Textes réunis par Felicia Dumas

Francophonie et curiosité(s)

Actes du colloque international Journées de la Francophonie XXIe édition, Iasi, 25-26 mars 2016

1 Comité scientifique:

Patrice BRASSEUR, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse Michel CHAROLLES, Université 3 Sorbonne Nouvelle Francis CLAUDON, Université Paris 12 Jean-Pierre CUQ, Université de Nice

Anne-Marie HOUDEBINE, Université « René Descartes », Paris 5 Sorbonne

Robert MASSART, Haute École Provinciale de Mons Simona MODREANU, Université « Al. I. Cuza » de Iaşi Marina MUREŞANU IONESCU, Universités « Al. I. Cuza » de Iaşi Felicia DUMAS, Université « Al. I. Cuza » de Iaşi

Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României Francophonie et curiosité(s) ed.: Felicia Dumas – Iaşi: Junimea, 2017 ISBN 978-973-37-2016-4

I. Dumas, Felicia (ed.) 82.09

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Textes réunis par Felicia Dumas

Francophonie et curiosité(s)

Actes du colloque international Journées de la Francophonie XXIe édition, Iasi, 25-26 mars 2016

Éditions JUNIMEA, Iasi

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SOMMAIRE

Felicia DUMAS Avant-propos...... 9

Simona MODREANU Francophonie et curiosité(s)...... 11

Littératures francophones et curiosité(s)...... 13

Anne BÉCHARD-LÉAUTÉ Les cabinets de curiosités, source d’inspiration des arts contemporains et du livre d’artiste ...... 15

Marie-Françoise CHITOUR Les « conjonctions choquantes » dans Le Zéhéros n’est pas n’importe qui de Williams Sassine...... 31

Honorine-Bernadette MBALA-NKANGA Polyphonie et bilinguisme: Une lecture d’okenguegn bekône dans Histoire d’Awu de Justine Mintsa...... 41

Wafa GHORBEL « Regarder de toutes ses forces » : Curiosité et communauté dans L’Amant de la Chine du Nord de Marguerite Duras ...... 53

Elena-Brândușa STEICIUC Réception et traduction de l’œuvre hébertien en Roumanie...... 68

Voichiţa-Maria SASU Anne Hébert – niveaux de réel ...... 77

Corina DIMITRIU PANAITESCU Les villes hébertiennes ...... 85

Simona MODREANU Rites et rythmes littéraires: le nombre d’or de l’identité...... 99

Brîndușa GRIGORIU Le fruit défendu au XIIe siècle français: une curiosité littéraire ...... 107

Liliana FOȘALĂU Les espaces littéraires du vin: quelques curiosités...... 116 5

Doina Mihaela POPA Balzac ou le regard curieux: description et perception visuelle de l’espace clos ...... 126

Maria TRONEA Éléments de poétique dans Les Fous de Bassan d’Anne Hébert ...... 138

Cristina POEDE Noa Noa : l’aventure scripturale de Gauguin ...... 153

Emilia DOLCU L’apport cognitif de Proust ...... 161

Evagrina DÎRŢU L’Altérité aimantée et la guerre. Quelques considérations sur Le Rivage des Syrtes...... 181

Elena Simina BĂDĂRĂU Les Catilinaires d’Amélie Nothomb: entre les regards indiscrets et le rituel hallucinant d’un monde à l’envers ...... 191

Mihaela-Alexandra ACATRINEI S’enfermer pour rêver...... 197

Florentina MANEA Le carnaval, le démon et la sorcière : le monde à l’envers d’Anne Hébert ...... 208

Ana-Maria PINTILIE Le prêtre – « prédicateur infidèle de la Parole »...... 231

Alina-Daniela HAIDĂU Marie-Claire Blais et l’identité féminine au Québec ...... 238

Mihaela-Iuliana MARARI Les Roumains et Le Clézio ou Le Clézio et les Roumains...... 247

Teofana UNGUREANU Descartes et les Invisibles ...... 260

6 Curiosité(s) linguistiques, didactiques et spirituelles- philosophiques de la francophonie...... 267

Monseigneur Emilian NICA La curiosité pour l’Orthodoxie en : histoire, traditions et rayonnement doctrinal ...... 269

Felicia DUMAS Deux « curiosités » lexicales à spécificité chrétienne-orthodoxe en langue française ...... 280

Carmen-Ștefania STOEAN La dimension interactionnelle du discours universitaire écrit : une approche modulaire ...... 293

Raphaël BRUCHET Les actions de la Francophonie institutionnelle : entre culture et politique...... 312

Cristina PETRAȘ Bien [bjɛ],̃ ben [bɛ],̃ ben [bͻn] en français acadien : en jeux de la transcription d’un corpus oral...... 325

Robert MASSART La chaire et la chaise : un s qui ne manque pas d’r ! ...... 340

Mohammed El HAFIANE La langue française, entre pratiques et représentations: héritages et traces de la présence française au Maroc dans le parler marocain ...... 343

Maria-Lucreţia DUMITRAȘ Traces linguistiques d’origine française dans la langue roumaine...... 348

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Avant-propos

Le présent volume réunit à l’intention du lecteur friand de contenus culturels francophones une grande partie des textes des communications présentées lors de la XXIème édition du colloque international Journées de la Francophonie, organisé tous les ans à Iasi par le Département de Français de la Faculté des Lettres de l’Université « Alexandru Ioan Cuza ». Ce lecteur curieux est confronté à une structure en diptyque, qui lui propose toute une série de travaux (d’une riche diversité) portant justement sur la curiosité, rédigés par des chercheurs roumains, français, belge, américain ou marocain, spécialistes en littératures francophones, en langue française en contact linguistique avec d’autres idiomes des pays francophones, ou bien en théologie orthodoxe et pratique du christianisme en terre française. La première section du volume, consacrée au discours littéraire, est aussi la plus riche en matière de contributions. Les différentes approches des auteurs français ou francophones sont toutes sous-tendues par des regards curieux, voire espiègles des chercheurs désireux d’entraîner leurs lecteurs sur des sentiers moins battus des œuvres littéraires de ceux-ci, mettant en évidence dans leurs articles des aspects considérés plutôt étranges, hors-normes, particuliers, ou insolites. Qui pourrait résister à une pareille tentation, la curiosité étant connue et reconnue comme faisant partie des caractéristiques naturelles de l’être humain ? Elle n’a jamais cessé de stimuler l’imagination des lecteurs et la création des auteurs. De plus, elle engendre des imaginaires des plus incitants, que tout chercheur passionné de littérature francophone s’adonne à étudier. Des écrits d’Anne Hébert, de Marguerite Duras, de Balzac, de Williams Sassine, Justine Mintsa, Amélie Nothomb, de Proust, et des pièces médiévales de théâtre sont analysés ainsi à travers ce crible-moule de la curiosité dans la réception (par la lecture) et la construction discursive. La deuxième section du volume regroupe des articles et des études de réflexion spirituelle sur l’histoire et les particularités de l’Orthodoxie

9 d’expression française (une « curiosité » assez récente dans le paysage religieux de l’Hexagone), d’analyse linguistique et lexicale (du discours universitaire écrit ou de termes français à spécificité chrétienne-orthodoxe), de mise en évidence des actions institutionnelles de la francophonie, ou des particularités des contacts linguistiques manifestés entre le français et le parler marocain, ou le français et le roumain. Les contenus culturels de la francophonie transgressent donc les formes d’expression littéraire, pour se manifester à travers la spiritualité, le métissage linguistique et les contacts entre le français et des langues côtoyées ailleurs, en milieux francophones, ou la mise en pratique de projets concrets, institutionnels, de soutien et de valorisation. Les articles qui font partie de cette deuxième partie du volume se donnent comme enjeu principal le questionnement de ces autres contenus culturels de la francophonie. Diversité, altérité, imaginaire : voici autant de visages de la curiosité manifestée à l’égard de la francophonie, dévoilés avec précaution, joie et pudeur dans les pages de ce volume pour une satisfaction garantie de tout lecteur amoureux des expressions culturelles francophones.

Felicia DUMAS

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Francophonie et curiosité(s)

Chambres des merveilles, cabinets de curiosités, mécanismes magiques, mémoires de lieux, lieux de mémoires, autant d’espaces et de formes qui cultivent et suscitent la créativité libre, un tantinet mystérieuse, la force combinatoire qui ne s’embarrasse pas des limites constitutives d’une langue, d’une frontière, d’une représentation canonique... La francophonie, dans sa dimension multi- et transculturelle, dans sa capacité d’invention, dans son rôle de complément d’âme et d’esprit est une invitation à rêver, à réinterpréter, à arranger différemment le monde et les choses, au nom de la diversité et de l’inépuisable curiosité humaine. Dans le Banquet de Platon, la savante Diotime parle du désir de tout homme de connaître « quelque chose qu’il ne possède pas, quelque chose qu’il n’est pas lui-même » (200 e). En tant que désir de connaître, la curiosité est donc ouverte à l’altérité : elle porte sur ce qui nous est étranger, dans un mélange vivifiant de plaisir et d’insatisfaction. Portant sur le sensible ou l’intelligible, la curiosité procède d’un manque stimulant qui nous pousse à poursuivre ce qui ne tombe pas sous les sens, car il y a aussi un fond transcendantal de la curiosité. Entre curiosité philosophique, fantasmes littéraires, discours qui éclatent et se recomposent, audaces scientifiques, anomalies historiques, le monde de la francophonie ouvre son agora aux horizons qui se rétrécissent ailleurs. Voguons ensemble à travers l’esprit fouilleur et inquiétant du polémiste, le court-circuit étrange et inspiré du poète, les jouissances obliques et rebelles de l’artiste. Le travail d’exploration des ressources de la francophonie peut être leste, amusant, érudit, grave, il saura toujours réveiller les paradoxes enfouis sous les conformismes et libérer les énergies nouvelles, qui appartiennent en propre à cette communauté immense de gens qui ont le français en partage. Celui qui suit de près le phénomène francophone arrive à une conclusion réconfortante, somme toute : même si le nombre de locuteurs ordinaires baisse, le nombre des créateurs, et notamment des écrivains qui

11 choisissent de s’exprimer en français pour échapper à la prison de leur langue maternelle ou du système politique, idéologique, économique qui les opprime, ce nombre donc augmente de manière spectaculaire. En voici une explication, parmi tant d’autres : « le français ne fige jamais le sens d'un terme, explique la romancière suédoise Pia Petersen. En cela, il reflète bien la mentalité d'un peuple toujours enclin à contester, interroger, réagir... Une langue indocile, c'est toujours attirant pour un écrivain... » La curiosité fonde un imaginaire pulsatoire, flexible, métamorphosant, que nous vous engageons à explorer dans les idées, les œuvres, les mots ou les non-dits en français, édifiant un nouvel ordre, une autre logique d’identification, un autre univers. En outre, en 2016 nous célébrons le centenaire de la naissance de l’écrivaine canadienne Anne Hébert, dont la figure et l’œuvre énigmatiques sont toujours au cœur d’une actualité francophone particulièrement féconde, que nous vous invitons à revisiter dans ses formes plurielles.

Simona MODREANU

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Littératures francophones et curiosité(s)

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Les cabinets de curiosités, source d’inspiration des arts contemporains et du livre d’artiste

Anne BÉCHARD-LÉAUTÉ Université « Jean Monnet », Saint-Etienne, France Laboratoire CIEREC, EA 3068

Abstract: This article establishes a parallel between cabinets of curiosities and artist’s books. The author shows the special connection that has existed between art and archives and that still prevails in contemporary art. She then addresses the ongoing relationship between art and science. In so doing, she compares the architecture of curiosity cabinets with the structure of artist’s books. Various artistic media are focused upon including different types of book arts _book sculptures and multiples. The idea is to demonstrate that both the curiosity cabinets and artists’ books rely on intimacy and nostalgia. Keywords: Cabinets of curiosities; Wunderkammer; artists’books; artists’archives; collections; art and science.

Les ancêtres de nos Musées des sciences ou d’histoire naturelle furent les cabinets de curiosités quedes collectionneurs éclairés constituèrent dès la première Renaissance européenne (Von Schlosser 1908). Avant la création de musées publics, ces découvertes scientifiques provenant des mondes naturel, végétal et minéral étaient rassemblées dans ces lieux privés perçus comme novateurs car ils organisaient des objets jusqu’alors non-identifiés dans un espace familier. Bien que le cabinet de curiosités représente aujourd’hui une réalité historique pré-muséale, on notera que sa forme est encore utilisée dans un contexte muséographique. Un exemple récent en témoigne : àl’occasion de son inauguration en 2014, le Musée des Confluences de la Ville de Lyon, héritier entre autres du Musée d'histoire naturelle Guimet de Lyon, attisala curiosité de nombreux visiteurs en présentant pendant un an et demi une exposition inaugurale intitulée « Dans la chambre des merveilles », reconstituant l’ambiance des cabinets de

15 curiosités lyonnais du XVIIème siècle1. Dans le cadre étonnant de ce nouveau Musée à l’architecture post-moderne affirmée, l’exposition démontrait que le cabinet de curiosités était loin de représenter un espace désuet, figé et poussiéreux mais bien que sa forme est évolutive et continue de nous faire rêver ensollicitantnotre imaginaire. D’autres exemples pourraient en témoigner comme le Château d’Oirondans le département des Deux-Sèvres, qui abrite depuis les années 1990 une collection d’art contemporains’inspirant librement du cabinet de curiosités de Claude Gouffier (1510-1570), seigneur du château et grand écuyer d'Henri II. La collection intitulée Curios & Mirabilia cherche à transmettre l’esprit de curiosité de la Renaissance, privilégiant une approche sensible de la connaissance convoquant les cinq sens des visiteurs (Robert et Petit 2010)2. Le musée comme source d’inspiration artistique estaussi au cœur de nouvelles recherches universitaires interdisciplinaires en France. Le Conservatoire national des Arts et Métiers (CNAM) et l’université de Paris I ont ainsi amorcé une collaboration pour guider la constitution d’un cabinet de curiosités pour le CNAP3. Les cabinets de curiosités constituent un foyer d’idées dans le domaine des arts contemporains. Cette affinité particulière de l’art contemporain pour les Cabinets de curiositésse remarque dès les années soixante-dix avec le renouveau du collectionnisme et le développement chez les artistes de ce que le philosophe et critique d’art Gilbert Lascault appelle « les musées personnels ». Ces musées d’artistes « valorisent les musées ethnologiques, les musées d'histoire naturelle, les anciens cabinets de curiosités car elles se méfient des musées d'art, hiérarchisés, aseptisés »4. S’inspirer des cabinets de curiosités permet de reconstituer le lien entre les recherches artistiques et scientifiques du passé et celles du présent mais permet aussi d’approcher l’objet singulier.Initialement, les cabinets de curiosités n’étaient pas considérés

1 Dans la chambre des merveilles, Musée des confluences, Lyon, déc. 2014-juillet 2016, Scénographie Eve-Marine Basuyaux et Florence Reibell. 2 « Histoire des arts, les cabinets de curiosités », dossier pédagogique de l’Académie de Rouen [en ligne], consulté le 1er février 2016. URL :http://histoire-des-arts.spip.ac- rouen.fr/IMG/pdf/Cabinets_de_curiosites.pdf 3 Le Labex Création, Arts et Patrimoines(CAP) soutient un micro-projet de Dominique Poulot et Arnaud Bertinet, intitulé : « Passés et avenir des cabinets de curiosités ». Ce projet est le fruit de la collaboration entre l’équipe d’accueil HICSA de l’université de Paris I et le CNAM. 4 Lascault, Gilbert, « MUSÉES PERSONNELS », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 2 février 2016. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/musees- personnels/ 16 comme des œuvres d’art mais comme le contenant d’œuvres diverses, autant naturelles qu’artistiques, autant sacrées que profanes (Von Schlosser 2012 : 95). Dans l’art contemporain on constatera la tendance à reprendre les codes du cabinet de curiosité et à les transformer en œuvre. Cetteinfluence peut surprendre tant l’art contemporain estassocié au concept et au discours qui l’explicite plutôt qu’à l’objet qui le compose, comme l’a démontré Nathalie Heinich. En effet, selon la sociologue Nathalie Heinich, l'œuvre contemporaine ne réside pas dans l'objet mais dans l'expérience que l'on fait de cet objet, la véritable reproduction de l'œuvre étant le récit et le discours que l’œuvre engendre (Heinich 1998 et 2014). Le but de cet article sera d’établir un parallèle entre cabinets de curiosités, arts contemporains et livre d’artistes, de manière non-exhaustive tant les exemples sont nombreux. Pour comprendre ce lien important entre les arts et les cabinets de curiosités, nous rappelleronsd’abordles rapportsspécifiques qui unissentart, collection et étrangeté, par le biais de l’archive, puis nous évoquerons ceux qui relient art et science, par l’expérimentation. Divers médias artistiques seront évoqués et des œuvres d’artistes de différents niveaux de notoriétés seront présentées. Ce faisant, nous nous attarderons plus particulièrementsurle format du livre d’artiste qui constituera la troisième partie de cet article. Ce genre moins familier que d’autres productions artistiques nous sembleplus approprié à l’approche majoritairement littéraire du colloque « Francophonie et curiosité(s) »5. Il est aussi particulièrement adapté par sa nature intimiste qui se rapproche du caractère privé des premiers cabinets de curiosités.

Arts contemporains, collectionnisme et archive

Dans Les Cabinets d’art et de merveilles de la Renaissance tardive, Julius von Schlosser fut le premier à identifier les cabinets d’art et de curiosités comme étant àl’origine de nos musées. En tant que conservateur au Kunsthistorisches Museum de Vienne, sa familiarité avec la collection emblématique du Château d’Ambras près d’Innsbruck en Autriche, constituée durant la seconde moitié du XVIIème siècle par Ferdinand II de

5 Par « livre d'artiste » nous entendrons ici le terme générique qui porte sur l'ensemble des éditions d'artistes, que celles-ci soient ou non entièrement réalisées par un artiste. Pour certains, ces livres d’artistes doivent conserver un lien avec le livre par la forme, le texte ou la fonction. Pour d’autres, le texte et la structure traditionnelle du livre ne sont pas indispensables, comme nous le verrons dans le cas de diverses œuvres sous forme de boîtes dont nous traiterons ici. 17 Habsbourg, lui permit de comprendre les dénominateurs communs inhérents à ce type de collections. Dans son ouvrage, il identifie plusieurs caractéristiques telles que le goût pour l’ornement, pour la rareté et pour l’exotisme qu’il rapproche d’un comportement propre à celui des enfants, découvrant le monde en se l’appropriant sous forme de collections disparates d’objets dont ils sont les seuls à percevoir la valeur. Dans un même ordre d’idée visant à expliquer le goût pour l’étrangeté, l’historien de la perception Ernst Hans Gombrich, repéra lui aussi,parmi les amateurs d’art éclairés, la valorisation de formes artistiques longtemps considérées comme mineures tels les arts d’Afrique, d’Amérique précolombienne, ou d’Océanie, ou d’artssouvent perçus comme annexes tel l’art préhistorique, la caricature, l’art naïf, l’art brut, les dessins d’enfants (Gombrich 2004). Avant lui, d’autres historiens de l’art avaient déjà remarquédeux tendances dans l’histoire du goût en étudiant les querelles incessantes dans l’histoire de l’art entre les Anciens et les Modernes (Venturi 1926 et Previtali 1964).Depuis longtemps auraient coexisté dans l’histoire du goût deux propensions artistiques antagonistes. Il y aurait d’une part une vision progressiste, remontant à l’Antiquité, valorisant la maîtrise croissante de l’imitation de la nature, et, d’autre part et de façon concomitante, un rejet de l’illusionnisme à tout prix, qui dénatureraitla pureté de l’art ancien et lui ferait perdre la force de sa sobriété. C’est àcette dernière disposition primitiviste que l’on associera le goût des artistes pour les cabinets de curiosité. Nous le relions à cette méfiance vis-à-vis de la propension de l’art contemporainà privilégier le discours plutôt que l’objet notée par Nathalie Heinich. De nos jours, l’accessibilité des collections permet aisément au touriste de connaître le cabinet de curiosités qu’André Breton avait monté à des fins privées, au sein même de son appartement, au 42 de la rue Fontaine, dans le IXème arrondissement de Paris. Cette collection de 143 objets divers de provenances variées, aujourd’hui au Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou à Beaubourg, nous intéresse car elle constitue en elle-même une œuvre et un manifeste6. Intitulée dorénavant « Le mur de l’atelier » ou « Mur Breton », elle donne une idée des voyages accomplis par Breton et en composent une forme de microcosme. Composée d’œuvres africaines, amérindiennes et, majoritairement, océaniennes, on perçoit à travers elle l’appel des Surréalistes qui revendiquent un art extra-européen.

6 Musée national d'Art moderne (MNAM), Centre Pompidou, Paris : Inv. AM 2003-3. 18 Le caractère collectif se reflète dans la présence parmi ces œuvres non- occidentales d’œuvres de différents artistes surréalistes (Jean Degottex, Joan Miró, Francis Picabia).

« Un os de baleine gravé, une boîte de cigales momifiées, une amulette égyptienne, un masque Tatanua, un oursin fossilisé, une peinture de Joan Miró, une poupée maya, les pierres du lit d'une rivière, un tableau de Francis Picabia, un masque iroquois, une boîte de papillons… L'ensemble, composé en fonction d'un étrange caprice, d'un ordre paradoxal, qui tresse les souvenirs personnels et le respect qui est dû aux puissances occultes, aux lois du magnétisme, aux surprises du hasard », écrit Didier Ottinger7.

Si on rapproche le Mur Breton d’autres œuvres plus contemporaines, on comprend que ces références aux cabinets de curiosités permettent encore d’abroger la notion temporelle et de rassembler les goûts pour le primitivisme et pour la modernité. Dans ce mur, la diversité des médiums, des provenances et l’aspect magique et mystérieux des objets rappellent les vitrinesà la valeur cartographique des premières Wunderkammern. Maîtriser l’espace et le temps en rassemblant les cultures, relie la pratique artistico-poétique de Breton à celle des premiers collectionneurs éclairés. Ce raccourci spatio-temporel se retrouve dans l’œuvre d’un autre surréaliste, Marcel Duchamp, qui, avant Breton avait rassemblé de nombreuses œuvres en un même lieu. Il s’agissait deses propres œuvresqu’il présente et diffuse par souscription, à partir de 1935, sous forme de reproduction dans des valises aussi dénomméesBoîtes-en-valises. Il conçoit ces œuvres comme des musées portatifs et comme autant de clefs de lectures de l’ensemble de son œuvre puisqu’elles reproduisent jusqu’à 80 œuvres que l’artiste avait réalisées de 1910 à 1937 (Clair 2001). Parmi ces œuvres, le Grand Verre (La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, 1915-1923) domine la découverte progressive des autres œuvres reproduites. Elles forment une synthèse de l'univers de l'artiste qu’il reconstitua entre 1935 et 1940 dans des boîtes avec ou sans valise, gainées de cuir ou de toile. Les valises constituent à la fois une archive iconographique et un mode de diffusion, notamment quand, à partir de 1942, Duchamp se fait aider

7 Voir la notice rédigée par Didier Ottinger, directeur adjoint du Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou, au sujet du mur sur le site de l’Association Atelier André Breton, [en ligne], consultée le 3 février 2016. URL : http://www.andrebreton.fr/ work/56600100228260. 19 d’assistant pour en constituer jusqu’à 1966 quelque 320 exemplaires. Elles influenceront Le mouvement Fluxus, pour lequel Grand Verre est une œuvre capitale, qui utilisera aussi la valise comme mode de circulation et de diffusion de ses œuvres dans le monde entier. Dans ces œuvres surréalistes les notions de temps et d’espace sont fondamentales : comme le collectionneur dans son cabinet de curiosités, les artistes rassemblent dans un même lieu restreint une œuvre éclatée dans le temps et dans l’espace. C’est le format que l’artiste choisit qui y contribue et permet à l’œuvre de prendre forme. C’est le cas des livres d’artiste, ces livres de créateurs et de création qui sont conçus pour être des œuvres d’art. Ils prennent souvent des formes autres que celles du livre, notamment celle de la boîte ou de l’emboîtage, mais ont pour trait caractéristique un projet d’appréciation confidentielle, tant par leur forme réduite que par leur tirage souvent limité. Cette notion d’intimité rappelle évidemment le caractère privé des premiers cabinets de curiosités. Particulièrement révélateur en ce sens est le commentaire d’une œuvre intitulée Mon cabinet de curiosité réalisée par Amélie Roux alors qu’elle était étudiante du Master édition d’art / livre d’artiste de l’université Jean Monnet de Saint-Etienne. Le format très réduit de son œuvre de 9,5 x 11,5 cm diffère bien sûr de l’ampleur de certains cabinets de curiosités. Ceux-ci pouvaient être en effet très vastes, comme celui du Château d’Ambras qui s’organisait en 18 vitrines murales (Von Schlosser 2012 : 122-176). Mais elle s’en rapproche par son titre et par la réunion en un seul espace d’objets hétéroclites8. Cette œuvre, qui fait partie de la collection pédagogique de livres d’artistes de la Bibliothèque universitaire de Saint-Etienne,est une petite boîte en bois, au couvercle coulissant, portant une étiquette pareille à celle que l’on colle sur les cahiers d’écolier9. Cette boîte est tapissée en son fond d’une photo de l’artiste bébé et contient six flacons de verre remplis de coquillages, sable, rognures d’ongles, etc. Mon cabinet de curiosité est une « Collection de différents petits objets faisant référence à mon enfance », écrit l’artiste qui ajoute :

« ces éléments font aussi référence à la mémoire collective et aux souvenirs de chacun. Cette boîte est comme une boîte à secrets ou à souvenirs qu’on

8 Le caractère disparate est effectivement une constante des cabinets de curiosités, voir SCHLOSSER, VON, Julius, 2012, p. 122. 9 Voir notice de l’œuvre, collection Jacquie Barral, Bibliothèque universitaire, Université Jean Monnet, Saint-Etienne, France, [en ligne], consultée le3 février juillet 2016. URL : http://dossier.univ-st-etienne.fr/scd/public/livres_artistes/pages%20catalogues/ master2/2013_2014/roux.html 20 enterre dans son jardin. Les objets emprisonnés dans les récipients sont comme figés dans le temps ; ils deviennent alors énigmatiques et poétiques».

Les trois exemples précédemment cités nous montrent que la forme réduite du cabinet de curiosités, dans un espace clos à caractère confidentiel, est propice à susciterl’imaginaire artistique au point de devenir source d’inspiration pour les artistes. Elle permet de réaliser une synthèse spatio- temporelle etd’effectuer un retour historique sur un mouvement artistique, sur une œuvre ou une période de la vie. En outre, elle convoque des habitudes de collection propres à chacun maisqui remontent à la petite enfance de tous, à un moment de la vie où le monde et les objets qui nous entourent sontperçus comme une prolongation de l’être.

Art, science et expérimentation

Dans l’analyse de Schlosser sur les premiers cabinets de curiosités, l’interpénétration de la science et de l’art est aussi fondamentale (Von Schlosser 2012 : 199). Il rappelle par exemple la passion de Dürer pour le cadavre d’une baleine et pour l’anatomie du Rhinocéros (Von Schlosser 2012 : 214). Dans Mon cabinet de curiosités d’Amélie Roux, les petites fioles de verre dans un espace clos en bois rappellent l’aspect scientifique des premiers cabinets de curiosités. Le cabinet de curiosités est en effet un microcosme organisé, dans cette volonté qu’a l’homme de maîtriser le monde qui l’entoure pour mieux le comprendre. Cette volonté se retrouve autant chez les scientifiques que chez les artistes.Ce souhait existe aussi dans d’autres formes artistiques, par exemple en littérature où l’œuvre de Georges Pérec est tout entière soutenue par ce désir d’exhaustivité. Dans La Vie mode d’emploi, il est décrit par la représentation d’un avatar de l'écrivain, le vieux peintre Serge Valène, dont le rêve est de faire « tenir toute la maison dans sa toile » en réalisantun tableau de l'immeuble de la rue Simon- Crubellier dans lequel il vivait depuis plus de cinquante-cinq ans (Perec 1978 : 177). L’analyse de Schlosser notait encore une influence constante de la tournure d’esprit encyclopédique sur les arts eux-mêmes. Comme les scientifiques, les artisteséprouvent le besoin d’ordonner le monde qui les entoure ; ils classifient d’abord lesoutils et les matériaux qu’ils utilisent pour leur pratique artistique, comme on peut s’en apercevoiren visitant leur

21 atelier. L’art tient de l’archive et leur archive est art mais l’art est surtout expérimentation. Afin de contrôler leur univers, les artistes comme les scientifiques ou les collectionneurs ontbesoin d’archiver leurs expériences. Annette Messager le fit très tôt sous une forme qui rappelle encore les cabinets de curiosités avec sa série de Pensionnaires (1971-1972). Il s’agit d’une installation de 14 vitrines contenant des oiseaux empaillés, des chauve-souris, des plumes, de la laine mais aussi des moteurs, des clefs, des socles de métal, des dessins, des cahiers, des photographies des peintures de dimensions variables. Pour archiver ses expériences, la forme du livre est idéale etcette installation s’accompagnait d’un album qui montre le penchant affirmé de l’artiste pour la collection. Annette Messager colla régulièrement ses images dans des albums thématiquesou « albums- collection » où les traces de dessins, d’écriture, de planches documentaires constituent la matrice de son œuvre à venir (Messager 2007).Contrairement au scientifique qui classifie ses expériences pour arriver in fine à une démonstration, l’artiste ordonne son musée personnel pour aboutir à une œuvre-expérience qui est son propre objet et qui, à terme, permettra à l’art de changer le monde. Rappelons qu’Annette Messager a instauré la taxidermie au sein des pratiques artistiques contemporaines. Son rapport à la nature anticipe tout un courant actuel de l’art qui s’intéresse actuellement au rapport entre l’homme et l’animal. Ce courant utilise la taxidermie pour repenser notre rapport à la nature et à l’environnement, une technique en ligne directe avec les cabinets de curiosités qui l’utilisaient aussi. Le plus connu de ces artistes est évidemment Damien Hirst qui met en vitrine toute forme d’animaux ou d’insectes. Là encore le rappel des vitrines des cabinets de curiosités est important. La vitrine, contrairement au livre, permet au spectateur de se refléter dans le verre et, ainsi de réfléchir au sens propre et figurer sur notre sort. En France, son œuvre pour la maison de taxidermie Deyrolle intitulée : Signification (Hope, Immortality and Death in Paris, Now and Then) (2014), montre avec ironie une vitrine où se côtoient renardeaux joueurs, produits d’entretien, œufs d’espèces d’oiseaux menacées, insecticides, coraux sans vie et tête de mort. On peut voir en cette vanité en trois dimensions les contradictions de notre société occidentale qui d’un côté se bat pour préserver l’environnement tout en continuant de fabriquer des produits d’usage courant qui le tuent impunément. Plus subtile est la vision de l’artiste américain Mark Dion qui conçoit

22 aussi des cabinets de curiosités factices dans des vitrines bouleversant la classification conventionnelle propre à la collection. Récemment, son art se rapproche encore plus des cabinets de curiosités car les objets qu’il rassemble ressemblent aux naturaliae des premières collections. Dion lisse des artefacts qu’il moule dans une même matière blanche, la plasticine, qui les uniformise.Au travers de ces dispositifs, l’artiste remet en question la fonction de la collection dans la constitution des savoirs mais questionne également le choix et les classements muséographiques arbitraires. Il s’opère en effet visuellement une uniformisation des objets des mondes marin, végétal et humain qu’il présente. C’est en ce sens une critique des institutions muséales qui se produit, parallèle à celle que les artistes de la génération précédente comme Annette Messager avaient initiée en se tournant vers l’expérimentation.

Livres d’artistes et cabinets de curiosités

Les artistes fonctionnent aussi, comme les scientifiques, sur le mode expérimental, en utilisant le procédé de l’essai et de l’erreur, comme l’a montré Ernst Hans Gombrich en s’inspirant du concept philosophique de Karl Popper (Trial and error). Ainsi, avant d’utiliser directement la réalité du monde, les artistes procèdent comme les scientifiques, de manière conceptuelle en utilisant des « schèmes visuels », l’observation seule ne pouvant suffire à l’illustrer de façon convaincante (Gombrich 1987 : 155- 161). Toutefois, pour eux, l’expérience est un but en soi, contrairement aux scientifiques ; elle leur permet encore d’aller plus loin dans une œuvre une fois celle-ci amorcée. C’est le cas du livre unique Arias, que Valérie Loron a réalisé cette année. L’œuvre se compose de 25 tirages photographiques sur papier texturé 240g, quatre extraits reproduits du Traité complet et élémentaire de physique (Libes 1813) et d’unesculpture en cire, le tout dans un coffret en bois recouvert de cuir façonné de 18 x 12 x 6,5 cm que l’artiste a chiné (v. illustrations ci-dessous). Valérie Loron nous en confie généreusement la genèse :

« C'est un objet que je comptais garder au départ, objet de collection où ma période de création actuelle serait rassemblée. L'idée était de consigner les photos que je n'avais pas mises dans les livres Murmures dans un livre "précieux" ».

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24 C’est l’aspect mystérieux de ces photos qui fascine cette artiste résolument scientifique qui a fait des études de géologie puis d’informatique10. Encore une fois, on s’aperçoit que le format du « livre » ou de la boîte, n’est pas anodin:

« Sur le coffret, l'aigle à 2 têtes et les chimères représentées évoquent lesfantasmagories. Les visions qui me sont apparues dans les photos peuvent relever également des phénomènes d'optique, de reflets de reflets sur les lentilles de l'appareil. Mais il y a aussi ce que mon ami Vahé Zartarian appelle la micropsychokinèse: influence directe de l'intention d'un sujet sur un (petit) objet matériel extérieur, sans intervention du corps (Zartarian 2014). Bref, les scientifiques ont toujours cherché à expliquer les phénomènes qu'ils observaient. C'est pour cela que je souhaitais honorer la démarche d'unscientifique du passé. Antoine Libes, au 19e s. cherche à mieux connaître l'eau, l'air, ce qui nous entoure et qui est primordial mais que nous oublions souvent. La sculpture en cire évoque lestransformations de la matière et la quête de certains "alchimistes" ».

Valérie Loron a recours à la boîte pour nous plonger dans l’intimité de son univers artistique. Dans un processus cognitif d’association visuelle qu’explique la psychologie de la perception, l’artiste voit sur les motifs gravés de cette boîte desformes fantasmagoriques qui évoque celles qu’elle devine dans les photographies qu’elle a prises. Dans cette quête, elle procède par association d’idées et cherche à aller au-delà des apparences, comme le scientifique du XIXème siècle dont elle s’inspire qui explorait les secrets de notre environnement immédiat. Sa boîte renferme aussi les secrets que ses autres créations ne pouvaient prendre en compte, en cela elle se place dans la position d’un scientifique vis-à-vis de la matière, celle de Lavoisier par exemple pour lequel « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »11. Sa boîte fait référence à un livre et expose des œuvres qu’elle ne pouvait pas contenir dans une autre série de livres. On se trouve ici dans un emboîtement conceptuel propre au livre d’artiste. Dans cette œuvre très personnelle réside d’ailleurs le paradoxe du livre d’artiste : sa signification est universelle mais son format est confidentiel. Les livres d’artistes

10 Voir le site de l’artiste, [en ligne], consulté le 6 juillet 2016. URL : https://valeloron.jimdo.com/ 11 Cette maxime couramment utilisée serait la paraphrase de « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau » du philosophe grec Anaxagore. 25 contemporains, par leur forme et leur taille, permettent une consultation solitaire. Ils deviennent des espaces intimes où l’obsession de la collection exhaustive est reprise. C’est cette intimité qui relie le cabinet de curiosités au livre d’artiste. Rappelons encore que le cabinet de curiosités fut conçu comme un espace intime, propre à assouvir les besoins personnels d’un collectionneur, lui aussi porté à l’archive par des considérations universalistes. Ceci nous amène à traiter de l’aspect formel qui relie le cabinet de curiosités aux livres d’artistes : ceux-ci ont tous en commun de porter une attention toute particulière aux dimensions culturelles et architecturales du livre. Michel Foucault indique qu’« aucun livre ne peut exister par lui-même car le livre est toujours dans un rapport d’appui et de dépendance à l’égard des autres. Il comporte un système d’indications qui renvoient – explicitement ou non – à d’autres phrases, textes ou livres » (Foucault 2001 : 59) car le livre est archive. Par archive, Foucault entend :

« […] la masse des choses dites dans une culture, conservées, valorisées, réutilisées, répétées et transformées. Bref toute cette masse verbale qui a été fabriquée par les hommes, investie dans leurs techniques et leurs institutions, et qui est tissée avec leur existence et leur histoire. Cette masse de choses dites, je l’envisage non pas du côté de la langue, du système linguistique qu’elles mettent en œuvre, mais du côté des opérations qui lui donnent naissance. […] C’est, en un mot, […] l’analyse des conditions historiques qui rendent compte de ce qu’on dit ou de ce qu’on rejette, ou de ce qu’on transforme dans la masse des choses dites ». (Foucault 2001 : 786- 789).

Dans Rhizome, Gilles Deleuze et Félix Guattari reprirent l’idée de la nature archétypale du livre et de l’archive définie par Foucault. On trouve dans leur analyse épistémologique se fondant sur l’absence de relations hiérarchiquesune absence de distinction entre contenu et contenant :

« Il n’y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait. Un livre n’a donc pas davantage d’objet. En tant qu’agencement, il est seulement lui-même en connexion avec d’autres agencements, par rapport à d’autres corps sans organes. On ne demandera jamais ce que veut dire un livre, signifié ou signifiant, on ne cherchera rien à comprendre dans un livre, on se demandera avec quoi il fonctionne, en connexion de quoi il 26 fait ou non passer des intensités, dans quelles multiplicités il introduit et métamorphose la sienne, avec quels corps sans organes il fait lui-même converger le sien. Un livre n’existe que par le dehors et au-dehors. Ainsi, un livre étant lui-même une petite machine, dans quel rapport à son tour mesurable cette machine littéraire est-elle avec une machine de guerre, une machine d’amour, une machine révolutionnaire, etc. ». (Deleuze et Guattari 1976 : 10-11).

Les trois auteurs s’accordent sur la fonction culturelle vitale du livre. C’est aussi cette valeur qui est convoquée, dans ces livres-sculptures qui utilisent le livre comme médium pour les transformer en d’autres œuvres. Sculpter le livre est un art qui, s'il est attesté depuis le XVIIIème siècle au moins, semble s'être multiplié récemment par réaction à l'avènement du tout numérique. Cette technique est commune à un nombre croissant d'artistes comme James Allen, Doug Beube ou Brian Dettmer, pour ne citer que les plus connus. Ces artistes utilisent des livres que l’on ne veut plus car ils sont encombrants. Ils trouvent la plupart d’entre eux au rebus et s’en servent de médium. Ils réalisent des œuvres qui, à l'ère du numérique, s’inscrivent dans une réflexion sur les valeurs du livre papier, constituant une prise de position qui montre un attachement particulier à ce média. Ces œuvres mettent ainsi en avant une certaine érosion culturelle, dans un parallèle avec le retour à la nature qu'ils prônent souvent (Heyenga 2013 : 10). Là encore on note une certaine nostalgie propre également au regain d’intérêt pour le collectionnisme. Ce sont souvent de lourdes encyclopédies qui constituent dès lors une sorte de mise en abyme du cabinet de curiosités, lui aussi de nature encyclopédique. Les artistes-sculpteurs y remettent au jour et en avant, en de savants découpages, des planches anatomiques, botaniques, entomologiques. Ils constituent ainsi autant de vitrines que de livres puisque la reliure de ces ouvrages forme le cadre de leur œuvre au même titre que la vitrine préservait et présentait les spécimens des cabinets de curiosités. Les images encyclopédiques qui y sont découpées s’articulent dans des architectures complexes qui donnent à voir la structure-même du livre. Dans la littérature sur le livre en général, c’est un poncif que de comparer le livre avec une construction architecturale. Le livre n’est pas seulement un médium spatial c’est une succession d’espaces, une structure spatio-temporelle. Nous conclurons précisément cet article en présentant un livre

27 d’artiste qui rassemble tous les éléments du cabinet de curiosité et l’ensemble des caractéristiques que nous avons exposées (archivistiques, scientifiques, intimistes, nostalgiques, expérimentaux, architecturaux, etc.). The Theater of Nature or Curiosity Filled the Cabinet de l’artiste américaine Angela Lorenz recrée cabinet de curiosité d’Ulisse Aldrovandi (1522-1605) qui fut le premier professeur d’histoire naturelle de l’université de Bologne et l’auteur d’une Storia Naturale en 13 volumes. Aldrovandi avait rassemblé une collection de 18 000 artefacts et de 7 000 plantes dont les pièces les plus extraordinaires, des mirabiliae chimériques de sa propre fabrication, furent à l’origine du projet d’Angela Lorenz et la poussèrent à mener une enquête sur l’histoire des cabinets de curiosités. Ses recherches iconographiques et textuelles aboutirent à une œuvre complexe contenant, dans sa version originale : un poème de 900 mots sur les cabinets de curiosités de la Renaissance ; neuf aquarelles s’inspirant des 81 planches qu’Aldrovandi avait commandées à Manfredo Settala ; onze gravures à l’eau- forte s’articulant en un leporello reconstituant en perspective la forme d’une Wunderkammer. Dans sa version de luxe, le tout est recouvert d’un coffret en forme de lanterne magique faisant référence à celles que possédaient certains cabinets de curiosités du XVIIème siècle.L’artiste a apporté une attention toute particulière aux matériaux utilisés, afin de respecter les mondes naturel, végétal et minéral représentés dans la collection initiale. Il y a ici très clairement une volonté historique mais aussi celle de reconstituer, en un véritable hommage artistique, ce microcosme que fut la collection Aldrovandi, en grande partie démembréeau XVIIIème siècle et désormais réduite à quelques vitrines au sein du Palais Poggi de l’université de Bologne. Ainsi l’artiste, par la référence au musée et à la collection, expose son rapport au monde et crée ses propres curiosités. Contrairement au scientifique, il ne réalise pas une expérience pour faire une découverte mais réaliser une œuvre qui exposera son point de vue expansé du monde. Le créateur de livres d’artiste, par exemple, dépasse la simple approche structurale du livre. Le livre d’artiste vise à faire du livre un speculum mundi car dans ces livres qui deviennent œuvres d’art, on a à faire dans certains cas à des créations mi-plastiques, mi-poétiques, dans d’autres à l’usage de techniques hybrides, mais dans tous les cas le regardeur est confronté au dépassement des seules questions esthétiques.L’artiste qui s’approprie le livre comme médium artistique est un créateur intermédia, avec un large

28 corpus de pratiques et d’expériences. Sa vision multiple mais délimitée par l’espace du livre se rapproche de l'idée des Cabinets de curiosités, qui contenaient un microcosme dans un espace restreint, afin de donner à voir le monde sous un angle nouveau.

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Les « conjonctions choquantes » dans Le Zéhéros n’est pas n’importe qui de Williams Sassine1

Marie-Françoise CHITOUR Université d’Angers /Université Galatasaray,

Abstract: The Guinean Williams Sassine’s writings mix various issues such as contestation, transposition of History into fiction, poetry, without forgetting the burlesque and parody. Our study will concentrate on the last themes as they carry surprising combinations, including unexpected comparisons. Intertextual references to texts of acquired cultures, sacred texts and contemporary African novels, establish ‘winks’ to cartoons and even westerns, without forgetting echoes of Western songs, the whole produced in very derogatory tones and a denunciation of an oppressive political situation. Strange associations always take place. We shall focus on what Camara, the main character of Zéhéros n’est pas n’importe qui, recognizes himself as « shocking connections » to use Pierre V. Zima’s expression, often associating contradictory or even incompatible values. Hence, a carnival world is produced, testifying a crisis in society and History. Keywords: Parody; Denunciation; Intertextuality; Strange associations; Carnival; African novel.

Evoquant des objets créés par une artiste contemporaine, une admiratrice les voit comme « Un cabinet de curiosités dans lequel se côtoient poupées vaudous, dentelles abimées, rideaux voluptueux et objets chinés lors de ses rencontres ». Si nous nous permettons d’effectuer un rapprochement avec l’œuvre de l’écrivain guinéen Williams Sassine (1944-1997), c’est que, malgré son côté inattendu, et donc bien dans la perspective du colloque, il nous semble à même de souligner nettement la richesse de ses textes. Il se justifie d’abord par les différents aspects que revêt le travail de l’écrivain qui n’hésite pas à

1 Nous avons par la suite intégré cette réflexion dans notre ouvrage critique sur Williams Sassine (Chitour 2016). 31 se renouveler sans cesse, mêlant dans son écriture des dérives oniriques, des formes anciennes dynamisées ou encore des références intertextuelles, passant de la fable symbolique du Jeune homme de sable au burlesque et à la parodie dans Le Zéhéros n’est pas n’importe qui, allant jusqu’à l’humour corrosif et désespéré dans Mémoire d’une peau. Ce sont ces derniers axes qui feront l’objet de notre étude ici, car particulièrement porteurs d’assemblages surprenants, par le biais souvent d’objets divers, dans des comparaisons aux sèmes inhabituels. Des allusions intertextuelles à des textes de la culture apprise, à des textes sacrés ou à des romans africains contemporains côtoient les « clins d’œil » à des bandes dessinées ou à des westerns, sans oublier les échos de chansons occidentales, dans des effets de dérision et de dénonciation d’une situation politique oppressante. A chaque fois, des associations étranges se mettent en place. Nous mettrons particulièrement l’accent sur ce que Camara, le personnage principal du Zéhéros, reconnaît lui-même être des « conjonctions choquantes », pour reprendre l’expression de Pierre V. Zima, associant des valeurs souvent contradictoires, voire incompatibles. Ainsi se met en place « un produit carnavalesque » dans la ligne des analyses de Mikhaïl Bakhtine, transposition discursive d’une société qui érige le dérisoire en essentiel, dans la crise de ses valeurs. Notons dès le départ, pour ne plus y revenir, un procédé constant dans ce roman : les noms propres, pays, chefs d’Etat, écrivains, artistes, sont affectés d’une minuscule. Une façon de généraliser, de dire que ce qui se passe là pourrait se retrouver facilement ailleurs ? Nous avons bien entendu respecté cette présentation dans nos citations.

De la complicité : les allusions intertextuelles

Plusieurs procédés traversent profondément le texte, mêlant l’humour, l’ironie et la désespérance. Williams Sassine reconnaissait que l’humour était « (sa) façon d'évacuer un certain nombre de problèmes personnels, tout en communiquant avec l'extérieur» (Sassine 1987 : 105). Il est présent dès le titre avec la présence du mot-valise « Zéhéros » où deux mots sont « choqués » pour n'en faire plus qu'un seul : il est certain que le sens du dernier mot, héros, s'affaiblit totalement dans cette association. Le jeu de mot fonctionne comme une caricature quand est évoqué le président guinéen de l’époque, Sékou Touré : « Le P.D.G. s'approchait du micro de sa démarche magnétique pour sékouter » (168), son appellation faisant

32 référence à la fois au Parti Démocratique Guinéen et à la façon dont un chef d’Etat peut s’approprier un pays comme un bien propre. L'intertextualité est un des moyens reliant l'humour à la dénonciation. Dans certains cas, le romancier « joue », en convoquant divers textes, Mais l'activité n'est pas, loin de là, uniquement ludique, l’enjeu est autre et le lecteur se trouve confronté à la dérision et la contestation. Nous relevons d'abord ce que nous pourrions appeler une « intertextualité interne » aux différents romans. L'écrivain se fait son propre complice, établissant des appels et des renvois d'une œuvre à l'autre. Dans Wirriyamu, une superstition exigeait le sacrifice d'un albinos. Elle est reprise dans le roman postérieur, Le Zéhéros n'est pas n'importe qui, pour y être « intégrée » dans la critique acerbe du nouveau régime, pas si différent que cela de l'ancien : « Et dire que les militaires promettaient de rendre le pouvoir aux civils ! Enfin, tant qu'ils ne feront pas la chasse aux albinos ou n'adoreront pas tout ce qui brille comme l'ancien régime ! » (189). De plus, dans l'œuvre du romancier guinéen, se profilent des allusions intertextuelles à des romans africains de la même période. Ainsi, l'excroissance de la hernie, élément central de L'État honteux de Sony Labou Tansi, est ici un des termes d'une comparaison2, tandis qu'un passage rappelle l'arbitraire de l'interdiction, dans La Vie et demie, de prononcer ou d'écrire le mot « Enfer » : « Il fut décrété que le choléra n'existait pas. Puisqu'il était interdit de prononcer „Koléra”, on se disait : „un tel est mort du soléra”» (217). L'autorité du P.D.G. se veut toute paternelle3, comme celle du président des Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma : « Le nouveau patron ressemble trop à un bon tonton » (p. 178), le tonton du Pleurer-Rire d'Henri Lopes ? Le rapprochement est justifié, puisque le héros a dans sa bibliothèque « des livres de nabil haïdar, de roger dorsinville, de henri lopes ». En convoquant des textes antillais, et d'abord l'œuvre poétique d'Aimé Césaire, nous pouvons dire que l'itinéraire de Camara s'inscrivait dans un …cahier d'un « retour au pays natal » (expression qui figure en page 77). On songe aussi à l'essai de Franz Fanon, Les damnés de la terre, quand le narrateur définit son pays comme celui « des disparus de la terre ».

2 « Il traînait sa réputation comme un hernieux sa hernie. » (137) 3 « Un ministre devait obéir au chef du pays, comme la femme et les enfants au mari et au papa. » Ou encore : « On freine toujours un peu quand on donne une gifle à son enfant. » 33 De plus, dans Le Zéhéros n'est pas n'importe qui, les textes de la littérature occidentale sont souvent appelés pour être déformés, parodiés, lus dans la perspective de la dérision. Ainsi, le lecteur reconnaît-il facilement la fable de La Fontaine, Le Laboureur et ses enfants, sous ce pastiche : « Je leur racontai l'histoire du vieux laboureur, ce type qui au moment de mourir couillonne ses enfants en leur faisant défricher un champ qu'il n'avait pas eu la force de cultiver toute sa vie ». (p. 155) Les textes sacrés, comme la Bible, sont aussi convoqués et, si on ne retrouve pas la profanation sacrilège qui s'inscrit pleinement dans les romans de Sony Labou Tansi, l'aspect parodique est cependant présent ; les paraboles bibliques sont rapprochées des contes des veillées villageoises : « (…) il faut dire que jésus4, il était fort pour raconter des histoires merveilleuses comme autrefois dans nos villages » (17). Les alliances font fi des continents et des genres, mêlant la bande dessinée et l’oralité, le « cheval de lucky lucke (et les) animaux de zembla » (68). Williams Sassine fait également un "clin d'œil" aux habitués des genres dits mineurs, bandes dessinées, "polars" américains et aussi… des westerns. En effet, Camara fait de leurs personnages ses grandes références : « C'était un bon film (…) le héros était un peu comme moi, en toute modestie » (83)5. Il se voit bien aussi dans le rôle de « Superman » (208). Des clichés propres à ces genres sont étalés, comme ceux de certaines chansons, que nous pourrions qualifier de "chansons d'importation", celles que passe la radio guinéenne : « Du tino rossi iglo égléciach enrico marchiache bob mariait des orchestres zaïrois cubains » (86). Très présentes dans les romans africains, à côté de chansons traditionnelles, elles connotent le plus souvent l'appartenance à une classe privilégiée et sont porteuses de tous les stéréotypes entourant la France. Ainsi, les maîtresses de Tonton tiennent à aller à la capitale avec lui, pour aller à la Tour Eiffel, chez Dior et s'entretenir avec… Tino Rossi et Claude François (Henri Lopes 1982 : 258). Dans le roman de Sassine étudié, elles constituent nettement une autre source de dérision.

4 Même ici donc, la minuscule est de rigueur. On la retrouvera aussi plus loin pour les références à la bande dessinée. 5 Cf. aussi p. 75, p. 77. 34 Les « chansons d'importation »

La chanson d'Enrico Macias "La France de mon enfance" paraît quelque peu incongrue ici, en Afrique. Il est vrai qu'on l'entend à la radio dans le salon des Blancs où travaille Camara. Les paroles des chansons citées et la place de leur intervention renforcent deux axes de lecture fondamentaux du roman : d'une part, l'obsession de Camara, être un héros et, de l'autre, le décalage avec la réalité, les rapprochements étranges, ceux que P. V. Zima appelle les « conjonctions choquantes » et définit comme des « mécanismes sémantiques (…) qui engendrent l'ironie et le sarcasme » (Zima 1982 : 45 et 77). Volonté d'être un héros donc : Albertine, chez ses patrons blancs, l'accueille d'un « Tiens, voici notre héros » (35), pendant que tourne le disque d'Enrico Macias6. Il ne va pas tarder à vouloir s'identifier au chanteur, tout en se trouvant supérieur : « Enrico macias est un zéro à côté de moi. Et je me mis à l'imiter. » Suivra alors une chansonnette passablement ridicule. Il ramène décidément tout à lui, puisque, entendant à la radio la chanson d'une femme appelant à la révolte par ces mots « Mes sœurs n'attendons pas demain », il la traite de « vieille sorcière » et en réfère à son propre destin : « N'attendons plus demain…Moi, j'ai bien attendu vingt-six années et personne n'a jamais su que je ne suis pas n'importe qui » (49). Son ambition va jusqu'à lui faire vouloir « représenter l'Afrique dans le calme et la dignité », véritable leitmotiv – on le trouve en pages 56, 65 et 80) – souligné d’ailleurs par un épisode « en musique ». Il sera bien éloigné de cette mission dans la scène où il est invité chez ses patrons. Il va se retrouver avec ses vêtements (de location) déchirés après une altercation avec un Blanc qui avait parlé de « musique nègre » (64), en train de danser avec ce même homme, petit et gros, aux sons d'un orchestre zaïrois, puis avec Albertine, sur les airs d'un groupe créole. On peut véritablement parler de raillerie et de farce burlesque dans les épisodes où surgissent les erreurs, les malentendus. Camara, régulièrement, se trompe de « bouton », celui de la douche ou … du « point sensible » de la femme. Ceci explique qu’il ne soit pas très à l’aise avec les touches de la radio : « Je me levai et allai tourner de nouveau le mauvais bouton (…) le pauvre enrico gémit comme si on

6 On trouve les noms et prénom du chanteur avec les lettres capitales usuelles, mais aussi, ailleurs, avec les minuscules utilisées dans ce roman pour les noms de pays ou de personnes. 35 l'étranglait » (37). Quand son patron, croyant lui faire plaisir, lui offre une cassette de musique africaine, il se trouve que c'est une chanson à la gloire de sékou, mauvaise comme peut l’être une chanson de propagande. Ces rapprochements étranges et « choquants », à l'intérieur de ce thème, sont nombreux. Ils mettent en relation des faits ou des personnes qui semblent n'avoir rien en commun. Il en va ainsi quand, avec un camarade, Camara veut en savoir plus sur la mort du P.D.G. Sékou et ouvre la radio. Sur les ondes, passe alors une chanson de mauvais goût où se mêlent l'amour et des …commissaires constipés (24) ! L'association entre le président décédé et le chanteur pied-noir7 est tout aussi surprenante et, bien sûr, elle est surtout corrosive pour le chef d'État, comme le sera celle entre « les deux macias, le chanteur et l'ancien président8 (qui) chantaient en duo », dans un rêve de Camara, une autre chanson franchement mauvaise. Ces associations et ces rapports établis foisonnent dans tout le texte et sont le lieu principal de l’humour grinçant que nous avons relevé. Aussi, nous faut-il en étudier d'autres, pour mieux cerner leur fonctionnement et leur signification.

Les « conjonctions choquantes »

P. V. Zima, analysant « l'ambivalence en tant que conjonctions de valeurs incompatibles » (Zima 1982 : 45) et s'appuyant sur les travaux de Mikhaïl Bakhtine (Bakhtine 1982) la présente à sa suite comme « un produit carnavalesque dans « les mécanismes sémantiques » dont nous avons déjà relevé des exemples et qui « sont surtout les associations de valeurs sémantiques incompatibles ou au moins partiellement contradictoires (Zima 1982 : 71, 72). Celles-ci montrent qu'une société a perdu ses valeurs et ses repères et érige le dérisoire en essentiel. Dans Le Zéhéros n'est pas n'importe qui, le plus frappant, à propos de ces associations carnavalesques, est que Camara souligne lui-même qu'il s'agit de « conjonctions choquantes » (Zima 1982 : 72) En effet, un des leitmotivs du récit est que qu’il ne voit pas le rapport. Ainsi, en page 80, nous lisons : « Je ne voyais pas beaucoup le rapport entre une vieille radio, une veste, un pantalon, des cigarettes et l'enterrement du P.D.G. » Peut-être faut-il être commissaire, comme son interlocuteur, pour le voir… ! Il est,

7 « Je ne m’entendais pas avec le P.D.G. parce qu’il aimait toutes les femmes comme enrico et qu’il pensait à la france comme macias à l’algérie. 8 Francisco Macias Nguema, premier président de la Guinée Equatoriale. 36 pour le moins, tout aussi peu évident entre « un canard et des militaires » (85), mais il est pourtant établi par la compagne du narrateur. À un autre moment, une prostituée fait une réponse qui n'a rien à voir avec la question posée. Les associations sont parfois faites dans des domaines graves, comme le lien que marque Camara cette fois entre les Noirs et les chiens qui crèvent (83). Mais, de toutes, on pourrait dire ce que P. V. Zima écrit, dans une analyse de La Nausée de Sartre :

« Les effets corrosifs et destructeurs de ces associations ne font guère de doute. Elles ont un caractère carnavalesque au sens que Mikhaïl Bakhtine a donné ce terme dans la mesure où elles réunissent le sublime et le trivial, l'humble et l'élevé, l'humanité et l'animalité ». (Zima 1982 : 72).

Certaines de ces catégories apparaissent effectivement dans le roman. Ainsi trouvons-nous plusieurs exemples de mise sur le même plan de « l'élevé » et de « l'humble », la première notion étant représentée par l'enterrement d'un chef d'État, un « digne fils de l'Afrique », et la seconde par des objets dérisoires9. Un autre rapprochement est fait entre la mort d'un président de la République et « la résurrection d'un pauvre Camara Fakoli Filamoudou » ! L'élevé, ou du moins le grave, s'associe à l'humble quand une femme interprète ainsi le "non" de Sékou Touré au référendum de 1958 : « Le non du P.D.G. n'est pas un non contre le blanc mais le rejet de tous ceux qui nous montent dessus pour prendre leur égoïste plaisir » (191) ou quand un pays est réduit, dans une comparaison dévalorisante, à des W.C. (131). L’ironie en effet se fait particulièrement mordante quand le narrateur introduit « un rapport » entre son pays et des …W.C., en subvertissant la formule habituellement usitée : « Il a laissé le pays dans l'état où il l'a trouvé » (131). « L'humanité » et « l'inhumanité » figurent aussi dans de tels rapprochements. La pensée est pareille à un drapeau-girouette sur une voiture d'ambassadeur, « elle allait à gauche, à droite et revenait » (130). « L'inhumain » réduit les hommes à des animaux, ici des poissons pêchés au hasard. Un ancien prisonnier raconte :

9 « On n'entendait plus parler le speaker qui pleurait et voulait parler de tous ceux qui pleuraient (…) et moi, je voulais (…) raconter l'histoire de la veste, du pantalon et de la radio » (80) 37 « On ne savait toujours pas si on était condamnés à mort ou non. On pêchait de temps en temps parmi nous des gens qui disparaissaient, mais ça c'était la pêche. (…) Nous étions des poissons dans les filets du pédégé ». (185)

C'est un thème très présent dans la littérature africaine, où les hommes sont animalisés et même réifiés devenant métaphoriquement cailloux et boue. Mais l'inverse se produit également. Car quand des hommes, en l'occurrence des chefs d'État entendent accéder à un statut supérieur, P.D.G. de tout un pays ou même dieu (dans beaucoup de romans), les « conjonctions choquantes » rendent compte de cette volonté d'écraser les autres et les ramènent à ce qu'ils sont réellement, dans un effet de grotesque saisissant. Les associations dont nous parlons opèrent de façon réductrice. Ce faisant, elles appuient le trait satirique et déboulonnent, de façon provocatrice, les figures de l'Autorité. Le chef de l'État est d'ailleurs très fort pour faire des liens, dans ses discours, entre des thèmes très différents : il « est fort en paroles (…) aussi capable de maudire une équipe perdante au foot que d'expliquer pourquoi les jaunes ne sont pas aussi jaunes que ça » (55). Il considère le pays comme sa propriété dont il serait le Président-Directeur-Général ; s'en suit une série de jeux de mots rendus possibles par la désignation du Parti Démocratique Guinéen comme pédégé. "Le parti, c'était la chose du P.D.G." et un ami de Camara rêve d'une "guinée sans P.D.G. ni pédégé" (18). Mais le pays n'a rien d'une Petite et Moyenne Entreprise, c'est bien plutôt, dans sa pauvreté et sa misère, un P.M.A (pays moins actif) : « la guinée, le plus pauvre au monde parmi les pays les moins actifs ». (p. 77). Le président est explicitement traité de voleur (p. 154), il ressemble à un chirurgien, mais plutôt du genre boucher (178)10 ; c'est un mondain (p. 208). Un autre élément, relevant nettement de l’univers carnavalesque, vient appuyer notre analyse : la présence dans le roman du « travestissement » : le P.D.G. a tout de « Superman » (p. 208) ou du magicien. Il utilise la magie, « la magie de l'invisibilité » (p. 207), et on raconte qu'il a fait un jour disparaître son palais, qu'après sa mort il a rendu son corps invisible. L’alliance du pouvoir et de la magie11 est

10 Dans d'autres romans de la littérature africaine contemporaine, les comparaisons dévalorisantes font du chef d'État un bandit (Le Cercle des Tropiques du Guinéen Alioum Fantouré), un joueur de football, un chanteur (Le Pleurer-Rire d'Henri Lopes), un enfant capricieux (Le Pleurer-Rire, Le Jeune homme de sable). 11 C’est le thème central du roman d'Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages. 38 soulignée en page 207 :

« La magie ça existe. (…) On ne pouvait jamais rien contre (le PDG) parce qu'il était partout dans les cases, sous les couvertures, dans les arbres, dans la poche de ton frère, dans la fumée de ta cigarette, dans tes rêves ».

Camara, lui non plus, n’aurait rien contre « un rôle », celui de P.D.G. Pour Camara, le destin de la nouvelle guinée – suivant l’orthographe du texte – et son avenir de patron se confondent. Il s’imagine « descendre de la grosse mercedes décapotable que les nouvelles autorités avaient mise à (sa) disposition (173), pour être fortement applaudi lors de son premier bain de foule. Une scène classique aussi, dans un pays ravagé par la misère et l’arbitraire. Il apparaît alors nettement que ces « associations choquantes » ont pour effet de discréditer les figures du Pouvoir, leur idéologie étalée dans des discours pompeux et vides, par le biais d'une phraséologie creuse – on appelle les opposants des « anti-peuple-révolutionnaires-bourreaux – en contradiction avec leurs actes répressifs. Les tortures physiques et morales sont relatées à Camara par « un rescapé du fameux camp boiro » (183-186). Nous assistons dans le roman à une « carnavalisation du langage » qui produit alors des « effets de sacrilège » (Idt 1971, citée par Zima, 1982 : 77) touchant à tout ce qui concerne le pouvoir et son exercice. De la même façon, l’inversion des valeurs, le face à face du sacré et du profane, du respectable et du grotesque, du tragique et du comique, attestent bien d'un univers trouble et troublé, qui ne sait plus comment et où se situer. Nous sommes effectivement en présence d’une « crise de valeurs comme carnaval » (Zima 1982 : 44) qui témoigne fortement d’une crise d'une société et de l'Histoire.

39 Bibliographie

BAKHTINE, Mikhaïl, 1982, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard. CHITOUR, Marie-Françoise, 2016, Histoire et élaboration imaginaire dans les romans de Williams Sassine, Paris, L’Harmattan, coll. Classiques francophones. FANTOURE, Alioum, 1972, Le Cercle des Tropiques, Paris, Présence Africaine. IDT, Geneviève, La Nausée de Sartre, 1971, Paris, Hatier. KOUROUMA, Ahmadou, 1970, - Les Soleils des Indépendances, Paris, Seuil. KOUROUMA, Ahmadou, 1998, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil. LABOU TANSI, Sony, 1979, La Vie et demie, Paris, Seuil. LABOU TANSI, Sony, 1981, L’Etat honteux, Paris, Seuil. LOPES, Henri, 1982, Le Pleurer-Rire, Paris, Présence Africaine. SASSINE, Williams, 1979, - Le Jeune homme de sable, Paris, Présence Africaine, coll. « Écrits ». SASSINE, Williams, 1985, Le Zéhéros n’est pas n’importe qui, Paris, Présence Africaine, coll. « Écrits ». SASSINE, Williams, 1998, Mémoire d’une peau, Paris, Présence Africaine. ZIMA, Pierre V., 1982, L'indifférence romanesque, Sartre, Camus, Moravia, Paris, Le Sycomore, coll. « Arguments critiques ».

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Polyphonie et bilinguisme: Une lecture d’okenguegn bekône dans Histoire d’Awu de Justine Mintsa

Honorine-Bernadette MBALA-NKANGA Université du Michigan, États-Unis

Abstract: Nguema Afane was a baby born breech. His mother passed away right after he let out his first cry. His grandmother who took care of the delivery perceived it as a bad sign and used okenguegn bekône, a vegetal blade that is as sharp as a razor, to cut off his umbilical cord. The negative meaning given to this sign seems to affect the character Nguema Afane’s life. Does this testify to the grandmother’s nature as a witch? According to V.Y. Mudimbe, in African discourse, a grandmother is often perceived and defined as depository and matrix of the memory of the family, the social group, and the community. As such her knowledge could be a reflection of both sorcerer and wisdom. Based on this statement, I decipher the voices that emerge through okenguegn bekône as the grandmother’s signature as well as her social link as a signatory. Derrida postulates a clear-cut distinction between a signatory and a signature. Through a dialogue between Mudimbe’s approach to the concept of a grandmother as depository and matrix of memory, and Derrida’s approach to signatory and signature, I untangle the value of humanistic voice at the heart of ethics as displayed in Mintsa’s esthetics. Keywords: signatory; sorcerer; wisdom; signature; humanism; notch.

Okenguegn bekône peut être lu comme une signature que la grand- mère appose à la naissance de Nguema Afane dans le roman Histoire d’Awu (2000) de Justine Mintsa. Cette signature n’est cependant pas à confondre avec son signataire, car, comme le remarque Derrida, La signature émane d’un acte : l’acte de signer. Cette signature a une histoire : C’est le résultat d’un événement ou une série d’événements dont les résultats ont conduit à une résolution qui se traduit par une signature. Aussi sépare-t-il la signature de son signataire. « La signature a toujours l’art de nous parler de la mort, c’est son secret, elle scelle tout ce qui se dit de cet épitaphe monumental »

41 (Derrida 1997 : 11). Une signature est donc un signe. Mais ce signe se distingue du signataire qui ne fait que parapher un travail qui a été fait en son absence. Dans Histoire d’Awu, la grand-mère marque de sa signature la naissance de Nguema Afane en la scellant du sceau d’Okenguegn bekône. Nguema Afane présente son siège le premier à la Porte de la Vie à sa naissance, au lieu de la tête, et sa mère meurt immédiatement après l’accouchement. La grand-mère qui fait office de sage-femme y voit un mauvais signe et utilise okenguegn bekône, une « lame végétale aussi tranchante qu’une lame de rasoir », pour couper son cordon ombilical. Elle dit l’avoir fait « comme cela se fait dans ce cas-là » (Mintsa 2000 : 27), donc par respect pour la coutume. Ce sceau, pourrait-on dire, introduit la grand- mère dans sa fonction mémorielle selon les termes de V.Y. Mudimbe pour qui une grand-mère « is often perceived and defined as depository and matrix of the memory of the family, the social group, and the community » (Mudimbe 1994 : 197). Mais il interroge aussi la nature de la malédiction socio-culturelle que la grand-mère transfère sur le personnage Nguema Afane dès sa naissance. Un tel transfert témoigne-t-il de la nature sorcière de la grand-mère ? Cette lecture socio-culturelle traduit-elle littéralement la pensée de la grand-mère ? Que dire de son statut par rapport à la société au sein laquelle évolue ce signataire ? Le recours à une grand-mère renvoie à l’oralité. Dans Le discours littéraire, Dominique Maingueneau présente la gestion de la parole dans l’oralité comme un médium dans lequel « chaque récitation constitue une interaction entre récitant, sa mémoire, son public immédiat, la mémoire de ce public. » (Maingueneau 2004 : 167). Il ajoute que « le sens reste partiellement immergé dans l’image, laquelle diffuse tout un ensemble de significations transversales. » (Maingueneau 2004 : 168). Et Paul Zumthor postule que « Le mot africain génère l’image […] L’image est idée » (Zumthor 1986 : 137). Dans le récit de Mintsa, le sens qui remonte en surface dans l’expression okenguegn bekône “la lame de rasoir des fantômes” découvre un calembour qui pourrait se transformer en “image- idée” en la décomposant en okeng “le couteau” enguegn “le fouet” bekône “des fantômes.” Parler de “fantômes” en littérature implique un texte illisible. « Une écriture qui ne serait pas structurellement lisible ─ itérable ─ par-delà la mort du destinataire ne serait pas une écriture » (Derrida 1968 : 88). Il s’agit donc de déchiffrer, non pas seulement le message attaché au lisible du signataire qu’est la grand-mère dans le récit de Mintsa, mais les différentes

42 voix qui se dégagent de l’illisible dans le calembour okenguegn bekône. Dans une distinction qu’il établit entre polyphonie énoncive et polyphonie énonciative, Philippe Hamon trouve dans la première un « entremêlement des sites d’élocution des personnages, des points de vue » et dans la deuxième, un « entremêlement des sites énonciatifs des narrateurs » (Hammon 1996 : 132-134). Dans Histoire d’Awu, le sens du champ symbolique d’okenguegn bekône oscille entre l’errance et la mort introduite par l’idée des fantômes. Il s’agit de l’errance et de la mort d’un peuple dont le récit retrace la mémoire par le truchement d’une grand-mère. Dans cet article, je déchiffrerai d’abord l’entremêlement des voix qui se dégagent dans les relations entre les personnages que sont la grand-mère, Evouna Obame, Afane Obane, et Nguema Afane pour déterminer le statut de la grand-mère en tant que signataire d’Okenguegn bekône. Ensuite, je déconstruirai le sceau okenguegn bekône sur lequel la grand-mère a apposé sa signature. Mon objectif est de mettre en lumière la valeur de la voix humaniste au cœur de l’éthique à laquelle convoque le sceau okenguegn bekône à travers les échanges dialogiques. Je ferai dialoguer les concepts de signataire et signature dans l’économie de l’écriture derridienne avec l’image de la grand- mère comme figure de la parole dans le discours africain selon Mudimbe.

I. Le Signataire

En tant que signe, Nguema Afane fonctionne comme l’événement qui a servi de base à l’œuvre dont les traces ont été sanctionnées par le cachet okenguegn bekône. Cet événement tire la ficelle dont les points de vue sont entremêlés dans la nomenclature des personnages Obame Evouna, Afane Obame et Nguema Afane. L’esthétique de Mintsa passe par cette nomenclature pour “ériger en symbole” l’idée qui traduit le lien social entre le signataire qu’est la grand-mère et son œuvre. Aussi importe-t-il d’analyser l’entremêlement de ces sites d’élocution pour en articuler le champ symbolique.

1. L’entremêlement des sites d’élocution (personnages, points de vue) Nguema Afane, petit-fils de la grand-mère à qui celle-ci a coupé le cordon ombilical avec okenguegn bekône tire la ficelle de ce champ symbolique. La lecture du calembour é nguiem afane “la queue de brousse, de forêt” rappelle l’expression “tenir la queue.ˮ Qui dit “queueˮ dit échec,

43 défaite. La défaite est le résultat d’un travail qui a été effectué mais qui s’est soldé par un échec. En cela, la nomenclature Nguema Afane porte en elle une interrogation sur les événements qui ont donné lieu à de tels effets. Nommer la défaite par la voie d’un symbolisme nominal, c’est se refuser d’en réduire la projection à la contigüité entre le texte et le vraisemblable pour embrasser le labyrinthe du réel comme marque d’une vérité qui touche à l’illisible. Aussi le parallélisme dialogique bakhtinien parait-il approprié, car il convoque à la pénétration de la voix de l’autre « dans son dialogue intérieur, où la place précise d’autrui est en quelque sorte préparée d’avance » (Bakhtine 1970 : 360). Le nom Nguema Afane n’a pas été paraphé par la grand-mère. Il apparaît comme un constat dont la nature psychologique du personnage procure au lecteur l’indice des éléments descripteurs. L’échange dialogique entre le monde des illusions dans lequel évolue ce personnage et la vie de défaite qu’il mène met en évidence la voix du pacte social. Nguema Afane est irréfléchi, insouciant. Sa sœur ainée Ntsame Afane le peint sous le tableau d’un « type […] sans boulot fixe, qui s’affuble de deux femmes et qui est content de pondre au moins un mioche par an ! Depuis que le cacao ne se vend plus bien, il ne vit plus que de drague, de pots-de-vin et de trahison. » (Mintsa 2000 : 38) Ntsame souligne que l’irresponsabilité de Nguema Afane est tellement criarde qu’elle la rend malade. Il a dix-neuf enfants et ne fait rien pour les encadrer : « leur conduite est intolérable. Ils sont impolis, vantards, menteurs, paresseux et méchants. » Le narrateur renforce cette image dans le contraste entre l’enseignant Obame Afane, grand frère de Nguema Afane et ce dernier :

« Obame Afane mettait un point d’honneur à être un bon père et un mari responsable. Parfois le soir, quand il n’avait pas de corrections, il racontait des histoires en plein air. À ces occasions, son frère Nguema Afane immanquablement se dévouait pour allumer un grand feu de bois dans la cour. Cette peine lui valait toujours au moins deux bouteilles de vin de canne à sucre, le malamba, offert par les villageois pour lui fournir l’énergie d’attiser le feu jusqu’à la fin des contes qui inlassablement enchantaient les enfants des deux collines. Obame, à la maison, suivait aussi très méticuleusement l’évolution de ses enfants ». (Mintsa 2000 : 15).

Alcoolique, paresseux, et corrompu, Nguema Afane reflète le mauvais signe prédit par la grand-mère dans son interprétation de la

44 position d’un enfant qui présente d’abord son siège à la naissance. Cette personnification pourrait amener à se demander si la grand-mère n’est pas responsable de la malédiction de son petit-fils. Mudimbe dit en effet que la grand-mère fait figure à la fois de sorcière car elle transmet une connaissance négative et de sage parce qu’elle transmet aussi une connaissance positive. Il précise qu’une grand-mère, représentant de la femme, symbolise la parole par opposition à la culture qui, elle, serait male :

« Through the “joking relationship”, attested to in the Caribbean as well as in Africa, which links her to her grandchildren, she signifies, under the sign of the play, the materialization of smooth continuity. Based on this, the speech of the mother is a re-actualization of what was and what will be again, at one and the same time as testimony and as game of history. […] The reign of the grandmother is the other side of the presence of the father (false or true, it matters little), whose power is questioned in the smile and the memory of the grandmother ». (Mudimbe 1994: 197).

Le sens sous-tendu dans cette déclaration est que la grand-mère étant réduite au silence, passe par des plaisanteries dans ses interactions avec les petits-enfants pour critiquer le pouvoir du père. Le père étant le symbole de la tradition, de la coutume, la parole de la grand-mère critique donc la tradition. S’il est vrai que dans le récit de Mintsa, couper le cordon ombilical d’un nouveau-né n’est pas une plaisanterie, il ne demeure pas moins vrai que cet acte marque une trace qui suggère la possibilité d’un texte illisible. En faisant pencher la balance du côté négatif, le lecteur est porté à se demander si les choses ne se seraient pas passées autrement si la grand-mère n’avait pas scellé le mauvais présage du sceau okenguegn bekône. La réponse à cette question interroge le statut de la grand-mère en tant que signataire, et, partant, le champ symbolique de son être social.

2. Le champ symbolique de la grand-mère en tant qu’être social Obame Afane, l’un de ses petits-fils, dit qu’elle fait parler les choses pour ne pas avoir été à l’école : elle est donc analphabète et vit au village avec son mari Obame Évouna et son fils Afane Obame qui sont tous deux grands-prêtre du culte rituel melan au village Ebomane. Obame “l’épervier” est son époux. Cet époux est le fils d’Évouna. En langue fang, le nom évouna suggère le verbe ‘avounane “bouillir.ˮ La traduction littérale donne

45 donc “le bouillant”. Quel visage ce “bouillant” présente-t-il dans le contexte d’une identité qui l’affilie à obame ? Dans la culture fang, obame “l’épervier” symbolise la sorcellerie et l’usurpation. Ce nom a donc une connotation négative. Une analyse du décor mis en scène pour représenter ce personnage permettra de déterminer le sens du mot “bouillant” qui le qualifie. Obame Evouna, époux de la grand- mère et grand prêtre du culte rituel melane au village Ebomane « avait assisté passivement (je souligne) à l’implantation de la Mission à l’autre bout du village. Il n’avait pas réagi parce que sa colline à lui n’avait pas été touchée, dit le narrateur qui ajoute que « le culte des Ancêtres, pour lui, n’était pas menacé. C’était là l’essentiel » (Mintsa 2000 : 24). Cependant ce détail suffit pour insinuer la colère et l’amertume dont il s’alimentait face à l’implantation de cette Mission évangélique dans son village. L’adverbe “passivementˮ suggère son impuissance. Ce décor donne au mot “bouillant” le même sens qu’ “acerbe, hargneux.” C’est cette hargne qui nourrit les instincts d’épervier de l’époux de la grand-mère au point de donner naissance à un enfant du nom d’Afane Obame qui, lui, est le père de Nguema Afane. La symbolique qui se dégage du décodage des noms Nguema Afane et Obame Evouna permet de voir dans le choix du nom Afane “brousse, forêt” une figure qui a trait à la culture. La grand-mère dont le nom n’est pas précisé dans le récit, est analphabète. Obame Afane, l’un de ses petits-fils, dit qu’elle fait parler les objets pour ne pas avoir école. Ce qui signifie aussi que la forêt est le milieu qu’elle connaît le mieux parce qu’elle y fait des champs. Ces travaux champêtres établissent son lien avec la culture. Elle n’appartient pas naturellement à la famille Obame à laquelle elle est unie par alliance. Il y a donc une distance qui fait d’elle une observatrice capable de porter un regard critique sur les comportements de son époux dont le nom prend figurativement le sens du “hargneux.” Cette hargne donne une voix aux comportements irréfléchis qui auraient conçu et donné naissance à la culture d’obame “l’épervier.” La grand-mère n’est ni la culture ni obame. Elle sert simplement de trait d’union entre les deux en tant qu’épouse et mère. En tant que femme, elle n’a pas droit à la parole. Elle tire connaissance de son vécu quotidien. Cette position la présente sous le visage d’une grand-mère capable de déchiffrer l’illisible dans le pouvoir ─ ou la culture ─ du père dont elle remet en question en souriant, comme dit Mudimbe. Mudimbe souligne que le père dont il s’agit n’est pas nécessairement le colon géographique. Il peut

46 tout aussi bien être biologique. Le père est symbole de culture et la grand- mère symbole de la parole. N’ayant pas droit à la parole, dans le récit de Mintsa, la grand-mère fait d’okenguegn bekône sa signature.

II. La signature de la grand-mère

« La signature a toujours l’art de nous parler de la mort, c’est son secret, elle scelle tout ce qui se dit de cet épitaphe monumental », dit Derrida. Faire parler les choses comme le fait la grand-mère de Nguema Afane dans le récit de Mintsa est un art qui parle de la mort de la culture du père en même temps qu’il parle de sa séparation d’avec le sujet moral et responsable du signe okenguegn bekône qu’est la grand-mère. Analysé sous le regard de Mudimbe pour qui une grand-mère peut être perçue et définie comme le dépositaire et la matrice de la mémoire familiale, du groupe social et de la communauté, le sceau okenguegn bekône ne saurait traduire la nature sorcière de celle-ci. Une analyse du processus d’identification d’Obame Afane à l’aide d’une machette que sa grand-mère a “fait parler” révélera la sagesse de celle-ci. C’est par l’effet d’un l’entremêlement des sites énonciatifs que cette dimension figurative transparaît.

1. L’entremêlement des sites énonciatifs Par sites énonciatifs j’entends les énonciateurs au sens que leur donne Michel Lisse dans sa lecture derridienne, à savoir, que « l’énonciateur est à la fois guide de la lecture et lecteur, l’équivalent de l’hôte derridien. C’est cet hôte qui analyse “la situation du lecteur critique dans laquelle il risque presque malgré lui de se trouver placé”» (Lisse 2001 : 125). Dans Histoire d’Awu, la grand-mère n’apparaît pas comme narratrice. C’est par le truchement du narrateur à la troisième personne et celui d’Obame Afane, petit-fils de la grand-mère, que sa philosophie est transmise. Les relations binaires entre okenguegn bekône et la machette, un autre objet que la grand-mère avait fait parler, introduisent l’échange dialogique qui met en lumière le texte illisible dans okenguegn bekône. La grand-mère a utilisé la machette pour couper le cordon ombilical d’Obame Afane, frère ainé de Nguema Afane. La naissance d’Obame Afane a lieu pendant la période coloniale. Son père Afane Obame lui donne le nom d’Obame Afane ; tandis que la grand-mère le surnomme Sikolo “Écoleˮ, parce qu’il était né le jour de la rentrée scolaire qui coïncidait avec l’inauguration de l’école primaire laïque du village. Elle a attendu jusqu’à la

47 circoncision de Sikolo, à l’âge de six ans, pour lui remettre une machette qu’elle dit avoir utilisé parce qu’Obame Afane, qui avait présenté la tête la première à la Porte de la Vie, montrait qu’il allait être un homme droit. Comme je l’avais déjà dit, l’analphabétisme d’une grand-mère vivant pendant la période coloniale sous-entend le lien entre le village et la brousse, parce que c’est en brousse qu’elle s’adonne aux travaux champêtres. L’usage qu’elle fait de la machette dans ce cadre articule la proximité de la machette dans sa représentation mentale. L’esthétique de Mintsa en précise l’idée chez un lecteur bilingue qui prendrait en compte les structures de la conscience bilingue fang/française de la romancière. En langue fang, la machette se dit mpwara du verbe ‘a pwa « ouvrir, déblayer. » Le verbe ‘a pwa est souvent suivi du mot zen « le sentier, le chemin, la voie, la route ». A pwa zen « ouvrir, déblayer le chemin » implique le retour vers un chemin qui avait été tracé et utilisé, mais qui a été abandonné. La reprise de ce sentier exige de celui qui y repasse qu’il le déblaye en se servant d’une machette. Dans le récit de Mintsa, cet usage semble être l’image qu’il y a sur la scène mentale de la grand-mère. Aussi la brousse se révèle-t-elle à la fois comme une synecdoque des cultures champêtres, et une métaphore de la culture ancestrale. De ce point de vue, la brousse est l’unité sémantique qui, connectée à la machette, est symbolique de la connaissance que la grand-mère a de la culture ancestrale. En la remettant à son petit-fils Obame Afane, elle lui confiait la mission d’entretenir le sentier tracé par les Ancêtres, mais qui était en train d’être abandonné. Le fait de donner le nom Sikolo “Écoleˮ à ce petit-fils indique qu’elle ne résiste pas à la culture scolaire. La culture dont elle veut se débarraser en recommandant de déblayer le sentier tracé par les pères est celle d’obame “la prédation.ˮ La narration le suggère dans la description de la naissance de Nguema Afane, petit frère d’Obame Afane, car, comme nous l’avons déjà, ce nom dénonce les circonstances qui entretiennent la défaite tant individuelle que sociale et communautaire. L’allusion au nom du grand prêtre Evouna “le bouillantˮ, époux de la grand-mère, grand-prêtre et grand-père d’Obame Afane, suggère que la culture prédatrice de ce grand prêtre est le trait de caractère auquel la grand-mère résiste. C’est pour cela qu’elle demande à son petit-fils de revenir sur la pratique intègre de la culture ancestrale et d’y veiller pour la transmettre à la lignée. Cependant, à aucun moment cette grand-mère n’intervient directement dans le roman. Cette absence pourrait s’expliquer par le silence

48 auquel la culture dans laquelle elle évolue réduit les femmes. C’est par la voie de son petit-fils Obame Afane qu’elle se fait connaître, parce que ce dernier s’efforce d’honorer sa mémoire dans sa performance. Sa générosité, son caractère compatissant et sa compétence professionnelle reflètent le sens de solidarité humaine que la grand-mère donne à la machette. Il suit les instructions de sa grand-mère pendant toute la durée de sa vie professionnelle. Sous cet angle, on pourrait dire que la voie normale par laquelle passe Obame Afane qui, non seulement naît le jour de l’inauguration de l’école, mais encore est un maître compétent de l’école primaire, fait de l’école une représentation de la Porte de la Vie. Qui dit école dit intelligence, connaissance, sagesse intellectuelle, vision socio-culturelle, et politique, à condition que toutes ces qualités soient sanctionnée par l’éthique professionnelle. Mais cette éthique n’est pas récompensée à la retraite de l’ancien maître car il reste trois ans sans pension. Réduit à un état de misère, il remet en question la plénitude du sens de la machette et l’avoue lorsqu’il en révèle pour la première fois le secret à Awudabiran’, son épouse de plus de vingt ans. C’est au cours de cet aveu qu’il effectue un glissement de la machette au couteau. Dans le rapport que fait le narrateur sur les paroles de la grand-mère, il parle de la machette (Mintsa 2000 : 27); tandis qu’Obame Afane ne prononce le mot « machette » qu’une fois dans le rapport qu’il fait à son épouse Awudabiran’, et le mot « couteau » revient quatre fois. Le lecteur bilingue fang y voit un procédé d’identification qui met en parallèle le visage de la grand-mère sorcière avec celui d’une grand-mère sage. La sagesse est incrustée dans “l’image-idée” okeng “couteau” qui est la racine du mot okenguegn “lame de rasoir” dans okenguegn bekône. La déconstruction de cette image-idée en révèle les valeurs humanistes.

2. Les valeurs humanistes Aussi longtemps qu’Obame Afane jouissait de l’aisance matérielle, il ne prenait pas le temps de réfléchir sérieusement au sort de son petit frère qu’il prenait pour un être naturellement maudit. Cette position était justifiée par sa croyance aux normes socio-culturelles et au discours de sa grand-mère. L’insistance sur le “lapsus” fait en désignant la “machette” sous le nom du “couteau” dénote d’une remise en question du sens de la machette qui suggère une critique de l’entaille contenue dans le texte illisible de la grand-mère. Okeng “le couteau” contenu à la racine

49 d’okenguegn “lame de rasoir” dans le groupe de mot okenguegn bekône « la lame de rasoir des fantômes, est le symbole d’une entaille.

Okeng En langue fang, okeng rappelle le verbe ‘akeng “entailler” et le mot akeng’ “intelligence” : ‘akeng akeng’ “entailler l’intelligence”. Cette image ne désigne-t-elle pas le jeu de pouvoir qu’exhibent les deux grands-prêtres Evouna “le hargneux” et son fils Afane Obame “la culture prédatrice” ? Ce jeu que lit la grand-mère consiste à faire taire tout esprit contraire à leur tradition, d’où l’identification avec okeng “le couteau” plutôt qu’okenguegn “la lame de rasoir ». Contrairement à la lame de rasoir qui a un double tranchant, le couteau, tout comme la machette, n’a qu’un tranchant. L’autre côté est accommodant, donc illisible. Le tranchant tranche l’autre. L’ “accommodant” nuance en faveur du narcissisme égologique. Cet art nuancé entaille sur mesure un discours qui élève la “hargne” au détriment de l’équilibre que protège l’éthique. Dans cette optique, la voix du couteau est celle de l’origine du mal dont l’égo refuse d’affronter et de confronter le texte. Ainsi rejeté, ce texte devient illisible et classé dans la catégorie du secret. Dans Histoire d’Awu, le secret du couteau se trouve dans l’entaille. L’allusion à cet espace est faite lorsque le narrateur décrit l’endroit d’où Obame Afane sort la machette pour la première fois en présence de sa femme : « Toujours couché, il étendit sa main vers la tête de lit en bois massif, fit aisément glisser une traverse qui découvrit, logée au creux du bois, une petite machette à la lame aussi droite et luisante qu’un rayon de soleil. » (Mintsa 2000 : 79-80). Le creux du bois est l’entaille qui cache le secret d’Obame Afane, un secret qu’il dévoile sous la pression de la misère. Ce moment s’impose comme engueng “le fouet” dans l’économie d’okenguegn bekône.

Enguegn Il y a un échange dialogique entre enguegn “le fouet” et bekone “fantômes.” Les fantômes passent par la hantise pour fouetter le “sujet” qui refuse de les affronter et de les confronter. Au moment du refus, ce sujet agit en savant :

« Ce qui est presqu’impossible, c’est toujours de parler du spectre, de parler au spectre, de parler avec lui, donc surtout de faire ou de laisser

50 parler l’esprit. Et la chose semble encore plus difficile pour un lecteur, un savant, un professeur, un interprète, bref ce que Marcellus appelle un scholar. Peut-être pour un spectateur en général […] Théoriciens ou témoins, spectateurs, observateurs, savants et intellectuels, les scholars croient qu’il suffit de regarder. Dès lors, ils ne sont pas toujours dans la position la plus compétente pour faire ce qu’il faut, parler au spectre ». (Derrida 1993 : 32-33).

Dans le récit de Mintsa, la société masculine a traité la grand-mère en spectre. La grand-mère est passée par son petit-fils pour semer le grain dont la culture paternelle refusait l’esprit. Ce grain est matérialisé dans la figure de la machette et okenguegn bekône que la grand-mère a fait parler. En fétichisant le discours de la grand-mère, Obame Afane a regardé la situation de Nguema Afane comme un spectre. Il a fallu la pression de la misère pour l’amener à s’identifier avec son petit frère, pour “parler” avec et “laisser parler l’esprit” qui l’affectait. En d’autres termes, la misère est le fouet qui a blessé Obame Afane et dont l’entaille l’a obligé à faire une lecture critique du texte de la grand-mère. Non seulement il s’identifie à son petit frère, mais encore, il dévoile son secret en le révélant à son épouse de plus de vingt ans : « L’entaille devient lisible pour certains de ceux qui n’ont aucune part à l’événement ou à la constellation d’événements qui s’y consignent, pour les exclus du partage : ils peuvent alors partager » (Schibboleth 1986 : 88). Dans Histoire d’Awu, L’entaille devient le symbole de la blessure qui rapproche le scholar de l’autre en établissant un échange dialogique sanctionné par un regard humaniste.

Conclusion La première inscription du sens que la grand-mère donne au signe okenguegn bekône rend évident son statut de sorcière. Mais ce statut est altéré par sa fonction de dépositaire mémoriel qui témoigne de sa connaissance du passé familial, une connaissance qui lui donne l’aptitude de prédire le futur sous un ton de sagesse. En tant que dépositaire et matrice de la mémoire familiale, sociale et communautaire, elle ne fait qu’exprimer son constat des effets du mutisme auquel le narcissisme égologique réduit l’autre. C’est ce point de repère qui a permis à Obame Afane de se retrouver et remettre ses connaissances en question. Le rôle que joue la grand-mère dans cette reconnaissance identitaire est la marque qu’elle dépose pour servir de point de référence à ses

51 descendants, témoignant ainsi de sa sagesse. Dans Histoire d’Awu, l’entaille d’Obame Afane l’amène à se dépasser en se rapprochant de l’autre. Ce dépassement s’accomplit au moment où, non seulement il voit dans la machette de sa grand-mère le couteau qui le rapproche de son petit frère, mais encore il révèle le secret à sa femme, juste avant sa mort. Ce partage de secret le détache du paradigme péjoratif de l’usurpateur qui est frère de défaite. C’est le moment où la narration rase l’entaille défaitiste incrustée dans la chair d’Obame Afane pour faire valoir la voix humaniste au cœur de l’éthique qu’incarne la veuve Awudabiran’. Le transfert mémoriel figurativement entaillé d’un glissement d’okeng est une dramatisation de l’affirmation de Fidèle-Pierre Nzé Nguema qui trouve dans la mémoire d’un peuple, un mouvement dans lequel l’être collectif, toujours en devenir, balise sans relâche des cheminements, redéfinit les contours flous d’un destin qui gagne en cohérence dans l’ouverture à l’intérieur mais aussi à l’extérieur. (Nzé, Fidèle-Pierre, 1997 : 100-101).

Bibliographie

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« Regarder de toutes ses forces » : Curiosité et communauté dans L’Amant de la Chine du Nord de Marguerite Duras

Wafa GHORBEL Université de Tunis – El Manar Institut Supérieur des Sciences Humaine de Tunis, Tunisie

Abstract: In perpetual motion, curiosity energizes the work of Duras, defines the essence of the relationships between the characters and the link that the author maintains with herself, with her past. It is essentially through the eyes that the characters of L’Amant de la Chine du Nord seek to know each other. The look is intense, penetrating and painful. It pierces the being, strips it to its invisible truth. To devour the other with his eyes is the manifestation of an exacerbated curiosity of the impenetrable, the different. This curiosity makes possible to rethink the being from the being-together in the temporary transcendence that it operates from the isolated individual, aporetic, towards the community. The community of lovers turns out to be a negative community, despite intense curiosity. Only the common Nothing is finally shared. The failure of curiosity (of the community) is the condition of its engagement. Keywords: Marguerite Duras; Georges Bataille; Maurice Blanchot; community; eyes; loneliness.

La curiosité est au cœur de l’univers fictionnel de Marguerite Duras. Désir de voir, de savoir, d’apprendre, de comprendre, d’aimer, en mouvement perpétuel, jamais complètement satisfait, elle dynamise l’œuvre, la maintient sous tension, définit – sans figer – l’essentiel des rapports du personnage à lui-même, à l’autre et au monde. C’est d’abord et essentiellement par le regard que les personnages de L’Amant de la Chine du Nord cherchent à se connaître, à se découvrir, à se cerner. Il n’est pas simplement question de voir, d’entrevoir, d’apercevoir, d’effleurer des yeux. Le regard se fait intense, excessif, pénétrant, douloureux. Il transperce l’être visible, le dénudant jusqu’aux os, tentant d’atteindre en lui l’essence de

53 l’humain, sa vérité, son mystère enfoui. Quand la jeune fille rencontre le Chinois, quand le Chinois croise l’enfant blanche, rien ne peut plus arrêter leurs regards. Se dévorer des yeux, au-delà de sa dimension érotique liée à la passion naissante, au désir, à la séduction, est la manifestation d’une curiosité exacerbée portée sur l’autre impénétrable, insondable, différent socialement, sexuellement, racialement, existentiellement, ainsi que sur soi qui n’est plus le même, séparé de ce qu’il était à cause de la dispersion hors- de-soi, ou sous l’effet du temps, de l’espace, de l’histoire et des limites de la mémoire. Cette contribution se proposera d’observer de près les différentes manifestations et valeurs de la curiosité vorace vis-à-vis de soi et de l’autre, une curiosité instinctive faisant appel à l’intelligence du corps, des sens, de la chair, plutôt qu’à celle de l’esprit, se révélant comme l’expression extrême de la vie, « l’incuriosité [étant] le mal mortel » (Duras 1967), selon Duras. Cette curiosité permet de repenser l’être à partir de l’être-ensemble ou l’être- au-monde, dans le dépassement provisoire qu’elle opère de l’individuel isolé aporétique vers le social ou, plutôt, le communautaire souvent problématique, voire impossible, si nous nous en tenons à la pensée de Georges Bataille (le rapprochement entre ce dernier et Duras a déjà été fait par Blanchot dans sa Communauté inavouable). L’échec de la curiosité et de la communauté qui s’ensuit est la condition même de son enclenchement, la satisfaction étant la fin aussi bien de l’une que de l’autre. Le roman de Duras s’achève d’ailleurs sur la séparation, qui est à la fois suspension de la curiosité et de la communauté des amants, une suspension équivalente à leur disparition simultanée. C’est ainsi qu’ « une communauté négative : la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté » (Bataille 1973 : 483) découle d’une curiosité négative1 : négative non dans le sens d’une curiosité jugée malsaine ou vicieuse, dont il faudrait se défaire, mais dans le sens d’une absence définitoire qu’il faudrait admettre et assumer. De la même façon que la communauté se fonde sur l’impossibilité d’une communauté, la curiosité repose sur l’impossibilité d’une curiosité. Ces deux mouvements corollaires hors-de-soi ruinent l’être – aussi bien que son langage –au moment même où il cherche à se construire. Tragiquement ouvert au vide, rendu à son isolement primitif après cette expérience-limite, l’être peut prétendre à la souveraineté tant convoitée,

1 Sandrine Pessaque a développé cette idée de « curiosité négative » dans son article « Personnages curieux, curieux personnages : pour une approche de la curiosité moderne à travers l’œuvre de Marguerite Duras » (Pessaque 2014 : 4). 54 toujours selon une perspective bataillenne. Le regard est la manifestation essentielle de la curiosité dans L’Amant de la Chine du Nord. La passion de l’enfant blanche et du Chinois naît et meurt sous le signe de regards se voulant de plus en plus en plus intenses, sans épuisement ni apaisement possibles. Les regards curieux fusent dès leur première rencontre, sur le bac. Quand le jeune homme l’aborde,

« L’enfant ne répond pas. Elle ne sourit pas. Elle le regarde fort. Farouche serait le mot pour dire ce regard. Insolent. Sans gêne est le mot de la mère : « on ne regarde pas les gens comme ça ». On dirait qu’elle n’entend pas bien ce qu’il dit. Elle regarde les vêtements, l’automobile. Autour de lui il y a le parfum de l’eau de Cologne européenne avec, plus lointain, celui de l'opium et de la soie, du tussor de soie, de l’ambre de la soie, de l’ambre de la peau. Elle regarde tout. Le chauffeur, l'auto, et encore lui, le Chinois. L’enfance apparaît dans ces regards d’une curiosité déplacée, toujours surprenante, insatiable. Il la regarde regarder toutes ces nouveautés que le bac transporte ce jour-là. Sa curiosité à lui commence là ». (Duras 1991 : 37).

Pour résumer, un regard « fort », « farouche », « insolent », « sans gêne », « d’une curiosité déplacée surprenante, insatiable » se substitue à la réponse verbale conventionnelle. Il révèle la nature profonde de l’enfant, sa façon singulière – à la fois sensuelle et sensible – d’appréhender l’existence (voir Pessaque 2014 : 8) tout en illustrant la « curiosité sauvage » (Duras 1991 : 100) qui la meut, une curiosité avide de l’autre encore (et toujours ?) inconnu. Communicative, cette curiosité est instantanément transmise à celui dont le regard prédispose à la passion ravageuse déjà en cours : « C'est dans le regard qu'il a sur elle qu'on devinerait qu'il va l'aimer, qu'il ne se trompe pas ». (Duras 1991 : 76). Sa « curiosité passionnée » (Duras 1991 : 131) est prête à absorber aussi bien l’enfant que son monde. De regard en regard, l’histoire des amants de la Chine du Nord se construit, se reconstruit (recréation mémorielle et scripturale), se déconstruit, se dissout. Les deux curiosités ouvertes l’une sur l’autre sont, en même temps, le signe d’une ouverture au monde et l’aveu de l’insuffisance de l’être, de son incomplétude2, d’un manque foncier qui le fonde et auquel il

2 « Le principe d'incomplétude n'est pas uniquement l'insuffisance du sujet qui a besoin d'assistance pour préserver son enveloppe corporelle, mais aussi une ouverture au monde, une surface de contact avec ce qui est autre » (Guenin 2011 : 59). 55 cherche à remédier. Il s’agit « de se séparer de soi pour aller à la rencontre de ce qui n’est pas soi » (Pessaque 2014 : 7), de se projeter hors des limites de soi, de s’excéder remettant en question son homogénéité, sa suffisance, son savoir absolu de son être isolé, son autonomie ainsi que celle de l’autre. L’enfant blanche cherche à s’approprier son objet de désir, le Chinois, entièrement ou par fragments, à différents endroits de l’œuvre, à faire de son regard envahissant un vrai brasier, lieu de fonte, de fusion, de con- fusion du sujet et de l’objet. La scène de l’auscultation visuelle de la main de l’amant est très significative :

« […] Elle, elle regarde sa main qui est sur l'accoudoir de la banquette. Il a oublié cette main. […] sans le savoir tout à fait, elle la prend. Elle la regarde. Elle la tient comme un objet jamais vu encore d'aussi près : une main chinoise, d'homme chinois. C'est maigre, ça s'infléchit vers les ongles, un peu comme si c'était cassé, atteint d'adorable infirmité, ça a la grâce de l'aile d'un oiseau mort. […]. Cette main, elle n'en est pas sûre, doit être belle, elle est plus sombre que la naissance du bras. La montre qui est près de la main, l'enfant ne la regarde pas. Ni la bague. Elle est émerveillée par la main. La main dort. Elle ne bouge pas. Et puis lentement elle se penche sur la main. Elle la respire. Elle la regarde. Regarde la main nue. […] Elle retourne la main, très délicatement, elle regarde l'envers de cette main, l'intérieur, nu, elle touche la peau de soie recouverte d'une moiteur fraîche. Puis elle remet la chose : à l'endroit comme elle était sur l'accoudoir. Elle la range. La main, docile, laisse faire. […] C'est un peu comme si elle avait emporté la main avec elle dans le sommeil et qu'elle l'ait gardée. Elle laisse la main loin d'elle. Elle ne la regarde pas ». (Duras, 1991 : 42-43).

La main, organe de la préhension et de la sensibilité, et surtout « instrument de la maîtrise et signe de domination […] emblème de l’autorité » (Chevalier, Gheerbrant 1983 : 599) de la possession, du pouvoir, est ici complètement inanimée, chosifiée et soumise à la volonté et à la curiosité de l’enfant qui « la tient comme un objet jamais vu encore d'aussi près ». « Elle remet la chose […], la range » après l’avoir examinée, après s’en être imprégnée. Cette main désigne par métonymie l’homme, l’amant. Le

56 Chinois faisant semblant de dormir abandonne son organe, s’abandonne à celle qui le désire (et qu’il désire), lui confiant entre les mains sa liberté, sa puissance, son indépendance. Le regard assoiffé de l’enfant s’en empare dans un mouvement synesthésique violent où tous les sens se confondent : émerveillée par la main, ce pont dressé en direction de l’autre, et par le don de soi qu’elle représente, la jeune fille « la touche "pour voir" », « Elle la respire. Elle la regarde. ». Humer et toucher pour mieux voir le Chinois, en faire une représentation mentale, s’en imprégner au point de continuer de le voir sans le regarder, consciemment ou inconsciemment (« dans le sommeil ») : voilà l’œuvre de la curiosité, une curiosité qui, bien que momentanément satisfaisante, annonce déjà l’idée de sa perte. La main « s'infléchit vers les ongles, [dit la narratrice] un peu comme si c'était cassé, atteint d'adorable infirmité, ça a la grâce de l'aile d'un oiseau mort. ». L’oiseau symbolisant l’idée de la sortie de soi, de l’envol extatique de l’âme, ou encore celle de la connaissance pure, de l’ouverture et de la communication (voir Chevalier, Gheerbrant 1983 : 695-697) est ici atteint d’impotence. « Infirmité » et « mort » présagent de l’échec de la connaissance, de la communication et de l’élan annoncés. Nous y reviendrons dans la seconde partie de l’analyse. L’enfant n’arrête pas de regarder l’amant. Sa curiosité est sans limites. Elle ne cède pas devant les appréhensions de l’inconnu, les obstacles de l’intériorité, les secrets de l’autre séparé. Elle ne se contente pas de scruter le visible – le visible étant facilement accessible – mais tend à s’aventurer là où l’œil a du mal à s’immiscer. Son regard pénétrant viole l’interdit de l’intimité. « Si la curiosité est le fait d’un voir […], qui veut tout voir et tout savoir, il y aura transgression si ce voir veut s’introduire dans un domaine qui échappe au voir, par principe », dit Michel Henry dans « L’invisible et la révélation » (Henry 1993 : 104). Si l’amant n’ose pas regarder l’enfant, angoissé par le désir intense qui le submerge face à elle, celle-ci ne recule devant rien. Elle assume son désir et celui du Chinois, portée par sa curiosité de tout connaître aux frontières de la mort, dans une impulsion visuelle, visionnaire transgressive :

« Ils ne se regardent pas. Dès qu'il ferme la porte, tout à coup, ensemble, ils traversent une espèce de désintéressement apparent. Le désir ne se montre pas, il s'efface, puis, brutalement, il revient. Elle le regarde. Ce n'est pas lui qui la regarde. C'est elle qui le fait. Elle voit qu'il a peur. C'est à partir de la douceur de ce regard de l'enfant que la peur est transgressée. C'est elle qui

57 veut savoir, qui veut tout, le plus, tout, vivre et mourir dans le même temps ». (Duras 1991 : 72).

Les regards se font de plus intenses et "dénudants", voire "décharnants" d’un côté comme de l’autre, cherchant à transformer l’inconnu en connu, à en prendre possession, à l’homogénéiser en en résorbant la différence, dans le but de satisfaire une curiosité et un désir toujours avides de connaître, jamais complètement comblés.

« L'enfant […] regarde, le nu de son corps à lui aussi inconnu que celui d'un visage, aussi singulier, adorable, que celui de sa main sur son corps pendant le voyage. Elle le regarde encore et encore, et lui il laisse faire, il se laisse être regardé ». (Duras 1991 : 78-79).

À de nombreux endroits de l’œuvre, le regard que porte la jeune fille sur l’amant est tellement ardent que nous y lisons une volonté de faire dissoudre l’autre en soi : « son regard à elle va vers lui, très vif, dans un éclair de bonheur » (Duras 1991 : 73) ; « elle le regarde fort » (Duras 1991 : 77) ; « Elle le regarde très près. Elle le désire très fort. (Duras 1991 : 138) ; « […] elle le regarde. Elle est nue. […] Elle le regarde de toutes ses forces » (Duras 1991 : 140), sa nudité appelant la sienne, celle de l’être au-delà de celle du corps ; « Elle le regarde encore très fort » (Duras 1991 : 148) ; « Longtemps elle le regarde » (Duras 1991 : 223). Plus elle le regarde, plus le désir devient intense, insurmontable. En cherchant sa satisfaction, la curiosité ne fait que grandir élargissant puis craquelant les dimensions de l’être, produisant chez lui une fêlure par laquelle l’autre peut s’introduire. C’est de cette porosité des êtres que naît la communication. Le Chinois, quant à lui, ne se contente pas d’être un objet de désir soumis aux regards de l’enfant, bien qu’il s’y plaît par moments, la curiosité passionnelle étant consentie. Ses regards à lui se font également de plus en plus voraces. « Il la regarde très fort » (Duras 1991 : 44) pour essayer de deviner sa vérité ; « il la regarde bien » (Duras 1991 : 45) admirant son charme. « Il la regarde marcher, boire, revenir » (Duras 1991 : 77), observe tous ses faits et gestes avant l’amour. « Il la regarde jusqu'aux larmes. Il la regarde tout le temps, il regarde tout d'elle. […]. Il la regarde encore. » (Duras 1991 : 85) ; « il prend son visage et il la regarde de très près ». (Duras 1991 : 88) ; « Il la regarde de toutes ses forces » (Duras 1991 : 108) ; « il la regarde, la regarde. Et il dit : Tu es l’amour de moi. » (Duras 1991 : 221).

58 Chacun de ses regards dit son désir de connaître l’insondable en elle pendant qu’il est toujours possible de le faire. Pendant la première fusion charnelle des amants, les rôles se sont même inversés. Celle qui a l’habitude de regarder violemment se laisse passivement déshabiller puis regarder par l’amant, devenant à son tour l’objet de sa curiosité non retenue :

« Elle va vers lui. Elle dit rien, cesse de le regarder. Il est assis devant elle qui est debout. Elle baisse les yeux. Il prend sa robe par le bas, la lui enlève. Puis il fait glisser le slip d'enfant en coton blanc. Il jette la robe et le slip sur le fauteuil. Il enlève les mains de son corps, le regarde. La regarde. Elle, non. Elle a les yeux baissés, elle le laisse regarder ». (Duras 1991 : 77-78).

Les yeux fermés de l’enfant ne signifient ni le refus de communiquer ni la satiété atteinte. Au contraire, la curiosité s’exerce encore, peut-être même de façon plus intense, les yeux fermés. Le regard opère grâce aux images déjà perçues puis retenues dans l’esprit, dans la mémoire des sens. Il transperce le visible pour aller vers l’invisible, l’imperceptible, celui de l’autre désiré, aimé. Michel Henry parle de révélation pour désigner ce genre de curiosité qui se passe des yeux ouverts :

« On peut voir qu[e la curiosité] désigne en fait deux choses totalement différentes ; car si l’on définissait la curiosité comme un désir de savoir, sans lier ce savoir au voir, alors on peut dire que l’homme est curieux de Dieu. Dans la mesure où il ne s’agit plus de voir, mais de s’abandonner à une révélation, et finalement à un sentiment, à une émotion, la curiosité qui élimine ici toute activité, toute agitation, tout projet de domination, consiste à penser qu’il est possible d’éprouver des choses que l’on n’a pas encore éprouvées, et donc d’adopter une attitude foncièrement passive, pour se rendre disponible à ces expériences non vécues […] nullement tournées vers l’extérieur, le visible, mais vers les expériences intérieures. […] On peut alors admettre la curiosité au sens où elle est disponibilité qui comporte une sorte de foi, c’est-à-dire qui laisse ouverte la possibilité d’expériences privilégiées : l’amour entre autres qui est révélation, joie intérieure […]. Ces joies donnent naissance à un élargissement de l’être vers l’illimité, l’invisible. […] Celui qui n’a jamais aimé ne connaît pas l’intensité de la joie de l’amour. Une curiosité les yeux fermés a pleinement son droit propre ». (Henry 1993 : 111).

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À plusieurs endroits de l’œuvre, les amants se regardent intérieurement, les yeux fermés. « Elle prend sa main, embrasse la main. Il la regarde les yeux fermés » (Duras 1991 : 45), comme pour savourer ce baiser, pour le capturer dans sa mémoire. Elle aussi, « Elle le voit sans avoir à le regarder. » (Duras 1991 : 61) ; « Elle le regarde, elle prend son visage entre ses mains, le regarde, ferme ses yeux et regarde encore. Il dit : – Je vois tes yeux derrière mes paupières. » (Duras 1991 : 143). L’enveloppe charnelle devient ainsi transparente permettant la libre circulation du désir d’un être à l’autre. Ce dernier n’est plus extérieur. Il est en soi, a priori, non séparé de soi. La fusion annule momentanément les êtres fermés, isolés, discontinus, de telle sorte qu’il n’est plus possible de distinguer le sujet de l’objet. Il s’agit d’une forme majeure de communication réalisée par la « communauté des amants », celle dont parle Blanchot dans sa Communauté inavouable. Bataille explique que « l’amour […] vise l’au-delà des êtres particuliers. C’est ce que dévoile la fusion des amants […] » (Bataille 1973 : 409). Il dit également que « Si ce monde n'était pas sans cesse parcouru par les mouvements convulsifs des êtres qui se cherchent l'un l'autre […], il aurait l'apparence d'une dérision offerte à ceux qu'il fait naître. » (Bataille 1972 : 530). L’enfant et le Chinois, portés par une passion ravageuse l’un pour l’autre, se regardent les yeux fermés, laissant déborder sensations et sentiments dans une sorte de révélation existentielle. Parcourus par les « mouvements convulsifs » dont parle Bataille, ils ont les yeux révulsés, orientés vers un espace hors-lieu, celui du désir communiqué de fêlure en fêlure. Le regard ne traverse plus les paupières. Il se déverse, vital, d’entre les lèvres d’une blessure3 dans celles d’une autre, ouvrant aussi bien sur l’intimité de l’être désiré que sur celle de soi :

« Traversée de la ville chinoise. Ils ne regardent pas cette ville. Quand ils ont l'air de la regarder, ils ne regardent rien. Ils se regardent sans le vouloir. Alors ils baissent les yeux. Puis restent ainsi à se voir les yeux fermés, sans bouger et sans se voir, comme s'ils se regardaient encore. L’enfant dit : – Je vous désire beaucoup ». (Duras 1991 : 70-71).

3 « L’inachèvement, la blessure, la douleur sont nécessaires à la communication. L’achèvement en est le contraire » (Bataille 1973 : 266). 60 La traversée de la ville chinoise est doublée d’une traversée souterraine d’un monde soustrait aux regards ordinaires. Les yeux fermés ouvrent la curiosité sur ce qui se dérobe incessamment à la vue. Par ailleurs, la découverte en profondeur du corps de l’autre aussi bien que celle du sien soumis aux caresses de l’autre se fait également les yeux fermés.

« Elle ouvre les yeux. Elle les referme. Ils cessent de parler. Elle le laisse faire. Il dit : – Ferme les yeux. Elle ferme les yeux comme il le veut. Sa main caresse le visage de l'enfant, les lèvres, les yeux fermés. […] Les yeux fermés elle demande ce qu'il a dit – il dit que c'est sur son corps à elle... que c'est impossible à dire... ce que c'est... c'est la première fois que ça lui arrive... La main s'arrête brusquement. Elle ouvre les yeux et les referme. La main se reprend. La main est douce, elle n'est jamais brusque, d'une discrétion égale, d'une douceur séculaire, de la peau, de l'âme. Lui aussi a refermé ses yeux quand il a caressé ses yeux à elle, ses lèvres. La main quitte le visage, descend le long du corps ». (Duras 1991, 47-48).

L’enfant également s’adonne au même genre d’expérience de l’intériorité quand elle scrute le corps de l’amant :

« Les yeux fermés, elle le déshabille. Bouton après bouton, manche après manche. Il ne l'aide pas. Ne bouge pas. Ferme les yeux comme elle ». (Duras 1991 : 68). « Les yeux fermés elle touchait cette douceur, elle touchait la couleur dorée, la voix, le cœur qui avait peur, tout le corps retenu au-dessus du sien, prêt au meurtre de l'ignorance d'elle devenue son enfant. L'enfant de lui, de l'homme de la Chine qui se tait et qui pleure et qui le fait dans un amour effrayant qui lui arrache des larmes ». (Duras 1991 : 80).

La nudité du corps appelle celle de l’être qui semble aussi ouvert que les yeux sont clos, entièrement débarrassé de ses secrets isolants. La narratrice parle du « meurtre de l’ignorance » ce qui implique la satisfaction complète de la curiosité grâce à un regard braqué sur l’imperceptible. L’amant pense posséder enfin la petite fille devenue sienne, « son enfant. L’enfant de lui ». La structure incorrecte (altération de la disposition syntaxique et post-position de la forme tonique du pronom personnel) de la

61 dernière expression accentue l’idée de la possession, de l’appropriation, celle d’une filiation qui abolit toute différence sociale ou raciale, toute séparation : « Il la regarde. Il regarde celle qui est arrivée chez lui, cette visite tombée des mains de Dieu, cette enfant blanche de l'Asie. Sa sœur de sang. Son enfant. Son amour. Déjà, il le sait. (Duras 1991 : 84). Le savoir absolu de l’autre semble être atteint. Toutefois, cette fusion parfaite du sujet et de l’objet indifférenciés, yeux écarquillés ou révulsés, n’est que trompe-l’œil. La curiosité, comme nous l’avons signalé dès le départ, tend vers un savoir qu’elle n’atteint jamais. Au moment où le sujet pense l’étreindre, elle se dérobe de nouveau maintenant l’incomplétude comme principe sine qua non de son existence. « L'insuffisance ne se conclut pas à partir d'un modèle de suffisance [explique Blanchot]. Elle ne cherche pas ce qui y mettrait fin, mais plutôt l'excès d'un manque qui s'approfondit à mesure qu'il se comblerait » (Blanchot 1983 : 20). En cherchant à communier, les êtres ne font que communiquer l’incommunicable en eux, leur solitude essentielle. D’où « l’idée de communauté négative : la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté » (Bataille 1973 : 483), selon Bataille ou d’une « absence de communauté » (Bataille 1988 : 130)4 ne signifiant pas son inexistence, mais renvoyant à sa dimension fuyante, fluctuante, éphémère, jamais fixée dans la continuité du temps puisque liée à un moment précis, à une expérience particulière, à ce que Bataille appelle une « opération souveraine », ici, celle de l’érotisme. Les amants de la Chine du Nord, croyant se défaire définitivement de leur isolement, de la distance les séparant l’un de l’autre, du non-savoir transformé douloureusement en savoir absolu, se retrouvent tragiquement rendus à leur ignorance initiale, à leur étrangeté, extériorité5 et discontinuité fondamentales. Pas de repos possible. La fusion communionnelle est aussitôt rompue. C’est cet échec qui définit leur communauté négative et qui permet au désir de demeurer désir, à la curiosité de demeurer interrogation. Après le bref plaisir d’une étreinte fusionnelle,

4 « Le parfait dérèglement (l’abandon à l’absence de bornes) est la règle d’une absence de communauté », Georges Bataille, « À prendre ou à laisser » (Bataille 1988 : 130). 5 « Nous sommes en commun, les uns avec les autres. Que veulent dire cet "en" et cet "avec" ? [...] "Avec" "ensemble", ou "en commun" ne veut évidemment pas dire "les uns dans les autres", ni "les uns à la place des autres". Cela implique une extériorité (Même dans l'amour, on n'est "dans" l'autre qu'à l'extérieur de l'autre, et l'enfant "dans" sa mère est lui aussi, quoique tout autrement, extérieur dans cette intériorité. Et dans la foule la plus rassemblée, on n'est pas à la place de l'autre). Mais cela ne veut pas non plus simplement dire "à côté", ni "Juxtaposés" » (Nancy 1986 : 221). 62 « Le désir revient [témoigne la narratrice]. Il la rhabille. Et puis la regarde encore. La regarde. Elle, elle habite déjà le Chinois. L'enfant, elle sait ça. Elle le regarde et, pour la première fois, elle découvre qu'un ailleurs a toujours été là entre elle et lui. Depuis leur premier regard. Un ailleurs protecteur, de pure immensité, lui, inviolable. Une sorte de Chine lointaine, d'enfance, pourquoi pas ? et qui les protégerait de toute connaissance étrangère à elle. Et elle découvre ainsi qu'elle, elle le protège de même que lui, contre des événements comme l'âge adulte, la mort, la tristesse du soir, la solitude de la fortune, la solitude de la misère, celle de l'amour aussi bien que celle du désir ». (Duras 1991 : 86).

Cet ailleurs inviolable que découvre l’enfant, est celui de l’espace et du temps qui les lie tout en les séparant, qui les unit tout en les éloignant, qui constitue un rempart contre la solitude, la misère, la vieillesse de demain mais qui n’est déjà qu’un souvenir, qu’un ailleurs, celui de ce roman immortalisant aussi bien la fusion que la disjonction :

« Il ne s’agit donc pas d’une fusion réelle qui transforme deux êtres différents en un seul. On peut donc considérer que c’est le mouvement même du désir qui est paradoxal : le désir cherche à s’approprier l’objet qu’il convoite, voire à fusionner avec lui, alors que cette appropriation est un idéal qui ne sera jamais atteint, puisque précisément cet objet lui est étranger. C’est pourquoi le désir est voué à l’insatisfaction : jamais il ne possèdera pleinement l’objet qui l’attire. Le désir semble entretenir une relation asymptotique avec l’objet qu’il désire ». (Agostini 2009 : 4).

Le regard échoue ainsi à s’approprier définitivement l’autre qui demeure inconnu ou ne tarde pas à le redevenir à la fin de l’expérience- limite vécue, abandonnant de nouveau l’être à sa solitude première, à l’absence de communauté, au non-savoir. La curiosité s’avère donc négative puisque portée sur le vide, le non-sens, le néant (voir Pessaque 2014 : 4). Après un long processus de connaissance, la non-reconnaissance de l’autre fraîchement intégré en soi suspend l’incorporation qui semblait être parfaite : l’enfant « s'arrête. Elle ne regarde pas, elle est de nouveau dans cette sorte de peur qui a commencé depuis quelques jours et qu'elle n'arrive pas à surmonter. D’être tuée par cet inconnu du voyage à Long-Hai » (Duras 1991 : 139). C’est de l’amant Chinois qu’elle parle ; « elle le regarde. Elle est nue. Elle le reconnaît mal. Elle le regarde de toutes ses forces. » (Duras 1991

63 : 140) ; elle « le regarde. Elle retrouve "l'inconnu du bac" ». (Duras 1991 : 142). Le mot « inconnu » utilisé par Duras (et mis en valeur en italiques ou entre guillemets) pour désigner l’amant tel que le perçoit l’enfant, est surprenant à ce stade de l’évolution de la relation passionnelle du couple. Le Chinois s’en sert également pour signifier, à quelques pages de la fin du livre, l’absoluité fondamentale de la méconnaissance de l’autre :

« – On est devant l'inconnu total l'un de l'autre [admet-il], et ça aussi ça peut se parler, et se comprendre, la façon de se taire, de se regarder, aussi. […]. [Il rajoute :] – […] Je n’ai plus de désir. Je n’ai plus d’amour. C’est merveilleux, incroyable. – Comme si on ne s’était jamais connus [remarque-t-elle.] – Comme si tu étais morte depuis mille ans ». (Duras 1991 : 218), répond- il.

Un peu plus loin, « Il la regarde de toutes ses forces. Avec les mains il dénude son visage pour la voir jusqu'au non-sens, jusqu'à ne plus la reconnaître ». (Duras 1991 : 220). Paradoxalement, regarder intensément n’est plus gage de savoir mais retour au non-savoir, « la communication tradui[sant] donc essentiellement l'indigestibilité de l'autre et la façon dont il y aura toujours une part d'étranger dans le même. » (Guenin 2011 : 55). À différents moments de l’histoire, avant même le départ final de l’enfant, les amants sont rendus à leur séparation foncière en dépit des instants exceptionnels de fusion. « Il est revenu dans le lieu illimité de la séparation d'avec l'enfant, perdu, inconsolable. » (Duras 1991 : 170), dit la narratrice au moment où la communication se fait avec une tierce personne, Tahn, suspendant la communauté des amants. La petite fille est également consciente de la distance insurmontable qui la sépare du Chinois, jamais complètement sien :

« Elle le regarde et, pour la première fois, elle découvre que la solitude a toujours été là, entre elle et lui, qu'elle, cette solitude là, chinoise, elle la gardait, elle était comme son pays autour de lui. De même qu'elle était le lieu de leurs corps, de leur amour ». (Duras 1991 : 171-172).

La solitude n’est plus uniquement un état de privation de l’autre, mais un lieu de conception, un territoire, une identité, le fondement même

64 du couple, de son amour, de sa passion. L’écrivaine consacre une note pour décrire la façon de représenter cinématographiquement cette solitude qui demeure immuable en dépit du regard excessif lié au désir de découvrir et de s’unir à l’autre :

« En cas de film tout se passerait ainsi par le regard. L'enchaînement ce serait le regard. Ceux qui regardent sont regardés à leur tour par d'autres. La caméra annule la réciprocité : elle ne filme que les gens, c'est-à-dire la solitude de chacun […]. Les plans d'ensemble, ici, ce n'est pas la peine parce que l'ensemble, ici, n'existe pas. C'est des gens seuls, des « solitudes » de hasard. La passion est l'enchaînement du film ». (Duras 1991 : 172).

Le roman dont l’écriture est proche du scénario, a tenté de rendre compte de cette juxtaposition, addition, association des solitudes, de cette commune solitude sur laquelle repose la communauté négative. « Marguerite Duras [comme le remarque Blanchot] a pressenti qu'il fallait dépasser le cercle aimanté qui figure, avec trop de complaisance, l'union romantique des amants, ceux-ci fussent-ils aveuglément portés par le besoin de se perdre plus que par le souci de se retrouver. » (Blanchot 1983 : 81). Les voilà, dans la scène du départ, séparés, perdus, inconnus, invisibles l’un pour l’autre en dépit de tant de regards échangés, tant de désir partagé, tant de curiosité révélée.

« Il a dû bouger sur la banquette arrière, vers la gauche. Pour gagner quelques secondes et la voir encore une fois pour le reste de sa vie. Elle ne le regarde pas. Rien […] Elle ne le regarde toujours pas. Rien. Quand elle ouvre les yeux pour le voir encore, il n'est plus là. Il n'est nulle part. Il est parti. Elle ferme les yeux ». (Duras 1991 : 226).

La communauté des amants se réduit fatalement à ce partage du Rien que les personnages ont en commun. Elle s’avère être une expérience de la dépense improductive, du don de soi détaché de tout intérêt, de tout projet de conservation. Les yeux se ferment finalement sur le souvenir de l’expérience, puisque seul le souvenir demeure. Voici le destin tragique de la communauté vouée d’avance à sa perte. En définitive, curiosité et désir sont véhiculés par le regard dans L’Amant de la Chine du Nord, un regard intense, insatiable, dynamique qui

65 « glisse, passe, se transmet d’étage en étage, pour y être toujours à quelque degré éludé » (Lacan 1973 : 70), selon une définition lacanienne. Ce regard, orienté aussi bien vers le dehors que vers le dedans, semble, à première vue, prendre possession de l’objet désiré, sur lequel il s’ouvre, avec lequel il communique jusqu’à l’intégration totale, la fusion parfaite. Cependant, un examen plus attentif montre que l’incorporation homogénéisante n’est qu’illusion. Chacun de ces regards semble éloigner davantage cet objet désiré toujours manquant, toujours insaisissable malgré l’engagement d’« un processus d’infiltration de la chose vue à travers les couches de la conscience » (Amraoui 2014 : 91). L’être, remettant en question sa totalité, son autonomie et assumant sa fêlure, sort de soi, ouvre sa curiosité à une autre existence fêlée dans le but de dépasser sa solitude et de réaliser sa complétude. En s’adonnant à cette expérience, il ne fait qu’exacerber son désir sans jamais le satisfaire, hormis l’espace fugace de l’instant de la jouissance qui, une fois passé, abandonne l’être à sa solitude foncière, au non-savoir, à une curiosité négative, toujours vouée à son échec, la vérité profonde de l’autre se dérobant inlassablement. De cette communication naît la communauté négative, au sens bataillien, une communauté désœuvrée, désintéressée reposant sur la privation, l’éclatement, l’impossibilité de sa permanence et de son achèvement, ayant le vide et la solitude pour uniques éléments en commun. La soif de connaissance de l’autre, ouvrant les dimensions de l’être à l’inappropriable, n’aboutit qu’à une perte du sens et de la connaissance, condition de la souveraineté de l’être.

Bibliographie

AGOSTINI, Marie, juin 2009, « Qu’est-ce que la "curiosité" ? », Sciences- Croisées, n° 5 : contributions libres, URL : http://sciences- croisees.com/N5/agostini.pdf. AMRAOUI, Abdelaziz, 2014, « L’Amant de Duras entre corps et sens », Revista de Estudos de Literatura, Cultura e Alteridade – Igarpé, Porto Velho (RO), v. 4, n° 1, pp. 86-97, set./dez. BATAILLE, Georges, 1973, L’Alleluiah, O.C. V, Paris, Gallimard. BATAILLE, Georges, 1970, L’Apprenti sorcier, O.C. I, Paris, Gallimard. BATAILLE, Georges, 1988, « À prendre ou à laisser », O.C. XI, Paris, Gallimard.

66 BATAILLE, Georges, 1973, Le Coupable, O. C. V, Paris, Gallimard. BATAILLE, Georges, 1973, Méthode de méditation, O.C. V, Paris, Gallimard. BLANCHOT, Maurice, 1983, La Communauté inavouable, Paris, Minuit. CHEVALIER, Jean ; GHEERBRANT, Alain, 1983, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont et Jupiter DURAS, Marguerite, 1991, L’Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard. DURAS, Marguerite, 29 mars 1967, « Entretien avec Jacqueline Piatier », in Le Monde. GUENIN, Esama, 2011, La Communauté en tant que lieu du non-lieu, Mémoire de maîtrise en science politique, (dir. : Lawrence Olivier), Montréal, Université du Québec à Montréal, URL : http://www.archipel.uqam.ca/7140/ HENRY, Michel, 1993, « L’invisible et la révélation », entretien avec Sébastien Labrusse, in La Curiosité. Vertiges du savoir (dir. N. Czechowski), paru dans la revue Autrement, n° 12, Paris. LACAN, Jacques, 1973, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Pais, Seuil. NANCY, Jean-Luc, 1986, La communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois. PESSAQUE, Sandrine, 2014, « Personnages curieux, curieux personnages : pour une approche de la curiosité moderne à travers l’œuvre de Marguerite Duras », URL : http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh /sites/ default/files/public/node/docs/Sandrine_Pessaque_curiosit%C3%A9-1.pdf.

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Réception et traduction de l’œuvre hébertien en Roumanie

Elena-Brândușa STEICIUC Université « Ștefan cel Mare » Suceava, Roumanie

Abstract: Anne Hébert, one of the most outstanding Canadian authors of the « belle province » is the one that has mostly interested Romanian critics and literary translators. In 2016, at the centennial anniversary of her birth (she passed away in 2001), we attempt to have a general perspective on Anne Hébert’s reception by editors and translation in , hoping by this to contribute to a broader study on hebertian posterity on a worldwide scale. This is why, without pretending to give a wholesome view on the subject, we are going to examine the dynamics of hebertian studies in various universities (Bucarest, Cluj-Napoca, Iaşi, Suceava), as well as the quality of five translations published between 1986 and 2008 (Kamouraska – 1986 ; 1994 ; 2008 ; Les chambres de bois/Incaperile cu lambriuri - 1992; Héloïse - 1992 ; Le premier jardin/ Prima gradina - 1993; Les Enfants du sabbat/Copiii Sabatului - 2001), all these being the premices for a better understanding of Anne Hébert by the Romanian readers. Keywords: Anne Hébert; Québec literature; literary translation; reception; university studies; editors.

Connue comme une des « figures de proue » de la littérature québécoise au XXe siècle, Anne Hébert est, entre tous les auteurs provenant de la « belle province », le nom qui a le plus incité les exégètes et les traducteurs roumains. Son œuvre, qui comprend plusieurs genres littéraires (roman, poésie, théâtre, essai) est enseigné au niveau universitaire et, depuis les années 80, ses textes font l’objet de traductions et même de retraductions. Voilà pourquoi, dans le contexte du centenaire Anne Hébert en 2016, nous envisageons de faire le point sur la réception et la traduction de son œuvre en Roumanie, espérant par cela contribuer à une possible étude plus ample concernant la postérité hébertienne à une échelle européenne ou bien mondiale. Sans nous targuer d’exhaustivité, nous allons sonder la dynamique des études hébertiennes dans l’espace universitaire

68 (Bucarest, Cluj-Napoca, Iaşi, Suceava), de même que la spécificité des traductions parues entre 1986 et 2008, les années les plus fastes au point de vue éditorial. Nous allons par la suite détecter le rôle de tous ces facteurs, qui ont eu comme effet une meilleure connaissance d’Anne Hébert par le lectorat roumain de toutes les générations.

Le rôle des universités et des éditeurs dans la réception de l’œuvre hébertien

L’intérêt des universités et des maisons d’éditions roumaines pour la littérature québécoise date des années 70-80, lorsque le « dégel » de la dictature a rendu possible une certaine ouverture vers des espaces que les idéologies du moment empêchaient d’aborder, comme tout ce qui provenait du « capitalisme pourri » dont il fallait se méfier…. Fort en avant pour son époque et pour le contexte des dernières années du totalitarisme en Roumanie, le milieu universitaire s’intéresse à divers aspects de la francophonie nord-américaine. La francophonie canadienne, soutenue constamment par l’Ambassade du Canada et par des programmes du gouvernement canadien, a fait florès après avoir été introduite d’abord dans les cursus de l’Université de Bucarest, au début des années 90par le Professeur Irina Badescu, qui fait figure de pionnier dans ce domaine.Le même intérêt détermine l’étude de la littérature québécoise – et donc d’Anne Hébert – à l’Université « Babes-Bolyai » de Cluj-Napoca, grâce au Professeur Voichita Sasu qui s’emploie à disséminer l’œuvre hébertien en Roumanie par la traduction aussi, comme nous allons le voir par la suite. Les fondateurs des études québécoises à l’Université « Al. I. Cuza » de Iasi sont les Professeurs Maria et Constantin Pavel (au début des années 90) et cet intérêt est maintenu vivant par l’équipe réunie autour du Professeur Corina Dimitriu Panaitescu, dont le Dictionnaire de francophonie canadienne, rédigé en roumain, contribue à disséminer la littérature de la « belle province » dans notre pays et, implicitement, l’image d’Anne Hébert. L’Université de l’Ouest (Timisoara) figure aussi parmi les devanciers, par les soins de la Professeure et essayiste Margareta Gyurcsyk, qui y fait figure de fondateur, par la revue Dialogues francophones et par le Centre d’études francophones. Son volume, La neige, la même et autre. Essai sur le roman québécois contemporain (2004) interroge le roman québécois à la charnière des siècles et des tendances et donne une lecture ponctuelle très

69 pertinente de la prose hébertienne. À partir des années 2000, d’autres universités roumaines ont suivi l’exemple et bientôt de nouveaux centres de documentation et de diffusion de la littérature québécoise ont été fondés : à Sibiu, Suceava, Galaţi, Bacău ou Baia Mare. Comme effet de l’intérêt des maîtres pour Anne Hebert et l’espace qu’elle représente, les jeunes disciples se sont mis à rédiger des dissertations ou des thèses de doctorat au sujet de cette auteure, leurs points de vue - originaux et souvent intéressants -, contribuant à une exégèse riche et nuancée : Mihaela-Alexandra Acatrinei, Anca Mihaela Caileanu (Iasi) ; Anca Magurean, Ana-Maria Curelariu (Suceava). Cet intérêt pour les lettres québécoises a influencé les stratégies des maisons d’édition, car souvent les traducteurs sont des universitaires ou bien des doctorants qui, par l’activité traduisante, proposent une nouvelle lecture de l’auteur auquel ils ont consacré une recherche purement scientifique.

L’univers de la traduction

Un point sur lequel les exégètes et les traducteurs sont d’accord en ce qui concerne la spécificité de la littérature québécoise est l’interrogation constante sur la langue. Lise Gauvin appelle cela « la surconscience linguistique de l’écrivain » (Gauvin 2000 : 8), définissant ainsi le questionnement et la réflexion perpétuels des auteurs québécois sur le statut de leur écriture, sur leur identité, sur la langue française qu’ils utilisent comme vecteur de leur identité de francophones vivant en Amérique du nord ou bien d’Américains s’exprimant en français. En effet, comme Henriette Walter l’affirmait dans un ouvrage de référence, au Canada on parle une « variété du français » qui présente des particularités au niveau de la prononciation, de même qu’au niveau lexical. (Walter 1998 : 146-150). Sur l’autre bord de l’Atlantique, le français a gardé des formes anciennes « depuis longtemps oubliées en France » (Dimitriu-Panaitescu 2011 : 11). D’autre part, cette langue a engendré des formes nouvelles, enrichies par les langues amérindiennes autochtones et par la langue du « grand voisin », selon la même linguiste. Par conséquent, le traducteur des auteurs québécois, quelle que soit la langue cible, se trouvera confronté principalement aux québécismes, termes d’origines diverses, qui font partie du fond lexical québécois, comme l’affirme Maria Pavel dans le récent et fort utile Dictionnaire de francophonie canadienne coordonné par Corina

70 Dimitriu-Panaitescu. Retenu depuis 1985 par L’Office Québécois de la Langue Française, le mot québécisme a donc une typologie spécifique : a) québécismes originaires du vieux fond français (achalandage, avant-midi, batture, brunante, etc.) ; b) québécismes de création locale, qui ont été créés pour définir une réalité locale (homardier, cégep, etc.) ; emprunts (à l’anglais ou à d’autres langues : lunch, match, game, bagel, taboulé, etc.). (Dimitriu-Panaitescu 2011 : 638-639). Dans la traduction des textes hébertiens, le traducteur devra toujours tenir compte du jeu subtil entre la valeur dénotative et la valeur connotative, des divers termes spécifiques à cette culture, mais aussi des particularités stylistiques de l’auteure. Un premier constat s’impose dans ce tableau des traductions roumaines de l’œuvre hébertien, que nous allons envisager dans une perspective chronologique : l’auteure de Kamouraskaest de loin l’écrivain québécois le plus traduit, et pour cause : romans, nouvelles et poèmes hébertiens ont suscité un intérêt particulier, les traducteurs étant souvent doublés de fins exégètes, qui ont souvent instauré un dialogue herméneutique avec l’œuvre à traduire.

1986

Anne Hébert pénètre en Roumanie par Kamouraska (1970), le roman qui a le plus incité les éditeurs et le lectorat roumains, puisqu’il qui a connu 3 traductions successives : 1986, 1994 et 2008. Écrit de manière à rendre compte des profondeurs presque insondables de la psyché humaine, ce roman n’en est pas moins une histoire d’amour et de mort, une tragédie dont le mystère reste encore à déchiffrer et qui fait revivre à travers les brumes de l’oubli un pays dont l’identité était encore incertaine, le Canada français du XIXe siècle. La première traduction, réalisée par Lucia Gogan (1986), aux Editions Univers (collection Globus) est préfacée par l’universitaire Irina Bădescu. Son étude introductive – « Kamouraska – à la recherche de la parole perdue » initie le lecteur roumain des années 80 à l’histoire et à l’identité de la « belle province », dans sa relation complexe avec le monde anglophone, pour se pencher ensuite sur l’originalité du discours hébertien, sur les vertus de la parole dans ce roman où « peu à peu, à mesure que le souvenir prend la place du rêve, les faits s’ordonnent selon une chronologie plus stricte » (p. 22, notre traduction). Selon la page de garde, la traductrice Lucia Gogan a utilisé une version anglaise du roman (Kamouraskaby Anne 71 Hébert, Paper Jacks 1974, Copyright 1973, by CrownPublisher Inc.) ce qui n’est nullement recommandé, car entre la langue source (le français) et la langue cible (le roumain) s’interpose une autre langue, l’anglais, à partir de laquelle la traductrice a fait son travail, ce qui peut souvent constituer un « écran » au point de vue sémantique et stylistique.

1992

C’est une année dense pour ce qui est de la réception de l’œuvre hébertien en Roumanie, car deux romans et un recueil de nouvelles de l’auteuresont publiés par deux maisons différentes, grâce à la passion et à la détermination de VoichitaSasu, qui les propose aux éditeurs de Bucarest et de la capitale transylvaine, Cluj-Napoca. Les Chambres de bois (1958), qui a remporté trois prix littéraires - confirmant une carrière littéraire déjà reconnue dans le monde francophone - paraît en Roumanie sous le titre Incăperile cu lambriuri (Ed. Univers, 1992). Ce volume contient aussi la traduction du recueil de nouvelles Le Torrent (1950). La traduction fidèle et nuancée de l’universitaire transylvaine est précédée d’une préface de 13 pages, qui a le rôle non seulement de passer en revue le parcours littéraire d’une écrivaine peu connue dans la Roumanie de l’époque, mais aussi de souligner la spécificité du roman et des nouvelles traduits, dont on souligne « la densité poétique des tableaux, des séquences, des moments privilégiés. » (Sasu 1992 : 17). Héloïse -ce roman qui glisse tout le temps vers le fantastique - paraît la même année (1992) dans la traduction de VoichitaSasu aux Editions Echinox de Cluj-Napoca. On peut remarquer le même travail minutieux de transfert sémantique et stylistique, de même que le souci constant de la traductrice pour les culturèmes, qui sont expliqués en bas de page.

1993

Le Premier jardin, paraît aux Editions de la Fondation Culturelle Roumaine, dans la traduction de Voichita Sasu, qui signe aussi le tableau chronologique et les notes accompagnant ce texte. On peut constater l’intérêt de la traductrice et exégète Voichita Sasu (et de l’éditeur) pour les aspects culturels, les notes en bas de page ayant comme principal objectif de transmettre au lecteur roumain le contenu sémantique de termes faisant partie de l’univers canadien.

72 1994

La maison d’édition Vivaldi de Bucarest publie la traduction de Kamouraska réalisée par Lucia Gogan en 1986, avec le même texte introductif d’Irina Badescu, sans aucune différence ou modification entre les deux éditions. La traduction de Lucia Gogan, qu’elle date de 1986 ou bien de 1994, réussit à très bien mettre en lumière la quête identitaire qu’entreprend la narratrice, Elisabeth d’Aulnières, veuve Tassy et épouse Rolland, dont la voix résonne tout le long du roman sous la forme d’un amalgame de souvenirs, rêves et fantasmes :

« Cît cunosc eu cu adevărat din ceea ce s-a petrecut între Antoine şi George în golfuleţul din Kamouraska? Călăul şi victima, într-o înţelegere neobişnuită. Doi parteneri în alchimia îngrozitoare a uciderii. Acţiunea sumbră a morţii, pricinuită şi primită. Aruncîndu-şi vraja de neînţeles. Si dacă, în mod misterios, masca soţului meu s-ar aşterne peste figura învingătorului ? Nu, nu! Nu te întoarce, nu te uita acum la mine! Oare am să văd pe chipul tău scump şi dulce aceeaşi privire a tînărului vicios care a fost odată soţul meu? Batjocoritoare şi crudă. Ridicîndu-şi braţul să mă lovească. Inchipuindu-şi cum mă poate omorî, cîndva… » (Hébert 1994, b : 273).

2001

Un autre roman hébertien, Les Enfants du Sabbat, qui a valu à l’auteure le Prix du Gouverneur Général et le Prix de l’Académie française (1976) a attendu un quart de siècle la parution de sa version roumaine ; Copiii Sabatului fut publié en 2001 chez Univers, dans la traduction d’Elena Bulai, accompagné d’un dense texte préfaciel signé par l’universitaire canadien Neil B. Bishop. C’est un roman où s’entremêlent des significations profondes et qui distille sur tout son parcours une peur atroce, sous diverses facettes : la magie noire, dont le nec plus ultra est le Sabbat noir, auquel les forces maléfiques sont conviées ; la démonisation ; la télékinésie, la bilocation et autres phénomènes paranormaux, plus ou moins acceptables par un esprit cartésien. La traductrice réussit à rendre en roumain la tension spécifique à ce texte et à en garder les valences poétiques/poïétiques, car sa démarche est

73 faite avec beaucoup d’attention, de minutie et un savoir particulier. En voilà un exemple, la clôture ambiguë du roman, où le personnage inquiétant de la sœur Julie, s’évadant du cloître où elle avait été enfermée, retrouve son « prince noir », qui pourrait bien être l’enfer de la démence ou bien son frère disparu pendant la guerre ou bien, dans une perspective fantastique, les forces du mal :

« Cerul este plin de stele. Zăpada proaspăt căzută are reflexe albăstrui. O linişte extraordinară. Oraşul întreg doarme. Un tânăr înalt şi subţire, îmbrăcat într-un palton lung, negru, cu o pălărie trasă pe ochi, o aşteaptă pe sora Julie în stradă. » (Hébert 2001 : fin du roman).

2008 Quatorze ans après la deuxième publication en roumain du roman, Kamouraska paraît dans une nouvelle traduction, réalisée en 2008 par Marie-Jeanne Vasiloiu, aux éditions Leda. Le texte préfaciel appartient au critique et journaliste Catalin Sturza, qui tente d’accrocher le lecteur par une présentation moins savante, révélant pourtant les caractéristiques essentielles du personnage et de ce roman hébertien, le plus traduit en Roumanie :

« Même s’il n’a pas une formule narrative très commode, le roman réussit pourtant à capter le lecteur vers le drame d’un personnage complexe et bien construit. L’authenticité d’Elisabeth d’Aulnières réside dans son pathétisme et dans sa faiblesse. Ce n’est pas une victime du mariage et de la société, c’est un être très doué, mais impuissant et labile en égale mesure. La cage d’or est, somme toute, la vie intérieure de cette femme, que l’auteure canadienne s’aventure à explorer ». (Sturzu 2008 : 7, notre traduction)

Dans ce cas nous pouvons parler de ce que la traductologie appelle une retraduction, c’est-à- dire « une nouvelle traduction, dans une même langue, d’un texte déjà traduit, en entier ou en partie », pour reprendre la définition donné par Yves Gambier. Le même théoricien affirme que cela est motivé par la « réactualisation des textes », par « l’évolution des récepteurs, de leurs goûts, de leurs besoins, de leurs compétences ». (Gambier 1994 : 413). En effet, le contexte culturel et surtout socio-politique de la Roumanie totalitaire (avec tous ses aspects, y compris la censure politique 74 des textes) est complètement différent par rapport à celui de la Roumanie qui s’ouvre à la liberté de pensée et à des auteurs provenant de tout horizon. Considérant la traduction de Lucia Gogan vieillie, l’éditeur et le traducteur de 2008 proposent une retraduction de Kamouraska, conforme aux attentes du public récepteur. Les principales différences constatées par rapport à la première traduction hébertienne en Roumanie font partie de deux catégories : primo, les insertions en anglais du roman (faisant référence au procès d’Elisabeth) sont laissées telles quelles, afin de garder dans le texte d’arrivée, en roumain la « couleur » linguistique du texte hébertien, avec toutes les connotations historiques de ce texte juridique et de ses conséquences sur le destin du personnage ; secundo : la retraduction de 2008 est plus attentive aux culturèmes, expliqués en bas de page (« bandeau », p. 15 ; « caribou », p. 92). Au terme de notre périple dans l’histoire de la réception et de la traduction d’Anne Hébert en Roumanie, nous pouvons constater que l’intérêt pour Anne Hébert a eu une dynamique en accord avec l’intérêt pour les études canadiennes, favorisées par l’ouverture survenue après 1989. Espérons que d’autres textes hébertiens attireront les éditeurs et les traducteurs, pour permettre ainsi au lectorat roumain de connaître l’œuvre littéraire de l’un des plus grands auteurs du monde francophone et de l’humanité.

Bibliographie

Corpus HÉBERT, Anne, 1986, Kamouraska, traduit en roumain par Lucia Gogan, Bucarest, Univers (a). HÉBERT, Anne, 1994, Kamouraska, traduit en roumain par Lucia Gogan, Bucarest, Vivaldi (b). HÉBERT, Anne, 2008, Kamouraska, traduit en roumain par Marie-Jeanne Vasiloiu, Bucarest, Leda (c). HÉBERT, Anne, 1992, Les chambres de bois ; Le Torrent, traduits en roumain par Voichita Sasu, Bucarest, Univers (d). HÉBERT, Anne, 1992, Héloïse, traduit en roumain par Voichita Sasu, Cluj- Napoca, Ed. Echinox, 1992 (e). HÉBERT, Anne, 1993, Le Premier jardin, traduit en roumain par Voichita

75 Sasu, Bucarest, Editions de la Fondation Culturelle Roumaine, 1993 (f). HÉBERT, Anne, 2001, Les Enfants du Sabbat, traduit en roumain par Elena Bulai, Bucarest, Ed. Univers (g).

Bibliographie critique BADESCU, Irina, 1986, « In cautareacuvintuluipierdut », préface du volume Kamouraska, Bucarest, Univers, p. 5-27. DIMITRIU-PANAITESCU, Corina, 2011, Dictionar de francofonie canadiana, Iasi, Ed. Universitatii „Alexandru Ioan Cuza”. GAMBIER, Yves, 1994, « La retraduction, retour et détour » in Meta : journal des traducteurs, volume 39, no. 3, p. 413. SASU, Voichita, 1992, « Préface » au volume Les chambres de bois ; Le Torrent traduits en roumain par VoichitaS asu, Bucarest, Univers, p. 4-17. STURZA, Catalin, 2008, « Préface » au volume Kamouraska, Bucarest, Leda, 2008, p. 1-3. WALTER, Henriette, 1998, Le français dans tous les sens, traduction en roumain par Maria Pavel, Iasi, Demiurg.

76

Anne Hébert – niveaux de réel

Voichiţa-Maria SASU Université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca, Roumanie

« La vue dit trop de choses à la fois ». (G. Bachelard, La poétique de l’espace)

Abstract: In a complicated, complex world, as the one we are living in, good and evil, white and black coexist, sometimes on the same level, some other times in opposition, the choice being instinctive or deliberate, in accord with the sentiment, the intuition, the reason or an inexplicable impulsion which push us. Anne Hébert’s rooms (white studio/red room – in Héloïse, malefic mountain cabin/monastery – even though infiltrated by evil – in Les Enfants du Sabbat) establish themselves as so many symbols. Keywords: good; evil; studio; room; mountain cabin; monastery.

Introduction

« Le monde est en ordre/Les morts dessous/Les vivants dessus » ; cet épigraphe du roman Héloïse illustre l’idée de la dialectique qui régit notre monde. On est du coup rassurés puisque l’ordre normal est établi, morts et vivants à leurs places respectives pour toute éternité. Mais si ce n’était pas ainsi ? Si les morts fréquentaient les vivants, choisissaient l’un ou l’autre pour l’emmener dans l’au-delà qui exerce une fascination sans égal ? L’ordre du monde n’en est pas bouleversé pour autant, puisque les contraires coexistent (lumière/ténèbres, bien/mal). Le couvent sera toujours là, en même temps que la cabane en une relation angoissante et surprenante, la maison avec sa chambre rouge et obscure comme l’appartement blanc et lumineux.

77 La maison, la chambre

« Les maisons ressemblent à des coquillages muets Qui ne gardent dans leurs spirales glacées Aucune rumeur de vent Aucune rumeur d’eau ». (Hébert 1960 : 28).

À l’intérieur, une « chambre fermée », teintée des reflets rougeâtres imagine le sacrifice suprême, le cœur, mets délectable « sur la table posé » qui attend le petit couteau affilé, et le vide qui occupe tout l’espace (Hébert 1960 : 39-41).1 Tandis que dans « le tombeau des rois » « aux chambres secrètes et rondes », « l’immobile désir des gisants » attire implacablement (Hébert 1960 : 59-61). Cette opposition (ou ce dilemme classique et sartrien) de l’intériorité et de l’extériorité (Sartre 1976) correspond à d’autres : vieux/nouveau, mythique/laïque, profane/sacré qui se retrouvent illustrées dans Héloïse et Les Enfants du Sabbat d’Anne Hébert. L’existence d’univers parallèles devient donc évidente consacrant deux niveaux de réel qui existent, distincts et en opposition, ou coexistent entrelacés et alternatifs, mais toujours en opposition : réel/fantastique (Héloïse) ou réel/sorcellerie (Les Enfants du Sabbat). Une rupture de niveau, répétée dans celui-ci, se produit à chaque sortie du profane.

Le bien et le mal en opposition – deux plans distincts : Héloïse

Ce « microcosme secondaire » qu’est la maison permet de constater l’existence, dans son symbolisme d’un double microcosme, celui du corps matériel et du corps mental : donc une entité vivante dans laquelle on vit, une surdétermination de la personnalité qui y vit (Durand 1977 : 295-302). Comme le dit très bien Gaston Bachelard, « il ne s’agit pas de décrire des maisons, d’en détailler les aspects pittoresques et d’en analyser les raisons de confort. Il faut, tout au contraire, dépasser les problèmes de la description – que cette description soit objective ou subjective, c’est-à-dire qu’elle dise des faits ou des impressions – pour atteindre les vertus premières, celles où se révèle une adhésion, en quelque manière, native à la

1 Voir aussi « La chambre de bois », p. 42-43. 78 fonction première d’habiter. » (Bachelard 1958 : 23-24). Dans Héloïse (et nous le verrons plus loin dans Les Enfants du Sabbat), Anne Hébert fait surgir dès les premières pages « L’appartement » situé dans un immeuble de trois étages, « une sorte d’enclave, oubliée, au cœur de la ville » (Hébert 1980 : 9)2, affirmant un présage, instillant le malaise. Le vestibule silencieux comme « une crypte », le salon en couleurs éclatantes or et rouge, la cheminée en marbre blanc veiné de noir où règne une « lumière diffuse »… On n’explique rien, mais on décrit en détail cet appartement qui a l’air plutôt sinistre, vieillot, hors du temps ; et il attend Christine et Bernard, « Dans son ensemble l’appartement produisait une sorte de malaise, pareil à une demeure déjà quittée et cependant hantée » (12). Christine et Bernard, récemment fiancés, cherchent un studio : lui, poète manqué, étudie le droit, elle - coryphée à l’Opéra, « vêtus comme des frères jumeaux, Jeans et pull-overs » (17). Dans le métro, une voix étrange chante et une femme « incroyablement belle et pâle, pétrifiée dans son âge parfait » jette son dévolu sur Bernard et le poursuivra jusqu’à la fin. Le studio que Christine a choisi et qu’ils visitent les inonde de son « flot de clarté », ses murs blancs, son odeur de plâtre frais semblent parfaits pour ce début de vie ensemble. Mais Bernard, nous ne savons pas pourquoi, et lui non plus d’ailleurs, n’y voit qu’un « lieu flagrant et nul », où « tout glisse », une « boîte blanche » où il ne pourra pas vivre. « Jamais je ne pourrai travailler ici. La page blanche reprise par quatre murs et un plafond bas. Vertige. Le temps n’est pas encore commencé dans ces lieux » (42). Froideur, détresse le font fuir : « Inhumain ! sans patine ! Sans passé ! » (43). Conduits par Bottereau, le compagnon d’Héloïse, devenu agent immobilier pour la cause, ils trouvent l’appartement étrange et enchanteur, à « la splendeur surannée » (51), qui suscite la peur de Christine. Ce qui attire Bernard, outre l’étrangeté des lieux, les lueurs rouge et or, c’est le cocon de silence, l’isolement et la relation avec l’appartement : « Il se passe quelque chose de singulier entre l’appartement et Bernard »(61). Il se laisse « envahir par une sorte d’extase »(62) et par ces lieux :

« Les jours. Les nuits. Cet homme est rongé, poli, pareil à un vieux galet roulé par la mer. L’air qui envahit ses poumons devient son sang, sa vie, ses

2 Les pages des citations subséquentes du roman seront données dans le texte, entre parenthèses. 79 os. Les meubles, les objets qui l’entourent prennent toute la place en lui, abolissent toute mémoire ».

« Soumission et fascination » (62), comme « séquestré par un mauvais génie » (66), tel est Bernard. Car Héloïse est la maîtresse qu’il reconnaît et que la maison reconnaît :

« Bernard est debout qui contemple Héloïse comme on contemple la mort. Ébloui par son éclat sauvage. Soumis et effrayé. La grande silhouette rouge, aux gants noirs, règne dans l’appartement. Se reforme à mesure dans l’air ambiant. Atteint une force incomparable. Fait reluire les meubles et jusqu’au moindre objet d’un éclat insoutenable. L’appartement se met à exister si fortement que la vie de Bernard, par contraste, semble lui échapper ». (97- 98).

Dans notre monde, réel, le fantastique passe inaperçu, car il accueille « d’un même air indifférent et las toute singularité et jouissance perverse ». (102) Bernard, à l’hôpital, presque vidé de son sang, ne peut plus ignorer la réalité : Héloïse est la mort, Christine est la vie. De retour à l’appartement, Bernard constate que celui-ci a perdu sa magie. Il retrouve Christine morte, tuée par Bottereau. Il se laisse tuer par Héloïse, dans la station désaffectée de métro de Père Lachaise, lieu de rencontre d’une foule de vampires où il retrouve Christine, au bras de Bottereau. Héloïse lui fait savoir que son amour pour elle, Héloïse, « n’est que la fascination de la mort » (123) Les deux appartements s’imposent comme symboles du fantastique et respectivement du réel, sur deux plans distincts. Le bien et le mal sont en un combat sans merci et c’est le mal qui triomphe. La poésie sombre qui filtre du roman permet de dépasser le pessimisme, atténue le tranchant des actes et met en valeur la peur. Car « la peur ne vient pas de l’extérieur. […] La peur est ici l’être même. […] L’espace n’est qu’un ‘ horrible en dehors – en dedans’ » (Bachelard 1958 : 196).

Le bien et le mal coexistant – deux plans entrelacés et alternatifs : Les Enfants du Sabbat

« …la maison est une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme. Dans cette intégration, le principe liant, c’est la rêverie. Le passé, le présent et l’avenir donnent à la

80 maison des dynamismes différents, des dynamismes qui souvent interfèrent, parfois s’opposant, parfois s’excitant l’un l’autre ». (Bachelard 1958 : 26).

Pour sœur Julie de la Trinité c’est plutôt la vision que la rêverie, car plus puissante, plus capable de la transporter dans son autre univers, la cabane dans la montagne, loin de sa cellule du couvent des dames du Précieux Sang. C’est par l’annonce de cette interférence que débute le roman Les Enfants du Sabbat :

« Tant que dura la vision de la cabane, sœur Julie de la Trinité, immobile dans sa cellule, les bras croisés sur la poitrine, dans toute l’ampleur et la rigidité de son costume de dame du Précieux Sang, examina la cabane en détail, comme si elle devait en rendre compte, au jour du Jugement dernier ». (Hébert 1975 : 7)3.

Malgré sa volonté réfléchie de se débarrasser du lieu de son enfance et du couple de sorciers, ses parents, qui y présidaient, ou peut-être pour y échapper, Julie se remémore, dans un « inventaire méthodique », la cabane avec la végétation environnante presque intégrée en elle :

« La cabane n’est pas très grande, composée d’allonges successives qui lui donnent un air épars de blocs de bois, à moitié mangés par la forêt, posés à des hauteurs différentes, plus ou moins d’aplomb, mal reliés ensemble, sur de grosses roches, en guise de pilotis. Le bloc principal (de quinze pieds sur douze) se reconnaît à sa porte, autrefois rouge, maintenant violette et rose. Les deux fenêtres carrées de chaque côté de la porte sont aussi bordées de la même couleur passée. Il faut monter deux marches de bois usées pour atteindre la porte. Les murs de planches rayonnent, gris argenté, doux au toucher, patinés par la pluie, le soleil et la neige, semblables aux épaves qu’on trouve sur la grève ». (8).

Les odeurs l’envahissent, le porc salé cuit, le tabac, la senteur fauve du père et de la mère, celle, plus acide, des deux enfants (elle et son frère) « jamais peignés, pleins de poux et tout crottés ». (8) Les chambres, le hangar, la cave avec l’alambic à bagosse semblent

3 Les pages des citations subséquentes du roman seront données, entre parenthèses, dans le texte. 81 l’appeler, une douleur aiguë à la tête et à la nuque la tenaille, les habits religieux lui pèsent et elle éprouve des expériences extrasensorielles. La cabane l’accompagne dans toutes les tâches dans le couvent : le lavoir et sa buée ramènent promptement « l’espace mystérieux de la montagne de B. » (57) avec ses orgies, ses messes noires, son inceste. Ainsi, il y a un va-et- vient imaginaire entre la cabane et le couvent :

« L’oraison mène à tout, à condition de pouvoir en sortir indemne. Aller et venir librement, du couvent à la montagne de B., et de la montagne de B. au couvent. Faire la navette dans le temps, des années trente aux années quarante. Sœur Julie accomplit ce voyage, de plus en plus facilement, sans que personne s’en doute, durant l’heure de méditation quotidienne, agenouillée à la chapelle, parmi ses compagnes ». (71, voir aussi p. 106-107).

Le mal est entré au couvent avec Julie, « l’enchantement de la violence » (110) aussi ; l’étonnement et la crainte des sœurs, le souvenir du « sacrifice de la cabane » à laquelle on avait mis le feu, tout hante sœur Julie qui fait surgir des visions macabres auxquelles on ne veut pas croire : « Ne s’agit-il pas avant tout de ramener le couvent sur la terre ferme et de l’empêcher de divaguer, toutes voiles dehors, sur les eaux troubles de l’imaginaire ? » (131) se demandent Mère Clotilde et l’abbé Flageole. Petit à petit, Mère Marie-Clotilde « éprouve, non sans une douceur surprenante, la certitude absolue de l’état de possession du couvent. » (157) Cette certitude sera renforcée lorsque, sans aucun contact avec l’extérieur, enfermée dans sa cellule, sœur Julie donne naissance à une créature moitié enfant, moitié animal, avec « une tête de petit bouc à qui on a limé les cornes », le démon même. L’aumônier couvre « l’enfant » de neige, « comme s’il voulait éteindre le feu de l’enfer » (187), tandis que Julie va descendre par la fenêtre où l’attend « un jeune homme, grand et sec, vêtu d’un long manteau noir, étriqué, un feutre enfoncé sur les yeux » (187). Elle très contente de son accomplissement :

« Je leur ai donné le démon à communier. Le mal est en eux maintenant. Un nouveau-né étouffé dans la neige. Je n’ai plus rien à faire dans cette maison. Mission accomplie. Mon maître sera content. Il m’attend dehors ». (187).

82 Renversement des plans

On peut constater un renversement des plans (réel/irréel) dans ce monde qui, en principe, est parfaitement ordonné, comme l’annonce Anne Hébert (dans Héloïse : « Le monde est en ordre/ Les morts dessous/ Les vivants dessus »). Mais les vivants transgressent leur « rang » pour rejoindre les morts (vivants) ou bien la religieuse promise à Dieu se laisse séduire par le diable après avoir jeté le désordre dans le couvent. Il y a, comme le laisse deviner Anne Hébert, une ligne étroite qui sépare le bien et le mal et qui permet ces transgressions. Le bien, le jour, la blancheur s’opposent vainement au mal, à la nuit, à la rougeur dorée ou à la noirceur. Pourtant ce n’est pas carrément le désespoir, mais l’invasion brutale de la violence (inceste, crime) qui crée une atmosphère de malaise ; chose intéressante aussi, l’élément du désordre est la femme (vampire ou sorcière). On peut inscrire Anne Hébert dans la thématique de notre colloque puisqu’elle a fait preuve d’une grande curiosité qui l’a poussée à faire des recherches très approfondies sur l’histoire de la sorcellerie, les traités et les procès des sorcières, le vampirisme.4 Et cela depuis ses débuts poétiques, en particulier Le Tombeau des rois. Une dernière observation pour finir : le rapprochement, dans la différence aussi, qu’on peut faire entre Héloïse et La Ţigănci (Chez les Gitanes) de Mircea Eliade. Gavrilescu, professeur de piano, est attiré dans un univers fantasque par une belle et jeune gitane. Il ne va pas mourir, mais en sortant de la chambre secrète, il se retrouve dans un monde plus vieux d’une dizaine d’années. La curiosité lui est fatale, ayant perdu toute attache avec sa vie antérieure. Il sera emmené par Hildegard (ancienne bien-aimée) dans l’au-delà, sans pour autant que Gavrilescu comprenne ce qui lui arrive : « -…Tu ne comprends pas encore ? Tu ne comprends pas ce qui t’est arrivé, récemment, très récemment ? Est-il vrai que tu ne le comprennes ? » (Eliade 1981 : 49, notre trad.) Comme lui, Bernard est envoûté par Héloïse et sa curiosité le conduit finalement dans un autre monde (un autre réel), celui des morts.

4 Curieusement ou pas, le vampirisme est un thème très à la mode dans la littérature actuelle et dans la cinématographie. Il suffit de penser à Anne Rice, Stephenie Meyer, Charlaine Harris, Deborah Harkness (toutes des femmes auteurs), etc. 83 Bibliographie

BACHELARD, Gaston, 1958, La poétique de l’espace, Paris, PUF. CAILLOIS, Roger, 1975, Eseuri despre imaginatie, Bucuresti, Univers. CAILLOIS, Roger, 1976, Cohérences aventureuses. Esthétique généralisée. Au cœur du fantastique. La Dissymétrie, Paris, Gallimard. DURAND, Gilbert, 1977, Structurile antropologice ale imaginarului, Bucuresti, Univers. ELIADE, Mircea, 1981, “La Ţigănci”, dans le volume In curte la Dionis, Bucuresti, Cartea Romaneasca. GIRARD, René, 1972, La violence et le sacré, Paris, Grasset. HÉBERT, Anne, 1960, Poèmes, Paris, Seuil. HÉBERT, Anne, 1975, Les Enfants du Sabbat, Paris, Seuil. HÉBERT, Anne, 1980, Héloïse, Paris, Seuil. SARTRE, Jean-Paul, 1976, L’être et le néant, Paris, Gallimard.

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Les villes hébertiennes

Corina DIMITRIU PANAITESCU Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iasi, Roumanie

Abstract: Our aim, in this thematic study, focused on four novels that represent Anne Hébert (Les chambres de bois, Héloïse, Kamouraska, Le premier jardin), is to take out and analyse the diverse, highly complex link between the characters of the Quebecian writer and the city/cities where they live. In our opinion, this link proves out to be decisive in building up the identity profile of her protagonists, defined, as a matter of fact, to a great extent, by an identity suffering which is obvious and assumed. Keywords: city; identity; space; interdiction; dissolution; revolt.

Pourquoi les villes hébertiennes?

Sans doute, ce sujet n’est pas des plus importants dans l’œuvre d’Anne Hébert. Elle, l’auteure, n’est pas à placer parmi les écrivains qui se sont donné pour tâche de dé-ruraliser la littérature canadienne-française (pas encore québécoise à part entière !), tels Lemelin ou Gabrielle Roy, dont Anne Hébert salue, explicitement, la valeur et le rôle. Maints textes hébertiens situent leur action principale dans les communautés rurales. Et pourtant, même si la présence de la ville ne s’impose pas avec évidence dans ses écrits, nous l’avons trouvée, là où elle se montre, très significative, chargée d’une mission plutôt secrète que manifeste, de toute façon irremplaçable, tout comme dans un texte poétique. D’ailleurs, les textes d’Anne Hébert, quelle qu’en soit l’étiquette officielle, sont en égale mesure des textes poétiques où chaque élément constitutif a son rôle à lui : « La prose c’est une autre forme poétique », affirmait l’écrivaine dans une entrevue accordée à André Vanasse (Vanasse 1982 : 441). Là où elle apparaît, la ville hébertienne a toujours son mot – important – à dire dans l’ « être-au-monde » des personnages. Peut-être parce que la ville est d’emblée un espace (maîtrisé, contrôlé, occupé) qui, comme tout espace, est en direct rapport avec la construction et l’affirmation 85 de l’identité personnelle. Or, les personnages d’Anne Hébert sont, pour la plupart d’entre eux, en mal d’identité. Elisabeth (Kamouraska) se débat, telle une chauve-souris aveuglée par la lumière (pour elle, la lumière brutale de la conscience) entre l’identité de la rebelle – la femme coupable poussée au crime par l’intensité d’une vie affective et des sens oppressée par un contexte social, historique, moral contraignant et hypocrite – et l’identité parfaitement honorable d’une mère de famille dévouée et d’une fidèle épouse : Madame Rolland. Catherine (Les Chambres de bois) se laisse mûrir, dans l’appartement de Michel et sous l’influence de celui-ci, une fausse identité d’objet conjugal-objet d’art inerte, muséifié, jusqu’à découvrir et assumer son identité réelle, dans le plein-air provençal. Bernard (Héloïse) est le plus déficitaire et chancelant en matière d’identité. Il vit en somnambule, ce qui l’expose aux maléfices d’Héloïse, qui fera basculer sa vie. Dans Le Premier Jardin la problématique identitaire est thématisée explicitement et très bien servie par la condition d’orpheline et la profession d’actrice du personnage principal, Flora Fontanges. Et tout ce jeu d’identités réelles ou fausses, oubliées, répudiées ou avidement recherchées, récupérées ou parfois rebâties de fond en comble est mené sur un terrain qui, par lui-même, intègre la question identitaire, le terrain « décrit » (géométriquement parlant) autour de l’axe Québec- France. Le terrain même, d’ailleurs, du parcours biographique et créateur d’Anne Hébert. Sa vie et son œuvre seront doublement lestées par les deux villes emblématiques des deux pays : la ville de Québec, sa vie natale, et la ville de Paris, où elle passera le plus gros de sa vie. « Québec », dit-elle dans un entretien avec Jean Royer, en 1988,

« est ma première ville, celle que je connais le mieux. Québec, c’est toute mon enfance, c’est toute ma jeunesse, c’est mes parents, mes racines profondes. C’est toute une éducation aussi, pour moi tout un milieu, tout un paysage exceptionnel. On a d’un côté le fleuve et de l’autre la montagne. Québec, c’est toujours une très belle ville, même si elle a pu changer. J’aime beaucoup Québec » (Royer 1989: 194).

Et toujours elle, en justifiant, d’une certaine façon, son éloignement : « Le Québec est devenu mon arrière-pays, celui que j’ai aujourd’hui dans mon imaginaire, et j’ai besoin de le garder à distance

86 pour en parler » (Royer 1989: 194). Si Québec est et sera toujours la ville des « racines profondes », qui nourrissent son être et son œuvre, Paris sera le milieu propice à l’épanouissement créateur, à la première – et définitive – reconnaissance de sa valeur (par les prix remportés), à la cristallisation de son identité littéraire. « La ville de Québec de mon enfance c’était le désert, au point de vue littéraire », affirme-t-elle en 1980. (Royer 1985 : 13). A Paris elle trouvera, outre l’accueil favorable du milieu littéraire et des maisons d’édition, la bouffée d’air frais qui lui avait tant manqué chez elle : « Paris ce n’est pas seulement la culture, mais un art de vivre. Il y a là un art de la vie quotidienne, de la vie tout court, dans les rues, dans les marchés » (Royer 1989: 194). Son amour pour Paris, allant jusqu’à lui accorder un statut mythique, fabuleux (visible surtout dans Héloïse), vient de plus loin encore, peut-être même à son insu. Ville où sa mère a séjourné, Paris est surtout la ville de ses ancêtres du côté paternel : Louis Hébert, apothicaire et cultivateur en Nouvelle-France, était Parisien. Québec et Paris, bien que privilégiés dans l’ordre de préférences de l’écrivaine, ne monopolisent pas, pour autant, la scène de ses romans. S’y font voir, poussées au premier plan ou bien assurant l’arrière-fond de l’évolution des personnages, d’autres villes encore, moins resplendissantes : de petites villes de province, nommées ou anonymes, mais remplissant, toutes, des fonctions précises dans cette évolution. Les romans que nous avons choisis pour examiner ces présences urbaines et leur fonction dans le récit sont : Les Chambres de bois, Héloïse, Kamouraska et Le Premier Jardin.

« Une ville pour le songe » : Les Chambres de bois

La troisième et dernière partie des Chambres de bois a une épigraphe tirée de Jules Supervielle : « … une toute petite bague pour le songe ». Nous l’avons paraphrasée, pour parler de la ville de Paris où est placée la majeure partie de l’action du roman. C’est là une façon de dire, parce que l’action du roman se passe dans un appartement, censé être situé à Paris, mais la ville de Paris elle-même est on ne peut plus absente des pages du roman. Elle a pourtant été la grande mise du mariage de Catherine avec Michel. Afin de convaincre Catherine de l’épouser, Michel lui promet de l’emmener à Paris. Il y a, certainement, d’autres motivations aussi qui décident Catherine en faveur de ce mariage – la vie difficile, la mort de la

87 mère, le chômage et le bougonnement incessant du père, les responsabilités envers ses quatre sœurs cadettes, le charme secret et douloureux du jeune homme – mais l’image miroitante de Paris, un Paris à habiter, à connaître, à parcourir, à sentir dans la richesse et diversité enivrantes de sa vie à lui – en devient l’argument suprême. Surtout que cette image fait contrepoids à une réalité des plus plates et fades : la ville natale de Catherine, « une ville de hauts fourneaux flambant sur le ciel, jour et nuit, comme de noirs palais d’Apocalypse » (Hébert 1958: 27). Cette ville n’a pas de nom, comme elle n’a pas de couleur, sauf celle du charbon et de la poussière, elle n’a pas d’horizon. C’est une petite ville ordinaire de la province française (au Nord du pays, probablement), où l’opinion publique veille sur l’honneur de la famille et où la seule solution d’échapper à la misère est de se marier (les filles à marier étant exposées comme une marchandise au seuil des portes). Une ville à fuir. Surtout s’il s’agit de la fuir pour Paris. Paris est, pourtant, complètement absent de la vie conjugale « parisienne » de Catherine. La vie de la jeune mariée coule, monotone, dans l’ambiance aseptisée des chambres de bois, à l’abri de tout contact avec l’extérieur. Le seul « paysage » qui s’ouvre depuis les fenêtres est celui du « puits » de la cour intérieure. La ville n’apparaît que dans des allusions rapides, laconiques, elle est quelque part, au-delà des vitres, au-delà des rideaux toujours fermés, qui empêchent d’entrer « l’air de la ville » ou « la rumeur de la ville » : « La rumeur de la ville, avec ses marchés criards d’odeurs, ses jours humides, ses pavés raboteux, ses grandes places éclatantes, ses paysages d’étain aux environs des ponts et de l’eau, ses voix humaines bien sonores, venait mourir, pareille à une vague, sous les fenêtres closes » (Hébert 1958: 81). La réalité palpable est remplacée par son image de rêve, de désir, d’autant plus pesant et douloureux. Un lien tragique se tisse entre la ville absente et l’identité laborieusement annulée de la femme. Il est néanmoins intéressant d’observer qu’à un certain moment, au début de leur installation à Paris, Michel parle d’un rapprochement nécessaire, vu leur beauté semblable, entre Catherine et Paris. Il dit vouloir « unir la pâleur de Catherine à la beauté de la ville » (Hébert 1958 : 92). Ce rapprochement ne sera pourtant pas tenté de façon directe, mais par le biais de l’art, grâce à sa palette de peintre. Il finira par échouer. Faute d’aimer la vie, Michel ne peut être qu’un artiste raté. Pygmalion dénaturé, il se donnera pour tâche d’effacer toute trace de vie du visage de

88 cette nouvelle Catherine, son œuvre à lui. La jeune femme éprise de l’air et du soleil, du jour et de l’été, se voit transformée, petit à petit, en objet inerte, corps et âme flétris, existence vidée de sens. Jusqu’au grand désespoir de la maladie et jusqu’à la révolte des fenêtres grandes-ouvertes et du départ. Structuré parfaitement, tel un poème, le récit hébertien relie donc, dans ses trois parties composantes, savamment équilibrées, trois villes. A la ville grisâtre et terne de l’enfance de Catherine succède le trou béant de la grande absente parisienne et de l’effritement identitaire de la jeune femme, pour que, dans la troisième partie du roman, une troisième ville vienne boucler la boucle, équilibrer l’ensemble (« Je crois tellement à l’ensemble », disait Anne Hébert en parlant de « l’accord intime et parfait que fait un livre », Gosselin 2000 : 7), donner sens au tout. Une ville toujours sans nom, comme la première, mais du Sud, haute en couleurs, aérée par le souffle de la mer frappant contre la côte escarpée de la montagne proche, une vieille ville méditerranéenne probablement – une ville à la vie grouillante, en pleine lumière, menée dans la proximité saine et réconfortante des autres : « Les deux maisons en encoignure s’appuyaient l’une sur l’autre, étroitement, ainsi que dans une ville populeuse » (Hébert 1958 : 147). Dans cet espace de plein-air et de liberté Catherine renaît à elle- même en se laissant imprégner par les vertus de l’endroit, en s’intégrant à ces lieux, dans « ce pays qui lui ressemble », véritablement. « Etrangère » dans les chambres de bois de Michel, ce n’est qu’ici qu’elle se sent pleinement chez elle, retrouve ses couleurs, sa joie de vivre et l’amour, mais retrouve, surtout, la force de chasser les brumes du passé, de rompre définitivement avec Michel en lui retournant « la petite bague pour le songe » et de commencer une nouvelle vie.

La ville dans la ville : Héloïse

Si Paris est le grand absent dans Les Chambres de bois, il est, en revanche, omniprésent dans Héloïse, et d’une présence accablante, telle celle d’un personnage principal. Héloïse est un roman sur Paris, mais, en égale mesure, un roman de Paris, avec ses lumières mais aussi avec sa face d’ombre, avec ses rues, boulevards, squares, terrasses de café bondées et avec ses couloirs de métro dans les profondeurs de la terre ou bien ses cimetières à tombeaux étagés ; une ville de surface et une ville souterraine, une ville moderne et une ville ancienne, une ville ordinaire et une ville

89 mystérieuse, semblable aux êtres qui la peuplent. Semblable, en fait, à l’être humain en général : « Dans Héloïse », dit Anne Hébert, dans une entrevue de 1980, « il y a le combat entre le monde souterrain et le monde de la vie quotidienne. Cela cohabite en chacun de nous. La part du rêve. La part du fantasme existe chez chacun. Même quand on veut la nier, c’est là » (Royer 1985 : 15). Cette présence tenace, enveloppante et envoûtante, fait que le monde de la ville, avec ses haut-lieux et les haut-moments de son histoire, se transforme en une ville-monde, créature fabuleuse, faite de strates superposées topographiquement et historiquement et fonctionnant comme un implacable mécanisme broyeur d’existences humaines. C’est là, dans cette construction polymorphe et polyphonique, résonnant de l’entrecroisement d’une multitude de sens et de voix, que le hasard ou (et ?) la fatalité trouvent terrain d’exercice. Le hasard d’une rencontre peut tout faire basculer dans la vie, dans le monde, il peut renverser l’ordre normal des choses. L’ordre tellement « ordonné » de la vie de Bernard avant la rencontre, dans le métro, l’espace d’une minute, d’Héloïse, en est complètement bouleversé après. « Il a suffi d’un instant, tout à l’heure, dans le métro, face à une inconnue, pour que Bernard soit transformé comme quelqu’un qui passe sur l’autre versant du monde » (Hébert 1980 : 31). Son être intérieur est mortellement atteint, ses goûts, ses intérêts, sa frêle personnalité en train de prendre consistance auprès de la bien tonique Christine, sa fiancée, tout en lui est entraîné sur la pente d’un dégoût progressif de la vie et d’une apathie qui mènent à la dissolution sans retour de son identité, sous la fascination du non-sens de l’existence, autrement dit de la mort – qui s’appelle Héloïse. Parallèlement à cela se produit, aux yeux de Bernard, la métamorphose de la ville, ou peut-être qu’il a la révélation d’une ville inconnue, qui double celle qui lui était familière et qui est la dépositaire de toute une somme de significations cachées, graves, essentielles, les significations mêmes de la vie et de la mort, de leur relation inextricable. Le Paris de surface est le Paris du Bernard d’avant la chute, mais surtout celui de Christine, depuis le début jusqu’à la fin de sa courte vie. Il offre le spectacle d’une ville agitée, bruyante, colorée, image habituelle de la vie d’une métropole moderne. Grands boulevards ou petites rues, gares, trains, voitures, arrêts de métro, marchés, va-et-vient des passants, rumeur des conversations, odeurs mêlées, tout cela compose ou reconstitue une topographie rassurante parce que reconnaissable, vérifiable dans ses menus détails, dans ses repères familiers, dans ses noms bien connus. Anne Hébert

90 se plaît à multiplier les énumérations de toponymes en augmentant, ainsi, l’effet de réel. D’autant plus surprenant sera, par la suite, le glissement vers l’irréel, le surnaturel, le fantastique. Or, l’espace le plus propice à encourager ce genre de glissement est le réseau souterrain du métro parisien, le labyrinthe de ses couloirs – une vraie ville sous la ville. Fort attaché à la vie quotidienne de l’homme moderne, dont il est devenu une composante indispensable, le métro mobilise, néanmoins, les ressources de l’imagination, une imagination plutôt terrifiante de par son emplacement dans les profondeurs ténébreuses de la terre – associées d’habitude au royaume des morts – et par l’enchevêtrement de ses couloirs, fait à encourager le sentiment d’insécurité, de vague malaise. Peuplé qu’il est d’une foule de gens pressés, silencieux, absorbés par leurs propres pensées, indifférents à ce qui se passe autour d’eux – des gens on ne peut plus ordinaires, en définitive – , déplaçant (lui, le métro) avec une précision d’horloge ses trains sur les rails, dans les tunnels, parmi les arrêts éclairés artificiellement, il suffit d’une petite défaillance de la technique moderne – une banale panne d’électricité, par exemple – pour qu’une brèche s’ouvre dans son image parfaite qui clame la victoire de l’homme et de la civilisation. Une brèche qui laisse s’insinuer le doute, l’inquiétude, l’effroi, le mystère. C’est grâce à une telle panne que Bernard découvre Héloïse – on pourrait même dire qu’il a la « révélation » d’Héloïse et, du même coup, du fait que « Sa [ma] vraie vie est ailleurs » (Hébert 1980 : 25). Le Paris d’Héloïse – et de son sinistre compagnon, Bottereau – est, essentiellement, ce Paris souterrain, des rames de métro et des couloirs où elle chante, telle une sirène, sa mélopée ensorceleuse et où elle traîne son accoutrement « Belle-Epoque » sur la maigreur squelettique de son corps et la lividité de son visage. C’est son monde à elle, son espace vital (si l’on peut parler de l’« espace vital » d’une morte, d’un vampire) avec les bouches de métro fermées ou les longs couloirs qui ne mènent nulle part, sinon au Cimetière du Père Lachaise, autre ville dans la ville, sous la ville, la ville des morts dans/sous la ville des vivants. Elle n’en sort que la nuit car, comme tout vampire qui se respecte, elle fuit la lumière du jour. Quand elle « fait surface », à l’abri du noir, elle fréquente le Jardin des Plantes (autre repère parisien des plus familiers, dé-réalisé par l’auteure pour en faire le théâtre de la mort violente du daim, saigné à blanc, qui nourrit de son sang Héloïse) ou la cave – localisée avec précision, rue Gît-le-Cœur ( !) – sinistre boîte de nuit où les morts boivent du bloody-mary (!!) et où elle amène Bernard. Une autre stratification tout aussi importante qu’Anne Hébert décèle

91 dans la ville est d’ordre temporel, voire même historique : la coexistence du passé et du présent. Le passé, particulièrement la Belle-Epoque, revît au cœur même de l’actualité parisienne. Le vieux Paris coexiste, littéralement, avec le présent de la ville. La cour intérieure, endroit mystérieux par définition, où se tient l’Agence immobilière de Bottereau, transporte les visiteurs dans un temps révolu, par les objets anciens, hétéroclites, hors usage y amassés, par l’atmosphère spéciale, surannée, par la voiture Bugatti 1900 éclatante, en parfait état de fonctionnement, et qui fonctionne vraiment, qui se déplace dans Paris à la stupeur des passants, mais à la satisfaction voluptueuse et secrète de Bernard, déjà gagné par ce renversement d’ordre, qu’il trouve juste et normal : « Au fond, il n’y a que la voiture de Bottereau qui sonne juste dans ce monde absurde et débraillé », dans cette ville à l’ « air délétère » et qui « n’est plus vivable » (Hébert 1980 : 48). En traversant la Seine (le Styx ?) la Bugatti laisse derrière elle l’animation gaie et réconfortante de la Rive Gauche, périmètre des jeunes, par excellence, pour pénétrer, Rive Droite, dans un espace silencieux et presque désert qui prépare l’entrée dans un autre monde, révolu, irréel, représenté par l’appartement du Bois, rue des Acacias. L’appartement Modern Style, avec ses décorations datant d’une autre époque, « Une sorte d’enclave oubliée, au cœur de la ville », « étrangement conservée » (Hébert 1980 : 9) est un espace ambigu, mort et vivant à la fois. Il deviendra l’espace d’élection de Bernard où s’achèvera l’anéantissement de sa personnalité : « Bernard ne sera plus jamais le même, livré à cette lente érosion de tout son être. Sa volonté s’effrite, tombe en poussière. Bientôt il ne sera plus que soumission et fascination » (Hébert 1980 : 62). Au-delà du côté noir et sensationnel de l’histoire contenue dans ce livre, son dernier mot a l’air d’une mise en garde, peut-être un peu brutale, choquante, non pas, bien sûr, contre les terreurs et les menaces de la vie dans une ville moderne, telle Paris, mais contre le risque de se tenir à la surface des choses, de minimiser, délibérément, leur complexité, de faire crédit aux seules valeurs consacrées, de s’enivrer « du pouvoir absolu de l’homme sur la création » (Hébert 1980 : 109) et de laisser de côté les détails significatifs, symptomatiques, tels l’indifférence, l’autisme qui rongent l’homme moderne.

92 La ville ceinturée : Kamouraska

Mettant en scène le Québec du XIXème siècle, Kamouraska campe l’évolution de son personnage principal – et presque unique, pourrait-on dire – Elisabeth Rolland, ex Elisabeth Tassy, ex Elisabeth d’Aulnières – dans le triangle formé par trois villes : Sorel, Montréal et Québec. Toutes les trois, des villes « ceinturées », avons-nous dit, parce qu’elles sont affreusement repliées sur elles-mêmes, dans l’inflexibilité de leur code moral, social, religieux, de leurs conventions et règles infranchissables, dans leur intolérance et refus de toute différence, de tout mouvement rebelle qui puisse porter atteinte à l’ «ordre » installé, à la tradition. Milieu étouffant, fait pour « ceinturer » la personnalité humaine et la pousser, inévitablement, vers la duplicité. Par rapport aux deux grandes villes, Montréal et Québec, Sorel est une petite ville de province, un bourg, mais il occupe, dans l’économie du roman, une place privilégiée. Sa description, tracée rapidement, compose un univers tranquille, familier, rassurant : c’est une « petite ville déserte » qui a des « rues de quelques maisons à peine. Maisons de bois. Maisons de briques. Square Royal. Rue Charlotte. Rue Georges. Coin des rues Augusta et Philippe » (Hébert 2009 : 50). C’est là, à ce coin de rue, que se trouve la maison d’enfance de l’héroïne, la maison de ses tantes Lanouette, le refuge douillet de sa première innocence, parmi les coutumes anciennes et les discussions à mi-voix sur le respect des familles « bien-nées », sur l’honneur, la réputation et les bonnes manières, sur les messes à ne jamais manquer : « L’honneur – ricanera dans son délire éveillé Elisabeth, vingt ans après – La belle idée fixe à faire miroiter sous son nez. (…) Quelle duperie ! Mais ça fait marcher toute une vie (…) C’est ça une honnête femme : une dinde qui marche, fascinée par l’idée qu’elle se fait de son honneur ». (Hébert 2009 : 9). La même maison et, par extension, la même ville, se transformeront, néanmoins, en théâtre de la jeunesse fébrile d’Elisabeth d’Aulnières, de son mariage – orageux et échoué – avec Antoine Tassy, seigneur de Kamouraska, de l’amour adultère pour Georges Nelson, le docteur triplement mis au pilori par l’opinion publique locale, très vigilante : en tant qu’ Américain, protestant et célibataire ! C’est toujours là que sera prémédité le crime (l’assassinat d’Antoine) pour que, ensuite, tous les efforts, d’Elisabeth et de ses tantes, soient concentrés à affronter l’opprobre public et à blanchir la réputation de la « petite », comme si de rien n’était. Elle

93 affirmera, vingt ans plus tard, se sentir toujours « prisonnière de la rue Augusta et de la ville de Sorel » (Hébert 2009 : 121). Une ville témoin de sa perte d’innocence, témoin de sa vie double et de sa culpabilité, et qui restera pour elle une ville-prison. La réaction d’Elisabeth devenue Madame Rolland, en train de reconstituer et de revivre son passé au chevet de son deuxième mari mourant, sera, par conséquent, de fuir son passé, d’en éliminer complètement cette tranche d’existence, de rayer de son esprit tout mauvais souvenir, d’annuler, de nier même son identité passée : « Laissez-moi m’échapper, je suis Madame Rolland, épouse de Jérôme Rolland, notaire exerçant dans la ville de Québec. Je n’ai rien à voir avec les mystères défunts et peu édifiants de cette maison de briques au coin des rues Augusta et Philippe, dans la ville de Sorel. Il y a erreur sur la personne » (Hébert 2009 : 57). Les références à la ville de Montréal sont succinctes, mais elles fixent définitivement le statut justicier et hostile de la ville dans le roman et dans la vie d’Elisabeth. Montréal est la ville où a lieu le procès de la jeune veuve, accusée de complicité à l’assassinat de son mari. C’est la scène de sa honte publique : « Le mandat d’arrêt contre moi, les deux policiers qui sentent la bière, la ville de Montréal, traversée en si bel équipage » (Hébert 2009 : 8). Au tribunal de la ville, la vie et l’intimité d’Elisabeth sont « exposées sur la place publique » (Hébert 2009 : 135), confrontées aux témoins, offertes en pâture au jury (« la meute des justiciers », (Hébert 2009 : 9) et, surtout, aux lois émanant des autorités britanniques, « nos maîtres » - ce qui amplifie davantage l’hostilité, ressentie par la jeune femme, du climat montréalais. Elisabeth y passera deux mois de prison, avant d’être libérée sous caution, à la suite de l’intervention de Madame Tassy, sa belle-mère, préoccupée à sauver l’honneur de la famille et des deux enfants issus du mariage. Vingt ans après, dans son bilan existentiel, Elisabeth voudra effacer, tout comme pour Sorel, le souvenir de cette étape de sa vie, anéantir complètement jusqu’à l’existence de cette femme coupable, traînée dans la boue. « Je veux vivre. Je suis innocente » (Hébert 2009: 164) se répète à elle-même, obsessionnellement, Madame Rolland, dans son entêtement irraisonné de contester l’évidence : « Sans tenir compte d’aucune réalité admise » s’acharne-t-elle, « J’ai ce pouvoir » (Hébert 2009 : 123). Québec, la troisième ville du triangle, sera la ville de sa revanche ( ?) sur la société, sur la vie, mais aussi sur elle-même, sur sa vérité profonde : revanche amère, donc. Le prix de la respectabilité parfaite, du statut social

94 solide, de la réputation conjugale irréprochable d’épouse fidèle et de mère dévouée (de 12 enfants) est lourd à payer. A Québec, par le mariage salutaire avec le notaire Jérôme Rolland, Elisabeth, la rebelle d’autrefois « (…) s’est fait reprendre par le système. Elle est rentrée dans le rang », pour citer Anne Hébert elle-même, dans l’entrevue avec André Vanasse (Vanasse 1982 : 445). Elle a remplacé la prison de Sorel par une autre prison, plus dorée, celle-ci. D’autant plus que son passé n’arrête pas de la poursuivre, il empoisonne sa vie présente, dans la maison conjugale « bien assise » rue du Parloir, et dans une ville dont elle perçoit, à fleur de peau, l’hostilité menaçante : « La ville n’est pas sûre en ce moment. Plus moyen d’en douter maintenant. On m’observe. On m’épie. On me suit. On me serre de près. On marche derrière moi. » (Hébert 2009 : 7); « Marcher, marcher sans fin. On se retourne sur mon passage. C’est cela ma vraie vie. Sentir le monde se diviser en deux haies pour me voir passer » (Hébert 2009 : 8). Plus que par ses bâtiments ou par ses rues, la ville de Québec est présente dans ce livre par la voix de l’opinion publique, parfois accusatrice, parfois excessivement flatteuse, mais toujours à l’éveil, intarissable. La maison de la rue du Parloir, représentative pour la ville, est tout autant représentative pour la nouvelle identité d’Elisabeth, celle de femme honorable, c’est pourquoi elle l’invoque avec une insistance désespérée dans ses cauchemars. Bien localisée, identifiable dans la topographie québécoise, cette maison compte moins comme repère réel, que par sa valeur symbolique : elle appartient à l’image qu’Elisabeth a tant peiné à sa bâtir – dans « l’effort quotidien de la vertu » (Hébert 2009 : 9), et en acceptant « la division définitive de tout son [mon] être » (Hébert 2009 : 193), dans l’espoir de se faire accepter, de pouvoir enfin assouvir sa grande « faim de vivre ». Le résultat n’en est pas certain, la « faim de vivre » est difficile à assouvir, surtout dans une société/ville qui s’en effraie et ferme vite ses portes. La parabole finale de la femme enterrée vive il y a des siècles, déterrée enfin, et qu’on laisse courir dans la ville qui se barricade contre elle, lui refusant le droit de vivre à la lumière du jour, en dit long et sur l’histoire d’Elisabeth et sur les villes barricadées du Québec ou d’ailleurs.

95 La ville retrouvée (?) : Le Premier Jardin

Le Premier Jardin est le roman le plus québécois, pourrait-on dire, d’Anne Hébert, parce qu’il a pour protagoniste la ville de Québec, même si son nom n’apparaît nulle part dans le texte. Omission qui, au-delà de sa motivation événementielle – ville « interdite », refusée, dont le nom est perçu comme « redoutable » par le personnage central, Flora Fontanges - pourrait indiquer, à notre avis, l’intention de l’auteure de rendre ambigu le récit, en enrichissant sa force expressive et sa portée sémantique. Ce livre serait aussi, de l’avis des commentateurs, le dépositaire du message le plus humanitaire de tous les romans hébertiens. Il pose, plus explicitement que les autres, le problème de l’identité : l’identité personnelle, étroitement liée à l’identité d’une ville ou même d’un pays. Le retour de Flora Fontanges à Québec, après quarante ans d’absence, ses retrouvailles avec sa ville natale, forment le terrain d’une construction thématique et narrative à deux volets articulés par de multiples raccords. C’est, en fait, ce réseau compliqué de raccords qui donne sens à toute l’histoire : l’histoire personnelle de Flora Fontanges et l’histoire et la géographie réelles et symboliques de la ville. Au tout début cette ville était presque absente pour la petite Pierrette Paul, pensionnaire de l’hospice Saint-Louis, auprès de quelques deux autres centaines de petits orphelins. Une ville absente, derrière les murs de l’hospice, pour une petite fille sans identité qui vit de la charité publique et qui, selon ce que dira plus tard sa fausse grand-mère, « n’aurait jamais dû naître » (Hébert 1988 : 126). Après l’incendie de l’hospice et son adoption par les Eventurel, Pierrette Paul reçoit, de force, une identité nouvelle, celle de Marie Eventurel. On l’oblige à faire peau neuve – à cela aidant sa scarlatine, bien réelle, mais exploitée symboliquement par la romancière. La nouvelle identité, de fille d’un couple très bien installé dans la société, appartenant à l’une des plus anciennes familles du pays, devrait lui assurer le statut de membre légitime de la bonne société et son « établissement dans la ville ». Une identité qui n’en restera pas moins fausse, pourtant, et qu’elle éprouvera, continuellement, comme une violence faite à sa vérité intime. De là, le sentiment – et la réalité ! – d’être rejetée par cette société, parce que différente, malgré l’éducation reçue, les leçons de piano, les bonnes manières apprises avec application. Etrangère à ce monde – selon les ricanements de la fausse grand-mère de la Maison de l’Esplanade, mais aussi selon ses plus intimes convictions – Marie Eventurel perçoit

96 comme hostile et interdite la ville même. C’est bien cela le contexte qui favorise sa rébellion. Elle voudra sortir de cette identité qui la « pétrifie », fuir ce monde qui lui interdit d’être elle-même, quitter la ville, la rejeter, tout comme la ville l’avait, elle aussi, rejetée, depuis son enfance. Devenue Flora Fontanges, actrice, en France, elle pourra se forger à son gré une identité nouvelle, mais qui sera composée, au fond, d’une multitude d’identités provisoires et partielles, les identités des personnages incarnés. Le Québec natal, ville interdite par les autres pendant son enfance et son adolescence, deviendra une ville qu’elle s’interdit elle-même, après son installation à Paris : elle jure de ne plus y mettre les pieds. Le retour à Québec, quelques quatre décennies après sa fugue, sera motivé, apparemment, par deux arguments d’ordre pratique : la lettre- appel de Maud, sa fille, et la proposition qu’elle reçoit, à la fin de sa carrière, d’un rôle nouveau (Winnie de Oh ! les beaux jours de Beckett) au Théâtre d’été de la ville. Le fait est que ce retour offre à Flora Fontanges l’occasion de revivre, comme malgré elle, sa vie passée et, en connexion étroite, de ranimer, toujours malgré elle, l’histoire de la ville. Si Raphael, l’amoureux de Maud (la fugueuse), qui la provoque à cette découverte (en touriste) de la ville et l’accompagne dans ses longues promenades, entend faire une reconstitution quasi historique du passé, Flora Fontanges se laisse petit à petit entraîner dans ce jeu afin de ranimer la ville par l’imagination et par son art d’actrice. Si Raphael raconte la ville en guide touristique, elle, Flora Fontanges, la fera revivre. Ce corps à corps prolongé avec les rues – et leurs noms résonnant comme dans une incantation magique (une exorcisation, peut-être ?) – les quartiers, les places, les accidents du relief, les côtes, le fleuve, les odeurs, les bruits (du jour ou de la nuit) de la ville rend possible une renaissance de son histoire. Tout un passé, de la colonie aussi, se déroule, en courts épisodes concentrés, scènes de vie d’une grande force expressive, au gré d’une mémoire affective qui ne respecte pas nécessairement la chronologie. L’histoire de la ville fond dans l’histoire du pays pour construire un superbe mythe fondateur, à maintes facettes rayonnantes : le « premier jardin » civilisateur de Louis Hébert et de Marie Rollin ; la foule d’identités féminines anonymes qui ont fait exister et durer le faire français sur ces terres arrachées à la sauvagerie : les « Filles du Roi », « jeunes corps voués sans réserve à l’homme, au travail et à la maternité » (Hébert 1988 : 96) ou bien les bonnes, « obscures héroïnes de l’histoire » (Hébert 1988: 116) de la ville et de la colonie ; l’attente fébrile et vaine des vaisseaux français, dans le

97 terrible hiver 1759 de la Conquête anglaise : « La France nous avait cédés à l’Angleterre comme un colis encombrant » (Hébert 1988 : 93). Après avoir trouvé le courage d’affronter, toute seule, dorénavant sans guide, cette ville redoutable, après avoir traversé le Purgatoire de la mémoire, personnelle et collective, Flora Fontanges se sent à même de la reconnaître et de l’assumer, telle qu’en elle-même, tout en reconnaissant et assumant, même si ce n’est qu’en son for intérieur, sa propre et réelle identité, qui est celle d’une éternelle fugueuse (comme sa fille Maud) dans d’autres identités, parce que le spectacle (de la vie) doit continuer.

Bibliographie

GOSSELIN, Michel, 2000, « Entrevue avec Anne Hébert », Les Cahiers Anne Hébert, no. 2, Québec, Ed. Fides. HEBERT, Anne, 1958, Les chambres de bois, Paris, Ed. du Seuil. HEBERT, Anne, 1980, Héloïse, Paris, Ed. du Seuil. HEBERT, Anne, 2009 (1970), Kamouraska, Paris, Ed. du Seuil. HEBERT, Anne, 1988, Le premier jardin, Paris, Ed. du Seuil. ROYER, Jean, 1985, « Jouer avec le feu », Ecrivains contemporains, Entretiens 3 : 1980-1983, Montréal, Ed. de l’Hexagone. ROYER, Jean, 1989, « Cette cinquième saison qui nous est donnée », Ecrivains contemporains, Entretiens 5 : 1986-1989, Montréal, Ed. de l’Hexagone. VANASSE, André, 1982, « L’écriture et l’ambivalence, entrevue avec Anne Hébert », Voix et Images, vol. 7, no. 3, Montréal, UQAM.

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Rites et rythmes littéraires: le nombre d’or de l’identité

Simona MODREANU Université « Alexandru Ioan Cuza », Iasi, Roumanie

Abstract: Is everything chaos and chance, or is there order, harmony, and proportion in human life, nature, and the finest art? Can one find a natural aesthetic that corresponds to a universal order? If so, what importance can it have for the scientist, artist, or writer? believes that using simple mathematical formulas, most as basic as Pythagoras' theorem and requiring only a very limited knowledge of mathematics and aesthetics we can understand the fascinating relationships between geometry, nature, and art. A theory of proportions, an examination of "the golden section" applied to literature (A. Nothomb for instance) can lead us beyond a fragmentary perception of life and art. Keywords: universal order; Matila Ghyka; mathematics; aesthetics; “the golden section”; writer.

Il y a exactement 135 ans, notre ville donnait naissance – si l’on peut dire ainsi, et pourquoi pas ? – à un prince savant, qui allait marquer l’histoire, plus ou moins ésotérique, des idées du début du XXe siècle. Neveu du dernier prince régnant de la Moldavie, avant l’Union des Principautés, Matila Ghyka fait rapidement connaître ses principaux domaines d’intérêt en publiant notamment L’Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, en 1927, ensuite Le nombre d'or. Rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale, en 1931, préfacé par son admirateur Paul Valéry, tous deux parus aux Editions Gallimard, comme la plupart de ses textes, et, malheureusement, pas encore traduits en roumain. Solomon Marcus en parle dans De la pensée mathématique roumaine (1975) et dans Art et science (1986). Passionné de mathématiques, philosophie, poésie, musique, arts visuels, histoire, architecture et sciences traditionnelles, considéré comme précurseur de l’esthétique informationnelle et de la poétique mathématique, le nom de cet ingénieur, juriste, officier marin et diplomate - ami du Prince , de ou de - est surtout rattaché

99 à la théorie du “nombre d’or”, qu’il a formulé et abondamment illustré dans ses textes. D’après lui, ce nombre d’or (Φ=1,618…; on parle de cette « divine proportion lorsque, en décomposant un objet en deux parties inégales, le rapport entre la grande partie et la petite est le même que le rapport entre le tout et la grande partie ») constitue un secret fondamental de l’univers, étant enraciné dans l’être humain et, généralement, dans la matière vivante. Le nombre d’or évoque l’équilibre entre savoir, sentir et pouvoir, c’est le symbole abrévié de la forme vivante, de la croissance, en somme, la mesure générale de l’harmonie. Se plaçant à l’interface de tant de domaines différents, Matila Ghyka s’est assumé le risque de ne pas être véritablement reconnu dans aucun d’entre eux, alors que c’est précisément cette formidable ouverture d’esprit et cette capacité intellectuelle qui lui offrent une audience universelle, grâce à ses multiples références. Certes, tous ses livres ne sont pas du même niveau et peut-être pas entièrement fiables, ce n’est toutefois pas pour rien que Mircea Eliade le considérait comme un uomo universale de la Renaissance, égaré au XXe siècle… En fait, tout comme Stéphane Lupasco, ou même, en une certaine mesure, Basarab Nicolescu, entre autres, Ghyka paie pour avoir enfreint une convention tacite mais féroce, celle de ne pas mélanger ou de mettre en co- présence les soi-disant “sciences humaines” et les “sciences fortes” ou exactes. Nous ne sommes à l’évidence pas encore prêts à accueillir naturellement une perspective holistique, transdisciplinaire qui, tout en approfondissant et en valorisant les acquis disciplinaires, tend à leur donner un sens global, à y voir un dessein unique et cohérent. Matila Ghyka a marché dans les pas de Pythagore et d’Euclide, de Léonard de Pise (XIIIe siècle), de Fra Luca Pacioli di Borgo (auteur de la De Divina Proportione, XVe siècle), de Kepler (XVIe siècle), ou de D’Arcy W. Thompson (On Growth and Form, 1917), essayant de définir un modèle pentagonal des régularités et symétries du monde de l’art en opposition avec les symétries hexagonales du monde inerte des cristaux. Un feu d’artifices de l’intelligence et de l’érudition, discutable sans doute dans certaines de ses conclusions, ce qui ne saurait nous faire oublier que d’autres grands penseurs ont pris sa relève, implicitement ou explicitement - tels René Huyghes (Formes et forces: de l'atome à Rembrandt, 1971), René Thom (Stabilité structurelle et morphogénèse, 1972), B. Mandelbrot (The Fractal Geometry of Nature, 1975), Douglas Hofstadter (Gödel, Escher, Bach, 1979). Plus particulièrement, du point de vue esthétique, les hommes

100 semblent préférer, croyait Ghyka, les proportions reflétées par le nombre d’or à toutes les autres proportions. Bien que ses théories soient applicables dans de nombreux domaines allant de l’architecture à la musique, il s’est principalement concentré sur les arts plastiques, collaborant donc non seulement avec des scientifiques de son temps, mais aussi avec des artistes comme Salvador Dali, pour qui il a fait une étude se trouvant à la base de la fameuse “Leda atomica”. Son esprit pénétrant et curieux, l’audace de la pensée et une facilité spéculative exceptionnelle sur fond de luxuriance imaginative ont permis à Matila Ghyka d’aligner des idées dont la portée n’a pas encore été complètement explorée, malgré l’intérêt démontré pas des savants et esthètes prestigieux, comme Solomon Marcus, Virgil Nemoianu ou Sorin Alexandrescu. Dans la sphère de la littérature, par exemple, ses concepts n’ont jamais été appliqués, alors que ce serait, dans mon opinion, un terrain extrêmement fertile d’application. Dans la vision de Ghyka, la proportion est donc une équivalence ou une égalité analogique de deux rapports, le rapport étant une notion plus étroite et antérieure à la proportion d’un point de vue logique (d’après Euclide). Dans son fameux, et cependant peu connu aujourd’hui, livre sur Le nombre d’or le prince roumain affirme :

« Une métaphore peut ne contenir aucune image visuelle, mais elle contiendra toujours, fût-ce comme l’allusion la plus condensée, la plus dissimulée, une comparaison et le “transfert” (traduction littérale du mot métaphore) d’idées qui en résulte ».

La perception intuitive des analogies entre des choses dissemblables, l’idée du Même et de l’Autre, de l’Unité dans la Variété, le procédé d’intégration mentale et cette synthèse instantanée, révélant l’unité ou l’enchaînement d’un ensemble de concepts ou de sentiments jusqu’alors distincts dans la conscience, relèvent d’une forme de simplification harmonique, qui, des mathématiques à la musique et des arts plastiques à la littérature,génère des métaphores dont l’essence réside dans la proportion et dans le jeu récurrent des similitudes. Songeons aux phrases harmonieuses et chantantes, au rytme ternaire, tant recherché par Flaubert. Ce rythme, d’après les nombreux chercheurs qui se sont penchés sur son œuvre, est le modèle le plus à même d’exprimer le mouvement de l’immobile, propre aux textes de Flaubert, tout

101 comme à ceux d’Amélie Nothomb, pour lesquels la bougeotte réelle, extérieure, n’a jamais été un enjeu. Voici un phrase de Salammbô, où la division ternaire est double, le dernier groupe étant lui-même subdivisé en trois éléments :

« Les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans les urnes ; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe plein d’îlots ».

Mes recherches dans ce domaine ne font que commencer, j’ai cependant trouvé chez Amélie Nothomb, l’écrivaine franco-belge née au Japon, une pratique scripturale particulière qui relève de cet instantanéisme plus proche de l’harmonie intégrative originelle que nous recherchons tous. Dans un premier temps il s’agit de déterminer, chez Amélie Nothomb, le « Moi-Ici-Maintenant », car tous ses récits sont une mise en mots du référent ontologique de son auteur, construisant un Je textuel doublant et dédoublant le je de l’écrivaine, par un puzzle d’indices qu’il appartient au lecteur de combiner. Loin d’être un lieu d’objectification ou de rassemblement des fragments du Moi au sein d’un récit cohésif et linéaire, les textes de Nothomb ne se « donnent pas à voir », ce sont plutôt des pièges identitaires ludiques dont l’objectif n’est pas la validation ou l’affirmation de soi, mais bien un brouillage identitaire. Un jeu de miroirs complexe, autofictionnel, davantage compliqué par l’indicible Ici, à la fois temporel et spatial. La perfection harmonique frontale des romans dialogués d’Amélie Nothomb se retrouve aussi bien au niveau de la phrase qu’à celui des métaphores obsédantes, dont la plus poignante reste celle de la fascination saphique pour la beauté lisse, sans fard, sans ride, sans avenir. La beauté parfaite de l’enfant au seuil de l’adolescence, seuil qu’il ne devrait jamais franchir. Ce moment de perfection absolue, sans déterminant aucun, explique l’absence quasi-totale des contextualisations historiques, géographiques, sociales, familiales des personnages nothombiens. Ils n’en ont pas besoin. Pour cette férue de lettres classiques, l’intensité maximale ne peut être atteinte que dans l’instant de l’infini bref et harmonique de la parole. Dans cette perfection autarcique, recherchée et intuitive à la fois, nous pouvons retracer la respiration de la section d’or. Amélie Nothomb se refuse à toute attache identitaire culturelle et nationale claire. L’imaginaire de l’écrivaine puise sa force ailleurs, dans la

102 perfection statuaire ou symbolique de la Grèce antique, ou bien dans l’étrangeté immobile en apparence, mais parcourue de tourbillons souterrains, du Japon ou de la Chine. Ses êtres de paroles crient leur malaise ontologique et s’agrippent à l’instantanéisme du dialogue pour pallier l’insupportable inconsistance et vulnérabilité de tout ce qui s’inscrit dans la durée.

- « Mon pauvre Jérôme, tu as l’ennemi intérieur le plus incombrant du monde : moi. - Vous n’êtes pas moi, monsieur. Vous vous appelez Textor Texel, vous êtes hollandais et vous êtes un emmerdeur de première classe. […] - Tu ne crois toujours pas que je suis toi ? - Je ne le croirai jamais. - Etrange, cette religion du moi. « Je suis moi, rien que moi, rien d’autre que moi. Je suis moi, donc je ne suis pas la chaise sur laquelle je m’assieds, je ne suis pas l’arbre que je regarde. Je suis bien distinct du reste du monde, je suis limité aux frontières de mon corps et de mon esprit. Je suis moi, donc je ne suis pas ce monsieur qui passe, surtout si le monsieur se trouve être le meutrier de ma femme. » Singulier credo. - Singulier, oui, à la lettre. - Je me demande ce que les gens de ton espèce font de la pensée. Cela doit te perturber, ce flux mental qui va où il veut, qui peut entrer dans la peau de chacun. […] Heureusement, la plupart des gens ont trouvé le remède : ils ne pensent pas. Pourquoi penseraient-ils ? Ils laissent penser ceux dont ils considèrent que c’est le métier : les philosophes, les poètes. […] Ainsi, un magnifique philosophe d’il y a trois siècles peut bien dire que le moi est haïssable, un superbe poète du siècle dernier déclarer que je est un autre : c’est joli, ça sert à converser dans les salons, sans que cela affecte le moins du monde notre réconfortante certitude – je suis moi, tu es toi et chacun reste chez soi ». (Nothomb 2001 : 98-104).

Le désir de non-appartenance affirmé dans cette actualité flagrante et cette identité flottante qu’Amélie Nothomb imprime à ses textes et à ses personnages est redevable, je le pense, à ce rapport de symétrie que nous portons tous en nous, de manière inconsciente, car le meilleur des mondes possibles, dans lequel nous vivons, paraît-il, ne pouvait abriter que l’être le plus harmonieux possible, tel que détaillé

103 dans l’« homme vitruvien ». Et la littérature n’a-t-elle pas toujours été solidaire de la biologie, comme nous le rappelle Solomon Marcus (2011 : 266), sur les traces de Matila Ghyka ? Valéry n’est-il pas parti de l’observation de l’organisation du monde en introduisant le concept de « poïétique » ? Car ce sont les fonctions de l’esprit oeuvrant, de l’esprit réfléchissant sur les échanges multidimensionnels entre lui, le corps et le monde qui marquent les sollicitations esthétiques de la sensibilité, à l’insu de la conscience du sujet connaissant. Et n’est-ce pas toujours vers la biologie que se sont retournés Gilles Deleuze et Félix Guattari pour leur fameuse théorie du rhyzome? Ce modèle d’organisation de la connaissance, basé sur un être polymorphe, le rhizome, est sous-tendu par un champ relationnel ubique, par une simultanéité de vitalité à l’horizontale, sans la structure hiérarchique pyramidale du modèle classique, arborescent, vertical. C’est également un principe fractal – le Tout est à l’image de la somme de ses parties et chacune est à l’image du Tout, d’ailleurs, ces relations de la littérature avec l’informatique, les mathématiques ou la physique quantique, relations sur lesquelles reposent les visions de Matila Ghyka et de Solomon Marcus entre autres, sont incontournables aujourd’hui. Hypertexte, intertexte ou paratexte rejoignent le monde de la « mise en forme » (car étymologiquement, c’est de là que vient le mot « information ») de la physique de l’invisible, de la logique du tiers inclus, de ce nombre d’or qui, peut-être, serait assimilable au « tiers caché », ce champ d’énergie subtile reliant l’Objet et le Sujet, ce fond inconnu de la forme qui s’exprime dans chaque création, ce « goût de l’Un », comme l’appelait Pierre Emmanuel, que tout véritable créateur ressent et qu’il appelle en quelque sorte, inconsciemment, avant de donner naissance à une forme. Je pense que la mosaïque pourrait être envisagée comme la figure qui exprime le mieux, dans l’œuvre d’Amélie Nothomb, tout comme dans la pensée philosophique et scientifique contemporaine, cette tension presque musicale du « tout en morceaux », pour reprendre le syntagme de Lucien Dallenbach, celui qui réhabilite et réactualise ce symbole dans son texte Mosaïques. Un objet esthétique à rebondissements (2001). Cette figure de l’esprit aimante les autres en reconstituant la mosaïque des Moi et des Je nothombiens, dont la multiplicité correspond à cette discontinuité inhérente à la structure ouverte de la mosaïque. Celle-ci est à la fois une totalité fragmentée en morceaux et une rupture reconstituée

104 en une unité. La mosaïque est un rhizome quantique, si la formule est permise. Et les dialogues percutants, imprévisibles, enlevés, corrosifs, bondissants d’Améllie Nothomb ne font que renforcer cette sensation d’esquive de l’actualisation identitaire et de penchant pour l’alternance rapide de celle-ci avec la potentialisation, autrement dit de la non- identité, avec toutefois cette précision que la potentialisationn'est pas une annihilation,mais simplementune sorte de mise en mémoire du non- encore manifesté. Structure ouverte, œuvre ouverte (d’après une autre « grosse tête récemment disparue), discontinuité, holisme – les rythmes littéraires et scientifiques se sont accélérés et ont changé de registre depuis un siècle déjà, mais les stéréotypes de notre pensée quotidienne et les approches parcellaires sans perspective unitaire sont toujours là. Les conceptions esthétiques ont également évolué ; si l’idée de proportion, de rapport idéal préside encore à la description de la beauté, bon nombre de penseurs, dont Matila Ghyka, ou René Huyghes (Formes et Forces, 1971), ainsi que nous le rappelle Solomon Marcus, ont déplacé l’accent de la forme fixe à la dynamique des formes. Dans l’art comme dans la nature, la vraie beauté ne réside pas dans l’agencement, fût-il parfait, des formes « mortes », figées, mais dans les métamorphoses sginificatives de celles-ci. J’y vois une ressource de l’hypermodernité de l’écriture nothombienne ; la narration linéaire classique, les descriptions exhaustives des lieux et personnages ont été remplacées par les fulgurations dialogiques, par les peaux successives de mots qui muent à grande vitesse. L’espace-temps du texte est bien celui qui se constitue, provisoirement et subjectivement, au moment de la lecture et le texte, à l’instar du monde, loin d’être « lettre morte », apparaît comme une structure vivante, organique, qui croît et se déploie en fonction du nombre et de la qualité des « engrais » imaginaires dont on le nourrit. Et alors, dans ce monde de la non séparabilité, des interconnexions irréductibles, de l’indétermination et de la non prédictibilité (traits définitoires de la littérature, tout comme de la physique quantique) n’est-il pas grand temps de changer de taxinomies et de paradigmes ? Que désignent encore, à la lumière de ces nouvelles notions et perceptions du monde, « les sciences humaines » d’un côté et les « sciences exactes » de l’autre ? Qu’est-ce qui est non humain et qu’est- ce qui est encore exact ? Certes, les résultats expérimentaux peuvent être d’une précision remarquable, sauf qu’il s’agit là, on le sait maintenant,

105 d’un découpage du réel qui affecte le réel lui-même, tout comme le sujet observateur interfère avec l’objet de son observation. Le réel fragmenté peut alors montrer des aspects contradictoires qu’on a vite fait de qualifier d’incompréhensibles ou d’absurdes si l’on reste prisonniers de la logique du « ou ceci ou cela ». Cependant, la liberté enrichissante est à portée de l’esprit, il suffit d’accepter le postulat « et ceci et cela », ou plutôt « ni ceci ni cela ». Et pour ce faire, une saine curiosité alliant joyeusement formes artistiques et contenus scientifiques, ou viceversa, nourrira à la fois nos esprits et nos âmes. Nous découvrirons ainsi que les synesthésies ne sont pas que des unions sensorielles, et qu’au-delà de la grille de lecture fragmentaire que nous nous imposons quotidiennement, l’intuition et l’intellect communiquent et travaillent ensemble.

Bibliographie

GHYKA, Matila, 1927, L’Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, Paris, Gallimard. GHYKA, Matila, 1931, Le nombre d'or. Rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale, Paris, Gallimard. HUYGHES, René, 1971, Formes et forces: de l'atome à Rembrandt, Paris, Flammarion. MARCUS, Solomon, 1975, Din gândirea matematică românească, București, Ed. Știinţifică și enciclopedică. MARCUS, Solomon, 2011, Paradigme universale, Pitești, Paralela 45. NOTHOMB, Amélie, 2001, Cosmétique de l’ennemi, Paris, Albin Michel.

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Le fruit défendu au XIIe siècle français: une curiosité littéraire

Brîndușa GRIGORIU Université Alexandru Ioan Cuza, Iasi, Roumanie

Abstract: Curiosity is the mobile of the first mythical transgression transposed in medieval French literature. In the Latin and Anglo-Norman play Le Mystère d’Adam, the forbidden fruit is an apple whose visual appeal unleashes the obscure forces of saver/savor. The French romance turns the apple into a sensual treat of the first couple, eager for an intimate kind of eternity. Both these XIIth century works illustrate the part played in history by the human appetite for Otherness. Keywords: curiosity; forbidden fruit; French Literature; XIIth century; mythical transgression; Otherness.

À partir du Jeu d’Adam et du Romanz de Dieu et de sa mere, le lecteur est invité à suivre la pente littéraire de la curiosité jusqu’au XIIe siècle. Dans la pièce de théâtre anonyme, le fruit défendu devient un objet scénique qui appelle le désir et se donne curieusement en spectacle: c’est une pomme qui vaut surtout par le rapport instauré entre savoir et saveur. Le roman d’Herman de Valenciennes, en revanche, insiste sur la faculté de voir, sous le pommier, un ailleurs où la femme, grâce au bouche-à-bouche avec le diable, domine l’homme et tente d’arracher l’éternité à un Dieu jaloux. Dans les deux cas, la curiosité devient le vecteur primordial de l’histoire: Ève voudrait découvrir le goût de l’élévation ou de l’éternité, et Adam ne saurait résister à son appel. Les deux écrits français s’éloignent créativement du texte de la Genèse et proposent des dialogues vifs et imagés, susceptibles de nourrir la curiosité d’un public médiéval friand de redécouvertes sinon de recréations.

107 La pomme du mal: malum

Première pièce de théâtre française, le Jeu d’Adam permet, grâce à ses didascalies latines, une fructification de « l’étymologie populaire médiévale [perpétuant] une certaine confusion entre les mots malum (mal), et malum (pomme), ainsi qu’entre malus (méchant), et malus (pommier), identités phonétiques qui auraient eu des implications sémantiques indiquant le caractère maléfique du fruit », comme le rappelle Hilário Franco Júnior (2006 : 46). En effet, dès le IIIe siècle, le mal est lié, en latin, à la pomme ; en témoigne le proverbe médiéval « Mala mali malo mala contulit omnia mundo (« la mandibule a apporté tous les malheurs du monde par la pomme du Malin »), dont le méli-mélo mélodieux (Walther 1963 : 14301) fige l’image du malum qui, évoquant la faim du cœur, amène la première ponctuation tragique de la Genèse. En effet, « la popularité croissante de la pomme dans ce rôle [de fruit défendu] était peut-être aussi liée à sa forme arrondie et à sa couleur rouge, qui la rapprochait du cœur, organe où le christianisme et sa mystique liée au sang versé du Christ voyaient le centre de l’être humain. Les précédents en ce sens étaient forts, car il semble que l’hésitation quant à l’identité du fruit défendu ait reflété celle, plus ancienne, quant à l’organe central du corps dans les diverses cultures qui, de façon plus ou moins directe, ont fourni des éléments à la culture chrétienne médiévale. » (Franco Júnior 2006 : 46). Une fois établi ce référent symbolique, dont la nature commune et la symbolique cordiale dominent l’imaginaire médiéval, les termes français « pome » et « pomier » influent à leur tour sur la dénomination latine véhiculée par les didascalies du Mystère: pomus relaie fructus vetitus, et la transgression se consomme en deux part(ie)s: « commedet Eve partem pomi. » (Dominguez 2012 : 234) ; « commedat Adam partem pomum. » (Dominguez 2012 : 236). Ce qui est curieux, dans ce premier mystère de la littérature française, est le climat antinomique des deux transgressions: si Ève savoure les privilèges du saver – « D’itel savor est ceste pome… »; « Sai jo trestut: bien en sui maistre ! » (Dominguez 2012: v. 304 et v. 309, p. 234) – Adam s’aigrit et reste aigre jusqu’à la fin de la scène, tout en aggravant, par sa culpabilisation sans nuance, l’arrière-goût du drame. L’éditrice du Jeu le remarque d’ailleurs à juste titre: « Partem pomum est vécu comme un accusatif global par Adam plus que par sa femme. » (Dominguez 2012: note 3, 236). Cet accusatif – la part de l’homme – est un fléau total ; mordre dans

108 la pomme, c’est trahir, et aucune illumination ne vient couronner l’aboutissement intérieur de la tentation. Adam méprise le don dans son sens global, dont il ignore complètement l’apport savant ou savoureux, et se méprise lui-même de l’avoir accepté: « Por une pome », il se désole de perdre la vie, l’« amor » du Seigneur (Dominguez 2012: v. 108, p. 198), et le Paradis. En revanche, la femme y trouve, dans un premier temps, précisément ce qu’elle espère y trouver: du nouveau. Autant dire, une expérience ouvrant l’appétit du savoir, du pouvoir, mais aussi du plaisir en soi et pour soi: « Deus, quel savor. Unc ne tastai d’icel dolçor.[…] / Or sont mes oil tant cler veant / Jo semble Deu le tuit puissant. » (Dominguez 2012: v. 302-303 et 306, p. 234). Comme promis par le diable, la douceur comble les sens et invite à assumer une puissance qui fait rimer la science à la sapience (voir v. 157, p. 210). Ainsi, la saisie immédiate de l’Histoire, du passé et de l’avenir, devient le bénéfice absolu de la consommation (v. 308- 309, p. 234). L’acte n’est donc pas reconnu comme un échec par Ève. Tout ce qu’elle souhaite, c’est de susciter la curiosité d’Adam aussi. Et c’est alors seulement que le savoir devient – à deux – un déboire. Un lecteur proprement curieux, fût-il médiéval ou « moderne », pourrait bien se demander, en accord avec la déferlante d’accusations misogynes que profère Adam, si l’écart entre les deux phénoménologies du « saver » ne repose pas, en fait, sur un… mensonge d’Ève. Aurait-elle dissimulé l’amertume de la morsure, pour entraîner la chute immédiate de son « per » ? Le texte ne le dit pas, et le discours de la femme déchue/élevée le dédit trop fièrement pour ne pas désamorcer la question. On découvre, bien au contraire, le délice de l’unicité, le sens d’un « delit » de la solitude: aussi déclare-t-elle que « d’itel n’en gusta home » (v. 305, p. 234), comme pour proclamer, haut et fort, son rôle pionnier. Ève se sent donc, pour quelques secondes, « maistre » (ou maîtresse !) unique du goût « celestial » (v. 251-252, p. 224) et s’apprête à enseigner le plaisir à Adam, qui s’abandonne, lui, à l’infantilisme / « enfance » du refus (voir v. 274-275, p. 228). Seulement, l’homme du Mystère refuse de devenir l’élève de la femme, et rompt toute alliance, au point de pousser sa tendance à l’involution jusqu’à l’annulation de l’acte du Créateur. Le malum fait du mal au mâle: « Car fust arse iceste coste / Qui m’ad mis en si male poeste ! » (v. 357-8, p. 240). Il voudrait faire dés-exister Ève, dès son germe : la côte ôtée par Dieu. Or, en ceci, il semble confirmer, ironiquement, la vision anti-

109 matrimoniale de Diabolus, selon laquelle l’incompatibilité du féminin et du masculin est une évidence regrettable in aeternum : « Mal culpe em fist li criator. / Tu es trop tendre et il trop dur. » (v. 230-231, p. 220). La faute est donc à Dieu ! Essentiellement, Adam se croit sans « pareil », et pense qu’il aurait mieux joui du paradis s’il avait été enfant unique (v. 526, p. 262). Quant à Ève, « ele fist prime icest trespas » / cette transgression (v. 417, p. 248) qui entraîne le trépas de l’humanité entière. Qui pis est, si le diable a donné la pomme à la femme, c’est Dieu qui a donné la femme à l’homme. Le court-circuit est complet, et un don suspend la validité de l’autre. L’idéal d’Adam est, désormais, de s’enfermer dans un refus consommé. On dirait qu’il en veut à Dieu autant qu’à Eve et au diable, sinon plus. Bientôt, Ève en vient à répéter les reproches d’Adam, qu’elle s’inflige à souhait, comme gagnée par un mimétisme sans issue. L’unicité, vite abolie, se paie par un effacement identitaire qui, refusant le feu de l’autre, accepte l’enfer de l’abandon de soi. Au moins, elle reste sensuelle (ou sensitive) dans l’expression du regret commun: « Li fruiz fu dulz, la paine est dure, / Mal fu mangiez ; nostre iert la fraiture. » (v. 583-584, p. 266). Le malum finit donc par créer une faille dans son (« tendre ») être, à l’image de la dureté d’Adam. Et c’est seulement la « sperance » qui fait d’une coupable la première prophétesse du Mystère: « de nostre mal, long n’est la mescine ! » (v. 580, p. 266). Dans sa pensée de cueilleuse, une bouchée devra supplanter l’autre, un arbre racheter la profanation de l’autre. Mais, en attendant, la terre est justement dépourvue de tout fruit, et la stérilité de la nature fait écho à la fertilité malheureuse du couple humain, qui vient d’engendrer Caïn. Le malum aboutit donc à l’avènement du premier accouchement, mais aussi du premier meurtre, dans une belle ambiguïté quant au remède (la mescine) : infertilité (?), impuissance (?), solitude (?), résurrection. Dans le Romanz de Dieu et de sa mere, c’est le pommier qui invite d’abord à la transgression, via la voix du diable. Le serpent n’a pas besoin de s’incarner, et tout ce qui compte dans cet Éden narratif est le bouche-à- bouche de la femme et du tentateur. La sensualité coule de source: « Saches, ma bele suer, tantost com mangeras, / De ma bouche en la toie et tu la recevras, / Perdras sanz demorance ice q’orendroit as, / Et ce q’ainc ne veïs certes adonc verras ! » (Herman de Valenciennes, Spiele 1975 : v. 65-68, p. 165). Une invitation à voir l’inconnu ne peut conduire qu’à embrasser la perte de tout ce qui est connu, en dégustant l’appréhension du changement imminent. Pour cette Ève prête à embrasser l’Autre – comme la belle

110 embrassera la wuivre (avatar féminin du serpent) dans le Bel Inconnu, quelques décennies plus tard – manger, c’est recevoir une vérité gustative, et passer sa vie à la traduire en révélations descriptives... Cette vérité, néanmoins, est en train de s’écrire: pour que le mot diabolique conduise à une pomme historiquement recevable, il faut que la tentation commence sous les auspices de l’intimité. Adam, comme Dieu, reste absent ; le diable s’arrange pour être visible (et linguistiquement tangible) à Ève seule, dont le « sens » est remis en question (v. 50, p. 165), puisqu’elle est déclarée incapable d’entendre l’interdiction: « Eive ne l’antant mie. Si ne lou dist a gas ! » (v. 37, p. 165). Toutefois, la première réponse de la « belle suer » (!) du diable est bien sèche et hostile, reposant justement sur le refus d’enfreindre l’interdit divin. Aussi est-elle moins influençable que l’Ève du Mystère, qui se laissait volontiers flatter par les compliments troubadouresques d’un Diabolus plus galant que fraternel. Le roman d’Herman de Valenciennes met en scène une tentation reposant sur la sauvegarde de la « parmenable vie » (v. 63, p. 165) plutôt que sur un vrai gain d’expérience. La solidarité à laquelle le diable appelle relève de la ligue des exclus, trompés, aliénés, ayant lieu de se plaindre de la « grant anvie » de Dieu (v. 61, p. 165). Il s’agit pour le couple humain d’affronter un risque rapporté, pour éviter un danger caché – celui de se fier à un Créateur décepteur. Li Romanz de Dieu et de sa mere garde curieusement le rapport familial établi par le diable ; en effet, quand Ève interpelle Adam – « Manjue en, frere, o moi ! Nos remaindrons ceans. » (v. 92, p. 166) – elle invoque un « nous » des coulisses, du dedans, du centre. Les créatures sont toutes sœurs et frères, tandis que le Créateur reste une entité affectivement pertinente (v. 57, p. 165), mais de plus en plus lointaine (v. 72, p. 166). Après tout, le Seigneur a d’autres fiefs à gérer, « lassuz en son haut ciel », et préfère demeurer parmi ses anges (v. 39, p. 165). L’oubli d’Ève signe le passage vers un autre âge, où le pacte (« covenant », v. 81, p. 166) avec le diable, intimement consenti, l’emporte sur la parole de Dieu, publique et hâtive, s’adressant uniquement à Adam. Curieusement, au seuil de la chute, l’homme se rappelle, pour un moment … l’avenir: « Car après cest mesfait iert tart au repentir » (v. 85, p. 166), déclare-t-il à la femme, avec l’avant-goût (miraculeux ?) de cette émotion jamais vécue – et correctement pressentie – qu’est la contrition (voir Van Coolput-Storms 2009 : 75-94). Le cocktail de sensations est d’autant plus intensément mordant. Personne ne force Adam, qui agit donc

111 sciemment et complaisamment, pour le « grei […] molt grant » d’Ève (v. 82, p. 166), qui espère soumettre son « signor » à son « commant » (v. 69-70, p. 166) par ce geste signant l’adhésion à la fratrie des créatures. Et la pomme est mangée. Aussitôt, les humains sont abandonnés à eux-mêmes. Il y a un temps pour rester, un temps pour partir. Libres, esseulés ?

L’issue : exil ou liberté ?

Au XIIe siècle francophone, Dieu inflige à ses créatures une forme exquise de claustrophobie : le delit (plaisir). Dans le Jeu d’Adam, le Créateur se soucie, avant toute chose, de combler les siens des délices les plus variées, les plus attachantes: « de nul delit n’i trovrez falture […] / ne voil que isses, ici feras manage » (v. 89, 99, p.196-197), rappelle-t-il à l’homme. Issir, c’est désobéir. Mais Diabolus propose une autre équation, dans laquelle la transgression se définit comme un dépassement de soi et de sa nature, comme une évasion du biologique pur. Il est curieux d’entendre le Tentateur, lors de la tentation, parler comme un professeur de théologie: « Deus t’a feit gardein de son ort. / Ja ne querras altre deport? / Forma il toi por ventre faire? » (Dominguez 2012: v. 182-184, p. 212-3). Ce reproche est un appel à la vie spirituelle, dénonçant la torpeur honteuse d’une existence de simple consommateur, sans horizon d’altérité, sans initiative individuelle, sans vecteur transcendant (voir Baschet 2000 : 8-11). Et, si Adam ne se laisse pas sensibiliser par ce plaidoyer, Ève regarde avec un nouveau délice le fruit défendu, dont la vue lui « fait bien » (v. 259, p. 224) ; elle accueille l’idée de dépassement, voire de mutation par l’ingestion. « Sempres vus iert le cuer changié » (v. 267, p. 226), susurre le serpent, en faisant valoir la pomme en forme de cœur. Et le changement éclate: l’idéal démocratique (ou diabolique) d’« estre senz seignor » (v. 188, p. 214) devient tout à coup possible, et l’aventure promise advient – la femme se sent « dame del mond, del souverain e del parfont » (v. 255-256, p. 224). Elle se proclame, tristement mais orgueilleusement, « la racine » du mal / malum (v. 579, p. 266) et se laisse conduire, aux côtés d’Adam, en enfer. Si les diables dansent la sarabande dans ce premier Jeu français, les couleurs parlent un langage autrement éloquent: le blanc d’Ève devient l’héritage et l’emblème d’Abel, tandis que le rouge de la tunique d’Adam se transfère, insidieusement, à Caïn. Grâce à cet usage chromatique, les acteurs sont même

112 interchangeables (Calin 1962: note 11, p. 254). Le détail est aussi curieux que déculpabilisant: après tout, le bien de l’humanité, comme la « pome de contraire » (v. 574, p. 266), ne saurait être une affaire de crainte. Le vers « Manjue, nen poez doter » (v. 313, p. 236) rappelle que le rôle de la femme est de lancer à l’homme une invitation inlassable à oser. Chrétien de Troyes le montre bien avec Blanchefleur et sa supplication nocturne murmurée à Perceval: rien de merveilleux ne peut arriver si on fait sourde oreille à la voix féminine. Il faut entendre, et agir. Il faut, avant toute chose, prendre son cœur à deux mains – et faire face au risque du moment. Dès qu’Adam prend la pomme, il quitte ses habits. L’acteur joue ainsi l’abandon de la nudité première, celle de l’innocence, par des moyens suggérant la perte de la grâce, voire la déchéance civilisationnelle, puisque le beau vêtement rouge est remplacé par des « feuilles vertes de figuier cousues » (voir la didascalie p. 312). Prompt à pleurer, beaucoup plus qu’Ève, Adam se lamente avant et après le bannissement, et fait tout pour amplifier le mal du travail forcé, de la terre fermée, du Seigneur irrité. Son discours domine, quantitativement, l’entretien de la chute. C’est la femme qui a, pourtant, le dernier mot, en prônant, sans exclure l’homme, une relation personnelle avec Dieu, qui répond au modèle dyadique qu’elle avait accepté, en Éden, avec Diabolus: « Deus me rendra sa grace e sa mustrance, / Gieter nus voldra d’emfer par pussance. » (v. 587- 588, p. 268). Son moi est tout aussi pertinent, désormais, que le nous de l’humanité. Le roman d’Herman de Valenciennes propose un tableau où la claustration édénique est perçue comme un mode de vie masculin, jouissif et sécurisant. Fort de sa joie, Adam infernalise d’avance l’espace du « dehors », inhibant ainsi tout désir de savoir. Pour lui, « issir » ne peut rimer qu’avec « soffrir » (v. 87-88, p. 166). L’issue est, en effet, plutôt dysphorique pour l’homme « de fueille acovetez » (v. 99, p. 166), qui s’attend au pire, et le provoque, en lançant au Créateur un curieux et dubitatif « se je ai mesfait, la vengence em prenez » (v. 100, p. 166). Comme pour tâtonner le terrain de la chute, il anticipe donc dignement le châtiment, l’invoquant sans autre subtilité. La colère divine éclate de façon prévisible, avec une petite surprise toutefois, du moins pour le lecteur moderne: l’exil n’est pas uniquement une affaire de rejet, de mise à distance et au ban, mais aussi de désamour. « Plus est grainde la perte que ne lor est a vis. / Li sires qes forma les a molt enhaïz. » (v. 112-113, p. 167). Le Jeu d’Adam est encore plus explicite sur ce point ; en effet, l’exil y

113 révèle l’amour conditionnel du Seigneur, modèle des rapports féodaux, familiaux, conjugaux du XIIe siècle (voir Accarie 2004: 69 sq.). C’est Abel qui propose cette herméneutique appliquée du paradis perdu: « Seum tot tens subject al criator ! / Ensi servum que conquerroms s’amor, / Que nos parenz perdirent par folor. » (v. 593-595, p. 270). Servir devient donc la condition sine qua non de l’amour du Créateur. Pour être aimé, il faut s’assujettir à l’Autre, en évitant d’issir de son commandement (pour reprendre l’injonction divine des vers 104-105, p. 198). Si la Bible prescrit des « habits de peau » (Segond : Genèse 3, 21) aux humains après le bannissement, la pièce et le roman du XIIe siècle n’accordent guère cette grâce thermique et esthétique à leurs héros. La pitié ne saurait adoucir les rapports du Créateur avec ses premières créatures, qui restent sous le joug en fer à deux têtes (dans le Jeu, p. 268) et qui « trébuchent » simplement en enfer (chez Herman de Valenciennes, v. 167, p. 168). L’exil est donc un parcours descendant, décrit à volonté comme un cheminement vers la vallée des larmes. La fin du monde n’est pas loin, et l’arche succède bientôt à l’Éden, dans un monde qui est à refaire. Malgré ce pessimisme de principe, censé faire de la faute un exemplum édifiant, les deux réécritures francophones de la Genèse représentent des espaces de liberté scripturaire, qui embrassent les enjeux bibliques pour mieux les déjouer. Ainsi, la chute théâtrale d’Ève, dans le Mystère d’Adam, fraie une voie à la Sibylle, dont la voix clôt le texte ; de même, dans le roman d’Herman, « morrir par eve [/ Eve] » (Herman de Valenciennes, Spiele 1975 : v. 173, p. 169) conduit l’humanité à s’offrir, avec Noé / Noél (voir v. 191, 201, p. 169), une créature digne de participer, aux côtés de Dieu, à la re-création de l’univers. Tout est bien qui finit bien, dans ces manuscrits génésiques où les clercs médiévaux font écho, par leur art et leur savoir, à la saveur mystérieuse du fruit défendu, que la curiosité féodale continue à interpeller, dans une chasse aux signes aussi insatiable que le regard – affamé d’altérité – des premiers gardiens du Même. Aliénation, altération ou évolution, Adam et Ève doivent à l’humanité cette muance qui, malgré le dogmatisme ambiant, garde le goût de la nuance.

114 Bibliographie

Corpus

Le Jeu d’Adam, éd. et trad. par DOMINGUEZ, Véronique, 2012, Paris, Honoré Champion. Li Romanz de Dieu et de sa mere d’Herman de Valenciennes, éd. par SPIELE, Ina, Leyde, 1975, Presse universitaire de Leyde (Publications romanes de l'Université de Leyde, 21).

Bibliographie critique

ACCARIE, Maurice, 2004, Théâtre, littérature et société au Moyen Âge, Nice, Serre Éditeur. BASCHET, Jérôme, 2000, « Âme et corps dans l’Occident médiéval : une dualité dynamique, entre pluralité et dualisme », Archives de sciences sociales des religions, 112, p. 5-30, URL : http://assr.revues.org/ 20243. CALIN, William, 1962, « Structural and Doctrinal Unity in the Jeu d’Adam », Neophilologus, 46, p. 249-254. FRANCO JUNIOR, Hilário, 2006, « Entre la figue et la pomme: l’iconographie romane du fruit défendu », Revue de l’histoire des religions, 1, p. 29-70, URL: http://rhr.revues.org/4621. VAN COOLPUT-STORMS, Colette, 2009, « Démarche persuasive et puissance émotionnelle : Li Romanz de Dieu et de sa mere d’Herman de Valenciennes », dans“Lors est ce jour grant joie nee”. Essais de langue et de littérature françaises du Moyen Âge, éd. par GOYENS, Michèle et VERBEKE, Werner, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, p. 71-96. WALTHER, Hans, 1963, Proverbia sententiaeque latinitatis medii aevi. Lateinische Sprichwörter und Sentenzen des Mittelalters, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, tome I, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht.

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Les espaces littéraires du vin: quelques curiosités

Liliana FOȘALĂU Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi

Abstract: The literature is a space of predilection which might reveal us in a different way the wine. As we had the opportunity to approach this so rich if not inexhaustible in significations subject, we could observe that the literature is far from being exploited the curiosities of the wine and viticulture area. The Swiss writers, as well the Romanian and French ones, speak about these subjects in excited terms, enriching of more points of view. We tried to discover in their literary works several secrets, surprises and sometimes even treasures, ones more interesting than others. From linguistics to technicality and poetics, we shell try to revisit once again the literary spaces of wine and vineyards via several curiosities. Keywords: space; wine; literature; culture; writing; curiosities.

Introduction

L’édition 2016 des Journées de la Francophonie, qui se proposait de mettre en valeur les interférences francophonie/s – curiosité/s et toutes les valences qui en découlent, a été pour moi une occasion de revisiter une approche du domaine vitivinicole selon cette perspective. Vin et littérature, un rapprochement bien connu à travers les espaces et les époques, prête encore à des découvertes qui ne sont pas parmi les moins intéressantes ! Comme notre connaissance du vin a débuté dans des formes littéraires et continué le long du temps dans la même voie, enrichie selon les perspectives lexicales, culturelles, interdisciplinaires, traductologiques et traductives, on a considéré utile et intéressant que de partager ces découvertes, comme la logique et l’essence du vin le plus souvent le proposent et l’imposent ! Les espaces littéraires que l’on a parcourus et auxquels on fera de temps à autre référence rassemblent des noms comme : Charles-Ferdinand Ramuz, Maurice Chappaz, Colette, Tudor Arghezi, Păstorel Teodoreanu, Béla Hamvas, etc. Pour ce qui est de la nature des textes, il s’agit principalement d’écrits sur le vin et la vigne, de poésie, de livres de

116 gastronomie, mais aussi d’épigrammes, de correspondance et de journaux. Les curiosités dont on parlera peuvent être regroupées, selon les données qu’elles communiquent, en quatre catégories : curiosités lexicales, culturelles, anthropomorphiques et, en fin de compte, curiosités stylistiques - qui s’édifient autour des similitudes vin/ langage, en les intégrant et en les renforçant.

Curiosités lexicales

On s’est proposé de commencer la série par le niveau reconnu comme le plus abordable en tout parcours, celui du lexique. C’est, d’ailleurs, un seuil que l’on devra franchir en vue d’un niveau supérieur de connaissance du domaine dont on parle, multidisciplinaire, interculturel et polyphonique on pourrait dire sans rien craindre (comme la partie finale va l’argumenter et développer). Sans plus parler du fait même que les professionnels de la filière vitivinicole peuvent donner aux novices et aux apprentis discoureurs l’impression de parler une langue sinon étrangère (on exagère un peu!), au moins très spéciale et spécialisée, réservée aux initiés, on s’arrêtera sur quelques éléments qui présentent les traits de ce que l’on nomme « curiosités ». On a, évidemment, procédé à une brève sélection, l’étude voulant plutôt orienter l’attention des curieux dans cette direction, en vue de possibles futurs approfondissements ! Des données philologiques à la base permettront des percées d’ordre sémantique, stylistique, poétique, scientifique sous plusieurs aspects (l’histoire, l’économie, l’œnologie en premier lieu seront les bénéficiaires de ces investigations) et culturelles au sens le plus large !

- L’Humagne : I.1. « Ancien cépage blanc valaisan ; I.2. Vin que l’on tire de ce cépage, réputé pour ses vertus fortifiantes (administré en particulier aux femmes qui viennent d’accoucher) » ; II.1. Humagne rouge existe aussi, cépage et vin que l’on en tire, tout aussi réputé que le blanc pour ses vertus fortifiantes ; attestation depuis 1313 dans la forme franco-provençale humagny dans un texte en latin; « dialectalisme d’origine inconnue » - ce sont les explications fournies par Le Petit Dictionnaire suisse romand (Ed. Zoé, 2000, p. 165). Dans une perspective plus littéraire, nécessaire et valorisante, car elle accentue justement ce que nous voulons qualifier de curiosité, on référera à Maurice Chappaz, pour qui « L’Humagne […] est synonyme d’humain ». La curiosité porte sur la question que personne n’a

117 analysé jusqu’ici un fait lexical qui porte en lui de nombreuses valences d’ordre religieux, symbolique, mystique, métaphorique, etc., le vin et la vigne étant assimilés à l’homme moyennant ce nom de cépage. À retenir aussi que le cépage est connu sous ce nom seulement en Suisse, se déclinant selon toute une série de synonymes dans d’autres régions viticoles.

- Len de lel ou loin de l’œil – c’est un cépage blanc du Sud-Ouest qui a contribué à la renommée des gaillac (vins obtenus des vignobles situés au Nord-Est de Toulouse et à l’Ouest d’Albi); le non occitan veut dire « loin de l’œil » et s’explique par un pédoncule très long qui place la grappe loin du bourgeon (nommé aussi œil) qui lui a donné naissance. C’est la créativité lexicale rattachée à une connaissance très précise des techniques culturales qui nous a semblé passer pour une curiosité, en plus de l’existence d’une variante en occitan qui parle encore de l’histoire de la langue et de cet accompagnement si précieux qu’une meilleure connaissance de la vigne et du vin pourrait apporter à la philologie.

- Le teinturier – cépage rouge qui diffère de presque tous les autres par le fait qu’il possède une pulpe rouge (non seulement la peau colorée) ; donne des vins d’une teinte intense, servant aussi à « teindre » les vins plus ou moins pâles, d’où, évidemment, sa reconnaissance en tant que… teinturier ! Encore une fois, l’idée que ces données lexicales relèvent d’une parfaite connaissance des métiers et des secrets de la vitiviniculture, dans les moindres détails, m’a fait intégrer le terme dans la série « curiosités ». Et il serait encore plus intéressant de voir l’exploitation de ces données lexicales par mon public visé (les étudiants du master Traduction - terminologie – interprétariat) en vue d’un approfondissement du domaine de la vitiviniculture via la traduction. Quels équivalents en roumain pour ce cépage, par exemple ? Et pour les autres déjà mentionnés, pourquoi pas ?!

- La Vitis Amurensis est, dans la perspective que je propose, une des trois espèces fondamentales dans la construction littéraire des triades viticoles (trinités pourrait sonner mieux dans ce contexte !), à côté de la Vitis Sylvestris et de la Vitis Vinifera. Je l’ai déterrée dans un texte de Maurice Chappaz, L’Océan. Une occasion de dédier le nom de ce cépage aux amis du Canada qui ont été nos invités d’honneur à cette édition des Journées et à tous les francophones, car son parcours parle d’espaces, d’épreuves et de réussites (un vin nommé Amur)! Et Chappaz de nous en retracer

118 brièvement l’histoire : « […] on a transposé en 1972 la Vitis Amurensis en Acadie et ici, dans le crépuscule de la neige, on l’a croisée avec la couleuvre ou la renarde à raisin de nos contrées avides. […] Chaque dix ans on boit une cuvée d’Amur » (L’Océan, p. 41).

Curiosités culturelles

Une introduction à cette série risquerait de diminuer l’effet de surprise, ce pour quoi nous aimerions plutôt les énoncer plus rapidement, tout en laissant aux autres le plaisir de notre cueillette ou de notre perspective !

- En parcourant divers espaces littéraires (non seulement poétiques, mais aussi techniques), on s’est rendu compte que les couleurs des vins rejoignent l’arc-en-ciel, avec tout un symbolisme qui s’en dégage, ce qui me semble être très curieux ! Il y a des vins rouges, oranges, jaunes, verts, bleus, violets, tels que les œnologues et les sommeliers les présentent lors des discours des dégustations, ou bien, tels que les écrivains en parlent, en décrivant la robe du vin, en la nuançant jusqu’à l’inattendu du raffinement. C’est donc si normal que par leurs couleurs aussi les vins aient attiré et inspiré les artistes le long du temps !

- Au cœur du Valais, à Saillon, a été cadastrée la plus petite vigne (le vignoble) de la terre, trois ceps plantés sur une surface d’un peu plus d’un mètre carré : un chasselas, un pinot noir et une petite arvine (en hommage, probablement, aux structures triadiques de l’univers, sinon à la Trinité). Au- delà de son air « le saviez-vous ? », cette information glanée dans le monumental ouvrage Histoire de la Vigne et du Vin en Valais nous propose une réflexion sur l’harmonie de l’univers, la générosité de notre terre nourricière et le pouvoir d’adaptation, d’acclimatation, de survie de cet élément très spécial et privilégié du règne végétal, la vigne, qui rattache plus que tout autre Logos, Cosmos et Anthropos !

- Du même lien (presque immémorial) Homme – Vigne/ Vin parle des voix de scientifiques et d’artistes valaisans. C’est toujours dans le Valais que l’inventaire de mariage devait comprendre tout ce qui était lié à la vigne, à la vie vigneronne : les vignobles précisément mesurés, les caves et les meubles (pressoirs, cuves, tonneaux, sétiers, brantes, etc.), la vaisselle (channes) et

119 bien sûr les quantités de vin avec lesquelles on entrait dans la nouvelle vie commune. Une curiosité pour nous, les Roumains, mais aussi une occasion d’exprimer mon admiration pour une pareille civilisation où les gens bâtissaient leur vie autour de la vigne, où l’amour reliait les hommes et les femmes pas plus les uns aux autres que tous à leur terre et à toutes les valeurs par la culture engendrées !

Curiosités anthropomorphiques

On aurait tout aussi bien pu les nommer curiosités constitutives, mais on a hésité un peu sur la formule, bien que… C’est du rapprochement Vin/ Homme qu’il s’agit ici, et la chose n’est pas nouvelle ! Quand même, des curiosités peuvent encore faire saillie, tant le domaine est riche et attend encore ses explorateurs !

- Notre cher Păstorel Teodoreanu propose une définition qui synthétise parfaitement l’idée de similarité via les sèmes existentiels: « Le Vin est le seul être à l’état liquide. Pourquoi ? Parce qu’il partage la quasi-totalité des attributs de l’être humain ; il naît, vit et meurt. C’est vrai qu’il ne se reproduit pas (et c’est vraiment dommage ! »1. On ne pourra ignorer l’humour qui sous-tend les propos de notre écrivain sur le royal breuvage accessible à tout mortel.

- Pour Maurice Chappaz, le plus connu et attachant écrivain qui a été aussi vigneron, « Le Vin est un organisme vivant ». C’est toujours lui qui, dans Portrait des Valaisans. En légende et en vérité, affirme une « identité physique » reconnaissable aussi selon une approche religieuse : « Ce qui me plaît le plus dans la religion, à cause de toute la matière, c’est la résurrection des corps. Je suis physique comme la vigne et le vin. Lui, il se trouble, moi, je prie ».

- Baudelaire, dans Les Paradis artificiels, avait affirmé cette similarité dont on parle dans des mots qui figurent actuellement dans de nombreuses anthologies et propos sur le vin : « Le vin et l’homme me font l’effet de deux lutteurs amis sans cesse combattant, sans cesse réconciliés. Le vaincu embrasse toujours le vainqueur. Les deux se réunissent encore dans la joie.

1 Notre traduction dans le texte, selon l’original extrait dans Păstorel Teodoreanu, Gastronomice, Agora, Bucureşti, 2010 [1970], p. 197. 120 Rien n’égale la joie de l’homme qui boit, si ce n’est la joie du vin d’être bu ».

- Charles-Ferdinand Ramuz, dans Passage du poète, nous renseigne sur les neuf mois nécessaires à la « naissance du vin », tout comme il est dû à celle de l’être humain, ce qui nous semble répondre bien aux caractéristiques d’une curiosité dont il était grand temps de se mettre au courant : « Les soucis, comme pour l’enfant, après les neuf mois, parce qu’il n’y a pas que les neuf mois qui comptent, c’est même ensuite que tout commence ; alors, il faut encore des soins et de l’amour, plus de soins et de l’amour que jamais ».

Les chercheurs, linguistes ou simples curieux qui se sont intéressés au vocabulaire du vin, ont vite constaté la grande récurrence du champ lexical de l’anthropomorphisme. Le vin est d’abord vivant, mais il peut aussi être vif (dans le langage des professionnels frais, à l’acidité bien prononcée). Il a une constitution, un corps. Bouche, œil, nez - ce sont les mots les plus récurrents dans le discours de la dégustation, qui valorisent les trois aspects essentiels selon lesquels on examine un vin – goût, couleur, arôme ; on y ajoute, dans le discours descriptif, des mots comme cuisse, chair, jambe, jarret, voir larmes – le vin pouvant présenter des attributs exprimés par ces mots du vocabulaire de l’humain. Il présente aussi un état de santé ; a également un âge, étant jeune ou vieux, avec des potentiels différents de garde, et risque de devenir sénile lorsqu’il vieillit trop (quelles ressemblances avec l’homme) ! Il s’agit encore pour le vin d’élevage, de maturation, puis de vieillissement ! Curieux, n’est-ce pas ?! Le vin a ses qualités physiques et psychiques : il peut être fort, robuste, musclé, charpenté, large d’épaules ; tranquille ou fatigué, nerveux ou charmeur, flatteur, riant, mais aussi acerbe, élégant ou riche, etc. La liste de ces données pourrait être enrichie à faire rêver et éveiller l’intérêt des curieux ! En ce qui concerne les cépages (dont on a déjà cité l’incontournable Humagne), afin de renforcer l’argument de ce trop visible rapprochement vin/ humain, on rappelle des noms comme : folle blanche, altesse, césar, mondeuse, mais aussi, dans la viticulture roumaine, la grasa, la băbeasca, crâmpoşia, braghina, fetiţa, gordana, galbena, neagra, roşioara, verdea, plăvaia, creaţa, mustoasa, lugojana ou silva verde. On a essayé d’expliquer la fréquence des noms féminins de cépages (et de vins qui en sont issus) dans le vocabulaire roumain par un symbolisme lié à la vitalité de la vigne, mais aussi par un attachement spécial à cette plante qui nécessite une

121 attention spéciale, d’innombrables soins, mais qui vous récompense de mille dons de bonté, de tendresse et de générosité.

Curiosités stylistiques

La quatrième et dernière série des curiosités concerne les capacités locutoires du vin, la manière dans laquelle il nous sollicite pour en parler à notre tour, une herméneutique qu’il met en œuvre, le palimpseste qu’il tisse dans la représentation et la transmission des « récits de vie » qui s’y lisent, le transfert de données entre le vin et le langage, l’origine de ce parcours qui n’est pas évidente, mais qui peut intégrer la sphère des curiosités qui concernent le vin.

- Il y a d’abord ce fait que « le vin parle ». Non seulement qu’il murmure lorsqu’il fermente dans les cuves et caves, non plus qu’il chuinte dans les flûtes ou chante dans les coupes… C’est vrai qu’il existe des syntagmes du type vin bavard, vin parlant, vin accrocheur, racoleur, fermé ou ouvert – termes ayant plus ou moins trait à la locution. Mais il s’agit du fait que le vin est un contenant de mémoire individuelle et collective, de traditions, d’histoire au singulier et d’histoires au pluriel, de sentiments, états d’âme, relations humaines, de joie ou nostalgie, de culture ; il parle de tout cela! C’est vrai qu’il faut savoir l’entendre, s’ouvrir au « dialogue ». D’ici on s’imagine déjà construire toute une herméneutique. Goûter le vin, c’est savoir « lire » dans ses subtilités. Dans un poème de Tudor Arghezi, Inscription sur un verre, on a le vin palimpseste raconté, donné à lire comme tel par le verre dépositaire de la mémoire du vin, des strates de signification accumulés le long du temps :

« Toi, qui me touches, jamais tu ne sauras Combien de sources ont abreuvé mon cœur, Combien de lèvres, brûlées par tant de feux, Ont pu trouver un havre sur mon bord. Tout est ici : amour, soif, oubli, Gardiens de la fraîcheur que tu aspires…2 ».

- Louis Orizet, en parlant des vins de Bordeaux, s’arrête sur un Saint-

2 La traduction du fragment du poème cité de Tudor Arghezi nous appartient. Il intègre la petite anthologie Vinul lumii / Le Vin du monde, présente dans la bibliographie. 122 Émilion qui le surprend par son langage : « Le Saint-Émilion, quelle flamme, quel langage » ! Le mot permet ici une valorisation stylistique très détaillée, mais ce serait aux œnologues, aux dégustateurs de nous fournir les détails nécessaires à une pareille connaissance.

- L’écrivain hongrois Béla Hamvas, auteur d’une très belle Philosophie du Vin, y fait mention d’un vin acoustique, un monophonique et d’un autre symphonique, encore d’un vin baritonal – soulignant par ces qualificatifs à forte teinte sonore / musicale les hautes qualités parlantes, euphoniques de notre si riche, spécial, mystique et réel, divin breuvage accessible à tout être humain.

- Dans L’Âme du Vin, un des plus beaux poèmes inspirés par notre sujet, Baudelaire avait dans des vers mémorables surpris ses dimensions musicales, communicatives, charitables et poétiques :

« Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles : Homme, vers toi je pousse, ô, cher déshérité, Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles, Un chant plein de lumière et de fraternité ».

- Pour Collette, « la vigne seule, dans le règne végétal, nous rend intelligible ce qu’est la véritable saveur de la terre. Quelle fidélité dans la traduction ! Elle ressent, exprime par la grappe les secrets du sol… » (La Vigne, le Vin, in Prisons et Paradis).

- Une même perception qui valorise les vertus parlantes de la vigne est à remarquer chez Maurice Chappaz, pour qui les plants de vigne sont « des traducteurs de terroir éloquents et subtils, apostoliques et vineux » ; « les cépages expriment le pays » (Chant des cépages romands).

123 Conclusions

La réinvestigation des espaces littéraires du vin a été pour nous source de découvertes, de confirmation d’impressions antérieures et de validation de certaines théories que l’on essaie d’avancer dans ce domaine. Soit d’abord le fait que le dégustateur/ le sommelier/ l’œnologue, le critique littéraire sont des individus, des professionnels qui quelque part dans leur parcours professionnel technique et scientifique, souvent artistique, se rejoignent. Ils ont à interroger, à analyser et à faire connaître selon un emploi spécialisé des mots, la valorisation de la lumière (clarté), de la perspective, de méthodes plus ou moins précises ou savantes, un « objet » qui leur est propre mais qui n’existe dans sa plénitude que dans l’approche plurielle, dans le partage, la communion - communication (admettons aussi le mot consommation) ! En second lieu, la connaissance de la vitiviniculture (comme la connaissance de la littérature) permet, voire exige un parcours « à rebours », tant elle nous situe dans un espace-temps d’une richesse à part et d’une ancienneté qui accompagne le grand développement de la culture de l’humanité. Qu’il s’agisse d’us et coutumes, de traditions parmi les plus curieuses et insuffisamment connues, la vitiviniculture est un trésor patrimonial dont l’étude aurait encore à déterrer des secrets et des valeurs qui rapprochent les individus, communautés et pays, espaces plus ou moins éloignés ! Par la suite, les ressemblances entre les mots et le vin, qui, pour nombreuses et surprenantes qu’elles soient, peuvent très (in)confortablement nous situer du côté de la curiosité qui vaut d’être rappelée et interrogée ! Tout d’abord parce que, tel que l’on a essayé de vous le présenter, selon la manière dont les espaces du vin nous le donne à lire, les mots, comme le vin, ont un corps, une saveur, une profondeur, une subtilité, ils invitent et incitent aux discussions, à l’échange, à la convivialité, à la remémoration d’un passé, à l’affranchissement d’une barrière, à l’élargissement de l’horizon ! Ils peuvent être généreux et riches ou pauvres, chaleureux ou froids, doux ou amers, en s’en servant on peut se fait comprendre, aimer ou trahir ! Leur puissance - celle du vin, celle des mots - est incontestable ! Qui aurait emprunté à qui côté sens ? Le sens, s’est-il infusé aux mots depuis le vin, ou au vin depuis les mots pour (re)devenir sens ? Je me suis déjà posé cette question ailleurs et je la laisse ouverte, offerte aux autres comme un bon cru !

124 Bibliographie

CHAPPAZ, Maurice, 2009 [1958], Chant des cépages romands, Mini Zoé, Carouge-Genève. FOȘALĂU, Liliana, Cora, 2015, Le monde lexical du vin, Casa Demiurg, Iaşi. FOȘALĂU, Liliana, Cora, 2016, Vinul lumii / Le Vin du monde, Anthologie de poèmes en édition bilingue, IIe édition révisée et complétée, Timpul, Iaşi. HAMVAS, Béla, 2013, Filosofia vinului, Curtea Veche, Bucureşti, [1945], trad. din maghiară de Laszlo Attila Hubbes. RAMUZ, Charles-Ferdinand, 1996, Passage du poète, Plaisir de Lire, Cossonay-Ville. ZUFFEREY-PERISSET, Anne-Dominique (dir.), 2010, Histoire de la Vigne et du Vin en Valais, Musée Valaisan de la Vigne et du Vin, INFOLIO, Sierre-Salquenen.

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Balzac ou le regard curieux: description et perception visuelle de l’espace clos

Doina Mihaela POPA Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi

Abstract: Applying the poetical theories to Balzac’s novel and particularly to descriptions, we consider the threefold relation: narrator / described object / description, as an equivalent of the relation: focaliser / focalised object / focalisation, underlining the subject / object relation, centred on how the verb “to see” and its substitutes function. In Balzac’s novel, as the class of visual verbs is richly illustrated, the writer’s look becomes a tool interposed between his desire and a minutely, almost voyeuristically, described reality: the object of description gets integrated into the narrative chain as a distinctive unit, and it is most often a closed space, a privileged place of encounters (a room, a boudoir, the ballroom) or the portrait(s) of the character(s) occupying such a space. Keywords: description; narrative; closed space; visual perception; portrait; Balzac.

Introduction

Jusqu’à l’apparition de la Comédie Humaine (1842), on ne rencontre que tout à fait accidentellement, dans le roman français, des pages descriptives destinées à l’espace clos: par contre, elles portent surtout sur les paysages de nature (sauvage ou exotique, rurale, urbaine etc.), les scènes de guerre ou les portraits. L’innovation de Balzac en ce qui concerne la description est immédiatement remarquée par la critique :

« La nouveauté est ici d’intégrer au roman des descriptions urbaines et prosaïques, jusqu’alors monopole des articles de journaux (…) Balzac charge également la description d’une mission nouvelle : le contenant explique le contenu et s’explique par lui (n.s.) » (Barbéris 1973 : 155).

126 Le mérite de Balzac est non seulement pas d’avoir instauré la description du cadre intérieur, tabou, intime, mais de la transfigurer, de la transformer dans un véritable roman dans le roman, doué d’une identité propre: le cadre passera, dorénavant, avant le portrait. Afin de justifier « les longueurs tant blâmées par les critiques », l’auteur avertit son lecteur qu’en tant qu’« historien du cœur humain », il doit faire ressortir « toutes les racines d’un fruit » ; à propos de son propre personnage Gobseck, Balzac écrit, donc : « sa maison et lui se ressemblaient. Vous eussiez dit l’huître et son rocher ». Cette théorie des milieux (dont le point de départ est, sans doute, la thèse de Geoffroy-Saint-Hilaire, selon lequel l’influence du milieu explique les différences entre les espèces zoologiques) se voit étendue par le romancier aux « espèces » sociales, dont il entreprend l’étude analytique dans sa Comédie Humaine ; et comme l’espace privé porte l’empreinte sensorielle et psychologique de l’être humain qui y habite, chez Balzac, la théorie fonctionne dans les deux sens : selon lui, l’individu tend à représenter ses mœurs, sa pensée, son existence dans tout ce qu’il approprie à ses besoins. Ce n’est plus l’espace fluide de Flaubert, où l’effacement des frontières entre l’objectif et le subjectif est toujours corrélé avec une structure dissymétrique du romanesque; chez Balzac, la perception visuelle de l’espace clos est réaliste, précise et minutieuse, sinon voyeuriste : chirurgien plus que poète, l’écrivain ne crée pas d’illusions, il les efface et les bannit.

« Dans le roman balzacien, (…) le démarquage entre le subjectif et l’objectif est net. Balzac représente un monde qu’il saisit en tant que présence extérieure et objective. Les personnages sont représentés objectivement dans leurs manifestations subjectives, dans le sens qu’ils sont vus, invariablement, par le même observateur privilégié qui est le centre, toujours fixe, du roman » (Mavrodin 1981 : 139).

Comme l’œil du cyclone, l’œil du narrateur reste calme, omniscient et apparemment insensible. Cette innovation balzacienne, la peinture détaillée, filigranée d’un cadre clos strictement délimité dans l’espace, est détectable dans la plupart de ses romans. Dans Le Père Goriot, la description de la pension l’emporte sur celle des pensionnaires ; un regard sarcastique examine sous la loupe, cinématographiquement, chaque pièce, chaque détail, pour faire l’inventaire scrupuleux des meubles, des tapis et

127 des décors ; il amplifie ses perceptions d’une manière préméditée et avertit, en complice hypocrite, ses lecteurs : « Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire… » (Balzac 1973 : 27). La vision est anthropomorphique, et sous une avalanche d’épithètes renvoyant à la corporalité, l’espace respire lourdement, boite et souffre comme n’importe quel autre personnage égaré parmi les coordonnées de cette proxémique narrative sui generis. L’alliance narrateur/lecteur (Balzac s’adresse directement aux « spectateurs », en émaillant ses pages de « vous les voyez », « si vous la compariez » etc.) remplit son rôle dé-culpabilisateur : en feignant l’innocence, on épie, on dévoile et on dénude, en partageant tout le poids du secret.

Quelques fonctions du texte descriptif chez Balzac

Dans le discours narratif de La Comédie Humaine, la description fonctionne comme (pré)texte centripète : même dans les (rares) descriptions de l’extérieur, ce type de discours dirige l’attention vers l’intérieur, attire le regard, capte, retient, concentre :

« Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. À cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. – Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ! » (Balzac 1966 : 29).

Mais le dehors séduit rarement l’écrivain, c’est le dedans, le milieu artificiel, sordide ou riche, qui l’hypnotise ; par le dévoilement impudique du salon, du boudoir ou de l’alcôve, Balzac dévoile les structures humaines qui leur correspondent. Les portes des maisons se renferment mal sur les secrets de la vie privée : il photographie en détail la Pension Vauquer, par la même technique centripète extérieur → intérieur : sa façade est « bâtie en moellons et badigeonnée avec cette couleur jaune qui donne un caractère ignoble à presque toutes les maisons de Paris » ; l’auteur uniformise le tableau de la rue, dont il ne s’attarde à décrire la « misère sans poésie », cette misère anonyme, «économe, concentrée, râpée », en faveur du décor

128 intérieur, qui devient singulier, unique, tout comme Tolstoï parle des histoires familiales dans la première phrase d’Anna Karenina : « Toutes les familles heureuses se ressemblent ; les familles malheureuses le sont chacune à sa façon ». Lorsque le regard pénètre à l’intérieur, la même pauvreté se soustrait à sa condition commune et décrit un espace individualisé ; elle se trouve projetée sur les objets avec une telle intensité, qu’elle semble les détourner de leur véritable destination : les chaises ne sont plus de chaises, mais des indices, des témoins, tout comme les fauteuils, les tables, les lambris, les parois, le papier peint, la cheminée en pierre, les fleurs artificielles (dans cette esthétique de la laideur, les fleurs artificielles sont le signe de la pauvreté et du mauvais goût, mais aussi de la trivialité et de la mort, opposées aux fleurs naturelles, exotiques, identifiables dans toutes les descriptions des cadres luxueux). Les formes particulières des diverses parties du mobilier semblent disparaître derrière l’écran épais de la misère et du temps et gisent sous les couches de crasse qui étouffent leur identité ; un regard impudique s’attarde sur « les buffets gluants », sur « les carafes échancrées », sur « les serviettes, ou tachées ou vineuses de chaque pensionnaire », sur chacune de « ces meubles indestructibles, proscrits, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables ». La description impose aux objets d’échapper à leur propre rôle référentiel, pour devenir un alter-ego des habitants, encore absents du cadre. Dominé par la gêne, l’avarice et la négligence, l’espace étouffant et sordide de la Pension Vauquer anticipe les portraits des locataires et prépare la rencontre inconfortable avec ceux-ci, en amplifiant graduellement la tension de l’attente. En remplissant une fonction métonymique, l’apparition de Madame Vauquer (caricature quasi-zoomorphe de la féminité décrépite) ne produit aucun effet de surprise, on a l’impression de la reconnaître :

« Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis ; elle marche en traînant ses pantoufles grimacés. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet ; ses petites mains, potelées, sa personne dodue comme un rat d’église, son corsage trop plein et qui flotte sont en harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s’est blottie la spéculation et dont Madame Vauquer respire l’air chaudement fétide sans en être écœurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d’automne, ses yeux ridés, dont l’expression passe du sourire prescrit aux

129 danseuses à l’amer renfrognement de l’escompteur, enfin, toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne (n.s.) ». (Balzac 1973 : 37).

À part ces deux fonctions mentionnées plus haut, Philippe Hamon parle d’une troisième fonction du discours descriptif, la fonction dilatoire : retarder un dénouement, dilater le temps, suspendre provisoirement le fil narratif, justement pour en amplifier l’intérêt (Hamon, 1972 : 466). Dans Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac interpose, entre le geste suicidaire d’Esther et l’apparition de son sauveur Vautrin, la description de sa chambre, décor anticipateur du drame :

« Il regarda le mobilier de cette chambre, dont le carreau rouge, frotté, froid, était mal caché par un tapis qui montrait la corde. Une couchette en bois peint, d’un vieux modèle, enveloppée de rideaux en calicot jaune… ; un seul fauteuil et deux chaises également en bois peint et couvertes du même calicot qui avait fourni les draperies de la fenêtre ; un papier à fond gris moucheté de fleurs, mais noirci par le temps et gras ; une table à ouvrage en acajou ; la cheminée encombrée d’ustensile de cuisine de la plus vile espèce, deux falourdes entamées, un chambranle en pierre sur lequel étaient ça et là des ciseaux et des bijoux (…) tel était l’ensemble des choses lugubres et joyeuses misérables et riches qui frappait le regard ». (Balzac 1964 : 102).

Enfin, on peut parler d’une quatrième fonction du discours descriptif chez Balzac, la fonction démarcative : a) d’ouverture ou b) de fermeture, selon que le texte introduit ou, par contre, ferme la narration : mais c’est surtout le premier type de description qu’on rencontre dans La Comédie Humaine, comme dans le roman Une fille d’Eve, par exemple, dont la première page décrit le boudoir de Marie du Tillet, dont le tableau renvoie, par le truchement du vocabulaire de perception tactile (velours bleu, moelleux rideaux en cachemire, chaud tapis belge épais comme un gazon) à la confession sororale, à l’intimité féminine et aux suprêmes secrets existentiels que les deux jeunes aristocrates partagent, à mi-voix, avant minuit :

« Dans un des plus beaux hôtels de la rue Neuve-des-Mathurins, à onze heures et demie du soir, deux femmes étaient assises devant la cheminée d’un boudoir tendu de ce velours bleu à reflets tendres et chatoyants que l’industrie française n’a su fabriquer que dans ces dernières années. Aux

130 portes, aux croisées, un de ces tapissiers qui sont de vrais artistes avait drapé de moelleux rideaux en cachemire bleu pareil à celui de la tenture. (…) Les pieds rencontraient le chaud tapis belge, épais comme un gazon et à fond gris de lin semé de bouquets bleus ». (Balzac 1965 : 28).

Nous pouvions aisément imaginer le jeune Balzac, amoureux de la femme de ses rêves, Laure de Berny, sensuellement prêt à épier un boudoir pareil, espèce de Chapelle Sixtine du Désir, toute peinte en bleu et enveloppant quelque archétype érotique de la Féminité. C’est dans un tel fragment que le lecteur rejoint au maximum, et en toute complicité, son propre rôle narratif, qui cesse d’être celui d’un simple destinataire, anonyme et atemporel, mais devient un signe dans le tissu discursif, en y identifiant sa propre place. La description ne peut plus être analysée indépendamment du contexte (ce contexte contenant le lecteur lui- même, avec son époque, ses souvenirs et son histoire personnelle), elle fonctionne individuellement, et ses traits pertinents peuvent lui concéder une localisation discontinue dans la narration, en y remplissant tout court une fonction esthétique :

« On peut faire succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style », écrira plus tard Marcel Proust (Proust 1954 : 245).

Maintes fois la description accomplit, dans le texte balzacien, une fonction substitutive, en remplaçant toute une période absente du récit : dans La Femme de trente ans, l’auteur ne conte plus l’époque écoulée depuis la rencontre de Tuilleries et jusqu’au mariage de Julie ; le changement régressif s’est produit, un lapsus temporel s’est passé, mais il n’est décryptable que dans les traits de la jeune femme :

« Julie d’Aiglemont ne ressemblait déjà plus à la jeune fille qui courait naguère avec joie et bonheur à la revue de Tuilleries. Son visage, toujours délicat, était privé des couleurs roses que jadis lui donnait un si riche éclat. Les touffes noires de quelques cheveux défrisés par l’humidité de la nuit faisaient ressortir la blancheur mate de sa tête, dont la vivacité semblait engourdie. Cependant, ses yeux brillaient d’un feu surnaturel ; mais, au-dessous de leurs paupières, quelques teintes violettes se

131 dessinaient sur les joues fatiguées ». (Balzac 1953 : 31).

Il y aurait, certes, d’autres fonctions, parmi lesquelles la fonction phatique, reliant le triangle : narrateur/lecteur/personnage à l’intérieur d’un espace toujours clos, décrit et privilégié par Balzac, (grâce à ses frontières plus stables, qui délimitent plus strictement le Dedans du Dehors, la Fiction de la Réalité, la Culture de la Nature) et où le regard circule plus librement ; le contact est, d’ailleurs, encore plus resserré par les interventions directes de l’auteur, qui s’adresse spontanément à son lecteur, comme s’il était présent : « La façade de la pension donne sur un jardinet, en sorte que la maison tombe à angle droite sur la rue (…) où vous la voyez, coupée dans sa profondeur (n. s.)» (Balzac 1973 : 23). Toute cette constellation de fonctions détermine le cadre spécifique de chaque narration, qu’elle soit faite à la I-e personne (comme dans Le Lys dans la vallée), ou, comme le plus souvent, à la troisième personne.

« Rigoureusement descriptif, analytique ou narratif, le roman balzacien est le roman d’un réel connaissable. Les descriptions, les récits, toute l’information fournie au lecteur pour comprendre ce qui va se passer, postulent la validité d’un discours qui entend saisir et surtout transmettre un réel objectif et imputable ». (Barbéris, 1971 : 139).

Perception visuelle chez Balzac: le portrait

En introduisant dans l’analyse du discours la distance, la perspective et la focalisation (Genette, 1972), Gérard Genette distingue entre la focalisation réalisée de l’intérieur et celle réalisée de l’extérieur, selon la distribution des rôles narratifs: personnage vs auteur. En s’appuyant sure cette taxonomie, Mieke Bal, en « Narration et focalisation » (Poétique No. 29, février/1977) opère une nouvelle distinction, cette fois-ci entre le sujet et l’objet de la focalisation, c'est-à-dire entre le focalisateur et l’objet focalisé, théorie facilement applicable à cette proxémique de l’espace balzacien, si l’on superpose les deux triangles : narrateur/objet décrit/description vs focalisateur/objet focalisé /focalisation. Chez Balzac, les postures sont, d’ailleurs, interchangeables et celui qui voit peut être : a) l’auteur (le cas le plus fréquent) ; b) le personnage ; c) auteur et personnage confondus (comme dans les narrations à la I-e personne : Le Lys dans la vallée ou Mémoires des deux jeunes mariées, l’unique roman épistolaire de Balzac).

132 Par la perspective du rapport: focalisateur/objet focalisé, rapport axé sur le fonctionnement du verbe voir et de ses substituts, on fait ressortir deux principales modalités d’introduire les passages descriptifs dans le récit: 1) une modalité indirecte, médiée, préliminaire et 2) directe, sans aucune médiation; dans ce deuxième cas, on enregistre, dans le récit balzacien, deux sous-classes de l’opposition narration/description: A) lorsque la description est par elle-même moyen d’introduction (comme nous l’avons vu, en Une fille d’Eve, par exemple) et B) lorsque le rapport fonctionne en vide, c’est-à- dire sans aucune marque de séparation, comme dans ce passage de La Cousine Bette:

« Au moment où le baronHulot mit la cousine de sa femme à la porte de cette maison, en lui disant: Adieu, cousine, une jeune femme, petite, svelte, jolie, mise avec grande élégance, exhalant un parfum choisi...... etc. etc. ». (Balzac 1965 : 93).

En ce qui concerne le thème de notre communication, ce sont plutôt les modalités de la classe A) qui nous intéressent; selon Bernard Vannier,

« c’est généralement une voix neutre qui énonce le portrait, une voix sans origine précise, qui suggère l’absence de l’auteur pour garantir l’objectivité de la descritpion. De toute manière, la voix énonciatrice semble étroitement subordonnée à la vision ». (Vannier 1972: 21-22).

Il distingue, ainsi, trois techniques principales dans la présentation des portraits: 1) le personnage est visible pour un observateur hypothétique ou présent; 2) la description est soumise à la vision des spectateurs neutres (par exemple, le portrait de Raphaël Valentin, observé par les joueurs, dans La Peau de Chagrin). 3) on nous dit explicitement qu’un protagoniste voit, aperçoit, contemple etc. le/s personnage/s ou le décor décrit, et c’est, sans doute, le cas le plus souvent rencontré. Pour cette dernière technique descriptive, Balzac fait privilégier certains classes de verbes de perception visuelle, que nous pouvons regrouper selon le critère +/- présence du corps décrit, comme il suit:

• verbes de perception visuelle: admirer, apercevoir, examiner, être frappé par, observer, regarder, voir etc.; • verbes de description: décrire, dire, expliquer etc.; • verbes de remémoration: s’imaginer, revoir, se souvenir etc.;

133 • verbes renvoyant au contact corporel et à l’espace interpersonnel: se heurter, se rencontrer etc. Selon Philippe Hamon,

« ...la libre circulation infinie des regards autorise la description de l’auteur (...) Amené à justifier le regard prolongé du personnage, l’auteur fera de ce dernier un espion, un personnage curieux, un ammateur (...), toutes ces qualifications psychologiques n’étant là que pour justifier la description elle-même qui est leur cause, non leur conséquence. Qui dit description, dit interruptionde la syntagmatique du récit, par un paradigme (nomenclature, énumération, lexique) et dit, par conséquent, prolongation du regard du personnage délégué à cette description (n.s.)». (Hamon 1972 : 468)

La première de ces classe, les verbes de perception visuelle (le verbe voir et ses substituts), étant la plus richement illustrée dans le récit balzacien, en voici quelques exemples:

ADMIRER: Aussi, plus d’un promeneur dépassa-t-il le couple pour admirer ou pour revoir la jeune figure autour de laquelle se jouaient quelques rouleaux de cheveux bruns et dont la blancheur et l’incarnat étaient rehaussés autant par les reflets de satin rose qui doublait une élégante capote, que par le désir et l’impatience qui pétillaient dans tous les traits de cette jolie personne. (La femme de trente ans, p. 7)

APERCEVOIR: Il aperçut une jeune femme assise dans cette moderne bergère à dossier très levé, dont le siège bas lui permettait de donner à sa tête des poses variées pleines de grâce et d’élégange, de s’incliner, de la pencher, de la redresserlanguissamment, comme si c’était un fardeau pesant... (La femme abandonnée, p. 327)

EXAMINER: Il examinait avec un enthousiasme d’archéologue (...) ce débris de la bourgeoisie du seizième siècle; à chaque étage, une singularité: au premier, quatre fenêtres, longues, étroites, rapprochées l’une de l’autre, avaient des carreaux de bois dans leur partie inférieure... (La Maison du chat-qui-pelote, p. 32)

134

ÊTRE FRAPPÊ En 1824, au dernier bal de l’Opéra, plusieurs masques furent DE/PAR: frappés de la beauté d’un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer avec l’allure des gens en quète d’une femme... (Splendeurs et Misères des Cortisanes, p. 3)

LANCER DES : De temps en temps, la jeune héritière lança de furtifs regards à REGARDS: son cousin... (Eugénie Grandet, p. 36)

REGARDER: Je regardai ma voisine et fus plus ébloui par elle que je ne l’avais été par la fête (...) Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j’aurais voulu me rouler, des épaules légèrement rosées qui semblaient rougir... (Le Lys dans la vallée, p. 25)

VOIR: En y entrant, Genestas vit du feu dans la cheminée, au coin de laquelle se tenait une vieille femme agenouillée devant un malade assis sur une chaise, et un homme debout, le visage tourné vers le foyer... (Le Médecin de campagne, p. 33)

Toute cette „libre circulation des regards” dont parle Hamon et qui anticipe le récit proustien, exige, symétriquement, des matériels transparents, des fenêtres et des portes ouvertes, des espaces généreusement offerts à la vue sous la lumière des lampes et des bougies allumées et, très rarement, sous la lumière du jour, en tant qu’adjuvants de la description; mais la thématique de l’éclairage et de sa fonctionnalité dans la description d’un cadre ou d’un portrait balzacien et les sources de lumière, naturelles (soleil, lune, étoiles) ou artificielles (bougies, lampes, candelabres, foyers etc.) qui leur correspondent feront le sujet d’une autre étude et d’une autre rencontre. Pour conclure, il faut accepter, dans une perspective barthésienne démystificatrice, que tous ces aspects proprement fonctionnels aboutissent à une dernière fonction, qui l’importe sur toutes les autres, la fonction référentielle :

135 « Le réel est réputé se suffire à lui-même… Il est assez fort pour démentir toute idée de fonction, que son énonciation n’a nul besoin d’être intégrée dans une structure… Sémiotiquement, le détail concret est constitué par la collusion directe d’un référent et d’un signifiant : le signifié est expulsé du signe et avec lui la possibilité de développer une forme du signifié, c'est-à- dire la structure narrative elle-même (la littérature réaliste est, certes, narrative, mais c’est parce-que le réalisme est en elle seulement parcellaire, confiné aux détails), car dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d’autre, ne disent finalement d’autre que ceci : nous sommes le réel ». (Barthes 1968 : 84).

Bibliographie

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137

Éléments de poétique dans Les Fous de Bassan d’Anne Hébert

Maria TRONEA Association Roumaine des Professeurs de Français

Abstract: This paper analyzes some elements of poetics in Anne Hébert’s novel Fous de Bassan. A writer from Quebec, Anne Hébert was an extremely versatile author, she wrote novels, poems, short-stories and plays. The complex poetics of Fous de Bassan is based on the comparison between macrocosm and ontology. Hébert’s imagery is dominated by the tropes of natural elements, the movements of the air, the wind in particular. Her characters’ coexistence with the sea generates the rich fabric of her text, with a special bias towards seabirds that symbolize human violence. Keywords: imagery; poetics; the sea; the wind; violence; contiguity.

Anne Hébert, une écrivaine totale

Dans la polyphonie francophone, la voix d’Anne Hébert se distingue aisément. L’écrivaine est née en 1916 au Québec, où elle commence sa carrière littéraire comme poète, le premier volume de vers publié étant Les Songes en équilibre (1942), suivi par Le Tombeau des rois (1953). Les thèmes qu’elle y aborde sont la solitude, la douleur, la mort. Les Poèmes nouveaux (1969), publiés en France (où l’écrivaine s’établit dès 1967), marquent un changement de timbre, une vision plus sereine sur la vie. Son Œuvre poétique 1950-1990 paraîtra en 1992, aux éditions Boréal. Anne Hébert s’éteint en 2000. Les débuts en prose d’Anne Hébert ont lieu en 1960, avec le volume de nouvelles Le Torrent, mais elle connaîtra la célébrité surtout en tant que romancière. Son premier roman, publié en 1958, Les Chambres de bois, est suivi par : Kamouraska (1970) adapté à l’écran en 1973, Les Enfants du sabbat (1975), Héloïse (1981), Les Fous de Bassan (1982), Le Premier Jardin (1988). Le roman Kamouraska, couronné du Prix des Librairies de France en 1971, lui apportera la reconnaissance, de même que Les Fous de

138 Bassan (prix Fémina, 1982), roman porté à l’écran en 1973. Anne Hébert s’est affirmée aussi en tant que dramaturge. Les Presses de l’Université de Montréal ont publié dans la collection de la « Bibliothèque du Nouveau Monde » l’édition critique des œuvres complètes de l’écrivaine, qui comprend cinq volumes.

Poétique des « météores » dans Les Fous de Bassan

a. Le vent Dans l’œuvre d’Anne Hébert, l’espace ouvert occupe une place d’élection, témoignant de son amour pour la nature, qui tient du temps mythique de l’enfance passée au Québec, l’espace d’origine. Une nature qui embrasse, par le biais de la métonymie, le vécu des personnages, devenant nature intérieure dans l’écriture. La poésie des éléments s’y retrouve. Dans ce registre s’inscrivent en premier lieu les mouvements de l’air, le vent surtout. Il est présent déjà dans les vers d’Anne Hébert, traduisant « les vents intérieurs », pour réapparaître dans sa prose. Selon les dictionnaires de symboles, le vent est « une force élémentaire qui appartient aux Titans : donc violente et aveugle » (Chevalier & Gheerbrant 1969). C’est avec cette signification qu’apparaît le vent dans le roman Les Fous de Bassan, que le protagoniste, Steven Brown, semble illustrer. Celui-ci revient, après cinq ans d’exil en Floride, au lieu de sa naissance, le village de Griffin Creek, la scène imaginaire où va se dérouler une histoire tragique. C’est un espace placé entre le Québec et l’océan Atlantique, « entre cap Sec et cap Sauvagine », « terre de taïga, au bord de la mer ». (Hébert 1982 : 12). L’isotopie du vent jalonne tout le texte, intimement liée à l’isotopie de la mer et des nuages. Elle domine cet imaginaire, fait souligné par la première voix narrative que l’on entend au début du roman, celle du révérend Nicolas Jones, l’un des personnages :

« Dans toute cette histoire il faudrait tenir compte du vent, de la présence du vent, de sa voix lancinante dans nos oreilles, de son haleine salée sur nos lèvres. Pas un geste d’homme ou de femme, dans ce pays, qui ne soit accompagné par le vent. Cheveux, robes, chemises, pantalon claquent dans le vent sur des corps nus. Le souffle marin pénètre nos vêtements, découvre nos poitrines givrées de sel. Nos âmes poreuses sont traversées de part en part. Le vent a toujours soufflé trop fort ici et ce qui est arrivé

139 n’a été possible qu’à cause du vent qui entête et rend fou ». (Hébert 1982 : 22-23).

Dans « Le Livre du révérend Nicolas Jones », qui parle de l’« automne 1982 » à Griffin Creek, les hommes du lieu sont décrits comme « frustes et de parole rare et quotidienne », animés par le désir de tuer : « Le fusil en bandoulière, hirsutes et mauvais, les hommes de ce pays ont toujours l’air de tuer quelque créature vivante. Leurs maisons sont pleines de trophées de chasse (…) » (Hébert 1982 : 35). Le parallélisme que l’on établit dans le texte entre le vent, ce potentat de l’air, et la violence des hommes de Griffin Creek, mène jusqu’à le rendre coupable du double crime dont l’auteur est Steven Brown, assassin de Nora et d’Olivia, ses cousines. Celui-ci, de même que son oncle Nicolas Jones, affirme dans la « Dernière Lettre de Stevens Brown à Michel Hotchkiss », datée « automne 1982 » (la dernière des six parties qui composent le roman), que la responsabilité de la double mort revient au vent meurtrier. En fait, le discours halluciné de Stevens renvoie vers la source du mal qui l’a poussé au crime : l’indifférence de sa mère, le manque d’amour de son père, la violence de celui-ci, de même que le désir réprimé à cause de l’éducation trop sévère, conforme aux principes régissant la petite communauté de ce lieu perdu du monde. La tension intérieure à son comble, le désir exacerbé par une sexualité longtemps réprimée, qui se déchaîne, tout ce tourbillon de passions et de frustrations qui saccagent et rendent fou le jeune homme inadapté à son milieu d’origine, « l’étranger », tel qu’il est vu dans son village, est transposé en écriture par le biais du réseau stylistique figurant la violence du vent à laquelle on associe celle de la mer sous la tempête :

« Tous vont insister sur le calme de la nuit, l’absence du vent. Et moi j’affirme avoir éprouvé la rage de la tempête dans tout mon corps secoué et disloqué, tandis qu’Olivia se débattait, partageant avec moi le même ressac forcené. Dans toute cette histoire, je l’ai déjà dit, il faut tenir compte du vent. Du commencement à la fin. Depuis mon retour à Griffin Creek, en juin, jusqu’à la nuit du 31 août. Plus loin encore sans doute. Remonter à la source du vent. Emporté dans la bourrasque comme un fétu de paille, du plus loin que je remonte, à la racine de ma vie, battu par les vagues énormes, mon cœur salé frais et vivant, chien de mer à la peau rude, je roule avec ma cousine Olivia sur le sable de Griffin Creek, enfermés tous deux

140 dans un typhon qui se déchaîne, tandis qu’autour de nous la nuit claire respire sa douce respiration nocturne (…) » (Hébert 1982 : 224-225).

b. Les nuages Dans Les Fous de Bassan, la symbolique des nuages est un reflet de la météorologie intérieure, marquée surtout par la dysphorie.

« (…) Dehors le soleil traîne derrière les grandes loques des nuages. Un coq, quelque part dans la campagne, s’égosille, en vain appelle le point du jour. Rien ne bouge encore dans le ciel, qu’une vague lueur derrière les nuages épais. On pourrait croire que le jour n’aura pas lieu (…) » (Hébert 1982 : 45).

Ce « tableau » des nuages qui font écran à la lumière est le miroir des tourments du pasteur Nicolas Jones, tombé dans le péché de fornication et torturé par la perte de tout espoir de rachat. La métaphore « les grandes loques des nuages » traduit la dégradation spirituelle du révérend, de même que la métonymie spatiale de la maison que celui-ci habite, une maison délabrée, prête à s’écrouler. Fils de l’air, mais aussi de l’eau, les nuages apparaissent souvent dans le texte en compagnie de la pluie, inscrite aussi dans le réseau stylistique connotant le double meurtre, celui de Nora et Olivia, victimes innocentes de la folie de leur cousin Stevens, « l’étranger de passage » qui trouble la vie de la petite communauté de Griffin Creek. Dans les visions de Nicolas Jones, la pluie prend la couleur du sang :

« (…) La pluie à présent frappe aux carreaux, s’infiltre sous la noue de la lucarne, dégouline sur le plancher de la chambre, bientôt atteindra la couverture de laine rouge de mon lit, y dessinera des points plus sombres et plus rouges encore, comme des gouttes de sang ». (Hébert 1982 : 45-46).

c. La brume « Sœur jumelle du nuage » (Kelen 1995 : 225), la brume figure aussi parmi les « météores » mentionnés dans le roman. Les jours de « l’automne 1982 », décrits par Nicolas Jones, commencent ainsi « dans la brume et la pluie » (Hébert 1982 : 47). Le brouillard est présent de même dans la description de l’été ensanglanté du 1936, comme l’auteur le consigne dans des lettres que Stevens adresse à son ami de Floride :

141 « Depuis la veille au soir le brouillard couvre le pays. Les cornes de brume se font entendre de-ci de-là, dans le lointain, pour la plus grande émotion de Perceval qui aime ses sons étrangers, venus d’il ne sait où. Il bat des mains et ses yeux sont pleins de larmes. On voit bien que les cornes de brume l’enchantent et le désespèrent à la fois. Ainsi, petit garçon, autrefois, je m’imprégnais de brume et de mélancolie ». (Hébert 1982 : 75).

La nostalgie de l’enfance, âge de l’innocence perdue, qui hante Stevens, apprivoise ce phénomène atmosphérique, le faisant entrer dans un jeu, celui de cache-cache : « Toute la journée Perceval joue à se perdre dans le brouillard et je joue à me perdre avec mon frère. » (Hébert 1982 : 75). Le suicide d’Irène, la femme du révérend Nicolas Jones, a lieu par un soir de brouillard : « (…) Un brouillard à couper au couteau. Ma tante Irène en a profité pour se pendre dans la grange, derrière le presbytère. » (Hébert 1982 : 91-92). Le lendemain de la nuit où il a tué Nora et Olivia, ses cousines, Stevens a la « cervelle brumeuse », expression qui suggère l’humain en souffrance :

« Le lendemain Stevens, hâve et les yeux couleur d’étoupe, parvient à tirer de sa cervelle brumeuse le seul souvenir vivace de sa nuit obscure. Il dit que toute la nuit il s’est senti appelé, tandis que sur son éperon de rocher il subissait l’assaut des éléments déchaînés et que la tempête cognait contre ses tempes ». (Hébert 1982 : 204-205).

d. La pluie Dans Les Fous de Bassan, le symbolisme de la pluie est négatif, en consonance avec celui des autres « météores », mentionnés déjà, ayant leur rôle dans la ruine de Griffin Creek. Elle contribue ainsi à la dégradation des maisons, qui se désagrègent, rongées par l’humidité. Associée aux autres éléments, elle partage la connotation « violence ». La maison du pasteur Jones, par exemple, souffre ses attaques répétées :

« La pluie cogne en rafales sur les vitres, coule par terre dans la chambre. Pam a posé une cuvette sur le plancher. Le bruit sonore, de plus en plus mat, des gouttes de pluie (…) » (Hébert 1982 : 47).

En excès, comme les autres « météores », elle se mue en tempête et

142 déluge, reflet des passions déchaînées qui tourmentent l’humain, plus exactement Stevens, le protagoniste du roman :

« Une pluie torrentielle. Durant trois jours. L’eau n’entre plus dans la terre. Le village s’est mis à flotter comme une île à la dérive avec sa montagne, ses champs, ses maisons, ses bâtiments désormais sans ancre, ni rien pour les retenir. Je me suis mis cela dans la tête, de vivre la tempête jusqu’au bout, le plus profondément possible, au cœur de son épicentre, semblable au fou que je suis, jouissant de la fureur de la mer et m’y projetant, délivré de toute pesanteur, comme un bouchon de liège (…) » (Hébert 1982 : 92).

La sauvagerie de l’être « à la dérive », tout comme l’espace qui le contient, va tourner vers le crime, tragédie présagée d’ailleurs par l’image de la pluie qui s’infiltre dans la maison du révérend Jones y laissant des traces « plus sombres et plus rouges encore comme des gouttes de sang » (Hébert 1982 : 46).

La symbolique de la mer

a. La mer, topos dominant Dans Les Fous de Bassan, la mer est omniprésente, image de la vie et de la mort, espace auroral et thanatique à la fois. Placée sous le signe de l’immensité, elle apparaît dès la première phrase qui ouvre le roman : « La barre étale de la mer, blanche, à perte de vue, sur le ciel gris, la masse noire des arbres, en ligne parallèle derrière nous. » (Hébert 1982 : 11). C’est toujours elle qui clôt le récit, en raison de la structure circulaire du livre. Cette fois-ci, la description porte la marque du thanatos, appartenant à Stevens, l’auteur d’un double meurtre :

« La paix du monde sur la mer, son clapotis léger contre la barque, la lune blanche, tandis que j’emmène mes cousines au large, alourdies de pierres et de cordes. L’étonnement, rien que l’étonnement, s’enfonce dans ma poitrine, telle la lame d’un couteau. Me déchire lentement ». (Hébert 1982 : 227).

L’ambivalence symbolique de la mer est mise en relation avec les jeux de la lumière, allant de l’aurore jusqu’aux ténèbres de la nuit, reflet de l’intériorité. Si l’enfance des personnages est associée à la lueur de l’aube sur

143 la grève ou sur la mer, comme dans le cas des petites Atkins qui s’ébattent « dans l’eau glacée, au petit matin » (Hébert 1982 : 34), le tourbillon des passions, le péché et le crime ont comme pendant les ténèbres de la nuit, dont le tableau effrayant qui hante Perceval, l’alter ego innocent de Stevens :

« (…) Je crois que la lune se couche et va disparaître. Le ciel d’après la lune et d’avant le soleil est triste à mourir. Entre lune et soleil se glisse l’heure sombre, épaisse, gluante, plus poignante que la brunante. Si Nora et Olivia se trouvaient là cachées dans l’aube grise, à dix pieds de nous, on ne les apercevrait même pas. Je crois que je pleure à présent ». (Hébert 1982 : 138).

b. L’humain en tant que bestiaire marin Nés au bord de la mer, vivant avec elle en stricte contiguïté, les gens de Griffin Creek s’y confondent, comme le montre le riche imagier marin du roman. Irène, la placide femme du révérend Nicolas Jones, est ainsi « pareille à un poisson mort » (Hébert 1982 : 20), le révérend lui-même se voit « comme une seiche dans son encre » (Hébert 1982 : 24) et « pareil à un poisson rouge qui lâche des bulles » (Hébert 1982 : 30). Stevens, le meurtrier, est comparé au « fou de Bassan » (Hébert 1982 : 38). À son tour, celui-ci voit sa mère sous la forme d’une « méduse » : « Felicity fait la planche. Elle écarte les bras et les jambes en étoile. Elle règne sur la mer. Sa robe de chambre, à ramages marron et rouge, flotte autour d’elle. On dirait une méduse géante ». (Hébert, 1982 : 31). Felicity Jones, Nora et Olivia Atkins sont des créatures marines :

« Perceval prétend que ma grand-mère est un dauphin et qu’elle n’a qu’un seul désir, entraîner ses deux petites-filles vers la haute mer, sur des coursiers d’écume. De là à leur inventer des queues de sardine, des nageoires agiles et des cervelles de la grosseur d’un grain de framboise, il n’y a qu’un pas ». (Hébert 1982 : 64).

Un frère d’Olivia est assimilé par Stevens à « un marsouin », tandis que la belle-fille lui apparaît comme « une sirène » :

« Elle s’est assise sur un rocher, la tête penchée en avant, toute sa chevelure ramenée lui balayant le visage. Elle ne m’entend pas venir, mes pas confondus au fracas de l’eau. Je tente de la prendre dans mes bras,

144 ruisselante et glacée, tout essoufflée, elle se débat comme un poisson fraîchement pêché, ses cheveux mouillés me passent sur la face en longues lanières froides. Je lui chuchote des propos galants un peu bizarres où il est question d’une sirène aux pieds palmés, dénoncée par Nora. Je demande à voir les pattes de canard de ma cousine Olivia ». (Hébert 1982 : 88).

C’est toujours Stevens qui compare le révérend Nicolas Jones avec « un crabe » : « (…) Quand à mon oncle Nicolas, sa démarche sur le sable est celle d’un crabe qui ne sait où aller. Depuis la mort de sa femme il erre souvent sur la grève, de jour comme de nuit ». (Hébert 1982 : 97). La même vision animalière de l’humain se retrouve chez Olivia Atkins, qui évoque des souvenirs d’enfance :

« (…) La marée sera haute vers sept heures, ce soir. Dans une vieille charrette, traînée par un vieux cheval, conduite par un homme morose, Olivia, Perceval et moi émergeons de la haute mer, pareils à des créatures marines, porteuses de poissonnailles fraîches ». (Hébert 1982 : 104).

Felicity Jones apparaît à Stevens sous la forme d’un dauphin : « Ma grand-mère est un dauphin. » (Hébert 1982 : 105). La proximité de la mer lui inspire sa propre comparaison avec un poisson tout d’abord : « Je me débats comme un poisson hors de l’eau. » (Hébert 1982 : 106). Le souvenir de la tragédie dont il est le protagoniste lui impose ensuite l’image du « chien de mer à la peau rude » (Hébert 1982 : 234). « Nora Olivia » perdues dans la mer, Perceval espère dans un miracle qui fasse réapparaître ses deux cousines changées en oiseaux par Felicity Jones, vue en magicienne :

« (…) Elle n’aura qu’à puiser dans les grandes poche de sa robe de chambre pour en sortir ses deux petites-filles. Réduites à la taille des mouettes elles grandiront à vue d’œil, échapperont à tout enchantement mauvais (…) ». (Hébert 1982 : 138).

Dans les visions de Perceval, ses deux cousines, étranglées par Stevens et noyées, prennent aussi la forme des poissons : « (…) Mes cousines brillent au loin comme des poissons d’argent. Sautent dans l’air bleu, éclatent en bulles d’argent (…) » (Hébert 1982 : 180). Dans la partie intitulée « Olivia de la haute mer », la voix narrative qui

145 représente la jeune fille à jamais perdue dans les vagues se compare à « une anguille » (Hébert 1982 : 186), pour dresser ensuite un autoportrait en forme d’oiseau :

« (…) Regagnons la haute mer. Légère comme une bulle, écume de mer salée, plus rapide que la pensée, plus agile que le songe, je quitte la grève de mon enfance et les mémoires obscures de ma vie ancienne. Pareille à quelque oiseau de mer, mollement balancée entre deux vagues, je regarde l’étendue de l’eau, à perte de vue, se gonfler, se distendre comme le ventre d’une femme sous la poussée de son fruit (…) » (Hébert 1982 : 188).

Une autre image d’oiseau qu’on lui associe est celle du « goéland »:

« (…) Épouser le vent, glisser sur les pentes lisses du vent, planer comme un goéland invisible. Palpiter sur la mer comme un grain de lumière minuscule. Mon cœur transparent sur la mer (…) » Hébert 1982 : 190).

Olivia Atkins, aux yeux violets, se peint aussi en « anémone de mer », métaphore filée :

« Une certaine distance serait nécessaire entre moi et Griffin Creek, entre mes souvenirs terrestres et mon éternité d’anémone de mer. Que la houle et les courants me portent plus loin que la ligne d’horizon. Avant de disparaître, ce qui en moi tient lieu de regard, non plus violet, baigné de larmes, ou brillant de joie, mais invisible, liquide, goutte de rosée sur l’immensité des eaux, s’attarde sur Griffin Creek (…) ». (Hébert 1982 : 200).

La dernière des images marines sous lesquelles se présente Olivia est celle d’un « poulpe » :

« Je n’ai que juste le temps de me couvrir d’ombre comme un poulpe dans son encre, m’échapper sur la mer avant que ne revienne, dans toute sa furie, la soirée du 31 août 1936. Ayant acquis le droit d’habiter le plus creux de l’océan, son obscurité absolue, ayant payé mon poids de chair et d’os aux féroces poissons lumineux, goutte de nuit dans la nuit, ni lune ni soleil ne peuvent plus m’atteindre ». (Hébert 1982 : 206).

La richesse du bestiaire marin qui prend contour le long du texte, la

146 métamorphose animalière de l’humain, ont comme fondement stylistique la greffe de la métaphore dans la métonymie. Vivant au bord de la mer, la petite communauté de Griffin Creek en emprunte les traits par mimétisme.

c. Mer calme, mer violente Entre Stevens Brown, l’auteur du double meurtre, et les témoins de Griffin Creek il y a un net désaccord sur le temps qu’il faisait la nuit du 31 août 1936, la date fatale. Si ces derniers affirment que la nuit était calme, le meurtrier en garde un souvenir tout contraire, se rappelant une nuit tempétueuse. Ses visions marquées d’un « typhon qui se déchaîne » sont en fait le reflet de ses désirs refoulés qui se déchaînent, de sa « rage » intérieure. Il faut d’ailleurs mentionner les nombreuses occurrences de ce lexème connotant la violence qui domine l’humain et les forces de la nature à la fois :

« (…) L’abîme de la mer nous contient tous, nous possède tous et nous résorbe à mesure, dans son grand mouvement sonore. La mer à deux pas de nous, ses vagues sauvages heurtant la paroi rocheuse, à deux pas de nous (…) » (Hébert 1982 : 225).

« Les fous de Bassan », métonymie de la violence

Figure centrale dans le réseau stylistique connotant la violence dans le roman, « les fous de Bassan » inondent le texte, messagers funèbres de la tragédie de Griffin Creek, tels qu’ils apparaissent dans la vision du pasteur pécheur :

« De grands oiseaux migrateurs, en formations serrées, passent au-dessus de Griffin Creek, projettent leur ombre noire sur le presbytère. J’entends des jappements lointains, toute une meute céleste qui s’éloigne dans la nuit». (Hébert 1982 : 21).

La force figurative de la métonymie est étayée par la coexistence avec d’autres figures de style employées pour connoter la violence, telles la comparaison et l’épithète expressive, comme dans la citation suivante :

« Le globe rouge du soleil monte à l’horizon dans des piaillements d’oiseaux aquatiques. En bandes neigeuses les fous de Bassan quittent leur nid, au

147 sommet de la falaise, plongent dans la mer, à la verticale, pointus de bec et de queue, pareils à des couteaux, font jaillir des gerbes d’écume. Des cris, des rires aigus se mêlent au vent, à la clameur déchirante des oiseaux. Des mots parfois se détachent, ricochent sur l’eau comme des cailloux ». (Hébert 1982 : 34).

Liés à l’espace maritime, les fous de Bassan semblent s’y confondre, comme dans le tableau esquissé par l’une des voix narratives, celle de Perceval, le frère retardé de Stevens :

« Je cours sur la grève. Mes souliers pleins de sable. M’assois pour les vider. À la hauteur des vagues. Vois l’écume monter. Éclater. Gerbes blanches. Fracassées. Fumées blanches sur le ciel. Les oiseaux sortent de la mer blanche d’écume. Prennent leur vol sur le ciel gris. Septembre. Plumes blanches d’écume. Plumes grises. Barres jaunes des fous de Bassan. Oiseaux d’écume blanche. Nés de la mer blanche d’écume. Leurs cris perçants sortis de la vague. Leurs becs durs creusant la vague pour sortir de l’eau. Oiseaux fous crevant leur coquille d’eau. Pour naître à nouveau. Emplissant le ciel de clameurs déchirantes. Tournent autour de ma tête (…) » (Hébert 1982 : 152).

La description y revêt la forme d’un poème en prose, dominé par la symbolique du blanc. La fragmentation, pareille à la césure, imprime au monologue intérieur une cadence musicale, dont la magie est rompue par des images sonores connotant la violence (« clameurs déchirantes », « casser les oreilles »), le tout faisant référence au double meurtre de Griffin Creek. Dans la dernière partie du roman, intitulée « Olivia de la haute mer », qui a comme épigraphe une citation de H. C. Andersen (« Ton cœur se brisera et tu deviendras écume sur la mer. »), la voix narrative (appartenant à l’une des filles étranglées et noyées, celle qui est restée prisonnière de la mer) s’auto-décrit en tant qu’oiseau de mer, liée à tout jamais à son cimetière liquide :

« Je n’ai plus rien à faire ici. Le temps s’est arrêté sur toute la longueur et la largeur de cette terre de taïga. Laissons là les survivants d’une époque disparue, mon oncle Nicolas et ses petites servantes endormies. Regagnons la haute mer. Légère comme une bulle, écume de mer salée, plus rapide que la pensée, plus agile que le songe, je quitte la grève de mon enfance et les

148 mémoires obscures de ma vie ancienne. Pareille à quelque oiseau de mer, mollement balancée entre deux vagues, je regarde l’étendue de l’eau, à perte de vue, se gonfler, se distendre comme le ventre d’une femme sous la poussée de son fruit ». (Hébert 1982 : 188).

Métonymie de la violence en premier lieu, l’image des fous de Bassan atteint le plus haut degré dans les visions de Stevens, décrites dans une « Lettre » écrite à l’hôpital, dernière partie du roman, qui porte en épigraphe un vers de Rimbaud (« J’ai seul la clef de cette parade sauvage »). Issu de la guerre sans une cicatrice (« indemne », comme il le déclare), Stevens est pourtant « complètement détraqué ». Sujet aux crises de nerfs, il est sans cesse assailli par un tourbillon d’images agressives sous la forme des fous de Bassan, images redevables au double crime commis sur la grève de Griffin Creek :

« (…) Les nerfs à vif. La raison qui persiste alors qu’elle aurait dû crever, depuis longtemps, sous le choc répété des images, des odeurs et des sons aux becs acérés. Lâcher d’oiseaux de mer contre mon crâne. Leurs cris assourdissants. Je lève le bras, ils s’envolent et ils crient. Je laisse tomber mon bras sur le drap d’hôpital, et ils reviennent en masse et ils crient à nouveau, s’aiguisent le bec contre mon crâne. Crier avec eux pour couvrir leur vacarme n’est pas une solution, m’épuise et me déchire ». (Hébert 1982: 210).

Vivant dans un monde qui ne tient plus à la réalité, isolé « dans une chambre étrangère », Stevens Brown évoque, dans la dernière lettre adressée à son ami de Floride, l’image d’un Griffin Creek tombé en ruine et déserté par les fous de Bassan, son effigie dans le texte :

« (…) Seules les maisons de bois sur la côte subissent encore les assauts du vent du sel, grisonnent et se délabrent, semblables aux nids abandonnés des fous de Bassan. Du moins c’est ce que m’a dit un voyageur qui revenait de par là. Pas retourné à Griffin Creek. Pas question d’y retourner jamais (…) » (Hébert 1982 : 211-212).

149 Les « maléfices de la lune »

Dans Les Fous de Bassan, le symbolisme lunaire a une connotation négative. L’astre du soir n’y apporte pas le calme et la rêverie, mais l’excitation, « la rage » et la mort. C’est une « mauvaise lune », telle qu’elle est décrite par Stevens Brown dans les lettres adressées à son ami américain:

« La plage est déserte, ma vieille chaloupe attachée à un pieu a l’air de glisser sur la mer brillante. J’entreprends de vider l’eau qui s’est amassée dans la chaloupe. Je me baigne dans les lueurs orange de la lune qui monte au ciel, gonflée comme un fruit mûr, plein de rayons. Mes mains, mes bras, mon dos, mon visage sont exposés, tour à tour, aux maléfices de la lune. Je me souviens de ce dicton qui affirme qu’un enfant qui dort dans la lumière de la lune risque un mauvais sort. Les jumelles, Perceval et moi avons dû séjourner un bon coup sous la lune, lorsque nous étions petits. Le sort jeté sur nous a fait trois innocents et un diable d’homme avec qui je dois vivre ». (Hébert 1982 : 96).

Perceval, le frère « idiot » de Stevens, est lui-aussi hanté par la lune :

« (…) Ouvrir la fenêtre à deux battants. Sans bruit. La lune entre aussitôt dans ma chambre. Coule par terre en flaques blanches, quoique transparentes, liquides comme du blanc d’œuf qui ne serait pas collant, seulement transparent et blanc. (…) La lune n’est pas ronde et pleine, comme disent les gens. La lune est plate, sans épaisseur, pareille à du papier blanc. Un rond de papier blanc. Une assiette de papier, ronde, blanche, brillante (…) » (Hébert 1982 : 129).

Désireux de « prendre un bain de lune », Perceval risque de tomber par la fenêtre qu’il enjambe. Se réfugiant dans le sommeil, il se sent à l’abri des « maléfices de la lune » :

« (… ) Mes genoux contre mon menton. Noyé dans le sommeil. De l’eau endormie par-dessus la tête. L’infinie protection de l’eau endormie. Plusieurs cloisons d’eau entre le clair de lune de Griffin Creek et moi (…) » (Hébert 1982 : 130).

150 Une autre voix narrative, celle d’Olivia (l’une des victimes de Stevens par qui elle se sent attirée), témoigne de la hantise de la lune : « (…) Un jour, mon amour, nous nous battrons tous les deux sur la grève, dans la lumière de la lune qui enchante et rend fou (…) » (Hébert 1982 : 186). L’image thanatique de la lune annonce la tragédie qui s’est passée à Griffin Creek le soir du 31 août 1936 :

« La mer miroite, chaque petite vague comme autant de petits miroirs agités doucement sous la lune. Ce n’est que l’attirance de la mer, mon cœur, ce n’est que la fascination de la lune. Il faudrait courir, Nora et moi, rentrer bien vite à la maison, avant que ne paraisse sur notre chemin un certain visage entre tous, mis au monde pour nous perdre, toutes les deux dans la nuit brillante, lui-même baigné de lumière sauvage, la lune rayonnant de sa face sa blanche froide lumière, ses yeux mêmes paraissant faits de cette matière lumineuse et glacée ». (Hébert 1982 : 187).

La voix de la morte, jetée dans la mer hantée par la mauvaise lune, dénonce le crime :

« (…) Mon cœur transparent sur la mer. Pur esprit d’eau ayant été dépouillé de mon corps sur des bancs de sable et de paquets de sel, mille poissons aveugles ont rongé mes os. Il y a certainement quelqu’un qui… M’a jetée vive dans l’épaisseur calme, lunaire de la baie profonde, entre cap Sec et cap Sauvagine ». (Hébert 1982 : 190).

L’excès, marque des passions refoulées dans Les Fous de Bassan, se retrouve dans la poétique des éléments et des astres, par le biais du parallélisme micro/macrocosme. « La nuit blanche de lune » a ainsi comme pendant « le visage ruisselant de lune » et les « os ruisselants de lune » de Stevens, le meurtrier de ses cousines.

En guise de conclusion

Le roman Les fous de Bassan s’impose par une poétique complexe, marquée par le parallélisme entre l’humain et le macrocosme. La tension intérieure des personnages qui peuplent l’imaginaire d’Anne Hébert, « la rage » de Stevens, le protagoniste du roman, la violence de ses actes, ont un écho dans l’univers des éléments.

151 La coexistence des gens de Griffin Creek avec la mer, la contiguïté humain/espace génère le riche imagier marin du texte, dominé par la présence des « fous de Bassan », métonyme de Stevens, l’auteur d’un double crime. Tous les personnages se retrouvent d’ailleurs dans le bestiaire marin, liés à l’eau nourricière et meurtrière à la fois. La poétique des « météores », dominée par le vent surtout, de même que celle de la mer, se placent sous le signe de la violence, connotant l’humain en souffrance, le tourbillon des désirs et des frustrations qui mènent au crime. La coexistence entre le réel et le l’irréel, qui crée l’embrouillement des destins, s’inscrit dans le même registre de la convergence poétique, spécifique à l’écriture d’Anne Hébert, placée à mi- chemin entre la poésie et la prose.

Bibliographie

CHEVALIER, Jean, GHEERBRANT, Alain, 1969, Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont S.A. DIMITRIU-PANAITESCU, Corina, 2009, Poétique(s), Iaşi, Editura Junimea. GYURCSIK, Margareta, 2004, La neige, la même et autre. Essai sur le roman québécois contemporain, Timişoara, Editura Universităţii de Vest. HÉBERT, Anne, 1982, Les Fous de Bassan, Paris, Éditions du Seuil. KELEN, Jacqueline, 1995, Les nuages et leur symbolique, Paris, Éditions Albin Michel S.A. MAILHOT, Laurent, 2003, La littérature québécoise depuis ses origines, Québec, Éditions TYPO et Laurent Mailhot.

152

Noa Noa : l’aventure scripturale de Gauguin

Cristina POEDE Institut Français de Iasi

Abstract: This booklet signed and illustrated by Paul Gauguin could belong to a literary wonder- room: the painter discovers himself as a narrator and a poet while drawing the silhouettes of his « jardin des délices ». The former stock broker evokes here a fabulous Oceania, with its lost myths and its enigmatic past. Could this book be a trip journal? an illustrated report? a sample of fragmentary literature a plunge into the childhood of mankind? a metatext of a legendary artist? This book, whose title means « perfumed » or « fragranced » in Tahitian language represents, above all, a fascinating initiative to achieve artistic syncretism. Keywords: Tahiti; voyage; Baudelaire; explanatory text; primitive art; childhood.

1. Les voies de la littérature et de la peinture se sont croisées à maintes reprises avec des résultats prodigieux ; à cet egard, on peut citer les écrits de Diderot sur les Salons du Louvre (Fragonard, Chardin, Greuze), la critique d’art de Stendhal (Da Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Masaccio, Le Corrège), Balzac (Nicolas Poussin, Anne-Louis Girodet), Baudelaire (Ingres, Delacroix, Constantin Guys, Corot, Turner, Gainsborough), Zola ( Manet, Cézanne), Apollinaire (Picasso, Braque), Artaud (Van Gogh), Paul Valéry (Degas), Somerset Maugham (Gauguin). D’autre part, le peintre s’empare parfois de la plume et se découvre dans l’hypostase de scriptor : sonnets (Michel-Ange), carnets techniques (Léonard de Vinci), roman (Eugène Fromentin), journal (Delacroix, Klee, Picasso), correspondance (Géricault, Van Gogh, Derain, Braque), pièce de théâtre (Oskar Kokoschka), commentaires sur la peinture et sur sa propre création (Bonnard, Picasso, Magritte, Kandinsky). Dans cette zone floue et généreuse de l’artiste-écrivant on retrouve un texte enluminé de Gauguin qui pourrait figurer dans un cabinet de curiosités littéraires. Noa Noa supporte difficilement les classements : Journal de voyage ? Reportage illustré ? Écriture fragmentaire ? Plongée dans l’enfance de l’humanité ? Métatexte d’un artiste de légende ? L’ancien

153 courtier en bourse y évoque une Océanie fantasmée, avec ses mythes perdus et son passé énigmatique. Le petit livre, dont le titre signifie « embaumé » ou « odorant » en tahitien représente avant tout une audacieuse tentative de syncrétisme. 2. Gauguin naît en 1848 et, symboliquement parlant, sa vie autant que sa création prennent des accents vraiment révolutionnaires. Sa grand- mère maternelle, Flora Tristan était la descendante d’une riche famille espagnole établie au Pérou. D’ailleurs, ils se ressemblaient physiquement: de lourdes paupières, des yeux noirs étincelants, une allure dégageant de l’énergie. La petite enfance de Gauguin se passe à Lima, sur la plantation de la famille Tristan-Moscoso. Il se sent attiré par les collections de sa mère et de son tuteur, Gustave Arosa : formes et visages insolites apparaissant sur les pièces de poterie pré-colombienne, toiles de Delacroix, Jongkind, Corot, Pissarro. Art primitif, art impressionniste : la destinée de Gauguin semble déjà scellée. Longtemps après, le peintre invoquait “son sang inca” qui le rendait impétueux et imprévisible. Il passe trois ans sur les mers du monde en tant que matelot et il se marie en 1873 avec Mette Sophie Gad, fille d’un haut fonctionnaire danois. En autodidacte, il se rapproche du groupe impressionniste, surtout de Pissarro, qui le lance dans le monde de l’art. À trente-quatre ans l’existence de Gauguin se met à couler soudainement dans une autre direction: il abandonne sa femme, ses cinq enfants, son emploi d’agent de bourse pour se consacrer à la peinture. Pendant l’expérience de Bretagne il se confronte avec de vieux modèles d’existence qui le marqueront profondément. C’est à partir de ce moment qu’il part à la recherche de l’âme intemporelle, primitive, de la nature sauvage, des objets rituels mystérieux. La même année, 1886, il fait la connaissance de Van Gogh à Paris et ils forgent des plans concernant un phalanstère anti-académique en Provence. Mais, c’est l’épisode tragique d’Arles, après la dispute dans la maison de Van Gogh qui s’ensuit. Les toiles de Gauguin se vendent bien, de sorte qu’en 1891 le peintre est à même de réaliser son rêve : fuir la plate tranquillité de la société bourgeoise et prendre le large pour une destination bien lointaine, Tonkin, Madagascar ou Tahiti. Après des adieux émouvants à la Gare de Lyon, Gauguin part pour la Polynésie. Il y passe trois ans riches en oeuvres et en découvertes mais, au retour en France, il doit affronter les critiques – parmi lesquels Pissarro, Corot et Renoir - et le désastre financier : ses toiles, réalisées dans un style jugé excessif, avec des personnages barbares et

154 portant des titres incompréhensibles ont effrayé le public. (Ironie du sort : en 2015, le Quatar acquerra la toile Nafea faa ipoipo - “Quand te marieras- tu ?” pour une somme-record dans l’histoire de la peinture, alors qu’à la mort de l’artiste dans les Iles Marquises, l’oeuvre avait été vendue aux enchères pour le prix de sept francs…). En 1893, Gauguin se sent un étranger en Europe et revient à Tahiti pour une deuxième et dernière periode. Déçu et ruiné, c’est à cette époque (1896-1901) qu’il rédige Noa Noa. 3. Ce cahier recouvert d’une écriture énergique et enluminé de dessins et d’aquarelles aura un destin bien sinueux : revenu à Paris de son premier séjour à Tahiti, en 1893, le peintre organise son exposition à la galerie Durand-Ruel. Estimant à juste raison que le public parisien, à peine habitué avec les audaces des impressionnistes, comprendra avec difficulté les sujets, les titres, la composition des toiles de Tahiti, Gauguin entreprend un projet inédit : il racontera son vécu sur l’île, ce qui va éclaircir la conception de ses tableaux et croquis; il expliquera certains titres, les phrases mystérieuses en langue tahitienne. C’est un manuscrit qui restera sans titre, rédigé dans un style sobre et suggestif. Craignant justement le “manque de style” et l’amateurisme, Gauguin pense alors à la collaboration avec un spécialiste. Il aborde Charles Morice, poète symboliste et journaliste au Mercure de France, au sujet de la réécriture du texte. Dans une lettre adressée à son ami Daniel de Monfreid il explique la raison de sa requête :

« Cette collaboration a eu de ma part deux buts. Elle n'est pas ce que sont les autres collaborations, c'est-à-dire deux auteurs travaillant en commun. J'avais eu l'idée, parlant des non-civilisés, de faire ressortir leur caractère à côté du nôtre, et j'avais trouvé assez original d'écrire (moi, tout simplement en sauvage), et à côté le style d'un civilisé qui est Morice. J'avais donc imaginé et ordonné cette collaboration dans ce sens ; puis aussi, n'étant pas, comme on dit, du métier, savoir un peu lequel de nous deux valait le mieux ; le sauvage naïf et brutal ou le civilisé pourri ». (Merlhès 1984 : 4).

Le peintre et le journaliste conçoivent alors un livret en douze chapitres, où le récit du voyage alterne avec des séquences poétiques et des dessins. Gauguin propose un titre qui foisonne de suggestions : Noa Noa connote l’éloignement, l’harmonie, l’ineffable, et signifie “odorant”, “parfumé”. Malheureusement, le style du texte change de manière assez fâcheuse : il devient pesant, banal, prétentieux, de sorte que la fraîcheur et la

155 sincérité des impressions premières s’estompent. Les productions poétiques du collaborateur se cantonnent dans un exotisme facile qui nuit visiblement à l’ensemble. Conscient de ces risques, Gauguin demande à Morice de limiter ses interventions dans le manuscrit au nom du “droit du livre à l’implicite”:

« Je vous en prie, croyez-moi un peu d'expérience et d'instinct de sauvage civilisé que je suis. Il ne faut pas que le conteur disparaisse derrière le poète. Un livre est ce qu'il est... incomplet - soit... cependant — si par quelques récits on dit tout ce qu'on a à dire ou faire deviner, c'est beaucoup. On attend des vers, je le sais, mais s'il y en a beaucoup dans ce livre, toute la naïveté du conteur disparaît et la saveur de Noa Noa perd de son origine ». (Merlhès 1984 : 4).

Mais le journaliste continue son travail et, contre la volonté de Gauguin, publie en 1901 une version signée Morice-Gauguin. Le manuscrit original sera gardé par Morice, pour être vendu à un marchand d’art. Ce n’est qu’en 1966 que ce premier manuscrit, écrit et illustré par Gauguin, sera publié chez André Balland. Pendant le deuxième séjour à Tahiti Gauguin enlève les poésies “exotiques” et complète le texte initial corrigé par Morice par des commentaires à ses toiles et surtout par des gravures sur bois, des photographies, des titres gravés parus dans le journal Le sourire de Tahiti, des croquis et des aquarelles qui transposent le lecteur dans le monde énigmatique des Maori. C’est le manuscrit dit “du Louvre” – il sera offert plus tard au musée par Daniel de Monfreid. Après la mort du peintre en 1903, le manuscrit est retrouvé dans sa hutte des Marquises, puis, il est vendu aux enchères et acheté par un jeune médecin, affecté sur un bateau en Polynésie. Il s’agit de Victor Segalen, qui s’affirmera plus tard en littérature, ethnographie, civilisation chinoise, architecture et dont le bateau devait rapporter en France les bagages de Gauguin. À côté du manuscrit Noa Noa, les collections d’art et d’ethnographie de Victor Segalen s’enrichissent alors de bois sculptés, de la palette du peintre et des derniers dessins. On doit compter donc trois manuscrits : le manuscrit initial, gardé par Morice et publié chez Balland (1966), la version signée Morice-Gauguin publiée chez La Plume (1901) et le manuscrit “du Louvre” (l’original, plus ajouts du deuxième séjour), publié en 1988 chez les Éditions Arte, Adrien Maeght.

156 4. Avec Noa Noa, Gauguin a réalisé autant un livre explicatif et introspectif qu’une oeuvre profondément originale qui annonce en quelque sorte la perspective kaléidoscopique des surréalistes. Gravures, textes narratifs, aquarelles , poèmes en prose se succèdent au gré d’une esthétique autonome. Le texte se montre lui-même, se suffit à lui-même. Comme dans un puzzle décoratif ou dans un rêve, les pièces ont une beauté immanente, mystérieuse. Voilà l’incipit du livre : relation de l’arrivée à Tahiti, avec des brins d’ironie à l’adresse de la vie mondaine tahitienne, reflet grotesque d’une Europe “pourrie” :

« Le 8 juin, dans la nuit, après soixante-trois jours de traversées diverses – soixante-trois jours pour moi de fiévreuse attente, d’impatientes rêveries vers la terre désirée- nous aperçumes sur la mer des feux bizarres qui évoluaient en zigzags. Sur un ciel sombre se détachait un cône noir à dentelles. Nous tournions Morea pour découvrir Tahiti. Quelques heures après le petit jour s'annonçait. Nous approchant avec lenteur des récifs, le cap sur la pointe Vénus, nous entrions dans la passe de Papeete et nous mouillions sans avaries dans la rade de Tahiti. Le premier aspect de cette petite île n’a rien de féerique, rien de comparable à la magnifique baie de Rio de Janeiro. Tout yeux, je regardai sans esprit de comparaison. Quelques pointes de montagne où, bien après le déluge, une famille a grimpé là-haut, a fait souche ; les coraux ont grimpé aussi, entouré la nouvelle île (…) A dix heures du matin je me présentai chez le gouverneur (le nègre Lacascade), qui me reçut comme un homme d’importance. Je devais cet honneur à la mission que m’avait (je ne sais trop pourquoi) confiée le Gouvernement Francais. Mission artistique, il est vrai, mais ce mot aux yeux du nègre n’était que le synonyme officiel d’espionnage et je fis vainement tous mes efforts pour le détromper.Tout le monde autour de lui partagea son erreur et quand je dis que ma mission était gratuite, personne ne voulut me croire. La vie à Papeete me devint bien vite à charge. C’était l’Europe – l’Europe dont j’avais cru m’affranchir- sous les espèces aggravantes encore du snobisme colonial, d’une imitation puérile et grotesque jusqu’à la caricature. Ce n’était pas ce que je venais chercher de si loin ». (Gauguin 1924 : 29-31).

La rencontre avec Tehura, sa compagne de quatorze ans, procure à Gauguin la joie autant que la perplexité : c’est une éternelle étrangère qu’il a

157 sous les yeux, une étrangère à l’apparence simple à premiere vue, mais qui s’avère être indéchiffrable, supérieure, énigmatique:

« Ma femme était peu bavarde, mélancolique et moqueuse. Nous nous observions l'un l'autre sans cesse, mais elle me restait impénétrable, et je fus vite vaincu dans cette lutte. J'avais beau me promettre de me surveiller, de me dominer pour rester un témoin perspicace, mes nerfs n'étaient pas longs à l'emporter sur les plus sérieuses résolutions et je fus en peu de temps, pour Tehura, un livre ouvert. Je faisais ainsi — en quelque sorte, à mes dépens et sur ma propre personne — l'expérience du profond écart qui dis- tingue une âme océanienne d'une âme latine, française surtout. L'âme maorie ne se livre pas de suite ; il faut beaucoup de patience et d'étude pour arriver à la posséder. Elle vous échappe d'abord et vous déconcerte de mille manières, enveloppée de rire et de changement; et pendant que vous vous laissez prendre à ces apparences, comme à des manifestations de sa vérité intime, sans penser à jouer un personnage, elle vous examine avec une tranquille certitude, du fond de sa rieuse insouciance, de sa puérile légèreté. Une semaine s'écoula, pendant laquelle je fus d'une « enfance » qui m'était à moi-même inconnue. J'aimais Tehura et je le lui disais, ce qui la faisait sourire : — elle le savait bien ! Elle semblait, en retour, m'aimer — et ne me le disait point. Mais quelquefois, la nuit, des éclairs sillonnaient l'or de la peau de Tehura… ». (Gauguin 1924 : 89-90)

Dans cet Eden aux parfums enivrants, Tehura aide le néophyte à faire des progrès dans “l’art d’être sauvage”; les indigènes et le peintre s’apprivoisent au fur et à mesure, tandis que les femmes, dont la mémoire garde le souvenir des dieux maori, révèlent les légendes anciennes des étoiles.

« Ce fut, entre ces sauvages et moi, le commencement de l’apprivoisement réciproque. Sauvages ! Ce mot me venait inévitablement sur les lèvres quand je considérais ces êtres noirs aux dents de cannibales. Déjà pourtant je commençais à comprendre leur grâce réelle (…) Comme eux pour moi, j’étais pour eux un objet d’observation, l’inconnu, celui qui ne sait ni la langue, ni les usages, ni même l’industrie la plus initiale, la plus naturelle de la vie. Comme eux pour moi, j’étais pour eux “le Sauvage”. Et c’est moi qui avais tort, peut-être ». (Gauguin 1924 : 45).

158 Les références aux Tahitiens sont fréquentes : une race ancienne qui surprend par sa beauté et sa mollesse, ayant une vision vague de l’avenir, peu désireuse de suivre des plans précis.Dans une interview prise en 1895 pour le journal L’Écho de Paris on demande à Gauguin des éclaircissements sur le but du voyage à Tahiti. Il répond avec simplicité : « C’est pour retrouver l’enfance de l’humanité ». Cette plongée dans l’innocence primitive représente à la fois un refus de l’Europe et de l’héritage greco-latin, leitmotiv du Chapitre II (« …Le péché, c’est le grec »; « j’étais dégoûté par la trivialité européenne… », « les vieilles habitudes européennes…, race dégénérée qui a peur de dire ce qu’elle resent »). Et, dans le même chapitre, le peintre s’arrête à maintes reprises sur le fonctionnement de l’art (« L’art signifie révélation…c’est la suggestion, pas la description »; « Poe avait dit “Il n’y a pas de beauté parfaite sans une certaine bizarrerie dans les proportions ” »; « …tout artiste sincère est l’apprenti de son modèle… les dieux maori portaient ma main »). 5. Une pareille existence, emportée par la fougue du Bateau ivre, ne saurait passer inaperçue... Mario Vargas Llosa construit son roman Le Paradis – un peu plus loin sur l’histoire de Gauguin et de sa grand-mère pérouvienne, Flora Tristan; Somerset Maugham nous propose des scènes de son existence londonienne et des séjours en Polynésie dans L’Envoûté. Mais, ce sont surtout les vers baudelairiens qui annoncent peut-être le mieux les sujets du peintre du bout du monde. Jardin des délices, axis mundi, Tahiti pourrait être l’île lointaine du Parfum exotique:

« Une île paresseuse où la nature donne Des arbres singuliers et des fruits savoureux ; Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, Et des femmes dont l'oeil par sa franchise étonne ». (Baudelaire 1935 : 38).

En fermant Noa Noa, la mémoire du lecteur s’oriente avec un sentiment de certitude vers l’esthétique du “poète maudit”; il pensera ainsi à la fameuse phrase figurant dans Le peintre de la vie moderne:

« …le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassés. C’est à cette curiosité profonde et joyeuse qu’il faut attribuer l’œil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau, quel qu’il soit, visage ou paysage, lumière, dorure, couleurs, étoffes chatoyantes,

159 enchantement de la beauté embellie par la toilette ». (Baudelaire 2009 : 63).

Le regard de Gauguin, fasciné par l’univers primitif, relève, sans doute, de ce temps retrouvé.

Bibliographie

BAUDELAIRE, Charles, 1935, Œuvres, Paris, Bibliothèque de la Pléïade. BAUDELAIRE, Charles, 2009, Le peintre de la vie moderne, Paris, éditions du Sandre. GAUGUIN, Paul, 1924, Noa Noa, Édition définitive, Paris, Les Éditions G. Crès. GAUGUIN, Paul, 1951, Ancien culte mahorie suivi de La clef de Noa Noa par René Huyghe, Paris, Pierre Berès. GAUGUIN, Paul, 1954, Noa Noa, Paris, Sagol-Le Garrec. GAUGUIN, Paul, 1994, Noa Noua si alte scrieri, Bucuresti, Editura Meridiane. HUYGHE, René, 1967, Gauguin, Paris, Flammarion. MERLHES, Victor (dir.), 1984, Correspondance de Paul Gauguin : Documents témoignages, Paris, Fondation Singer-Polignac. PERRUCHOT, Henri, 1961, La vie de Gauguin, Paris, Hachette. REWALD, John, 1956, « Gauguin in Tahiti », dans Post impressionnism. From Van Gogh to Gauguin, New York, The Museum of Modern Art.

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L’apport cognitif de Proust

Emilia DOLCU Collège National, Iasi, Roumanie

Abstract: Sometimes art has the ability to anticipate knowledge. Proust, in particular, is amongst those artists who have presented and described in a very precise way the complex mechanisms of emotions and memory, and thus anticipated discoveries in neuroscience. Here, I propose to present the works and articles that constitute the cognitive contribution of Proust’s major work, « In search for lost time ». At the same time, I discuss the relevance of the rapprochement between literary intuition and laboratory evidence, between fictional writing and scientific objectivity. To this end, I develop a cognitive and behavioural framework that provides a more solid base of the discussion and justify at the same time my approach. Secondly, I give a brief account of cognitive sciences and the problematic they pose. Finally, in light of latest discoveries from neuroscience, and I particularly refer here to the recognition of the role of emotions in cognitions, I comment on several extracts from the work of Proust. Keywords: cognition; emotion; memory; art; naturalism; somatic marquers.

L’art a parfois le pouvoir d’anticiper les savoirs. Proust, en particulier, fait partie des artistes qui ont finement pressenti et décrit les mécanismes complexes des émotions et de la mémoire et ont anticipé par là les découvertes des neurosciences. Dans mon travail, je me propose de présenter les ouvrages et articles qui font état de l’apport cognitif de l’œuvre majeure de Proust, « A la recherche du temps perdu ». Par la même occasion, je discute de la pertinence du rapprochement entre intuition du littéraire et confirmation du laboratoire, entre écriture romanesque et objectivité scientifique. A cet effet, je mets à jour un schéma cognitif et comportemental qui permet de situer la discussion sur des bases plus solides et justifie en même temps ma démarche. Dans un deuxième temps, je donne un bref aperçu des sciences cognitives et de la problématique qu’elles suscitent. Et enfin, à la lumière des découvertes récentes en neurosciences, et je pense en particulier à la

161 reconnaissance du rôle des émotions dans la cognition, je commente quelques extraits de l’œuvre proustienne.

I. Ouvrages et articles faisant état de l’apport cognitif de l’œuvre proustienne Une première vue d’ensemble sur la relation entre Proust et les neurosciences nous est donné par le spécialiste en littérature, Hervé-Pierre Lambert, dont l’article, « La mémoire : Proust et les neurosciences », se réclame de la neuroesthétique, ce courant de recherche qui examine les bases neuronales de l’appréciation esthétique. Je retrace par la suite les grandes lignes de cette étude. La relation entre Proust et les neurosciences commence en 1998 avec l’article de Jean-Yves Tadié « Nouvelles recherches sur la mémoire proustienne ». En introduction de l’article, l’auteur écrit: « la description que Proust nous a donnée du fonctionnement de la mémoire a-t-elle quelque rapport avec celle qu’en fournissent les neurosciences ? » (Lambert 2009 : 21 citant Tadié 1998). Pour répondre à cette question, l’auteur rappelle les épisodes de l’œuvre de Proust qui décrivent deux pathologies neurologiques, l’amnésie et l’aphasie de Charlus après une attaque cérébrale. A cette occasion, il remarque l’emploi constant par Proust du mot cerveau qui serait révélateur de l’intérêt de l’auteur pour la neurologie. Par la suite, Tadié présente les moyens de l’aquisition de la mémoire chez Proust, qui sont au nombre de trois: la répétition, le choc affectif, l’association. Il enchaîne avec le processus de conservation des souvenirs et là, s’appuyant sur des références à des neurologues, il met en parallèle la mémoire olfactive et gustative chez Proust avec les enseignements de la neurologie:

« On voit donc que les souvenirs olfactifs, gustatifs, tactiles sont beaucoup plus prêts à revenir, beaucoup plus efficaces lorsqu’il s’agit de reconstituer tout un passé, que les souvenirs visuels, trop usés. Une raison en est sans doute aussi qu’ils sont conservés dans une zone archaïque du cerveau, comme chez les animaux ». (Lambert 2009 : 23).

Il termine avec la remémoration qui, pour le romancier comme pour les psychologues cognitivistes, est une « reconstruction imaginative ». Il conclut en disant que non seulement Proust n’a négligé aucun aspect de la mémoire explorée par les chercheurs en cognition mais que les

162 neurosciences semblent décrire le processus de la mémoire comme le romancier. Dans son livre suivant, « Le sens de la mémoire », écrit en collaboration avec le professeur de neurochirurgie Marc Tadié, le spécialiste de Proust propose une explication neuroanatomique et neurophysiologique de l’expérience proustienne de la mémoire dite involontaire:

« Cette forme de mémoire sensitive a vraisemblablement pour support un circuit reliant directement les neurones à potentialisation à long terme et le noyau amygdalien. […] Le support neuroanatomique est sans doute formé par des connexions synaptiques constituées entre les neurones de l’hippocampe, la circonvolution limbique et le noyau amygdalien, et procède à l’inverse de l’entrée en mémoire ». (Lambert 2009 : 24).

L’appropriation de Proust par la neurologie est confirmée par deux laboratoires, l’un anglais, l’autre américain, qui ont associé leurs recherches à des études sur la conception proustienne de la mémoire. Aux Etats-Unis, il s’agit du laboratoire de Cupchik et Rachel Herz qui, dans un article de 2002, problématisent ainsi l’enjeu de leur recherche:

« Dans Du côté de chez Swann, l’odeur d’une madeleine trempée dans une tisane de tilleul déclenche une joie intense et des souvenirs de l’enfance de l’auteur. Cette expérience appelée souvent le phénomène proustien est à la base de l’hypothèse que les souvenirs provoqués par l’odeur sont plus émotionnels que les souvenirs provoqués par d’autres stimuli ». (Lambert 2009 : 27).

Le résultat de l’expérience menée par ces chercheurs confirme l’hypothèse que les odeurs accroissent la qualité émotionnelle du souvenir alors que l’action des stimuli visuels ne diffèrent pas des stimuli verbaux. Mais l’idée de tester le syndrome proustien en laboratoire appartiendrait à un laboratoire anglais, celui de Simon Chu et John Downes qui, dès 2000, ont étudié chez un groupe de personnes âgées le pouvoir des odeurs à évoquer des souvenirs, des événements précis et lointains. La comparaison entre les souvenirs liés à des stimuli verbaux et ceux obtenus par des stimuli olfactifs montrent que les réminiscences olfactives concernent des souvenirs liés à une époque plus ancienne, entre l’âge de six et dix ans. Leurs résultats, écrivent-ils, fournissent une confirmation

163 empirique au phénomène dit proustien. Les auteurs ont problématisé ainsi leur travail:

« Notre propre approche de la recherche des phénomènes proustiens implique de traduire l’essence des descriptions littéraires anecdotiques de Proust en des hypothèses scientifiques utilisant le langage de la psychologie cognitive contemporaine. » (Lambert 2009 : 27).

En 2007 paraît le livre « Proust était un neuroscientifique », écrit par un jeune journaliste américain Jonah Lehner. Le titre est celui d’un des chapitres du livre consacré également à Walt Whitman, George Eliot, Paul Cézanne, Igor Stravinsky, Virginia Woolf. Toutes ces études ont pour point commun l’idée énoncée dans l’introduction :

« Ce livre est sur des artistes qui ont anticipé les découvertes des neurosciences. Il est sur des écrivains et des peintres et des compositeurs qui ont découvert des vérités sur l’esprit humain - des vérités réelles, tangibles -, que la science est seulement en train de redécouvrir. Leurs imaginations ont prédit les faits du futur ». (Lehner 2007: 9).

Et c'est après la lecture de Marcel Proust et de sa gigantesque œuvre construite sur la mémoire que le scientifique a acquis cette conviction. Enfin, en 2015 André Didierjean, professeur de psychologie cognitive, publie le livre « La madeleine et le savant ou balade proustienne du côté de la psychologie cognitive. » L’ouvrage est basé sur une démarche originale. A des textes extraits de l’œuvre romanesque « A la recherche du temps perdu » où Proust décrit les différents comportements de l’humain, l’auteur fait correspondre les modèles des mécanismes sous-jacents à ces comportements proposés par les psychologues. Les citations proustiennes ont ainsi un rôle d’illustration. Elles viennent appuyer la description des travaux en psychologie cognitive. Et à André Didierjean d’écrire, « l'intuition de l'écrivain d'il y a un siècle rejoint parfois de manière frappante les conclusions du chercheur d'aujourd'hui ». (Didierjean 2015 : 10).

164 II. La pertinence du rapprochement entre art et science

L’idée de transformer le discours proustien en hypothèse scientifique à évaluer n’est pas le plus souvent au goût des spécialistes en littérature. Dans une conférence donnée en 1959, l’écrivain britannique lord Snow utilisait une formule devenue emblématique du fossé grandissant entre science et art, celle de « deux cultures », de « deux continents du savoir ». Le philosophe Jacques Bouveresse, d’autre part, considère que la démarche qui consiste à réfuter ou à confirmer par les méthodes scientifiques les propositions proustiennes sur la mémoire est compatible avec l’esprit même de l’entreprise proustienne. Comme il le rappelle dans « La connaissance de l’écrivain », Proust « décrit son entreprise littéraire comme une recherche de la Vérité ». (Bouveresse 2008 : 31) Il s’agit, commente le philosophe, « […] de la vérité tout court et de la possibilité, pour la littérature, d’atteindre celle-ci et de parvenir à la connaissance par des moyens qui n’appartiennent qu’à elle ». (Bouveresse 2008 : 31). Dans Inconvenient Fictions : Literature and the Limits of Theory, Bernard Harrison, résume très bien le paradoxe du fait littéraire : « la littérature est supposée apporter des gains cognitifs mais le discours littéraire est situé en dehors des normes de vérité ». (Lambert 2009 : 27 citant Harrison 1991). On peut convoquer, comme on le voit, aussi bien les dissemblances entre science et art que les similarités. En ce qui me concerne, j’ai pensé à un schéma qui puisse supporter les deux et qui laisse éventuellement voir la spécificité de chacun, mon hypothèse étant que la vérité scientifique et la vérité artistique ne sont pas de même nature, mais que cela n’exclut pas les zones de contact et d’influence entre les deux. Pour construire mon schéma, je suis partie du constat suivant: L’homme agit soit en accord, soit en désaccord avec la réalité autour de lui. Mais dans un cas comme dans l’autre, il agit en accord avec lui-même. S’il agit en accord avec lui-même et avec la réalité autour de lui, son action aboutit. S’il agit en accord avec lui-même et en désaccord avec la réalité, son action échoue. L’accord de l’homme avec lui-même c’est l’accord avec sa façon de voir les choses au moment de l’action. Cet accord n’est pourtant pas donné d’avance. Avant d’agir, l’homme peut hésiter sur ce qu’il va faire tout comme, après avoir agi, il peut regretter ce qu’il a fait ou il peut s’en féliciter. Mais quoiqu’il en soit, au moment où il agit, l’homme le fait en accord avec lui-même, et donc en accord avec sa façon de voir les choses à ce

165 moment là. Il y a donc un avant et un après l’action. L’avant correspond à une mise à jour des priorités, l’après s’identifie à la validation ou à l’invalidation de l’action par les faits. Pour le dire autrement, avant l’action, l’homme est face à soi, après l’action, il est face à la réalité autour de soi. Dans le premier cas, non seulement il a le choix, mais il doit faire un choix. Dans le second cas, son choix est soumis au test de réalité. Pour voir les choses de plus près, j’ai construit un exemple : Un individu x est en route pour un rendez-vous d’affaires. Avant d’y arriver, il doit traverser une rue à grand traffic. A ce moment là, il réalise qu’il doit presser le pas, s’il veut ne pas manquer son rendez-vous. Au même moment, il voit s’allumer le feu rouge. Qu’est ce qu’il va faire? Il sait qu’en traversant il risque soit de se faire arrêter par un agent de police, soit de se faire renverser par une voiture. Il sait en même temps que s’il ne traverse pas il va rater le rendez-vous. Disons qu’il choisit de traverser. Un tel choix sous entend que le risque de rater le rendez-vous est pour lui plus important que les deux autres. En traversant il agit donc en accord avec sa façon de voir les choses à ce moment là, et donc en accord avec lui-même. On peut supposer maintenant qu’en traversant, il se fait arrêter par un agent de police qui lui donne une amende. Par la même occasion, il manque son rendez-vous. On dira, dans ce cas, que l’individu x a fait une mauvaise évaluation de la situation et que son action a échoué, a été inefficace. Echouer c’est agir en accord avec soi mais en désaccord avec la réalité autour de soi. On peut supposer également qu’en grillant le feu rouge, l’individu x arrive en temps utile à son rendez-vous. Dans ce cas, on dira qu’il a fait une bonne estimation de la situation et que son action a réussi, a été efficace. Réussir c’est agir en accord avec soi et en accord avec la réalité autour de soi. Enfin, on peut imaginer que l’individu x choisit de ne pas traverser la rue. Implicitement, il change de priorité et laisse tomber son rendez-vous. Par rapport à la priorité qu’il s’est fixé, arriver au rendez-vous d’affaire, son action ne pouvait que réussir plus ou moins bien ou échouer plus ou moins totalement. Quant au changement de priorité, il engage l’individu x dans une autre action. C’est que toute action se définit par la priorité ou par le but qui la sous tend. Selon qu’elle atteint ou non son but, selon qu’elle passe ou non le test de réalité, l’action est qualifiée d’efficace ou d’inefficace. Or pour la mise à l’épreuve des hypothèses scientifiques, on ne suit pas un protocole différent. Le problème est ailleurs. Une action efficace n’est pas nécessairement une bonne action, de même qu’une action inefficace n’est pas forcément mauvaise. Est-ce que cela rend caduc

166 le test de réalité ? Pour le savoir, on va observer deux autres exemples : Disons qu’un incendie éclate dans un immeuble. Les gens réussissent à se sauver, mais, à la dernière minute, on apprend qu’un enfant est resté à l’intérieur. Un individu z va tenter de le sauver. Dans ce cas, plusieurs scénarios sont possibles, mais j’en retiens deux : l’individu z réussit à sauver l’enfant et tous les deux sortent sains et sauf du bâtiment en flammes et l’individu z et l’enfant périssent sous les décombres. Dans le premier scénario, l’individu z agit en accord avec son désir de sauver l’enfant et en accord avec l’état de l’immeuble, qui tient bon sur la durée du sauvetage, et son action est couronnée de succès, elle est efficace. Dans le second scénario, l’action tourne à la tragédie. La raison est que l’individu z agit en accord avec son désir de sauver l’enfant mais en désaccord avec l’état de l’immeuble, qui ne laisse plus de marge de manœuvre. Or dans un scénario comme dans l’autre, l’action de l’individu z est qualifiée d’exemplaire et l’individu lui-même est traité en héros. La question est de savoir pourquoi. C’est que la vie en société accroît les chances de survie de chacun de ses membres et l’action de l’individu z, qu’elle soit efficace ou non, renforce le lien social. Disons maintenant qu’un groupe armé attaque une banque. Un premier scénario possible : les membres du groupe sortent de la banque avec une grande somme d’argent et se perdent dans la nature. Un deuxième scénario: ils se font arrêter par la police et se retrouvent derrière les barreaux. Du point de vue du but que les membres du groupe se sont proposé, dévaliser la banque, dans le premier cas, ils ont agi bien, en accord avec les données de la situation, et ils ont réussi. Dans le deuxième cas, ils ont agi en désaccord avec la situation, ils n’ont pas pris en considération tous les facteurs, et ils ont échoué. Mais dans un cas comme dans l’autre, leur action est considérée comme étant criminelle et les membres du groupe sont vus comme des bandits, des délinquants. Il reste la même question, pourquoi il en est ainsi? C’est que la vie en société est régie par des normes, des règles, des lois qui garantissent la sécurité de chacun de ses membres et de leurs biens. Et l’action du groupe armé, qu’elle soit efficace ou non, affaiblit le lien social. D’où l’on voit que le test de réalité n’est pas annulé, mais que la réalité dont il est question est la réalité sociale qui, tout en prenant en compte le résultat de l’action, pointe la responsabilité de l’agent et la valeur individuelle comme facteur de cohésion sociale.

167 Une bonne action est perçue comme agréable tout comme une mauvaise action est vue comme étant laide, répugnante. Rien d’étonnant à cela. Et pourtant ce n’est pas toujours le cas. Une action peut avoir un sens qui va au-delà de la réalité immédiate. Une telle action s’élève au rang d’instrument du destin et fait de son agent une incarnation de la destinée humaine, permettant par là, à tout un chacun, de s’y identifier. Cette action, qui dépasse les clivages bon mauvais, efficace inefficace, qui défie aussi bien la morale sociale que la logique pragmatique, a une dimension existentielle, et comme les deux autres, fait partie de « l’ameublement ontologique » du monde. Cette transfiguration s’opère le plus souvent par le moyen de l’écriture artistique. Il résulte de ses exemples que deux types de rapports configurent notre existence : le rapport à soi et le rapport avec la réalité autour de soi. Le rapport à soi passe par le rapport de compatibilité ou d’incompatibilité avec la réalité autour de soi. Cette réalité que l’on connaît en première personne, et donc directement, est la réalité intérieure, et elle a nécessairement une charge positive ou négative, elle est subjective. Le rapport à soi est générateur de valeurs, la valeur pour soi des choses autour de soi. Le rapport avec la réalité autour de soi passe par le rapport à soi, et ce rapport est de conformité ou de non-conformité avec la réalité. Cette réalité qu’on connaît en troisième personne, et donc indirectement, est la réalité extérieure. Et elle est neutre, objective. Le rapport avec la réalité autour de soi est générateur de normes, de règles, de lois, qui sont les mêmes pour tous. Le scientifique et l’artiste voient le monde sous des angles différents. Le premier s’intéresse au monde pour en déterminer les lois, les règles, les normes. Le second s’intéresse à la condition de l’homme dans le monde. Le scientifique tâche de découvrir les rapports des choses entre elles sans porter attention aux choses elles-mêmes. Pour l’artiste, les choses ont une valeur en elles-mêmes. Le scientifique veut trouver ce qui rend la vie possible, l’artiste, ce qui donne sens à la vie. La réalité du premier est objective, neutre. C’est la réalité vue en troisième personne. La réalité du second est subjective, c’est la réalité vue en première personne, qui a toujours une charge affective. Leurs démarches et leurs méthodes sont en accord avec leurs visées, et donc différentes aussi. Dans « Le temps retrouvé », Proust le saisit très bien : « L’impression est pour l’écrivain ce que l’expérimentation est pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après. » (Proust 1987-1989 : 459).

168 La spécificité du travail scientifique et respectivement de la création artistique n’excluent pas le rapprochement entre les deux. En réalité le travail scientifique réclame beaucoup d’esprit créatif ne serait-ce que pour la formulation des hypothèses et la création artistique demande du travail pour être en conformité avec la réalité qu’elle présente. Autrement dit, ni l’artiste n’échappe au test de la réalité, ni le scientifique ne peut éluder le rapport à lui-même. Je termine en disant qu’on peut tester la valeur scientifique d’un artiste, mais en faisant cela on fait de la science, tout comme on fait de l’art quand on combine des objets scientifiques à des fins esthétiques.

III.1. Bref aperçu du cognitivisme Le cognitivisme est un courant de la recherche scientifique qui s’est amorcé au milieu du XXe siècle et se poursuit de nos jours. Il regroupe des disciplines diverses qui vont de l’intelligence artificielle aux neurosciences en passant par la linguistique et la psychologie ou encore l’anthropologie et la philosophie de l’esprit. Celles-ci se retrouvent autour d’un projet commun: l’étude de la cognition ou, dit autrement, l’étude des processus de traitement de l'information dits supérieurs tels que le raisonnement, la mémoire, la prise de décision et le comportement en général mais aussi des processus plus élémentaires comme la perception, les émotions ou la motricité.

« La cognition est à la connaissance ce que la volition est à la volonté: une fonction de production et de réalisation. C’est cette fonction qui amène l’état de connaissance (cette fonction est présente chez un adulte, un bébé, ou un chien ; et aussi, de manière plus problématique, chez une huître, un ordinateur ou un thermostat). On étudie donc ce qui rend causalement possible la connaissance, et non pas cette dernière en elle-même, dotée de propriétés – différentielles – culturelles ou normatives ». (Steiner 2005 : 1).

En rupture avec le behaviorisme, le cognitivisme postule l’existence de représentations qui expliquent les transitions entre les stimulus et les réponses ou entre les états objectivement observés de l'environnement et le comportement. Etre dans un état mental particulier, c’est entretenir une certaine relation avec une représentation symbolique de l’objet de l’état. Concernant le contenu de la représentation, il s’incarne dans un ensemble de neurones, et, via ses propriétés physiques, possède des propriétés

169 formelles, ou syntaxiques, qui lui permettent d’interagir avec d’autres états représentationnels. La cognition peut ainsi se définir « comme une computation de représentations symboliques » (Juignet 2015 : 6 citant Varela 1989), et cela est valable pour le cerveau comme pour la machine. L’idée centrale est qu’un système cognitif réalise une fonction et qu’il est possible de détailler les règles qui réalise cette fonction en manipulant des représentations structurées. C’est le paradigme principal du cognitivisme ou computationnisme. Et Dan Sperber le résume bien: « il s'agit de décomposer le processus (cognitif) en opérations élémentaires et de ramener les représentations à des structures formelles dont la réalisation matérielle est concevable ». (Sperber 1992 : 405). Les modèles se réclamant de ce paradigme parviennent à rendre compte d’activités comme jouer aux échecs, calculer ou résoudre un problème. Mais dés qu’il s’agit de tâches moins gouvernées par des règles comme notre capacité à reconnaître un visage, conduire une voiture ou reconnaître et comprendre une structure linguistique, ces modèles montrent des limites. D’où l’on voit que la logique naturelle, qui est pratique, outrepasse la logique formelle. Vers les années 1980, le paradigme computationnel est soumis à un paradigme concurrent, le connexionnisme. Malgré ce remaniement, le cognitivisme ne renonce pas à l’hypothèse de la représentation, à cette exception près que celle-ci, au lieu d’être locale, et donc dépendente d’une seule entité physique, est distribuée: « On ne trouve pas, dans le réseau, d’équivalents permanents de nos représentations symboliques quotidiennes ; il n’y a pas d’unité discrète qui représente le concept de « chien », de « pleuvoir ». (Juignet 2015 : 7). Les représentations sont des vecteurs d’activation, et la computation (raisonnement) consiste dans le passage de vecteur à vecteur au moyen des poids des connexions. Le réseau de neurones est donc la notion clé dans le connexionnisme, et elle est supposée remplacer celle de représentations symboliques. Une autre notion est celle de règles émergentes ou implicites: « Le réseau ne consulte aucune règle explicite ; il apprend simplement à se configurer (à configurer le poids de ses connexions) en fonction de l’input proposé et de l’output souhaité. » (Juignet 2015: 8). En général, le connexionnisme a pour objet d’étudier les réseaux constitués de composants dont les états évoluent en fonction de leurs entreées. A la différence du computationnisme, son soubassement n’est donc pas de type logique: « Au lieu d’une logique, la cognition est conçue

170 comme un processus constructif se produisant grâce à l’interaction entre la dynamique interne et les signaux provenant de l’environnement. C’est un fonctionnement cognitif qui n’a pas besoin de symboles, ni de syntaxe ». (Juignet 2011 : 9). Les courants se réclamant du cognitivisme sont nombreux et diversifiés. Je me suis limité au noyau originaire à partir duquel ils se sont se développés. Par la suite, je rappellerai les présupposés que ces courants partagent: la cognition se fait par des représentations, la cognition est un phénomène naturel, certaines opérations cognitives sont inconscientes ou, selon l’expression de Dennett, subpersonnelles, une tâche cognitive se réalise principalement à partir de plusieurs sous-systèmes fonctionnellement distincts et indépendants, l'être humain possède à la naissance une organisation interne qui détermine ses relations avec l'environnement.

III.2. Les rapports entre le corps et l’esprit Si les chercheurs cognitivistes s’accordent tous sur le rejet du dualisme corps esprit et reconnaissent la justesse de la thèse naturaliste selon laquelle les entités et processus mentaux doivent ultimement se ramener à des phénomènes expliquables par la physique, tous n’apportent pas la même réponse à cette question de base: comment la cognition peut- elle émerger des processus cérébraux ? Autrement dit, comment le cerveau, qui est un organe physique, peut-il causer le mental et quel type de causalité ce dernier peut-il à son tour exercer ? Dans les lignes qui suivent, j’évoquerai les principales voies de solution du problème. Je terminerai en proposant une manière de voir les choses qui permette de tenir compte des avantages de différentes positions tout en évitant un certain nombre de leurs pièges. Une première option consiste à dire que les états mentaux ne sont rien d’autre que des configurations de décharges neuronales, qu’à un état mental comme la honte ou la douleur, par exemple, correspond systématiquement un type d’état physique donné. A cette théorie, on reproche de méconnaître la nature du mental qui a quelque chose de subjectif et qualitatif. Selon une autre tendance, il est impossible de dire que tout état mental n’est rien d’autre qu’un état physique donné puisque différents systèmes physiques pourraient donner naissance au même état mental, conclusion soutenue d’ailleurs par les travaux des neuropsychologues et des neurophysiologistes qui ont montré que les

171 structures cervicales sous-tendant la dynamique psychologique pouvaient varier d’un individu à l’autre. D’autres, dont Donald Davidson, soutiennent que les états mentaux surviennent sur les états physiques mais ne sont pas réductibles à ces dernières. Pour justifier cette position, ils s’appuient sur le caractère holistique du mental qui veut qu’un état mental n’existe pas isolé des autres, son identité étant au contraire en partie due à sa position au sein des autres : « Ces associations peuvent varier d’individu à individu [...] et chez un même individu au cours du temps. Il est par conséquent absurde de penser que des lois psychophysiques valables universellement puissent être découvertes ». (Davidson 1993 : 297) Cette proposition est dite contre intuitive, car, d’après elle, les phénomènes mentaux sont causés par des phénomènes physiques mais ils ne peuvent quant à eux rien causer du tout. En plus, une telle option condamne l’approche scientifique de la sphère du mental. S’inspirant du fonctionnalisme (une théorie dominante au XXe siècle dans toutes les disciplines), Jerry Fodor soutient que les processus cognitifs peuvent être considérés comme des interactions causales entre des représentations, interactions réglées par une syntaxe qui préserve la cohérence sémantique des contenus cognitifs. Pour les fonctionnalistes, dont Hilary Putnam, les différents types d’états mentaux n’ont pas à être identifiés à certains types d’états physiques; il faut plutôt les rapporter à des rôles fonctionnels plus abstraits définis par leurs relations avec des entrées, des sorties et d’autres états psychologiques de l’organisme. La principale critique qu’on adresse au paradigme de Fodor, qui est encore aujourd’hui à la source de bon nombre de recherches menées dans les sciences cognitives, est qu’on ne peut se borner à définir les représentations par leur rôle fonctionnel à l’intérieur d’un organisme, étant donné qu’elles sont douées d’intentionnalité, et donc tournées vers l’extérieur, vers les objets ou états de choses dont elles tiennent lieu. Pour ma part, la position naturaliste est ontologiquement soutenable et, de point de vie scientifique mais aussi du point de vue de la psychologie commune, la moins coûteuse. Evidemment, cela suppose qu’on puisse « jongler » avec deux croyances contradictoires : celle selon laquelle la réalité psychique et la réalité physique sont de nature différente et celle selon laquelle la réalité psychique a un pouvoir causal, dans le sens où une certaine façon de voir les choses détermine une certaine façon de faire les choses, et donc un impact déterminé sur la réalité extérieure, dont la nature est physique. Or, je viens de constater que les rapports de compatibilité ou

172 d’incompatibilité avec la réalité autour de soi n’engagent que le sujet en tant que patient, alors que les rapports de conformité ou de non conformité avec cette même réalité engagent le sujet en tant qu’agent. Le résultat est que les rapports du premier type, qui ont toujours une charge positive ou négative, sont subjectifs, tandis que les seconds sont inévitablement objectifs. Ma conclusion est que la réalité intérieure, dite psychique, et la réalité extérieure, dite physique, sont les deux faces d’une même réalité et que seul le point de vue selon lequel on regarde cette réalité lui confère des statuts différents. Comme d’autre part le sujet en tant patient et le sujet en tant qu’agent sont deux entités ontologiques, et dans cette qualité, irréductibles l’une à l’autre, la réduction de la cognition à son support matériel est inconcevable.

III.3. Émotion et cognition L’émotion en tant que thème des sciences cognitives n’est montée sur le devant de la scène que depuis peu. Opposée à la raison pendant des siècles, elle était plutôt redoutée que souhaitée. Les travaux en neurosciences se focalisent sur la recherche de signes objectifs de l’émotion; ils visent à donner une base scientifique à l’étude de cette composante de la cognition. Et dans ce sens, les théories formulées dès la fin du XIXème siècle leur servent de point de départ. Une première de ces théories, celle de James and Lange, porte sur la séquence émotionnelle. Concrètement, ce qui était considéré auparavant comme la conséquence de l’émotion est ici avancé comme cause. La problématique de la théorie est formulée par Carl Lange de la façon suivante:

« Si je commence à trembler parce que je suis menacé par un pistolet chargé, est-ce que tout d’abord un processus psychique se produit, la terreur apparaît, et c’est cela qui causemes tremblements, mes palpitations du coeur, et la confusion de la pensée; or alors, est ceque ces phénomènes corporels sont produits directement par la cause terrifiante de telle sorte que l’émotion consiste exclusivement en une modification fonctionnelle dans mon corps ? » (Coppin et Sander : 2).

La réponse est que l’on a peur puisque l’on tremble, et non pas que l’on tremble parce qu’on a peur. Une seconde theorie, celle de Cannon et Bard, défend la position

173 contraire: les changements physiologiques ne sont pas la cause mais la conséquence de l’émotion. Déclenchée par le traitement d’un stimulus au niveau du système nerveux central, l’émotion commande à son tour à notre corps de réagir de façon appropriée. Ou pour nous en tenir à l’exemple précédent: On voit le pistolet chargé, on a peur et l’on tremble. La conception de James-Lange a influencé certains théoriciens actuels de l’émotion, dont Antonio Damasio qui, avec l’hypothèse des marqueurs somatiques, reprend l’idée selon laquelle l'émotion est de l'ordre de la réaction corporelle, mais s’inscrit dans deux niveaux différents de la corporéité, dans le cerveau et dans les muscles. Pratiquement, la représentation qu’on a d’une situation est le résultat de l’activité neurale qui, à son tour, a pour tâche de traduire l’état du corp. De la sorte, dans l’appréciation d’une situation intervient aussi la mémoire de situations vécues antérieurement. Les marqueurs somatiques sont justement les réactions physiologiques associées à des situations passées à charge émotionnelle. Activés lors du traitement d’une nouvelle situation, ils orientent les prises de décisions d’un individu. Damasio traite ainsi le corps comme un ensemble et non pas un composé de deux essences distinctes; il refuse le dualisme. La conception de Cannon et Bard, de son côté, a eu le mérite de soulever le problème de la localisation des structures cérébrales impliquées dans l’émotion. A. Damasio, par exemple, met en avant le cortex préfrontal, avec sa région ventro-médiane, au niveau de laquelle se relient trois entitités: les signaux relatifs à certains types de situations, les différents types d'états du corps qui ont été associés à certains types de situation au cours du vécu propre à l'individu et les effecteurs (activateurs ou inhibiteurs) de ces états du corps. Et il explique que les patients atteints de lésions des zones préfrontales sont incapables de prendre les bonnes décisions, utiles à leur survie, parce qu’ils sont coupés de leurs feed back somatique - donc de la remontée de leurs émotions signifiée par le corps. Mais originellement, dit-il, les stimuli sont reçus dans une structure plus primitive du cerveau, l’amygdale. Située dans le système limbique, une zone à la base du cerveau, reposant sur le tronc cérébral, et servant de lieu d'échange d'informations entre le corps et le cerveau, l’amygdale agit sur les mécanismes de l'émotion et de la mémoire. Pour la mesure de l’expérience subjective, je rappelle le modèle proposé par Russell, qui est le plus couramment utilisé à l’heure actuelle. Il s’agit d’un cercle à deux axes dont l’un correspond aux dimensions de

174 valence (plaisir/déplaisir) et l’autre aux dimensions d’activation (faible/forte). Ce modèle circulaire, issu du formalisme mathématique, représente l’affect sur un continuum. Enfin, pour les besoins de la cause, j’évoquerai aussi les théories de l’évaluation cognitive, celles, en particulier, qui postulent qu’un traitement cognitif de type évaluatif est à l’origine de la genèse des émotions. Les tenants de cette approche proposent un ensemble standard de critères supposés évaluer l’importance pour un individu d’un événement donné : la nouveauté, le caractère plaisant intrinsèque, le caractère prédictible, l’importance pour le but, la cause de l’événement, la possibilité de gérer ses conséquences et la compatibilité avec les normes sociales ou personnelles. Les combinaisons de ces évaluations, qui sont souvent automatiques et non-conscientes, donnent lieu à différentes émotions. En d’autres termes à des patterns d’évaluations différentes correspondent des émotions différentes. Deux notions, celle de « souci » avancé par Frijda (2006, 1986) et celle de « changements synchronisés » proposé par Sherer ont une valeur explicative particulière. La première est définie comme une « disposition à désirer l’occurrence ou la non occurrence d’un type donné de situations », (Coppin et Sander 2010: 12 citant Frijda 2006) la seconde, comme « un ensemble de variations épisodiques dans plusieurs composantes de l’organisme en réponse à des événements évalués comme importants pour l’organisme » (Coppin et Sander 2010 :12 citant Scherer 2001). Pour finir, je dirai que les différences d’approche dans l’étude de l’émotion ne peuvent pas gommer ce point essentiel, sur lequel s’accordent tous les chercheurs en cognition: l’émotion joue un rôle fondamental dans la dynamique du mental et constitue un phénomène hautement adaptatif.

IV. Mémoire et Émotion

Le souvenir ramène notre passé dans le présent, nous permet de retrouver « le temps perdu». Qu’il soit récent ou moins récent, agréable ou moins agréable, le souvenir garantit la continuité avec nous-mêmes et avec le monde autour de nous, sa perte étant synonyme de perte de soi. Dans « À la recherche du temps perdu », le souvenir « involontaire » inaugure la reconstruction du passé et aboutit à ce qu’on appelle le temps retrouvé. En fait, c’est la mémoire sous toutes ses formes qui se dévoile dans les pages du livre, et elle le fait non seulement pour restituer les données d’une vie mais aussi pour nous dire comment elle s’y prend pour

175 y arriver. C’est l’apport cognitif du livre. Dans ce qui suit, je me propose de revenir sur les quatre expériences fondatrices de la Recherche (les expériences de la petite madelaine, de la butée contre les pavés inégaux, du bruit d’une cuiller contre une assiette, de la serviette empesée), afin d’en déterminer les éléments-clé et leur dynamique. Un premier élément-clé est le plaisir qui accompage et dépasse « infiniment » aussi bien le goût de la petite madelaine trempée dans du thé que la sensation que le narrateur éprouve quand il bute contre les pavés inégaux ou quand il entend le bruit de la cuiller contre une assiette ou quand il sent la raideur de la serviette empesée contre ses lèvres. Ce plaisir « délicieux », a chaque fois le même effet: il transfigure la vie et le moi du narrateur. Un autre élément-clé est l’état d’esprit qui précède chacune de ces expérience. Chaque fois le narrateur est plongé dans ses pensées, rongé par des doutes « au sujet de la réalité de ses dons littéraires » (Proust 1946- 1947: 6), il est dans un état de distraction. Un élément de l’extérieur (la petite madelaine trempée dans du thé, les pavés inégaux, le choc de la cuiller contre une assiette, la serviette empesée) vient chaque fois le ramener à la réalité. Et chaque fois, des moments d’un passé plus ou moins lointain (l’enfance à Combray, le séjour à Venise, l’arrêt du train dans un petit bois, les séjours à Balbec) refont surface. En termes de dynamique, il s’agit, dans les quatre expériences, d’une sensation identique à deux moments différents de la durée, le passé, dont le narrateur est le dépositaire, et le présent, qui se résume dans le contact avec l’extérieur.

« Et voici que soudain l'effet de cette dure loi (celle qui veut qu'on ne puisse imaginer que ce qui est absent) s'était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait miroiter une sensation à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l'ébranlement effectif de mes sens avait ajouté aux rêves de l'imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l'idée d'existence… » (Proust 1946-1947 : 17-18).

Cette conjonction entre le passé et le présent n’est pourtant pas propre au souvenir involontaire. Le traitement de l’ information en général s’appuie sur des stratégies utilisant des connaissances préalables. C’est de

176 toute façon ce que disent les chercheurs en cognition. Et Proust aussi d’ailleurs:

« Il nous faudrait un si grand effort pour recréer tout ce qui nous a été fourni par ce qui n’est pas nous – […] – qu’à peine l’impression reçue, nous descendons insensiblement la pente du souvenir et sans nous en rendre compte, en très peu de temps, nous sommes très loin de ce que nous avons senti. De sorte que chaque nouvelle entrevue est une espèce de redressement qui nous ramène à ce que nous avions bien vu ». (Proust 1946-1947: 54).

En ce qui concerne les connaissances préalables, en fonction de l’expérience de vie de chacun, elles se situent à des distances différentes par rapport au moment présent. Mon hypothèse sur ce point est que les différences interindividuelles dans le traitement d’une même information s’expliquent justement par les niveaux de profondeur différents auxquels se trouvent les connaisances préalables, et donc par l’ordre de leur succession qui est différent d’un individu à l’autre, alors que les différences intra- individuelles ont pour origine le moment présent auquel les connaissances préalables se rapportent. Un premier argument dans ce sens nous est fourni par les psychophysiologistes qui nous disent que les réseaux de neurones sont constitués de composants dont les états évoluent en fonction de leurs entreées. Il y a aussi le témoigange de Proust:

« Une simple relation mondaine, même un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n'avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours inimitable des années, pareil à celui qui dans les vieux parcs enveloppent une simple conduite d'eau d'un fourreau d'émeraude ». (Proust 1946-1947 : 147).

D’où l’on voit que les choses oubliées sont marquées au seau du temps et que leur distance par rapport au moment où on les retouve fait qu’elles nous apparaissent sous une forme plutôt qu’une autre. Pour souligner maintenant à quel point le moment présent est important pour la façon dont on retrouve les choses oubliées, je vais à nouveau donner la parole à Proust.

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« … et, maintenant devant cette bibliothèque de l’hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses pans et dans ses cassures, le plumage d’un océan vert et bleu comme la queue d’un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m’avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu’il y a d’imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d’allégresse ». (Proust 1946-1947: 11).

Le souvenir d’une chose, celui de la petite madelaine trempée dans du thé, par exemple, appartient aussi bien au passé qu’au présent. Il appartient au passé par le goût que le narrateur en garde, quand, enfant, il allait dire bonjour à sa tante Léonie et quand celle-ci lui offrait, après l’avoir trempé dans du thé, un petit morceau de madeleine. Il appartient au présent par ce qui le déclenche et chez qui, à savoir la petite madelaine trempée dans du thé que la mère venait de proposer à un narrateur qui n’arrêtait pas de se faire du souci pour sa vocation littéraire, qui regrettait toujours l’habitude qu’il avait de faire passer avant son «moi profond» le « moi apparent» qu’il manifestait dans la société. Selon le psychologue néerlandais Nico Frijda les émotions sont déclenchés par des événements importants et ces derniers le sont « quand ils touchent à un ou plusieurs des soucis (concerns) du sujet ». (Coppin et Sander : 12) Dans notre cas, « les soucis » sont liés à la réalité des dons littéraire du narrateur. Selon ce même chercheur, l’émotion implique dans un deuxième temps des états de préparation à l’action pertinente par rapport à l’atteinde des buts, toutes les autres actions étant interrompues. Et en effet, avec chaque expérience de mémoire involontaire », le narrateur se lance un peu plus dans la recherche des causes profondes de la félicité qu’il éprouve et son projet littéraire prend peu à peu coprs. Si, dans le déclenchement de l’émotion, Frijda et les tenants de l’évaluation cognitive en général mettent l’accent sur le moment présent (avec ses deux composants, l’élément extérieur qui déclenche la sensation et l’état du sujet au moment où la sensation se déclenche), Antonia Damasio se concentre sur les situations passées à charge émotionnelle pour nous dire que les émotions associées à ces situations, qui sont autant de réactions physiologiques, influencent les choix du sujet. En fait, pour le narrateur de la Recherche, les moments retouvés, les

178 moments véritablement pleins, ne se confondent ni avec les moments passés, auxquels les désillusions n’ont pas été épargnées, ni avec le moment présent avec ses imperfections: «Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux ». (Proust 1946-1947 : 14). Tout souvenir sous-entend une distance à franchir. Mais dans le cas du souvenir dit involontaire, c’est l’émotion qui arrive en premier et sert de code d’accès aux faits d’autrefois alors que dans le cas du souvenir « volontaire » c’est l’effort de l’esprit qui fait office d’intermédiaire. Sur fond d’émotion, les faits passés nous font «respirer un air nouveau», sur fond d’effort, ils ont l’air pâle. Les deux types de souvenir ont quand même plus d’un point en commun: tout d’abord les deux supposent une certaine déconnexion de la réalité immédiate. Mais dans le cas du souvenir volontaire, cette déconnexion est contrebalancée par la concentration sur une tâche donnée, alors que, dans le cas du souvenir involontaire, la même déconnexion s’accompagne d’un état de désœuvrement. Il y a ensuite le fait que, dans les deux types de souvenir, les faits d’autrefois mettent un certain temps à s’installer, à arriver à la conscience. C’est d’ailleurs ce qui distingue les souvenirs des informations qui nous parviennent de l’extérieur. Quant à la dynamique qui les sous tend, elle est la même. Concrètement, les informations fournies par l’extérieur se détachent sur le fond des informations qu’on a déjà. (On ne reconnaît que les choses qu’on a déjà connues.) Les souvenirs, de leur côté, s’installent dans le présent au détriment du fait extérieur qui a provoqué leur surgissement. La force de l’émotion qui les accompagne et sa valeur dépendent non seulement du fait passé, mais aussi de ce que Frijda appelle « le souci » du sujet au moment où le souvenir s’enclenche. Toutes les facettes de la cognition se retouvent dans l’œuvre proustienne et toutes sont traitées avec un égal bohneur. Les scientifiques, à force de se pencher sur un aspect de la cognition, perdent parfois de vue le tout. Il n’en est pas moins vrai que leurs théories sont à même de jeter une lumière nouvelle sur le fait littéraire. Reste, bien sûr, le problème de la naturalisaton de l’esprit, qui est comme la marque déposée du cognitivisme. Or chez Proust, il n’y a rien qui l’affirme de façon explicite. Mais cela mérite un autre développement.

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Bibliographie

BOUVERESSE, J., 2008, La Connaissance de l'écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Agone, Collection « Banc d'essais». COPPIN, G. et SANDER, D., Théories et concepts contemporains en psychologie del’émotion, http://cms.unige.ch/fapse/EmotionLab/ pdf/Coppin%20&%20Sander%20(2010).pdf. DAMASIO, R. A., 2006, L’erreuer de Descartes, Paris, Odile Jacob. DAMASIO R. A., 2002, Le sentiment de soi, Paris, Odile Jacob. DAVIDSON, D., 2008, Actions et événements, Paris, Presses universitaires. DIDIERJEAN, A., 2015, La madelaine et le savant. Balade proustienne du côté de la psychologie cognitive, Paris, Editions du Seuil. JUIGNET, P., 2015, Le cognitivisme.Philosophie, science et société, http:// www. philosciences. com. LEHRER, J., 2007, Proust était un neuroscientifique, Éditions Robert Laffont. PROUST, M., 1946-1947, en 15 volumes, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard. STEINER, P. , 2005, Introduction cognitivisme et sciences cognitives », Labyrinthe. SPERBER, D., 1992, Introduction aux sciences cognitives, Paris, Gallimard, 1992. TADIÉ, J-Y. et M., 1999, Le sens de la mémoire, Paris, Gallimard.

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L’Altérité aimantée et la guerre. Quelques considérations sur Le Rivage des Syrtes

Evagrina DÎRŢU Université Technique « Gheorghe Asachi », Iasi

Abstract: Our purpose in the present paper is to analyse some aspects of Julien Gracq’s famous novel pertaining to the topic of the war from the standpoint of a different literary and cultural fundamental topic, that of the otherness and of the curiosity about otherness. The war threatening, with no exterior sign, the imaginary country in the novel lingers, all along this eventless story, in an intermediary space between state and fact, between cause and effect, while Aldo the Observer, the narrating character, seems to be overwhelmed, above all else, by the fascination of the Other (so far away and so close at the same time) so that he eventually cannot oppose any more his desire to “get closer”. On the other hand, the spatial, and particularly the geographical dimension of the book, in which maps and compasses play a fundamental, and at the same time so productive role on a symbolic level, invite readers to a Bachelardian approach and to geo-critical perspectives, as the imaginary trajectories of the narrator, resulting from an impulsion of irrepressible curiosity, draw (and suggest) plural topographies of this “magnetic” otherness. Keywords: Julien Gracq; Le Rivage des Syrtes; otherness; proximity; literary geography; map.

Notre analyse vise le roman de 1951 de Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, dans la perspective de la curiosité en tant que moteur principal du récit, ou plutôt de l’action au-delà des pages du roman proprement-dit, qui est une structure éminemment non-événementielle. Modèle d’anti-récit, par son déroulement « dans l’attente », le roman se construit dans une atmosphère d’irréalité qui se nourrit surtout de la mystérieuse faculté du narrateur de transgresser les frontières cognitives. Aldo semble pressentir, par des ressorts intérieurs qui ne font pas partie de sa capacité logique et rationnelle, l’imminence d’une guerre que rien ne justifie d’ailleurs, dans la proximité territoriale de l’espace ennemi. La confirmation que la fin du roman apporte ne fait qu’obscurcir les choses encore plus, par un rapport

181 causal imbriqué. Est-ce la faute de diplomatie politique d’Aldo qui déclenche la guerre ou est-ce la guerre, qui a tout imprégné autour, qui déclenche la vision et le comportement d’Aldo ? Une lecture dans la clé de la curiosité est à même d’offrir justement des possibilités d’approcher cette mystérieuse relation de causalité. D’ailleurs, dès le début du récit on remarque la présence d’éléments thématiques qui se rangeraient sous ce toit, si généreux. L’un d’entre eux est celui du regard. On pourrait dire que la place de l’événement dans le roman de Gracq est prise par le regard, topos essentiel, problématisé à plusieurs reprises et de manières différentes. Le regard est élément causal de la réalité, car cette dernière n’est pas faite de données quelconques, mais déterminée par la qualité et la force du premier. Le personnage narrateur est le « porteur » privilégié de ce regard créateur. Aldo est un observateur, dans le sens du statut professionnel premièrement (il est envoyé en tant qu’Observateur par la Seigneurie d’Orsenna à l’Amirauté des Syrtes), mais aussi et surtout dans le sens élargi, qui définit celui qui regarde le monde. Le capitaine Marino, décode dans le regard d’Aldo, dès leurs premières rencontres, un danger latent : « un regard qui réveillait trop de choses. Je n’aimais pas ta manière de regarder » (Gracq 1985 : 275). Aldo lit en revanche dans le regard des autres la force de l’indifférence, par laquelle la vraie réalité est réduite à une réalité quelconque. Une fois ce regard, qui ne discerne pas, disparu, la vérité réapparaît : « J’attendais venir avec impatience ces jours de congé où la voiture, roulant vers Maremma, vidait l’Amirauté pour quelques heures. […] la forteresse lavée des regards indifférents reprenait les dimensions du songe » (Gracq 1985 : 35, c’est nous qui soulignons). Pour Vanessa, regard et coup d’œil sont même des choses complètement différentes : « Il y a des yeux ici qui se posent sur vous, Aldo, mais tu comprends, cela ne va pas plus loin ; il n’y a pas de regard. Et moi, j’avais besoin de ce regard. Oh ! oui, regarder. Être regardée. Mais de tous ses yeux. Mais pour de bon. Être en présence… » (Gracq 1985 : 167). Cette faim pour le regard significatif et signifiant reflété dans les mots de Vanessa font un pont au-dessus le récit avec les mots d’Aldo pendant l’excursion de nuit vers la côte ennemie. À la question de Fabrizzio qui ne comprend pas pourquoi Aldo veut s’approcher de la côte et ce qu’il veut voir, le personnage narrateur répond « Rien » mais pense pour lui-même : « Ce que je voulais n’avait de nom dans aucune langue. Être plus près. Ne pas rester séparé. Me consumer à cette lumière. Toucher » (Gracq 1985 : 212).

182 Ces mots d’Aldo s’inscrivent dans un autre topos du roman, celui de la proximité, qui complète la sphère plus large de l’altérité, mise ici, comme nous venons de le dire, sous le signe enrichissant de la curiosité. Se rendre plus près, de plus en plus près de la côte interdite de Farghestan, semble être le mobile principal de l’action du personnage narrateur tout au long du récit. C’est l’histoire d’un voyage extérieur et intérieur vers l’altérité. Le roman s’ouvre sur le départ d’Aldo pour la forteresse des Syrtes. C’est un voyage de type initiatique, accompagné de signes extérieurs qui connotent le caractère extra-ordinaire de ce déplacement. Mais le voyage proprement dit n’est qu’une séquence dans un voyage plus vaste qu’Aldo ne commencera qu’une fois arrivé à la forteresse. Son arrivée est accompagnée d’un sentiment de « dépaysement » qui d’ailleurs le hantera par la suite (« c’est toujours avec une vivacité intense que revient à moi l’impression anormalement forte de dépaysement que je ressentis dès mon arrivée » [Gracq 1985 : 17]). On y lit un malaise d’adaptation, qui accompagne son passage du marécage au désert, une dichotomie géographique qui caractérise le petit pays fictif représenté dans le roman. Les espaces de passages, si riches en symboles, représentent d’ailleurs l’un des espaces privilégiés par le géographe- romancier Gracq, comme il le témoigne lui-même dans un entretien accordé à et cité par Jean-Louis Tissier :

« Dans mes livres en effet, il est souvent question de régions-frontières, de régions marginales d’avant-poste, parce que c’est une situation qui me plaît en imagination. Mais il est vrai qu’en géographie, j’aime beaucoup les zones de transition, de passage d’une région à une autre, elles m’intéressent beaucoup » (Tissier 1981 : 55).

Les marécages qu’Aldo laisse derrière, sous le signe de l’eau immobile, sont assimilés dans l’imaginaire du texte au moisi, au renfermé étouffant et au vieilli ; ils sont remplacés par les déserts de la proximité frontalière avec le Farghestan – traversés par les vents, signe donc de liberté et de changement –, mais aussi par la mer, l’eau inscrite cette fois-ci dans la même sphère de la liberté et de la force. L’eau infinie, ténébreuse et insondable de la mer est source d’insécurité, mais en même temps elle est l’espace de la profondeur et des promesses cachées. L’eau contaminera, dans ce nouvel espace de vie, les rêveries d’Aldo, et aussi son registre sémantique (« ...je me baignais pour la première fois dans ces nuits du Sud inconnues d’Orsenna, comme dans une eau initiatique. Quelque chose m’était promis,

183 quelque chose m’était dévoilé... » [Gracq 1985 : 18]). Un rôle majeur de l’eau est aussi sa capacité de représentation, vu que « ...le reflet sur les eaux est la première vision que l’univers prend de soi-même » (Bachelard 1961 : 190). L’eau est aussi reflet, miroir, elle renvoie à l’auto-définition et à la possibilité de définir l’autre. Nous trouvons la fonction essentielle de la mer dans le roman de Julien Gracq, en tant qu’eau-frontière : la délimitation et le rapprochement en même temps par rapport à l’Altérité. Le texte entier fonctionne d’ailleurs dans une binarité ici/là-bas (le nom sous lequel on désigne le plus souvent le territoire ennemi, comme pour mieux le placer dans l’ambiguïté : « On dit très peu : ‘le Farghestan’ ici, autant dire jamais. On dit : ‘là-bas’ » [Gracq 1985 : 93]). Dans son livre sur la curiosité, Alberto Manguel s’arrête sur le besoin humain de se définir l’espace dans de telles dichotomies, à même de raffiner le sens identitaire : « Nous sommes au fond, écrit-il, des cartographes, et nous divisons et étiquetons notre ‘ici’ et croyons nous déplacer vers des territoires étrangers, peut-être simplement afin de déplacer nos repères et notre sentiment d’identité » (Manguel 2015 : 167, c’est nous qui traduisons en français). Chez Aldo la dichotomie se traduit le plus souvent par « proche vs. lointain », car la plupart du temps l’altérité est une question de distance (et il la perçoit comme dissoluble dans la distance) ; ainsi, sa tendance constante de résolution de la binarité, d’annulation des frontières, prend la forme d’un rapprochement spatial. La dangereuse excursion commandée par Aldo dans la proximité du territoire ennemi se fait sous l’empire d’une telle émotion violente, dans le désir d’ « être plus près » ; tous les membres de l’équipage, se dirigeant vers le rivage du Tängri, sont d’ailleurs possédés par le vertige du rapprochement, dans un besoin commun de toucher au centre, de se retrouver « dedans » en quittant le « dehors », pressés de « se fondre dans cette approche éblouissante, se brûler à cette lumière sortie de la mer » (Gracq 1985 : 217). On remarque un transfert esthétique fréquent auquel Gracq procède entre les plans humain/géographique ; le désir de proximité est le plus souvent décrit par Aldo comme un désir érotisé (c’est un désir qui donne des vertiges ineffable – Aldo estime que cette envie, difficile à expliquer à Fabrizzio, d’être plus près aurait été comprise d’un coup par « une femme amoureuse » ; au moment où ils approchent de la côte ennemie, il décrit son état dans la même sphère érotique – « Tu as senti les orangers ? me dit-il [Fabrizzio] en haussant la tête. Nous sommes presque à toucher la terre… Tu veux aller plus loin ? Je coupai court d’un bref signe de tête. En ce

184 moment, la gorge sèche, comme devant un corps désiré qui dépouille un à un ses voiles dans l’ombre, collé de tous mes nerfs à mon attente affamée, je ne pouvais même plus parler » (Gracq 1985 : 214). D’autre part, voir de près et voir l’Autre s’approcher (par un élément) sont des actions démystifiantes finalement, qui dispersent la rêverie. L’observation du petit navire inconnu rend Aldo, après une période de réflexion, conscient de la consistance humaine de cette altérité obsédante (« Il y avait une côte devant moi où pouvaient aborder les navires, une terre où d’autres hommes pouvaient imaginer et se souvenir » [Gracq 1985 : 74]). Le fait de calculer concrètement, sur les cartes – autrefois support matériel des rêveries sans fin –, les distances entre les côtes l’érige même en opposant de sa perception antérieure (« …j’étais confondu pourtant de trouver les distances que je mesurais si médiocres, comme si les rivages de cette mer fermée fussent accourus en demi-cercle au-devant de notre proue, soudain presque à la portée de la main […] : il y a une échelle des actes qui contracte brutalement devant l’œil résolu les espaces distendus par le songe. Le Farghestan avait dressé devant moi des brisants de rêve, l’au-delà fabuleux d’une mer interdite ; il était maintenant une frange accore de côte rocheuse, à deux journées de mer d’Orsenna » [Gracq 1985 : 199]). Mais la carte est au début un point de départ vers un territoire privilégié de l’intériorité d’Aldo, où il peut vivre à son gré sa relation avec l’altérité désirée. La temporalité qu’il vit dans la chambre des cartes est différente – Aldo n’y sent pas le temps s’écouler et est « englué dans une immobilité hypnotique » (Gracq 1985 : 32). La chambre des cartes est une chambre signifiante, lieu de voyage immobile. C’est un espace de la solitude, de la recherche du soi par isolement, tout en restant un lieu du bien-être, analysable dans le cadre de la topo-phylie bachelardienne : « Dès que j’en avais pour la première fois (…) poussé par simple curiosité la porte, je m’étais senti progressivement envahir par un sentiment que je ne saurais guère définir qu’en disant qu’il était de ceux qui désorientent (…) cette aiguille d’aimant invisible qui nous garde de dévier du fil confortable de la vie – qui nous désignent, en dehors de toute espèce de justification, un lieu attirant, un lieu où il convient sans plus de discussion de se tenir » (Gracq 1985 : 30). [Le sémantisme de l’aimant se retrouvera, une fois la chambre quittée, au moment où « le Redoutable » s’approche de la côte interdite du volcan Tängri, comme une vérification de la qualité magnétique de cet Ailleurs auquel Aldo rêve appuyé sur les images cartographiques : bien que trop près de la terre ennemie, le vaisseau ne peut plus s’en éloigner : «

185 Fabrizzio ne songeait pas à virer de bord. Il était trop tard maintenant – plus tard que tout. Un charme nous plaquait déjà à cette montagne aimentée » (Gracq 1985 : 216).] D’autre part, la chambre n’offre pas le bien-être rassurant du foyer stable, mais un bien-être qui prend sa source dans une certaine insécurité (il y a même une « qualité incertaine » de la lumière ici). Le symbolisme de la carte s’ajoute bien sûr au fonctionnement de cet espace clos mais prolifique. La carte et son contenu, même si géométrisé dans la modernité, renvoie premièrement au désir d’investigation de l’être, que ce soit celui plus grand, universel, ou celui individuel, humain (dans un article investiguant les sens des cartes anciennes anthropomorphes, Corin Braga rappelle les impulsions originaires des curiosités et des recherches topographiques, soulignant que « l’exploration des routes du monde ou des trajets sur la carte constitue une recherche imaginaire des origines anatomiques de l’être humain » [Braga 2012]). En même temps, le fait qu’Aldo essaie dans la chambre, qui est un espace foncièrement clos, circonscrit et sécurisant, de définir un espace indéterminé dans son étendue et menaçant, conduit à une superposition (et en même temps une simultanéité) des deux dimensions, le petit et le vaste, l’intime et l’étranger ; ainsi réunies, elles fusionnent au niveau de la subjectivité d’Aldo. La carte, en tant qu’image symbolique et symbolisante, souffre quand-même de la nécessite du passage qui se fait du plan symbolique au plan factuel :

« À voir revenir sous la lumière jaune et sale de la cabine ces contours qui m’étaient si familiers, j’éprouvais un sentiment d’irréalité, si étrange il me paraissait que ces symboles armés, que j’avais si longtemps interrogés au fond de leur châsse souterraine, fussent là maintenant déployés pour servir » (Gracq 1985 : 197).

La dichotomie loin/proche se double donc dans le roman de Gracq d’une opposition contemplatif/actif, toute entreprise à même de transformer l’état en acte détruisant, imperceptiblement, les frontières transparentes de l’imaginaire. La proximité, en tant que résultat du désir de transformer l’inconnu en connu, l’incertain en certain, est également un mouvement contre l’imagination. D’ailleurs Aldo donne l’impression tout au long du récit de vivre dans une sorte d’espace-limbe, un espace intermédiaire situé quelque part entre le possible et le certain et qui règle, de manière paradoxale, l’ensemble de l’histoire. Nous avons, d’un côté, un monde de l’attente, du non-événementiel, de la connaissance indirecte (dont

186 la scène ne peut être que l’imagination) – et un monde de l’événement et de la connaissance directe (dont la scène est la réalité). Cet espace de l’incertain a l’avantage de la liberté, en laissant toutes les portes ouvertes, et le désavantage paradoxal de l’esclavage, créant une dépendance dont il est difficile, sinon impossible de guérir. On pourrait aussi comprendre le désir de proximité comme résultat de la fatigue de l’incertain. Le moteur du récit semble fonctionner sous l’impulsion urgente du changement. L’opposition entre l’état et le fait est le nœud tensionnel des (non)événements du roman. Le passage de l’état de guerre au fait de guerre dont parle l’envoyé de Rhage lors de la rencontre nocturne avec Aldo (« De l’état de guerre au fait de guerre, dans le cas qui nous occupe, il y a pourtant bien loin » [Gracq 1985 : 227]) semble n’être qu’une modalité inévitable de résoudre cette tension latente qui a des racines plus profondes et plus complexes qu’un apparent conflit politique ou diplomatique entre deux états voisins. Sous l’influence de Spengler, Gracq emprunte une perspective quasi-mystique sur l’Histoire ; comme le mystique qui, retournant à Dieu, doit passer par un état de rupture et souffrance intérieure, renouvelante, à pouvoirs thérapeutiques, la vieille civilisation d’Orsenna réclame une rupture afin de se sauver du fil interrompu de l’histoire, où elle est restée pendue, sans espoir et sans joie. Dans cette perspective, pour qu’une chose puisse s’opposer à une forme définie et définitive, il faut qu’elle change cycliquement. Ce qui explique la récurrence d’un autre motif dans le récit, celui de la « naissance ». Il est mentionné dans plusieurs registres, comme celui religieux, de la fête de la Nativité, dans le sermon de Noël du prêtre de Saint-Damase (« Et il est vrai que la naissance aussi apporte la mort, et le présage de la mort. Mais elle est le Sens » [Gracq 1985 : 178]), ou dans le registre de la féminité (énoncé par Vanessa – « As-tu remarqué, me dit-elle d’une voix plus basse en me saisissant au poignet, quand une chose va naître, comme tout change brusquement de sens ?... » [Gracq 1985 : 242]). Le temps même, un temps non-événementiel dilaté, est un temps de l’attente indéfinie et ambiguë, comme une gestation, ce qui le rapproche de la même métaphore dominante de la naissance : « … ces journées unies et monotones, et pourtant pleines d’une attente et d’un éveil, pareilles à l’alanguissement nauséeux d’une femme grosse » (Gracq 1985 : 162) – voilà comment Aldo revit dans sa mémoire ces temps-là d’attente d’avant la guerre. Dans tous les cas, le thème de la naissance connote la sphère générale du recyclage universel et historique, par laquelle s’expliquerait

187 aussi (dans un emprunt que Gracq fait, semble-t-il, à la théorie spenglérienne du déclin des civilisations) la guerre :

« Un État – explique et prédit en même temps Danielo, dans ses interventions qui concluent les événements – ne meurt pas, ce n’est qu’une forme qui se défait. Un faisceau qui se dénoue. Et il vient un moment où ce qui a été lié aspire à se délier, et la forme trop précise à rentrer dans l’indistinction » (Gracq 1985 : 317).

Le recyclage universel comprend aussi le motif du mécanisme universel. Mais il s’agit d’un engrenage qui va plutôt de soi, une fois déclenché, comme par des lois invisibles mais impersonnelles qui commencent à fonctionner quand une conscience supérieure apprend comment s’en servir. C’est le secret du vieux Danielo qui, après trente ans d’observation de l’ « histoire », comprend enfin

« …la facilité – la facilité déconcertante avec laquelle les choses se font. Il y avait aussi pour moi cet amusement presque inépuisable : constater que la machine marche, que mille rouages jouent et fonctionnent quand on appuie sur le bouton » (Gracq 1985 : 308).

La dernière réplique du roman retentit comme un écho de toute l’histoire, est la question du vieux Danielo, le personnage puissant et mystérieux avec lequel Aldo se confronte à Orsenna. Nous voyons cette question finale comme une question dont le destinataire n’est pas nécessairement le personnage d’Aldo, mais le lecteur même, questionné par l’auteur caché derrière le personnage. Elle soulève à la fin le problème général du sens de la vie et de l’Histoire, et en dernier ressort, le statut même de la fiction, en tant que preuve ou trace de l’histoire passée :

« ...Il ne s’agissait pas de bonne ou de mauvaise politique. Il s’agissait de répondre à une question – à une question intimidante – à une question que personne encore au monde n’a pu jamais laisser sans réponse, jusqu’au son dernier souffle. – Laquelle ? – ‘Qui vive ?’ dit le vieillard en plongeant soudain dans les miens ses yeux fixes » (Gracq 1985 : 321).

Notre question d’autre part, après la lecture du roman, est restée centrée autour du moteur caché qui déclenche dans le personnage narrateur

188 un mouvement irrépressible vers l’autre, en dépit de la menace continuelle que ce mouvement soit interprété comme et engendre, finalement, une « invitation » à la guerre. Dans La Peur des barbares, Tzvetan Todorov, analysant les mécanismes de l’éruption de la violence qui se trouvent à la racine de tout phénomène guerrier, soulignait que la condition nécessaire de la violence est que l’identité multiple de l’Autre soit réduite à l’identité unique : pour tuer un Tutsi, par exemple, il faut oublier « toutes ses autres appartenances, à une profession, un âge, un milieu, un pays – ou à l’humanité » (Todorov 2008 : 107). Le fait que la façon d’Aldo de se rapporter à l’altérité est marquée par la curiosité, attitude éminemment compréhensive et anti-réductrice, démontre justement qu’il ne s’agit point d’une peur du Farghestan « barbare », mais du désir de connaître et de comprendre. Nous y remarquons une approche non-canonique de la guerre, influencée par la perspective romantique illuministe, mais dont Gracq se délimite aussi ; on pourrait dire que nous avons affaire à une guerre pacifique, qui plutôt que de se déclarer contre, se déclare pour – c’est l’intérêt pour, voire la curiosité envers l’Autre et l’Ailleurs qui préoccupe de façon obsédante un Même fatigué de ne pas changer. « Ils ont dû perdre un peu l’habitude d’être curieux » (Gracq 1985 : 112) dit, à un moment donné, Fabrizzio, en justifiant en fait de cette façon le courage de s’approcher de la côte interdite du Tängri. C’est une guerre intérieure au-dessus tout, qui change et renouvelle la nature intime du Même, qui veut renaître, se régénérer, renouer avec la vie. La guerre que nous devrions tous mener pour qu’il n’y ait pas de guerre.

Bibliographie

GRACQ, Julien, 1985, Le Rivage des Syrtes, Paris, Librairie José Corti [Ie éd. 1951, Librairie José Corti]. BACHELARD, Gaston, 1961, La poétique de l’espace, Paris, PUF. BRAGA, Corin, 2012, « Géographie psychanalytique », dans Epistémocritique, le 3 janvier, disponible en ligne sur ttp://www.epistemocritique.org /spip.php?article 222&lang=fr# _ftnref3. LEUTRAT, Jean-Louis (dir.), 1997, Julien Gracq, Paris, Editions de l’Herne.

189 MANGUEL, Alberto, 2015, Curiosity, New Haven-, Yale University Press. TISIER, Jean-Louis, 1981, « De l’esprit géographique dans l’œuvre de Julien Gracq » dans Espace Géographique, tome 10, no. 1, disponible en ligne sur http://www.persee.fr/doc/spgeo_0046-2497_1981_ num_10_1_3607. TODOROV, Tzvetan, 2008, La Peur des barbares, Paris, Editions Robert Laffont (version epub).

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Les Catilinaires d’Amélie Nothomb: entre les regards indiscrets et le rituel hallucinant d’un monde à l’envers

Elena Simina BĂDĂRĂU Collège National «Emil Racoviţǎ», Iaşi, Roumanie

Abstract: Amélie Nothomb creates a world which cannot be, by no means, ordinary. No matter how the characters and places are, the development of the events proves to be both hallucinating and fascinating. A couple of old people come to realize their dream at last, namely to retire into the country in a special House, seen as a prototype of a matrix space, which governs their loneliness, far away from an abandonned universe. Palamède Bernardin’s arrival in their lives, who seems, at first, to simply drop in, becomes little by little a hallucinating ritual, a real obsession towards the end, haunting the old couple, who desperately tries to get rid of him, complying though with the social conventions.The neighbours’indifference strongly contrasts with Juliette and Emile’s curiosity, who begin to poke their nose into Palamède’s life. His wife’s presence, a very grotesque one, enhances their curiosity and they finally sympathize with her. However, their curiosity and questions cannot help them to know each other better. On the contrary, it’s getting worse. Hence, the former Greek teacher resorts to murder, which leads to another discontinuance, as he doesn’t dare to confess his wife. At the end, the experiment is a total defeat. Keywords: anxiety; house; interference; curiosity; sight; defeat.

Le monde fictionnel forgé par Amélie Nothomb ne peut être nullement ordinaire et les chroniques le souligne à maintes reprises: « ...cette jeune femme prolonge la tradition littéraire de sa famille dans des récits qui usent des vieilles ficelles du métier, mais pour les grossir jusqu’à les ironiser » (Quaghebeur 2000 : 250). Michel Zumkir, par exemple la considère « comme une auteure à part entière, certes excentrique mais une auteure dont on considère les livres avant la personnalité. [...] On la compare davantage à Marguerite Yourcenar pour sa culture et son

191 écriture classique qu’au premier faiseur de best-sellers venu » (Zumkir 2007: 92-93). Les Catilinaires, roman paru en 1995, s’inscrit dans une démarche spécifique de la littérature belge de la fin du XXème siècle, marquée par une nouvelle forme d’autonomie littéraire, ne s’intéressant plus au présent ou aux questions sociales. Cette idéologie est mise en honneur par la génération néoclassique, avec Suzanne Lilar comme figure de proue (Van der Schueren 2000 : 273). Amélie Nothomb n’y fait pas défaut1: elle fait de nombreuses références à des auteurs rares, avec un « début virtuose et une conclusion qui fait oublier l’enlisement de la narration en son milieu », comme le « signe de la clôture forcée de la littérature sur elle-même » (Van der Schueren 2000 : 274). Mais quels que soient les personnages ou le cadre choisi, le déroulement des événements s’avère être hallucinant, angoissant et passionnant à la fois. Le sujet abordé dans Les Catilinaires le prouve pleinement. Un couple de retraités, souffrant d’autosuffisance, réalise enfin son rêve: se retirer à la campagne, dans une Maison, prototype de l’espace matriciel par excellence, censé lui assurer la solitude à deux, loin d’un univers qu’il avait quitté sans aucun regret. L’intrusion du voisin, Palamède Bernardin, qui ne semble être au début qu’une simple visite de courtoisie, devient progressivement un rituel hallucinant qui désespère le vieux couple obligé d’inventer astucieusement, tout en respectant les conventions sociales, des méthodes pour se débarrasser de lui. Le choix de la narration à la première personne, en occurrence du narrateur homodiégétique, si l’on se rapporte à la taxinomie de Gérard Genette, ne réussit pas à remplir les blancs, car à un certain moment de l’histoire intervient un sentiment d’impuissance:

« Si notre paix n'avait pas été troublée, je sais que nous aurions vécu ainsi jusqu'à la mort. Cette dernière phrase me donne froid dans le dos. Je me rends compte que je raconte mal. Je fais des erreurs. Non pas des inexactitudes ni des contre-vérités, mais des erreurs. C'est sans doute parce que je ne comprends pas cette histoire: elle me dépasse » (Nothomb 1995 : 16).

1 Pourtant, dans Les Combustibles, pièce de théâtre parue en 1994, on observe des préoccupations contemporaines. On pense notamment au siège de Sarajevo. 192 La restriction du champ est visible également dans la perception des autres personnages. La première apparition de Palamède Bernardin semble paisible, conventionnelle et les apparences trompeuses: « Voici un voisin qui ne nous dérangera pas » (Nothomb 1995 : 23). L’écart est d’autant plus important que le voisin inopportun sera nommé par la suite «tortionnaire», «rustre», «emmerdeur mythologique». L’indiscrétion envers l’autre se manifeste soit par le côté visuel, soit par les questions dont les réponses sont presque toujours fermées. Si, au début, la présence du regard est une stratégie de raconter des bribes du passé de Juliette par le procédé de l’analepse, tout en renouant avec l’immobilité du présent, dans d’autres cas c’est la manière conventionnelle de dévisager l’autre, d’en faire le profil sans être aperçu:

« Accroupi près de l'âtre, j'ai tourné la tête et j'ai vu Juliette. Elle était assise dans un fauteuil bas, tout près, et elle contemplait le feu avec ce regard qui est le sien : concentration respectueuse sur la chose, en l'occurrence sur ce pauvre foyer. [...] Ce regard qu'elle avait pour le feu, c'était celui qu'elle avait pour l'institutrice, en classe. Ces mains posées sur ses genoux, ce port de tête immobile, ces lèvres calmes, cet air sage d'enfant intrigué d'être présent : je savais depuis toujours qu'elle n'avait pas changé, pourtant, je ne l'avais jamais su à ce point ». (Nothomb 1995 : 17).

Un peu plus loin, c’est Juliette, la femme-enfant, qui répète le même geste, mais la portée a cette fois-ci des connotations différentes - la curiosité envers un être étrange qu’on a du mal à comprendre:

« Palamède Bernardin, lui, avait ce courage : il restait assis, ne regardant rien, l'air abruti et mécontent à la fois. [...] Pendant ce temps, Juliette était restée assise à côté de lui. Elle l'observait, elle semblait le trouver très intéressant. Elle avait l'air d'un zoologiste qui étudie le comportement d'une bête étrange ». (Nothomb 1995 : 33).

On retrouve une idée similaire dans le discours taxinomique de l’ancien professeur devant son interlocuteur impassible: « J’aime cette sagesse antique qui fait de l’humain un animal parmi les autres » (Nothomb 1995 : 69). En effet, la seule solution pour «meubler les silences» est la présence des réflexions bien obscures, de l’éloquence apparemment gratuite. Néanmoins, on pourrait établir ici un rapport entre ces exercices oratoires,

193 pérorés dans le but d’embêter Palamède qui les assomme par sa présence et les quatre discours de Cicéron lors de la conjuration de Catilina, un horizon d’attente créé d’ailleurs par le titre du livre. De plus, l’irruption du présent inquiétant éloigne désormais tout cadre rassurant, occasion de faire naître l’introspection, le refuge dans son for intérieur, une curiosité projetée sur sa propre personne qui n’apparaît pas dans les moments heureux :

« L'avantage des nuisances est qu'elles poussent les individus jusque dans leurs derniers retranchements. Moi qui n'avais jamais pratiqué l'introspection, je me surpris à explorer mes tréfonds comme si j'espérais y trouver une force encore inexploitée. A défaut d'en découvrir une, j'appris beaucoup de choses sur mon compte. Par exemple, je ne savais pas que j'étais pusillanime. En quarante années d'enseignement au lycée, je n'avais jamais eu à subir le moindre chahut. Les élèves me respectaient. Je suppose que je bénéficiais d'une certaine autorité naturelle. Mais j'avais eu tort d'en déduire que j'étais du côté des forts. En vérité, j'étais du côté des civilisés : avec ces derniers, j'avais toutes les aisances. Il avait suffi que je me retrouve confronté à une brute pour voir les limites de mon pouvoir ». (Nothomb 1995 : 76).

À l’indifférence et à la placidité du voisin agaçant s’oppose l’inquiétude de Juliette et d’Emile qui commencent à s’interroger sur la vie de Palamède, à analyser ses réactions, à épier sa maison, en y jetant des regards indiscrets. La tentative de suicide échouée favorise une nouvelle forme de voyeurisme, projeté d’une part sur le cadre désolant et, d’autre part, sur la figure grotesque de Bernadette, au moment où Emile transgresse cet espace déplorable pour lui annoncer l’état de son mari:

« Je l'observai : un cycle soulevait son énorme poitrine comme une montgolfière qui, arrivée au faîte de son gonflement, s'effondrait en un seul et brusque affaissement, provoquant à chaque fois ce soupir de monstre. Il ne fallait donc pas s'inquiéter, c'était un phénomène explicable par les lois de la physique. A la réflexion, je n'avais jamais vu dormir avec autant de conscience : on eût dit qu'elle s'y appliquait. En examinant ce qui lui tenait lieu de visage, je fus stupéfait d'y découvrir une véritable volupté ». (Nothomb 1995 : 161).

194 La présence de la femme de Palamède, une apparition grotesque, «une protubérance», «un kyste», ne fait qu’attiser la curiosité des deux voisins, qui éprouvent, en fin de compte, une sorte de sympathie pour elle. Mais cet intérêt apporte une nouvelle nuance à la placidité du médecin, qui sort pour le moment de son rituel habituel:

« A notre grande stupeur, nous entendîmes un hurlement : - Elle ne peut pas manger ça ! C'était Palamède qui, depuis des heures, nous épiait derrière la fenêtre de son salon, attendant que nous commettions une "erreur". Au vu de notre crime, il était sorti sur le pas de la porte pour nous rappeler à l'ordre ». (Nothomb 1995 : 180).

Comme le souligne également Margaux Kobialka dans son étude sur La Création d’Amélie Nothomb à travers la psychanalyse, « la vision nothombienne du monde est plutôt pessimiste et un peu désespérée» (Kobialka 2004 : 78). Ce penchant pour les thèmes hors du commun reflète une certaine vision du monde où les valeurs morales ne trouvent plus leur place, car « le bien est beaucoup moins convaincant que le mal » (Nothomb 1995). C’est pourquoi on y retrouve des sujets tels que l’angoisse, l’obsession, le corps difforme ou le meurtre. Pour un effet plus fort2, l’auteure fait appel à l’antagonisme, tout en présentant les extrêmes ensemble. Ainsi, la laideur la plus repoussante (celle de Bernadette) va de pair avec la beauté la plus pure (un exemple dans ce sens serait la femme d’Emile). Mais dans ce monde à l’envers, il y a un élément qui assure une certaine cohérence troublante – il s’agit de « cette prolifération d'horloges réglées au centième de seconde, rappelant cinq fois par pièce que le temps nous écrasait, ce devait être cela, l'enfer » (Nothomb 1995 : 160-161). Somme toute, la curiosité, les interrogations n’aident pas les personnages à se connaître mieux. Au contraire, la présence de l’altérité ne fait que brouiller davantage les choses : incapable de gérer la situation, l’ancien professeur de grec fait appel au meurtre, geste qu’il n’ose pas confier à sa femme et qui entraîne, par conséquent, une autre rupture, du moins au niveau de l’inconscient. Les héros d’Amélie Nothomb «n’acceptent pas de compromis» (Kobialka 2004 : 59), étant toujours animés par le désir de retrouver le bonheur - l’équilibre d’une vie paisible dans le cas d’Emile qui,

2 On dit d’ailleurs que la «provocation est l’arme préférée de l’auteur qui en fait l’instrument de sa rapide notoriété». Elle s’en sert pour faire oublier même son prénom - Fabienne (Van der Schueren 2000 : 292). 195 pour accomplir son désir, s’adonne à des actes cruels. L’expérience est, finalement, un échec, une défaite personnelle, idée renforcée une fois de plus par la dernière phrase du roman: « je ne sais plus rien de moi», en parfait accord avec l’incipit : « On ne sait rien de soi ».

Bibliographie

BERG, Christian, HALEN, Pierre (dir.), 2000, Littératures belges de langue française, Bruxelles, Editions Le Cri. GENETTE, Gérard, 1972, Figures III, Paris, Editions du Seuil. KOBIALKA, Margaux, 2004, La Création d’Amélie Nothomb à travers la psychanalyse, Paris, Le Manuscrit. NOTHOMB, Amélie, 1995, Les Catilinaires, Paris, Editions Albin Michel. ZUMKIR, Michel, 2003, Amélie Nothomb de A à Z, portrait d’un monstre littéraire, Bruxelles, Le Grand miroir.

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S’enfermer pour rêver

Mihaela-Alexandra ACATRINEI Université « Alexandru Ioan Cuza », Iasi, Roumanie

Abstract: In Anne Hébert’s first novel, Les Chambres de bois (1958), the space is already invested with a secret power. The silent rooms where Michel locks his young wife Catherine hold his secret: the captivity into an eternal childhood nourished by the constant renewal of an incestuous pact. The room motif is subsequently taken up in all of Anne Hébert’s novels where it functions as a secret space that encourages identitarian closure, the descent into oneself or the return to the first garden, borrowing the title of one of Anne Hébert’s novels, Le Premier Jardin (1988), the heroine of which assembles her past in a couple of days (and nights) of isolation in the hotel room. Departing from the motif of the room in Kamouraska (1970), Les Fous de Bassan (1982) and L’Enfant chargé de songes (1992), we propose an analysis of the ways in which the relation between dream narrative and frame narrative conveys the complexity of the relations between present and past in the case of Élisabeth Rolland, Nicolas Jones, and Julien Vallières who, once isolated into the secure space of the room, dive into the oneiric resurrection of the capital moments of their past, well-hidden into the secret “room” of their memory. Keywords: hebertian novels; isolation; recalling; oneiric resurrection; falling asleep; dream narrative.

Introduction

La Conquête-Concession de 1760, suite à laquelle la Nouvelle-France devient possession britannique, installe les francophones canadiens dans un état d’isolement/enfermement à la fois spatial et psychologique. Rattachés à une province francophone isolée à l’intérieur d’un territoire anglophone, les Canadiens français « seraient par conséquent restés prisonniers du songe, de l’idéalisation et de la nostalgie d’un passé idéalisé » (Bishop 1993 : 12). Prisonniers du songe et de leur passé, le sont également les personnages des romans de l’auteure québécoise Anne Hébert (1916-2000), où l’isolement spatial est une condition sine qua non à l’évocation du passé. La rencontre

197 avec les souvenirs acquiert pour chacun des êtres hébertiens les dimensions d’un processus complexe qui se déroule soit sous le signe du refoulement, soit comme une réponse à leur nostalgie. Refoulés, les souvenirs ressurgissent d’abord par des épisodes hallucinatoires ou par des rêveries qui scindent la veille et anéantissent temporairement le présent du personnage ; nimbé de nostalgie, le passé est plutôt évoqué par celui-ci et revient à travers un processus moins invasif. Mais l’abandon proprement dit aux souvenirs auquel aboutit tout personnage repose sur un rituel, impliquant le repli sur soi ou la descente en soi de celle ou de celui qui revisite les moments cruciaux de son histoire. La rupture avec l’extérieur, c’est-à-dire l’isolement spatial n’est que la première étape : une fois seuls, enfermés dans l’obscurité d’une chambre, les personnages hébertiens consentent à la révélation d’un passé qui innerve déjà leur présent. C’est dans le rêve remémoratif que cette révélation se fait, préparée par l’endormissement du personnage. Il s’agit d’une fonction récurrente du phénomène onirique dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert, dont la transposition dans le discours, soit le récit de rêve, tisse avec le récit romanesque encadrant des relations qui illustrent les rapports existant entre le passé et le présent du personnage. Nous proposons, dans le présent article, une analyse des processus de remémoration de trois personnages des romans Kamouraska (1970), Les Fous de Bassan (1982), respectivement L’Enfant chargé de songes (1992). Nous nous arrêterons sur la spécificité des rituels qu’ils accomplissent pour que « le temps retrouvé s’ouvre les veines » (Hébert 1970 : 113) et sur la place des récits de leurs rêves remémoratifs dans le récit romanesque. Dans le roman Kamouraska, l’agonie du deuxième mari d’Élisabeth Rolland lui rappelle la mort du premier, dont le souvenir est indissociable de celui de l’amour adultère qui l’avait requise. C’est « dans le petit lit ridicule de Léontine Mélançon, institutrice des enfants » (Hébert 1970 : 30), que Mme Rolland plonge, après deux épisodes hallucinatoires et un processus d’endormissement très complexe, dans l’évocation onirique de sa jeunesse fautive, en aboutissant à une reconstruction de son passé. L’espace étranger dans lequel l’héroïne est forcée de dormir, son angoisse et le poids de sa culpabilité sont symboliques de son refus du passé et annoncent un processus de remémoration difficile et un récit onirique complexe. Dans le roman Les Fous de Bassan, le révérend Jones est hanté par le souvenir de l’été tragique de l’année 1936, où les passions refoulées de toute une communauté ont débouché sur le viol et la disparition de deux

198 adolescentes, Nora et Olivia Atkins. La nuit du pasteur isolé dans son parloir « est sans pitié, propice aux apparitions » (Hébert 1982 : 40), bien que « ponctuée de pipes brûlantes et de lectures bibliques jusqu’à minuit » (Ibid. : 20). Son rêve n’est pas un rêve remémoratif, mais l’aboutissement des tourments provoqués par les souvenirs et condense le drame de la communauté de Griffin Creek, brisée par la disparition de Nora et Olivia Atkins. L’évocation du passé de Julien de L’Enfant chargé de songes répond, en revanche, à sa nostalgie, car le Paris qu’il découvre lors de son voyage en France ne correspond pas au Paris de ses rêves ni ne compense l’éloignement du pays natal. Son retour onirique à l’époque heureuse de l’enfance, lors du même voyage, est compensatoire et a lieu après un rituel d’isolement dans la chambre d’hôtel dont « les quatre coins (…) sont pleins d’ombre qui bouge doucement » (Hébert 1992 : 24). C’est le calme qui régit le passage de Julien de la veille au songe et du présent au passé.

Le rituel préparant la remémoration

Le sommeil d’Élisabeth Rolland est, dans un premier temps, une dure épreuve à cause de son refus du passé, d’une part, et de son déchirement entre l’absence d’un mari qui la protège devant « l’horreur des rêves » et l’urgence du sommeil, d’autre part : « Il faut dormir. Dormir. Bien vite avant que ne s’éveillent les enfants là-haut. M’habituer à dormir seule. Supporter l’horreur des rêves. Toute seule, sans le recours à l’homme, sans le secours de l’homme » (Hébert 1970 : 30). Le rituel d’abandon aux rêves, déjà entravé par la fatigue, s’imprègne de son angoisse et de sa culpabilité, ce qui fait que le sommeil est préparé par deux épisodes. Le premier consiste dans une série de gestes maladroits, pénibles d’Élisabeth, tels la difficulté de défaire les couvertures et d’enlever ses bottines et les sanglots causés par son impuissance, qui traduisent son désespoir :

« Elle s’y prend à deux reprises pour défaire les couvertures bordées serré, sans un pli. Elle dégrafe son corsage, sa ceinture. Elle rêve d’appeler pour qu’on lui enlève ses longues bottines, mais n’ose le faire de crainte d’éveiller les enfants. La bouche pleine d’épingles à cheveux elle se penche pour déboutonner ses bottines, s’étouffe avec une épingle, manque de l’avaler. Pleure à gros sanglots, des mèches fauves plein les yeux. Un sein déborde du corset » (Ibid. : 30-31).

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L’épisode de sommeil qui s’en suit est lui aussi agité, marqué par la culpabilité qui donne naissance à l’image cauchemardesque du cadavre de son premier mari, retrouvé dans la neige. Mais cette image est le produit de l’imagination d’Élisabeth, car en réalité elle n’a vu le cadavre d’Antoine Tassy qu’après que celui-ci a été déposé dans la maison seigneuriale de Kamouraska. Ce n’est donc pas encore le début de la remémoration. La deuxième partie du rituel pénible qui précède le long rêve remémoratif de l’héroïne consiste dans la description de l’espace qui l’isole. La rupture avec l’extérieur est, pour Élisabeth, un processus censé lui procurer la sécurité et l’apaisement nécessaires à l’endormissement :

« La pièce est petite et ridicule. Une sorte de carton à chapeau, carré, avec un papier à fleurs. Les rideaux de toile rouge sont tirés. On a oublié de fermer les jalousies. Il y a du soleil qui passe à travers les rideaux. (…) Il aurait fallu fermer les jalousies, donner un tour de clef à la porte. Boucher toutes les issues. Demeurer seule avec mon mal de tête, en guise d’unique compagnie. N’admettre aucune intrusion, aucune autre torture que la migraine. Que personne ni rien au monde n’entre ici. Me reposer. Désarmer le génie malfaisant des sons et des images, lui consentir quelques concessions minimes » (Hébert 1970 : 40).

L’idée d’isolement est mise en relief par l’emploi des épithètes « petite », « carré » ou « tirés », des adjectifs « seule » et « unique », par la répétition du verbe « fermer », par le verbe « boucher » et les formes simples des pronoms indéfinis « personne » et « rien ». L’angoisse d’Élisabeth est suggérée par l’adjectif « ridicule », le conditionnel passé « il aurait fallu » suivi par la série d’infinitifs « fermer », « donner un tour de clef », « boucher » et le subjonctif « que personne ni rien n’entre ici ». Certains des éléments spatiaux repérés dans la chambre de Léontine Mélançon sont repris et transformés par le scénario onirique. Ainsi, au cours de son rêve, Élisabeth retourne-t-elle fréquemment dans sa chambre d’enfant, plus précisément dans son lit (n’oublions pas qu’en réalité Mme Rolland gît dans le lit de Léontine Mélançon) : « Moi, Élisabeth d’Aulnières, malade, couchée sur ce lit. La lumière me blesse toujours. (…) La hauteur exagérée de mon lit me gêne aussi » (Ibid. : 107). Nicolas Jones passe ses nuits à veiller « dans le parloir, (…) sur mon fauteuil à haut dossier » (Hébert 1982 : 21), hanté par les souvenirs de l’été

200 1936. La perception du présent est scindée chez le révérend qui subit chaque nuit l’envahissement d’un passé imprégné de culpabilité : « Le présent sur mon âme n’a plus guère de prise. Je suis un vieillard qui entend des voix, perçoit des formes et des couleurs disparues » (Ibid. : 23). Le pasteur est en effet une victime devant le surgissement des souvenirs enchaînés à la manière des images oniriques, sans aucun souci de chronologie : « Il n’est pas facile de chasser l’homme ancien, le voici qui persiste, s’incruste en moi comme une tique, entre chair et cuir. J’aimerais me raccrocher au présent, sentir entre mes doigts gourds le fourneau brûlant de ma pipe » (Ibid. : 39). C’est autour de la disparition de Nora et Olivia Atkins, qui a scindé l’histoire de Griffin Creek, que la remémoration de Nicolas Jones s’organise, dans le récit d’une existence déchirée entre ses désirs d’homme et la parole de Dieu qu’il est devrait incarner sur terre. Sa description de l’espace du parloir atténue l’idée de fermeture qui est soulignée uniquement par l’opposition « dehors/à l’intérieur » et par le verbe « envelopper » :

« Dehors le crissement des insectes se déchaîne dans la nuit, enveloppe la maison d’une couverture bruissante. Tandis qu’il se passe quelque chose d’étrange à l’intérieur de la pièce où je demeure rivé à mon fauteuil. On dirait que mon sang bat hors de moi, cogné dans les murs et les poutres du plafond. Rumeur sourde, martelée. Combien de temps vais-je pouvoir supporter cela ? » (Ibid. : 22)

Contrairement à Mme Rolland, le révérend Jones ne cherche pas la rupture avec l’extérieur lorsqu’il se retire la nuit dans son parloir. Son geste d’ouvrir la fenêtre, à la fois pour faire sortir la fumée qui a rempli le parloir et pour entendre le souffle de la forêt, apparaît comme une nécessité. Cette ouverture le rassure car elle réduit sa sensation de solitude par la communication qui s’établit entre les arbres de la forêt et les planches de la maison :

« Le parloir est plein de fumée bleuâtre. (…) La fenêtre là à ma gauche. Ouvrir sur la nuit mouillée. Laisser la maison fumer toute son haleine empestée de tabac par la fenêtre ouverte. Les arbres tout alentour se rapprochent, avec leur souffle mouillé, leur odeur de sève et de résine. Les planches de la maison gémissent comme des arbres en forêt » (Hébert 1982: 32).

201 Dans L’Enfant chargé de songes, la résurrection du passé est requise par la double déception de Julien, causée d’abord par les dissemblances entre la dame des Billettes et la Lydie de ses songes, ensuite par le Paris qui est « trop ancien, (…), trop vieux, (…) trop petit surtout » (Hébert 1992 : 21), comparé à son pays natal. Son penchant pour le songe, où il peut retrouver et Lydie et son pays natal, le pousse à chercher la solitude et l’isolement dans sa chambre d’hôtel. Chez lui, la rupture avec l’extérieur équivaut à un refus de la ville décevante et se trouve mise en relief par l’expression « toutes les précautions semblent prises », par l’emploi de l’adverbe « bien » devant les adjectifs « fermés » et « gardé », comme par l’adjectif « tournée » de « clef tournée dans la serrure ». Il s’agit d’une série de gestes qui lui garantissent l’exil spatial, condition obligatoire de son repli sur soi, « bien gardé des vivants et des morts », qui prépare l’exil dans le songe :

« Toutes les précautions semblent prises. Volets et rideaux bien fermés, clef tournée deux fois dans la serrure et laissée bien en vue à l’intérieur de la chambre. Seule la veilleuse, sur la table de chevet, projette son petit feu jaune à travers l’abat-jour. Les quatre coins de la chambre sont pleins d’ombre qui bouge doucement. Bien gardé des vivants et des morts, Julien s’allonge sur son lit » (Hébert 1992 : 24).

La remémoration par le rêve

L’étape suivante du rituel, après la claustration dans l’espace réduit d’une chambre, est l’endormissement. Élisabeth succombe difficilement au sommeil car elle sait que celui-ci la fera plonger dans le passé qu’elle avait refoulé jusque-là pour conserver sa réputation d’épouse modèle. Son rêve remémoratif est précédé par des hallucinations hypnagogiques au cœur desquelles il y a les figures de ses anciennes servantes. Alfred Maury affirme que « l’hallucination hypnagogique nous fournit comme l’embryogénie du rêve » (Maury 1862 : 73). La spécificité des images incohérentes et discontinues qui accompagnent la première étape du sommeil annoncerait, d’après Maury, la spécificité des images oniriques. Cela nous permet d’affirmer que, chez Mme Rolland, le passé surgit dès l’endormissement et que le caractère bizarre des images hypnagogiques annonce, en fait, les bizarreries des séquences oniriques. Le rêve d’Élisabeth naît, donc, à travers le processus de transformation de l’espace réel en espace onirique :

202 « Mes yeux sont lourds. On y jette du sable et des pierres. Ma face aveugle du côté du mur. Des femmes minuscules en tabliers et bonnets blancs passent à travers mes paupières fermées. Comme des rayons bardés de feu. (…) C’est très étrange. Les objets de Léontine eux-mêmes changent doucement. Je suis sûre que ce ne sont plus tout à fait les mêmes. Imperceptiblement, ils deviennent autres. L’appareil des saintes vieilles filles riches se déploie maintenant sur la commode de Léontine. (…) Justine Latour, Sophie Langlade, Aurélie Caron vont et viennent dans la pièce, transportent des meubles sans effort. Leurs gestes sont légers. Elles n’ont ni poids ni consistance » (Hébert 1970 : 41-42).

C’est par l’image du métier à tapisserie de la jeune Élisabeth Tassy que le long rêve remémoratif commence, en ranimant une scène de complicité entre celle-ci et le docteur Nelson, les deux amants qui projettent le meurtre d’Antoine Tassy. Le vécu onirique de Mme Rolland occupe la quasi-totalité de l’intrigue du roman Kamouraska et consiste dans l’enchaînement des événements cruciaux de l’enfance et de la jeunesse de celle qui rêve, jusqu’au moment de sa séparation avec George Nelson. Les souvenirs sont altérés par la logique du monde onirique et par la culpabilité d’Élisabeth, qui brouillent l’ordre chronologique des événements remémorés et aboutissent à une reconstruction du passé. La première personne du sujet du récit onirique alterne souvent avec la troisième personne, indice du refus du passé et de l’angoisse de la rêveuse, alors que le temps présent de la narration nous fait plonger dans la remémoration, tout en évitant la rupture complète entre le plan de la veille et le plan onirique. La logique du rêve crée plusieurs fois le scénario de la reconstitution d’un procès dont Élisabeth essaie de retarder le dénouement et qui est la reprise onirique du vrai procès de l’assassinat d’Antoine Tassy, qui a taché sa réputation et l’a séparée à jamais de son amant. Même l’épisode du crime est une reconstitution qui puise dans le récit que George en a fait et dans les dépositions des témoins présents au procès. Vers la fin de la remémoration, Élisabeth essaie de diriger les événements oniriques vers un dénouement heureux de son histoire d’amour avec le docteur Nelson, mais elle est obligée de sortir de son état de rêve pour se rendre au chevet du mari mourant. Le réveil de Mme Rolland est lui aussi très pénible, parce que forcé. L’épisode est peuplé toujours des figures de ses servantes, sans qu’il y ait de confusion entre celles du présent et celles du passé. Suite aux interventions de Léontine Mélançon et de sa fille Anne-Marie, Élisabeth quitte le monde

203 onirique, mais continue à dérouler le fil des souvenirs dans un état second, qui repose sur son dédoublement. Elle ne se reconnaît pas dans la glace car elle est restée prisonnière de son passé : « Il faudrait me préparer une autre robe. Celle-ci est toute chiffonnée. Un peu d’eau de Cologne, s’il vous plaît. Le café est épais comme du sirop, me laisse un goût amer. La femme dans la glace a les yeux battus. Un visage trop rond. Des cernes sous les yeux » (Ibid. : 242). Le rêve de Nicolas Jones des Fous de Bassan marque l’apogée de sa nuit peuplée d’apparitions et se constitue comme la mise en abyme du récit de la faute et de l’imminence de la punition qui pèsent sur lui-même et sur la communauté de Griffin Creek. Le glissement imperceptible du pasteur dans le sommeil est tributaire de la porosité des limites entre la veille et le songe, déterminée par l’éclatement du temps qui lui permet l’oscillation entre le présent et le passé. La tournure modalisante « j’ai dû m’endormir », qui fonctionne comme annonce onirique, installe au niveau du récit du rêve du révérend l’ambiguïté qui régit sa confession :

« Engoncé dans mon vieux veston noir, le poids des chaussures à mes pieds, j’ai dû dormir, la couverture de laine remontée jusqu’au menton. Vu Perceval en songe, ange de l’apocalypse, debout sur la ligne d’horizon, corps d’homme, tête de chérubin, les joues gonflées à tant souffler dans la trompette du Jugement. Des petits personnages noirs s’agitent sur la grève, en proie à la désolation, écoutent la voix de leur désespoir, tonitruante, à la lisière du ciel et de l’eau. Finiront par se boucher les oreilles avec leurs mains » (Hébert 1982 : 51).

Le participe passé de « vu Perceval en songe » insiste sur le caractère rétrospectif du récit et déplace l’accent sur la remémoration sous le signe de laquelle repose toute la section consacrée à Nicolas Jones. Le récit se fonde sur une narration homodiégétique, le rêveur rapportant lui-même son vécu onirique sans lui imprimer une cohérence parfaite. Le pasteur juxtapose des images oniriques qui prolongent l’angoisse de la réalité. En effet, le contenu de son rêve reprend la substance réelle : l’image de Perceval qui savait que son frère Stevens avait jeté ses deux cousines dans la mer, la grève peuplée par des gens alertés par la disparition des deux adolescentes, la culpabilité de toute une communauté et la peur du Jugement. Le détail qui adapte le scénario onirique à la logique du rêve est la nature angélique de Perceval. Au niveau de l’intrigue, le rêve du pasteur sert de tremplin vers l’évocation des

204 recherches qui ont suivi à la disparition des deux cousines. L’épisode d’endormissement qui précède le sommeil de Julien de L’Enfant chargé de songes se construit lui aussi comme une parade d’images hypnagogiques apparentées aux images oniriques. L’espace de la chambre d’hôtel devient, comme dans Kamouraska, la scène de ces hallucinations qui éveillent chez Julien l’image de la Lydie aimée et perdue, qu’il recherche maintenant dans la personne de l’inconnue des Billettes, et l’image de la mère dominatrice qui a marqué son enfance et sa jeunesse. Dans ce roman, les images qui accompagnent l’endormissement s’enchaînent logiquement sous la forme d’un scénario cohérent, qui contient en germe le scénario de la quête qui sous-tend la vie de Julien :

« Il a beau se raccrocher à des problèmes concrets, à mesure que vient le sommeil qui émousse toute vigilance, des images le submergent. Une grande fille aux longs cheveux noirs se montre un instant, l’appelle par son nom, « Mon petit Julien », rit beaucoup et s’enfuit dans l’ombre de la chambre pour reparaître aussitôt sous les traits de la dame des Billettes. Tandis que sa mère, énorme et sacrée, dans des nuages de fumée, prend toute la place contre son lit, se penche et projette des spirales de tabac blond, par le nez et par la bouche. Elle assure que Lydie est maudite et qu’il faut s’en méfier comme de la peste, ainsi que de tout autre créature lui ressemblant » (Hébert 1992 : 24).

Avant – ou afin – de succomber complètement au sommeil, Julien prend encore quelques précautions : il renforce la rupture avec l’extérieur par son geste de s’enrouler dans le drap et de se cacher la figure. Son isolement physique préfigure la place du récit de son vécu onirique dans le récit romanesque. En effet, son rêve ressuscite une vie dont le récit jouit d’autonomie et occupe la deuxième et la troisième des quatre parties du roman. Il se trouve rattaché au plan onirique uniquement par l’annonce onirique explicite « un vieil adolescent (…) s’endort », à laquelle s’ajoutent les expressions « dans son sommeil » et « de l’autre côté du monde » :

« C’est un vieil adolescent qui s’endort dans une ville étrangère. Bientôt, dans son sommeil, il se tourne vers sa petite enfance, ce temps béni d’avant la première apparition de Lydie. Il s’enroule dans son drap et se cache la figure. Il entend déjà distinctement, de l’autre côté du monde, sonner à son oreille l’angélus du soir, à l’église de Duchesnay » (Ibid. : 25).

205 Le retour à la veille se fait avec la dernière partie du roman, qui situe l’intrigue sur le plan du présent de l’œuvre, en illustrant un Julien qui « n’est plus seul, perdu dans une ville étrangère. Une femme est avec lui, sous les arbres calmes et bien rangés, dans l’air chaud de juillet » (Ibid. : 143). Le rêve comme manifestation de la mémoire onirique a donc une fonction thérapeutique pour Julien qui, après s’être retrouvé pendant son exil dans le songe, retourne à la veille en homme capable de percevoir la présence d’une femme à ses côtés et la beauté de la ville étrangère.

Conclusion

Les personnages d’Anne Hébert évoquent le passé dans le rêve, après un rituel d’isolement qui prépare le sommeil et pendant lequel leur rapport à l’espace est symbolique de leur rapport aux souvenirs. La rupture avec l’espace extérieur apparaît, dans un premier temps, comme une condition de l’apaisement nécessaire à l’endormissement, donc à la résurrection du passé. Elle est recherchée par Élisabeth Rolland de Kamouraska, qui consent à une intoxication de songe afin de dérouler le fil de son passé, et refusée par Nicolas Jones des Fous de Bassan qui subit l’assaut des souvenirs tout éveillé. Mais l’isolement spatial peut être aussi le signe du rejet de l’espace extérieur décevant – et du présent – qui n’offre qu’une seule alternative, à savoir celle de l’exil dans un songe qui ranime une époque heureuse et un espace bénéfique, comme dans le roman L’Enfant chargé de songes. Le processus d’endormissement préfigure la spécificité et la complexité de la remémoration onirique, difficile, mouvementée pour Élisabeth, qui est accablée par le poids de la culpabilité, insaisissable pour le révérend Jones, qui habite déjà dans une dimension où les barrières entre le présent et le passé sont estompées, et calme, parce que recherchée, pour Julien. Élisabeth aboutit à une reconstruction de son histoire, où son refus du passé est signalé au niveau du récit onirique par des contenus modifiés par la logique onirique et par des changements de la personne grammaticale, comme par plusieurs retours à la veille. Le récit synthétique du rêve de Nicolas Jones illustre, de par son contenu et le temps de la narration, l’histoire scindée de Griffin Creek et la déchirure du révérend entre la culpabilité et l’espoir de la rédemption, comme entre son passé et le présent. Quant au Julien, son rêve est sous-tendu par un récit autonome, situé sur le plan onirique uniquement par une annonce onirique explicite, indice de son penchant pour le songe.

206 Bibliographie

Corpus HEBERT, Anne, 1970, Kamouraska, Paris, Seuil. HEBERT, Anne, 1982, Les Fous de Bassan, Paris, Seuil. HEBERT, Anne, 1992, L’Enfant chargé de songes, Paris, Seuil.

Bibliographie critique BROCHU, André, 2000, Anne Hébert. Le secret de vie et de mort, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa. ÉMOND, Maurice, 1984, La Femme à la fenêtre. L’univers symbolique d’Anne Hébert dans Les Chambres de bois, Kamouraska et Les Enfants du Sabbat, Québec, Les Presses de l’Université Laval. CANOVAS, Frédéric, 2000, L’écriture rêvée, Paris, L’Harmattan. DECHANET-PLATZ, Fanny, 2008, L’écrivain, le sommeil et les rêves (1800-1945), Paris, Gallimard. FREUD, Sigmund, 1989, L’Interprétation des rêves, traduit en français par I. Meyerson, Paris, France Loisirs. GOLLUT, Jean-Daniel, 1993, Conter les rêves. La narration de l’expérience onirique dans les œuvres de la modernité, Paris, José Corti. JUNG, Carl Gustav, 1977, L’homme à la découverte de son âme, Paris, Petite Bibliothèque Payot. MAURY, L.-F.-Alfred, 1862, Le sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent suivie de Recherches sur le développement de l’instinct et de l’intelligence dans leurs rapports avec le phénomène du sommeil, deuxième édition, Paris, Librairie Académique Didier et Cie. MURESANU IONESCU, Marina, 2008, Eminescu et Nerval – un intertexte possible –, Iaşi, Institutul European. VANDENDORPE, Christian (dir.), 2005, Le récit de rêve. Fonctions, thèmes et symboles, Québec, Nota bene.

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Le carnaval, le démon et la sorcière : le monde à l’envers d’Anne Hébert*

Florentina MANEA Université « Alexandru Ioan Cuza », Iasi, Roumanie

Abstract: Extravagant and blasphemous, the carnival beckons emotional excess and bodily expression of mockery. Under the sign of complete freedom, the carnival makes the laws of daily existence to be of no consequence and promises the fulfillment of hidden desires: the involved take on a new identity, man becomes woman, the pauper a king, all social differences are removed. A merging between sacred and profane, the carnival allows the human being to revive dialogue with itself by means of rituals which upset time and the order of cosmos. Telle est la loi, l’envers du monde, says sister Julie, a witch and daughter of the demon, who terrorizes the nuns and priests from the monastery of Dames du Précieux Sang. The hebertian romanesque universe is dominated by a carnivalesque atmosphere: sabbatical rites, religious processions, exorcisms, here we are in full medieval feast. Keywords: carnival; sacred; profane; rituals; feast; grotesque body.

Extravagante et blasphématoire, la fête du carnaval est placée sous le signe de la liberté absolue. Elle est dérision et transgression, elle s’institue comme « pratique contre-culturelle de rupture de l'ordre dominant, rupture rituelle et temporaire, jouée à travers la figure de l'inversion et selon la modalité du rire » (Bres 1992 : 5). D’origine populaire, le carnaval est

« une sorte de temps hors du temps, durant lequel la population s’adonnait, en Europe, à des jeux parodiant les rituels sacrés du culte chrétien, présentés sur les lieux mêmes où se tenaient les mystères, c’est-à-dire sur le parvis de l’église – seuil, lieu médian entre espace profane et espace sacré -, ou même parfois à l’intérieur de la nef. Ces jeux se prolongeaient hors de l’édifice, dans les rues et les tavernes, par des défilés, des danses, des parades, au cours desquels les gens masqués et déguisés se laissaient aller aux extravagances les plus inattendues, comme aux ripailles et aux beuveries qui couronnaient, tout naturellement, ces manifestations

208 débridées d’une liberté sans bornes » (Simon 2010 : 205).

Loin d’être uniquement la fête vulgaire qui mine l’autorité ecclésiastique, ou pire, qui entraîne le clerc dans les manifestations parfois impudiques des fêtes-spectacles, le carnaval répond aux besoins profonds de l’individu : celui de se libérer des contraintes et des difficultés de la vie quotidienne, celui de jouir des plaisirs interdits jusqu’à l’épuisement, souvent sous la protection de l’anonymat, et de renouer ainsi la relation avec son propre corps, banni de l’œuvre du Salut et condamné dans les discours religieux. Précédant une période de jeûne et d’abstinence, le carnaval déchaîne le rire fou, les comportements licencieux, les débordements émotionnels. C’est le moment de consommer sans mesure, d’épuiser toutes les ressources et de s’épuiser dans la recherche des plaisirs corporels. C’est aussi le moment d’exhiber le corps, de le dénuder de toute pudeur ou contrainte sociale et religieuse. Corps sexualisé, dévergondé, mutilé, corps glorifié dans ses mouvements naturels, dans ses pulsions intimes ; la liesse générale qui envahit la communauté, avec ses masques, ses farces, son gaspillage, n’est jamais gratuite : elle peut être conçue comme un éloge au corps humain, délivré, pendant ce court intermède du calendrier liturgique, de la peur de l’enfer et du poids du péché originel. Fête populaire qui opère une régénération universelle, le carnaval ne reste pas sans écho dans le milieu religieux. Toléré ou contesté sans cesse par l’autorité ecclésiastique, il entraîne souvent le clergé dans ses débordements. Les divertissements de la Fête des Fous ont lieu dans les églises, tandis que la Fête de l’Ane est le prétexte d’une messe spéciale, pendant laquelle les mots de la liturgie sont remplacés par des onomatopées. Le clergé, oubliant leurs vœux de modestie et d’abstinence, s’adonnent à toutes sortes d’activités blasphématoires : masqués et travestis, les prêtres et les diacres dansent et chantent des airs obscènes, contorsionnent leurs corps dans des gestes impudiques, s’adonnent à des festins, jouent aux dés ou préparent des farces. L’apogée de ce désordre général est l’élection du roi des fous, qui donne aux participants des ordres absurdes. L’Eglise ne cesse d’exhorter les prêtres à la prudence et à l’austérité. Saint Augustin avertit les chrétiens que leur participation aux fêtes romanes confirme l’alliance avec le démon, qui se réjouit de la musique indécente et de l’obscénité du corps, tandis que Jean Chrysostome, adversaire déclaré de ces fêtes dévergondées, voyait effectivement les troupes des démons

209 masqués en marche sur la place publique. En vain, les célébrations continuent, avec le consentement tacite et, parfois, avec la participation effective et extravagante de certains dignitaires ecclésiastiques. Les condamnations affluent ; les prêtres qui se sont dérobés aux séductions de ces fêtes n’hésitent pas de montrer de doigt le démon rusé, caché dans la foule, qui entraîne les chrétiens, faibles et crédules, dans les gouffres de l’Enfer.

Le monde carnavalesque d’Anne Hébert

Mélange de sacré et de profane, les fêtes du carnaval permettent à l’être humain de renouer le dialogue avec soi-même, à travers une série de célébrations qui bouleversent le temps et l’ordre du cosmos. Telle est la loi, l’envers du monde (Hébert 1975 : 65), dira sœur Julie de la Trinité, sorcière et fille du démon qui terrorise les religieuses et les prêtres du couvent des Dames du Précieux Sang. Isolée dans le couvant, en proie aux mortifications spirituelles et physiques qu’elle subit au nom de son frère Joseph (pour lequel, nous allons découvrir, elle nourrit un amour incestueux), sœur Julie remémore son enfance marquée par les rituels sacrilèges et la consécration dans les secrets de la sorcellerie par le viol et l’inceste. Rescapée d’un incendie qui dévore la cabane magique, Julie amène au couvent où elle a trouvé refuge la folie de la montagne de B… L’univers romanesque hébertien est dominé par une atmosphère carnavalesque : les rituels sabbatiques, le cortège diabolique des sorcières, les aumôniers et les religieuses guettées par le diable, les exorcismes pratiqués dans les couvents, nous voici en pleine fête médiévale. La montagne de B…. nous accueille avec les odeurs de fête, les tonalités de joyeuse obscénité, les gestes impudiques des rituels païens : le cochon cuit pour le festin sabbatique, la bagosse qui brûle le gosier et induit le délire, les corps nus et pleins de sueur qui s’adonnent à la danse au son du phono. Dans le couvent où s’abrite la sorcière, odeur d’encens et de fumée, chant religieux, parfois bouleversé par les cris des possédées, processions et mortifications. Deux espaces opposés, disjoints, dont la rencontre et les éventuelles intrusions sont possibles à travers les visions de sœur Julie de la Trinité ; deux manières aussi de concevoir et de valoriser le corps humain. Les rituels de la montagne de B…, versions contestataires des rites chrétiens, les cortèges du démon, avec ses sorcières, ses fidèles, leur sexualité effrénée, offrent l’image du monde à l’envers, dont l’endroit est l’univers du couvent,

210 avec son calendrier liturgique, ses rites et ses pénitences, ses règles conventuelles strictement observées. Le roman Les Enfants du Sabbat est construit en antithèse : d’un côté, c’est le rire fou et libérateur, le désordre, la transgression des interdits et l’excès, d’autre côté, c’est l’ordre, la rigueur, le silence et l’austérité ; le regard du lecteur est animé d’un mouvement de va-et-vient entre la cabane de la montagne de B…, et le couvent, tout comme sœur Julie de la Trinité alterne le temps passé dans sa cellule avec des séjours dans l’espace fantastique des messes noirs, où elle rejoint le couple sacré, Adélard et Philomène, le diable et la sorcière.

Le cortège carnavalesque

Dans la bonne tradition des fêtes populaires, les festins de la montagne de B… s’organisent autour d’une figure centrale et comportent aussi un cortège bruyant et bigarré. Si les festivités carnavalesques sont dirigées par un Roi, les célébrations hébertiennes ont comme maître des cérémonies la figure ténébreuse et caméléonesque du démon. Aux appels du diable répondent des sorcières, qui se métamorphosent en hiboux ou en louves, et les fidèles, choisis avec soin et précautions. Les merveilles accomplies sur la montagne de B… par l’intercession du démon et les sortilèges de ses acolytes ont le rôle de séduire la foule et de gagner sa confiance. Sortis de leur univers familier, les participants au sabbat, des hommes et des femmes, découvrent la possibilité de jouir d’une liberté absolue : « Des hommes et des femmes ont été tirés de leur existence ordinaire, sortis de leur paroisse, pareils à des grenouilles arrachées à leur bénitier natal, amenés de nuit à la montagne de B… , tremblants de peur, appelés par leur nom véritable, jamais encore prononcé, enfin révélé dans le silence de leur sang. Ils sont venus ici pour l’éclatement de la vie ». (Hébert 1975 : 107). Sur la montagne de B…. l’on célèbre la vie et la fertilité. C’est le Walpurgisnacht, la nuit de Walpurgis, la nuit des sorcières, avec ses feux infernaux et ses liturgies, célébrée seulement la nuit, à la lumière de la lune. La lune apparaît comme l’un des plus puissants archétypes de la mère, probablement en lien avec le mystère de l’origine de la vie et du cycle menstruel. La déesse Isis, par exemple, est souvent représentée portant des cornes de vache et un disque lunaire, symboles de la fertilité et du principe féminin. Les cornes qu’Adélard, le démon, porte pendant les cérémonies sabbatiques sont un symbole de fécondité, de régénération physique et

211 spirituelle. Les cornes sont liées au croissant, donc aux ténèbres, et aux cultes dédiés à la grande déesse. La vache est symbole de la Terre nourricière, mais aussi de la mort, étant considérée dans la tradition védique comme un animal psychopompe. La dissolution de l’être humain s’associe à sa renaissance, la vie s’associe à la mort dans un cycle cosmique auquel président des divinités féminines. Les ténèbres matricielles s’opposent à la lumière céleste, tout comme la lune s’oppose au soleil. Il faut remarquer que le soleil et le bélier sont des symboles christiques, tandis que la lune, les ténèbres, la vache et le taureau sont associés aux rituels païens, aux fêtes dionysiaques ; avec les rituels de la montagne de B., on se trouve dans le domaine de la transgression qui ressuscite les croyances ancestrales. La montagne de B est un lieu redoutable, couvert des forêts épaisses. La montagne est centre du monde par sa verticalité et présent dans de nombreux épisodes bibliques : Moise reçoit les tables de la loi sur Sinaï, Dieu se révèle sur le mont Horeb. Dans le roman hébertien, la montagne reprend le symbolisme du centre, espace sacré des rituels orgiaques et illicites, espace de la révélation et de l’initiation. Dans ses profondeurs, Adélard prépare la bagosse, le breuvage des rituels, un véritable travail alchimique, tandis que Philomène prépare l’onguent qui induit l’extase et les hallucinations. Partie de cette montagne magique, la cabane est un symbole du ventre maternel, chaleureux et accueillant, mais aussi vorace et dévorateur. Elle est aussi un axis mundi, repère des voyages que sœur Julie entreprend sur la montagne. Comme toute fête carnavalesque, ce cortège diabolique se réunit aux sons de la musique : « La musique devient stridente, se désaccorde de plus en plus, détonne, aigre et déchirante » (Hébert 1975 : 39). Le corps humain répond à cette disharmonie universelle qui annonce l’entrée dans le chaos : « L’adolescent, paupières fermées, bouche cousue, semble faire sortir de son ventre nu des cris et des gémissements qui se mêlent aux blues du phono » (Hébert 1975 : 39). Le corps se contorsionne dans des mouvements de danse, sous l’effet de la bagosse et de l’onguent :

« Hommes et femmes échevelés, luisants de sueur et de graisse, dansent maintenant autour de l’autel, la face tournée vers l’extérieur de la ronde. On entend une musique nasillarde. Un adolescent hâve et maigre fait tourner un vieux phonographe posé sur ses cuisses. La ronde se défait, se disloque, se transforme peu à peu, à mesure que les rires montent de tous côtés. On danse deux à deux, bravant les édits du diocèse ». (Hébert 1975 : 39).

212 La fête sabbatique renverse l’ordre du monde ; le temps est éclaté, l’univers retourne dans le chaos : « Par terre, des amas de vêtements, pitoyables ou grotesques. Corsets, ceintures de cuir et d’étoffe, cravates bigarrées, robes de femme et pantalon d’homme, chaussettes, culottes et soutien-gorge » (Hébert 1975 : 39). L’adoration de la sorcière succède à ce moment de licence et de débordement. D’habitude, c’est le démon, anthropomorphe ou transformé en bouc (comme nous révèle Le Sabbat des Sorcières de Goya) qui est adoré en tant que maître de la cérémonie. Dans les rituels de la montagne de B…, c’est la sorcière Philomène qui reçoit de la part de chaque fidèle le témoignage de leur soumission :

« Soudain, la musique ralentit, baisse de plusieurs tons, s’enroue, s’étouffe tout à fait dans un couac caverneux. C’est en silence que se forme le cortège pour l’hommage de Philomène. Le crissement des criquets redevient sonore au-dessus de nos têtes. Des appels de rapaces nocturnes se font entendre dans le lointain. Chacun défile à son tour et embrasse le derrière doux, légèrement fumé, de Philomène » (Hébert 1975: 39).

Le rire démoniaque ou le rire libérateur

Aux sons de la musique se mêlent le rire fou du démon et des sorcières. Il accentue et marque l’irrévérence, le ridicule, exprime une jouissance et une libération des contraintes de la société. Tous les personnages de la montagne de B rient : le démon farceur qui terrorise la mère supérieure et joue des tours aux religieuses, sœur Julie de la Trinité, la sorcière Philomène. Dimension essentielle du cortège carnavalesque, le rire est régénérateur et libérateur :

« (…) au Moyen-Âge, il est l'un des moteurs essentiels du Carnaval qui devient le lieu d'un rire général (puisque tout le monde rit), universel (puisqu'on rit de tout), ambivalent (puisque gai mais aussi sarcastique et railleur). Rire carnavalesque, rire rabelaisien, à la fois négateur et affirmateur car il est fait de raillerie et d'apologie, car il détrône l'ancien et croit au nouveau. Loin d'être un rire destructeur, il est lié au sentiment de la naissance, de la croissance, du développement et du déclin, autrement dit, au sentiment de l'alternance des formes de la Nature toujours vivante » (Féral, 1980: 40-41).

213 Il est libérateur puisqu’il permet la décharge de tout sentiment réprimé, irrévérencieux et impudique, puisque c’est le corps dans ses pulsions naturelles (sexuelles, alimentaires) qui suscite la joie générale. Il est une réaction aux contraintes de l’autorité, surtout de l’autorité ecclésiastique, qui voit dans le rire une manifestation qui avilit l’être humain ; le visage crispé, la bouche largement ouverte, les sons violents qui sortent du gosier composent le portrait parodié du véritable chrétien qui devrait assumer la dignité et l’austérité comme vertus (au modèle des saints ou de Jésus, qui ne sont jamais représentés avec un rictus sur le visage). Le rire serait ainsi l’apanage du diable ; le couvent des Dames du Précieux Sang retentit des éclats du rire des apparitions démoniaques, insinuées dans la chapelle ou cachées dans l’autel : « un homme hilaire tient un dais d’église, d’une seule main levée, au-dessus de la tête de la femme. Je les entends rire tous les deux. Je voudrais me boucher les oreilles et me fermer les yeux, laisser Philomène et Adélard disparaitre » (Hébert 1975 : 32). De temps en temps, on est secoué de terreur lorsqu’on entend le rire de sœur Julie de la Trinité, la possédée. Le rire est dangereux et strictement interdit, sorte de péché ou de blasphème qui est puni sur le champ : « pour avoir ri à la chapelle, sœur Julie fut condamnée à porter à son poignet, bien caché sous sa manche, le bracelet à pointes, tous les vendredis du mois, en souvenir de la Passion de notre Seigneur » (Hébert 1975 : 54). Il est aussi révélateur de l’insignifiance et l’hypocrisie du clergé :

« Trois dimanches de suite, le rire de sœur Julie de la Trinité retentit dans la chapelle, au moment du sermon de l’abbé Migneault. Le troisième dimanche, l’abbé Migneault ne termina pas son sermon. Il quitta la chaire précipitamment. Moqué au centre de son être, réduit à sa plus stricte vérité de prêcheur ridicule et d’homme très ordinaire, aumônier d’un couvent très ordinaire, l’abbé Migneault se vit tel qu’il était. Il ne put supporter cette vue et n’osa plus préparer aucun sermon. Il en vient à craindre toute rencontre avec sœur Julie, ne parvenant jamais à baisser les yeux avant que ne l’atteigne le regard jaune et moqueur au détour d’un corridor » (Hébert 1975 : 53).

214 La figure carnavalesque du démon hébertien

Mais qui sont les personnages de ce cortège carnavalesque ? Commençons avec le maître des cérémonies, le démon. Le premier portrait du diable est esquissé dans le Livre de la Genèse; il est le serpent, ennemi de l’être humain et de toute la création divine : « Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que l'Éternel Dieu avait faits » (Gn 3 :1). Il est, dans la tradition chrétienne, l’archétype du mal et du Chaos et géniteur des péchés. De Pan, divinité de la nature et de la fécondité, le démon emprunt ses traits physiques essentiels : les pieds du bouc et ses sabots, mais aussi son érotisme et sa sexualité effrénés, voire monstrueux. Créature hideuse et repoussante, le démon est reconnaissable par les sabots, les cornes, les pattes velues et l'odeur pestilentielle. La laideur démoniaque devient sujet de nombreuses illustrations, comme c’est le cas de Baldus, œuvre de Teofilo Folegno, où les démons sont représentés sous la forme des animaux difformes ou aux traits exagérés (Eco 2007 : 100). Au début du XIe siècle, le moine Raoul Glaber le décrit comme « un être de petite taille, la peau ridée, un visage difforme, le crâne allongé avec un museau de chien et des oreilles hérissées, une barbe de bouc, des griffes, les cheveux sales et raides, les dents d’un chien, une bosse sur le dos, les fesses pendantes, les vêtements malpropre » (Colliot http://books.openedition.org/pup/2650). Le démon hébertien rôde autour des couvents, se cache dans les églises, derrière l’autel ou derrière le crucifix, traverse les forêts et s’adonne aux orgies. Il est partout, guette les croyants, se moque des faiblesses des âmes pieuses et de leur hypocrisie, dévoile la véritable nature humaine, joue des tours aux religieuses. Il est un diable farceur, mais il est aussi ténébreux, terrible, effrayant. C’est aussi un démon qui aime conclure des pactes, entendre et exaucer des vœux. Dans l’univers hébertien, il apparaît sous des noms et des formes différents : il est le père incestueux de sœur Julie et époux de Philomène, le bouc démoniaque des rituels sabbatique, l’ange déchu qui se cache dans le tabernacle et se moque des liturgies. Le démon admet son extraordinaire capacité de métamorphose, quand Jésus demande son nom : « Mon nom est légion, car nous sommes nombreux » (Mc 5 : 9). Les religieuses du couvent se groupent autour de la statue du Christ crucifié pour se protéger contre les attaques du démon. C’est contre lui que l’Apôtre Pierre exhorte : « Soyez sobres, veillez. Votre adversaire, le diable, rôde comme un lion rugissant, cherchant qui il dévorera. Résistez-lui avec

215 une foi ferme, sachant que les mêmes souffrances sont imposées à vos frères dans le monde » (1P, 5 : 8-9). Mais celui-ci est un grand farceur et, au lieu de terroriser les nonnes, commence à se faire des adeptes. Sœur Julie, sa fille et sa sorcière, porte déjà ses stigmates. Il lui reste de gagner les âmes des autres religieuses, par des prodiges et des petits plaisirs interdits : vengeances, amours homosexuels, gloutonnerie, le diable écoute et exauce. De temps en temps, il apparaît pendant la messe pour jouer des tours aux religieuses ; il éteint les cierges, cache l’hostie et terrorise la mère supérieure:

« la supérieure des Dames du Précieux-Sang vient de retrouver intacte la plus vieille terreur de son enfance lointaine : la certitude quasi absolue que le diable se trouve caché sous son lit et que, d’un moment à l’autre, il va la tirer par les pieds pour la dévorer » (Hébert 1975 : 61).

Il apparaît aussi à sœur Gemma qui

« prétend qu’au cours de la cérémonie, chaque fois que le malin était nommé, un petit ange sale et puant, de trois ou quatre pouces de haut, avec des ailes de moineau et une robe rouge, se mettait à sautiller, dans le bas- côté de la chapelle, comme si chassé de son refuge habituel, il se trouvait soudain obligé de fuir en toute hâte » (Hébert 1975 : 172).

L’aumônier, lui aussi, est hanté par une présence inquiétante qui réussit à s’insinuer dans sa chambre. On ne peut pas nier l’évidence. C’est le démon, qui seconde sœur Julie dans ses maléfices, et qui assume avec orgueil sa descendance infernale :

« Il est là dans la pièce. De toute sa taille. Sa barbe de bouc. Ses yeux en amande. Sa face en lame de couteau. Une aisance à nulle autre pareille, dans le rire et la moquerie. Il foule avec ses pieds le tas de robes, par terre, pour en extraire tout le parfum, sous le nez de l’aumônier qui défaille. Il parle avec une voix de stentor : - Mes créatures, toutes mes créatures superbes, mes femmes, et mes filles depuis trois siècles » (Hébert 1975 : 104).

Avec ses cornes et son corps peint en rouge et en noir, Adélard incarne le diable en toute majesté infernale : « Adélard s’est attaché deux

216 cornes de vache sur le front et une couronne de feuille vertes. Il tient un parasol de papier multicolore au-dessus du corps de sa femme allongée sur le ventre » (Hébert 1975 :39). Nu et velu, Adélard joue le rôle d’initiateur et de maitre des forces génésiques. Par son union avec le démon, la sorcière (Philomène ou Julie) acquiert des puissances fécondes et participe à la régénération périodique de l’univers. La sexualité exacerbée des sorcières et des démons peut être expliquée par le fait que « la sexualité est l’expression de la formidable force vitale qui baigne l’univers » (Ronecker 2000 : 201). Le diable est aussi lié à la maîtrise du feu et de la forge, et rappelle des divinités comme Moloch, Baal, Saturne ou Chronos auxquels, selon les mythes, on sacrifiait des enfants, brulés vif sur les autels qui leurs étaient dédiés. Le démon qui dévore les chrétiens est un thème artistique et littéraire récurrent et matérialise la peur d’être ingurgité par les gouffres infernaux. Pendant le sabbat, Adélard est lui aussi identifié à ce démon reptilien qui dévore les innocents :

« L’homme est très excité. Il raconte ce qu’il est seul à voir, avec force détails et précisions. … il assure qu’il y a là un grand serpent avec une couronne sur la tête qui se prépare à dévorer deux petits lapins blanc et noir, mâle et femelle… le serpent dévore ses victimes fascinées l’une après l’autre, selon un plan bien établi. Tout d’abord les parties génitales, puis le cœur et la cervelle » (Hébert 1975 : 42).

Le serpent est un symbole des puissances fécondes de la terre, il est « l’animateur universel, l’ouroboros, (…) le promoteur de la vie » (Gheerbrant, Chevalier 1982 : 869). Caché dans les profondeurs de la terre ou dans les gouffres des eaux matricielles, le serpent est un symbole de fécondité ; il est le « maître des femmes » (Gheerbrant, Chevalier 1982: 457) et c’est ainsi qu’il est retenu dans les récits bibliques où il séduit Ève. Adélard est ce serpent aux puissances génésiques et sacrées, mais aussi le Léviathan, le monstre biblique qui se réveille aux jours de l’Apocalypse.

Le corps de la sorcière, entre le grotesque et le sublime

Complice du démon, la sorcière possède de nombreux pouvoirs grâces aux alliances qu’elle conclut avec le Prince des Enfers. Philomène et Julie vantent les puissances magiques qui leur permet de guérir certaines maladies, de prédire le temps ou d’avoir des sens très aigues. Sœur Julie

217 utilise ce pouvoir pour apaiser une crise d’asthme de l’abbé Flageole, moment terrifiant qui révèle l’extraordinaire pouvoir de la sorcière :

« L’abbé Flageole eut, cette nuit-là, une forte crise d’asthme qui le tint éveillé jusqu’au petit jour. Il suffoquait. Son cœur sorti d’entre ses côtes était piqué de flèches rayonnantes et de longues aguilles d’or. (…) C’est alors que sœur Julie vint s’asseoir au pied du lit de l’abbé. Elle arracha, une à une, les flèches et les aiguilles qui lui perçaient le cœur, lui mit sur la poitrine un pansement si doux et frais (…) Epuisé et reconnaissant, il allait sombrer dans un sommeil exquis lorsqu’il s’aperçut que le pansement sur sa poitrine, glissé à l’intérieur de sa chemise, n’était autre que les deux mains étendues, onctueuses et mielleuses, de sœur Julie de la Trinité » (Hébert 1975 : 85).

La sorcière possède ainsi le pouvoir de s’insinuer dans le cœur des mortels et de faire sortir des recoins obscurs de la conscience les désirs inavoués, les secrets les plus ténébreux :

« Bientôt j’aurai des sens si fins que je surprendrai du premier coup le cœur ouvert de l’homme, à travers l’épaisseur de de ses vêtements et de sa chair. Son cri le plus profond, je l’entendrai dans sa langue originelle. Son désir le plus secret, je lui ferai sortir d’entre les côtes » (Hébert 1975 : 68).

Vieille, d’une malignité infernale, au corps grotesque rongé par des infirmités, ou jeune, d’une beauté envoûtante, mais rusée et vouée au mal, la sorcière reste la compagne du démon, figure indispensable de son cortège. La femme qui s’accouple au démon sous la forme du bouc, ou qui tue les nouveau-nés pour les servir au diable pendant le festin sabbatique hante l’imaginaire chrétien et marque le destin de la femme comme séductrice et vaniteuse. Nombreuses représentations des sept vices capitaux ont comme personnage central une figure féminine, entourée par des serpents et rongée par la vermine. Les sorcières de la montagne de B… incarnent l’archétype d’une féminité ténébreuse : Philomène n’hésite pas à accomplir le rituel incestueux avec son fils, tandis que Julie, victime de l’inceste et du viol, brûle d’un désir inassouvi pour son frère. Pendant le rituel leur beauté est éclatante ; la sorcière « Philomène se maquille avec soin. Aréoles violettes, tétins rouges, beaux seins énormes, bleus. Sur tout le corps des caractères fins, en pluie de

218 couleurs » (Hébert 1975 : 65). Plus que de simples compagnes du démon, elles sont ses filles et ses épouses :

« Félicité Normandin (dite la Joie) engendrée, d’une part, par Malvina Thiboutôt, engendrée, d’une part, par Hortense Pruneau, engendrée, d’une part, par Marie-Flavie Boucher, engendrée, d’une part, par Céleste Paradis (dite la Folle), engendrée, d’une part, par Ludivine Robitaille (…) , engendrée, d’une part, par Barbe Hallé, née vers 1645, à La Coudray, en Beauce, France, (son mari n’a jamais pu « ménager » avec elle parce qu’elle était une sorcière) » (Hébert 1975 : 103-104).

La procession religieuse : le Christ, la religieuse, le prêtre

Dans le couvent règne le silence ; aucun bruit ne dérange la prière des religieuses, plongées dans la contemplation ou l’extase mystique ; aucune communication entre les sœurs, vouées à la solitude et aux mortifications :

« Un coup sec de claquoir met fin aux murmures des sœurs en récréation. Le règlement est formel. Toute parole qui franchit le mur du silence, en temps et lieux permis et réservé à cet usage, doit être prononcée à haute et intelligible voix, en vue de l’édification du plus grand nombre de nos sœurs. Les conversations en aparté ou à voix basse sont rigoureusement interdites » (Hébert 1975 : 18).

Pendant les processions de la Semaine Sainte, le couvent des Dames du Précieux Sang offre le spectacle de la piété et de la souffrance. Les religieuses réunies dans la chapelle, autour de l’autel n’éprouve aucun espoir devant le miracle de la Résurrection. Le silence du Christ immolé sur la croix devient de plus en plus lourd :

« Office des ténèbres. Trois jours. Trois nuits. Epuisées par le jeûne et la pénitence, le voile rabattu sur la figure, toute identité effacée, rendues pareilles aux statues du carême, sous la draperie violette, les religieuses doivent descendre aux enfers. Le plus creux de leur âme et de leurs péchés doit être atteint et dénoncé. … Et nous sommes environnées de ténèbres

219 épaisses, par-dehors et par-dedans. Le fond de la nuit touche. La main noire qui presse le cœur » (Hébert 1975 : 81).

Les religieuses deviennent de victimes immolées sur l’autel ; leur vie est si insignifiante qu’elles sont apportées au couvent des Dames du Précieux Sang comme du bétail au sacrifice ; leur vie doit se passer en silence absolu et en obéissance :

« les femmes sont invitées à obéir à Dieu le Père, à suivre Jésus le Fils et à être ouvertes au souffle de l’Esprit qui les féconde. Elles sont aussi invitées à prendre Marie comme exemple des vertus, comme prototype de la femme obéissante à la volonté de Dieu » (Gebara 1999 : 147).

A la procession des religieuses participent des abbés et des aumôniers. Mais ils ne sont pas de véritables guides spirituels, qui ont reçu la grâce divine. Personnages au corps grotesque, ils sont vaniteux, insignifiants, hypocrites. L’aumônier Léo-Z. Flageole lit avec avidité des livres de démonologie et rêve de pratiquer un exorcisme en grand pompe ; il devient une parodie du véritable sacerdoce :

« il n’a pas l’air en très bonne santé. Le teint gris, l’œil torve, les cheveux rares séparés par une raie médiane, coiffés en vieux Sacré-Cœur fatigué. Mais il n’y a sans doute aucun cœur rayonnant à l’intérieur de sa camisole sale, boutonnée jusqu’au menton » (Hébert 1975 : 101).

L’abbé Migneault, par son hypocrisie et sa nullité, devient la victime de sœur Julie de la Trinité:

« Quant à l’abbé, il eut des insomnies, des sueurs nocturnes et des cauchemars. Rongé par des insectes, broyé par des machines de fer et d’acier, déchiqueté, émietté, traité de raté par son père et de minable par sa mère (tous deux avaient des mâchoires et des écailles de crocodile), il finit par se rendre à l’évidence : sa parfaite nullité en ce monde. Il désira si fort s’en confesser à sœur Julie pour se faire absoudre d’être si peu de chose (elle seule avait ce pouvoir), qu’il la fit venir à son bureau. Il se jeta à ses pieds, lui serra les genoux dans ses mains, enfouit sa tête dans ses larges plis de la jupe noire et pleura comme un enfant, dépossédé de sa propre vie ». (Hébert 1975 : 53-54).

220

Et à la tête de cette procession religieuse, le Sauveur dans sa dimension sacrificielle et désolante. Dans le couvent des Dames du Précieux Sang, ce n’est pas l’image du Christ Pantocrator, du Christ en gloire, qui est représentée sur les murs de la chapelle ; c’est la statue du Christ crucifié, qui reste muet aux prières et même aux imprécations des religieuses, caché dans le tabernacle et montrant un corps endolori, maigre et impuissant. La croix, symbole de la résurrection, devient un instrument de torture, l’autel sur lequel le Christ et les religieuses sont immolés sans cesse. Le corps du Sauveur devient un corps souffrant, en proie à l’agonie de la mort, tandis que sœur Julie, fille du démon et sorcière, est le noyau de la vie et de l’espoir dans le couvent.

Le monde à l’envers du carnaval hébertien

L’image du bœuf conduisant une charrue, des chiens mangeant à la table, tandis que l’homme ronge les os, ou du bœuf faisant le boucher (scènes des gravures des XVIe – XVIIIe siècles) présentent des situations absurdes, des inversions sociales, cosmiques, culturelles, qui traduisent un mouvement rétrograde. Dans le carnaval, ce thème du monde renversé est rattaché à l’idée de désordre et de retour au chaos qui précède, avec nécessité, le renouvellement et la régénération de l’univers et de l’humanité. L’image du « monde à l’envers » surprend justement cette remise en question, bien que momentanée, des règles, des codes et des hiérarchies de la société. Ce que la fête carnavalesque se propose est de renverser l’ordre du monde, de bouleverser et d’annuler les frontières entre le réel et le fantastique, entre le sacré et le profane, entre le pauvre et le riche, et de déplacer la marge, dont le représentant peut être le fou, le bouffon, le corps grotesque aux traits exagérées, vers le centre et de s’y substituer. Anne Hébert fait appel à un procédé similaire, qui est d’ailleurs annoncé par sœur Julie de la Trinité, sorcière et fille du démon, quand elle affirme que « Telle est la loi : l’envers du monde ». Tous ces personnages qui peuvent incarner la marge : sorcière, démon, père incestueux, fille violée, chômeurs, hommes et femmes refoulés, vivant dans la peur du péché, tous ces personnages invisibles, reniés, méprisés, conquièrent le centre, symbolisé par le couvent, comme image d’une communauté organisée, contrôlée ; c’est ainsi que le diable et Philomène, son épouse, installés sur l’autel, croquent des hosties, que la sorcière Julie de la Trinité prend son envol du clocher et réussit à

221 bouleverser la vie du couvent, que les religieuses sont tourmentées par des apparitions démoniaques. La fête carnavalesque est marquée par cette dimension contestataire, par l’inversement des règles et de l’ordre du monde :

« Célébré à l’occasion du Mardi gras mais encore pour d’autres réjouissances populaires comme la « Fête des fous » ou le « Rire pascal » et marqué par l’image du « peuple riant sur la place publique » (Bakhtine,1970 :12), ce temps hors du temps, tranchant sur la monotonie et les dures contraintes de la vie quotidienne, était essentiellement une période joyeuse de liberté festive au cours de laquelle les codes sociaux de bienséance étaient momentanément abandonnés, renversés, subvertis, transgressés. Tout était permis, «mis à l’envers », la licence marquait les relations entre les gens : déguisements et masques favorisaient les comportements les plus permissifs, grossièretés et obscénités tenant lieu de langage, le carnaval obligeait à n’obéir qu’à deux impératifs : la liberté et le rire ». (Simon 2010 : 205).

Une même vision du monde anime les festins de la montagne de B…, qui offrent au lecteur quelques exemples de parodies et d’inversions blasphématoires des symboles et des rituels chrétiens. Les fêtes sabbatiques sont marquées par la liberté, le renversement des codes et des valeurs, le mélange du sublime et du grotesque. Le roman est fondé sur l’idée d’un monde double, en dysharmonie et en tension, qui offrent l’image de l’endroit et de l’envers.

Le corps carnavalesque

La fête du carnaval offre aussi le spectacle du corps grotesque. Les figures du cortège carnavalesque ne sont pas seulement des travestis ou des personnages masqués. Dans la foule en liesse se mêlent aussi des estropiés, des aveugles, des lépreux difformes. Le corps grotesque est un corps de la transition, dynamique et en transformation. Il est un corps inachevé ; soit il lui manque un membre ou une partie, soit il pèche par exagération, soit on le découvre dans l’accomplissement d’un besoin ou fonction naturels : manger, déféquer, boire. L’œuvre de Rabelais annule tout préjugé lié au corps humain en présentant, sans vergogne ou fausse pudicité, le corps dans ses mouvements

222 naturels. Il s’oppose ainsi aux conceptions de l’époque sur le corps, qui soulignent la démarcation entre la chair et l’âme, entre le corps, haï et banni de l’œuvre du salut, et l’esprit. Il souligne aussi, à sa manière burlesque, que toute relation authentique entre les êtres humains passe nécessairement par le corps. Anne Hébert se joint à cette conception du corps et dans les rituels de la montagne de B… elle dévoile le corps humain dans toute sa gloire et liberté. Pendant le carnaval, c’est le corps grotesque qui se trouve au centre des célébrations : le corps du nain, le corps difforme, atteint par la maladie, au ventre gonflé, aux organes sexuels visibles. Nu et velu, des cornes de vache attachées sur le front, Adélard rappelle les satyres des processions dionysiaques, aux corps ambigus, moitié hommes, moitié boucs, le dieu Cernunnos des celtes et, bien sûr, le diable des chrétien, qui apparait dans la chambre de l’aumônier. Les participants renoncent volontairement à leur statut d’être humain pour se transformer pendant la fête sabbatique, dans des bêtes, des animaux sauvages, avec lesquels ils partagent non seulement l’apparence, mais aussi la sauvagerie, la cruauté, les appétits. Adélard se déguise en bouc pour augmenter ses puissances fécondes, tandis que Philomène reçoit l’hommage des fidèles à quatre pattes. De son côté, Julie devient, après son consécration, une vache, capable d’exaucer les vœux des croyants et aussi de jouer le rôle du sauveur qui prend sur lui les péchés du monde. La sorcière peut se métamorphoser en diverses animaux ou peut conserver des traits sauvages ; Philomène peut se transformer en oiseaux nocturne vorace : « la nuit, il croit parfois sentir sa mère planer au-dessus de lui, rasant les toits du village, empruntant le vol silencieux des chouettes et des hiboux. Joseph sait qu’elle peut se fondre sur lui d’un instant à l’autre et le dévorer en quelques coups de bec, quitte à rejeter ensuite en tas les os, les ongles, les cheveux et les dents de l’enfant ». (Hébert 1975 : 108). Julie est une louve tandis que la mère supérieure possède, elle aussi, un corps grotesque, aux traits chevalins: « la large face de la mère Marie-Clotilde. Son bel œil de cheval, mobile et effrayé, grossi par le verre des lunettes, demeure posé sur sœur Julie, sans cils ni aucune ombre » (Hébert 1975 : 21). Adélard et Philomène sont envisagés comme ogres au corps monstrueux et mains tachés de sang, signe de leur férocité : « Un homme et une femme se tiennent debout dans l’encadrement de la porte, souriant de leur grande bouche rouge aux dents blanches. Le soleil, comme une boule de

223 feu, va basculer derrière la montagne, illuminant le ciel, teignant de rose les mains tannées de l’homme et de la femme » (Hébert 1075 : 7). Pendant le festin sabbatique, les corps des participants sont transfigurés ; le délire induit par la consommation de la bagosse et l’onguent produit des hallucinations, brouille les contours :

« l’étudiant maigre a mis un autre disque sur son phono. Il tourne la manivelle avec peine. L’adolescent voit un tourbillon de fils colorés s’organisant et se déployant au creux de sa main pourtant fermée mais devenue transparente, pareille à un jelly-fish. ( …) Lorsque la musique, tout à fait mûre et parfaitement achevée, commence de dérouler son long fil sonore, le garçon, accablé de génie, ruisselle de larmes. Son ventre creux résonne comme un tambour, mille trompettes et saxos poignent et tordent son corps souffreteux, lui font une verge dure et des mains d’archange tout le temps que dure le blues » (Hébert 1975 : 40).

Une autre image du corps grotesque du démon est celui de l’enfant de Julie, progéniture du diable : « rouge et fripé, grimaçant, oreilles volumineuses, tête énorme, déformé et sans cou, mains violettes, abdomen saillant, membres grêles, sexe géant, il ramène ses petits bras vers sa poitrine et ses petites cuisses vers son ventre » (Hébert 1975 : 186). Les corps des participants au sabbat sont, eux aussi, grotesques : les corps flasques des femmes nues, le corps maigre d’un jeune étudiant au ventre creux. Pour les pénitents, l’infirmité et la souffrance corporelle, loin de porter atteinte à l’harmonie corporelle, sont les marques d’une élection divine : par ces supplices corporels, Dieu soumet le croyant à une purification de la chair tout en fortifiant son esprit. Comme les stigmates ou les cicatrices des flagellations, les pustules purulentes, les nodules, les blessures ouvertes imprégnées de sang séché sont les marques des élus, elles inscrivent sur le corps du pénitent l’espoir du Salut. Le corps malade est ainsi un corps béni, car toute forme de supplice qu’on consacre à Jésus rapproche du Seigneur. Mais dans le couvent des Dames du Précieux Sang, la maladie et le supplice sont les signes de la dégradation et de l’humiliation. Les cris des religieuses agonisantes s’élèvent assourdissants dans le couvent comme les cris des suppliciés dans le gouffre de l’enfer. La mère supérieure commence à supprimer les calmantes dans l’espoir que les plaintes de ces femmes

224 mourantes vont fléchir la rage divine. En vain, le couvent sombre dans la folie et le désespoir :

« vous avez eu tort, ma révérende mère supérieure. Il ne fallait pas retirer les calmantes aux pauvres malades, lâcher les plaintes et les grincements de dents, les jurons et les blasphèmes, la douleur toute crue et l’horreur toute nue. In pace. Le secret du désespoir était bien gardé » (Hébert 1975 : 76-77).

Le corps malade s’exhibe avec insouciance, en accord parfait avec le corps meurtri du Christ, réfugié sur le crucifix qui trône dans l’église. Confinés d’habitude dans l’espace clos de l’infirmerie, les corps malades de religieuses affluent partout dans le couvent comme le sang d’une plaie ouverte dès que le démon répand partout le miasme pestilentiel de la corruption. Le corps – membre du Christ est désacralisé, profané. Touché, piqué, ouvert par les instruments du chirurgien, cousu, décousu, plaie ouverte, le corps s’offre aux regards de tous, son mystère souillé devenu : « une litanie dégoutante qui parle d’urine et de sang, d’excréments, de boyaux éclaires par le baryum, de squelette visible à travers la chair et la peau, de crane scalpe, dénudé jusqu’à l’os par les rayons x » (Hébert 1975: 13). La maladie n’a aucune action curative sur les âmes des religieuses et à cette misère corporelle s’ajoute le dérèglement psychique. Longtemps identifiée à la possession démoniaque, la folie est la conséquence d’une existence sous le signe des privations et des mortifications :

« Sœur Jean de la Croix, immense, se lève de son lit-cage, vacille sur ses grands pieds. Quatre-vingt ans, une sonde à demeurer dans la vessie, un sac de plastique, plein d’urine, attache à la cuisse. Elle réclame la petite sœur Jérémie de la sainte face qui lui souriait toujours en lui offrant de l’eau bénite, à la dérobée, au sortir de la messe. Il y soixante ans de cela. Sœur Agathe entonne une chanson de corps de garde qui lui ont apprise ses frères il y a bien cinquante ans. Elle dit que c’est pour endormir son petit jésus, dans ses bras, qui n’arrête pas de chialer et baver. Sœur Lucie des anges monte et descend les escaliers, d’un pas chancelant. Elle frappe à toutes les portes et demande, chaque fois, d’une voix chevrotante, si c’est bien là la maison de ses parents : 92, rue saint Augustin » (Hébert 1975 : 76).

225 Le festin carnavalesque : excès alimentaire et ivresse dionysiaque

La joute médiévale de Carnaval et Carême est souvent représentée dans des termes alimentaires. Plusieurs œuvres médiévales mettent en scène ce combat sous la forme d’une confrontation culinaire entre les jours gras et les jours maigres :

« Plus concrètement, les productions inspirées par cette thématique mettent en scène l'affrontement de deux armées ; l'une de celles-ci est conduite par Carnaval, « hardy compaignon, fourny de corps et garny de couraige », l'autre est commandée par Carême, triste, « hydeux et maigre personnaige et de povre genz moult haïsi ». La métaphore du combat symbolise évidemment le passage annuel - et douloureux pour la majorité du peuple - du Mardi gras au Mercredi des cendres, de l'abondance à l'abstinence. Quant aux valeureux guerriers constituant ces cohortes antithétiques, ils ne sont rien moins que des personnifications d'aliments ou de plats, d'origine piscicole ou carnée selon le cas » (Thonon 2002 : 1395).

La viande représente l’aliment de choix pendant le Carnaval. Consommer la chair d’un animal signifie dans les sociétés traditionnelles s’approprier l’énergie, le pouvoir ou l’esprit de cet animal. C’est un acte de domination, on montre son pouvoir physique et on se vante de sa victoire. Le corps vorace qui consomme sans répit pour satisfaire son appétit est un corps grotesque, qui se réjouit dans son désir inassouvi de s’approprier le monde en le dévorant. La joie accompagne l’acte d’avaler et de digérer la nourriture, et les banquets deviennent souvent la scène des excès et des débordements inouïs. Mais la consommation de la viande est le produit d’une agonie et d’un meurtre ; le boucher est souvent considéré, surtout dans la société moyenâgeuse, comme un paria, un personnage qui pratique un métier réprouvé. La chair est associée au rouge, au sang, qui est défendu dans la Bible à l’usage alimentaire. Le carême marque le début d’une période de purification et de maîtrise du corps. Par contre, les plaisirs du ventre sont liés aux péchés. La gula, la gourmandise, est l’un des sept péchés capitaux, qui évoque le désordre, la misère, la voracité du ventre. La gourmandise entraîne un autre péché capital, la luxure : à l’appétit alimentaire démesuré et incontrôlable s’ajoute l’appétit sexuel, et ensemble, ces deux vices avilissent l’être humain.

226 Au festin de la montagne de B…, dévergondé et blasphématoire, les invités redécouvrent le bonheur et la jouissance du corps. La consommation du porc de lait et l’ingestion des boissons rituelles, entraînent l’usage impudique du corps et déclenchent l’orgie générale. La montagne de B… conserve ces odeurs de fête médiévale :

« Une fois entré dans la pièce principale, on est tout de suite saisi par l’odeur puissante qui règne là. Le porc salé cuit dans la poêle avec un grésillement régulier. Des fumées de tabac flottent au-dessus de la table. On peut aussi discerner la senteur fauve du père et de la mère, celle plus acide des deux enfants, jamais peignés, pleins de poux et tout crottés. Une cuvette de granit bleu écaillé est posée sur le plancher de bois brut, juste au-dessous d’une pompe noire, à moitié rouillée. Dans un coin quelques pommes de terre s’échappent d’un sac de jute » (Hébert 1975 : 8).

Liée aux puissances créatrices (c’est à travers le Logos que dieu accomplit la genèse de l’univers), la bouche renvoie, pendant les festins sabbatiques, au système digestif. Les dents sont symbole d’agressivité, de destruction ; le démon et la sorcière de la montagne de B…. ont des dents formidables, et leurs enfants, Julie et Joseph, ont hérité la même insatiabilité. Mais la bouche largement ouverte a une connotation encore plus terrible ; elle renvoie à la gueule de l’enfer qui avale goulument les pécheurs. Ce n’est pas seulement l’excès des aliments carnés qui est encouragé pendant le Carnaval, mais aussi celui des boissons. Le vin a une relation importante avec la religion. Il est produit de la vigne, qui meurt en hiver pour renaitre au printemps (un même cycle mort-renaissance qui l’apparente au dieu Dionysos et aux fêtes de renouvellement du Carnaval). Le vin est ainsi symbole de résurrection et de vie éternelle, et il y a nombreux exemples de divinités qui s’adonnent à cet état d’ivresse divine (Shiva, Dionysos, Osiris). Dans l’Ancien Testament, quand même, la consommation excessive du vin serait proscrite, autrement l’être humain risque de devenir une caricature de la création divine. Par contre, dans le Nouveau Testament, la vigne et le vin sont associés à Jésus : « Je suis la vraie vigne et mon Père est le vigneron » (Jn 15, 1-5). Le sang versé par le Sauveur devient boisson de vie éternelle, et la communion eucharistique remplace le sang divin par le vin. Le symbolisme de la

227 vigne est positif, surtout par cette association au Messie. Le vin est symbole de la connaissance ; pendant les rituels de la montagne de B… il est associé au travail alchimique :

« (…) dans la cave, c’est un parfum d’alcool chaud qui accueille Adélard. Ivre, rien qu’à l’odeur, il s’affaire et prépare la bagosse pour la fête. Une à une, avec un bruit régulier de métronome, les gouttes de liquide s’échappent à l’alambic, et retombe dans un pot de fer-blanc. Quand le pot est plein, Adélard le vide dans une des cruches de verre préparées à cet effet. Il enferme soigneusement dans la cruche l’ivresse pure, l’âme et l’esprit de la boisson. Tandis que Philomène récupère l’écume épaisse et l’acre amertume qui se sont formés à la surface du baquet. Tout ce qui n’est pas passé par l’alambic et n’a pas été distillé est ramassé à pleines mains par la femme. Elle broie, réduit, brasse, amalgame le résidu dans sa marmite sur le feu, là où achève de mijoter un onguent lisse et gras fait d’herbes bizarres, de champignons rares et de débris obscurs » (Hébert 1975 : 34).

L’ivresse du Carnaval renvoie aux festins dionysiaques, l’état d’ébriété étant nécessaire pour atteindre l’union avec le dieu Dionysos. Dionysos est dieu agraire, de la fécondité, des sucs vitaux (sperme, sang, lait). Consommée excessivement pendant les rituels de la montagne de B…, la bagosse évoque les puissances créatrices de l’être humain, libérées des profondeurs de la conscience ; l’extase induit par ce boisson magique provoque la régression des fidèles à un état primordial, voire chaotique, de leur existence, et prépare la régénération de leur être. Bravant toute contrainte et toute limite imposées par le monde, ils s’adonnent aux orgies et célèbrent ainsi la fécondité universelle.

* Ce travail a été soutenu par le programme opérationnel stratégique POSDRU / 159 / 1,5 / S / 133652, co-financé par le Fonds social européen dans le Programme Opérationnel Sectoriel Développement des Ressources Humaines 2007-2013.

228 Bibliographie

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230

Le prêtre – « prédicateur infidèle de la Parole »1

Ana-Maria PINTILIE École de Baia, Roumanie

Abstract: Considered as being one of the most common deviations from Christian morals, lie is a form of spiritual evil and it may be even more serious if the liar is a priest, the deliverer of God’s word. Our aim in this study is to approach the figure of the priest as described in one of Anne Hébert’s most thrilling novels, Les Fous de Bassan, following the trend of inadequacies that we discovered between what a priest’s mission is supposed to be as acts and conditions of accomplishment and the way reverend Nicolas Jones accomplishes it – or not – through his words and acts. Keywords: spiritual evil; lie; priest’s mission; accomplishment; deviation; right way.

L’exergue du journal de Nicolas Jones avertit le lecteur sur la désolation qui marque ce récit. Il s’agit d’un verset de l’Evangile selon Matthieu qui reprend les mots du Christ adressés à ses apôtres : « Vous êtes le sel de la terre. Si le sel s’affadit, avec quoi le salera-t-on ?»2 (Matthieu 5, 13 ; FB, 11). Le récit du pasteur vise et réactualise en fait la deuxième partie de ce verset, que l’exergue ne présente pas : « Il n’est plus bon qu’à être jeté dehors et à être foulé aux pieds par les hommes». Lorsqu’il rédige son journal, « la voix de Nicolas Jones a perdu son velours cassée et essoufflée, elle cogne contre les murs de bois». (FB, 54) Nous considérons qu’Anne Hébert a réussi de présenter d’une manière admirable une facette du mal existant dans l’Eglise de son temps, à savoir l’image des hommes de l’Eglise ainsi que la perte de l’importance du statut du pasteur au sein de la communauté comme suite de l’inadéquation aux commandements divins. L’analogie entre le sel qui s’affadit et la voix du pasteur qui a perdu sa saveur en parle clairement. Le révérend Nicolas Jones est loin d’être le messager du rachat de

1 Le syntagme appartient à Antoine Sirois (1988 : 464). 2 Anne Hébert donne comme source de ce texte « Saint Paul » (FB, 11), mais le verset se trouve dans l’Évangile selon Matthieu 5, 13. Toutes les citations sont tirées de la traduction de Louis Segond, de 1910. 231 l’humanité soumise au péché, comme sa mission lui demande ; il est plutôt intéressé du pouvoir et de l’autorité que son statut pourrait lui attribuer parmi les villageois de Griffin Creek. Pour soutenir notre affirmation, nous prenons comme appui un passage du roman où le révérend accuse le vent pour tout le mal qui existe dans le village, alors que nous savons que le vent est généralement considéré comme le symbole du souffle divin qui apporte le bien et qui est transmis par les représentants de Dieu :

« Dans toute cette histoire il faut tenir compte du vent, de la présence du vent, de sa voix lancinante dans nos oreilles, de son haleine salée sur nos lèvres. Pas un geste d’homme ou de femme, dans ce pays, qui ne soit accompagné par le vent. Cheveux, robes, chemises, pantalons claquent dans le vent sur des corps nus. Le souffle marin pénètre nos vêtements, découvre nos poitrines givrées de sel. Nos âmes poreuses sont traversées de part en part. Le vent a toujours soufflé trop fort ici et ce qui est arrivé n’a été possible qu’à cause du vent qui entête et rend fou3 ». (FB, 26)

Le pasteur tisse sa propre histoire avec le matériel que les Saintes Écritures lui fournissent, mais il organise les mots du texte biblique d’une manière mensongère, à son gré. L’histoire du peuple élu devient ainsi la sienne grâce aux ressemblances, et son texte acquiert les traits d’une « imitation»4 au sens de Genette, par la trame des références bibliques qui soutiennent ses paroles. En faisant appel à un texte du prophète Isaïe qui raconte la paix dont jouit le peuple de Dieu, le révérend en modifie le sens, suite au désespoir qui l’accable. Les mots d’origine sont : « Les montagnes et les collines pousseront devant vous des cris de joie, et tous les arbres de la campagne battrons des mains. Au lieu d’épines croîtra le cyprès, au lieu d’ortie croîtra le myrte, ce sera pour Yahvé un renom, un signe éternel sui ne périra pas». (Isaïe 55, 12-13) et ils expriment la joie, le bonheur, le bien-être. Leur sens est inversé par la pensée du pasteur, qui voit la forêt comme une armée se dirigeant contre lui, « les arbres tout alentour se rapprochent» (FB, 32) et la

3Ce passage atteste la violence du vent qui se manifestera à son gré tout au long du récit. La métaphore du vent dans le roman fait allusion à l’Évangile selon Jean: « Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit ; mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va». (Jean 3, 8). 4 Genette définit l’hypertexte comme « tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple (nous dirons désormais transformation) tout court ou par transformation indirecte : nous dirons imitation » (Genette 1982 : 16); c’est l’auteur qui souligne. 232 « végétation triomphante [est] en marche vers le cœur pourri» (FB, 52) de sa demeure. La luminosité du message biblique est remplacée dans le récit par les ténèbres de la peur et du désespoir, la joie des versets – par un ton funèbre, annonçant la mort. L’analogie devient ainsi mesure du mal régnant sur le village de Griffin Creek. Un autre aspect digne d’être pris en compte en ce qui concerne le détournement de la vérité par le révérend Nicolas Jones est lié à son identité. En suivant le modèle biblique, mais à l’envers, celui-ci présente sa propre généalogie5. Nicolas Jones part de sa propre personne vers les ancêtres, car il n’a pas des descendants :

« J’engendre mon père à mon image et à ma ressemblance qui, lui, engendre mon grand-père à son image et à sa ressemblance et ainsi de suite jusqu’à la première image et première ressemblance, compte à rebours des Jones venus à Griffin Creek en 1782. Moi qui n’ai pas eu de fils j’engendre mes pères jusqu’à la dixième génération. Moi qui suis sans descendance j’ai plaisir à remettre au monde mes ascendants jusqu’à la face première originelle de Henri Jones, né à Montpelier, Vermont ». (FB, 15).

Le pasteur reprend ici les mots du texte de la Genèse concernant la création de l’homme – « Faisons homme à notre image comme notre ressemblance». (Genèse 1, 26) – qu’il associe de façon inversée avec les mots du texte de l’Evangile selon Mathieu qui présentent la généalogie de Jésus- Christ6. Par cette stratégie textuelle, Nicolas Jones met en avance sa propre personne en tant que prophète, porte-parole et incarnation de la Parole, un missionnaire tout comme les autres grands prophètes auxquels il veut s’apparenter. Ce désir du révérend de faire partie du groupe des hommes élus par Dieu pour le bien-être de l’humanité est exprimé maintes fois, suivant la ligne du texte biblique, mais qu’il transforme et dont il choisit à son gré les parties qui lui conviennent. Le fragment que nous reproduirons toute de suite exprime le crédo de la mission dont le pasteur se croit investi pour extirper la malfaisance qui se trouve dans les cœurs des habitants du village.

5 La situation n’est pas singulière dans les écrits hébertiens. Nous mentionnons comme exemple le cas de Sœur Julie de la Trinité dans Les Enfants du sabbat, qui présente sa généalogie, à l’envers de la généalogie biblique, jusqu’aux origines, dans le but de renforcer son statut héréditaire de sorcière suivant la ligne des générations. 6« Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob... » (Matthieu 1) et ainsi de suite. 233 C’est à travers la force de sa voix que les paroles de ses sermons détermineront les gens à suivre la voie de Dieu. Mais cette mission de prophète connaîtra son accomplissement « un jour», quand Dieu le fera « pêcheur des hommes»7 car, « pour le moment» le pasteur se contente seulement de « jeter» les mots des psaumes du roi David devant le peuple:

« Eprouver ma voix sur la mer. Un jour, je ferai des sermons et m’adresserai aux gens de Griffin Creek, réunis dans la petite église de bois. Pour le moment je jette les paroles de David par-dessus les flots. On dirait le vent qui brise la crête des vagues en plumes folles, éparpillées. Seuls les cris des oiseaux aquatiques touchent l’eau d’aussi près. Que celui qui a reçu la fonction de la parole s’en serve à la surface des eaux, pousse sa clameur et psalmodie de façon intelligible et sonore dans le vent. Je te ferai pêcher d’hommes, dit Dieu, la masse des fidèles sera devant toi et non plus seulement parterre d’eau écumante ». (FB, 25).

Compte tenu de l’ascendance que Nicolas Jones s’attribue à lui- même, il est susceptible, comme l’affirme Julie Leblanc, d’être reconnu et traité en tant que « l’antécédence de la Chair au Verbe, voire comme le Christ incarné».( Ducrocq-Poirier, 1997 : 296) De plus, c’est le révérend lui- même qui affirme être l’expression du Verbe lorsqu’il dit : « Un jour j’ai été le Verbe de Griffin Creek, dépositaire du Verbe à Griffin Creek, moi-même verbe au milieu des fidèles, muets par force, frustres par nature, assemblés dans la petite église en bois». (FB, 19) Mais l’emploi qu’Anne Hébert fait des allusions au Christ est bien évidemment parodique, car celui qui devrait être l’image et l’incarnation du Christ parmi les fidèles dénature la vérité des paroles saintes qui accompagnent son discours, souvent mensonger. De ce point de vue, nous nous rallions à l’opinion de Sirois qui affirme, en ce qui concerne la relation entre le Verbe et le révérend, que « le lien est parodique car Nicolas, prédicateur infidèle de la Parole, devient le Verbe qui s’est fait chair, mais dans un sens péjoratif, et il habite désormais parmi le commun des hommes». (Sirois 1985 : 179). Alors, la mission pour laquelle le pasteur se sent choisi et l’image du Verbe qu’il doit incarner comme condition de l’accomplissement de cette mission se trouvent en désaccord avec la forme de dictature qu’il impose et les abus de pouvoir que cela implique.

7 Au moment où Jésus-Christ appelle les pêcheurs pour les investir avec la mission pour laquelle ils ont été choisis, Il leur adresse les mots suivants: « Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d’hommes. » (Matthieu 4, 19) 234 De plus, « Le livre du révérend Jones», premier chapitre du roman Les Fous de Bassan, présente le pasteur comme un véritable champ de bataille entre ses gestes et ses convictions religieuses et mentales, entre ses mots et ses actions. Les versets qu’il profère presque continuellement sont en désaccord avec ce qu’il pense ou fait. Par exemple, il s’évertue sans cesse à citer Saint Paul : « Vaux mieux se marier que de brûler». (FB, 32 ; I Corinthiens 7, 9) et, en même temps, il désire posséder les deux cousines Atkins :

« Vais-je à nouveau mettre le nez dans mon péché ? Avouer que tout contre le corps endormi d’Irène, mon vêtement ecclésiastique à peine rangé sur une chaise […] je soupèse en secret le poids légère, la forme délicate des petites Atkins». (FB, 24)

Le désir ardent pour les deux filles se manifeste avec force sur le plan physique. Après l’arrivée de Stevens dans le village, événement qui trouble l’ordre établi par l’autorité pastorale, pour garder l’attention de ses nièces, le révérend utilise le culte divin en tant que moyen de séduction. Il « fait des effets de voix» (FB, 30) dans ses sermons et choisit « avec encore plus de soin les psaumes et les hymnes du dimanche en pensant aux petites Atkins». (FB, 28). Il les nourrit de passages bibliques où il est question d’amour, car il cache son propre désir sexuel sous le couvert des paroles des Ecritures saintes : « Je les prépare comme des jeunes fiancées, attentives au chant de l’amour en marche vers elles, dans la lumière de l’été. Je module. J’articule chaque son, chaque syllabe, je fais passer le souffle de la terre dans le verbe de Dieu». (FB, 28). En fait, nous découvrons dans le « Livre de Nora» que, contrairement aux règles morales et de chasteté que le statut et la mission de prêtre lui demandent, le révérend a commis le péché d’avoir abusé sexuellement de cette fille. Même s’il avoue son attirance physique pour les deux cousines, sa confession n’est pas complète. Nous affirmons même qu’elle est mensongère, car le révérend cache consciemment son péché, passant totalement sous silence l’épisode de la cabane à bateaux, là où l’abus sexuel se produit. Pire, comme nous l’apprendrons du récit de Perceval, il serait témoin des crimes de Stevens sur les deux filles, mais il n’en fait aucune mention. Plus loin, son discours mensonger porte atteinte aussi à l’image de la femme dans le cadre de la communauté. Il détourne le sens du texte biblique

235 concernant la chute des premiers hommes, attribuant seulement à la femme la coulpe du péché originel. Le révérend considère que les femmes de Griffin Creek, en tant que descendantes d’Eve, agissent comme des tentatrices, car elles envoûtent les hommes par leur beauté, les entraînant dans le péché. Ou, comme le souligne de manière très explicite Jeannine Aonzo en résumant la pensée du pasteur : « la femme est coupable du désir qu’elle fait naître chez l’homme». (Aonzo 1983 : 92) Et, comme il est écrit dans la lettre de Stevens de 2 août 1936, il n’y a que le pasteur qui puisse calmer les femmes, « au nom de Dieu et de la loi de l’Eglise qui sait remettre les femmes à leur place». (FB, 88). Toutefois, Nicolas Jones ne manque pas de parler de la faute originelle de Griffin Creek, suivant l’épisode de la faute d’Adam et d’Eve. Selon le pasteur, l’acte commis par Stevens Brown n’est pas la première faute de la communauté. Celui-ci a franchi le seuil de « l’intolérable» (FB, 52), mais, selon les mots du révérend, « ce n’est pas Stevens qui a manqué le premier, quoi qu’il soit le pire de nous tous, le dépositaire de toute la malfaisance secrète de Griffin Creek, amassée au cœur des hommes et des femmes depuis deux siècles». (FB, 27). Le pasteur considère que l’existence du mal à Griffin Creek est hors du temps, que la profondeur de la corruption et la dégradation n’ont pour source ni un individu ni un moment historique, mais que le mal existe et évolue depuis toujours. Nous remarquons ici la tendance d’Anne Hébert de présenter l’aspect héréditaire et cumulatif du mal qui marque tous les habitants du village. D’autre part, s’il s’agit de chercher l’auteur de la « faute originelle de Griffin Creek» (FB, 27), nous devons mentionner aussi l’opinion d’André Brochu qui attribue la responsabilité du mal pesant sur le village généralement à tous les habitants, mais principalement au révérend: « Le mal et le malheur de la communauté ne sont pas seulement le fait de Stevens, mais aussi de tout le monde, à commencer par celui qui est au centre de cette communauté par sa fonction sacerdotale : le pasteur». (Brochu 2000 : 175). Mais le pasteur ne s’en croit pas responsable. Nous pouvons alors conclure que le journal de Nicolas Jones est la révélation du silence forcé et de la parole contrainte d’un peuple soumis à l’autorité d’un représentant de Dieu, lui-même en proie de ses propres péchés, dont le mensonge est la principale forme de manifestation. L’absence de compassion dans les mots du pasteur, l’abus d’autorité qu’il exerce sur les villageois, le choix et la transformation à son gré des passages bibliques, selon des circonstances qui pourraient lui apporter des bénéfices,

236 tout cela imprime à la mission du révérend un caractère carnavalesque. Et toute analogie avec le peuple élu vivant sur la terre promise devient un mensonge devant l’hypocrisie et la corruption pastorale qui règnent sur Griffin Creek.

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237

Marie-Claire Blais et l’identité féminine au Québec

Alina-Daniela HAIDĂU Université « Ştefan cel Mare », Suceava, Roumanie

Abstract: Marie-Claire Blais is one of the most important writers of contemporary Quebec literature. Common themes in her writing include brutality, monstrosity, social inequality, violence, sexuality, despair, faith and vice. This study aims to analyze the feminist ideas and the female experience as presented in Marie-Claire Blais’ novels Tête Blanche (1960) and Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965). The female characters in these novels reveal different facets of the feminine identity. These women are remarkable for sincerity, their complexity and self-determination. The girl, the teenager, the adult woman, the sister and the friend are characters whose identity is shaped by their beliefs, choices and decisions. These two novels shed some light on the transformations of the image of women in Quebec society during the 20th century. The social status of women, the relationship with men, the maternal role and their relationship with children have to be adjusted according to the new challenges these woman are facing. Keywords: Quebec literature; Marie-Claire Blais; Quebec; feminine identity; feminism; literature.

Née à Québec en 1939, Marie-Claire Blais est l’une des écrivaines francophones qui ont beaucoup contribué à l’essor des lettres québécoises. Elle a publié une vingtaine de romans, des recueils de poèmes, des nouvelles et des pièces de théâtre. Le talent de l’écrivaine s’est affirmé dès La Belle bête, roman publié en 1959 et récompensé par le Prix de la langue française. La publication d’Une saison dans la vie d’Emmanuel en 1965 lui vaut le Prix France-Québec et le Prix Médicis (1966). En 1982 elle a reçu le prix Athanase-David « pour l’ampleur et pour la variété de son œuvre » (Smith 1983 : 18). Pour ce qui est de la production romanesque, rappelons aussi : L’insoumise (1966), Les Manuscrits de Pauline Archange (1969), Les Nuits de l’Underground (1978), Le Sourd dans la ville (1979), Visions d’Anna (1982), L’Ange de la solitude (1989), Soifs (1995), Naissance de Rebecca à l’ère des tourments (2008), Aux jardins des acacias (2014).

238 Les thèmes de ses romans, « à la fois profondément québécois et universels » (Smith 1983 : 17), sont très variés : les inégalités sociales, les enfants étouffés par une civilisation adulte capitaliste, la laideur, les maladies, le suicide, la criminalité, l’homosexualité avec ses deux versants, masculin et féminin, les rapports hommes-femmes, les relations des femmes entre elles, la recherche d’une identité féminine. D’ailleurs, l’écrivaine québécoise a construit toute son œuvre autour de l’identité féminine qui a été l’un des sujets les plus en vue pendant la seconde moitié du XXe siècle dans toute l’Amérique du Nord, qui a engendré un mouvement de revendication sociale de la part des femmes. Pour mieux comprendre et analyser les significations et les formes que prend l’identité féminine dans un corpus composé de deux romans blaisiens (Tête Blanche – 1960 ; Une saison dans la vie d’Emmanuel – 1965), il est nécessaire de présenter les changements importants qui ont marqué l’histoire du Québéc, surtout pendant la décennie 1960-1970 qui représente « une période durant laquelle se manifeste, à tous les niveaux de la société québécoise, une mutation profonde. » (Steiciuc 2003 : 65) Cette étape, caractérisée par des réformes politiques, économiques et sociales, a été appelée « révolution tranquille », d’après le syntagme « quiet revolution », utilisé pour la première fois par un journaliste du Globe and Mail. Durant cette période de changements rapides vécue par le Québec de 1960 à 1966, « il s’agit à vrai dire beaucoup plus d’une opération de déblocage que d’une véritable révolution ; c’est la raison pour laquelle on l’appelle révolution tranquille » (Hamelin, Provencher 1983 : 140-141). L’émancipation est l’idée dominante au Québec dès les années 1960. La société se transforme profondément et les valeurs d’une grande part de la population sont bouleversées. D’ailleurs, « le mouvement féministe des années 1960 et 1970 participe du projet moderne, dans ses visées émancipatrices et dans son présupposé d’une condition commune des femmes. » (Oprea 2014 : 29). Le féminisme est un mouvement social qui a pour objet l’émancipation de la femme, l’extension de ses droits en vue d’égaliser son statut avec celui de l’homme dans le domaine politique, juridique, économique, culturel. Ce mouvement milite donc pour une réévaluation du rôle de la femme dans la société. Des groupes féministes s’organisent dès le début du XXe siècle, les principales revendications des femmes québécoises concernant l’éducation des jeunes filles, les politiques sociales, le travail des femmes, la situation

239 juridique des femmes mariées, le droit de vote1. Pendant la seconde moitié du XXe siècle, les revendications des féministes évoluent : la quête de l’égalité entre les hommes et les femmes, l’équité salariale, le droit à des congés de maternité rémunérés, l’accès aux métiers traditionnellement masculins, la lutte contre les stéréotypes et la discrimination. La création en 1966 de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) est une manifestation qui a comme objectif de combattre les diverses formes de discrimination à leur égard et de lutter pour les droits fondamentaux des femmes. Le Conseil du statut de la femme (CSF), créé en 1973, est un organisme qui vise à conseiller le gouvernement sur les questions concernant les Québécoises et à informer ces dernières de leurs droits. C’est dans ce contexte social et politique que paraissent les premiers romans de Marie-Claire Blais. Les figures féminines de ces romans représentent différentes facettes de l’identité féminine, l’écrivaine mettant en scène des femmes remarquables par leur sincérité, leur complexité et l’âpre quête d’elles-mêmes qu’elles entreprennent. L’adolescente, la jeune fille, la femme adulte (la mère, la grand-mère, l’épouse), la sœur aînée, l’amie aînée sont des personnages dont l’identité est définie par leurs croyances, leurs choix et leurs décisions. Les transformations de l’image de la femme dans la société québécoise pendant le XXe siècle concernent l’attitude de la femme vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis du monde, l’attitude du monde vis- à-vis de la femme, la relation femme-homme, le rôle de la mère et la relation aux enfants, les relations sociales de la femme. Les personnages féminins de ces deux premiers romans blaisiens sont des héroïnes à la recherche d’un système de valeurs authentiques qui pourraient remplacer celles de la société dégradée dans laquelle elles vivent. Les structures de cette société patriarcale sont les conséquences du catholicisme québécois qui a longtemps imposé une certaine image de la femme, visible dans la prose de la première moitié du XXe siècle au Québec. Contrairement à cette conception traditionnelle qui présente la mère comme une figure protectrice et affectueuse, les deux romans qui forment notre corpus donnent à voir une réalité plus sombre. La maternité ne constitue pas une joie, les mères étant incapables de montrer un minimum d’affection et de chaleur maternelle.

1 Le droit de vote et d’éligibilité aux élections provinciales est obtenu par les Québécoises le 25 avril 1940 Cf. http://www.electionsquebec.qc.ca/, page consultée le 27 juin 2016. 240 Dans Une saison dans la vie d’Emmanuel2, la mère, qui n’a pas de nom, est presque absente. Elle est fatiguée par le travail constant dans une ferme et par les nombreux accouchements et c’est de cette manière qu’elle sera toujours vue par Emmanuel, son dernier né, le principal observateur :

« Voici sa mère. Il la reconnaît. Elle ne vient pas vers lui encore. Il pourrait croire qu’elle l’a abandonné. Il reconnaît son visage triste, ses épaules courbées. Elle ne semble pas se souvenir de lui avoir donné naissance, ce matin. Elle a froid. Il voit ses mains qui se crispent autour du seau de lait. […] Sa mère est silencieuse. Elle sera toujours silencieuse ». (SVE : 12).

La mère ne peut pas établir de relations avec ses enfants. Cette indifférence maternelle est surprise lorsque la mère arrive fatiguée à la maison après l’ouvrage de la journée et prend dans ses bras son nouveau-né pour le nourrir :

« Sa mère, elle, ne dit rien, ne répond plus, calme, profonde, désertée, peut- être. Il est là, mais elle l’oublie. Il ne fait en elle aucun écho de joie ni de désir. Il glisse en elle, il repose sans espoir ». (SVE : 12)

Cette femme, épuisée par le travail dur, oublie les enfants qui sont encore en vie, se souvenant des enfants décédés, dont elle confond les noms. Les petits regardent leur mère qui se montre incapable de satisfaire leurs besoins affectifs :

« Debout contre le mur, la tête un peu renversée sur l’épaule, sa mère écoute en silence. Elle dort peut-être. Sa robe est ouverte sur un sein pâle qui fléchit. Ses fils la regardent silencieusement… » (SVE : 13)

Pour sa mère, le fils malade appelé « Jean Le Maigre » éprouve une tendresse teintée de pitié à cause de son perpétuel air triste et accablé, des « lourds enfants » qu’elle porte chaque année :

« Entre les jambes de son père, comme par le grillage sombre d’un escalier, il voyait sa mère aller et venir avec les plats, dans la cuisine. Elle semblait toujours épuisée et sans regard. Son visage avait la couleur de la terre. […] Il avait pitié d’elle ». (SVE : 26)

2 Marie-Claire Blais, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Les Éditions du Boréal, 1991. Dans l’article, les citations tirées de ce roman seront suivies du titre abrévié (SVE) et du numéro de la page. 241 À la différence de cette femme effacée et absente, la grand-mère Antoinette, « qui incarne un pan de la société rurale traditionnelle » (Boivin, 1994 :95) exerce son autorité sur ceux qui l’entourent ; son rôle dans la famille est capital : c’est elle qui choisit le nom Emmanuel pour le nouveau- né, qui décide la date du baptême de celui-ci, qui appelle la famille à la prière tous les soirs. Si au début du roman elle représente le devoir et l’autorité, par la suite, ce personnage incarne aussi la protection, la tendresse et même la sympathie. Elle se fait la protectrice de Jean le Maigre contre la brutalité du père et après la mort de l’enfant, sa tendresse se reporte un peu sur Emmanuel. Ses manifestations sont d’abord maladroites, mais elles deviennent peu à peu plus aimables, plus gentilles. En ce qui concerne la relation d’Antoinette avec son gendre, celle-ci est presque constamment caractérisée par opposition. Lors d’une dispute sur l’utilité de l’école, la grand-mère gagne, en indiquant que c’est du domaine des femmes et c’est pourquoi son gendre n’y comprend rien. Souveraine et méprisante, la grand-mère est très différente de sa fille qui est un modèle de soumission et de servilité :

« Non, je ne ferai pas un geste pour servir cet homme, pensait-elle. Il croit que j’imiterai ma fille, mais je ne lui apporterai pas le bassin d’eau chaude, les vêtements propres. Non. Non, je ne bougerai pas de mon fauteuil. Il attend qu’une femme vienne le servir. Mais je ne me lèverai pas ». (SVE : 15-16)

La même indifférence maternelle est surprise dans le roman Tête Blanche3. La mère d’Evans, un garçon de 10 ans surnommé Tête Blanche, est obligée de mettre celui-ci en pension, ne pouvant pas s’occuper de son éducation. Alors, une correspondance s’établit entre le garçon et sa mère. Le fils – qui manque de tendresse et veut rentrer à la maison – fait des reproches à sa mère, pose des questions sur son père qui boit, se demande si ses parents ne vont pas divorcer, comprend que sa mère est malade. Il lui raconte aussi ses amitiés, ses haines, ses mauvais coups, mais sa mère ne le prend pas au sérieux. Elle répond à peine et promet d’aller le voir. Elle croit que les histoires que son fils lui raconte sont le fruit de son imagination et c’est pourquoi elle ne répond pas toujours à ses lettres. Après la mort de la mère – malade de tuberculose – c’est Émilie, la sœur d’un de ses compagnons, qui prend la place maternelle. Sur cette jeune

3 Marie-Claire Blais, Tête Blanche, Institut Littéraire du Québec, 1960. Dans l’article, les citations tirées de ce roman seront suivies du titre abrévié (TB) et du numéro de la page. 242 fille de quatorze ans repose toutes les responsabilités de sa famille, à cause de la négligence de sa mère, Elise. Mais, malgré les mauvaises conditions dans lesquelles elle vit, sa sagesse et son courage étonnent :

« Je me suis mise debout dans la lumière et j’ai dansé… nue… Moi, j’aimais la vie aveuglément ; j’avais envie de danser jusqu’à devenir moi-même, la fine lumière du matin. La joie me faisait un peu mal ». (TB : 134)

Par le personnage de cette adolescente, Marie-Claire Blais évoque le rôle de l’épouse typique traditionnelle qui, jeune fille, doit se méfier des garçons, s’épouvanter du désir, qui se dévoue constamment pour les autres et vit d’espérance en un futur meilleur, grâce à sa croyance en Dieu. Contrairement à cette image de l’adolescente qui se charge de sa famille, le roman Une saison dans la vie d’Emmanuel présente une jeune fille partagée entre son ardeur religieuse et ses désirs charnels. Héloïse, la sœur du petit Emmanuel, se distingue de ses sœurs par ses pratiques religieuses constantes. Avant d’entrer au couvent, elle s’est appliquée à la prière et au jeûne. Mais au couvent elle découvre des désirs sexuels qu’elle n’avait pas connus avant et les tourments que cette découverte lui provoque la conduisent à une piété excessive, en redoublant les prières et le jeûne. La Mère Supérieure découvre ses fantasmes sexuels, condamne ses actes et la jeune fille revient à la maison où elle reprend, pour un temps, ses anciennes habitudes. La transformation d’Héloïse après la mort de son frère Jean le Maigre est notable. Elle manifeste de la tendresse pour les membres de sa famille, elle est attentive aux besoins d’Emmanuel :

« Les épaules basses, le regard vaguement accablé, elle pouvait ressembler à sa mère, ne fût-ce qu’un instant, lorsqu’elle se tourna vers l’enfant et le prit dans ses bras pour le dépouiller de ses langes humides. Avec sa mère, elle semblait soudain partager une rude tendresse au bord du dégoût ». (SVE : 113)

« Dédaigneuse de ses sœurs » pendant longtemps, Héloïse arrive à éprouver de la sympathie pour elles :

« Elle partait à regret de ne pas entendre les voix de ses sœurs, se disputant dans l’escalier, au retour de la ferme, leurs grosses voix de garçon, leur pas

243 lourd sur le seuil, pour la première fois elle eût aimé les entendre aujourd’hui… » (SVE : 114)

C’est dans « ses portraits de femmes que Marie-Claire Blais sait le mieux faire ressortir les aspects les plus opposés et les plus contradictoires » (Frémont, 1981 :42). Ainsi, glissant du couvent au bordel, Héloïse passe de l’amour divin, qui dévorait son âme, à l’amour humain qui dévore son corps. LA jeune fille choisit le bordel, mais elle manifeste encore de l’intérêt pour sa famille. Ainsi, la perte des trois doigts de son frère Pomme la sensibilise et elle envoie à sa grand-mère de l’argent, mais la femme est loin de soupçonner sa provenance :

« … veuillez donc accepter ma contribution généreuse pour les frais d’hôpital de mon frère l’accidenté pour qui vous me voyez verser des larmes de désolation et de sympathie. Dieu nous a toujours beaucoup éprouvés, chère grand-mère, courage, je veille sur vous… » (SVE : 137)

Au bordel « l’Auberge de la Rose Publique », la même charité est exercée par la jeune fille en faveur de clients trop pauvres qui lui rappellent les membres de sa propre famille : « Héloïse appelait les Pauvres ceux qui n’avaient rien à lui offrir et à qui elle devait glisser une tranche d’oignon et un morceau de pain dans la poche de leur chemise ». (SVE : 136). L’expérience de la solitude marque l’identité des trois personnages féminins du roman Une saison dans la vie d’Emmanuel. Ainsi, l’aventure érotique d’Héloïse est placée sous le signe de la solitude : « Comme elle l’avait fait autrefois, dans la solitude de sa cellule, elle allait s’offrir encore au Bien-Aimé absent qui laisserait en elle ces stigmates de l’amour dont elle garderait le secret ». (SVE : 99). La solitude de la mère d’Héloïse, quoique plus discrète, est aussi grande que celle de sa fille :

« Sa mère écoute. Demain, à la même heure, on prononcera encore les mêmes paroles et elle aura encore ce léger mouvement de tête, ce signe de protestation silencieuse pour défendre Jean Le Maigre, mais comme aujourd’hui elle écoutera, ne dira rien, elle s’étonnera peut-être que la vie se répète avec une telle précision et elle pensera encore : Comme la nuit sera longue ». (SVE : 16)

Même grand-mère Antoinette se sent seule :

244 « L’hiver achevait. Grand-mère Antoinette s’étiolait de solitude dans son fauteuil. Héloïse ne descendrait plus pour la prière du soir. Les hommes ne rentraient plus que pour manger et dormir. Grand-mère Antoinette s’ennuyait ». (SVE : 115)

Les personnages féminins présentés par Marie-Claire Blais dans ces deux romans publiés au début de sa carrière littéraire illustrent les changements de l’identité de la femme dans la société québécoise pendant la première moitié du XXe siècle. Ainsi, dans le roman Une saison dans la vie d’Emmanuel, l’écrivaine évoque la condition de la femme soumise aux structures patriarcales qui sont les conséquences du catholicisme québécois. Mais ce modèle traditionnel est abandonné et la structure de la famille cherche « à tâtons, un nouveau modus vivendi dont on n’a pas encore tous les repères. » (Steiciuc, 2003 : 162) Ainsi, si grand-mère Antoinette est le symbole autoritaire de la tradition québécoise, sa fille, une femme silencieuse, passive, écrasée par la tâche d’élever une famille nombreuse, est résignée à son sort. Par contre, la mère d’Evans du roman Tête Blanche est une femme lointaine, indifférente, incapable de communiquer avec son fils, qui rêve avant tout d’une carrière d’actrice. Quant à Héloïse, cette jeune fille vit le plus souvent dans un univers imaginaire, réussissant ainsi à faire échec, pour le moment, à un destin misérable. Ses comportements et ses choix apparaissent comme un simple élan vers une vie meilleure. Marie-Claire Blais surprend dans ces romans la décadence de la société traditionnelle et grâce à cette orientation sociale significative de son œuvre, elle peut être considérée l’un des piliers de la littérature québécoise contemporaine.

Bibliographie

BLAIS, Marie-Claire, 1991, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Les Éditions du Boreal. BLAIS, Marie-Claire, 1960, Tête Blanche, Institut Littéraire du Québec. BOIVIN, Aurélien, 1994, Une saison dans la vie d’Emmanuel: portrait d’un certain Québec révolu in Québec français, n° 92, pp. 92-95. FRÉMONT, Gabrielle, 1981, « Marie-Claire Blais: au coeur de l’angoisse », in Québec français, n° 43, pp. 41-44. HAMELIN, Jean, PROVENCHER, Jean (1983) – Brève histoire du Québec,

245 Montréal, Les Éditions du Boréal Express. OPREA, Denisa-Adriana, 2014, Nouveaux discours chez les romancières québécoises-Monique Proulx, Monique LaRue et Marie-Claire Blais, Paris, L’Harmattan, Collection Critiques littéraires. SMITH, Donald, 1983, « Marie-Claire Blais, Prix David 1982 », in Lettres québécoises: la revue de l’actualité littéraire, n° 29, pp. 17-18. STEICIUC, Elena-Brânduşa, 2003, Pour introduire à la littérature québécoise, Suceava, Editura Universităţii.

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Les Roumains et Le Clézio ou Le Clézio et les Roumains

Mihaela-Iuliana MARARI Université « Alexandru Ioan Cuza », Iasi, Roumanie

Abstract: The award of the Nobel Prize for Literature to J.-M. G. Le Clézio caused reactions all over the world. These were materialized, first of all, by press articles that pointed out the event and revealed that the attention that the general public paid to the writer and to his work was not like in the case of others. In Romania, the situation differs from the perspective of the translations of the author's texts in Romanian, made since 1979, and from that of the academics, who have anticipated other points of view expressed abroad and have continued to show an interest in Le Clézio. To the contributions of Irina Mavrodin, the first one dating from 1977, we add others, more recent, referring to the Doctoral Theses written by , to articles published after the organization of colloquiums in the university centres of the country, where the publication of dictionaries and literary history takes into account the texts of the Franco-Mauritian writer. Keywords: literary studies; media; alterity; Romania; binary relation; Le Clézio’s work.

Méconnu par le grand public, J.-M. G. Le Clézio semble s’être adressé, à ses débuts, aux intellectuels intéressés par l’évolution des phénomènes littéraires, en France ou ailleurs. Tel est le cas des Américains et des Canadiens qui, par la rédaction de thèses sur l’œuvre leclézienne, anticipent une recherche qui a fait et continue de faire couler beaucoup d’encre. Quant à l’Hexagone, bien que les premiers travaux d’envergure portant sur les textes du même écrivain aient paru plus tard, celui-ci n’a pas été ignoré par les critiques. Au moment où on lui a attribué le prix Renaudot pour Le Procès-verbal, il a été très rapidement interviewé (Cf. Dumayet 1963 : document en ligne), malgré sa timidité avouée et affichée. La publication du Déluge (Le Clézio 1966) a été perçue par Maurice Nadeau comme un exemple de texte qui méritait d’être analysé parce que, à la différence des nouveaux-romanciers, « englués dans une espèce de

247 recherche autour de rien », Le Clézio témoignait d’un talent qui s’accompagnait d’audace et de maîtrise (Cf. Nadeau 1966 : document en ligne). Quelques années plus tard, le même Nadeau a fait des remarques sur le romancier franco-mauricien et ses textes, dans son ouvrage, Le Roman français depuis la guerre, pour donner un exemple d’un type de héros soumis à un ordre préétabli. Incapable de faire valoir sa liberté parce qu’il « [retrouve] partout […] la même peine des hommes, la même misère, parfois physiologique et toujours morale, le même cadre de vie moderne (ou en voie de modernisation) qui incarne tous les défis mortels à la simple joie de vivre » (Nadeau 1970 : 220), le personnage leclézien afficherait la même attitude que le commun des mortels et que l’écrivain vis-à-vis de la vie. Ce type de démarche scripturale et l’attention qu’on lui prête n’assureront pas à l’auteur la popularité et il faudra attendre la publication de Mondo et autres histoires (Le Clézio 1978) pour pouvoir parler, dans son cas, d’un vrai succès de librairie. La parution en question annonce la mise en place du changement de visage dont l’œuvre leclézienne devait faire preuve pour que Le Clézio puisse accomplir son désir de s’adresser à tout le monde (Lhoste 1971 : 30-31). Mais cela semble arriver certainement au moment où il reçoit de la part des lecteurs de la revue « Lire » la distinction qui le « transforme » en « le plus grand écrivain de langue française » (« Le Monde 9 octobre 2008 : document en ligne), suite au nombre de livres vendus depuis 1978. A partir de ce moment, l’auteur pourra vivre de sa plume et s’occuper à sortir un chef-d’œuvre, en d’autres mots, à faire paraître Désert (Le Clézio 1980). Mais, en dépit du succès enregistré en France et le prix Nobel de littérature qu’il décroche en 2008, Le Clézio n’est pas très connu par le public roumain, excepté les milieux universitaires. De ce point de vue, les chercheurs roumains anticipent d’autres recherches par les contributions d’Irina Mavrodin. La première fois lorsque Mavrodin se réfère au roman leclézien, elle le fait pour renvoyer à une production d’un poète visionnaire, de la famille spirituelle de Lautréamont qui se fait remarquer par la structure métaphorique abondante et par l’utilisation des descriptions, des clichés, des listes de mots, des fragments de journal. A partir du Procès- verbal, du Livre des fuites, de La Fièvre et de La Guerre, le critique roumain considère que Le Clézio ne peut pas être rangé du côté des nouveaux- romanciers, en raison de la primauté qu’il confère à la vie, considérée comme supérieure à toute tentative livresque de transcription et de fixation de l’existence (Cf. Mavrodin 1977 : 170-173). Cinq ans plus tard, Irina Mavrodin entrevoit la possibilité de mettre

248 en place un modèle poétique typiquement leclézien, et pour ce faire, elle considère qu’il faut se rapporter en premier lieu, sinon exclusivement, aux romans de l’écrivain (Cf. Mavrodin 1982 : 44-46). Elle s’appuie cette fois-ci sur Le Procès-verbal et observe qu’Adam vit apparemment entre deux espaces : l’un où il peut jouir de la nature à l’état pur et l’autre, où il est obligé de vivre, celui de la ville hostile de la seconde moitié du XXe siècle. Ainsi, pourrait-il être question d’un espace de l’extase enfantine, d’un côté, et d’un espace des adultes, incapables de faire preuve des sentiments authentiques à cause du mécanisme extérieur par lequel ils seraient complètements anéantis, de l’autre. Pourtant, l’universitaire roumain considère que ces deux plans peuvent coïncider au moment où l’être humain les réunit, en usant de son intelligence, comme Adam essaie de le faire en s’adressant à la foule (Cf. Ibid. 49). Un dernier regard de la part de Mavrodin sur l’œuvre leclézienne porte sur la façon dont le romancier choisit de transmettre son message littéraire au public et renvoie à L’Extase matérielle. Tout comme Alexandru Călinescu, Mavrodin perçoit cet essai comme un livre de synthèse des idées (Cf. Călinescu, 16-22 octombrie 2008: 8) de son auteur qui, par la conception de plusieurs textes (Cf. Mavrodin 3 martie 2009 : 18), ne fait que transmettre de manière fragmentaire ses idées. Presque à la même époque, la presse roumaine a consacré quelques articles à l’événement que l’obtention du prix Nobel de littérature par J.-M. G. Le Clézio avait représenté. La plupart d’entre eux ont qualifié ce choix de surprenant et ont signalé les traductions de textes lecléziens en roumain. Se déclarant lecteur fidèle de Le Clézio, Popa Dumitru Radu s’est extasié devant ce choix et a adressé des félicitations à l’Académie Suédoise pour sa décision presque suspicieusement normale (Cf. Popa decembrie 2008 : 13). Mais les autres contributeurs ont simplement remarqué que l’univers des textes de Le Clézio convergeait autour des images de la mer, du soleil et de la lumière (Cf. Gherghel noiembrie 2008 : 15) ou ont signalé l’importance du désert, en s’appuyant sur son roman, paru en 1980 (Cf. Steiciuc 17 octombrie 2008 : 27-28). Il semble que la dernière mention de Le Clézio dans un journal littéraire roumain date de juin 2013 et note la traduction en roumain de Hazard suivi d’Angoli Mala. Entre autres, on y écrit que ses livres ne touchent pas un grand public en Roumanie (Cf. Cristina Manole 6-12 iunie 2013 : 21), chose visible d’ailleurs, rien qu’à regarder le label de la maison d’édition qui fait actuellement paraître ses textes, dans notre pays. Pourtant, les articles de spécialité portant sur l’écrivain et sa création

249 ne manquent pas et l’on peut évoquer, à ce propos, l’organisation des colloques sur différents thèmes dans les centres universitaires du pays1 et les contributions des Roumains lors des manifestations organisées à l’étranger2. En plus, l’œuvre leclézienne se prête à des analyses figurant dans les histoires et dictionnaires littéraires consacrés aux écrivains français et à la littérature française parus en Roumanie. De même, plusieurs thèses de doctorat analysant divers aspects des textes de Le Clézio sont signées par des Roumains. Quant au domaine des histoires et des dictionnaires littéraires, il convient de s’arrêter sur deux ouvrages coordonnés par Angela Ion. Dans le premier, on lit que l’œuvre leclézienne c’est « une œuvre riche qui semble articuler deux segments bien distincts » (Ion 1989 : 565). Le premier segment correspondrait aux textes publiés à partir du Procès-verbal, jusqu’à La Guerre, alors que le second inclurait les œuvres ultérieures à ce dernier, jusqu’à celles parues en 19783. Cette division bipartite signalerait le passage d’un « monde industriel » à « un monde en accord avec la nature » (Ibid.). Le second ouvrage essaie de placer l’œuvre leclézienne dans le contexte littéraire de l’époque, en le situant au prolongement de la littérature de l’absurde et des nouveaux-romanciers. Magda Ciopraga (Cf. Ciopraga 2012 : 891-894) s’appuie sur des informations sur Le Déluge, sur La Fièvre et sur Printemps et autres saisons parce qu’elle considère que ces trois textes peuvent offrir quelques repères au lecteur, étant accompagnés d’une préface allographe. L’intérêt accordé à l’œuvre leclézienne par les chercheurs roumains donne lieu également à la rédaction de thèses de doctorat rédigées en français. La première, à notre connaissance, appartient à Iuliana Paștin, un universitaire de Bucarest, et porte sur les Structures spatiales dans les nouvelles de J. M. G. Le Clézio (Paștin 2007). La deuxième, bien que parue au Canada, appartient à Adina Balint Babos (Balint 2009 : document en ligne), une chercheuse, originaire de Cluj-Napoca, qui utilise dans sa

1 Nous renvoyons aux manifestations organisées à Bucarest, à Cluj-Napoca, à , à Iasi, à Pitești ou, plus récemment, à Târgu-Mureș. 2 Nous nous arrêtons aux deux dernières contributions de ce genre pour renvoyer aux articles signés par Albumiţa Muguraș Constantinescu, L’Enfant et l’enfantin chez Le Clézio : stratégies de traduction, p. 31-44, in (sous la direction de Nicolas Pien et Dominique Lanni) J. M. G. Le Clézio Explorateur des royaumes de l’enfance, Paris, Passage(s), collection « Regards croisés », 2014 et aux Cahiers J.-M. G. Le Clézio, n° 7, « Le goût des langues, les langues à l’œuvre », (sous la direction d’Adina Balint-Baboș et d’Isa van Acker), Paris, Complicités, 2014. 3 Il s’agit de Voyages de l’autre côté, de L’Inconnu sur la terre et de Mondo et autres histoires, textes parus chez Gallimard. 250 démarche des données empruntées à Didier Anzieu, à Felix Guattari et à Gilles Deleuze. Convergeant autour des notions d’« ouvre-processus » et de « ritournelle », Balint essaie d’identifier les événements capitaux qui déclenchent l’acte scriptural, la manière dont celui-ci se développe et s’accomplit, chez J.-M. G. Le Clézio et chez Marcel Proust. Dans le cas de Le Clézio, elle met en avant la liaison qui existe entre sa biographie et son œuvre, en insistant sur « les itinéraires formateurs des narrateurs- personnages dans [s] textes » (Ibid. : 16). Cela lui permet d’opérer une nouvelle classification des textes lecléziens au centre de laquelle se trouve Révolutions, le meilleur exemple de « ritournelle ». Roxana-Ema Dreve signe la troisième étude de ce genre (Cf. Dreve 2014) et sa démarche est tout à fait singulière du fait de sa tentative de mettre en place une analyse fractale du thème de l’enfance, en d’autres mots, d’utiliser un procédé mathématique sur le terrain littéraire pour montrer que chaque partie de l’ensemble ressemble à celui-ci et revêt la même forme que lui. Pour ce faire, elle utilise des thèmes et des motifs que les créations de Göran Tunström et de Le Clézio ont en commun. Certes, les contributions des Roumains au niveau des recherches consacrées à l’écrivain franco-mauricien ne s’arrêtent pas là, mais nous n’insistons plus sur d’autres ouvrages ou d’autres articles facilement retrouvables au moyen des moteurs de recherche. La situation est tout autre au moment où l’on jette un coup d’œil sur l’œuvre leclézienne pour y identifier différentes mentions de la Roumanie et l’on essaie de voir si Le Clézio se rapporte de quelque manière aux philosophes et aux écrivains roumains. De ce point de vue, il convient d’exploiter, d’un côté, les interviews et les articles rédigés par l’auteur au fil du temps, et de l’autre, faire appel à ses textes qui font mention de la Roumanie et des Roumains. En ce qui concerne les Roumains dont l’écrivain parle, il y a au moins quatre : Mircea Eliade, Eugène Ionesco, Emil Cioran et Liliana Lazăr. Le Clézio se réfère aux deux premiers lors de la rédaction d’un article paru dans « La Quinzaine littéraire » (Le Clézio 1er-15 mars 1979 : 1). Après la publication d’un nouveau livre de Mircea Eliade, Occultisme, sorcellerie et modes culturelles, Le Clézio exprime son admiration pour l’apport éliadien à la revalorisation du sacré, du mythe et du langage mythique. En soulignant l’événement marquant que la parution du Mythe de l’éternel retour a représenté pour ce type de recherche, l’écrivain observe qu’après être entrés en contact avec le savoir transmis par Eliade, « nous sommes éveillés par la

251 force de cette parole : idées, symboles, images qui nous font partager la vérité de ce langage et en même temps nous aident à retrouver dans la profondeur de nous-mêmes ce que le langage assemble et noue, son appartenance à un lieu et à un temps oubliés » (Ibid. : 16). Mircea Eliade parvient, selon le romancier, à retrouver la parole mythique, étouffée à l’Occident par « un autre langage solitaire, vénal, rationalisant et décérébrant » (Ibid.) et nous apprend « qu’il y a du sacré dans chaque instant de cette existence en apparence ”banalisée” » (Ibid.). Le Clézio mentionne Ionesco lorsqu’il conclut que la vision d’Eliade sur le monde, sur la vie, sur la mort et sur les mythes, parsemée de références aux littératures orales, nous révèl[e] les liens secrets qui unissent Ionesco aux livres sacrés tibétains » (Ibid.). Sans aucun doute, la pensée éliadiane influe sur le devenir de plusieurs auteurs et de leurs œuvres, Le Clézio y compris. Il suffit de renvoyer dans son cas, aux séquences qui refont une atmosphère qui rappelle le commencement du monde, des endroits vierges où l’être humain n’est pas allé, qu’il n’a pas encore détruits. De même, il semble qu’à la base de la conception de son dernier livre, Tempête (Le Clézio 2014), soit la vision sur la vie de Cioran que Le Clézio considère comme « l’écrivain de l’amertume par excellence ». Essayant de trouver une réponse à la question du philosophe roumain qui se demandait quelle était la couleur du remords, le romancier niçois avoue que cela lui a donné envie d’écrire ces nouvelles. Il le confie à Thierry Fiorile, lors d’une interview radiophonique :

« Il y a une définition de l’amertume d’un écrivain que j’aime beaucoup qui est Cioran, c’est le poète et l’écrivain de l’amertume par excellence, c’est ce qui m’a donné un peu envie d’écrire ces nouvelles. A un moment donné, il pose la question Quelle est la couleur du remords ? Et ça m’a beaucoup hanté, cette phrase et j’ai pensé que la couleur du remords c’était celle-là justement, ce gris de la tempête, ce gris lorsque la mer et le ciel se confondent, c’est celle-là la couleur du remords, donc, l’île, la mer et les rencontres que l’on peut y faire et aussi les villes qui sont grises également, ce sont les villes où l’on peut connaître cette essentielle dimension de l’humanité qui est le remords » (Fiorile 2014 : document en ligne).

Mais l’intérêt que Le Clézio témoigne pour la littérature se matérialise aussi par des actions qui impliquent l’écriture d’autres auteurs à qui les comités dont il fait partie sont censés accorder une chance en les

252 publiant4 ou bien les rendre connus, en leur concédant des distinctions littéraires. Paru chez Gaïa, le roman de Liliana Lazar, Terre des affranchis, a joui d’une double reconnaissance de la part de l’écrivain niçois ; d’un côté, en tant que membre du jury du Prix des cinq continents de la francophonie qui a décidé de l’attribution de ce prix à l’écrivain roumain en 2010, et d’un autre, par un article que Le Clézio a fait paraître dans « Le Point », la même année. Ce que le prix Nobel de littérature de 2008 considère comme « un des romans les plus originaux de ces dernières années » (Le Clézio 2 septembre 2010 : document en ligne) et comme un roman fantastique et classique à la fois renvoie à l’histoire des Luca et des habitants d’un village où les superstitions, les pratiques occultes et la religiosité coexistent. La dimension fantastique du texte repose sur des indices spatio-temporels, sur l’attribution des faits inexplicables aux esprits des morts appelés moroï et sur des rituels du sorcier Ismaïl le Tzigane auxquels se livrent les villageois lors de l’exhumation d’Ana Luca. Il s’agit de la nouvelle institutrice, parce qu’elle veut attirer un homme pour se marier, et même du nouveau prêtre qui espère de la sorte procréer. Du point de vue spatial, le village est divisé en trois parties qui assurent le lien entre le passé et le présent, en établissant aussi l’influence du bien et du mal. Slobozia est, à ce qu’il semble, le lieu du bien, où les croyants se rendent à la messe chaque dimanche et à la procession organisée lors de la Dormition de la Mère de Dieu, alors que le cimetière se situe entre le village et le lieu où le mal semble régner, la forêt et la Fosse aux Lions dont tout le monde a peur, tout le monde excepté Victor Luca. Celui-ci s’en sent protégé parce qu’il sait « que La Fosse ne lui fer[a] aucun mal, car elle [a] besoin de lui, tout comme lui qui [peut] compter sur elle pour effacer ses erreurs » (Lazăr 2009 : 126). Les différents crimes qu’il commet s’étalent sur 25 ans, période qui coïncide avec les événements historiques qui succèdent l’époque de la mort de Gheorghe Gheorghiu Dej et s’arrêtent à l’hiver 1990, enregistrant ainsi la mise à mort des époux Ceauşescu « le jour même de Noël […] sommairement exécutés par leurs anciens complices » (Ibid. : 95). La romancière roumaine parle pourtant d’hommes libres qui travaillent leurs terres en pleine époque communiste, où le processus de collectivisation est depuis 1962 accompli (Chivu 21 iunie 2012 : document en ligne) et s’apprête à rendre une image négative de l’Eglise, malgré la mise en place des figures de Daniel et du père Ilie Mitran.

4 À un moment donné, J.-M. G. Le Clézio a fait partie du comité de lecture des éditions Gallimard, comme le montre Jean Grosjean dans Le Clézio est hanté par la vie et par les gens, in « Magazine Littéraire », n° 362, février 1998, p. 52. 253 La fin inattendue du livre dont Dan Burcea parle et qui réussit, selon lui, à changer complètement les repères narratifs suite au fait que la romancière offre une clé inattendue à cette histoire on ne peut plus allégorique (Burcea martie 2011 : document en ligne), parvient en même temps, une fois de plus, en se basant sur des situations enregistrées après la chute du communisme, à discréditer les religieux roumains et à contribuer à une image négative de la Roumanie. En écrivant que Terre des affranchis offre « une vue intérieure sur l’un des événements historiques les moins connus des lecteurs occidentaux » (Le Clézio 2010) et que c’est de « ce monde de la Transylvanie et des Carpates d’où est issue une bonne partie des mythes lycanthropiques de la culture occidentale » (Ibid.). Le Clézio paraît embrasser des éléments qui rappellent les lectures qu’il a faites des livres de Mircea Eliade et frôlent l’imagologie. Quant aux œuvres lecléziennes où l’on retrouve des données liées à la Roumanie et à ses citoyens, nous renvoyons à quatre textes. Il s’agit de L’Extase matérielle (Le Clézio : 1967), des Géants (Le Clézio 1973), de Poisson d’or (Le Clézio 1997) et de Révolutions (Le Clézio 2003). Dans le premier texte, la capitale de la Roumanie figure sur une liste, à côté d’autres endroits du monde, où se retrouvent des noms de capitales et de grandes villes. Port Louis en tient la tête, alors que Bucarest est la première ville de la dernière colonne qui finit par Santa Fe (Cf. Le Clézio 1967 : 241-242). Ce sont des destinations possibles et des noms qui sont de mise pour montrer qu’il y a beaucoup de noms qui renvoient à des endroits plus ou moins connus. Le deuxième texte, Les Géants, crayonne un monde dans lequel « règne » Hyperpolis, un centre commercial immense qui renverse l’ordre des choses et fait disparaître le langage, en transformant les êtres humains dans des machines. Pour échapper au piège tendu par Hyperpolis, il faudrait, soit partir, soit brûler l’endroit, tel est le message transmis à la jeune fille Tranquilité par Machines. Comme elle ne veut pas partir avec lui, celui-ci brise un miroir avec un cendrier, en déclarant : « ALORS JE FERAI BRULER HYPERPOLIS » (Le Clézio 1973 : 282), après quoi, il s’enfuit. Tranquilité n’arrive pas à le faire et un homme au complet gris la conduit au dôme d’Hyperpolis, où elle est soumise à un interrogatoire par un agent de sécurité, probablement. Parmi les questions auxquelles elle est obligée de répondre, il y a quelques-unes qui portent sur ses origines roumaines et sur la situation de sa famille. Etant donné l’instabilité politique de la Roumanie pendant et après la Seconde Guerre mondiale, les siens ont probablement

254 dû abandonner « leur pays ». On apprend de la sorte que la jeune fille ne garde aucun souvenir de la Roumanie, mais aussi qu’elle aimerait y aller un beau jour : « Quel âge avez-vous ? “Vingt-deux ans”, dit Tranquilité. Vous êtes née en Roumanie pendant la guerre mais vos parents ont quitté leur pays alors que vous n’étiez qu’un bébé, vous vous souvenez de la Roumanie ? “Non… […] Non”. Vous n’êtes jamais retournée en Roumanie ? […] Vous avez pensé à retourner ? “Oui” » (Ibid. : 294). Dans les deux autres romans lecléziens mentionnés, c’est pareil, en ce sens que les personnes impliquées parcourent le même itinéraire : elles quittent la Roumanie pour aller vivre en France. Aussi bien dans Poisson d’or que dans Révolutions, l’écrivain choisit de mettre en évidence les côtés négatifs de leur nouvelle vie. Suivant l’ordre chronologique des événements historiques, on lit dans Révolutions que, à son retour d’Angleterre, Jean Marro va au bar La Voile de Nice et constate que les patrons marseillais ne sont plus là. Le narrateur laisse entendre que leur départ est causé par les méfaits des nouveaux arrivés parmi lesquels il y a des Roumains aussi :

« Que reste-t-il quand le temps a tout miné, et que plus rien de ce qui existait si fort ne semble tenir ensemble ? Jean marchait dans les rues de cette ville, à la recherche d’indices, de pistes d’un plan qu’il ne connaissait même plus. Le bar La Voile était bien là, mais les patrons avaient changé […] Un règlement de comptes, disaient les uns. Ou plutôt les nouveaux venus d’Europe de l’Est, de Yougoslavie, de Roumanie, de Tchécoslovaquie. Un truand avait été exécuté là, sur le trottoir, et les Marseillais avaient déménagé vers l’ouest, du côté des braquements des Nord-Africains. C’était l’alliance du Sud contre le Nord » (Le Clézio 2003 : 419).

Une fois qu’elle arrive à Paris, quelque temps après la mort de sa protectrice, Laïla connaît toute sorte de gens pour lesquels elle travaille ou dont elle devient l’amie. Un soir, après avoir rendu visite à El Hadj, le grand- père de Hakim, à Courcouronnes, sur la route de Villabé, qui habite dans un petit appartement et qu’elle compte retourner à Paris, Laïla est arrêtée par Juanico. Celui-ci lui dit que non loin de là, dans l’endroit surnommé « l’île des Gitans », il y a une femme qui voudrait vendre un de ses enfants. Comme Laïla connaît des gens qui pourraient l’acheter, le garçon l’emmène au logement improvisé pour voir le bébé dont il était question. D’ailleurs, touchée par cette histoire qui ressemble à la sienne, la jeune fille notera :

255

« Juanico m’a conduite à une cabane en planches avec un toit de tôle, accoté à un trailer blanc. […] Juanico a ouvert la porte de la cabane. Sur le lit de camp, assise sur un matelas en plastique qui se relevait à chaque bout, Brona était assise. Elle avait deux enfants à côté d’elle, une fille de six ans environ et un garçon de douze au regard aigu, intelligent. Ils parlaient en roumain. [...] Elle écoutait ce que disait Juanico, et son regard allait de lui à moi, comme si elle essayait de jauger la vérité. Puis elle s’est levée, elle est allée vers le fond, et elle a écarté un rideau. Dans l’alcôve, il y avait une poussette noire et dans la poussette un bébé endormi […] “C’est une fille”, a dit Juanico. […] “Comment s’appelle-t-elle ?” ai-je demandé. “Elle n’a pas de nom, a répondu Juanico après un assez long silence. Ce qui l’achèteront lui donneront un nom”» (Le Clézio 1997 : 197-198).

En réalité, la fille, qui s’appelle Magda, fait revivre à Laïla sa propre histoire et renvoie aux adoptions et aux ventes illégales pratiquées par les Gitans, en Roumanie ou à l’étranger, après la Révolution de 1989. Après avoir trouvé une famille adoptive au bébé et avoir reçu une nouvelle identité, grâce à El Hadj, Laïla continue sa route, en compagnie de Juanico. Celui-ci choisit de partir chez son oncle maternel, Ramon Ursu, qui habite à Nice et, en prenant le train avec la jeune fille, le garçon aperçoit pour la première fois la mer. C’est à Laïla d’observer que :

« Juanico dansait sur place. C’était la première fois qu’il voyait la mer. Quand il était venu de Roumanie, le train l’avait emmené, lui, sa mère et ses frères, de Timişoara, tout droit, sans s’arrêter, sauf pour passer la frontière à travers les champs entre l’Allemagne et la France, et rejoindre les camps de nomades » (Ibid. : 226).

Dans un tel endroit, inauguré par les autorités niçoises, habite l’oncle de Juanico qui mène sa vie, comme presque tous les autres, dans une maisonnette, à côté de laquelle il y a une roulotte. Il travaille en France, bien qu’il ne parle presque guère le français, mais, apparemment, il ne s’exprime pas mieux en roumain. C’est un analphabète qui ne cause pas de problèmes, mais ce n’est pas toujours pareil. Au moment où Laïla n’accepte pas d’être embrassée sur la bouche par l’un des Gitans qui vont ramasser des ordures au dépotoir, celui-ci lui met le feu. Après cet incident, elle est obligée de retourner à Paris, comme il ressort de la scène

256 à la suite de laquelle Laïla doit quitter le camp :

« Dany a voulu m’embrasser et comme je le repoussais, il est devenu furieux. [...] Il a pris un flacon d’essence à briquet dans la boîte à gants, il m’a aspergée et il a mis le feu. J’ai senti un grand souffle, comme une gifle et je me suis retrouvée dehors en hurlant, avec ma poitrine et mes mains qui brûlaient. [...] Après cela, il fallait que je m’en aille » (Ibid. : 241-242).

La vie suit son cours et les Gitans restent dans le camp d’accueil de Crémat, comme si de rien n’était, mais les événements présentés dans Poisson d’or semble stigmatiser une communauté de nomades ayant vécu en Roumanie. Bien que Le Clézio distingue les Roumains des Gitans et fasse des précisions sur l’origine des derniers (Cf. Ibid. : 227. Quand Laïla dresse le portrait de Juanico, lors de leur arrivée à Nice, elle note qu’il avait un « visage cuivré d’Indien »), comme les discussions ont lieu en roumain et que ceux-ci proviennent de Timişoara, il se peut que l’image des autochtones crayonnée par l’écrivain soit influencée par certains clichés existant au niveau du mental collectif. Mais en dépit des malentendus qui peuvent surgir dans certaines situations, il faut souligner que Le Clézio, un esprit cultivé, essaie de mettre en valeur des éléments culturels d’une diversité étonnante. Par son travail, il fait valoir quelquefois des endroits et des peuples totalement méconnus, en soulignant l’importance de l’Autre. En, même temps, les deux côtés, aussi bien l’écrivain lui-même que les Roumains, dans ce cas, démontrent qu’ils ne vivent pas enfermés dans leur univers et qu’ils s’intéressent à mieux pénétrer dans un monde sans frontières par l’intermédiaire de la lecture et de la littérature, indépendamment de la façon dont elles se présentent. Dans ce cas, nous sommes d’avis que les Roumains ont un mot à dire au niveau des recherches littéraires consacrées à l’écrivain et que l’écrivain lui-même, perçu comme un être ayant une identité plurielle et plusieurs centres d’intérêt, se réfère aux Roumains le cas échéant. Par conséquent, tous les éléments que nous avons mis en évidence, dans cette étude, nous autorisent à parler d’un rapport binaire qui implique les Roumains et Le Clézio, d’une part, et Le Clézio et les Roumains, de l’autre.

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259

Descartes et les Invisibles

Teofana UNGUREANU Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iasi, Roumanie

Abstract: This study approaches the connection between Descartes and Rosicrucianism, a community of mystics known as the ‘’ Invisibles’’. According to some friends of the French philosopher, Descartes, passionate about occult science, was a member of this society which wanted to reform the whole world through science. However, biographers say that is quite difficult to establish whether Descartes was or not an ‘’Invisible’’, but he has certainly been influenced by the descendants of Christian Rosenkreutz. Keywords: Descartes ; Rosicrucianism ; Inquisition ; Fama fraternitatis ; occult ; Leibniz.

Dans l’année 1653, une boîte de valeurs envoyée par Pierre Chanut, l’ambassadeur de la France en Suède, arrive du bord d’un navire dans la possession de l’éditeur Claude Clerselier. Cette boîte contient des manuscrits et un cahier plein de symboles alchimiques, astrologiques et mathématiques appartenant à Polybe le Cosmopolite. Les notes du cahier portent le nom De solidorum elementis et les titres de quelques manuscrits sont Olympica, Thesaurus mathematicus et Préambule, le dernier dédié aux érudits du monde entier et notamment à «G.F.R.C. », acronyme pour « Germania Fraternitas Roseae Crucis », comme le philosophe G. W. Leibniz va le découvrir plus tard. Quand Claude Clerselier meurt, ces documents sont gardés par l’abbé Jean-Baptiste Legrand. Les manuscrits disparaissent après son trépas, mais non pas avant qu’Adrien Baillet les étudie afin de les inclure dans sa biographie de René Descartes, publiée à Paris, en 1691, et restée jusqu’à présent la biographie la plus détaillée du philosophe français, Polybe le Cosmopolite étant le pseudonyme de Descartes. Les notes du cahier secret, qui contiennent les découvertes de quelques formules et règles gouvernant la structure des corps géométriques réguliers, sont un véritable « Saint-Graal des mathématiques » [notre

260 traduction] (Aczel 2008 : 344), ouvrant la voie à la découverte du calcul infinitésimal et différentiel. Ces notes n’ont pu être déchiffrées que par Leibniz et beaucoup plus tard, en 1987, par le mathématicien français Pierre Costabel. Quels motifs ont alors déterminé Descartes, qui dans son Préambule avoue : « je m’avance masqué » [notre traduction] (Aczel 2008 : 143) à cacher ses découvertes et qu’est-ce qu’il doit à l’Ordre de la Rose-Croix, auquel il dédie le fruit de son travail? Fondée en Allemagne, dans la première moitié du XVIIe siècle, plus exactement en 1604, l’année de la découverte du tombeau de Christian Rosenkreutz, le père spirituel de l’ Ordre, la Rose-Croix est une société savante secrète, formée surtout d’alchimistes et dont l’objectif principal consiste dans la réforme générale du monde par l’intermédiaire des sciences. Le père fondateur de cette société, Christian Rosenkreutz, né en 1378, est issu d’une famille assez pauvre, mais noble. Il reçoit son éducation dans un monastère qu’il va quitter plus tard afin de pouvoir voyager dans des pays comme la Turquie et la Syrie. C’est ainsi qu’il apprend l’existence d’une ville cachée dans le désert, ville que seuls les philosophes connaissent, nommée Damcar. Rosenkreutz va passer trois années dans cette ville où il acquiert des connaissances secrètes portant sur l’univers et les lois qui gouvernent celui-ci. Il part ensuite en Afrique et passe deux ans dans la ville de Fès où il est entouré de sages, de magiciens et de cabalistes. Il rentre en Europe et essaie de répandre ses connaissances en Espagne, mais il doit y affronter une opposition forte, étant souvent ridiculisé par les gens. Une fois rentré en Allemagne, il commence à étudier tout seul la science qu’il vient de découvrir. Il meurt en 1484, à l’âge de cent six ans, sans jamais avoir souffert d’une maladie. Rosenkreutz est enterré dans une grotte, qu’il avait préparée lui-même. La grotte est découverte en 1604 par quatre savants, frappés par une inscription en latin : « Post CXX Annos Patebo », ce qui veut dire « Après cent vingt ans, je serai trouvé » [notre traduction] (Aczel 2008 : 136). Les savants étudient les écrits et les objets de Rosenkreutz qu’ils trouvent dans la grotte et fondent la société, en établissant une série de six règles : tout d’ abord, il faut que la société reste secrète au moins pour une période de cent ans et que les membres guérissent et offrent gratuitement des médicaments à tous ceux qui en ont besoin. En outre, il ne faut pas qu’ils se fassent remarquer par leurs tenues et comportements (puisqu’ils doivent rester des « Invisibles »), qu’ils se rencontrent une fois par an, que chacun

261 ait sur soi un sceau aux initiales « R.C. » et que chaque membre ait un successeur. Il y a des spécialistes qui soutiennent que l’existence de la société est purement une légende. Les catholiques, par exemple, pensent qu’il s’agit d’une société fictive inventée par les luthériens afin d’inciter à la révolution contre l’Église Catholique. Néanmoins, il y a des textes fermement attribués aux rosicruciens : Fama fraternitatis, leur œuvre de chevet, publiée en 1614, Confessio fraternitatis, paru en 1615 et Les Noces Chimiques de Christian Rosenkreutz, ouvrage écrit par Johann Valentin Andreae en 1616. Le syntagme « noces chimiques » provient du langage alchimique et symbolise les noces des éléments chimiques à la suite desquelles on produit de l’or. Un autre ouvrage anonyme, intitulé Chevalier de l’Aigle du Pélican ou Rosecroix, parle du rituel de la première loge rosicrucienne. Amir Aczel affirme dans ce sens « que si on doute de l’existence de l’Ordre de la Rose- Croix, alors on doute aussi de l’existence des autres sociétés secrètes » [notre traduction] (Aczel 2008 : 140). Les Rosicruciens, basés d abord à Marbourg et ensuite à Cassel, s’intéressent notamment au mysticisme, à l’alchimie, à l’astrologie, aux mathématiques, à la biologie et à la médicine. Selon eux, toutes les connaissances doivent être unifiées et il faut que leur étude soit unitaire. Les mathématiques occupent chez les rosicruciens un rôle primordial, car grâce aux mathématiques, l’individu est à même d’expliquer les mécanismes de la nature. Polybe pense, tout comme les Invisibles, à une science qui pourrait réunir toutes les connaissances grâce aux mathématiques, science qui « ne devait pas […] satisfaire seulement nos besoins intellectuels, […], mais elle devait aussi donner à notre action plus de sûreté » (Landormy 1949 :8). Edouard Mehl considère que cette société secrète de savants, cette union des spécialistes dans bien des domaines donne à Descartes l’idée d’une science universelle dont la connaissance entière soit unifiée à l’aide des mathématiques. Descartes, qui « serait responsable du projet de dominer le monde par la science » (Vergely 2008 : 3), se passionne, lui aussi, pour les mathématiques. D’après Paul Landormy, « il y trouva les principaux caractères d’une science véritable : l’évidence des principes, la certitude des conséquences démontrées par des raisonnements rigoureux » (Landormy 1949 : 7). D’ailleurs, Descartes affirme, en évoquant son éducation au Collège de la Flèche, avoir aimé le plus les mathématiques, surtout grâce aux raisonnements et certitudes qui leur sont spécifiques. Descartes invente un compas proportionnel, qui ressemble au

262 compas de Jost Bürgi, membre de l’Ordre de la Rose-Croix (instrument qui est, en fait, une variation de celui de Galilée), ce qui renforce l’idée que Descartes a des connexions avec les Invisibles. Descartes invente, en réalité, quatre types de compas, dont l’un pouvait résoudre un problème de l’Antiquité, portant sur la trisection de l angle. La pensée européenne de l’époque est contrôlée par l’Église Catholique et par son chien de garde, l’Inquisition, qui veillent que les dogmes soient respectés. Les Rosicruciens soutiennent une réforme du système religieux et ils encouragent l’étude des sciences indépendamment des lois de l’Église. Ceci est sans aucun doute un motif pour lequel les membres de cette société se cachent et sont difficilement identifiables, d’où leur surnom : « les Invisibles ». L’Église peut donc être considérée comme un membre fondateur, même involontaire de ces sociétés. En fait, la brutalité avec laquelle elle intervient dans la société oblige bien des gens à vivre tout en gardant un masque sur leur visage. Les biographes de Descartes parlent de l’intention et de l’effort du philosophe d’entrer en contact avec les membres de la Rose-Croix. En 1623, Descartes rentre à Paris (après avoir beaucoup voyagé en Allemagne) et il constate que presque tout le monde croit qu’il a rejoint la société en Allemagne. Même ses amis, qui connaissent très bien la passion du philosophe pour les sciences curieuses et le fait qu’il est sans trêve à la recherche de la vérité, arrivent à supposer qu’il est membre de cette société. Descartes infirme ce bruit, en soutenant que les Rosicruciens sont des Invisibles, tandis que lui, il se trouve partout à Paris. De surcroît, il ne fait plus de mathématiques en public, en décidant de les étudier dans son intimité. Descartes porte déjà un masque sur son visage. Si l Église Catholique considère qu’il est membre de la Confrérie, alors sa carrière sera compromise. Descartes est un bon catholique et l’Église lui doit la conversion au catholicisme de la reine Christine de Suède, qui, après la mort du philosophe, ne veut plus gouverner et abdique en 1654, partant pour , « le centre du monde catholique » [notre traduction] (Aczel 2008 : 319). Descartes entretient aussi une liaison d’amitié avec le mathématicien et mystique Johann Faulhaber, l’auteur du traité Nomerus figuratus sive arithmetica analytica arte mirabilis in audita nava constans. Faulhaber, qui est sans aucun doute un Invisible, a une grande influence sur Descartes : le philosophe français apprend ainsi à utiliser des symboles alchimiques et astrologiques. Le signe spécial de Faulhaber, le symbole alchimique de la

263 planète Jupiter, utilisé par Descartes dans son cahier secret, a été un obstacle difficile à surmonter dans le déchiffrement du texte. Faulhaber publie en 1622 Miracula arithmetica où il mentionne Descartes sous le nom de Carolus Zolindius (Polybe), ce qui prouve, selon Aczel, que les deux savants se connaissent. D’ailleurs, dans son Préambule, Descartes parle de son intention d’écrire un livre portant sur les vérités mathématiques, en utilisant ce pseudonyme, et il va le faire en publiant Thesaurus mathematicus. Aczel montre que le chercheur Kurt Hawlitschenk s’est beaucoup penché sur la signification du nom Polybe : « Polybe pourrait signifier René » [notre traduction] (Aczel 2008 : 118), ce qui renvoie à « renaître ». De plus, en grec, « poly » a le sens de « plusieurs » et « bios » signifie « vie ». La philosophie de Descartes suscite un grand intérêt pour Leibniz, membre de la Rose-Croix depuis 1666 et aussi secrétaire de l’Ordre. Intrigué par la philosophie de Descartes, Leibniz désire à tout prix lire également les œuvres qui n’ont pas été publiées. Après avoir fini les études, il réussit à s’acheter les manuscrits Regulae, Calcul de Monsieur Des Cartes et Cartesii opera philosophica. Mais ceci ne lui suffit pas. C’est ainsi qu’il arrive le 1 juin 1676 à Paris, où il trouve Claude Clerselier, l’ami de Descartes qui a aussi traduit ses œuvres. Clerselier laisse Leibniz voir et même copier les manuscrits, qu’il déchiffre tout de suite. Il lit le Préambule, dédié aux érudits du monde entier et notamment aux érudits de « G.F.R.C. ». Leibniz se rend compte tout de suite de quoi il s’agit, d’autant plus qu’il est un spécialiste dans le déchiffrement des codes et messages secrets. « G. » renvoie à « Germania », qui est en latin le nom de l Allemagne, et « F.R.C. » est l’abréviation de « Fraternitas Roseae Crucis ». Leibniz lit également De solidorum elementis, qui est plein de symboles et figures géométriques. Olympica, nom que Descartes choisit pour certains de ses écrits qui n’ont pas été publiés, se retrouve aussi chez les rosicruciens. Le nom « Olympica », dont la signification est « intelligible », se trouve dans trois traités d’alchimie qui appartiennent aux rosicruciens : Thesaurinella Olympica aurea tripartita, Basilica Chymia et Rosarium Olympicum, le dernier étant écrit par Oswald Croll. En outre, des syntagmes comme « enthousiasme » ou « science admirable » se retrouvent aussi bien chez Descartes que chez les Invisibles. Après la mort de Leibniz, tous ses documents, y compris ses copies d après les carnets de Descartes, entrent dans la possession de la Bibliothèque Royale de Hanovre. Le comte Louis-Alexandre Foucher de Careil les étudie

264 et essaie de déchiffrer les notes de Descartes, mais comme il n’est ni mathématicien ni initié, il se trompe royalement dans son analyse. Après Leibniz, seul Costabel, beaucoup plus tard, en 1987, réussit à déchiffrer les notes de Polybe. Depuis l’analyse de Costabel, Descartes est reconnu aussi comme fondateur de la science topologique, offrant à l’humanité le système de coordonnées cartésiennes, faute duquel le banal GPS d’aujourd’hui n’aurait jamais existé. Le déchiffrement des notes de Descartes, réussi par Costabel, fait que la formule qui gouverne la structure des corps géométriques tridimensionnels, connue comme la formule d’Euler, soit nommé par beaucoup de mathématiciens la formule Descartes-Euler. Descartes cache cette formule et cent ans plus tard, Euler, qui a étudié les manuscrits de Leibniz, dévoile sa découverte. Un détail tout à fait digne à préciser est que si pendant toute sa vie Descartes se tient à l’écart de tout conflit avec l’Église, Bertrand Vergely affirme même que le philosophe est « un catholique fervent, en distinguant la sagesse humaine de la sagesse divine » (Vergely 2008 :42), après sa mort, en 1663, ses œuvres ont été inclues par l’Église dans ce qui s appelle L’ index des livres interdits et en 1685, Louis XIV interdit l’enseignement de la philosophie cartésienne dans les universités de France, ceci à la recommandation de l’Église. Les œuvres de Descartes sont republiées beaucoup plus tard, en 1824. Descartes garde ainsi le masque sur son visage même après sa mort. Son approchement ou appartenance à l’Ordre de la Rose-Croix est nié par certains, convaincus que, dans le cas de Descartes, ses relations avec les savants rosicruciens ne démontrent pas obligatoirement que Descartes est, à son tour, un Invisible. En dépit de tout cela, pour le savant de génie qu’est Descartes, il est normal, étant donné sa passion pour les sciences, ses connaissances et son but, qu’il veuille entrer en contact avec les Rosicruciens, avec la société renommée pour avoir coagulé les esprits les plus brillants de l’Europe. « La peur de Dieu est le début de la sagesse » [notre traduction] (Aczel 2008 :11), dit Descartes dans le Préambule, et sa sagesse l’a obligé à porter un masque. Les biographes, les historiens, les chercheurs n ont réussi à découvrir qu’une partie de son visage caché. Devant tout cela, on devine Descartes esquisser un sourire aussi énigmatique que celui de Joconde de Léonard de Vinci.

265 Bibliographie

ACZEL, Amir D., 2008, Însemnările secrete ale lui Descartes, Bucureşti, Nemira. ARON, Paul, SAINT-JACQUES, Denis, VIALA, Alain (dir.), 2002, Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF. BITBOL-HESPÉRIÈS, Annie, 1999, René Descartes et la médicine, Paris, Éditions du Sorbier. DEAC, Ion, 2004, Principiile metafizicii carteziene, Iaşi, Polirom. DESCARTES, René, 1966, Discours de la méthode, Paris, Garnier – Flammarion. DESCARTES, René, 1992, Méditations métaphysiques, Paris, GF Flammarion. DESCARTES, René, 1998, Œuvres philosophiques, Paris, Classiques Garnier. FERNANDO, Diana, 1999, Alchimia ilustrată de la A la Z, Bucureşti, Aldo Press. LANDORMY, Paul, 1949, Descartes, Paris, Éditions Mellottée. POP, Alexandru, 2006, Dicţionar de alchimie ilustrat, Piteşti, Paralela 45. SPINK, J.S., 1966, La libre pensée française (de Gassendi à Voltaire), Paris, Éditions Sociales. VERGELY, Bertrand, 2008, Descartes ou l’héroïsme de la modernité, Toulouse, Éditions Milan.

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Curiosité(s) linguistiques, didactiques et spirituelles-philosophiques de la francophonie

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La curiosité pour l’Orthodoxie en France : histoire, traditions et rayonnement doctrinal

Monseigneur Emilian NICA Université « Al. I. Cuza » de Iasi, Université de Craiova, Roumanie

Abstract: Our study presents a short history of the establishment of Orthodoxy in France, with a focus on the curiosity displayed by certain French media regarding Orthodox spirituality, its performance and its theological texts. We shall mainly study the impact and consequences, in the liturgical and administrative-juridical field, of the presence (and manifestation), in the Orthodox parishes and monasteries of France, of the great Orthodox liturgical traditions, especially of Greek and Russian, but also of Romanian and Serbian origins, as expressed in French. We shall provide a lexical analysis of the notions of usage liturgique and typikon, as used in texts of liturgical and spiritual relevance written or translated in French. We will also reflect on the development of Orthodoxy in France and on its spiritual impact on the religious life of this Western country which is (often) represented as a land of secularity. Keywords: Orthodoxy; France; curiosity; French spirituality; usage liturgique; typikon.

Introduction

Nous nous proposons de présenter un bref historique de l’implantation de l’Orthodoxie en France, en insistant sur la curiosité de plus en plus grande manifestée à présent dans certains milieux pour la spiritualité orthodoxe, pour sa pratique liturgique et ses textes de théologie. Nous étudierons l’impact et les conséquences, sur le plan liturgique et administratif-juridictionnel, de la présence dans les paroisses et les monastères français des grandes traditions liturgiques, grecque et slave surtout, ainsi que roumaine et serbe, exprimées pour la plupart en langue française. Du point de vue lexical, nous analyserons les notions d’usage liturgique et de typikon, telles qu’elles sont employées dans des textes

269 liturgiques et de spiritualité, écrits ou traduits en français. En même temps, nous réfléchirons sur le rayonnement doctrinal de l’Orthodoxie dans l’espace culturel français, manifesté tant au niveau des rencontres interconfessionnelles, qu’en matière de publication de livres de théologie et de spiritualité, ou de traductions patristiques, dogmatiques ou spirituelles en un sens large. Notre réflexion sera fondée sur une connaissance personnelle de la pratique de l’Orthodoxie en France (de plusieurs monastères et paroisses de différentes juridictions, tout comme des théologiens orthodoxes français les plus importants) ainsi que sur la lecture de plusieurs ouvrages, livres et publications orthodoxes en langue française. Elle sera centrée sur le rayonnement de l’Orthodoxie, basé sur une curiosité évidente manifestée pour sa spiritualité, qui se greffe avec vigueur et continuité sur toute une tradition religieuse chrétienne qui existait en France notamment pendant le premier millénaire de vie chrétienne commune et qui s’est continué jusqu’à la Révolution française.

L’Orthodoxie en France : une curiosité plus ou moins exotique

Même si présente en France depuis un siècle déjà, l’Orthodoxie continue d’y être perçue comme une curiosité (dans un deuxième sens mentionné par le TLF, d’« aspect étrange, caractère insolite. Synon. étrangeté »1), d’une part, à cause de sa manifestation dans une société française profondément sécularisée, et de l’autre, à cause de l’une de ses particularités principales, très visible au niveau de la pratique et de son organisation : la coexistence de plusieurs juridictions canoniques sur un même territoire (celui de l’Hexagone) (Dumas 2009 ; Samuel 2014). Si la première raison contribue à une attitude indifférente à son égard, qui ne dépasse pas vraiment le niveau d’une perception d’étrangeté exotique, la deuxième engendre, à travers la multiplicité et la pluralité de paroisses, d’usages et de traditions, une attitude de curiosité comprise dans le premier sens mentionné par le TLF, d’interpellation, de désir d’en savoir plus, « d’envie d’apprendre, de connaître des choses nouvelles »2. C’est à cette deuxième acception de la notion de « curiosité » que nous aimerions nous arrêter ici.

1 http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=16769055, consulté le 10 novembre 2015. 2 Ibidem. 270 De nombreux théologiens orthodoxes français ont essayé de présenter dans leurs écrits les circonstances de la (ré)implantation de l’Église Orthodoxe en Occident en général et en France en particulier, et l’historique de l’évolution de ce que l’on appelle de nos jours l’Orthodoxie d’expression française, ou tout simplement, l’Orthodoxie de France. L’un des plus connus de ceux-ci, le père archimandrite Placide Deseille soutient tout particulièrement dans ses livres l’idée de la continuité de la grande tradition chrétienne du premier millénaire, d’avant le grand schisme, et de son épanouissement nouveau « stimulé » par les vagues d’émigrations russe et grecque du début du siècle dernier :

« La présence de l’Orthodoxie en Occident n’est ni une nouveauté, ni un apport étranger. L’Église orthodoxe ne peut d’ailleurs se considérer comme étrangère nulle part, puisqu’elle a conscience d’être l’Église du Christ, universelle par essence, et non un simple groupement d’hommes liés par une culture et un folklore communs. En outre, les orthodoxes de France et d’Occident ont profondément le sentiment de renouer avec les origines de leur pays et de leur civilisation. […] La renaissance de l’Orthodoxie en Europe occidentale était ainsi, en quelque sorte, appelée et préparée par le passé même de ces régions. Mais, concrètement, elle a été la conséquence providentielle de deux des plus grands drames du XXème siècle, la révolution soviétique et l’exode des Grecs d’Asie Mineure en 1922 » (Deseille 2012 : 3,7).

Certaines personnes sceptiques pourraient nous reprocher qu’il s’agit d’un point de vue plutôt subjectif. Toute affirmation concernant nos propres appartenances et notre identité, surtout religieuse, ne peut être que subjective par essence, mais cela n’empêche le fondement théologique solide et profond des affirmations de ce grand père spirituel de l’Orthodoxie d’expression française, que nous aimons à citer en tant qu’autorité spirituelle et théologique française et francophone. Depuis les deux événements déclencheurs de l’implantation ou la réimplantation de l’Orthodoxie en terre française, les aléas de l’histoire européenne ont fait venir en France des groupes d’émigrés provenant des pays majoritairement orthodoxes, comme la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, ou même du Moyen Orient. Ce sont eux qui ont contribué à la configuration de l’image d’ensemble de l’Orthodoxie en France, par leur organisation dans des paroisses à l’intérieur de diocèses appartenant le plus souvent à « leurs »

271 Églises-mères d’origine, qui ont beaucoup travaillé pour répondre à leurs besoins pastoraux spécifiques. La Métropole Orthodoxe Roumaine d’Europe Occidentale et Méridionale, diocèse de l’Église Orthodoxe roumaine en France, dirigée par le Métropolite Joseph (Iosif) Pop, et dont le siège se trouve à Paris3 est l’une des plus actives et des plus impliquées de ce point de vue, ainsi que l’une des plus importantes numériquement sur le territoire de l’Hexagone. La multitude des paroisses de juridictions différentes qui coexistent dans la plupart des grandes villes française peut parfois surprendre les Français, surtout ceux qui s’intéressent, par curiosité (comprise donc comme envie de connaître une spiritualité nouvelle et vivante) et qui voudraient même faire plus, dans le sens d’une conversion. Et alors, c’est la Providence qui décide à leur place, à la suite d’une rencontre avec des personnes de différentes origines orthodoxes ou avec des lectures issues de divers horizons culturels de l’Orthodoxie. Le même théologien orthodoxe français, le père archimandrite Placide Deseille, fait référence aussi dans ses écrits à cette situation juridictionnelle complexe qui caractérise l’Orthodoxie en France, en précisant ses quelques avantages et surtout le côté dangereux d’une éventuelle tentative de changer les choses, tout en attirant l’attention sur le discernement requis pour la gestion de cette situation :

« Une Église orthodoxe autonome et unifiée, possédant sa propre personnalité spirituelle, ne pourra naître en France que d’un effort concerté des diverses juridictions, mais le temps n’en est pas encore venu. Pour l’instant, il convient de s’accommoder du système actuel de la coexistence de ces juridictions. Ce système, dans la situation présente de l’Occident, est loin de ne présenter que des inconvénients. […] La diversité juridictionnelle actuelle peut donc être temporairement maintenue, assez longtemps encore peut-être ; mais à trois conditions : 1) Il faut d’abord que les orthodoxes aient une vision ecclésiologique claire. […] 2) Les orthodoxes, en Occident, doivent veiller avec grand soin à la concertation entre les diverses juridictions. […] 3) L’usage des langues occidentales doit être introduit progressivement […], même si l’introduction de ces langues est indispensable ». (Deseille 2012 : 11-12, 14-16).

3 http://www.mitropolia.eu/fr/, consulté le 20 décembre 2015. 272 C’est en totale connaissance de cause qu’il s’exprime à l’égard de tous ces aspects, le père archimandrite étant de plus l’un des meilleurs traducteurs des offices liturgiques en langue française, et tout particulièrement des Divines Liturgies (Les Divines Liturgies de saint Jean Chrysostome, de saint Basile le Grand et la Liturgie des Dons présanctifiés selon l’usage du Mont Athos, deuxième édition, Monastère Saint-Antoine- Le-Grand et Monastère de Solan, 2016) et du Psautier des Septante (Les Psaumes. Le Psautier des Septante, traduit, présenté et annoté par archimandrite Placide Deseille, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand et Monastère de Solan, 2015). Un autre moine orthodoxe français, compagnon du père Placide Deseille, l’archimandrite Élie a publié récemment, quant à lui, tout un livre sur la présentation de la doctrine et des fondements théologiques de la pensée orthodoxe, sur l’histoire de sa réapparition en France et sur les principales différences avec l’Église chrétienne encore majoritaire en France : l’Église catholique romaine. Intitulé L’Orthodoxie : Qu’est-ce que c’est ? (Archimandrite Élie 2015), ce livre se propose de répondre justement, à travers ses pages, à cette curiosité d’un public français désireux de faire connaissance avec l’Orthodoxie :

« De nombreuses personnes qui rencontrent des chrétiens orthodoxes ne manquent pas de leur demander, légitimement et avec bienveillance : Qu’est-ce que l’Orthodoxie ? Il nous est à chaque fois difficile de répondre et ces personnes repartent toujours insatisfaites. […] C’est que l’Orthodoxie n’est pas une connaissance intellectuelle savante, mais elle est un mode de vie basé sur l’expérience de l’existence d’un être transcendant (Dieu), avec Lequel il est possible d’entretenir une relation vivante, qui intervient dans notre vie, qui nous attire et nous assimile à Lui, et qui, par Lui et en Lui, nous met en relation, en communion, avec tous les autres hommes » (Archimandrite Élie 2015 : 15).

L’auteur précise dans son Avant-propos les trois grands types de curiosités (sans les nommer de la sorte) manifestés à l’égard de l’Orthodoxie:

« En effet, trois types de personnes sont susceptibles de nous interroger de la sorte : 1) il y a ceux qui sont sincèrement ignorants de la chose religieuse et n’ont aucun rudiment de culture chrétienne. Ils sont de plus en plus

273 nombreux. À ceux-là il faudrait expliquer chaque mot, chaque notion. […] 2) Il y a aussi ceux qui ont une connaissance -même relative- du christianisme parce qu’ils sont eux-mêmes chrétiens, peu ou prou pratiquants et plus ou moins connaisseurs de leur propre doctrine. […] Ces interlocuteurs repartent mi-satisfaits, mi-déçus, pensant que tout ça c’est bien compliqué ! 3) Il y a encore ceux qui sont profondément croyants et fort heureusement attachés à leur foi et à leur „Église”. Ceux-là sont surtout intéressés par ce en quoi l’Orthodoxie diffère de ce qu’ils vivent et connaissent de leur propre foi et pratique religieuse. […] En quelque sorte, ceux-là demandent implicitement que nous justifions notre foi et notre pratique, voire notre expérience » (Archimandrite Élie 2015 : 15, 16).

Les trois catégories de Français qui se montrent curieux par rapport à l’Orthodoxie, si bien identifiés par le père archimandrite Élie, prouvent que la foi et la pratique orthodoxe ne passent pas inaperçues en France et que la curiosité à leur égard touche tant des personnes qui n’ont pas de « passé » religieux en général, que des personnes pratiquantes, plus ou moins contentes spirituellement de leur pratique religieuse. Elles tentent de satisfaire cette curiosité soit par le contact direct avec des fidèles orthodoxes, soit, comme nous l’avons déjà dit, par l’intermédiaire de la lecture de livres sur l’Orthodoxie, portant sur la spécificité de sa doctrine, comme le recueil du père Élie.

La coexistence juridictionnelle et la notion d’usage

La coexistence de plusieurs juridictions canoniques en France veut dire en même temps la coexistence de plusieurs langues et traditions liturgiques. Si nous avons réfléchi ailleurs sur la notion de « langue liturgique » (Mgr Emilian 2016), nous aimerions nous arrêter ici sur l’autre notion, en quelque sorte complémentaire, celle de « traditions » (qui, par rapport à son concept homologue écrit avec majuscule et se référant à une source de révélation de la vérité du Christ4, peut prendre la marque et la forme du pluriel), qui nous amènera à parler des deux termes qui nous

4 Dont voici la définition proposée dans le Vocabulaire théologique orthodoxe : « La Tradition est la transmission de la vie en Christ, de la foi donnée par le Christ à Ses apôtres et vivant depuis lors de génération en génération. […] Les théologiens orthodoxes soulignent qu’il faut distinguer entre la Tradition et les nombreuses traditions qui relèvent uniquement des coutumes humaines et qui n’ont qu’une importance relative » (p. 192). 274 intéressent dans cet article : l’usage et le typikon. Le plus grand théologien orthodoxe laïc français contemporain et le plus prolifique en matière de publications5, Jean-Claude Larchet, utilise dans ses écrits la notion d’usage en tant qu’équivalent de la notion de tradition, de pratique liturgique relevant des différentes Églises locales présentes en France. Voici un fragment de son livre consacré à la vie liturgique où il parle des différents usages en matière de l’emploi des prosphores (les petits pains liturgiques) lors de la Proscomidie (la partie préparatoire de la Divine Liturgie):

« Selon les différentes Églises locales, on emploie, selon l’usage grec et serbe, une grande prosphore ou, selon l’usage russe, cinq petites prosphores ; dans ce dernier cas, la partie destinée à être consacrée est donnée en communion aux célébrants et aux fidèles reste unique et est prélevée sur la première prosphore. […] La prosphore destinée à la commémoration de la Mère de Dieu porte, à la place de l’empreinte précédemment décrite, selon l’usage russe, une empreinte des initiales de son nom » (Larchet 2016 : 214, 215).

C’est avec cette même acception que le mot est employé par le père archimandrite Placide Deseille, dans le sous-titre du livre contenant les Liturgies orthodoxes : Les Divines Liturgies de saint Jean Chrysostome, de saint Basile le Grand et la Liturgie des Dons présanctifiés selon l’usage du Mont Athos, ce qui veut dire selon les particularités de pratique et d’ordo liturgique qui caractérisent les célébrations liturgiques du Mont Athos. La relation entre le Mont Athos et le père Placide Deseille est de nature à la foi personnelle et institutionnelle, ce grand père spirituel étant devenu moine orthodoxe à Simonos Petra, au Mont Athos, et le monastère fondé par lui dans le Vercors (en France) et dont il est l’higoumène (le supérieur) étant une dépendance (un métochion) du monastère athonite de Simonos Petra (où toute la pratique liturgique respecte l’usage athonite et les mélodies liturgiques sont des mélodies byzantines, comme au Mont Athos). L’autre terme qui nous intéresse ici, l’emprunt « typikon », est employé par le même théologien dans le sous-titre d’un autre livre, qui porte

5 Jean-Claude Larchet a publié aux Éditions du Cerf seulement (sans compter les travaux publiés ailleurs, notamment chez l’Âge d’Homme, à Lausanne) une vingtaine de livres qui ont été traduits en une quinzaine de langues, traductions qui prouvent le rayonnement des contenus spirituels et théologiques de l’Orthodoxie qu’il traite dans ses ouvrages. 275 sur le monachisme orthodoxe et qu’il a publié aux éditions du Cerf : Le monachisme orthodoxe. Les principes et la pratique suivi du Typikon (Règle de vie) du monastère Saint-Antoine-le-Grand (Deseille 2013). Déjà explicitée sémantiquement dès le départ (à travers un syntagme équivalent français mis entre parenthèses), la notion est précisée du point de vue spirituel aussi dans l’Avant-propos de l’auteur :

« Le typikon (ou Règle de vie) de notre monastère, comme il se doit [dans le monachisme orthodoxe], a reçu l’approbation de l’higoumène et du conseil des anciens de Simonos Petra [en vertu du fait que le monastère du père archimandrite et un métochion du monastère de Simonos Petra]. Or il présente une particularité, inattendue sans doute dans un texte à l’usage de deux communautés de tradition athonite [le monastère masculin de Saint- Antoine-le-Grand et le monastère féminin de Solan, tous deux dépendances de Simonos Petra]. Ce texte étant destiné à des moines originaires d’Europe occidentale et appelés à mener leur vie monastique en France, un certain nombre d’emprunts y ont été faits à des auteurs spirituels occidentaux, textes qui sont pour leur part en pleine consonance avec la grande tradition de l’Église indivise des premiers siècles » (Deseille 2013 : 7-8).

Autrement dit, la notion de « typikon » renvoie à un programme bien réglé de la vie monastique, suivi et respecté dans un monastère orthodoxe, tandis que celle « d’usage » fait référence à la vie liturgique et à la manière dont elle est menée, au niveau de la célébration des offices et des Sacrements, dans les différentes Églises locales dont appartiennent les paroisses constituées en France par leur diaspora respective. Si la première est gérée par la Tradition avec majuscule, la deuxième reflète l’impact des traditions relativement différentes (n’oublions pas que les offices sont les mêmes dans l’ensemble du monde orthodoxe) développées culturellement et historiquement par la piété de peuples divers, et manifestées dans des conditions propres et particulières. Néanmoins, le mot typikon est employé aussi pour désigner un livre liturgique, qui contient les indications concernant l’ordre du déroulement des offices liturgiques pendant l’année ecclésiastique, ainsi que les règles proprement dites de ce déroulement ; c’est avec ce dernier sens qu’il est utilisé, par exemple, par Jean-Claude Larchet dans son livre (déjà cité) sur la vie liturgique :

276 « Le choix et l’ordre des tropaires parmi ceux qui viennent d’être cités est fixé par le typikon en fonction de la classe de la célébration. On chante généralement à la fin le kondakion de la Mère de Dieu » (Larchet 2016 : 256).

Quant à l’autre utilisation, servant à désigner le livre du même nom, elle est carrément explicitée parfois dans certains livres de spiritualité, pour l’initiation des lecteurs moins habitués avec les termes orthodoxes spécialisés, ou bien, afin de répondre à leur curiosité lexicale :

« Typikon (ou typicon): livre contenant l’ensemble des rubriques concernant la célébration des offices. Ce terme peut désigner aussi les règles d’un monastère ou encore la règle de vie d’un ascète » (Père Païssios 2005 : 246).

Employés sans trop d’explications supplémentaires dans de nombreux livres de spiritualité monastique et/ou liturgique (le mot typikon) ou dans des livres de théologie et d’herméneutique liturgique (surtout le mot usage), ces deux termes représentent autant de preuves de la richesse et de la diversité de la pratique orthodoxe très bien exprimée en langue française (devenue, en même temps que l’évolution de l’enracinement de l’Orthodoxie dans l’Hexagone, non seulement une langue liturgique orthodoxe, mais aussi une langue de culture religieuse orthodoxe).

Pour conclure

L’Orthodoxie universelle représente à l’heure actuelle en Occident en général et en France en particulier une réalité bien vivante, qui ranime et développe l’ancien souffle chrétien de l’Hexagone, tant au niveau de la pratique liturgique (reflétée par le nombre croissant de fidèles et de paroisses, ainsi que de communautés monastiques), qu’à celui des publications qui lui sont consacrée. Les deux aspects prouvent le rayonnement indoubitable dont jouit l’Orthodoxie dans l’Hexagone. L’Église Orthodoxe fait incontestablement partie du paysage religieux de France et ses responsables ecclésiastiques, ainsi que plusieurs de ses représentants sont invités à participer à toutes les rencontres

277 interconfessionnelles6 et interreligieuses de grande importance qui ont lieu dans l’Hexagone. De nombreux livres de théologie et de spiritualité orthodoxe écrits en langue française apparaissent régulièrement chez des éditeurs chrétiens français ou francophones, qui hébergent de plus en plus généreusement les auteurs orthodoxes (dont le père archimandrite Placide Deseille, Jean- Claude Larchet, Michel Quenot, saint Nicolas Vélimirovitch, etc.). Ces apparitions sont mentionnées par le plus grand site internet d’information orthodoxe en langue française : orthodoxie.com, qui comprend en plus de leur indication une section consacrée aux recensions qui les accueillent dans la culture française7. La réimplantation, l’histoire et le rayonnement de l’Orthodoxie en France témoignent d’une vérité incontestable : le déroulement de l’histoire de l’humanité se fait avec la bénédiction de Dieu, pour l’accomplissement de Son économie divine, de salut des hommes qui Le recherchent avec curiosité, assoiffés de Sa Parole († Lovișteanul 2014).

Bibliographie

*** Les Divines Liturgies de saint Jean Chrysostome, de saint Basile le Grand et la Liturgie des Dons Présanctifiés, 2009, Monastère Saint- Antoine-Le-Grand. *** Vocabulaire théologique orthodoxe, 1985, par l’équipe de Catéchèse orthodoxe, Paris, Cerf. DESEILLE, Placide, 2013, Le monachisme orthodoxe. Les principes et la pratique suivi du Typikon (Règle de vie) du monastère Saint- Antoine-le-Grand, Paris, Cerf. DESEILLE, Placide, 2012, L’Église Orthodoxe et l’Occident. La signification et le rôle de la diaspora orthodoxe en Europe occidentale, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand, Monastère de Solan. DUMAS, Felicia, 2009, L’orthodoxie en langue française –perspectives linguistiques et spirituelles, avec une Introduction de Mgr Marc,

6 Dont voici un exemple : http://orthodoxie.com/la-34eme-rencontre-de-lassociation-des- rencontres-interconfessionnelles-de-religieux-et-religieuses/; consulté le 20 septembre 2016. 7 http://orthodoxie.com/?s=recensions, consulté en permanence et surtout le 25 septembre 2016. 278 évêque vicaire de la Métropole Orthodoxe Roumaine d’Europe Occidentale et Méridionale, Iaşi, Casa editorială Demiurg. LOVIȘTEANUL, Emilian, †, 2014, Teologie și istorie bisericească de la Sfintele Taine la sfinţirea omului, Craiova, Editura Mitropolia Olteniei. NICA, Emilian, MGR, 2016, « Le roumain et le français comme langues liturgiques orthodoxes en France : imaginaire et représentations », dans Les imaginaires de la francophonie, Actes du colloque international Journées de la Francophonie XXe édition, Iasi, 27-28 mars 2015, textes réunis par Felicia Dumas, Éditions Junimea, Iaşi, p. 187-194. PAÏSSIOS, père, moine du Mont Athos, 2005, Lettres, traduit du grec par Soeur Svetlana Marchal, édité par le Monastère Saint-Jean-le- Théologien, Souroti de Thessalonique, Grèce. SAMUEL, hiéromoine, 2014, Annuaire de l’Église Orthodoxe de France, Monastère de Cantauque.

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Deux « curiosités » lexicales à spécificité chrétienne- orthodoxe en langue française

Felicia DUMAS Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iasi, Roumanie

Abstract: The present article proposes a lexical analysis of two French religious terms from the Orthodox Christian field, which have recently derived from lexical bases representing Greek borrowings : the noun gérondisme and the adjective stavropégiaque. We shall study their occurrences and significances, as well as their specialized frequency in numeric religious texts posted on the most important website providing Orthodox information in French (orthodoxie.com) and on a blog of Orthodox spirituality (in French too) (orthodoxologie.blogspot.com). Our analysis will include a comparison between these terms and their Romanian equivalents, thus underlining the strange, unusual, aspect of their creation in French, in the field of numeric texts specializing in Orthodox spirituality. Keywords: lexical curiosity; lexical derivation; French religious terms; Orthodoxy; gérondisme; stavropégiaque.

Argument

Nous nous proposons d’étudier du point de vue lexicologique deux termes religieux français, à spécificité chrétienne-orthodoxe, qui représentent des dérivés à partir de bases lexicales constituées d’emprunts grecs : le nom gérondisme et l’adjectif stavropégiaque. Nous analyserons leurs occurrences et leurs significations, ainsi que leur fréquence spécialisée d’emploi dans des textes religieux orthodoxes numériques1, qui apparaissent notamment sur le plus important site internet français d’information orthodoxe (orthodoxie.com) dirigé par deux prêtres et sur un blog de spiritualité et d’information orthodoxe (orthodoxologie.blogspot.com) appartenant à un laïc suisse francophone, devenu diacre. Nous essaierons de

1 Par textes numériques, nous comprenons ici les textes qui apparaissent sur des supports non imprimés de façon traditionnelle, virtuels, sur des sites et des blogs hébergés par internet. 280 voir, sur la base d’une étude comparative de plusieurs types de sources religieuses orthodoxes (des textes rédigés ou traduits en langue française), si la fréquence d’emploi de ces termes est influencée par la nature particulière de leur contextes larges d’utilisation, c’est-à-dire s’ils ont tendance à être employés plutôt dans des textes numériques que dans des textes traditionnellement imprimés et quel est leur statut lexical dans l’ensemble de la terminologie religieuse orthodoxe individualisée en langue française (et leur circulation dans l’espace francophone européen orthodoxe). Un autre volet de l’analyse consistera à mettre en relation ces créations lexicales avec leurs équivalents en langue roumaine, soulignant ainsi le côté insolite, « curieux » de leur création en langue française, dans le domaine spécialisé, des textes religieux, de spiritualité chrétienne-orthodoxe.

L’Orthodoxie exprimée en langue française et les textes numériques

La présence de L’Orthodoxie en Occident en général et en France en particulier n’est plus une nouveauté depuis plusieurs décennies déjà ; le prouvent non seulement le nombre important de communautés orthodoxes –paroisses ou monastères–, fondées dans l’Hexagone, mais aussi le processus fort laborieux de fixation des normes lexicales d’une terminologie orthodoxe individualisée en langue française, présente dans de nombreuses publications de spiritualité et de théologie (des livres et des revues, des ressources électroniques), et recensée par des instruments lexicographiques spécialisés, chrétiens ou chrétiens-orthodoxes. Constituée pour la plupart de mots d’origine latine, cette terminologie comprend également de nombreux emprunts grecs et quelques emprunts d’origine slavonne. Dans le domaine théologique surtout, les emprunts grecs se sont constitués en bases de dérivation pour d’autres termes, dont le français avait fortement besoin afin de nommer les particularités référentielles doctrinales de l’enseignement de l’Orthodoxie et s’affiner de plus en plus en tant que support d’expression de l’Orthodoxie. Les classes lexico-grammaticales les plus concernées par ce processus dérivationnel sont surtout celles de l’adjectif et du nom, dans cet ordre précis de productivité et de visibilité lexicales (en matière d’usage). Des adjectifs tels kénotique (dérivé de kénose), pneumatologique (dérivé de pneumatologie, nom dérivé à son tour de l’emprunt grec pneuma), épiclétique (dérivé d’épiclèse), ou des noms tels hésychasme (dérivé de hésychia) ont déjà fait l’objet de notre analyse lexicologique, en tant que

281 termes à spécificité théologique orthodoxe et en liaison avec une véritable mutation produite en matière des représentations concernant les ressources et les possibilités lexicales de la langue française d’accueillir et d’exprimer « vigoureusement » les contenus spirituels de l’Orthodoxie (Dumas 2015 : 263-264). Ces termes se retrouvent dans des écrits de théologie chrétienne- orthodoxe, des travaux scientifiques les plus techniques (traités, livres, ouvrages) aux recueils de popularisation, de catéchèse et d’interprétation de la doctrine de l’Église orthodoxe, destinés à un public assez large de lecteurs, munis toutefois d’une culture théologique minimale. Les emprunts grecs sont présents également dans d’autres champs sémantiques de l’Orthodoxie exprimée en langue française, qui désignent des réalités de la vie liturgique (des offices, des livres, des vêtements, etc.), monastique, ou spirituelle dans le sens large. Même s’ils se sont plutôt bien adaptés en français, très peu d’entre eux ont donné naissance (dans ces domaines), par dérivation, à d’autres créations lexicales. Dans ces conditions, l’apparition des deux termes que nous aimerions analysés dans ce travail est d’autant plus surprenante et curieuse, étant donnés non seulement leur contenu sémantique assez spécial (dans le sens de technique), mais aussi et surtout la disponibilité du français de créer des termes nouveaux dans un domaine référentiel orthodoxe qui reste plutôt opaque à la création lexicale, à savoir la vie spirituelle et l’organisation administrative monastique. Du point de vue contextuel immédiat, les deux termes ont fait leur apparition dans des textes numériques, d’une facture spéciale, plutôt journalistique, d’information orthodoxe. La plupart de ces textes ont été postés sur le site internet orthodoxie.com (le plus important et le plus complet site d’information orthodoxe en langue française) et respectivement, sur le blog de spiritualité et d’information « orthodoxologie. blogspot.com ». Par rapport à l’Église catholique et aux Églises protestante, anglicane, baptiste, évangéliste, etc., l’ouverture de l’Église orthodoxe vers Internet est beaucoup plus récente. En France (comme en Roumanie, d’ailleurs, mais c’est le cas de l’Hexagone qui nous intéresse ici), les communautés orthodoxes de toutes les juridictions2 ont commencé à se servir du milieu virtuel et de ses formes numériques de manifestation (sites, blogs, forums), pour la présentation et la communication de toute sorte d’informations pratiques, liturgiques, catéchétiques ou plus largement pastorales. Même si l’Orthodoxie est

2 Comme nous le disions ailleurs, l’une des particularités de l’Orthodoxie de France est la coexistence de plusieurs juridictions canoniques sur son territoire (Dumas 2009). 282 reconnue pour son caractère traditionnaliste et conservateur3, à une époque où les nouvelles technologies et environnements numériques sont de plus en plus présents dans nos vies contemporaines, elle a compris les enjeux et le rôle que pourrait jouer les plateformes numériques pour l’accomplissement de sa mission pastorale, pour la mise en place de son activité missionnaire. En France, la relation de l’Église Orthodoxe avec Internet a été plus ou moins réglementée par le for épiscopal appelé l’Assemblée des évêques orthodoxes, formé des évêques canoniques représentants de tous les diocèses présents en France. La commission « médias et information » de cette Assemblée (AEOF) rédigeait en 2004 une « Note d’information sur l’Internet orthodoxe en France », un texte plutôt descriptif que prescriptif, qui recensait les différents types de sites de l’Orthodoxie d’expression française (paroissiaux, documentaires, d’information, forums), et mentionnait leur multiplication constante et l’augmentation de leur fréquentation (Levalois 2012 : 81). Faisant partie de la vie sociale des fidèles, Internet a pénétré de plus en plus vigoureusement dans la vie de l’Église et avec le temps, le milieu virtuel s’est avéré être le plus pratique pour la transmission des informations liturgiques (et plus largement pastorales)4 dans la plupart des communautés orthodoxes, non seulement paroissiales mais aussi monastiques. Comme nous le disions plus haut, nous avons rencontré les deux termes dans des contextes faisant partie de textes numériques, hébergés par le site et le blog orthodoxes déjà mentionnés. Les auteurs de ces textes sont des membres de l’Église Orthodoxes, des clercs ou des laïcs désireux d’informer les autres à propos des événements et des nouvelles des communautés orthodoxes et de partager avec eux un savoir pratique, liturgique ou relevant du quotidien le plus concret, en matière de foi et de traditions. Nous avons essayé de recenser le maximum d’occurrences possibles de ces deux mots et de vérifier leur emploi dans d’autres types de textes aussi, plus « traditionnels », dans le sens d’imprimés, ainsi que dans des enregistrements de conférences et/ou de sermons. Pour revenir aux deux grandes sources de nos enquêtes lexicales et lexicographiques, le site orthodoxie.com est dirigé par deux prêtres qui

3 Elle est considérée comme l’Église qui a le moins évolué à travers les siècles, qui n’a fait place à aucun aggiornamento le long de son existence, étant vue comme très conservatrice à cause de sa fidélité par rapport à la Tradition et à son refus de « s’aligner » sur la contemporanéité historique, humaine. 4 Notamment pour la communication du programme des offices, des confessions, mais aussi des visites pastorales des hiérarques, de l’organisation de pèlerinages, etc. 283 dépendent de l’Archevêché des églises de tradition russe en Europe Occidentale (exarchat du Patriarcat œcuménique), le père Jivko Panev, enseignant à l’Institut de théologie orthodoxe Saint Serge de Paris et le père Christophe Levalois, enseignant d’histoire et de géographie et de formation journaliste. Il a été créé en 2006 lorsqu’aucun site d’information orthodoxe francophone n’existait pas vraiment sur internet, ayant pour objectif « la diffusion d’informations en langue française sur l’orthodoxie en France et dans le monde » ; ou bien, avec les mots des fondateurs : « Grâce à des résumés de dépêches, des liens commentés, des documents divers, des annonces, nous espérons, par l’Internet, mieux faire connaître sa vie et l’actualité qui s’y rattache »5. Le site est devenu très vite « l’une des références les plus citées en matière d’actualité orthodoxe, avec le Service orthodoxe de presse » (Maigre 2011)6. Le blog orthodoxologie.blogspot.com est géré, quant à lui, par un laïc suisse francophone, professeur de lettres, devenu diacre du même diocèse que les fondateurs du site orthodoxie.com, de l’Église orthodoxe russe dépendant du Patriarcat de Constantinople : Claude Lopez-Ginisty. Il contient des informations sur l’Orthodoxie en Europe Occidentale, des textes de prières et des acathistes, des vies des saints, des textes de spiritualité, etc. Nous nous sommes arrêtée à ces deux types de sites web en raison de leur importance et de leur représentativité en matière de fréquence d’utilisation (et de visite) des fidèles orthodoxes français mais aussi plus largement francophones.

Les deux « curiosités » lexicales à spécificité orthodoxe

Le premier mot que nous voudrions analyser ici – le nom masculin gérondisme – fait référence à un certain aspect de la vie spirituelle ; le deuxième – l’adjectif invariable stavropégiaque – désigne une particularité administrative de la structure de l’Église. La base de dérivation du premier, le substantif masculin géronda (un emprunt au grec moderne), est employée dans des livres de théologie et de spiritualité monastique (surtout de tradition grecque et athonite), étant mentionnée dans des glossaires spécialisés, à rôle d’initiation dans la terminologie orthodoxe (Archim.

5 http://orthodoxie.com/presentation/, consulté le 17 octobre 2015. 6 François-Xavier Maigre, dans la Croix, no du 01.02.2011, « Orthodoxie.com lance une campagne de dons », consulté en ligne le 17 octobre 2015 : http://www.la-croix.com/ Religion/Actualite/Orthodoxie.com-lance-une-campagne-de-dons-_NG_-2011-02-02-562 770. 284 Aimilianos 2006 : 247 ; Dumas 2010 : 104). L’apparition récente du mot dérivé gérondisme (tel qu’on peut le constater de la date du texte où il est inséré, posté sur le site orthodoxie.com : le 8 novembre 2013) témoigne de l’évolution de la vie spirituelle des communautés orthodoxes en Occident et en France, où les fidèles ont commencé à se « comporter » comme dans les pays traditionnellement orthodoxes, déjà habitués avec ce type de manifestation d’une forme populaire exagérée de piété, de fixation maladive sur la personne d’un père spirituel, auquel on fait aveuglement confiance et qui peut parfois, abuser de ceci. Le suffixe –isme qui s’ajoute à la base d’origine grecque désigne en général une opinion, une attitude, et surtout l’appartenance à une doctrine philosophique, ou politique, à un système (Dumas 2008). D’ailleurs, les linguistes sont unanimes à le considérer comme un marqueur en ce qui concerne les dénominations de tout système politique, religieux, etc. (Dubois, Dubois-Charlier 2009 : 230). Dans le cas du dérivé gérondisme, il exprime l’attitude à l’égard d’un géronda, une attitude plutôt inhabituelle, exagérée, non conforme à la pratique de la vie spirituelle de l’Église, ou bien l’attitude inappropriée (abusive) d’un géronda à l’égard de ses disciples ; pour ce type particulier et précis de dérivation, il est porteur d’une valeur péjorative. Voyons un exemple large d’utilisation de ce terme, qui explicite sa signification, contexte trouvé sur le site orthodoxie.com :

« Le site Romfea a publié un entretien avec le métropolite Athanase de Chalcédoine (Patriarcat œcuménique; photographie ci-contre) dont nous vous proposons ci-dessous la traduction française. Plusieurs questions sont abordées: l’art byzantin aujourd’hui, l’art ecclésiastique et l’art profane, l’iconographie en Grèce, le présent et l’avenir du Patriarcat œcuménique, les relations avec les autres Eglises orthodoxes en vue de la préparation du grand concile, les relations œcuméniques, le problème du "gérondisme". […] On parle beaucoup aujourd’hui d’anciens (en grec gerondes, en russe startsy). Comment peut-on distinguer ceux d’entre eux qui sont vraiment charismatiques, afin d’éviter le danger du « gérondisme » (fixation maladive sur la personne d’un ancien ou abus de l’autorité de la part d’un soi-disant ancien, NdT) ? Il y a encore de vrais anciens, au Mont-Athos, en Russie et ailleurs (gerondes, startsy, sages, respectables). Ils ne sont cependant pas tous des anciens – comme on les appelle aujourd’hui -, ces « jeunes premiers »

285 (prêtres fraîchement ordonnés) et autres représentants du « charlatanisme théologique » et du « néo-gérondisme » qui avec leurs opinions conservatrices et soi-disant orthodoxes nourrissent les ignares, les exploitent financièrement ou les induisent en erreur, comme les vieux- calendaristes, etc. Il est dès lors nécessaire que les fidèles soient correctement informés par les responsables ecclésiastiques qui se doivent d’approfondir les problèmes les plus brûlants pour les gens (déficience immunitaire, biotechnologie, bioéthique, transplantations, insémination artificielle, génétique, problèmes des minorités sexuelles, écologie, incinération des morts, etc.), et ne point prêcher un moralisme froid, facile et coupé du monde. Source : Romfea, traduit du grec pour Orthodoxie.com »7.

C’est le seul contexte d’emploi où nous avons rencontré ce terme, avec trois occurrences, dont une dérivée à son tour (à partit du nom gérondisme), sous la forme du préfixé néo-gérondisme. Ce contexte a une particularité importante, qui doit être responsable de la création lexicale du mot en français : il fait partie d’un texte traduit du grec. C’est la raison pour laquelle, le terme pourrait être interprété également comme un calque ou un emprunt et non pas vraiment comme une dérivation française à partir de la base géronda, comme nous l’avons fait. Nous pensons que l’on ne pourrait pas se prononcer de façon très certaine sur ce sujet ; toutefois, l’existence et l’usage assez fréquent du mot géronda en langue française, dans les textes de spiritualité monastique orthodoxe, de tradition grecque surtout8, nous fait insister sur la piste de la manifestation d’une dérivation lexicale nominale à partir d’une base nominale. Le fait qu’il n’y a pas beaucoup d’occurrences de ce terme dans d’autres textes numériques ou imprimés de façon traditionnelle n’empiète aucunement sur son existence, qui représente une curiosité lexicale en langue française, alimentée aussi par l’ambiguïté concernant son type de création : par dérivation suffixale ou par calque. Dans le contexte précis de son utilisation, sa signification est assez

7 http://orthodoxie.com/entretien-lart-byzantin-aujourdhui-art-ecclesiastique-et-art- profane-le-present -et-lavenir-du-patriarcat-oecumenique-les-relations-inter-orthodoxes- le-gerondisme-2/#more-47279, consulté le 25 novembre 2015. 8 Ainsi que dans les titres de certaines traductions du grec en français publiées par des maisons d’éditions orthodoxes, comme celle du monastère francophone Souroti de Crèce : Géronda Païssios l’Athonite, Paroles I. Avec amour et douleur. Pour le monde contemporain, traduit du grec par mère Photini Marchal, en collaboration avec le monastère Saint Jean le Théologien, édition du monastère Saint-Jean-le-Théologien, Souroti (Grèce), 2011. 286 transparente, même si l’éditeur de l’information-interview ressent le besoin de l’expliciter. Cette transparence dans l’actualisation de la signification est due à la base de dérivation qui est responsable de la création du terme, à savoir l’emprunt grec géronda. La langue roumaine, traditionnellement associée, au niveau des représentations sociolinguistiques, à la pratique de l’Orthodoxie, connaît l’équivalent du nom gérondisme, sous une forme similaire, gherondism, rencontrée également dans des contextes numériques, postés sur internet, et qui doit être certainement un emprunt du grec moderne9. Voyons un exemple tiré d’une interview avec un évêque grec, hébergée par le site de présentation d’une paroisse espagnole de juridiction roumaine consacrée à saint Nectaire d’Égine :

« V-am pregătit trei întrebări legate de un lucru pe care dumneavoastră acum îl vedeţi dintr-o altă perspectivă. Este vorba de acest celebru gherondism, adică dorinţa oamenilor și tendinţa lor de a merge și a se lipi de cineva care îi va lua de mână și îi va purta pas cu pas, rupându-se de multe ori și de parohie, de multe ori și de trupul eclezial. […] Mitropolitul Argolidei : Aceasta este într-adevăr o mare primejdie. De multe ori oamenii au nevoie ca alţii să decidă în locul lor, […] iar gherondismul este un fenomen bolnav care, din păcate, influenţează foarte mulţi oameni. Sunt oameni care caută asta, atât unii părinţi duhovnicești, cât și invers, fii duhovnicești care vor un asemenea tip de relaţie. […] Asemenea fenomene există, au existat și există până azi. Și ies cu totul din duhul Bisericii, din duhul lui Dumnezeu, din duhul Ortodoxiei »10.

Il s’agit d’un contexte très éclaircissant en ce qui concerne la signification du terme, la même que pour son équivalent français gérondisme. L’existence du mot en français prouve à quel point l’Orthodoxie s’est profondément enracinée dans la langue et la culture françaises, où sa pratique peut connaître à peu près les mêmes formes de manifestations que

9 Contrairement à la langue française, en roumain, le mot gheronda –équivalent du français géronda- qu’on pourrait soupçonner d’être responsable d’une éventuelle dérivation suffixale, est beaucoup moins employé, sinon pas du tout. De la même famille lexicale, c’est l’appellatif gheron qui est plus fréquent, étant utilisé avec le sens de « Ancien du Mont Athos, grand père spirituel athonite », dans des textes numériques aussi (mais non seulement) et dans syntagmes figés culturellement en roumain, tels gheron Iosif Isihastul, par exemple : http://www.cuvantul-ortodox.ro/category/gheron-iosif/ (consulté le 20 janvier 2016). 10 http://www.sfnectariecoslada.ro/2015/07/03/mitropolitul-nectarie-al-argolidei- responsabilitatea-episcopului-in-epoca-noastra/, consulté le 20 novembre 2015. 287 dans les pays traditionnellement orthodoxes. Le second terme que nous voudrions analyser ici est un adjectif invariable en genre, stavropégiaque, dérivé de la base nominale stavropégie (Le Tourneau 2005 : 595), avec le suffixe adjectival –aque (un calque d’un suffixe latin d’origine grecque)11, sur le modèle des adjectifs maniaque, insomniaque. Il y a également en français d’autres adjectifs qui finissent en - aque, tel paradisiaque par exemple, qu’on pourrait considérer comme étant créés de la même façon, mais qui sont des emprunts au latin chrétien. Dans ces conditions, qu’est-ce qui pourrait nous faire croire que dans le cas de l’adjectif stavropégiaque, il s’agirait totutefois d’une création par dérivation ? Tout premièrement la date récente de son apparition en français, d’après les occurrences trouvées sur Internet (qui remontent à 2007)12, ainsi que l’attestation plutôt abondante du nom qui représente sa base de dérivation, stavropégie (un emprunt à la langue grecque) par les dictionnaires spécialisés (chrétiens ou chrétiens-orthodoxes) (Le Tourneau 2005 : 595 ; Guillaume 1997 : 1244 ; Roty 1992 : 126 ; Dumas 2010 : 203), ainsi que sa présence dans plusieurs textes numériques des deux sites web de notre corpus13. Stavropégiaque veut dire qui « a le statut de stavropégie », sa signification étant déjà comprise dans sa base de dérivation : « stavropégie : terme employé pour désigner un monastère d’une éparchie que le patriarche prend sous sa juridiction directe, celui-ci indépendant par rapport à l’évêque de l’éparchie où il est situé » (Dumas 2010 : 203-204). L’adjectif a été créé par dérivation lexicale en langue française pour qu’il puisse servir de déterminant non seulement au nom monastère, selon la définition de la base, mais aussi au substantif paroisse, puisque les conditions particulières du développement de l’Orthodoxie en France ont fait qu’il y ait des paroisses aussi (et non pas seulement de monastères, comme dans les pays traditionnellement orthodoxes) qui soient subordonnés des points de vue administratif et canonique directement à un patriarche. Nous avons recensé plus de dix occurrences de stavropégiaque sur le site d’information et le blog orthodoxes de notre corpus, et aucune dans d’autres types de sources écrites imprimées. Voyons quelques exemples de contextes numériques

11 http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3593020380, consulté le 24 novembre 2015. 12 « Communiqué du Saint Synode de l’Église de Grèce concernant des monastères stavropégiaques » : http:// orthodoxie.com/communiqu_du_sa_1/, consulté le 10 novembre 2015. 13 Cf. http://orthodoxie.com/statistiques-du-diocese-de-moscou/; http://orthodoxie.com/ une-runion-du-s/, consultés le 10 novembre 2015. 288 d’utilisation de cet adjectif :

« Une conférence de presse consacrée aux solennités du 25ème anniversaire de la canonisation en Russie de saint Jean de Cronstadt a eu lieu à Saint-Pétersbourg. Le prêtre-doyen du monastère stavropégiaque Saint-Jean (Saint-Pétersbourg), l’archiprêtre Nicolas Beliaiev, le président du comité d’organisation des solennités à Saint-Pétersbourg, Eugène Khatchatourov, et le gouverneur par intérim de la région d’Arkhangelsk Igor Orlov, ont évoqué à cette occasion la préparation du jubilé »14.

« Le 13 juin (2010), en la cathédrale des Saints-nouveaux-martyrs-et- confesseurs-de-la-Russie, dans le diocèse d’Allemagne de l’Eglise russe hors frontières a été ordonné diacre pour la paroisse stavropégiaque Saint-Michel-Archange de Cannes Anton Odaysky. C’est Mgr Marc, archevêque de qui a ordonné le diacre Anton, avec la bénédiction de son Éminence Mgr Hilarion, métropolite d’Amérique orientale et de New-York »15.

« La synaxe en question traitera de questions relatives à la préparation du grand et saint concile, qu’il a été décidé de convoquer dans le courant de l’année présente. Dans le cadre de cette synaxe, aura lieu, le 24 janvier, une divine liturgie inter-orthodoxe en la sainte église stavropégiaque de l’Apôtre Paul, présidée par sa Toute-Sainteté le patriarche œcuménique Bartholomée, avec la participation de leurs Béatitudes les primats »16.

« Comité d’honneur : Son Éminence le métropolite Alexis d’Atlanta, Patriarcat œcuménique ; Son Éminence le métropolite Elpidophoros de Bursa, higoumène du monastère patriarcal et stavropégiaque de la Sainte Trinité de Chalki, Constantinople, Patriarcat œcuménique ; Son Éminence le métropolite Constantinos de Singapour, Patriarcat

14 http://orthodoxie.com/des-pelerins-de-22-pays-viendront-a-soura-russie-a-loccasion- des-fetes-en-lhonneur-de-saint-jean-de-cronstadt/ (9 juin 2015), consulté le 20 novembre 2015. 15 http://orthodoxie.com/ordination-dun-diacre-pour-la-paroisse-orthodoxe-de-cannes/ (10 juin 2015), consulté le 20 novembre 2015. 16 http://orthodoxie.com/communique-du-patriarcat-oecumenique-au-sujet-de-la- synaxe-des-primats-des-eglises-orthodoxes/ (18 janvier 2016), consulté le 20 janvier 2016. 289 œcuménique ; Son Excellence Makarios de Lampsakos, Patriarcat œcuménique ; Son Éminence, le métropolite Damaskinos de Sao Paolo, Patriarcat d’Antioche »17.

Dans le dernier exemple, on remarque le fait que, formellement, l’emploi de l’adjectif est presque redondant, puisque sa signification est explicitée de manière anaphorique par le déterminant patriarcal. Cette disposition syntaxique permet l’introduction de stavropégiaque sans trop de difficultés de compréhension pour les destinataires du texte d’information qui le comprend (l’information fait mention des membres du comité d’honneur du premier Colloque international sur les médias numériques et la pastorale orthodoxe, qui a eu lieu à Athènes les 7, 8 et 9 mai 2015). En langue roumaine, cet adjectif dérivé n’existe pas ; seule sa base de dérivation est employée dans des contextes similaires (le nom féminin stavropighie, un emprunt du grec moderne stavropighion –« croix plantée »)18, actualisant discursivement la même signification, de dépendance directe d’un monastère du patriarche, quelque soit son emplacement géographique sur le territoire précis d’un diocèse19. En roumain, dans les textes de spiritualité et/ou d’information orthodoxe, la construction syntaxique qui l’englobe est du type « le monastère X [le nom], stavropégie (très rarement, stavropégie patriarcale) », et non pas du type « le monastère / l’église stavropégiaque X [le nom] », comme en français. Certainement à cause du fait que, vu l’évolution spécifique des réalités référentielles orthodoxes roumaines reflétée par l’évolution de la langue (roumaine) religieuse (orthodoxe), l’emprunt a été gardé seulement avec sa catégorie lexico-grammaticale d’origine, de nom, explicité dans les contextes d’emploi par le déterminant redondant « patriarcal » pour des raisons d’éclaircissement sémantique, sa sphère de désignation ne s’élargissant pas en plus vers les paroisses, par manque de nécessité.

17 http://orthodoxologie.blogspot.ro/search?q=+stavrop%C3%A9giaque. 18 https://dexonline.ro/definitie/stavropighie, consulté le 20 janvier 2016. 19 http://www.crestinortodox.ro/religie/stavropighia-biserica-ortodoxa-69714.html, consulté le 15 novembre 2015 : « Astazi, se numeste stavropighie, orice manastire sau biserica, din alta eparhie, pe care patriarhul o ia sub obladuirea sa, in interesul bisericii. Stravropighiile sunt din punct de vedere jurisdictional independente fata de episcopul locului, fiind subordonate direct intaistatatorului. Patriarhul, in calitate de conducator al stavropighiei - se bucura de toate prerogativele canonice de care se bucura episcopul in eparhia sa. Asa se face ca intr-o stavropighie, nu mai este pomenit numele episcopului local, ci cel al patriarhului si tot patriarhul este cel care numeste staretii ». 290

En guise de conclusion ou sur la curiosité lexicale

On remarque donc le fait, que très curieusement, le français a non seulement accueilli par adaptation (phonétique, morpho-syntactique et sémantico-lexicale : Dumas 2008) l’emprunt grec stavropégie, comme le roumain, pour désigner un référent proprement orthodoxe, mais de plus, il s’est constitué en terrain et moyen de création, par dérivation lexicale, de l’adjectif stavropégiaque, qui désigne une réalité orthodoxe spécifiquement occidentale, propre à l’Orthodoxie enracinée en France. Nous comprenons ici la curiosité dans le sens mentionné par le dictionnaire Trésor de la Langue Française, à savoir, celui d’« aspect étrange, caractère insolite. Synon. étrangeté »20. Cet aspect d’étrangeté se définit par rapport à des représentations communes construites et véhiculées à l’égard de la « compatibilité » culturelle et linguistique de la France et du français avec la pratique et la spiritualité orthodoxes, plus communément attribuées à des pays européens orientaux, traditionnellement orthodoxes. Or, des deux exemples si insolites analysés ci-dessus, c’est-à-dire si marginaux du point de vue sémantico-référentiel et si peu connus même par des usagers d’une langue « traditionnellement » religieuse orthodoxe comme le roumain, on voit bien que la langue française dispose de moyens internes extrêmement généreux d’accueil des contenus référentiels de l’Orthodoxie, qui peuvent donner naissance même de nos jours, comme dans n’importe quel pays orthodoxe de longue date, à des créations lexicales des plus surprenantes sémantiquement, mais très valables et viables21 lexicalement.

Bibliographie

AIMILIANOS, Archimandrite, 2006, Catéchèses et discours, 5, De la chute à l’éternité, Éditions Ormylia. DUBOIS, Jean, DUBOIS-CHARLIER, Françoise, 2009, La dérivation suffixale en français, Paris, Nathan. DUMAS, Felicia, 2008, Lexicologie française, Iaşi, Casa editorială Demiurg. DUMAS, Felicia, 2009, L’Orthodoxie en langue française –perspectives

20 http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=16769055, consulté le 10 novembre 2015. 21 Même si dans un type particulier et bien précis de textes, numériques, pour le moment. 291 linguistiques et spirituelles, avec une Introduction de Mgr Marc, évêque vicaire de la Métropole Orthodoxe Roumaine d’Europe Occidentale et Méridionale, Iaşi, Casa editorială Demiurg. DUMAS, Felicia, 2010, Dictionnaire bilingue de termes religieux orthodoxes : français-roumain, Iasi, Métropole de Moldavie et de Bucovine, éditions Doxologia. DUMAS, Felicia, 2015, « L’imaginaire linguistique (et culturel) et la terminologie religieuse orthodoxe en français : la dérivation lexicale », in Imaginaire honorifique. Hommage à Maryvonne Perrot, textes réunis par Teodor Dima et Horia Costin Chiriac, Iasi, Terra Nostra. GUILLAUME, Denis, 1997, Le Spoutnik nouveau Synecdimos, Parma, Diaconie Apostolique. LE TOURNEAU, Dominique, 2005, Les mots du christianisme. Catholicisme, orthodoxie, protestantisme, Paris, Fayard. LEVALOIS, Christophe, 2012, Prendre soin de l’autre : une vision chrétienne de la communication, Paris, Cerf. ROTY, Martine, 1992, Dictionnaire russe-français des termes en usage dans l’Église Russe, Paris, Institut d’Études slaves.

292

La dimension interactionnelle du discours universitaire écrit : une approche modulaire

Carmen-Ștefania STOEAN Académie d'Études économiques de Bucarest

Abstract: Our analysis of the interactional dimension of written academic discourse is based on the modular model developed by E. Roulet. In this first part of our analysis, we pursue the identification of the parameters of the interactional dimension and of its functioning mechanisms. The results of this analysis will be employed in the analysis of the other dimensions of written academic discourse. Keywords: modular approach; written academic discourse; interactional frame; represented actions; level of interaction; positions of interaction.

Le modèle théorique

Le modèle modulaire élaboré par E. Roulet et son équipe, et publié dans sa variante finale en 2001, est «un ensemble d’hypothèses, formulées de manière aussi contrainte et explicite que possible[....], propres à faciliter la découverte des différentes formes d’organisation du discours et de leurs interrelations ». (Roulet 2001 : 6). La mise en pratique de ce modèle doit permettre: a. d’intégrer dans l’organisation du discours deux dimensions ignorées par les analyses du discours antérieures mais qui, avec la dimension linguistique, constituent «les structures portantes du discours et qui seules permettent de rendre compte de notre capacité de produire et d’interpréter une infinité de discours» (Roulet 1999: 26-27) : les dimensions textuelle (hiérarchique) et situationnelle (référentielle et interactionnelle). b. de décrire « des principes et des régularités » qui agissent sur « différents aspects de la construction et de l’interprétation » des discours. (Roulet 2001 : 4). c. de rendre compte, « à l’aide d’un nombre limité d’unités, de relations, et de principes généraux […] de la complexité de l’organisation de toutes les formes de discours possibles et réalisées, qu’ils soient dialogiques

293 ou monologiques, écrits ou oraux, spontanés ou fabriqués, dans des langues particulières[…] ». (Roulet 2001 : 41). Pour atteindre cet objectif, l’approche modulaire doit en réaliser un autre : construire un instrument d’analyse censé satisfaire les besoins d’analyse de toutes les formes discursives recensées. (Roulet 2001 : 4) Il s’agit d’un ensemble de modules qui définissent les principes, les notions et les règles permettant d’engendrer chacune des dimensions et formes d’organisation du discours. À chacune de ces composantes correspond, dans le modèle, un module particulier. Ainsi, par exemple, à la dimension interactionnelle correspond le module interactionnel censé permettre l’analyse des données matérielles de la production/réception du discours. De par ces objectifs, le modèle modulaire se voit attribuer trois fonctions: de représentation, de description et de développement. Il représente « la complexité de l’organisation du discours dans ses composantes linguistiques, textuelles et situationnelles. » (Roulet 2001 : 7) Ces trois composantes sont posées comme les dimensions fondamentales de l’organisation du discours, sur lesquelles sont bâties les autres formes d’organisation, de complexité croissante d’un niveau à l’autre de l’architecture discursive, telles les organisations stratégique, polyphonique, informationnelle, énonciative, etc. Le modèle permet aussi « de décrire systématiquement les différentes dimensions et formes d’organisation de discours authentiques particuliers et les interrelations entre celles-ci. » (Roulet 2001 : 7). Cette description peut être globale et porter sur l’ensemble du discours considéré ou bien viser une seule dimension ou forme d’organisation, envisagée indépendamment des autres composantes du discours. Elle est réalisée à l’aide de l’instrument d’analyse que représente l’ensemble des modules constitutif du modèle. La description concerne également la complexité de l’organisation du discours qui résulte non seulement du nombre des dimensions et des formes d’organisation activées dans un discours particulier mais surtout des combinaisons que les informations fournies par ces composantes peuvent réaliser les unes avec les autres (Roulet 2001 : 41), c’est-à-dire des interrelations établies entre elles. Enfin, le modèle « propose un cadre de développement permettant de formuler les questions soulevées par l’analyse des discours particuliers et de réévaluer, et éventuellement modifier, les hypothèses de départ ainsi que d’approfondir les recherches. » (Roulet 2001 : 7). Cela revient à dire que le modèle modulaire est conçu comme « un cadre de référence » (Roulet 1999 :

294 28) qui est d’un côté assez « précis et contraint » pour permettre l’identification des régularités de construction et d’interprétation du discours (Roulet 2001 : 4) et, d’un autre côté assez flexible pour pouvoir décrire des aspects nouveaux de l’organisation du discours, méconnus ou ignorés au début de l’analyse. (Roulet 2001 : 7-8). Trois sont les caractéristiques du modèle qui nous ont déterminée d’en faire la base théorique de l’analyse que nous entreprenons sur le discours universitaire écrit (désormais DUE) : a. Du point de vue théorique, la possibilité d’analyser une composante du discours indépendamment des autres permet l’étude approfondie des caractéristiques de cette composante au niveau d’un seul type discursif ou bien l’approche comparative de plusieurs types discursifs (scientifique, didactique, de vulgarisation) du point de vue de la composante visée. On peut donc analyser la dimension interactionnelle du seul DUE ou bien comparer les trois types discursifs du point de vue de la réalisation de cette dimension. Du point de vue didactique, on peut retenir pour l’analyse seulement cette/ces composante(s)-là indispensable(s) pour la maitrise d’un type discursif et pour le développement de la compétence discursive correspondante. b. Le caractère global du modèle rend possible l’analyse des discours monologaux écrits, tel le DUE, avec les mêmes instruments utilisés dans l’analyse des documents authentiques oraux, de nature dialogale surtout. On pourra ainsi vérifier, pour ce type discursif, à quel niveau- implicite ou explicite- se manifeste la dimension dialogale, placée depuis Bakhtine au fondement même de tout discours, quelles en sont les moyens d’expression mais aussi les limites au niveau du texte et du discours. c. La centration du modèle sur les discours situés implique la prise en considération des données contextuelles qui agissent sur la production/réception du discours. Dans le cas du DUE, ces données contextuelles sont fondamentales pour expliquer certaines de ses caractéristiques, telle la non-réciprocité spatio-temporelle des interactants.

Le discours universitaire écrit (DUE)

Définition et caractéristiques Comme nous avons déjà présenté, à plusieurs reprises et de façon détaillée, les caractéristiques du DUE et les mécanismes de son fonctionnement (Stoean 2009, 2010, 2014, 2016a, 2016b, 2016c), nous nous

295 arrêtons dans ce qui suit seulement sur ces aspects-là impliqués directement dans la description de la dimension interactionnelle. Le DUE est une déclinaison du discours didactique, discours qui avec les discours scientifique et de vulgarisation relèvent du discours théorique, considéré par J.P. Bronckart (1996) comme l’un des quatre « types discursifs majeurs ». Le genre de texte sous-tendu par le DUE est le manuel universitaire ou le cours universitaire écrit. Le DUE est un discours expositif de type monologal, avec une structure hiérarchique d’intervention (Roulet 1999 : 143). Son organisation textuelle observe donc les mêmes règles de construction et d’interprétation que les discours dialogaux et présente les mêmes constituants que ceux d’une intervention dialogale, les actes principaux et subordonnés. En ce qui concerne la structure séquentielle, le DUE présente cette particularité d’intégrer, à côté des séquences descriptives et explicatives, des séquences mixtes de type interactif-théorique ou narratif-théorique. Comme le fait remarquer J.P.Bronckart,

« Dans de nombreux segments de textes de l’ordre de l’EXPOSER, on n’observe cependant pas de délimitation claire entre discours interactif et discours théorique et l’on doit considérer que les deux types y sont fusionnés, constituant ainsi un véritable type mixte interactif-théorique ». (1996 : 194)

La finalité poursuivie par tout discours didactique, le DUE y compris, est « l’apport de connaissances et la transmission de savoirs » (Bessom 1993 : 43). Une des caractéristiques du DUE –qu’il partage avec d’autres discours théoriques - découle des rapports établis entre le monde discursif qu’il construit et le monde ordinaire de sa production. Le monde discursif est un monde virtuel dont les composants représentent les savoirs à transmettre, « accessibles dans le monde ordinaire des protagonistes de l’interaction langagière ». (Bronckart 1996 : 155). Le monde discursif est « une représentation du monde exposé et interprété sur la base des critères de validation du monde ordinaire et de l’ensemble des relations interpersonnelles –établies par le discours- entre les interectants. » (Stoean 2010 : 176) Les coordonnées générales du monde discursif (agents participants, dimension spatio-temporelle) sont les mêmes que celles du monde ordinaire de l’agent producteur du discours. (Bronckart 1996 : 153-

296 154) Le DUE se définit ainsi comme un discours conjoint impliqué, inscrit dans l’ordre de l’EXPOSER, sous-tendant un texte

« [qui] mobilise ou ‘implique’ les paramètres de l’action langagière (auteur, dimension spatio-temporelle, n.n.), sous la forme de renvois déictiques à ces mêmes paramètres, qui sont intégrés au contenu thématique même ; et, en conséquence, pour interpréter complètement un tel texte, il faut avoir accès à ses conditions de production ». (Bronckart 1996 : 156).

Le DUE est un discours préconstruit : le plan de développement du thème, l’organisation du discours sont conçus et élaborés avant la rédaction du texte. Cette démarche assure d’un côté la cohérence et la cohésion du texte, la linéarité du déroulement du discours que ne perturberont ni l’auteur ni le lecteur et, d’un autre côté le respect de certaines contraintes qui concernent en égale mesure le projet de parole et le contrat de parole (ou didactique) que l’auteur a assumé. Nous arrivons ainsi au statut du DUE de discours situé, statut fondé sur des caractéristiques contextuelles et situationnelles qui seront détaillées lors de l’analyse de la dimension interactionnelle. Pour l’instant, nous n’en rappelons que quelques données générales. Le DUE résulte d’une interaction institutionnelle et institutionnalisée dont les paramètres, antérieurs à toute forme d’interaction et objectivement fondés lui assurent la spécificité : le cadre social de sa production est celui de l’université, les positions sociales respectives de l’auteur et du lecteur reviennent à celles d’enseignant et d’étudiant ; l’espace-temps est celui des études universitaires. Comme tout discours didactique, le DUE est évalué par rapport aux paramètres contextuels de sa production et validé dans le monde réel de son auteur et de son lecteur. C’est pourquoi le contexte, les participants et les buts de la situation d’interaction qui le produit ne peuvent pas être ignorés lors de son analyse. Le DUE est également situé par rapport au « niveau relationnel que son auteur établit avec le discours institutionnel (de l’université), les savoirs à transmettre, les discours de la spécialité et le lecteur- destinataire. » (Stoean 2010: 177). À leur tour, les savoirs transmis dépendent d’un contexte scientifique, culturel, idéologique, social et personnel donné. (Defays 2006 : 208).

297 Enfin, en nous appuyant sur l’affirmation de Bakhtine conformément à laquelle « chaque sphère d’utilisation de la langue élabore ses formes relativement stables d’énoncés […] » (in Bronckart 1996 : 7), nous considérons que le DUE est situé aussi par rapport aux types discursifs et aux genres textuels développés tant par l’université que par le domaine de référence, le domaine économique dans notre cas.

Le corpus analysé Nous travaillons sur un corpus constitué de manuels universitaires publiés chez Armand Colin, dans la série Économie de la collection Cursus. Les ouvrages de la série s’adressent à trois catégories de lecteurs bien définies sur le quatrième de couverture. Ce sont d’abord les élèves des classes préparatoires aux écoles de commerce, les étudiants poursuivant des études économiques en licence et en master et, finalement, des professionnels se préparant pour des concours administratifs ou désirant compléter leurs connaissances. Les auteurs de ces ouvrages sont, pour la plupart, des enseignants de l’enseignement supérieur dont la compétence académique est accompagnée parfois d’une expérience pratique due à l’implication directe dans la vie économique ou des chercheurs déployant leur activité dans des centres de recherche prestigieux. Jusqu’à présent, nous avons analysé une dizaine de manuels universitaires publiés entre 1990-1997. Cette analyse a porté sur la dimension hiérarchique des séquences explicatives et descriptives, sur la dimension interactionnelle du DUE dans son ensemble et sur les formes d’organisation polyphonique, stratégique et informationnelle du DUE ou de certaines de ses séquences constitutives. Vu le nombre assez réduit de manuels analysés, les résultats ne peuvent pas encore être généralisés à l’ensemble des manuels universitaires du domaine économique ; cependant, ils nous ont permis d’établir au moins la direction de recherche à suivre dans l’analyse de telle ou telle dimension ou forme d’organisation du DUE. Comme nous l’avons déjà précisé ailleurs,

« L’analyse d’un corpus étendu est donc indispensable car les caractéristiques de l’organisation d’un discours ne sont pas que les caractéristiques générales du type dont le discours relève. S’ajoutent à ces caractéristiques intrinsèques celles découlant des habitudes communicationnelles de l’auteur ou de son modèle communicationnel : son expérience d’interactant, participant à différentes interactions orales

298 ou écrites, lui fait acquérir un savoir communicationnel qu’il valorisera de façon personnelle dans d’autres interactions » (Stoean 2016a).

La dimension situationnelle du discours

L’intégration des dimensions textuelle et situationnelle dans la structure du discours représente l’intégration des données contextuelles, considérées d’habitude extérieures à l’organisation du discours. En effet, la dimension textuelle concerne la structure hiérarchique du discours avec ses constituants : l’échange, l’intervention et l’acte alors que la dimension situationnelle concerne d’un côté « [….] les liens que le discours entretient avec le monde ordinaire dans lequel il est produit […. et] les rapports qui le lient avec le(s) monde(s) représenté(s) [….] » (Filliettaz 2001 : 100-101) et d’un autre les paramètres matériels de la situation d’interaction. Il s’agit donc de deux composantes de la dimension situationnelle, une composante référentielle et une composante interactionnelle, qui comprennent les données contextuelles de la production/réception du discours. À ces dimensions basiques de l’organisation du discours correspondent, dans le modèle modulaire, trois modules : un module hiérarchique pour l’analyse de la structure hiérarchique du discours, un module référentiel consacré à l’analyse « [….] des représentations des activités et des êtres et objets qui constituent l’univers du discours [….] » (Roulet 1999 : 33) et un module interactionnel qui « définit les propriétés matérielles de la situation d’interaction du discours et des situations d’interaction qu’il représente à différents niveaux […] ». (Roulet 2001 : 46) Nous allons donc analyser la dimension interactionnelle du DUE en utilisant les principes, les notions et les règles fournis à cet effet par le module interactionnel.

La dimension interactionnelle du discours universitaire écrit

Dans le modèle modulaire, la notion d’interaction est employée dans le sens « étendu » que E. Goffman lui avait attribué, en la définissant comme « toute occasion où un individu parvient à la portée de la réponse d’un autre, que ce soit par co-présence physique, par connexion téléphonique ou par échange épistolaire. » (Goffman 1988 : 202-203 in

299 Burger 2001 : 139) Cette acception large renforce une fois de plus le statut d’interaction verbale des types discursifs monologaux, tel le DUE. Dans l’architecture du discours, la dimension interactionnelle concerne « la matérialité d’une interaction [….] définie par trois paramètres : le canal de l’interaction [….], le mode d’interaction [….], le lien d’interaction [….]. » (Burger 2001 : 141) Quant au module interactionnel, il doit décrire les caractéristiques de ces paramètres : « canal écrit ou oral, alternance des tours de parole ou d’écriture, nombre d’interactants, co-présence ou distance spatio-temporelle entre ceux-ci, réciprocité ou non de la communication. » (Roulet 1999 : 33) Nous présentons ci-dessous les caractéristiques que ces paramètres revêtent dans le cas de l’interaction médiatisée par le DUE. Le canal d’interaction représente « le support physique utilisé par les interactants » pour interagir. Il peut être oral, écrit ou visuel. Il n’est pas rare qu’au cours d’une même interaction les interactants utilisent une combinaison de ces valeurs dont une reste cependant dominante. (Burger 2001 : 141) Le canal utilisé dans l’interaction médiatisée par le DUE présente plusieurs caractéristiques. Il s’agit tout d’abord d’un canal écrit de type mixte qui combine le verbal et le schématique : le texte est accompagné de schémas, graphiques, diagrammes ou tableaux qui complètent les informations du texte ou que le texte analyse. Toutes ces représentations graphiques sont donc interprétées ou traduites en textes mais cela n’empêche qu’elles puissent être lues sans avoir recours au texte explicatif. Une autre remarque concerne la mise en page du texte, la taille et la forme des corps de lettre. Pour le texte principal du manuel, on emploie des caractères de forme et de taille différentes de celles des caractères utilisés pour les textes complémentaires, ceux qui transmettent seulement des informations et non pas des savoirs à apprendre. De la même façon, la mise en page du texte principal, censé transmettre les savoirs à apprendre, est différente de celle des textes qui apportent des informations complémentaires ou fournissent des données historiques sur les phénomènes et les évènements économiques dont traite le texte principal. Nous avons constaté que ces différentes mises en page et la variété des caractères utilisés représentent une véritable règle respectée dans tous les manuels analysés, ce qui nous permet d’affirmer que le canal n’est pas seulement un paramètre mais un composant investi par l’auteur d’un certain rôle dans la transmission des savoirs , celui d’indiquer le statut et le

300 rôle de ces textes dans l’économie de l’ouvrage. Le lecteur n’aura ainsi aucune difficulté à distinguer entre le texte principal centré sur les savoirs à apprendre, les textes qui apportent un complément d’informations pour « clarifier » un problème ou faire mieux comprendre un évènement et ceux destinés à l’ « activer » (Schmidt in Bronckart 1985 : 34), c’est-à-dire le faire agir en lui proposant des thèmes de réflexion ou des problèmes à résoudre concernant les savoirs appris. Mais le canal contribue aussi à définir les statuts des interactants et leurs rôles interlocutifs dans l’interaction. Pour M. Burger, « [….] le canal crée et signifie son destinataire tout comme il communique la manière dont le destinateur envisage les enjeux de l’interaction. » (2001 : 148) L’emploi de l’écrit pour la transmission des savoirs fait du locuteur du DUE un scripteur, de l’interlocuteur un lecteur et fixe comme enjeu majeur de l’interaction médiatisée par le DUE la transmission/l’appropriation de savoirs. Cela revient à dire que, dans le cas du DUE, le niveau référentiel du discours est plus important que le niveau relationnel même si ce dernier n’est pas complètement ignoré. Le mode d’interaction concerne « le degré de co-présence spatiale et temporelle des interactants. » Le DUE résulte d’une interaction en différé où « les interactants ne partagent pas le même environnement. » (Burger 2001 : 141), la distance spatio-temporelle qui les sépare étant maximale : le moment de la production (rédaction) du discours précède de beaucoup le moment de sa réception (lecture). La construction et l’interprétation du discours pourraient être affectées par cet inconvénient majeur de la communication s’il n’y avait pas les deux principes qui régulent les contributions des interlocuteurs à la production du discours. Nous y reviendrons après avoir présenté le dernier des paramètres matériels de la dimension interactionnelle, que ces principes concernent aussi. Le lien d’interaction représente « […] le type de rétroaction de l’interaction », le caractère réciproque ou non de la participation des interactants à la situation d’interaction. (Burger 2001 : 142) Dans le cas du DUE, le lien d’interaction est unidirectionnel : l’absence physique du lecteur, due à la distance spatio-temporelle qui le sépare de l’auteur, fait que seul l’auteur puisse communiquer. L’absence physique du lecteur entraine l’absence d’une rétroaction en temps réel, ce qui pourrait influencer de façon négative son interprétation du discours. D’un autre côté, à la différence du discours dialogal où le locuteur peut ajuster ses interventions en fonction du discours de son interlocuteur et de son attitude, le discours monologal, ne bénéficiant pas de la présence de son

301 destinataire, ne peut être ni ajusté ni adapté au discours de ce dernier. Mais l’absence de rétroaction ne signifie pas la non-participation du lecteur à la production du discours. En suivant P. Charaudeau (1983 : 34), nous pouvons considérer que le DUE est le résultat d’un processus de production explicite sous-tendu par un processus d’interprétation implicite. (Stoean 2010: 177) Le processus de production explicite consiste dans le choix du type discursif et du genre textuel adéquat au contenu thématique à développer, à la situation d’interaction, aux buts à atteindre mais aussi aux exigences institutionnelles ; dans la réalisation effective du discours et dans sa transmission. Le processus d’interprétation implicite résulte du devoir de l’auteur d’observer deux principes importants pour toute interaction, dialogale ou monologale : celui de l’orientation du discours en fonction du récepteur (Bange 1992 :38) et celui de la coopération (Bange 1992 : 109). Il est vrai que l’auteur du DUE ne connait pas le lecteur auquel s’adresse les ouvrages publiés dans la série Économie en tant que personne physique individuelle mais le profil que la maison d’éditions en établit lui fournit assez d’informations sur son niveau de formation, ses besoins d’apprentissage, le motif de l’intérêt manifesté pour un thème ou autre pour qu’il puisse mettre au point une stratégie de transmission de savoirs adéquate à ce lecteur. C’est ainsi qu’est assurée l’orientation du discours en fonction du récepteur. Le principe de coopération oblige chaque participant à une interaction d’adopter un comportement verbal et non-verbal qui d’un côté, lui permette d’atteindre les buts pour lesquels il s’est engagé dans l’interaction et d’un autre côté, n’empêche pas l’atteinte des buts de son interlocuteur. Dans le cas du DUE, cela revient à dire que les stratégies de l’auteur doivent anticiper les attentes et les objections potentielles du lecteur et que le discours doit être préparé et produit en fonction de ces données pour rendre possibles tant l’atteinte des buts de l’auteur que celles des buts du lecteur. En nous rapportant de nouveau à P. Charaudeau, nous pouvons dire que le principe de coopération exige que l’auteur construise son discours en fonction de l’interprétation que son lecteur en fera. (Stoean 2010 177). Quand il s’agit d’un discours particulier comme le DUE, les paramètres que nous venons de décrire peuvent être représentés dans un cadre interactionnel (Burger 2001 : 143) où se retrouvent également les positions d’interaction occupées par les interactants et les niveaux de manifestation de l’interaction.

302 Les positions d’interaction « Une position d’interaction définit l’identité de chaque interactant en termes des valeurs prises par les trois paramètres du canal, du mode et du lien d’interaction. »(Burger 2001 : 143) Ces positions permettent donc de préciser l’identité de chaque interactant en fonction du canal qu’il utilise pour interagir, de sa présence/absence spatio-temporelle dans l’interaction ainsi que de la réciprocité/non-réciprocité de sa participation à l’interaction et au discours. L. Filliettaz mentionne que les positions d’interaction précisent aussi « […] le nombre d’interactants et les rôles interlocutifs qu’ils accomplissent dans l’interaction. » (2002 : 116). Une première approche des positions des participants à l’interaction médiatisée par le DUE nous permet d’identifier les caractéristiques suivantes. L’auteur du DUE participe à l’interaction en utilisant un canal écrit mixte verbal-schématique qui le définit comme scripteur et définit son interlocuteur comme lecteur. L’initiative de l’interaction appartient à l’auteur-scripteur qui produit son discours à l’intention de son/ses lecteur(s). En l’absence d’une réaction en temps réel de ce dernier, l’auteur- scripteur est le seul interactant qui communique en établissant ainsi un lien d’interaction unidirectionnel. Les rôles interlocutifs assumés par les participants sont celui d’émetteur (l’auteur) et de destinataire(le lecteur). En ce qui concerne le nombre de participants à l’interaction, il varie d’un niveau à l’autre de l’interaction. M. Burger fait intervenir dans la description des positions d’interaction la notion de niveau d’interaction qu’il explique en prenant comme exemple d’interaction la conversation téléphonique. (2001 : 143- 144). Un niveau d’interaction correspond à un moment de l’interaction ou, mieux, à une interaction telle qu’elle se déroule à un moment donné. Une conversation téléphonique représente une interaction simple déroulée à un seul niveau, qui engage les seuls participants placés dans un espace-temps déterminé et occupant la même position d’interaction, celle d’interlocuteur. Une conversation téléphonique pendant laquelle un des interlocuteurs raconte un évènement (antérieur ou postérieur) est une interaction complexe, formée de deux niveaux : le niveau de la conversation téléphonique et le niveau de l’évènement raconté, englobé dans le premier, qui peut engager d’autres interactants situés dans un autre espace-temps et occupant des positions d’interaction différentes. À chaque niveau d’interaction, interagissent au moins deux interactants qui occupent,

303 chacun, une position d’interaction. Les positions d’interaction d’un niveau peuvent être identiques(les participants à la conversation téléphonique) ou différentes (l’auteur du DUE occupe la position d’émetteur alors que son lecteur occupe la position de destinataire).

Le cadre interactionnel Le cadre interactionnel est un instrument d’analyse qui permet la représentation des paramètres matériels d’une interaction sous les formes qu’ils prennent à chacun des niveaux englobés par l’interaction. Il représente en fait la façon dont l’interaction analysée fonctionne dans sa matérialité. Un cadre interactionnel peut être plus ou moins complexe suivant « le nombre de niveaux emboités » les uns dans les autres et le « statut des interactions qui fondent un niveau donné : activité accomplie ou représentée ». (Burger 2001 : 158). Par interaction accomplie, il faut comprendre l’interaction qui a effectivement lieu au niveau d’interaction considéré et qui se définit par des paramètres spécifiques. L’interaction représentée n’est pas effectivement réalisée dans le cadre de l’interaction qui l’englobe : elle peut être ou avoir été accomplie ailleurs ou bien elle peut être seulement imaginée, feinte. Les interactions effectivement réalisées se trouvent aux niveaux les plus englobants alors que les interactions représentées sont placées aux niveaux les plus englobés. (Burger 2001 : 158-159). Un autre aspect à caractère général qu’il faut mentionner concerne la matérialité des deux types d’interactions. Les interactions accomplies ont la matérialité de la situation d’interaction dont elles font parties. Les interactions représentées peuvent avoir leur propre matérialité en tant qu’interactions accomplies ailleurs mais, au moment où elles sont englobées dans une autre interaction effectivement réalisée, elles empruntent la matérialité de cette dernière (Burger 2001 : 159), pour des raisons que nous allons présenter dans la description qui suit. Le cadre interactionnel correspondant à l’interaction médiatisée par le DUE présente la structure suivante :

304 collection série scripteur enseignant lecteur étuidiants université Cursus Economie étudiant (auto- intéressés étudiants, B. Simler sélectionné) (auto- spécialistes auteur sélectionnés) en canal oral formation co-présence spatio- temporelle 1 lien unidirectionnel canal écrit mixte, distance spatio-temporelle, 2 lien unidirectionnel canal écrit mixte, distance spatio-temporelle, lien unidirectionnel 3 canal écrit mixte, distance spatio-temporelle, lien unidirectionnel 4

Cadre interactionnel de l’interaction médiatisée par le DUE

À ce que l’on voit, nous sommes en présence d’une interaction complexe, structurée sur quatre niveaux que nous analysons séparément, en commençant par le niveau 4, le niveau le plus englobant. Nous devons préciser dès le début que, sur les quatre niveaux de l’interaction, les niveaux englobants sont les niveaux 4-3-2 où se trouvent les interactions réellement accomplies alors qu’au niveau 1, le plus englobé, se situe l’interaction feinte. Pour éviter les répétitions, nous précisons également que les paramètres matériels de la situation d’interaction sont les mêmes pour les trois niveaux des interactions accomplies et présentent les caractéristiques précisées supra et indiquées aussi sur la figure ci-dessus. Par contre, les positions d’interaction sont occupées par des participants différents. Au niveau le plus englobant, la position d’interaction d’émetteur est occupée par la collection Cursus, « la référence des cycles L et M. » dont le projet de parole est d’offrir « à l’étudiant au fil d’un exposé logique la meilleure introduction aux sujets et disciplines des sciences humaines et sociales. » (site de la collection). En occupant la position de l’émetteur, la collection Cursus place ses lecteurs sur la position d’interaction du destinataire. En nous référant aux informations fournies sur le quatrième de 305 couverture des manuels analysés, la même position de destinataire peut être occupée par des spécialistes qui suivent des stages de formation ou se préparent pour des concours administratifs. Nous y avons également placé l’université parce que le choix des sujets traités tient compte des programmes d’études académiques et parce que, dans la vision de l’émetteur, les manuels permettent aux étudiants d’aborder efficacement leurs études en licence ; ils concernent donc le monde universitaire sous plusieurs aspects. À ce niveau d’interaction, les deux participants qui interagissent sont la Maison d’éditions – par le biais de la collection Cursus – et le public du milieu universitaire. Au troisième niveau, la position d’émetteur est occupée par la série Économie, représentée par B. Simler, son coordonnateur, dont le projet de parole concerne les étudiants en sciences économiques ou les personnes qui se préparent pour entamer ce genre d’études. La même position d’émetteur revient à un autre participant à l’interaction, les auteurs des manuels de la série / l’auteur d’un manuel particulier. Corrélativement, la position du destinataire est occupée par deux catégories de lecteurs, emboitées l’une dans l’autre. Une catégorie est représentée par les lecteurs s’intéressant au domaine économique en général. Une seconde catégorie est celle des lecteurs intéressés par un thème particulier/un certain manuel publié dans la série. Ces deux catégories de lecteurs représentent des destinataires auto- sélectionnés. L’offre d’ouvrages faite par la collection Cursus et, respectivement, par la série Économie, s’adresse à un lectorat dont le profil est précisé sur le quatrième de couverture de chaque manuel. Tous les lecteurs se reconnaissant dans ce profil professionnel vont réagir à l’offre en choisissant d’abord telle ou telle série de la collection et, ensuite, s’ils ont choisi la série Économie, en y recherchant le/les manuel(s) qui les intéresse(nt). En considérant donc que le message de la collection/série les concerne, ils assument le rôle de destinataire ou ils s’auto-sélectionnent comme destinataire. Le fait que chaque position d’interaction est occupée par plusieurs participants ne pose aucun problème car les interactions à positions plurielles ne sont pas rares. Du côté de l’émetteur, la rédaction et la publication des ouvrages de la série prouvent que leurs auteurs ont assumé, du moins pour la partie qui concerne leur domaine d’expertise, le projet de parole conçu par le coordonnateur de la série à l’intention d’un lectorat déterminé et que ces ouvrages répondent aux exigences du projet. Dans le même temps, la série et son coordonnateur s’adresse(nt) au lectorat auto-

306 sélectionné par l’intermédiaire des auteurs et de leurs ouvrages. Le coordonnateur et les auteurs sont également responsables devant les lecteurs de la réussite ou de l’échec du projet. Dans cette perspective, nous considérons qu’à ce niveau de l’interaction il y a un seul émetteur qui emprunte plusieurs voix différentes en fonction du destinataire auquel il s’adresse. Du côté du lecteur, l’existence de plusieurs destinataires à la fois ne soulève aucun problème non plus car, séparé de l’auteur par une distance spatio-temporelle maximale et communiquant avec celui-ci par un canal écrit, chaque lecteur établit avec l’auteur une relation individuelle, dans un espace-temps qui lui est propre et où, de toute façon, l’auteur est absent. Ce deuxième niveau d’interaction accomplie correspond à celui d’une interaction romanesque défini par M. Burger comme étant « celui du livre imprimé » qui « engage l’auteur et son éditeur à un lectorat.» (2001 : 156). Nous arrivons au niveau d’interaction 2 qui est le troisième niveau d’interaction effectivement accompli. Selon M. Burger, « En règle générale, des interactions à plus de deux niveaux effectivement accomplis sont rares » mais il y ajoute que ces interactions « [traduisent] forcément une finalité très spécifique, souvent de type didactique. » (2001 : 159). Or, l’interaction médiatisée par le DUE est une interaction à visée didactique et, alors, l’existence de ce troisième niveau d’interaction réellement accompli est justifié. À ce niveau-là, le rôle interlocutif d’émetteur revient à l’auteur- scripteur du manuel choisi par le lecteur, qui assume le rôle interlocutif corrélatif de destinataire et auquel l’émetteur s’adresse par le texte du manuel. L’interaction réellement accomplie consiste dans la transmission de savoirs que l’auteur réalise moyennant un ensemble d’activités annoncées dans le texte. En voilà quelques exemples :

« […] nous présenterons également les principaux outils théoriques […]. » (Crozet 1997 : 5). « Dans une troisième partie, nous expliciterons le sens de ces deux notions […]. » (Crozet 1997 : 6). « Tout d’abord, le chapitre 1 développera une approche positive grâce à laquelle sera décrit l’ensemble varié […]. Le chapitre 2 développera ensuite une approche […] où seront présentées les justifications […]. » (Crozet 1997: 7). « Nous montrerons alors que […]. » (Ferréol1990 : 3). « Il s’agit […] de présenter au lecteur un ‘éclairage’ adéquat […]. » (Ferréol

307 1990 : 4). « Avant de répondre à ces deux questions, il importe de décrire et de présenter rapidement […]. » (Beitone : 9). « Nous reviendrons sur le rôle […]. » (Beitone 1994 : 12). « Nous retiendrons le marché des contrats futurs […]. » (Beitone 1994 : 35). « Signalons dès maintenant une précaution […]. » (Daitkine 1992 : 11). « […] indiquons ici trois grands axes nécessaires […]. » (Daitkine 1992 : 14).

Et les exemples peuvent continuer. Ce niveau de l’interaction engage l’auteur à ses lecteurs auto- sélectionnés. Comme nous l’avons déjà précisé, le DUE représente un type discursifs complexe qui combine des séquences discursives théoriques de types explicatif, descriptif et argumentatif avec des séquences mixtes narratives-théoriques ou interactives-théoriques. L‘emploi des séquences interactives-théoriques fait partie d’une stratégie du scripteur de captation de l’attention, de l’intérêt du lecteur au point de le faire participer à la (re)découverte des savoirs à transmettre. La présence, dans le texte, de déictiques, de formes d’adresse directe, de certaines formes verbales qui impliquent le destinataire soutiennent cette interprétation. Sans entrer dans les détails d’une analyse concernant d’autres dimensions de l’organisation du discours, nous considérons que ces séquences interactives- théoriques représentent ou simulent l’interaction didactique qui engage l’enseignant et ses étudiants pendant un processus de transmission de savoirs ayant (eu) lieu dans une salle de cours. Nous interprétons donc ces séquences mixtes comme des interactions représentées ou feintes d’une interaction didactique réellement accomplie ou susceptible de l’être. Dans l’interaction réellement accomplie, par le texte, visant la transmission de savoirs, le scripteur englobe la représentation d’une interaction didactique à laquelle le scripteur, en sa qualité d’enseignant, a déjà participé ou à laquelle il pourra participer. Cette interaction représentée est placée au niveau 1 de l’interaction médiatisée par le DUE. Les paramètres matériels de l’interaction didactique sont ceux qui la définissent comme interaction accomplie et les rôles interlocutifs d’émetteur et de destinataire reviennent à l’enseignant et à l’étudiant respectivement. Mais, comme dans le cas des dialogues de l’interaction romanesque, « […] ces valeurs sont feintes ou représentées. Elles concernent en fait clairement une interaction et des agents distincts de l’interaction réellement en cours engageant le lecteur et

308 un auteur ». (Burger 2001 : 157) C’est pourquoi, en tant qu’interaction représentée et englobée dans une interaction réellement accomplie, les paramètres de ce type d’interaction sont ceux de l’interaction qui l’englobe, dans notre cas, l’interaction scripteur- lecteur du niveau 2. Au niveau d’interaction 1, l’interaction engage l’auteur dans son rôle d’enseignant et le lecteur dans son rôle d’étudiant.

Conclusions

L’analyse de la dimension interactionnelle met en évidence une composante plutôt technique de l’organisation du discours, vu la nature des informations, assez réduites d’ailleurs, qu’on peut fournir sur chacun de ses paramètres. Dès qu’on essaye d’approfondir son analyse, on se retrouve dans le champ d’une autre dimension ce qui, dans une première approche de l’organisation du discours, risque de soulever des problèmes d’identification et d’interprétation de cette dimension. Comme la dimension interactionnelle est une dimension fondamentale de l’organisation du discours, les informations que son analyse fournit sur la matérialité d’une interaction s’avèrent essentielles dans l’analyse d’autres dimensions, telles les dimensions stratégique, polyphonique, énonciative, etc. (Burger 2001 : 163). En ce qui concerne le DUE, cette analyse nous permet d’abord d’établir le degré d’interactivité (Filliettaz 2002 : 119) qu’il manifeste et constater, qu’en dépit de sa forte dominante référentielle, ce type discursif n’ignore pas complètement le côté relationnel, interpersonnel, fait dont témoigne la présence des séquences interactives-théoriques. Grâce au cadre interactionnel, on peut prouver le rapport de dépendance qui lie le DUE à son contexte de production, les contraintes que l’auteur effectif du DUE doit observer depuis la phase de préparation du discours jusqu’à la publication du manuel ainsi que la répartition des rôles interlocutifs, complémentaires des rôles praxéologiques, entre les participants à l’interaction que le DUE médiatise. C’est toujours grâce à ce cadre qu’on peut rendre compte de la complexité du DUE : le produit fini, qui est le texte imprimé, est l’aboutissement d’un chemin assez long qui commence par le projet de parole de la Maison d’éditions et qui est parcouru par plusieurs participants à la fois. La distinction entre les interactions accomplies et celles représentées peut être valorisée du point de vue didactique dans un

309 programme de formation à la communication spécialisée : des activités de compréhension/expression écrite permettront aux étudiants de distinguer entre le texte porteur de savoirs à acquérir, les exemples à l’appui et les parties du texte à seule valeur relationnelle. Les données obtenues par l’analyse de la dimension interactionnelle du DUE nous permettent d’entamer l’analyse de la dimension référentielle et, ensuite, de l’organisation stratégique, toutes les deux composantes particulièrement importantes pour démontrer le caractère dialogique du DUE.

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Les actions de la Francophonie institutionnelle : entre culture et politique

Raphaël BRUCHET Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, Roumanie Institut français de Roumanie, Direction régionale de Iaşi

Abstract: This article aims to follow the evolution of the institutional “Francophonie” through a multidisciplinary approach while considering it as a geocultural and geopolitical model. It attaches great importance to the political project based on a shared language. Keywords: culture; politics; education; multilingualism and multiculturalism; cultural diplomacy; French language promotion policy.

Introduction

Face à la mise en place d’une mondialisation multipolaire, au besoin de solidarité et de diversité, à la nécessité du dialogue entre les cultures, entre autres choses, nous pouvons observer que l’utilité et la pertinence de la Francophonie institutionnelle s’inscrivent dans les défis que les sociétés contemporaines ont à relever. Nous nous proposons d’aborder dans cet article l’évolution de la Francophonie à travers un regard multidisciplinaire – s’appuyant sur différents axes comme l’histoire, la géographie, les sciences politiques, et bien d’autres encore - tout en la considérant comme un modèle géoculturel et géopolitique. La Francophonie est de fait un projet politique basé sur une langue partagée dans lequel toutes les voix francophones ainsi réunies forment un carrefour interculturel inédit doté d’un projet humaniste enrichi par des valeurs communes. Nous nous intéressons ici plus particulièrement aux modalités de mise en œuvre de la promotion et la diffusion de la langue française ainsi que de la coopération internationale en éducation.

312 Politisation du fait linguistique et culturel

La Francophonie est fondée sur le principe du dialogue des cultures, tel que l’a formulé le Président Léopold Sédar Senghor. Aussi noble soit-elle, il y a lieu de s’interroger sur la pertinence, l’actualité, et l’opérationnalité d’une telle idée. Plus que jamais, une grande question se pose : que permet le fait de partager une langue et des valeurs communes ? Si la Francophonie vise à construire un espace d’échanges et de dialogues, on peut se demander en quoi les membres de l’OIF agissent concrètement sur la scène internationale justement au nom de ces valeurs communes. Par exemple, en quoi la Francophonie permet-elle de prévenir les conflits entre ses membres ? En quoi apporte-t-elle une valeur ajoutée au développement durable ? La Francophonie est en fait plurielle. Elle se caractérise par une très grande diversité culturelle et notamment religieuse. Elle est en effet marquée par des pratiques et des croyances très diverses. Rares sont les organisations internationales qui appellent autant que la Francophonie au dialogue des cultures. La Francophonie est façonnée par des pays membres ayant des traditions démocratiques plus ou moins longues, et des systèmes politiques parfois très différents les uns des autres. C’est ainsi que des systèmes monarchiques, républicains, fédéraux ou unitaires se côtoient. L’adhésion à la Francophonie n’est pas exclusive. La majorité de ses membres font partie d’autres organisations internationales. C’est ainsi que l’on retrouve des pays membres de l’OIF qui seront simultanément membres du Commonwealth, ou encore de l’Union européenne. La Francophonie se caractérise aussi par une grande diversité économique, dans ses membres se retrouvent les pays parmi les plus riches et ceux parmi les plus pauvres de la planète. Voilà en outre ce qui sous-tend l’élan de solidarité et de coopération multilatérale entre les Etats et gouvernements francophones, qu’elle soit sur le plan du transfert technologique, du transfert de l’expertise ou du transfert des capitaux. Au sein de la Francophonie se trouve non seulement une coopération de type Nord/Sud, mais aussi une coopération de type Sud/Sud. Du reste, la coopération internationale classique fait de plus en plus place à une coopération décentralisée. La Francophonie est un laboratoire vivant, au sein duquel l’expertise des uns contribue au développement des autres. Bref, à la géopolitique des anciens empires coloniaux se succède dorénavant une

313 géopolitique de la coopération et de la mutualité. De nos jours, à l’instar de la Francophonie, de nouveaux espaces géoculturels et linguistiques prennent forme. Par exemple, si l’on regarde vers l’Est du continent européen, on assiste à l’émergence de l’union euro- asiatique, initié par le Président de la Fédération de Russie, notamment basée sur le partage de la langue russe. Cette union est un exemple illustrant –si besoin en est- de l’intérêt de ces espaces dans la dynamique géopolitique actuelle. Dans cette optique, par sa naissance, son évolution et sa diversité, et forte de ses 45 ans d’existence, la Francophonie est un outil moderne qui répond parfaitement aux grands enjeux de la mondialisation (condition bien sûr de savoir s’en servir…). La Francophonie est, comme nous l’avons déjà mentionné, un regroupement des États et gouvernements ayant le français en partage. C’est donc une affiliation à fondement culturel et linguistique, à la différence d’autres groupements étatiques fondées traditionnellement sur la proximité géographique (comme par exemple les unions régionales ou sous- régionales) ou sur l’idéologie (comme par exemple le mouvement des non- alignés). Ces associations géopolitiques représentent des aires géoculturelles, dont le concept renvoie à l’idée de sphères d’interactions humaines à fondement linguistique et culturel, sans pour autant être délimitées par des frontières territoriales fixes. Parmi les organisations internationales existantes, il est possible de distinguer celles basées sur le partage d’un héritage culturel et/ou linguistique commun, telles que l’Organisation internationale de la Francophonie, l’Organisation des États Ibéro- américains, la Communauté des pays de langue portugaise, l’Union latine, ou la Ligue arabe. On sait que la Francophonie se compose aujourd’hui de 80 États et gouvernements membres, avec une population totale de près d’un milliard d’habitants et 274 millions de locuteurs. Par rapport aux autres communautés géolinguistiques, quelle est donc sa place ? Bien qu’atypiques dans l’ordre des relations internationales, les regroupements géolinguistiques institutionnalisés s’imposent de plus en plus comme des acteurs à part entière du système international. Ce sont des entités géoculturelles à vocation politique. Comme l’exprimait Léopold Senghor à la veille de la création de l’Agence de coopération culturelle et technique, en mars 1970 :

314 « Le problème n’est pas de partager un héritage, mais d’édifier, entre nations majeures, une véritable communauté culturelle. L’âge des empires est révolu. Les sociétés humaines de demain seront fondées sur la solidarité de langue et de culture » (Senghor 1977 : 193, 194).

Plus tard, à la fin des années 70, Senghor élargira la notion de communauté culturelle à celle d’ensemble culturel, fondé sur le partage d’une même langue et, par conséquent, lieu d’échange et de dialogue des cultures. Toutes les grandes aires linguistiques ont ainsi vocation à être des ensembles culturels.

« C’est un fait, écrit-il dans son discours devant l’Académie des Sciences d’Outre-mer, que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, des ensembles culturels métis sont en train de se chercher, de se définir, de se réaliser : ensembles anglophone, francophone, hispanophone, lusophone, arabophone, etc. » (Senghor 1992 : 138).

Il faut noter que ce concept amène Senghor à utiliser le terme « Anglophonie » plutôt que celui de « Commonwealth » et à prendre en compte l’Arabophonie aux côtés des ensembles culturels d’origine coloniale, comme l’Hispanophonie ou la Lusophonie. On passe ainsi des espaces postcoloniaux aux espaces mondialisés de dialogue interculturel et linguistique. Mentionnons de plus que l’enjeu culturel est souvent occulté ou moins bien considéré par rapport aux enjeux politiques et économiques dans la mondialisation actuelle où, paradoxalement, les différences culturelles deviennent de plus en plus perceptibles, en raison notamment des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ce paradoxe pose la question sur la stratégie à adopter des unions géoculturelles et géolinguistiques comme nouveaux acteurs du système international. En d’autres termes, quels devraient être le rôle et la place de ces acteurs dans la mondialisation? Comment relèveront-elles les défis culturels de la mondialisation ? Les unions géolinguistiques peuvent en effet se constituer en alliance politique en cas de besoin et c’est ainsi qu’existent depuis une quinzaine d’années les concertations régulières des Trois espaces linguistiques (TEL). Il s’agit en effet d’une coopération entre les Unions francophone, hispanophone et lusophone englobant quatre organisations internationales :

315 l’Organisation internationale de la Francophonie, l’Organisation des États Ibéro-américains, la Communauté des pays de langue portugaise et l’Union latine. Les Trois espaces linguistiques ont organisé des colloques et des rencontres régulières et, en ce qui concerne leurs projets, ils s’engagent à encourager la diversité des pratiques linguistiques au sein des organisations internationales et à travailler à l’harmonisation des systèmes d’accréditation des connaissances linguistiques. Au cours de leur colloque au Mexique en 2003, une déclaration sur la diversité culturelle a été adoptée afin de soutenir les efforts faits par les pays membres de chacune des organisations pour progresser sur la voie de la négociation d’une Convention internationale sur la diversité culturelle dans le cadre de l’UNESCO.

La Francophonie et ses actions de coopération

Nous allons à présent montrer ce que fait la Francophonie en matière de coopération, ou autrement dit, de solidarité en parlant de certains de ses programmes phares. La coopération multilatérale francophone s’inscrit maintenant dans les missions et objectifs du deuxième Cadre stratégique (2015-2022). Ce cadre a été élaboré lors du Sommet de Dakar en 2014. Le document fixe aussi les principes directeurs de coopération francophone. Tel qu’il l’a été dit jusqu’à présent, nous savons que la Francophonie est très hétérogène au niveau du développement économique de ses pays membres. On y retrouve en effet des pays parmi les plus riches (dont deux membres du G8, soit le Canada et la France) et d’autres parmi les pays les moins avancés (appelés les PMA). 23 pays francophones classés dans la catégorie des PMA se trouvent en grande partie en Afrique. Ainsi, le principe de solidarité au sein de l’espace francophone conduit à prendre toute la mesure des écarts de développement entre les membres et à appuyer les États les plus en difficulté. L’objectif est la mise en œuvre d’une véritable stratégie de réduction de la pauvreté dans le cadre d’un développement durable. Le Cadre stratégique pour la coopération multilatérale francophone définit les quatre missions de la Francophonie, sans hiérarchisation entre elles. La première mission du Cadre stratégique francophone est la promotion de la langue française, ainsi que de la diversité culturelle et linguistique. Dans cette optique, les objectifs consistent d’abord à renforcer

316 l’usage et à assurer la promotion du français, mais aussi à préserver et à mettre en valeur la diversité linguistique. La promotion du français commence déjà au sein de pays membres dont le français n’est pas langue officielle ou courante. On peut citer par exemple la signature du pacte linguistique entre l’OIF et certains membres de l’organisation, ce pacte vise à renforcer l’enseignement et l’usage du français dans les pays en question. Même dans certains pays où le français a un statut de langue officielle ou de langue d’enseignement, on peut mettre en place des programmes d’apprentissage du français, notamment par l’utilisation des médias et des technologies de l’information. C’est le cas par exemple de l’IFADEM, le programme d’Initiative francophone pour la formation à distance des Maîtres. La promotion du français se fait aussi auprès d’institutions internationales. C’est pourquoi l’organisation s’est dotée en 2006 d’un Vade-mecum relatif à l’usage du français dans les organisations internationales, il s’agit de guides et de recommandations ayant pour objectifs de respecter l’usage du français comme langue de travail ou langue officielle au sein des organisations internationales. Pour la Francophonie, la défense de la langue française doit aller de pair avec celle de la diversité culturelle et linguistique. L’objectif est aussi de renforcer l’ancrage de la culture dans les stratégies de développement et d’accroître l’engagement des jeunes et des femmes dans la création artistique, culturelle et numérique. À ce titre, on peut citer l’action phare qu’elle a menée notamment dans la sensibilisation des Etats membres à adopter et à ratifier la convention de l’UNESCO sur la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles adoptée le 20 octobre 2005. Ceci étant un exemple parmi d’autres. L’action de la Francophonie passe aussi par le soutien envers la production d’œuvres culturelles et les manifestations culturelles internationales. Par exemple, en Afrique, elle apporte son soutien au Fespaco, soit le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou, et la Francophonie a aussi mis en place le MASA, le Marché des arts et spectacles africains, qui vise à soutenir la production culturelle sur le continent africain. La deuxième mission de la Francophonie est la promotion de la paix, de la démocratie et des droits humains. Le tout vise à agir dans le plein respect de la Déclaration de Bamako (2000) et de celle de Saint-

317 Boniface (2006). Elle travaille non seulement pour l’enracinement des valeurs démocratiques, le respect des droits humains, mais également pour la gestion des conflits et la consolidation de la paix. Dans ce domaine, elle exerce une influence en vue d’un rapprochement des points de vue et de faciliter un dialogue mondial. La troisième mission du Cadre stratégique est la promotion de l’éducation, de la formation supérieure et de la recherche. Pour cela, elle favorise des politiques axées sur les besoins du marché du travail et sur les demandes de participation citoyenne des jeunes, des femmes et des hommes. On voit bien que l’éducation représente une composante importante des actions de la Francophonie, quand on sait que deux opérateurs directs sur quatre œuvrent dans le domaine de la formation supérieure, soit l’Agence universitaire de la Francophonie et l’Université Senghor d’Alexandrie. Elle apporte aussi un soutien aux États dans la gestion de leurs systèmes éducatifs et la formation de leurs enseignants, c’est le cas par exemple du programme IFADEM. Également, la Francophonie favorise l’enseignement, la formation et la recherche orientés vers le développement et l’emploi. Par exemple, elle facilite la mise en réseaux des universités et les échanges entre les chercheurs du nord et du sud, et elle favorise aussi l’émergence de pôles de recherche à vocation régionale, en plus d’appuyer les projets de mobilité des jeunes chercheurs, femmes et hommes, au sein de son espace. Enfin, la dernière mission phare de la Francophonie concerne l’innovation et la créativité au service de l’économie dans une perspective de développement durable. Par exemple, la Francophonie aide les pays membres à élaborer une Stratégie nationale de développement durable. Elle met ainsi l’accent sur l’intégration de la composante culturelle du développement durable, la transition énergétique, la lutte contre les dérèglements climatiques, les nouveaux modes de production et de consommation durables, ainsi que sur la création d’emplois durables pour les femmes et les jeunes. Également, en vue du Sommet de la Terre de Rio, organisé par l’ONU en 2012, la Francophonie a tenu des réunions préparatoires pour les pays francophones afin d’arriver à trouver une position commune autour des questions environnementales, et enfin, l’Institut de la Francophonie pour le développement durable est un autre outil crucial dans l’accompagnement des États et des gouvernements francophones, mis à disposition par l’OIF. Le financement des actions de coopération francophone se fait à

318 travers un outil unique, soit le Fonds multilatéral unique (FMU), dans lequel les États versent leurs contributions financières, obligatoires ou volontaires (hormis le cas spécifique de TV5 Monde), et toutes ces actions sont pilotées et mises en œuvre par l’OIF et les quatre opérateurs directs. Plusieurs modes d’intervention sont concernés : services d’expertise et de conseil, concertation, mise en commun des savoirs, plaidoyer, information, sensibilisation, facilitation et financement de projets. Voilà comment la Francophonie s’y prend pour encadrer ses actions en matière de coopération francophone. Après avoir vu le cadre général autour duquel se met en œuvre la coopération multilatérale francophone, nous proposons à présent analyse plus détaillée de deux cas portant sur l’éducation. L’éducation de base et l’enseignement du français représentent des enjeux incontournables pour le développement de plusieurs pays francophones –particulièrement en Afrique, où la langue choisie pour l’enseignement est le français-. Les deux programmes que nous présentons ici sont transversaux par rapport aux missions du Cadre stratégique de la Francophonie, puisqu’il concerne à la fois la promotion du français et de la diversité linguistique, l’appui à l’éducation à la formation et à la recherche, en plus de la coopération au service du développement durable et la solidarité. Le premier programme d’enseignement que nous présentons est l’Initiative francophone pour la formation à distance des maîtres (IFADEM), qui vise à améliorer les compétences des instituteurs en poste, en pédagogie et en enseignement du français. Le programme est piloté par l’OIF et l’AUF, avec des partenaires techniques et financiers comme l’Agence française de développement (AFD), le ministère des Relations internationales du Québec, l’Union européenne et l’Agence canadienne de développement international. C’est une initiative qui a été demandée par les participants du Sommet de Bucarest en 2006, ce qui rejoint la volonté de la Francophonie de soutenir les politiques nationales de modernisation des systèmes éducatifs de ses pays membres. Cela passe par de la formation en partie à distance, adaptée aux besoins et réalités socioculturels de chaque pays et destinée à des enseignants en région rurale. Le besoin est urgent, quand on considère surtout que la qualité de l’enseignement n’arrive pas à atteindre le niveau jugé suffisant dans de nombreux pays en développement. Comme résultat, les enfants de ces pays n’arrivent qu’à assimiler entre 20 et 25 % des connaissances acquises par

319 ceux des pays développés. Ces statistiques nous permettent de constater que l’accès universel et démocratique à l’école n’équivaut pas automatiquement à la réussite scolaire. D’autres éléments importants sont en effet à considérer pour augmenter la qualité de l’enseignement, tel que la santé et la nutrition des enfants, la motivation des enseignants, l’administration du système, etc. Dès ses débuts, le programme IFADEM a été fondé sur la collaboration et le partenariat. Les décisions et les actions relèvent ainsi des pays eux-mêmes, et non d’une institution internationale quelconque. D’ailleurs, le programme est lui-même piloté par un comité formé entre autres de l’administrateur de l’OIF, du recteur de l’AUF, d’un conseiller du secrétaire général de la Francophonie, mais aussi des ministres chargés de l’éducation de base dans les pays participants. Ce comité travaille en plus en étroite coordination avec le comité national de chaque pays concerné, dont les membres sont nommés par le ministre en charge de l’éducation de base. Toutes ces concertations visent à construire une pédagogie adaptée au contexte local. Dans cette optique, on veille à ne pas imposer des théories et des pratiques conçues ailleurs. Pour élaborer les cursus de formation qui sont destinés à tous ces enseignants, on a recours à des experts en linguistique, en pédagogie, en didactique, et même en littérature. C’est entre 200 et 300 heures de tutorat et d’apprentissage qui sont consacrées à chacune de ces formations, qui sont dispensées sur une échelle de 9 mois, principalement à distance. Les enseignants apprenants peuvent ainsi compter sur IFADEM pour entre autres choses obtenir des mémentos, des livrets complets de formation sur la didactique du français. De plus, à travers le programme, ils ont accès à une véritable banque de ressources audio et vidéo pour constituer leur matériel pédagogique. Des ateliers leur sont aussi offerts pour les former à l’usage de technologies de l’information et de la communication. L’objectif est d’aider les enseignants à en faire progressivement l’usage pédagogique dans leur classe. Voilà comment IFADEM s’inscrit dans la promotion et l’amélioration de l’enseignement de base en français, et ce depuis 2007. Alors qu’il est mis en œuvre actuellement dans huit pays différents, l’objectif en 2015 était de faire bénéficier ce projet à pas moins de 11 000 instituteurs dans une dizaine de pays. En cours de route, on a remarqué que parfois l’enseignement strictement en français pouvait occasionner des difficultés chez les élèves.

320 En effet, le rapport diffusé suite à l’étude sur les « Langues de scolarisation dans l’enseignement fondamental en Afrique subsaharienne francophone » (LASCOLAF), financé et réalisé par l’OIF, l’AUF, le MAEDI français et l’AFD dans 6 pays africains (Bénin, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, Niger, Sénégal), démontre l’efficacité d’un enseignement bilingue dans la région et, dans certains cas, en plus de devoir s’adapter à l’école, les enfants devaient y passer la journée à apprendre la matière dans une langue qu’ils ne parlent pas à la maison. Pour eux, il a donc fallu trouver une solution, afin de remédier à l’échec scolaire massif dû à la difficulté d’acquisition du français dans certains pays africains, particulièrement en zone rurale. C’est dans ce contexte qu’a été conçu le projet École et langues nationales en Afrique (ELAN), qui vise à faire la promotion et l’introduction progressive de l’enseignement bilingue au primaire, articulant langues africaines et langue française. Ce nouveau partenariat est né en 2011, avec l’appui technique et financier de l’OIF, l’AUF, l’Agence française de développement et le Ministère français des Affaires étrangères et du Développement international. ELAN est aussi conçu avec la volonté des ministères de l’Éducation nationale de huit pays, soit le Bénin, le Burundi, le Burkina Faso, le Cameroun, le Mali, le Niger, la République démocratique du Congo et le Sénégal. ELAN vise à mettre en œuvre un dispositif international d’optimisation et de renforcement des capacités au sein de la Francophonie (OIF, AUF, CONFEMEN), au service de l’enseignement bilingue dans les pays africains. Il cherche également à aider les ministères de l’éducation nationale des huit pays concernés, afin de produire des réformes adaptées dans l’enseignement primaire. Pour ce faire, ELAN privilégie certains volets d’action, entre autres l’élaboration des réformes linguistiques scolaires ; l’actualisation des programmes et des supports didactiques pour l’enseignement bilingue, la formation des enseignants en contexte plurilingue, la formulation d’un plaidoyer national pour un enseignement bilingue ; la mise en œuvre de dispositifs d’évaluation des programmes ; ainsi que la proposition d’une approche plurilingue pour l’enseignement de la lecture au primaire. IFADEM et ELAN sont de fait deux programmes phares, pilotés conjointement par plusieurs opérateurs et partenaires francophones, au service de la modernisation des systèmes éducatifs en francophonie.

321 La Francophonie : acteur géoculturel et géopolitique de la mondialisation

Dans cette partie, nous souhaitons aborder le rôle de la Francophonie dans la mondialisation en tant qu’acteur du système international. Il est alors important d’appréhender les grands enjeux de la mondialisation actuelle pour ensuite observer comment la Francophonie s’y positionne. La Francophonie, comme nous l’avons vu, est un acteur récent du champ des relations internationales. Cependant, et ce n’est pas une coïncidence, cet acteur a émergé en même temps que la montée en puissance de la mondialisation, ce n’est pas une coïncidence parce que la Francophonie telle qu’elle a été inventée par ses fondateurs répondait à un double besoin, celui d’un espace de partage et de reconnaissance dans un monde qui s’ouvrait et celui d’un regroupement des forces pour affronter un monde en évolution. En premier lieu, la Francophonie est un acteur dans le jeu des relations internationales. D’abord parce que la Francophonie est une organisation internationale financée et soutenue par des pays et des gouvernements, et c’est désormais une organisation internationale non négligeable sur la scène internationale car représentant plus du tiers des pays de l’ONU. Bien entendu, on ne peut pas se contenter de comptabiliser le nombre de membres pour définir la puissance d’une organisation internationale. En particulier, si l’on regarde les aspects financiers, la Francophonie est une organisation assez pauvre et qui dispose donc de marges d’actions limitées. On pourrait aussi essayer d’évaluer la Francophonie à l’aune de la réussite des actions entreprises. Là aussi, ce n’est pas un indicateur suffisant car si on sait que la Francophonie a beaucoup joué en coulisse lors des périodes électorales en Afrique, il est difficile de mesurer l’efficacité de cette diplomatie cachée. De fait bien des pays, dont la France, accordent une part non négligeable de leur diplomatie aux relations francophones –et on entend par cela les relations multilatérales avec la Francophonie institutionnelle mais aussi les relations bilatérales, en français ou avec des pays francophones-. De même, beaucoup de petits pays voient dans la Francophonie un formidable tremplin et un instrument de plus grande visibilité.

322 La mondialisation, comme nous venons de le dire, porte en elle une vision politique du monde libérale et financière. La Francophonie n’échappe pas complètement à cette vision, du fait qu’une bonne part des pays la composant y adhérent plus ou moins. Cependant, et comme nous l’avons vu, la Francophonie promeut activement d’autres valeurs, en particulier la solidarité entre membres qui permet de mettre en avant d’autres modèles et des alternatives. Il ne s’agit pas de lutter contre le processus de mondialisation en cours, mais de l’accompagner différemment. Retenons le cas de l’éducation afin d’éclaircir nos propos. Comme nous le savons tous, nous sommes entrés dans une économie des savoirs. La presse, les médias s’en font régulièrement les échos. Le processus de Bologne s’est d’ailleurs bâti dans cette perspective. Il s’agit de découper les savoirs en briques élémentaires –les crédits européens ou ECTS- qui sont transférables, réutilisables et surtout capitalisables au cours de notre vie et de nos carrières. Bien entendu, ces briques de savoir permettent ensuite de mettre en concurrence les contenus et de les échanger ou les vendre dans un gigantesque marché mondial, celui justement de l’économie des savoirs. Face à cette posture libérale qui considère les savoirs comme des ressources et finalement des objets de consommation comme les autres, on peut tenir au moins une autre position, assez différente, qui consiste à considérer que les savoirs et la connaissance, constituent (au moins en grande partie) un bien commun de l’humanité et qu’en conséquence tout le monde doit pouvoir y accéder et en bénéficier. La Francophonie à travers son opérateur, l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) défend par ses actions de solidarité cette dernière position et on voit donc ici que la Francophonie peut représenter une alternative dans une mondialisation qui fonctionne un peu à sens unique et sans grande diversité.

Conclusion

Nous pouvons observer que face à une mondialisation accélérée et irréversible, la Francophonie représente un acteur politique crédible, porteur de visions alternatives et d’une autre façon de voir et d’agir sur le monde. Comme nous l’avons montré, la Francophonie agit surtout à travers la culture et c’est donc, avant tout, un acteur géoculturel. C’est d’ailleurs pour ces raisons que la diversité linguistique est importante et

323 doit être sauvegardée. Les espaces linguistiques –pas uniquement la Francophonie - sont en effet des zones où l’on voit et pense différemment, des espaces alternatifs de négociation et d’équilibre, nécessaires dans le monde actuel.

Bibliographie

ATTALI, Jacques, 2014, La francophonie et la francophilie, moteurs de croissance durable, Paris, La documentation française. Conseil de l’Europe, 2003, Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe, Strasbourg, Editions du Conseil de l’Europe. LAULANT, Anne-Marie, OILLO, Didier, 2008, Francophonie et mondialisation, Paris, CNRS Editions. Ministère de l’Education Nationale, 2012, Apprendre les langues. Apprendre le monde, Paris, Documents et rapports du Ministère de l’Education Nationale. Organisation Internationale de la Francophonie, 2014, La langue française dans le monde, Paris, OIF/Nathan. Ouvrage collectif, 2009, Francophonie et relations internationales, Paris, Editions des archives contemporaines / Agence universitaire de la francophonie. Ouvrage collectif, 2008, L’avenir du français, Paris, Editions des archives contemporaines / Agence universitaire de la francophonie. Ouvrage collectif, 2012, L’impact économique de la langue française et de la Francophonie. Être francophone ? Une valeur sûre !, Paris, Observatoire de la langue française de l’Organisation internationale de la Francophonie.

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Bien [bjɛ],̃ ben [bɛ],̃ ben [bͻn] en français acadien : en jeux de la transcription d’un corpus oral

Cristina PETRAȘ Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iasi, Roumanie

Abstract: Three different linguistic forms bien [bjɛ],̃ ben [bɛ],̃ ben [bͻn] can be identified in a corpus of Acadian French from Nova Scotia. What allows to consider the three realizations as three separate forms is the process of lexicalization (emergence of new lexical units, as a result of new conceptualizations, and the inscription of these new units in the lexicon). The proposed reflections show that the transcription of an oral corpus has a real heuristic value, contributing to the definition of the object of study by the linguist. Keywords: transcription of oral corpora; theorization; bien [bjɛ]/̃ ben [bɛ]/̃ ben [bͻn]; corpus linguistics; lexicalization; Acadian French.

Nous nous situerons dans ce travail dans une réflexion sur les rapports entre type de données et théorisation/conceptualisation en linguistique. La linguistique de corpus a permis d’envisager sous de nouveaux angles le travail du linguiste et ce rapport à la théorisation. La question que pose la linguistique de corpus et la linguistique de terrain plus largement ne se limite pas à ce qu’on fait du corpus (ce qui a été formulé dans les termes de l’opposition « corpus based /vs/ « corpus driven » par Tognini-Bonelli 20011, citée par Gadet 2008 : 266), mais à son véritable caractère heuristique. La caractérisation du corpus comme « objet heuristique » est liée au caractère construit de celui-ci, selon Mayaffre (2002 : 3). Il s’agit d’envisager le corpus en tant que donnant lieu à l’objet d’étude :

« C’est une construction arbitraire, une composition relative qui n’a de sens, de valeur et de pertinence qu’au regard des questions qu’on va lui poser, des réponses que l’on cherche, des résultats que l’on va trouver » Mayaffre (2002 : 3).

1 Tognini-Bonelli, Elena (2001), Corpus Linguistics at Work, Amsterdam, John Benjamins. 325

C’est dans la même idée que Dalbera (2002 : 6) affirme que le corpus « ne saurait préexister à l’analyse ; il s’élabore, il se dévoile au fur et à mesure que l’investigation avance. De sorte que c’est finalement le corpus qui fait la théorie » (l’italique et le gras sont de l’auteur). Mais la dimension heuristique du corpus se manifeste notamment dans l’identification des faits émergents, selon la terminologie de Hopper (1987) (Gadet 2008 : 271). Il sera question d’un tel fait dans ce qui suit, à travers l’examen de certaines options de transcription d’un corpus oral. Différents linguistes s’accordent pour affirmer que la transcription n’est pas un geste anodin2. En plus d’être « une activité sélective », la transcription a carrément une valeur « interprétative » (Mondada 2000 : 131 ; l’italique est de l’auteure)3. Comme le remarque la même auteure, en note 1, l’enregistrement opérant la « première opération de sélection », la transcription en serait la « seconde » ou plus clairement une « re- présentation heuristique » de l’enregistrement qui vient fournir les données. Nous dirions que, dans certaines situations, qui mettent en scène des faits qu’on peut considérer comme émergents, la transcription a carrément une valeur heuristique. C’est le cas de la série que nous envisageons ici, à partir d’un corpus de français acadien du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse4 (voir Petraş 2016a). Les fonctionnements multiples des unités bien et ben ont conduit à des interrogations de la part des linguistes sur leurs natures lexicale, grammaticale, discursive (D’Amboise et Léard 1996), sur le type de traitement polysémique/homonymique (D’Amboise et Léard 1996), sur les rapports entre les différents emplois (Bouchaddakh 2003) et sur les principes théoriques convoqués pour en rendre compte (grammaticalisation, Moline 2012, Arrighi 2013). Les études synchroniques sur bien (voir Moline 2012, Martin 1990) ou ben (pour un bilan voir Petraş

2 Ochs (1979) est considérée comme la pionnière des réflexions sur la transcription. Celle- ci répond à la question de savoir pourquoi il est tellement important de s’arrêter sur le processus même de transcription dans ces termes : « transcription is a selective process reflecting theoretical goals and definitions » (p. 44) (le gras est de l’auteure). Dans une étude portant sur la transcription du comportement langagier des enfants, Ochs (1979) montre qu’il existe une sélectivité en fonction de ce qu’on sait du langage des enfants. 3 Cette présence de la théorisation dès l’étape de transcription crée, selon cette même auteure, un effet de « circularité », qui peut poser problème : l’interprétation est présente dans la transcription, alors qu’elle est censée venir après la transcription, dans l’étape d’analyse proprement dite. 4 Corpus construit à partir d’enregistrements d’émissions de radio communautaire. 326 2016a) sont doublées d’études diachroniques (Waltereit 2007, Ponchon 2005). La participation des deux éléments à la composition d’une série de marqueurs discursifs, que Waltereit (2007 : 94) appelle « complexes » a également été abordée : voir bon ben chez Waltereit (2007), eh bien chez Lefeuvre (2012), ben dans une série d’unités connaissant des degrés différents de figement chez Dostie (2012). Des différences remarquables sont enregistrées dans les variétés de français du Canada par rapport au français hexagonal. Car si, dans le dernier, ben ne connaît que l’emploi en tant que marqueur discursif, bien sera utilisé beaucoup moins comme marqueur discursif dans les premières. En proposant comme réalisation graphique la forme ben, on prend en considération la différence par rapport à bien ; il ne s’agit pas simplement d’une variante phonique, mais d’une variation phonétique accompagnée d’une différenciation sémantique/syntaxique. L’hypothèse d’un changement ayant à la base la pragmaticalisation (qui rendrait compte du passage de bien à ben) est remise en question par Waltereit (2007). Les attestations de ben recueillies à partir de FRANTEXT montrent que cette forme, marquée comme telle, coexiste en tant qu’adverbe, comme variante, avec bien, dès le 16e siècle dans un texte comprenant des formes dialectales et rurales. Dans des textes du 18e siècle ben fonctionne clairement comme adverbe et comme marqueur discursif (sous la forme eh ben). L’hypothèse avancée par le même auteur vient rendre compte de la disparition, en français contemporain, de la valeur adverbiale de ben :

« En ce qui concerne sa forme, le MD ben semble donc être une variante dialectale de bien qui a survécu dans la fonction de MD mais est devenu obsolète dans la fonction adverbiale » (Waltereit 2007 : 98).

Les emplois adverbial et adjectival de ben cités par le TLFi proviennent d’un texte du 19e siècle. Voir aussi Moline (2012). Pour ce qui est du terrain canadien, D’Amboise et Léard (1996) signalent les différences d’emploi par rapport au français hexagonal. Ainsi, ben semble plus fréquent que bien en français québécois qu’en français hexagonal. Selon les mêmes auteurs, une quasi répartition opère entre les deux formes (qu’ils considèrent comme une « double manifestation morphologique », p. 152) selon les différentes valeurs qui y sont associées : les deux formes se partagent les emplois comme marqueurs discursifs ; bien se manifeste dans les emplois adjectivaux et nominaux ; ben est utilisé

327 comme adverbe, comme quantificateur de N[om] et comme modalisateur de V[erbe]. Nous suivrons D’Amboise et Léard (1996), ainsi que Dostie (2012), qui considèrent, pour le français québécois, qu’il y a lieu de distinguer entre bien et ben comme entre deux unités distinctes, qui connaissent à leur tour des emplois de natures différentes (lexicale, grammaticale, discursive). Dans une perspective lexicographique, un traitement homonymique serait dans ce cas adéquat. Pour ce qui est du français acadien, les études se sont notamment arrêtées sur l’emploi en tant que marqueur discursif de ben dans son alternance avec le marqueur discursif d’origine anglaise well (voir Petraş 2016a). Arrighi (2013) rapporte ben, dans son emploi comme « conjonction » dans les termes de l’auteure, au processus de grammaticalisation. Un traitement unitaire des deux unités bien et ben semble provilégié par la même auteure :

« À l’instar de là, ben est un[e] interjection ou un adverbe dont l’interprétation constitue tout simplement une variante de l’adverbe de manière bien. Il remplit aussi des fonctions discursives en servant d’indice de repérage d’ouverture large sur un plan thématique ou énonciatif différent. Néanmoins, c’est avant tout l’usage de ben en tant que conjonction qui m’intéresse » (Arrighi 2013 : 180).

La transcription de la série bien/ben constitue un enjeu de taille dans notre corpus. Car une nouvelle unité (la troisième ?) semble avoir émergé sur le terrain du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. Une troisième réalisation phonétique est identifiée, à côté de [bjɛ]̃ et de [bɛ],̃ à savoir [bͻn]. Les trois formes sonores correspondent-elles à des emplois différents ? Si oui, quel type de traitement est adéquat et comment rendre compte de ces différenciations dans la transcription ?5 La prononciation [ͻn] de /ɛ/̃ relevée dans ben caractérise plus généralement la réalisation de /ɛ/̃ dans le parler du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse (voir Ryan 1981 ; Flikeid 1988 ; Flikeid et Richard 1993).

5 Le type de démarche que nous proposons peut être rapproché de l’identification, par Blanche-Benveniste (2000 : 94-96) de deux formes de qui, « homographes mais non homophones » : celle contenant un [i] stable, « employé[e] comme interrogatif, relatif sans antécédent ou relatif précédé d’une préposition » est pronom [+humain], alors qu’à la forme contenant un [i] instable correspond un pronom relatif sujet [±humain]. 328 Un aperçu des différents emplois des trois formes identifiées dans notre corpus montre la répartition suivante : a) la valeur de marqueur discursif est presque invariablement associée avec (eh, ah, oh) ben [bɛ]̃ : 361 occurrences (voir Petraş 2016a).

mais moi tu sais c’est souvent que des fois tu sais des MUM disont / ben je sais point si je devrais nourrir ou je devrais point nourrir mais moi / je pense qu’on devrait / assayer de nourrir

F12 : asteure je vous dis F13 : ouais c’est vrai / tu sais on a le cours de fait pour ça F12 : ouais F13 : donné F12 : c’est juste ça F11 : eh ben // pis nourrir longtemps / toi t’as nourri pour un an / t’as

nourri douze mois / pis [P1] toi t’avais nourri

Bien [bjɛ]̃ n’apparaît avec cette valeur que trois fois (une occurrences de eh bien, deux occurrences de bien) et ben [bͻn], trois fois, sous la forme eh ben.

H241 : là asteure quoi-ce que / parle-moi un peu de Halifax en tant que / que ministre H242 : bien / Halifax / c’est / c’est / c’est toujours quelque chose de / YOU KNOW / de / c’est CONUNDRUM comme-ce qu’on dit en anglais que / YOU KNOW / on a besoin d’être là et pis on veut travailler pour / pour / pour la Nouvelle-Écosse / mais ça que / ça qu’arrive c’est / ça nous / ça nous / ça nous tient [ʧjɛ]̃ hors [hɔr] nos régions / de travailler avec notre monde

H121 : sus une TAPE ou de quoi H122 : ensemble sus une TAPE / pour s’en souvenir / parce que je sais point [pwɔn] / toi t’as écrit beaucoup de chansons / je suis sûr que ça t’a arrivé que les journées après que t’avais écrit une chanson tu pen- / eh ben [bͻn] eh ben [bͻn] / h’avais-ti point une belle chanson hier mais je peux point penser comment-ce que ç’allait b) bien [bjɛ]̃ fonctionne notamment comme (i) adverbe de manière (« évaluatif », selon Ponchon 2005, envisagé dans

329 une « interprétation qualifiante », selon Moline 2012) :

i faut que tu manges bien / et pis

9 F 2 : ça va bien merci et toi [P2] H91 : ça va ça va vraiment bien pis i fait beau

oui / moi je crois que / que tout le monde travaille bien ensemble I MEAN

On retrouve aussi bien en tant qu’adverbe de manière dans des structures qui sont en fait des calques de construction sur l’anglais : a fait bien, ça travaille bien.

(ii) adjectif attribut :

mais pas mal tout a été bien autre que ça

(iii) composante du « marqueur d’assentiment » bien sûr (Moline 2012) :

ben je vas bailler des idées comme / dans / dans le secteur touristique h’avons parlé bien sûr de la continuation du développement du produit acadien / euh pis ça c’est / c’est / c’est c’est une grousse affaire

(iv) « déterminant indéfini adverbial » (Bacha 2004) (« quantificateur de N », D’Amboise et Léard 1996 ; « adverbe quantitatif », Ponchon 2005) :

je suis sûr qu’y a / qu’i s’a passé bien des affaires là

(v) adverbe intensif (incident à un adjectif, à un adverbe, à un verbe ou à un participe passé) :

ouais / beaucoup de services / services / on a des / les centres médicaux / on a les financiers / c’est c’est bien divisé

exacte-/ exactement / I MEAN tout le monde était / était bien content / je

pense / du gouvenement / bien content de [P5N5] / [P5N5] a fait beaucoup pour / pour sa province mais / YOU KNOW / ses sa décision était

330 oh I SEE / ça c’était bien intéressant

il faulait qu’i seit bien ferré aussi pou aller sus / sus le lac / si i : i i disiont

(vi) « adverbe de prédicat modalisant » (Martin 1990), bien d’« atténuation » (Bouchaddakh 2003) :

ben je peux bien m’imaginer que cent vingt-cinq ans passé que / i faisait point chaud [ho] non plus

euh j’avons / l’argent a été / euh appuyé mais j’avons point engagé encore je crois bien que j’allons engager quelqu’un qui va probablement commencer le premier de / février ou / trente et un janvier icitte

(vii) adverbe de phrase (« de confirmation », Martin 1990 ; assertif, Hansen 1998) :

tu sais là ça fait que / s’il vous plaît si que vous connaissez quelqu’un contactez-nous à six quatre cinq trois quatre iun six // ou bien mais c’est mieux de prendre une application dans les magasins par exemple

(viii) participant à la constitution du marqueur discursif je crois bien :

vois-tu ça qu’arrive / je crois bien / c’est que le monde que tu connais

Le nombre d’occurrences somme toute assez modeste de bien comme adverbe intensif ou comme adverbe de phrase peut être lié aux emplois des adverbes pas mal, moyennement, wellment avec ces mêmes valeurs (voir Petraş 2016b). c) si ben [bɛ]̃ est employé surtout comme marqueur discursif (voir ci- dessus), il fonctionne aussi comme : (i) « adverbe de prédicat modalisant » :

y a-ti y a-ti une date limite pour ça / je crois ben que oui

(ii) adverbe de phrase :

331 y a ben quéqu’un [ʧekœ]̃ mais le monde est petit

et pis je sons / je sons ben au courant que c’est sûr que h’avons oublié quéqu’un

(iii) adverbe intensif (incident à un adjectif, à un adverbe, à un participe passé) :

les nouvelles mamans qui s’en viennent là : / /qui, qu’i/ sont point encore rendues là / que le bébé est en train de cogner à la porte là / on va sortir là même ben vite

ouais quéqu’un [ʧekœ]̃ qui peut jouer ses chansons ieune après l’autre XX / et pis que n’y a point de problème là / ouais / ouais ça pourrait être ben intéressant

ç’a été wellment ben vendu c’t année

le dimanche y avait ben peu de monde qui / qui travaillait le dimanche / certainement le dimanche ce tait pour la famille SO

(iv) composante du « marqueur d’assentiment » ben sûr :

c’était / tu sais h’ai rinque demandé pis il avont dit / ben ouais / ben sûr

ça c’est / ça c’est encore dans le domaine du tourisme ben sûr

(v) « déterminant indéfini adverbial » :

si t’as un COMPUTER que tu peux aller sur un site web itou pis chercher de l’information comme si t’as DIABETES pis t’as ben des problèmes avec ça que tu /pourras, pourrais/ aller te trouver de l’information et

(vi) adverbe de manière :

ça ça sonne ben / mais c’est point tout le monde qu’a / qu’est / qu’est bon avec les ordinateurs

332 j’espère que ça va ben aller pour zeux

(vii) nom :

F222 : pis je callons le monde et ieux mander s’i voulont nous supporter / AGAIN c’te année H221 : ok F222 : et pis ça ça fait du ben itou

(viii) adjectif attribut :

et pis / ç’a vraiment ben été

(ix) participant à la constitution du marqueur discursif je crois ben (en position finale), à distinguer de je crois ben que

H272 : ça j’ai justement fait asteure on appelle ça dounner un PLUG pou ton écriture F271 : donner un PLUG pour ton écriture H272 : ouais / c’est ça je l’a là F271 : ah oui oui [rires] / je crois ben mais ça c’est ok d) ben [bͻn] fonctionne comme (i) adverbe de manière :

i parliont assez ben [bͻn]

ça va / ça va ben [bͻn] si i pourrait arrêter de mouiller

ouais sais-tu qui-ce que ressemble // qui-ce qui ressemble à / la face là / un gars d’asteure qui joue ben [bͻn]

h’aime ça à mort / le monde que je travaille avec / c’est / on travaille ben [bͻn] ensemble

Comme bien, ben [ͻn] peut être adverbe de manière dans des structures qui sont des calques de construction sur l’anglais :

333 si les entreprises de la région faisont ben / zeux allont faire ben itou

(ii) nom :

tu sais quoi je veux dire coumme / c’est point / on peut point réexpliquer Alzheimer c’est que / l’affaire i faut garder pour le ben [bͻn]

(iii) adjectif attribut :

H102 : pis h’avons fait quinze / une quinzaine de SHOW / en dehors [d(ə)hɔr] de Paris itou H101 : ok H102 : qu’avont été qu’avont été vraiment ben [bͻn] / y avait / y avait des / des spectacles qu’étiont complets / tout’ vendu / y avait plus de places du tout

(iv) adverbe de phrase :

H71 : ben peut-être y a de ses HELPER F72 : peut-être ben [bͻn] peut-être ben [bͻn]

(v) participant à la constitution du marqueur discursif je crois ben :

i pourriont presque / le faire dans huit heures je crois ben [bͻn]

mais c’est point aisé coumme que ça paraît je crois ben [bͻn] pour rentrer dans vos foyers je crois ben [bͻn]

tu joues / euh point tous les soirs / ben proche je crois ben [bͻn]

pis ça c’est / ça c’est une autre façon de nous rapprocher de vous autres itou je crois ben [bͻn]

Les exemples ci-dessous montrent une variation individuelle correspondant à une association précise entre telle forme et tel emploi, ce qui semble rendre compte de l’existence de formes vraiment différentes :

ça c’est / ça c’est encore dans le domaine du tourisme ben [bɛ]̃ sûr / BUT 334 c’est ça montre que vous êtes en frais de de commencer à considérer / tout l’impact du tourisme dans votre municipalité itou je crois ben [bͻn]

et pis / ç’a vraiment ben [bɛ]̃ été / h’avons vu que que / les femmes workiont ben [bͻn] ensemble / ben [bɛ]̃ i nous avont dounné des vraiment bonnes suggestions

je suis ben [bɛ]̃ content / ça travaille bien [bjɛ]̃

Le tableau suivant reprend, pour chacune des trois formes, la répartition des emplois identifiés ci-dessus avec le nombre d’occurrences.

Si, comme déjà précisé, nous rejoignons D’Amboise et Léard (1996), ainsi que Dostie (2012), qui soutiennent qu’en français québécois bien et ben sont deux unités distinctes, nous considérons que dans notre corpus il y a lieu de distinguer en plus entre ben [bɛ]̃ et ben [bͻn] et faire de ben [bͻn] une unité à part. Les constantes qui se dégagent à partir du tableau ci-dessus en rendent compte. Avant de nous y rapporter, il faut préciser que l’approche la plus appropriée est la prise en compte de la tripartition lexicale/grammaticale/pragmatique (discursive) des emplois de ces éléments (D’Amboise et Léard 1996 : 154). On remarquera que ben [bͻn] ne fonctionne pas comme élément non autonome (grammatical) : adverbe intensif, déterminant indéfini adverbial. On ne le retrouve pas non plus en tant que composante du marqueur d’assentiment ben sûr. Pour ce qui est de l’emploi en tant qu’adverbe de prédicat modalisant, ce ne sont pas les mêmes contextes que pour les deux autres formes. Ben [bͻn] participe au groupe je crois ben, provenant de la séquence phrastique je crois + adverbe ben. La structure envisagée semble figée, son fonctionnement étant proche de celui d’un adverbe exophrastique, pour utiliser la terminologie de Guimier (1996). L’impossibilité pour ben [bͻn] de fonctionner en tant qu’intensif ou en tant que déterminant indéfini adverbial est liée au statut sémantique et prosodique de ces types d’emplois. L’absence d’autonomie référentielle s’accompagne du statut de syllabe non accentuée. Les emplois recensés dans notre corpus constituent des illustrations de la description offerte par Ryan (1981). Celui-ci soutient que la réalisation [ͻn] de /ɛ/̃ est possible « 335 sous l’accent de phrase, de même que sous un accent de groupe non-final, à condition que celui-ci soit très énergique » (p. 56). Il note l’alternance ben [bɛ]-̃ ben [bͻn], soulignant que [bͻn] s’oppose à la réalisation [bun] de bonne sur le terrain envisagé. C’est pour la même raison prosodique que la réalisation [bͻn] est possible dans eh ben (enregistré aussi chez Ryan, 1981 : 171) et non sous la forme isolée ben. Il en est de même dans peut-être ben (avec peut-être prononcé sous une forme réduite). Nous retenons aussi du travail de Ryan (1981) les éléments suivants qui témoignent d’une réflexion sur le rapport entre terrain (données) et identification d’unités linguistiques, sur la manière dont le linguiste, tout en décryptant les données (orales) dont il dispose/qu’il recueille, crée son objet : si, en vertu de l’influence du contact avec l’anglais, on peut interpréter l’élément qui accompagne le verbe comme un adjectif qui viendrait se substituer à l’adverbe (bonne [bͻn] pour ben [bͻn], voir l’anglais good pour well), c’est la forme de féminin qui ne convient pas. De surcroît, dans le parler envisagé, la forme de féminin de l’adjectif est prononcée [bun] (voir le phénomène appelé ouïsme). Sur quelles bases affirmer que ben [bͻn] est une unité différente de ben [bɛ]̃ ? Ryan (1981) s’interroge sur la nature phonologique ou morphologique de l’alternance /ɛ/-/̃ ͻn/. /ɛ/̃ et /ͻn/ se trouvent en « distribution complémantaire ». Selon l’auteur cité, le groupe [ͻn] ne représente pas une « variante combinatoire » de /ɛ/.̃ Par contre, l’alternance aurait une valeur morphologique. On aurait à faire à deux formes. Ainsi, pour citer l’exemple du même auteur, [bytɛ]̃ et [bytͻn] constituent des « variantes contextuelles du signifiant du monème en question », qui seront utilisées en fonction du « contexte phonique » (p. 94). Nous considérons que, dans notre corpus, on peut envisager deux unités ben, [bɛ]̃ et [bͻn]. Ben [bͻn] tend à occuper la place dévolue aux emplois autonomes du point de vue sémantique et prosodique, alors que ben [bɛ]̃ se manifeste notamment comme marqueur discursif et plus généralement dans des emplois de nature grammaticale (adverbe intensif, déterminant indéfini adverbial). Cette différenciation nous autorise à invoquer le phénomène de lexicalisation6 et à opter, faute d’une solution de transcription satisfaisante, pour un marquage de la transcription

6 Nous retiendrons, en suivant Lecolle (2006) et Prévost (2006), les deux manifestations suivantes du phénomène de lexicalisation : émergence de nouvelles unités lexicales, comme résultat de nouvelles conceptualisations et, dans un deuxième temps, le cas échéant, inscription de ces nouvelles unités dans le lexique. 336 phonétique. Ainsi, nous avons choisi d’inclure la transcription phonétique [bͻn] à côté de la transcription orthographique de l’unité en question.

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339

La chaire et la chaise : un s qui ne manque pas d’r !

Robert MASSART Association belge des Professeurs de français, Fédération Wallonie-Bruxelles, Belgique

Abstract: From 16th century, in French, rolling the R's becomes impossible. So the people tries to do it nevertheless, then R's seem to be a sound like a whistling, a kind of zzz.This phonetical change let some traces in the vocabulary of french language of today. Keywords: to roll one's r's; whistling; chair; toponymy; glasses; spectacles.

Ce titre est un jeu de mots à partir de l'expression familière « Ne pas manquer d'air », être insolent, avoir du toupet, du culot. Dans cette expression, il s'agit évidemment de l'air qu'on respire et non pas de la lettre « r ». On peut se demander en effet pourquoi le français possède deux mots apparemment différents pour désigner ces meubles qui sont, en réalité, un seul et même objet : une chaire et une chaise. L'origine étymologique est commune, c'est le latin « catedra » emprunté au grec « kathedra » : chaise confortable, ou fauteuil, avec accoudoirs et dossier, conçue pour les riches dames romaines. Peu à peu, cathedra en est venu à désigner aussi le siège où s'installe le professeur pour s'adresser à ses élèves, puis la fonction même de professeur, et, plus tard, le siège d'un évêque. Au fil du temps le mot latin s'est transformé phonétiquement dans les régions où il était en usage : en portugais il a abouti à « a cadeira ». En catalan, « la cadira ». En provençal « la cadièro », etc. En langue d'oïl, à cause de la disparition du t intervocalique, le mot est devenu d'abord « tchaïère ». Vu que l'anglais dit « chair », on peut en déduire que la prononciation était à peu près celle-là au 11e siècle, donc en ancien français. Tout cela pour aboutir à la forme « chaire » à la fin du Moyen Âge, disons grosso modo au 15e siècle. À l'aube du 16e siècle, en « moyen français », un nouveau

340 changement de grande envergure se produira : c'est la « crise » de l'articulation du « r ». Il faut bien savoir que jusqu'alors, le début du seizième siècle, les Français roulaient les « r » comme dans toutes les langues romanes. Or, surtout à Paris, le r apical, ou r roulé, a commencé à connaitre des « ratés », comme on dirait en parlant d'un moteur. De plus en plus de gens avaient du mal à faire vibrer le bout de la langue contre l'arrière des dents du dessus. N'y arrivant plus, mais en s'efforçant tout de même de le faire, ils produisaient tout au plus une sorte de sifflement proche du son « z ». C'est à cause de ce phénomène d'assibilation, comme l'appellent les linguistes, que « la chaire » est devenue un beau jour « la chaise ». Les deux formes ont pourtant coexisté, donnant lieu à ce qu'on appelle un doublet, et chacune des deux a fini par se réserver un rôle lexical particulier : la chaise pour désigner le meuble usuel, l'autre, la chaire, conservant les significations prestigieuses ou plus métaphoriques : le poste de professeur d'université ou la tribune du haut de laquelle le prêtre s'adresse au fidèles dans les églises. L'incapacité de produire le r roulé, à partir du 16e siècle, n'a pas touché que le seul mot chaire, mais beaucoup d'autres, bien entendu : nous trouvons des textes de cette époque où « mon père et ma mère » sont transcrits « mon pèze et ma mèze ». Le poète Clément Marot brocardait ceux qui disaient « Pazis » ou « mon mazi », « une aventuze amouzeuse », etc. Ces prononciations fautives, si l'on veut, relèvent de l'hypercorrectisme, bien connu en linguistique : au lieu d'accepter l'évolution phonétique, certains locuteurs se trompent en essayant à toute force de se corriger. La nouvelle prononciation consistait en l'apparition du « r » grasseyé, produit dans l'arrière de la bouche, le souffle expiré faisant vibrer la luette : les phonéticiens l'appellent « la spirante uvulaire ». C'est le « r » français que l'on a aujourd'hui. Comme je l'ai déjà dit, la confusion de l'ancien « r » roulé avec un « z » a laissé d'autres traces dans la langue : le cas de la chaise n'est pas unique. C'est dans la toponymie que l'on peut retrouver les traces les plus nombreuses de ce phénomène phonétique, en particulier avec un nom de lieu assez commun dans les régions qui se situent au sud de Paris en allant vers le centre de la France. Il s'agit de noms de villages dérivés du latin « oratorium », petite chapelle, lieu où l'on vient prier. Dans les pays de langue d'oc, ce toponyme a le plus souvent évolué vers la forme « Oradour », dont le tristement célèbre village martyr d'Oradour-sur-Glane. Au Nord, dans les régions d'oïl, on repère un assez grand nombre de noms comme Oroir, Ouroir, et même Ourouèr(e), qui est un témoin de l'ancienne prononciation

341 de « oi » en « ouè ». Le plus intéressant, c'est que j'ai trouvé également trois « Ouzouër » (sur Loire, sur Trézée, et Ouzouër-le-Marché). Comme le gentilé de ces communes est « les Oratoriens », il est incontestable que ces formes en « z » intervocalique sont, elles aussi, des résultats du même phénomène de l'assibilation du « r », comme la chaire et la chaise. Enfin, je citerai un dernier exemple qui a donné aussi un doublet, comme « la chaire et la chaise », bien qu'il s'agisse cette fois de noms tombés en désuétude : les bésicles et les béricles, autrement dit, les anciennes lunettes. Au départ, le mot était « une béricle » ou « des béricles », l'objet étant constitué d'une paire, pour les deux yeux. Cette forme s'est conservée dans certains dialectes, comme le wallon : des bèriques = des lunettes. Exemple : Il a skèté ses bèriques = Il a cassé ses lunettes. Ce terme est un dérivé du béryl, ou béril, une pierre semi-précieuse, de la famille du cristal, qui a servi pendant longtemps a faire des loupes ou des verres de lunettes. La finale en -cle serait due à l'influence du mot « escarboucle », l'ancien nom du grenat rouge, une autre pierre précieuse. À noter qu'en allemand « die Brille » veut dire « les lunettes ». Béricles était le mot en ancien français, avec un r intervocalique tout à fait normal (le béril), mais la fameuse crise d'assibilation du r l'a transformé en « bésicles », ce qu'il est resté jusqu'à nos jours. Aujourd'hui, le mot n'est plus utilisé que sur le mode de la plaisanterie, ironiquement : « Mettez vos bésicles » c'est-à-dire « Faites plus attention, examinez attentivement ce que vous lisez ».

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La langue française, entre pratiques et représentations: héritages et traces de la présence française au Maroc dans le parler marocain

Mohammed El HAFIANE Université Sidi Mohamed Ben Badellah, Fès, Maroc

Abstract: There is no unofficial foreign language more present than French in Morocco. In this article we will try to explain the presence of French in Moroccan speaking, by questioning History, economics and sociology. We will see the phonetic transformations which the French words have undergone, and the Future of the Francophonie in Morocco. Keywords: Francophonie in Morocco; Bilingualism; Language contact; Moroccan Arabic; French protectorate of Morocco; Languages in Post- Independent-Morocco.

« Au Maroc le français a un statut particulier dans le paysage linguistique marocain, tel qu’il a été interprété, un statut de facto. Bien que dans les textes officiels, c’est une langue étrangère ; dans le quotidien, comme nous l’avons déjà signalé, le français est la seule langue étrangère au Maroc, qui puisse prétendre d’être à la fois lue, écrite, parlée, et demeure visible dans différents domaines; la presse, le cinéma, les programmes de télévision, l’édition, enseignes en français, dialecte marocain mêlé de mots français, et les établissements supérieurs où il est largement privilégié en tant qu’instrument d’enseignement et de recherche »1.

Il n’existe en effet de langue étrangère non officielle plus présente que le français au Maroc. En tant que langue privilégiée dans le système éducatif, il est naturel que la population lettrée du pays l’ait propagée

1 Les représentations de l’enseignement/apprentissage du français chez les lycéens marocains ; Auteur : Amal SADIQ ; Année de publication : 2012 ; Sous la direction de : Dr. Houria BOUARICH ; Université Ibn Tofail, Faculté des Lettres et Sciences Humaines ; CNRST-URAC56 Département de Langue et de Littérature Françaises Laboratoire Langage et société ; Mémoire de Fin d’Etudes pour l’obtention du diplôme de Master Langue Française et Diversité linguistique. 343 dans son utilisation conforme aux usages, le Maroc étant aussi un pays où le nombre de personnes qui le maitrise à la perfection est énorme. Il s’agit là de bilinguisme et si dans le langage parlé existent des inclusions particulièrement fréquentes de mots français dans le discours, elles sont volontaires et conscientes de la part du locuteur et il n’y a pas de glissement (interpénétration) d’une langue dans l’autre. Par ailleurs, le Derija marocain utilisé par tous, le langage de la maison, de la rue, du souk, du peuple a absorbé des mots du français et les a modifiés ou détournés. Nous nous proposons une réflexion sur une force combinatoire qui ne s’embarrasse pas des limites constitutives d’une langue, d’une frontière, d’une représentation canonique : celle qui a produit notre langue maternelle et que nos mères parlent sans avoir conscience un seul instant que c’est un mot français qu’elles utilisent et que leur mère avait déjà détourné avant elle: Exemples :

Bordine : le bordel Lfarmasyan : la pharmacie Motor : la moto Ssac : le sac Ttbla : la table

Quels mots plutôt que d’autres ont été assimilés et transformés ? Pourquoi ceux-là ? Pour nommer des choses qui n’avaient pas de nom, pour les domaines ou les objets/équipement que les français ont apporté au Maroc ? Î Que peut-on comprendre de l’import de certains mots ? Î En quoi cela a contribué à l’évolution de la francophonie Î Quel impact ont les mots sur les mentalités Î Comment ces mots ont ils été marocanisés ?

L’Histoire

Nous nous proposons de relever et analyser les curiosités et délices d’un parlé marocain truffé de français comme nulle part ailleurs dans cette communauté immense de gens qui ont le français en partage. En interrogeant l’histoire moderne du Maroc, on trouve que le

344 français a commencé à être enseigné durant la deuxième moitié du XIXe siècle. C’est en 1912 que les autorités coloniales au Maroc introduisent la langue française dans le pays, elle devient alors la langue de l'administration gouvernementale, de l'éducation et des médias. Par conséquent l'arabe classique est seulement réservé aux activités traditionnelles et aux services religieux. Le gouvernement français avait prévu d'associer le terme "Civilisation et progrès" à la culture et à la langue française. C’est ainsi que les nouveaux objets étrangers pour les marocains vont être nommés naturellement en français. C’est le cas par exemple de :

Lbordine : le bordel Lboutique : la boutique Jjrda : le jardin Lmotor : la moto LCamiyon : le camion Ssac : le sac Sacado : le sac à dot Salla : la salle Tonobile : automobile

Après l'indépendance le gouvernement marocain lance un processus d'arabisation. Au début des années 1960 toutefois, pour des raisons économiques et pour augmenter ses liens avec l'Europe, le gouvernement marocain choisit de renforcer sa relation avec la France, par la promotion de la langue française. Selon Moha Ennaji, la libéralisation économique et les privatisations amorcées par le Maroc en 2005, ont renforcé la maîtrise de la langue française. Aujourd'hui, le français est la deuxième langue du pays dans le domaine des affaires et est enseigné à partir de la troisième année du primaire pour un volume horaire de huit heures par semaine.

Utilisation

L’administration, le domaine bancaire, le commerce, l'éducation et l'industrie, sont les principaux domaines où le français est utilisé. Dans son traitement de la langue, Moha Ennaji écrit dans Language

345 Contact and Language Conflict in Arabic :

« Au Maroc, le français est le véhicule de la science, de la technologie et de la culture moderne. [...] la langue a été maintenue à des fins instrumentales et pour nouer des contacts avec l'Occident en général ». C’est ainsi qu’un étudiant du domaine bancaire ayant une formation en français répandra naturellement des expressions de genre : Bank – virement – compte bancaire – cheque – signature – code … Ces mots seront repris par le reste du peuple souvent avec un accent plus ou moins marocain, et avec l'ajout de l'article deviennent ainsi : Lbank – lvirmon – lconte dlbank – cheque – sinyatir – lcode … La formation en français a pour conséquence linguistique la reproduction de certains termes du domaine bancaire (les mots sont plus au moins marocanisés), il en va de même pour le domaine de la médecine. C’est ainsi qu’on trouve dans l’arabe marocain des mots du français, appartenant au domaine de la médecine :

Lantibiotique – sbitar – fermli – fasma – ddoctor. Antibiotique – l’hôpital – infirmier – pansement – docteur.

La liste bien évidement n’est pas close. Le débat « français ou arabe ! » est toujours d’actualité. Omar Brousky, contributeur au journal le monde consacre une enquête publiée le 19. 02. 2016, et intitulée « Le Maroc enterre trente ans d’arabisation pour retourner au français ». Brousky approche la francophonie de point du vue idéologique. Il constate que l’arabisation et l’islamisation vont de pair :

« Pour eux [les islamistes], arabisation et islamisation vont de pair car la langue est liée à la pensée », se félicite Ahmed Assid, un professeur de philosophie aux positions laïques : « Ce retour aurait dû se faire depuis longtemps. Nous avons perdu trente ans à cause de petits calculs idéologiques. Avant d’arabiser, l’Etat marocain aurait dû d’abord réformer la langue arabe dont le lexique et les structures n’ont pas varié depuis la période préislamique ».

En questionnant les chiffres officiels, nous trouvons que le réseau scolaire d’enseignement français au Maroc est le plus dense au monde : pour la rentrée de 2015, on compte plus de 32 000 élèves dont 60% de

346 marocains. Ces chiffres nous promettent un avenir prospère pour la francophonie au Maroc.

Bibliographie

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Traces linguistiques d’origine française dans la langue roumaine

Maria-Lucreţia DUMITRAȘ Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iasi, Roumanie

Abstract: The importance of French influence regarding the neologism is well known. The ’s neological lexicon has a heterogeneous character, determined by the lexical borrowing, noticed since the beginning of 19th century until nowadays. Domains like the administration, the army, the economy, the fashion and the gastronomy present an overwhelming influence of French linguistics. The Latin structure of the novel, the admiration for the occidental romanity have promoted the opening of this language toward the continuous reception of the French source neologisms or the linguistic layers. Hence, the French influence remains a dynamic process that contributes to the lexical borrowing which makes it capable of expressing the socio-cultural tendencies of each historical period. Key-words: lexical borrowing; French influence; 19th century; neologism; Roumanian; history.

Le contact du roumain avec la langue et la littérature française commence avec la présence des Phanariotes et des aristocrates russes (Groza 2011) en Moldavie et en Valachie. Jusqu’ à la fin du XVIIIème siècle, le français n’a pas déployé une influence fondamentale sur le roumain, puisque les francophones, qui arrivaient dans les provinces roumaines, ont contribué surtout à l’éducation du gôut esthétique et à l’orientation de la lecture vers la littérature française. Le début du XIXème siècle par contre enregistre les premiers éclats de culture française qui pénètrent en Roumanie par plusieurs voies : l’apparition des grandes bibliothèques avec des livres en français (surtout Voltaire et Rousseau), l’introduction du français dans l’enseignement public, les traductions qui créent un autre esprit (Scurtu 2009). Cela a facilité la suprématie linguistique du français dans la société roumaine pendant la deuxième moitié du XIXème siècle. La plus profonde de toutes les influences modernes sur le roumain reste, sans

348 doute, l’influence française (Hristea 1984 : 59). Elle a contribué à une modernisation du vocabulaire en ce qui concerne tous les domaines de la vie matérielle et spirituelle. Du point de vue linguistique, l’influence française sur le lexique roumain impressionne par sa massivité. L’insertion des termes français s’est produite au niveau des concepts, dans les domaines de l’activité scientifique, politique et culturelle. Doina Butiurcă observe qu’à cause de l’absence d’un langage philosophique, quand A. T. Laurian traduisait le manuel de philosophie d’A. Delavigne, le traducteur a fait appel à de nouveaux termes, qui résistent même aujourd’hui: analogie< fr. analogie, eroare< fr. erreur, filosofie< fr. philosophie, formă< fr. forme, idee< fr. idée, imagina

349 faleză< fr. falaise, fular< fr. foulard, antet< fr. en-tête. D’autre côté, le même terme du français a été introduit grâce à la voie orale ainsi que, par une source écrite, donc, livresque, ce qui a conduit à l’apparition des formes doubles, non pas différenciées sémantiquement: santimă et centimă< fr. sentime, pansion et pension< fr. pension. Dans ce contexte, les formes victorieuses ont été de racine écrite. De manière exceptionnelle, les deux formes se sont spécialisées du point de vue sémantique, en créant des unités lexicales distinctes. C’est le cas des mots bor et bord, les deux même du fr. bord ou rever et revers du fr. revers. La différence d’emploi est déterminée par l’environnement linguistique: borul pălăriei, mais bordul unei nave ou reverul haine, mais reversul medaliei (Hristea 1984 : 60). Outre les emprunts lexicaux, une autre source d’enrichissement du vocabulaire, de la phraséologie ou de la structure grammaticale d’une langue est le calque linguistique. Du point de vue du compartiment de la langue et des structures copiées, il existe trois types : lexicaux, grammaticaux et phraséologiques. Doina Butiurcă propose quelques exemples de calques du français en roumain: ceas-brăţară< fr. montre bracelet, cîine-lup

350 revanche, la structure piatră filozofală représente un calque partiel à partir du fr. pierre philosophale, car la première partie a été traduite, tandis que la deuxième a été empruntée. Du point de vue morphologique, les calques ont des valeurs grammaticales différentes. Pour les unités phraséologiques avec une valeur nominale, il y a des exemples de divers domaines. La sphère scientifique est représentée par : apă oxigenată< fr. eau oxygéné, Calea Lactee< fr. La voie lactée, diabet zaharat< fr.diabète sucré, focar de infecţie< fr. foyer d’infection. Des structures comme ipoteză de lucru< fr. hypothèse de travail, proiect de lege< fr. projet de loi, state de serviciu< fr. état de service surprennent généralement le domaine administratif (Hristea 1984 : 152). Une autre catégorie d’unités phraséologiques représente les expressions avec une valeur verbale : a arunca mănușa cuiva fr. jeter le gant-sfider, provoquer, a bate în retragere< fr. battre en retraite, a cădea de acord< fr. tomber d`accord, a cîștiga teren< fr. gagner du terrain, a se culca (odată) cu găinile< fr. coucher avec les poules, a-și da aere< fr. donner des airs, a face plinul< fr. faire le plein, a lupta contra morilor de vînt

351 L’expression française adorer le veau d’or a donné en roumain a adora viţelul de aur. En français, la structure le veau d’or a été attestée avant les premières traductions de la Bible, mais aujourd’hui cela est rarement utilisé. Sur le modèle du calque des expressions françaises, des constructions phraséologiques naturelles sont apparues en roumain. Puisqu’elles n’ont pas été perçues comme «étrangères », elles sont devenues des constructions autochtones. C’est le cas de a vedea totul în alb< fr. voir tout en blanc, pour être optimiste. En français, l’expression a été rivalisée et enfin, remplacée par voir tout en rose. En revanche, le roumain n’a pas encore résolu cette concurrence phrastique. Un autre cas est a conduce pe cineva la altar< fr. conduir/ mener quelqu’un à l’autel. A cause de l’homonymie autel-hôtel, en français, après 1900, cette expression a connu une nuance ironique, tandis qu’en roumain, cette structure a été considérée une création interne grâce à la tradition chrétienne orthodoxe, pour laquelle la liaison entre l’époux et l’épouse devient légitime après la cérémonie religieuse et pas seulement à la fin de la celle civile. Même si c’est une expression idiomatique a bate cîmpii< fr. battre les champs, le calque n’a pas perdu le sens connotatif et la construction résultée est considérée une création authentique et expressive du roumain. Il existe aussi une catégorie de structures du vieux français qui ont souffert en roumain des changements lexicaux ou elles ont été substituées par d’autres expressions, quelques-unes toujours d’origine française. A partir du français couper/trancher dans le vif, expression mise en circulation par Madame de Sévigné pendant le XXVIIème siècle, mais abandonnée aujourd’hui, le roumain a créé lui-même a tăia în carne vie. Cette étude ne fait que mentionner, brièvement, quelques aspects seulement de ce phénomène important connu sous le nom de l’influence de la langue française sur le roumain.

Bibliographie

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352 *** Modèle français et expériences de la modernisation- Roumanie, 19e-20e siècles, 2006, Avant-propos et coordination de l’édition Ţurcanu Florin, Bucuresti, Institutul Cultural Român. BUTIURCĂ, Doina, 2005, « Influenţa franceză », în volumul Conferinţei Internaţionale Integrarea europeană între tradiţie și modernitate, Editura Universităţii „Petru Maior”. COTEANU, Ion, 1981, Structura și evoluţia limbii române (de la origini pînă la 1860), București, Editura Academiei Republicii Socialiste România. CRAIA, Sultana, 1995, Francofonie și francofilie la români, ilustraţii de Gheorghe Buluţă, Traducerea prefaţei și a rezumatului în limba franceză de Cireașa Gabriela Grecescu, Editura Demiurg. GROZA, Liviu, 2011, Probleme de frazeologie. Studii. Articole. Note, Editura Universităţii din București. HRISTEA, Theodor, 1984, Sinteze de limba română, București, Editura Albatros. IORDAN, Iorgu, ROBU, Vladimir, 1978, Limba română contemporană, București, Editura Didactică și Pedagogică. SCURTU, Gabriela, DINCĂ, Daniela, 2011, Typologie des emprunts lexicaux français en roumain. Fondements théoriques, dynamique et catégorisation sémantique, Craiova, Editura Universitaria.

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