’un réseau d’établissements scolaires, aussi bien laïcs que confessionnels, dans les Balkans et la Méditerranée orientale, a été déjà largement CAHIERS BALKANIQUES 102 La presse allophone dans les Balkans

étudiée 1, la présence d’une presse publiée en français dans cette région, avec des velléités de diplomatie culturelle, n’a pas encore été suffisamment abordée. Grâce à la consultation d’archives du ministère des Affaires étrangères, j’ai souhaité explorer les liens tissés entre institutions diplomatiques et journalistiques, ainsi que les perceptions que les représentants du Quai d’Orsay se sont faites du rôle de la presse francophone publiée dans l’Europe du Sud-Est, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Je voudrais inscrire d’emblée mon étude dans une historiographie qui relie politique culturelle, représentations-images d’un pays et relations internationales. Un postulat théorique majeur sur lequel reposent ma réflexion et mon analyse est que les manifestations culturelles constituent un enjeu fondamental dans toute relation interétatique 2. Dans cette perspective, je considère comme particulièrement pertinente la distinction que le politologue américain, Joseph Nye, propose entre “hard power” d’un côté, s’appuyant sur la force des armes et de l’économie, et “soft power” d’un autre côté, avec la culture comme pilier et levier principal 3. Il y a évidemment de nombreux degrés dans cette affirmation de la puissance, depuis l’impérialisme culturel jusqu’à la construction d’une simple « influence », c’est- à-dire, la capacité pour un État d’infléchir la volonté des autres, de glorifier son image au-delà de ses frontières par sa présence culturelle 4, perçue comme un instrument, comme la « quatrième dimension » de la diplomatie 5. Cette voie est utilisée assez tôt par la France, notamment après sa défaite en 1870, et cela afin de compenser l’affaiblissement de son prestige militaire. Le rapport déposé en 1920 à la Chambre par les députés chargés du budget du ministère des Affaires étrangères, au sujet de la création d’un service des Œuvres françaises à l’étranger est une démonstration éloquente de l’investissement et de l’engagement de la diplomatie française dans une telle orientation : Nos universités [affirment-ils] et nos écoles à l’étranger sont de véritables foyers de propagande en faveur de la France ; elles constituent une arme aux mains de nos pouvoirs publics. C’est pourquoi le ministère des Affaires étrangères et ses agents de

1. Je pense par exemple aux travaux de Jacques Thobie sur ce sujet. Voir hobieT , 1993. 2. Voir Dulphy, Frank & Matard-Bonucci (dir.), 2010. 3. Pour une présentation panoramique de la notion et des mécanismes de la diplomatie culturelle, voir Nye, 2004 et Waller, 2009, p. 74-75. 4. Voir Topić & Rodin (eds), 2012, Gillabert, 2013 et le concept de “place branding” dans Holsti, 1970, p. 233-309. 5. Voir Coombs, 1964. DES COULISSES DU QUAI D’ORSAY À L’ESPACE MÉDIATIQUE BALKANIQUE Nicolas PITSOS 103

l’extérieur doivent diriger et contrôler les initiatives, inspirer et favoriser à tout prix la pénétration intellectuelle française avec la conviction qu’elle est une des formes les plus sûrement efficaces de notre action à l’étranger […] l’un des moyens les plus riches en ressources et les moins discutables de notre politique extérieure […] 6.

Présence de la presse francophone dans les Balkans au lendemain de la Première Guerre mondiale Les dispositifs culturels étant vus comme fondamentaux pour la diplomatie française, quelle était leur place, celle de la presse publiée en français dans l’espace des Balkans au lendemain de la Première Guerre mondiale ? À cette époque, plusieurs journaux et périodiques paraissant déjà en français étaient diffusés dans cette région. À Constantinople/Istanbul, en 1909, sept titres rédigés en entier ou en partie en français participaient à la composition d’une mosaïque journalistique, éditée dans une pléthore de langues autres que celle « officielle », le turc ottoman ou osmanli 7. Le quotidien Le Stamboul, fondé en 1868, était le plus ancien. D’après Ernest Giraud, mis à part « les journaux en langues indigènes 8 », il avait le plus grand tirage au début du xxe siècle et il s’intéressait spécialement à tout ce qui concernait la France. À ses côtés La Revue commerciale du Levant, dirigée par ce même Ernest Giraud, président de la Chambre de commerce français à Istanbul, était une publication mensuelle qui disposait d’un réseau dense de 127 correspondants répartis dans tous les Balkans et la Méditerranée orientale. Deux autres périodiques le Journal de la Chambre de Commerce (ottomane) de Constantinople et la Revue médico‑pharmaceutique, organe de la Société de Médecine, étaient totalement rédigés en français. En dehors de ces revues, trois quotidiens étaient partiellement publiés en français : The Levant Herald and Eastern Express, fondé en 1856, le Moniteur Oriental (The Oriental Advertiser) et La Turquie (La Turchia) qui comprenait deux pages en français, une en italien, la quatrième étant réservée aux annonces.

6. AMAE, service des œuvres françaises à l’étranger, 417QO, extrait du rapport à la Chambre des députés du Budget du Ministère des AE, exercice 1920 qui relate la création de ce service, no 802, p. 49. 7. Voir Giraud, 1909, p. 92. 8. Ce terme serait destiné aux langues dominantes au sein des millets, des communautés religieuses officiellement reconnues par le sultan. CAHIERS BALKANIQUES 104 La presse allophone dans les Balkans

Ailleurs dans les Balkans, on trouvait Le Journal de Salonique ou L’Indépendant dans ce port annexé à l’État grec après 1913 et où le français servit de lingua franca pour la communication, à des degrés d’aisance différents, parmi les membres des communautés linguistiques diverses. Dans la capitale grecque, on pouvait lire Le Messager d’Athènes, à Sofia,L’Écho de Bulgarie, tandis que le long de la Calea Victoriei, les bureaux de L’Indépendance roumaine hébergeaient également les premières projections cinématographiques dans la ville de Bucarest, surnommée le Paris de l’Orient.

La presse francophone au service de la diplomatie culturelle ou de la propagande

Pendant la Première Guerre mondiale, les journaux publiés en français jouent un rôle central dans la guerre des propagandes qui se déroule surtout dans les pays des Balkans restés neutres entre 1916 et 1917. Dans l’un de ses télégrammes envoyés au Quai d’Orsay, Roger Clausse transmet à ses supérieurs les doléances de citoyens grecs francophiles qui se plaignent de ne pas se sentir suffisamment soutenus et encouragés en face de l’organisation allemande. C’est pourquoi il propose la mise en place à la légation d’un service censé centraliser toutes les branches de la propagande, commerciale, littéraire, intellectuelle, artistique et dans la presse. Selon lui, ce service pourrait s’articuler autour de l’École française, de l’agence Radio et du journal français Le Progrès 9. Au nord du Danube, Diechter, correspondant à Paris de l’Epoca, signale en février 1916 comme journaux francophiles à côté du sien, « Adevarul, antidynastique, Universul, Actiunea, Ilustratiunea Romana, Viitorul, Nationalul, mais aussi les deux titres publiés en français, L’Indépendance Roumaine 10, et la Roumanie, l’organe de Take Ionesco 11 ». Conscients du rôle de la propagande dans le déroulement et le dénouement de la Première Guerre mondiale, on discute dans les bureaux du Quai d’Orsay, au

9. AMAE, Actions de propagande, dossiers géographiques, 229/QO/11, télégramme par Clausse au MAE, Athènes, le 13 août 1917, no 255. Roger Clausse était conseiller d’ambassade et l’adjoint de Jonnart en Grèce. 10. Ce journal a été fondé en 1877 par Frédéric Damé et Émile Galli. En 1896, sa rédaction héberge les premières projections cinématographiques des films des Frères Lumière à Bucarest. Après la Première Guerre mondiale, L'Indépendance Roumaine sera dirigée par le diplomate roumain Richard Franasovici. 11. AMAE, Actions de propagande, dossiers géographiques, 229/QO/12, « Note sur la propagande en Roumanie », Paris, 14 février 1916, p. 21. DES COULISSES DU QUAI D’ORSAY À L’ESPACE MÉDIATIQUE BALKANIQUE Nicolas PITSOS 105 lendemain de l’armistice, du projet de créer un organe général des intérêts français dans les Balkans. Dans une telle perspective, les diplomates de la Troisième République tranchent en faveur des personnes qui dirigent L’Indépendant 12 et « qui ont fait leurs preuves avant et pendant la guerre 13 ». Ces journalistes leur semblent « tout désignés pour porter sur un terrain plus vaste et élargir dans ses moyens et dans son action la propagande française, avec le concours matériel et moral du gouvernement […] 14 ». Afin d’appuyer davantage ce choix, le consul français à Salonique, Michel Graillet, informe Stephen Pichon, le ministre des Affaires étrangères, qu’un professeur au Lycée français et rédacteur au journal l’Indépendant, vient de publier trois brochures contenant une étude relative à l’œuvre civilisatrice de l’Armée française en Macédoine 15. Un an plus tard, le même consul en envoie un exemplaire, dont la première page est en partie dédiée à un article intitulé « La France au travail », subventionné par la légation et lu dans toute la péninsule 16. En mars 1919, le capitaine Rupied signale dans son rapport à la suite de son voyage en Roumanie que le général Berthelot, chef de la mission française dans ce pays 17, demande que l’on y expédie des journaux et des périodiques français. Cependant, ce qui est encore plus important du point de vue de la diplomatie culturelle, selon cet officier, c’est que certains des journaux roumains considérés comme déjà acquis aux intérêts français, tels en particulier l’Adevarul « qui fonde en ce moment un journal rédigé en français, L’Entente et vient d’envoyer à Paris une correspondante, Madame Aurechia » 18 soient soutenus davantage et en priorité. C’est dans cet esprit que Saint Aulaire, ambassadeur français à Bucarest, relate au ministère des Affaires étrangères la visite du professeur en physiologie, Ioan Athanasiu. Le recteur de l’université de Bucarest, qui avait déjà créé en 1911 une revue en français, Les Annales de biologie, se rendit chez lui, pour l’informer de

12. Publié de 1909 à 1941, ses bureaux se trouvaient dans le bâtiment qui héberge de nos jours le musée hébraïque de la ville, un des rares bâtiments à ne pas avoir été détruit par l’incendie ravageur du mois d’août 1917. Sur cet événement, voir Pitsos in Bled & Deschodt (dir.), 2018, p. 305-315. 13. AMAE, Grèce, 93CPCOM/94, Graillet, consul à Salonique à Pichon, Salonique, le 23 décembre 1918, no 95. 14. Ibid. 15. Ibid. 16. Ibid., Salonique, 29 décembre 1919, no 126. 17. AMAE, Roumanie, 110CPCOM/68, extrait du rapport du capitaine Rupied sur son voyage en Roumanie du 4 au 12 mars 1919. 18. Ibid. CAHIERS BALKANIQUES 106 La presse allophone dans les Balkans

son intention de fonder à Jassy (Iasi) cette fois-ci une revue littéraire et scientifique à tendances françaises 19. Pourtant, ces éditions quotidiennes ou périodiques en français ne sont pas uniquement perçues comme des vecteurs de rayonnement culturel. Elles servent aussi de tribune pour réfuter dans l’espace médiatique des nouvelles susceptibles de nuire à l’image de la politique extérieure française. Ainsi, en août 1919, le délégué du ministère des Affaires étrangères avertit Stephen Pichon, que : […] depuis quelques jours le Te mps a donné sur les Balkans une telle série d’informations n’ayant aucun fondement quelconque que l’Écho de Bulgarie a cru devoir, non pas les démentir, ce qui était inutile, mais calmer l’inquiétude de l’opinion en lui représentant que la campagne de presse contre la Bulgarie n’a pas l’influence qu’on lui attribue à Sofia 20. En juin 1920, Robert de Billy, légat de la République française à Athènes, écrit à Alexandre Millerand que les huit mille francs de la traite mensuelle correspondent à : […] environ 5400 drachmes dont 4000 sont consacrés à la subvention du Progrès d’Athènes. [… P]our l’Indépendant, c’est le consul français [Michel] Graillet qui verse lui-même ces fonds à ce journal […], enfin, il essaye de convaincre son ministre, des avantages à être autorisé à donner une subvention de 500 drachmes À Sofia, Henri Cambon soutient auprès d’Aristide Briand la cause de M. Beyazov, professeur de français au lycée de Varna, qui dirige depuis de longues années, La Jeunesse bulgare, une petite revue française avec certains articles bilingues. Jusqu’ici affirme-t-il : […] l’intéressé est parvenu à couvrir ses frais. Aujourd’hui, étant donné l’augmentation constante de toutes les matières, il se trouve devant un déficit et il a fait appel à moi pour l’aider. Cette revue qui a pour but de diffuser la langue française est tirée à près de mille exemplaires et paraît environ huit fois par an. Elle ne joue peut- être pas un très grand rôle dans notre propagande en Bulgarie, mais

19. AMAE, Actions de propagande, dossiers géographiques, 229/QO/12, Saint Aulaire à MAE, no 4, Jassy, le 8 janvier 1918, no 4. 20. AMAE, Bulgarie, 83CPCOM/63, le délégué du ministère des Affaires étrangères en Bulgarie à Pichon, Sofia, le 26 août 1919, on 106. DES COULISSES DU QUAI D’ORSAY À L’ESPACE MÉDIATIQUE BALKANIQUE Nicolas PITSOS 107

l’effort qu’elle représente en notre faveur chez les petits bourgeois et les petits commerçants est très méritoire. En outre, son directeur fondateur, Beyazov, est francophile dans l’âme ; pendant la guerre il a été emprisonné pour avoir eu le courage d’exprimer ses sympathies françaises et aujourd’hui, la plupart de ses supérieurs, élèves des pédagogues allemands, ne manquent pas une occasion de lui faire sentir durement leur francophobie. Il serait désastreux pour Beyazov de voir tomber sa petite revue française […] faute de quelques francs et, par ricochet, il serait regrettable pour nous de voir disparaître en Bulgarie la seule revue française qui, s’inspirant de nous, ne nous avait jamais rien demandé […] 21.

À la recherche de subventions pour son périodique, l’Alliance médicale franco-hellénique s’adresse en juillet 1919, à Anthony Klobukowski, descendant d’un réfugié polonais, diplomate, gouverneur de l’Indochine de 1908 à 1911, et commissaire général à la propagande et à l’information. Afin de le convaincre du bienfondé de leurs sollicitations, ces rédacteurs lui rappellent que leur journal, la Revue des sciences médicales et biologiques, fondée en 1913, est « un véritable relais de propagande française, envoyé gratuitement à 5100 médecins et savants de Grèce et de pays de langue française en Orient 22 ». Par conséquent, concluent-ils, s’il partageait leur sentiment sur la nécessité de « reprendre le plus tôt possible en Grèce et en Orient, la dissémination des idées françaises et la lutte contre l’influence allemande 23 », il faudrait les appuyer dans leur revendication. Sur la même longueur d’onde, Henry Cambon télégraphie de Sofia en octobre 1919 que le ministère des Affaires étrangères doit soutenir la revue France‑Bulgarie. Fondée en mai 1914, elle a été tirée au début à 6000 exemplaires. En revanche, après la guerre le tirage a baissé et n’est plus que de 1250 exemplaires et l’ambassadeur de la République française en Bulgarie souligne : Cette revue est destinée à disparaître rapidement faute de fonds si on ne lui vient pas en aide. Comme elle contient des renseignements intéressants pour le commerce français, je crois que le département

21. AMAE, service des œuvres françaises à l’étranger, 417QO/11, Henri Cambon, ministre en Bulgarie à Briand. 22. AMAE, Actions de propagande, dossiers géographiques, 229/QO/11, l’Alliance franco-hellénique à Klobukowski, Paris, le 13 juillet 1919. 23. Ibid. CAHIERS BALKANIQUES 108 La presse allophone dans les Balkans

pourrait accorder une subvention à M. Solal afin de lui permettre de continuer sa publication […] 24.

Néanmoins, toutes les sollicitations de soutien financier adressées aux institutions diplomatiques par des représentants de journaux ou périodiques n’étaient pas forcément exaucées. Au sujet de la subvention par exemple demandée par M. et Mme Antoniadès pour leur revue, intitulée Foyer social, le ministre de France en Grèce 25 écrivit à Édouard Herriot que « l’intérêt de cette revue était limité ». De surcroît, « les fêtes organisées en vue de réunir de fonds financiers, semblaient avoir généré un bénéfice appréciable, susceptible de couvrir les dépenses de la revue 26 », affirme-t-il. Par ailleurs, l’ambassadeur ne paraissait pas convaincu des compétences des instigateurs d’une telle initiative. À la suite du programme éditorial que lui avait exposé Mme Antoniadès qui consistait à faire connaître « la France, ses idées, ses mœurs, ses usages sociaux, donner aux jeunes Hellènes des deux sexes une éducation conforme à nos principes et à nos habitudes, les préparer à la vie de famille et les initier aux formes de la bonne société 27 », il n’avait qu’une critique majeure. D’après lui, « sa réalisation demanderait une autorité et une situation personnelle qui dépassent assurément les facultés de ceux qui le présentent 28 ». Par ailleurs, toute publication en français n’était pas automatiquement appréciée des diplomates de la Troisième République. Ainsi, le quartier général de l’État-major de l’armée française d’Orient à Belgrade signale au ministère des Affaires étrangères une : […] campagne déplorable menée par un journal publié à Belgrade en français et intitulé Les libres Balkans. Cette feuille se fait l’organe des revendications démesurées des Serbes sur tout le littoral de l’Adriatique, y compris Trieste, ce qui est déjà mauvais, mais de plus 29 [lit-on dans cette correspondance], elle exprime

24. AMAE, 83CPCOM/63, télégramme d’Henry au ministère des Affaires étrangères, Sofia, le 20 octobre 1919. 25. AMAE, service des œuvres françaises à l’étranger, 417QO/21, de Margilly ministre en Grèce à Herriot, le 4 août 1924, no 177. 26. Ibid 27. Ibid. 28. Ibid. 29. AMAE, Actions de propagande, dossiers géographiques, 229/QO/9, lettre de Roger Brousselle au commissaire général, Paris, 8 mars 1919. DES COULISSES DU QUAI D’ORSAY À L’ESPACE MÉDIATIQUE BALKANIQUE Nicolas PITSOS 109

ses idées « en des termes excessivement blessants pour nos alliés italiens […] » 30.

À propos de la direction du britannique Balkan Herald par un certain Deliyanis, l’ambassadeur français à Athènes émet ses préoccupations les plus sérieuses. Madame Schotton qui avait fondé ce quotidien, politique, commercial et financier en avril 1918 ne pouvait officiellement en être le rédacteur en chef puisque la loi grecque ne permettait pas à cette époque à une femme de diriger une entreprise quelconque. Cependant, d’après des informations qu’il aurait recueillies par le service des renseignements, « Deliyanis est le même qui créa récemment un journal éphémère intitulé France, rédigé en français et en anglais. Cet individu n’inspirerait aucune confiance […] 31 ». Enfin, il y avait aussi des projets de publications en langue française dans les Balkans, qui n’avaient jamais vu le jour, ainsi l’intention du groupe Chrissoveloni 32 de fonder un journal en français en 1923 qui n’aurait jamais abouti 33. En guise de conclusion, je pense qu’on pourrait établir une première typologie des relations entretenues entre coulisses diplomatiques et bureaux journalistiques, dans le cadre de publications faites dans la langue des instances diplomatiques en question, mais émergeant dans une société dont elle n’est pas la langue officielle. Concernant le contexte géopolitique et géolinguistique délimité dans cet article, il s’agit de la presse en français, éditée dans les Balkans pendant les années qui précèdent ou suivent la Grande Guerre. En premier lieu, ce phénomène s’inscrit dans une stratégie de diplomatie culturelle, ayant comme objectif majeur la diffusion et promotion de la langue française. En second lieu, cette presse, comme presse allophone dans les pays de l’Europe du Sud-Est, a pour but d’agir comme relais d’une diplomatie économique en faisant connaître des activités commerciales ou artisanales menées soit pas des ressortissants de l’Hexagone, soit par des francophiles sur place dans les Balkans. Enfin, cette presse qui n’est pasde facto perçue comme méritant des subventions institutionnelles peut également susciter des difficultés diplomatiques. C’est pourquoi elle est étroitement surveillée par les

30. Ibid. 31. AMAE, 93CPCOM/94, Billy ministre en Grèce à Pichon, Athènes 7 avril 1918, no 227. 32. Originaire de Chios, la famille Chrissoveloni s’installa en Roumanie au milieu du xixe siècle et fut à l’origine de la création d’un des groupes bancaires roumains les plus puissants jusque dans l’entre-deux-guerres. 33. AMAE, 194CPCOM/1, Bucarest, le 24 février 1923, le ministre de France en Roumanie au MAE. CAHIERS BALKANIQUES 110 La presse allophone dans les Balkans

ambassades locales afin de relever dans ses articles d’éventuels décalages avec les discours officiels de la République et de réagir en conséquence.

Bibliographie

Monographies

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Article

Holsti Kalevi Jaako, 1970, “National Role conception in the study of Foreign Policy”, International Studies Quarterly, vol. 14, no 3, p. 233-309. DES COULISSES DU QUAI D’ORSAY À L’ESPACE MÉDIATIQUE BALKANIQUE Nicolas PITSOS 111

Résumé : la question d’Orient dans sa dimension balkanique impliqua de manières diverses et variées les grandes puissances tout au long du xixe siècle. Dans leur concurrence afin de promouvoir leurs propres intérêts économiques et politiques, la suprématie culturelle représenta une expression parallèle et un enjeu supplémentaire de ces antagonismes. En ce qui concerne la politique française, les gouvernements de la Troisième République ont favorisé la fondation d’établissements scolaires, dirigés par des institutions laïques ou des congrégations religieuses, ainsi que l’organisation de missions scientifiques et humanitaires. La création de journaux et périodiques en français constitua un aspect complémentaire de cette politique. À travers l’exploration des archives du Quai d’Orsay et de la correspondance consulaire, cet article vise à étudier les acteurs et les initiatives de cette diplomatie culturelle au lendemain de la Première Guerre mondiale. Mots-clefs : Balkans, diplomatie culturelle, presse francophone, question d’Orient

Abstract: The Eastern Question in its Balkan dimension, involved in various manners the Great Powers throughout the 19th century. Competing each other in order to promote their own political and economic interests, cultural influence represented a parallel expression and stake of these antagonisms. As far as the French policy was concerned, Third Republic’s governments, sustained the establishment of schools run by secular institutions or religious congregations and the organisation of French scientific and humanitarian missions. Through the exploration of Quai d’Orsay’s diplomatic archives and consular correspondence, this paper aims at studying which were the initiatives and institutions at the aftermath of the Great War, that made part of this network, serving as an ambassador of cultural diplomacy. Keywords: Balkans, cultural diplomacy, Eastern Question, French‑speaking Press

Περίληψη : Το Ανατολικό Ζήτημα κινητοποίησε με ποικίλους τρόπους τις Μεγάλες Δυνάμεις καθόλη τη διάρκεια του 19ου αιώνα. Σε αντιπαλότητα μεταξύ τους προκειμένου να προωθήσουν τα πολιτικά και οικονομικά τους συμφέροντα, η πολιτιστική ηγεμονία αποτέλεσε παράλληλη έκφανση και βασικό διακύβευμα αυτών των ανταγωνισμών. Σε ό,τι αφορά στη γαλλική πολιτική, οι κυβερνήσεις της Τρίτης Δημοκρατίας, στήριξαν την ίδρυση εκπαιδευτικών ιδρυμάτων τόσο από κοσμικούς όσο και από εκκλησιαστικούς φορείς, καθώς και την οργάνωση επιστημονικών και ανθρωπιστικών αποστολών. Η έκδοση εφημερίδων και περιοδικών στα γαλλικά στη βαλκανική χερσόνησο, αποτέλεσε μια περαιτέρω έκφραση αυτής της πολιτικής. Χάρη στα διπλωματικά αρχεία και την προξενική αλληλογραφία, αυτό το άρθρο επιθυμεί να μελετήσει τους πρωταγωνιστές και τις πρωτοβουλίες μιας τέτοιας πολιτιστικής διπλωματίας την επαύριο του Πρώτου Παγκόσμιου πολέμου. Λέξεις‑κλειδιά: Ανατολικό Ζήτημα, Βαλκάνια, γαλλόφωνος, Τύπος πολιτιστική διπλωματία

Anahtar kelimeler: Balkanlar, kültürel diplomasi, Fransızca konuşan basın, Doğu sorusu

Клучни зборови: Балкан, културна дипломатија, француско говорно подрачје, Источно прашање La presse franco-roumaine et les reflets d’un pays balkanique The Romanian French press and the reflections of a Balkan country Presa franceză românească și reflecțiile unei țări balcanice

Oana Soare Institut d’Histoire et de Théorie littéraire G. Calinescu de l’Académie roumaine, Bucarest

Notre recherche porte sur quelques revues roumaines publiées entre 1850 et 1918 à Paris et à Bruxelles ou en français, à Bucarest. Plus ou moins éphémères, ces publications sont d’une extrême importance pour la naissance d’un projet politique dont la Roumanie avait besoin au moment où, pour se constituer en tant qu’État, elle empruntait le modèle français, principal ressort de sa modernité. Ce type de construction identitaire qui consiste à imiter le modèle français est une spécificité des pays roumains qui se distinguent des autres pays du Sud-Est européen par l’intensité et l’empathie de ce rapport. De l’avis d’Eugen Lovinescu (1881-1943), un des historiens les plus représentatifs de la littérature moderne, auteur d’une monumentale Histoire de la civilisation roumaine moderne (1924-1925), la modernité roumaine serait à la fois un implant sociopolitique et un bovarysme identitaire 1. La France ne serait pas perçue uniquement comme un simple modèle formateur ou un guide de civilisation, mais aussi comme une

1. Dans l’ouvrage dont il est question ici, l’auteur salue la révolution qui a donné à la Roumanie le français comme paradigme de sa modernisation, seul modèle à même d’assurer le développement d’un petit pays. La question du bovarysme, qui n’est pas sans rapport avec le tempérament de l’auteur, est justement en corrélation avec ce modèle. CAHIERS BALKANIQUES 114 La presse allophone dans les Balkans

sorte de patrie idéale et fictive 2, ce qui confère à notre étude une signification particulière. Ces publications sont importantes pour quelques raisons essentielles. D’un côté, il s’agit des premières ébauches d’une identité nationale, apparues à un moment capital qui va de la révolution de 1848 aux guerres balkaniques et à la Première Guerre mondiale. La présentation du cas roumain a également, sans aucun doute, un enjeu identitaire clairement énoncé : il s’agit en premier lieu de mettre en évidence le lien francophile déjà évoqué, et la façon dont on en a fait un instrument diplomatique. Destinés à toucher un public autant autochtone qu’étranger (certaines publications sortaient simultanément à Bucarest et à Paris ou circulaient dans l’espace français en raison de l’utilisation de cette langue) ces journaux et ces revues avaient aussi vocation à devenir une carte d’identité des pays roumains. Récemment affranchies de la tutelle de l’Empire ottoman, les Principautés roumaines étaient sinon absolument inconnues au niveau européen, du moins victimes du regard parfois superficiel des voyageurs qui les avaient visitées au xviiie siècle. C’est donc l’occasion de mener une étude des mentalités et des images qui opposent l’Occident à l’esprit des Balkans. Dans le « siècle des nations » et sous le souffle des idées romantiques, ce rapport à l’image semble se modifier. Ce qui paraissait « barbare » et primitif au voyageur duxviii e siècle devient maintenant « exotique », porteur d’une spécificité. C’est ce qui explique l’importance des différents éléments folkloriques ou d’anthropologie culturelle dans l’effort fait pour définir le profil identitaire des pays de l’Est de l’Europe. Par ailleurs, ces publications sont très significatives pour identifier les filières qui permirent au modèle français d’infiltrer la culture roumaine. Vu leur place symbolique et compte tenu de la personnalité de ceux qui en ont été les animateurs, notre exposé fera état aussi, exceptionnellement, de quelques revues du xixe siècle, celui qui a dessiné une carte mentale avec la France au centre.

Les révolutionnaires roumains de 1848 à Paris

Parmi les très nombreuses publications parisiennes en langue roumaine, seules nous occupent ici celles des révolutionnaires de 1848 qui se sont retrouvés en France après la défaite de leur mouvement. Leurs raisons pour choisir Paris comme cœur de l’exil ne sont pas uniquement diplomatiques. S’y ajoutent des

2. De ce point de vue, il convient de rappeler la thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne et publiée la même année par un historien de la littérature roumaine plus ancien, Pompiliu Eliade (1869-1914) : De l'influence française sur l'esprit public en Roumanie. Les origines. Étude sur l'état de la société roumaine à l'époque des règnes phanariotes (Ernest Leroux, 1898). LA PRESSE FRANCO‑ROUMAINE ET LES REFLETS D’UN PAYS BALKANIQUE Oana SOARE 115 parentés identitaires et idéologiques fortes. Beaucoup d’entre eux avaient étudié à Paris, avaient suivi les cours de Michelet et fréquenté Edgar Quinet, de cette époque date un très intéressant projet politique et identitaire d’importation. Les futurs révolutionnaires de 1848 rêvaient d’une petite France sud-est européenne, et certains (Ion C. Brătianu 3) feront même état à Napoléon iii du projet d’une « colonie » française dans cet espace. La révolution des pays roumains avait pour modèle la Révolution française de 1789 et, comme nous l’avons déjà indiqué, celle de 1848 qui est à l’origine de la modernité roumaine se fait à l’instar de celle de la France. En marge de leurs revues et fascicules en français, les révolutionnaires roumains établis à Paris éditent aussi quelques publications en roumain : România viitoare [La Roumanie future], 1850, Junimea română [La Jeunesse roumaine], 1851, Albumul pelerinilor români [L’Album des pèlerins roumains], 1851 ; Buciumul [Le Bucium], 1857 ; Republica rumână [La République roumaine], 1851 à Paris et 1853 à Bruxelles. Dans ces revues, ils continuent leurs plaidoyers politiques et sociaux. Celle qui retient tout particulièrement l’attention est România viitoare dont le numéro unique de novembre 1850 est publié par Nicolae Bălcescu 4 à la tête d’un comité de rédaction dont font partie quelques figures de proue de la révolution roumaine, comme Dimitrie Brătianu, Ștefan Golescu, Gheorghe Magheru et Constantin A. Rosetti. Avec pour devise : « Justice, fraternité, unité », la revue met en exergue une proclamation au peuple roumain, sous la plume de Bălcescu qui signe également une étude intitulée Mersul revoluției în istoria românilor [Le cheminement de la révolution dans l’histoire des Roumains]. Une autre revue importante, acquise, elle aussi, à l’idée nationale est Junimea română, publiée par la société des étudiants roumains de Paris, et dont les deux numéros datent de mai-juin 1851. L’éditorial du premier numéro évoque l’idée « d’une littérature nationale, d’une industrie nationale et d’un art national ». La France ayant été jusqu’en 1944 le modèle culturel de la Roumanie, les revues en français de Roumanie sont plus nombreuses et s’adressent à un public intellectuel roumain éminemment francophone. Chapeautées par des groupes de presse, elles ont souvent à leur tête des publicistes français, célèbres à l’époque,

3. Ion C. Brătianu (1821-1891) est l’une des personnalités les plus impliquées dans le mouvement libéral roumain. Il a participé à la révolution de 1848 et a pris une part active à la fondation de la Roumanie moderne. Il a été Premier ministre des Principautés roumaines de 1876 à 1881 et Premier ministre de la Roumanie de 1881 à 1888. 4. Nicolae Bălcescu (1819-1852), mort à trente-trois ans en exil à Palerme, a été une des figures tragiques de la Révolution roumaine de 1848. CAHIERS BALKANIQUES 116 La presse allophone dans les Balkans

tels Ulysse de Marsillac (1821-1877) et Frédéric Damé (1849-1907) 5. Toutes ces publications rédigées en français reflètent, dans leurs différentes rubriques, les réalités françaises, à commencer par la chronique des spectacles de théâtre et d’opéra jusqu’à la présentation des nouveautés littéraires et des romans publiés en feuilleton.

Radiographie de quelques publications

Notre recherche se continue par une rapide radiographie de ce secteur de la presse, où il sera question succinctement de quelques publications qui nous semblent les plus à même de représenter des manifestes identitaires. Cette description se propose aussi de définir les enjeux politiques ou diplomatiques qui doublent forcément ce type de journalisme. Une première catégorie introduit les sujets roumains dans le débat européen et offre d’excellentes radiographies de l’histoire et des mentalités La( Voix roumaine, 1861-1866 ; Le Journal de Bucarest, 1870-1877, les deux sous la direction d’Ulysse de Marsillac), L’Indépendance roumaine, 1877-1944, dont le directeur est Frédéric Damé, ou La Revue roumaine, 1912-1916, etc. Le but affiché de ces publications, diffusées également en France, était de présenter la question roumaine de façon à dissiper certains préjugés du lecteur occidental. Ainsi, La Voix roumaine, « bulletin politique, scientifique, littéraire et commercial », publie autant des articles historiques, géographiques et littéraires que des documents historiques ou parlementaires (rares sont les numéros qui ne contiennent pas la transcription des discours prononcés à la Chambre). Dès le premier numéro (26 janvier 1861), Ulysse de Marsillac présente Jenăchiță Văcărescu (un des premiers poètes roumains), le journaliste français Ange Pechméja s’occupe des balades et des contes de fées roumains et Jules Michelet lui-même signe une étude intitulée La poésie roumaine. Un demi-siècle plus tard, La Revue roumaine sert elle aussi de carte de visite, preuve que les efforts pour développer une identité doivent être réitérés. Dès son premier numéro, ce bimensuel se veut un pont culturel entre les pays roumains et la France qui n’en a qu’une connaissance très vague. Le journaliste et poète Constantin Alexandru Ionescu-Caïon présente certaines grandes

5. Le premier prend pied à Bucarest en 1852 et met à profit son expérience journalistique intense pour rédiger un savoureux Guide du Voyageur à Bucarest (1877). Le deuxième arrive en Roumanie en 1872 et dirige jusqu’à sa mort L'Indépendance roumaine, 1877-1944, qui a eu la vie la plus longue parmi les revues de langue française de Roumanie. Il est aussi l’auteur de Bucarest en 1906, qui sort en librairie l’année suivante. LA PRESSE FRANCO‑ROUMAINE ET LES REFLETS D’UN PAYS BALKANIQUE Oana SOARE 117 personnalités de la culture roumaine (le critique littéraire Titu Maiorescu, le poète Mihai Eminescu) et, dans le no 2/1912, « la nouvelle poésie roumaine ». L’historien Alexandru Dimitriu Xenopol (1847-1920) 6 signe plusieurs textes concernant Le rôle des Roumains en Orient (no 5/mai 1914) et L’influence intellectuelle française en Roumanie (no 6/1914). À force de vouloir témoigner l’attachement des Roumains à la France, on tombe parfois dans une vraie germanophobie, ce qui a une résonance particulière pendant la Grande Guerre quand la Roumanie est alliée des pays de la Triple-Entente. Tel est le cas de Caïon, déjà cité, qui nie tout rapport entre la culture allemande et l’esprit roumain (no 5 de 1914). Il est pourtant indéniable que la culture allemande a joué un rôle significatif dans les pays danubiens (ne serait-ce qu’en tant que contrepoids pour équilibrer une influence française excessive). Les historiens et les journalistes français qui pendant la deuxième moitié du xixe siècle exposaient le cas de la Roumanie dans cette revue deviennent maintenant ses « ambassadeurs » en France, telle Hélène Vacaresco 7 (qui publie des vers dans le no 2 de mars 1913), 8, présentée par Ionescu-Caïon dans le même numéro et le prince Antoine Bibesco 9 que l’on retrouve dans le no 7/1913. Il est intéressant de remarquer la signification particulière que prennent sous cet éclairage certains événements de l’époque. Le Journal de Bucarest (directeur Ulysse de Marsillac) fait une présentation détaillée de la guerre franco-prussienne (cf. ses éditoriaux des numéros 13, 14, 15, 20 de 1870, etc.). On y trouve maintes

6. Relativement connu en France, A. D. Xenopol doit sa notoriété surtout à ses ouvrages de philosophie de l’histoire Les principes fondamentaux de l'histoire et La théorie de l'histoire, publiés tous deux à Paris en 1899 et 1908. Membre titulaire de l’Académie des sciences morales et politiques de Paris (1914), il a été aussi vice-président de la Société de sociologie de Paris (1916). 7. Issue d’une très réputée famille de propriétaire terriens et de lettrés, Hélène Vacaresco (1864-1947) est un écrivain roumain établie en France où certains de ses ouvrages (Le Rhapsode de la Dâmbovița, 1889, Cobzarul, 1911, etc.) font connaître le folklore et les croyances populaires roumaines. Elle a plaidé la cause de l’unité roumaine de 1918, et le roi Ferdinand l’a désignée en 1919 comme représentant de la Roumanie auprès de la Société des nations. 8. Anna de Noailles (1876-1933), princesse Brâncoveanu, est l’auteur du volume Le Coeur innombrable (1901). Elle a eu une correspondance soutenue avec Maurice Barrès et , entre autres. Elle doit également sa notoriété à son salon littéraire de l’avenue Hoche où se retrouvaient, parmi beaucoup d’autres écrivains et artistes, Pierre Loti, André Gide, Collete, Paul Valéry, Jean Cocteau, etc. 9. Antoine Bibesco (1878-1951) a été un avocat très réputé, un diplomate et un écrivain roumain, connu surtout pour son amitié avec Marcel Proust, évoquée dans le volume de mémoires de sa belle-sœur, Martha Bibescu : Au bal avec Marcel Proust (1928). CAHIERS BALKANIQUES 118 La presse allophone dans les Balkans

marques de sympathie du peuple roumain pour la France : ainsi, à partir du no 42 de 1870, la revue lance une « souscription en faveur des blessés et prisonniers français », et dresse une liste des sympathies roumaines, publiée dans le no 54 (16 février 1871). La revue a publié également des fragments de plusieurs romans- feuilletons tels Les Amours d’un grillon et d’une étincelle de Henri Murger (no 42-44 de 1870) ou La vie et la mort de Minette de Théodore de Banville (no 46-55 de la même année). La Roumanie, « organe hebdomadaire des revendications et des intérêts roumains » se donne pour but dès son apparition de plaider la cause de la Transylvanie en vue de l’Union nationale obtenue à la fin de la Grande Guerre. Les directeurs des plus importantes publications roumaines, Paul Bratoshanu (România), Constantin Banu (Flacăra [La Flamme]), Constantin Mille et Emil D. Fagure (Adevărul [La Vérité] et Dimineața [Le Matin]) font partie du comité de rédaction. Parmi les éditoriaux qui plaident la cause de l’union dans un seul État des régions habitées majoritairement par les Roumains, certains se font particulièrement remarquer ; c’est le cas de celui sans signature du no 8 du 7 mars 1918, Les Alsaces‑Lorraines, qui expose la situation de la Transylvanie, de la Bucovine et du Banat, régions roumaines de l’Autriche-Hongrie et celui du no 14 du 18 avril de la même année intitulé La Réunion de la Bessarabie à la Roumanie. Le journal cesse son activité à la fin de l’année 1918, son but ayant été atteint : le no 49 du 19 décembre fait une ample présentation de l’Assemblée de Alba Iulia où fut signé l’acte de naissance de la Grande Roumanie. De toute évidence, cette publication occupe une place particulière puisqu’elle est l’un des documents les plus importants à même de certifier le rôle insigne joué par la France dans la constitution de l’État national roumain, projet « ratifié » à la fin de la Grande Guerre par la signature du Traité de Versailles. Un autre volet significatif de la presse franco-roumaine de Bucarest est celui qui fait une présentation de la Roumanie et des pays balkaniques. Les publications les plus importantes sont La Roumanie contemporaine et les Peuples de l’Europe Orientale (1874), Revue de Roumanie (1910), Le Courrier du Danube (1911-1912), mais surtout L’Éclair des Balkans (1915-1916). La première est un mensuel publié par le journaliste français Frédéric Damé, et dont la rédaction réunit plusieurs intellectuels français attachés à la cause roumaine, de Paul Bataillard, auteur de la Question des Principautés devant le Congrès de Paris à Abdolonyme Ubicini, auteur de L’Histoire des Principautés Danubiennes. Dans l’éditorial du premier numéro, intitulé La Turquie et les peuples de l’Europe Orientale, Frédéric Damé évoque une nouvelle fois le sujet de la structure étatique identitaire du futur pays qui s’apprête à s’affranchir de la tutelle ottomane. Il parle de la « nécessité de sauver l’Orient en dépit de ceux qui le détiennent au détriment des intérêts généraux de l’Europe », LA PRESSE FRANCO‑ROUMAINE ET LES REFLETS D’UN PAYS BALKANIQUE Oana SOARE 119 et accorde une importance particulière à la question roumaine en raison du rôle que ce pays pourrait jouer dans ce contexte géopolitique : La Roumanie nous semble par sa situation géographique […], son degré de civilisation, son organisation politique indépendante et l’étendue de son territoire, appelée à jouer le premier rôle dans les événements qui se préparent. En fait, Damé reprenait à son compte un fragment du discours identitaire de l’époque qui mettait en évidence la singularité roumaine par rapport aux autres pays de l’Europe centrale et sud-orientale. Bien avant 1848, des raisons politiques et diplomatiques avaient poussé les Roumains à faire état de la latinité de leur langue. De même, comme nous l’avons déjà signalé, après la révolution, la carte réelle a été vite remplacée, ou au moins complétée, par une carte mentale, imaginaire. La France en était l’épicentre, présentée comme un modèle à imiter ou même à transplanter dans différents domaines de l’administration au monde littéraire et artistique. D’autre part, cette revue s’efforce de construire une certaine identité ethnique en rapport, cette fois-ci, avec l’espace balkanique, avec des références à l’histoire, au pittoresque, au folklore et aux mythes roumains, aux traditions et en évoquant des personnages singuliers tels les « haïdouks », etc. C’était aussi une manière de mettre en évidence la particularité du cas roumain par la présentation d’une autre série de lieux communs où l’exotisme et un certain « orientalisme » (au sens propre du terme) étaient de mise. Ainsi, le premier numéro du 1er octobre 1874 publie déjà, dans la traduction d’Ubicini, la célèbre ballade populaire Monastirea Argeșului (La Construction du Monastère), et dans son deuxième numéro, du 1er novembre 1874, un article sans nom d’auteur, L’histoire roumaine dans les chansons populaires, fait référence à une autre ballade tout aussi célèbre, Mioritza, et à un des mythes fondateurs de la latinité du peuple roumain, celui de Trajan et Dochia. S’y ajoutent des articles sur l’espace sud-est européen, serbe surtout : dans ce même premier numéro de 1874, Édouard Laboulaye signe une étude intitulée Les Chansons populaires du peuple serbe. Ces impératifs identitaires connaîtront des adaptations autrement significatives dans le contexte des guerres balkaniques. La stratégie géopolitique et diplomatique l’emporte partout. De ce point de vue, les revues les plus engagées paraissent être la Revue de Roumanie (1910), dont le directeur est le député Virgil Arion, et Le Courrier du Danube (1911-1912). Les deux premiers numéros de janvier et février 1910 de la Revue de Roumanie s’ouvrent avec l’éditorial en deux parties d’Ilie Bărbulescu intitulé La Roumanie en face des prétentions serbes, bulgares et grecques en Macédoine. À un moment d’exacerbation des tensions nationalistes dans l’espace sud-est européen, l’auteur rejette toute prétention CAHIERS BALKANIQUES 120 La presse allophone dans les Balkans

hégémonique d’une quelconque nation, tout en faisant remarquer que les pays roumains risquent de devoir se défendre dans le cas d’une guerre balkanique. Par ailleurs, la politique éditoriale de cette publication est prévisible autant dans les sujets traités que dans leur éclairage. D’un côté, il s’agit de présenter les réalités françaises, d’un autre, celles de la Roumanie. Nombreux sont les articles très divers (des études d’une certaine ampleur à de simples notes de la rédaction) qui abordent les questions politiques, scientifiques, sportives ou artistiques françaises (avec une prédilection parisienne). La littérature française occupe une place à part, et les noms importants du moment sont évoqués à maintes reprises. Pour preuve, Nicolae Apostolescu présente dans le no 3 de mars 1910 Maurice Barrès. Le cas roumain est évoqué également, mais toujours dans la perspective d’un certain exotisme dont témoigne la présence dans les nos 2 et 3 de quelques fragments du roman Haïduk de Bucura Dumbravă et dans le même numéro, de l’article de Jules Brun De l’expression de l’amour dans la poésie populaire. Le but du bimensuel Le Courrier du Danube (1911-1912), « organe français indépendant », est double : il se doit, d’une part, de mettre en évidence les attaches qui lient la Roumanie à la France et, d’autre part, d’analyser le rôle de la Roumanie dans les guerres balkaniques. C’est ce que font, dès le premier numéro, Jean de Leyne, auteur d’un feuilleton intitulé France et Roumanie, et Francis Lebrun, signataire d’un autre : La France et l’art moderne roumain. Le premier fait valoir l’importance de la civilisation française pour l’élaboration d’une identité roumaine (« Il [le peuple roumain, n.n.] a appris à se connaître en connaissant la France »). Cette publication se propose en outre de faire une radiographie de la Roumanie sous l’éclairage des guerres balkaniques, tout en essayant de dissiper certains préjugés de la presse occidentale concernant « ces misérables Balkans ». Il est tout aussi intéressant de mettre en évidence les projets dont font état ces publications et que l’Histoire n’a pas trouvé bon d’adopter. Telle l’idée de cette « large Confédération » des pays de cette partie du monde qui aurait comme langue officielle le français (« pour ne pas blesser les susceptibilités intérieures ») et dont la Constitution « consacrerait le respect des minorités » (no 13/1912). À retenir surtout l’intervention de l’historien Nicolae Iorga qui dans le no 14 (16 décembre 1912) signe l’article France et Roumanie. Devant le danger du panslavisme (représenté par la Russie) et de la politique allemande au profit d’une « race germanique », la France devrait répliquer par une « préoccupation permanente des intérêts latins », notamment ceux des Pays roumains. La profession de foi d’une autre publication, L’Éclair des Balkans, est clairement énoncée : « Les Balkans aux Balkaniques ». Le journal est diffusé dans toutes les capitales balkaniques, mais aussi à Londres, Paris, Amsterdam ou Rome. Le programme politique de cette publication, exposé dès le premier numéro, doit LA PRESSE FRANCO‑ROUMAINE ET LES REFLETS D’UN PAYS BALKANIQUE Oana SOARE 121

être lu, cette fois-ci, dans la perspective de la Grande Guerre. La rédaction reprend l’idée d’une Confédération balkanique (qui devrait réunir la Roumanie, la Grèce, la Serbie, l’Albanie et le Monténégro), « seul moyen d’émancipation des peuples des Balkans et d’imposer leur volonté en Europe ». Cette profession de foi est une nouvelle fois énoncée dans le numéro du 24 janvier/6 février 1915. Le rôle de la Roumanie dans le cadre de cette Confédération est mieux défini : « Grâce à sa civilisation », la Roumanie « doit avoir une certaine prépondérance », excluant toutefois une « hégémonie quelconque ». Œuvre, dans un premier temps, d’un collectif de journalistes roumains, avec le concours de quelques confrères français (dont surtout Jacques Bainville, rédacteur à Action française) à partir du 1er juin 1915, la revue devient un quotidien en modifiant également sa rédaction. Charles Maurras apparaît parmi les rédacteurs et il est fait état de correspondants en France, Grèce, Bulgarie, Italie, Serbie et au Monténégro. Le principal objectif est d’offrir un très intéressant « journal » du front de l’Europe de Sud-Est, qui mêle des éditoriaux dus à de journalistes prestigieux, à des informations externes et à des reportages faits sur place. La page trois est intitulée « Semaine balkanique ». On y trouve des correspondances de Constantinople, d’Athènes, de Sofia, de Belgrade, de Vienne et de Paris, à côté d’une revue de presse avec des passages significatifs tirés des différentes publications des pays balkaniques. Il est évident que l’orientation générale de la revue est francophile, avec, parfois, des accents exaltés tel celui du même Caïon qui dans le numéro de février 1915 s’exclame : « Vive la France ! Car sans une France vivante et victorieuse, à quoi bon exister encore ? »

Conclusion

Plus ou moins éphémères, ces publications n’en sont pas moins de véritables armes diplomatiques d’une indubitable efficacité pour influencer les stratégies géopolitiques du moment. Le chercheur a le sentiment de se trouver en présence de scénarios parallèles à ceux de l’histoire véritable ; ces publications sont aussi, de toute évidence, un champ de virtualités. En ce qui concerne le cas roumain du moins, elles témoignent de ce qui fut la presse nationale à une certaine époque et des dispositions d’un public dont la francophonie n’était pas une simple francophilie, mais un véritable cordon ombilical qui l’unissait à la France, et qui ne semble pas avoir disparu depuis. Ce qui permet d’affirmer que ces publications occupent une place de première importance dans ce que, sans aucune exagération, l’on pourrait nommer l’imaginaire français des Roumains. Résumé : présentation succincte des principales publications franco-roumaines entre 1848 à 1918, notre article se propose d’en décrire de manière synthétique les démarches afin de mettre en évidence les dilemmes identitaires et les efforts pour imposer une image distincte d’un État nouvellement apparu sur la carte de l’Europe et qui tire avantage de cette presse à même d’opérer des transferts culturels pour tisser un réseau diplomatique dont les évolutions reflètent scrupuleusement les aléas d’un contexte historique mouvant. Mots-clefs : espace balkanique, histoire moderne, identité nationale, imagologie, presse franco-roumaine

In this article, we will synthetically present the main directions and publications of the Franco‑Romanian press from 1848 to 1918. This mapping attempt also allows sketching a picture of identity dilemmas, imagological reflections, cultural transfers and, above all, shaping of a whole diplomatic and political network, reflecting different historical moments and contexts. Keywords: Franco‑Romanian press, Balkan area, modern history, national identity, imagology

Rezumat: În articolul de față, vom prezenta sintetic principalele direcții și publicații ale presei franco‑române dintre 1848 și 1918. Această încercare de cartografiere permite și schițarea unui tablou al dilemelor identitare, al reflectărilor de tip imagologic, al transferurilor culturale și, înainte de toate, conturarea unei întregi rețele diplomatice și politice, reflectând diferitele momente și contexte istorice. Cuvânt cheie: presa franco‑română, zona balcanică, istoria modernă, identitatea națională, imagologia

Λέξεις‑κλειδία: Βαλκανική περιοχή, Γαλλο‑Ρουμανικός τύπος, εθνική ταυτότητα, σύγχρονη ιστορία, φωτολογία

Anahtar kelimeler: Balkan bölgesi, Franco‑Romanya basını, imgeloloji, modern tarih, milli kimlik

Клучен збор: француско‑романска печат, балканска област, модерна историја, национален идентитет, имагологија La Voix du Monténégrin – La Voix du Monténégro : Journal officiel d’exil d’un Royaume en voie de disparition, 1917-1921 The Voice of the Montenegrin–The Voice of Montenegro, Official journal from exile of an endangered kingdom (1917‑1921) Glas Crnogorca – Glas Crne Gore, Službeni glasnik iz egzila kraljevine na putu nestanka (1917‑1921)

Prof. Dr Dragan Bogojević Université du Monténégro, Faculté de philologie, Nikšić, Monténégro

Prof. Dr Ivona Jovanović Université du Monténégro, Faculté de tourisme et d’hôtellerie, Kotor, Monténégro

Le contexte historique Le Monténégro a acquis sa reconnaissance internationale en 1878 au Congrès de Berlin : les grandes puissances, ainsi que l’ennemi séculaire du pays, l’Empire ottoman, ont reconnu son indépendance. Le Monténégro a doublé son territoire et, pour la première fois, s’est étendu jusqu’à la côte adriatique, avec un accès à la mer grâce à la ville d’Antivari (aujourd’hui Bar). Les frontières de 1918 sont très proches de leur dessin actuel, à l’exception de la partie côtière allant de Bar aux bouches de Kotor, détenue à l’époque par les Autrichiens. CAHIERS BALKANIQUES 124 La presse allophone dans les Balkans

FIGURE 1. LA CARTE HISTORIQUE DU MONTÉNÉGRO EN 1918 Source : Cartographie monténégrine, Internet

Le souverain monténégrin, le prince Nikola (qui prend le titre de roi en 1910), est issu de la dynastie Petrović Njegoš qui était à la tête du pays depuis deux siècles. C’était un francophile passionné de littérature, scolarisé à Paris au collège Louis-le-Grand, avant de succéder en 1860 au dernier prince-évêque du Monténégro, Danilo 1er, sur le trône monténégrin. Lors des guerres balkaniques (1912-1913), avec la Serbie, la Bulgarie, la Grèce et soutenu par la Russie, le Monténégro attaque l’Empire ottoman qui, vaincu, doit renoncer à ses possessions européennes. Le 8 août 1914, par solidarité avec la Serbie voisine, il déclare la guerre à l’Autriche-Hongrie qui est en possession de régions côtières situées à une dizaine de kilomètres à peine de son territoire. À la tête de l’État-major monténégrin sont placés les commandants serbes Božidar Janković et Petar Pešić. En septembre 1914, la France envoie à la capitale monténégrine, LA VOIX DU MONTÉNÉGRIN – LA VOIX DU MONTÉNÉGRO Dragan BOGOJEVIĆ & Ivona JOVANOVIĆ 125

Cetinje, l’un de ses détachements de l’infanterie coloniale de Skadar, qui exerce la fonction de garde royale jusqu’à la capitulation du Monténégro en janvier 1916.

FIGURE 2. L’ALIGNEMENT DES SOLDATS FRANÇAIS À CETINJE Source : Exposition Ratna razglednica – Crna Gora 1914-1918, auteur A. Brkuljan (novembre 2014, Ministère de la culture, Cetinje)

La France a un intérêt stratégique à contrôler un port puissant à l’entrée de l’Adriatique. Aussi envoie-t-elle deux batteries d’infanterie, qui sont placées sur le mont Lovćen (au sud-ouest du Monténégro) afin d’intervenir avec les Monténégrins contre les fortifications austro-hongroises et leurs navires dans les bouches de Kotor. L’attaque tourne à l’échec : 21 Français ont été tués ou blessés et plusieurs canons endommagés. Les Français se retirent en novembre 1914 avec la promesse de revenir mieux armés. La Serbie n’était pas favorable à la prise des bouches de Kotor par le Monténégro et préférait des opérations serbo-monténégrines communes sur les fronts de Bosnie. Face au blocus austro-hongrois, la France accompagne les navires marchands qui transportent matériel de guerre et vivres pour le Monténégro et, dans ces opérations, elle subit des pertes considérables : en février 1915, le contre-torpilleur Dague est coulé, entraînant la mort de 38 marins ; en avril 1915, le cuirassé Léon Gambetta est envoyé par le fond à l’entrée du canal d’Otrante et 700 marins français disparaissent ; au large de Kotor, le sous-marin Monge et son commandant Morillot périssent en décembre 1915. CAHIERS BALKANIQUES 126 La presse allophone dans les Balkans

FIGURE 3. LE CROISEUR CUIRASSÉ FRANÇAIS LÉON GAMBETTA QUI SERA COULÉ À L’ENTRÉE DU CANAL D’OTRANTE Source : wikimedia commons, http://u-boat-laboratorium.com

Lors de la bataille de Mojkovac (6 et 7 janvier 1916), le Monténégro (le plus petit et le plus faible des alliés) joua le rôle d’ultime ligne de défense pour l’armée serbe qui se retirait vers Corfou à travers les territoires monténégrin et albanais. Néanmoins, quelques jours seulement après cette glorieuse victoire, il dut déposer les armes devant les troupes austro-hongroises, beaucoup plus nombreuses, au pied du mont Lovćen en janvier 1916. L’Autriche-Hongrie entra au Monténégro, et le gouvernement dut dissoudre son armée. Le 20 janvier, le roi, contraint à quitter le pays, part en exil avec son gouvernement ; il est soupçonné par les Serbes et les alliés, d’entretenir des relations clandestines avec l’Autriche qui lui aurait garanti son indépendance vis-à-vis de la Serbie. Il s’installe d’abord à , puis à Bordeaux et finalement, à partir de novembre 1916, à Paris, à Neuilly-sur-Seine. LA VOIX DU MONTÉNÉGRIN – LA VOIX DU MONTÉNÉGRO Dragan BOGOJEVIĆ & Ivona JOVANOVIĆ 127

FIGURE 4. LE ROI NIKOLA, EXILÉ, ARRIVE À LA GARE À LYON Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6945648d

Le Monténégro, à la fin de la guerre, abandonné aux luttes civiles, est occupé par les armées de l’Entente, alors qu’une campagne de propagande en faveur d’une union inconditionnelle avec la Serbie, largement soutenue par le gouvernement serbe, bat son plein. Le général Franchet d’Esperey, à la tête de l’armée d’Orient, parvient à l’aide des Serbes et d’autres alliés à percer le front de Salonique. Entretemps, au Monténégro, se profilent deux blocs politiques opposés (les Verts, royalistes, partisans de l’indépendance et les blancs, partisans de l’Union avec la Serbie). Le maréchal Foch fait occuper le pays par des troupes à la tête desquelles est placé le général français Venel. Le roi Nikola, qui désire rentrer dans son pays, est maintenu en France sous prétexte de rétablissement de l’ordre. En 1917, un ancien chef de gouvernement, Andrija Radović, investi par la Serbie, a créé le Comité monténégrin pour l’union nationale qui jouera un rôle déterminant dans la disparition du royaume du Monténégro. Quatre gouvernements se succèdent jusqu’à la fin de 1918, insistant sur la question de l’union avec la Serbie que le roi refuse. Le 26 novembre 1918, la Grande Assemblée populaire de Podgorica, convoquée dans des conditions douteuses et CAHIERS BALKANIQUES 128 La presse allophone dans les Balkans

difficiles, décide la déchéance de la dynastie Petrović Njegoš et le rattachement du Monténégro à la Serbie et au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, dont Pierre i de Serbie devient roi. Cela provoque l’insurrection dite « de Noël », des 6 et 7 janvier 1919, un soulèvement des Monténégrins mécontents, avec la devise Pour la liberté, l’honneur et le droit du Monténégro, qui se prolonge en combats de guérilla et qui durera une dizaine d’années. De l’exil, avec son gouvernement, le roi Nikola entreprend de justifier la capitulation et de préparer le terrain pour un retour au pays. À la Conférence de Paix à Paris en 1919-1920, malgré les nombreuses revendications présentées par le roi, le Monténégro – pays allié qui perdit 10 % de sa population dans la guerre –, n’est pas invité à participer à la conférence. Il ne lui est accordé qu’une chaise vide avec l’inscription Monténégro. L’appréciation la plus illustrative du traitement qui lui est réservé par la diplomatie européenne est celle de Gladstone à la chambre des Lords en mars 1920 : « Le Monténégro n’aurait pu être plus mal traité s’il avait combattu du côté des puissances centrales 1 ». La Serbie devient l’appui principal de la politique française dans les Balkans où il n’y a plus de place pour le Monténégro et la France rompt ses relations diplomatiques avec lui le 20 décembre 1920. Le roi Nikola meurt en exil au Cap d’Antibes le 1er mars 1921. Il sera enterré à San Remo. Sa dépouille mortelle, celles de son épouse Milena et de ses deux filles Vjera et Ksenija, ne seront rapportées à Cetinje que le 1er octobre 1989.

La Voix du Monténégrin, imprimé en France (1917-1921)

Le journal officiel du Monténégro, Glas Crnogorca (La Voix du Monténégrin), dont la publication avait été interrompue le 20 décembre 1915, reparaît le 22 janvier/4 février 2 1917 à Paris, où il sera imprimé jusqu’en 1922, à l’initiative du gouvernement en exil. Le premier numéro de ce journal ayant pour sous-titre nedjeljni list za politiku i književnost (hebdomadaire de politique et de littérature) fut imprimé à Cetinje le 21 avril 1873, cinq ans avant la reconnaissance officielle du pays. Le dernier numéro (96) sortira en 1922 en Italie à Rome, où la rédaction avait déménagé. Ajoutons que durant la Seconde Guerre mondiale, entre 1941 et 1943, 147 numéros paraîtront de nouveau à Cetinje, le dernier datant de septembre 1943. Finalement, les 2374 numéros parus en 50 années témoignent du caractère yougoslave du journal, vu que parmi les 17 rédacteurs en chef au total, quatre seulement étaient des Monténégrins.

1. Andrijašević, 2012, p. 188. 2. Selon les dates des calendriers julien et grégorien. LA VOIX DU MONTÉNÉGRIN – LA VOIX DU MONTÉNÉGRO Dragan BOGOJEVIĆ & Ivona JOVANOVIĆ 129

FIGURE 5. LE PREMIER NUMÉRO PARU EN FRANCE LE 22 JANVIER/4 FÉVRIER 1917

L’hebdomadaire sera publié en langue monténégrine (appelée serbe à l’époque) sous le titre La Voix du Monténégrin. À partir du numéro 47 (juin 1918), le journal change de titre (uniquement en français) en Voix du Monténégro. À partir du numéro 58 en 1918 sera inséré en monténégrin le sous-titre existant déjà en français : Službeni organ kraljevine Crne Gore (Journal officiel du royaume du Monténégro). Le journal sera imprimé à Paris par l’Imprimerie universelle, et à partir de 1918 par l’Imprimerie royale monténégrine à Neuilly-sur-Seine. Durant cette période, 91 numéros parurent. En procédant à un découpage annuel, nous pourrions répartir ces publications en 5 séries. La première série de 1917 comporte les numéros 1 à 36. La deuxième série de 1918 des numéros 37 à 61. La troisième, de 1919, regroupe les numéros 62 à 81, la quatrième débute en 1920 avec 9 numéros (82 à 90) et le dernier exemplaire édité en France annoncera la mort du roi Nikola au Cap d’Antibes en mars 1921. CAHIERS BALKANIQUES 130 La presse allophone dans les Balkans

FIGURE 6. LE DERNIER NUMÉRO PARU EN FRANCE LE 3 MARS/16 MARS 1921

La plupart des numéros comptent quatre pages, excepté les numéros 1 à 30 (1917), 40, 41, 51, 54, 55, 56, 60, 61 (1918) et 63, 65, 70, 74 (1919), qui seront imprimés sur deux pages. Le numéro 76, qui a pour supplément le numéro 77, le numéro 81 et le dernier numéro, 91, ont six pages. Le numéro 62 n’a qu’une seule page, et le numéro 89 de 1920 s’affiche sur huit pages. Le rythme de publication devait être bimensuel, en respectant la datation des deux calendriers (julien et grégorien) ; évidemment, au vu des circonstances, ce projet n’a pas pu être réalisé.

FIGURE 7. L’EN-TÊTE DE LA PREMIÈRE PAGE LA VOIX DU MONTÉNÉGRIN – LA VOIX DU MONTÉNÉGRO Dragan BOGOJEVIĆ & Ivona JOVANOVIĆ 131

L’en-tête de la première page est donné en deux langues : en français, nous avons les données suivantes :

• Titre : LA VOIX DU MONTÉNÉGRIN • Lieu d’édition : Neuilly-sur-Seine • Sous-titre : Journal officiel du Royaume du Monténégro/GLAS TZERNOGORTZA (La Voix du Monténégrin) – paraissant actuellement à Neuilly-sur-Seine, suivant les exigences du service. • Avertissement : ON S’ABONNE AU BUREAU DU JOURNAL, 9, rue Ancelle, Neuilly-sur-Seine ; Prix de l’abonnement pour la France : un an : 6 f – six mois : 3 f. Pour l’Étranger : un an : 12 f.– six mois : 6 f.

Quant au contenu des encadrés de la première page en monténégrin, à droite on nous informe des conditions de publication des annonces et à gauche des possibilités de publication d’articles. Pero Bogdanović signe en tant que rédacteur en chef.

La conception du journal

La plupart des numéros de La Voix du Monténégrin contiennent des rubriques que nous pourrions considérer comme permanentes. D’habitude, le journal s’ouvre avec la partie officielle (Službeni dio), des nouvelles d’ordre administratif où sont présentées les activités et les démarches du gouvernement monténégrin en France. Parmi celles-ci, soulignons celles dont la fréquence est patente : projets de lois, décrets, nominations, révocations, bourses pour les étudiants, renseignements concernant la régularisation des papiers en France, annonces publiques, etc. Ensuite vient la partie non officielleNeslužbeni ( dio) dont les articles décrivent pour l’essentiel les nombreuses visites, les réceptions et les nouvelles à propos de la vie privée de la famille royale, ainsi que des notices sur la célébration de Noël, de Pâques, des anniversaires ou des fêtes de famille… La rédaction du journal évoque souvent les correspondances de courtoisie entre les dignitaires des pays étrangers, pour insister sur l’impact international dont jouit toujours le gouvernement en exil. Le journal est très attentif à reproduire des nouvelles au sujet du Monténégro et des Monténégrins, parmi lesquelles les activités de la Croix-Rouge et celles des prisonniers de guerre sont rapportées régulièrement, il prête souvent ses pages aux annonces de décès et aux retrouvailles familiales, et fait cas de nouvelles sur les Monténégrins exilés aux États-Unis. La Voix du Monténégro nous donne, CAHIERS BALKANIQUES 132 La presse allophone dans les Balkans

bien évidemment, des nouvelles de Paris, majoritairement politiques, mais qui comportent aussi, parfois, quelques annonces évoquant des événements culturels. Des nouvelles de l’espace yougoslave en création (Bosnie, Croatie, Serbie, Macédoine) et des nouvelles venant du front (France-Angleterre, Italie, Grèce, Russie) sont régulièrement présentées dans les deux premières séries, offrent des renseignements ponctuels sur la situation et dressent le bilan des combats sur les fronts respectifs. Dans les deux premières séries, on retrouve presque dans chaque numéro des annonces commerciales, où figurent le plus souvent les adresses et les noms de restaurants et de banques (Au rendez-vous des Serbes : Café E. Greze, 19, bd Saint Michel ; Prvi srpski restoran ; Au rendez-vous des Monténégrins – Restaurant SCHMITZ – ici on lit Le Journal du Monténégro, 64, Avenue des Ternes ; Banques françaises et suisses, etc.).

FIGURE 8. EXEMPLE D’UNE ANNONCE COMMERCIALE, 5 FÉVRIER 1917, P. 2

Dans la rubrique des informations diverses, nous avons repéré quelques annonces et courts rapports sur des soirées littéraires. Ainsi, on note la première traduction en français de la Couronne de Montagne par Divna Veković en 1917 et LA VOIX DU MONTÉNÉGRIN – LA VOIX DU MONTÉNÉGRO Dragan BOGOJEVIĆ & Ivona JOVANOVIĆ 133 le prix qui lui a été attribué pour la publication de son dictionnaire franco-serbe. Comme curiosité bizarre, on mentionne l’achat d’un million de montres suisses par le gouvernement américain. Le journal nous informe aussi d’un projet de tunnel sous la Manche, de la revendication des droits d’auteur d’une chanson par un Monténégrin et de la publication d’un long reportage sur le roi Nikola dans le journal Je sais tout… À partir du numéro 21 du 4 août 1917, on ne distribue plus le journal qu’aux abonnés. Une nouvelle rubrique est introduite : Tribune libre (Slobodna govornica). Elle s’ouvre aux débats sur l’avenir de l’État monténégrin en dénonçant les activités unionistes de l’ancien ministre Andrija Radović, de ses complices et du gouvernement serbe, en remettant en cause la déclaration de Corfou et en réagissant aux fausses nouvelles qui discréditent le roi Nikola et le gouvernement. Il s’agit d’articles plus longs, traduits en français la plupart de temps et dont la fréquence progresse en fonction des événements. La série datant de 1920 est presque entièrement consacrée à la question et à la cause monténégrines. À partir du numéro 39 apparaît une nouvelle rubrique, De la presse étrangère : La voix du Monténégro. On y publie des articles qui traitent de la question monténégrine, des textes issus de journaux, revues et magazines de l’époque parus dans différents pays. En dehors de la France, nous pouvons repérer des réactions provenant de l’Italie, de la Norvège, de l’Angleterre, de la Suisse, des États-Unis, de l’Espagne, du Pays-Bas, des pays de l’espace yougoslave… La stratégie de publication de textes en faveur de la cause monténégrine respecte certaines démarches prévisibles et attendues. D’abord, la rédaction du journal propose des notices et des démentis, adressés au grand public, par exemple des articles intitulés : Démenti du gouvernement au sujet d’une nouvelle calomnie de la part de l’Autriche et de la Serbie ; Une lettre des insurgés monténégrins et un témoignage, signé Sutormanski (numéro 78) ; ou Déclaration de M. Kovacevic et notice sur la propagande serbe (numéro 49). Ensuite, on use de démarches auprès des autorités étrangères (Mémorandum de Plamenac à Wilson [numéro 76] et des réactions de ministres en forme de lettres officielles (Le Monténégro devant la Conférence de la paix, numéros 72 et 73, suppléments i- iv). On recourt parfois également à des manifestes, dont le plus célèbre est certainement celui du numéro 62, nommé tout simplement : Monténégrins ! Une grande partie de la lutte consistant à revendiquer une juste résolution de la question monténégrine est présente à travers des lettres de soutien de la part de Monténégrins (anciens combattants, réfugiés, insurgés du soulèvement de Noël) et de discours, livres et conférences tenues par des amis du pays (politiciens, parlementaires, hommes de lettres, journalistes étrangers). À titre d’exemple, on peut mentionner : Pour l’indépendance du Monténégro, M. Eugène Boggiono, CAHIERS BALKANIQUES 134 La presse allophone dans les Balkans

docteur en droit ; La réponse de Dr F. Dobrečić, suite à une campagne contre son livre Le Montenegro nel conflitto Europeo dans le journal Ujedinjenje ; Déclarations des Monténégrins de Paris, Rome, Marseille, Bordeaux ; Popovic : Un crime, le contrat de 1907 [36] ; Une opinion anglaise sur le Monténégro d’Alex Devine [43] ; La justice vaincra, signé R.M. d’Amérique [47] ; La fin d’une intrigue de A. Prlja [47].

Reconnaissance de l’injustice 100 ans plus tard…

Il est évident que les efforts du gouvernement en exil et du roi Nikola n’ont pas abouti à une solution satisfaisante pour le peuple, pour la dynastie et pour la survie de l’État monténégrin. Le contexte géopolitique n’était pas favorable alors aux revendications et aspirations monténégrines pour une nouvelle structure politique, qui respecte leur identité nationale et leurs valeurs traditionnelles. Pour la première fois dans son histoire, le Monténégro a cessé d’exister et a été supprimé de l’échiquier européen. Le journal La Voix du Monténégrin [La voix du Monténégro] a joué le rôle d’ultime défenseur de l’honneur et de la piété d’un peuple qui n’a pas pu valoriser ses conquêtes sur les champs de bataille en temps de paix et de négociations diplomatiques. En plein cœur de Paris et loin de son peuple, le souverain comptait ses derniers jours, sans vouloir croire que le scénario de la disparition de son pays était déjà irréversiblement déclenché. Le journal imprimé à Paris pendant presque quatre ans représente un témoignage pathétique et douloureux d’un combat sans issue et perdu d’avance, mais aussi la foi en la voix publique, grâce à laquelle on espérait faire bouger les choses et sensibiliser l’opinion internationale pour la cause. Le vendredi 21 avril 2017 à Paris, l’héritier du trône du Monténégro, le prince Nikola ii Petrović Njegoš a été décoré de la Légion d’honneur. Cette décoration lui a été remise par la directrice de l’Europe continentale du ministère des Affaires étrangères, Mme Florence Mangin, au sein du Quai d’Orsay. À cette occasion, elle a prononcé ces mots : Le Monténégro a été le seul pays dans l’Europe de l’Est qui a résisté à l’Empire ottoman. Cependant, en 1918, c’est ici, entre ces murs, que nous avons dans l’euphorie de la victoire sacrifiée le Royaume du Monténégro au profit de ce que nous avons jugé être nos intérêts supérieurs. Par la remise de cette décoration, la France corrige l’erreur commise envers la dynastie Petrović-Njegoš. LA VOIX DU MONTÉNÉGRIN – LA VOIX DU MONTÉNÉGRO Dragan BOGOJEVIĆ & Ivona JOVANOVIĆ 135

FIGURE 9. LE PRINCE NIKOLA ET MME FLORENCE MANGIN LE 21 AVRIL 2017 À L'OCCASION DE LA REMISE DE LA LÉGION D'HONNEUR AU PRINCE HÉRITIER NIKOLA PETROVIĆ NJEGOŠ, LA CHAÎNE NATIONALE DU MONTÉNÉGRO A CONSACRÉ UNE ÉMISSION À CET ÉVÉNEMENT, QUI A ÉTÉ DIFFUSÉE PLUSIEURS FOIS EN AVRIL 2017. Source : Pobjeda, 04 février 2018, p. 2

Finalement, un moment symbolique et solennel pour les deux pays…

Bibliographie

Sources

Глас Црногорца: недјељни лист за политику и књижевност, zbirka Montenegrina, Digitalna biblioteka, NBCG Đurđe Crnojević, Cetinje.

Godina: 1917. god. 1917.- brojevi: 36 (25.12.)2 (18.02.)3 (04.03.)4 (18.03.)5 (25.03.)6 (01.04.)7 (08.04.)8 (15.04.)9 (22.04.)10 (29.04.)11 (06.05.)12 (14.05.)13 (24.05.)14 (05.06.)15 (14.06.)16 (23.06.)17 (02.07.)18 (11.07.)19 (20.07.)20 (28.07.)21 (04.08.)22 (12.08.)23 (21.08.)24 (26.08.)25 (09.09.)26 (16.09.)27 (24.09.)28 CAHIERS BALKANIQUES 136 La presse allophone dans les Balkans

(04.10.)29 (08.10.)30 (17.10.)31 (27.10.)32 (11.11.)33 (27.11.)34 (13.12.)35 (31.12.)

Godina: 1918.

god. 1918.- brojevi: 36 (07.01.)37 (19.01.)38 (04.02.)39 (05.02.)40 (14.02.)41 (24.02.)42 (17.03.)43 (21.04.)44 (16.04.)45 (24.04.)46 (15.05.)47 (02.06.)48 (17.06.)49 (10.07.)50 (22.07.)51 (09.08.)52 (12.08.)53 (20.08.)54 (13.09.)55 (25.09.)56 (08.10.)57 (15.10.)58 (02.11.)59 (24.11.)60 (05.12.)61 (26.12.)

Godina: 1919.

god. 1919.- brojevi: 62 (02.01.)63 (14.01.)64 (06.02.)65 (01.03.)66 (21.03.)67 (05.04.)68 (22.04.)69 (08.05.)70 (15.05.)71 (01.06.)72 (15.06.)73 (30.06.)74 (07.07.)75 (27.07.)76 (19.08.)77 (14.09.)78 (10.10.)79 (10.11.)80 (27.11.)81 (23.12.)

Godina: 1920.

god. 1920.- brojevi:82 [08.02.] 83 [11.03.] 84 [26.07.] 85 [02.08.] 86 [19.08.] 86 [07.09.] 88 [24.09.] 89 [28.10.] 90 [12.12.]

Godina : 1921.

god. 1921.- brojevi : 91 [03.03.]

Monographies

Andrijašević Živko M., Rastoder Šerbo, 2000, Histoire du Monténégro : des temps les plus anciens jusqu’à l’indépendance, Grude, Coopération Luxembourg Monténégro, 334 p.

Vuksan D. Dušan [Вуксан Д., Душан], 2017, Црна Гора у европском рату 1914‑1916, [le Monténégro dans la guerre européenne 1914-1916], Матица црногорска [Voix du Monténégro], Подгорица [Podgorica], 508 p.

Jovanović Ivona, 2016, Francuski jezik i kultura u Crnoj Gori (1830‑1914) – Langue et culture française au Monténégro [1830‑1914], UCG, Fondacija Petrović Njegoš, Podgorica. LA VOIX DU MONTÉNÉGRIN – LA VOIX DU MONTÉNÉGRO Dragan BOGOJEVIĆ & Ivona JOVANOVIĆ 137

Rastoder Šerbo, 2004, Crna Gora u egzilu, knjiga 1 i 2, Istorijski institut Crne Gore, Almanah, Podgorica, 455 p.

Ružić Nataša, Lalović Mladen, 2016, Izvještavanje Glasa Crnogorca o osnivanju Kraljevine Srba, Hrvata i Slovenaca, HAZU, Zadar.

Résumé : le Monténégro acquiert la reconnaissance internationale au Congrès de Berlin en 1878. Proclamé Royaume en 1910, il participe aux guerres balkaniques, ainsi qu’à la Grande Guerre aux côtés de l’Entente. Néanmoins, il doit déposer les armes en janvier 1916 devant les troupes austro-hongroises. Les décisions de l’Assemblée populaire de Podgorica, en novembre 1918, modifient son destin. Incorporé au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, il cesse d’exister. Après la capitulation de son pays, le roi Nikola, sa cour et son gouvernement partent en exil. Ils sont accueillis en France, le journal officiel, Glas Crnogorca, dont la publication est interrompue au Monténégro en décembre 1915, réapparaît à Paris dès janvier 1917. Il est publié en langue monténégrine sous le titre La Voix du Monténégrin, puis La Voix du Monténégro. Le dernier numéro édité en France annonce la mort du roi Nikola au Cap d’Antibes en mars 1921. Cet article se propose de retracer les différentes rubriques du journal officiel en exil, le public qu’il visait, le (ou les) maître(s) d’œuvre de l’entreprise ainsi que l’impact qu’il souhaitait obtenir. Mots-clefs : exil, France, journal officiel, roi Nikola, royaume du Monténégro

Abstract: Montenegro gained international recognition at the Congress of great European powers in Berlin in 1878. Declared a kingdom in 1910, it participated in the , as well as in the Great War with the Allies. However, it had to lay down its arms in January 1916 before the Austro‑Hungarian troops. The decisions of the National Assembly of Podgorica, convened in November 1918, will change its fate. Incorporated into the Kingdom of the , Croats and Slovenes, Montenegro will cease to exist. Following the capitulation of his country, King Nikola, his court and his government will go into exile. They will be welcomed in France; the official journal of the country Glas Crnogorca (The voice of the Montenegrin), the publishing of which was interrupted in December 1915, re‑emerged in Paris in January 1917. This weekly journal was published in Montenegrin language, first under the title The voice of the Montenegrin, then titled The voice of Montenegro. A total of 91 issues appeared during this period. The last copy of the newspaper published in France announced the death of King Nikola at Cap d’Antibes in March 1921. The present study proposes to retrace the different sections of the official Montenegrin newspaper in exile, the public it targeted, and the impact it aimed to achieve. Keywords: Kingdom of Montenegro, exile, official journal, France, King Nikola

Rezime: Crna Gora je dobila međunarodno priznanje od strane evropskih sila na Kongresu u Belinu 1878. godine. Proglašena kraljevinom 1910. godine, učestvuje u balkanskim ratovima i Prvom svjetskom ratu na strani saveznika. Unatoč tome, u januaru 1916. godine, položiće oružje pred austro‑ugarske trupe. Odluke Podgoričke skupštine u novembru 1918. godine izmijeniće njenu sudbinu. Ugrađenja u Kraljevstvo Srba, Hrvata i Slovenaca, Crna Gora prestaje da postoji. Nakon kapitulacije zemlje, kralj Nikola, dvor i vlada odlaze u egzil. Prihvatiće ih Francuska. U takvom kontekstu, službeni glasnik Glas Crnogorca, koji će u Crnoj Gori prestati da izlazi od decembra 1915. godine, ponovo nastavlja da se publikuje u Parizu od januara 1917. Taj nedjeljnik će izlaziti na crnogorskom jeziku pod nazivom La Voix du Monténégrin (Glas Crnogorca), a potom kao La Voix de Monténégro (Glas Crne Gore). Štampaće su u Univerzalnoj štampariji u Parizu, a od 1918. godine u Kraljevskoj crnogorskoj štampariji u Neiju na Seni. Tokom tog perioda, štampan je ukupno 91 broj. Posljednji broj koji je objavljen u Francuskoj najaviće smrt kralja Nikole u Kap d’Antibu u martu 1921. godine. Ovim radom nastojimo da predočimo različite rubrike crnogorskog službenog glasnika u izgnanstvu, ciljnu publiku, kao i željeni ishod. Ključne riječi : Kraljevina Crna Gora, Egzil, Službeni glasnik, Francuska, kralj Nikola

Λέξεις‑κλειδιά: εξορία, Γαλλία, επίσημο περιοδικό, βασιλιάς Νικόλα, βασίλειο του Μαυροβουνίου

Anahtar Kelimeler: sürgün, Fransa, resmi gazete, kral Nikola, Karadağ krallığı

Клучни зборови: егзил, Франција, службено списание, крал Никола, кралство Црна Гора Serbian Press in France during the 20th Century: Among the Cultural Diplomacy and the Information on the Diaspora La presse serbe en France au cours du XXème siècle : entre la diplomatie culturelle et l’information sur la diaspora Српска штампа у Француској током 20. века: Између културне дипломатије и информација о дијаспори

Dr. Aleksandra Kolaković Researche Associate, Institut for Political Studies, Belgrade, Serbia

Introduction History of the press, 1 as yet under-explored field, opens new issues such as circulation of men and ideas, the cultural transfers that they facilitated, as well as the hybrid identities they fostered. Since the late 19th century and the Dreyfus affair, newspapers, through means of large circulations, were transferring information to the masses and quickly became a prominent force that had significant impact in the society. 2 Already from the Franco-Russian alliance (1894) Serbia’s cooperation with France in political, economic and cultural appearance had great importance in the preservation of independence, as well as, for the further development and realization of the Yugoslav idea. Serbian diplomats in Paris and Serbian intellectuals educated in France started cooperation with French intellectuals in period before

1. This paper is a part of the project activities of the Institute for Political Studies, supported by the Ministry of Education, Science and Technological Development of the Republic of Serbia. 2. Vitanović & Vitanović, 1996, p. 139; Alber, 1998, pp. 64-66; Winock, 1999, pp. 117-123; Bjelica, Jevtović, 2006, pp. 81-82, 93-97; Brigs, Berk, 2006, p. 266. CAHIERS BALKANIQUES 140 La presse allophone dans les Balkans

the Great War. 3 In early 20th century Paris was a center of information, prominent newspapers and journals, as well as the place of diplomatic actions. After the Second World War, the new geopolitical circumstances, as well as existence and abundance of the in France, influenced on the Serbian press in France to take on new features. This paper try to inquire into the Serbian press, published in France or in the French language, and to answer how it shaped the French-Serbian (Yugoslav) relations. The aim is to explore whether the press in the was the paving stone from the cultural diplomacy to the information on the Serbian diaspora during the 20th century.

La Patrie serbe

The strength of the word of journalists and public statements of scholars and other intellectuals, accelerated by its dissemination by the press in the second decade of the 20th century, gained power to influence the public opinion, as well as, the creation of state policy. French capital became an important place for Serbian propaganda, especially in the first years of 20th century and during the Great Wa r. 4 In order to emphasize the Serbian issue to the European public, Serbian intellectuals—professors, academics, diplomats, politicians and journalists Jovan Žujović, Milenko Vasnić, Jovan M. Jovanović, Grgur Jakšić built profound ties with the group of French intellectuals—diplomats, professors of the Sorbonne and journalists Albert Malet, Ernest Denis, Victor Bérard, Auguste Gauvain, Émile Haumant, Charles Loiseau, Henry Barby and Pierre Lanaux. 5 The result of their common work were articles (Émile Haumant, Le pays Dinarique et les types Serbes d’après Mr Jovan Cvijić etc.), books (Victor Bérard, La Serbie; Ernest Denis, La Grande Serbie; Grgur Jakšić, Le Banat etc.), public speeches, organization of the Serbian day in French schools and preparation of humanitarian aid to Serbs in 1915 and 1916. Also, they were trying to launch the Serbian newspapers in French as form of cultural diplomacy of a small Balkan country. In early

3. Kolaković, 2016. 4. Kolaković, 2017, pp. 330-352. 5. ANF, АЈ/16/6074 (Dossier Mallet); ANF, F/17/2987a (A. Mallet – Mission en Macédoine études ethnographiques, 1902); F/17/26707 (Dossier Bérard); АЈ/16/113, АЈ/16/6019 (Dossier Haumant); F/17/25832 (Dossier Leger); Narodna biblioteka Srbije [National library of Serbia], Hartije Grgura Jakšića, Р558/IX/1619, G. Jakšić – N. Pašić (letter); Eisenmann, 1902, pp. 5-8; Žujović, 1920, pp. 206-209; Spasić, 1990, p. 234; Jovanović, 2001, pp. 344-345; Vojvodić, 2007, p. 409; Vesnić, 2008; Radojević, Srpska enciklopedija, p. 306; Kolaković, 2015, pp. 133-144. SERBIAN PRESS IN FRANCE DURING THE 20TH CENTURY Aleksandra KOLAKOVIĆ 141

September 1915, Grgur Jaksić and Milan Grol with a group of the intellectuals were working on the launching of the journal in the French language. 6 But the efforts of Serbian intellectuals were unsuccessful. In 1916, Serbian intellectuals in Paris published La Patrie Serbe (Serbian Homeland) under the editorship of the Dragomir Ikonić, Doctor of Philosophy. Publishing of the magazine was supported by Ljubomir Davidović, Serbian Minister of Education and Jovan Žujović, the president of the Serbian Royal Academy and a former minister, as well as other Serbian intellectuals among whom were: Aleksandar Arnautović, Milan Grol, Kosta Kumanudi, Grgur Jaksić, Mihailo Ibrovac, Bogdan and Pavle Popović, Jasa Prodanović, Jovan Radonić. 7 Collaborators of La Patrie Serbe were prominent Serbian intellectuals, mostly French students with branched connection in French society, as well as distinguished French intellectuals Ernest Denis and Émile Haumant. Intended for the Serbian youth who fled from Serbia and continued their education in France and who were expected to revive the devastated country after the war (it estimated that there were about 5000 students from Serbia in France) the journal had a specific mission. La Patrie Serbe published translations of Serbian folk and patriotic lyric poems, articles about prominent Serbs and information from the everyday life of Serbs in France, as well as texts of Serbian and French intellectuals in French language. The journal was intended also for French people who wanted to learn more about Serbs. La Patrie Serbe was effort towards preserving identity and maintaining ties with the homeland, which were accompanied with the promotion of Serbian goals and presentation of ideas related to further steps in solving the national issue through articles that express gratitude to France and French people. La Patrie Serbe became a way of presenting the country and people through mechanisms that would be recognized as elements of cultural diplomacy. La Patrie Serbe—Serbian journal in French—was the path of promotion of the Serbian national targets and the ideas related to further action in resolving national issues (actualization and realization of the Yugoslav idea). 8 Analyzing the mission of La Patrie Serbe and cooperation of French and Serbian intellectuals during the Great War (research studies on causes and consequences of the war, humanitarian aid to Serbs and the affirmation Serbian issues in the European public opinion) reproduced the influence of intellectuals on the Franco-Serbian relations shaping.

6. Jovanović Pižon, 2015, p. 129. 7. La Patrie Serbe, t. i, du 20 octobre à fin décembre 1917. 8. Kolaković, 2016, pp. 408-421. CAHIERS BALKANIQUES 142 La presse allophone dans les Balkans

Serbian (Yugoslav) Press in France in the interwar period

The French influence (political, economic and cultural) in Yugoslavia between the two world wars was inviolable due to the great part of the Yugoslav intellectuals, who were educated in Paris and other university centers in France. Cooperation between the Serbian and the French intellectuals existed before the Great War, but in the interwar period they became especially important. After the Revolution in Russia (1917), for the and especially the Serbs, France remained the protector. Serbian intellectuals—Aleksandar Arnautović and Miodrag Ibrovac, former students of Bogdan Popović and Jovan Skerić—exerted a particular influence, by disseminating the French culture in Serbian (Yugoslavian) society. In the 1924 Declaration of the Comité Slave en France, proclaimed in April 1924 in Paris, France was described as a patron country of “the idea of the solidarity of the Slavic peoples”. 9 At the same time, the Declaration expresses the will to restore good relations between the Slavic peoples. After the Great War and the defeat of Germany, with also the constant danger of German revenge, the Slavs (Czechs, Poles, Russians and Yugoslavs) in the “heart of a great French nation” and “traditional friend” they wanted to contribute to the rapprochement of the Slaves peoples. The Versailles peace conference did not bring the expected stability, France was for the Kingdom of the Serbs, the Croats and the Slovenes a formidable force guaranteeing its security and its survival, as evidenced by the process of creation of the Petite Entente, which has become one of the means of French action on the system in Europe. But, in the complicated order of Versailles system, the tutelary power and its protégé did not always understand each other. Therefore, the intellectual relations were an important part of bilateral relations between France and Yugoslavia, as well as a subsidiary means for France to exercise its influence. France retained its prestige as the capital of culture while symbolizing the political power. During the interwar period, when France had significant political economic and cultural influence in the Kingdom of Serbs, Croats and Slovenes—the 10, expressed by the term of the eternal friendship between two nations. Also, a significant number of people from the territory of the Serbs Croats and Slovenes immigrated to France in order to find work, education and a better life. The Yugoslav Colony (Jugoslovenska kolonija), the first organization

9. See: Déclaration du Comité Slave en France 10 avril 1924, Paris, juin 2018. 10. Krivokapić-Jović, 1990, pp. 248-256; Krivokapić-Jović, 2005, pp. 269-277; Krivokapić-Jović, 2007, pp. 173-184; Dimić, 2005, p. 57-72; Sretenović, 2012, pp. 209-219. SERBIAN PRESS IN FRANCE DURING THE 20TH CENTURY Aleksandra KOLAKOVIĆ 143 of Yugoslav emigration, was founded in Paris in 1928. The purpose this organization was bringing together all citizens from the Kingdom of the Serbs Croats and Slovenes, who lived in France, for solidarity assistance and to promote the interests of the homeland in France as well as “the friendly relations between France and Yugoslavia”. In Paris and every major city of France, this organization established the meeting rooms or reading rooms, library. Well educated members organized lectures in French and “Yugoslav”, music or sports manifestations, as well as, prepared the special edition of the books. In these circumstances, the Yugoslav students and immigrants launched the journals, also. Although numerous studies on the French-Serbian relations in the interwar period have been written, somehow historical science missed or blurred the issue on the Serbs who remained or came in France after 1919. Therefore, it is very important the existence of the Serbian press in France during the interwar period. After the Great War one group of Yugoslav citizens who already lived in France launched, in 1930, the journal Pariske novine (Journal Parisien). 11 Establishment of the Journal Parisien had the aim of achieving the unity and better organization of the Yugoslav diaspora in France. Journal emphasized the necessity of creations the first organization of Yugoslavs in France. It alleged the example of Czechs and Poles who already have such organizations. Readers felt confused and they asked on the issue of “political and social direction” of the Yugoslav journal, also. 12 Editors stressed that the main aim is “to disturbed solidarity of citizens living abroad”, and that journal is “for the people of the same blood and language who are living abroad” because for them is “important to understood, to hear their own language, understandable language far away”. 13 Editors of the Pariske novine also tried to do propaganda for “our nation and state […] Furthermore, it is our civic duty and our personal benefit to do all for that for stronger friendship ties with our ally France”. 14 A group of citizens points out that: “financially and technical difficulties of issuing one journal in our language in Paris are enormous”, but from the first issue acquired praise as well as contestation. Prevalent information were on the homeland, life in France (jobs, licenses, taxes, insurance, everyday life), as well as the informations on Serbs, Croats and Slovenes in Paris and other cities of France. This was the first journal dedicated to the Yugoslav Diaspora.

11. The editorial address was 24 rue des Écoles.Journal Parisien comes out every Saturday, and the annual subscription fee was 48 frcs. Pariske novine (Journal Parisien), 1, no 2, Paris, December 13, 1930. 12. Ibid. 13. Pariske novine (Journal Parisien), 1, № 3, Paris 20. decembar 1930. 14. Pariske novine (Journal Parisien), 2, № 1, Paris, January 4, 1931. CAHIERS BALKANIQUES 144 La presse allophone dans les Balkans

The topic of the French-Serbian friendship in this journal evolved from the home and host country information into the panegyric about the French-Yugoslav (the French-Serbian) eternal friendship. Pariske novine was the binding thread among the Yugoslav Diaspora, as well as the means of the maintaining the strong ties with the homeland.

Serbian (Yugoslav) Press in France after 1945

After the Second World War, opponents of the communist regime immigrated to France, and since the 60th years increased the presence of the labor emigration from the Yugoslavia, too. Since this period, new journals were launched in France in the frame of various associations of the Serbian Diaspora. 15 Commonly, they were bilingual. They brought news of their homeland but also of life in France. It is difficult to estimate what the circulation of these newspapers was and how much they were read. Also, most of the Yugoslav press from this period has not been preserved. Based on a field study conducted by the author of this paper in France in 2018 among members of the Serbian diaspora, there were contradictory testimonies about the importance of these journals. Some of the respondents (over 65 years old) do not remember reading the Yugoslav press. They were labor migrants from the 60th years. Opposed to this, the descendants of the political emigration remembered that the Serbian-language press was an important medium of information about the homeland they were forced to leave. 16 In March 1945 Journal Nova Jugoslavija [Nouvelle Yougoslavie, New Yugoslavia] started out as a newsletter of the Association of Yugoslavs in France and Yugoslavs from the French resistance movement (Komitet narodnog oslobođenja u Francuskoj). 17 Previous studies indicate that the activities of the association were controlled by the new government in Yugoslavia in cooperation with the French Communist Party. Apart from this journal, Embassy of the new Yugoslavia printed Bulletin d’information in French language, too. These publications were

15. Arhiv Ministarstva spoljnih poslova Republike Srbije (Archives of the Ministry of Foreign Affairs of the Republic of Serbia), 1948, Francuska (France), 50, 359, Annual report; AMAE, Z Europe Yougoslavie, 1944–1949, Z 510–1, Yougoslaves en France; See: Ekmečić, 1981. 16. Field research, France, Serbian Diaspora, 2018, within the framework of the bilateral cooperation PHC project French‑Serbian Relations in Diplomacy and Media Representation: Historical Experience and Contemporary Challenges, Sorbonne Paris IV and the Institute for Political Studies, Belgrade, 2018/2019. 17. The editorial address was 36 rue Paul-Valery, 75016, Paris. Nova Jugoslavija, Komitet narodnog oslobođenja u Francuskoj, Paris, 1945. SERBIAN PRESS IN FRANCE DURING THE 20TH CENTURY Aleksandra KOLAKOVIĆ 145 a cohesive means/unifying tissue of the Yugoslav Diaspora in France and mode of presentation and impact in France for the new communist government in Yugoslavia. 18 That was cultural diplomacy of the young communist Yugoslavia in the mild mist. But, it revealed that Tito’s Yugoslavia operates through the press in two ways. Firstly, the Yugoslav press in France had the role of promoting the country. It was a means of approach and a method of the cultural diplomacy. 19 From the press is expected to help overcome and/or reduction of mistrust and animosity between de Gaulle and Tito. 20 Also, the large members of Serbian political emigration lived in France. They were the Serbian royalists and former members of the Draza Mihailović’s Chetnik Movement, who had cooperation with the French right-wing parties. Serbian political emigration lunched Srpski glas [Serbian voice], Glas srpske zemljoradničke omladine [Serbian agricultural youth voice], Glas srpskog naroda [The voice of the Serbian people], Seljačka demokratija [Peasant democracy] i Slobodna tribina [The free debate]. We still do not know enough about this cooperation, but based on current research we can see the dual nature of the Serbian press of this period in France. Political emigration fought against the current communist government and sought to bring together members of the diaspora. Some of them were in French language: La vérité Yougoslave, Yougoslavie, Sindikalist and Bulletin Yougoslave. Simultaneously, the Croatian political emigration published the journals, too. Serbs also printed Naša reč [Our word], Slobodna tribina [The free forum], Zemljoradnik [Peasant] and Radikal, and Croatian journal Hrvatski radnik [Croatian worker]. All journals of Yugoslav political emigration were seen by Tito’s Yugoslavia as very destructive elements in the Yugoslav diaspora in France. 21 In 1947 New Yugoslavia, as well as the Association of Yugoslavs in France were prohibited due to the cooperation with the French communists, but already in March 1948 a new association of Yugoslavs was formed. 22 In May 1948, this cultural association of Yugoslavs began to publish an informative newsletter of Yugoslavs in France. Basically, the new association and the new Journal were created on old foundations of the New Yugoslavia and the Association of Yugoslavs

18. Selinić, 2013, pp. 218-239; Kolaković, 2013, pp. 101-122. 19. Drake, 2002, pp. 74-75; Suppan, 2005, p.192. 20. General de Gaulle considered the fate which Tito reserved for general Mihailovic as unacceptable, and considered moreover that the Yugoslav federation as such is a more than fragile state structure. See: Buisson, 1999. 21. Ekmečić, 1981, pp. 10-27. 22. Ibid. CAHIERS BALKANIQUES 146 La presse allophone dans les Balkans

in France with altered names. After a few numbers, a new journal was completely in the power of Yugoslavs who were close to the Communist Party of France. In the journals number 5 began the attack on Tito and the leadership of the SFRY and the Communist Party. 23 The Cominform clash caused disintegration of the Association of Yugoslav citizens in France and indirectly reflected on the press. In organization of Yugoslav immigrants, and the lunching the journals Rusa Supek, Anka Matić, and later professors of the University of Zagreb and painters Milivoje Uzelac and Marko Čelebonović. It seems that in editorial board of journals were more Croats then Serbs. After this, since 1949 in France, also arrived 24 journal Iz nove Jugoslavije [From the new Yugoslavia], who had a role of serving as a support to “loyal Yugoslav emigrants”. In May of 1949, the Cultural Association of Yugoslavs in France changed its name to the Association of Yugoslav Brotherhood and Unity, and started to publish the journal Bratstvo i Jedinstvo [Brotherhood and Unity]. In this period, anti-communist climate prevailed in France which also affected on the Yugoslav diaspora and especially journals until the end of the 60’s. After Informbiro’s resolution, when Yugoslavia was “opened” to the West, it seemed that, in addition to the bad relations between the French and Yugoslav communists, cultural diplomacy had the most remarkable results. However, serious problems existed in the Franco-Yugoslav relations (the De Gaulle-Tito relations, the political emigration of Serbs and Croats–Ustashas to France, the war in Algeria, decolonization and the Non-Aligned Movement). From 1956 to 1964, the decolonization process and French-Yugoslav political relations are shaped and Yugoslav publishing activities in France. At that time there were about 50 thousand Yugoslavs. Current knowledge indicates that Tito’s visit to France in 1956 had no effect on the improvement of relations between France and Yugoslavia. Association the Brotherhood and unity tooked on a more passive operation due to the sensitivity and occasional disagreements between French and Yugoslav politics. Also, it remained without their newsletter. At the same time there was a reversal of the Yugoslav agency for information and its journal Les Nouvelles Yougoslaves. 25 At the same time, political emigrants wrote about Tito’s interference in French internal affairs and accused the Yugoslav emigrants for communism and collaborationism with liberation movements in the French colonies. Such assessments were asserted by Hrvatski radnik [Croatian worker] (1956), Islam [Islam, the newspaper] (1959), Demokratija i Hrvatska sloboda

23. Nouvelle Yougoslavie, no 5, 1948. 24. It was prepared and printed in Yugoslavia and served as a tool for Tito’s propaganda among the diaspora. 25. Ekmečić, 1981, pp. 32. SERBIAN PRESS IN FRANCE DURING THE 20TH CENTURY Aleksandra KOLAKOVIĆ 147

[Democracy and Croatian Freedom] (1960), Demokratska Unija Jugoslovena and Jugoslovenski komitet za prijem imigranata [Democratic Union of Yugoslavia and the Yugoslav Committee for the admission of immigrants] (1962), Hrvatska [La Croatie] (1963) and Radikal [Radical]. So these estimates were given by Serbian and Croatian political emigration, as well as by Muslims. However, since 1964 the Yugoslav policy of abroad employment entered more freedom and democracy. During the period from 1965 to 1973 began an independent private economic initiative of the Yugoslav citizens in France and it is also affected on the Serbian press in France. From 1965 to 1968 Club of the Yugoslav Embassy, which gathered 2,350 members, was publishing Tribun [Tribune]. This journal was a tool of cultural diplomacy of Yugoslavia until 1968 when the Club was closed after a bomb attack of the anti-Yugoslav political emigration. 26 Between 1973 and 1975, the only Serbian-Croatian language in Paris was MI – mini informator [MI ‑ mini newsletter]. 27 Yugoslavia tried to organize its cultural diplomacy through the Cultural Center of Yugoslavia in Paris. Famous Yugoslav artists, writers, scientists, painters held lectures, exhibitions and concerts. Cultural Center of Yugoslavia in Paris presented the culture and science all the Yugoslav nations, and also published Pregled YU: bilten KIC SFRJ [YU Review: KIC SFRJ Bulletin] from 1976 to 1980. 28 Official influence from Yugoslavia on the Serbian press in France began to weaken from this period. It appeared newspapers that contained basic information about life and work in France. A good example is Glas [Voice], journal published by the Federation of Clubs and Societies of Yugoslav Citizens in France. 29 Also, new Serbian press in France, in period after Tito’s deat and disolution of the Jugoslavia, had character of the cultural cooperation. Horizonti [Horizons], Panorama [Panorama] and Vizija [Vision], founded by individuals and cultural associations, dealt with

26. Ibid. 27. It was published monthly, on the Serbian language. The publisher was YougoFrance, Yugoslav bookstore in 12 districts in Paris. The center of gathering of the Yugoslav diaspora and those who were seeking education and working place in France, in this period was the JugoFrance, owned by Fadil Ekmecic, a person very important for the cultural relations between France and Serbia, and above all for the researching the history of Yugoslav diaspora in France. 28. Pregled YU: bilten KIC SFRJ, Paris, 1976–1980. 29. Glas, Saveza klubova društava i udruženja jugoslovenskih građana u Francuskoj, Paris, 1980-1984. CAHIERS BALKANIQUES 148 La presse allophone dans les Balkans

artistic expression, cultural themes and literature. 30 Also, there was one magazine dedicated to the topic of adult education—Indeks [Index], bulletin of the Adult Education Center Birotehnika Paris. 31

Conclusion

This power ofthe public word had a significant impact during the Great War (1914-1918), but also the power of press reached even a greater impact during the progress of the 20th century. La Patrie Serbe published in Paris in 1916, 1917 and 1918, opened the era of the Serbian press in France. Serbian press in France in the period of the Great War was the path of presentation and affirmation of national interest. Readers of La Patrie Serbe were Serbs (Serbian students and professors) in exile. By choosing the French language for the official language of the journal, it also communicated with the French speaking people not only in France but also in Switzerland and Belgium, as well as across the Europe. Also, the journal La Patrie Serbe was in the spirit of Raymond Poincaré’s policy of L’Union sacrée and it was used for strengthening the Franco-Serbian relations and building the idea of eternal friendship between the French and the Serbs. In the interim period, the Serbian press in France moved from the Serbian focus on the Yugoslav. For the first time, the journals and magazines were addressing to the French population of Yugoslav origin. Firstly, as we saw on the example of the Pariske novine (Journal Parisien), the aim was to maintain the Franco-Yugoslav friendship (French-Serbian friendship took the Yugoslav frames). These newspapers published in France, but not in French language, had the primary goal of establishing the relationship between the homeland and diaspora. Simultaneously, the Pariske novine helped the organization of the Yugoslav diaspora in the country of the many migrants from all over the world. Until the Second World War, the Serbian press in France had the role of informational resources for the Yugoslav emigrants. In the period after 1945, the establishment of Yugoslav (and especially Serbian) newspapers and journals was deeply connected with:

A. Attitude of new communist authorities towards the issue of the Diaspora and problem of labor migration;

30. Horizonit, časopis za književnost i kulturu, Paris, 1980-1984; Panorama, Bilten Društva za umjetničke aktivnosti, Paris, 1981-1983; Vizija, list radnika-pisaca Branko Radičević u Parizu, Paris, 1982-1983. 31. Indeks, Bilten Centra za obrazovanje odraslih Birotehnika Paris, 1983-1984. SERBIAN PRESS IN FRANCE DURING THE 20TH CENTURY Aleksandra KOLAKOVIĆ 149

B. Political relations between of the new Yugoslavia and France (cooperation between the Communist Parties, the French support to Serbian political emigration, global politics changes in 1948—INFORMBIRO and the Yugoslav improvement of relations with the West, the Cold War era, the collapse of communism) C. Migratory policy in France (attitude towards migrants in France); D. Division inside the Yugoslav Diaspora (political emigration versus pro- yougoslav imigration; Serbs versus Serbs or Serbs versus Croats etc., as well as, the influence of the Churches—Orthodox versus Catholic.

Therefore, in the second half of the 20th century, the Serbian (Yugoslav) press in France played a multiple role. Tito’s Yugoslavia tried to maintain liaison with the Yugoslav Diaspora through the press, as well as to present the new state to the French and international public, especially in the first years after the Second World War. Understanding the importance of the role of texts and figures in the Serbian journals is additionally complicated due to the existence of the Serbian press in French (or in France) issued by political emigration, which is not yet fully available to researchers. At the end of the 20th century, the dissolution of Yugoslavia and the changes caused by the global use of the Internet influence on character of the foreign press in the Serbian language in France. Serbian newspapers and journals in the French sought to change the dark image of Serbia and Serbs in France. Interesting is the presence of emotional stance of the Serbian diaspora according to the opinion of the official France about the war in the former Yugoslavia-Serbians experienced that attitude as a betrayal of eternal friendship among Serbs and French. 32 But, issues of the role of current Serbian Internet portals, Facebook, newspapers and magazines in France, would be a new research topic. Previous research studies shown that the Serbian press in France during the 20th century, as a means of information and path of realization of cultural diplomacy, had role in the general circulation of men and ideas, the cultural transfers and the identities they fostered.

32. Field research, France, Serbian Diaspora, 2018, within the framework of the bilateral cooperation PHC project French‑Serbian Relations in Diplomacy and Media Representation: Historical Experience and Contemporary Challenges, Sorbonne Paris iv and the Institute for Political Studies, Belgrade, 2018/2019. CAHIERS BALKANIQUES 150 La presse allophone dans les Balkans

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Abstract: The aim of this paper is to explore, detect, describe and explain the path of Serbian press in France during the 20th century. The main hypothesis is that the press in the Serbian language was the paving stone from the cultural diplomacy SERBIAN PRESS IN FRANCE DURING THE 20TH CENTURY Aleksandra KOLAKOVIĆ 153 to the information on the Serbian diaspora. The paper would explain how Serbian journals in French language and Serbian journals in Serbian language which were lanched in France became the paths of presentation of the Serbian people through mechanisms that would be recognized as elements of cultural diplomacy. Key issue is the role which Serbian journals played in the general circulation of men and ideas, the cultural transfers that they facilitated, as well as the hybrid identities they fostered. On the basis of contents of the journals and the reading public, as well as the intellectuals engaged in creation of the journals it would be shed light on the Serbian press in France during the 20th century. Keywords: cultural diplomacy, France, Serbian diaspora, Serbian press, 20th century.

Résumé : l’objectif de cet article est d’explorer, de détecter, de décrire et d’expliquer le chemin de la presse serbe en France au cours du xxe siècle. L’hypothèse principale est que la presse en langue serbe a été le pavé de la diplomatie culturelle vers l’information sur la diaspora serbe. L’article explique comment les revues serbes en langue française et les revues serbes en langue serbe, lancées en France, sont devenues les voies pour présenter le peuple serbe à travers des mécanismes qui seraient reconnus comme éléments de la diplomatie culturelle. La question clé est le rôle que les journaux serbes ont joué dans la circulation générale des hommes et des idées, les transferts culturels, qu’elles ont facilités, ainsi que les identités hybrides qu’elles ont favorisées. À partir du contenu des journaux et leur public, ainsi que les intellectuels engagés dans leur création, on fera la lumière sur la presse serbe en France au cours du xxe siècle. Mots‑clés : diaspora serbe, diplomatie culturelle, France, presse serbe, XXe siècle.

Сажетак: Циљ овог рада јесте да истражи, открије, опише и објасни пут српске штампе у Француској током 20. вијека. Главна хипотеза је да је штампа на српском језику стаза од културне дипломатије до информација о српској дијаспори. Рад би објаснио како су српски часописи на француском језику и српски часописи на српском језику ,публиковани у Француској, постали начин презентације српског народа током 20. века кроз механизме који се могу препознати као елементи културне дипломатије. Кључно питање јесте улога коју је српска штампа играла у општој циркулацији људи и идеја, културних трансфера, које су обликовали и хибридни идентитети које су они подстакли. На основу садржаја часописа и читалачке публике, као и интелектуалаца који су били укључени у стварање часописа расветлиће се постојање српске штампе у Француској током 20. века. Кључне речи: српска штампа, Француска, културна дипломатија, српска дијаспора, 20. век. Anahtar Kelimeler: Sırp diasporası, kültürel diplomasi, Fransa, Sırp basını, 20. yüzyıl.

Λέξεις‑κλειδιά: Σερβική διασπορά, πολιτιστική διπλωματία, Γαλλία, Σερβικός Τύπος, 20ος αιώνας.

Клучни зборови: српска дијаспора, културна дипломатија, Франција, српски печат, 20 век. La presse de l’émigration bulgare en France, Allemagne et Angleterre, dans les années 1950-1970 The press of Bulgarian emigration to France, Germany and England in the 1950s and 1970s Пресата на българската емиграция във Франция, Германия и Англия през 50‑те и 70‑те години

Svetla Moussakova Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

En général, la production spécifique de l’émigration et plus particulièrement la presse périodique en langue bulgare est un phénomène peu connu et peu étudié. Plus nombreux sont les ouvrages concernant l’histoire de l’émigration bulgare concernant les raisons, les moyens, l’organisation politique et culturelle des émigrants en Europe et en Amérique dès la fin duxix e siècle. La question des sources reste ouverte, car pour la période qui précède ou suit 1944, les archives du ministère de l’Intérieur sont incomplètes ; d’autres archives sont partiellement disponibles en Bulgarie, comme celles du ministère des Affaires étrangères, du ministère de l’Intérieur bulgare, les archives centrales du Parti communiste, du ministère de la Culture, de l’ancien Comité national des Bulgares à l’étranger, certaines archives de l’église orthodoxe. Les archives privées représentent également une source incontournable, très peu connue, et souvent dispersée entre plusieurs pays 1. Hormis les études des historiens et des politistes, l’édition des documents et textes officiels, une source intéressante et de plus en plus abondante est celle des

1. Paprikoff, 1985. CAHIERS BALKANIQUES 156 La presse allophone dans les Balkans

publications de nombreux mémoires, témoignages, journaux, autobiographies romancées des émigrants politiques 2. La série la plus intéressante est constituée des éditions des émigrants, notamment les périodiques, mais aussi des recueils de textes littéraires, éditions spéciales, collections littéraires, brochures commémoratives. Il s’agit souvent de séries peu répertoriées et difficilement disponibles. Notre recherche se poursuit principalement dans les fonds bulgares de la Bibliothèque nationale de France qui conservent la plupart des périodiques mais aussi dans quelques archives privées en France et en Bulgarie. De nombreux entretiens ont été réalisés à Paris et à Sofia. Tout au long de mes recherches à Paris, l’aide amicale et professionnelle de Mme Helena Andréeva, ancien conservateur en chef à la Bibliothèque nationale, a été particulièrement précieuse. À la Bibliothèque nationale bulgare « Cyril et Méthode » il existe un Fonds spécial qui s’étend jusqu’au 23 mars 1990, date à laquelle le ministère de la Culture mit fin à l’interdiction pour les lecteurs d’accéder aux livres, journaux, revus et documents non communicables et ordonna leur intégration dans le fonds commun. Selon l’information de Mme Julia Karadatchka, historienne et bibliographe en chef de la Bibliothèque nationale que nous avons eu l’occasion d’interviewer, la plupart des livres et des documents édités dans les années 1960 à Paris sont arrivés dans la période 1976-1979 probablement par le biais des échanges avec la BNF.

Chronologie et typologie

Pour bien comprendre l’évolution de la presse périodique bulgare en France et en Europe, il est important de rappeler la périodisation et la typologie de l’émigration politique, qui, d’ailleurs, présente une faible tradition migratoire 3. Vers la fin duxix e siècle une première vague d’émigrants est partie pour l‘Amérique du Nord, le Canada, l’Amérique du Sud ; il s’agit dans la majorité des cas de populations qui quittaient le pays pour des raisons économiques avant tout, mais aussi à la suite des découpages successifs du territoire balkanique après les guerres.

2. Citons parmi d’autres : Borissov, 2002 ; Grouev, 2002 ; Karaboulkov, 2000 ; Dotchev, 1998 ; Nikolaev, 1994 ; Dimitrov, 1993 ; Daskalov, 1993 ; Barev, 1993 ; Peltekov, 1993 ; Moser, 1992. 3. Panayotov, 1990 ; Mitev, 1993 ; Traykov, 1993 ; Gardev, 1994. LA PRESSE DE L’ÉMIGRATION BULGARE EN FRANCE, ALLEMAGNE ET ANGLETERRE, DANS LES ANNÉES 1950‑1970 157 Svetla MOUSSAKOVA

Dans la période contemporaine, trois flux de migrations politiques sont connus ; après la guerre bulgaro-serbe de 1885-1886, puis, après l’assassinat du premier ministre Stefan Stambolov en 1895, et enfin, après la guerre civile de 1923. Après 1944, l’émigration de caractère majoritairement politique se répartit en trois périodes : entre 1944 et 1947, une première vague d’hommes politiques, diplomates, militaires, étudiants et boursiers en Allemagne ou en Italie, et monarchistes, quittent le pays pour s’installer en Europe. Ils ne sont pas nombreux, mais ils ont fait des études, ils viennent de milieux aisés, connaissent bien les langues et la culture des pays d’accueil, ce qui facilite fortement leur adaptation et leur intégration. La deuxième période, entre 1947 et la fin des années 1950, se caractérise par une typologie différente. Il s’agit d’abord d’une émigration de masse liée à la situation politique : c’est la consolidation du pouvoir du Front de la Patrie sous l’égide du parti communiste, mais aussi le début du processus de nationalisation, de la répression contre les petits propriétaires, et le début du mouvement coopératif. Les émigrants sont alors les opposants au régime, des propriétaires ruinés, des paysans ; leur situation est modeste, le niveau d’étude peu élevé et leur destination n’est pas exclusivement l’Europe ; après un passage dans les camps des pays balkaniques voisins, leur situation reste instable et ils optent pour une émigration, souvent vers l’Amérique, ou rentrent en Bulgarie. Une troisième période caractérise l’époque qui suit 1956 quand, à la suite des changements dans la situation politique internationale, la typologie de l’émigration bulgare s’est encore modifiée : l’intérêt général envers les émigrants de l’Est diminue considérablement, les subventions baissent également, et les desseins des nouveaux émigrants, de moins en moins nombreux, changent 4.

Paris, centre des organisations de l’émigration bulgare

La France a toujours eu un fort symbolisme pour les Bulgares, traditionnellement francophones et francophiles. Pays de la Révolution, de la démocratie et de liberté, elle devient vite une priorité pour les émigrants politiques qui fuient après 1944 l’arrivée du Front populaire au pouvoir. La représentation bulgare auprès de

4. Notons l’étude importante de Elena Statelova et Vassilka Tankova, Les bannis, Plovdiv, 2002, et les travaux de l’historienne Boyka Vassileva, une référence pour toute étude sur l’émigration en 1991 et 1999. CAHIERS BALKANIQUES 158 La presse allophone dans les Balkans

l’Organisation internationale des réfugiés (IRO), qui est très active à cette époque, estime à environ 2000 ces émigrants bulgares 5. La France est le seul pays où l’émigration couvre tout le large registre politique qui s’étend des anarchistes jusqu’à l’extrême droite fascisante. Le premier journal bulgare en français apparait à Paris le 15 juin 1947 sous le titre Le peuple bulgare ; il représente une tribune de l’émigration anti-communiste qui déclare la guerre aux communistes et aux impérialistes soviétiques au nom de la restauration de la démocratie en Bulgarie à l’image des pays occidentaux. Un appel est adressé « aux peuples libres et indépendants dans le monde » ainsi qu’à « tous les véritables démocrates du monde » par « les frères des Balkans et les peuples-esclaves de la zone soviétique ». Il est édité au nom du Mouvement de résistance nationale démocratique bulgare, les noms des éditeurs et des rédacteurs ne sont pas précisés. À la lecture des premiers quatre numéros, il parait évident qu’il existe des différences et des confrontations au sujet de la ligne éditoriale du journal qui tombe progressivement sous l’influence duleader du parti agraire de G.M. Dimitrov qui, depuis Washington où il réside, soutenu par le Comité américain “Free Europe”, s’autoproclame l’unique et légitime leader de l’opposition anti-communiste et antifasciste. La réaction des abonnés, des intellectuels, des diplomates, des républicains et des monarchistes, est immédiate, car ils rejettent la prétention de G.M. Dimitrov de vouloir être le seul porte-parole de la nation bulgare à l’étranger. Alors, il n’est pas étonnant que dès le numéro cinq du 31 décembre 1947 le journal change de nom et devienne La Bulgarie libre et indépendante. Le journal devient dorénavant l’édition du Comité national bulgare « La Bulgarie libre et indépendante », l’organisation de l’émigration politique la plus connue qui veut représenter officiellement l’émigration bulgare dans le monde. Créée en août 1948 à Washington par le Dr. G.M. Dimitrov, elle organise des comités en Europe, en Amérique, en Australie, et après la fin des années 1950, installe son siège à Paris. L’organisation représentait un large registre de l’opposition politique en émigration et son activité se manifeste notamment à travers ses éditions. Au fur et à la mesure de la lecture des numéros successifs, apparaît le caractère instable de cette formation et la mise en évidence des profondes contradictions, désaccords, querelles et disputes qui fragilisent l’action politique de l’émigration. Son journal La Bulgarie libre et indépendante, est édité en français et en bulgare sous la direction de G.M. Dimitrov. Pendant les années 1951-1956, il est édité à Munich en allemand, sous la direction de Georges Noev. En 1956, le

5. Signalons deux ouvrages qui traitent quoiqu’indirectement cette problématique : Tankova, 2000 et le recueil L’Autre Bulgarie, 2000. LA PRESSE DE L’ÉMIGRATION BULGARE EN FRANCE, ALLEMAGNE ET ANGLETERRE, DANS LES ANNÉES 1950‑1970 159 Svetla MOUSSAKOVA

Comité national bulgare commence à publier le journal Mladejka borba (Lutte de la jeunessse), organe des sections Jeunesse nouvellement créées à Paris et ensuite en Allemagne. Ce journal très dynamique, publié dans la période 1956-1971, possède une annexe culturelle Tapan (Tambour) avec sept numéros sortis entre février 1960 et septembre 1961 ; il édite également une collection du même nom qui change ensuite de titre pour devenir Narodna borba (Lutte du peuple). Cette collection attire l’attention notamment par ses textes littéraires : poésies, nouvelles, romans, aphorismes, essais ; la majorité des publications, certes, ont une vocation strictement politique, mais il est intéressant de mentionner la publication, par exemple, des célèbres Aphorismes de Trifon Kounev, dont l’édition est censurée en Bulgarie (numéro 6 de la collection). De nombreux classiques bulgares, poètes, romanciers et essayistes sont souvent présentés. Le Comité national bulgare « La Bulgarie libre et indépendante » publie également une revue mensuelle de politique et de culture dont le titre est Osvobojdenie (Libération). Créée en novembre 1949, sous la direction de Vassil Yuroukov, la revue est éditée en bulgare et en français pendant 15 ans jusqu’en 1965, d’une manière irrégulière, avec 54 numéros au total. Dans le premier numéro l’éditorial annonce l’objectif principal : « remplacer tous les Bulletins existant à Paris et à Vienne pour unifier les efforts des frères écrivains, ceux qui luttaient pour la libération du joug communiste 6 ». Les éditions de l’émigration bulgare à Paris dans les années 1970-1980 sont liées avant tout à la création du Mouvement de libération bulgare, vite devenu l’organisation la plus active de l’émigration politique en Europe. Il s’agit d’une sorte de continuation de l’activité du Comité national bulgare qui connaît un net déclin après la mort de G.M. Dimitrov en 1972. L’organe du Mouvement, la revue Badechte (Avenir), créée en novembre 1973 s’illustre rapidement comme une tribune ouverte de l’émigration sous la direction de Tzenko Barev. La revue, éditée pendant 19 ans sans interruption en bulgare et en français, – 166 numéros au total – disparaît en décembre 1991, après l’édition des quatre derniers numéros en Bulgarie, où retournent ses rédacteurs. La presse périodique de l’émigration bulgare comporte également de nombreux dossiers almanachs, brochures, bulletins d’information, tels que les Bulletins d’information, janvier 1979-juin 1986 et un deuxième Bulletin du Mouvement de Libération Bulgare, édition du Département « Presse, idéologie et propagande », de janvier à avril 1981, ainsi que le Bulletin du Mouvement de Libération Bulgare, édité entre juin 1979 et mai 1983. Entre mai 1985 et octobre 1989 paraissaient les Dossiers, la série qui est venue remplacer le Bulletin. Une troisième série d’éditions

6. Osvobojdenie, numéro 1, novembre 1949. CAHIERS BALKANIQUES 160 La presse allophone dans les Balkans

du Mouvement de libération bulgare, les Brochures, sont éditées de manière irrégulière et ne sont pas toutes datées 7.

Vazrajdane (Renaissance)

La presse périodique suit les transformations de l’organisation politique de l’émigration. En 1949 à Paris est créée l’Union des Bulgares libres, organisation autour du cercle idéologique et littéraire Vazrajdane (Renaissance), qui publie une revue du même nom entre 1949 et 1951. La première année sortent neufs numéros, dont trois numéros doubles et la deuxième année, six numéros doubles. Plusieurs numéros, édités à Londres ou à Paris n’ont pu être retrouvés. La revue éditée en bulgare par les rédacteurs et fondateurs, Yordan Péev, Stephan Grouev et Dimitar Sotirov, est financée par des fonds privés et imprimée dans une imprimerie russe. L’éditorial du premier numéro affiche son ambition : présenter à travers la revue une tribune ouverte pour l’expression de toute position libre, respectueuse et tolérante pour discuter efficacement des problématiques importantes liées au passé, au présent et au futur de la Bulgarie. L’objectif principal affiché est l’unification de l’émigration bulgare, dispersée dans de nombreux pays dans le monde, en améliorant ainsi l’image du peuple bulgare au regard du public européen. Les rédacteurs prennent une distance par rapport à toutes les rivalités partisanes, confrontations inutiles, oppositions hostiles qui fragilisent l’émigration politique. Ils préconisent de laisser au peuple souverain le soin de résoudre les différends après la libération du pays. Il est évident que cette position œcuménique et tolérante se distingue de l’action du Comité national bulgare qui monopolise le leadership de la représentation du combat commun. Cela dit, le principe reste toujours le même, l’unité de l’émigration anti-communiste, mais selon une voie démocratique. La revue a une large diffusion à travers toute Europe et devient vite l’édition la plus lue au sein de l’émigration bulgare. La richesse de ses nombreuses rubriques telles que Les Bulgares à l’étranger, Tribune libre, Revue de presse, Notes culturelles, contribue grandement à sa popularité. Cette large diffusion se manifeste par le nombre élevé des correspondants à l’étranger, ainsi que par l’abondant courrier des lecteurs entretenus surtout par les émigrants en Angleterre et en Allemagne. Quant au cercle Vasrajdane, vite transformé en un centre intellectuel réputé, d’abord à Paris, et ensuite de Londres à New York, il cesse son activité en 1957 pour créer trois ans plus tard, en 1960, un autre cercle de réflexion nommé Balgarsko ognichte (Foyer bulgare). Sa revue Balgarski pregled (Cahiers bulgares)

7. Plusieurs datations de ces éditions sont connues. LA PRESSE DE L’ÉMIGRATION BULGARE EN FRANCE, ALLEMAGNE ET ANGLETERRE, DANS LES ANNÉES 1950‑1970 161 Svetla MOUSSAKOVA commence à paraître en janvier 1961, en anglais, pour continuer jusqu’en 1991. Parallèlement, Balgarsko ognichte édite un Bulletin d’information à partir de 1988. Une riche activité culturelle se manifeste à travers l’aide à l’édition des œuvres d’auteurs bulgares dans le monde, la création des prix littéraires, la constitution des archives et plus spécialement la création du Fonds bulgare auprès de l’Institut Hoover en Californie.

Conclusion

Un des résultats de l’examen des éditions de l’émigration bulgare dans la période 1950-1970 a démontré clairement qu’il s’agit d’une production issue directement des objectifs politiques de l’émigration ; les valeurs esthétiques et littéraires des textes examinés cédaient la place au message politique ; pour la plupart il est question d’éditions culturelles fugaces, très irrégulières, majoritairement de caractère amateur, avec quelques rares présences de journalistes ou littérateurs professionnels ; le ton patriotique est prépondérant dans toute cette production, et enfin, le manque flagrant d’unité politique domine le discours de toutes ces éditions. L’examen de ces fonds a démontré l’absence d’une presse culturelle et littéraire, telle qu’elle était connue dans le cas des mouvements d’émigration des Tchèques, des Polonais et des Russes. Les éditions, revues, journaux, almanachs, anthologies ont été publiés d’une manière irrégulière et étaient entièrement consacrés à la lutte politique de l’émigration. Pour ces raisons, la production littéraire d’exil représentée par les éditions de l’émigration politique en France est restée relativement peu connue dans le contexte actuel d’examen du passé. Notre étude a également mis en lumière le fait que dans leur majorité, ces écrits à message politique ne présentent que rarement des qualités littéraires, et leur signification se limite à l'impact du témoignage personnel. Pourtant, il est nécessaire aujourd’hui de récolter et de systématiser cette production souvent inconnue, dispersée sur tous les continents, étape indispensable avant la véritable approche critique. L’ampleur de cette tâche difficile mobilise déjà les ambitions des historiens de la culture et de la littérature autour d’une réflexion à la fois critique et historique sur la place et le rôle de cette production au sein de la culture nationale 8.

8. Kraev, 1992, p. 6 ; Nicolov, 1995, p. 31-32 ; Kmetova, 1998, p. 412-420 ; Gospodinov, 1997, p. 6-10 ; Damianova, 1997, p. 1 ; Dimitrov, 2002, p. 9 ; Gortcheva, 2015, p. 13-34. CAHIERS BALKANIQUES 162 La presse allophone dans les Balkans

Dans ces dernières années les collections de l’ensemble de la production de l’émigration attirent l’attention des chercheurs comme en témoignent les discussions dans la presse nationale concernant son rôle dans la littérature bulgare. Les débats vifs à ce propos sont la preuve de l’actualité du sujet et du long chemin qui reste encore à parcourir.

Bibliographie

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Nicolov Nicolas [Николов Никола], 1995, « Българската емигрантска художествена литература » [La littérature bulgare de l’émigration], Rodna retch, 1, p. 31-32. LA PRESSE DE L’ÉMIGRATION BULGARE EN FRANCE, ALLEMAGNE ET ANGLETERRE, DANS LES ANNÉES 1950‑1970 165 Svetla MOUSSAKOVA

Résumé : les ouvrages concernant l’histoire de l’émigration bulgare et l’organisation politique et culturelle des émigrants en Europe restent peu nombreux. La série la plus intéressante est constituée des éditions des émigrants, notamment les périodiques, mais aussi des recueils de textes littéraires, éditions spéciales, collections littéraires, brochures commémoratives, séries souvent peu répertoriées et difficilement disponibles. Notre recherche se poursuit principalement dans les fonds bulgares de la Bibliothèque nationale de France et dans quelques archives privées en France et en Bulgarie. De nombreux entretiens ont été réalisés à Paris et à Sofia. La France a toujours eu un fort symbolisme pour les Bulgares, traditionnellement francophones et francophiles. Pays de la Révolution française, de la démocratie et de liberté, elle devient vite une priorité pour les émigrants politiques bulgares qui fuient après 1944 l’arrivée au pouvoir du Front populaire. La présente étude veut montrer les stratégies globales de la presse d’émigration bulgare et surtout souligner le fait qu’elle suit inéluctablement les circulations et les transferts des centrales politiques en Europe. Mots-clés : émigration, presse bulgare, presse francophone

Abstract: Few are the works about the history of Bulgarian emigration and about the political and cultural organisation of the emigrants in Europe and in America from the end of the 19th century. The most interesting series is built of emigrants’ editions, in particular periodicals, but also a corpuses of literary texts, special editions, literary collections, and commemorative pamphlets, often hard to access. Our study carries on mainly within the Bulgarian collections of the Bibliothèque nationale de France and also in some private archives in France and Bulgaria. Many interviews have been conducted in Paris and Sofia. France always had a strong symbolism for the Bulgarians, traditionally French speaking and Francophile. Country of the French Revolution, on democracy and freedom, it quickly became a priority for the Bulgarian political emigrants who flee, after 1944, the arrival to power of the Popular Front. This study aims to show the global strategies press of the Bulgarian political emigration and to underline the fact that this press inevitably follows the circulations and transfers of the political centres in Europe. Keywords: bulgarian press, emigration, French‑speaking press

Резюме: Трудовете, посветени на историята на българската емиграция и на нейните културни и политически организации в Европа, са все още малобройни.Най‑интересната част за това изследване е съставена от емигрантските издания и по‑точно от нейния периодичен печат, а също така и от сборници на литературни текстове, специални тематични броеве, литературни библиотеки и брошури, посветени на значителни дати и събития. В по‑голямата си част става дума за поредици, не пълно каталогирани и много често трудно достъпни. Нашего изследване засяга най‑вече българските фондове на Френската национална библиотека, където се пазят голяма част от периодичните издания, но също така са използвани и текстове от частни архиви във Франция и България. Бяха направени и многобройни интервюта в Париж и София. Франция е имала винаги значителен символичен смисъл за българите, които по исторически причини са традиционно франкофили и франкофони. Франция, страната на Френската революция, на демокрацията и на свободата, бързо се превръща в приоритет за българските политически емигранти, които напускат страната след 1944 г. след идването на власт на Народния фронт. Настоящето изследване няма амбицията да анализира в нейната цялост богата преса на българската политическа емиграция, а да анализира нейните общи стратегии и най‑вече да подчертае факта, че през целия изследван период емигрантската преса следва неизменно пътищата на политическите централи в Европа. Ключови думи: българска преса, емиграция, френска преса

Anahtar Kelimeler: göç, Bulgarca basın, Fransızca konuşan basın

Клучни зборови: емиграција, бугарски печат, француски јазик

Λέξεις‑κλειδιά: μετανάστευση, βουλγαρικός Τύπος, γαλλόφωνος Τύπος Typologisation de la presse en langues étrangères en Bulgarie et de la presse bulgare en France au cours de la première moitié du ххe siècle Typologization of the Foreign Language Press in Bulgaria and the Bulgarian Press in France in the First Half of the 20th Century Типологизация на пресата на чужди езици в България и на българската преса във Франция през първата половина на ХХ век

Prof. Zdravka Konstantinova, Ph. D. Faculté de journalisme et de communications de masse, Université de Sofia Saint-Clément d’Ohrid

Périodisation La typologisation de la presse écrite allophone en Bulgarie et de la presse bulgare à l’étranger fait émerger quatre périodes majeures.

• La première se situe au temps du Réveil national lorsque les débuts de la propagande bulgare en langue étrangère sont posés dans la presse écrite avec le journal « Dunavskii lebed » [Le Cygne du Danube] (Belgrade, 1860-1861) contenant des textes en bulgare, en français et certains en grec 1.

1. Getova, 2005. CAHIERS BALKANIQUES 168 La presse allophone dans les Balkans

FIGURE 1. LE JOURNAL DUNAVSKII LEBED [LE CYGNE DU DANUBE] NO 24, 1ER MARS 1861.

• La deuxième période suit la restauration du troisième État bulgare en 1878 et se prolonge jusqu’au 9 septembre 1944, c’est l’époque du premier capitalisme bulgare. Elle voit paraître une presse écrite allophone rédigée dans les 16 langues suivantes : albanais, allemand, anglais, arménien, espéranto, français, grec, ido, italien, ladino, latin, polonais, roumain, russe, turc, ukrainien. Depuis l’émergence de la presse écrite bulgare en 1842, avec la revue « Luboslovie » (Smyrne, 1842, 1844-1846), jusqu’au 9 septembre 1944, les journaux et les revues bulgares sont au nombre de 10 270 2.

2. Български периодичен печат (1844-1944). Анотиран библиографски указател. [Les périodiques bulgares (1844-1944). Index bibliographique annoté]. 3 tomes, 1962, 1966, 1969. TYPOLOGISATION DE LA PRESSE EN LANGUES ÉTRANGÈRES EN BULGARIE… Zdravka KONSTANTINOVA 169

• La troisième période (à l’époque du totalitarisme) couvre l’époque qui va de l’instauration du totalitarisme en Bulgarie après le 9 septembre 1944 jusqu’au 10 novembre 1989. Un changement cardinal survient dans les médias en Bulgarie, soumis désormais au parti-État. Un changement s’opère également dans la presse écrite des Bulgares à l’étranger, essentiellement à la suite de l’émigration politique. • La quatrième période débute après le 10 novembre 1989, c’est le deuxième capitalisme bulgare. Outre les mutations cardinales qui frappent la société et le développement de la liberté d’expression, figurent aussi parmi les facteurs des transformations dans la presse écrite, les nouveaux médias et pour la presse des Bulgares à l’étranger, le grand nombre d’émigrés venus de Bulgarie.

La typologisation de la presse révèle une série de spécificités historiques, sociopolitiques, économiques, culturelles, communicationnelles, etc. Les approches allophones de la presse écrite bulgare en Bulgarie et en France au cours de la première moitié du хxe siècle (jusqu’au 9 septembre 1944), leur typologisation peuvent être diverses, par exemple, lieux de mémoire (Pierre Nora), « Balkans-balkanisme » (Maria Todorova) 3, ou « Ma patrie a-t-elle raison ou non ! Ou encore, la propagande extérieure des pays balkaniques (1821-1923) » (Ivan Iltchev) 4, ou le nœud d’un réseau de communication (Manuel Castells) 5, etc. Je n’aborderai pas les stratégies de la communication, les spécificités de la traduction journalistique, ni ses plateformes idéologiques. Je dresserai ici un tableau général de la typologisation de la presse.

La presse bulgare francophone

La presse bulgare en langue étrangère la plus nombreuse jusqu’au 9 septembre 1944 est en français, 100 périodiques. Ce nombre ne tient pas compte d’un grand nombre de périodiques bulgares qui ne publient que quelques textes en français. Une grande partie de l’intelligentsia bulgare, diplômée à l’étranger entre 1878 et 1910, a fait ses études en France, en Suisse et en Belgique 6 et le français continue

3. Todorova, 2009. 4. Iltchev, 1995. 5. Castells, 1996. 6. Manafova, 1994. CAHIERS BALKANIQUES 170 La presse allophone dans les Balkans

d’être la lingua franca au début du хxe siècle. Par ailleurs, depuis l’époque du Réveil national, les Bulgares montrent une affinité prononcée pour la culture française 7. Sur les 100 publications francophones en question, 86 datent du ххe siècle. À cette époque, la presse bulgare francophone paraît principalement en Bulgarie (68 journaux et revues), la majorité dans la capitale, Sofia, 52 publications. Le reste des publications, en province, esquisse les topoï du développement social, économique et culturel progressiste dans le pays : à Plovdiv, quatre périodiques, trois à Svishtov, deux à Lom et à Pléven, un à Varna, à Eski Djoumaïa (aujourd’hui Targovishté), à Kustendil, à Roussé, à Shoumen. À Sofia, un périodique albanais 8, un russe 9 et un français 10 sont édités également en français. À l’étranger, les périodiques bulgares en français sont plus nombreux à Paris, cinq, trois à Lausanne et à Genève, deux à Thessalonique et à Berne et un à Berlin, à Bruxelles, à Bucarest, à Vienne, à Prague. Quelques publications n’indiquent pas leur lieu de parution. Ces topoï à l’étranger retracent essentiellement les activités des mouvements politiques. Au cours de la période étudiée, ce sont les périodiques d’associations citoyennes qui sont les plus abondants dans la presse bulgare francophone : 19.

• Parmi ces derniers, la revue Pax per foederatiomen (Sofia, 1919) me semble exceptionnelle parce qu’elle paraît parallèlement en bulgare. Cette revue est l’organe de presse de la Société bulgare pour la paix par l’alliance, la fédération des États. C’est une publication pacifiste dans laquelle apparaissent les noms de bon nombre d’intellectuels bulgares. • En dépit de son tirage modeste, le bulletin officiel du Rotary club de Sofia, Rotary club de Sofia (Sofia, 1932-1939), publié en français, est diffusé en 33 000 exemplaires à travers le monde au cours de ses sept années d’existence. Il parvient jusqu’à Ceylan, à Bornéo britannique, dans l’île Fidji, à Malaya, en Nouvelle-Zélande. Les citations du Rotary club de Sofia dans la presse francophone sont également la conséquence d’un intérêt provoqué pour le pays, un des objectifs de cette publication.

7. Gentchev,1979. 8. L’Indépendance Albanaise (Sofia, 1915) : en défense des intérêts albanais devant le monde extérieur. 9. France‑Bulgarie (Sofia, 1919-1921), revue illustrée, éditée par la filiale de Sofia de l’Alliance française et la Chambre de commerce française de Sofia. Elle popularise l’économie et la culture françaises. 10. Nouvelle voie (Sofia 1932-1939) : bulletin mensuel des travailleurs chrétiens russes à l’étranger. TYPOLOGISATION DE LA PRESSE EN LANGUES ÉTRANGÈRES EN BULGARIE… Zdravka KONSTANTINOVA 171

• La Municipalité de Sofia publie en 1934 un numéro spécial de 32 pages, Paris‑Sofia, avec une édition en bulgare et une édition en français, à l’occasion de la visite du Président français et des membres du Conseil municipal de Paris.

Dans la presse bulgare francophone, les publications périodiques d’associations citoyennes sont suivies, en termes de nombre, par celles des organisations politiques : 16, toutes éditées à l’étranger. Parmi elles, le journal La Fédération balkanique (Vienne, 1924-1932), organe de la Fédération communiste balkanique, a la plus longue vie. Nous retrouvons parmi ses collaborateurs Gueorgui Bakalov, Stepan Raditch, Henri Barbusse, etc. Vient ensuite, en termes de longévité, le journal Zemedelsko zname [Le Drapeau agrarien] (Prague, 15 septembre 1923-novembre 1928), organe de presse paraissant à l’étranger du parti Union populaire agrarienne bulgare, avec des textes en français et en tchèque. La place suivante, en termes de nombre, revient à la presse périodique économique en langue française : 13 périodiques. Le Bulletin des chambres de commerce et d’industrie bulgares (Sofia, 1921-1943) est celui qui est publié le plus longtemps, il paraît aussi en allemand depuis le début de 1941. C’est alors qu’il commence à exprimer l’orientation germanophile du pays. Viennent alors, par leur nombre, parmi les périodiques bulgares francophones : dix d’information, neuf de philatélie, sept journaux officieux, six journaux scolaires (quatre de lycéens et deux d’étudiants), trois de publicité, deux de médecine, deux de branche (roulements à billes, bonneterie), deux satirico-politiques, un de statistiques, un de météorologie et un de sports. Les journaux officiels bulgares édités en français s’efforcent de construire une image positive du pays. À partir de 1913, le ministère des Affaires étrangères et des Cultes entretient déjà régulièrement de tels journaux. Leur thématique est sociopolitique, économique, culturelle, folklorique, touristique. Ils constituent la principale tribune de la diplomatie bulgare et sont diffusés dans le monde entier. Des personnalités issues de l’élite intellectuelle du pays participent au comité de rédaction qui crée le journal L’Écho de Bulgarie (Sofia, 1913-1923), remplacé plus tard par le quotidien La Bulgarie (Sofia, 1923-1935) qui accorde une attention particulière aux pays voisins : par exemple, avec la rubrique permanente de deuxième page, « Chez nos voisins ». CAHIERS BALKANIQUES 172 La presse allophone dans les Balkans

FIGURE 2. LE QUOTIDIEN LA BULGARIE, NO 3229, 22 MAI 1934

La Parole Bulgare (Sofia, 1936-1943), hebdomadaire politique, économique et littéraire, est une publication officielle du ministère des Affaires étrangères. Avec une structure moderne par pages thématiques et une abondance de photographies, de reportages photo. TYPOLOGISATION DE LA PRESSE EN LANGUES ÉTRANGÈRES EN BULGARIE… Zdravka KONSTANTINOVA 173

FIGURE 3. LA PAROLE BULGARE (SOFIA, 1936-1943), HEBDOMADAIRE POLITIQUE, ÉCONOMIQUE ET LITTÉRAIRE, No 600, 6 SEPTEMBRE 1939

Robert Hennart ancien directeur de l’E.S.J. de Lille, a été étudiant dans cette école entre 1932 et 1935. À cette époque, l’école recevait La Parole Bulgare et La Macédoine 11. Voici ce qu’il m’a écrit le 13 novembre 2004, (École supérieurе de journalisme – ESJ de Lille) :

11. La Macédoine (Genève, 1927-1938) est un journal hebdomadaire politique, proche des partisans de Mihailov de l’ORIM (Organisation révolutionnaire interne de Macédoine). Il paraît en français en 226 numéros, 111 d’entre eux (à partir du 110e) contiennent aussi des textes en anglais et en allemand. CAHIERS BALKANIQUES 174 La presse allophone dans les Balkans

FIGURE 4. ROBERT HENNART

Ces quelques lignes m’ont été écrites par Robert Hennart le 13 novembre 2004 au cours du dîner de gala (où nous avons fait connaissance) à l’occasion du 80e anniversaire du plus ancien établissement d’enseignement supérieur de journalisme en France : l’École supérieurе de journalisme de Lille – ESJ. Il y avait enseigné la géographie politique. Lorsqu’il a été question de journaux bulgares en français, il s’est tout de suite souvenu de La Parole Bulgare et de La Macédoine. À la suite de quoi, il a ajouté que les Bulgares n’étaient aucunement des « … phones » sauf des « bulgarophones ». Il est possible que cette impression lui soit venue aussi de nos journaux de l’époque. Le Journal des Journaux (Sofia, 1916-1944) est une publication de la Société des journalistes de la capitale. Son numéro spécial en français du 4 mars 1919 paraît à l’occasion de l’anniversaire de la Libération de la Bulgarie du pouvoir ottoman, en 1878. Il a pour objectif, à la veille du Traité de Neuilly, de tracer « les frontières de la nation bulgare d’après la science, les traités et les accords ». France‑Bulgarie (Sofia, 1919-1921) s’efforce de promouvoir les relations économiques entre les deux pays, d’expliquer à l’opinion publique française, y compris aux armées d’occupation françaises en Bulgarie, les suites désastreuses du Traité de Neuilly. TYPOLOGISATION DE LA PRESSE EN LANGUES ÉTRANGÈRES EN BULGARIE… Zdravka KONSTANTINOVA 175

FIGURE 5. FRANCE‑BULGARIE (SOFIA, 1919-1921), NO 3, 15 JUILLET 1919

Un nouveau France‑Bulgarie (Sofia, 1938-1940) est édité par la filiale de Sofia de l’Alliance Française et par la Chambre de commerce française de Sofia, avec pour objectif de faire la propagande de l’économie et de la culture françaises.

La presse bulgare en France

Entre le début du ххe siècle et le 9 septembre 1944, douze périodiques bulgares font leur apparition en France, onze à Paris (dont cinq en bulgare) et un publié à Marseille, en bulgare. Parmi les six périodiques bulgares qui paraissent en France en langue bulgare entre le début du ххe siècle et le 9 septembre 1944, les publications politiques qui prédominent. Par ordre chronologique, ce sont :

• Nash pat [Notre voie] (Paris, 192…?) : organe d’un groupe anarchiste bulgare à Paris, ronéotypé, au sujet duquel les informations conservées précisent qu’il paraissait dans les années 20. • Le bimensuel Makedonsko delo [La Cause macédonienne] (Paris, 1925-1933), organe de l’Organisation révolutionnaire interne de Macédoine (unie), qui est synchronisée avec le Komintern de Moscou. Le CAHIERS BALKANIQUES 176 La presse allophone dans les Balkans

journal paraît à Paris, mais aussi à Berlin et à Vienne. Il propage les idées d’une Macédoine unie et indépendante au sein de la Fédération balkanique selon son Manifeste de mai 1924. Suivant les consignes staliniennes sur la question des nationalités, cette organisation lance pour la première fois l’idée d’une nation macédonienne à part, y compris sur les pages de son organe de presse Makedonsko delo. • Narodna volia [La Volonté populaire] (Paris, 1927-1929) est une revue culturelle et politique, organe de la représentation à l’étranger de l’Union populaire agrarienne bulgare. Elle exprime les positions des centristes de ce parti. Elle soutient la politique de la Petite Entente 12. D’éminentes personnalités publiques étrangères collaborent à cette revue : Francesco Nitti, Édouard Beneš, Anatole de Monzie, André Pierre, Vladimir Lebedev, Serguei Voronov, etc. • Zemedelets [L’Agriculteur] (Paris, 1928-1929) se fait également l’expression des vues des centristes au sein de l’Union populaire agrarienne bulgare, partisans de l’unification sud-slave. • Badechte [L’Avenir] (Paris, 1930-1931) est l’organe de l’Union des associations pour une unification des Slaves du Sud, édité en bulgare et en serbe. Il est l’œuvre d’émigrés bulgares : des membres de l’Union agrarienne bulgare « Aleksandre Stamboliyski » et d’émigrés serbes. Parmi les collaborateurs de cette publication figurent Kosta Todorov, Svetozar Pribitchevitch, Assen Stamboliyski, Dobri Tafrevski, le docteur Milan Prelog, etc. En serbe, outre la revue précitée Boudouchnost [L’Avenir] (Paris, 1930-1931), publiée à Paris, paraît en serbe et en bulgare, aux fins du rapprochement des deux peuples, un journal très éphémère. • L’organe de presse de l’Union étudiante macédonienne, Mlada Makedonia [La Jeune Macédoine] (Paris, 1931), fait l’objet d’informations parues dans la presse bulgare aux États-Unis. Stopanski izvestia iz Francia [Les Nouvelles économiques de France] (Marseille, 1932) est édité par le Consulat général de Bulgarie en cinq numéros qui n’ont pas été retrouvés.

12. La Petite Entente : alliance militaro-politique entre la Yougoslavie, la Roumanie et la Tchécoslovaquie, constituée en 1920 principalement comme une barrière contre la révolution russe. TYPOLOGISATION DE LA PRESSE EN LANGUES ÉTRANGÈRES EN BULGARIE… Zdravka KONSTANTINOVA 177

La presse allophone en Bulgarie

En russe

La majorité des publications de la presse allophone en Bulgarie au cours de la période étudiée paraît en russe : elles sont 97. Une des explications de cet état des choses vient de la vague d’émigration en Bulgarie après la Révolution en Russie en octobre 1917, 29 000 personnes 13. Pour sa plus grande partie, cette presse appartient à des organisations de l’émigration russe dans le pays. 127 organisations 14 de ce type ont été identifiées jusqu’à présent. Trois de ces publications sont bulgaro-russes 15. Trois paraissent au xixe siècle, la majorité, 75, à Sofia, le reste dans sept villes de province et dans un village 16. Leurs principaux thèmes sont : la situation des émigrés russes en Bulgarie, les événements dans leur patrie, l’action des organisations d’émigrés russes, l’attitude des grandes puissances envers le pouvoir soviétique, et, avec prudence, la vie sociopolitique en Bulgarie. Les journaux contiennent des informations intéressantes sur la participation de l’intelligentsia émigrée russe à la vie culturelle et scientifique du pays. Le mensuel sociopolitique Za Rossiyou [Pour la Russie] (Sofia, 1932-1940), avec pour objectif « la libération de la Russie du joug bolchévique », Rouskii invalid [L’Invalide russe] (1933-1941) et Vestnik obshestva gallipoliitsev [Le Journal de la société des gallipoliens] (1933-1942) sont ceux qui paraissent le plus longtemps. La société des gallipoliens (partie intégrante de l’armée de Wrangel) entretient très activement sa presse périodique, cinq journaux et revues au total.

En turc Jusqu’au 9 septembre 1944, 95 périodiques en turc paraissent en Bulgarie et trois périodiques bulgares en turc à l’étranger (en Roumanie, à Constanța, en Grèce, à Thessalonique, et en Turquie à Constantinople/Istanbul). Seuls 15 d’entre eux sont parus au xixe siècle. Sur les 83 autres, la plupart sont publiés dans la capitale Sofia (27), à Plovdiv (21), viennent ensuite avec une différence considérable

13. Daskalov, 2005, p. 28. 14. Russes en Bulgarie [Русские в Болгарии], 1999, p. 65-68. 15. Par exemple, la revue Balkanski journal [Le Journal balkanique] (Sofia, 1921-1923). Destinée à l’étranger, elle est aussi publiée en français. Elle a été fondée par le poète Mazurkevitch. L’écrivain bulgare Stoyan Tchilinguirov devint rédacteur de la section bulgare. 16. Varna – six, Véliko Tarnovo – cinq, Roussé – quatre, Stara Zagora – deux, une à Samokov, à Svishtov, à Radomir et dans le village de Gorno Panitchérovo. CAHIERS BALKANIQUES 178 La presse allophone dans les Balkans

Shoumen (12), Kardjali (8), 15 villes bulgares au total. D’après des données de 1926, les Turcs en Bulgarie sont au nombre de 578 000 17. L’information et la politique prédominent dans leur presse. Certains journaux expriment les vues des Jeunes Turcs, d’autres, des idées kémalistes ; en comparaison, les journaux antikémalistes sont peu nombreux et les périodiques nationalistes ne sont que quelques-uns. Il y a une publication bulgaro-turque et quatre autres qui ont cité parmi leurs objectifs le rapprochement entre Turcs et Bulgares. Ainsi, l’hebdomadaire Halk sesi [La Voix du peuple] (Sofia, 1929-1934), qui, dans l’esprit kémaliste de modernisation de la Turquie, adopte sa réforme alphabétique : il est édité en caractères latins, et non en alphabet arabe, comme continue de faire une série d’autres publications des Turcs en Bulgarie. Il souligne expressément dans son programme qu’il est en faveur d’un rapprochement entre les deux peuples et d’une consolidation des relations économiques et commerciales. Les publications spécialisées sont peu nombreuses : celles à thématique confessionnelle prédominent ; l’une d’entre elles s’adresse aux jeunes, une autre appartient aux enseignants turcs. Deux partis bulgares ont leurs publications en turc : l’Union populaire agrarienne bulgare et le Parti communiste bulgare. Le journal Deli Orman (Razgrad, 1922-1933) paraît le plus longtemps ; il se définit comme un journal indépendant des Turcs en Bulgarie, édité en alphabet arabe, avec aussi un titre et des textes en bulgare. Suivent par leur durée de parution Dostluk [L’Amitié] (Sofia, 1925-1935), journal d’information musulman, et Hakikat Şahidi [Le Témoin de la vérité] (Razgrad, 1933-1943), revue religieuse destinée aux Turcs chrétiens de Bulgarie.

En arménien La communauté arménienne en Bulgarie crée 71 publications périodiques dans sa langue. Seules deux d’entre elles sont du xixe siècle. 20 000 Arméniens émigrent en Bulgarie à la suite du génocide dirigé contre eux en Turquie. C’est à Sofia que les périodiques arméniens sont les plus nombreux, 35, suivent ceux de Varna, 15, de Plovdiv, 11, et un à Shoumen. Parmi eux, le groupe le plus important est celui des publications des partis, soit 17 : six du parti arménien dachkak, cinq sociodémocrates, deux du parti démocrate arménien, deux communistes et un fasciste. Le reste est composé principalement de périodiques spécialisés, ce qui signale une modernisation dans la presse. Le nombre non négligeable de publications humoristiques est frappant, 9, ce qui n’est pas caractéristique du reste de la presse

17. 1927, Annuaire statistique du Royaume de Bulgarie année 1926. TYPOLOGISATION DE LA PRESSE EN LANGUES ÉTRANGÈRES EN BULGARIE… Zdravka KONSTANTINOVA 179 allophone en Bulgarie. Les publications sportives spécialisées sont au nombre de six, il y a aussi des publications pour les jeunes, les élèves, les enfants, les scouts, du mouvement coopératif arménien, une autre concerne le tourisme, une autre, la santé, etc. L’hebdomadaire Paros [Le Phare] (Sofia, Plovdiv 1929-1944), proche du parti démocrate arménien en soutien de l’Arménie soviétique, est celui qui paraît le plus longtemps durant la période étudiée.

Ladino, hébreu Les périodiques des juifs en Bulgarie sont au nombre de 60. Neuf d’entre eux sont parus au xixe siècle. Parmi les 51 autres, la plupart paraissent à Sofia (29), dix à Plovdiv, neuf à Roussé, deux à Vidin, un à Varna, à Kustendil et à Shoumen. La plupart contiennent des textes en ladino, quelques-uns également en bulgare, seuls deux en hébreu. Le groupe le plus nombreux est celui des périodiques sionistes : quinze. Un seul se caractérise comme antisioniste. Trois sont sociodémocrates, un, socialiste, et un appartient au Parti démocrate qui veut faire campagne parmi les juifs. Leur existence est relativement courte. Hasofar [Le Clairon] (Plovdiv, 1901-1941), organe officiel de l’organisation sioniste en Bulgarie, est celui qui est édité le plus longtemps. Il paraît en ladino, à partir de 1919, en ladino et en bulgare, à partir de 1925, uniquement en bulgare. En 1941, en vertu de la Loi sur la protection de la nation, article 27, il est interdit aux juifs d’être propriétaires ou actionnaires dans des entreprises d’œuvres imprimées. La Loi sur la presse périodique de 1943 interdit aux individus d’origine juive jusqu’au droit de réviser des périodiques. Une telle limitation est également instaurée pour « des individus d’une autre nationalité », mais des exceptions sont admises à la différence de ce qui s’applique aux juifs. Bien sûr, il ne faut pas oublier qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, les juifs détenteurs de passeports bulgares (environ 50 000 personnes) ont été sauvés de l’envoi dans les camps de concentration.

Allemand 43 périodiques paraissent en allemand en Bulgarie et à l’étranger, en tant que publications bulgares. Seuls quatre d’entre eux sont édités au xixe siècle. Entre le début du ххe siècle et le 9 septembre 1944, 34 périodiques germanophones ont été publiés, dont 30 dans la capitale et un dans chacune des villes de Varna, Pléven, Plovdiv et Sliven. À l’étranger, pour la même période, il y en eut sept : trois à Berlin et un à Constanța et un à Niš. Sur les 34 publications germanophones en Bulgarie, 21 sont bulgares, une, bulgaro-allemande, neuf sont allemandes, deux sont autrichiennes, une, suédoise. CAHIERS BALKANIQUES 180 La presse allophone dans les Balkans

Dans la presse périodique bulgare en langue allemande prédominent les publications de propagande, huit, suivies de celles sur des sujets d’économie et de finances, sept. Les périodiques allemands sont destinés surtout aux Allemands en Bulgarie. La revue de leur communauté évangélique, Deutsch‑Evangelisches Gemeindeblatt für Sofia [Le Journal de la communauté ecclésiastique évangélique allemande pour Sofia] (Sofia, 1929-1944), a existé assez longtemps. Le journal de l’école allemande de Sofia,Blätter der Deutschen Schule – Sofia[Le journal de l’école allemande – Sofia] (Sofia, 1929-1939), a la plus longue vie parmi les périodiques bulgares germanophones. Il est suivi, en termes de longévité, par la revue mensuelle illustrée Der Bulgarienwart [L’Observateur bulgare] (Sofia, 1933-1942), consacrée au tourisme international, à l’économie et à la culture. Elle commence à être publiée comme organe officiel de la Société bulgaro-allemande. À partir de 1940, elle diffuse la propagande nationale-socialiste.

Espéranto, grec, roumain, anglais… 10 langues Les périodiques bulgares en espéranto sont au nombre de 28, dont deux datent du xixe siècle. Elles sont 9 à Sofia (et 2 auxix e siècle). Il est remarquable de constater l’existence d’une série de publications espérantistes locales : quatre à Roussé, deux à Plovdiv, à Sévliévo et à Tarnovo et une dans les villes de Pazardjik, Popovo, Rahovo, Svishtov, Shoumen, deux aussi en Roumanie (à Bucarest et à Constanța). L’organe de la Société espérantiste bulgare, membre de l’Union espérantiste international paraît le plus longtemps. Bulgara Esperantisto [L’Espérantiste bulgare] (Sofia, 1919-1942) fait la propagande de cette langue comme un moyen de paix et de fraternité entre les peuples. En outre, l’espéranto est utilisé pour populariser diverses idées. Les danovistes, les tolstoïstes, les anarchistes, les samaritains ont leur périodique en espéranto. La presse périodique en Bulgarie qui est éditée en grec compte 19 publications, dont la majorité, 13, date du xixe siècle. Les six restantes sont du début du xxe siècle : 4 à Plovdiv et 2 à Varna. Aucune d’entre elles n’est bulgare. On compte trois journaux et trois revues spécialisées, de médecine, de littérature et une revue encyclopédique. La plus grande longévité fut celle de Ειδήσεις του Αιμού [Nouvelles des Balkans] (Plovdiv, 1895-1906). La presse périodique en roumain compte 17 titres. Sept d’entre eux sont des périodiques bulgares parus en Roumanie avant 1878, la libération des Bulgares du pouvoir ottoman. La majorité des périodiques bulgares en roumain dans la période étudiée est publiée par des Bulgares en Bessarabie. En Bulgarie, deux périodiques en roumain paraissent à l’époque où sa partie de Dobroudja du Sud se trouve en Roumanie. À Baltchik, Coasta de argint [La Côte d’argent] (Baltchik, 1928) est un journal roumain de l’Université libre de Baltchik. À Dobritch paraît TYPOLOGISATION DE LA PRESSE EN LANGUES ÉTRANGÈRES EN BULGARIE… Zdravka KONSTANTINOVA 181 le journal des Bulgares sous pouvoir roumain, Dobrogea de aur [La Dobroudja d’or] (Dobritch, 1929-1934). Neuf périodiques paraissent en Bulgarie en anglais et 8 périodiques bulgares sont publiés en anglais à l’étranger.

• Parmi eux, c’est le Bulgarian‑British Review [La Revue bulgaro-britannique] (Sofia, 1927-1940), revue mensuelle illustrée en deux éditions, en bulgare et en anglais, qui a eu la plus longue existence. C’est l’organe de la Société d’échanges bulgaro-britanniques ; il est consacré au rapprochement dans le domaine de l’économie et de la culture et s’adresse surtout au public anglais. • The Bulgarian American Society (Sofia, 1934), le bulletin périodique illustré de la Société bulgaro-américaine, publié en bulgare et en anglais aux fins de connaissance mutuelle et de coopération commerciale, présente également de l’intérêt. • Le Lycée américain de Samokov publie le Samokov News [Les nouvelles de Samokov] (Samokov, 1922-1926) et le Collège américain de Sofia, le Bulletin of the American College of Sofia [Le Bulletin du Collège américain de Sofia] (Sofia, 1931-1932, 1935-1936). • L’anglais est aussi la langue de périodiques consacrés au développement des relations entre la Bulgarie et deux autres pays, le Japon et l’Égypte : la Bulgarian‑Japanese Review [La Revue bulgaro-japonaise] (Sofia, 1935), organe de la Chambre de commerce bulgaro-japonaise, et la Bulgarian‑Egyptian Review [La Revue bulgaro-égyptienne] (Sofia, 1931-1932), organe de la Chambre de commerce bulgaro-égyptienne. L’existence du Bulletin of the Gipsies Mission in Bulgaria [Le Bulletin de la mission pour les Tsiganes en Bulgarie] (Sofia, 1932) d’évangélistes américains qui apportent assistance aux Roms, est également intéressante.

La presse périodique en italien compte 13 titres. Dix d’entre eux paraissent à Sofia, un à Rome et un à Lausanne. Parmi les publications en Bulgarie, trois traitent d’économie, trois s’adressent aux lycéens, deux publications sont bulgaro-italiennes, deux s’adressent aux Italiens en Bulgarie. Le Bulletin de la Chambre de commerce italienne en Bulgarie, Bolletino della camera di comercio italiana per Bulgaria (Sofia, 1923-1943), paraît le plus longtemps. Six journaux de courte durée, surtout nationalistes, sont édités en albanais en Bulgarie. Fait curieux : l’un est satirique, albano-grec. Trois périodiques de courte durée sont en ukrainien, tous édités à Sofia, tous par des émigrés après la révolution de 1917. CAHIERS BALKANIQUES 182 La presse allophone dans les Balkans

La revue en ido appartient aux partisans de cette langue en Bulgarie : Oriental idisto [L’Idiste oriental] (Sofia, 1922-1923). L’annuaire de l’Institut de philologie classique de l’Université de Sofia, Studia Historico‑Philologica‑Serdicensia (Sofia, 1938-1940), paraît en latin, mais présente aussi des textes en anglais, en français, en allemand, en italien et en russe. Son comité de rédaction est composé des éminents scientifiques bulgares Vladimir Gueorguiev, Ivan Douitchev, Hristo Gandev. La publication polono-bulgare Krugoswet (Sofia, 1932), éditée dans les deux langues, est de courte durée.

Conclusion

Cette presse est fort diverse et la multiplicité des langues utilisées impressionnante. Mais dans l’ensemble, cette presse périodique étudiée s’adresse le plus souvent aux minorités présentes en Bulgarie et elle est fréquemment marquée par une dominante qui est le nationalisme. Dans ses expressions constructives, celui-ci se retrouve lié à la modernisation. « […] Les populations chrétiennes des Balkans commencent à parler entre elles dans la langue du nationalisme, tandis que leur attitude envers les musulmans demeure dans le périmètre du discours des communautés religieuses non démarquées 18 », constate Maria Todorova. Elle pose le balkanisme en tant qu’une carte mentale : une passerelle ou un carrefour non seulement entre l’Orient et l’Occident, mais aussi entre les étapes d’évolution.

Bibliographie

Monographies

Castells Manuel, 1996, The Rise of Network Society. Oxford and Malden, Blackwell Publishers, Mass., 481 p.

Daskalov Rumen [Румен Даскалов], 2005, Българското общество 1878–1939 [La Société bulgare 1878-1939], tome 2. ИК „Гутенберг“ [éd. Gutenberg], София [Sofia], 575 p.

Getova Elena [Гетова Елена], 2005, Журналистически езици на Възраждането. Българо-френски контексти. [Les langues journalistiques

18. Todorova, 2004. TYPOLOGISATION DE LA PRESSE EN LANGUES ÉTRANGÈRES EN BULGARIE… Zdravka KONSTANTINOVA 183

du Réveil national. Des contextes bulgaro-français], Фабер [Faber], Велико Търново [Veliko Tyrnovo], 222 p.

Gentchev Nikolay, 1979, Франция в българското духовно възраждане [La France dans le réveil spirituel bulgare], Софийски университет „Св. Климент Охридски“ [Université Saint Clément d’Ochrid], София [Sofia], 418 p.

Iltchev Ivan [Иван Илчев], 1995, Родината ми – права или не! Външнополитическа пропаганда на балканските страни (1821‑1923) [Ma patrie : elle a raison ou non ! La propagande extérieure des pays balkaniques (1821-1923)], Софийски университет „Св. Климент Охридски“ [Université Saint Clément d’Ochrid], София [Sofia], 593 p.

Manafova Rayna, [Манафова Райна] 1994, Интелигенция с европейски измерения [Intelligence avec une dimension européenne], Софийски университет „Св. Климент Охридски“ [Université Saint Clément d’Ochrid], София [Sofia], 318 p.

Russes en Bulgarie [Русские в Болгарии], 1999, Союз русских инвалидов и Русский фонд милосердия и культуры [Union des personnes handicapées russes et Fondation russe pour la charité et la culture], ЕТ „ВиВеРа“ [Éd. « ViVeRa », София [Sofia].

Todorova Maria, 2009, Imagining the Balkans, Oxford University Press, 288 p.

Todorova Maria, [Тодорова Мария], 2004, Балкани – балканизъм [Balkans – Balkanisme], Университетско издателство „Св. Климент Охридски“ [Éditions de l’université Saint Clément d’Ochrid], София [Sofia], p. 265.

Sources

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Collectif, 1962, 1966, 1969, Български периодичен печат (1844‑1944). Анотиран библиографски указател [Les périodiques bulgares (1844-1944). Index bibliographique annoté], 3 tomes, Наука и изкуство [Science et Art], София [Sofia]. CAHIERS BALKANIQUES 184 La presse allophone dans les Balkans

Résumé : depuis l’émergence de la presse écrite bulgare en 1842 jusqu’au 9 septembre 1944 (le changement cardinal de pouvoir en Bulgarie) on compte 10 270 journaux et revues bulgares. Plus de 500 d’entre eux paraissent en langues étrangères en Bulgarie ou édités par des Bulgares à l’étranger et, parmi eux, les publications bulgares en français sont les plus nombreuses, plus de 100. La majorité de la presse en langue étrangère en Bulgarie au cours de cette période est publiée néanmoins en russe, plus de 100, en raison principalement de la vague d’émigration venue après la Révolution d’octobre 1917. Au cours de la première moitié du xxe siècle en Bulgarie paraît une presse écrite allophone rédigée dans les 16 langues suivantes : albanais, allemand, anglais, arménien, espéranto, français, grec, ido (forme d’espéranto), italien, ladino, latin, polonais, roumain, russe, turc et ukrainien. Au même moment, douze périodiques bulgares apparaissent en France, distincts esentiellement par leurs thèmes. Mots-clefs : Bulgarie, modernisation, presse écrite, presse allophone, typologisation, première moitié du xxe siècle

Abstract: The Bulgarian press from its appearance in 1842 to September 9, 1944 (the cardinal change of power in Bulgaria) had about 10 270 newspapers and magazines. More than 500 of them were published in foreign languages in Bulgaria or were issued by Bulgarians abroad. The bulk of them were Bulgarian newspapers and magazines in French—over one hundred. In the same period, most of the press in foreign languages in Bulgaria was in Russian—more than one hundred editions, due mainly to the wave of emigration through Bulgaria after the revolution of October 1917. In the first half of the 20th century, periodicals in 16 foreign languages were published in Bulgaria: Albanian, English, Armenian, Greek, Esperanto, Ido (form of Esperanto), Italian, Latino, Latin, German, Polish, Romanian, Russian, Turkish, French, Ukrainian. In the same period twelve periodicals in Bulgarian were issued in France. They are typologized primarily on a theme basis. Keywords: Bulgaria, foreign language press, modernization, press, typologization

Българската преса от появата си през 1842 г. до 9 септември 1944 г. (кардиналната промяна на властта в България) наброява около 10 270 вестници и списания. Повече от 500 излизат на чужди езици в България или са издавани от българи в чужбина. Между тях най‑много са българските вестници и списания на френски език – над сто. В същия период най‑могобройна от пресата на чужди езици в България е на руски – повече от сто издания. Едно от обясненията за това е вълната на емиграция през България след революцията в Русия през октомври 1917 г. През първата половина на XX век в България излизат периодични издания TYPOLOGISATION DE LA PRESSE EN LANGUES ÉTRANGÈRES EN BULGARIE… Zdravka KONSTANTINOVA 185

на 16 чужди езици: албански, английски, арменски, гръцки, есперанто, идо, италиански, ладино, латински, немски, полски, румънски, руски, турски, френски, украински. В същия период дванайсет периодични издания на български език излизат във Франция. Типологизацията им е извършена предимно през тематиката. Ключови думи: преса, чужди езици, типологизация, модернизация

Λέξεις‑κλειδιά: Βουλγαρία, γραπτός τύπος, εκσυγχρονισμός, ξενόφωνος τύπος, τυπολογία, πρώτο μισό του 20ου αιώνα

Anahtar Kelimeler: Bulgaristan, modernleşme, yazılı basın, yabancı dil basını, tipoloji, 20. yüzyılın ilk yarısı

Клучни зборови: Бугарија, модернизација, пишан печат, алофонски печат, типологија, прва половина на 20 век

La revue Albanija, Shkipnija é Shqiptarevét [L’Albanie, L’Albanie aux Albanais] : 1902-1906 à Belgrade The Albanija, Shkipnija é Shqiptarevét magazine [Albania, Albania to Albanians]: 1902‑1906 in Belgrade Revista Albanija, Shkipnija é Shqiptarevét [Albanie, l’Albanie aux Albanais] 1902‑1906 në Beograd

Évelyne Noygues Ancienne membre du CREE-Inalco

Introduction Au tournant des xixe et xxe siècles, après leurs voisins balkaniques, les Albanais s’engagent à leur tour dans la lutte pour la reconnaissance de leur nation, sorte de prémices d’une conscience nationale albanaise dans le contexte des problématiques balkaniques. Les intellectuels albanais sont dispersés dans différents pays. Ils investissent leur énergie dans une construction identitaire dont le but est de faire reconnaître l’existence d’abord d’une langue au sein de l’Empire ottoman puis, en situation d’échec, d’une nation digne d’accéder à la liberté et d’être soustraite à l’emprise de la Sublime Porte. Pour ce faire, les communautés albanaises extérieures de l’Empire jouent un rôle essentiel en soutenant le mouvement national. L’émergence de publications participe largement à l’éveil d’une conscience nationale. En zone slavophone, il est difficile de parler d’un véritable mouvement national albanais et on peut s’interroger pour tenter de mieux comprendre où les Albanais ont puisé leur élan. Au cours de nos études à l’Inalco, nous nous sommes intéressés à l’affirmation nationale albanaise en nous appuyant sur l’étude originale d’un titre imprimé CAHIERS BALKANIQUES 188 La presse allophone dans les Balkans

à Belgrade entre 1902 et 1906 : Albanija, Shkipnija é Shqiptarevét (L’Albanie, L’Albanie aux Albanais) publié en plusieurs langues. Nos recherches nous ont conduits à étudier de manière détaillée ce périodique albanais en milieu slavophone, l’apport de son contenu dans le soutien à l’éveil de la conscience nationale, ses contributions politiques et linguistiques. Albanija a pour objet de soutenir le mouvement déjà engagé en faveur d’une conscience nationale parmi les Albanais – qu’ils soient établis, à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur de l’Albanie actuelle – qui participent à la diffusion d’idées en faveur de l’indépendance du peuple albanais. À travers des articles publiés en français, serbe, albanais, italien et roumain, Albanija tente de faire entendre leur point de vue sur la « question albanaise », et d’intéresser aussi bien les grandes puissances que les autres États de la région à la reconnaissance des droits du peuple albanais. Dans le cadre de la journée d’étude organisée, le 15 juin 2017, par l’Inalco (CREE) et transfopress, cette communication est centrée sur une présentation générale de la revue Albanija : quel est son rôle ? Ses objectifs ? Son lectorat ? Sa ligne éditoriale et les principaux thèmes que l’analyse systématique des 44 numéros ? En quelles langues et au moyen de quelles illustrations ? Avec quelles ressources ? Nous évoquons également à la fin de cet article certains aspects du parcours de son fondateur, Jashar S. Erebara, et les raisons que nous avons pu comprendre à l’arrêt de cette revue après quatre années de publication.

La forme et le contenu de la revue

Le 28 juin 1902, une nouvelle publication politique, sociale et culturelle paraît à Belgrade. Elle a pour nom Albanija. Sur la page de couverture du 1er numéro, il est écrit qu’Albanija sort le dimanche, trois fois par mois. Les lettres et autres envois sont à adresser à J. Erebara 1 : 6, rue Kosmaiska, Belgrade (Serbie). L’adresse est écrite en langue cyrillique alors que les autres informations sur la parution sont pour moitié en français, et pour l’autre moitié en albanais. La correspondance est adressée à la rédaction dans toutes les langues. La publication consiste en quatre pages d’un format proche de 26 x 36 cm pour des raisons techniques d’impression. Au total, 44 numéros seront publiés, selon une périodicité irrégulière : quatorze numéros en 1902, treize en 1903, sept

1. Sur la vie de Jashar Erebara, Noygues, 2013, https://neweasterneurope. eu/2013/08/07/the-early-years-of-an-unknown-albanian-patriot/ (consulté le 15 avril 2020). LA REVUE ALBANIJA, SHKIPNIJA É SHQIPTAREVÉT Évelyne NOYGUES 189 en 1904, six en 1905 et deux au début de 1906, bien loin de l’objectif annoncé de trois numéros par mois. Même si elle n’en a pas la fréquence, Albanija présente une mise en page qui fait plutôt penser à un journal qu’à une revue : le découpage en colonnes, le plus souvent deux ou trois par page, ainsi que l’usage de titres et de sous-titres comme dans les quotidiens. C’est pourquoi nous emploierons souvent le vocable « journal » pour la qualifier sans pour autant faire référence à une parution quotidienne. La première page mentionne en français le montant de l’abonnement : il s’élève à « 16 francs par an en Serbie et à 20 francs à l’étranger ». La publication est gratuite en Albanie. Cela donne une idée non seulement du niveau économique relativement faible des lecteurs, mais aussi de la volonté de la direction de faciliter la diffusion du journal dans les territoires peuplés d’Albanais au sein de l’Empire ottoman. Il a été difficile de recueillir des informations fiables sur le tirageAlbanija d’ et sur sa réelle audience. En effet, aucune mention n’est faite dans le corps du journal et la documentation consultée n’a pas permis d’identifier le nombre d’exemplaires publiés. En revanche, il est possible de se faire une idée de son influence en la rapprochant d’autres revues du mouvement national albanais. À ce propos, Nathalie Clayer, dans son ouvrage Aux origines du nationalisme 2, écrit : Parmi les journaux moins importants parvenant dans le vilayet de Kosovo, les rapports consulaires mentionnent Albanija, publiée dans la capitale serbe par Jashar S. Erebara, transmise au séminaire orthodoxe de Prizren par le vice-consulat russe de la ville, mais diffusée surtout dans les régions situées le long de la frontière serbe (Priistina, Mitrovica, Novipazar), dans le but de promouvoir auprès de la population albanaise une entente albano-serbe 3. Dans le premier numéro, la direction, qui se présente comme « le Comité albanais » ou encore « le Comité de l’émigration » 4, informe le lecteur que « les intérêts vitaux des Serbes et des Albanais exigent impérativement le rétablissement de la concorde et de l’amitié qui naguère les unissait étroitement ». Après l’adresse du journal, on trouve celle de l’imprimerie : « Dosimije Obradovic », 40, rue Makedonska à Belgrade. L’impression est de bonne qualité technique

2. Clayer, 2007, p. 559. 3. Clayer, 2007, p. 559. 4. Hoxha, 1987, p. 58-60. CAHIERS BALKANIQUES 190 La presse allophone dans les Balkans

pour l’époque, mais les variations observées dans la périodicité traduisent, d’une certaine façon, des difficultés matérielles et techniques. Le premier rédacteur en chef est Milovan Filipoviq [Filipović]. Puis à la moitié des numéros, il est remplacé par un autre rédacteur en chef en langue serbe, Svetozar Shivkoviq [Zivković]. Un universitaire du nom de Sherafidin Hoxha, dans son ouvrage La presse des nations et des nationalités au Kosovo, les décrit comme deux fidèles amis et les collaborateurs du directeur d’Albanija. « M. Filipoviq a préparé les articles en langue serbe depuis le 1er numéro en 1902 jusqu’au n° 22 du 20 avril 1903. Ensuite, il a été remplacé par Zv. Zhikoviq jusqu’au n° 44 de juin 1906 » 5.

Quelle est la ligne éditoriale d’Albanija ?

Le premier numéro d’Albanija est daté du 28 juin 1902. La date du 28 juin n’est pas anodine. Elle correspond à la commémoration de la fête religieuse serbe la plus populaire, celle de Vidovdan, jour férié national. C’est aussi la date anniversaire de la mort du roi Lazare, mort sur le champ de bataille de la plaine de Kosovo en 1389, à la tête de l’armée serbe. Étant donné que cette revue prône l’entente entre Albanais et Serbes, on peut penser que, dans l’esprit des fondateurs d’Albanija, cette date peut être interprétée comme un élément favorable à l’entente entre ces deux peuples et qu’elle est destinée à rassurer les autorités serbes sur les intentions de la publication. En lisant attentivement les articles publiés par Albanija, un lecteur averti peut facilement comprendre que son fondateur souhaite faire de Belgrade un nouveau lieu d’échanges et de rencontres pour les intellectuels albanais éparpillés aux quatre coins de l’Europe, voire plus loin. En effet, Belgrade est géographiquement rochep des territoires peuplés d’Albanais au sein de l’Empire ottoman et cela rend plus aisés les contacts entre les sympathisants du mouvement national. L’utilisation de plusieurs langues, nous le verrons par la suite, suggère que la rédaction peut, de cette façon, moduler plus facilement les attaques et les polémiques qui courent dans les colonnes du journal. La publication doit toutefois satisfaire au contrôle exercé par les autorités serbes pour pouvoir faire l’objet d’une parution et cela réduit d’autant sa marge de manœuvre et de contestation. En nous appuyant sur l’analyse détaillée du premier numéro, nous pouvons établir la liste des sujets polémiques. Dans ses articles, le journal s’oppose aux Jeunes Turcs, au sultan, aux Autrichiens, au clergé catholique, aux Jésuites, à certains musulmans alliés de l’Autriche, à la Bulgarie, aux Bulgares de Macédoine,

5. Ibid., p. 58. LA REVUE ALBANIJA, SHKIPNIJA É SHQIPTAREVÉT Évelyne NOYGUES 191

à la Russie, à la France héréditaire représentée par l’Empire de Napoléon ier… Dans son courrier des lecteurs, il reprend tous les « dérapages » à l’encontre des Albanais dans et hors de l’Empire. La critique porte aussi bien sur les nations européennes et chrétiennes que sur les Turcs. C’est pourquoi on est en droit de se demander si le ton très virulent adopté par la rédaction ne pourrait pas avoir entraîné un effet inverse, à savoir attiser autant la colère de la Sublime Porte que l’agacement de grandes puissances a priori bienveillantes vis-à-vis de la jeune nation albanaise. De même, devant le ton véhément et engagé de certains articles, il est possible que les autorités serbes aient demandé à la direction de faire preuve de plus de retenue. À ce sujet, une lettre de Dervish Hima – de son vrai nom Ibrahim Haxhi Spahiu (1875-1928), qui deviendra lui aussi journaliste et l’un des animateurs les plus connus du mouvement national –, adressée (date non mentionnée) à Ibrahim Temo – originaire de Pogradec et lui aussi membre actif du mouvement national –, et écrite à Bucarest témoigne que J. Erebara s’est présenté aux autorités qui lui ont intimé l’ordre de cesser ses attaques contre les Ottomans 6.

À quels lecteurs s’adresse Albanija ?

Si la promotion d’une « entente albano-serbe » fait partie des objectifs énoncés par les fondateurs d’Albanija, il n’empêche que la diffusion de ce titre revêt une importance particulière à leurs yeux : primo, combler l’absence d’une presse albanaise dans les territoires que recouvre le Kosovo aujourd’hui et, secundo, éveiller une conscience nationale parmi des lecteurs très éloignés des foyers culturels établis à l’extérieur de l’Empire ottoman pour se soustraire à sa censure. La devise de la revue est en effet : « La Péninsule Balkanique aux peuples balkaniques, par conséquent, l’Albanie aux Albanais ». La rédaction ne cache pas son intention de se servir des médias et des écoles pour que chacun défende la patrie contre les influences étrangères. En e4 page de couverture de plusieurs numéros, la rédaction fait appel aux contributions des lecteurs en diffusant en albanais le message suivant : Dans notre journal Albanija, nous imprimons tout ce que nous recevons, surtout au sujet de l’Albanie. Nous prions [nos lecteurs] albanais et serbes de nous envoyer leurs contributions que nous publierons semaine après semaine. En s’appuyant autant sur les contributions des lecteurs, la direction peut faire penser que le journal n’a pas les moyens financiers de rémunérer des collaborateurs

6. Information apportée à partir du fonds des Archives d’État en Albanie (AQSH). CAHIERS BALKANIQUES 192 La presse allophone dans les Balkans

professionnels et qu’il cherche aussi à former un réseau qui puisse soutenir et fortifier le mouvement d’émancipation. Cet appel à contribution se traduit non seulement par la publication de nombreuses lettres, mais aussi par la reprise de brèves et parfois d’articles publiés dans la presse étrangère et européenne.

Qui soutient ce journal ? Et d’où viennent ses ressources ?

Nous avons cité les deux rédacteurs en chef qui ont succédé au fondateur : Milovan Filipoviq [Filipović] puis Svetozar Shivkoviq [Zivković]. Comme beaucoup d’autres amis de J. Erebara, il semble admis qu’ils appartiennent, à Belgrade, à un cercle d’intellectuels ouverts aux idées novatrices. Ils apportent notamment leur soutien au comité et à son journal pour démêler les formalités bureaucratiques avec les autorités en place et repousser la censure et la décision de son arrêt définitif. Le dernier numéro d’Albanija paraît à la mi-1906 et, l’année suivante, fuyant les pressions exercées par les autorités de Belgrade, les membres du comité partent pour la plupart à Bucarest, où, des années plus tard, ils vont à nouveau travailler ensemble. Il est intéressant de noter que la parution d’Albanija s’arrête en 1906 à un moment où le journal a déjà réussi à survivre durant quatre années, preuve d’une persévérance certaine et d’une expérience politique et journalistique indiscutable. Le journal semble avoir acquis progressivement une certaine émancipation : il commence à tenir un discours plus critique contre les autorités locales. On peut logiquement penser que le ton adopté contribue certainement à le conduire à sa perte. Le comité est notamment en désaccord avec les autorités serbes sur la question des Albanais au Kosovo et sur leur situation après le retrait de l’Empire ottoman des Balkans. Sherafedin Hoxha rapporte également dans son ouvrage 7 que le courant des jeunes socialistes de Belgrade accueille le comité et son journal, à l’inverse des cercles conservateurs de la monarchie serbe, mais, par la suite, au nom d’un certain réalisme politique, ce courant prend ses distances. Néanmoins, il demeure difficile de connaître les ressources précises du journal. Tout laisse à penser qu’elles sont faibles et viennent, en premier lieu, du mouvement national albanais lui-même. Les sociétés albanaises d’Istanbul et de Sofia, relativement aisées, sont en mesure d’envoyer des subsides. Il est tout à fait concevable aussi que les « amis » mentionnés par la rédaction aient apporté une aide financière au journal. Le prétendant au trône, le soi-disant prince

7. Hoxha,1987, p. 60. LA REVUE ALBANIJA, SHKIPNIJA É SHQIPTAREVÉT Évelyne NOYGUES 193

Aladro Kastrioti, qui subventionnait la société de Bucarest, pouvait être l’un de ses mécènes. De manière générale, un auteur albanais du nom de Blendi Fevziu souligne dans son ouvrage sur l’histoire de la presse albanaise 8 que les titres du mouvement national ont connu des conditions techniques et économiques difficiles. En l’absence d’une diffusion organisée, d’une périodicité régulière, d’un tirage adapté afin de fidéliser les lecteurs, bien des titres ont eu de grandes difficultés à atteindre leur lectorat, surtout en Albanie où le portage était peu pratiqué. Une autre question technique a conditionné la diffusion et le succès de ces publications : celle des moyens de leur impression. Une presse ne peut, en effet, exister physiquement sans l’essor simultané d’une imprimerie. Et de citer Blendi Fevziu : « Certains titres furent obligés de solliciter différents bailleurs de fonds, de chercher subsistance dans de nouvelles entreprises, de nouer de nouvelles collaborations, de louvoyer. Ainsi retrouve-t-on […] Jashar Erebara […] 9 » Il est utile de rappeler, en quelques mots, le contexte dans lequel ce journal paraît : un des événements majeurs en faveur du mouvement national albanais a été la création à Istanbul, le 12 octobre 1879, de « La Société d’impression et de caractères albanais » plus connue sous le nom de « Société d’Istanbul », dirigée par Sami Frashëri. N’oublions pas que le travail de mobilisation des frères Frashëri, tant par l’idéologie en faveur de la cause albanaise que par les outils techniques mis à sa disposition, a fourni pendant plusieurs décennies un soutien inestimable aux différents courants et rameaux du mouvement national albanais.

De quoi parle Albanija ? Et en quelles langues ?

Les choix linguistiques sont également des choix stratégiques. Le journal traite de questions politiques, sociales, culturelles et littéraires. Albanija accueille de nombreuses chroniques et brèves. Les articles permettent de diffuser les concepts politiques fondamentaux qui sont autant de moyens pour le « Comité albanais de Belgrade » de faire avancer la cause albanaise. L’idée maîtresse est que tous les peuples des Balkans s’unissent pour s’émanciper du joug séculaire ottoman. À l’époque, les spéculations diplomatiques et la multiplication de différentes alliances vont bon train pour se défaire du pouvoir de la Turquie ottomane. Progressivement, Albanija va afficher publiquement les opinions du groupe d’émigrés dont son fondateur, J. Erebara, est un des membres les plus actifs. Il prendra parfois le nom de « Comité albanais », et parfois celui de « Comité de

8. Fevziu, 1996. 9. Clayer, 2007, p. 424. CAHIERS BALKANIQUES 194 La presse allophone dans les Balkans

l’émigration », car une partie de ses membres devait avoir fui les territoires de l’Empire ottoman depuis assez longtemps.

En quelles langues paraît Albanija ? Albanija est publié aussi bien en langue albanaise qu’en langue serbe. Le journal comporte en outre des articles en français, en roumain et en italien. Ils ont pour objectif d’informer les opinions publiques européennes sur des sujets touchant à l’autonomie et à l’émancipation des Albanais. Cela nous donne à penser que le titre s’adresse à des publics différents chaque fois qu’il change de langue. La traduction des articles ne revêt pas un caractère systématique. Au-delà des autorités politiques et diplomatiques, les réseaux de connaissances personnelles sont associés à la diffusion des idées véhiculées vers un cercle de plus en plus large. C’est pour cela que la revue Albanija est également destinée aux intellectuels albanais dont un grand nombre vit en Italie, en Roumanie, en Bulgarie, etc. et, dans une moindre part, en France. Ils concourent en effet non seulement à diffuser les revendications d’émancipation du peuple albanais, mais s’associent aussi à celles d’autres peuples sous la domination des Turcs ottomans. La publication utilise le français pour sa première page jusqu’au numéro 13 y compris qui paraît le 10 décembre 1902. Ensuite, toujours en Une, elle privilégie la langue serbe jusqu’à son dernier numéro en introduisant cependant l’albanais à partir du no 23 qui paraît le 9 avril 1903. À partir de cette date, la 1re page devient systématiquement bilingue serbe-albanais. Ce choix est également visible au niveau de la mise en page : la première est divisée en deux colonnes équilibrées : à gauche le serbe et à droite l’albanais. Les trois autres pages accueillent indifféremment des articles en langues serbe, albanaise et française. Du no 4 au no 13, de juillet à décembre 1902, la deuxième page n’accueille pratiquement que des articles en serbe et en français. Les articles en albanais sont repoussés en pages 3 et 4. Deux numéros plus tard, à partir du 18 janvier 1903, l’albanais revient progressivement en page deux, puis à partir du no 23, le 9 avril 1903, il est également utilisé en page 1. Les pages 3 et 4 accueillent des brèves qui sont presque toutes en langue albanaise. Elles rassemblent des informations collectées dans d’autres médias ou rapportées par les lecteurs qui écrivent au journal. Le roumain 10 est épisodiquement employé. Les 8 et 20 septembre 1902, deux articles en première page sont en italien. La première page du no 6 contient même un article en espagnol.

10. La diaspora albanaise installée en Roumanie est l’une des plus importantes et a à sa disposition la publication intitulée Drita/Lumière, fondée par Shahin Kolonja. LA REVUE ALBANIJA, SHKIPNIJA É SHQIPTAREVÉT Évelyne NOYGUES 195

En effet, la rédaction utilise l’une ou l’autre de ces langues selon des équilibres subtils liés à la situation du moment et à ses objectifs. Il s’agit d’influencer les lecteurs en fonction de la langue qu’ils maîtrisent et de relayer des idées et des événements propres à les convaincre du bien-fondé des thèses défendues par le journal. À bien y réfléchir, il n’est pas impossible que la direction cherche à étendre son influence autant auprès d’albanophones que de lecteurs étrangers qui, au sein des chancelleries et des cercles intellectuels « éclairés » de l’époque, peuvent relayer les messages et les opinions que défendent les partisans du mouvement albanais.

Quelle est la langue albanaise utilisée ? Le dialecte utilisé est sans ambiguïté le guègue 11, le dialecte du nord de l’aire de peuplement albanais dans les Balkans, même si on peut relever des marqueurs linguistiques qui ne sont pas forcément tous caractéristiques de ce dialecte. Cela ne signifie pas pour autant que nous ayons affaire à une langue fixée. L’alphabet utilisé entre 1902 et 1906 ne correspond pas exactement à celui employé aujourd’hui. Il faut se rappeler que la revue Albanija est antérieure au congrès de Monastir/ Bitola qui a permis, en 1908, d’unifier l’alphabet de l’albanais. Avant cette date, les linguistes répertorient en effet jusqu’à 70 alphabets différents. L’étude systématique de l’ensemble des numéros de la revue a révélé une pratique de la langue albanaise marquée par une approche régionaliste, dans laquelle nous avons pu reconnaître certaines expressions en parler guègue, propres à la région de Dibra d’où est originaire J. Erebara.

Les illustrations Elles sont également très intéressantes à étudier pour mieux comprendre à qui s’adresse la revue. Les premières illustrations apparaissent en page 4 du no 22 au no 27 entre avril et août 1903. Il s’agit d’un dessin montrant un paquebot, publicité de l’agence de voyages de Bagamir Jakić. Ensuite, du no 36 en décembre 1904 jusqu’au no 39 en juin 1905, chaque numéro comporte un dessin qui représente un portrait en page 3 ou 4. En page 4 du no 36 du 10 décembre 1904, un dessin montre Tahri Tolle, du village de Ghuritza (Gusica), au bord du Drin, en costume de combattant, le fusil à la verticale posé au sol. Dans le numéro qui suit 12, en page 4, un dessin représente

11. Plangarica, enseignant en albanais à l’Inalco et spécialiste en dialectologie. 12. Albanija no 37 du 11 février 1905. CAHIERS BALKANIQUES 196 La presse allophone dans les Balkans

le portrait de profil du Sultan Murat v. Dans le numéro suivant 13, en page 3, un dessin montre le portrait de profil de Skenderbey-Kastriot reproduit d’après un tableau. La légende est en albanais. Dans le numéro suivant 14, en page 4, un dessin représente le portrait de face du Sultan Abdulhamid, à partir d’une photo en noir et blanc. La légende est en albanais. Dans le no 42 du 6 novembre 1905, le journal publie sa première photo, toujours en page 4. Il s’agit de deux hommes en armes, dans une pose classique, le fusil à la verticale posé au sol. La légende précise que ce sont les capitaines Mitsko-Poréci et Jovan-Kumanova. Dans le no 40 du 28 juillet 1905, en page 4, un dessin aborde le genre satirique en représentant un homme en pied, deux pistolets à la main. La légende apprend aux lecteurs qu’il s’agit de l’assaillant potentiel du sultan Hamid qui a échappé à une attaque à la bombe. Elle est écrite en albanais. Enfin, le on 42 du 7 janvier 1906 présente en page 4 un tableau qui emploie la langue allemande. Il s’agit de deux graphiques, en forme de camembert, qui représentent, d’un côté, le pourcentage des Slaves (61,44 %), des Allemands (35,8 %) et des Italiens (2,8 %) en Autriche, et de l’autre côté la part des Magyars (45,4 %), des Slaves (43,5 %) et des Allemands (11,1 %) en Hongrie. Il est intéressant de noter que ces illustrations ne sont jamais associées à un article en particulier. Le choix n’est pas fortuit, car les photos représentant des Albanais mettent toujours en avant ceux qui sont engagés dans la lutte.

Qui est le directeur de la publication ?

Jashar Erebara est un patriote albanais largement méconnu qui a consacré sa vie à diffuser les idées du mouvement national albanais. Il serait né dans la ville de Dibra e madhe 15, à l’est de l’Albanie actuelle, dans la première moitié des années 1870. Il est décédé à Tirana en 1953. Au cours de sa vie, il a été fonctionnaire dans l’Empire avant de se mettre au service du jeune État albanais, enseignant de la langue albanaise, membre et fondateur de sociétés patriotiques, homme de presse (publiciste), et député du jeune État albanais de 1924 à 1939. Très peu de travaux ont été publiés sur lui en albanais et, à notre connaissance, aucune recherche en d’autres langues européennes ne lui a été consacrée.

13. Albanija no 38 du 7 avril 1905. 14. Albanija no 39 du 10 juin 1905. 15. Borici, 2005, p. 123-124. LA REVUE ALBANIJA, SHKIPNIJA É SHQIPTAREVÉT Évelyne NOYGUES 197

On peut identifier deux étapes dans son parcours : il va suivre une carrière de journaliste jusqu’aux années 1910 et, à partir de la deuxième décennie du xxe siècle, il embrasse une carrière de haut fonctionnaire et d’homme politique jusqu’à la fin des années 1930, avant de connaître progressivement la disgrâce à partir du milieu des années 1940 et de mourir dans l’oubli et l’indigence sous la dictature communiste d’Enver Hoxha. L’activité patriotique de Jashar S. Erebara se passe, pour une grande partie de sa vie, dans la diaspora, c’est-à-dire à l’extérieur des aires traditionnellement peuplées par les Albanais au sein de l’Empire ottoman. L’éveil d’une conscience nationale chez les intellectuels albanais se fait alors que la nation albanaise, en cours d’élaboration, évolue dans un contexte particulièrement défavorable dans les Balkans : à de rares exceptions, les Albanais sont inconnus au plan international et vivent dans un état économique et social assez misérable. Une caractéristique de leur identité est de s’affirmer en tout premier lieu sur une communauté de langue et non sur une appartenance religieuse ou sur la délimitation d’un territoire géographique. Erebara fait ses débuts de journaliste à Bucarest. C’est l’un des foyers les plus dynamiques de la diaspora albanaise. En 1885, la revue Drita (Lumière), fondée dès 1881 par la société culturelle albanaise à Istanbul, a été forcée d’y déplacer son siège. La société des Albanais de Bucarest publiera de nombreuses revues et ouvrages en albanais. Erebara demeure à Bucarest et travaille comme journaliste 16 aux côtés d’autres membres plus connus du mouvement national albanais. Avec eux, il participe à la rédaction de nombreux mémorandums, appels, lettres de protestation et autres déclarations destinés à la Sublime Porte, aux grandes puissances et au peuple albanais.

Quelles sont ses responsabilités au niveau politique ? Convaincus que la Porte, avec l’appui des grandes puissances, ne reconnaîtra jamais les droits des Albanais, de nombreux activistes, dont Erebara, décident de se tourner vers le mouvement des Jeunes Turcs qui, en ce dernier quart du xxe siècle, a commencé à lutter contre le régime autoritaire du sultan Abdulhamid. En 1902, Erebara fait partie de la délégation des Albanais de Bucarest qui participe au premier congrès des Jeunes Turcs 17 à Paris. C’est dans la capitale

16. Zoto,1993. Ses premiers articles paraissent dans des journaux roumains : Avdenit, Dropetul et Lasa. 17. L’organisation des Jeunes Turcs « Union et Progrès » a installé son siège à Paris après avoir été chassée de l’Empire par le sultan. CAHIERS BALKANIQUES 198 La presse allophone dans les Balkans

française justement qu’il rencontre les organisateurs de ce congrès, le prince Sabaeddine et Ahmid Riza. Devant le congrès, Erebara prend la parole pour mettre en avant les services rendus par son peuple à l’Empire ottoman au cours de l’histoire. Il demande à pouvoir enseigner et utiliser la langue albanaise sur les territoires des quatre provinces (vilayets) peuplées d’Albanais, et à ce que les coutumes et l’existence du peuple albanais soient reconnues. Mais il est rapidement déçu par le congrès des Jeunes Turcs. Avec d’autres délégués, il dénonce le manque d’intérêt véritable de ce mouvement pour les nations qui peuplent l’Empire. Persuadé qu’une fois au pouvoir leur attitude sera pire que celle du sultan, il est d’avis que le mouvement national albanais doit rompre tout contact avec elles. Ce congrès a un tel retentissement en Europe et dans l’Empire que la Porte multiplie les pressions auprès du gouvernement roumain et du Premier ministre – a priori favorables aux idées patriotiques du mouvement national albanais – et du roi Carol ier – qui y est opposé –, pour que des mesures de représailles soient prises envers les Albanais qui ont participé au congrès de Paris.

Un départ forcé de Bucarest : destination Belgrade Frappé lui aussi d’expulsion, J. Erebara doit quitter à son tour Bucarest. Il est vraisemblable que le mouvement national albanais 18 le charge de promouvoir ses idées auprès des Albanais du Kosovo et des autres territoires qui sont l’objet d’une propagande de plus en plus forte de la part des autres peuples de la région, Serbes, Grecs, Monténégrins et Bulgares 19. Il consacre ses efforts à faire connaître et à sensibiliser les chancelleries étrangères qui ignorent plus ou moins les revendications du mouvement albanais. Il concourt également à favoriser leur diffusion dans les territoires peuplés d’Albanais, comme le Kosovo encore dans l’Empire ottoman. La presse est un outil idéal pour communiquer sur la langue et l’ancienneté du peuplement des Balkans par les Albanais. De nombreux titres en albanais sont publiés à l’extérieur des territoires traditionnellement peuplés d’Albanais, depuis le milieu des années 1850 20. Erebara va donc éditer une publication en cette langue dans l’un des pays des Balkans les plus proches de ces aires habitées par bon nombre d’Albanais. Une autre mission concomitante qui lui est dévolue est d’accroître à Belgrade l’influence des idées d’un mouvement national dans les cercles éclairés

18. Mata, communication « une figure importante de l’albanité ». 19. Mata, 1991, p. 11. 20. Le premier titre de la presse albanaise L’Arberesh d’Italie est publié à Naples par Jeronim de Rada, entre l’été 1848 et l’été 1849 (27 numéros). LA REVUE ALBANIJA, SHKIPNIJA É SHQIPTAREVÉT Évelyne NOYGUES 199 avant-gardistes de la capitale du Royaume de Serbie 21, par ailleurs, foyer du mouvement national serbe. Le pari est osé, mais l’expérience qu’il a acquise en matière politique, diplomatique et comme journaliste au contact des responsables du mouvement albanais à Bucarest, une dizaine d’années auparavant, va lui servir pour tenter de faire entendre ce point de vue dans la capitale serbe. En tant que journaliste, il fréquente les milieux intellectuels de Belgrade et les chancelleries étrangères pour faire connaître le sort du peuple albanais. Ses connaissances du turc, y compris en caractères arabes, du roumain, du français et de l’italien, du serbe et du macédonien sont autant d’atouts. Son expérience internationale au sein des délégations albanaises aux congrès des Jeunes Turcs à Paris en 1902 ou, auparavant en juillet 1899, à la conférence de La Haye où il représenta la cause des Albanais en compagnie de Dervish Hima, lui permet de fréquenter un large spectre d’interlocuteurs. En effet, la constitution de réseaux autour des représentations diplomatiques étrangères n’est pas sans jouer un rôle déterminant dans la diffusion des idéologies et convictions propres à chaque cercle. À ce propos, M. Ruzhdi Mata, un chercheur installé à Tirana dans les années 1990, que nous avons rencontré au début de nos recherches, cite J. Erebara : L’Albanie est à la croisée de nombreux intérêts tant des pays européens que des pays balkaniques. Si la Serbie atteint les rives de l’Adriatique, cela ouvre une route importante aux aspirations de Moscou, car les Serbes sont les instruments du Tsar 22. L’action d’Erebara est jugée « conformiste 23 » par Sherafidin Hoxha, mais elle s’inscrit dans un contexte peu favorable, car les relations entre les Albanais et les Serbes, malgré l’oppression d’un ennemi commun, ne sont pas les meilleures. Les territoires de Kosovo, notamment, sont l’objet de la convoitise des premiers comme des seconds pour des raisons différentes guidées par des intérêts propres à chacun.

Conclusion

La revue Albanija et le parcours de Jashar S. Erebara sont intéressants à plus d’un titre. Il s’agit peut-être d’une revue à l’audience limitée et d’un personnage peu connu, mais ils apparaissent pourtant significatifs d’une époque essentielle pour

21. Borici, 2005, p. 123-124. 22. Mata, communication « Jashar Erebara, une figure importante de l’albanité ». 23. Hoxha, 1987, p. 56. CAHIERS BALKANIQUES 200 La presse allophone dans les Balkans

la constitution d’un État et la naissance d’une conscience nationale. Ils offrent des références sur la formation d’une nouvelle légitimité culturelle qui a permis de poser le processus de formation identitaire comme principe créateur de la modernité. On peut légitimement s’interroger sur les raisons qui ont conduit à l’arrêt définitif de cette revue. Nous sommes en mesure d’avancer plusieurs hypothèses.

• La tentative de fédérer deux peuples au travers de la revue Albanija a duré moins de quatre années. La communauté albanaise de Belgrade n’était pas suffisamment importante pour financer et pérenniser cette publication. Il a été impossible de tenir la périodicité annoncée de trois numéros par mois. Les difficultés de circulation dans les territoires frontaliers de peuplement albanais étaient trop grandes pour qu’elle puisse compter sur un réseau de diffusion efficace. • Nous avons également noté au cours de nos recherches qu’à la différence d’autres publications de l’époque, la revue publiée par J. Erebara ne traitait pas directement de l’enseignement de la langue albanaise. En l’absence d’une puissante société intellectuelle sur place qui aurait démultiplié son action, Albanija n’a pas été un titre sur lequel auraient pu s’appuyer des enseignants pour l’utiliser comme tribune, afin de répondre aux attentes de lecteurs albanophones en matière d’instruction en albanais. • Enfin, la fondation de cette revue était liée aux décisions prises par quelques intellectuels. Les principaux artisans du mouvement national albanais ne semblent pas avoir été tous convaincus de l’intérêt de la mission confiée à Erebara et à sa revue. Par exemple, Faik Konica (1875-1942), figure majeure du mouvement national et fondateur, à Bruxelles puis à Londres, d’une des revues les plus importantes dans la vie politique et patriotique, culturelle et linguistique albanaise de l’époque, Albania (1897-1909), ne semblait pas apprécier particulièrement les Albanais de Bucarest. C’est pourquoi il semble difficile qu’il ait entretenu à Belgrade des relations étroites avec Albanija et avec son directeur qui avait passé dix ans dans la capitale roumaine avant de s’installer dans la capitale du royaume serbe.

Ces remarques sur l’échec de la revue Albanija ne remettent cependant pas en cause la démarche ni le professionnalisme de J. Erebara dans la diffusion d’idées en lien avec le mouvement national albanais. La preuve en est qu’après cet « épisode belgradois », il remplira d’autres responsabilités aussi bien dans le domaine du journalisme, avec la fondation de la revue Shkup à Skopje en 1911, que dans le domaine politique en tant que représentant des intérêts albanais à la Conférence LA REVUE ALBANIJA, SHKIPNIJA É SHQIPTAREVÉT Évelyne NOYGUES 201 de la Paix à Paris en 1920 et, plus tard, comme député au Parlement à Tirana entre les années 1924 et 1939. Dans un sens, on peut penser que J. Erebara a tenté d’aller contre la logique de la guerre et les nationalismes qui anéantissent les Balkans, en voulant promouvoir des États-nations. Son raisonnement apparaît en ce sens très moderne. Il prône une entente balkanique jamais réalisée, car les Balkaniques sont trop nationalistes. D’un autre point de vue, le début du xxe siècle marque le passage des rivalités politiques, culturelles et religieuses à la lutte armée et à l’internationalisation du problème. N’ayant eu ni le temps, ni la puissance politique et économique nécessaires pour intégrer les populations mêlées héritées de l’Empire ottoman, les États balkaniques vont se livrer – outre des combats armés – d’interminables guerres sur le terrain de la linguistique, de l’histoire ou de l’ethnographie tout au long du xxe siècle. Aussi, pour ouvrir notre réflexion vers de nouveaux horizons et essayer de mieux appréhender cette curieuse surenchère autour de la « poudrière des Balkans » dans l’imaginaire européen du xixe siècle, il nous semble important de garder à l’esprit qu’à l’époque de la revue Albanija, comme de nos jours, l’existence de jeunes États dépend encore et toujours des rapports complexes qu’entretiennent les grandes puissances entre elles et avec les États satellites qui gravitent autour d’elles.

Bibliographie Monographies

Clayer Nathalie, 2006, Aux origines du nationalisme albanais : la naissance d’une nation majoritairement musulmane en Europe, Karthala, Paris, 794 p.

Fevziu Blendi, 1996, Historia e shtypit shqiptar 1848‑1996 [Histoire de la presse albanaise, 1848-1996], Grupimi « Brezi 22 », Tirana, 135 p.

Hoxha Sherafidin, 1987,Shtypi i Kombeve dhe i Kombësive të Kosovës (1871‑1983) [La presse des nations et des nationalités au Kosovo], Rilindja, Prishtina.

Articles et contributions à des ouvrages

Borici Hamit, 2005, « Gazetarë dhe publicistë Shqiptarë » [Journalistes et publicistes albanais], in Fjalor enciklopedik, Tirana, p 123-124. CAHIERS BALKANIQUES 202 La presse allophone dans les Balkans

Mata Ruzhdi, 1991, Veprimtaria ne Beograd, Kumanove, Shkup, [Activités à Belgrade, Kumanova, Skopje (NdT : de Jashar Erebara)], Flaka e vëllazërimit [La Flamme de la Fraternité], Shkup/Skopje, no 28, 26/08/1991, p. 11.

Noygues Évelyne, 2013, “The Early Years of an Unknown Albanian Patriot”, New Eastern Europe, A Quarterly Journal of Central and Eastern Europe Affaires, 2013/08/07, URL : https://neweasterneurope.eu/2013/08/07/the- early-years-of-an-unknown-albanian-patriot/ (consulté le 15 avril 2020).

Zoto Gafurr, 1993, “Përkushtimi atdehtar I Qeverisë provizore te Dibrës në ditët e kryengritjes së shtatorit 1913” [L’investissement patriotique du gouvernement provisoire de Dibra durant l’insurrection de septembre 1913], Jehona: art, letërsi, shkencë, kulturë, Shkup 6, p. 68-75.

Résumé : après leurs voisins balkaniques, les Albanais se sont engagés à leur tour dans la lutte pour la reconnaissance de leur nation, sorte de prémices d’une conscience nationale albanaise et de la construction d’un éveil national. Des intellectuels albanais dispersés dans différents pays investissent leur énergie dans une construction identitaire dont le but est de faire reconnaître l’existence d’une nation digne d’accéder à la liberté et d’être soustraite à l’emprise ottomane. Pour ce faire, les communautés albanaises de l’extérieur ont joué un rôle essentiel en soutenant le mouvement national. Et l’émergence de publications a largement participé à l’éveil d’une conscience nationale. Au cours de nos études à l’Inalco, nous nous sommes intéressés à l’affirmation nationale albanaise en nous appuyant sur l’étude originale d’un titre imprimé à Belgrade entre 1902 et 1906 : Albanija, Shkipnija é Shqiptarevét (L’Albanie, L’Albanie aux Albanais) publié en plusieurs langues. Mots-clefs : albanais, Albanie, Erebara Jashar, périodique, presse

Abstract: After their Balkan neighbors, the Albanians embarked in their turn on the struggle for the recognition of their nation, a sort of beginning of an Albanian national consciousness and the construction of a national awakening. Some Albanian intellectuals scattered in different countries are investing their energy in an identity building whose aim is to make the existence of a nation worthy of access to freedom and to be exempt from Ottoman influence. To this end, Albanian communities from outside played a vital role in supporting the national movement, and the emergence of publications contributed greatly to the awakening of a national consciousness. During our studies at Inalco, we were interested in the Albanian national assertion LA REVUE ALBANIJA, SHKIPNIJA É SHQIPTAREVÉT Évelyne NOYGUES 203 proposing an original study of a publication printed in Belgrade between 1902 and 1906: Albanija. Shkipnija é Shqiptarevét (Albania, Albania to Albanians) published in several languages. Keywords: Albania, albanian, Erebara Jashar, periodic, press

Përmbledhje: Pas fqinjëve të tyre në Ballkan, shqiptarët ranë dakord gjithashtu te angazhohen në luftën për njohjen e kombit të tyre, ku për herë të parë pati një vetëdije kombëtare shqiptare e një zgjim kombëtar. Intelektualët shqiptarë të shpërndarë në vende të ndryshme investojnë energjinë e tyre në ndërtimin e një identiteti qëllimi i të cilit është që të njihnin ekzistencën e një kombi të denjë për të fituar lirinë dhe të largohej nga sundimi osman. Për ta bërë këtë, komunitetet shqiptare në mërgim luajtën një rol kyç në mbështetjen e lëvizjes kombëtare. Botimet e ndryshme gjithashtu kane kontribuar në masë të madhe për zgjimin e ndërgjegjes kombëtare. Gjatë studimeve tona në Inalco, ne jemi të interesuar në pohimin kombëtar shqiptar duke u mbështetur në studimin e një gazetë origjinale shtypur në Beograd në disa gjuhë në nga viti 1902 deri në vitin 1906: Albanija, Shkipnija é Shqiptarevét (L’Albanie, L’Albanie aux Albanais). Fjalë kyç: Erebara Jashar, periodic, shqip, Shqipëri, shtyp

Λέξεις‑κλειδιά: Αλβανία, αλβανός, Ερεμπαρά Γιασάρ, περιοδικό, τύπος

Anahtar kelimeler : Arnavutça, Arnavutluk, Erebara Jashar, süreli yayın, basın

Клучни зборови: Албански, Албанија, Ерабара Јашар, периодичен, печат

L’AIM, un réseau d’information alternatif et un média électronique plurilingue dans l’espace (post) yougoslave en guerre et après-guerre The AIM, an alternative information network and multilingual electronic media in (post) Yugoslav space at war and after war AIM, alternativna informativna mreža i višejezični elektronski medij u (post) jugoslovenskom prostoru u ratu i posle rata

Dragica Mugoša Politologue, ancienne coordinatrice du réseau AIM

La fin de la guerre froide, symbolisée par la destruction du mur de Berlin en novembre 1989, avait relégué la Yougoslavie dans le camp des perdants. Son système politique, même s’il se distinguait des autres pays socialistes du fait de son autogestion, de son ouverture et de sa politique extérieure de non-alignement, restait caractérisé par le pouvoir du parti unique. De ce fait, la Yougoslavie partagea le destin des États du bloc soviétique et de l’Union soviétique. Elle aussi dut entreprendre des réformes profondes pour introduire la démocratie libérale, sortie victorieuse de la confrontation idéologique entre les deux systèmes pendant les décennies qui avaient suivi la Seconde Guerre mondiale. En Yougoslavie, le flou idéologique après la mort de Tito en 1980, et l’accumulation des problèmes politiques et économiques ont produit une demande pressante de changement. Le parti communiste au pouvoir se montrant incapable d’y apporter une réponse adéquate, ce sont les partis nationalistes qui eurent le plus de poids dans le repositionnement sur l’échiquier politique. L’opposition qui, durant les décennies communistes, réclamait plus de démocratie CAHIERS BALKANIQUES 206 La presse allophone dans les Balkans

et un régime socialiste « à visage humain 1 » a perdu du terrain devant ces forces, dont le discours portait sur l’identité nationale et l’exigence de la création d’États nationaux en place de l’État fédéral. Toutefois, à la différence des autres pays socialistes, la Yougoslavie a vécu cette transition de manière dramatique dans des guerres auxquelles elle n’a pas survécu. Mais on peut s’interroger sur les causes du conflit. Le fait que les premières élections libres des années 1990 ont porté au pouvoir, dans la plupart des Républiques yougoslaves, des partis politiques ultranationalistes dont les discours étaient empreints de haine envers les autres peuples yougoslaves, fournit un début de réponse des plus pertinentes. Pourtant la question subsiste : comment différents peuples ayant vécu durant des décennies dans un pays ayant pour credo « fraternité et unité » au point d’occulter toutes différences entre eux, en sont-ils venus aux armes ? La réponse se trouve principalement dans le rôle des médias et l’abus qu’en ont fait les partis nationalistes des (ex) Républiques yougoslaves. Une fois au pouvoir, ces partis ont en effet vite entrepris de les reprendre sous leur contrôle et de dicter le contenu des informations diffusées. Il leur fallait imposer un paysage médiatique uniforme qui transmette de manière univoque le message sur l’impossibilité de vivre avec les autres, et insiste sur la nécessité de se séparer et renforcer son propre État. Les médias, qui dans la Yougoslavie socialiste avaient un rôle de transmission des valeurs et de l’idéologie du parti communiste, ont été, dans ce nouveau contexte, utilisés comme un des piliers de la création des nouveaux États. Les journalistes se sont vu octroyer une position nouvelle : au lieu d’être des « ouvriers sociopolitiques » comme dans le régime précédent, ils sont devenus des « patriotes » et devaient le prouver dans leurs écrits. Dans une situation où très peu de médias échappaient au contrôle étatique, les possibilités de se soustraire au diktat du pouvoir étaient bien réduites. De plus, les pouvoirs nationalistes, même s’ils toléraient l’existence de quelques médias écrits indépendants 2, possédaient la quasi-totalité des médias électroniques. L’option politique de se réserver les moyens électroniques, outre le fait que la réalité transmise par les écrans peut être modulée à souhait, reflétait la situation

1. Les écrits des philosophes yougoslaves regroupés autour de la revue Praxis dans les années 1970 ont coûté à leurs auteurs la mise au ban de la société par le régime allant jusqu’à des licenciements et des emprisonnements. 2. Vers la fin des années 1980 il y avait quelques médias indépendants tels que les hebdomadaires Vreme en Serbie et Monitor en Monténégro. Par ailleurs, les médias qui ont conquis plus de liberté au sein du régime yougoslave, tels que Danas ou Slobodna Dalmacija en Croatie, Politika ou NIN en Serbie ont vite été mis au pas par leur gouvernement respectif. L’AIM, UN RÉSEAU D’INFORMATION ALTERNATIF ET UN MÉDIA… Dragica MUGOŠA 207

économique de la population. À partir de 1991 avec les changements politiques, économiques et les guerres, la majorité de la population s’était appauvrie au point que l’achat d’un journal était devenu un luxe, et le tirage de la presse avait dramatiquement chuté. Cependant, à Belgrade, deux médias électroniques indépendants existaient : la télévision Studio B et la Radio 92, mais leurs ondes ne couvraient que la ville. Ainsi, dans le paysage médiatique d’alors, une distinction significative séparait les médias officiels, très proches du pouvoir, et les médias indépendants, critiques envers les gouvernements nationalistes. La dislocation de la Yougoslavie et les atrocités qui ont accompagné les guerres sont dues en grande partie aux médias officiels locaux. Ils n’ont pas seulement préparé le terrain de cette dislocation, ils ont aussi décidé de la manière dont elle s’est déroulée. Par leur soutien au nationalisme agressif, ils ont pris part activement à la guerre en véhiculant des mensonges, des demi-vérités et de la haine, pour souder la population de leur pays autour de la politique du parti au pouvoir. Ce rôle néfaste a déjà été souligné au moment de la dislocation de la Yougoslavie 3 et davantage encore plus tard, dans des études approfondies, et ce texte n’a pas pour objet d’y revenir. Pourtant il est indispensable de le rappeler pour situer la création de l’AIM dans le contexte de cette époque.

L’AIM : un média différent

Le réseau alternatif d’information (AIM – Alternativna informativna mreža 4) fut créé en octobre 1992. Il s’agissait d’un projet de média relevant de la presse écrite et ayant pour but d’apporter une réponse adéquate à la situation dans laquelle se trouvaient les médias et les journalistes indépendants en ex-Yougoslavie en cette période de conflits ouverts. Le projet AIM fut conçu pendant un colloque intitulé « Médias et citoyens dans la maison commune européenne », organisé par les ONG, le Forum civique européen (FCE) et la Fédération européenne des radios libres (FERL) 5, avec l’appui du Conseil de l’Europe, à Oujgorod (Ukraine) en

3. Dans son rapport sur la situation en Yougoslavie, d’août 1992, Tadeuz Mazowiecki, le rapporteur spécial des Nations unies pour l’ex-Yougoslavie, avait souligné ce rôle néfaste des médias officiels et leur responsabilité dans l’escalade de la violence des conflits (rapports du 28 août 1992, E/CN 4/1992/S-1/9). 4. AIM fut enregistré à Paris le 1er juin 1993 en tant qu’association de loi 1901. 5. Le fondateur de ces ONG est la coopérative Longo Maï. Fondée en 1973, Longo Maï est un réseau de collectifs agricoles autogérés en Allemagne, Autriche, France, Suisse et Ukraine qui sont engagés dans un grand nombre de projets et de campagnes internationaux. En 1989, il a créé le Forum civique européen qui a mené des activités de solidarité avec des citoyens et des associations dans les pays de l’Europe de l’Est. CAHIERS BALKANIQUES 208 La presse allophone dans les Balkans

octobre 1992. Une trentaine de journalistes de l’espace post-yougoslave y ont participé. Ces journalistes, licenciés du fait de leur insoumission aux propagandes nationalistes, représentaient à Oujgorod leurs collègues se trouvant dans la même situation pour les mêmes raisons 6. Ce colloque n’était que l’un parmi de nombreux autres organisés à cette époque un peu partout en Europe dans le but d’analyser le rôle des médias officiels dans les événements. Mais son originalité a été de déboucher sur un projet commun entre des ONG occidentales et des journalistes issus de l’ex-Yougoslavie. Ainsi, Longo Maï, avec ces ONG, y voyait une façon de mettre en œuvre sa conception d’une Europe des citoyens, affichant sa volonté de s’organiser pour « inventer, créer et renforcer de nouveaux espaces de civilité 7 », d’où le titre de ce colloque. Pourtant, créer un projet commun n’était pas seulement l’occasion d’exprimer la solidarité existante entre les différents acteurs de cette nouvelle civilité, c’était surtout une volonté de faire travailler ensemble des journalistes résidant dans des pays en guerre 8. En effet, partant du constat que les médias jouaient un rôle prépondérant dans ce conflit, il s’agissait de leur donner l’opportunité d’œuvrer pour la paix, ce qui, dans le contexte post-yougoslave, ne pouvait être porté que par des médias indépendants. Le projet AIM était très ambitieux. En effet, dans un contexte de grande difficulté et même de rupture des communications entre les États issus de la Yougoslavie, alors que de nombreux journalistes étaient sans emploi, et que très peu de médias indépendants pouvaient fonctionner, il fallait :

6. Des milliers de journalistes avaient perdu leur emploi : en 1991 seulement, à la télévision d’État de Belgrade, ils ont été plus d’un millier à avoir été licenciés sur simple décision du gouvernement. 7. Du programme du Forum civique européen. Lors du troisième congrès du FCE, en août 1992, Longo Maï décida de créer la Conférence yougoslave, pour apporter son aide dans les domaines où des activités concrètes étaient possibles : l’aide aux médias indépendants, la campagne en faveur des déserteurs et objecteurs de conscience et l’initiation d’action « Causes communes-Suisse » portant sur le jumelage des communes suisses avec des communes multiethnique des pays de l’ex-Yougoslavie. Voir Graf, 2006, p. 85-89. 8. Un autre projet visant à faire travailler des journalistes indépendants de différentes parties de la Yougoslavie a été le projet de l’ONG Droit de parole qui envisageait de dépasser le blocus d’informations en diffusant des émissions radio à partir d’un bateau (Radio Brod) amarré dans les eaux internationales de la mer Adriatique. Il s’avéra très vite que, du fait de la configuration géographique, ces émissions ne pouvaient être écoutées que dans des zones très limitées de la côte et pas à l’intérieur de l’ex-Yougoslavie. L’AIM, UN RÉSEAU D’INFORMATION ALTERNATIF ET UN MÉDIA… Dragica MUGOŠA 209

• recréer un espace unique d’information et contourner le blocus instauré par les gouvernements en place 9 ; • aider les médias indépendants à obtenir des informations fiables et en temps réel en provenance des autres parties de l’ex-pays commun ; • soutenir les médias existants et la création de nouveaux médias indépendants en proposant ces informations gratuitement ; • soutenir les journalistes licenciés pour avoir défendu leur déontologie professionnelle.

Définir les impératifs d’une telle action d’urgence fut un premier pas vers une réalisation doublement complexe d’un point de vue humain et technique.

• Comment faire travailler ensemble des journalistes résidant dans des États ennemis sans mettre en danger leur vie et celle de leur famille ? • Comment concevoir une ligne éditoriale dans un contexte où les moyens de communication étaient coupés ? En effet, entre certaines parties du pays, il n’y avait ni communications téléphoniques ni possibilité de voyager du fait de la fermeture des frontières.

Grâce à la coopération étroite entre le FCE et les journalistes yougoslaves, le projet AIM réussi à relever ce défi et à proposer des solutions à ces deux ordres de problèmes.

• Le FCE a offert un cadre pour des réunions de journalistes à l’extérieur de l’ex-État commun, les a aidés à instaurer une confiance mutuelle pour rendre possible un tel projet et s’est employé, pendant toute la durée de ce projet, à trouver des financements indispensables à son fonctionnement. Outre leur implication professionnelle, ce projet demandait aux journalistes yougoslaves un grand courage puisqu’ils étaient souvent taxés

9. Les communications ont été longtemps coupées entre la République fédérale de Yougoslavie (Serbie-Monténégro, y compris le Kosovo) d’un côté, et la Croatie, la Slovénie et la Bosnie-Herzégovine de l’autre ; entre ces trois États, les communications pouvaient être parfois difficiles ; sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine en guerre, les communications étaient souvent totalement coupées. CAHIERS BALKANIQUES 210 La presse allophone dans les Balkans

de « yougonostalgiques », adjectif qui était une façon de désigner la trahison de la cause nationale 10. • La solution technique en elle-même était une petite révolution, car elle supposait la création d’un vrai média électronique ; c’est l’informaticien suisse, Christoph Lindenmaier qui conçut ce réseau précurseur de solutions qui se sont développées avec internet quelques années plus tard. Pour commencer la réalisation du projet AIM, il a fallu mettre en place un système de boîtes de messageries (mail box) : un ordinateur avec modem était installé chez le rédacteur-en-chef dans chaque ex-République yougoslave ; elles étaient reliées entre elles par un ordinateur central installé à Paris, car si aucune communication n’était possible entre certaines de ces républiques, celles avec l’étranger étaient préservées. Ainsi, les journalistes des différentes parties de l’ex-Yougoslavie se trouvaient de nouveau techniquement dans un même espace d’information où pouvait organiser de manière optimale l’échange de leurs informations.

Dans cette optique, une rédaction fut créée dans chacune des ex-Républiques et leurs rédacteurs-en-chef avaient pour tâche de développer un réseau de correspondants et de garantir la fiabilité et la qualité des articles entrant dans le système. Deux fois par nuit, les modems de chaque centre entraient en contact avec l’ordinateur de Paris pour envoyer leurs textes et récupérer les contributions arrivées depuis les autres centres. Ainsi, au matin, les rédacteurs disposaient de la totalité de la production des articles. Dès ce moment, ils pouvaient les offrir aux médias indépendants de leur région. Pour remplacer les contacts quotidiens entre les rédacteurs-en-chef et rendre possible les prises de décisions urgentes, Christoph Lindenmaier avait imaginé un programme à plusieurs « tiroirs » : Public news – où les rédacteurs-en-chef envoyaient des articles accessibles aux utilisateurs extérieurs ; Coordination board – lieu de communication entre les rédacteurs-en-chef, fermé au public ; Internal

10. Le président croate, Franjo Tudjman, dans un discours en mai 1995 désigna l’AIM comme une force tentant de raviver la Yougoslavie : « Le réseau alternatif d’information avec ses soixante-dix journalistes de toute l’ex-Yougoslavie œuvre dans ce sens. » Le lendemain de ce discours commença une vraie campagne contre les journalistes croates qui écrivaient pour AIM. L’hebdomadaire Nedeljna Dalmacija et le quotidien Slobodna Dalmacija sont allés jusqu’à donner leurs noms, mettant en danger la vie de ces journalistes dans un climat de sentiments nationalistes exacerbés. « L’endiguement de l’AIM par Tudjman », Drago Hedl, 18 mai 1995, in Les Archives d’AIM. La situation des journalistes de l’AIM dans les autres États successeurs de la Yougoslavie n’était guère meilleure. L’AIM, UN RÉSEAU D’INFORMATION ALTERNATIF ET UN MÉDIA… Dragica MUGOŠA 211 news – un espace où étaient placés les articles pour lesquels le rédacteur-en-chef demandait l’opinion des autres avant de le publier dans la catégorie Public news. Avec le développement des activités de l’AIM d’autres « tiroirs » furent ajoutés, tels que Translation board, IZBORBIH, Balkanpress, etc. Même très performant, ce programme ne pouvait remplacer les réunions de rédacteurs qui étaient, pour des raisons évidentes, organisées à l’extérieur de l’ex-Yougoslavie. Elles furent tout d’abord très fréquentes (il y eut par exemple sept réunions en 1993), afin de les aider à mieux se connaître et à tisser une relation de confiance, condition essentielle pour bâtir des bases solides pour un tel projet. Au cours de la première réunion, une charte fut élaborée qui stipulait les règles, la nature de l’AIM et les engagements de ses membres. Il fut aussi décidé que les articles devaient, en premier lieu, être des analyses donnant le background d’un événement, contribuant ainsi à une meilleure compréhension de l’actualité et luttant contre la manipulation de l’information, si fréquente dans les médias officiels. Étant donné la réputation professionnelle de ses correspondants, l’AIM s’est rapidement imposé par la qualité de ses articles. Il commença à fonctionner dans l’été 1993 avec des échanges d’articles entre les rédactions de Serbie, de Croatie, de Slovénie et du Monténégro. L’année suivante, la rédaction de Macédoine se joignit au projet ainsi qu’une rédaction du Kosovo, dans un premier temps, en tant que correspondant de la rédaction de Belgrade. La problématique avec le centre de Bosnie-Herzégovine était plus complexe : tout d’abord, il fallait former deux centres, l’un à Sarajevo et l’autre à Banja Luka, à cause de la guerre et du manque total de communications entre les deux entités, la Fédération et la République serbe (Republika Srpska). La seule communication possible avec le centre de Sarajevo se faisait par satellite. C’est la raison pour laquelle l’ordinateur de Sarajevo appelait l’ordinateur de Zagreb pour transmettre les textes provenant de la Fédération, et l’ordinateur de Banja Luka transmettait ses articles à Belgrade. Après l’échange entre Zagreb et Belgrade via l’ordinateur de Paris, les médias indépendants de Bosnie-Herzégovine pouvaient avoir des informations concernant leur propre pays. Consciente que c’était le seul média ayant réussi à dépasser le blocus, l’Union européenne offrit un soutien financier important à l’AIM pour couvrir les préparations et le déroulement des premières élections libres en Bosnie-Herzégovine après les accords de Dayton. À cette occasion, l’AIM créa la rubrique IZBORBIH, qui fut disponible sur internet dès août 1996. À la différence des articles de fond des rédactions de l’AIM, IZBORBIH a fonctionné comme une véritable agence de presse avec des dépêches couvrant tous les événements liés aux élections. L’intégralité de la production de l’AIM, rubriques et rédactions, a été accessible sur internet à partir du 1er septembre 1997. À cette date, l’AIM s’était CAHIERS BALKANIQUES 212 La presse allophone dans les Balkans

élargi et, outre les huit centres à l’intérieur de l’ex-Yougoslavie, un centre à Tirana avait vu le jour en 1995, ainsi que des correspondances à Sofia et à Athènes. L’AIM est ainsi devenu, en l’espace de deux ans, une agence de presse balkanique, car la plupart des problématiques de l’espace post-yougoslave liées à la transition étaient communes à tout l’espace balkanique, ce qui explique le besoin d’élargir le réseau afin de couvrir les événements politiques, économiques et sociaux de la région. La Grèce entra dans le réseau en tant qu’unique État des Balkans membre de la Communauté européenne, mais également avec ses propres problématiques : montée du nationalisme de plus en plus agressif, refus de reconnaître la Macédoine, etc. Le seul pays balkanique que le réseau de l’AIM n’a pas couvert fut la Roumanie, du fait d’un manque de relation avec ses journalistes. L’idée principale qui a présidé à la création de l’AIM était que les États issus de l’ex-Yougoslavie, si profondément divisés par les guerres, devraient un jour coopérer, ne serait-ce qu’en raison de leur espace géographique et de leur histoire commune. En outre, la dislocation de la Yougoslavie a provoqué le déchirement d’un tissu vivant, séparant les familles et les amis, anéantissant leur vécu commun durant les 70 ans d’existence de l’État fédéral. Œuvrer dans cette direction impliquait de s’appuyer sur des initiatives de la société civile qui commençaient à émerger. La contribution majeure de l’AIM fut de soutenir et de développer un journalisme indépendant des pouvoirs politiques et économiques, donnant ainsi une place aux médias d’un « troisième secteur », ceux qui défendaient des idées de paix, de démocratie, de société civile, et se positionnaient contre la haine, l’exclusion, les mensonges et les demi-vérités véhiculées par les médias officiels. Les articles produits par l’AIM étaient proposés gratuitement à tous les médias indépendants. L’AIM offrait par conséquent un accès à une information plus objective sur ce qui se passait dans les autres pays issus de l’ex-Yougoslavie, mais aussi des moyens pour renforcer la présence de ce type de médias alors peu nombreux. Les analyses de la situation des médias indépendants, y compris les plus superficielles, montraient leurs difficultés à faire face aux obstacles imposés par les gouvernements respectifs : la difficulté d’accès aux imprimeries ; le prix exorbitant du papier comparé aux prix subventionnés pour les médias officiels ; la main mise sur les réseaux de distribution ; l’impossibilité d’attirer les annonceurs du fait du risque de sanctions de la part du pouvoir, etc. De surcroit, aucune aide publique ne pouvait être espérée. La situation financière désastreuse a obligé souvent les journalistes, s’ils ne quittaient pas la profession, à travailler pour un salaire dérisoire. Leur travail prenait souvent la forme d’une mission pleine de sacrifices et de renoncements pour assurer l’existence de leur média. Dans ce contexte, l’apport L’AIM, UN RÉSEAU D’INFORMATION ALTERNATIF ET UN MÉDIA… Dragica MUGOŠA 213 de l’AIM était très significatif : il salariait les rédacteurs-en-chef, et les journalistes qui écrivaient pour l’une des rédactions étaient payés pour leurs articles, qui ensuite étaient distribués gratuitement aux médias indépendants. En outre, les rédacteurs-en-chef de l’AIM ont souvent engagé les journalistes de ces médias et les ont ainsi aidés à y rester en assurant matériellement leur existence. De cette façon, l’AIM a soutenu les médias indépendants existants ainsi que l’émergence de nouveaux médias en leur fournissant un accès gratuit à sa production 11.

Former une nouvelle génération de journalistes

Le second volet de l’activité de l’AIM était tout aussi important. Il s’agissait de former de jeunes journalistes dans l’esprit d’un journalisme respectant la déontologie de la profession et résistant aux pratiques d’abus et de manipulation des médias. En effet, au cours des événements qui ont secoué la Yougoslavie, les jeunes étaient le plus exposés aux méfaits de la propagande nationaliste qui, depuis les écrans de télévision, arrivait à l’école par des programmes d’histoire, de géographie ou de langue et littérature. Sans avoir leur propre expérience d’une vie dans une société multiethnique et multiculturelle tolérante, ces jeunes vivaient dans un climat de méfiance et de haine de l’autre. Grâce à sa présence sur le territoire de l’ex-État commun et à la structure multiethnique de ses rédactions, l’AIM était en mesure d’offrir aux jeunes journalistes, dans le cadre d’une formation professionnelle, un lieu de rencontre et de dialogue. Par là même, ils pouvaient être sensibilisés, entre autres, aux problèmes de leur génération de leur pays et plus largement de l’espace balkanique. En leur offrant un cadre amical et professionnel, l’AIM voulait leur assurer, outre une solide formation, de futurs contacts professionnels. Il a mis en place ses premières formations en 1995, dans des régions pluriethniques telles que le Kosovo et la Macédoine, et réuni des jeunes issus des différentes communautés : au Kosovo, le groupe comprenait des jeunes Albanais, Serbes et Turcs et en Macédoine, le groupe était composé de jeunes Macédoniens, Albanais et Turcs. Ces jeunes ne côtoyaient pas leurs voisins des autres communautés et la méconnaissance des langues des autres achevait de creuser le fossé entre eux, les rendant encore plus réceptifs à la propagande officielle. La formation organisée par l’AIM était un des rares endroits où ils pouvaient être

11. Par exemple les journaux tels que Has au Sandžak (Serbie) ou Front Slobode à Tuzla (Bosnie-Herzégovine) publiaient régulièrement plusieurs articles de l’AIM, parfois jusqu’à huit par numéro. CAHIERS BALKANIQUES 214 La presse allophone dans les Balkans

physiquement ensemble, se connaître et discuter de questions importantes pour eux 12. L’année suivante, des formations ont été organisées en Slavonie orientale pour des jeunes croates et serbes afin de les aider à surmonter la méfiance et les traumatismes des années de guerre. En effet, après le retrait des forces des Nations unies 13, cette région devait passer sous la juridiction du gouvernement croate. L’idée de ces formations était d’aider les jeunes, travaillant dans les médias locaux de leur communauté respective et vivant dans des univers parallèles, à se connaître et à prendre conscience qu’ils pouvaient poser les bases d’une réconciliation à travers leurs médias. Le même objectif a motivé l’organisation des formations en Bosnie- Herzégovine, un État divisé désormais en deux entités et fortement décentralisé : dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine, elles comprenaient le travail avec de jeunes Bosniaques, Serbes et Croates dans les villes de Sarajevo, de Mostar ou encore de Tuzla et dans la République serbe à Banja Luka. Là encore, il s’agissait avant tout de faciliter leur rencontre, d’œuvrer à une prise de conscience de leur situation et de les faire travailler ensemble. Une formation à Mostar, ville alors divisée en partie croate (Mostar Ouest) et partie bosniaque (Mostar Est), a ainsi réuni des jeunes autour de la Radio 88. Pour la première fois, les participants résidant à Mostar Ouest ont traversé le pont reliant les deux parties de la ville pour se rendre à la radio de Mostar Est, afin de travailler ensemble à un projet commun. L’étape suivante a été l’organisation de rencontres entre ces jeunes de la Fédération et ceux de la République serbe, deux entités alors aux contacts très limités. À la fin de la guerre, l’AIM pouvait compter largement sur l’engagement de l’OSCE ou des forces des Nations unies sur place pour assurer le transport de ces journalistes d’une entité à l’autre. L’importance de ces formations a été reconnue et le soutien assuré du Programme de mesures de confiance du Conseil de l’Europe, et de différentes ONG, dont le Swedish Helsinki Committee (Stockholm) et Press Now (Amsterdam). Avec ses formations, l’AIM a permis à 400 jeunes d’acquérir les bases du journalisme indépendant, d’écrire pour le réseau et de voir leurs articles publiés dans les médias des autres pays balkaniques. Grâce à cette expérience, certains ont même

12. Les formations que l’AIM a organisées à la même époque en Albanie réunissaient seulement de jeunes Albanais, mais il s’agissait avant tout de leur fournir les notions de base d’un journalisme indépendant. 13. La Slavonie orientale, la Baranja et le Srem occidental ont été placé sous la gouvernance des forces des Nations unies (UNTAES zone) du 15 janvier 1996 au 15 janvier 1998. L’AIM, UN RÉSEAU D’INFORMATION ALTERNATIF ET UN MÉDIA… Dragica MUGOŠA 215 commencé un projet nommé « AIM nouvelle génération » qui a survécu deux ans à la fin de l’AIM 14.

L’AIM, un média plurilingue

L’AIM est parti du principe qu’une information objective et de qualité peut contribuer à la connaissance et la compréhension des événements et des sociétés, et de ce fait à la diminution des tensions et à une plus grande ouverture à la coopération dans la région. Pour y parvenir, il se devait d’être un média plurilingue : transmettre la même information à différentes populations et sociétés des Balkans n’était possible que si cette information était traduite. En effet, la méconnaissance des langues en usage dans un même État engendre des sociétés parallèles, sans contacts véritables. Dans cette situation, les grilles de lecture des événements sont souvent partisanes. Il s’est avéré que les médias indépendants aussi n’offraient pas à leurs lecteurs la même information selon la communauté considérée 15. Pour remédier à ce cercle vicieux des causes et effets de l’incompréhension mutuelle dans des régions sous haute tension, l’AIM a créé les centres de traduction en Macédoine et au Kosovo. Des traductions des textes du macédonien, de l’albanais et du serbe ont été données aux médias indépendants, pour leur fournir les mêmes informations. De plus, une revue de presse fut établie sous le nom de BALKANPRESS. Elle traitait des sujets concernant les Albanais, un thème très sensible dans la région, et était alimentée par ses rédactions en Albanie, au Kosovo, en Macédoine, en Serbie et au Monténégro. BALKANPRESS était accessible en langues albanaise, serbo-croate et macédonienne. Les articles de l’AIM postés sur internet étaient dans les langues officielles de l’ex-Yougoslavie : serbo-croate (une appellation remplacée dans les nouveaux États par le serbe, le croate, le bosniaque et plus tard, le monténégrin), le slovène, le macédonien et l’albanais. Cependant, dans un premier temps, couvrant l’espace de l’ex-Yougoslavie et partant du principe que le serbo-croate y était parlé par tous, les articles étaient traduits uniquement en anglais et accessibles dans le Translation board. L’idée

14. AIM New Generation a commencé en 2002. Il disposait de son site internet et était coordonné par le journaliste Svetozar Sarkanjac d’Osijek, Croatie. AIM New Generation a cessé ses activités en 2004 faute de financements suffisants. 15. Pour ce qui est des médias officiels, la différence était encore plus criante, le cas extrême était la maison d’édition d’État Nova Makedonija, qui publiait deux journaux nationaux, l’un en langue macédonienne et l’autre en albanais et proposait des informations complètement différentes à propos d’un même événement. CAHIERS BALKANIQUES 216 La presse allophone dans les Balkans

était que ces analyses venant de journalistes sur place seraient d’une grande utilité pour le public et les médias étrangers. Pourtant, mis à part quelques articles, les grands médias occidentaux n’estimaient pas que l’AIM était une source importante d’informations. Les raisons en sont multiples, mais la conséquence en est que leurs lecteurs ont été privés d’analyses nuancées et approfondies, au profit d’une approche souvent simplifiée et schématique (good guys versus bad guys). Néanmoins, un grand nombre de personnes et d’institutions consultaient régulièrement l’AIM, surtout à partir du moment où il a été disponible sur internet. AIM publiait une revue mensuelle en anglais, AIM Review, envoyée à un millier d’abonnés.

Conclusion

L’agence AIM, tout au long de ses dix ans d’existence et avec 23 000 articles à son actif, a relevé la plupart des défis qu’elle s’était posés. En premier lieu, elle a réussi à contourner le blocus de l’information et à publier ses articles dans tous les journaux indépendants des Balkans. Quelque 120 journalistes qui écrivaient régulièrement ou sporadiquement pour l’AIM étaient payés à la pige, et leurs articles offerts gratuitement aux médias indépendants, ce qui facilitait leur développement. Les articles de l’AIM étaient accessibles sur le site d’internet AIMPRESS, en serbo-croate, albanais, slovène, macédonien ainsi qu’en anglais. Un grand nombre de ces articles ont été repris par le Courrier des Balkans dès sa création en 1998 et traduits en français. Les articles en anglais ont été régulièrement repris et publiés par la revue britannique War Report, dès 1993, et en italien par I Balcani. Certains ont aussi été publiés dans la presse russe, allemande, suisse, espagnole, etc. Cependant, l’AIM n’a pas réussi à se pérenniser. Le passage d’une situation de conflit ouvert à celle d’une société pacifiée dominée par une économie libérale n’était pas gagné d’avance. Dans la mesure où les donateurs exigeaient une viabilité financière, le choix de payer les journalistes et de diffuser gratuitement leurs articles n’était plus possible. Pourtant, en 2003, quand l’AIM a cessé ses activités, le besoin de tels articles était encore criant. Le secteur des médias indépendants restait fragile et malgré la normalisation des déplacements sur le territoire post-yougoslave, ces derniers n’avaient que peu de ressources pour engager leurs propres correspondants. Par conséquent, l’espace ouvert par l’AIM pour une information en provenance des autres pays de la région s’est réduit considérablement. Par ailleurs, les subventions des institutions européennes telles que l’Union européenne, le Conseil de l’Europe, différentes ONG européennes, ainsi que de l’Unesco et de certains gouvernements européens, se sont progressivement taries, L’AIM, UN RÉSEAU D’INFORMATION ALTERNATIF ET UN MÉDIA… Dragica MUGOŠA 217 laissant le champ libre aux capitaux privés qui, pour leur grande majorité, ne visaient pas le développement d’une société civile et le renforcement des processus démocratiques. Toutefois, le projet d’AIM est encore une source d’inspiration pour les médias dans les zones en conflits. Actuellement, un projet similaire se met en place parmi les journalistes non nationalistes d’Ukraine et de Russie. Il faut souligner aussi que le projet d’AIM a été un bel exemple de solidarité exercée par une structure coopérative occidentale, à savoir Longo Maï, à l’égard des journalistes ex-yougoslaves, afin de les aider à réaliser un projet qui dépassait de beaucoup la vocation originelle de Longo Maï et les fonctions habituelles de la profession journalistique.

Sources

Les archives d’AIM sont disponibles sur internet : www.aimpress.ch

Résumé : dans la dislocation de la Yougoslavie et les conflits qui l’ont accompagnée, les médias officiels, contrôlés par les partis nationalistes, ont eu un rôle essentiel. Les médias indépendants, porteurs de messages radicalement différents, ont été presque inaudibles, car très peu nombreux. Fondé en 1992, l’AIM, un réseau alternatif, s’était donné pour tâche de recréer un espace commun d’information en faisant circuler les articles de journalistes indépendants de tous les pays de l’ex-Yougoslavie, traversant des frontières jusqu’alors étanches, et en les diffusant aux médias indépendants sans frais afin de les aider. Les auteurs de ces articles étaient rémunérés et pouvaient ainsi continuer d’exercer leur profession. Pour atteindre ces objectifs, l’AIM mit en place des rédactions dans chacun des États concernés, reliées par un système de boîte mail, fonctionnant comme un véritable média électronique avant l’ère d’internet. Mots-clefs : années 1990, démocratisation, ex-Yougoslavie, liberté de la presse, médias

Abstract: The media controlled by nationalist parties in each camp played a key role in determining the way in which Yugoslavia was broken up and stoked the flames of war and conflict. There were very few independent media spreading a radically different vision and they were all but invisible. The alternative information network AIM was founded in 1992 with the goal of recreating a common information space thanks to the circulation of articles written by anti‑nationalist journalists in all of the republics of former Yugoslavia. These articles were exchanged across hermetically closed borders and published free of charge by independent newspapers. This facilitated the creation of new media. The fact that the journalists were paid for their articles helped to ensure that they continued to exercise their profession. AIM achieved this objective by establishing editorial boards in each republic that were linked together by a mail box system that made it possible to electronically exchange articles well before the arrival of internet. Keywords: 1990’s, democratization, former Yugoslavia, liberty of press, medias

Rezime: Način na koji se odvijao raspad Jugoslavije, kroz ratove i sukobe, suštinski je odredjen ulogom zvaničnih medija pod kontrolom nacionalističkih partija. Nezavisni mediji, nosioci radikalno drugačije poruke, bili su gotovo nečujni zbog svoje malobrojnosti. Osnovana 1992, AIM, alternativna informativna mreže, imala je za cilj da ponovo uspostavi jedinstveni informativni prostor premošćivanjem blokade i omogućavanjem razmene informacija nezavisnih novinara preko tada skoro hermetički zatvorenih granica. Njihovi tekstovi su ustupani besplatno nezavisnim medijima s ciljem da im se pomogne kao i da se podstakne kreiranje novih nezavisnih medija. Tekstovi su bili honorisani i na taj način se autorima želelo pomoći da ostanu u profesiji. Da bi ostvario ove ciljeve AIM je osnovao redakcije u svim republikama koje su medjusobno bile povezane sistemom mail‑box postajući tako pravi elektronski medij pre ere interneta. Ključne riječi: 1990‑e, bivša Jugoslavija, demokratizacija, mediji, sloboda štampe

Λέξεις‑κλειδιά : δημοκρατοποίηση, ελευθερία τύπου, μίντια, Πρώην Γιουγκοσλάβια, τα 1990

Anahtar Kelimeler: 1990’lar, demokratikleşme, Eski Yugoslavya, basın özgürlüğü, media

Клучни зборови: 1990‑ти, демократизација, Поранешна Југославија, слобода на печатот, медиуми VARIA

Que désigne le terme hellénisme ?

Katherine Nazloglou Prof. honoraire CPGE

Ce texte est l’introduction au colloque « De quoi l’hellénisme est-il le nom ? » organisé le 30 mai 2018 par l’Association des amis de la villa Kerylos. « Hellénisme » : le terme se rencontre tardivement dans la langue grecque, à l’époque hellénistique. La Bibliothèque d’Alexandrie et la Septante contribuent à lui attribuer ses acceptions non seulement linguistiques, mais culturelles, et d’universalité. En français, « hellénisme » apparaît autour de 1580 et s’applique à la langue, à la culture et la civilisation grecques. Le « siècle de Périclès » en devient le symbole. Au moment où la Grèce s’efface de l’horizon commun et se réduit à quelques noms invoqués de manière presque incantatoire sans référence précise à un quelconque contexte historique et culturel, il convient d’interroger un terme qui sous-tend encore en grande partie notre conception de la Grèce et de ses relations avec le monde moderne : « hellénisme ». Que désigne le mot hellénisme ? Il s’agit d’analyser les définitions, contextes, formes qui ont fait évoluer un concept initialement associé à l’Antiquité, jusqu’à multiplier les termes qui les recouvrent. Dès la période byzantine qui pose l’ambiguïté, de la « Romanité » de l’Empire romain d’Orient dont l’hellénisme ne s’impose qu’après 1204, surtout après 1261 avec Pléthon ou dans la peinture ; à partir de 1453, les « Hellènes » s’autodésignent comme « Romains » dans l’Empire ottoman (où ils sont des Roums) et le mot « Romiossini » (Grécité étant une traduction paradoxale), attesté en 1786, concurrence et supplante celui d’hellénisme, l’« hellinikotis » (l’hellénitude, l’hellénité restant associée à la Grèce antique) devenant dans le contexte des aspirations nationales, le terme lié à la nature et l’expression identitaires. C’est dans la continuité de l’influence des Lumières que, dès la fin du xviiie siècle, les Phanariotes, Rigas Féraios puis Koraïs, font de l’hellénisme un concept « national » qui englobe les fondements culturels et symboliques de CAHIERS BALKANIQUES 222 La presse allophone dans les Balkans

l’Antiquité, de Byzance et les revendications d’indépendance du joug ottoman. Contre les opinions courantes véhiculées déjà par Gibbon sur Byzance (terme lui-même apparu en 1557), période de décadence et de dégénérescence non reconnue comme partie de l’histoire grecque, on peut dater des années 1840-1850 les recherches historiques qui en Europe (Finley, Zinkeissen) ont forgé la théorie d’une continuité de l’hellénisme et de l’histoire grecque, indissociables de l’historien Paparrigopoulos dont les travaux sont la base de l’idéologie de la Grande Idée (la Grèce des cinq mers) qui de 1844 à la « Grande Catastrophe » de 1922 domine la pensée, l’opinion publique et les oppositions, influence les intellectuels et écrivains, et engage la politique extérieure du royaume. Période suivie du « rétrécissement » ou « repli » de l’hellénisme « englouti » sur un « helladisme » à construire, en cherchant désormais à analyser « la chose grecque ». Depuis le xixe siècle donc, le mot renvoie à l’idée d’une continuité historique et culturelle de la « Grèce » depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine. À ce titre, il a déjà fait l’objet de travaux importants depuis une trentaine d’années de la part de linguistes, de philosophes, d’historiens, de géographes. En grec ancien, hellenismos a été employé généralement de manière polémique pour désigner une langue et une culture helléniques confrontée à diverses formes d’altérité. Au xixe siècle, « hellénisme » est un terme marqué par la philosophie de l’histoire tout autant que par le mouvement philhellène de l’époque romantique. Le mot, avec son suffixe caractéristique en « -isme », devient un concept majeur de l’historiographie grecque et l’histoire de l’époque « hellénistique », lorsqu’il est inscrit en 1833 dans le titre du livre de Johann Gustav Droysen (Geschichte des Hellenismus). Peut-on cependant utiliser aujourd’hui encore un terme si durablement employé depuis le xixe siècle pour tenter de définir une identité hellénique pour le moins problématique ? Comment ce terme, qui ne désignait d’abord en français qu’un simple tour linguistique emprunté au grec ancien, comme un « latinisme » pour la langue latine, a-t-il peu à peu gagné en profondeur et s’est-il enrichi de définitions aux connotations et aux résonances multiples ? Quel rôle ont joué les savants et les intellectuels européens, en particulier en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, dans la constitution d’un « hellénisme » qui, en français, est un mot si incertain qu’il peut désigner tantôt une discipline scientifique, tantôt une idéologie politique, tantôt « l’influence » de la culture grecque antique sur les arts et sur les lettres modernes ? C’est le problème de la discontinuité historique de la Grèce qu’il s’agit de soulever, par le biais de la littérature, de la musique, des arts plastiques, ainsi que par l’étude des constructions narratives visant à produire une image unifiée de QUE DÉSIGNE LE TERME HELLÉNISME ? Katherine NAZLOGLOU 223 l’histoire grecque. Qu’en est-il de cette unification conceptuelle face à la pluralité des Grèces (selon l’expression de Jean Cuisenier) que l’ethnologue et le sociologue d’une part, l’historien d’autre part, ne peuvent manquer de constater dans leurs enquêtes ? Par ailleurs, plutôt que d’invoquer une « influence » de la Grèce, il conviendra de s’interroger de nouveau sur les modes d’appropriation de la Grèce antique à l’époque moderne et contemporaine, tout en réfléchissant aux rapports entre le concept d’« hellénisme » et la constellation de termes voisins et concurrents, voire rivaux, en français comme dans les autres langues : grécité, hellénité, « romiosini », etc. La confrontation avec le concept d’orientalisme pourra également mener à l’étude de la place particulière de la Grèce au sein des discours orientalistes déconstruits jadis par Edward Saïd. La prise en compte de la perception par les Grecs eux-mêmes de leur propre histoire est aussi nécessaire, notamment dans le cadre des discussions sur l’identité nationale et l’héritage du passé qui ont agité les milieux intellectuels grecs ces dernières années. L’hellénisme qui n’est que l’autre nom de mon humanisme. Georges Séféris

Contribution à une histoire du concept d’hellénisme de Chateaubriand à Théodore Reinach Contribution to a history of the concept of Hellenism from Chateaubriand to Théodore Reinach Συμβολή σε μια ιστορία της έννοιας του Ελληνισμού από το Chateaubriand στον Théodore Reinach

Christophe Corbier CNRS – IReMus UMR 8223

Comme l’avait remarqué Henri Peyre dès 1932, « hellénisme », en français, est une notion vague 1. Quand elle est convoquée dans le champ de l’histoire littéraire, cette notion désigne généralement, et de façon assez imprécise, l’imitation des œuvres grecques par-delà l’antithèse classicisme/romantisme. Cependant, il s’agit seulement d’un usage possible du mot : « hellénisme » a pu aussi revêtir les sens de « culture grecque », ou de « science de l’Antiquité », ou d’époque hellénistique. Mais cette notion problématique a fini par être considérée par Arnaldo Momigliano comme un concept embarrassant, sinon vain 2. Si le rapport entre ces diverses significations n’est pas immédiatement perceptible, nous ne devons pas pour autant renoncer à observer les relations qui se nouent entre elles durant le xixe siècle. Il faut revenir d’abord aux premières mentions du terme dans le champ historiographique. L’une des tâches des historiens et des philosophes de l’époque romantique a été de définir l’hellénisme

1. Peyre, 1932, p. 4. 2. Momigliano, 1983, p. 383-384. CAHIERS BALKANIQUES 226 La presse allophone dans les Balkans

pour en faire un concept opératoire sur le plan de la philosophie de l’histoire 3. On sait ce que le mot « hellénisme » doit à Herder, à Hegel, et surtout à Johann Gustav Droysen, auteur d’une Geschichte des Hellenismus en trois volumes (1833-1842), qui relate l’affrontement entre Macédoniens et cités helléniques, l’histoire des conquêtes d’Alexandre et la constitution de la société et de l’État hellénistiques sous le règne des diadoques jusqu’en 220 avant notre ère. Il s’agit pour Droysen de réévaluer l’histoire de la Grèce postclassique en montrant que « l’hellénisme » est une période de grande vitalité préparant l’avènement du christianisme : sa vision théologico-philosophique d’inspiration hégélienne le conduit à réinterpréter l’histoire hellénistique en rejetant la thèse de la décadence grecque après la bataille de Chéronée et en montrant la fusion de l’Orient et de l’Occident accomplie par Alexandre 4. Le terme « hellénisme », au sens qu’il revêt chez Droysen, se développe en français à la fin duxix e siècle, en partie grâce à Droysen lui-même : après la première édition de son ouvrage, l’historien allemand le révise et le fait rééditer en 1877-1878, puis en 1880. Il prend enfin connaissance, avant son décès en 1884, de la traduction française qui en a été entreprise entre 1883 et 1885 sous le titre Histoire de l’Hellénisme et sous la direction d’Auguste Bouché-Leclercq, qui venait de publier en 1880 la traduction de l’Histoire grecque d’Ernst Curtius : Droysen a lui-même apporté d’ultimes corrections en vue de l’édition française du livre 5. Est-ce à dire qu’en langue française, « hellénisme » ait attendu cette édition pour prendre le sens de « civilisation grecque débordant sur le monde », selon l’expression de Bouché-Leclercq (qui conserve les guillemets autour du mot en 1883) 6 ? Au contraire, si le terme a pu être transféré de l’allemand au français dans les années 1880, c’est parce que les hellénistes français avaient déjà entrepris d’en redéfinir le contenu en utilisant un de ces concepts en‑isme qui éclosent dans la seconde moitié du xixe siècle pour essentialiser des pratiques culturelles et définir un courant philosophique, un mouvement artistique ou une doctrine politique. Le mot français « hellénisme » est donc assez chargé de valeurs pour que nous nous interrogions sur la pluralité de ses significations. Il faut prendre en compte également le rapport entre « hellénisme » et « philhellénisme ». Comme l’a rappelé Sophie Basch dans Le Mirage grec, un « misophilhellénisme » s’est répandu dans l’opinion française à partir des années

3. Momigliano, Janvier 1935, p. 10-35 ; Bravo, 1968, p. 147-161 ; Canfora, 1987 ; Bichler in Saïd (dir.), 1991, p. 363-383 ; Bruneau, 2002, p. 319-328. 4. Sur les interprétations modernes d’Alexandre le Grand, voir Briant, 2011. 5. Droysen, 1883, p. I. 6. Droysen, 1883, p. vii. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 227 Christophe CORBIER

1850 et il a accompagné la formation de la Grèce contemporaine tout autant que les relations avec l’Empire ottoman et la Turquie kémaliste 7. Toutefois, lorsqu’on ôte les deux préfixes qui induisent une évaluation de la culture hellénique, il reste un mot neutre en apparence, mais qui est chargé de connotations multiples et dont le champ sémantique s’élargit peu à peu au cours du xixe siècle. L’hellénisme concerne ainsi les Grecs autant que les Français et les Européens dans leur relation avec une « civilisation » hellénique conçue à la lumière du « miracle grec » et dont « l’esprit » survit à travers les diverses époques de l’histoire occidentale. En cela, on peut procéder avec l’hellénisme à une analyse similaire à celle de l’orientalisme, jadis déconstruit par Edward Saïd. Devant une question si vaste, nous livrerons dans le cadre restreint de cet article quelques observations sur les changements qui affectent le terme « hellénisme » jusqu’au moment où il a fini par devenir un concept historico-philosophique et recouvrir, en français, un ensemble complexe où se mêlent science de l’Antiquité, philhellénisme, histoire religieuse, théorie esthétique et « Grande Idée » nationaliste.

« L’hellénisme » entre la règle et l’usage

Commençons par quelques observations lexicologiques. Tandis que l’allemand, par exemple, distingue « Griechentum » et « Hellenismus », les emplois du terme « hellénisme » en français brouillent la limite avec la notion de « grécité » dans la seconde moitié du xixe siècle. Rien n’est plus significatif à cet égard que la traduction d’un livre fondamental en France dans l’histoire de l’« hellénisme » : La Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique de Nietzsche, qui porte comme sous-titre dans la réédition de 1886 Griechentum und Pessimismus. Les premiers traducteurs du livre, Jacques Morland et Jean Marnold, ont proposé en 1901 : Hellénisme et Pessimisme. La « grécité » que le philologue-philosophe avait voulu mettre au jour en 1872 sur des bases esthétiques et anthropologiques nouvelles à partir de la lutte des pulsions dionysiaque et apollinienne, afin de proposer une nouvelle évaluation de la culture hellénique, avait été résumée par les traducteurs sous le terme d’« hellénisme ». Or, avant les années 1860, rien n’aurait autorisé un tel emploi de ce mot en français. Ignoré d’Antoine Furetière comme des rédacteurs du Dictionnaire de l’Académie française en 1690, « hellénisme » a été longtemps défini dans un sens purement grammatical : il s’agit d’un idiotisme grec, dont on trouve la trace en latin et dans la Vulgate. « Hellénisme » côtoyait le mot « helléniste », renvoyant

7. Basch, 1995, p. 493-500. CAHIERS BALKANIQUES 228 La presse allophone dans les Balkans

d’abord aux « Juifs hellénistes » ayant vécu à Alexandrie sous les Lagides et pendant l’Empire romain 8. Mais à partir des années 1820, le terme s’enrichit peu à peu. En 1802, pour le lexicographe Pierre-Claude-Victor Boiste, il n’a encore que le sens grammatical traditionnel 9. En 1828, le Dictionnaire universel de la langue française de Boiste (décédé en 1824) est réédité et augmenté par Charles Nodier ; à l’article « hellénisme » est ajoutée la définition qui, au moment de la guerre d’indépendance grecque, résonne avec l’actualité diplomatique et politique : « opinion en faveur des Grecs 10 ». L’évolution du terme est entérinée quelques décennies plus tard avec les dictionnaires d’Émile Littré et de Pierre Larousse. Dans le tome 2 du Dictionnaire de la langue française édité en 1872-1873, Littré, lexicographe et helléniste, donne une triple définition du mot « hellénisme » :

• tour, expression qui tient au génie de la langue grecque ; • ensemble des idées et des mœurs de la Grèce ; • nom donné par l’empereur Julien au paganisme renouvelé dans le ive siècle au contact des idées chrétiennes 11.

« Hellénisme » est précédé du verbe « helléniser », qui signifie selon Littré : « se livrer à l’étude du grec », « suivre les opinions des Grecs » et « rendre conforme au caractère grec ». Ces définitions suggèrent que l’hellénisme devient dans les années 1870 un concept aux connotations idéologiques de plus en plus sensibles et un quasi synonyme d’hellénisation, hors de toute

8. Dans l’édition revue et augmentée du dictionnaire de Furetière en 1727, figurent les définitions suivantes : «Hellénisme , s. m. C’est une phrase grecque, par laquelle on exprime en Latin, par une imitation tirée des Grecs, des choses qui ne se peuvent défendre par les règles de la construction Latine. Il y a des hellénismes dans la Vulgate. / Hellénistes. Juifs ou Prosélytes Juifs qui parlaient le Grec, qui habitaient hors de la Judée, et qui lisaient la Bible en Grec dans les Synagogues. Philon était un Helléniste. » Le grammairien Nicolas Beauzée donne la définition suivante dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : « c’est un idiotisme grec, c’est-à-dire, une façon de parler exclusivement propre à la langue grecque, et éloignée des lois générales du langage. » (Diderot et d’Alembert, Encyclopédie, 1756, tome 8, p. 104-105). Définitions semblables dans le Dictionnaire de Trévoux (édition de 1771, tome iv, p. 772) et dans le Manuel lexique, ou Dictionnaire portatif des mots françois dont la signification n’est pas familière à tout le monde (1788, tome 1, p. 535). Le Dictionnaire de l’Académie (6e édition, 1835, p. 884), définit encore l’hellénisme comme « tour, expression, manière de parler empruntée du grec, ou qui tient au génie de cette langue ». 9. Boiste, 1803, p. 210. 10. Boiste, 1828, p. 349. 11. Littré, 1874, p. 2001. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 229 Christophe CORBIER référence à un contexte historique déterminé. En 1872, dans le neuvième tome du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, Pierre Larousse consacre lui aussi un long article à « Hellénisme », qui retrace l’histoire de la Grèce et qui se termine par la mention de trois ouvrages majeurs : l’Histoire de l’hellénisme de Droysen, les Origines du christianisme d’Ernest Havet et L’Hellénisme en France d’Émile Egger 12. Larousse tient compte des nouvelles significations que le terme a récemment acquises en français : notion historiographique désignant l’époque hellénistique chez Droysen, « hellénisme » concerne aussi la relation avec le judéo-christianisme et l’histoire littéraire française. Nous reviendrons plus loin sur le livre d’Havet qui nourrit en grande partie l’article de Larousse, pour nous arrêter au livre d’Émile Egger, capital pour la définition de l’hellénisme français. Professeur de littérature grecque à la Faculté des lettres de Paris en 1845, patriarche des études grecques jusqu’à sa mort en 1885, Egger avait donné en 1868-1869 des « Leçons sur l’influence des études grecques dans le développement de la langue et de la littérature française ». Publiées dès la fin de l’année 1869 sous le titre L’Hellénisme en France, ces leçons ont contribué à diffuser le sens nouveau qu’Egger attribue au mot. Dans une note, il rappelle en effet qu’« hellénisme » est encore peu usité, alors qu’il est pourtant attesté depuis Guillaume Budé : Je ne sais pourquoi ce mot, si commode pour exprimer le génie de la belle antiquité, surtout représentée par la Grèce, n’est pas plus en usage dans notre langue. G. Budé essayait déjà de l’accréditer, au moins sous sa forme latine, dans son livre De transitu Hellenismi ad Christianismum, et le dernier biographe de Budé, M. Rebitté, ne craint pas de l’employer fréquemment dans le sens le plus compréhensif. Le Dictionnaire de M. Littré l’admet, à peu près dans le même sens. On me permettra de suivre ces exemples : aucun mot ne marque plus clairement ni plus brièvement l’ensemble des idées et des faits que nous allons étudier dans ces chapitres de notre histoire littéraire 13. Selon Egger, l’hellénisme désigne l’« action exercée sur notre génie par les œuvres du génie grec », une action « tantôt directe et tantôt indirecte », souvent par l’intermédiaire des poètes romains 14. Par ailleurs, pour lui, les Français détiennent une incontestable autorité dans le champ des études grecques : bien

12. Larousse, 1872, p. 156-157. 13. Egger, 1869, p. 4. 14. Ibid. CAHIERS BALKANIQUES 230 La presse allophone dans les Balkans

que, depuis la fin duxviii e siècle, les Allemands aient bâti la philologie sur de nouvelles bases et revendiqué l’exclusivité de l’héritage hellénique, les Français peuvent se réclamer d’une école de savants tout aussi légitime. Si le modèle germanique a pu inspirer la création de l’École pratique des hautes études en 1868 par Victor Duruy, « l’hellénisme » est pour Egger la preuve qu’il a existé une tradition d’érudition spécifiquement française à l’époque moderne (ce que Renan évoquait lui aussi en 1867 à propos de la Renaissance française et de Port-Royal 15). La première leçon d’Egger, qui y indique l’orientation générale de son cours, se veut aussi une démonstration de la parenté qui aurait uni la « race grecque » et la « race française ». Cette parenté s’explique par la permanence de caractères ethniques sur deux millénaires, depuis la rencontre entre Phocéens et Gaulois au viie siècle avant notre ère, et par une longue tradition pédagogique et artistique 16. Ainsi, l’« hellénisme » désigne « un des éléments primitifs et durables de notre génie national 17 », une tradition artistique et scientifique nationale qui, loin d’être morte, reste vivace depuis la colonisation de la côte méditerranéenne par les Grecs. Cette tradition rend possibles des phénomènes récurrents de renaissance, l’hellénisme fournissant aux artistes et aux savants français l’énergie nécessaire pour renouveler leurs méthodes et leurs pratiques. Egger observe donc le développement continu de « l’hellénisme » en France du début du Moyen Âge jusqu’à André Chénier, en s’étendant sur l’humanisme du xvie siècle, moment exceptionnel de renaissance de l’esprit grec dans les lettres françaises. En tissant des liens entre hellénisme et humanisme, Egger apparaît comme l’un des principaux responsables du nouvel usage du terme dans le champ littéraire, de sorte qu’après lui, le terme d’hellénisme sera employé pour caractériser une influence grecque chez les écrivains français jusqu’auxx e siècle. Cette nouvelle signification est exploitée dès 1874 par Ambroise Firmin-Didot, élève d’Adamantios Coray, auteur de nombreuses études sur l’histoire grecque, et illustre imprimeur philhellène. Dans Alde Manuce et l’hellénisme à Venise, Firmin-Didot évoque l’arrivée des savants byzantins à Venise et en Italie du Nord à la fin du xve siècle : agents du transfert culturel, ou du moins d’une nouvelle translatio studii, entre Constantinople et l’Italie de la Renaissance, ils ont essaimé partout en Europe en fuyant « l’islamisme », ce que Firmin-Didot explique dans des pages consacrées à la « renaissance de l’hellénisme 18 ». Chez lui, le terme

15. Renan, 1884, p. 460. 16. Egger, 1869, p. 11-20. 17. Ibid., p. 4. 18. Firmin-Didot, 1874, p. 16-29. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 231 Christophe CORBIER renvoie autant aux communautés grecques émigrant en Europe qu’à « l’esprit » grec qu’elles diffusent dans tout l’Occident. L’extension sémantique du mot est confirmée en 1878 par Henry Houssaye. Historien, journaliste et romancier, familier de , Houssaye, qui avait fait le voyage en Grèce en 1868, est un philhellène notoire qui défend avec ardeur la cause de la Grèce contemporaine contre les « turcophiles » et les « mishellènes » 19. Le 6 avril 1878, tandis qu’une intense activité diplomatique se déploie en Europe après la signature du traité de San Stefano (3 mars 1878) pour éviter un conflit entre la Russie et l’Angleterre et pour préparer le congrès de Berlin, Houssaye publie dans le Journal des Débats, organe historique du philhellénisme, un article intitulé L’hellénisme. Il constate que le mot a acquis depuis peu une signification plus vaste que celle que les Académiciens se contentaient de noter : Le Dictionnaire de l’Académie ne donne le mot hellénisme que dans son acception grammaticale, comme gallicisme ou latinisme ; mais l’histoire prend l’hellénisme dans un sens plus large. Là, il est synonyme de génie grec, et il représente l’action de la langue, de la civilisation et de l’esprit des Hellènes sur les peuples étrangers. […] Les Septante, parlant de l’introduction de l’esprit grec en Palestine, disent manière de conclusion : « Les Grecs ont hellénisé le pays ». Libanius fait mention des « Barbares hellénisés ». De nos jours, M. Egger a consacré la véritable acception du mot hellénisme en le donnant pour titre à la réunion de ses doctes et éloquentes leçons sur l’influence des études grecques dans le développement intellectuel de la France. 20 La parution de deux livres grecs en français permet à Houssaye de confirmer cette nouvelle signification de « hellénisme », incluant la notion d’hellénisation : Histoire de la civilisation hellénique de Constantin Paparrigopoulos, « dont le vrai titre serait L’Hellénisme 21 », et La Grèce telle qu’elle est de Pierre Moraïtinis. Le livre de Moraïtinis a pour objet de présenter un tableau de la Grèce contemporaine sur la base de statistiques et d’analyses sociales, économiques et culturelles 22. L’ambition apologétique de l’auteur, qui répond aux critiques récurrentes contre l’État et la société grecs depuis La Grèce contemporaine d’Edmond About (1854),

19. Basch, 1995, p. 208-211. 20. Houssaye, 6 avril 1878, p. 2. 21. Ibid. 22. Basch, 1995, p. 210-212. CAHIERS BALKANIQUES 232 La presse allophone dans les Balkans

fait écho au livre de Paparrigopoulos, publié en France au moment des incursions grecques en Thessalie au nom de la défense des communautés grecques, trois ans avant l’intégration de ce territoire à la nation grecque en 1881. L’historien grec infléchit le sens du terme en français pour lui donner une tout autre acception que celle qu’il possédait jusqu’alors : « hellénisme » se substitue à « Grèce » et renvoie à une nation dont l’histoire se développe organiquement 23. Avec l’hellénisme, Paparrigopoulos impose un concept historico-philosophique permettant d’affirmer l’unité de l’histoire grecque. Dans sa préface, il définit l’hellénisme comme unité culturelle et spirituelle de la Grèce depuis les temps homériques. L’hellénisme est une civilisation (au sens où Guizot, si important pour Paparrigopoulos, l’entendait dans son Histoire de la civilisation en Europe 24) qui se déploie dans le temps et dans l’espace en continuité : on sait que Paparrigopoulos répond ainsi à la thèse de la discontinuité de l’histoire grecque, que Jakob Philipp Fallmerayer avait avancée en 1830 à partir de critères raciaux. Reprenant les analyses de son ouvrage grec antérieur, Ιστορία του ελληνικού έθνους, Paparrigopoulos expose l’évolution continue de l’hellénisme depuis l’Antiquité jusqu’à « l’hellénisme moderne » en passant par « l’hellénisme oriental » (correspondant à l’époque hellénistique et romaine) et « l’hellénisme » médiéval (l’Empire byzantin), qu’il veut réhabiliter. Dans la succession de décadences et de renaissances qui scandent l’histoire grecque et qui sont causées par des invasions (Doriens, Slaves, Ottomans), l’hellénisme reste une force constante dont Paparrigopoulos constate la renaissance à partir de 1821. L’ouvrage s’achève par une déclaration enflammée en faveur de la « restauration » de l’hellénisme par une unification territoriale des communautés grecques et par la promotion d’un idéal civilisationnel que la Grèce contemporaine devra proposer, ou imposer, aux nations voisines.

L’hellénisme des hellénistes français

Si les années 1870 se caractérisent par le reflux du philhellénisme et par un mouvement d’opinion très critique envers la Grèce contemporaine 25, le philhellénisme connaît parallèlement un renouveau avec la promotion de l’hellénisme, qui franchit clairement une étape à partir de 1878. En cette année décisive pour l’Empire ottoman, en raison de l’émergence d’un Etat bulgare

23. Sigalas in Avlami (dir.), 2001, p. 239-291. Koubourlis, in Beaton & Ricks (eds), 2009, p. 53-63. 24. Kohler, 1990, p. 296. 25. Basch, 1995, p. 173-236. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 233 Christophe CORBIER et de la redéfinition des frontières dans les Balkans au moment du Congrès de Berlin (13 juin-13 juillet 1878), le mot « hellénisme » prend un sens nouveau en français pour devenir un concept identitaire justifiant les revendications nationales des gouvernements grecs : un « panhellénisme », une « Grande Idée » selon la formule en vigueur depuis que Jean Colettis l’avait employée en janvier 1844, en réponse au panslavisme, ce qui ne manque pas d’ailleurs d’inquiéter certains journalistes français 26. Cet « hellénisme » signifie l’unité de l’esprit, de la culture, de la « race » grecs et leur permanence à travers les siècles, mais il en vient à désigner aussi les communautés grecques disséminées dans les diverses provinces de l’Empire ottoman et dans les Balkans. Au début des années 1880, le terme français « hellénisme » est donc contaminé par le sens qu’il détient en grec moderne, alors qu’aucun terme spécifique ne se référait auparavant à la défense des intérêts grecs dans les Balkans ni à l’existence d’une population grecque au-delà des frontières actuelles de l’État-nation. Dans ce changement sémantique, le livre de Paparrigopoulos constitue un jalon important en 1878. Avant la traduction française de L’Histoire de l’hellénisme de Droysen, la signification nouvelle du terme est relayée par les hellénistes français qui ont lu Histoire de la civilisation hellénique. Dans la Revue des Deux Mondes, Émile Burnouf, ancien directeur de l’École française d’Athènes (entre 1867 et 1875), rédige un compte rendu élogieux du livre, où il reprend la définition de l’hellénisme en tant qu’unité de l’histoire grecque 27. Dans le cadre de l’Exposition universelle qui se tient à Paris à l’automne 1878, le marquis de Queux de Saint-Hilaire, philhellène indéfectible, brosse un tableau très favorable de la Grèce contemporaine, qu’il réalise avec l’aide des statistiques de l’État grec et qu’il fait précéder d’une présentation de l’histoire et de la géographie grecques. Sa principale référence est l’Histoire de la civilisation hellénique, que l’auteur prend pour « guide » afin d’éclairer les étapes de l’histoire grecque 28. En octobre 1878, dans le Journal des Débats, Émile Egger intervient en faveur des « réclamations historiques de la Grèce » : hellénisme « scientifique » et hellénisme politique se mêlent dans une analyse qui se réfère au livre de Paparrigopoulos. Sans paraître ouvertement favorable au « panhellénisme », Egger commence par brouiller la

26. Voir la réaction d’Ernest Dottain dans le Journal des Débats politiques et littéraires du 20 juin 1878, p. 2. 27. Lamarre & Marquis de Queux de Saint-Hilaire, 1878, p. 18-19. 28. Ibid., p. 19. CAHIERS BALKANIQUES 234 La presse allophone dans les Balkans

frontière entre les deux noms « hellénisme » et « Grèce 29 », puis il réhabilite l’Empire byzantin, une époque qui a laissé « plus d’un souvenir honorable », avant de mettre l’histoire au service de la politique : Tant de questions sont en débat aujourd’hui sur les rives du Danube et sur les côtes du Bosphore, tant de passions et d’ambitions rivales s’y entrechoquent, et l’hellénisme a tant de peine à dégager son indépendance et à concentrer ses forces sur le terrain où il florissait jadis, qu’on voudrait au moins éclaircir les questions qui relèvent uniquement de l’histoire 30. Egger et Queux de Saint-Hilaire ne sont pas des cas isolés de savants qui mettent leur autorité scientifique au service d’une cause politique à la fin des années 1870 ; un grand nombre d’hellénistes français a été favorable au développement de « l’hellénisme » compris dans cette signification nouvelle. L’une des étapes importantes dans l’essor de cette idéologie scientifique et politique a été la création de l’Association pour l’encouragement des études grecques. Fondée en 1867, cette association s’est donnée pour objectif d’étudier et de mettre en avant toutes les époques de l’histoire grecque et toutes les facettes de la culture hellénique, considérée comme une totalité. Certains des membres fondateurs de l’Association portaient un grand intérêt à l’histoire grecque moderne et contemporaine et entretenaient le souvenir du philhellénisme des années 1820 : outre le marquis de Queux de Saint-Hilaire, Émile Egger et Ambroise Firmin-Didot, on peut mentionner Wladimir Brunet de Presles, auteur de L’Univers. La Grèce depuis la conquête romaine (1860), et Abel Villemain qui, dans un volume des Études d’histoire moderne (1846), avait retracé l’histoire de la Grèce depuis la chute de Constantinople jusqu’à la guerre d’indépendance des années 1820. Toutefois, ni l’un ni l’autre n’avaient fait appel à l’hellénisme comme concept pour interpréter l’histoire de la Grèce moderne et contemporaine. La situation change à la fin des années 1870. Le terme « hellénisme », au sens du néo-grec, apparaît en 1877 dans Grèce et Turquie d’Alfred Gilliéron, relation d’une mission archéologique en Albanie, en Macédoine et en Grèce : « L’hellénisme ou l’union en un seul corps des quatre ou cinq millions d’Hellènes

29. « La Grèce, en effet, ou plutôt l’hellénisme, pour nous servir d’un mot commode qui est rentré dans l’usage depuis quelques années, l’hellénisme représente l’humanité entière comme en un fidèle raccourci, avec toutes les qualités et tous les défauts qui sont le fond de notre nature ». (Émile Egger, « Les réclamations historiques de la Grèce », Journal des Débats politiques et littéraires, 14 novembre 1878, p. 3). 30. Ibid. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 235 Christophe CORBIER ou d’Albanais hellénisés qui peuplent l’Europe et l’Asie antérieure, telle est la généreuse aspiration qui fait battre tous les cœurs de l’Orient grec 31 ». Le terme est repris par Léon Hugonnet qui, dans La Grèce et l’hellénisme (1884), en rappelle les deux principales acceptions, l’une politique, l’autre philosophique et religieuse : « Pour les uns, il exprime les intérêts et les aspirations d’une race. Pour d’autres, il résume un ensemble d’idées, de doctrines et de faits caractérisant une des phases principales du génie humain comme l’Égyptianisme, le Romanisme, le Christianisme, l’Islamisme. 32 » Quant à l’écrivain grec francophone Dimitri Bikelas, il participe lui aussi à la redéfinition du terme en français. Quand Bikelas narre l’histoire du philhellénisme dans les années 1820, il constate que ce mouvement de soutien aux Grecs a bel et bien disparu après 1830 33. Mais si le philhellénisme est mort, l’hellénisme, lui, reste bien vivant et Bikelas entend le montrer en 1885 aux historiens français réunis au Cercle Saint-Simon pour écouter une conférence sur « Le rôle et les aspirations de la Grèce dans la question d’Orient ». Il s’agit pour Bikelas de définir l’hellénisme dans le cadre d’une réflexion politique et historique. Selon lui, l’hellénisme renvoie à l’Antiquité, dont l’Empire byzantin a été le continuateur avant de sombrer dans les deux derniers siècles de son existence. L’hellénisme, d’après Bikelas (qui s’écarte quelque peu des positions de Paparrigopoulos), repose sur la conjonction d’une langue et d’une nation : l’Empire byzantin a été cimenté par la langue grecque, mais il n’a pas respecté l’essence de l’hellénisme en ce qu’il a été un mélange d’ethnies réunies seulement par une langue d’échange 34. L’hellénisme véritable est à chercher du côté de la Grèce antique, de sorte que « la révolution grecque est un réveil de l’hellénisme ; ce n’est pas la résurrection de l’idée byzantine 35 ». De cette thèse doit découler la doctrine de l’État grec en matière de politique extérieure après 1878 : au lieu de la résurrection d’un « empire grec », Bikelas préconise la formation d’un État-nation dont la capitale est, non pas Constantinople, mais Athènes, le vrai centre de l’hellénisme 36. Cet État s’étendra au sud d’une ligne courant de l’Épire à la Chalcidique 37, ce qui permettra aux communautés hellénophones de rejoindre leur patrie, d’échapper

31. Gilliéron, 1877, p. 294. Heuzey, 1877, p. 164-166. 32. Hugonnet, 1884, p. 319. 33. Bikelas, 1891, p. 346-365. Mitsou, 2015. 34. Bikelas, 1885, p. 11-12. 35. Ibid., p. 20. 36. Ibid., p. 24-25. 37. Ibid., p. 41. CAHIERS BALKANIQUES 236 La presse allophone dans les Balkans

à la domination bulgare et de former un État à l’image de « l’hellénisme » antique 38. Quelques années plus tard, l’helléniste et homme politique Victor Bérard contribue à diffuser le sens nouveau du mot « hellénisme » par son ouvrage plusieurs fois réédité et couronné par l’Académie française, La Turquie et l’hellénisme contemporain (1893). Il évoque les communautés grecques en Albanie, en Macédoine et en Épire, ainsi que les communautés bulgares, albanaises, juives, roumaines disséminées dans les Balkans. Le livre de Bérard, helléniste favorable aux Grecs et aux Arméniens 39, se veut un compte rendu exact et impartial des modes d’existence et des relations de ces communautés dans des territoires que se disputent alors l’Empire ottoman, la Grèce et la Bulgarie. Mais cette revendication d’impartialité est moins sensible chez ses confrères de l’Association pour l’encouragement des études grecques qui entreprennent de définir les caractéristiques de « l’hellénisme » entre essentialisation de la culture grecque et affirmation d’une filiation de la Grèce et de la France. Publiés dans la Revue des Études grecques à partir de 1888, les allocutions annuelles des présidents de l’Association leur offrent une bonne occasion de définir un concept d’hellénisme promu au sein de ce groupe formé d’artistes, d’historiens, d’hommes politiques, de professeurs et de commerçants. Dans les années 1890-1900, de nombreux présidents, depuis Jules Girard (1888) jusqu’à Charles Diehl (vice-président en 1911), en passant par Henri Houssaye (1891), Maxime Collignon (1893), Dimitri Bikelas (1895), Michel Bréal (1896), Salomon Reinach (1903), Théodore Reinach (1907), Théophile Homolle (1908), reviennent sur « l’hellénisme », sur ses bienfaits pour la culture française et sur la nécessité d’en répandre largement la connaissance, le plus souvent au nom du « miracle grec ». Ernest Renan a rappelé en avril 1892 l’ambition de cet hellénisme : allier à une « pensée scientifique et critique » l’étude de la Grèce, qui a « tracé le cadre complet, susceptible d’être indéfiniment élargi, de la civilisation humaine », et faire participer à cette entreprise « la Grèce régénérée », en reprenant la tradition philologique des xve et xvie siècles, au moment de « la renaissance de l’hellénisme en Occident 40 ». En 1894, l’archéologue Maxime Collignon a expliqué de même quel sens possédait l’hellénisme à leurs yeux : Notre curiosité s’adresse à toutes les manifestations de l’hellénisme, depuis les vestiges d’une histoire primitive, encore

38. Ibid., p. 42. 39. Basch (dir.), 2015. 40. Renan, 1892, p. 27-28. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 237 Christophe CORBIER

perdue dans la brume du passé le plus lointain, jusqu’aux temps troublés de la conquête ottomane, depuis les monuments qui nous montrent le premier éveil de la vie grecque et nous reportent aux âges héroïques de la puissance achéenne, jusqu’à ces chroniques en grec barbare où revit pour nous le passé de la Grèce du Moyen Âge, avec ses monastères, ses ascètes et le luxe éclatant de la Byzance impériale. En étendant ainsi son champ d’études, notre Association a le sentiment qu’elle se maintient plus étroitement en communication avec l’Orient hellénique, où règne une activité si féconde 41.

Les articles publiés dans la Revue des Études grecques avant 1914 témoignent effectivement d’une vision commune et de l’élargissement du concept d’hellénisme, puisqu’on y trouve des études sur toutes les époques de la Grèce, depuis l’Antiquité jusqu’à la Grèce contemporaine, en passant par Byzance et la Grèce moderne. Dès 1888, par ailleurs, la rubrique « Correspondance grecque », dans cette même Revue, est destinée à faire connaître l’actualité politique, culturelle, économique et sociale de la Grèce et elle est tenue par Théodore Reinach puis par Dimitri Bikelas dans les années 1890. Cette attention constante portée à la Grèce contemporaine conduit les hellénistes français à s’engager de plus en plus nettement en faveur de l’hellénisme, entendu comme idéologie politique. La collusion entre philologie et politique est portée à son comble au début du xxe siècle, quand une grande partie de ces chercheurs (dont Théodore Reinach, Alfred Croiset, Collignon, Diehl, Pottier, Pernot, Houssaye) ainsi que plusieurs hommes politiques (dont Aristide Briand et Georges Clemenceau) se retrouvent au sein de la « Ligue française pour la défense des droits de l’hellénisme », fondée le 22 janvier 1905 autour de Théophile Homolle : le but est de défendre l’hellénisme contre l’Empire ottoman et contre les « autres États chrétiens » (c’est-à-dire la Roumanie et la Bulgarie), au nom de la solidarité franco-grecque 42. L’hellénisme devient un mot d’ordre politique qui recouvre les intérêts grecs et français en Méditerranée, une « mer gréco-latine » où rayonne la Grèce, nation la plus « civilisée » d’Orient, selon les membres de la Ligue 43.

41. Collignon, 1894, p. x. 42. L’Hellénisme, 2e année, no 2, 1er février 1905, p. 1-2. Basch, 1995, p. 344-346. 43. Ibid., p. 3. CAHIERS BALKANIQUES 238 La presse allophone dans les Balkans

L’autre signification du terme, tout aussi nationaliste et inséparable de la dimension politique, apparaît enfin en 1916 sous la plume d’Alfred Croiset, qui fait paraître alors une brochure sobrement intitulée L’Hellénisme. Pendant la Première Guerre mondiale, tandis que la Grèce est encore neutre, un tel titre pourrait annoncer un texte à contenu politique, au sens où René Puaux, en 1916, s’alarme du « déclin de l’hellénisme » et continue de le définir dans son sens grec moderne (« la réalisation intégrale de l’unité nationale fondée sur la communauté de langue, de religion, d’origine ethnique et de tradition historique 44 »). Mais il n’en est rien. C’est dans un tout autre cadre que Croiset publie cet opuscule d’une quinzaine de pages : l’exposition universelle de San Francisco en 1915. Peu avant la création de l’Association Guillaume Budé en 1917, ce texte retrace la généalogie d’une science française de l’Antiquité depuis la Renaissance, sous les auspices de l’auteur du De Transitu Hellenismi ad Christianismum. Pour Croiset, qui fut l’un des passeurs de la philologie germanique dans l’université française à la fin du xixe siècle, l’hellénisme désigne précisément la tradition philologique française transmise de Guillaume Budé jusqu’aux savants contemporains. Épousant les vues d’Émile Egger, Croiset affirme que la philologie française a d’abord connu au xvie siècle une floraison exceptionnelle qui s’est prolongée au siècle suivant dans les œuvres de Casaubon, de Scaliger, de Saumaise et des érudits de Port-Royal. Si au xviiie siècle, la science de l’Antiquité française reflue, le renouveau des études grecques est décelable à partir des années 1780, et l’effort des savants ne cesse plus pour développer et enrichir une discipline illustrée par Barthélemy, Chateaubriand, Boissonnade, Victor Cousin, Littré, Henri Patin, Renan et tous les hellénistes français de la fin du siècle. Substituant « hellénisme » à « philologie » et à « science de l’Antiquité », Croiset réussit le tour de force de passer sous silence les philologues allemands, dont l’influence paraît nulle sur la science française, mais qu’il avait lui-même admirés dans les années 1880, avant de conclure : Une revue aussi sommaire ne peut donner qu’une idée très incomplète de l’activité déployée par la France dans le domaine de l’hellénisme. Elle ne sera pourtant pas inutile si le lecteur en tire cette conclusion que le goût de l’antiquité grecque, si enthousiaste au xvie siècle, dans une élite restreinte de savants, est aujourd’hui plus répandu qu’il ne l’a jamais été, et que l’étude des choses helléniques est cultivée par nos savants contemporains dans un

44. Alaux & Puaux, 1916, p. 13-15. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 239 Christophe CORBIER

esprit plus large, avec des méthodes plus précises et plus sûres qu’elle ne l’était par leurs prédécesseurs 45.

En 1915, la généalogie de l’hellénisme permet aussi d’affirmer implicitement une solidarité historique entre la France et la Grèce et de justifier l’alliance entre les deux pays contre « l’Allemagne, ennemie de l’hellénisme », comme l’écrira Georges Argyroglo dans un livre de propagande préfacé par Alfred Croiset et Maurice Barrès en 1916. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les hellénistes français ont déployé tout un éventail de significations autour d’un mot qui devient une arme de propagande politique. Faisant écho au grand récit national proposé par Paparrigopoulos dans son Histoire de la civilisation hellénique, ils ont voulu définir la civilisation hellénique comme une totalité culturelle et spirituelle depuis les temps les plus anciens jusqu’à la période la plus récente, une civilisation dont l’influence bénéfique s’est exercée durablement sur les lettres et la nation françaises. Mais l’unification de l’histoire, de la science, de la politique et de l’art dans un terme si connoté ne doit pas faire oublier que l’hellénisme n’a pas été conçu uniformément comme une valeur positive au xixe siècle, pas plus dans le champ de la politique que dans celui de l’histoire religieuse. En ce domaine, l’hellénisme a été d’abord une notion polémique, héritée des Pères de l’Église et de l’empereur Julien, comme l’avait bien rappelé le libre-penseur matérialiste que fut Émile Littré dans la troisième définition du terme.

Hellénisme, philhellénisme et paganisme chez Chateaubriand

Dans le cadre d’une philosophie de l’histoire fondée sur la relation dialectique de deux aires culturelles groupées sous les bannières « Orient » et « Occident », « hellénisme » est devenu un concept opératoire à partir des années 1820-1830. Il a permis de réinterpréter plusieurs événements fondamentaux : migrations et colonisation grecque, contacts entre les Grecs et les autres ethnies du bassin méditerranéen et de « l’Orient », origines du christianisme à l’époque hellénistique. La rencontre entre Grecs et juifs est particulièrement importante pour le concept d’« hellénisme » puisque l’une des toutes premières attestations du mot « hellènismos » se trouve au livre ii des Macchabées pour désigner les juifs qui ont abandonné leurs traditions et adopté le mode de vie grec (ii, 9, 13 et 19 46). « Hellènismos » pose d’emblée le problème de l’identité et des rapports

45. Croiset, 1916, p. 161. 46. Saïd, 1991, p. 4-6. Momigliano, 1991, p. 87-136. CAHIERS BALKANIQUES 240 La presse allophone dans les Balkans

interculturels, ce dont témoigne également le cas des juifs hellénistes mentionnés dans les Actes des Apôtres (vi, 1) et connus à Alexandrie sous les Lagides. Tout le problème consiste, au cours du xixe siècle, à produire de nouvelles interprétations de l’hellénisme pendant l’époque que nous nommons à présent hellénistique. Il s’agit notamment de réviser une tradition exégétique qui se place du point de vue d’une histoire providentielle et d’une condamnation du paganisme, comme celle que Bossuet avait exposée dans son Discours sur l’histoire universelle (1681). De la découverte de l’hellénisme procède une nouvelle évaluation du terme en français, qu’on peut observer de Chateaubriand à Renan. Il convient de porter d’abord le regard sur Chateaubriand qui, avant Droysen, a analysé longuement l’hellénisme pour comprendre le passage du paganisme au christianisme. Si Alfred Croiset, en 1915, a pu mentionner Chateaubriand parmi les représentants de l’hellénisme, l’auteur de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem entretient toutefois une relation ambivalente avec la Grèce. En 1825, quand il publie la « Note sur la Grèce », il apporte tout le poids de sa notoriété au philhellénisme. Son appel fervent à l’opinion publique et aux gouvernements européens doit les contraindre à soutenir la révolution grecque parce qu’il faut défendre une nation chrétienne contre le Croissant 47. Le souvenir de l’Antiquité est certes présent dans la lutte des Grecs pour la liberté et le droit contre la tyrannie des Ottomans, lointains héritiers des Perses de Darios et de Xerxès, mais c’est surtout dans l’esprit d’une nouvelle croisade que Chateaubriand appelle à combattre les Turcs. Néanmoins, la solidarité avec les insurgés n’engendre pas de réévaluation complète de la Grèce antique, toujours séparée de la Grèce chrétienne. Depuis le Génie du christianisme (1802) jusqu’aux Études historiques (1831), le paganisme et la culture gréco-latine font l’objet d’une critique profonde, d’abord au moyen du comparatisme, puis par le biais d’une philosophie de l’histoire exposée dans les Études historiques. Cet ouvrage, qui prolonge les réflexions du romancier des Martyrs, présente une interprétation de l’histoire des premiers siècles du christianisme sur la base de principes philosophiques qui permettent de renouveler la compréhension de l’histoire universelle. Car c’est avec Bossuet, Herder, Hegel, Vico, Ballanche, dont les thèses historico-philosophiques sont résumées dans la préface des Études historiques, que dialogue Chateaubriand 48. Il propose à son tour un système expliquant les origines de la société moderne, point de mire des Études historiques et du projet inachevé des Discours historiques qui devaient leur succéder.

47. Basch, 1995, p. 25-31. 48. Chateaubriand, 1861, p. 33-43. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 241 Christophe CORBIER

Toute l’histoire, selon Chateaubriand, est fondée sur « trois vérités » qui sont au « fondement de l’ordre social » : la vérité « religieuse », la vérité « philosophique ou l’indépendance de l’esprit de l’homme », la vérité « politique ou la liberté » 49. Tout le problème des sociétés humaines consiste à unir ces trois vérités, qui constituent la cause de tous les « faits historiques ». Quand elles entrent en conflit, la dysharmonie engendre la révolution et la subversion ; quand elles s’accordent, l’ordre social est préservé. La recherche de cette harmonie repose sur une condition : concevoir le christianisme comme « un cercle qui s’étend à mesure que les lumières et la liberté se développent 50 ». Autrement dit, le conflit des libertés et la division sociale disparaissent si on ne fait pas, « comme Bossuet », du christianisme « un cercle inflexible 51 ». D’où une périodisation du christianisme en cinq « ères » successives qui montrent son caractère évolutif : « ère morale ou évangélique », « ère des martyrs », « ère métaphysique ou théologique », « ère politique », « ère » ou « âge philosophique » qui correspond à la situation actuelle 52. Passant des principes philosophiques à l’analyse historique, Chateaubriand distingue trois « peuples » à l’origine de la société moderne : « païen, chrétien et barbare ». L’objet des Études historiques est de mettre au jour l’évolution qui mène de « l’empire purement latin-romain » fondé par Auguste aux « monarchies barbares », en passant par la transition de « l’empire romain-barbare » au ve siècle 53. Dès la préface, la « marche » de l’histoire est affirmée puisque le christianisme, en détruisant les « deux abominations » de la société païenne, le polythéisme et l’esclavage, en permettant l’émancipation des femmes et en instituant le principe de l’égalité humaine, a favorisé la troisième vérité, la vérité politique, la liberté 54. Chateaubriand interprète enfin l’invasion des barbares et les premiers temps de la monarchie franque comme le moment historique de la victoire du christianisme sur le paganisme. C’est dans le cadre de ce système historico-philosophique qu’apparaît le terme « hellénisme » dans la deuxième des Études historiques. Mais quel sens lui confère Chateaubriand ? L’écrivain a lu les Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité de Herder dans la traduction qu’Edgar Quinet en avait proposée

49. Ibid., p. 70-71, 101-114. 50. Ibid., p. 70. 51. Ibid. 52. Ibid. 53. Ibid., p. 71. 54. Ibid. CAHIERS BALKANIQUES 242 La presse allophone dans les Balkans

en 1828. Les historiens de « l’hellénisme » (Momigliano, Bichler, Canfora) ont rappelé le rôle essentiel qu’a joué Herder dans la constitution de « l’hellénisme » au sens historico-philosophique. Le terme, repris de la traduction des Septante, apparaît sous la plume de Herder pour évoquer les juifs hellénistes dont l’influence sur le christianisme a été décisive. Pour Herder, « l’hellénisme » scelle l’union de « l’esprit grec » et du « génie juif » et il permet au christianisme de prendre son essor 55. En 1828, Edgar Quinet traduit « Hellenismus » par « hellénisme », contribuant à orienter le mot français vers le sens de « culture grecque, mœurs grecques » et de fusion entre Orient et Occident durant l’époque hellénistique. Mais cet emploi est encore rare et, dans Du Génie des religions (1842), Quinet lui-même ne se sert pas du terme « hellénisme » pour définir la religion grecque au moment où elle se mêle aux religions orientales. Quant à Chateaubriand, qui s’inscrit en 1831 dans la tradition des Pères de l’Église, il garde au mot une connotation péjorative : « hellénisme » désigne une culture gréco-latine fondée sur la philosophie néoplatonicienne et le polythéisme, dont l’empereur Julien s’était fait l’apôtre afin de supprimer le christianisme au milieu du ive siècle. À cette époque, deux forces spirituelles, deux systèmes de pensée, deux puissances politiques se font face, qui peuvent prétendre à représenter les trois vérités de l’histoire. Confondant hellénisme et paganisme, Chateaubriand oppose les « prêtres de l’hellénisme » et les « prêtres de la croix 56 », tout en montrant combien cet « hellénisme » est imprégné des principes et des pratiques du christianisme. Tandis que « le christianisme avait forcé l’hellénisme à l’imitation pour maintenir sa puissance 57 », « Julien fut le Luther païen de son siècle ; il entreprit la réformation de l’idolâtrie sur le modèle de la discipline des chrétiens. Plein d’admiration pour la fraternité évangélique, il désirait que les païens se liassent ainsi d’un bout de la terre à l’autre. 58 » À longueur de pages, Chateaubriand narre les efforts désespérés de Julien pour faire renaître le paganisme, efforts condamnés d’avance, car contraires au sens de l’histoire, c’est- à-dire à l’établissement définitif du christianisme par sa victoire sur l’hellénisme : « Ainsi s’évanouirent tous les projets de Julien : il entreprit d’abattre la croix, et il fut le dernier empereur païen. L’hellénisme retomba de tout le poids des âges dans la poudre d’où l’avait soulevé à peine une main mal guidée. 59 » Sur le plan

55. Herder, 1828, p. 241-245. 56. Chateaubriand, 1861, p. 251. 57. Ibid., p. 242. 58. Ibid. 59. Ibid., p. 267. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 243 Christophe CORBIER historique, enfin, la défaite de Julien entraîne la division définitive de l’Orient et de l’Occident et une évolution décisive causée par l’arrivée massive des Barbares dans la partie occidentale 60. Pourquoi insister sur le conflit entre « hellénisme » et « christianisme » ? Depuis l’Essai sur les révolutions (1797), l’histoire de l’Antiquité constitue une source de réflexions morales et politiques. Ainsi, pour l’historien catholique, la lutte menée par Julien évoque les impasses du protestantisme : l’Apostat et Luther ont imposé un culte intellectuel et philosophique depuis le sommet de l’État, engendrant le « fanatisme » et l’intolérance, alors que le catholicisme universel et populaire était « parti d’en bas » 61. Ensuite, Chateaubriand aperçoit une relation entre la fin de l’Empire romain et l’époque contemporaine, marquée par la contestation voltairienne et philosophique de la vérité religieuse et par le conflit entre la vérité politique et la vérité religieuse depuis la Révolution. « L’hellénisme » de Julien, qui est un « paganisme philosophique 62 », est lié à des questions politiques et religieuses actuelles : « Il a fallu vous rappeler en détail cette dernière épreuve de l’Église, parce qu’elle fait époque et qu’elle se distingue des autres : elle tient d’une civilisation plus avancée : elle a un air de famille avec l’impiété littéraire et moqueuse qu’un esprit rare répandit au xviiie siècle 63 ». Enfin, la politique de l’empereur Julien renvoie l’historien à la situation de la France de son temps : Le polythéisme se trouva sous Julien dans la position où le christianisme se trouve de nos jours, avec cette différence qu’il n’y aurait rien aujourd’hui à substituer au christianisme, et que sous Julien le christianisme était là, prêt à remplacer l’ancienne religion. Inutiles efforts de Julien pour faire rétrograder son siècle : le temps ne recule point, et le plus fier champion ne pourrait le faire rompre d’une semelle 64. Ainsi, quelques années avant la publication du livre de Droysen, les Études historiques de Chateaubriand contiennent déjà en germe certains éléments essentiels du concept en français, un concept dont l’usage est requis pour comprendre et éclairer le présent, mais sans référence directe à la Grèce

60. Ibid., p. 269 61. Ibid., p. 82-83. 62. Ibid., p. 268. 63. Ibid., p. 267. 64. Ibid., p. 70. CAHIERS BALKANIQUES 244 La presse allophone dans les Balkans

contemporaine. Cependant, Chateaubriand n’a pas assez vécu pour assister à la renaissance de « l’hellénisme » ni pour observer la progressive « inversion des valeurs » culminant dans L’Antéchrist de Nietzsche (1888), contestation radicale de toutes les philosophies de l’histoire qui font du christianisme le point d’aboutissement de la civilisation antique.

Hellénisme contre christianisme : Ernest Havet et Ernest Renan

L’hellénisme devient en effet une valeur positive dans la seconde moitié du siècle chez des auteurs comme Leconte de Lisle, Jules Michelet, Ernest Renan, Louis Ménard (dont Barrès évoquera « l’hellénisme » intégral au début du Voyage de Sparte, et qui est l’auteur entre autres, de l’essai Du Polythéisme antique en 1862, plaidoyer républicain en faveur du paganisme, et d’une Histoire des Israélites en 1884), , Ernest Havet. Tous œuvrent dans le même sens par des moyens divers : procéder à une critique du judéo-christianisme et de la société moderne par la valorisation de « l’hellénisme ». Il faudrait s’arrêter à chacun de ces écrivains. Nous nous concentrerons ici sur Renan et Havet. Tous deux membres de l’Association pour l’encouragement des études grecques dès 1867, ils ont contribué à réviser les rapports entre « hellénisme » et « judéo-christianisme » en France, et ils entrecroisent leurs travaux sur l’histoire du christianisme à partir de la Vie de Jésus en 1863. Éditeur des Pensées de Blaise Pascal en 1852, libre-penseur, Havet forme dans les années 1860 le projet d’écrire une histoire des origines du christianisme avant Jésus, tandis que Renan développe l’histoire du christianisme primitif depuis Jésus jusqu’à l’époque de Marc-Aurèle dans les sept volumes de son Histoire, avant de la compléter par l’Histoire du peuple d’Israël (1887-1893). Si les périodes étudiées diffèrent, un même postulat gouverne leurs analyses : le rationalisme et la liberté de pensée constituent des normes pour évaluer les cultures et les systèmes religieux. Or le rationalisme, dans l’Antiquité, s’est manifesté dans une culture en particulier : la culture hellénique. Le concept est pris désormais dans un paradigme « hellénisme/ judaïsme-christianisme » où la valeur supérieure est conférée au premier terme. En 1870-1871, Havet intitule « l’hellénisme » la première partie de son livre Le christianisme et ses origines. Contrairement à Droysen et à Chateaubriand, Havet utilise le mot pour se référer à la Grèce tout entière depuis Homère jusqu’à Épicure, et il englobe dans l’hellénisme l’Empire romain jusqu’aux Sévères. Contre les détracteurs du paganisme, Havet affirme que les prémisses du christianisme se trouvent dans la culture gréco-latine de sorte que le christianisme n’est pas un événement absolument nouveau. Ses valeurs fondamentales (émancipation des femmes, égalité, croyance en l’immortalité de l’âme) sont déjà contenues dans CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 245 Christophe CORBIER

« l’hellénisme » : le respect manifesté envers les femmes à l’époque homérique, « l’Église pythagorique », Socrate, la philosophie platonicienne, la morale aristotélicienne, le stoïcisme sont autant d’exemples justifiant la haute valeur morale et religieuse de l’hellénisme, et attestant la transmission de la philosophie grecque au christianisme. En somme, pour Havet, l’adversaire de l’hellénisme, c’est moins le christianisme originel que l’Église chrétienne, qui interdit la libre pensée, maintient la croyance au surnaturel et engendre la violence. D’où l’espérance que formule l’helléniste à la fin de la première partie : l’apparition d’« esprits libres, définitivement affranchis de tous les dieux », seul « progrès » permettant de dépasser l’antithèse du paganisme et du christianisme 65. Le concept d’hellénisme apparaît également chez Renan dès les années 1860. L’auteur de la « Prière à Athéna » est invariablement associé à la thèse du « miracle grec » dont il est le héraut, et sa vision a suscité autant d’admiration que de rejet depuis cent cinquante ans 66. Mais on doit rester conscient du scandale que constitue l’idée d’un miracle grec avancée par l’ancien séminariste, professeur d’hébreu au Collège de France, suspendu en 1864 sous le régime autoritaire de Napoléon iii pour ses vues hérétiques sur l’humanité de Jésus 67. L’hellénisme, en tant que culture instituée à partir des normes de rationalisme et de beauté, est une valeur à opposer à la clôture du dogme chrétien. Mettre en avant l’hellénisme, c’est adopter une position exactement contraire à celle de Chateaubriand et de la tradition chrétienne. C’est ce qui apparaît au plus fort de la lutte qui oppose Renan au clergé catholique, dans l’Avant-Propos des Apôtres (1866), rédigé au retour de son voyage en Grèce en 1865, et dans un passage de Saint Paul (1868). Renan livre dans ces pages une vision idyllique de l’hellénisme, terme qu’il place parfois entre guillemets pour signaler un usage encore neuf de la notion : Les terres vraiment helléniques se prêtaient peu à la doctrine de Jésus. […] Le patriotisme, l’attachement aux vieux souvenirs du pays détournaient les Grecs des cultes exotiques. « L’hellénisme » devenait une religion organisée, presque raisonnable, admettant une large part de philosophie ; les « dieux de la Grèce » semblaient vouloir être des dieux universels pour l’humanité. Ce qui caractérisait la religion du Grec d’autrefois, ce qui la caractérise encore de nos jours, c’est le manque d’infini, de

65. Havet, 1873, p. 333. 66. Vidal-Naquet, 1989, p. 245-266. 67. Momigliano a rappelé combien Droysen avait été choqué par la Vie de Jésus de David Strauss une trentaine d’années plus tôt. Momigliano, 1935, p. 394. CAHIERS BALKANIQUES 246 La presse allophone dans les Balkans

vague, d’attendrissement, de mollesse féminine ; la profondeur du sentiment religieux allemand et celtique manque à la race des vrais Hellènes. La piété du Grec orthodoxe consiste en pratiques et en signes extérieurs. […] La vie, c’est donner sa fleur, puis son fruit ; quoi de plus ? Si, comme on peut le soutenir, la préoccupation de la mort est le trait le plus important du christianisme et du sentiment religieux moderne, la race grecque est la moins religieuse des races. C’est une race superficielle, prenant la vie comme une chose sans surnaturel ni arrière-plan. Une telle simplicité de conception tient en grande partie au climat, à la pureté de l’air, à l’étonnante joie qu’on y respire, mais bien plus encore aux instincts de la race hellénique, adorablement idéaliste 68.

La différence entre religion chrétienne et religion grecque 69 est nuancée par le christianisme oriental, qui aurait hérité en partie de « l’hellénisme », terme qui désigne pour Renan à la fois un esprit et une « race » helléniques 70, mais aussi une forme de pratique religieuse qui s’est développée aux iie et iiie siècles et dont l’un des représentants serait Plutarque 71. Renan perçoit en tout cas dans le christianisme oriental des traits constants : il y a une forme de continuité entre les pratiques sociales et religieuses antiques et le culte orthodoxe et la culture populaire de la Grèce contemporaine. « Le Grec », selon Renan, apprécie la vie d’une façon différente de celle du chrétien occidental : « l’hellénisme » désigne une religion sans intérêt pour le surnaturel, phénomène dont on trouve des traces jusque dans les chansons populaires que Fauriel avait recueillies en 1824-1825 72. Rien de plus éloigné de l’hellénisme que le christianisme institué par le « laid petit Juif », autrement dit Paul de Tarse, dont le séjour à Athènes marque la première rencontre entre christianisme et « hellénisme ». Ce tableau de « l’hellénisme » contraste quelque peu avec les réflexions que Renan développe vingt-cinq ans plus tard dans l’Histoire du peuple d’Israël. Examinant de nouveau le rapport entre hellénisme, judaïsme et christianisme,

68. Renan, 1995, p. 616-617. 69. Fraisse, 1979, p. 49. 70. Sur le problème de la race grecque chez Renan et son rapport avec Gobineau, voir Vidal-Naquet, 1989, p. 258-259 ; Simon-Nahum, 2008. 71. Renan, 1995, p. 476-477. 72. Ibid., p. 618. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 247 Christophe CORBIER il revient cette fois sur la confrontation entre Grecs et juifs sous les Séleucides. Dans cette confrontation qui soulève le problème de la violence et des relations interculturelles aboutissant à la guerre, la perspective diffère sensiblement et la valorisation de l’hellénisme devient un peu plus problématique. Lorsque Renan utilise le terme « hellénisme » au quatrième livre de l’Histoire du peuple d’Israël, il fait référence, de manière classique pour ainsi dire, à la culture hellénique diffusée en Orient, à la politique menée par les successeurs d’Alexandre et à la fusion de l’Orient et de la Grèce. Renan célèbre d’abord le mariage entre Occident et Orient à Alexandrie, entre une « Grèce en décadence » et un « hébraïsme en décadence » qui s’unissent dans une « mysticité » préfigurant le christianisme 73. Ensuite, dans la toute dernière partie de son livre, « Les Juifs sous la domination grecque », il relit l’épisode des Macchabées à la lumière de ses convictions libérales, rappelées avec force dans les années 1880, peu après sa conversion à l’idéal républicain : comme il le proclame dans la préface des Nouvelles Études d’histoire religieuse (1884), l’État et l’Église doivent être séparés, l’individu respecté dans ses droits, la liberté de conscience défendue et développée par l’instruction, l’exercice de la violence d’État contre les communautés religieuses sévèrement proscrit. Or, là où Droysen analysait, entre autres, la structuration de l’État hellénistique, Renan insiste sur la séparation irréductible entre les deux cultures dans les années 170-160 et sur la violence d’État qui entraîne la persécution des juifs. Il aborde ainsi un domaine délaissé par l’Histoire de l’hellénisme de Droysen qui, malgré des incursions dans l’histoire romaine et des allusions au judaïsme et aux Arabes, s’interrompait avant l’hellénisation forcée des juifs entreprise par Antiochos iv Épiphane, la révolte des Macchabées et la réouverture du Temple au culte judaïque (événement célébré lors de la fête de Hanoucca). Au lieu de la fusion Orient-Occident, ce qui s’est produit en effet à ce moment est un affrontement violent entre deux cultures. Comme l’écrit Renan, deux forces sont en présence : « l’hellénisme », dont la « victoire » est complète en Orient vers 175 apr. J.-C., et le « judaïsme », qui, seul, « résiste obstinément 74 ». On pourrait croire d’abord que Renan penche pour les Grecs : le parti juif est « hostile au rationalisme grec 75 », il rejette la littérature, la science, l’art helléniques, tout autant que le mode de vie grec (bains, jeux, soins du corps). Les communautés situées dans le territoire des Séleucides sont décrites comme « de petits États tyranniques », et rappellent les « communautés de raïas de l’Empire ottoman, où

73. Renan, 1893, p. 206-207. 74. Ibid., p. 241. 75. Ibid. CAHIERS BALKANIQUES 248 La presse allophone dans les Balkans

l’individu est sous le pouvoir absolu de son clergé 76 ». La Torah est un « mauvais code 77 », un idéal dont l’application est concrètement impossible, tandis que le droit grec, comme le droit romain, est rationnel. Autrement dit, « il y a contradiction entre une société se prétendant fondée sur une révélation divine et la large société humaine ne connaissant que les liens du droit et de la raison 78 ». Cette contradiction apparemment sans issue sur le plan historique se manifeste à travers la persécution des juifs sous Antiochos iv Épiphane, dont Renan brosse un portrait peu flatteur : pour l’historien libéral, Antiochos Épiphane « commit la faute la plus grave que puisse commettre un souverain, qui est de s’occuper de la religion de ses sujets 79 ». Mais, par-delà les événements dramatiques (interdiction des rites judaïques, hellénisation de la société) culminant avec « l’abomination de la désolation » (culte de Zeus dans le Temple), ce moment décisif de l’histoire antique voit la naissance d’une nouvelle croyance préfigurant le christianisme. Le problème capital de cette époque est d’ordre théologique et métaphysique : qu’en est-il de la récompense des justes et du châtiment des méchants ? Israël n’est pas coupable de la persécution d’Antiochos, ce qui provoque une crise dans l’interprétation des origines de la faute et du mal. De là naît l’idée d’une vie éternelle et d’un jugement des méchants après la mort. D’où l’existence de deux croyances chez les juifs : les uns adoptent la croyance en l’immortalité, les autres la rejettent, selon qu’ils acceptent l’héritage du passé ou qu’ils embrassent une logique rationnelle et calculatrice : « Israël continuera son miracle, qui est de produire des sages parfaits sans l’immortalité. Il y aura toujours des Juifs qui se trouveront récompensés, quand ils auront la richesse, l’aisance, les joies de la vie ; mais la logique voulait une satisfaction 80. » La domination de l’hellénisme, jusque dans ses erreurs violentes, a été féconde non pas tant parce qu’il y a eu un syncrétisme religieux anticipant sur l’union de la philosophie platonicienne et du protochristianisme, mais parce qu’elle a causé par réaction une nouvelle définition de la foi en l’avenir qui détient une valeur universelle : L’israélitisme, reposant sur cette doctrine immorale que l’homme à qui il arrive un malheur est coupable, est obligé de reculer et de dire le mot qu’il résistait tant à prononcer depuis des siècles : « La

76. Ibid., p. 243. 77. Ibid. 78. Ibid., p. 244. 79. Ibid. 80. Ibid., p. 254-255. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 249 Christophe CORBIER

vie éternelle ». Le messianisme, l’apocalyptisme vont maintenant marcher à pas de géants. Ce qui est fondé, en particulier, c’est le christianisme. Les deux idées fondamentales de Jésus, le royaume de Dieu et la résurrection, sont complètement formulées. L’esprit de martyre est créé. […] Vivent les excès ! Vivent les martyrs ! ce sont eux qui tirent l’humanité de ses impasses, qui affirment quand elle ne sait comment sortir du doute, qui enseignent le vrai mot de la vie, la poursuite des fins abstraites, la vraie raison de l’immortalité 81.

Renan, dans cet éloge inattendu du martyre où fleurissent les mots en -isme 82, fait de la contradiction entre les deux cultures l’origine du christianisme : l’enseignement de Jésus n’a pas surgi ex nihilo par l’action révolutionnaire d’un homme divin, mais il a été annoncé par la mutation du judaïsme entré en contact et en lutte avec l’hellénisme. Élément central d’une évolution historique menant du paganisme au christianisme, l’hellénisme contraint les juifs à une réaction puissante : ce n’est pas la philosophie grecque qui alimente le dogme, mais la pression des circonstances historiques et la nécessité d’une réponse pratique à l’interrogation sur le mal. Sur le plan métaphysique et moral, on pourrait même entrevoir une supériorité du judaïsme sur le platonisme qui nourrira plus tard les premiers Pères de l’Église, parce que le « miracle » d’Israël résout le problème embarrassant de la résurrection des corps par une « forme de foi à l’immortalité » qui rejoint celle du dernier Renan 83. C’est ainsi que l’auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse a mis à distance les connotations nationalistes et politiques de « l’hellénisme » pour s’en tenir à sa dimension historique et religieuse, tout en affirmant encore une fois la grandeur de l’hellénisme dans son discours prononcé devant les membres de l’Association pour l’encouragement des études grecques en avril 1892.

En guise de conclusion : Théodore Reinach et le devenir de l’hellénisme Le concept d’« hellénisme » trouve au début du xxe siècle l’un de ses plus grands défenseurs en la personne de Théodore Reinach. Dans le parcours qui mène de la simple acception grammaticale à un concept possédant une épaisseur politique, historique, esthétique et scientifique, les écrits de Reinach constituent un autre jalon important. Helléniste de confession juive, Reinach a tenté en effet de trouver

81. Ibid., p. 256. 82. Rétat, 2005, p. 112-121. 83. Renan, op. cit., p. 255-256. CAHIERS BALKANIQUES 250 La presse allophone dans les Balkans

des applications pratiques au concept d’hellénisme dans la sphère du judaïsme par son action au sein de l’Union libérale israélite, dans la vie politique et culturelle française contemporaine par son mandat de député de la Savoie, et dans la vie scientifique par ses multiples travaux embrassant la quasi-totalité de l’hellénisme, au sens que lui avait conféré Alfred Croiset. L’un de ses textes-manifestes en ce domaine est le discours qu’il prononce en tant que président de l’Association pour l’encouragement des études grecques en 1907. Reinach y recense tous les signes d’intérêt portés à la Grèce à son époque, mais il voit surtout dans l’art, dans la politique, dans la science, l’influence de la Grèce. Renchérissant sur les déclarations de Renan à propos du miracle grec et de la nécessité d’opérer des « renaissances » dans la continuité de la Grèce, Reinach appelle ses contemporains à une « inoculation d’hellénisme 84 ». Vice-président de la Ligue française pour la défense des droits de l’hellénisme en 1905, aux côtés de Théophile Homolle et de Georges Clemenceau, Théodore Reinach est sensible à la vitalité de la Grèce moderne : il salue les travaux des archéologues grecs dans une conférence prononcée à la Ligue, « La Grèce fouillée par les Grecs » (1907). Histoire et politique s’unissent également dans un volume dirigé par Adolphe Reinach, le neveu de Théodore, en 1914, et intituléL’hellénisation du monde antique. Parmi les contributeurs, outre Théodore et Adolphe Reinach, on trouve Alfred Croiset et Paul Jouguet, qui publient une étude préfigurant le livre que le papyrologue consacrera à l’hellénisation de l’Égypte en 1928. Si Adolphe Reinach évoque la colonisation grecque en Provence, Théodore Reinach, éditeur des œuvres complètes de Flavius Josèphe avant 1914, s’intéresse quant à lui à « l’hellénisme en Syrie » et aux persécutions d’Antiochos Épiphane. Malgré quelques différences par rapport à l’interprétation de Renan, il avance une idée similaire : le christianisme surgira de ce moment de crise du judaïsme et réalisera la fusion de l’hellénisme et de l’hébraïsme. De l’histoire hellénistique à la vie contemporaine, le lien n’est pas rompu : Théodore Reinach estime qu’une « inoculation d’hellénisme » doit aussi être effectuée dans le judaïsme, d’une manière certes plus pacifique que celle qui avait été violemment imposée dans l’Antiquité sous les Séleucides. Dans « Religion et Beauté », conférence prononcée à l’Union libérale israélite en 1922, l’helléniste indique une voie pour rénover les rites du judaïsme, selon une conception moderniste de la religion qu’il avait énoncée dès les années 1900 : associer à la piété traditionnelle la quête de la beauté en se référant à la théorie platonicienne

84. Reinach, 1908, p. xv. CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 251 Christophe CORBIER des Idées, telle qu’elle est exposée dans Le Banquet par Diotime 85. Quant à l’art, Théodore Reinach, concepteur de la villa Kérylos entre 1902 et 1908, a voulu aussi proposer une renaissance de la tragédie athénienne avec sa traduction des Perses d’Eschyle, mise en musique par Maurice Emmanuel sous le titre de Salamine, et qui a été créée à l’Opéra de Paris en 1929. Pour Reinach, l’hellénisme est un concept qui s’applique tantôt à une période historique, tantôt à une idéologie politique contemporaine, tantôt à une essence grecque qui, par son caractère transhistorique, exerce toujours sa force au xxe siècle. Ses textes sont l’une des expressions les plus logiques d’un système qui a acquis sa cohérence dans les années 1870-1880. Ils sont le produit d’une idéologie qui n’est pas seulement une forme d’hellénomanie artistique ou de retour à l’Antiquité néo-classique. Les prises de position de Reinach montrent en tout cas que l’idéal de neutralité axiologique du savant a été constamment battu en brèche par « l’hellénisme » jusqu’aux années 1920. Il reste à réfléchir au devenir du mot « hellénisme » auxx e siècle. Depuis les années 1960, l’hellénisme a fait l’objet d’une critique radicale de la part des ethnologues et des anthropologues, dressés contre les vues hellénocentrées des philologues : les attaques de Marcel Detienne contre les « miradors » et les « barbelés » dressés entre 1850 et 1870 autour de la Grèce antique sont portées au nom du comparatisme et du rapprochement entre anthropologie et histoire 86. Au demeurant, le comparatisme n’avait pas empêché un représentant majeur de « l’école de Cambridge », l’helléniste Gilbert Murray, de varier de nouveau le thème de l’hellénisme après la Seconde Guerre mondiale dans Hellenism and the Modern World (1952), inspiré par Arnold Toynbee. Par ailleurs, à l’inverse de l’histoire de la littérature conçue à la manière d’Egger et de ses successeurs, les théoriciens ont voulu privilégier l’activité du lecteur, le jeu des citations et des reprises, l’intertextualité, tandis que les stratégies d’appropriation de la Grèce antique ont remplacé la notion d’influence, qui implique un rapport hiérarchique entre une origine prestigieuse et des imitateurs marqués par un modèle de perfection. En outre, une philosophie de la déconstruction comme celle de Jacques Derrida a remis en cause le concept traditionnel d’humanisme en interrogeant à nouveaux frais le rapport entre « hellénisme » et « hébraïsme » et le lien qui « nous » unit à ces « autres » que sont les Grecs de l’Antiquité. À cela s’ajoute enfin le fait que le reflux progressif des études grecques en France a accompagné l’affaiblissement inexorable de l’hellénisme politique depuis la

85. Reinach, 1922 ; Birnbaum, 1994, p. 25-27 ; Poujol, 2007, p. 65-81 ; Simon-Nahum, 2008, p. 36-38. 86. Detienne, 2001, p. 137-138. CAHIERS BALKANIQUES 252 La presse allophone dans les Balkans

Catastrophe de 1922 jusqu’à la crise de Chypre en 1974 ; la substitution d’une image touristique de la Grèce à l’image « classique » véhiculée par l’hellénisme a été également un phénomène important dont il faut tenir compte 87. Toutes ces réactions, très diverses, contre l’hellénisme attestent en tout cas la force qu’avait acquise ce terme, devenu un concept à partir des années 1870, grâce à l’action particulièrement efficace des hellénistes français.

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Résumé : comme l’avait remarqué Henri Peyre dès 1932, « hellénisme », en français, est une notion vague ; aussi nous livrerons-nous dans le cadre restreint de cet article à quelques observations sur les changements qui affectent le terme « hellénisme » jusqu’au moment où il a fini par recouvrir un ensemble complexe où se mêlent science de l’Antiquité, philhellénisme, histoire des origines du christianisme, esthétique et « Grande Idée » nationaliste. Mots-clefs : hellénisme, philhellénisme, Johann Gustave Droysen, Chateaubriand, Ernest Renan, Théodore Reinach

Abstract: As Henri Peyre had remarked since 1932, “Hellenism” in French is a vague notion; so we shall give ourselves in the limited scope of this article to a few observations on the changes which affect the term “Hellenism” until the moment when it has finally covered a complex complex which combines science of antiquity, philhellenism, history origins of Christianity, aesthetics and nationalist “Great Idea”. Keywords: hellenism, philhellenism, Johann Gustave Droysen, Chateaubriand, Ernest Renan, Theodore Reinach

Περίληψη : Όπως το παρατήρησε ο Henri Peyre από το 1932, ο «ελληνισμός» στα γαλλικά είναι μια αόριστη ιδέα. Έτσι θα περιοριστούμε, στο περιορισμένο πεδίο αυτού του άρθρου, σε μερικές παρατηρήσεις σχετικά με τις αλλαγές που επηρεάζουν τον όρο «Ελληνισμός» μέχρι τη στιγμή που τελικά κάλυψε ένα περίπλοκο συγκρότημα που CONTRIBUTION À UNE HISTOIRE DU CONCEPT D’HELLÉNISME DE CHATEAUBRIAND À THÉODORE REINACH 257 Christophe CORBIER

συνδυάζει την επιστήμη της αρχαιότητας, του φιλελληνισμού, της ιστορίας των αρχών του Χριστιανισμού, της αισθητικής και της εθνικιστικής «Μεγάλης Ιδέας». Λέξεις‑κλειδιά: Ελληνισμός, φιλελληνισμός, Γιόχαν Γκουσάβε Ντρούσεν, Σατοβριάν, Έρνεστ Ρενάν, Θόδωρος Ρεϊνάχ

Anahtar Kelimeler: Helenizm, Fihellenizm, Johann Gustave Droysen, Chateaubriand, Ernest Renan, Theodore Reinach

Клучни зборови: Хеленизам, Филеленизам, Јохан Густаве Дројсен, Шатоубрианд, Ернест Ренан, Теодор Реинах

Le nouvel hellénisme hors de ses frontières à partir d’Alexandre le Grand Hellenism, beyond borders since Alexander the Great L'Ellenismo fuori frontiere

Pascal Charvet Inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale

Merci d’abord à tous ceux et celles qui ont permis cette journée ; en cet instant, j’ai une pensée particulière pour Théodore Reinach qui nous accueille dans un lieu qui lui était cher, mais aussi pour son frère Salomon, qui, en 1903, affirmait de manière anticipatrice la capacité de l’hellénisme à survivre dans le temps. Dans un discours publié dans la Revue des Études grecques 1, il concluait ainsi son propos : Alors même que le grec ne serait compris que de quelques doctes, il se trouverait encore des propagateurs de l’hellénisme. […] Les sociétés contemporaines, qu’elles le sachent ou non, sont toutes pénétrées d’esprit grec ; elles voudraient s’en défaire qu’elles n’y réussiraient point : c’est le fond même et le ressort de leur vie laïque. Ce qu’à sa manière affirmait également Hannah Arendt quelques décennies plus tard, dans le Pêcheur de perles, son essai consacré à Walter Benjamin : Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre se heurte nécessairement au phénomène de la langue ; car dans la langue, ce qui est passé a son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives pour se débarrasser du passé. La « polis grecque » continuera d’être présente au fondement de

1. Reinach, 1903. CAHIERS BALKANIQUES 260 La presse allophone dans les Balkans

notre existence politique, au fond de la mer, donc aussi longtemps que nous aurons à la bouche le mot « politique ».

De la course d’Alexandre chargeant sur sa gauche le point faible de la ligne de bataille de Darius à la bataille de Gaugamèles, en 331 avant J.-C., jusqu’à cet hellénisme célébré par Salomon Reinach dans son discours de 1903, on peut aisément mesurer combien fut inouïe cette aventure culturelle : d’abord conquérante, elle s’imposa en Orient, puis plus largement au reste de l’Occident, au moins dans la culture dominante. Aujourd’hui, plus d’un siècle après le discours de Salomon Reinach, l’aventure se prolonge, mais elle est désormais confrontée à ce Tout Monde, ainsi que le nomme Édouard Glissant, transfiguré par un vaste métissage dont la dynamique est accélérée par les échanges numériques, où les cultures et les imaginaires se télescopent et s’interpénètrent. Pour la première fois, les cultures humaines sont entièrement et simultanément mises en contact et en effervescence. Quelle place pour les humanités et l’hellénisme dans ceTout Monde ? C’est bien cette question que nous nous sommes posée à l’occasion d’un rapport récent sur les Humanités dans notre système éducatif, demandé par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, car elles en avaient été pour une large part progressivement exclues ces dernières années. Et c’est à une question similaire que nous avons clairement répondu : la place des humanités, et avec elles celle de l’hellénisme, est au cœur même de l’école 2. Il faut dire que l’hellénisme et les humanités avaient peut-être aussi été victimes d’une vision par trop universaliste, tenue par d’aucuns comme dominatrice, voire arrogante. C’est pourquoi réfléchir à la place de l’hellénisme aujourd’hui ne peut pas – ne peut plus – signifier « penser un retour en arrière » : la démarche exige que la tradition soit réinventée et que nous effectuions un bond en avant pour redécouvrir l’altérité de l’hellénisme, pour être prêt à habiter le Tout Monde. Autant de questions et de réflexions qui croisent celles de cette conférence : s’interroger sur l’hellénisme hors des frontières à partir d’Alexandre le Grand ne peut en effet que les rendre plus sensibles. Nous avons retenu trois angles d’attaque :

• prendre en compte la marque indélébile d’Alexandre sur l’hellénisme et les ambiguïtés que cette empreinte a générées et qui continuent d’alimenter en France notamment les analyses critiques d’un certain nombre d’intellectuels ; • décentrer notre regard : penser la culture hellénique de cette période en la confrontant à la culture des pays et des peuples indigènes, égyptiens,

2. Charvet & Bauduin, 2018. LE NOUVEL HELLÉNISME HORS DE SES FRONTIÈRES À PARTIR D’ALEXANDRE LE GRAND 261 Pascal CHARVET

syriens, indiens par exemple, de façon à voir comment ces cultures se sont adaptées, modifiées réciproquement et examiner de quelle nature a été le lien entre les conquêtes d’Alexandre et leurs conséquences culturelles ; • repenser notre rapport à un hellénisme fantasmatique, marqué de l’empreinte ambiguë d’Alexandre, devenu notre patrie invisible et multiforme, avec laquelle nous conversons encore.

Alexandre le Grand, passeur de l’hellénisme et conquérant colonisateur Nous posons donc ainsi la première question : les conditions de la propagation de l’hellénisme et sa vocation à l’universalité ne sont-elles pas inséparables de la geste d’Alexandre le Grand, qui brisa le cadre autochtone de la Grèce pour diffuser sa culture et sa civilisation en Orient ? Rompant par là avec le sentiment de leur singularité que les Grecs avaient face aux Barbares, Alexandre le Macédonien, lui-même « hellénisé » au sens étymologique du terme, a été le grand passeur de l’hellénisme : son règne marque le commencement d’un âge et d’un espace nouveau, celui d’une culture conquérante qui ne cessera de se répandre bien au-delà des territoires précisément hellénisés et de l’époque nommée « hellénistique ». Cependant, c’est d’un sceau ambivalent, voire contradictoire, qu’il marque cette culture en l’associant étroitement à sa geste. D’un côté, Alexandre croit à cette hellénisation du monde, à cette possibilité de faire vivre sous la même loi de raison tous les hommes, contrairement à son ancien précepteur Aristote. Toutes les Alexandrie qu’il fonde de par le monde oriental scandent, à leur manière, ce rêve d’universalité qui prend corps après la victoire de Gaugamèles : avec ces cités alexandrines se dessinent déjà les contours de ce que l’on nommera la civilisation hellénistique. L’on peut certes relativiser quelque peu l’affirmation de Droysen qui fait de ces conquêtes le vecteur essentiel de la diffusion de la langue grecque et de sa culture : de fait, les cités grecques d’Asie Mineure n’avaient pas attendu Alexandre pour avoir des échanges commerciaux et culturels avec les Perses et avaient fait progressivement connaître la langue grecque autour d’elles. En Égypte, dès le viiie siècle avant J.-C., Naucratis était déjà une ville gréco-égyptienne. Il n’en demeure pas moins que l’expansion dynamique de l’hellénisme a été liée à sa diffusion massive par Alexandre. De l’autre côté, l’image homogène qui a prévalu dans l’historiographie d’Alexandre est celle « du Conquérant ». Celui que l’on a présenté comme « le Soldat civilisateur, le libérateur des peuples asservis d’Orient » dont l’œuvre serait même à l’origine du concept d’Humanité, a été le créateur d’un nouveau modèle colonial, parfois avec fureur et violence. CAHIERS BALKANIQUES 262 La presse allophone dans les Balkans

Deux historiens anglais représentent cette perception antithétique d’Alexandre et des débuts triomphants de l’hellénisme : l’un, Nicholas Hammond, en nous donnant la vision lumineuse d’un soldat philosophe et civilisateur ; l’autre, Albert Brian Bosworth, historien que l’on pourrait qualifier de postcolonial, en peignant un conquérant sanguinaire. Dans son ouvrage Alexandre et l’Orient, La tragédie du triomphe 3, il montre Alexandre massacrant les peuples, et n’hésite pas à établir des parallèles entre la conquête du Mexique par Cortès et celle de l’Inde par Alexandre : il met ainsi en relation un épisode rapporté par Diaz durant la campagne de 1519 de Cortès contre Tlaxcala avec le récit d’Arrien sur le massacre des Malliens. « Tout ce qui échappa au glaive fut réduit à l’esclavage 4 ». Sans mettre en cause la qualité des travaux de ces historiens, constatons que les visions d’Hammond et de Bosworth traduisent en fait, chacune, ce manichéisme latent dans lequel nous piège l’image double d’Alexandre, philosophe et soldat. C’est cette clarté et cette obscurité d’Alexandre bifrons qu’il conviendrait plutôt de penser ensemble, pour percevoir la véritable unité du personnage comme l’a fait Pierre Briand dans sa magistrale et émouvante Lettre ouverte à Alexandre le Grand 5. C’est également cette dimension coloniale, glorieuse et impériale qui amène Albert Camus, à prôner dans L’Exil d’Hélène 6 un retour à la Grèce autochtone, la seule vraie Grèce à ses yeux : Oubliant la grandeur des Grecs, nous avons préféré la puissance qui singe la grandeur, Alexandre d’abord et puis les conquérants romains que nos auteurs de manuels, par une incomparable bassesse d’âme, nous apprennent à admirer. Nous avons conquis à notre tour, déplacé les bornes, maîtrisé le ciel et la terre. Notre raison a fait le vide. Enfin, seuls nous achevons notre empire sur un désert… La critique de Camus est double : d’une part, sa conception de l’hellénisme joue sur l’opposition de la grandeur à la puissance, car l’histoire a mis l’accent sur l’aspect envahissant que signifiait la puissance ; et le second, corrélatif, est ce que nous en avons retenu : nous avons entretenu en nous construisant (mais Camus pense surtout à la politique coloniale de la France) une image fausse de la Grèce, l’épée plus que la plume, le triomphe plus que l’interrogation. Il plaide ainsi pour l’esprit grec et non pour son expansion séculière à travers le monde ou pour cette

3. Bosworth, 1996. 4. Arrien, Expéditions d’Alexandre, vi, 2. 5. Briant, 2008. 6. Camus, 1954. LE NOUVEL HELLÉNISME HORS DE SES FRONTIÈRES À PARTIR D’ALEXANDRE LE GRAND 263 Pascal CHARVET conception de l’histoire qui ne respecte que les réussites, c’est-à-dire les preuves de puissance. Cette vision biaisée de l’hellénisme a été alimentée notamment par le récit quasi hagiographique, au début du iie siècle de notre ère, de l’historiographe Plutarque qui écrit : « les enfants des Perses apprennent à lire Homère et à scander les tragédies de Sophocle et d’Euripide 7 ». C’est ce dont se souvinrent les chantres de la colonisation française qui firent précisément de la figure d’Alexandre le Grand celle d’un « soldat de la civilisation », légitimant les guerres de conquête comme le moyen le plus sûr d’étendre ladite « civilisation ». Ainsi dans un article « Alexandre le Grand, colonisateur », paru dans La Revue hebdomadaire le 11 avril 1914 8, le Commandant Reynaud écrit : « Nous demanderons au héros macédonien une leçon de colonisation qui, pour être vieille de plus de deux mille ans, est néanmoins pour nous, aujourd’hui surtout, d’une brûlante actualité ». Il le félicite également d’avoir su transformer les habitants des territoires conquis en « collaborateurs » et propose de faire de son action un modèle pour le protectorat français sur le Maroc. Cette lecture idéologique du passé montre combien nous sommes tributaires du moment où nous écrivons l’histoire : on ne saurait oublier que, parmi les contemporains du commandant Reynaud, nul ne songe à contester l’Empire, comme on le nomme alors. Ainsi, dans une conférence prononcée à Albi pour l’Alliance française en 1884, et publiée en brochure, le jeune Jean Jaurès (1859-1914) – qui changera de position par la suite – affirme clairement l’objectif de l’Alliance française, culturel et pacifique, de soutien à la politique coloniale de la France et ne manque pas d’exalter la mission de cette France coloniale qui doit savoir se faire aimer de ses « indigènes » en assurant l’ordre et en construisant des écoles : Quand nous prenons possession d’un pays, nous devons y amener avec nous la gloire de la France, et soyez sûrs qu’on lui fera bon accueil, car elle est pure autant que grande, toute pénétrée de justice et de bonté. Nous pouvons dire à ces peuples, sans les tromper, que jamais nous n’avons fait de mal à leurs frères volontairement : que les premiers nous avons étendu aux hommes de couleur la liberté des Blancs, et aboli l’esclavage [...] ; que là enfin où la France est établie, on l’aime, que là où elle n’a fait que passer, on la regrette ; que partout où sa lumière resplendit, elle est bienfaisante ; que là où

7. Plutarque, Sur la fortune ou la vie d’Alexandre, 328, DF. 8. Voir p. 195-212. CAHIERS BALKANIQUES 264 La presse allophone dans les Balkans

elle ne brille plus, elle a laissé derrière elle un long et doux crépuscule où les regards et les cœurs restent attachés 9.

Cette réécriture orientée de l’histoire a aussi contaminé l’établissement des textes antiques : j’en prendrai pour exemple la vision de l’Égypte du Grec Strabon et celle des différents éditeurs de son texte qui, au fil du temps, ont occulté ce qu’était le caractère hybride de l’hellénisme en Égypte. Pour traduire et commenter efficacement le texte de Strabon avec Jean Yoyotte 10, afin que le texte grec et le contexte gréco-latin ne soient pas les seuls porteurs du sens de l’exploration strabonienne, notamment de l’Égypte hellénistique, il importait de faire entendre la voix diffuse de l’Égypte et des Égyptiens. Dans cette volonté d’accueillir la description de Strabon dans notre langue au plus près des realia gréco-égyptiennes, nous étions nécessairement confrontés à la question des valeurs culturelles que nous importions. Ainsi pour opposer la saine gestion romaine à la gestion calamiteuse des Ptolémées, Strabon (xvii, 12) cite un passage de l’historien Polybe venu un siècle et demi plus tôt à Alexandrie et qui, dépeignant les milieux dominants de la capitale, évoque trois catégories de personnes :

• les mercenaires grossiers et indisciplinés, fauteurs de troubles ; • les Alexandrins, Grecs d’origine, meilleurs que les mercenaires, mais, en raison de leur mentalité grecque, résolument hostiles aux rois toujours susceptibles de se comporter en despotes ; • les Égyptiens natifs de la chôra (l’intérieur du pays), c’est-à-dire les Égyptiens de souche, que Polybe qualifie de doués de sens civique (politikon).

Alors qu’absolument tous les manuscrits donnent cette version de politikon « doué de sens civique », l’ensemble des traducteurs, la Loeb y compris, suivant Kramer et Tyrwhitt, corrigèrent le politikon en ou politikon (au sens de « non doué de sens civique ») ou apolitikon (« inaptes à la vie politique »). On était là dans un cas patent de ré-énonciation abusive où des éditeurs intervenaient sur le texte au nom d’une cohérence qu’ils souhaitaient rétablir. Les Égyptiens de souche ne pouvaient être à leurs yeux que de grossiers Barbares. Ce qui du reste allait à l’encontre des témoignages archéologiques qui montrent, entre autres,

9. Jaurès, Discours pour l’Alliance française. 10. Yoyotte & Charvet, 1997. LE NOUVEL HELLÉNISME HORS DE SES FRONTIÈRES À PARTIR D’ALEXANDRE LE GRAND 265 Pascal CHARVET des Égyptiens de souche devenus diocètes, c’est-à-dire ministre de l’Économie 11 des pharaons grecs, ou même stratèges, ainsi que l’a montré abondamment Jean Yoyotte. Aux yeux des éditeurs et traducteurs du texte, prisonniers d’une vision unilatérale de l’hellénisme, Strabon voulant peindre les désordres d’Alexandrie ne pouvait qu’y mêler également les Égyptiens, « éternels indisciplinés ». Mais c’était écarter délibérément la conception générale que Strabon a des Égyptiens, d’après laquelle ceux-ci, dès l’origine, ont vécu comme des êtres aptes à la vie politique, paisibles et dotés d’institutions harmonieuses (xvii, 3). Strabon reprenait là d’ailleurs un vieux topos grec qui voulait que les Grecs aient été en quelque sorte les héritiers de la sagesse égyptienne. Considéré comme le plus vieux peuple du monde, le plus vénérable, le peuple égyptien joue en quelque sorte le rôle d’un conservateur d’antiquités pour assurer la mémoire de l’humanité, d’où la remarque amusée d’un prêtre égyptien au fameux législateur grec Solon : « Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes de perpétuels enfants : un Grec n’est jamais vieux 12 ». Les destructions successives, les catastrophes naturelles (le déluge) ou provoquées par l’homme, ont empêché les Grecs de conserver leur histoire antédiluvienne, alors que la générosité du Nil (« notre sauveur », dit le prêtre) a permis aux Égyptiens de « conserver les plus anciennes traditions 13 ». Ce qu’au fond, et encore une fois, celui qui établissait le texte, gagné par une vision étroite de l’hellénisme, ne parvenait pas à penser, c’est ce métissage propre à l’hellénisme, initié par Alexandre, qu’a connu l’Égypte au contact des Grecs. Il est un autre exemple d’hellénisation forcée plus naïf, mais non moins révélateur, directement lié à la toponymie égyptienne. Le nom d’une ville comme Naucratis est souvent repris tel quel et glosé comme la ville puissante (kratos) par ses bateaux (naus). S’il est légitime de traduire le surnom donné par les Grecs à une ville égyptienne, il convient aussi de faire entendre sous le nom de Naukratis la réinterprétation en milieu grec du toponyme égyptien el Nokrath, « les gens d’un personnage du nom de krath ». Le traducteur se doit donc de rendre, éventuellement par une note explicative, les deux voix mêlées : celle de la Grèce et celle de l’Égypte, sans oublier la mémoire de la langue source, comme ces égyptologues français qui voulurent voir, de la manière la plus sérieuse, une fondation napoléonienne dans la ville située au point où le Nil se sépare pour former le Delta. Cette ville avait pour nom égyptien Schet‑Noufi (Belle coupure)

11. Yoyotte,1989. 12. Timée, 22b. 13. Timée, 22e. CAHIERS BALKANIQUES 266 La presse allophone dans les Balkans

qui fut repris en arabe par le nom Chatanouf. Durant de longues années, on put cependant lire dans des ouvrages consacrés à la toponymie égyptienne : Chatanouf = nom de ville dérivé de Châteauneuf du pape : ville fondée par Napoléon.

Croiser le regard grec et le regard indigène

C’est pourquoi, si l’on veut saisir ce nouvel hellénisme, à la fois dans son épaisseur et ses mutations, nous devons porter le regard du côté des peuples indigènes. Croiser les deux regards, le grec et l’indigène, permet d’esquisser les contours de cet hellénisme transplanté et métissé qu’Alexandre a diffusé dans le monde oriental. C’est un monde nouveau qu’il inaugure, uni dans l’usage de la même langue et fort de sa culture plurielle qu’elle soit achéménide, égyptienne, indienne ou syrienne, sans que les uns ou les autres ne se perdent ni pour autant se dénaturent. Après les conquêtes d’Alexandre, l’hellénisation est restée en effet présente dans une foule de témoignages, tant archéologiques que littéraires, où l’hellénisme se combine de manières multiples sans s’altérer. Il nous a donné des réalisations magnifiques, et pourtant distantes de l’hellénisme autochtone. Comme si Alexandre poussait les cultures à devenir hybrides, en leur ajoutant à chaque fois un nom composé : gréco-égyptien, gréco-syrien, gréco-boudhique, puis gréco-romain qui est déjà, lui, une réalité antique, avant d’être devenu une appellation moderne pour renvoyer à cet ensemble. Alexandre est le vecteur d’un passage de l’hellénisme identitaire (les Grecs face aux Barbares) à un hellénisme transculturel, un hellénisme combinatoire, et un hellénisme presque hors-sol, à la façon d’un passeport culturel, rendu possible non politiquement par l’extension du modèle, et intellectuellement, par la modification du modèle lui-même. Et cela s’est vérifié même dans les pays où la fureur et la violence d’Alexandre et de ses successeurs s’est particulièrement exercée, ainsi en Phénicie (avec le massacre des habitants de Tyr) ou en Inde (avec le massacre des brahmanes).

En Phénicie On ne saurait en effet parler de colonisation au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Ce monde dit « hellénistique » est fragmenté et les royaumes grecs y sont continuellement en guerre. La Phénicie, par exemple, est au cœur des guerres entre Lagides et Séleucides. De la mort d’Alexandre en 323 jusqu’en 301, elle paye déjà un lourd tribut aux guerres de succession. Puis, de 320, après le second partage de l’empire d’Alexandre, opéré par les diadoques à Triparadeisos en Syrie, jusqu’en 222, date de l’avènement d’Antiochos le Grand, la Phénicie ne connaît pas moins de six LE NOUVEL HELLÉNISME HORS DE SES FRONTIÈRES À PARTIR D’ALEXANDRE LE GRAND 267 Pascal CHARVET guerres, dites guerres de Syrie. Et pourtant, durant ces temps troublés, la langue grecque devient la koinè, la langue « commune » dans les royaumes hellénistiques, envahissant aussi la sphère privée : elle demeurera sous l’Empire romain une langue essentielle de communication. Si l’on prolonge l’exemple de la Phénicie, les cités phéniciennes s’ouvrent à la culture grecque dont elles ont déjà importé, comme à Sidon, des modèles artistiques. Les Phéniciens portent pour la plupart des noms grecs et sont membres de la communauté hellénique : une inscription grecque de Sidon, comme bien d’autres dans les cités grecques, atteste que des Sidoniens participent aux concours athlétiques panhelléniques. L’architecture traduit une appétence pour les formes grecques, comme en témoigne le tombeau d’Hermel dans le nord de la Beqa. Tyr et Sidon sont des centres intellectuels fameux comptant de nombreux philosophes, dont les épicuriens Zénon de Sidon (iiie siècle av. J.-C.) ou Basilidès de Tyr (iie siècle av. J.-C.). Cette culture originale cristallise ainsi les influences de la Grèce, de l’Anatolie, de la Mésopotamie, de l’Arabie et de l’Égypte. La figure du poète Méléagre (iie siècle av. J.-C. incarne bien ce cosmopolitisme lucide ; dans une auto-épitaphe anticipée (A.P. vii, 419), il dit sa triple culture et salue le passant en trois langues : Ô étranger ! La divine Tyr et la terre sacrée de Gadara ont fait de Méléagre un homme, et l’aimable Cos a nourri sa vieillesse. Maintenant si tu es Syrien, je te dis Salam ! Si tu es Phénicien, Audonis ! Et si tu es Grec, Khairé ! Mais toi réponds de même. L’hellénisme y apparaît pour une large part comme la première unité culturelle de ce monde oriental selon le mot de Droysen.

En Inde Lorsqu’en 326 av. J.-C. Alexandre s’en prit violemment aux brahmanes, il ne comprit pas ce qu’était le système des classes (les varna) qui assurait à chaque brahmane d’être brahmane en quelque lieu que ce soit, ni le prestige considérable de cette classe aux yeux des Indiens. Le brahmahataya « meurtre de brahmane » était le crime le plus grave de tous. Les brahmanes étaient des érudits, à la fois des philosophes, des prêtres et des soldats que les Grecs voyaient tantôt comme des conseillers des rois, tantôt comme des philosophes menant une vie selon la nature. Aussi l’attaque d’une ville de brahmanes et le massacre de ses habitants (qui se défendirent d’ailleurs avec bravoure) furent-ils ressentis par les Indiens comme un crime odieux, abominable. La rébellion se répandit vite dans les royaumes de Sambos et de Mousikanos à l’instigation des brahmanes. . Là tout bascula dans l’horreur : villes détruites, populations passées au fil de l’épée, crucifixions des brahmanes. CAHIERS BALKANIQUES 268 La presse allophone dans les Balkans

Le despote prenait le pas sur l’explorateur. Cependant la terreur qui s’installa ne fut effective que durant le temps où Alexandre et son armée furent proches ; les satrapies indiennes qu’il créa n’eurent qu’une vie éphémère. Aussitôt après la disparition d’Alexandre, le Pañjåb devint ce noyau d’où Candragupta, le souverain des Maurya, commença son ascension vers le pouvoir. L’accord conclu entre le souverain Maurya et Séleukos, successeur d’Alexandre, permit à Candragupta, contre une troupe de 500 éléphants, d’annexer le Parapamisos, la Gédrosie et l’Arachosie. Ainsi s’achevait la domination macédonienne sur l’Inde du Nord-Ouest. Mais si la domination macédonienne s’effaça vite, plus tard, au début du iie siècle av. J.-C., les rois grecs de la Bactriane, Démétrios et Ménandros, envahirent l’Inde du Nord-Ouest et annexèrent l’Arachosie, le Parapamisos, le Gandhåra et le Sind. L’empire assez éphémère de Ménandros se divisa par la suite en de petits royaumes indo-grecs qui nous sont connus avant tout par leurs monnaies. Et de ces conquêtes, il ne serait resté que peu de choses si n’avaient survécu les œuvres d’art, et quelques œuvres littéraires sur lesquelles nous avons travaillé avec Klaus Kartunnen et Fabrizia Balidissera, hellénistes et indianistes, dans Le Voyage en Inde d’Alexandre le Grand 14. C'est ainsi que dans le Milindapañha (Les questions de Milinda) 15, on trouve un rappel de cette période indo-grecque dans le dialogue du moine bouddhiste Någasena 16 avec le roi Milinda identifiable avec ce roi indo-grec Ménandros (ou Ménander) que nous venons de citer et qui régna vers 155-130 av J.-C. à Sågalå (l’actuelle Siyålko dans le Pañjåb). Ce dialogue a été élaboré entre le 1er siècle av. J.-C. et le deuxième siècle de notre ère et les deux protagonistes, le roi indo-grec Milinda et le moine bouddhiste le vénérable Nagasena, y échangent notamment sur l’inexistence de l’individu, ou sur le fait que le corps peut sortir hors du monde, ou encore sur comment suspendre le souffle vital. Ailleurs dans leMajjhimaniKaya, recueil des discours du Bouddha, composé en prose pali et parfois sous forme de dialogues, le discours adressé à Assalayana par le Bouddha évoque de manière révélatrice les visions propres de trois cultures, la grecque, la brahmanique et la bouddhique :

14. Charvet, Baldissera & Kartunnen, 2002. 15. Texte bouddhique non canonique en prose påli, élaboré environ entre le ie siècle av. J.-C. et le iie siècle apr. J.-C. 16. La tradition bouddhiste ne le mentionne pas. LE NOUVEL HELLÉNISME HORS DE SES FRONTIÈRES À PARTIR D’ALEXANDRE LE GRAND 269 Pascal CHARVET

Que penses-tu de cela, Assalayana ? As-tu entendu dire que chez les Yona 17 (ici les grecs) il n’y a que deux varnas [classes] celui des maîtres et celui des esclaves ? Et qu’après avoir été maître on devient esclave ; et qu’après avoir été esclave on devient maître ? […] Si l’on prend donc en compte cela, Assalayana, en vertu de quelle force et de quelle autorité les brahmanes parlent-ils ainsi : seuls les brahmanes constituent le meilleur varna, tous les autres varnas sont inférieurs ?

Cette discussion traite ainsi longuement de la prétendue supériorité des brahmanes sur les autres groupes de la société indienne, ce qui du point de vue du Bouddha n’a aucune raison d’être. S’esquissent ici en écho les rapports de ces cultures entre elles, celle des Boudhistes et des Yona, certes différentes mais en dialogue voire en confrontation avec celle des brahmanes. C’est aussi dans cette civilisation hellénistique de l’Inde du Nord-Ouest et de l’Asie centrale, que s’est développé l’art gréco-bouddhique du Gandhåra tout particulièrement entre le ier et le ive siècle apr. J.-C. dans l’empire des Kushan. Il suscite encore une émotion de l’ordre le plus pur. Le subtil mélange entre indianité et hellénisme crée la grâce particulière de cet art qui tout en explorant les voies du Bouddha nous rappelle cette vérité grecque que l’homme est la plus authentique expression du divin. Ces statues du Bouddha, à la sainteté exquise, révélaient aux Indiens le sourire de leur Sage dans celui de ces Olympiens qu’Alexandre voulut égaler, comme si l’art avait réussi ce métissage qu’il avait tenté – mais non mené à terme – à travers sa politique de fusion des institutions et des génies des peuples, en souhaitant « imposer un ordre commun à toute l’humanité 18 ».

L’hellénisme fantasmatique à partir d’Alexandre le Grand : une patrie invisible et multiforme

Alexandre à la fois inaugure un hellénisme hybride et en crée sa traduction intime. La culture grecque, telle qu’il l’a exportée et transplantée, exige en effet pour

17. Yona : vraisemblablement l’équivalent pali de Ionien. Ce terme désignait les Grecs, ici ceux de l’Arachosie. En sanscrit, on disait Yavana, terme utilisé comme synonyme de « Grecs ». Il s’agit des Grecs qui à la suite d’Alexandre s’étaient installés au nord-ouest de l’Inde) et au Kanboja (région du nord de l’Inde) et en d’autres pays limitrophes. Plus tardivement ces appellations désigneront tous les Occidentaux. 18. Plutarque, Sur la Fortune d'Alexandre, ii, 342 A-B. CAHIERS BALKANIQUES 270 La presse allophone dans les Balkans

lui et pour les hellénisés que nous sommes le miroir d’une autre langue et d’une autre culture pour revivre. Cet hellénisme, marqué de l’empreinte d’Alexandre est devenu ainsi notre patrie multiforme, avec laquelle nous continuons de converser, en gardant toujours un pied dans ce songe éveillé. L’hellénisme devient ainsi cette terre d’échange et d’amitié, cette patrie fantasmée flottant dans un temps presque sans dates. Nous rencontrons Homère, à la manière d’Alexandre, lui qui tenait l’Iliade pour son maître-livre – celui qui ne le quittait jamais – et qui dialoguait ainsi quotidiennement avec l’aède comme avec son héros, Achille. Le premier qui en ce sens a refondé la culture grecque fut bien lui : il se voulut d’ailleurs ho deuteros Achilleus [le deuxième Achille], ho deuteros Dionysos, ho deuteros Héraclès… Car il savait que l’âme d’un héros peut se réincarner même de nombreux siècles après sa mort. Dans cette patrie perdue, nous savons, comme Alexandre, que des amis invisibles nous attendent, avec cette même volonté de connaissance, aspirant à la beauté et au savoir. Nous ne les avons jamais vus et pourtant nous parlons avec eux, nous leur écrivons des lettres comme Pétrarque à Socrate, des aphorismes comme René Char à Héraclite. Telle la cristallisation qu’opèrent les songes, l’hellénisme, dont Alexandre fut le vecteur, réunit en lui la part de savoir, d’expérience et de rêve de toute communauté humaine. Cet hellénisme n’a guère besoin de l’histoire pour se survivre. Il mène une existence fantasmatique qui doit presque moins à ce qu’il est qu’à ce que nous lui donnons. Nous retissons à chaque fois le lien qui nous rattache à lui. Nous psalmodions inlassablement ces réminiscences, comme les échos de voix anciennes dont nous sommes les interprètes aujourd’hui plus que jamais à Kérylos, et nos phrases coulent en méandres entre les statues brisées du Gandhara, la Bibliothèque et le Musée d’Alexandrie disparus, et l’Omphalos de Delphes. L’hellénisme dont parlait aussi Salomon Reinach est bien comme un jardin originel : nous en sommes loin, mais ce monde est toujours devant nous. Pour conclure, j’aimerais donner un exemple de « cette conversation continue » avec l’hellénisme, ses héros et ses héroïnes, trois siècles après la mort d’Alexandre, en évoquant un poète comme Properce qui, à l’époque augustéenne, fit de l’esprit grec l’essence de sa poésie et, comme le montra si justement Jacques Menaut, multiplia les hellénismes dans son écriture. Dans ces entretiens avec les figures mythologiques auxquelles il s’adresse, telles Hélène, Andromaque, Ariane, Perséphone ou Circé, la puissance sacrée du carmen de Properce ressuscite cet âge hellénique, car Cynthia, son amante, habite dans un double temps, le temps réel de la Rome augustéenne et le temps onirique de l’Âge hellénique. Reliée à ces temps primordiaux, Cynthia incarne en effet la femme capable par sa grâce de nous entraîner avec elle vers cette ouverture au divin. LE NOUVEL HELLÉNISME HORS DE SES FRONTIÈRES À PARTIR D’ALEXANDRE LE GRAND 271 Pascal CHARVET

Walter Otto ne s’y était pas trompé : la poésie de Properce, écrit-il, « nous tire de la sensibilité bourgeoise et nous entraîne vers les hauteurs où se dresse l’image grecque des dieux 19 ». Mais cette présence grecque et divine, Properce l’ancre aussi dans le quotidien romain. S’élève alors le chant d’une beauté qui ne vient plus de Calliope, ni d’Apollon, ni des modèles hellénistiques, mais du mystère d’une fille de Rome souverainement désirable, médiatrice entre cette patrie hellénique en exil et la Rome augustéenne : Vous me demandez d’où me viennent tant de poèmes amoureux, pourquoi sur vos lèvres court mon livre tendre. Mes chants ni Calliope ne me les dicte ni Apollon, la femme que j’aime fait tout mon génie. [...] Si la tunique arrachée, elle lutte contre moi, oui j’invente alors de longues Iliades, Quoi qu’elle fasse, quoiqu’elle dise, d’un rien naît la plus belle des légendes 20. C’est le même mystère, et la même « conversation » avec Cynthia l’apollinienne, dont plus tard, Chateaubriand, dans son Journal de Carlsbad à Paris, comme Properce et tant d’autres, reprendra le fil : Cynthia, ta voix s’affaiblit : il expire sur tes lèvres le refrain que t’apprit le pêcheur napolitain dans sa barque vélivole… Va aux défaillances de ton repos ; je protégerai ton sommeil. Oui, l’hellénisme hors de ses terres est bien le nom de notre appartenance à ces deux patries, toutes deux originelles, la visible et l’invisible : nous en sommes les charnières, ouvertes de ce côté à l’autre du temps. Il nous suffit, pour l’éprouver, de contempler le ciel nocturne où les planètes, les étoiles et les constellations, alphabets grecs toujours présents, tournent puis se dispersent. C’est ce même ciel, que contemplait Alexandre, la veille de la bataille de Gaugamèles, y cherchant encore un message des dieux, après l’éclipse de lune à laquelle lui et son armée avaient assisté, exactement dix jours auparavant.

19. Otto, 1981. 20. ii, 1, vers 1-16. CAHIERS BALKANIQUES 272 La presse allophone dans les Balkans

Bibliographie

Monographies

Bosworth Albert Brian, 1996, Alexander and the East, The Tragedy of Triumph, Clarendon Press, Oxford, 240 p.

Briant Pierre, 2008, Lettre ouverte à Alexandre le Grand, Actes Sud, Arles, 230 p.

Camus Albert, 1954, L’exil d’Hélène dans L’ Été, Gallimard (collection Blanche), Paris, 144 p.

Charvet Pascal, Baldissera Fabrizia & Kartunnen Klaus, 2002, Le voyage en Inde d’Alexandre le Grand, traduction et commentaires de Nil Éditions, 272 p.

Otto Walter, 1981, Les dieux de la Grèce, la figure du divin au miroir de l’esprit grec, Payot, Paris, 335 p.

Plutarque, 1990, Sur la fortune ou la vie d’Alexandre, in Œuvres morales, tome v, 1re partie, Les Belles Lettres, Paris, 356 p.

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Articles

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Charvet Pascal & Bauduin David, 2018, Les Humanités au cœur de l’école, Rapport remis au ministre de l’Éducation nationale par Pascal Charvet et David Bauduin, URL : http://cache.media.education.gouv.fr/file/ Racine/49/4/Rapport_les_humanites_au_coeur_de_l_ecole_888494.pdf

Yoyotte Jean, 1989, « Le nom égyptien du ministre de l’Économie », CRAIBL, p. 73-90, Paris. LE NOUVEL HELLÉNISME HORS DE SES FRONTIÈRES À PARTIR D’ALEXANDRE LE GRAND 273 Pascal CHARVET

Résumé : l’hellénisme hors les frontières à partir d’Alexandre le Grand est vu ici selon trois angles d’attaque. 1) Prendre en compte la marque indélébile d’Alexandre sur l’hellénisme quand il brisa le cadre autochtone de la Grèce pour diffuser sa culture en Orient, ainsi que les ambiguïtés que cette empreinte a générées et qui continuent d’alimenter les analyses d’un certain nombre d’intellectuels. 2) Croiser le regard grec et le regard indigène : penser la culture hellénique de cette période en la confrontant à la culture des pays et des peuples indigènes, égyptiens, syriens, indiens notamment, de façon à voir comment ces cultures se sont adaptées, modifiées réciproquement et examiner de quelle nature a été le lien entre les conquêtes d’Alexandre et leurs conséquences culturelles. 3) Repenser notre rapport à un hellénisme fantasmatique, marqué de l’empreinte ambiguë d’Alexandre, devenu notre patrie invisible et multiforme, avec laquelle nous continuons de converser. Mots-clefs : Alexandre le Grand, Alexandre en Inde, hellénisme hors des frontières, hellénisme en Égypte

Abstract: Hellenism, beyond borders since Alexander the Great, is considered here from three perspectives. 1) Taking into account the indelible Alexander’s mark on hellenism when he broke the autochtonous frame of Greece in order to diffuse its culture through Orient, as well as the ambiguities generated by this influence and which still supply the analyses of number of intellectuals. 2) Confront the greek vision with the indigenous one: reflect on the hellenistic culture of that period confronting it with the culture of the indigenous countries and nations, Egyptians, Syrians, Indians, especially, in order to determine how these cultures have been adapted and modified, reciprocally, and examine the nature of the link between Alexander’s conquests and their cultural aftermaths. 3) Reflect on our relationship with a fantastic hellenism, affected by the ambiguous mark of Alexander, which has become our invisible and multiform homeland with wich we are still conversing. Keywords: Alexander the Great, Alexander in India Hellenism beyond borders, Hellenism in Egypt

Riassunto: L’Ellenismo fuori frontiere dal tempo di Alessandro viene considerato qui sotto secondo tre aspetti. 1) Tenere in conto l’impronta indelebile di Alessandro sopra l’ellenismo quando frantumo il marco autoctono greco per diffonderne la cultura attraverso l’oriente, tanto come le ambiguità que questa impronta genero et che ancora oggi nutriscono le analise di un buon numero di intelletuali. 2) Confrontare la visione greca et la visione indigena : pensare la cultura ellenistica di quel periodo con la cultura degli paesi e popoli indigeni, egiziani, siriani, indiani, specialmente, con lo scopo di determinare come queste culture si siano adattate e modificate reciprocamente e esaminare la natura di quel legame fra le conquiste di Alessandro et le loro conseguenze culturale. 3) Riflettere sul nostro rapporto con un ellenismo fantasmatico, che porta l’ambigua impronta di Alessandro e che e diventato la nostra invisibile e multiforma patria con la quale stiamo ancora dialogando. Parole chiave: Alessandro, Alessandro in India, Ellinismo in Egitto, Ellinismo fuori frontiere

Λέξεις‑κλειδιά : Ελληνισμός εκτός συνόρων, ο Μέγας Αλέξανδρος, Ελληνισμός στην Αίγυπτο, ο Αλέξανδρος στην Ινδία

Anahtar kelimeler: Büyük İskender, Hindistan’da İskender, Sınırların ötesinde Helenizm, Mısır’da Helenizm

Клучни зборови: Александар Велики, Александар во Индија, хеленизмот надвор од границите, хеленизмот во Египет L’Hellénisme pontique et sa diaspora : les territoires de la mémoire Singularité géographique du Pont et continuité de l’Hellénisme Pontic Hellenism and its Diaspora: Territories of Memory Ο Ποντιακός Ελληνισμός και η Διασπορά του: Τα εδάφη της μνήμης

Michel Bruneau CNRS-Bordeaux

Les Grecs pontiques et leurs descendants sont environ un million en Grèce. Tous les chrétiens orthodoxes ont dû quitter leurs territoires et lieux d’origine du Pont et plus généralement d’Anatolie en 1923-1924 à la suite du traité de Lausanne (1923). En Grèce, et ailleurs dans le monde, ils revendiquent leur identité à travers une vie associative très active et cultivent une mémoire qui a toujours un lien à leurs lieux d’origine. De tous les Grecs originaires de l’espace de l’actuel État-nation turc, ils sont de loin ceux qui affirment le plus vigoureusement leur identité. Leur attachement extrême à leur terre peut être constaté tout au long de leur histoire. Leur nostalgie ne s’éteint jamais et, du Pont, fut transférée en Grèce. Pourquoi ne se sont-ils pas totalement assimilés en Grèce et dans leurs autres pays d’accueil ? Pourquoi, de la deuxième à la quatrième et bientôt la cinquième génération, continuent-ils de se référer à leur identité et à leur « patrie » du Pont-Euxin, du rivage de la mer Noire et des montagnes qui la bordent ? Pour comprendre ce phénomène géoculturel et géopolitique, il faut analyser la façon dont ils ont construit un espace migratoire transnational entre Pont, Caucase, Grèce, et au sein de la diaspora grecque du Nouveau Monde et d’Europe occidentale, comment ils se sont ponctuellement ré-enracinés sur les lieux de leur accueil. Il faut voir aussi comment ils ont su se constituer une « iconographie » CAHIERS BALKANIQUES 276 La presse allophone dans les Balkans

particulièrement riche et utiliser, entretenir leur culture religieuse et profane pour continuer à exister en tant que peuple distinct au sein de l’Hellénisme. Comment ce peuple, qui a perdu de manière quasiment irréversible son territoire d’origine, sa « patrie », en conserve-t-il la mémoire et construit-il son identité en diaspora en créant des lieux, voire des hauts lieux, porteurs d’une iconographie ? Dans quelle mesure lui permettent-ils de transmettre cette identité territoriale d’une génération à l’autre ? L’attachement passionné des Grecs pontiques à leur patrie d’origine, leur identité et leur culture grecques mieux protégées dans le Pont que dans le reste de l’Anatolie, n’étaient-ils pas liés à la singularité et à l’isolement de ce territoire par rapport aux autres territoires de l’Hellénisme en Asie Mineure ? Le Pont correspond au territoire de l’ancien Empire de Trébizonde (1204-1461) des Grands Comnènes, fondé après la prise et le saccage de Constantinople le 12 avril 1204 par les Latins, en particulier Vénitiens, de la quatrième croisade. Il constitue une unité géographique close et isolée qui n’a jamais facilité l’entrée massive de peuples étrangers ou des incursions ennemies. Il comprend deux régions : la plaine côtière d’une part qui n’excède pas 50 km de large, mais est souvent très étroite (quelques centaines de mètres au pied de versants abrupts) ; l’intérieur montagneux d’autre part, fait de hautes chaînes et d’une succession de vallées nord-sud, parallèles d’ouest en est. Lorsque la chaîne des Alpes pontiques s’élève progressivement jusqu’à près de 4 000 mètres à l’est d’Ordu, on se trouve en présence d’une « île dans la terre » selon l’expression de M. E. Meeker 1 qui place cette région à part dans l’ensemble de l’Asie Mineure. Pendant longtemps, elle a vécu hors de l’orbite des émirats turco-islamiques de l’intérieur et après la conquête et l’incorporation tardive à l’Empire ottoman (1461), elle est restée très largement non turcophone et non musulmane. Elle n’est devenue majoritairement musulmane qu’au xviie siècle. On y trouve donc une continuité de la présence grecque de l’Antiquité à 1924 et, au xixe siècle, l’hellénisme y a connu une renaissance économique, culturelle et politique 2. Sous la domination ottomane (Tourkokratia), la particularité géographique du Pont, en l’isolant, a aidé les Grecs à survivre et même à se développer. La zone montagneuse avec ses mines a servi de refuge, l’émigration vers les côtes du Nord et de l’Est du Pont-Euxin, en Russie, a été une échappatoire en cas d’oppression insupportable 3.

1. Meeker, 2002. 2. Bryer, 1976. 3. Lampsidis, 2009. L’HELLÉNISME PONTIQUE ET SA DIASPORA : LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE 277 Michel BRUNEAU

FIGURE 1. LES GRECS DANS LE PONT AVANT LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE : ÉCOLES ET ÉGLISES GRECQUES DANS LE PONT (1912) Bruneau, 2015, p. 160.

Le morcellement en petites unités régionales, voire en villages, centres de formations sociales de type lignager ou clanique, a favorisé les patriotismes locaux qu’on retrouve au sein de la vie associative de la diaspora. Un Grec chrétien du Pont était d’abord de Sanda, Sourmena, Trapezous, Kromni, Phytiana… Il était aussi Romios, c’est-à-dire membre du millet orthodoxe dirigé par le Patriarche œcuménique de Constantinople, sujet du sultan ottoman. À la fin du xixe et au début du xxe siècle, il se disait Ellinas, « Grec », depuis le développement d’un grand nombre d’écoles avec des instituteurs formés au Frontistirio de Trapezountas, d’Argyroupolis ou à Athènes. Ce n’est qu’après 1923 qu’il est appelé Pontios, Grec pontique, en Grèce. Son identité a donc été définie par rapport au territoire d’origine, le Pontos. Elle est devenue une identité ethnorégionale en Grèce, conjuguée à celle de réfugié, issu de l’échange des populations du traité de Lausanne (1923). CAHIERS BALKANIQUES 278 La presse allophone dans les Balkans

L’espace-réseau transnational et diasporique des Grecs pontiques

L’espace migratoire transnational des Grecs pontiques s’est constitué en quatre grandes phases chronologiques et géographiques. Dans un premier temps de longue durée, du xve au début du xxe siècle, ils ont émigré sur les côtes de la mer Noire et dans le Caucase russe. À partir de la Première Guerre mondiale et à la suite du traité de Lausanne (1923), leur espace migratoire s’est étendu à la Grèce et à l’Asie centrale soviétique (déportations de la période stalinienne, 1937-1950). Dans un troisième temps, après la Seconde Guerre mondiale, ils se sont redéployés dans les pays du Nouveau Monde (États-Unis, Canada, Australie) et en Europe occidentale (Allemagne, Belgique, Suède), au sein de la diaspora grecque, dont ils constituent une partie qui garde sa spécificité. Enfin, depuis la dissolution de l’URSS, environ 200 000 Pontiques de Russie, d’Ukraine, d’Arménie et de Géorgie sont venus s’installer en Grèce, le plus souvent dans les villages et villes d’établissement des réfugiés de Lausanne (1923) avec lesquels ils avaient souvent des liens de parenté. Cet espace transnational et diasporique se structure autour du Pont et de la mer Noire selon trois auréoles correspondant aux quatre phases de ces migrations mondiales : le Caucase (1829-1918), la Grèce et la Russie (1920-1950), les pays du Nouveau Monde et l’Europe occidentale (1950-1970), le « retour » en Grèce depuis les pays de l’ex-URSS (1989-2005). Étudiant les processus d’installation et de ré-enracinement dans chacun de ces types de territoires, on se limitera à un exemple choisi pour sa représentativité dans chacun d’entre eux. On analysera comment, à chacune de ces phases et dans chacun de ces territoires d’installation ou d’accueil, les Grecs pontiques, originaires des petites régions montagneuses de Sanda, d’Imera et de Kromni ont créé de nouveaux lieux en se référant à leurs territoires d’origine dans le Pont, Tsalka et Tetritskaro, Kars dans le Caucase, Nea Sanda, Nea Imera, Kromniko, Kalamaria en Grèce.

Les migrations vers le Caucase et la construction de lieux et de territoires rappelant les « patries » de l’origine Les migrants originaires des petites régions montagneuses du Pont se sont, dans un premier temps, au xixe siècle, dispersés dans le Caucase 4. Ainsi, le village de Sanda dans la région de Tsalka au sud de Tbilissi, en Géorgie non loin de la frontière arménienne, fut fondé entre 1835 et 1840 par des familles d’hellénophones originaires de la région montagneuse de Sanda (Trébizonde). Ils étaient allés s’installer dans cette partie de l’Anti-Caucase, non pas pour des raisons économiques, mais en vue de mieux conserver leur religion orthodoxe et leur langue. Ils obtinrent des autorités

4. Xanthopoulou-Kyriakou, 1994. L’HELLÉNISME PONTIQUE ET SA DIASPORA : LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE 279 Michel BRUNEAU russes des terres appartenant à l’État et s’établirent sur les ruines d’un ancien village géorgien. De 1843 à 1846, ils construisirent leur église dédiée au Saint-Esprit sur les ruines de l’ancienne église orthodoxe géorgienne, et, à partir de 1847, une école enseignant la langue et les lettres grecques commença à fonctionner dans l’église, sous la responsabilité du prêtre 5. Un peu plus tard après la guerre de Crimée, on a assisté à une nouvelle migration. En 1864, 96 familles grecques de l’arrière-pays montagneux de Trébizonde, la plupart originaires de Sanda, se sont installées provisoirement à Tsalka, puis à Tiflis, en attendant d’obtenir des terres achetées au prince Baratov dans la région de Tetri-Tskaro, voisine de Tsalka. Ils ont formé alors une communauté agraire de 5 villages : Ambeliani, Megali et Mikri Irangka, Ivanovka, Phtelen et Vizirovka. Le chef-lieu de ce petit territoire était Mikri Irangka ou Sekitli avec son église dédiée au prophète Élie (Profiti Ilias), dont la construction commencée en 1866 s’acheva en 1868. Les églises et les écoles qui leur étaient étroitement liées ont joué un rôle capital dans la préservation de l’identité de ces villages 6. Plusieurs familles ont de nouveau migré après 1878, comme d’autres groupes venant directement du Pont, vers la région de Kars qui était proche. Le gouvernorat de Kars, annexé par la Russie de 1878 à 1920 7, avait une population pluriethnique comprenant Turcs, Turkmènes, Kurdes, Karapaches et quelques Arméniens, Lezgines et Ossètes. Les Russes étaient peu nombreux, présents uniquement dans les villes. En 1918, les Grecs sujets de l’Empire russe y étaient au nombre de 58 010 auxquels s’ajoutaient 8 à 10 000 réfugiés Grecs pontiques venus du territoire ottoman, ce qui fait en tout 70 000 Grecs, répartis dans 74 villages, sur une population totale d’environ 300 000 habitants 8.

5. Parallèlement, selon le même processus, des migrants provenant de la région d’Imera (non loin de Sanda) fondèrent dans cette même vallée de Tsalka un village du même nom, Imera, en 1835, construisant leur église dédiée à Saint Pierre et Saint Paul et le bâtiment d’une école attenant à l’église à partir de 1838-1840. 6. Angelidis, 1999 et 2005. 7. Selon le traité de Berlin (1878), l’occupation russe du gouvernorat était octroyée pour 40 ans. Il n’était pas intégré aux structures territoriales de l’Empire, mais avait un statut d’administration militaire. Les infrastructures militaires et de transport furent construites par la Russie à cause de l’importance stratégique de la région pour la protection de la zone pétrolière de Bakou sur la Caspienne. 8. Ils étaient venus principalement du sud de la région pontique (Chaldia, Erzéroum, Kolonia, Sivas, Neokaisaria et Amasia) et de la vallée de Tsalka (actuellement en Géorgie) au cours de la période 1877-1884. Ils s’étaient d’abord installés dans des villages abandonnés par les Turcs, puis avaient formé des commissions chargées de trouver les CAHIERS BALKANIQUES 280 La presse allophone dans les Balkans

FIGURE 2. LES GRECS DE LA MER NOIRE DANS L’EMPIRE RUSSE (1914) Bruneau, 1994, p. 205.

Le ré-enracinement dans la « mère-patrie »

Dans un second temps, les dispersions se sont faites en Grèce surtout à la suite de l’échange des populations (1923-1924). La spécificité du milieu géographique d’origine était tellement forte qu’elle a largement influencé les réfugiés dans le choix des sites de leur installation dans le Nord de la Grèce. Cependant l’échange forcé a entraîné la dispersion de ceux issus de telle ou telle petite région du Pont. « Quelques groupes d’échangés ont réussi à emporter les restes du saint tutélaire de leur bourgade, ou quelques vieux objets d’église dédiés à sa mémoire 9 », ce qui leur permettra par la suite d’établir formellement un lien entre leur nouveau village reconstitué en Grèce et leur village d’origine. Les exemples de Sanda, Imera ou Kromni sont significatifs d’une telle situation.

sites les plus favorables pour l’installation et la construction de leurs nouveaux villages. Mavrogenis, 1963. 9. Société des Nations, 1926, p. 26. L’HELLÉNISME PONTIQUE ET SA DIASPORA : LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE 281 Michel BRUNEAU

Beaucoup de Sandètes, par exemple, arrivèrent d’abord à Kalamaria, faubourg de Thessalonique, où ils sont restés en quarantaine, avant de pouvoir s’installer dans un village ou une ville de leur choix en Macédoine ou en Thrace. Soixante-dix familles originaires de Sanda décidèrent de construire leur propre village, Nea Sanda, à 30 km au Nord de Thessalonique. Ce bourg fit, dès cette époque, figure de métropole des Sandètes en Grèce, ses habitants étant particulièrement entreprenants 10. Cette dispersion aurait pu avoir pour conséquence la perte rapide, à la deuxième ou troisième génération, de ces identités territoriales ou leur absorption dans une identité plus large, celle de « réfugiés ». On constate en effet ce phénomène dans la vie associative de l’entre-deux-guerres, et même jusqu’aux années 1960. Mais, si on prend l’exemple de Kalamaria, quartier de Thessalonique marqué par l’installation massive de réfugiés parmi lesquels un grand nombre de Pontiques, on est frappé, dès les premières années (1923-1926), par la vigueur des associations 11 pour qui la construction de l’école et de l’église était primordiale. Elles ont contribué à créer une identité commune à ces réfugiés encore en marge de la société grecque, et ont également à terme facilité leur intégration. La conservation des coutumes, de la langue, la transmission de l’identité liée au lieu d’origine n’était pas leur principal objectif, car celles-ci étaient alors vivantes au sein des familles. Ce besoin ne se fera sentir que bien plus tard dans les années 1970-1980 avec la deuxième et la troisième génération de descendants des réfugiés.

Les Grecs pontiques en Australie Après la Seconde Guerre mondiale, l’occupation allemande et la guerre civile, les Grecs des zones rurales du Nord de la Grèce – dont des Pontiques – ont émigré pour des raisons économiques en Allemagne et dans quelques pays du Nouveau Monde (Canada, États-Unis, Australie). Une fois de plus, comme dans le Caucase, en Russie, en Macédoine ou en Thrace, ils ont dans leur majorité voulu rester fidèles à leurs racines historiques. On prendra l’exemple des Grecs pontiques d’Australie particulièrement représentatif de cette diaspora pontique du Nouveau Monde qui s’est formée après la Seconde Guerre mondiale.

10. L’exode rural vers Athènes et Thessalonique ou l’émigration en Allemagne ont, dans les années 1950-1960, vidé la plupart de ces villages de leur population. Cheimonidou, 1972 et Parcharidis, 1994. 11. Au cours des quinze premières années, dans ce quartier de 15 000 habitants, ont été fondées 23 associations (Ioannidou, 1998, p. 144). Celles-ci, rassemblant les réfugiés sans distinction de lieu d’origine, avaient des objectifs sociaux, en vue de résoudre ou d’aider à résoudre des problèmes d’aménagement urbanistique et de soutenir les plus démunis. CAHIERS BALKANIQUES 282 La presse allophone dans les Balkans

La migration qui a amené en Australie la plus grande partie des Pontiques australiens à partir de la Macédoine se situe entre 1952 et 1970. Ce furent environ 55 000 migrants d’origine pontique qui s’installèrent en très large majorité dans les grandes villes, capitales des États de la Fédération australienne : 35 000 à Melbourne, 8 500 à Sidney, 6 000 à Adélaïde, 5 500 dans les autres capitales. Cet Hellénisme ne peut s’appréhender qu’à travers l’histoire des associations (somatia) et de leurs activités 12. Le pôle principal est la seconde ville d’Australie, la plus industrielle, Melbourne, avec 35 000 Pontiques sur 200 000 Grecs. Quatre à cinq associations s’y sont créées à partir de la fin des années 1970 : Enosi Pontion Panagia Sumela, Pontiaki Estia, Enosi Pontion Panagia Sumela Whittlesea, Panpontiaki Kinotita Melvournis kai Victorias, Pontiaki Kinotita Melvournis kai Victorias, Syllogos Pontion Melvournis O Evxinos Pontos 13. Entre ces associations et à l’intérieur de certaines d’entre elles, des divergences voire des divisions n’ont cessé de s’exprimer alternant avec des périodes de concorde et même d’unité. Un très efficace comité de coordination entre les cinq associations de Melbourne pour l’organisation des cérémonies de commémoration du génocide (le 19 mai) a été fondé en 1998. Ces cérémonies ont eu un succès de plus en plus grand auprès de la communauté grecque et pontique, et ont obtenu une audience dans la société civile australienne en 2006. En 2007, les Arméniens et Assyro-Chaldéens se sont joints à cette commémoration qui est devenue commune aux Chrétiens d’Orient 14. Les associations pontiques d’Australie ont également poursuivi des objectifs humanitaires dont le plus important, qui a concerné les Grecs réfugiés ou migrants, a eu une visée clairement nationale. Ce projet consistait à aider la population des Grecs de l’ex-URSS arrivés en Grèce à partir de 1989 à la suite de l’effondrement du régime soviétique 15. C’est un

12. Tamis, 1994, p. 107-198. 13. À partir du premier congrès mondial panpontique de 1985, les diverses associations pontiques australiennes furent incitées à se regrouper en une Fédération (OPSA) qui fut créée en 1989. Malgré les divisions internes, cette fédération se réunit assez régulièrement et réussit à organiser une rencontre festive annuelle (Synapantema) des associations australiennes, en particulier de leurs troupes de danses, de leurs musiciens (lyrarides) et de leurs troupes théâtrales. Ces rencontres entre la totalité ou la majorité des associations pontiques australiennes sont très importantes pour l’établissement ou le renforcement des contacts entre jeunes. 14. Tamis, 1994, p. 131-148. 15. En 1990, un comité gréco-australien auquel participaient des représentants des trois associations de Melbourne a été constitué en vue d’aider les « rapatriés » (palinostountes) de l’ex-URSS à s’installer et à s’intégrer en Grèce. Ce comité a organisé diverses L’HELLÉNISME PONTIQUE ET SA DIASPORA : LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE 283 Michel BRUNEAU autre exemple de la façon dont fonctionnent les réseaux de solidarité dans l’espace transnational grec pontique entre l’Australie, la Grèce, la Russie et la Géorgie. Une copie de l’icône de Panagia Sumela fut envoyée en Australie dans les environs de Melbourne en 1967. Depuis 1982, une cérémonie religieuse et une procession ont lieu chaque année le 15 août avec la participation de milliers de Pontiques australiens 16. Un entrepreneur pontique originaire d’Armenochori (Florina), Onoufrios Gorozidis, qui émigra en Australie en 1954 et s’enrichit grâce à une chaîne de magasins de peinture, a acheté en 1996 une colline à 80 km au nord de Melbourne (comté de Yea) qu’il donna à la « Fondation pontique Panagia Sumela d’Australie et Nouvelle-Zélande » créée la même année 17. Cette colline fut renommée Mont Mela 18. Les Grecs pontiques en Australie, mais aussi en Amérique du Nord ou en Allemagne, continuent de se référer à leur territoire et à leurs lieux d’origine à travers leurs associations et leurs églises. Les échanges culturels et religieux se font par le réseau national et transnational de ces institutions. Ils fonctionnent ainsi dans cet espace transnational reliant les communautés de la diaspora et celles de Grèce où ont parfois lieu des « retours » à partir du Caucase et de la Russie.

Le « retour » des Grecs pontiques du Caucase en Grèce L’effondrement de l’URSS en 1990-1991 a entraîné l’arrivée en Grèce jusqu’en 2000 d’environ 200 000 réfugiés-rapatriés (palinostountes) 19. Depuis leurs villages du Caucase, les Pontiques ont souvent rejoint les villages d’installation en Macédoine des réfugiés de 1923 originaires des mêmes territoires dans le Pont : Sanda dans l’exemple étudié ici. Ainsi à Nea Sanda (Kilkís, Macédoine), ceux manifestations culturelles en Australie s’adressant non seulement aux Pontiques, mais à l’ensemble des Grecs australiens de 1990 à 1992 (Kasapidis, 2007, p. 299-315). 16. Ce fut d’abord dans l’église Saint Nicholas de Yarraville puis dans la « Maison pontique » de Keilor. En 1978, la Fraternité pontique du Sud de l’Australie acheta une ferme à Birdwood (à 45 km d’Adélaïde) avec l’intention d’y construire un monastère dédié à la Panagia Sumela, mais ce projet resta sans suite et la ferme revendue 10 ans plus tard (Tamis, 1994, p. 192-197). 17. http://www.diaspora-net.org/psanz.html 18. La construction d’une colonie de vacances pour une centaine d’enfants et d’un sanctuaire ou monastère dédié à la Panagia Sumela est projetée sur ce terrain, qui est en cours de reboisement en oliviers et conifères. Un grand four pour barbecue a été aménagé, ce qui permet depuis 2003 un grand rassemblement annuel, festival de musique et danses pontiques et de nourriture grecque traditionnelle en novembre le jour de la Melbourne Cup. 19. Vergeti, 2003, p. 81. CAHIERS BALKANIQUES 284 La presse allophone dans les Balkans

venus de Géorgie (Tsalka et Tetri-Tskaro) ont construit à l’identique l’église du prophète Élie (Profiti Ilias) de Mikri Irangka (Sekitli). Le terrain a été offert par la commune, à proximité du bourg, près d’un bois de pins et sapins, au sommet d’une hauteur, avec une vue panoramique sur les collines rocheuses situées au nord de Nea Sanda. Les murs extérieurs de l’église sont revêtus de pierres de basalte vert foncé, provenant du village d’origine dans le Caucase comme l’icône du prophète Élie abritée dans le sanctuaire. Le toit et la croix perchée sur le clocher hexagonal sont en bronze 20.

FIGURE 3. ÉGLISE DE NEA SANDA Photo M. Bruneau

Ces migrations et ré-émigrations, ces déracinements et ré-enracinements successifs ont abouti à la création d’un espace-réseau diasporique, transnational,

20. Cette église construite en un an (1995) est l’œuvre d’un homme, Léonidas Papounidis, chirurgien dans l’ex-URSS devenu entrepreneur en Grèce, avec l’aide de quatre autres bienfaiteurs tous originaires de cette région de Tetri-Tskaro. C’est aussi l’œuvre d’une association créée à Thessalonique en 1995 «Enosi Pontion Pentakomi Sekitli », qui en 2005 regroupait 750 familles arrivées en Grèce pour la plupart entre 1991 et 1993 des cinq villages de Tetri-Tskaro. La fête du saint patron (panigiri) a lieu chaque année le 2 août, réunissant entre 2 et 3 000 personnes venant de toute la Grèce, mais principalement de l’agglomération de Thessalonique. Cette communauté de réfugiés récents, dont une élite s’enrichit rapidement, a le projet de construire à côté de ce sanctuaire, le premier fondé en Grèce par des réfugiés récents de l’ex-URSS, un village reproduisant l’architecture de leurs villages caucasiens. L’HELLÉNISME PONTIQUE ET SA DIASPORA : LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE 285 Michel BRUNEAU

à l’échelle mondiale, qui a une cohésion certaine. Celle-ci est à mettre en rapport avec une « iconographie », au sens gottmanien du terme 21, qui facilite et même permet le maintien de liens au sein de cette diaspora.

De l’icône de la Vierge de Sumela à l’« iconographie » grecque pontique

L’icône de la Vierge de Sumela, provenant d’un monastère du Pont au sud de Trébizonde, par son histoire légendaire autant exceptionnelle que symbolique, est devenue le point focal de l’iconographie pontique et le symbole de leur unité. C’est autour d’elle que les Grecs pontiques en diaspora ont constitué leur « iconographie ». Héritiers directs des Byzantins, pour eux État, nation et orthodoxie sont étroitement liés. Panagia Sumela symbolise tout cela à la fois. Cette iconographie ne peut exister et s’exprimer pleinement qu’enracinée dans un haut lieu, le sanctuaire et le monastère de la Vierge de Sumela qui permet le grand rassemblement annuel qu’est le pèlerinage du 15 août. Sa fonction principale est d’assurer la reproduction de l’identité grecque pontique en exil et sa transmission d’une génération à l’autre. D’où la nécessité de le rendre possible partout où se trouve une partie importante de la diaspora, en Macédoine (Kastania), en Amérique (West Milford, New York), en Australie (Yea, Melbourne) 22. L’icône de la Vierge de Sumela, installée dans son sanctuaire du Vermion dès 1952, a été le point de départ de la renaissance, ou même de la naissance de l’identité grecque pontique en diaspora. Le développement de la vie associative qu’on observe à partir des années 1970 a contribué à enrichir l’iconographie d’autres éléments, non religieux, soit culturels, soit politiques ou nationaux.

21. Le concept d’iconographie est emprunté à J. Gottmann (Bruneau, 2000) : « L’iconographie est la somme des croyances, des symboles, des images, des idées, etc. dont une communauté a hérité et auxquels ses membres sont attachés. Ce lien entre les personnes et les “icônes” constitue le ciment du groupe et conduit à la définition d’un territoire dont les membres des autres communautés, attachés à d’autres iconographies, sont exclus » (Gottmann, 1955, ii, p. 200). Cet « ensemble des symboles, abstraits et concrets, qui résument les croyances et les intérêts communs à une collectivité, constitue le ciment donnant sa cohésion et sa personnalité politique à cette collectivité ». 22. Bruneau, 2008. CAHIERS BALKANIQUES 286 La presse allophone dans les Balkans

FIGURE 4. LE MONASTÈRE DE SUMELA Wikimedia commons, photo Herbert Frank

Le personnage du résistant, armé jusqu’aux dents de poignards et de pistolets, dont les photos sont affichées et qui fait l’objet de représentations stylisées, est le motif iconographique le plus politique. Il s’élargit dans la référence au génocide (1919-1922) dont la reconnaissance internationale est revendiquée depuis le congrès panpontique de 1988. La journée du 19 mai 1919, date du débarquement de Kemal Atatürk à Samsun, a été choisie pour marquer le début du génocide. Elle a été, depuis 1994, officialisée par le Parlement d’Athènes pour des célébrations rappelant massacres, déportations, extermination de 350 000 Grecs pontiques par les Turcs. Les photographies des massacres et déportations sont de plus en plus présentes dans les associations et même sur les murs des tavernes pontiques. Elles font maintenant partie de l’iconographie. Celle-ci s’est également enrichie de deux autres éléments. L’aigle à une tête, emblème de l’Empire de Trébizonde et de la dynastie des Comnènes qui figurait sur les pièces de monnaie, est très largement placé en exergue dans la presse et les périodiques pontiques. Le slogan sur la Romania, extrait d’une chanson populaire, L’HELLÉNISME PONTIQUE ET SA DIASPORA : LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE 287 Michel BRUNEAU se rencontre par ailleurs en tête de bien des publications : « Même si la Romania est passée, elle refleurira et portera de nouveaux fruits 23 ». Ainsi les Grecs pontiques descendants des Byzantins ont progressivement constitué une « iconographie » de peuple en diaspora. Cela est passé par la reconstitution de hauts lieux et de lieux de mémoire. Le processus ne s’est véritablement enclenché qu’à partir de la réinstallation de l’icône de la Vierge de Sumela en Macédoine. C’est à partir et autour de cet élément religieux très profond qu’une iconographie faite d’images et de symboles s’est diversifiée et enrichie. Le rassemblement du 15 août au sanctuaire de Panagia Sumela reste la manifestation annuelle la plus forte des Grecs pontiques dans le monde, manifestation identitaire et politique autant que religieuse.

FIGURE 6. ICÔNE DE LA VIERGE DE SUMELA Il s’agit d’une copie à l’identique de l’icône originale. Celle-ci, déjà vieille de plus de 15 siècles, et gardée dans un bâtiment incendié, a été enterrée par les moines lors de leur départ en 1923 et l’est restée jusqu’en 1931 lorsqu’Atatürk les autorisa à venir la rechercher. Elle a beaucoup souffert et est très fragile.

23. Le terme de Romania qui désigne également l’Empire byzantin et celui de Trébizonde a été repris par les Grecs pontiques. Ils se le sont approprié (Fann, 1991). Des images ou photographies des principales églises de Trébizonde (Agios Eugenios, Agia Sophia) ou du lycée (le Frontistirio) dans lequel fut formée la plus grande partie de l’élite grecque pontique apparaissent souvent sur les murs des salles de réunion des associations ou dans les publications pontiques. CAHIERS BALKANIQUES 288 La presse allophone dans les Balkans

Les congrès pontiques et le « génocide » revendiqué

Les Grecs pontiques ont une tradition très ancienne d’organisation de congrès rassemblant la majorité des représentants de leur vie associative en Grèce, en Russie ou dans le monde (diaspora) 24. Leurs premiers congrès internationaux furent organisés à la fin de la Première Guerre mondiale lorsque se posa le problème de la disparition de l’Empire ottoman et de la création d’une république indépendante du Pont ou d’un rattachement à la Grèce 25. Ces congrès eurent lieu surtout dans le Caucase ou au sud de la Russie où existaient de nombreuses communautés grecques pontiques (Tbilissi 1917, Taganrog 1917, Krasnodar 1917 et 1918, Bakou 1918, Batoum 1919). À Marseille (1918), Constantin Constantinidis réunit le premier congrès panpontique avec des délégués de plusieurs pays européens, d’Égypte, des États-Unis et de Grèce, mais sans représentants de Russie ou de Turquie qui en furent empêchés ; on y revendiqua pour la première fois l’indépendance d’une « république du Pont » avec l’envoi d’un télégramme à Trotski. Cependant le véritable premier grand congrès mondial panpontique n’est survenu qu’en 1985 à Thessalonique. De 1985 à 2002, ont eu lieu ensuite, toujours à Thessalonique, cinq congrès mondiaux, auxquels ont participé des représentants de la très grande majorité des associations grecques pontiques de Grèce et du monde ainsi que des universitaires, des chercheurs et des journalistes. Les associations des pays de l’ex-URSS n’ont pu y participer qu’à partir du second (1988). Les trois premiers de ces congrès (1985, 1993, 1997) ont été inaugurés par le Premier ministre grec en personne (Papandreou puis Mitsotakis). À partir du second congrès, les associations se sont regroupées en fédérations dont le nombre et le périmètre a évolué en fonction des circonstances et des rivalités de personnalités. Ces congrès ont eu un double objectif scientifique (histoire, laographie, culture) et politique. On y discuta les modes d’organisation de l’Hellénisme pontique au niveau mondial et on y énonça les principales revendications adressées au gouvernement grec et à la communauté internationale.

24. Cette tradition a ses racines dans l’Antiquité, dans le Koinon ton Pontion qui à partir du iie siècle apr. J.-C. a rassemblé une dizaine de cités des côtes de la mer Noire du Pont et de Paphlagonie dans la cité de Amastris (Amastra dans la Turquie actuelle). Cette institution antique a été remise à l’honneur récemment par la fondation de Panagia Sumela qui à partir de 1964 a institué ce Koinon, comme une assemblée générale des Pontiques se réunissant tous les trois ans à l’occasion du pèlerinage annuel sur le site du nouveau monastère pour élire les membres du conseil d’administration de la fondation. Il traite essentiellement de questions religieuses, mais parfois aussi de sujets ayant trait aux intérêts nationaux des Pontiques et de l’Hellénisme. 25. Kaïsidis, 2007. L’HELLÉNISME PONTIQUE ET SA DIASPORA : LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE 289 Michel BRUNEAU

D’un congrès à l’autre, on retrouve les mêmes thèmes qui n’ont pas toujours progressé 26. Le premier et principal à partir de 1988 est le thème de la reconnaissance du génocide des Grecs pontiques (1916-1923) par l’État grec, l’État turc et les Nations unies. Les autres thèmes qui reviennent constamment sont : la présence de données sur l’histoire de l’hellénisme pontique dans les programmes et manuels des écoles primaires et secondaires en Grèce, l’organisation de séminaires et de chaires consacrés à l’Hellénisme d’Asie Mineure dans les universités de Grèce et d’ailleurs, l’aide aux réfugiés provenant des pays de l’ex-URSS en Grèce et aux communautés grecques présentes dans ces pays, la prise en compte des questions d’intérêt national pour les Grecs concernant Chypre ou la Macédoine ex-yougoslave, l’établissement de liens avec les hellénophones musulmans de Turquie, en particulier ceux de la région pontique (le droit à conserver leur langue, l’octroi de permis de séjour et de travail à ceux d’entre eux qui ont immigré en Grèce), la préservation et la reconnaissance des monuments grecs de l’Antiquité à l’époque contemporaine en Turquie. Ces différentes manifestations, nombreuses et riches par-delà les divisions et conflits au sein des associations, ont beaucoup contribué à faire connaître tous ces thèmes au public grec d’origine pontique ou non. Elles ont presque toutes donné lieu à publication. Elles sont un des principaux facteurs de la vigueur de l’affirmation identitaire des Pontiques en Grèce et dans le monde.

Les représentations cartographiques du territoire du Pont revendiqué, leur place dans l’iconographie pontique Les associations de Grecs pontiques en Grèce et dans le monde ont toutes fait une place importante dans leur iconographie, qui sert de base à la transmission de l’identité, aux représentations cartographiques du territoire du Pont, composante de l’actuelle Turquie. À l’origine de ces cartes se trouve la revendication de la création « d’une République indépendante comprenant une partie de l’ancien royaume de Trébizonde des Comnènes, depuis la Caucasie jusqu’à l’ouest de Sinope, avec son hinterland » telle que définie par Socrate Œconomos et Constantin Constantinides dans le Mémoire présenté à la Conférence de la Paix par les Délégués du Pont-Euxin en février 1919. Dès novembre 1917 avait circulé sous la forme d’une carte postale une « carte de la République du Pont » au 1:350 000e, distribuée au premier congrès mondial des Pontiques qui s’était tenu à Marseille du 22 janvier au 4 février 1918 à l’initiative et sous la présidence de C. G. Constantinidis. Au bas de la carte figurait le slogan « Citoyens du Pont-Euxin, levez-vous ! Rappelez aux nations libérales vos droits suprêmes

26. Kaïsidis, 2007. CAHIERS BALKANIQUES 290 La presse allophone dans les Balkans

à la Vie et à l’Indépendance ». Cette carte du territoire revendiqué pour une république du Pont entre 1918 et 1920 a été reprise et diffusée par un grand nombre d’associations, en commençant par le Comité des Études pontiques (Epitropi Pontiakon Meleton). Elle est devenue emblématique, c’est une icône essentielle de la diaspora des Grecs pontiques en Grèce et dans le monde entier.

La lyre, la musique et les danses pontiques, marqueurs identitaires La lyre (lyra en grec, kemençe en turc) et la musique sont devenues à travers la vie associative un marqueur essentiel de l’identité pontique en Grèce et dans le monde. La musique accompagne les chansons populaires (dimotika tragoudia) ou épiques (akritika) 27 et très souvent les danses, le joueur de lyre (lyraris) se tenant debout au milieu du cercle des danseurs 28. Elle est l’instrument principal, mais elle peut être accompagnée d’un gros tambour (davul) et d’un hautbois (zurna) ou d’une clarinette (klarino) pour les danses traditionnelles 29. Les danses ne sont pas toujours accompagnées de chants. Elles sont vivantes, très rythmées et se distinguent par leur style plus que par leurs pas 30. La danse n’est pas seulement un moyen d’expression, mais une façon de vivre. Elle permet spontanément au peuple pontique de vivre collectivement ses moments de joie comme de malheur. Création populaire renouvelée tout au long de son histoire, elle est le plus puissant trait culturel de ce peuple 31. Après l’échange des populations (1923), elle est devenue un moyen essentiel d’assurer la survie, la conservation et la transmission de l’identité pontique. Les danses collectives sont cultivées et enseignées par la plupart des associations comme un marqueur identitaire très fort et assez facile à transmettre aux jeunes. Des concours de danse et de musique ont lieu chaque année à plusieurs reprises, au cours de rassemblements spécifiques en Grèce et à l’extérieur, en particulier en Allemagne ou à l’occasion du pèlerinage à Panagia Sumela à Kastania (Macédoine) ; ils permettent de réunir des foules de tous âges et de les faire communier dans la célébration de leur identité pontique.

27. Tamis, 1982. 28. Chairopoulou, 1994. 29. Le joueur de lyre, qui très fréquemment est aussi chanteur, joue un rôle essentiel dans l’animation d’une fête que ce soit un mariage ou toute autre occasion festive. Il accompagne également le mort jusqu’à sa dernière demeure au cimetière. 30. Zournatzidis, 2008. 31. Athanasiadis, 1986. L’HELLÉNISME PONTIQUE ET SA DIASPORA : LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE 291 Michel BRUNEAU

Le dialecte pontique et le théâtre, objets identitaires

La spécificité de la langue est avec celle du territoire un élément fondamental pour définir le peuple grec pontique. Comme d’autres dialectes grecs, le « pontique » découvert à la fin du xixe siècle est resté jusqu’aux années 1930 une langue de tradition orale. Il a vécu en contact de longue durée avec les autres langues du milieu pluriethnique auquel ont appartenu les Pontiques : arménien, kurde, langues kartvèles (laze, géorgien), turc. Issu comme tous les autres dialectes de la koinè hellénistique, il a comme le cappadocien évolué indépendamment de ceux-ci, car il en a été séparé géographiquement depuis le xie siècle par les invasions seldjoukides 32. La ponticophonie est encore présente à l’époque contemporaine dans des groupes de religion grecque orthodoxe, protestante (depuis le xixe siècle), ou musulmane (régions de Tonya et de Of-Sürmene). En diaspora, le dialecte pontique s’est conservé comme langue parlée grâce aux habitats ruraux ou semi-ruraux de Thrace et de Macédoine et aux îlots ponticophones de Russie et de Géorgie. En Grèce, après l’échange de 1923, les Pontiques ont considéré dans un premier temps que leur langue était promise à une disparition inéluctable. Malgré tout, le dialecte pontique résiste à sa disparition prévue, bien qu’il ne soit pas enseigné dans les collèges ou les lycées, mais seulement dans certaines associations. L’arrivée des réfugiés pontiques de l’ex-URSS depuis les années 1990 et l’immigration de travailleurs ponticophones musulmans de Turquie en Grèce et dans la diaspora lui ont redonné vie comme langue de communication 33. C’est dans les représentations théâtrales données régulièrement en Grèce par des troupes d’acteurs amateurs que le dialecte pontique continue à faire communier dans leur culture un large public de descendants des réfugiés, même ceux qui n’ont qu’une connaissance passive de ce dialecte. Il fait revivre la société des bords de la mer Noire de la fin du xixe et du début du xxe siècle en costumes de l’époque. Il s’agit d’un véritable rituel, les représentations se donnant le plus souvent lors de fêtes religieuses 34. Le théâtre, en Australie comme en Grèce, est l’une des meilleures façons de transmettre la langue aux jeunes générations 35. Comme les

32. Drettas, 1998. 33. Des poèmes, des contes, des proverbes sont régulièrement publiés dans des revues telles que Pontiaki Estia ou Archeion Pontou. 34. Fann, 1991. 35. Ce théâtre qui s’est développé en Grèce surtout après 1949 se réfère aussi à la vie des réfugiés déracinés (xeniteas), en situation liminale ou marginale dans la société grecque. Créé et joué pour un public pontique, il transmet une culture traditionnelle tournée vers le passé, vers la patrie perdue reconstituée le temps de la représentation. Il est fondé sur le CAHIERS BALKANIQUES 292 La presse allophone dans les Balkans

autres éléments de l’iconographie, il sert à établir et définir des frontières autour de la « ponticité » afin de perpétuer l’identité ethnique des Pontiques au sein de la société grecque qui exerce sur eux une très forte pression assimilatrice 36. Ayant perdu leur territoire d’origine, leur « patrie », les Grecs pontiques en ont fait une construction symbolique, idéelle, basée sur la distinction des nôtres (t’emeter) à l’intérieur de la communauté et des autres, les étrangers (xen) à l’extérieur. Le théâtre est le lieu par excellence où, l’instant d’une représentation, la « patrie » se reconstitue par une communion entre la scène et la salle 37.

Les monuments porteurs de l’iconographie pontique et d’un récit de l’histoire-mémoire Depuis la reconnaissance officielle en 1994 par le Parlement grec du génocide des Grecs pontiques et de la journée du 19 mai pour sa commémoration, ceux-ci ont construit dans les espaces publics de chaque ville, et même souvent dans les villages habités par des descendants des réfugiés, des monuments dédiés à l’Hellénisme pontique et/ou au « génocide ». On trouve, de façon récurrente, dans tous ces monuments commémoratifs des éléments de l’iconographie pontique, en dehors même du Héros ou Résistant pontique (Antartis), omniprésent. On a le plus souvent une combinaison de plusieurs éléments de cette iconographie 38. Ces monuments sont dus avant tout à l’action de leurs associations et des collectivités territoriales, mais aussi à l’appui décisif sur le plan financier de l’État grec (d’avant la crise) qui a reconnu, soixante-dix ans après le déracinement, le droit au souvenir et le devoir de mémoire. Ils sont, par leur présence et par les cérémonies commémoratives qu’ils permettent une ou deux fois par an, la manifestation visible aux yeux de la population de ce droit au souvenir et aussi à la différence. Ces monuments ont donc une double fonction de transmission de la mémoire et de l’identité des Grecs réfugiés au sein de la « mère-patrie » grecque.

mythe de la mort et de la résurrection du Pont et de sa société, le distique de la Romania extrait d’une chanson populaire et mis en exergue par de nombreuses associations et media pontiques. 36. Fann Bouteneff, 2002. 37. Le théâtre utilise le dialecte pontique, met en scène la culture traditionnelle sous toutes ses formes (musique, danses, costumes, chansons populaires) évoque l’histoire, l’exil (xeniteia). La maison familiale, le village d’origine, et reconstitué après l’exil en Grèce, les associations sont le contenant de cette culture identitaire qu’il faut à tout prix préserver. Ils permettent de dresser les frontières de la « ponticité » en Grèce et dans le monde tandis que la grécité du Pont, le territoire d’origine, est perdue, en grande partie effacée à la suite de l’Échange des populations (1923). 38. Bruneau, Papoulidis, 2004. L’HELLÉNISME PONTIQUE ET SA DIASPORA : LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE 293 Michel BRUNEAU

Des éléments iconographiques pontiques précédemment décrits sont donnés en plus ou moins grand nombre dans ces monuments sans qu’ils soient obligatoirement mis en ordre chronologique ou même logique. Cependant les bas-reliefs se présentent comme un récit de l’histoire des Grecs pontiques, à partir de l’expédition mythique des Argonautes à la recherche de la Toison d’Or. Le seul monument qui comprend la totalité de ce récit, ou plutôt de ce méta-récit avec tous les symboles iconographiques sur une vaste fresque sculptée en bas-relief est celui de Kastoria. C’est aussi le plus politique, puisqu’il comporte également un buste de Kapetanidis, journaliste nationaliste, au-dessus d’une carte du « territoire du Pont revendiqué (1918-1922) ». Ce monument récent (2001) représente un cas extrême dans le corpus existant 39.

FIGURE 5. LE MONUMENT DE KASTORIA Photo M. Bruneau

Les monuments commémoratifs sont, à côté des périodiques associatifs, de la littérature historique et des récits de témoins, l’un des porteurs essentiels de ce

39. Le monument aussi récent de Agia Varvara (2002), banlieue d’Athènes, représente une façon beaucoup plus distanciée, et non nationaliste, de traiter la mémoire pontique, à partir uniquement de symboles surtout religieux (croix byzantine, porte de Panagia Sumela, candélabre) et culturels (lyre), le fusil et le sabre étant les seuls signes de la résistance et du conflit armé. La porte est ouverte sur l’avenir, sans allusion à un « retour » éventuel. Deux autres monuments (Florina, Aspropyrgo) présentent même la lutte armée des résistants pontiques comme un fait du passé désormais révolu, le thème central étant l’avenir. CAHIERS BALKANIQUES 294 La presse allophone dans les Balkans

que P. Ricœur (1985) appelle « l’identité narrative », liée à une mise en récit de la communauté. Les Pontiques ont en effet le corpus iconographique et identitaire le plus riche qui se différencie nettement de celui des autres réfugiés. Il se nourrit de leur mémoire et l’alimente en même temps ; il permet la construction d’un méta- récit. Bien qu’ils ne soient pas statistiquement les plus nombreux, ils dominent la scène mémorielle des réfugiés d’Asie Mineure et de Thrace orientale. Le droit à la mémoire (Dikaioma stin Mnimi) s’affirme par les musées, les expositions et les voyages-pèlerinages dans les patries « inoubliables ». Les Pontiques ont construit leur propre centre : le « Conservatoire des objets et souvenirs de l’Hellénisme du Pont » (Stegi Keimilion tou Ellinismou tou Pontou), inauguré en 1988 dans un quartier de Nea Smyrni, rue des Martyrs inconnus. Leur association Epitropi Pontiakon Meleton, fondée dès 1927, avait pour objectif : « le recueil, l’étude et la publication de matériaux sur la langue, les coutumes (laographie) et l’histoire du Pont ». Dans ce but, l’association a créé une revue d’un niveau scientifique international, Archeion Pontou, qui n’a pas cessé de paraître de 1928 à nos jours (48 tomes publiés et 18 livres séparés). Le bâtiment de trois étages abrite non seulement une bibliothèque, des salles de réunion et de séminaires, mais aussi depuis 1999 un « Musée de l’Hellénisme Pontique », un musée ethnographique, retraçant la vie et montrant les principaux produits de l’art et de l’artisanat de cette société qui a cessé d’exister dans son territoire d’origine en 1923 40. Les Pontiques en la personne de Konstantínos Fotiadis, connu comme l’historien du génocide, ont organisé une exposition itinérante « Le Pont : Droit à la Mémoire » de documents, de livres, d’images et de photographies sur l’Hellénisme du Pont et le génocide des Grecs pontiques 41. Inaugurée en mars 2005 à Thessalonique, elle a été ensuite présentée à Véroia, Dráma, Kavala, Volos, Ptolemaïda, Acharnon, dans la Technopole du Dème d’Athènes et dans la station de métro de la place Syntagma (2016). Elle a également circulé dans plusieurs villes de Russie et d’Ukraine. En 2010, elle a aussi été organisée dans des villes d’Australie. Deux publications destinées à un grand public en présentent les différents thèmes et documents, abondamment illustrées en couleurs 42. En mai 2018, une exposition plus importante accompagnée de nombreuses

40. Epitropi Pontiakon Meleton, 1999. 41. Fotiadis, 2005. 42. Fotiadis, 2005, 2010. L’HELLÉNISME PONTIQUE ET SA DIASPORA : LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE 295 Michel BRUNEAU conférences et concerts ou spectacles a été présentée au centre de Thessalonique en mettant l’accent là aussi sur le droit et le devoir de mémoire 43. À partir des années 1980, les réfugiés d’Asie Mineure, en particulier Pontiques, et leurs descendants, ont effectué des voyages-pèlerinages en car dans leurs territoires d’origine (Turquie) à partir de Thessalonique ou d’Athènes 44. Ils cherchent à retrouver la trace de leur maison ou de celle de leurs ancêtres, à connaître de visu le village ou la petite ville de leurs origines. Ils effectuent également une visite-pèlerinage aux monastères, en particulier à celui de Panagia Sumela. Ils prennent conscience de l’évolution de ce territoire et de sa population à très forte identité musulmane et turque, même hellénophone. La culture de la vie quotidienne a de nombreux points communs avec celle dont ils ont hérité (cuisine en particulier), de même la musique et les danses. Ils constatent que la plupart de leurs anciennes églises sont devenues des mosquées, plus rarement des musées et que leurs anciennes écoles d’architecture néoclassique sont toujours des écoles, turques évidemment 45.

Conclusion : des frontières à la diaspora

Avant de devenir une diaspora mondiale, les Grecs pontiques ont été un peuple des frontières vivant aux marges et sur les marches de grands empires multiethniques (l’Empire romain, byzantin, les Empires ottoman et russe) puis de l’État-nation grec au contact des Balkans. Peuple des frontières dans le double sens du terme (limites entre États et fronts pionniers), ils ont construit par étapes un espace transnational réticulaire, une diaspora reliant diverses communautés de réfugiés et de migrants. Leur iconographie très riche leur permet de construire un territoire imaginaire se référant à leur territoire d’origine grâce à l’aménagement de lieux de mémoire (églises, monastères, monuments), qui sont autant de points d’appui

43. Les associations pontiques du monde entier ont également leurs sites internet qui vulgarisent en textes et en images les thèmes majeurs de leur culture et de leurs revendications concernant la reconnaissance du génocide. Quelques-unes ont également un périodique historico-culturel et informatif sur leurs activités et manifestations. Le mensuel Evxinos Pontos (219 numéros publiés à Thessalonique, avril 2018) de Ioannis Petalidis rend régulièrement compte de la vie associative et culturelle des Pontiques dans le monde, et publie des articles de fond sur leur histoire et leur culture. Fotiadis, 2018, p. 12-14. 44. Drettas, 2004. 45. Ils prennent beaucoup de photos, des films au caméscope, seul moyen pour eux de se réapproprier symboliquement ces paysages urbains ou naturels perdus. Les églises mosquées, musées, ou celles plus souvent en ruines, sont avec les écoles les principaux points de repère concrétisant le lien avec un passé irrévocablement révolu. CAHIERS BALKANIQUES 296 La presse allophone dans les Balkans

pour reproduire et conserver au sein de leur territoire d’accueil leur identité distincte, mais étroitement liée à l’Hellénisme et à l’État-nation grec. Leur situation « acritique », de gardiens aux extrémités de territoires impériaux ou nationaux, n’a pas cessé de se reproduire, spontanément ou sous la contrainte, tout au long de leur histoire : frontière orientale byzantine, Caucase russe, Asie centrale, frontière nord de la Grèce. Le milieu montagneux de leurs origines les a très tôt amenés à la mobilité, aux migrations à la recherche de revenus complémentaires. Cette circulation migratoire entre Pont, Caucase, Russie, côtes de la mer Noire, les a prédisposés à la constitution d’une diaspora transnationale. Leur attachement à leur territoire d’origine, et même à leur terroir, passe par la religion chrétienne orthodoxe héritée de leur passé byzantin (églises, monastères, icônes) qui les différenciait de la majorité musulmane ottomane. Cette confrontation dans la longue durée avec une autre religion dominante, l’islam, et avec une autre langue elle aussi dominante, le turc, qu’ils ont parfois adoptée, a sans doute renforcé la vigueur de leur affirmation identitaire. Ces lieux et territoires de la mémoire, matériels ou immatériels, sont un substitut du territoire et des lieux d’origine perdus mais proclamés « inoubliables ». Ils sont les marqueurs d’une identité toujours vivante chez ceux qui n’ont pas connu leur patrie d’origine. Ils font de l’Hellénisme pontique une partie de l’Hellénisme qui a tenu à maintenir sa spécificité.

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Résumé : les Grecs pontiques ont au sein de l’Hellénisme une identité très forte liée à la singularité de leur territoire d’origine qu’ils ont dû quitter lors de l’échange des populations édicté par le traité de Lausanne (1923). Réfugiés, vivant depuis lors en diaspora en Grèce et dans le monde (Russie, Amérique, Allemagne, Australie), ils ont constitué un espace-réseau transnational dans lequel ils ont aménagé des lieux de mémoire (églises, monastères, monuments commémoratifs) porteurs d’une iconographie très riche. Leurs réseaux associatifs actifs (fédérations, congrès) assurent la transmission de leur identité fondée sur une continuité de leur histoire depuis l’Empire byzantin de Trébizonde et, depuis 1988, sur la revendication de la reconnaissance du « génocide » (1919-1923) dont ils ont été victimes. Le héros pontique, l’icône de Panagia Sumela, la lyre, les danses et leur langue (le dialecte pontique) qui s’exprime à travers les chansons et le théâtre, sont les points forts de cette iconographie support de leur revendication d’un « droit et d’un devoir de mémoire ». Mots-clefs : diaspora, hellénisme, iconographie, mémoire, Pont-Euxin, réfugié, réseau transnational L’HELLÉNISME PONTIQUE ET SA DIASPORA : LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE 301 Michel BRUNEAU

Abstract: The Pontic Greeks have within the Hellenism a very strong identity related to the singularity of their territory of origin which they had to leave during the exchange of the populations enacted by the treaty of Lausanne (1923). Refugees, alive since then as a diaspora in Greece and in the world (Russia, America, Germany, Australia), they constituted a transnational space‑network in which they arranged places of memory (churches, monasteries, memorials) carrying a very rich iconography. Their active associative networks (federations, congresses) ensure the transmission of their identity based on a continuity of their history since the Byzantine empire of Trebizond and, since 1888, on the claim of the recognition of the “genocide” (1919‑1923) of which they were victims. The pontic hero, the icon of Panagia Sumela, the lyre, the dances and their language (the pontic dialect) which is expressed through the songs and the theatre, are the strong points of this iconography support of their claim of “a right and a duty to remember”. Keywords: diaspora, hellenism, iconography, memory, Pont‑Euxin, refugee, transnational network

Περίληψη : Οι Έλληνες του Πόντου έχουν μέσα στον Ελληνισμό μια ισχυρή ταυτότητα που συνδέεται με την μοναδικότητα του αρχικού έδαφός τους που αναγκάστηκαν να εγκαταλείψουν κατά την ανταλλαγή των πληθυσμών που θεσπίστηκε με τη Συνθήκη της Λωζάννης (1923). Οι πρόσφυγες που ζουν από τότε σε διασπορά στην Ελλάδα και στον κόσμο (Ρωσία, Αμερική, Γερμανία, Αυστραλία), διαμόρφωσαν ένα διεθνικό‑δίκτυο‑χώρο στον οποίο έχτισαν τόπους μνήμης (εκκλησίες, μοναστήρια, μνημεία) με μια πολύ πλούσια εικονογραφία. Τα δραστήρια συνειρμική δίκτυά τους (ομοσπονδίες, Συνέδρια) εξασφαλίζουν τη μετάδοση της ταυτότητάς τους με βάση την συνέχεια της ιστορίας τους από την Βυζαντινή Αυτοκρατορία της Τραπεζούντας και, από το 1888, το αίτημα της αναγνώρισης της «γενοκτονίας» (1919‑1923) της οποίας ήταν θύματα. Ο Πόντιος ήρωας, η εικόνα της Παναγίας Σουμελά, η λύρα, οι χοροί και η γλώσσα (η ποντιακή διάλεκτος), η οποία εκφράζεται μέσα από τραγούδια και το θέατρο, είναι τα δυνατά σημεία αυτής της εικονογραφίας που υποστηρίζει την αξίωσή τους για το «Δικαίωμα και την υποχρέωση αναμνήσεως». Λέξεις‑κλειδιά : διεθνικό‑δίκτυο‑χώρο, διασπορά, εικονογραφία, Ελληνισμός, Εύξεινος Πόντος, μνήμη, πρόσφυγας

Anahtar Kelimeler: diaspora, Helenizm, ikonografi, bellek, Pondos, mülteci, ulusötesi ağ

Клучни зборови: дијаспора, хеленизам, иконографија, Понт Ексин, бегалци, транснационална мрежа

Les tragédies d’Andréas Calvos The tragedies of Andreas Calvos Οι Τραγωδίες του Ανδρέα Κάλβου

Athanassios G. Blessios Professeur associé dans le département des études théâtrales, université du Péloponnèse

Les trois tragédies d’Αndréas Calvos (Le Danaidi, Teramene et Ippia 1), écrites en italien entre 1813 et 1821, connues surtout après la Seconde Guerre mondiale, attirent de plus en plus l’intérêt de chercheurs, surtout depuis la publication des Danaidi en grec dans l’édition des Œuvres de Calvos par le Musée Benaki en 2016. Ces tragédies s’intègrent dans le climat spirituel et social européen des premières décennies du xixe siècle, un climat de grands changements et même révolutionnaire, héritier de la tradition de l’époque des Lumières et de la Révolution française. Avant la Révolution grecque de 1821, dans le contexte de sa maturation, des écrivains grecs comme Nikolaos Pikkolos, Georgios Lassanis, Ioannis Zambélios, Théodoros Alkéos ou Konstantinos Kyriakos Aristias ont écrit des tragédies historiques dénonçant la tyrannie, c’est-à-dire souvent, en filigrane, le pouvoir ottoman ; ils se sont inspirés de sources historiques et dramaturgiques comme les drames de Vittorio Alfieri et de Voltaire. Calvos, en dehors d’Alfieri, a été particulièrement influencé par Ugo Foscolo, dont il fut le secrétaire 2.

1. Οn garde les titres en italien. En français les titres sont Théramène, Les Danaïdes et Hippias. 2. Tambaki, 2005, p. 191. CAHIERS BALKANIQUES 304 La presse allophone dans les Balkans

Teramene

Teramene a été sa première tragédie en cinq actes, la première tragédie « contre la tyrannie » écrite par un Grec, en 1813, si on accepte qu’Ippia, selon l’opinion de Nassos Vagénas – contraire à celle de la plupart des chercheurs – n’a pas été écrite en 1812-1813 mais en 1820-1821 3. La tragédie Le Danaidi exploite le thème mythologique des Danaïdes, et il existe aussi une esquisse de tragédie de Calvos, Abantida, qui tire son sujet de l’histoire grecque antique. Teramene exploite l’histoire de la tyrannie de Trente à Athènes en 404 av. J.-C, imposée par Critias. On trouve quatre personnages principaux, Critias, Pison, un autre tyran, Socrate et Théramène. Autour d’eux se meuvent des tyrans, des soldats, des sénateurs et le peuple athénien. La résistance ouverte de Socrate et de Théramène contre les tyrans et la préparation de leur renversement n’aboutit pas à leur défaite, mais à la mort de Théramène qui se transperce le corps avec un poignard et n’utilise pas la ciguë, contrairement aux sources historiques. Calvos garde un avis positif sur cette personnalité, objet de jugements contradictoires depuis l’Antiquité, même si sa « réputation » est ternie à la suite des accusations de Lysias et de Xénophon 4, cette vision positive sert son objectif dramaturgique. Mario Vitti juge Teramene comme une pièce au style affecté dont l’action est presque inexistante 5. Si l’on peut partager son avis concernant le style, il est difficile d’y trouver un manque d’action. La tragédie est bien structurée, l’action est à la fois extérieure et intérieure, dans l’âme des personnages. La tension qui règne dans le climat politique et social apparaît dans les mouvements et attire l’intérêt du lecteur-spectateur. L’évolution de l’intrigue suit le sort du Théramène – d’abord arrêté par Critias quand il lui dit d’abandonner le pouvoir et Athènes, puis libéré par ses amis. La simplicité de l’action n’est certes pas au niveau de deux autres tragédies de Calvos, mais elle est bien présente dans la façon dont les autres personnages, hormis les quatre principaux, y participent. La tragédie se déploie sur l’axe barbarie-civilisation et apparence-réalité. La tyrannie, représentée par Critias et Pison, incarne la barbarie d’un système politique qui emploie tous les moyens, s’appuyant sur la suppression de toutes les valeurs et des institutions de la démocratie. Il viole même les lois et supprime l’Ecclésia. Les tyrans agissent avant tout dans leur propre intérêt, même s’ils

3. Vagénas, 1995, p. 123-133 ; Tambaki, 2005, p. 193-194 ; Arvanitakis, 2012, p. 354, 363. 4. Concernant Lysias, voir Vlami de Spyridon, 2015, p. 67. 5. Vitti, 1960, p. 26. LES TRAGÉDIES D’ANDRÉAS CALVOS Athanassios G. BLESSIOS 305 déclarent le contraire, comme l’a écrit d’Aristote 6, et les lois ne s’appliquent plus qu’aux pauvres, comme le dit Socrate. Ils croient en leur propre justice, en la sagesse de leur régime politique et donnent une fausse impression de vertu alors qu’ils mènent le peuple à un esclavage total 7. En fait, ce qui prévaut dans leur comportement, c’est l’oppression du peuple, la soif de l’or, la corruption, l’avidité, la tromperie, la lâcheté combinée à l’audace, la volonté de vengeance contre leurs ennemis, la folie meurtrière, la duplicité et la ruse, la peur de perdre le pouvoir, la violation des autels, l’usurpation des propriétés, le dénigrement du peuple ou le manque d’intérêt pour lui qu’ils appellent par mépris « populace »… 8, tout cela pour aboutir à un procès injustifié, celui de Théramène. La présence des sénateurs et la fonction du Sénat dans la tragédie ne sont pas conformes à la réalité historique d’Athènes, puisqu’il s’agit d’une institution de Sparte. La référence au sénat fait allusion en effet à la Boulé d’Athènes, mais s'il existe bien une Boulé à compétence judiciaire comprenant 500 personnes, elle a une liberté d’action limitée à cause du contrôle exercé par les tyrans. Le peuple a une présence considérable dans Teramene, contrairement à ce qui se passe dans les autres tragédies de Calvos, il est d’ailleurs est peu visible dans les autres tragédies grecques « de lutte contre la tyrannie » de cette époque où, même s’il apparaît sur la scène, il est rarement important 9 ; le peuple ici, ainsi que les sénateurs, parle pendant le procès, demandant la liberté pour Théramène. Sa présence représente une menace pour les tyrans. Son conflit avec eux aboutit à ce que Critias ordonne aux soldats d’assassiner ceux qui lui résistent. Le peuple, traité par Socrate d’irresponsable et de malheureux 10, est accusé d’être inactif ; il ne peut contrer la force des tyrans et reste silencieux. Le combat oratoire entre Critias d’une part, Socrate et Théramène de l’autre, devient une parodie, puisque le seul argument de Critias contre Théramène est le mal qu’il fait aux tyrans. Calvos a évité le duel rhétorique entre Critias et Théramène, qui pourtant a eu lieu dans la réalité 11, probablement parce qu’il aurait fallu traiter divers moments de la vie de Théramène, donc s’éloigner de son but principal, le combat contre la tyrannie…

6. Aristote, Questions de Politique, ιιι, v. §3-§5, 1279b. 7. Calvos, 1960, p. 148. 8. Ibid., p. 138, 146. 9. Le peuple est parfois actif hors scène dans la dramaturgie grecque du xixe siècle, comme dans la tragédie de Théodore AlkéosPittakos de Mytilène (1849). Son intervention peut être décisive, toujours hors scène, comme dans la tragédie de Dimitrios Vernardakis Mérope (1866). 10. Calvos, 1960, p. 167. 11. Varsami, 2004. CAHIERS BALKANIQUES 306 La presse allophone dans les Balkans

L’influence des Dieux n’est pas primordiale dans cette tragédie. Seuls Socrate et Théramène invoquent un Dieu. Théramène accuse Zeus de manquer de pitié et de justice envers lui et s’éloigne ainsi du traitement de la question par la tragédie antique, se rapprochant de la sensibilité moderne, forgée après la Renaissance. Critias invoque seulement le ciel (ou les étoiles). Socrate se réfère aussi au soleil, qui peut être soit lumineux soit obscur, selon les moments et son état psychique. À la fin de la tragédie, la douleur profonde de Théramène qui s’accuse de barbarie exercée contre sa famille assassinée par les tyrans montre le conflit intérieur du héros, partagé entre son devoir envers la patrie et l’amour pour les siens 12. Pourtant, ces sentiments contradictoires ne constituent pas un dilemme, puisque les exactions contre sa famille sont déjà accomplies. La notion de la tragédie, telle que Platon et Socrate l’ont définie, se vérifie dans ce comportement de Théramène car sa douleur provoque la compassion des spectateurs, déstabilisant leur équilibre par la puissance du sentiment et la similitude des circonstances entre vie et théâtre 13. La mort par le poignard est une mort virile et courageuse 14. Au moment où le poignard se tourne contre lui-même, avec le sang versé, les lois du sang s’appliquent, notamment celle de la vengeance, et même si ce sang est moins grave que celui qui provient d’un crime 15. Le suicide de Théramène peut apparaître comme un assassinat indirect. Ce sang volontairement versé fonctionne comme la métaphore de l’effusion de sang. Il faut aussi souligner l’identification du sang à l’âme, comme une conception générale humaine 16, car dans le sang habite l’âme. L’effusion de sang signifie donc finalement la libération de l’âme du mort. Théramène, avant de mourir, annonce la punition des tyrans. La victoire de l’injustice n’empêche pas l’émergence visionnaire du rétablissement de la justice. Le remords et le repentir de Critias renforcent le ton didactique de l’œuvre et son combat contre la tyrannie.

Ippia

Ippia est une tragédie en prose incomplète. Elle devait avoir cinq actes, mais Calvos ne l’a pas terminée, et l’on n’atteint que la deuxième scène du troisième

12. Tambaki, 2005, p. 199-200. 13. Halliwell, 2010, p. 556-558 ; Aristote, Poétique, xiv 2-4, 1453b. 14. Loraux, 1995, p. 50. 15. Roux, 1998, p. 176-179, 203. 16. Ibid., p. 65-68. LES TRAGÉDIES D’ANDRÉAS CALVOS Athanassios G. BLESSIOS 307 acte 17. Pourtant, l’intrigue est bien annoncée en totalité par l’auteur dans le plan de sa tragédie. Calvos utilise le thème du combat contre la tyrannie assez répandu dans la dramaturgie grecque du xixe siècle. Il précède probablement la tragédie de Georgios Lassanis Harmodios et Aristogiton, représentée à Odessa en 1819. Il utilise le meurtre du tyran Hipparque par la collaboration des deux amis Harmodios et Aristogiton, qui entraîne leur propre mort, immédiatement (Ηarmodios) ou plus tard (Aristogiton par Hippias). Pourtant, Calvos modifie cette histoire, connue dans des versions (surtout par Thucydide, Aristote et Diodore) qui diffèrent sur des points importants. Harmodios tue sa sœur qui avait une relation amoureuse avec Hipparque sans son consentement, et ensuite, avec Aristogiton, il tue Hipparque. Ensuite, Hippias annonce la condamnation à mort des deux amis. La tragédie se passe dans le sous-sol du Palais d’Athènes. Seuls les quatre protagonistes de l’histoire participent à l’action qui se déroule en 24 heures. Le titre de la tragédie est justifié, puisque c’est Hippias qui ourdit un plan d’action contre son frère et les deux amis, pour qu’ils se dressent l’un contre l’autre et perdent la vie, de façon à pouvoir garder le pouvoir pour lui seul. Calvos, influencé par Alfieri, qui lui sert en quelque sorte de modèle, adopte la simplicité des moyens dramatiques à tous les niveaux. La tragédie présente des qualités importantes, mais aussi des difficultés considérables. Calvos reprend et élargit les caractéristiques de la tyrannie présentées dans Teramene. Les deux frères tyrans se montrent d’une brutalité exceptionnelle, ce sont des assassins, sanguinaires, tortionnaires, lâches, qui détestent le peuple qui n’a d’ailleurs que de la haine pour eux. Les deux amis préparent le coup contre Hipparque, ils réussissent à le tuer, mais le plan d’Hippias est plus fort que le leur et ils ne peuvent sauver leur vie. Cette tragédie est celle de la vengeance et du rétablissement de la réputation perdue. Il y a plusieurs vengeances. Harmodios se venge de sa sœur qui a porté un coup à son honneur, celui de sa famille et sa réputation. Il se venge ainsi indirectement d’Hipparque. Ensuite, il veut le tuer, à la demande de ses parents qui veulent la mort du couple illégal et immoral. L’événement majeur du début de la tragédie est donc le meurtre de la sœur d’Ηarmodios qui se passe hors scène. C’est Harmodios qui raconte l’événement à Aristogiton, satisfaisant ainsi la demande classiciste de l’exposition des faits antérieurs à l’intrigue. La sœur d’Harmodios veut la mort d’Hipparque pour venger sa réputation perdue, tandis qu’Hipparque veut venger la mort déshonorante de sa maîtresse. Le point crucial est l’attitude d’Ηarmodios. Le meurtre de sa sœur est-il justifié ? Dans les tragédies de Lassanis et de Kyriakos Aristias (Harmodios et Aristogiton ou Les

17. Vagénas, 1995, p. 133 et Vitti, 1960, p. 14. CAHIERS BALKANIQUES 308 La presse allophone dans les Balkans

Panathénées, 1840), l’intrigue se passe différemment. Chez Lassanis, Méliterpi, la sœur d’Ηarmodios, hors scène, se suicide et devient une véritable héroïne, après l’offense qu’Hipparque lui a faite, tandis que chez Kyriakos Aristias sa sœur, Kléoniki, survit, emprisonnée et enchaînée pour avoir rejeté l’amour du tyran. Harmodios chez Ippia a une personnalité peu équilibrée. La mort de sa sœur apparaît injuste. Il lui a demandé, pour sauver sa vie, de tuer Hipparque. Elle a refusé, montrant ainsi sa pitié pour celui qui a profité d’elle, et ensuite Harmodios, comme il l’affirme lui-même, pris d’une folie mortelle contre elle, l’a tuée. Sa barbarie est exceptionnelle. Des femmes meurtrières, il en existe dans les mythes (Médée, Clytemnestre) ; toutefois, leur acte est volontaire. Dans cette pièce, le chantage d’Harmodios contre sa sœur est un acte de lâcheté. Il lui demande un acte propre aux hommes et non aux femmes, puisque le courage d’un homme, selon l’avis d’Aristote, est différent de celui d’une femme 18. L’injustice contre elle est double. Elle est la victime de deux hommes, et par conséquent se retrouve totalement sans défense. Le juste combat d’Harmodios contre le tyran devient injuste, puisqu’il se transforme lui-même en tyran barbare contre un être qu’il devrait protéger. Selon l’avis du philosophe néoplatonicien Proklos, dans la lignée de Socrate, la justice n’a pas besoin de l’injustice et l’incohérence devient un mal 19. Le crime est atroce et incarne l’acte monstrueux, selon Aristote, qui provoque de la répulsion chez les spectateurs du théâtre 20. Les raisons de relations sexuelles et de vengeance qui se trouvent à la base de l’histoire antique de l’assassinat d’Hipparque par les deux amis se transforment en un problème d’honneur à rétablir pour Harmodios qui a l’esprit dérangé. Cela affaiblit le thème de la lutte contre la tyrannie 21, qui toutefois trouve un contrepoids dans le comportement d’Aristogiton qui replace le sujet dans le cadre de cette lutte 22. La pièce s’appuie sur des oppositions qui portent la tension à son comble : Harmodios s’oppose à Aristogiton, Hippias à Hipparque et Hipparque aux deux amis. Hippias, entre les deux camps, veille à éviter l’opposition avec les deux amis, parce qu’il veut les utiliser pour réaliser son projet. Pourtant, il rencontre une résistance considérable de la part d’Harmodios, qui l’accuse d’être un simulateur,

18. Aristote, Poétique, xv 1-4, 1454a ; Αristote, Questions de Politique, i, v §5- §12, 1260a 21-1260b, et iii, ii §10, 1277b 21. 19. Angélopoulou, 2012, p. 55-56. 20. Aristote, Poétique, xiv 2-4, 1453b. 21. Il ne peut pas réagir comme un vrai révolutionnaire dans son état, parce qu’il se sent poursuivi par le fantôme de sa sœur et que son sang est vindicatif, beaucoup plus fort que celui de Théramène dans la tragédie homonyme. 22. Vitti, 1960, p. 23. LES TRAGÉDIES D’ANDRÉAS CALVOS Athanassios G. BLESSIOS 309 comme cela est relevé superficiellement au cours du troisième acte lors du faux serment que leur prête Ηippias. L’opposition entre les deux amis concerne la façon dont ils doivent agir contre les tyrans : Harmodios veut le faire en plein air, ouvertement, sans fard ou préparatif caché, tandis qu’Aristogiton croit que la mort courageuse n’apporte aucun profit à leur combat. Il lui oppose la sagesse, la logique, la sécurité et par conséquent veut porter le coup fatal pendant la nuit. La nuit correspond à leurs âmes noires 23, tandis que les rayons lumineux 24 du soleil représentent l’action pendant le jour et l’espoir de leur victoire. L’opposition entre les deux nourrit l’intérêt dramatique et évite la monotonie que provoquerait un accord complet, contrairement à ce qui se passe entre Socrate et Théramène dansTeramene . Leur plan se transforme après l’intervention des deux tyrans. Le serment entre les deux amis conspirateurs et la reconnaissance d’Aristogiton comme chef par Harmodios, insinue une hiérarchie nécessaire dans le mouvement du renversement de la Tyrannie, et parle au nom des conspirateurs, ces derniers ne se trouvant pas sur scène ; cela donne à la tragédie le caractère d’une tragédie de Carbonari, d’ailleurs Calvos lui-même était un carbonaro. 25 Le comportement d’Hippias donne une dimension différente à cette tragédie par rapport aux deux autres de Calvos. L’auteur utilise et prolonge l’information donnée par Aristote selon laquelle, parmi des conspirateurs contre le régime, se trouvaient des amis d’Hippias 26. La tragédie exprime la polarité entre la vérité et le mensonge. Ainsi, Hippias se trouve dans un faux dilemme face aux deux Tyrannoctones ; il recule en apparence devant leurs exigences et fait un faux serment, en opposition au serment véritable prononcé par les deux amis. Dans la tragédie, la tyrannie est contestée de l’intérieur et pas seulement par des facteurs extérieurs. Elle n’est pas solide et contient en elle les éléments de sa dissolution. La méchanceté et la ruse d’Ηippias deviennent la condition nécessaire de la pièce. Le visage hideux de la tyrannie se déploie dans les machinations du héros et l’hypocrisie du héros qui conspire seul contre ses adversaires. La différence entre les deux conspirations est évidente. Celle d’Hippias est poussée par son égoïsme extrême, son amour du pouvoir ; celle des deux amis est mue à la fois par l’amour de la patrie et par des raisons personnelles et familiales. Calvos, en étudiant les Caractères de Théophraste, a donné un ton didactique à sa tragédie à travers la

23. Kalvos, 1960, p. 84. 24. Ibid., p. 84. 25. Vagénas, 1995, p. 131-132. 26. Aristote, Constitution des Athéniens, 18.5. CAHIERS BALKANIQUES 310 La presse allophone dans les Balkans

distinction entre la vertu politique et la faute morale 27. Pourtant, cette distinction n’a pas de bases saines chez Harmodios, et montre d’une façon indirecte et latente, que la tyrannie revêt plusieurs visages et que le combat contre elle doit se faire aussi bien à un niveau politique qu’à un niveau personnel et familial. L’esprit de lutte contre la tyrannie de Calvos se situe au xixe siècle et renvoie à ses sentiments envers la Grèce et sa patrie locale, Zakynthos, telle qu’il les montre dans l’Οde pour les îles ioniennes 28.

Le Danaidi

Le Danaidi est la seule tragédie de Calvos publiée juste après avoir été écrite, à Londres (1818 et 1820). Il en existe deux versions autographes différentes 29. La tragédie, en vers (en onze syllabes), utilise le mythe des Danaïdes, dont la première partie a été développée par Eschyle dans sa tragédie Les Suppliantes, les deux autres éléments de la trilogie (Les Égyptiens et Les Danaïdes) ayant été perdus. Calvos utilise le thème de la troisième tragédie. Son œuvre, qui contient un chœur en heptasyllabes, a une forme unie, selon le modèle tragique, elle peut très bien être divisée en cinq parties chacune comportant des scènes 30. Le sujet a déjà été utilisé par des auteurs italiens au xviiie siècle et Calvos a voulu apporter sa propre version, même s’il ne connaissait de ces auteurs que Pietro Metastasio 31. Sa tragédie se distingue par son originalité et sa force poétique. L’influence d’Alfieri et d’Hugo Foscolo y fut décisive. Le Danaidi, avec la simplicité de l’action et des moyens dramatiques surtout mis en œuvre par Alfieri, met en scène trois héros : le roi Danaos, Hypermnestre, l’une de ses filles, et son bien-aimé, qui deviendra son mari, Lynchée (Ligéas). L’opposition entre Danaos et Lynchée, également celle de Danaos avec ses 49 neveux, tous fils de son frère Égypte, qui voulaient épouser les 49 filles de Danaos 32, le faux recul de Danaos face à leurs exigences, conduisent à une impasse et à l’assassinat d’Hypermnestre par son père. Cet assassinat est annoncé, mais ne se produit pas sur scène. La raison en est qu’Hypermnestre est la seule qui

27. Vitti, 1960, p. 24. 28. Zoras, 1937, p. 564-575. 29. Trenti, 2016, p. 19-20. 30. On utilisera cette division, pour faciliter l’analyse. 31. Les autres auteurs dramatiques sont Girolamo Pompei (Ipermnestra, 1767) et Ranieri de Calzabigi (Ipermnestra o le Danaidi, 1784) (Ibid., p. 35-36). 32. Sa cinquantième fille est Hypermnestre. LES TRAGÉDIES D’ANDRÉAS CALVOS Athanassios G. BLESSIOS 311 n’a pas suivi l’ordre de son père, qui avait demandé à ses filles d’assassiner leur mari pendant la première nuit de noces. La tragédie peut se caractériser comme un combat contre la tyrannie, à cause du comportement de Danaos, contrairement au comportement humain de sa fille et de Lynchée. Les qualités de la tragédie se déploient de plusieurs façons. Elle suit les règles de l’unité de temps et de lieu. Elle est bien structurée. Par exemple, il y a une symétrie relative des rencontres entre les héros : les trois héros se rencontrent ensemble trois fois. L’exposition des faits antérieurs à l’action dramatique est faite assez tôt par Danaos (2e partie, 2e scène) qui fournit les renseignements nécessaires sur ce qui a précédé. À la tension presque continue de la situation, doit succéder une détente, on la trouve au début de la 4e partie, dans la conversation entre Danaos et sa fille. Ce dialogue ne sert pas seulement à la détente, mais aussi à faire réfléchir sur la précarité du bonheur 33, ce qui fonctionne ironiquement vu ce qui suit, et conduit vers la fin de l’intrigue. La tragédie donne de la profondeur aux héros. Les monologues de Danaos apportent la polyphonie nécessaire grâce à des éléments de dialogue internes. Hypermnestre vit un dilemme entre Lynchée et son père, et elle ne parvient pas à le dépasser. La force poétique devient évidente à travers le chœur, une des rares utilisations réussies dans la dramaturgie européenne, qui approche, par ses qualités, de son utilisation dans la tragédie antique 34. L’esprit poétique se traduit aussi à travers l’utilisation des symboles, comme le soleil, les images impressionnantes créées et la force des sentiments. L’amour de deux héros, qui pourrait limiter la tragédie au niveau d’une tragédie familiale, trouve son contrepoids dans l’atmosphère de guerre entre les Argiens et les Égyptiens et l’intervention de Lynchée pour promouvoir la paix. Ainsi, la tragédie devient une tragédie sociale. L’amour des deux jeunes se caractérise par un débordement romantique qui aboutit à la jonction entre amour et mort et à la confusion des amoureux vers la fin de l’intrigue, qui leur fait perdre le contrôle d’eux-mêmes. L’impasse est évidente dans les paroles du Lynchée concernant sa bien-aimée : […] Il est vrai que, soit je pars, soit je reste, je la tue ! 35

33. Cette précarité est annoncée par Danaos, qui dit à Lynchée que le bonheur à Argos n’a pas pu durer longtemps à cause de l’arrivée des Égyptiens. Ainsi le mythe universel de la montée et de la chute du roi (et de son royaume) se met en place. 34. Trenti, 2016, p. 65-68. 35. Kalvos, 1960, p. 192-193. CAHIERS BALKANIQUES 312 La presse allophone dans les Balkans

Le symbolisme du soleil et de ses rayons contient tous les éléments cruciaux de la tragédie, notamment ses caractéristiques, les faits et les attentes des héros, comme l’identification à la vie, l’espoir, la pureté, l’amour, la malédiction, le combat, l’aide, la paix, la honte, l’oracle, le destin défavorable, l’opposition entre le jour et la nuit. Les deux éléments décisifs pour l’évolution de l’intrigue sont l’oracle d’Apollon et celui des Érinyes, les déesses de la vengeance, tous les deux adressés à Danaos contre ses neveux, qui se présentent comme avides du pouvoir, du moins l’un d’entre eux. Il y a aussi un oracle adressé aux Égyptiens. Ces oracles apparaissent dans les monologues et les dialogues de Danaos en discours direct, dans des phrases d’autres personnes, ou dans le discours d’Hypermnestre, donnant ainsi la polyphonie et la variété nécessaire qui se substituent au fait qu’il y ait une absence de plusieurs héros. L’oracle des Érinyes suggère indirectement une action contre les Égyptiens, ce qui pour Danaos signifie leur assassinat. Les Dieux interviennent et définissent le comportement de Danaos qui ressemble aux personnages des tragédies d’Alfieri, exprimant le syndrome du pouvoir et ses caractéristiques décrites par Sénèque et Alfieri, comme la peur, le soupçon et la colère 36. Ces oracles, décrivant les dangers qu’il court, fonctionnent comme un prétexte à son désir de garder à tout prix le pouvoir. Il veut mourir comme un roi, même renversé de son trône. Danaos accuse les Dieux, même s’il se sent protégé et poussé par l’oracle d’Apollon, Lynchée les met en accusation indirectement et directement pour leur cruauté et leur non intervention ; Hypermnestre est la seule qui se dresse uniquement contre le destin et croit à l’aide du Ciel, notamment des Dieux, pour que finisse de manière heureuse son histoire amoureuse 37. La présence et l’intervention des Érinyes sont des éléments uniques dans la dramaturgie de l’époque. Leur statut est intériorisé dans l’esprit de Danaos selon la dimension psychologique des héros dans la dramaturgie moderne. Pourtant, elles se présentent aussi comme des êtres extérieurs monstrueux, selon la description qu’en fait Hypermnestre. Ainsi, on a une combinaison de leur statut grec antique et de leur évolution moderne. Elles ne chassent ni ne tourmentent Danaos ; elles le poursuivent seulement, selon sa fille Hypermnestre, alors que lui croit qu’elles le protègent. Ce sont des êtres nocturnes, qui probablement se trouvent en opposition avec Hécate, selon la référence de Danaos, la déesse chthonienne liée à la lumière. Ιl dit en s’adressant aux Érinyes :

36. Trenti, 2016, p. 54-55. 37. Elle rappelle Érophile, héroïne de la tragédie crétoise de Georgios Chortatsis Érophile (1595-1600). LES TRAGÉDIES D’ANDRÉAS CALVOS Athanassios G. BLESSIOS 313

[…] Jusqu’au moment où vous chasse le rayon pur de la lumière, vous protégez ce roi. […] 38

Ces vers montrent qu’elles représentent non seulement la nuit, mais aussi l’injustice, puisque la lumière et la pureté signifient la justice. Le héros, qui ne veut pas devenir un homme méprisable 39 en tuant ses neveux et veut voir dans sa pureté le soleil, ne tient pas la promesse faite à lui-même, il ne fait pas face à ses dilemmes, et ses changements soudains prouvent son psychisme instable et troublé. La présence des Érinyes est liée au thème de la justice et au dénouement de l’intrigue. La notion de justice a pour Danaos un caractère personnel : l’action des Érinyes est justifiée devant l’orgueil des fils d’Égypte qui ont recherché et réalisé un mariage incestueux avec les Danaïdes 40. Le fait qu’Hypermnestre a transgressé la promesse faite à son père et qu’elle ait désobéi pourrait pousser les Érinyes contre elle. Il faudrait qu’elles chassent Hypermnestre et non Danaos, qui entrave l’action future des Érinyes en commettant un acte de vengeance contre sa fille. Les éléments qui montrent l’injustice de Danaos sont décisifs, les Érinyes qui le conduisent dépassent leurs limites et leur juridiction. À l’encontre de ce qui devrait se passer, elles ne prédisent pas l’avenir et ne poussent pas les hommes à commettre des actes de vengeance, puisqu’aucun crime n’a été commis auparavant pour mobiliser leur action. Danaos transgresse le droit d’asile qu’il invoque comme sacré 41, ce qui se relie à l’histoire antérieure qu’il raconte en décrivant son arrivée à Argos et son opposition au roi Sthénélos qui lui a refusé l’asile alors qu’il s’était réfugié dans sa ville, ce qui aurait provoqué la colère des Dieux, selon Danaos. Μême l’histoire des Danaïdes, non mentionnée dans la tragédie, est une histoire d’asile offert. Danaos, de plus, ne sait pas dialoguer et se révèle d’une atrocité exceptionnelle en étant l’auteur moral du massacre des Égyptiens. Enfin, il est prêt à assassiner sa fille, une victime facile et faible, qui pourtant lui a offert sa vie, comme un signe d’anticipation dramatique pour ce qui va se passer, prédisant un acte de lâcheté et d’atrocité suprêmes. Il possède plus les qualités d’un roi injuste et barbare que celles d’un père affectueux. Contre cette barbarie, Lynchée montre une force calme et humaine. Il a une argumentation solide qui conteste indirectement la signification des oracles, montrant une indépendance relative des hommes par rapport aux Dieux et offrant

38. Kalvos, 1960, p. 148-149. 39. Ibid., p. 148-149. 40. Lloyd-Jones, 1989, p. 1-9. 41. Lynchée, dans la quatrième partie, a cru que Danaos leur offrait enfin l’asile, ce qui fait ressortir l’ironie tragique de la tragédie. CAHIERS BALKANIQUES 314 La presse allophone dans les Balkans

une solution viable à l’impasse. Pourtant, son action de conciliation ne permet pas de dépasser les oppositions. Le dénouement de l’intrigue est tout à fait original. La mort d’Hypermnestre ne se réfère pas aux diverses versions du mythe, qui finit soit par une fin heureuse soit par l’assassinat de Danaos par Lynchée. Les tragédies italiennes sur le même sujet, de Pompei (1767) et de Calzabigi (1784), aboutissent à l’assassinat de Danaos 42. Ces dénouements sont didactiques, car le sens de la justice finit par triompher, puisque celui qui provoque le mal meurt. Ce type de solutions avec une fin heureuse οù triomphe la justice est mentionné par Aristote sans toutefois obtenir son approbation 43. Le dénouement de Danaidi combine deux qualités ; d’une part, il intensifie le sens tragique, la catharsis à travers la pitié et la peur, le malheur provoqué et le triomphe de l’injustice, selon l’analyse d’Aristote dans la Poétique ; 44 d’autre part, il évite l’assassinat sur scène, présenté dans la deuxième version autographe, en suivant la solution d’Alfieri dans Bruto Primo 45. Ainsi, Calvos transpose la passion ou la catastrophe hors scène et ouvre une perspective dans sa tragédie à travers le doute sur l’avenir de Danaos, alors que sa mort par la main du Lynchée semble pourtant sûre et proche.

Conclusion

La présence dramaturgique de Calvos est remarquable. Ces trois tragédies disposent d’une qualité dramaturgique et idéologique importante en appartenant en même temps à la dramaturgie italienne et grecque et en réalisant leur liaison. La notion antique de la tragédie se vérifie et fonctionne, selon la conception d’Aristote. L’effet tragique et cathartique est fort à travers l’évolution des situations, les conditions douloureuses et intenses, les sentiments puissants des héros et le dénouement cruel et déstabilisant de presque toutes les tragédies. Ces dernières s’appuient sur un plan, appliquent les règles du classicisme et développent des notions au contenu symbolique fort et signifiant, comme le soleil. La thématique du combat contre la tyrannie avance à travers l’élaboration dramaturgique de périodes critiques de l’histoire antique d’Athènes. Les trois œuvres contiennent des points communs et des différences. Leur point commun essentiel est la lutte contre la tyrannie. La réaction des citoyens éclairés contre

42. Trenti, 2016, p. 80. 43. Aristote, Poétique, xiii 6-8, 1453a. 44. Ibid. 45. Trenti, 2016, p. 80-83. LES TRAGÉDIES D’ANDRÉAS CALVOS Athanassios G. BLESSIOS 315 les tyrans est considérable, même si le régime ne peut pas être aboli puisque l’histoire reste contraignante. L’action de Socrate, de Théramène et d’Aristogiton dans Teramene et Ippia est exaltée. Le cas d’Harmodios est spécial, ainsi que celui de Lynchée. L’utilisation du mythe par Calvos est différente de l’histoire. Dans Danaidi, il se rapproche plus de la tragédie antique. Les tyrans en apparence triomphent, puisqu’ils s’appuient sur leur puissance, mais les présupposés de l’abolition de la tyrannie sont créés et sa fin est prédéterminée. L’amour ne joue un rôle important que dans Danaidi, un amour désespéré, car l’obstacle de Danaos est insurmontable. La seule femme dans les trois tragédies, Hypermnestre, échoue à cause de ses contradictions, alors qu’elle fait preuve de qualités exceptionnelles en se plaçant entre deux hommes. Toutefois, elle reste faible, si on prend aussi en considération la sœur d’Harmodios. La force masculine s’impose et la conduit à la mort, la femme ne peut survivre dans un monde cruel que si des hommes forts se mettent à ses côtés.

Bibliographie Monographies

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Résumé : Αndréas Calvos a écrit trois tragédies en italien (Le Danaidi, Teramene, Ippia) et une esquisse de tragédie (Abantida) dans la décennie 1810 et probablement au début de la décennie suivante. Toutefois, seule Le Danaidi a été publiée à son époque (1818, 1820). Ces tragédies se basent sur l’histoire et les mythes antiques. Calvos développe principalement la thématique de la lutte contre la tyrannie. En suivant les règles du classicisme, il montre les caractéristiques des tyrans, mais aussi le climat de lutte contre eux (Teramene et Ippia). Dans Le Danaidi, la simplicité des moyens dramatiques arrive à son comble et combine la tension dramatique avec la force poétique. Malgré leurs faiblesses, ces tragédies se caractérisent par leur qualité dramaturgique et leur force idéologique, dans le conflit des forces opposées jusqu’au dénouement. Mots-clefs : Calvos, classicisme, histoire ancienne, mythe, résistance, tragédie, tyrannie

Abstract: Andreas Calvos wrote three Italian tragedies (Le Danaidi, Teramene, Ippia) and a plan of tragedy (Abantida) around the second decade of the 19th century. The tragedyLe Danaidi was the only one edited during the years 1818 and 1820. They utilize the ancient myth and history. Calvos develops the anti‑tyranny subject area. Following the rules of classicism, he showed tyrants’ characteristics, and the frame of conspiracy against them (Teramene, Ippia). The tragedy Le Danaidi follows the Greek tragedy both in structure and theme. The simplicity of the dramatic instruments culminates and the dramatic intensity is combined with the poetic power. Despite their partial inadequacies, these tragedies are characterised by dramatic quality and ideological power, which is concretised by the conflict of opposite powers right to the end. Keywords: ancient history, Calvos, classicism, myth, resistance, tragedy, tyranny

Περίληψη : Ο Ανδρέας Κάλβος έγραψε τρεις τραγωδίες στα ιταλικά (Le Danaidi [Οι Δαναΐδες], Teramene [Θηραμένης] et Ippia [Ιππίας]) και ένα σχέδιο τραγωδίας (Abantida- Αβαντίδας). Από τις τρεις τραγωδίες ο Ippia είναι ανολοκλήρωτος. Κατά την περίοδο της ζωής του Κάλβου εκδόθηκαν μόνο Le Danaidi (1818 και 1820). Οι τραγωδίες αυτές κινούνται στον χώρο του αρχαίου μύθου (Le Danaidi) και της αρχαίας ιστορίας (Teramene, Ippia). Ο Κάλβος αξιοποιεί την αντι‑τυραννική θεματική. Ακολουθώντας τους κανόνες του κλασικισμού ο Κάλβος ανέπτυξε με πληρότητα τα χαρακτηριστικά των τυράννων, αλλά και το συνωμοτικό κλίμα σε βάρος τους στις τραγωδίεςTeramene και Ippia. Στην τραγωδία Le Danaidi, που ακολουθεί, ως προς τη δομή και την υπόθεση, την αρχαία τραγωδία, η λιτότητα των δραματικών μέσων φτάνει στο αποκορύφωμα και η δραματική ένταση συνδυάζεται με την ποιητική δύναμη. Παρά τις επιμέρους αδυναμίες τους, τα έργα αυτά χαρακτηρίζονται από δραματουργική ποιότητα και ιδεολογική δύναμη, η οποία συγκεκριμενοποιείται στη διαπάλη μέχρι τέλους αντίθετων δυνάμεων. Λέξεις‑κλειδιά: αντίσταση, αρχαία ιστορία, Kάλβος, κλασικισμός, μύθος, τραγωδία, τυραννία

Anahtar Kelimeler: Calvos, klasisizm, antik tarih, mit, direniş, trajedi, zulüm

Клучни зборови: Калвос, класицизам, античка историја, мит, отпор, трагедија, тиранија L’européanisation de l’action publique en Grèce (1980-2010) : l’impact sur les politiques culturelles territoriales The europeanisation of public action in Greece (1980‑2010): the impact on territorial cultural policies Ο εξευρωπαϊσμός της δημόσιας δράσης στην Ελλάδα (1980‑2010): ο αντίκτυπος στην άσκηση της πολιτιστικής πολιτικής σε τοπικό επίπεδο

Dionysia Tzemopoulou Université ouverte hellénique (EAP) Athènes

L’adhésion de la Grèce à l’Union européenne se traduisit par l’application, avec un certain retard, des directives européennes dans tous les domaines de l’action publique. La transformation de l’action publique par le processus d’européanisation fit naître deux questions majeures : d’une part, celle de la perception de la CEE/UE comme stimulatrice de changements visant à l’adaptation du pays à une nouvelle réalité politico-économique, et d’autre part, celle de l’identification des mécanismes de transferts institutionnels concernant les politiques mises en place tant au niveau central que local. Dès 1989, les initiatives de développement de l’État grec étaient pleinement intégrées dans les Cadres communautaires d’appui (CCA) dont la mission apparaissait attachée à un « processus d’échanges et de transactions déterminés par les contraintes institutionnelles et politiques présentes au niveau domestique 1 », selon l’analyse

1. Saurugger & Surel, 2006/2, p. 182. CAHIERS BALKANIQUES 320 La presse allophone dans les Balkans

de Sabine Saurugger et Yves Surrel. Leur coordination était en Grèce le fait du gouvernement central et du ministère des Finances en particulier. Dans ce cadre, durant la période 1989 -1993, le pouvoir d’intervention de chaque acteur politicο-administratif (État, collectivités locales) impliqué dans la mise en place des objectifs du premier CCA était clair, comme l’était la contribution du processus d’européanisation à l’amélioration des pratiques des politiques régionales du pays. Cependant, les difficultés rencontrées dans son adaptation à une nouvelle réalité politico-économique marquèrent la première période d’européanisation 2, telle que déterminée par le premier CCA. À ce propos Michel Laget évoque la question du retard de l’Europe du Sud et pense que : [I]l existe des différences dans la façon d’aborder les problèmes du développement entre la commission et les acteurs du sud de l’Europe. Ces différences concernent probablement la notion même de développement, les différentes composantes de celuici, les objectifs, les moyens et donc les mesures de son identification 3. Dans ce contexte, nous constatons que, même après l’établissement tant de l’administration régionale en Grèce en 1986 (Loi 1622/1986), que de la détermination des régions administratives du pays en 1987 4 (voir annexes), les relations entre les niveaux central, régional et local de gouvernement étaient fondées sur la même logique hiérarchique que par le passé. Les Programmes opérationnels régionaux qui constituaient les variables spéciales du CCA liées à la politique régionale du pays s’inscrivaient dans un système politique qui concevait leur planification et leur mise en œuvre d’une manière centralisée et hiérarchisée ne tenant pas compte de la création des treize nouvelles régions administratives 5. C’est ainsi que leur gestion (pendant cette première période entre 1989 et 1993) échappait aux Secrétariats des régions nouvellement créés et ressortissait au ministère des Finances. Les raisons de cette marginalisation des régions administratives s’expliquaient alors par le manque d’infrastructures et de

2. Il convient de mentionner que José María Maravall affirme que les difficultés de la Grèce étaient bien plus grandes que celles des deux pays ibériques qui ont adhéré cinq ans plus tard. Maravall, 1997. 3. Laget, 1996, p. 42. 4. Le décret présidentiel n°51/1987 définit les régions du pays pour réaliser la conception, la planification et la coordination du développement régional du pays. Ainsi, treize régions virent le jour selon des critères strictement géographiques, mais aussi d’homogénéité économique et sociale. 5. Andreou & lykos, 2011, p. 275. L’EUROPÉANISATION DE L’ACTION PUBLIQUE EN GRÈCE (1980-2010) Dionysia TZEMOPOULOU 321 personnel qualifié, et surtout par l’incapacité du gouvernement central de les aider à conduire les politiques lancées par ces programmes 6 : les régions demeuraient tributaires de l’État et leur mission était limitée à des tâches exclusivement administratives. En résumé, notons que le processus d’européanisation et, plus exactement, son impact sur l’évolution des politiques culturelles locales seront étudiés au sein de cet article principalement à travers la mise en place des dispositions des CCA et du programme européen Culture 20072013. Cette approche permet d’appréhender dans quelle mesure l’intégration européenne intéressa les acteurs qui déterminaient l’action culturelle en Grèce en indiquant que, au cours de la période 1980-2010 7, c’est ce processus d’intégration lui-même qui changea progressivement. Dans ce contexte, les questions qui guident notre réflexion sont les suivantes : quel est le contenu des CCA concernant la culture contemporaine 8 ? Quelle est l’identité des agents impliqués dans le processus d’intégration européenne ? Comment définissent-ils les priorités de leur action ? Nous souhaitons donc comprendre quel est l’impact des pratiques d’européanisation sur le processus décisionnel en Grèce, attendu qu’une nouvelle composante, l’action communautaire, intervient de manière dynamique dans la définition du contenu des politiques publiques.

Européanisation et internationalisation de l’action culturelle locale dans les années 1990 : le processus d’harmonisation et de mimétisme

Depuis les années 1980, l’action culturelle des municipalités englobait de manière régulière l’animation culturelle (pratiques amateurs incluses), la production artistique (musique, théâtre, danse), les bibliothèques et l’enseignement artistique. Après les années de démocratisation culturelle (années 1980), la deuxième vague de décentralisation des politiques culturelles (années 1990) a été liée à leur européanisation, selon un processus qui se focalisa sur les pratiques de savoir‑faire afin d’atteindre l’harmonisation de ces politiques régionales avec les tendances européennes. Dans ce cadre, audelà des différences dans l’organisation

6. Ibid., p. 276. 7. Nous nous concentrons sur la période 1980-2010 car la crise économique identifiée en Grèce dès la fin des années 2000 conduisit à une confusion dans la définition des priorités des politiques publiques. Autrement dit, elle a été l’origine de profonds changements au niveau politico-social qui ne sont pas l’objet de cet article. 8. Selon l’organigramme institutionnel du ministère de la Culture de Grèce, ce domaine d’action culturelle regroupe les arts du théâtre, de la danse, de la musique, du cinéma ainsi que les arts plastiques et le domaine de livre et de la lecture. CAHIERS BALKANIQUES 322 La presse allophone dans les Balkans

politicoadministrative de chaque pays, les CCA posèrent la question du renforcement de l’action culturelle des pays de la CEE/UE. Ainsi, à partir des années 1990, nous constatons le changement d’objectifs des structures culturelles municipales afin dese lier à l’Europe. Cette réorientation s’effectue dans un contexte de concurrence entre les villes tant au niveau national qu’européen, ce qui induit l’amélioration de leur image. Ce défi de prestige se manifeste dans un environnement non seulement européen, mais de plus en plus mondialisé, et il détermine l’agenda politique des villes de province. L’implication du domaine culturel, conjointement avec celui du tourisme et du développement économique, prévue par la deuxième CCA (19941999), explique ce bouleversement des priorités (voir encadré 1). Dans ce cadre, l’intensification des efforts des élus locaux pour institutionnaliser la politique culturelle municipale et créer des infrastructures culturelles sont associées à un renforcement des politiques urbaines. Ces initiatives paraissent s’identifier avec l’évolution tant de la politique culturelle que de la politique urbaine de l’UE. En d’autres termes, l’importance du lancement des programmes intégrés méditerranéens (PIM) depuis des années 1980 d’une part, et, d’autre part, la portée de l’article 128 du Traité de Maastricht en 1992 9 – qui définissait la légitimité de l’UE en matière culturelle – furent bien perçues par les acteurs publics (État, collectivités locales) du pays.

9. Notons que le domaine culturel ne figurait pas parmi les priorités communautaires avant le traité de Maastricht. Nous constatons la faible position qu’occupe la culture au sein du premier CCA. L’EUROPÉANISATION DE L’ACTION PUBLIQUE EN GRÈCE (1980-2010) Dionysia TZEMOPOULOU 323

Encadré 1. Les axes de développement du deuxième Cadre communautaire d’appui (1994-1999) 10

• I. Réduction du degré de périphéricité et promotion de la cohésion interne par le développement des grands réseaux d’infrastructure. • II. Amélioration des conditions de vie. • III. Croissance et compétitivité du tissu économique. • a. Industrie et services. • b. Recherche et technologie. • c. Tourisme et culture. • d. Agriculture et développement rural. • e. Pêche. • IV. Développement des ressources humaines et promotion de l’emploi. • V. Réduction des disparités régionales et suppression de l’isolement des régions insulaires.

La coexistence entre la culture et le tourisme souligne le fait que celuici participe significativement à l’économie grecque par sa position dominante dans le tertiaire. Dans ce contexte, la culture est considérée comme agent de renforcement de la politique touristique, susceptible d’améliorer la qualité du produit afin d’en accroître la compétitivité internationale. Concrètement, le CCA s’intéresse à la culture par le biais du patrimoine : [L]a Grèce détient un riche patrimoine dont la conservation et la valorisation constituent un objectif distinct : même s’il est utilisé correctement, il peut également contribuer de manière décisive à la réalisation de certains objectifs de développement, en particulier les cibles liées au tourisme. Ces initiatives concerneront en particulier la promotion du patrimoine culturel (gestion des centres historiques, modernisation de musées, rénovation et enregistrement des monuments) ayant comme objectif principal de stimuler l’activité économique 11.

10. Source : Ελλάδα – Κοινοτικό ΠλαίσιοΣ τήριξης 1994-1999. Στόχος 1: ανάπτυξη και διαρθρωτική προσαρμογή των αναπτυξιακά καθυστερημένων περιφερειών [Grèce – CCA 1994-1999. Objectif 1 : Développement et ajustement structurel des régions sousdéveloppées], Commission européenne, catalogue : CX-85-94-462-GR-C, 1994. 11. Source : ibid. p. 53. CAHIERS BALKANIQUES 324 La presse allophone dans les Balkans

Au-delà toutefois de la référence limitée à la culture, le deuxième CCA fut le premier effort important, au niveau national, pour développer un projet cofinancé et fondé sur la logique des actions structurelles. La sous-section tourisme‑ culture incluait des projets de 207 millions d’euros 12. Parallèlement, 214 projets d’une valeur de 195 millions d’euros furent mis en œuvre par les Programmes opérationnels régionaux et les initiatives communautaires 13. Ainsi, ces interventions représentèrent près de 280 projets pour un budget total de 402 millions d’euros 14. Dans le cadre de ces efforts ne fut néanmoins remplie qu’une partie seulement des besoins culturels, tandis qu’étaient marginalisés les domaines de la création contemporaine, tels que le théâtre, la danse, la musique, l’enseignement artistique. L’examen de l’impact de l’européanisation sur la périphérie grecque – à l’occasion de la mise en œuvre du deuxième CCA – conduit à remarquer l’évolution de mécanismes qui participèrent notamment au changement des formes du traitement public de la culture bien plus qu’à l’effort de définition des buts de structures culturelles régionales sur une base transnationale. Ainsi, dans un premier temps, le facteur européanisation est lié à la manière dont furent produites les politiques culturelles à partir de 1994 et aux conditions de leur institutionnalisation. Plus exactement, les communes qui assumaient la prise en charge économique et politique de l’action culturelle entre les deux niveaux de collectivité territoriale (communes, régions) revendiquèrent le renforcement de leur action directe sur le territoire. Cette exigence découlait, d’une part de la création de nouvelles institutions et de structures culturelles et, d’autre part, de l’enrichissement des infrastructures culturelles régionales grâce à l’aide de fonds structurels. Ce contexte permet de mieux comprendre la contribution de l’européanisation à l’amélioration de l’autonomisation des villes. Selon cet objectif, nous observons également le lancement des politiques de réseaux culturels 15, basées sur les échanges au niveau artistique tout comme sur la logique de la collecte des informations relatives à la constitution et au fonctionnement des structures culturelles. L’établissement des réseaux de coopération et d’échanges d’expériences entre les villes incita les centres urbains à adopter des propositions qui coïncidaient avec un agenda urbain à l’échelle européenne. Dans cette perspective, nous avons pu remarquer tant le phénomène de mimétisme – dans l’effort de faire évoluer l’institutionnalisation des politiques

12. Mousouroulis, mars 2007, vol. 1, p. 142. 13. Ibid. 14. Ibid. 15. Sur les politiques de réseaux culturels, voir Tzemopoulou, 2018. L’EUROPÉANISATION DE L’ACTION PUBLIQUE EN GRÈCE (1980-2010) Dionysia TZEMOPOULOU 325 culturelles – que l’orientation des villes vers des stratégies pouvant conduire à l’amélioration de leur attractivité à des fins de valorisation touristique. C’est également dans cette optique que les villes de la périphérie ont entrepris de renforcer leurs équipements comme le suggéraient les objectifs de l’institution Réseau culturel national des villes 16 – financé par le deuxième CCA.

Tableau 1. Les projets d’infrastructure culturelle du deuxième CCA 17

Ville Nature de travail Infrastructure culturelle Véria Construction du bâtiment Centre de conférences de Véria Réutilisation/rénovation d’un Volos Centre de théâtre musical de Volos immeuble ancien Étude sur la construction d’un Kalamata Palais de la danse de Kalamata immeuble Réutilisation/rénovation d’un Centre d’architecture de la La Canée immeuble ancien Méditerranée de La Canée

Le troisième Cadre communautaire d’appui (2000-2006) : l’autonomisation du domaine de la culture par rapport à celui du tourisme L’analyse de la logique sur laquelle se sont articulées les priorités de la politique étatique dans le courant de la première moitié des années 2000 permet de se focaliser sur la structuration du troisième Cadre communautaire d’appui (CCA). Tout d’abord nous observons l’autonomisation du domaine culturel par rapport à celui du tourisme, ce qui lui permit d’élargir son champ d’action. Rappelons ici que la coexistence du tourisme et de la culture au sein du deuxième CCA favorisa essentiellement le premier. En se centrant sur la culture contemporaine, le troisième CCA marque son intérêt pour les conditions de formulation de services culturels. Ici, il convient de mentionner que la modification de la société grecque conduisit à l’utilisation fréquente de termes tels que la demande de biens ou de

16. La création contemporaine fut soutenue dans le contexte du deuxième CCA par la planification et la réalisation d’un projet polyvalent dirigé par le ministère de la Culture. Le Réseau culturel national des villes (EPDP), destiné à renforcer l’activité et l’infrastructure culturelle au niveau régional tout en concourant au développement du tourisme culturel, comprenait deux axes d’action : la création de nouvelles institutions thématiques et la construction d’infrastructures culturelles. Voir Roma & Chassiotis, 1997, p. 28. 17. Pachaki et al. (eds.), 2000, p. 190, [traitement des données par l’auteure de l’article]. CAHIERS BALKANIQUES 326 La presse allophone dans les Balkans

services culturels. L’augmentation de la demande en matière de spectacles – qu’il s’agisse de théâtre ou de musique – à partir du milieu des années 1980 et dans le courant des années 1990 18 fut aussi bien liée à l’élévation du niveau de vie qu’à celle du niveau d’éducation du public. De plus l’amélioration des biens et services rendus d’une part, et la corrélation entre la croissance économique et l’économie de loisirs d’autre part, potentialisa l’instauration de pratiques associées à la culture contemporaine. Le programme opérationnel Culture, inclus dans le CCA de la période 20002006, propose une stratégie en deux axes : protection/promotion du patrimoine culturel et développement de la culture contemporaine. Parallèlement, inscrits dans des programmes opérationnels régionaux ou d’autres comme celui d’Emploi et formation professionnelle ou de la Société de l’information 19, des projets et des actions furent mis en œuvre. Bien que le troisième CCA ne comprît pas toutes les actions orientées sur le développement intégré du domaine culturel, il fut toutefois l’un des instruments les plus importants pour la mise en place de ce dernier 20.

Tableau 2. Troisième Cadre Communautaire d’Appui − programme opérationnel Culture 2000‑2006 21

3e CCA/programme 2000-2006 opérationnel Culture AXE 2 Développement de la culture contemporaine Renforcement de l’infrastructure et d’événements majeurs de MESURE 2.1 communication sur la culture contemporaine DOMAINES Pays entier D’APPLICATION

18. « Le complément de planification du programme opérationnel Culture (Cadre Communautaire d’Appui 2000-2006) », disponible sur : https://2007-2013.espa.gr/ elibrary/SP_ΕP_Politismos_2007.doc [consulté le 18.06.2016]. 19. Ibid. 20. Notons que pour le développement culturel global du pays ne furent engagées que des ressources purement nationales. 21. Source : « Le complément de planification du programme opérationnelCulture (Cadre Communautaire d’Appui 2000‑2006) », [traitement de données par l’auteure de l’article]. L’EUROPÉANISATION DE L’ACTION PUBLIQUE EN GRÈCE (1980-2010) Dionysia TZEMOPOULOU 327

Bénéficiaires directs : - Organes de gestion d’infrastructures et d’institutions sur la culture contemporaine BÉNÉFICIAIRES - Travailleurs dans le domaine de la culture DE LA MESURE - Élèves, étudiants, enseignants Bénéficiaires indirects : - Spectateurs – visiteurs - Entreprises de nature culturelle et touristique PÉRIODE DE MISE 2000-2006 EN ŒUVRE

Tableau 3. L’analyse du système de financement par axes de priorité du programme opérationnel Culture 2000‑2006 22

Dépense Participation Coût total Participation Axe de priorité publique/ du domaine en euros communautaire nationale privé 1. Protection et mise en valeur du 468.840.888 357.082.432 111.758.456 0 patrimoine culturel 2. Développement de la culture 168.231.807 115.451.983 52.779.824 0 contemporaine 3. Assistance 10.566.929 8.050.612 2.516.317 0 technique

647.639.624 480.585.027 167.054.597 0

Il faut remarquer qu’avec le deuxième axe du programme opérationnel Culture, l’élimination des disparités régionales et la nécessité de répondre aux besoins d’infrastructure furent une continuation de la politique établie dès le deuxième CCA, et tout particulièrement le Réseau culturel national des villes. Néanmoins, les limites de la dynamique politique menée dans la période 1994-1999 sont visibles à travers les données délivrées par le ministère de la Culture en 1999.

22. Source : Επιχειρησιακό Πρόγραμμα Πολιτισμός [3e Cadre Communautaire d’Appui (2000‑2006) : programme opérationnel Culture], disponible sur : http://ep.culture.gr/ el/Pages/description.aspx [consulté le 10.05.2016], [traitement des données par l’auteure de l’article]. CAHIERS BALKANIQUES 328 La presse allophone dans les Balkans

Concrètement, sur un nombre total de 199 structures culturelles enregistrées en Grèce, 136 – soit 60 % – étaient implantées à Athènes et à Thessalonique 23. Nous constatons donc que la politique des réseaux adoptée dans les années 1990 ne donna pas les résultats escomptés pour la décentralisation. Parmi les 63 structures établies en communes, 46 – 73 % – furent développées dans le cadre d’un réseau culturel (théâtres municipaux régionaux, réseau des cinémas municipaux, réseau d’arts plastiques) 24. Dans ce contexte, le troisième CCA prévoit la création d’infrastructures spécialisées en culture contemporaine en tant que facteur stimulant à la fois la demande et l’offre de biens et services culturels. À cet égard, la création de nouvelles infrastructures ou la rénovation de celles déjà existantes dans tout le pays se traduisit par l’établissement d’unités métropolitaines visant à faire émerger divers domaines de la culture contemporaine. En d’autres termes, ces structures ambitionnaient de couvrir un large éventail de services culturels en permettant tant le développement de différents objets d’art (théâtre en prose, théâtre musical, concerts, etc.) que des activités telles que conférences, colloques, etc. Le fait que la construction et l’équipement de ces bâtiments aient été planifiés afin d’assurer leur rôle culturel, éducatif et social – en réponse aux défis duxxi e siècle – témoigne de la mission polyvalente qui leur fut assignée par la mesure 2.1 (voir tableau no 2). Dans ce rapport, les objectifs de mesure se référaient au développement des initiatives qui mettaient en évidence la relation entre l’éducation et la culture. Concrètement, ces actions, destinées à la fois aux enseignants et aux élèves, concernaient tous les niveaux et types d’enseignement. De plus, ce programme opérationnel incluait des actions intéressant non seulement les élèves des écoles et universités du territoire grec, mais aussi les étudiants de la diaspora grecque et les étudiants étrangers inscrits dans les universités de Grèce. Au cœur de cet effort, l’emploi de nouvelles technologies fut préconisé pour attirer des élèves, des étudiants et des enseignants vers les espaces culturels. La coopération entre le ministère de la Culture et celui de l’Éducation, proposée par le programme opérationnel Culture, fut étayée par le renforcement de l’enseignement dans les

23. Référence y est faite aux théâtres (théâtres publics, troupes privées subventionnées), aux structures de musique (orchestres, musées de musique), aux structures de cinéma (entités sous la tutelle du ministère de la Culture, entités incluses dans le réseau de cinéma municipaux), aux structures de danse (entités sous la tutelle du ministère de la Culture, subventionnées), aux structures associées aux arts plastiques (entités sous la tutelle du ministère de la Culture, entités incluses dans le réseau d’arts plastiques). Voir « Le complément de planification du programme opérationnelCulture » (Cadre communautaire d’appui 2000‑2006). 24. Ibid. L’EUROPÉANISATION DE L’ACTION PUBLIQUE EN GRÈCE (1980-2010) Dionysia TZEMOPOULOU 329

écoles et les universités à l’aide de matériel éducatif approprié. Dans le même esprit, signalons également des initiatives d’encouragement de jeunes créatifs à la recherche de nouveaux et fructueux modes d’expression artistique grâce au contact direct avec des artistes et des intellectuels. En ce qui concerne sa deuxième disposition, nous observons que la mesure 2.1 était axée sur l’organisation d’événements majeurs de communication qui émergeaient d’aspects variés de la culture contemporaine, et illustrait clairement la diversité des priorités des politiques publiques. Autrement dit, cette disposition indiquait la nécessité d’exploiter les possibilités offertes par les événements d’envergure internationale qui allaient avoir lieu en Grèce au cours de cette période (2000-2006) : les Jeux olympiques de 2004, l’Olympiade de la culture (2000-2004), la capitale européenne de la culture – Patras 2006. Nous constatons donc que ce programme soulignait l’importance de l’effort d’internationalisation des politiques culturelles. Ainsi, dans le but d’encourager ou d’élargir des coopérations au niveau européen, les pratiques privilégiant la promotion des institutions et des manifestations culturelles du pays – à travers des réseaux d’échanges – furent une composante de premier ordre dans la structuration des nouveaux objectifs des politiques de l’État. D’un autre point de vue, la conduite des politiques culturelles au niveau central, presque exclusivement concentrée sur la planification et la mise en œuvre de ces événements internationaux, ne permit pas d’évaluer leur impact sur l’évolution des politiques locales. Les villes de province en Grèce, de leur côté, modifièrent ouadaptèrent les priorités de ces politiques selon leur implication dans l’institution de l’Olympiade de la culture 25, en participant à des projets culturels réalisés dans le courant de la période 2001-2004. Pour une minorité d’entre elles (Thessalonique, Volos, Patras, Héraklion), sélectionnées en tant

25. L’institution de l’Olympiade de la culture favorisa une riche activité culturelle et artistique dans la période 2001-2004 en encourageant les projets relatifs au spectacle vivant, principalement à la musique et au théâtre. La flexibilité de la thématique Événements polyvalents l’aida à gagner du terrain dans la planification du programme de l’institution, tandis que des expositions sur des sujets divers (théâtre, photographie, arts plastiques, etc.) furent créées, soit dans un contexte de coopérations internationales, soit dans la perspective de voyages à l’étranger. Dans ce contexte, l’action de l’Olympiade de la culture se propagea dans plusieurs pays (Londres, Rome, Berlin, Francfort, , Barcelone, Avignon, Stockholm, Amsterdam, Nicosie, Sofia, Bucarest, Belgrade, la Russie, Tokyo, New York, Chicago). Quant aux projets mis en œuvre en Grèce, ils furent présentés principalement à Athènes et à Thessalonique. Source : Rapport « Olympiade de la Culture : 2001-2004 », archives personnelles de Georgia Iliopoulou [chef de la direction de l’Organisme de promotion de la culture grecque]. CAHIERS BALKANIQUES 330 La presse allophone dans les Balkans

que villes olympiques 26, cela signifiait le lancement d’un programme global de développement, de projets d’infrastructures de transport et de réaménagement culturel, d’ouvrages d’infrastructures touristiques et sportives. Quant au domaine de la culture, la discussion revenait sur sa connexion avec le tourisme et l’accroissement des visiteurs de ces villes pour la période concernée (20012004) et au fil du temps. Il s’agissait donc d’un effort delocalisation des stratégies de développement économique, social et culturel – à l’occasion de l’organisation des Jeux olympiques – afin de créer des politiques sectorielles selon des priorités territoriales. La nécessité toutefois de prêter un caractère intellectuel à cet événement essentiellement sportif conduisit à l’émergence de nouvelles institutions comme celle de l’Olympiade de la culture 27 dont la coordination devait être assumée par l’Organisme de promotion de la culture grecque 28. En outre, dans le cadre de la prise en charge par le pays de la présidence de l’UE en 2003, la Grèce mit l’accent sur l’universalité de la culture 29. L’intention de l’État de rendre cet effort pérenne montrait son aspiration à renforcer sa position dans le paysage international ; ainsi, au travers d’une démarche culturelle, celle de l’Olympiade de la culture, la Grèce chercha des pratiques qui puissent renouveler les stratégies de sa diplomatie culturelle. Néanmoins, l’idée d’organiser un événement comme celui de l’Olympiade de la culture, bien qu’elle ait été considérée comme une pratique innovante dans un environnement mondialisé, a finalement dévié de ses objectifs déclarés. Au niveau international, cette nouvelle institution n’a pas atteint la reconnaissance à laquelle elle aspirait selon Georgia Iliopoulou, chef de la direction de l’Organisme de promotion de la culture grecque 30. À l’intérieur

26. Ces villes ont accueilli, entre autres, des matchs éliminatoires et des demi-finales du tournoi olympique de football. 27. Pour la planification de l’institutionOlympiade de la culture, voir Επικράτεια Πολιτισμού 2001, p. 35-68. 28. La création de l’Organisme de promotion de la culture grecque (OPEP) date de 1997 (Loi n°2557/1997). Il s’agissait d’une entité de droit privé placée sous la tutelle du ministère de la Culture. Il fut aboli en 2010, lorsque ses pouvoirs furent transférés à d’autres entités du ministère. Ses objectifs visaient à : • la promotion du patrimoine culturel du pays • la promotion de l’action culturelle contemporaine de la Grèce à l’étranger à travers sa participation aux réseaux européens ou internationaux • la promotion de l’Olympiade de la culture dans le cadre de la politique définie par le ministère de la Culture. Source : Rapport Olympiade de la culture : 2001-2004. 29. Site internet Grèce 2003 – présidence de l’UE. 30. Entretien avec Georgia Iliopoulou [chef de la direction de l’Organisme de promotion de la culture grecque], le 04.12.2014, Athènes, durée : 1h45. L’EUROPÉANISATION DE L’ACTION PUBLIQUE EN GRÈCE (1980-2010) Dionysia TZEMOPOULOU 331 du pays, tant le choix de son programme artistique que la gestion financière de ses fonds publics provoquèrent la remise en cause à la fois du caractère culturel et institutionnel de son effort.

Tableau 4. Les dépenses de l’Olympiade de la culture par domaine d’action (2001-2004) 31

DOMAINE NOMBRE DE PROJETS DÉPENSES Archéologie 8 € 3.319.743.92 Architecture 2 € 807.823.21 Théâtre 17 € 11.230.328.79 Musique 19 € 19.721.774.51 Danse 5 € 3.225.675.56 Lettres 5 € 1.999.738.93 Événements polyvalents 22 € 12.495.354.84 Culture numérique 1 € 173.147.47 Audiovisuels 4 € 1.310.533.42 Expositions 19 € 16.211.811.12 Colloques/Conférences 7 € 2.117.717.92 Internationaux 1 € 6.478.102.84 Collections 2 € 2.008.379.63 To ta l 112 € 81.100.132.15

La catégorie Collections comprend des expositions de photos. Le montant total concerne le coût de l’activité artistique et culturelle de l’Olympiade de la culture, mais pas les frais associés à l’exploitation de cet événement (masse salariale, loyers, factures, etc.) assumés par l’Organisme de promotion de la culture grecque (OPEP).

La mise en œuvre des programmes européens : en faveur du renforcement de l’autonomie décisionnelle des collectivités locales ?

La façon dont le ministère de la Culture aborda le programme de financement européen Culture 2007‑2013 (voir annexes) – qui figuraient parmi les initiatives importantes de l’UE – témoigna de l’affaiblissement de sa capacité à réguler

31. Source : Rapport Olympiade de la culture 2001-2004, archives personnelles de Georgia Iliopoulou [chef de la direction de l’Organisme de promotion de la culture grecque], traitement des données par l’auteure de l’article. CAHIERS BALKANIQUES 332 La presse allophone dans les Balkans

l’action des collectivités locales liée à leur accès aux fonds structurels. En premier lieu, nous devons préciser que son intervention visant à faciliter la participation des agents grecs 32 au programme Culture fut limitée à l’établissement du Point de contact culture (CCP) 33 comme prévu par la CEE. Dans un deuxième temps, il convient de mentionner que la constitution de nouvelles institutions, par exemple le service de gestion des programmes opérationnels (Service spécial du domaine culturel) 34 ne changea pas sensiblement la dynamique d’action du ministère sur la gestion, le contrôle, ni la mise en œuvre des projets de développement culturel pour la période de programmation 2007-2013. Ainsi, en dépit des déclarations optimistes du ministre de la Culture de l’époque, Michalis Liapis (en 2008), sur le fait que ce service garantirait l’élargissement des possibilités du ministère pour la réalisation des investissements culturels par des fonds européens 35, la réalité fut bien différente. Son rôle, de 2008 à 2013 pourrait être qualifié d’intermédiaire puisqu’il n’assuma pas la responsabilité principale de la gestion de ces fonds. Plus particulièrement, ce service du ministère de la Culture eut le

32. Le programme Culture 2007-2013 s’adressait : a. aux organismes publics dotés d’une personnalité juridique (universités, municipalités, préfectures, théâtres, musées, orchestres, festivals, réseaux culturels à entité publique), b. organismes privés dotés d’une personnalité juridique (universités privées, écoles de théâtre et de musique, ateliers d’art, ONG, etc.). Voir site de l’Agence exécutive « Éducation, audiovisuel et culture », http://eacea.ec.europa.eu/culture/programme/who_participate_fr.php [consulté le 20.06.2016]. 33. Les CCP établis dans 36 pays, proposaient à travers leurs sites web d’information, des ateliers et des séminaires : « de l’information et des conseils gratuits sur l’accès aux financements du programme Culture, des mises à jour régulières sur tous les sujets liés à la culture au niveau européen, de l’aide à la mise en réseau et à la recherche de partenaires entre les opérateurs culturels de différents pays ». http://eacea.ec.europa.eu/culture/ tools/ccp_fr.php [consulté le 20.06.2016]. 34. Le service constitué en 2000 (Loi no 2860/2000), initialement Service de gestion du programme opérationnel Culture, avait pour objet la gestion, le suivi et le contrôle du troisième Cadre communautaire d’appui (2000-2006). En 2008, les responsabilités du service furent étendues puisque, en dehors des tâches de planification stratégique et de coordination de la mise en œuvre des programmes opérationnels sur la culture, il fonctionnait en tant qu’unité de gestion intermédiaire pour les domaines suivants : « Compétitivité et esprit d’entreprise », « Environnement – Développement durable », « Éducation et formation continue », « Développement des ressources humaines », « Convergence numérique », « Coopération territoriale européenne », « Réforme administrative », « Pêche », « Amélioration de l’accessibilité ». Cette mission intermédiaire touchait également la gestion des Programmes opérationnels régionaux. Voir Loi n°3614/2007 ; Loi n°3658/2008 ; JO, no 2526/B/ le 11.12. 2008. 35. Thermou, 2008, To Vima, le 05.04.2008. L’EUROPÉANISATION DE L’ACTION PUBLIQUE EN GRÈCE (1980-2010) Dionysia TZEMOPOULOU 333 droit de surveiller d’autres ministères, comme celui de l’Emploi, de l’Éducation et de l’Environnement, dont le programme d’action pour la période 2007-2013 comprenait des projets touchant également au domaine culturel. Un autre aspect de cette intervention indirecte du ministère fut son implication dans la gestion des Programmes opérationnels régionaux. Cet effort rencontra toutefois des difficultés en raison de l’attitude prudente des régions. La volonté d’autonomie des élus locaux, conditionnée sous l’influence de la dynamique européenne par leur intention de se placer sur le marché international, indiquait qu’une culture de la concurrence était en train de se développer 36. L’évolution de cette dernière depuis les années 1980 a été commentée par Sylvie Biarez qui remarqua, eu égard à la recherche d’autonomie, l’articulation « des modes d’instrumentalisation des territoires, dus au développement technique et gestionnaire des gouvernements locaux 37 ». Dans ce contexte, les représentants des régions annoncèrent en 2008, lors de la réunion avec les agents du ministère de la Culture, leur intention de gérer euxmêmes les Programmes opérationnels régionaux 38. De ce fait, chaque région devait prendre en charge la planification de sa politique et, conséquemment et conformément à ses propres critères, l’attribution du financement reçu. Dans cet esprit, les mandataires insistaient sur le fait que ce processus ne devait pas impliquer que fussent perçues comme obligatoires les suggestions ou les préférences du ministère de la Culture – considéré comme structure compétente 39. De ce fait, nous observons la participation de nouveaux acteurs à l’élaboration des politiques publiques tandis que le « caractère intergouvernemental et transnational de l’intégration européenne 40 » initia différents groupes d’acteurs luttant pour imposer leurs visions. Néanmoins, la représentation des intérêts nationaux et la souveraineté étatique dans les négociations communautaires préoccupèrent les acteurs chargés de l’articulation des politiques culturelles locales, dans la mesure où les politiques communautaires furent considérées comme facteurs de déstabilisation des modes nationaux d’intervention à l’échelon local. Ces réserves, provenant essentiellement de professionnels de la culture – directeurs de structures locales ou artistes –, se concentrèrent sur le fait que l’État, dans son effort pour harmoniser ses politiques avec celles de l’UE, ignora

36. Biarez, 1998, p. 128. 37. Ibid. 38. Kotti, 2008, Ethnos, le 03.10.2008 ; Thermou, 2008, To Vima, le 05.04.2008. 39. Ibid. 40. Saurugger, 2008, p. 195. CAHIERS BALKANIQUES 334 La presse allophone dans les Balkans

les lacunes et les problèmes des politiques menées à l’intérieur du pays. Autrement dit, si la résolution des problèmes identifiés au sein des politiques déjà existantes n’est pas précédée par le lancement de nouvelles politiques, l’efficacité de ces dernières est remise en cause. Sous ce rapport, nous n’examinons pas exclusivement le contenu des politiques communautaires, mais aussi bien leur réception par les représentants de l’État, des collectivités locales et les professionnels de la culture. L’interaction de ces acteurs à l’intérieur du pays détermina d’ailleurs les processus décisionnels qui conditionnèrent l’européanisation des politiques culturelles. Nous abordons donc cette question de la légitimation sur la base de l’interaction entre institutions européennes et champ politique national en sachant que « le mode opératoire des politiques communautaires est fondé sur l’articulation entre niveaux multiples et non sur le lien entre une politique et un territoire donné 41 », selon l’approche de Patrick Hassenteufel et Yves Surel. Ce constat résidant sur la multiplication des niveaux de décisions fut renforcé après que villes et régions européennes devinrent des acteurs politiques et économiques 42.

Conclusion

Les élaborations effectuées dans le cadre de l’européanisation – qui posaient également les bases pour une action internationale des villes – faisaient partie de la stratégie développée par les villes qui voulaient acquérir des compétences techniques ou des capacités organisationnelles nouvelles. Dans leur analyse du processus d’internationalisation, Gilles Pinson et Antoine Vion estiment qu’il « peut constituer un vecteur d’organisation de la ville comme société et, par conséquent un vecteur de son autonomisation 43 ». Le domaine culturel semble s’adapter à cette tendance d’une « gouvernance interne 44 » des villes qui repose sur « les effets cognitifs des processus localisés d’expertise 45 ». En Grèce, ce facteur d’expertise des villes se traduisit dans le champ culturel par l’action internationale des structures municipales. Depuis 1994, la création de festivals artistiques impliquant la planification de tâches dont le but était d’attirer des productions internationales se multiplia.

41. Hassenteufel & Surel, 2000, p. 9 ; Jeffery, 1997, p. 211-231. 42. Pasquier & Weisbein, 2004, p. 10. 43. Pinson & Vion, 2000, p. 92. 44. Pinson & Vion, 1997, p. 746. 45. Ibid. L’EUROPÉANISATION DE L’ACTION PUBLIQUE EN GRÈCE (1980-2010) Dionysia TZEMOPOULOU 335

Néanmoins, il est à noter que les expressions « Europe culturelle » ou « Europe de la culture » qui désignent, selon Vincent Dubois, la place de la culture dans le processus d’intégration européenne 46 ne sont pas une préoccupation systématique dans la structuration de la politique culturelle en Grèce. L’attention de l’État et des collectivités territoriales s’est focalisée sur l’obtention de fonds structurels européens. La compréhension toutefois des conditions devant assurer ce financement n’était évidente ni pour les élus locaux ni pour les fonctionnaires des structures culturelles des communes. Il convient de mentionner, à propos de ce constat, que les questions touchant à la professionnalisation des acteurs culturels ou aux capacités limitées des acteurs locaux à piloter et financer l’action culturelle n’ont pas été étrangères à la participation irrégulière des communes de la périphérie du pays aux programmes européens. Dans cette optique, la capacité de mobilisation des ressources politiques et administratives d’une ville est liée au processus d’européanisation. Autrement dit, la dynamique organisationnelle d’une ville détermine la pérennité de ses projets et de ses politiques, qui sont les outils essentiels de son autonomisation. L’« expertise localisée 47 » de leur action, nécessaire à leur image (afin de se présenter à elles-mêmes), est fondée sur cette capacité organisationnelle qui dépend des ressources administratives et financières. Ce constat aide à mieux comprendre sur quelle base sont créées les inégalités identifiées dans l’évolution de l’action culturelle locale. Pour conclure, il est à noter que ce nouveau style des politiques publiques émergea en Grèce lors de la période d’ouverture au Marché unique. L’établissement des réseaux de coopération et d’échanges d’expériences entre les villes incita les centres urbains à adopter dans une certaine mesure des propositions qui coïncidaient avec un agenda urbain à l’échelle européenne. Dans ces conditions, l’européanisation fut perçue comme un facteur stimulant qui justifiait les nouvelles pratiques en matière de politiques culturelles résultant d’un certain mimétisme institutionnel. Cependant, ce mimétisme qui engendrait des projets citadins n’était pas toujours gage de qualité des réalisations.

46. Dubois, 2001, p. 263. 47. Pinson & Vion, 1997, p. 96. CAHIERS BALKANIQUES 336 La presse allophone dans les Balkans

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Annexes

Tableau 5. La participation des communes et des régions au programme Culture 2007‑2013 48

Pays de EU Pays tiers Année Volet Titre du projet l’organisation co-organisateurs partenaire(s) Centre municipal Entrepreneurial de recherche Amsterdams cultures in European historique et 2008 1.2.1 historisch − cities documentation museum, NL de Volos, GR HR, NL, DE, UK, LU, ES ACCESSIT (Accelerate the Bibliothèque Circulation of MDR centrale 2009 1.2.1 Culture through PARTNERS, publique de − Exchange of Skills UK Véria, GR in Information RS, TR, PL Technology) Lighting designers Municipalité de 2009 1.2.1 for Historic urban RO, ES, AT − Corfu, GR landscape Préfecture de Préveza, GR/ Athens network Human rights Province de 2009 1.2.1 of collaborating − Sunrise Perugia, IT experts (A.N.C.E.), GR ES, RS

48. Ce tableau n’affiche pas de résultats pour les communes d’Athènes et de Thessalonique. Source : site internet de l’Agence exécutive « Éducation, audiovisuel et culture » (EACEA), disponible : http://eacea.ec.europa.eu/culture/results_compendia/results_ en.php [consulté le 20.06.2016], traitement des données par l’auteure de l’article. CAHIERS BALKANIQUES 340 La presse allophone dans les Balkans

Bibliothèque Enhance Národní centrale Manuscriptorium 2010 1.2.1 knihovna České publique de − through Balkan republiky,CZ Véria, GR Recovered Knowledge RS, BG Folk Music in Préfecture des MusEUms – Young Comune di 2010 1.2.1 Cyclades, GR − musicians and old Roma, IT NO, IT, EE instruments Festival d’opéra Associazione Tutti all’ Opera de l’ancienne 2011 1.2.1 Culturale Palazzo − Corinthe, GR del Majno, IT DE, UK AccessITplus. Accelerate the Bibliothèque Circulation of centrale MDR Partners, 2011 1.2.1 Culture through publique de − UK Exchange of Skills Véria, GR in Information RS, HR, PL, BA Technology Centre Euro‑Mediterranean culturel de la Contemporary Associação municipalité Popular music. Cultural Sete 2012 1.2.1 d’Ioannina 49, − Production and Sóis Sete Luas, GR Mobility Sete Sóis PT ES, IT, PT, FR, Sete Luas HR, RO FolkMus ‑ Young Région de sud musicians and old Roma Capitale, 2013 1.2.1 Aegean, GR − stories, folk music in IT IT, PT, EE, ES musEUms and more Municipalité Office de Rando pour la du nord, 2013 1.2.1 l’Environnement − Culture Tzoumerka, GR de la Corse, FR ES

49. Le festival était organisé par la préfecture de Corinthe. L’EUROPÉANISATION DE L’ACTION PUBLIQUE EN GRÈCE (1980-2010) Dionysia TZEMOPOULOU 341

Tableau 6. Régions administratives de Grèce (décret présidentiel no 51/1987)

RÉGIONS ADMINISTRATIVES (1978)/2e DEGRÉ DE GOUVERNEMENT LOCAL (2010) 50 Macédoine orientale et Thrace Macédoine centrale Macédoine occidentale Thessalie Épire Îles Ioniennes Grèce occidentale Grèce centrale Attique (dont agglomération d’Athènes) Péloponnèse Crète Égée méridionale Égée septentrionale

Résumé : l’adhésion de la Grèce à la CEE/UE (1981) se traduisit par l’application des directives européennes dans tous les domaines de l’action publique. Dès 1989, les initiatives de développement de l’État grec étaient pleinement intégrées dans les Cadres communautaires d’appui (CCA) et les programmes sectoriels de financement européen. Cet article propose une analyse du processus d’européanisation et de son impact sur l’évolution des politiques culturelles locales dans le courant de la période 1980-2010. Dans cette perspective, nous souhaitons comprendre la nature des changements identifiés sur le processus décisionnel, attendu qu’une nouvelle composante, celle de l’action communautaire, intervient de manière dynamique dans la définition du contenu des politiques publiques. Mots-clefs : européanisation, action publique territoriale, processus décisionnel, mimétisme institutionnel, culture, Grèce

50. Conformément à la loi 3852 (2010) [Programme Kallikratis], la Grèce maintient sa division en 13 districts administratifs qui constituent le deuxième degré de gouvernement local. Abstract: The accession of Greece to the EEC/EU (1981) resulted in the application of European directives in all areas of public action. By 1989, Greek state‑led development initiatives were fully integrated into Community Support Frameworks (CSFs) and sectoral EU funding programs. This article proposes an analysis of the Europeanization process and its impact on the evolution of local cultural policies during the period 1980‑2010. In this perspective, we wish to understand the nature of the changes identified in the process of decision‑making, since a new component that of Community action, plays a dynamic role in defining the content of public policies. Keywords: europeanisation, territorial public action, decisionmaking process, institutional mimicry, culture, Greece

Περίληψη : Η ένταξη της Ελλάδας στην EOK/EE (1981) οδήγησε στην εφαρμογή ευρωπαϊκών οδηγιών σε όλους τους τομείς της δημόσιας δράσης. Από το 1989, οι αναπτυξιακές πρωτοβουλίες του ελληνικού Κράτους ενσωματώθηκαν πλήρως στα Κοινοτικά Πλαίσια Στήριξης (ΚΠΣ) και στα τομεακά επιχειρησιακά προγράμματα της Ε.Ε. Το άρθρο αυτό προτείνει μια ανάλυση της διαδικασίας του εξευρωπαϊσμού και των επιπτώσεών της στην ανάπτυξη των πολιτιστικών πολιτικών σε τοπικό επίπεδο, κατά την περίοδο 1980‑2010. Υπό το πρίσμα αυτό, βασική επιδίωξη είναι να προσεγγιστούν οι αλλαγές που εντοπίστηκαν στην ίδια την διαδικασία της λήψης αποφάσεων, δεδομένου ότι ένα νέο στοιχείο, το οποίο αφορά την Κοινοτική δράση, διαδραματίζει πλέον δυναμικό ρόλο στον καθορισμό του περιεχομένου των δημόσιων πολιτικών. Λέξειςκλειδιά: εξευρωπαϊσμός, δημόσια δράση σε τοπικό επίπεδο, διαδικασία λήψης αποφάσεων, θεσμικός μιμητισμός, πολιτισμός, Ελλάδα

Anahtar kelimeler: avrupalılaşma, bölgesel kamu eylemi, karar alma süreci, kurumsal taklit, kültür, Yunanistan

Клучни зборови: европеизација, територијална јавна акција, процес на донесување одлуки, институционална мимикрија, култура, Грција COMPTES RENDUS

Faruk Bilici, 2019, Le canal de Suez et l’Empire ottoman, CNRS éditions, 313 p., ISBN : 9782271127068

Joëlle Dalègre CREE-Inalco

Les témoignages et les ouvrages à propos du canal de Suez ne manquent pas, mais tous en font « une affaire strictement franco-britannique impliquant le territoire égyptien, au mieux comme une source de rivalité coloniale […], au pire comme une affaire de capitalistes avides » aidés par « des hommes courageux ». L’originalité de cet ouvrage est d’utiliser les sources ottomanes, très abondantes à ce propos et jusque-là négligées, et de replacer l’histoire du canal dans le cadre des relations « subtiles » entre l’Égypte et l’Empire auquel elle appartient. L’auteur, Faruk Bilici, un spécialiste reconnu de l’histoire ottomane, nous présente un livre qui comprend 6 chapitres, 313 pages dont 52 consacrées à la chronologie (très précise et bien utile) et à la bibliographie, aux références et aux index. Les premiers chapitres permettent de retracer l’aventure conflictuelle qui aboutit à la réalisation du canal. Le premier chapitre rappelle les prémices d’un projet pharaonique. Dès le xvie siècle en effet, on voit l’idée d’un possible canal des deux mers intéresser les Vénitiens, les dirigeants de Raguse, les Portugais, les cartographes ottomans et tous ceux qui naviguent en mer Rouge ; par la suite, l’idée reste présente dans les esprits jusqu’à l’expédition de Bonaparte en Égypte. Les données du problème restent les mêmes : il serait bon d’améliorer le transfert des marchandises et des hommes de la Méditerranée à la mer Rouge, de faciliter l’accès des pèlerins à La Mecque, d’intégrer le commerce international ; mais les difficultés se retrouvent, d’énormes difficultés techniques et, de plus en plus, des raisons politiques : ce « Bosphore artificiel » (p. 38) ne va-t-il pas couper l’Égypte de l’Empire et la conduire à l’indépendance, ne va-t-il pas accroître l’influence de la France et de la Grande-Bretagne à qui, par ailleurs, au xixe siècle, l’Empire ne CAHIERS BALKANIQUES 346 La presse allophone dans les Balkans

peut guère refuser grand-chose ? En tout cas, les études et réflexions sur ce sujet abondent dans les archives ottomanes. Le deuxième chapitre, le canal de Suez sous le gouvernement de Saïd Pacha et l’Empire ottoman (1854-1855) montre les premiers pas de Lesseps pour faire accepter et organiser son projet sur un fond général de réformes dans l’Empire ottoman (le Tanzimat), de guerre de Crimée (qui renforce la dépendance de la Porte face à la Grande-Bretagne et la France), de développement économique (favorable au projet) et d’une amitié solide avec Saïd Pacha. Lesseps pousse en permanence le vice-roi d’Égypte à lui accorder des libertés qui dépassent ses pouvoirs sur un territoire qui reste ottoman et provoque ainsi rapidement l’ire des grands vizirs inquiets. Ces inquiétudes et ces initiatives qui mettent le pouvoir devant des faits accomplis se multiplient dans la période couverte par le troisième chapitre, Escalade dans la longue crise qui couvre la période allant jusqu’à la mort de Saïd Pacha en janvier 1863. Lesseps poursuit son activité tous azimuts, démarchage auprès des politiques français et anglais, contact avec des financiers et des ingénieurs de toute l’Europe, multiplication des études techniques et appels à des ingénieurs de toute l’Europe, constitution de sa société internationale ; il obtient finalement du vice-roi une autorisation pour réaliser des études et des travaux préparatoires, en embauchant une main-d’œuvre locale. Mais le projet et ce que Lesseps réalise dépasse largement les limites des travaux « locaux » dont le vice-roi peut décider seul ; son importance financière et stratégique met en jeu l’intérêt de l’Empire. Ces activités déplaisent fortement à la Grande-Bretagne qui, malgré les avantages commerciaux et militaires qu’elle pourrait en retirer, craint de voir la France se créer une colonie en Égypte. Les grands vizirs ont la même peur et s’inquiètent de voir une part du territoire ottoman exploitée par une compagnie étrangère qui, de surcroît, emploie des étrangers et a recours à la corvée, interdite dans l’Empire depuis le Tanzimat. Ils sont soumis de surcroît aux pressions de la Grande-Bretagne qui rappelle ses services rendus à la Porte. Le sultan décrète en 1859 un arrêt provisoire des travaux que Lesseps ne respecte pas, trois cent mille ouvriers travaillent sur les différents sites à cette date ! En janvier 1861, la Porte se résigne et tente de sauver son pouvoir en indiquant aux ambassadeurs étrangers les conditions à respecter pour que les travaux soient autorisés. Ismaïl Pacha et le canal de Suez : la fin heureuse d’un long parcours. Le quatrième chapitre s’ouvre avec la mort de Saïd auquel succède Ibrahim Pacha ; les travaux sont bien avancés : la moitié du canal maritime est opérationnelle, et le sultan Abdülaziz tente de réaffirmer la suzeraineté ottomane en effectuant un voyage diplomatique fastueux en Égypte. La Porte affirme clairement qu’elle accepte le canal, mais tient à réviser les conditions imposées à son vassal, Saïd Pacha, par COMPTES RENDUS Joëlle DALÈGRE 347

Lesseps, elle s’appuie sur un arbitrage confié à Napoléoniii, suivi de nouvelles négociations qui lui permettent difficilement de regagner des fragments du terrain perdu en affirmant sa présence. Les deux derniers chapitres abandonnent les péripéties du percement du canal pour se concentrer sur des aspects moins connus, car nourris des archives ottomanes peu consultées, l’Égypte et la Porte et la presse ottomane, l’Égypte et le canal de Suez. Les relations entre le nouveau dirigeant de l’Égypte, Ismaïl Pacha, qui reçut le titre honorifique de khédive, et la Porte, son suzerain, sont une suite d’hypocrisies, de courbettes, de vexations. Le vice-roi qui se déclare d’abord fort soumis, oublie très vite et multiplie les actes d’indépendance, achetant des armes directement aux Européens, dépensant sans compter pour des voyages et des fêtes luxueuses, allant jusqu’à inviter lui-même les chefs d’État étrangers à l’inauguration du canal, sans même en avertir le grand vizir. Quant à la Porte, résignée à l’existence du canal, elle tente par tous les moyens d’affirmer ses droits en réduisant les privilèges exorbitants accordés par Saïd Pacha. L’étude d’une partie de la presse ottomane de l’époque aboutit à deux indications essentielles : « les fondateurs de la compagnie du canal n’ont pas cherché à y intéresser les populations » et « la presse n’a pas permis de diffuser une information suffisante… pour intéresser les populations » à cette réalisation pourtant cruciale pour l’Empire. L’ensemble des négociations montre bien que Lesseps n’envisageait, pour réussir et contourner les réticences et l’opposition des grands vizirs, que l’audace, le fait accompli, les relations personnelles avec les dirigeants égyptiens puis européens. L’histoire donnera raison aux vizirs : le canal a bien contribué à couper l’Égypte du reste de l’Empire et établir la colonisation européenne. Ce travail nous instruit sur un aspect non traité jusqu’à maintenant de l’histoire ottomane, et il illustre dans le détail un cas crucial de pénétration européenne dans l’Empire ottoman, et dans un contexte plus large, l’une des tactiques de pénétration coloniale et de rivalité franco-britannique dans ce domaine.

Marie-Cécile Navet-Grémillet, 2019, L’Alexandrie de Pénélope Delta (1874-1941), face cachée d’un écrivain grec, De Boccard, Centre d’études alexandrines, 509 p., ISBN : 9 782 490 128 069

Joëlle Dalègre CREE-Inalco

Voici un ouvrage soigné, de luxe dans les conditions actuelles : une riche bibliographie ordonnée, deux index très développés (nominum et locorum), des arbres généalogiques (fort utiles dans ces familles complexes et liées par des intermariages), une chronologie, des plans et cartes, 74 figures ou cartes postales exceptionnelles d’une Alexandrie disparue et des photos de famille. Le tout sur papier glacé et couverture cartonnée. Il est divisé en trois parties et quatorze chapitres. Conformément au titre, il ne présente pas Pénélope Delta en tant qu’écrivaine grecque connue pour ses livres s’adressant aux enfants, mais en tant que native d’Alexandrie où elle vécut 31 des 67 années de sa vie. C’est bien l’Alexandrie de Pénélope Delta qui nous est présentée et donc une face effectivement peu connue de l’auteur jusqu’à la publication relativement récente de ses mémoires et souvenirs. 1re partie : Pénélope Delta l’Alexandrine. Elle naquit à Alexandrie et y vécut jusqu’en 1908, soit pendant 31 ans si on enlève les voyages et séjours à Athènes, en Angleterre (Manchester), au Pays de Galles, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en France (exposition universelle de 1889). On découvre d’abord l’enfant d’une famille grecque enrichie grâce au commerce du coton, les Benaki (elle est fille d’Emmanuel Benaki), une petite fille triste, élevée par des parents sévères, sans affection, des nurses anglaises revêches et une professeure de français. La jeune fille n’est pas plus heureuse : amours CAHIERS BALKANIQUES 350 La presse allophone dans les Balkans

malheureuses, choix du futur époux par la famille, un homme qu’elle n’a pas vu avant les fiançailles, qu’elle n’aime pas même si elle le respecte et qui n’acceptera pas le divorce (elle y perdrait ses trois enfants). Ayant longtemps dû habiter chez sa belle-mère, elle passe du pouvoir de sa mère à celui de Mme Delta mère. Dans les mondanités de son milieu bourgeois, les soirées et fêtes, le whist, le polo (son frère y meurt accidentellement), les bains à Ramleh, occupée par les diverses fondations philanthropiques, elle est « prisonnière dans la ville » (p. 55) ; elle se trouve devant l’alternative « la liberté ou la mort » (p. 57) dans une société où tout le monde sait tout sur tout le monde, multiplie les tentatives de suicide (elle se suicidera le jour de l’entrée des Allemands dans Athènes en 1941). Alexandrie est pour elle « la capitale de la douleur » (p. 82). La 2e partie, la plus longue, montre une Pénélope à la fois grecque et alexandrine. On y navigue en permanence de la vie alexandrine telle que vue par Delta à la vie alexandrine vue par les voyageurs ou d’autres écrivains qui ont vécu ou résidé dans la ville, et quelques données des historiens. C’est dans les sept chapitres de ces allers-retours que l’on apprend le plus sur Alexandrie. La vision de Pénélope Delta est en effet conditionnée par son état : enfant, femme, riche, et Grecque. Femme, donc elle ne sort de chez elle que pour les cérémonies mondaines, quelques achats de prestige ou le casino de Ramleh, autre lieu mondain comparé à Deauville. Elle ne connaît ni l’Égypte, ni même le delta, ne voit pas les villages, n’admire que les jardins qui entourent chaque villa de son quartier et ne connaît de la Grèce que les jardins du quartier bourgeois de Kifissia. Son Alexandrie n’est pas celle de Cavafy au même moment. Riche signifie qu’elle n’a pas à travailler à l’extérieur pour vivre et ne voit donc jamais les pauvres, Grecs ou non, sauf les mendiants sous sa fenêtre. En revanche, elle vit dans une grande maison avec une foule de domestiques. Elle est experte en beaux meubles européens, en littérature française et en modes britanniques, puisque l’anglomanie est de rigueur au début du xxe siècle dans la haute bourgeoisie d’Alexandrie, dans une famille où l’on considère que les études supérieures sont meilleures en Angleterre (mais pas pour les filles !). Jusque-là, sa vie rappelle celles des héroïnes du Maître de forges d’Ohnet (1882). Grecque signifie qu’elle est liée par sa famille aux dirigeants de la communauté grecque d’Alexandrie, en connaît les rouages, même si son action ne peut concerner que leurs activités philanthropiques nombreuses et réelles. La communauté est à la fois ouverte sur l’extérieur – les autres communautés étrangères de la ville – et fermée sur elle-même quand il s’agit de mariage. En fait, son ouverture est celle de la haute bourgeoisie non égyptienne qui partage le même genre de vie et les mêmes modes. Pénélope elle-même est à la fois fière d’être grecque, convaincue de COMPTES RENDUS Joëlle DALÈGRE 351 sa supériorité sur les « indigènes » et aussi complexée face aux colonies étrangères – anglaise et française – qui se proclament supérieures. La 3e partie nous rappelle qu’elle est aussi « un écrivain alexandrin ». Il peut sembler paradoxal de nommer « alexandrin » quelqu’un qui se voulait « Grecque jusqu’au bout des ongles », qui n’a situé à Alexandrie que ses mémoires et souvenirs (non publiés de son vivant) et le roman Voyou, et à qui Alexandrie ne rappelait que de mauvais souvenirs sauf quelques exceptions. L’auteur nous rappelle qu’Alexandrie a en revanche été un lieu mythique pour de nombreux écrivains étrangers. Mais Pénélope n’est ni un visiteur, ni un étranger habitant la ville, ni quelqu’un qui la regrette après l’avoir quittée ; cela donne à sa vision et à ses témoignages un caractère éminemment personnel. Alexandrie lui a donné également un rapport particulier à la langue grecque : fidèle à sa classe sociale, elle ignore l’arabe ; le français, dans lequel elle rédige ses mémoires, est sa seconde langue maternelle, et elle parle couramment l’anglais, l’italien, lingua franca d’Alexandrie, mais ne connaît que le grec démotique parlé de sa mère puisqu’elle refuse d’apprendre la langue puriste abstraite enseignée par les instituteurs grecs. C’est au début du xxe siècle qu’elle a des échanges avec des écrivains grecs partisans du démotisme et qu’elle épouse leur point de vue, mais, paradoxalement, elle regrette ensuite que son grec ne soit pas très bon, car encombré de tournures alexandrines ou françaises, et qu’il soit éloigné du grec démotique normalisé à cette époque par Psichari. Contrairement à d’autres écrivains grecs en diaspora qui ont gardé en tête le rêve de la terre natale perdue, Delta a vogué entre deux pays, la Grèce et Alexandrie, qui ni l’un ni l’autre ne lui ont apporté l’amour et la liberté dont elle rêvait. Ce très beau livre, en tout cas, apporte une vision nouvelle à la fois sur cet aspect pas réellement traité jusqu’alors de la vie de Pénélope Delta et sur la vie de la communauté grecque d’Alexandrie au tournant du xxe siècle.

Christophe Poupault, 2019, Dans la Grèce de Métaxas (1936-1941), Observateurs et voyageurs français face à un régime autoritaire, Aux éditions du Bourg, Montrouge, ISBN : 9782490650057

Joëlle Dalègre CREE-Inalco

« Le voyage de Grèce est pour un honnête Français le plus beau dont il puisse rêver » André Billy, 1937

Christophe Poupault a rédigé sa thèse de doctorat sur Les voyages français dans l’Italie des Chemises noires (1922‑1943), et dans un même esprit, il présente aujourd’hui un ouvrage sur la Grèce de Métaxas (1936‑1941) vue par les voyageurs, les journalistes et les diplomates français. Certes, voyageurs et journalistes y sont beaucoup moins nombreux qu’en Italie et l’expérience ne dure que cinq ans ; néanmoins, l’auteur a étudié scrupuleusement les récits publiés alors (39 entre 1920 et 1936, 20 entre 1936 et 1941), les journaux et revues françaises (25), y compris les revues spécialisées dans le voyage (6) ; si l’on y ajoute l’ensemble des ouvrages sur la période, on rencontre donc une vision complète du sujet, d’autant plus que – l’auteur le constate – l’historiographie française ne s’est jamais beaucoup intéressée à Métaxas. Or un lecteur attentif en apprend dans ce livre autant sur les Français et leur regard que sur la Grèce de Métaxas elle-même, ce qui n’est pas le moindre de ses intérêts. L’ouvrage est divisé en trois parties : 1) une dictature « secondaire », une attirante destination de voyage, 2) la confrontation à la dictature 3) l’amitié franco-grecque au prisme des voyages et de la montée des tensions internationales. CAHIERS BALKANIQUES 354 La presse allophone dans les Balkans

La première partie se nourrit essentiellement des récits des touristes et guides ou propagandes qui leur sont adressées. Le constat est clair : le régime du 4 août n’intéressait pas grand-monde en France. Il faut dire qu’il est instauré deux semaines après le début de la guerre civile espagnole, quelques mois après la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler et l’attaque de Mussolini sur l’Éthiopie ; l’opinion trouve tout cela plus grave que l’agitation politique chronique dans une Grèce lointaine. Cependant le nombre des touristes augmente, sans dépasser néanmoins les 100 000 voyageurs par an, et ce sont majoritairement des croisiéristes (ou plus rarement des passagers de l’Orient-Express) dont le tiers ne passe qu’une seule journée en Grèce, à Athènes. Même si la Grèce est jugée peu chère, il faut du temps et de l’argent, ce sont donc des voyageurs « choisis », professeurs, écrivains, élèves de l’École du Louvre, de normale Sup, de Polytechnique, des membres de l’Association Guillaume Budé, tous possesseurs d’une culture classique solide. Résultat : ils ne recherchent que les ruines antiques, ne voient qu’elles, ne s’enthousiasment que pour elles, quitte même à vexer leurs amis grecs par leur mépris total pour la Grèce contemporaine. Pour leur plaire et en faire des propagandistes, le gouvernement grec multiplie les efforts concernant les hôtels, la police touristique, les visites, les transports, jusqu’à même ordonner aux habitants des îles de tous passer leur maison à la chaux et de peindre leurs volets en bleu ! Pour ces visiteurs qui le plus souvent ne sortent d’Athènes, s’ils y parviennent, que pour visiter Delphes ou l’Argolide, la confrontation à la dictature est rare. Ils peuvent l’ignorer ou en être satisfaits : l’ordre règne, il n’y a pas de grève ni de manifestation, les militaires n’apparaissent pas dans les rues, la modernisation qui gagne les rues du centre-ville d’Athènes les ravit et quand ils voient, par hasard, des prisonniers ou entendent parler des exilés dans les îles, ce ne sont que des communistes – ce qui rassure tout le monde – qu’on envoie dans les « îles fleuries » des Cyclades (quand on connaît Anafi, le qualificatif laisse rêveur). Quelques-uns, plus curieux, découvrent les communications difficiles, l’absence de confort, la misère, ils en sont déçus et horrifiés (Simone de Beauvoir) mais ne s’y intéressent pas. C’est donc dans les récits des journalistes que l’on peut découvrir la dictature, récits relativement limités puisque le lectorat a d’autres urgences. Là, bien sûr, selon les options des journaux, on peut trouver des jugements différents, mais ce qui domine c’est la vision d’un pays calme, qui a échappé au communisme, gouverné par un chef débonnaire, vieillissant, grassouillet et rassurant. De plus, ils approuvent chaudement ses lois sociales – sans voir qu’elles ne sont guère appliquées. C’est « Travail, Famille, Patrie » auquel il faut ajouter la religion et le culte de l’Antiquité ! Donc pas de quoi s’inquiéter. Ils cherchent souvent à COMPTES RENDUS Joëlle DALÈGRE 355 comparer les dictateurs en place, donc Métaxas et les autres dictatures européennes, ne sachant comment qualifier ce régime dirigé par un petit homme sans charisme, mauvais orateur, qui leur rappelle davantage Salazar que Mussolini, et surtout, pour la majorité d’entre eux, son anticommunisme viscéral et son air de « Grec moyen » sont des éléments positifs ; il atteint évidemment des sommets par son « Non » héroïque ( !) à Mussolini du 28 octobre 1940. Il est intéressant de noter que les rapports de l’ambassade de France et de l’attaché militaire sont beaucoup plus nuancés, relativisent les réalisations du chef, et doutent de l’attachement du peuple à son égard (ce que les réactions lors de la visite de Jean Zay et celles des spectateurs des cinémas montreront avant qu’on leur interdise d’applaudir au cours des actualités !). Les voyages se poursuivent jusqu’à la fin de la drôle de guerre, mais la dernière partie, plus succincte, se consacre aux relations diplomatiques entre la Grèce et la France, s’appuyant davantage sur les journaux et les rapports officiels. La position de la France colle à celle de l’opinion : le Front populaire et les gouvernements qui le suivent ferment les yeux sur la dictature, contents de voir l’ordre régner dans une région où ils ne veulent pas s’investir. Métaxas, lui, soucieux de maintenir la paix et de ne pas s’exposer, accueille favorablement les Français en visite officielle, les hommes de lettres, les artistes et la langue française reste la seule étrangère enseignée. Le détail des contacts et déclarations des uns et des autres reste parfois un bel exemple d’hypocrisie politique dont le meilleur exemple reste le voyage de Jean Zay, un séjour de près de 10 jours, où il doit naviguer entre les efforts des opposants grecs pour le contacter et son souci de ne pas froisser son hôte. Au total, ce livre se lit agréablement, il est riche de plusieurs centaines de références en bas de page, et il en apprend beaucoup à son lecteur autant sur le regard que les Français et les gouvernements peuvent porter sur un pays étranger que sur le pays en question. On ne peut donc qu’en conseiller la lecture.

René Bouchet, 2020, Nikos Kazantzaki, les racines et l’exil, Éditions universitaires de Dijon, Collection Essais, 130 p, ISBN : 9782364413504

Joëlle Dalègre CREE-Inalco

Des ouvrages de valeur ont déjà paru en France à propos de Nikos Kazantzaki ; néanmoins l’essai de René Bouchet, Nikos Kazantzaki, les racines et l’exil, ne fait pas double emploi ; « petit » par la taille, c’est une étude approfondie, sensible et synthétique dont le sous-titre, les racines et l’exil, indique clairement la problématique. Car une chose est sûre : Kazantzaki n’a cessé au fil de ses livres de revenir sur le caractère problématique pour ses personnages, de l’enracinement ou du déracinement, du départ ou du retour, du maintien dans ses foyers ou de l’aventure sur les routes du monde. (p. 7) Les racines, celles de l’arbre, c’est la Crète, racine omniprésente, affirmée, revendiquée, une Crète « féroce », « sauvage », « orgueilleuse », combattante, LIBRE. L’écrivain, après son adolescence, n’y passe plus que peu de temps, juste le temps de reprendre de « l’élan », mais il la porte en lui. La Crète n’a pas disparu de mon esprit, mais le monde tout entier s’est déployé en moi comme une Crète gigantesque qu’opprimaient toutes sortes de Turcs, maux qui se relevait sans cesse et réclamait sa liberté (p. 39). Mais la Crète, c’est aussi un père tyrannique qui l’étouffe. Les révoltes contre le père sont nombreuses dans l’œuvre de Kazantzaki (p. 19) comme l’image de l’étouffement qu’il ressent également en Grèce, sentiment d’étouffement qui le pousse à l’arrachement, à l’errance à travers le monde à la découverte des Autres. C’est la découverte de l’URSS des années 1920, d’un espace immense qu’il a largement parcouru, du communisme, la rencontre d’une humanité une et diverse, d’une sorte de monde entier à lui seul, dans une société à la fois diverse et sans classes. Cet enthousiasme retombera, mais la quête, le déplacement permanent de l’Extrême-Orient à la France, l’expérience de la diversité humaine se poursuivra, malgré deux arrêts plus longs, l’un à Égine, l’autre, à Antibes où il mourra. Mais : Je reste ici, exilé, dans ce paradis d’Antibes, et je travaille, autant que je le puis, la langue et l’esprit néo-grecs. Depuis quarante ans, je ne fais que cela, sans autre récompense que les persécutions des Grecs officiels. Mais je suis fait de bonne terre,made in Creta, et je résiste, j’espère lutter ainsi jusqu’à la mort. (p. 99) Ce compte-rendu est bref, je l’avoue, mais la richesse de cet essai en analyses prises à toutes les œuvres de Kazantzaki, ne peut se résumer, il ne peut que se lire et enrichir le lecteur. Table des matières

Éditorial Joëlle Dalègre ...... 7

Dossier

L’Europe du Sud-Est et la presse allophone Nicolas Pitsos ...... 11

La presse francophone dans l’Empire ottoman et la Turquie de Mustafa Kemal Gérard Groc...... 15

La presse francophone grecque de la première moitié du xxe siècle Despina Provata ...... 33

Le Messager d’Athènes ou la défense de l’Hellénisme Joëlle Dalègre ...... 53

The Great War and Military Occupation: Rumänien im Wort und Bild— A German soldiers’ propaganda magazine (1917) Claudiu-Lucian Topor ...... 83

Des coulisses du Quai d’Orsay à l’espace médiatique balkanique : la presse francophone en Europe du Sud-Est au lendemain de la Première Guerre mondiale Nicolas Pitsos ...... 101

La presse franco-roumaine et les reflets d’un pays balkanique Oana Soare ...... 113

La Voix du Monténégrin – La Voix du Monténégro : Journal officiel d’exil d’un Royaume en voie de disparition, 1917-1921 Prof. Dr Dragan Bogojević & Prof. Dr Ivona Jovanović ...... 123

Serbian Press in France during the 20th Century: Among the Cultural Diplomacy and the Information on the Diaspora Dr. Aleksandra Kolaković ...... 139 La presse de l’émigration bulgare en France, Allemagne et Angleterre, dans les années 1950-1970 Svetla Moussakova ...... 155

Typologisation de la presse en langues étrangères en Bulgarie et de la presse bulgare en France au cours de la première moitié du ххe siècle Prof. Zdravka Konstantinova, Ph. D...... 167

La revue Albanija, Shkipnija é Shqiptarevét [L’Albanie, L’Albanie aux Albanais] : 1902-1906 à Belgrade Évelyne Noygues ...... 187

L’AIM, un réseau d’information alternatif et un média électronique plurilingue dans l’espace (post) yougoslave en guerre et après-guerre Dragica Mugoša ...... 205

Varia

Que désigne le terme hellénisme ? Katherine Nazloglou ...... 221

Contribution à une histoire du concept d’hellénisme de Chateaubriand à Théodore Reinach Christophe Corbier ...... 225

Le nouvel hellénisme hors de ses frontières à partir d’Alexandre le Grand Pascal Charvet ...... 259

L’Hellénisme pontique et sa diaspora : les territoires de la mémoire Michel Bruneau ...... 275

Les tragédies d’Andréas Calvos Athanassios G. Blessios ...... 303

L’européanisation de l’action publique en Grèce (1980-2010) : l’impact sur les politiques culturelles territoriales Dionysia Tzemopoulou ...... 319

Comptes rendus

Faruk Bilici, 2019, Le canal de Suez et l’Empire ottoman Joëlle Dalègre ...... 345 Marie-Cécile Navet-Grémillet, 2019, L’Alexandrie de Pénélope Delta (1874‑1941), face cachée d’un écrivain grec Joëlle Dalègre ...... 349

Christophe Poupault, 2019, Dans la Grèce de Métaxas (1936‑1941), Observateurs et voyageurs français face à un régime autoritaire Joëlle Dalègre ...... 353

René Bouchet, 2020, Nikos Kazantzaki, les racines et l’exil Joëlle Dalègre ...... 357 Achevé d’imprimer en