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Une «flamandisation» de Bruxelles?

Alice Romainville Université Libre de Bruxelles

RÉSUMÉ Les médias francophones, en couvrant l'actualité politique bruxelloise et à la faveur des (très médiatisés) «conflits» communautaires, évoquent régulièrement les volontés du pouvoir flamand de (re)conquérir Bruxelles, voire une véritable «flamandisation» de la ville. Cet article tente d'éclairer cette question de manière empirique à l'aide de diffé- rents «indicateurs» de la présence flamande à Bruxelles. L'analyse des migrations entre la Flandre, la Wallonie et Bruxelles ces vingt dernières années montre que la population néerlandophone de Bruxelles n'est pas en augmentation. D'autres éléments doivent donc être trouvés pour expliquer ce sentiment d'une présence flamande accrue. Une étude plus poussée des migrations montre une concentration vers le centre de Bruxelles des migrations depuis la Flandre, et les investissements de la Communauté flamande sont également, dans beaucoup de domaines, concentrés dans le centre-ville. On observe en réalité, à défaut d'une véritable «flamandisation», une augmentation de la visibilité de la communauté flamande, à la fois en tant que groupe de population et en tant qu'institution politique. Le «mythe de la flamandisation» prend essence dans cette visibilité accrue, mais aussi dans les réactions francophones à cette visibilité. L'article analyse, au passage, les différentes formes que prend la présence institutionnelle fla- mande dans l'espace urbain, et en particulier dans le domaine culturel, lequel présente à Bruxelles des enjeux particuliers.

MOTS-CLÉS: Bruxelles, Communautés, flamandisation, migrations, visibilité, culture

ABSTRACT DOES «FLEMISHISATION» THREATEN ? French-speaking media, when covering Brussels' political events, especially on the occasion of (much mediatised) inter-community conflicts, regularly mention the authorities' will to (re)conquer Brussels, if not a true «flemishisation» of the city. The arti- cle tries to clarify this question empirically, using different «indicators» on the Flemish presence in Brussels. The analysis of migration moves between , Wallonia and Brussels over the last 20 years shows the Dutch-speaking population in Brussels is not on the increase. Consequently, other elements have to be found to explain this feeling of a growing Flemish presence. A deeper study of migrations shows a concentration of migrations from Flanders in Brussels centre. This is also true of investments in a range of fields. Rather than a true «flemishisation» of Brussels, one can note a growing visibility of the Flemish community, not only as a population group but also as political institution. The «flemishisation myth» takes root in this increased visibil- ity, but equally in French speakers' reaction to this visibility. The article also examines the different forms the Flemish institutions’ presence can take in the urban space, particu- larly in the cultural field, which in Brussels represents meaningful stakes.

KEY WORDS: Brussels, Communities, «flemishisation», migrations, visibility, culture

BELGEO • 2005 • 3 349 INTRODUCTION

’actualité bruxelloise est, régulièrement, En traitant le sujet de manière subjective, Lponctuée par des «affaires» où s’oppo- voire revendicative ou alarmiste, et en sent la Communauté flamande et la particulier lorsqu’il est question d’une Communauté française. Ces affaires pren- nouvelle «implantation flamande» dans nent la forme d’une sorte de «lutte d’in- la ville, ces médias font souvent l’amalga- fluence» où l’on se bat, au niveau politique, me hasardeux entre volonté politique et pour maintenir ou acquérir une position de phénomènes réels. Il est permis de croire, force, une visibilité, une représentation poli- par exemple lorsque Le Soir (20 janvier tique. Le financement de Flagey (presti- 1999) annonce que «l’apparition du gieux lieu de spectacle à ), par Kladara! (...) termine presque la flamandi- exemple, a récemment fait couler beau- sation du centre historique de notre ville», coup d’encre: la Communauté française qu’il s’agit d’une véritable (re)conquête, tardant à mettre la main au portefeuille pour dont on ne sait quelles sont les implica- subventionner le lieu, le ministre flamand tions en termes de population. Le même de la culture, Bert Anciaux, proposa un journal dénonce ailleurs (le 14 mars 2001) financement massif du lieu par la la «volonté politique flamande de s’empa- Communauté flamande, exigeant en retour rer du centre de Bruxelles grâce aux que le conseil d’administration soit en majo- charmes de la culture», ou encore la fla- rité composé de néerlandophones. L’affaire mandisation du quartier de l’Alhambra Flagey faisait elle-même écho à celle qui (nord-ouest du Pentagone) (16 novembre entoura, en 2001, le rachat du 2004). Kladaradatsch, un cinéma désaffecté situé Etrangement, la même évolution est par- en plein centre-ville. Les deux fois sous-entendue du côté flamand – non Communautés se disputèrent, plusieurs plus sous l’angle de la conquête, mais semaines durant, la propriété du bâtiment, sous celui d’un attrait nouveau. Il s’agit la polémique allant finalement se régler en plutôt, ici, d’un discours volontariste: les justice, au bénéfice des francophones. brochures éditées par la Vlaamse Récemment aussi, en mars 2004, quelques Gemeenschap annoncent que «de députés flamands, constatant le succès jeunes Flamands louent ou achètent de grandissant des écoles flamandes de nouveau une habitation à Bruxelles(1)»; Bruxelles auprès des francophones (moins l’hebdomadaire Brussel Deze Week de la moitié des enfants inscrits dans ces évoque fréquemment, lui aussi, un «nou- écoles ont des parents flamands), propo- vel attrait» exercé par Bruxelles sur les sèrent un décret visant à accorder la priori- jeunes Flamands(2). té, dans ces écoles, aux familles «parlant le néerlandais dans la vie de tous les jours». En ce qui concerne la présence flamande Ce projet suscita la colère de certains poli- à Bruxelles, il semble ainsi opportun de ticiens francophones, qui en appelèrent à s’atteler à une réflexion basée sur une la «libre circulation des personnes» inscrite analyse plus objective. Cela implique dans le droit européen. également de définir un éventuel proces- A la faveur de ces «mini-conflits», média- sus de «flamandisation» de manière plus tisés à l’excès, les médias francophones précise. Cet article présente les résultats relaient – tout en contribuant à le créer – d’un travail d’analyse empirique, mené un sentiment qui semble dominer auprès dans le but de vérifier ou non l’existence des francophones bruxellois, celui d’une d’un tel processus. A l’aide de quelques présence flamande accrue à Bruxelles. indicateurs choisis comme les résultats

350 Une «flamandisation» de Bruxelles? électoraux, les migrations, l’offre et les visibilité est en partie liée à la récente budgets culturels, il montre qu’un tel pro- concentration des immigrants flamands cessus de «flamandisation» tient bien dans le centre-ville, mais aussi aux efforts plus du mythe que de la réalité. La popu- déployés par la Vlaamse Gemeenschap lation néerlandophone de Bruxelles n’est, pour renforcer sa présence dans la ville, en effet, pas en augmentation. Il s’obser- et à la forme que ces efforts prennent ve en revanche une augmentation de la dans l’espace urbain. D’autres éléments visibilité de la communauté flamande, en plus subjectifs, on le verra, contribuent à tant que groupe de population mais sur- l’existence de ce «mythe de la flamandi- tout en tant qu’institution politique. Cette sation» (Romainville, 2004).

MISE EN CONTEXTE: LA PRÉSENCE FLAMANDE À BRUXELLES

BRUXELLES DANS LE CADRE BELGE sion de l’aire urbaine bruxelloise (agglo- mération, banlieue et zone de navetteurs) Les efforts menés à Bruxelles, capitale- bien au-delà des frontières de la Région, région de la Belgique fédérale, dans le débordant à la fois sur la Région flaman- but d’y renforcer la présence flamande, de et sur la Région wallonne. Les fron- sont principalement l’oeuvre de la tières politiques de Bruxelles sont en effet Vlaamse Gemeenschap, entité née de la particulièrement étriquées en regard de fusion de la Région flamande (espace sa population et de son importance éco- formé par les cinq provinces du Nord du nomique et politique, ce qui en fait une pays) et de la Communauté flamande des villes-régions les plus petites (ensemble – non circonscrit spatialement d’Europe. – des Belges s’exprimant en langue néer- L’analyse des migrations de et vers landaise) (voir figure 1). La Vlaamse Bruxelles montre que Bruxelles continue à Gemeenschap est compétente, à se vider de ses habitants belges au profit Bruxelles, pour les matières dites «per- de sa périphérie, le solde de la région sonnalisables» (c’est-à-dire liées à la per- n’étant légèrement positif que grâce à un sonne et à la pratique de la langue), afflux constant d’étrangers: le solde matières pour lesquelles est aussi com- migratoire avec l'étranger est de + 12 000 pétente la Communauté française personnes environ par an (Van Criekin- (ensemble – non circonscrit spatialement gen, 2003). – des Belges s’exprimant en langue fran- Bruxelles se présente ainsi comme une çaise). La gestion de la Région de ville cosmopolite sur laquelle est plaqué Bruxelles-Capitale est donc partagée le clivage belge franco-flamand. Ce sys- entre, pour les compétences régionales, tème «une Région, deux Communautés», le gouvernement régional bruxellois et, s’il a parfois permis de protéger la minori- pour les compétences communautaires té néerlandophone de Bruxelles, se révè- (matières «personnalisables»), les gou- le dans certains domaines particulière- vernements de la Communauté française ment inadapté à la réalité bruxelloise. Il et de la Vlaamse Gemeenschap. contribue, associé à la taille réduite de la Spatialement, la Région de Bruxelles- Région, à faire de sa gestion efficace une Capitale est enclavée au sein de la entreprise particulièrement malaisée. Région flamande, mais se trouve à quel- ques kilomètres de la Région wallonne, BRUXELLES DANS LE CADRE FLAMAND troisième région du pays (constituée par les cinq provinces du sud). Bruxelles a, pour la Flandre, l’importance Comme la plupart des villes occidentales, politique, économique et symbolique Bruxelles a connu, depuis les années 60, qu’elle a pour le pays dans son une intense périurbanisation, phénomène ensemble, à laquelle s’ajoutent quelques qui se traduit aujourd’hui par une exten- «particularités flamandes». Les relations

BELGEO • 2005 • 3 351 Figure 1. Carte de localisation des entités fédérées belges.

entre la Flandre et sa capitale à majorité mique, puisque même si en nombre d’ha- francophone sont en effet teintées d’am- bitants, Bruxelles est la troisième ville fla- biguïté. mande du pays (elle compte environ D’un côté, la Flandre a besoin de 140 000 habitants flamands, ce qui la Bruxelles, et le choix de cette ville comme place derrière Anvers et Gand), elle capitale de la Vlaamse Gemeenschap va atteint en termes d’enseignement, de ser- plus de soi que ce que l’on pourrait croi- vices, d’emploi, etc., 40% de la popula- re(3). La Flandre, économiquement et cul- tion flamande, soit beaucoup plus turellement forte, «mérite» et a besoin de qu’Anvers ou Gand (Van der Haegen et cette capitale puissante et internationale, Juchtmans, 1994). L’autre atout que et ce d’autant plus que Bruxelles devient Bruxelles présente au regard de la le siège d’un nombre important d’institu- Flandre est lié à l’émancipation culturelle tions européennes et internationales (ce de celle-ci et à l’évolution récente du à quoi la prédispose son caractère niveau de formation qui s’y observe. bilingue, à la limite des langues germa- Bruxelles est ainsi la seule ville belge où niques et romanes) : «Bruxelles est la les Flamands – et en particulier cette seule ville mondiale en Belgique et donc jeune classe intellectuelle chez qui le aussi la seule ville mondiale dont dispose besoin s’en fait sentir – peuvent faire l’ex- la Flandre» (Kesteloot, 2000, p. 95). Pour périence d’un monde urbain cosmopolite, la population flamande elle-même en liaison avec la réalité mondiale Bruxelles représente un carrefour écono- (Kesteloot, 2003). Cette formule du

352 Une «flamandisation» de Bruxelles? «regard sur le monde» est d’ailleurs, nauté, d’être reconnue et considérée avec signe qu’on ne s’y trompe pas, reprise à ses «spécificités bruxelloises», indépen- l’envi par les institutions qui font la promo- damment des enjeux politiques qu’elle tion de Bruxelles en Flandre. représente. Bruxelles, d’un autre côté, concentre aux Par ailleurs, s’il est vrai que la Flandre a yeux d’une partie de la population flaman- «besoin de Bruxelles», Bruxelles a égale- de tous les aspects négatifs de la ville. La ment «besoin de la Flandre», comme le fait perception négative de Bruxelles consti- remarquer le beleidsplan, le plan bruxellois tue l’exacerbation d’un sentiment «anti- adopté par le Gouvernement flamand en urbain» qui prévaut en Flandre. A l’origine mars 1997 (cité par Govaert, 1998): «que de ce sentiment anti-urbain on trouve les serait Bruxelles sans les travailleurs fla- mesures qui ont été prises par le pouvoir mands, les centres de décision politiques, – la bourgeoisie et l’Eglise – pour limiter la administratifs et économiques flamands, concentration ouvrière dans les grandes les écoles flamandes, les institutions fla- villes, dont l’expérience wallonne avait mandes, la radio et la télévision flaman- montré qu’elle favorisait la sécularisation de?». Les frontières régionales et le systè- et l’émergence de mouvements ouvriers. me institutionnel belge étant ce qu’ils sont, C’est en Flandre que cette politique de Bruxelles a surtout besoin du soutien finan- «disperser pour mieux régner», passant cier que la Flandre veut bien lui fournir. par des mesures favorisant la mobilité des travailleurs et le logement hors des villes, LA «STRATÉGIE FLAMANDE» À a été appliquée avec le plus de succès, BRUXELLES l’industrialisation y étant apparue plus tard (Kesteloot, 2001). Cette évolution a fait de Les politiciens flamands ont eu pour pré- la Flandre un univers de «petites villes». occupation constante, tout au long du Cette vision négative de la ville finit d’être vingtième siècle, de maintenir et de ren- relayée au sein de la population lorsque, forcer la présence et la représentation fla- crise économique et mondialisation mande à Bruxelles. Cette préoccupation aidant, elle devient le lieu de concentra- va dans le sens d’une meilleure prise en tion de la misère et de l’exclusion sociale. compte, à Bruxelles, des conditions parti- A Bruxelles, le ressentiment flamand à culières que la capitale d’un pays pluri- l’égard de la francisation et l’exacerbation lingue doit remplir (voir McRae, 1989). Elle des conflits communautaires viennent fait l’objet d’un certain consensus au sein s’ajouter à cette image déjà négative: de la classe politique flamande et se tra- «l’attitude anti-ville en Flandre (...) croît duit par des actions qui visent, en réaction avec la taille des villes et atteint un maxi- au processus de francisation à grande mum vis-à-vis de Bruxelles. Dans ce cas, échelle qui a pris place à Bruxelles, à y les relations communautaires viennent favoriser le «zelfrespect» des néerlando- renforcer ce sentiment» (Kesteloot, 2000, phones et à y relever le statut du néerlan- p. 79). dais (Witte, 1989, p. 77). Les points de Les Flamands de Bruxelles font constam- vue et les moyens mis en oeuvre diffèrent ment le grand écart entre la défense de cependant d'une orientation politique à leurs «spécificités flamandes» et celle de l'autre, une vision plutôt «communautaire» leurs «spécificités bruxelloises». Ils sont, étant défendue par les partis nationalistes en effet, deux fois en situation de margi- (avec, en bout de spectre, l'extrême-droi- nalité: dans leur ville (où ils représentent te du Vlaams Belang plaidant pour une 15% des habitants environ) et dans leur flamandisation radicale de Bruxelles), tan- Communauté (dont ils ne forment que 3%) dis que la dimension urbaine (d'une com- – contrairement aux francophones. Au slo- munauté bruxelloise multi-culturelle) est gan «Vlaanderen laat Brussel niet los(4)» souvent privilégiée au sein des partis pro- et aux stratégies flamandes qui prennent gressistes. en quelque sorte appui sur la communau- L'analyse du beleidsplan, un plan politique té néerlandophone de Bruxelles, répond adopté par le gouvernement flamand donc aussi la volonté, pour cette commu- (coalition socialistes – sociaux-chrétiens)

BELGEO • 2005 • 3 353 en 1997 et fixant les objectifs stratégiques dire principalement dans le domaine de de la politique flamande à Bruxelles l’enseignement et de l’accueil préscolai- (Govaert, 1998), permet d'appréhender re, et dans le domaine socioculturel. Dans les revendications et volontés actuelles du ces domaines le beleidsplan de 1997 pouvoir flamand, et la manière dont elles fixait encore les objectifs suivants: «le sont concrétisées. développement d’un réseau d’équipe- Ces actions prennent essentiellement ments néerlandophones de qualité (en trois formes, que l’on peut appeler, pour matière d’enseignement, d’aide à la peti- schématiser, politiques, culturelles, te enfance, dans le secteur des soins de démographiques. santé, des handicapés, des personnes L’axe «politique» de la politique flamande âgées, en matière culturelle)» ainsi que pour Bruxelles a, par le biais de négocia- «des mesures d’encouragement à l’usa- tions diverses au sein du pouvoir (voir ge du néerlandais à Bruxelles, cours de Govaert, 2000), permis de faire de langue, etc.» et «un renforcement de la Bruxelles une Région officiellement présence flamande dans les manifesta- bilingue, avec une représentation flaman- tions de rayonnement international orga- de garantie au sein des administrations nisées à Bruxelles» (Govaert, 1998). régionales. Les revendications flamandes Quant à la politique «démographique», il ont essentiellement porté – et portent s’agit des mesures prises dans le but encore actuellement – sur les exigences d’augmenter la population néerlandopho- de bilinguisme et de parité entre les deux ne de Bruxelles. Le beleidsplan fixe communautés linguistiques dans le but comme objectifs dans ce domaine «la d’établir l’«équivalence politique» du promotion de Bruxelles en Flandre» mais néerlandais (Witte, 1989). Les lois linguis- aussi «une amélioration de la qualité de la tiques allant en ce sens ont ouvert un cer- vie à Bruxelles» par différents moyens tain nombre de postes aux néerlando- (Govaert, 1998). phones et permis leur accession massive Au vu de ce qui précède, on comprend à la fonction publique, ce qui n’a pas été que les intérêts et objectifs de la sans provoquer certaines crispations Communauté flamande à Bruxelles et francophones (Kesteloot, 1989). Bruxelles ceux de la Région bruxelloise elle-même a également été désignée capitale de la se rejoignent bien souvent – celle-ci Vlaamse Gemeenschap, et est devenue ayant, par ailleurs, moins souvent que le siège principal de ses institutions celle-là les moyens financiers de pour- publiques. Le beleidsplan de 1997 préco- suivre ses objectifs. Pour cette raison, cet nisait encore «une application stricte de article n’ambitionne pas d’analyser un à la législation linguistique» et «un renfor- un les effets des stratégies politiques fla- cement de la participation flamande à la mandes. Certains aspects seulement de politique des communes et des CPAS cette politique sont évoqués ici, soit parce [centres publics d’aide sociale] bruxel- qu’ils pourraient jouer un rôle dans un lois» (Govaert, 1998). processus réel de «flamandisation» de la Mais la désignation de Bruxelles comme population, soit parce que, par la concré- capitale et l’application des lois linguis- tisation spatiale – donc visible – qu’ils tiques – aussi stricte qu’elle fût – n’y résol- impliquent, ils jouent un rôle dans la vent pas, à elles seules, le problème de la construction du «mythe de la flamandisa- représentation flamande. L’axe «culturel» tion». On s’intéressera donc, ici, principa- de la politique flamande a visé à rétablir lement aux aspects démographiques et cet aspect moins officiel du statut du culturels. néerlandais dans la capitale. En accédant à l’autonomie culturelle, par le biais de la L’ENJEU DE LA CULTURE création des Communautés (flamande et francophone), la Flandre a acquis la pos- Si l’aspect culturel de la stratégie flaman- sibilité de mettre en place ses propres de à l’égard de Bruxelles a surtout une institutions bruxelloises, unilingues, pour portée symbolique, il en est probable- les matières «personnalisables», c’est-à- ment l’aspect le plus visible. L’impression

354 Une «flamandisation» de Bruxelles? règne, en effet, que le monde de la cultu- phones et des touristes, rendre la re flamande à Bruxelles est particulière- Communauté flamande plus visible par le ment dynamique et bénéficie de moyens biais des bâtiments des institutions cultu- conséquents, et que cette situation trouve relles flamandes. En pratique cependant, des causes et des implications au niveau il faut constater que la programmation politique. des espaces culturels subsidiés par la La culture revêt, à notre époque, des Vlaamse Gemeenschap est loin d’être enjeux géopolitiques accrus, en particulier exclusivement flamande. Son ouverture dans les processus de construction des aux autres cultures semble être, en partie, identités territoriales (voir Delfosse, 2001). le fruit d’une volonté politique, mais les La valeur stratégique de la politique cultu- acteurs du monde culturel flamand ten- relle s’explique, en général et dans ce cas tent souvent, à leur tour, de se démarquer précis, par plusieurs raisons. Première- clairement d’une politique flamande uni- ment, si la langue est «à la fois socle et lingue et exclusive. C’est en effet dans le vecteur fondamental de la culture» et sert monde de la culture et de l’enseignement dès lors d’appui à la revalorisation cultu- que la coexistence, à Bruxelles, de deux relle (Brochot, 2001, p. 200), la relation est Communautés, essentiellement concur- réciproque: c’est par la culture (et par l’en- rentes tout en ayant les mêmes compé- seignement) qu’une langue peut être au tences, se révèle la plus inadaptée à la mieux diffusée et rendue visible, qui plus réalité. Les associations culturelles qui, est de manière valorisante, éducative, parce qu’elles se reconnaissent dans une amusante et/ou festive, et par là, d’autant culture bruxelloise «multiple», refusent de plus légitime. Deuxièmement, une poli- s’identifier exclusivement à l’une des tique culturelle passe entre autres par la deux communautés, connaissent d’im- création de services – qu’il s’agisse de menses difficultés financières étant services de proximité (bibliothèques, donné que les budgets culturels des centres culturels, écoles de musique, etc.) Communautés flamande et française «ne ou au rayonnement beaucoup plus large servent pas à soutenir une culture bruxel- (grandes salles de spectacles) – autant loise: ils soutiennent la juxtaposition de de lieux qui marquent le paysage, éven- deux cultures mono-identitaires oppo- tuellement de manière très forte. Dans le sées» (Maskens, 2000, p. 98). Les reven- cas d’un territoire où s’imbriquent plu- dications pour une meilleure prise en sieurs cultures et plusieurs pouvoirs com- compte, au niveau institutionnel, de la pétents en matière culturelle, ces lieux réalité multiculturelle bruxelloise viennent peuvent rendre visible, du même coup, la des acteurs culturels eux-mêmes (voir communauté concernée en symbolisant Minne et Pickels, 2003). L’immense majo- son ancrage dans l’espace urbain. Enfin, rité de ces acteurs de terrain sont en effet la culture est considérée, de plus en plus, demandeurs d’une plus grande coopéra- comme un des aspects de la qualité de la tion entre les deux Communautés, souhait vie et, en ce sens, comme un potentiel qui ne trouve que très peu d’échos dans facteur d’attraction. C’est à ce titre, et le monde politique: Bert Anciaux, le parce qu’elle est un symbole du dynamis- ministre flamand de la culture, a ainsi me d’une communauté, que la culture a déclaré récemment qu’«il n’y a dans ce également acquis un rôle déterminant pays aucune institution bicommunautaire dans la compétition inter-urbaine (voir qui marche» (Le Soir, 18 décembre Harvey, 2001). 2004), propos qui ont paru particulière- La promotion de la culture flamande à ment décourageants à tous ceux qui, Bruxelles a donc, concrètement, de mul- dans leurs actions quotidiennes, cher- tiples avantages: fournir une offre culturel- chent à développer de telles coopéra- le de qualité aux Bruxellois néerlando- tions transcommunautaires. De la même phones, rendre Bruxelles plus attractive manière, la mise en place d’un enseigne- pour les Flamands non bruxellois, ouvrir ment bilingue (pratiquement impossible à une fenêtre sur la culture flamande à l’at- Bruxelles, à l’heure actuelle) est un sou- tention des Bruxellois non néerlando- hait exprimé, en premier lieu, par les

BELGEO • 2005 • 3 355 parents d’élèves, qui contournent la mau- pour le public parce qu’elle permet une vaise volonté des politiciens en ce domai- offre large et diversifiée, mais en même ne en envoyant leurs enfants dans les temps elle «pénalise les collaborations écoles de l’autre communauté. «transcommunautaires», devient facile- La multiplication des pouvoirs compé- ment un obstacle à la coordination, [et] tents en matière culturelle pose problème voit le secteur des spectacles devenir elle aussi. Elle est un atout pour les malgré lui la courroie de transmission des acteurs culturels car elle signifie la multi- affrontements linguistiques et politiques» plication des sources de financement, et (Minne et Pickels, 2003).

ANALYSE EMPIRIQUE: LA «FLAMANDISATION»

UNE «FLAMANDISATION» DE LA POPU- temps de leurs études. C’est dans ce but LATION BRUXELLOISE? que l’a.s.b.l. flamande Quartier latin pro- pose des kots bon marché aux étudiants Parmi les nombreux moyens que s’est néerlandophones de Bruxelles et mettra donnés la Communauté flamande pour aussi bientôt, à disposition des nouveaux renforcer la présence flamande à diplômés, des studios convenant mieux à Bruxelles, apparaît la volonté d’élargir sa leur nouvelle condition. L’a.s.b.l. «base démographique». Il s’agit de rendre concentre ses efforts dans le centre-ville: Bruxelles plus attractive, d’un point de vue c’est dans le quartier délimité par le bou- résidentiel, aux yeux des Flamands de levard Anspach-Lemonnier et la partie Flandre. Cet objectif se superpose à la ouest de la petite ceinture qu’elle a volonté régionale d’augmenter la popula- acquis ses 18 immeubles (285 chambres tion bruxelloise afin d’élargir l’assiette fis- et studios, tous occupés) et compte créer cale de la Région, volonté qui s’exprime un véritable «quartier étudiant» (Quartier entre autres par une tentative de remétro- Latin, 2004). polisation de certaines activités écono- miques et un soutien implicite des pouvoirs Mais les efforts de la Vlaamse publics à la gentrification de certains quar- Gemeenschap – tout comme ceux de la tiers. La rénovation urbaine, supposée Région bruxelloise, d’ailleurs – n’y font augmenter l’attractivité résidentielle par le rien: ni les «primes de déménagement» biais à la fois de l’élargissement de l’offre proposées par certaines administrations résidentielle et de l’amélioration de la qua- flamandes à leurs fonctionnaires lité de la vie, représente également, dès (Govaert, 1998), ni l’intense campagne lors, un enjeu politico-linguistique (Van de promotion, déclinée sur les slogans Criekingen et al., 2001). «Brussel, groener dan verwacht», La «promotion de Bruxelles en Flandre» «Goedkoper dan je denkt»(5)... ne sem- est donc devenu un des axes majeurs de blent avoir d’effet réel. la politique flamande. Concrètement, ce En effet, ni l’analyse des résultats électo- sont des structures mises en place par la raux des listes flamandes, ni celle des Vlaamse Gemeenschap à cet effet, migrations entre la Flandre et Bruxelles ne comme Wonen in Brussel, Onthaal en laissent supposer une évolution positive Promotie Brussel et Quartier Latin, qui de la proportion de néerlandophones à s’attellent depuis quelques années à la Bruxelles. Ces deux indicateurs sont utili- tâche de rendre Bruxelles «Vlaams-aan- sés pour estimer cette proportion faute de trekkelijker», tâche délicate puisqu’elles mieux, en l’absence de données statis- doivent pour cela s’inscrire en faux contre tiques plus fiables. Il faut cependant avoir le sentiment anti-urbain évoqué plus haut. à l’esprit que les résultats électoraux Un des points forts de cette «promotion» témoignent plus d’un rapport de force passe par la volonté de maintenir à entre candidats que de la composition de Bruxelles, pendant leur vie professionnel- la population (voir Blaise, 2001), et que le, les étudiants flamands qui y habitent le les migrations de et vers la Flandre ne

356 Une «flamandisation» de Bruxelles? constituent pas forcément des migrations les chiffres de l’Institut National de de néerlandophones. Ces deux mesures Statistiques, confirme cette première s’avèrent fort utiles, cependant, pour étu- constatation. Elle montre un solde migra- dier des évolutions temporelles. toire négatif en permanence pour Le pourcentage de voix accordées aux Bruxelles (figure 2). Ce solde est même listes flamandes au scrutin régional des plus négatif pour la Flandre que pour la élections législatives est passé de 15,3% Wallonie, ce qui s’explique principale- en 1989, à 13,7% en 1995, 14,2% en ment par des émigrations plus nom- 1999, et 13,8% en 2004. Sur le long terme breuses. on ne peut parler d’une augmentation, Les évolutions sont d’ailleurs conjointes d’autant moins qu’en 1999 et en 2004, pour la Flandre et la Wallonie, et si l’on des partis flamands ont bénéficié d’un note une légère augmentation du solde certain nombre de voix francophones: le Flandre-Bruxelles dans la première partie Vlaams Blok (extrême droite flamande) a des années 90, il ne s’agit pas là d’une fait campagne en direction de ces élec- particularité flamande. Ces variations teurs et n’a pas de véritable concurrent dans le temps du solde migratoire et la francophone, et les partis démocratiques ressemblance entre les deux évolutions flamands ont également cherché à attirer s’expliquent principalement, en fait, par des électeurs francophones pour tenter des changements cycliques dans la de contrer le Blok (Blaise, 2001). conjoncture économique, lesquels se tra- duisent à leur tour par des variations dans L’analyse des migrations entre la Flandre les chiffres de la construction de loge- et Bruxelles depuis les années 80, selon ments (Willaert et al., 2000).

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émigrations vers la Flandre émigrations vers la Wallonie

solde Flandre-Bruxelles solde Wallonie - Bruxelles

Figure 2. Evolution du solde migratoire entre la Flandre / la Wallonie et Bruxelles. Source: INS

BELGEO • 2005 • 3 357 Puisqu’il s’agit ici de comparer les bilans l’évolution des bilans migratoires entre migratoires de francophones et de néer- ces différentes entités. Les résultats diffè- landophones, d’autres bilans ont aussi rent fort les uns des autres en termes été calculés pour éviter les biais liés à la absolus puisque la périphérie bruxelloise présence d’un grand nombre de franco- prend part pour plus de la moitié aux phones dans la périphérie bruxelloise, en échanges entre Bruxelles et les deux Région flamande. La même analyse a autres régions, mais en termes de bilans donc été faite: 1° entre Bruxelles et la pour Bruxelles les conclusions sont les Flandre sans les 18 communes où des mêmes. Les bilans sont toujours négatifs listes francophones et/ou bilingues se pour les échanges avec la Flandre – présentaient aux élections(6) (voir figure même s’ils le sont parfois moins que pour 1); 2° entre Bruxelles, la Flandre sans l’ar- la Wallonie – et ils ne montrent pas d’évo- rondissement de Hal-Vilvorde et la lution particulière au cours des 20 der- Wallonie sans l’arrondissement de nières années. Nivelles (ces deux arrondissements cor- respondant, grosso modo, à la périphérie En rapportant les migrations vers bruxelloise – voir figure 1); 3° entre le Bruxelles aux populations respectives «grand Bruxelles» (avec les arrondisse- des lieux de départ (figure 3), on obtient ments de Hal-Vilvorde et de Nivelles) et la une mesure de l’attractivité bruxelloise Flandre et la Wallonie sans les mêmes sur ces populations; celle-ci est en per- arrondissements(7). manence plus élevée pour les Wallons Le tableau 1 présente un récapitulatif de que pour les Flamands.

Flandre entière – Bruxelles Wallonie entière – Bruxelles

Bilan migratoire moyen annuel (pour 1000 habitants bruxellois) 1980-2002 -4,1 -2,9

Flandre sans les 18 communes à forte présence francophone – Bruxelles

Bilan migratoire moyen annuel (pour 1000 habitants bruxellois) 1989-2002 -1,5

Flandre sans Hal-Vilvorde – Wallonie sans Nivelles – Bruxelles Bruxelles

Bilan migratoire moyen annuel (pour 1000 habitants bruxellois) 1980-2002 -0,6 -0,7

Flandre sans Hal-Vilvorde – Wallonie sans Nivelles – grand Bruxelles grand Bruxelles

Bilan migratoire moyen annuel (pour 1000 habitants bruxellois) 1980-2002 -1,5 -1,8

Tableau 1. Récapitulatif de l’évolution des migrations. Source: INS

358 Une «flamandisation» de Bruxelles? C’est sur base de ce constat – la commu- de Wallonie. Pour appréhender les préfé- nauté néerlandophone de Bruxelles n’est rences résidentielles des Flamands et définitivement pas une communauté en Wallons nouvellement arrivés à Bruxelles, augmentation – que surgissent un certain on peut étudier les secteurs de résidence nombre d’interrogations: d’où vient le sen- des Bruxellois qui vivaient, un an avant le timent d’une présence flamande accrue à recensement, en Flandre ou en Wallonie. Bruxelles, et en particulier dans le centre La racine carrée (signée) de χ2, (valeur de la ville ? Cette supposée «flamandisa- observée – valeur attendue) / √valeur tion» est-elle plus symbolique que réelle? attendue, est comparée aux seuils de la Concerne-t-elle plutôt les institutions ou distribution normale centrée-réduite ayant les administrations que la population 5% de chances d’être dépassés, soit bruxelloise en tant que telle? Enfin, qui est ±1,96. Les valeurs attendues sont celles à la base de la construction de ce attendues en cas d’équirépartition, c’est- «mythe», puisque cela semble bien en à-dire si les Bruxellois récemment arrivés être un? de Flandre/de Wallonie étaient répartis de Les réponses à ces interrogations pas- la même manière que l’ensemble des sent toutes par la question de la visibilité Bruxellois. de la communauté flamande – en tant que groupe de population et en tant qu’institu- La figure 4 montre que les personnes arri- tion politique – à Bruxelles. vées de Flandre (sans les 18 communes mentionnées plus haut) sont concentrées UNE CERTAINE CONCENTRATION DES dans certains quartiers. Hormis la commu- IMMIGRATIONS FLAMANDES ne d’Ixelles (où l’on trouve les campus de l’Université Libre de Bruxelles et de la Vrije Les données des recensements de 1991 Universiteit Brussel), et le haut de et de 2001 permettent d’analyser l’attrac- Saint-Gilles qui attirent des immigrés venant tivité des différents quartiers bruxellois des deux Régions, et certains secteurs du sur les Bruxellois originaires de Flandre et nord-ouest de la Région où les néerlando-

0,4

0,35

0,3

0,25

0,2

0,15

0,1

0,05

0 1980 1985 1990 1995 2000

proportion (%) de la population wallonne migrant vers Bruxelles proportion (%) de la population flamande migrant vers Bruxelles

Figure 3. Migrations vers Bruxelles rapportées à la population des lieux de départ. Source: INS

BELGEO • 2005 • 3 359 phones sont traditionnellement plus nom- ment surreprésentés dans un grand breux (voir Logie, 1981) on constate une nombre de secteurs à Saint-Gilles, Ixelles, certaine concentration à l’intérieur du Etterbeek, Woluwé-Saint-Lambert. Pentagone. Les secteurs de l’ouest du On trouvait dans le Pentagone, en 2001, Pentagone montrent presque exclusive- un peu plus de 530 personnes récem- ment des surreprésentations flamandes. ment arrivées de Flandre, soit environ Les immigrés wallons sont, eux, spécifique- 11% du total pour Bruxelles, alors que

Alice Romainville

Figure 4. Surreprésentation des personnes qui habitaient en Flandre et en Wallonie un an avant le recensement. Source: INS

360 Une «flamandisation» de Bruxelles? parmi les immigrés wallons seuls 480, soit débuter leur vie professionnelle (Van der moins de 5%, habitaient le Pentagone. Haegen, 1989, p. 69). Ces migrations Par ailleurs cette concentration des immi- d’émancipation s’opposent aux autres grations flamandes dans le centre-ville types de migrations (d’élargissement du est récente, puisqu’on n’observait rien de ménage, de retraite) que connaissent les ce genre en 1981 (voir Logie, 1981). autres tranches d’âge et qui, toutes, Cette attractivité du quartier sur les délaissent la grande ville. jeunes néerlandophones depuis les années 80 a déjà été montrée par ailleurs Les «immigrés» flamands et wallons à (Vankeerberghen et Colard, 1985; Van Bruxelles ont aussi en commun une origine Criekingen, 1996; Thays, 2001). Son urbaine: en croisant les données du recen- importance doit, cependant, être relativi- sement sur la «résidence précédente» avec sée puisqu’elle s’appuie sur des effectifs une typologie des communes (Mérenne- relativement faibles: ces 530 immigrés fla- Schoumaker et al., 1999), on trouve que les mands représentent à peine plus d’1% de origines urbaines (communes faisant partie la population totale du Pentagone. Cette d’agglomérations) sont surreprésentées attractivité est également assez réduite pour les Wallons comme pour les Flamands en termes spatiaux: les secteurs qui sem- (49% des immigrations wallonnes, 52% des blent attractifs au sein du Pentagone sont immigrations flamandes). Si l’on tente d’ap- entourés de secteurs aux valeurs non procher le standing, on trouve que les com- significatives ou de secteurs plutôt munes d’origine des immigrés flamands et «répulsifs». Hormis cette concentration wallons ont un revenu médian proche du récente des immigrations flamandes dans revenu médian bruxellois. Cependant cer- l’ouest du Pentagone, le croissant pauvre tains des secteurs qui concentrent les immi- de la ville (qui suit, grosso modo, le tracé grations flamandes et wallonnes ont un du canal du nord de Bruxelles jusqu’à revenu médian sensiblement plus bas que en passant à l’ouest du ces communes d’origine, fait qui n’est pas Pentagone) continue, dans l’ensemble, étranger au processus de gentrification que d’être évité par les Belges s’installant à connaissent certains des quartiers Bruxelles. accueillant ces immigrés: quartier du Grand Sablon (est du Pentagone), quartier CARACTÉRISTIQUES DES IMMIGRÉS Dansaert (ouest du Pentagone) pour les FLAMANDS ET WALLONS À BRUXELLES immigrés flamands, haut (est) de Saint- Gilles pour les immigrés wallons (Thays, En analysant, à l’aide des données du 2001; Van Criekingen, 1996). recensement de 1991, les caractéristi- Ces «nouveaux Bruxellois» venus de ques des Flamands et Wallons immigrés Flandre ou de Wallonie constituent déjà, à Bruxelles, on peut en établir une sorte ainsi, un groupe remarquable à bien des de profil-type. Ceux-ci sont d’abord égards: jeunes, issus de communes jeunes: en 1991, parmi les Bruxellois qui urbaines, de standing relativement élevé, vivaient en Flandre ou en Wallonie un an en fin d’études supérieures ou en début auparavant, environ 60% avaient entre 20 de vie professionnelle, ils vivent bien sou- et 34 ans (contre 24% environ pour l’en- vent à proximité du centre, dans des semble des Bruxellois), et quasiment 30% quartiers en voie de gentrification. d’entre eux appartenaient à la seule clas- se d’âge 25-29 ans (contre 9% pour l’en- Plusieurs éléments se combinent donc semble des Bruxellois). Le gros des immi- pour rendre la présence flamande dans le grations depuis la Flandre et la Wallonie centre de Bruxelles, pourtant très restreinte est en effet constitué par cette tranche en termes quantitatifs, particulièrement d’âge. Ce phénomène est le résultat des visible. En effet, à la visibilité qu’acquiert migrations «de cycles de vie», par le biais d’emblée un groupe minoritaire facilement desquelles les jeunes adultes s’émanci- identifiable (par sa langue en l’occurrence), pent en gagnant la «grande ville», pour y s’ajoutent d’une part les caractéristiques poursuivre des études supérieures ou y socio-économiques particulières des

BELGEO • 2005 • 3 361 Bruxellois immigrés de Flandre Pentagone, espace d'intense activité cultu- (caractéristiques que l’on retrouve plus ou relle et commerciale, symbolique aux yeux moins à l’identique chez les immigrés de de l'ensemble des Bruxellois, devient Wallonie), et d’autre part la récente locali- aussi, de par les mutations qu'il a connues sation préférentielle d’une partie d’entre récemment, la vitrine d’une autre façon de eux au sein d’un espace jouissant lui-même vivre en ville, plus «branchée», plus d’une certaine visibilité. En effet, le flexible, plus chère.

LE «DYNAMISME CULTUREL» FLAMAND À BRUXELLES

LES BUDGETS CULTURELS DES Les dotations des deux Commissions com- COMMUNAUTÉS À BRUXELLES munautaires (Cocof – francophone – et VGC – flamande) par contre, évoluent à l’in- De quels moyens financiers bénéficient la verse des dépenses des Communautés. «culture flamande» et la «culture franco- Ces deux institutions sont également com- phone» à Bruxelles? pétentes en matière culturelle, et ont été La multiplication des niveaux de pouvoir mises en place pour permettre une certai- et des acteurs culturels institutionnels ren- ne autonomie à chacune des deux com- dent les comparaisons quasiment impos- munautés dans le cadre particulier de sibles, mais les estimations trouvées dans Bruxelles (Govaert, 1989). En pratique, la la littérature montrent que, globalement, VGC se présente un peu comme le «cheval la culture francophone bénéficie, à de bataille» de la politique culturelle fla- Bruxelles, d'investissements beaucoup mande à Bruxelles, et la dotation élevée plus conséquents que la culture flamande qu’elle reçoit de la Vlaamse Gemeenschap (six à deux fois plus, selon que l'on pren- est représentative de l’importance de la ne en compte les dépenses culturelles mission dont elle est investie. Alors que les des communes ou non – Govaert, 1989). deux dotations étaient équivalentes dans les années septante, la dotation de la VGC Au sein de chacune des deux Commu- a récemment fait un bond et vaut aujour- nautés, il est donné priorité à Bruxelles d’hui plus du double de celle de la Cocof dans la répartition des budgets, ce qui (Govaert, 1989; Ministère de la signifie que la part des investissements Communauté française, 2003; Moniteur culturels allant à Bruxelles est dispropor- belge). Il apparaît clairement que le pouvoir tionnée en regard de la part de la popula- de la VGC augmente et, par là, l’importan- tion vivant à Bruxelles. Ces clefs de répar- ce accordée par la Communauté flamande tition asymétriques se justifient par la aux Bruxellois néerlandophones en tant fonction de capitale de Bruxelles et la que communauté distincte du reste de la nécessité d’y créer et d’y entretenir des population flamande, mais aussi à la repré- infrastructures qui peuvent s’adresser à sentation flamande dans la capitale. Cette un public régional, national et même inter- asymétrie dans les dotations s’explique, national. Côté flamand, on y voit aussi globalement, par la volonté de redresser l’importance des services et activités une situation jugée injuste: les manque- s’adressant aux navetteurs, majoritaire- ments dans l’application des lois linguis- ment néerlandophones, mais aussi celle tiques visant à faire de Bruxelles une capi- de «l’image flamande» de Bruxelles tale réellement bilingue et l’importance, développée à l’intention des étrangers. Le jugée insuffisante, accordée à la culture fla- beleidsplan de 1997 préconisait, on l’a mande par les structures politiques régio- vu, «un renforcement de la présence fla- nales et communales ont poussé le pouvoir mande dans les manifestations de rayon- flamand à défendre ses intérêts par lui- nement international organisées à même, ce que sa bonne santé financière lui Bruxelles» (Govaert, 1998). permet.

362 Une «flamandisation» de Bruxelles? ANALYSE DE L’OFFRE CULTURELLE ner une idée des effets produits, dans le paysage culturel, par les investissements Ces différences dans la distribution des respectifs des deux Communautés. Les moyens financiers des Communautés pouvoirs publics francophones ont-elles une incidence concrète sur la (Communauté française et Cocof) de vie culturelle et ses acteurs? Ces moyens Bruxelles subventionnent environ la moitié sont-ils distribués de manière straté- des lieux et événements répertoriés. Les gique? Les investissements culturels du pouvoirs flamands (Vlaamse Gemeen- pouvoir flamand sont-ils spatialement schap et VGC) seulement le quart envi- concentrés? Pour répondre à ces ques- ron, ce qui représente cependant une tions, une liste a été dressée sur base du proportion assez conséquente si on la guide culturel Brussels 2004 (Fondation rapporte à celle de la population néerlan- pour les Arts à Bruxelles, 2003), reprenant dophone de Bruxelles. les principaux lieux proposant des activi- Seuls 11% des lieux et événements réper- tés culturelles (centres culturels, salles de toriés sont subventionnés par les deux spectacle, etc.) ainsi que les événements Communautés à la fois. Parmi les 44 lieux culturels (festivals, parcours, expositions et événements subsidiés par les pouvoirs temporaires). Cette liste est constituée flamands, la moitié est aussi subsidiée d’environ 180 lieux et 60 événements(8). par les pouvoirs francophones, tandis Les informations concernant les modes que la grande majorité des lieux et évé- de subvention de ces différents lieux et nements subsidiés par les pouvoirs fran- événements ont été recueillies auprès cophones ne le sont que par eux. On des pouvoirs publics, dans la littérature pourrait expliquer cela par le fait que les (Vincent et Wunderle, 2002; Minne et organisateurs néerlandophones ont Pickels, 2003) ou auprès des acteurs cul- besoin d’attirer un public francophone turels eux-mêmes. A Bruxelles, une activi- sous peine de ne pas remplir leurs salles, té culturelle peut être subsidiée par l’une cependant des endroits comme ou l’autre Communauté (très rarement l’Ancienne Belgique ou le Beurs- l’une et l’autre, pour les raisons évoquées schouwburg ont prouvé qu’ils n’ont pas plus haut), l’une ou l’autre Commission besoin des subsides francophones pour communautaire, les communes bruxel- mettre en place une programmation et loises, la Région de Bruxelles-Capitale, une promotion ouvertes à tous. Par l’Etat fédéral, un pouvoir privé ou encore contre, le monde de la culture francopho- une combinaison de ces différentes struc- ne à Bruxelles a certainement un caractè- tures. Les dépenses culturelles des com- re plus «exclusif», plus suffisant, que munes bruxelloises, comme pour l’ensei- celui de la culture néerlandophone, qui gnement communal, ont longtemps servi semble s’ouvrir plus, d’ailleurs, sur les et servent encore aujourd’hui, principale- autres cultures en général – mais encore ment au développement de la culture une fois, il peut s’agir d’une nécessité, ou francophone: une grande part des struc- d’une attitude spontanée liée à sa posi- tures culturelles que j’ai répertoriées tion minoritaire. comme subventionnées par leur pouvoir La figure 5 présente la cartographie des communal présentent une programma- lieux et événements culturels en fonction tion et une promotion exclusivement en des pouvoirs publics les subsidiant. Y français. Les dépenses culturelles de sont différentiées: les structures subsi- l’Etat fédéral, elles, sont très consé- diées par une Communauté linguistique à quentes mais très ciblées. Elles vont aux l’exclusion de l’autre Communauté; les grosses institutions dites «bi-communau- structures subsidiées par les deux taires» comme la Monnaie, le palais des Communautés; les structures subsidiées Beaux-Arts, les musées royaux. par des pouvoirs publics autres (fédéral La simple comparaison du nombre de belge, européen, étranger, régional, com- structures et d'événements culturels munal); les structures «privées» fonction- financés par la Communauté française et nant sur fonds propres ou grâce à des par la Vlaamse Gemeenschap peut don- sponsors ou du mécénat. La plupart des

BELGEO • 2005 • 3 363 Figure 5. Cartographie des lieux et évènements culturels. Source: Brussels 2004, investigations personnelles

364 Une «flamandisation» de Bruxelles? lieux et événements cumulant plusieurs Bruxelles sous un jour sympathique et sortes de subsides (des subventions attrayant. Dans le même ordre d’idées, le publiques et des sponsors – souvent des festival Boterhammen in de stad, organisé «partenaires médias»), la priorité a été au mois d’août et subsidié par les pou- donnée aux subsides communautaires, voirs publics flamands, propose des sauf dans le cas des grosses institutions concerts d’artistes flamands et néerlan- financées par le fédéral où les autres sub- dais «à la pause déjeuner», «pour prolon- ventions, en comparaison, font figure de ger les vacances entre deux bureaux» franc symbolique. (Fondation pour les Arts à Bruxelles, 2003). Il convient d’abord de constater la Le centre étant aussi le lieu qui concentre concentration extrême des activités cultu- l’activité touristique, spatialement restrein- relles dans le Pentagone. te à Bruxelles, cette concentration centra- Cette offre centrale très importante débor- le des activités culturelles flamandes a de néanmoins sur le haut d’Ixelles, Saint- aussi l’avantage de rendre la Gilles, Saint-Josse et . Ce Communauté flamande visible pour cet débordement est surtout le fait des struc- autre public cible: les touristes. tures francophones. Dans l’ensemble, les investissements cul- Un pôle de lieux subsidiés par le fédéral – turels flamands sont d’ailleurs plus une série de musées – s’observe par concentrés, spatialement, que les franco- ailleurs au . A l’intérieur du phones: 26 des 44 lieux et événements Pentagone il y a deux pôles importants subsidiés – entre autres – par les pouvoirs d’investissements culturels: la Grand- flamands, soit 60% environ, prennent Place et alentours, et les environs de la place à l’intérieur du Pentagone, contre place royale. Du côté de la Grand-Place 40% environ pour les structures subsi- ce dynamisme est surtout l’oeuvre d’ac- diées par les francophones. Cette teurs privés, qui tirent probablement pro- concentration est sans doute plus la fit de l’agitation touristique eux aussi. Sur conséquence de la dispersion de la et autour de la place royale, ce sont les population néerlandophone que de sa musées royaux (Arts ancien et moderne, concentration récente – et toute relative – cinémathèque, instruments de musique, dans le centre-ville: on comprend en effet etc). que, pour être accessible et visible pour Le secteur sud – sud-ouest du l’ensemble de la population néerlando- Pentagone, secteur le plus pauvre où vit phone de Bruxelles (et de la périphérie essentiellement une population immigrée, flamande), la meilleure localisation pour est, à l’inverse, culturellement désinvesti. ces structures culturelles soit le centre- ville. Le fait que les navetteurs flamands Les activités subsidiées par les pouvoirs constituent une partie du public cible, et francophones sont globalement disper- que la grosse majorité d’entre eux exerce sées partout ailleurs dans le centre-ville, leur emploi dans le centre-ville, n’est pas tandis que les activités subsidiées par les non plus sans rapport avec cette concen- pouvoirs flamands, beaucoup moins tration. Ce dernier point est bien illustré nombreuses, montrent une certaine par les activités proposées dans le cadre concentration à l’ouest du boulevard de Broodje Brussel, une initiative de Anspach – Lemonnier. Onthaal en Promotie Brussel, le service Il est intéressant de constater que l’anima- de tourisme et de promotion de Bruxelles tion culturelle «suit» en quelque sorte les (en Flandre) mis en place par la variations démographiques déjà consta- Communauté flamande. Broodje Brussel tées en analysant la résidence des immi- s’adresse spécifiquement aux navetteurs grés wallons et flamands: culture plutôt néerlandophones, et organise des activi- francophone dans le haut d’Ixelles et de tés, promenades et visites en semaine sur Saint-Gilles, plutôt flamande entre la le temps de midi. Les différents thèmes Bourse et le canal. A moins que ce ne abordés ont toujours pour but de montrer soient plutôt les évolutions démogra-

BELGEO • 2005 • 3 365 phiques qui suivent les investissements sente des pièces dans les deux langues culturels, les deux phénomènes s’addition- et en bruxellois), aucun théâtre ne reçoit nant probablement, selon le sens que pren- de subsides des deux Communautés à la nent les relations organisateur – pouvoir fois. Les efforts de rencontre entre les subsidiant: on sait que les grosses institu- deux communautés sont en effet, dans le tions culturelles font l’objet de choix straté- monde du théâtre, encore plus réduits giques de localisation pris au niveau poli- que dans les autres disciplines, malgré tique; de petites structures culturelles plus certaines initiatives isolées, surtout du «spontanées» peuvent par contre faire une côté flamand, de traduction ou de sur- demande de subside après installation. titrage (Minne et Pickels, 2003). Une analyse plus poussée révèle cer- Le cas des lieux culturels «alternatifs» – taines différences selon la nature des définis par le guide Brussels 2004 lieux culturels étudiés. comme des lieux plutôt jeunes, dyna- Bruxelles ne compte par exemple que 5 miques, favorisant l’expérimentation, la théâtres flamands pour plus de 30 multiculturalité et l’expérimentation – est théâtres francophones, soit une propor- particulier: un tiers d’entre eux sont sub- tion de moins de 15%, beaucoup moins sidiés par les deux Communautés à la que pour les lieux culturels pris dans leur fois. Ce qui rend cette proportion remar- ensemble. Cette particularité est bien sûr quable, c’est la difficulté, déjà évoquée liée à la langue, quasiment indissociable plus haut, que représente le fait d’être de la discipline théâtrale. Si deux théâtres ainsi «linguistiquement asexué», étant bruxellois reçoivent des subsides non- donnés les obstacles concrets que communautaires (la Monnaie, qui donne posent chacune des deux Communautés de l’opéra, et le théâtre Toone, qui pré- à de telles initiatives.

LES INFRASTRUCTURES FLAMANDES À BRUXELLES: DEUX «PATRONS» DE RÉPARTITION

Les localisations de services et d’infra- d’une couverture de l’espace régional la structures flamands semblent, en géné- plus régulière possible. L’analyse de la ral, mieux «réfléchies» et mieux mises en localisation des écoles primaires, par valeur du côté flamand que du côté fran- exemple, s’est révélée très parlante (figu- cophone – ou même que du côté régio- re 6): là où la francisation a été la plus nal. Cela tient en partie aux moyens plus intense – et en particulier dans les com- conséquents dont dispose, dans l’en- munes qui ont été pour un temps des semble, la Communauté flamande. Mais bastions du FDF (Front Démocratique des on comprend aussi aisément que, la fran- Francophones – parti de centre-droite cisation de Bruxelles n’ayant pas laissé francophone) – les écoles communales de «quartier flamand» mais bien une néerlandophones ont été fermées par population néerlandophone tout à fait dis- manque d’élèves, ce qui a pour résultat persée dans l’ensemble de la Région, les qu’actuellement, bien des communes services s’adressant à cette population bruxelloises (Schaerbeek, Ixelles, Saint- doivent être localisés avec un certain soin Gilles, Watermael-Boitsfort, entre autres) s’ils veulent bénéficier d’une efficacité et n’organisent tout simplement pas d’ensei- d’une visibilité suffisante. gnement en néerlandais. Le réseau Deux logiques de localisation apparais- d’écoles communautaires (organisé par sent alors: «l’omniprésence» et la la Vlaamse Gemeenschap) se superpose, concentration. Pour les services qui lui, à ce réseau communal en en com- nécessitent une certaine proximité avec la blant les lacunes. L’un dans l’autre (sans population, il s’agit d’une logique que l’on compter le réseau confessionnel, qui est pourrait appeler «d’omniprésence». Dans le plus dense), la Communauté flamande ce cas les efforts de la Communauté fla- a maintenu un réseau assez dense mande vont visiblement dans le sens d’écoles primaires néerlandophones,

366 Une «flamandisation» de Bruxelles? Figure 6. Réseau d’écoles primaires néerlandophones à Bruxelles.

même là où celui-ci était fortement mis en répartition des centres culturels franco- danger. La répartition comparée des phones (surreprésentés dans les com- centres culturels flamands et franco- munes aisées du sud-est, alors que plu- phones (revoir la figure 5) illustre égale- sieurs communes en sont dépourvues). ment cette volonté de maintenir un L’autre logique de localisation concerne «réseau» relativement dense: la régularité les infrastructures qui doivent avoir un dans la localisation des gemeenschaps- certain rayonnement et qui ont besoin centra (un par commune, y compris dans d’un public d’une certaine ampleur pour les 3 ex-communes du nord de Bruxelles) fonctionner avec un rendement suffisant. montre clairement que celle-ci a fait l’ob- On observe plutôt, alors, une logique de jet d’une réflexion globale. Elle s’oppose concentration, avec souvent un effort à la forme plus anarchique que prend la accru de visibilité, ce qui amène logique-

BELGEO • 2005 • 3 367 ment ces structures à se localiser dans le la visibilité dans le centre s’explique aussi centre de la ville. C’est le cas pour toutes par le fait que les navetteurs, comme on les structures culturelles d’une certaine l’a vu, mais aussi les Flamands de passa- importance, ainsi que pour les institutions ge à Bruxelles, constituent la principale politiques (dont la localisation et l’archi- cible des efforts de «promotion de tecture, en général prestigieuses, Bruxelles» menés par la Communauté fla- contrastent avec celles de certaines mande. Pour eux, mais aussi pour les tou- autres entités fédérées qui manquent par- ristes, les «eurocrates» et les Bruxellois ticulièrement de visibilité – pensons à la allochtones, il ne suffit pas pour la Cocof à Schaerbeek ou à la Région Communauté flamande de prendre des bruxelloise rue du Lombard). Cette initiatives à Bruxelles, mais aussi de les concentration des investissements et de rendre visibles.

CONCLUSION

A l’étude des résultats électoraux comme Un autre aspect essentiel de la visibilité de à celle des migrations entre la Flandre et la Communauté flamande est constitué par Bruxelles, la conclusion s’impose que la la forme que prend sa présence institution- communauté néerlandophone de nelle: les budgets culturels importants per- Bruxelles n’est pas en augmentation. Du mettent une activité assez remarquable point de vue démographique donc, rien dans ce domaine, puisque quasiment un ne permet de parler d’une «flamandisa- quart des structures culturelles recensées tion»; le seul processus remarquable que sont subsidiées par les pouvoirs publics Bruxelles connaît en termes de popula- flamands; d’autre part la cartographie des tion, c’est un afflux constant d’étrangers, lieux et événements culturels montre une seule population pour laquelle le solde certaine concentration de ces structures migratoire est nettement positif, tandis flamandes dans le centre-ville; enfin, les qu’il reste négatif pour les échanges avec bâtiments institutionnels flamands – poli- les deux autres Régions belges. tiques comme culturels – bénéficient sou- vent d’une localisation et d’une architectu- Cette première constatation constitue un re prestigieuses, bien réfléchies, ce qui les point de départ pour une série de ques- rend particulièrement remarquables dans tionnements, dont la réponse a trait à la le paysage bruxellois. visibilité de la présence flamande à A ce stade il est permis de juger de l’am- Bruxelles. En effet, comment expliquer le pleur véritable qu’a cette supposée «fla- sentiment ambiant d’une présence fla- mandisation» de Bruxelles: elle est, à mande accrue à Bruxelles, alors que le mon sens, tout à fait minime. Un nombre de néerlandophones bruxellois ensemble de facteurs, cependant, en fait ne cesse de diminuer? un phénomène remarquable, susceptible de marquer les esprits – et de susciter Une étude plus approfondie des migra- l’enthousiasme des uns et la crainte des tions entre la Flandre, la Wallonie et autres. En premier lieu, cette visibilité est Bruxelles montre une certaine concentra- recherchée par la Communauté flamande tion des immigrations flamandes au sein pour ses actions et ses institutions. L’autre du Pentagone, principalement dans les facteur d’importance, c’est la «coloration environs de la Bourse et du Sablon, tandis linguistique» qu’a prise la gentrification que les immigrations wallonnes sont d’une partie du centre-ville, un espace concentrées dans le haut de Saint-Gilles déjà visible et symbolique en soi. et d’Ixelles. L’analyse de certaines des Parmi les facteurs moins tangibles qui ali- caractéristiques des immigrés flamands et mentent ce «mythe de la flamandisation», wallons a dégagé un profil assez proche il faut principalement relever les réactions de celui du «gentrifieur» bruxellois. francophones aux deux éléments déjà

368 Une «flamandisation» de Bruxelles? mentionnés, et le discours qui accom- quartiers en voie de gentrification. pagne ces réactions. Celles-ci, qui sont Cette vision alarmiste est alimentée, à son souvent craintives, ne sont pas sans rap- tour, par la manière peu prudente qu’ont port avec certains aspects socio-écono- les médias de traiter le sujet, mais aussi miques de la question. Ainsi, au cours du par l’habitude qu’ont certains politiciens vingtième siècle, chaque pas fait dans le de verser dans le discours «communau- sens d'une meilleure application des lois tariste»: au niveau bruxellois comme au linguistiques signifiait pour les franco- niveau national, ce discours qui a tendan- phones des opportunités d'emplois et ce à rejeter la faute sur l’autre commu- des privilèges en moins. En effet, les exi- nauté permet à ceux qui le tiennent de gences de bilinguisme pour de nombreux renforcer leur position au sein de leur postes ont toujours profité en premier lieu propre communauté tout en évitant, bien aux néerlandophones, chez qui le bilin- souvent, de s’atteler à d’autres problèmes guisme est beaucoup plus courant – la plus embarrassants. Les caractéristiques pratique correcte du néerlandais étant du système institutionnel bruxellois renfor- limitée, pour beaucoup de francophones, cent encore ce phénomène. par des méthodes d'enseignement peu efficaces et ce que beaucoup appellent L’ampleur de la «flamandisation», donc, un «blocage» psychologique (voir est à relativiser. Elle a en effet fort peu Mettewie, 1998). L'apparition d'une élite d’importance face aux autres processus néerlandophone à Bruxelles est en partie que Bruxelles connaît, ceux-là de maniè- liée à cette meilleure maîtrise des deux re constante depuis plusieurs dizaines langues nationales: aujourd'hui, d'après d’années: si une partie des immigrations les estimations, 90% des chômeurs flamandes sont concentrées dans le bruxellois (constituant 22% de la popula- Pentagone, les Belges continuent, globa- tion) sont unilingues francophones (Le lement, à quitter Bruxelles pour sa péri- Soir, 26 mars 2004). Les craintes franco- phérie. De la même manière, la place phones et l'apparition de cette «élite» accordée au néerlandais et à la culture néerlandophone jouent ainsi un rôle de flamande à Bruxelles semble s’être amé- premier ordre dans la construction du liorée ces dernières années, mais ce sont «mythe de la flamandisation»: dans un surtout les populations étrangères, et les contexte de chômage persistant et de cultures qu’elles apportent, qui prennent crise du logement, la venue – réelle ou de plus en plus d’ampleur à Bruxelles. Le supposée – d'une nouvelle population clivage flamand-francophone, qui alourdit plus riche et mieux placée sur le marché la politique bruxelloise et manque de du travail peut avoir des côtés mena- considération pour la réalité à laquelle il çants, surtout pour les populations les s’applique risque de devenir, en consé- plus précarisées qui vivent dans des quence, de plus en plus inopérant.

BELGEO • 2005 • 3 369 BIBLIOGRAPHIE

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(1) «Jonge Vlamingen huren of kopen weer linguistiques » et de 12 autres communes een woning in Brussel». flamandes: , , , (2) «… de nieuwe aantrekkingskracht die de , , , , stad op jonge Vlamingen uitoefent» (10 , Sint-Pieters-Leeuw, , décembre 2003); « Ja, Brussel is weer hip et . Pour faire cette ana- bij jonge Vlamingen. Maar die inwijkelin- lyse des données par commune étaient gen… » (26 mars 2004). nécessaires, ce qui explique que la période (3) Maskens (2000, p.106) mentionne «cet analysée ne commence qu'en 1989. absurde extrême qui a amené la Région de (7) Les migrations vers le «Grand Bruxelles» ont Flandre à installer sa capitale dans une été analysées aussi car pour ce qui est des région voisine!». migrations il peut paraître peu légitime de (4) «La Flandre ne lâche pas Bruxelles». séparer Bruxelles de sa périphérie: d’abord, à (5) «Bruxelles, plus verte que prévu», «moins cause de l’intensité des échanges entre ces cher que ce que tu crois». deux espaces, lesquels peuvent être assimi- (6) Aux élections communales de 1994. Il lés à des mouvements intra-urbains (Van der s’agit des 6 communes dites «à facilités Haegen, 1991); ensuite pour tenir compte du fait que 55% environ des emplois bruxellois

BELGEO • 2005 • 3 371 sont occupés par des gens habitant en péri- dissements choisis ne constituent qu’une phérie, et que ce mouvement de navette a approximation de la périphérie, et que les une grande importance pour la présence fla- échanges entre la Flandre et le «Grand mande à Bruxelles; enfin, car on sait que des Bruxelles» sont tirés vers le haut par ceux de stratégies pour renforcer la présence flaman- l’arrondissement de Louvain, dont une partie de existent également en périphérie, prenant constituent également des échanges intra- la forme d’une lutte contre la «francisation». urbains. Etudier l’attractivité du «Grand Bruxelles» (8) Cette liste n’est bien sûr pas exhaustive, permet de tenir compte des relations et res- mais elle reprend les activités les plus semblances entre ces deux espaces. Il faut visibles, celles qui attirent le plus de cependant tenir compte du fait que les arron- public.

Alice Romainville IGEAT Université Libre de Bruxelles [email protected]

manuscrit déposé en février 2005; révisé en mai 2005

372 Une «flamandisation» de Bruxelles?