Une «Flamandisation» De Bruxelles?

Une «Flamandisation» De Bruxelles?

Une «flamandisation» de Bruxelles? Alice Romainville Université Libre de Bruxelles RÉSUMÉ Les médias francophones, en couvrant l'actualité politique bruxelloise et à la faveur des (très médiatisés) «conflits» communautaires, évoquent régulièrement les volontés du pouvoir flamand de (re)conquérir Bruxelles, voire une véritable «flamandisation» de la ville. Cet article tente d'éclairer cette question de manière empirique à l'aide de diffé- rents «indicateurs» de la présence flamande à Bruxelles. L'analyse des migrations entre la Flandre, la Wallonie et Bruxelles ces vingt dernières années montre que la population néerlandophone de Bruxelles n'est pas en augmentation. D'autres éléments doivent donc être trouvés pour expliquer ce sentiment d'une présence flamande accrue. Une étude plus poussée des migrations montre une concentration vers le centre de Bruxelles des migrations depuis la Flandre, et les investissements de la Communauté flamande sont également, dans beaucoup de domaines, concentrés dans le centre-ville. On observe en réalité, à défaut d'une véritable «flamandisation», une augmentation de la visibilité de la communauté flamande, à la fois en tant que groupe de population et en tant qu'institution politique. Le «mythe de la flamandisation» prend essence dans cette visibilité accrue, mais aussi dans les réactions francophones à cette visibilité. L'article analyse, au passage, les différentes formes que prend la présence institutionnelle fla- mande dans l'espace urbain, et en particulier dans le domaine culturel, lequel présente à Bruxelles des enjeux particuliers. MOTS-CLÉS: Bruxelles, Communautés, flamandisation, migrations, visibilité, culture ABSTRACT DOES «FLEMISHISATION» THREATEN BRUSSELS? French-speaking media, when covering Brussels' political events, especially on the occasion of (much mediatised) inter-community conflicts, regularly mention the Flemish authorities' will to (re)conquer Brussels, if not a true «flemishisation» of the city. The arti- cle tries to clarify this question empirically, using different «indicators» on the Flemish presence in Brussels. The analysis of migration moves between Flanders, Wallonia and Brussels over the last 20 years shows the Dutch-speaking population in Brussels is not on the increase. Consequently, other elements have to be found to explain this feeling of a growing Flemish presence. A deeper study of migrations shows a concentration of migrations from Flanders in Brussels centre. This is also true of Flemish Community investments in a range of fields. Rather than a true «flemishisation» of Brussels, one can note a growing visibility of the Flemish community, not only as a population group but also as political institution. The «flemishisation myth» takes root in this increased visibil- ity, but equally in French speakers' reaction to this visibility. The article also examines the different forms the Flemish institutions’ presence can take in the urban space, particu- larly in the cultural field, which in Brussels represents meaningful stakes. KEY WORDS: Brussels, Communities, «flemishisation», migrations, visibility, culture BELGEO • 2005 • 3 349 INTRODUCTION ’actualité bruxelloise est, régulièrement, En traitant le sujet de manière subjective, Lponctuée par des «affaires» où s’oppo- voire revendicative ou alarmiste, et en sent la Communauté flamande et la particulier lorsqu’il est question d’une Communauté française. Ces affaires pren- nouvelle «implantation flamande» dans nent la forme d’une sorte de «lutte d’in- la ville, ces médias font souvent l’amalga- fluence» où l’on se bat, au niveau politique, me hasardeux entre volonté politique et pour maintenir ou acquérir une position de phénomènes réels. Il est permis de croire, force, une visibilité, une représentation poli- par exemple lorsque Le Soir (20 janvier tique. Le financement de Flagey (presti- 1999) annonce que «l’apparition du gieux lieu de spectacle à Ixelles), par Kladara! (...) termine presque la flamandi- exemple, a récemment fait couler beau- sation du centre historique de notre ville», coup d’encre: la Communauté française qu’il s’agit d’une véritable (re)conquête, tardant à mettre la main au portefeuille pour dont on ne sait quelles sont les implica- subventionner le lieu, le ministre flamand tions en termes de population. Le même de la culture, Bert Anciaux, proposa un journal dénonce ailleurs (le 14 mars 2001) financement massif du lieu par la la «volonté politique flamande de s’empa- Communauté flamande, exigeant en retour rer du centre de Bruxelles grâce aux que le conseil d’administration soit en majo- charmes de la culture», ou encore la fla- rité composé de néerlandophones. L’affaire mandisation du quartier de l’Alhambra Flagey faisait elle-même écho à celle qui (nord-ouest du Pentagone) (16 novembre entoura, en 2001, le rachat du 2004). Kladaradatsch, un cinéma désaffecté situé Etrangement, la même évolution est par- en plein centre-ville. Les deux fois sous-entendue du côté flamand – non Communautés se disputèrent, plusieurs plus sous l’angle de la conquête, mais semaines durant, la propriété du bâtiment, sous celui d’un attrait nouveau. Il s’agit la polémique allant finalement se régler en plutôt, ici, d’un discours volontariste: les justice, au bénéfice des francophones. brochures éditées par la Vlaamse Récemment aussi, en mars 2004, quelques Gemeenschap annoncent que «de députés flamands, constatant le succès jeunes Flamands louent ou achètent de grandissant des écoles flamandes de nouveau une habitation à Bruxelles(1)»; Bruxelles auprès des francophones (moins l’hebdomadaire Brussel Deze Week de la moitié des enfants inscrits dans ces évoque fréquemment, lui aussi, un «nou- écoles ont des parents flamands), propo- vel attrait» exercé par Bruxelles sur les sèrent un décret visant à accorder la priori- jeunes Flamands(2). té, dans ces écoles, aux familles «parlant le néerlandais dans la vie de tous les jours». En ce qui concerne la présence flamande Ce projet suscita la colère de certains poli- à Bruxelles, il semble ainsi opportun de ticiens francophones, qui en appelèrent à s’atteler à une réflexion basée sur une la «libre circulation des personnes» inscrite analyse plus objective. Cela implique dans le droit européen. également de définir un éventuel proces- A la faveur de ces «mini-conflits», média- sus de «flamandisation» de manière plus tisés à l’excès, les médias francophones précise. Cet article présente les résultats relaient – tout en contribuant à le créer – d’un travail d’analyse empirique, mené un sentiment qui semble dominer auprès dans le but de vérifier ou non l’existence des francophones bruxellois, celui d’une d’un tel processus. A l’aide de quelques présence flamande accrue à Bruxelles. indicateurs choisis comme les résultats 350 Une «flamandisation» de Bruxelles? électoraux, les migrations, l’offre et les visibilité est en partie liée à la récente budgets culturels, il montre qu’un tel pro- concentration des immigrants flamands cessus de «flamandisation» tient bien dans le centre-ville, mais aussi aux efforts plus du mythe que de la réalité. La popu- déployés par la Vlaamse Gemeenschap lation néerlandophone de Bruxelles n’est, pour renforcer sa présence dans la ville, en effet, pas en augmentation. Il s’obser- et à la forme que ces efforts prennent ve en revanche une augmentation de la dans l’espace urbain. D’autres éléments visibilité de la communauté flamande, en plus subjectifs, on le verra, contribuent à tant que groupe de population mais sur- l’existence de ce «mythe de la flamandi- tout en tant qu’institution politique. Cette sation» (Romainville, 2004). MISE EN CONTEXTE: LA PRÉSENCE FLAMANDE À BRUXELLES BRUXELLES DANS LE CADRE BELGE sion de l’aire urbaine bruxelloise (agglo- mération, banlieue et zone de navetteurs) Les efforts menés à Bruxelles, capitale- bien au-delà des frontières de la Région, région de la Belgique fédérale, dans le débordant à la fois sur la Région flaman- but d’y renforcer la présence flamande, de et sur la Région wallonne. Les fron- sont principalement l’oeuvre de la tières politiques de Bruxelles sont en effet Vlaamse Gemeenschap, entité née de la particulièrement étriquées en regard de fusion de la Région flamande (espace sa population et de son importance éco- formé par les cinq provinces du Nord du nomique et politique, ce qui en fait une pays) et de la Communauté flamande des villes-régions les plus petites (ensemble – non circonscrit spatialement d’Europe. – des Belges s’exprimant en langue néer- L’analyse des migrations de et vers landaise) (voir figure 1). La Vlaamse Bruxelles montre que Bruxelles continue à Gemeenschap est compétente, à se vider de ses habitants belges au profit Bruxelles, pour les matières dites «per- de sa périphérie, le solde de la région sonnalisables» (c’est-à-dire liées à la per- n’étant légèrement positif que grâce à un sonne et à la pratique de la langue), afflux constant d’étrangers: le solde matières pour lesquelles est aussi com- migratoire avec l'étranger est de + 12 000 pétente la Communauté française personnes environ par an (Van Criekin- (ensemble – non circonscrit spatialement gen, 2003). – des Belges s’exprimant en langue fran- Bruxelles se présente ainsi comme une çaise). La gestion de la Région de ville cosmopolite sur laquelle est plaqué Bruxelles-Capitale est donc partagée le clivage belge franco-flamand. Ce sys- entre, pour les compétences régionales, tème «une Région, deux Communautés», le gouvernement régional bruxellois et, s’il a parfois permis de protéger la minori- pour les compétences communautaires té néerlandophone de Bruxelles, se révè- (matières «personnalisables»), les gou- le dans certains domaines particulière- vernements de la Communauté française ment inadapté à la réalité bruxelloise. Il et de la Vlaamse Gemeenschap. contribue, associé à la taille réduite de la Spatialement, la Région de Bruxelles- Région, à faire de sa gestion efficace une Capitale est enclavée au sein de la entreprise particulièrement malaisée. Région flamande, mais se trouve à quel- ques kilomètres de la Région wallonne, BRUXELLES DANS LE CADRE FLAMAND troisième région du pays (constituée par les cinq provinces du sud).

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