Nouvelle formule - RD € F: 9,90 € - 682 L 11187 Sondage Exclusif Laïcité • 9,90 2021 • Mars

• 9,90 2021 ? • Mars else what • Laïcité, DDV • Le Laïcité,

n°682 • Trimestriel n°682 what else ? n°682 • Trimestriel n°682 Dossier Chems-Eddine Corinne laïcité Hafiz Narassiguin Sondage Recteur de la Parti socialiste grande Mosquée de Les lycéens « J’appelle la et la laïcité gauche à s’affirmer (Le DDV / IFOP « Un islam sans sur sa vision / Licra) équivoque au sein républicaine de la République » universaliste » HG2703_1Q_. 16/02/21 15:36 Page1 Le mot du président Laïcité chérie, combats avec tes défenseurs !

a laïcité n’est pas gravée au fronton des mairies. groupes définis par des appartenances, des origines, des reli- Elle n’appartient pas à la devise républicaine. Elle gions, des cultures. À ce jeu des subdivisions, la liste est aussi y aurait pourtant sa place, aux côtés de la liberté, longue que l’infinité du nombre Pi et les possibilités d’enferme- de l’égalité, de la fraternité, tant il est vrai qu’elle ment de l’individu dans une différence ou un particularisme le irrigue, chaque jour, notre société. Alors qu’elle sont bien davantage. a été instituée dans nos principes et dans notre Il nous faut assumer d’être les défenseurs infatigables de l’uni- droit pour nous réunir, elle n’a sans doute – et je le versalisme et refuser de congédier notre idéal au motif qu’il déplore – jamais autant divisé. Le sujet est devenu hautement a des adversaires tenaces, obstinés, nombreux, voire armés. Linflammable. À sa simple évocation, on voit surgir à l’horizon Mais ce combat exige de la patience et du sang-froid. Il serait le front de ses contempteurs, dans un camaïeu de nuances en effet dangereux de céder aux sirènes identitaires qui, depuis qui va du dubitatif crédule, prêt à habiller la laïcité d’épithètes l’extrême droite, tentent de nous détourner de la trajectoire démissionnaires, à l’intégriste farouche qui entend bien lui faire républicaine et qui comptent bien, pour y parvenir, profiter des la peau. mauvais courants générés par la houle communautariste. Sur- Au-delà des polémiques, il y a deux visions de la société qui tout, ce combat n’est pas un affrontement entre dieux aux cimes s’affrontent dans ce débat et dont les racines sont anciennes : de l’Olympe. Il est là, sous nos yeux, dans la vie quotidienne : l’universalisme et le communautarisme. La première trouve sa dans nos écoles, dans nos entreprises, dans nos rues, dans nos source dans les Lumières, dans cette lente émancipation des clubs sportifs, dans nos universités. Il a pour l’heure un visage : écritures révélées, passées au tamis de la raison et de la liberté celui de la lutte contre l’islamisme. Il a une réalité : celle de ces offerte à chacun d’y souscrire ou non. Elle repose sur la Nation, femmes qu’on asservit dans un état de minorité inacceptable, ce pacte commun, ce socle partagé de valeurs, de principes et de ces enfants qu’on déscolarise pour les endoctriner, de ces de règles. Il est, chacun le sait, bien davantage que la simple jeunes à qui l’on explique que la laïcité serait « islamophobe », addition des intérêts particuliers. C’est une vision qui confère à de ces juifs que l’on assassine dans une épicerie pour sacrifier à l’individu, dans cet ensemble, une capacité à s’accomplir selon l’antisémitisme de Daech… Ce combat, il a le visage de Samuel ses choix et son libre arbitre. C’est un cadre dans lequel chacun Paty, un simple professeur décapité par un islamiste devant le n’est défini que par ce qu’il est, un citoyen, « libre de s’inventer collège où il enseignait la liberté et où il voulait faire de chaque soi-même », pour reprendre les mots d’Henri Peña-Ruiz. élève un citoyen éclairé. La seconde trouve sa source, en défini- En recevant à l’Hôtel de ville de Paris, le tive, dans notre Ancien Régime, lorsque 8 octobre 2012, le prix de la laïcité, Charb la communauté d’appartenance primait déclarait : « J’ai moins peur des extrémistes sur l’individu, quand la foi – ou l’absence religieux que des laïques qui se taisent. » de foi –, déterminait ad vitam votre vie, Les ennemis de la laïcité l’ont fait taire le votre place dans la société et votre poids 7 janvier 2015. Il nous incombe le devoir politique. C’est une vision où la commu- de ne pas nous taire, de reprendre le sil- nauté d’appartenance dispose de règles lon tracé par les Lumières pour combattre propres, en dehors des règles générales, où les prétentions politiques des religions et les corps intermédiaires étouffent la liberté garantir aux individus la liberté absolue de politique d’un individu aliéné à leur tutelle. conscience, avec pour seule limite l’inter- Dans cette vision, il n’y a plus, en défini- diction, elle aussi absolue, d’opprimer une tive, de nation possible mais un archipel de autre conscience. nations qui se disputent entre elles le droit d’être les victimes des autres. Il y a dans ce cas d’espèce cette revendication historique Mario Stasi, à rendre notre République divisible en président de la Licra stephane vaquero

DDV mars 2021 3 Sommaire en bref 06 Le DDV en parle / Dans le prétoire • Justine Mattioli Lettre à Bernard n°682 / mars 2021 08 Ascenseur pour les fachos • Stéphane Nivet Tribune • Fondateur : Bernard Lecache 09 Seuls la clarté intellectuelle et le courage politique sauveront la laïcité • Michaël Delafosse • Directeur de la publication : grand entretien Mario-Pierre Stasi 10 Chems-Eddine Hafiz : « Un islam sans équivoque au sein de la République » • Rédacteur en chef : Emmanuel Debono Actualités • Secrétaire de rédaction : Justine Mattioli 14 Le double discours de l’Observatoire de la laïcité • Alain Barbanel • Ont participé à ce numéro : 16 Faits religieux : l’entreprise à la peine • Georges Dupuy Arthur Loubatié, Justine Mattioli, Stéphane 20 Rendez-vous politique avec Corinne Narassiguin Nivet, Michaël Delafosse, Philippe Foussier, Alain Barbanel, Georges Dupuy, Emmanuel 24 La laïcité, fétiche de la République ? • Alain Lewkowicz Debono, Alain Lewkowicz, Hamit Bozarslan, 28 Hamit Bozarslan : « Reconnaître une autonomie administrative du Haut-Karabakh » Manuel Diatkine, Audrey Kichelewski, Laurent 30 Brésil : faut-il brûler la « démocratie raciale » ? • Manuel Diatkine Joly, Valérie Igounet, François Rachline, Xavier 32 Génocide des Tutsi : 50 nuances de négationnisme • Stéphane Nivet Gorce, Dominique Schnapper, Patrick Cabanel, Catherine Kintzler, Gwénaële Calvès, Isabelle 34 Pologne : le procès de deux historiens de la Shoah • Audrey Kichelewski de Mecquenem, Jacqueline Costa-Lascoux, 36 Zemmour devant la 17e chambre correctionnelle • Laurent Joly Chahla Chafiq, Sébastien Urbanski, François 38 FN/RN : le choix des mots • Valérie Igounet Kraus, Jean-Louis Auduc, Bernard Ravet, Jean-Pierre Obin, Alain David, Benoît Drouot, Au fil du temps Rudy Reichstadt, Abraham Bengio, Alexandra 40 Judaïsme et laïcité • François Rachline Demarigny, Dora Staub, Mikaël Faujour, Pêle-mêle Martine Benayoun, Sarah Fainberg, Rachel 42 Les observateurs de la laïcité • Xavier Gorce Khan. grand angle | la laïcité • Éditeur photo : Denfert Consultants 44 Édito • Emmanuel Debono • Couverture : C215 46 Défendre la laïcité, défendre la démocratie • Dominique Schnapper • Abonnements : Licra 50 De l’édit de Nantes à la laïcité scolaire • Patrick Cabanel • Maquette et réalisation : Denfert Consultants 52 La laïcité garante de la paix civile • Philippe Foussier • Société éditrice : 54 La dualité du régime laïque • Catherine Kintzler Le Droit de Vivre 56 Loi sur le respect des principes républicains : un aperçu critique • Gwénaële Calvès 42, rue du Louvre, 58 Peut-on qualifier la laïcité d’identitaire ? • Isabelle de Mecquenem 75001 Paris 60 Au miroir des femmes • Jacqueline Costa-Lascoux Tél. : 01 45 08 08 08 E-mail : [email protected] 64 La laïcité française heurte-t-elle le monde musulman ? • Chahla Chafiq • Imprimeur : 66 La laïcité, une exception française ? • Sébastien Urbanski Siep 68 Sondage Ifop : les lycéens d’aujourd'hui sont-ils « Paty » ? • François Kraus ZA des Marchais – Rue des Peupliers 77590 Bois-le-Roi 72 Laïcité à l’école : une question de cohérence • Jean-Louis Auduc Tél. : 01 60 69 26 90 74 L’endoctrinement précoce : les victimes collatérales • Bernard Ravet • Régie publicitaire : 76 Poursuivre le combat des Lumières • Jean-Pierre Obin OPAS Rétrospection 41 avenue Gambetta 78 1989, l’affaire des foulards de Creil • Emmanuel Debono 94700 Maisons-Alfort R.C.S. Paris B 333 953 123 Rue du Louvre Tél. : 01 49 77 49 49 80 La laïcité : une question si ancienne, si nouvelle • Alain David Les propos tenus dans les tribunes côté classe et interviews ne sauraient engager 82 Parler des religions à l’école : pour quoi faire ? • Benoît Drouot la responsabilité du Droit de Vivre et de la Licra. complotologie Tous droits de reproduction réservés 84 Nouveau conspirationnisme et vieille haine • Rudy Reichstadt ISSN 09992774 Culture CPPAP : 1115G83868 85 Retour sur le procès Papon / La censure, histoire et actualité • Philippe Foussier 86 Djaïli Amadou Amal : « Je dis tout haut ce que les femmes pensent tout bas » Suivez Le DDV 90 Pierre Savy : un ambitieux exercice de synthèse historique • Abraham Bengio 92 Martine Storti : le potentiel émancipateur du féminisme universel • Philippe Foussier

Le_DDV Licra leddv.fr 94 Didier Leschi : « La France demeure un pays très ouvert » • Alexandra Demarigny 96 Rekviem, la grande évasion • Stéphane Nivet 100 Appropriation culturelle : un mauvais procès • Dora Staub Dans le prochain numéro 102 Charles Fréger : sous les mascarades, l’humanité une et plurielle • Mikaël Faujour à paraître en juin 2021 : 105 Pierre Dac, l’antiraciste • Franklin Deuil 106 Shoah et esclavages : pourquoi et comment transmettre ces passés tragiques ? • Benoît Drouot Dossier sur 110 Le Cercle de la Licra : quel regard Israël porte-il sur l’antisémitisme en France ? • Sarah Fainberg carte blanche la notion d’identité. 112 Mille chemins vers un seul drapeau • Rachel Khan

4 DDV mars 2021 éditorial Une longueur d’avance sur nos libertés

e 13 avril 1940, dans une classe de l’école primaire de la construction duale, pourquoi les accommodants cherchent à rue Béranger (Paris, IIIe arrondissement), un instituteur l’adapter, les opportunistes à la pervertir. qui traite devant ses élèves de la persécution des protes- tants en France, au XVIIe siècle, rapproche la politique Modernité Lde Louis XIV de celle du chancelier Hitler chassant les juifs Il faut chérir ce qui rend libre, libre de croire ou de ne pas d’Allemagne. Juifs bellicistes et planqués, explique-t-il, ils ne croire, d’exercer son esprit critique et son libre arbitre. Priser sont chez eux nulle part : « Ce n’est pas une religion, c’est une ce qui protège individuellement et collectivement contre les race. » Le message est bien reçu par quelques élèves qui, à la aspirations hégémoniques d’une lame de fond subversive, l’is- récréation, rouent de coups deux de leurs camarades, juifs et lamisme, porteuse d’une doctrine mortifère. Soigner la laïcité bien Français. Les plaintes des parents n’y font rien. L’instituteur comme un acquis vital de la République, à l’heure des assauts récidive peu après. Dans le courrier que la Ligue internationale et des compromissions. Une interrogation revient, avec plus ou contre l’antisémitisme adresse alors au directeur de l’école, on moins de naïveté : le temps n’est-il pas venu d’adapter un vieux lit que « ces incidents sont de nature à favo- principe à la société actuelle ? Les nuages riser chez les enfants un état d’esprit absolu- qui s’amoncellent invitent au contraire à ment déplorable et contraire à l’enseignement la défense de sa dimension avant-gardiste. laïque et républicain ». Les références à la laï- Quand on veut tuer une idée, on dit qu’elle est cité sont alors quasiment inexistantes dans « ringarde »… Or la laïcité n’est ni à dépous- le militantisme antiraciste. Celle qui figure siérer, ni à réformer. Elle n’est pas davantage dans ce signalement renvoie à un devoir de à fétichiser, tentation vaine quand souffle un tolérance, dont l’École doit être le foyer. L’an- vent mauvais qui arase les valeurs et abat les tiracisme est pensé comme une lutte contre totems. La modernité se loge précisément l’intolérance, en grande partie religieuse, en là : dans le plébiscite de tous les jours d’une référence aux guerres civiles qui ont ensan- idée confortant chacun dans ses droits fon- glanté le passé. La crainte de la désunion est damentaux, dans le refus de baisser la garde spécialement probante en 1940, au moment face aux coups de boutoir de l’intégrisme, où le besoin d’union nationale se fait parti- dr dans l’opposition à sa récupération par l’ex- culièrement sentir. trême droite, dans le rejet du sectarisme des nouvelles militances qui huilent les rouages de la cancel culture Résurgence et du renoncement. Le sujet de la laïcité est tout aussi peu abordé dans l’après- La laïcité n’est pas garante de la justice sociale. Ce n’est pas sa guerre. Le tournant capital en la matière survient à l’automne finalité première. D’aucuns prennent pourtant prétexte des 1989, lors de l’affaire des foulards de Creil. La laïcité envahit fractures sociales et territoriales pour la désigner comme un alors le champ de l’antiracisme et celui des médias au contact instrument d’oppression et de discrimination. Ce faisant, ils de revendications portées par les intégristes. Avec d’autres, ne font que reporter sur elle les abus commis en son nom et la Licra y répond par un langage de fermeté, en cohérence la chargent des insuffisances de la République. Les chantiers avec son histoire. Ça n’est pas l’altérité qui est en cause mais sont immenses en la matière, celui de la (re)construction du la pression et l’entrisme politico-religieux. Ce qui pèse sur les tissu social, celui de la confiance dans les institutions, celui de institutions amène l’association à rappeler avec force certains la formation citoyenne. L’action effective contre les inégalités principes : « Les convictions religieuses et les opinions politiques peut favoriser, en l’occurrence, l’adhésion à un principe qui, en ne doivent pas pénétrer dans l’école sous peine de mettre en péril certains territoires, confine à l’abstraction. Ce numéro du Droit le caractère universaliste de son enseignement. » Le propos ren- de Vivre aborde une thématique aujourd’hui cruciale, sous un voie aussi à la dualité dans laquelle s’inscrit la laïcité : « Hors angle pluridisciplinaire et critique. Cette voie française de la de l’école publique et laïque chacun a le libre droit d’affirmer son sécularisation est appréhendée dans l’épaisseur historique, sa attachement à une foi, à une philosophie, à un idéal. » La clé nature complexe et ses spécificités, au miroir des défis actuels. est bien celle de deux espaces complémentaires pour garantir La « laïcité », dans le plus simple appareil, car la République une même liberté. L’articulation entre les deux est la pièce maî- ne peut se payer de mots. tresse de l’édifice : qu’on y touche et la République vacille. On comprend pourquoi les intégristes travaillent à annihiler cette Emmanuel Debono, rédacteur en chef

DDV mars 2021 5 en bref

LE DDV EN PARLE… Justine Mattioli, journaliste

RESTITUTION il travaille à développer un réseau À Marseille, le 27 janvier 2021, le de publications d’extrême droite en Les lumières d’un philosophe maire Benoît Payan a restitué un ligne. Il est le directeur de publications Né vers 1703, Anton Wilhelm tableau d’André Derain, Pinède, Cas- comme le Salon beige, Riposte catho- Amo est un philosophe germa- sis (exposé au musée Cantini) aux lique, Islam confidentiel ou encore no-ghanéen. Il fut le premier Afri- petits-enfants du marchand d’art René L’Observatoire de la christianophobie. cain à étudier puis à enseigner Gimpel, résistant juif, déporté en 1944 « L’homme est à la tête d’une multitude sa discipline dans des universi- au camp allemand de Neuengamme. de sites, réunis au sein du Fonds de dota- tés européennes au XVIIIe siècle. La restitution est survenue à la suite tion GT Éditions, qui forment la tête de « L’émergence d’un docteur en phi- d’une décision de la Cour d’appel de pont de la sphère catholique traditiona- losophie venant du continent afri- Paris du 30 septembre 2020 met- liste et intégriste française » (Libération, cain, lointain et inconnu, constitue tant fin à une épopée judiciaire de 15 14 décembre 2020). donc un point fort remarquable et, années. Trois toiles de l’artiste fauviste de nos jours encore, on en souligne la faisaient l’objet de réclamations. Deux IMMORTELLEMENT particularité », expliquait Christine de ces toiles, restituées en novembre ANTISÉMITE Damis dans un article paru dans la 2020, se trouvaient au musée d’Art L’automne 2020 a vu la sortie conco- revue Rue Descartes il y a vingt ans moderne de Troyes (restituées en mitante chez Gallimard d’une biogra- (2002/2, n°36). Agrégé de phi- novembre 2020). Benoît Payan en a phie de Paul Morand, signée Pauline losophie, Daniel Dauvois vient de profité pour lancer un appel aux maires Dreyfus (Éditions Gallimard), et de son faire paraître un essai savant sur de France « à s’engager résolument dans Journal de guerre, Londres, Paris, Vichy ce personnage peu connu et peu un travail d’inventaire et de restitution, 1939-1943. Antisémite et proche du ordinaire, au siècle des Lumières car c’est notre devoir ». régime de Vichy, l’écrivain est entré à où la couleur de peau et la « race » l’Académie française en octobre 1968. étaient de puissants signifiants. POLITIQUE Le raidissement politique survient au Anton Wilhelm Amo, une philoso- ET DÉPENDANCES cours des années 1930, explique Pau- phie de l’implicite, Éditions Pré- Samuel Lafont et Guillaume de Thieul- line Dreyfus, qui décrit l’antisémitisme sence africaine, 2020, 343 p., loy sont tous deux collaborateurs de de Morand comme « têtu, durable, avé- 20 euros. sénateurs Les Républicains mais éga- ré. Pour preuve, le retour des premiers lement deux « influenceurs » d’ex- déportés ne suscita aucune pitié de la trême droite. Le premier, tête de liste part de l’écrivain qui se désola de voir de Christine Boutin pour les euro- ces nuées de Levy et de Bloch qui rentrent MISSIONNÉ péennes en 2014, s’est fait remarquer “chez eux” ». L’historien Laurent Joly Jean-Pierre Obin, membre du Bureau lors de la Manif pour tous en 2012 évoque quant à lui le tome I du Jour- exécutif de la Licra, vient de se voir dont il devint l’un des porte-paroles, à nal de guerre : « Le regard qu’il porte sur confier une mission sur la forma- grand renfort de tweets homophobes. l’effondrement de la France en mai-juin tion des enseignants à la laïcité par Il affectionne aussi particulièrement, 1940 est le parfait reflet de son monde, le ministre de l’Éducation nationale, sur ce même média, le mot « racaille ». celui des écrivains réactionnaires qui a Jean-Michel Blanquer. L’ancien ins- Guillaume de Thieulloy est lui aussi le vent en poupe depuis une demi-dou- pecteur général de l’Éducation natio- un catholique traditionnaliste. Ancien zaine d’années sur fond de mépris pour nale rendra ses conclusions en avril assistant parlementaire de Jean- la démocratie, d’antisémitisme débridé prochain. Claude Gaudin (ancien maire de et d’engouement pour les fascismes. » Marseille et ancien sénateur UMP), NOMMÉE Rachel Khan est juriste, auteure et 84 actrice mais aussi la nouvelle prési- C’est le nombre de pays qui ont une loi punissant le blasphème, rapporte dente de la Commission sport & jeu- La Croix dans un article paru le 11 février 2020. En 2017, ils étaient 71. Le nesse de la Licra. Ancienne athlète Pakistan fait partie des pays où les condamnations sont les plus fréquentes de haut niveau, elle s’est distinguée aux côtés de l’Iran, la Russie, l’Inde, l’Égypte et l’Indonésie. D’après le quo- notamment dans les disciplines du tidien, « les régions Asie-Pacifique et Moyen-Orient représentent 84 % des cas triple saut et du sprint aux champion- d’application des lois sur le blasphème dans le monde ». Quid de l’Europe ? « La nats de France. Militante et engagée, législation contre le blasphème s’applique encore également dans plusieurs pays Rachel Khan co-dirige La Place, centre d’Europe, bien qu’elle ait été abrogée dans la plupart d’entre eux après les atten- culturel Hip Hop de la ville de Paris. tats perpétrés contre les caricaturistes de Charlie Hebdo », souligne La Croix. Elle publie, le 10 mars 2021, un nou- En Italie, Pologne, Allemagne, le délit de blasphème existe et peut-être puni vel ouvrage : Racée, Éditions de l’Ob- d’une amende. servatoire, 15 euros.

6 DDV mars 2021 DANS LE PRÉTOIRE

associations, enjoignant « au maire banquise préservée. » L’homme a été Vente à emporter de faire abroger l’interdiction des menus jugé le 25 novembre 2020 et relaxé Quatre mois d’emprisonnement de substitution dans un délai de quatre par le tribunal correctionnel de Paris ferme, une amende et une expul- mois à compter du jugement ». le 10 février aux motifs qu’il s’agissait sion du territoire français une fois d’une « critique satirique d’un système sa peine de prison effectuée : un RYSSEN de croissance et de certaines de ses livreur sous-traité par un employé Le militant antijuif Hervé Ryssen fai- conséquences » et qu’il n’outrepassait de Deliveroo a été condamné sait très régulièrement le buzz sur les donc pas les limites de la liberté d’ex- pour avoir refusé de prendre la réseaux sociaux et notamment sur pression. Toujours selon le tribunal, commande dans un restaurant Twitter avec ses antiennes antisé- les propos de l’écrivain intervenaient israélien et un restaurant cacher mites et négationnistes. La vidéo inti- dans le cadre d’« un débat d’intérêt de Strasbourg, au prétexte qu’il tulée « Hervé Ryssen : les juifs veulent général relatif à la décroissance démo- « ne livr[ait] pas les juifs ». Âgé de me faire taire », qu’il avait relayée fin graphique ». La Licra était représentée 19 ans, Algérien et en situation 2017 lui a valu un an de prison ferme par Ilana Soskin. illégale, l’homme a été jugé en (jugement du 16 octobre 2018). Le comparution immédiate devant jugement du militant, incarcéré pour Génération perdue le tribunal correctionnel de Stras- trois condamnations à de la prison L’ultra-droite vacille en ce début d’an- bourg le 14 janvier 2021. Partie ferme depuis le 18 septembre, a été née. Et plus précisément le groupus- civile, la Licra était représentée par confirmé le 5 février 2021. Le multi- cule Génération identitaire, basé à Me Simon Burkatzki. récidiviste a été également poursui- Lyon et connu pour ses opérations vi pour « contestation de crimes contre anti-migrants dans les Alpes et les l’humanité et pour diffamation publique Pyrénées. Après le Collectif contre REYNOUARD à caractère racial », pour avoir twee- l’islamophobie en France (CCIF), Maintes fois condamné pour néga- té, le 22 octobre 2017, une image des BarakaCity ou le collectif Cheikh Yas- tionnisme et apologie de crimes de acteurs de La Vérité si je mens 3 sur sine, le ministre de l’Intérieur, Gérald guerre, avait fond de camp de concentration, avec Darmanin s’attaque à l’extrême rédigé un essai de 157 pages pour la formule « Arbeit macht frei » (« le droite. La procédure de dissolution a répondre à la question : Pourquoi Hitler travail rend libre », formule affichée à été enclenchée le 13 février. était-il antisémite ? La diffusion d’une l’entrée de certains camps nazis). Le vidéo promotionnelle sur son compte 5 février 2021, Ryssen a été « relaxé Dieudonné condammné VK (VKontakte, réseau social russe pour les faits de diffamation à caractère 9 000 euros, c’est le montant de du type Facebook) et sur son blog lui racial mais condamné pour contestation l’amende à laquelle a été condamné a valu une nouvelle condamnation à de crimes contre l’humanité. » La Licra Dieudonné M’Bala M’Bala le 18 février six mois de prison, 1 000 euros de était représentée par Ilana Soskin. 2021 par la cour d’appel de Paris dommages-intérêts et 1 500 euros (condamnation en première instance à la Licra, partie civile. À noter que CAMUS en novembre 2019). En juin 2017, le l’homme s’est réfugié en Angleterre Le 18 avril 2019, l’écrivain Renaud polémiste avait mis en ligne la vidéo il y a quelques années pour échapper Camus se fendait de 207 signes sur d’une chanson intitulée « C’est mon à la justice française. La Licra était Twitter : « Une boîte de préservatifs choaaa » (entendre « Shoah »). En cas représentée par Me Alice Ouaknine. offerte en Afrique c’est trois noyés en de non-paiement, l’amende pourra moins en Méditerranée, cent mille euros devenir une peine d’emprisonnement. SANCHEZ d’économie pour la Caf, deux cellules de La Licra était représentée par Alain Des repas de substitution sans porc prisons libérées et trois centimètres de Jakubowicz. dans les cantines scolaires de Beau- caire (Gard) : telle était l’option à laquelle le maire RN de la ville, Julien Sanchez, avait décidé de mettre fin Zemmour début 2018. Cinq associations, par- Lors de l’émission Face à l’info, présentée par la journaliste Christine Kelly mi lesquelles la Licra, ainsi que le et Éric Zemmour, diffusée sur CNews le 21 octobre 2019, ce dernier a affir- préfet du Gard ont attaqué la déci- mé à l’écrivain et philosophe Bernard-Henri Lévy que « Pétain avait sauvé sion devant le tribunal administratif les juifs français ». Poursuivi pour « contestation de crimes contre l’humani- de Nîmes. En octobre 2018, le tribu- té », le polémiste a été relaxé par la 17e chambre correctionnelle de Paris, le nal avait déjà prononcé « l’illégalité 4 février 2021. Le ministère public a interjeté appel (voir, dans ce numéro, de la décision du maire sur la forme ». pages 36 et 37, l’analyse de l’historien Laurent Joly). La Licra était représen- Dans son délibéré du 9 février 2021, tée par Sabrina Goldman. il a fait droit à la requête des cinq

DDV mars 2021 7 Lettre à Bernard Ascenseur pour les fachos

Stéphane Nivet, délégué général de la Licra

Mon cher Bernard*,

es planètes, une nouvelle fois, s’alignent dans le mau- vais sens et leur ombre portée nous fait craindre l’éclipse. Parfois, je songe à cette idée que nous aurions fait un cauchemar, que nous allons reprendre le cours de Lnos vies, loin du tumulte et de la fureur. Il n’en est pourtant rien. Tu dois te souvenir de cette nuit de 1933 au cours de laquelle tu as rencontré Albert Einstein, en escale au Havre, s’apprêtant à rejoindre les États-Unis pour fuir le nazisme. Assurément, il ne reconnaîtrait pas aujourd’hui le pays de George Washington, celui de la première constitution démocratique éclairée par la P echelune liberté. Un président inconséquent et pyromane a fracturé le pays, attisé les haines, louvoyé avec le racisme, au point que des individus, dont certains portaient des vêtements à la gloire islamiste venu assassiner des juifs en 2015 dans une épicerie d’Auschwitz, se sont sentis autorisés à envahir le Parlement casher, aurait pu le reprendre à son compte. C’est le même pour empêcher la défaite de leur gourou populiste. C’est une antisémitisme qui a tué dans les deux cas. En fin d’année, on profanation du fait démocratique là où il est né. C’est aussi jugeait ses complices. Sur le banc des parties civiles, la Ligue un message envoyé à tous les extrémistes, au-delà des fron- des droits de l’Homme était absente, désespérément absente. tières, pour détruire nos régimes de libertés, au nom du droit Pour défendre les victimes de l’antisémitisme islamiste, il n’y du plus fort. Il faut relire Racine dans Phèdre, cité par ton ami avait à ce procès personne de la LDH pour continuer le com- Gaston Monnerville au Trocadéro en 1933 : « Quelques crimes bat engagé pour Dreyfus, poursuivi par Yves Jouffa et Henri toujours précèdent les grands crimes » (Phèdre, IV, 2). Noguères au procès Barbie, par Henri Leclerc au procès de Touvier, par Gérard Boulanger au procès de Papon. Au même Tout « Le Monde » a ses raisons moment, la LDH s’insurgeait par communiqué de la dissolu- Tu dois te souvenir du Monde, le quotidien du soir. Il vient de tion du Collectif contre l’islamophobie en France. Effroyable présenter ses excuses publiques pour un dessin de Gorce et concomitance. qui n’était pas du goût de tout le Monde. On a voulu lui faire dire tout et n’importe quoi, confirmant la phrase de Renoir Make Joséphine Great again dans La Règle du jeu : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est Une note d’espoir tout de même : Joséphine Baker. Nous que tout le monde a ses raisons », surtout depuis l’ère des œuvrons pour qu’elle entre au Panthéon. C’est sa place. réseaux sociaux qui permettent à chacun d’imposer à l’autre Celle d’une femme libre, qui a tourné en dérision le racisme son indignation, dans un relativisme poisseux et anonyme. qui accabla sa jeunesse en l’enchaînant dans une ceinture de En revanche, on peut toujours trouver dans les archives de bananes. Celle d’une résistante de la France libre. Celle d’une son site Internet de vieux articles qui ne suscitent que l’in- antiraciste sincère, qui fut ton ambassadrice, jusqu’aux pieds différence : une lettre du négationniste Faurisson publiée en du Lincoln Memorial, en 1963, aux côtés de Martin Luther 1978 où il nie la Shoah et l’existence des chambres à gaz, une King. Celle d’une humaniste généreuse jusqu’à sa ruine, qui tribune de 1979 du philosophe Alain Badiou dans laquelle il adopta la terre entière pour prouver l’aberration du racisme prend la défense du régime génocidaire des Khmers rouges et l’universalité des sentiments. ou encore un appel de gens de « gauche » de 1977 vantant Tu vois Bernard, il reste des raisons d’espérer. Et puis, les pour les adultes la possibilité d’une sexualité avec des jeunes choses pourraient être pires. Imagine que le conseiller pour âgés de 12 à 13 ans. Ah, si seulement Faurisson, Badiou et les la mémoire du président de la République se mette à déjeu- amis de Gabriel Matzneff avaient su dessiner, on aurait peut- ner, « pour la sonder », avec l’égérie de l’extrême droite. Ima- être eu une chance de recevoir quelques excuses du Monde. gine que cet homme soit chargé d’éclairer notre président sur l’opportunité de panthéoniser Joséphine… Imagine que Titanic cette figure extrémiste soit la repreneuse de la maison Le Pen Tu dois te souvenir de Victor Basch, vénérable président de et l’espoir de Rivarol, qui titrait au sujet de Joséphine Baker la Ligue des droits de l’Homme (LDH), ton compagnon de quand elle adhéra à la Lica : « N’importe qui, mais pas elle ! » route dans la tourmente. Tu te souviens aussi sans doute de Là, ce serait en effet très inquiétant. l’écriteau que les miliciens de Touvier avaient laissé sur son cadavre et celui de son épouse, Hélène, le 10 janvier 1944 : « Le * Bernard Lecache (1895-1968), président-fondateur de la Licra et juif paie toujours. » Ce panneau, Amedy Coulibaly, terroriste fondateur, avec son ami Lazare Rachline, du Droit de Vivre.

8 DDV mars 2021 tribune Seuls la clarté intellectuelle et le courage politique sauveront la laïcité

Michaël Delafosse, maire de Montpellier, président de Montpellier Méditerranée Métropole

ourquoi, en 2021, ce qui devrait être évident pour nationale pour la réno- toutes et tous, car inscrit dans la loi, doit-il être rap- vation urbaine (Anru) pelé ? La loi de 1905 est pourtant claire, complète, pour d’urgence améliorer intangible. Pourtant… La laïcité est utilisée par cer- le cadre de vie dans les Ptains comme un glaive ou comme un moyen d’exclure alors quartiers paupérisés et qu’elle est le contraire absolu de tout cela. C’est un principe délaissés. C’est ce que j’ai à la fois émancipateur et de concorde. Il doit être réaffirmé fait enfin en m’opposant à comme tel. Certains tentent de faire passer les lois divines la cession par une asso- avant les lois civiles de la République. Ils sont capables d’aller ciation cultuelle de Mont- très loin pour cela, même de décapiter un professeur devant pellier d’une mosquée son collège. Il est encore temps de réagir, d’empêcher que dont elle est propriétaire ce qui est aujourd’hui une menace sérieuse devienne un réel au Royaume du Maroc

danger pour notre société laïque. Il est temps que les élus pour un euro symbolique. V ille de Montpellier / DR locaux prennent leurs responsabilités et cessent d’attendre Je ne pouvais accepter une telle ingérence. Depuis 1905 la que l’État leur donne des moyens supplémentaires pour agir. quasi-totalité des lieux de culte appartiennent à des asso- ciations ou des autorités cultuelles. C’est la conséquence Responsabilités d’une séparation souhaitée entre les pouvoirs religieux et C’est ce que j’ai fait pendant ma campagne des élections politiques. Nous devons veiller à maintenir cette séparation. municipales à Montpellier, en refusant la candidature d’une femme voilée proposée par les communistes. Je ne veux pas Vigilance et action ouvrir ici le débat sur le port du voile. La question n’était pas Il y a aujourd’hui un combat à mener pour que la gauche là. J’ai dit qu’il n’était pas envisageable qu’une élue voilée républicaine reprenne en main cette question, arrête les siège sur les bancs d’une assemblée républicaine et laïque identitarismes, se ré-empare de la laïcité comme principe ou unisse deux personnes par les liens du mariage civil et de concorde pour empêcher les séparatismes. Il faut être laïc. Certains communistes l’ont compris, d’autres pas. Ce vigilants sur tous les terrains, rappeler sans cesse les limites : fut une rupture violente avec ces camarades de combat si on stigmatise, ce n’est pas la laïcité ; si on exclut, ce n’est politique. C’est ce que j’ai fait dès mon élection en instau- pas la laïcité ; si on fait du prosélytisme, ce n’est pas la laïci- rant une Charte de la laïcité pour toutes les associations té. Il faut faire preuve de clarté intellectuelle dans les mots percevant une subvention publique. Certains m’ont accu- et de courage politique dans les faits. sé de viser un culte en particulier, l’islam. Mais je ne vise À ce titre, nous devons être attentifs à ce que le projet de loi aucun culte, je ne vise que des comportements. Fort heu- confortant les principes républicains soit conforme à l’ambi- reusement l’immense majorité des associations s’inscrit tion affichée dans son exposé des motifs : « En terminer avec dans cette promotion de la laïcité et ont compris le sens et l’impuissance face à ceux qui malmènent la cohésion nationale la valeur de ma démarche. La loi de 1905 est une grande et la fraternité, face à ce qui méconnait la République et bafoue loi. Pour autant, elle ne porte pas en elle toutes les grandes les exigences minimales de vie en société. » « Référent laïci- émancipations qui ont été gagnées depuis : égalité femmes – té » au sein de l’Association des maires de France (AMF), hommes, droits pour les couples homosexuels, pour les j’ai été auditionné par les ministres Darmanin et Schiappa. enfants de ces couples… C’est tout cela que veut promou- J’ai insisté sur une double nécessité : protéger les maires voir et défendre la Charte de la laïcité. C’est ce que j’ai fait de l’influence des communautarismes mais aussi les remo- encore, en lançant en même temps que la Charte de la laïci- biliser, les responsabiliser pour mettre un terme aux arran- té un vaste plan de soutien scolaire, pour que, dans chaque gements, aux accommodements, aux excuses, aux « on ne quartier de la ville, chaque famille retrouve le choix entre savait pas » ou « on pensait que ». L’article 6 de la Charte une entreprise privée de soutien scolaire, une association des principes de l’islam de France, qui affirme le rejet de cultuelle, et le service public laïc et gratuit. C’est ce que je fais toutes formes d’ingérence et d’instrumentalisation de l’is- aussi en plaidant pour une formation obligatoire des agents lam à des fins politiques va dans le bon sens. Le « contrat des services publics et assimilés à la laïcité ainsi que pour républicain d’engagement » prévu par l’article 6 du projet une autorisation administrative préalable à toute ouverture de loi confortant les principes républicains devra être par- d’un lieu de culte ou d’une école privée hors contrat afin de ticulièrement clair dans ses mots et dans la réaffirmation mieux contrôler les financements étrangers, ou encore en de ces principes, sans oublier la laïcité. À commencer par affirmant qu’il faut remobiliser tous les moyens de l’Agence la laïcité. J’y veillerai.

DDV mars 2021 9 grand entretien aquero téphane V

10 DDV mars 2021 photos : S photos Chems-Eddine Hafiz “Un islam sans équivoque au sein de la République”

Recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz a bien voulu accorder au Droit de Vivre un entretien portant tout à la fois sur l’actualité, mouvante, de l’organisation de l’islam en France, et plus généralement sur la place de l’islam dans notre pays et sur le rôle de l’institution historique qu’est depuis un siècle la Grande Mosquée de la capitale.

Propos recueillis par Philippe Foussier, journaliste

DDV : En décembre dernier, vous avez publiquement la mission de promouvoir l’islam générateur de tolérance, de exprimé les difficultés des fédérations musulmanes à paix, de fraternité, de progrès, de stimulation de la pensée s’entendre sur la rédaction d’une Charte des principes rationnelle, qui construit des arches de dialogue dans tous pour l’islam de France et la création d’un Conseil les domaines de préoccupation de l’être humain. Je ne cesse- national des imams. Depuis, certaines divergences rai de dire ma condamnation et mon rejet de toute violence, semblent avoir été surmontées ? de quelque nature qu’elle soit. Lorsqu’elle s’exerce au nom de Chems-Eddine Hafiz : Par son histoire, l’islam est multiple. Il ma religion, l’islam, je perçois une double atteinte : atteinte à l’est pour nos concitoyens musulmans et les fédérations qui l’homme et atteinte à l’islam jeté dans les rets de l’instrumenta- les représentent. Ces derniers ont néan- lisation pour quelques funestes desseins. moins le devoir de définir l’islam de À partir de la Grande Mosquée de Paris France, de l’inscrire sans équivoque au “Nous devons et de ses fédérations régionales, je veille- sein de la République et de structurer en rai à réinstaller la dimension spirituelle conséquence le fonctionnement du culte. inlassablement originelle de l’islam. Celle qui intime La Charte des principes pour l’islam de rappeler que les l’ordre au musulman de centrer son exis- France, adoptée le 18 janvier 2021 par tence autour de l’éthique, celle qui lui fait cinq fédérations nationales, représente musulmans sont chez se rappeler la présence divine en tout ins- une avancée historique qui servira de eux en France, qu’ils tant, celle où tout acte de vie est un acte socle commun aux projets à venir, dont le d’adoration et donc une ode pour la bien- Conseil national des imams. Dès à présent, doivent se définir et veillance et la fraternité. elle trace une ligne claire entre ceux qui agir comme citoyens souhaitent voir notre religion s’épanouir Longtemps, les gouvernements en France et ceux qui en font un instru- français et, en retour, français ont essuyé des échecs ment de division ou de conquête politique. être vus et considérés dans leur volonté d’organiser ou d’accompagner l’organisation du Depuis votre arrivée à la tête de la comme tels.” culte musulman depuis une trentaine Grande Mosquée de Paris, chacun d’années. Que vous inspirent ces aura pu remarquer votre style clair déconvenues à répétition ? et direct. Comment concevez-vous votre rôle comme En islam, l’homme est seul responsable devant son créateur. Il recteur de l’institution historique de l’islam en France ? ne recourt pas à l’intercession d’un clergé. Voilà une concep- J’ai l’honneur de diriger cette grande institution qu’est la Mos- tion qui heurte parfois les traditions jacobines des pouvoirs quée de Paris depuis le 11 janvier 2020. Je regarde sans détour publics à la recherche d’interlocuteurs. Les difficultés d’organi- la situation et je suis conscient de la responsabilité qui m’in- sation du culte tiennent aussi à l’histoire contemporaine. L’État combe. Je peux d’ores et déjà vous dire que je suis guidé par français fut concerné par le culte musulman dès la conquête de

DDV mars 2021 11 grand entretien

l’Algérie, où il n’appliqua pas la loi de 1905. Il finança et décida aveugle. Dans ce contexte, nous devons inlassablement rappe- la construction de la Grande Mosquée de Paris en 1920. C’est ler que les musulmans sont chez eux en France, qu’ils doivent une histoire qui gagne à être connue. Cependant l’édification se définir et agir comme citoyens français et, en retour, être de lieux de culte musulman dans l’Hexagone n’a véritable- vus et considérés comme tels. ment commencé que dans les années 1980. Il a fallu du temps, à compter de cette époque, pour que le culte sorte des caves Le projet de loi confortant les principes républicains vers de belles mosquées, pour que les acteurs comprennent le actuellement en discussion au Parlement vous parait- fonctionnement associatif français et surmontent les difficul- il de nature à résoudre les problèmes posés par les tés financières, pour que des premiers imams soient formés, le velléités séparatistes de la mouvance islamiste ? tout au sein d’environnements sociaux précaires, et, finalement, Je connais la portée limitée de toute loi mais, en tant qu’homme pour que ses représentants s’assoient à la table de la République de droit et homme de foi, je suis favorable à une loi qui rap- avec la création du Conseil français du culte musulman en 2003. pelle que les principes républicains sont supérieurs et ne Enfin la montée de l’islamisme et la multiplication des actes contreviennent en rien à la vie religieuse dans notre pays. terroristes ont complexifié la tâche et l’ont rendue plus urgente J’ai par ailleurs émis des réserves sur certains points du pro- aux yeux des autorités et du peuple français. Les responsables jet de loi et j’en ai fait part au ministère de l’Intérieur dès les musulmans n’ont pas assez vite saisi cette urgence et pas assez premières moutures du texte, ainsi qu’aux élus à l’occasion de vigoureusement lutté contre les dévoiements inadmissibles de diverses auditions parlementaires. Mes réserves concernent le la religion qu’ils souhaitent protéger de tout cœur. changement de statut des associations cultuelles vers les dis- positions initialement prévues par la loi de 1905 qui, dans un Depuis quelques décennies, les mouvances intégristes laps de temps très court, risque de fragiliser le tissu associatif ont acquis des positions souvent dominantes au sein plutôt que d’aider à améliorer sa gestion et son financement. de l’islam en France. Comment l’expliquez-vous ? Cela Par exemple, le droit accordé à toute « personne intéressée » correspond-il à une réalité des rapports de force sur le d’obtenir les documents de fonctionnement d’une association terrain ou les pouvoirs publics ont-ils eu parfois des constituerait une porte ouverte à la malveillance. J’aurais éga- tentations d’instrumentalisation de ces courants ? lement préféré que le juge et non le préfet décide de la disso- La Grande Mosquée de Paris, comme tout lieu ou association lution d’une association. En somme, il ne faudrait pas que les dédiés au culte, est au service de fidèles. Les réseaux intégristes, bons élèves paient pour les mauvais. eux, sont animés par des militants. La différence est très impor- tante. Il va de soi que celui qui n’aspire qu’à pratiquer son culte, Le gouvernement français entend mettre fin à la qui n’en fait pas un sujet de revendications et qui respecte la présence des imams « détachés ». Pourquoi cet objectif liberté de conscience de son prochain, est moins audible que suscite-t-il vos réserves ? l’activiste qui, dans son appétit de pouvoir, cherche à manipuler, Il existe 300 imams détachés en France, précisément 150 de à clamer et à faire triompher, en tous lieux et à tout moment, la Turquie, 120 de l’Algérie et 30 du Maroc. Je comprends que son projet de société. Une grande responsabilité pèse sur les l’opinion publique française appréhende négativement cet état pouvoirs publics. La montée de l’islamisme accompagne le pro- de fait. Les imams détachés de l’Algérie gérés par la Grande cessus de ghettoïsation que l’État ne parvient pas à inverser. Mosquée de Paris sont des fonctionnaires du ministère des Localement, par méconnaissance, par faute de mieux, mais le Affaires religieuses choisis sur concours. Ils ont une longue plus souvent à dessein électoraliste, les élus locaux ont joué de formation et une expérience certaine. Je suis en interaction complaisance avec les militants intégristes. constante avec eux, nous nous réunissons et nous débattons sans tabou des sujets les plus délicats. Je veux faire comprendre Quelle part revient au contexte géopolitique et en qu’ils représentent une base bien plus stable et compétente que particulier à l’offensive de l’islamisme au plan mondial les imams autoproclamés, formés çà et là, qui ne rendent de dans l’évolution de la situation française ? compte à personne. D’ailleurs, aucun imam détaché de l’Algé- Les courants islamistes ont en commun leur ambition inter- rie n’a été concerné par une affaire de radicalisation en 40 ans nationale. Leurs principaux acteurs ont investi des fortunes de présence sur le sol français. Le travail des imams détachés colossales dans le monde entier et n’ont pas rencontré de réelles ne doit pas être opposé à la formation des imams en France. adversités. En France comme ailleurs, ils ont investi les terri- Dès mon arrivée à la tête de la Grande Mosquée de Paris, il toires de la pauvreté, du désarroi et de la violence, où ils sont y a un an, j’ai renouvelé la formation que nous dispensions parvenus à réduire la foi et la pratique religieuse en un com- au sein de notre Institut Al-Ghazali depuis 1994 et l’ai lancée bat identitaire rigoureusement exclusif. Et ce combat est faci- dans plusieurs annexes en France. Mais nous devons être réa- lité par les ondes de choc de conflits étrangers. Les réactions listes : former autant d’imams que nécessaire sur notre terri- au discours du président tenu le 2 octobre toire, puis les employer et les doter d’un statut, demandera de dernier aux Mureaux illustrent la force de ces réseaux et l’im- nombreuses années d’efforts et des sources de financement que portance de leurs relais en France. Souvenons-nous que de nous n’avons pas à ce jour. nombreux médias internationaux ont sciemment traduit l’expression « séparatisme islamiste » en « séparatisme isla- L’affaire du voile islamique de Creil en 1989 semble être mique ». Cela pour conforter un argumentaire complotiste et le point de départ symbolique d’une offensive islamiste victimaire accusant notre État de s’en prendre par racisme à en France tout comme le début d’une incapacité de la l’islam et aux musulmans de France, victimes d’une répression puissance publique à s’emparer de cette question, bien

12 DDV mars 2021 au-delà de la question de l’organisation du culte. Ces 30 dernières années ont généré des tensions dommageables tant à la cohésion de la société française qu’à la perception de la pratique de l’islam. Comment inverser la tendance ? Nous devons déconstruire les idéologies extrémistes qui s’opposent mais alimentent la même fracture. Nous devons regagner les terrains perdus depuis lesquels les préjugés, les inquiétudes et les rejets identitaires grandissent dans notre pays. Ma mission première est de faire connaître l’islam, sa beauté, son histoire, sa diversité, à tous, y compris à celles et ceux qui s’en réclament. Car le jeune Français de confession musulmane n’a aujourd’hui pas d’autres références que des « ressources islamistes » présentées comme autant de res- sources islamiques. Les courants intégristes ont massivement développé leurs sites internet, leurs journaux, leurs chaînes de télévision, leurs maisons d’édition, comme ils se sont empa- rés des domaines éducatif et caritatif. Ils disposent désormais d’une toile suffisante pour jeter le discrédit sur toute entreprise visant à faire la promotion d’un islam ancré dans son époque et en phase avec la modernité. C’est pourtant tout le travail que nous devons réaliser, sans quoi l’islamisme sera de plus en plus perçu comme le « vrai islam ».

Certains prétendent que l’islam serait incompatible avec la République en France. Pourtant, durant des décennies de présence de musulmans dans l’Hexagone, la pratique de leur culte par les fidèles n’a jamais soulevé de problème particulier. Comment renouer avec mener partout, des réseaux sociaux aux banlieues. Car j’ai la cette situation ? Est-ce possible selon vous ? profonde conviction que c’est ici, en France, sur la terre de la Chez une partie de nos concitoyens, l’islam est malheureuse- laïcité et de la liberté de conscience, que la tolérance, l’ouver- ment vu comme une religion archaïque, trouble, violente et ture, le savoir et l’humanisme de l’islam seront à nouveau vivi- belliqueuse. L’islamisme a creusé ces représentations en sup- fié, en harmonie avec le présent et avec l’Homme. Je m’engage plantant l’islam que pratiquaient les ancêtres et les parents des sur cette voie et j’ai confiance en la nouvelle génération qui vit musulmans de France. À nous d’inverser et de dicter le sens sereinement dans notre pays, qui aspire à trouver un sens à sa du courant. J’ai engagé les imams de la Grande Mosquée de vie et à réconcilier la nation, pour rétablir l’islam dans la jus- Paris à un travail de contre-discours religieux que nous irons tesse de ses valeurs éthiques et spirituelles.

J’ai la profonde conviction que c’est ici, en France, sur la terre de la laïcité “ et de la liberté de conscience, que la tolérance, l’ouverture, le savoir et l’humanisme de l’islam seront à nouveau vivifié, en harmonie avec le présent et avec l’Homme.”

DDV mars 2021 13 actualité Le double discours de l’Observatoire de la laïcité Électron libre depuis sa création, cette commission consultative qui devait porter la parole de l’État sur les questions liées à la laïcité, se retrouve sur bien des sujets en porte-à-faux avec Matignon, son ministère de tutelle. Alain Barbanel, journaliste

a tonalité générale nous permet politique, et, au final, menace d’un de dire que la France n’a pas de « séparatisme » qui mettrait en pièces problème avec sa laïcité. » Quand les fondations d’une laïcité déjà bien « Jean-Louis Bianco, président écornée. Comment en est-on arri- Lde l’Observatoire de la laïcité, créé vé là ? Campé sur la loi de 1905, en 2007, remet son rapport d’étape à l’Observatoire, rattaché à Matignon, l’exécutif, le 25 juin 2013, il donne déjà entend faire respecter « la loi, rien que le ton et l’état d’esprit qui sont depuis la loi », tout en entretenant la confu- ses origines la marque de fabrique de sion autour des libertés individuelles, cette commission consultative cen- dénonçant au nom des principes de sée faire appliquer dans ses statuts la loi qui serviraient d’alibi une ins- le « respect et la promotion » de la trumentalisation de la laïcité ayant laïcité en France. Au programme : pour seul objet la division du pays et jusque-là tout va bien… Mais dans la discrimination à l’égard de la com- les faits, la « sage » institution munauté musulmane. S’abritant n’aura été jusqu’à aujourd’hui derrière « la montée de l’isla- qu’une machine à produire mophobie dans notre pays », des polémiques. Au mieux, Jean-Louis Bianco entame l’expression d’un symbole en janvier 2016 une partie de qui oppose deux approches bras de fer avec son Premier de la laïcité. Celle qui, selon ministre de tutelle de l’époque, l’expression consacrée, joue Manuel Valls, gardien du temple avec les adjectifs, prônant « l’ou- d’une laïcité sanctuarisée. L’Obser- verture », « l’apaisement » la « sou- vatoire choisit son camp et devient le plesse » « l’inclusion », adepte des meilleur ennemi de l’Exécutif. Il aura petits arrangements, du « pasde- suffi d’une tribune publiée dans Libé- vaguisme » avec les débats ration, au lendemain des attentats qui gênent, et calqués sur le islamistes de 2015, intitulée « Nous modèle communautariste sommes unis », co-signée par de anglo-saxon ; l’autre qui s’en nombreuses personnalités, pour tient aux règles strictes des raviver l’incendie de la discorde. textes gravés dans le marbre, Parmi les signataires, quelques- comparant ses principes à un unes font tache. C’est le cas du « code de la route » qui ne doit chanteur Médine qui s’était illus- pas laisser de place à l’interpréta- tré dans son titre Don’t Laïk, par un tion. En creux, deux approches qui appel à la « crucifixion des laïcards traduisent le clivage profond de la comme à Golgotha ». C’est aussi celui gauche républicaine sur la pratique de plusieurs entités proches de l’isla- au quotidien de la laïcité. misme, comme les Frères musulmans et le fameux Collectif contre l’islamo- Un clivage profond entre deux phobie en France (CCIF) promis à la conceptions Au fil des années, cette ligne de frac- Long combat des républicains, la laïcité s’impose ture n’a fait que s’élargir au gré des avec la loi de 1905, qui sépare les églises de l’État, et événements tragiques : attentats, rend possible les libertés de conscience et de culte. montée de l’intégrisme et de l’islam Hannah Assouline / Opale / Leemage

14 DDV mars 2021 dissolution par l’actuel ministre de service public qui devrait en faire res- les arrêtés anti-burkini en août 2016 l’Intérieur Gérald Darmanin après l’as- pecter les principes à la lettre ? attaqués par le CCIF, Nicolas Cadène sassinat perpétré contre l’enseignant estime qu’il s’agit d’un renforcement Samuel Paty. Une fracture consommée « de la stigmatisation des personnes Puis, c’est l’affaire de trop. En janvier de confession musulmane ». En 2018, Des commentaires déplacés 2016, Élisabeth Badinter déclare dans toujours dans un tweet, il prendra Évoquant la démarche du président la matinale de France Inter : « Il ne faut la défense de Maryam Pougetoux, de l’Observatoire, Manuel Valls s’était pas avoir peur de se faire traiter d’islamo- vice-présidente de l’Union nationale indigné à l’époque, à l’occasion du phobe. On ferme le bec de toute discus- des étudiants de France (Unef), qui dîner des Amis du Conseil représen- sion sur l’islam en particulier ou d’autres s’était présentée voilée à l’Assemblée tatif des institutions juives de France religions avec la condamnation absolue nationale. (Crif) : « Il doit être clair sur les appels que personne ne supporte : “vous êtes que l’on signe : on ne peut pas signer raciste” ou “vous êtes islamophobe, tai- De différends en malaises des appels, y compris pour condamner sez-vous !”. » Dans un tweet vengeur, Les différends s’enchaînent et s’ac- le terrorisme, avec des organisations c’est cette fois le rapporteur général centuent entre l’Exécutif et l’instance que je considère comme participant de l’Observatoire, Nicolas Cadène consultative. Consulté par le gouver- d’un climat nauséabond. » Bis repetita qui dégaine en accusant la philosophe nement à propos des signes religieux en février 2016 où Jean-Louis Bianco d’avoir « détruit un travail de pédagogie ostensibles dans le cadre du Service remet un peu plus d’huile sur le feu à de trois ans sur la laïcité ». Pas moins… national universel (SNU), l’Obser- propos de la chanson de Médine Don’t L’établissement, déjà bien ébranlé vatoire, invoquant toujours le droit, Laïk, en affirmant que Charlie Hebdo dit dans ses fondements, s’affaisse. Trois souligne qu’il n’y a pas lieu d’interdire « bien pire ». Maladresse ou humour de ses membres, et non les moindres, le port de signes religieux pendant la très décalé, le ton n’y est pas, un an Jean Glavany, député socialiste, Fran- période du SNU, sauf pour certaines après les attentats meurtriers contre çoise Laborde, sénatrice radicale de activités. « C’est évidemment une les journalistes de l’hebdomadaire gauche et Patrick Kessel, président du recommandation que je ne suivrai pas », satirique et de l’Hyper Cacher. Mais Comité Laïcité République claquent tempête alors le ministre de l’Éduca- quelle mouche a piqué le président la porte, en signant conjointement tion nationale Jean-Michel Blanquer, de l’institution ? Loin d’observer et un communiqué ravageur qualifiant qui ajoute, furieux : « L’Observatoire d’émettre des avis étayés et sereins le tweet du rapporteur général de ne m’a pas consulté avant… » Saisi sur sur les bonnes pratiques de la laïcité « dérisoire, risible et inacceptable » : cette affaire, le Conseil des sages de comme le recommandent les statuts, « Le travail de ce monsieur en matière de la laïcité, dont, pour l’anecdote, Jean- le voilà à prendre des positions per- laïcité n’arrivera jamais à la cheville de Louis Bianco est également membre, sonnelles à grand renfort de commen- celui d’Élisabeth Badinter… Car ce mon- contredira cette position dans son taires qui nourrissent l’ambiguïté, non sieur est fonctionnaire, payé par l’argent avis du 4 février 2019, ajoutant au sans un certain sens de la provocation. des contribuables et tenu au devoir de malaise ambiant. Dernier événement Il dénonce ainsi à maintes reprises ce réserve… Nous décidons de suspendre en date touchant cette fois la liberté qu’il nomme « la fixation de l’opinion notre participation aux travaux de l’Ob- d’expression : mardi 19 janvier 2021, sur le voile ». Se retranchant derrière servatoire de la laïcité tant que le rap- Le Monde publie un dessin de Xavier une certaine forme de juridisme, le porteur général ne se sera pas excusé ou Gorce dans sa newsletter matinale tandem Bianco-Cadène exprime aussi qu’il n’aura pas été désavoué. » En clair, pour illustrer sous l’angle de l’humour sa « crainte de voir la laïcité se redéfinir à travers Nicolas Cadène, c’est la tête et de la caricature l’inceste, suite à la par de nouvelles lois pensées uniquement de la présidence qui est demandée. Il publication du livre La familia grande de pour l’islam », alimentant par ces pro- n’y aura ni excuse, ni désaveu, mais le Camille Kouchner. S’ensuit une volée pos les fantasmes autour d’un suppo- divorce est consommé. Loin de calmer d’indignation sur les réseaux sociaux, sé racisme d’État ! Et quid du principe ses ardeurs, l’Observatoire continue- encouragée par le député Aurélien de neutralité pour un organisme de ra à mener sa croisade. Sans ciller. Sur Taché et Nicolas Cadène, aux côtés de la militante Rokhaya Diallo. Le Monde publie un message repentant d’excuse Petit rappel historique à ses lecteurs, entraînant la démission À plusieurs reprises, Manuel Valls, alors Premier ministre de François Hollande, du caricaturiste. Dans ce contexte, que a demandé au président la tête des deux dirigeants de l’Observatoire de la peut encore valoir la parole de l’Ob- laïcité. En vain. Haut commis de l’État, secrétaire général de l’Élysée, ministre servatoire de la laïcité ? Si sa vocation des Affaires sociales et de l’intégration, puis ministre de l’Équipement, du était de porter la parole de l’État dans logement et des transports, Jean-Louis Bianco fut aussi le directeur de un débat qui n’est pas près de s’épui- campagne de Ségolène Royal en 2007 puis son conseiller au ministère de ser et où les confrontations risquent l’Écologie. Ces soutiens utiles à gauche mais aussi chez LREM, dans la période d’être de plus en plus dures, c’est raté. actuelle ont permis au président et à son rapporteur général Nicolas Cadène D’où l’importance de bien choisir son de sauver leurs postes. La date fatidique de la fin de leur mandat fixée au mois porte-parole dans un environnement d’avril 2021, risque d’être plus difficile à passer. cacophonique !

DDV mars 2021 15 actualité

Faits religieux : l’entreprise à la peine Si la grande majorité des manifestations religieuses au travail sont paisibles, les cas à problèmes ne cessent d’augmenter. L’arsenal législatif s’est renforcé au fil des ans mais les managers de terrain ne se sentent pas toujours soutenus par leur hiérarchie en cas de crise.

Georges Dupuy, journaliste

16 DDV mars 2021 La jeune femme n’est pas un cas isolé. différemment, salles de prière et amé- Lionel Honoré, directeur de l’Obser- nagements durant le ramadan, la reli- vatoire du fait religieux en entreprise gion devient un enjeu syndical alors que (Ofre), une référence en la matière, personne ne demande rien. souligne : « Deux entreprises sur trois Mais cette tactique occasionnelle n’ex- rencontrent plus ou moins régulièrement plique pas la montée en puissance le fait religieux. » Les résultats 2020 régulière du fait religieux en entreprise. de son baromètre (en partenariat Les raisons sont dans le changement de avec l’Institut Montaigne) devraient nature de la place des immigrés dans confirmer ceux de 2019, où 70 % des la société française, de leurs besoins 1 100 cadres interrogés constataient et de leurs envies. Le tournant se situe une augmentation des manifestations dans les années 1980. Les « Chibanis » religieuses au travail. Liées à l’islam qui venaient pour travailler et se faire pour 95 % d’entre elles, un bon tiers une pelote avant de repartir au bled concernait l’absence et les aménage- sont restés en France. Ils ont fait venir ments du temps de travail, suivis par leurs familles. Et leurs enfants de natio- le port visible d’un signe religieux et nalité française forment la nouvelle les prières pendant le temps de pause. vague que les sociologues Catherine Bien sûr, comme l’affirme Honoré, « le Wihtol de Wenden et René Mouriaux3 fait religieux en entreprise est peu problé- décrivent comme : « Plus jeune, plus matique en général. Invisible, le plus sou- offensive socialement et politiquement, et vent ». En 2019, 87 % des demandes plus identitaire dans ses revendications. » religieuses étaient individuelles et Jean-Christophe Volia, docteur en jugées « raisonnables » par six cadres sciences du management, remarque : sur dix. De plus, une large majorité de « L’entreprise n’est pas un îlot en pleine celles qui nécessitaient une interven- mer. Elle est une chambre d’échos traver- tion managériale pouvaient se régler sée par toutes les évolutions politiques et sans drame. Le nombre de cas suscep- sociales. » tibles de bloquer le fonctionnement de l’entreprise et de générer des conflits Crispation et méfiance avec les autres salariés, n’en a pas Attentat après attentat, le monde du L’entreprise est une chambre d’échos traversée par toutes les évolutions moins continué d’enfler. Il devrait avoir travail s’est durci à l’image de la société. politiques et sociales. dépassé les 10 % en 2020 contre… 3 % La crispation et la méfiance vis-à-vis de stock I stock / I vanova yubov

L en 2014 ! « Longtemps, le fait religieux la religion musulmane, soupçonnée de en entreprise n’a pas été un sujet, rappelle vouloir remplacer les lois la République Sophie Gherardi, la directrice du Centre laïque par la charia, se sont traduites ien sûr, il y a cette pandémie d’études du fait religieux contempo- à leur tour par un nouveau repli des sans fin, son petit restaurant rain (Cefrelco). Les boîtes faisaient venir croyants sur leurs valeurs religieuses. parisien qui prend l’eau et les travailleurs immigrés et elles les assu- Alors que l’intégration bat aussi de l’ai- ses cinq salariés au chômage. maient avec leurs pratiques religieuses. le. Les saisines de la Défenseure des BMais, parfois, Anne-Sophie1 se sent Mais, à force de focalisation anxieuse sur droits, Claire Hédon, témoignent de la soulagée de n’avoir plus à régler les l’islam, ça a fini par en être un. » dégradation de l’ambiance des bureaux tensions que le fait religieux entraîne et des ateliers, où, entre procès d’inten- au sein de sa petite équipe. Notam- Nouvelle vague tion et discours carrément racistes, les ment quand les fêtes religieuses Tout a commencé en 1982 avec les personnes sont davantage mises en musulmanes ou juives s’empilent et grandes grèves de la filière automo- cause pour leur religion que pour leur qu’en plus d’être la patronne, elle doit bile. Pour peser dans la balance face à pratique. Pour Sophie Latraverse, direc- remplacer les absents. Quand un de un patronat aux méthodes très mus- trice du secrétariat général de la Défen- ses employés refuse de servir du vin clées, la Confédération générale du seure : « Une prise de conscience est en salle. « Je sens bien aussi que ça gêne travail (CGT) est obligée de mobiliser nécessaire dans l’emploi vis-à-vis des bla- les musulmans qu’une femme les dirige », les travailleurs immigrés sans grande gues douteuses liées à la religion, comme confie-t-elle. conscience de classe2. Droit de croire c’est déjà le cas depuis plusieurs années

DDV mars 2021 17 actualité

de transports publics, se souvient com- bien, en 2014, il s’était trouvé dému- ni, quand il a dû faire face à des faits religieux durs et désorganisateurs que même la RATP avait du mal à combattre dans ses dépôts de banlieue. Que faire alors ? Et quelles consignes passer aux chefs d’équipe qui sont sur le front ?

Loi El Khomri C’est qu’à l’époque, la législation est nettement moins claire qu’aujourd’hui en ce qui concerne la religion en entre- prise. Depuis, la jurisprudence, tant

nstitut Montaigne / 2019 / DR / 2019 Montaigne I nstitut française qu’européenne, s’est étoffée. Elle permet ainsi de mieux naviguer en matière de harcèlement sexuel. » On pression. Parallèlement, on travaille au dans cette zone de flou total du Code le souhaite ! Mais, depuis une dizaine corps les salariés musulmans modérés du travail qui s’est créée entre, d’une d’années, l’entreprise et ses salariés jusqu’à pouvoir disposer d’une masse cri- part, le respect dû aux libertés fonda- ordinaires sont confrontés à des mani- tique disposant de bureaux communs, de mentales de croire et de manifester sa festations abusives du fait religieux salles de prières collectives et dirigée par croyance en public comme en privé, et, musulman. Les absences sans auto- un leader prosélyte. » Syndicaliste si pos- de l’autre, la possibilité pour l’entreprise risation, les prières pendant le temps sible. André Milan, ancien Secrétaire de réglementer le culte. À condition, de travail, les signes ostentatoires, la général des Transports de la Confédé- pour elle, que la restriction envisagée sélection des colis à manipuler selon ration française démocratique du travail soit légitime parce qu’il y a atteinte aux leur contenu, les remarques sur la tenue (CFDT), raconte : « Au début, nous avons impératifs de santé et de sécurité ou à des femmes ou le refus de leur serrer été très déstabilisés. Nous avions l’habi- l’intérêt de l’entreprise, et qu’elle soit la main, sinon d’être dirigé par elles et, tude de parler solidarité et émancipation. aussi proportionnée au but recherché. Si last but not least, le prosélytisme ou les Eux, ils nous répondaient religion, salles l’on ajoute à cela que l’employeur n’est tensions entre religions. Avec l’école, de prières collectives ou réorganisation. » tenu en rien de faciliter l’expression reli- les clubs sportifs et les associations, Selon Philippe Martinez, le patron de la gieuse de ses salariés, on comprendra l’entreprise est devenue une des cibles CGT, sa centrale aurait perdu sa place que les avocats ne sont pas près d’être au chômage ! Il aura fallu attendre août 2016 pour que l’État renforce considé- “Aux élections professionnelles, les intégristes rablement l’arsenal défensif contre le rigorisme religieux et l’entrisme. Désor- allaient voir les syndicats et ils marchandaient mais, selon la loi El Khomri, le règlement leurs voix. ” André Milan, ancien secrétaire général intérieur des entreprises privées peut contenir « des dispositions inscrivant le CFDT des Transports principe de neutralité (jusque-là réservé aux entreprises publiques) et restreignant la manifestation des convictions des sala- majeures de l’entrisme des salafistes et de leader syndical chez Air France riés, si ces restrictions sont justifiées par des Frères musulmans. Les intégristes parce qu’elle faisait le ménage dans ses l’exercice d’autres libertés et droits fon- privilégient les secteurs à forte densi- rangs après que la CGT d’Air France, damentaux ou par les nécessités du bon té religieuse, tels le BTP, les transports, infiltrée, a poussé à installer une cantine fonctionnement de l’entreprise ». Une loi la logistique, la grande distribution ou halal en 2001. Probable : « Aux élections dans l’esprit du temps : 62 % des Fran- la sécurité. Des branches propres à la professionnelles, souligne André Milan, çais pensent que la religion appartient constitution d’un groupe prêt à faire le les intégristes allaient voir les syndicats, ils à la sphère privée et que ses signes bras de fer avec le management pour marchandaient leurs voix, “Aménage telle doivent être discrets. Sinon, invisibles. imposer ses lois. Quitte à pulvériser le ou telle chose, et on votera pour toi !” » Emmanuel Macron entend aller plus dialogue et la compréhension mutuelle. Si la contamination ou son risque ont loin. Son projet de loi « contre le sépara- braqué les projecteurs sur les grands tisme », rebaptisé « confortant les prin- Expansionnisme groupes comme la SNCF, la Poste, EDF, cipes républicains », prévoit de rendre Adel Paul Boulad, auteur de Le tabou de Orange, Servair ou encore de grosses obligatoire la neutralité pour toutes les l’entrisme islamique en entreprise (Édi- sociétés de ramassage d’ordures ména- entreprises privées délégataires du ser- tions VaPresse), déroule la stratégie : gères, le fait religieux perturbateur peut vice public. De la crèche Baby-Loup au « Au début, on pose une demande mineure impacter toutes les entreprises. Marc1, casino du bord de mer, en passant par et si elle est acceptée, on augmente la alors responsable d’une société privée les bus ou les piscines.

18 DDV mars 2021 Certaines entreprises du BTP ont ou ont eu des difficultés avec le fait religieux. cott B lake / U nsplash S cott

« Tout menaçait de déraper, il fallait que serait une erreur politique qui accen- c’est la myopie des entreprises. » Ainsi, j’agisse », se rappelle encore Marc, notre tuerait la tentation communautariste en cas de crise, certaines directions ne transporteur privé. Aidé par l’anthro- de ceux qui ne pourraient plus conci- veulent rien savoir. La gestion des dif- pologue Dounia Bouzar, il entreprend lier travail et religion. D’autant que les ficultés est abandonnée aux managers d’abord un travail d’écoute et d’apaise- salariés connaissent de mieux en mieux de terrain qui ne font pas remonter les ment. Bien vite suivi d’une charte « res- leurs droits. Le très controversé Collectif blocages de peur d’être mal notés ou pect et égalité », « co-construite » avec contre l’islamophobie en France (CCIF), parce qu’ils sont totalement dépas- des salariés volontaires, notamment avant de s’auto-dissoudre, avait ainsi sés. Comme dans cette entreprise où musulmans, et bâtie sur le principe de la édité une plaquette pour aider les étu- les non musulmans en étaient venus neutralité due au service public. Ce qui, diants arrivant sur le marché du travail à jeter des morceaux de jambon dans à l’époque, est encore totalement illé- à se défendre légalement. les vases des ablutions rituelles. « L’im- gal. Pari gagné : un an plus tard, l’entre- pulsion doit venir d’en haut », confirme prise est pacifiée. Un autre, avant Marc, Impulsion Hugo Gaillard. Pour l’auteur de Manager avait choisi d’aller encore plus loin dans Ce qui n’empêche pas d’élaborer des l’expression religieuse au travail (Éditions le hors-piste. En novembre 2014, après règles communes. Sophie Gherardi AFMD), « le chef d’équipe qui a décidé 18 mois de consultations et d’explica- constate : « Les entreprises qui se sont de sanctionner une dérive doit être soute- tions, Jean-Luc Petithuguenin, patron du dotées de chartes ou de guides s’en sont nu par sa hiérarchie, sinon cela se passera groupe privé de recyclage Paprec, avait mieux sorties que les autres ! » Depuis 20 mal ». Encore faut-il, aussi, qu’il soit au placé ses 5 000 salariés de 56 nationa- ans, les grandes compagnies, de Casino courant de la stratégie politique de son lités différentes sous l’égide de la laïcité, à Total, en passant par EDF, la Poste, la entreprise en matière de faits religieux garante de l’égalité dans la diversité. Au RATP ou Orange (ex France Télécom), et qu’on lui ait donné les moyens d’être nom du « vivre ensemble », la religion se sont dotées d’outils, inaccessibles, équitable face à un collectif diversifié est officiellement absente de l’entre- il est vrai, à une majorité d’entreprises. et sensible aux discriminations. Faute prise. Quitte, officieusement, à accepter Qu’ils fassent du fait religieux un sujet de quoi, il pourrait être tenté de laisser quelques prières. Aujourd’hui, Paprec à part ou qu’ils l’intègrent dans l’en- faire si cela lui garantit une certaine paix reste un cas isolé. Malgré la croissance semble plus vaste de la gestion de la dans son équipe. La route est encore des faits problématiques, rares sont les diversité, leur but est double : expliquer longue : 60 % des cadres interrogés patrons qui souhaitent l’adoption de lois aux salariés la philosophie globale de par Lionel Honoré en 2019 déclaraient bannissant la religion de leur entreprise. l’entreprise et offrir des réponses aux qu’ils ne bénéficiaient pas du soutien Lionel Honoré affirme : « Ce serait une questions de leurs managers de proxi- nécessaire. erreur de brimer les salariés qui vivent mité. À voir ! « Les guides sont parfois paisiblement leur foi. » Ce serait aussi trop théoriques. Le manager de base qui 1. Anne-Sophie et Marc sont des pseudonymes. une erreur managériale quand les res- doute veut du concret », explique Alain 2. Vincent Gay, « Grèves saintes ou grèves ouvrières ? Le “problème musulman” dans les conflits de l’automobile, sources humaines (RH) demandent Gavand, du cabinet Alain Gavand 1982-1983 », Genèses, 2015/1 (n°98). 3. Catherine Wihtol de Wenden et René Mouriaux, aux employés de s’investir totalement Conseil. Lionel Honoré est plus tran- « Syndicalisme français et Islam », Revue française de science dans le projet d’entreprise. Enfin, ce chant : « Guides ou pas, le grand problème, politique, 37/6, 1987.

DDV mars 2021 19 rendez-vous politiQue

20 DDV mars 2021 stephane vaquero stephane Corinne Narassiguin “J’appelle la gauche à s’affirmer sur sa vision républicaine universaliste”

Pour Corinne Narassiguin, secrétaire nationale à la Coordination du parti socialiste, la situa- tion sanitaire et ses conséquences économiques et sociales seront au cœur des prochaines élections présidentielles. S’ajoutent aussi les questions liées à l’écologie, à l’identité et aux discriminations. Autant de sujets qui font débat pour une gauche qui cherche à reconstruire ses bases. Propos recueillis par Alain Barbanel et Emmanuel Debono

DDV : Vous avez longtemps habité inclination naturelle, tout en satisfaisant S’agit-il à vos yeux d’un reniement aux États-Unis. Quelle analyse suffisamment les plus radicaux de la des combats universalistes ? faites-vous de la victoire de Joe Squad autour d’Alexandria Ocasio-Cor- Il me semble qu’il y a deux phénomènes Biden dans un contexte où le parti tez. Mais son plus grand défi, et celui de convergents. D’une part, il y a le dévelop- démocrate est tiraillé, voire déchiré Kamala Harris, déjà candidate présumée pement en France de courants intellec- entre une aile qui se veut très pour 2024, sera de réduire les profondes tuels largement inspirés par les champs progressiste et très proche des fractures nationales dans la durée, sans d’études sociologiques américains et les revendications identitaires, et les fragmenter le parti démocrate. stratégies électorales du parti démocrate courants classiques, plus au centre ? américain, qui portent des politiques Corinne Narassiguin : Joe Biden a gagné Voyez-vous des analogies entre des minorités fondées sur les particu- largement contre Donald Trump, parce la situation du parti démocrate larismes identitaires et la victimisation, qu’il a su mobiliser, de l’aile gauche américain et celle de la gauche plutôt que sur une affirmation d’égalité radicale démocrate et des activistes du française ? des êtres humains par-delà leurs diffé- mouvement Black Lives Matter contre Le bipartisanisme américain permet rences. Dans ce cas la remise en cause d’enjamber la diversité des courants qui des principes universalistes est indé- en France se traduit par une dispersion niable. “La vision républicaine partidaire. Le contexte électoral est très D’autre part, certains de nos concitoyens différent. Mais en France comme aux sont désabusés par un modèle d’in- universaliste est et États-Unis, la gauche doit inventer un tégration français qui n’a pas tenu ses reste très majoritaire projet de société capable de rassem- promesses. Malgré les avancées dans le bler ses différentes composantes sur droit et dans les faits, les discriminations au sein de la gauche ses combats essentiels, pour la justice, de toutes sortes persistent dans notre française.” l’égalité, l’émancipation, la démocratie, société. Pour eux, la devise républicaine pour répondre à l’urgence écologique. Liberté, Égalité, Fraternité sonne creux, Un projet qui réconcilie le besoin de car elle ne se traduit pas suffisamment radicalité des ambitions avec l’impéra- dans leur quotidien. Je pense qu’il s’agit les trumpistes noyautés par les supréma- tif de crédibilité des solutions. Tout cela moins d’un rejet du modèle universa- tistes blancs, jusqu’aux électeurs répu- en combattant diverses formes de popu- liste que de l’attraction d’un nouveau blicains qui voulaient se débarrasser de lisme nourries de fake news, de complo- discours plus radical, qui exprime mieux Trump et revenir à une forme de norma- tisme et souvent de nationalisme raciste leurs colères et leur exigence de jus- lité, en passant par les classes ouvrières et xénophobe. tice. Cette convergence entre ces deux qui s’étaient détournées des démocrates phénomènes est facilitée par le silence dans les swing states où la désindustriali- Dans un récent entretien au Point, gêné d’une grande partie de la gauche, sation a fait des ravages. Il doit mainte- vous dénonciez la « tentation clairement universaliste mais effrayée à nant effectivement tenir ce grand écart. identitariste » de la gauche et l’idée de s’engager sur un terrain large- Au départ l’urgence des crises multi- vous l’invitiez à prendre ses ment confisqué par la droite dure et l’ex- ples à traiter lui permettra de trouver distances. Comment expliquez-vous trême droite, celui de l’identité et du sens des solutions bipartisanes, qui sont son historiquement cette « tentation » ? de la citoyenneté française. La vision

DDV mars 2021 21 rendez-vous politiQue

républicaine universaliste est et reste très Dans une tribune au Monde, vous concurrence le combat contre les inéga- majoritaire au sein de la gauche fran- écriviez : « Je suis une femme lités économiques et sociales et le com- çaise, mais elle est politiquement absente noire et je suis contre le concept bat contre les discriminations. Dans la depuis trop longtemps. C’est pour cela de “privilège blanc”. » N’est-il pas France des ronds-points comme dans que je l’appelle à s’affirmer. pourtant effectivement avantageux la France des quartiers, nous devons d’être « blanc » en France, comme unir les combats contre les injustices et Quel est votre sentiment concernant l’indiquent certaines enquêtes les inégalités. l’idéologie décoloniale et les sociologiques ? accusations de « racisme d’État » Il est certain qu’un homme blanc hété- Vous dites que ces approches sont en France ? Quel regard portez- rosexuel cisgenre en pleine force de l’âge « dangereuses et graves ». Est-ce vous sur la France républicaine et n’ayant aucun handicap, ne subit pro- une position unanime au sein du d’aujourd’hui ? bablement pas de discriminations. Mais parti socialiste ? Cette réaffirmation Je pense que l’idéologie décoloniale est ne pas être victime de discrimination d’un ADN et d’un héritage dangereuse. On peut étudier des proces- n’est ni un privilège ni un avantage. universalistes suscite-t-elle des sus historiques, qui apportent un éclai- C’est la normalité à laquelle chacune réactions et des débats internes ? rage intéressant sur la structure actuelle et chacun devrait avoir droit. C’est cela C’est une position qui ne fait pas débat de nos sociétés, sur le poids de l’histoire le sens des combats universalistes. Là aujourd’hui, sauf peut-être de manière dans nos constructions sociales. Le pro- encore, le problème est de réduire des très marginale. Mes prises de positions blème est d’en faire une idéologie. On personnes à leur couleur de peau pour publiques sur ces sujets ont suscité beau- divise alors le monde entre dominants et soi-disant lutter contre le racisme. Vous coup de réactions positives, aussi bien êtes « blanc » ? Alors vous êtes raciste ou chez les cadres et élus du parti que chez complice du racisme, même à votre insu. les militants. Cette position est effec- Vous êtes autre chose que « blanc » ? tivement vue comme la réaffirmation “Je pense que Alors vous êtes nécessairement victime, de notre héritage culturel universaliste, l’idéologie décoloniale que vous le sachiez ou pas. Avec ce genre dans la fidélité à notre histoire pour la de raisonnement, la vision raciale du construction de la République. est dangereuse.” monde a de beaux jours devant elle… Votre engagement en faveur des Au sujet du « privilège blanc », droits des femmes et de la laïcité dominés, selon des caractéristiques plus vous parlez d’un « contre-sens est ancien au sein de votre parti. biologiques que sociologiques. On inter- historique » pour celles et ceux qui, Ces deux combats sont-ils liés à vos prète toutes les interactions humaines en France, veulent plaquer le modèle yeux ? à travers ce prisme exclusif. Quel est américain sur la France… Ces deux combats sont liés mais dis- le sens de cela, sinon de perpétuer l’es- Aux États-Unis, le « privilège blanc » tincts. Il faut être très prudent lorsqu’on sentialisation qui nourrit le racisme, le était une réalité juridique avec la ségré- mêle les deux, pour éviter les amalga- sexisme et autres hiérarchisations de gation jusque dans les années 1960, mes. La laïcité n’est pas un féminisme. Se catégories de personnes qui ont justifié et est restée une réalité politique avec battre pour l’égalité entre les femmes et le colonialisme et le patriarcat ? Il y a l’existence légale des mouvements supré- les hommes, c’est donner les moyens aux des racistes en France, oui, sans aucun matistes blancs. On l’a bien vu avec femmes de faire des choix libres, y com- doute, et cela dans toutes les classes la présidence Trump. L’utilisation de pris par conviction religieuse ou en dépit sociales et dans tous les milieux profes- ce concept dans les combats militants de celle-ci. C’est donc le champ laïc qui sionnels. Mais il n’y a pas de « racisme antiracistes américains peut donc se permet de mener les combats pour les d’État » dans la France d’aujourd’hui. comprendre. En France, le mot « pri- droits des femmes sur le plan politique, Nos lois et nos institutions ne sont pas vilège » est historiquement associé à celui de la liberté et de l’égalité, et non sur racistes. Nous ne sommes pas les États- la Révolution française, et donc à la le plan des valeurs religieuses. Mais il ne Unis de la ségrégation, ni l’Afrique du notion de privilèges économiques et faut pas confondre respect de la laïcité Sud de l’apartheid, ni la Chine d’au- patrimoniaux à abolir. Certains mots et droits des femmes. Pour prendre un jourd’hui qui met les Ouïghours en ont un sens symbolique et un poids his- sujet où la confusion est récurrente, on esclavage. Dire le contraire est irres- torique. Être « blanc » n’est pas un pri- peut reconnaître le droit d’une femme ponsable. La France républicaine est vilège à abolir. Les nombreux Français musulmane à porter le voile, au nom de fracturée, par les inégalités sociales et « blancs » qui subissent de plein fouet la laïcité, tout en se battant contre le rap- territoriales croissantes, par la persis- des difficultés économiques et sociales port au corps de la femme que ce vête- tance des discriminations, par des inter- ne se sentent pas du tout « privilégiés ». ment symbolise, au nom du féminisme. rogations existentielles sur les identités. Comment voulez-vous les embarquer Elle subit la menace du terrorisme isla- dans le combat antiraciste si vous cher- La ligne du parti socialiste est-elle miste. Elle est au bord de la rupture. Mais chez à les culpabiliser parce qu’ils sont désormais claire et univoque sur la seule réponse possible, c’est une Répu- « blancs » ? Ne tombons pas dans le piège la définition de la laïcité ? Quelle blique française qui affirme ses principes dans lequel les démocrates américains se est-elle ? et qui tient ses promesses. sont longtemps enfermés, où on met en Nous avons tout simplement réaffirmé

22 DDV mars 2021 o mm ons

Les partisans de Trump, noyautés par les suprématistes blancs, entrent de force dans le Capitole. Janvier 2021. T yler Merbler / Wiki m edia C l’esprit de la loi de 1905. Cette ligne ne Ce texte semble davantage conçu pour clé. D’autant que les populismes en tous fait pas débat. Nous l’avons constaté hystériser le débat ou servir d’outil de genres continueront à faire leur miel lorsque le Bureau national du PS a una- communication politique que pour de nos fractures républicaines. Pour nimement refusé, sur proposition d’Oli- résoudre véritablement les problèmes. faire société, trouver les solutions soli- vier Faure, de s’associer à la marche dite Nous avons, dès début décembre, fait daires aux crises actuelles, il faut avoir « contre l’islamophobie » de novembre des propositions concrètes pour porter retrouvé le sens d’un destin commun, 2019, car ses organisateurs récusaient les une vision plus globale, un projet plus d’une appartenance pleine et entière à lois laïques de la République. La laïcité, large, à la hauteur des enjeux. La Répu- la même République. À mon avis, por- c’est une liberté, et c’est d’abord du droit, blique est une promesse à tenir. Se réap- ter ou non une vision forte et claire de la pour protéger les croyants comme les proprier ses valeurs et ses principes est République peut faire la différence entre non croyants. C’est le droit de croire ou essentiel, mais ne suffit pas. Il faut aussi une candidature gagnante ou perdante. de ne pas croire, sans aucune pression. déployer des politiques publiques ambi- C’est à la fois la neutralité de l’État vis- tieuses et innovantes, qui impliquent Quels moyens la gauche que vous à-vis des religions, et un cadre juridique tous les acteurs de la société, pour lutter représentez entend-t-elle mobiliser permettant les combats pour l’émancipa- contre toutes les inégalités et toutes les pour rassembler sur ses propres tion individuelle et collective. discriminations. Il y a aussi une bataille positions ? culturelle à mener contre tous les replis Nous, socialistes, avons lancé un travail Que pensez-vous du projet de loi identitaires. Il s’agit de redonner du de construction ouverte de notre projet, confortant le respect des principes sens à l’appartenance à la communau- en invitant toute la gauche et les écolo- de la République ? Le parti socialiste té nationale. gistes à venir challenger et enrichir nos s’est-il impliqué sur ce projet ? propositions, confronter nos projets res- Quelle est votre approche sur ce Selon vous, ces questions risquent- pectifs. C’est dans le débat ouvert que sujet ? elles d’être au cœur des débats nous pourrons renforcer nos conver- Ce projet de loi est un rendez-vous lors des prochaines élections gences et dépasser nos divergences manqué. Il prend le problème par le présidentielles ? pour construire ensemble une straté- petit bout de la lorgnette, de manière La crise économique et sociale précipi- gie gagnante pour 2022. Nous avons punitive et avec une vision dure, fer- tée par la pandémie sera l’enjeu majeur conscience que le chemin est difficile mée, des principes républicains. Il ne des élections de 2022, et l’urgence éco- et qu’il faut le tracer en avançant. Mais faut pas confondre fermeté et ferme- logique est toujours là. Mais, on l’a vu sans rassemblement, nous avons déjà ture, autorité et autoritarisme. Par ail- avec les manifestations antiracistes ces perdu. Et ce n’est pas acceptable. Pour leurs, quelques ajustements législatifs ne derniers mois, la question de l’identité la gauche bien sûr, mais surtout pour suffiront pas à raccommoder la société. et des discriminations restera un sujet la République et pour les Français.

DDV mars 2021 23 actualité La laïcité, fétiche de la République ? La laïcité, une coquille vide ou au contraire trop pleine de mots ? La confusion règne dans certains quartiers où l’interprétation de ce principe, relégué au rang d’une abstraction ou d’une contrainte, se heurte aux difficultés sociales. Alain Lewkowicz, journaliste nsplash ylie de G uia / U nsplash K

u lendemain des attentats radicalisation et mettre tout le monde de janvier 2015, nous décou- d’accord sur la laïcité comme prin- vrions avec stupéfaction que cipe intangible, pilier inamovible de la “Dans c’pays, pour les des centaines de jeunes Fran- République. Le contexte était pesant. enfants d’immigrés, y’a Açais étaient partis pour le djihad. Des Le taux de chômage explosait, les iné- enfants, des adolescents, des jeunes galités sociales se creusaient et l’ex- rien. On est Français adultes, de toutes origines sociales. Le trême droite devenait une option pour comme les autres mais terme de « radicalisation » envahissait de plus en plus d’électeurs, alors que le brouhaha médiatique, étayé par les des voix s’élevaient pour demander pour la société on n’est spécialistes du fait religieux. Le déca- si l’islam était soluble dans la Répu- lage entre les intentions politiques blique. La laïcité à la française, pensée pas Français. À l’école, pour lutter contre le « phénomène » pour ancrer durablement les valeurs même quand on fait et la réalité de terrain poussait les républicaines dès la fin du XIXe siècle ministères concernés à motiver leurs en séparant le politique du religieux des efforts, on termine troupes. Des formations magistrales était-elle en train de vaciller ? Tan- toujours dans des voies étaient alors organisées dans toute la dis que la petite musique médiatique France pour les acteurs de l’insertion. était rythmée par les explications de de garage”, Zumurrud Objectif : reconnaître les signes de Gilles Kepel, Mohamed Sifaoui et

24 DDV mars 2021 Olivier Roy, les principaux concernés restaient inaudibles. Zumurrud, Dou- “Ce ne sont plus des immigrés. Si leurs grands- nyazad et Shéhérazad qui pleuraient le départ d’un frère ou d’un cousin, Marie parents sont nés ailleurs, leurs parents sont nés une psychologue de terrain, Emma- en France et eux aussi. Leur rapport au pays est nuel Fidalgo conseiller d’une mission locale à Marseille, allaient m’ouvrir totalement imaginaire” , Kader, animateur dans à un monde où la laïcité, c’est « un un quartier truc qui sert à empêcher de faire c’qu’on veut, comme mettre un voile » – comme disent les trois amies –, là où les pers- pectives sont peu enviables et où trou- laïcité chevillée au corps afin de pou- encore plus fragiles », constate François ver sa place dans la société relève du voir en instiller les principes. Dans les Dubet. Sur place, les discours se font parcours du combattant, voire de la quartiers, la laïcité reste souvent un volontiers accusateurs : « Dans c’pays, mission impossible. concept qui trouve difficilement sa pour les enfants d’immigrés, y’a rien. On place au quotidien. « Comment dire à est Français comme les autres mais pour Faire avec… ou sans une femme qui ne trouve pas de travail la société on n’est pas Français. À l’école, « Nous sommes confrontés à une énigme qu’elle devrait enlever son voile pour en même quand on fait des efforts, on ter- qui touche l’école, vaisseau amiral de trouver si vous-même n’êtes pas convain- mine toujours dans des voies de garage », la laïcité et le reste de la société parce cu qu’il faut l’enlever pour en trouver ? », affirme Zumurrud. « Ils nous disaient qu’elle questionne l’idée même de demande-t-il. Même son de cloche qu’on venait pour les allocations ! Ça s’dit nation et de sa construction en France », chez ses homologues, des travail- pas ça ! Moi perso, mes parents n’avaient explique le sociologue François Dubet. leurs sociaux démunis qui ne savent pas d’alloc. J’allais à l’école parce que je « L’école laïque s’est construite sur un pas quoi faire, pas quoi dire tandis que devais y aller », reprend Dounyazad. modèle en rupture avec les églises, qui d’autres regardent tout simplement « Moi, on m’a demandé si je venais pour étaient antirépublicaines, mais dans une ailleurs. Et la cristallisation du débat le chauffage, comme si on n’avait pas de société catholique. Une école sans dieu ni public n’aide en rien : « Aujourd’hui per- chauffage chez nous », précise Shéhé- religion mais dont la conception et l’or- sonne ne comprend rien. Car le débat est razad. « Du coup, même nous on a envie ganisation rappelaient celles de l’école pris en otage par d’un côté les partisans de partir. Mais pour aller où ? Même dans catholique. Il y avait donc à la fois une d’une plus grande fermeté et de l’autre, notre pays d’origine on est des immigrés. lutte politique contre l’Église et une conti- ceux qui brandissent l’étendard de la En fait on est nulle part chez nous… À part nuité culturelle avec cette France catho- religion des opprimés qu’il faut défendre dans le bateau au milieu de la mer ! » lique dans laquelle s’opposent ceux qui parce qu’elle est justement celle des Éclat de rire général. Kader, l’un des vont à la messe et les autres. » Près de opprimés… on n’est pas près d’en sortir », animateurs du quartier, décrypte : 120 ans après la loi de 1905, dans une constate François Dubet. « Quand elles disent qu’elles ne sont pas France largement déchristianisée et Françaises, ça veut dire qu’elles n’appar- sécularisée, la laïcité se trouverait à la Un monde à l’écart tiennent pas au monde du gamin blanc croisée des chemins et offrirait un ter- C’est dans un de ces quartiers défa- qui vit en face et qu’elles ne peuvent pas rain de jeu à ses détracteurs. Comment vorisés de l’Hérault, où l’échec sco- consommer comme lui. Elles ne disent pas la maintenir dans ses fondements avec laire est le plus fort, que j’ai rencontré qu’elles sont Algériennes ou autre. Ceux une religion qui doit encore se défi- Zumurrud, Dounyazad et Shéhé- qui vont au bled pendant les vacances nir par rapport à certains principes razad. Au fil du temps, les classes se sentent terriblement Français. » Et fondamentaux de la démocratie ? Si moyennes françaises ont déser- d’ajouter : « Ce ne sont plus des immi- certains voient la laïcité comme une té les lieux. D’abord les techniciens grés. Si leurs grands-parents sont nés ail- arme contre le communautarisme et supérieurs, puis les petits cadres, les leurs, leurs parents sont nés en France et l’islam, l’historien et philosophe Mar- contremaîtres et enfin les ouvriers eux aussi. Leur rapport au pays est tota- cel Gauchet posait en 2016 l’équation sans ascendance immigrée. Les autres lement imaginaire. » à laquelle tout le monde est désor- s’y sont retrouvés ségrégués, seuls. mais pressé de répondre : « Tous les La dynamique sociale s’y est brisée. (Re)faire société ministres de l’Intérieur rêvent d’une « Si globalement – même si elle manque Si certains, dans ce contexte, défendent église musulmane avec un interlocu- d’efficacité –, la machine à intégrer l’idée d’une « laïcité plus élastique », teur unique, mais on ne l’a pas. Donc, il fonctionne, dans ces quartiers, c’est une voire à « géométrie variable », d’autres faut envisager les choses autrement1. » véritable mécanique infernale qui s’est privilégient l’éducation. C’est l’avis Loin des cabinets ministériels et des mise en place, une machine à produire d’Emmanuel Fidalgo, de la mission analyses des universitaires, Emma- du ghetto, de l’exclusion et du commu- locale à Marseille : « C’est à l’école que nuel Fidalgo tente de lui redonner sa nautarisme. Tous ceux qui ont l’espoir s’apprend la pensée laïque. Qu’est-ce qui place dans les « quartiers ». Mais il d’en sortir en sortent avec l’idée de ne fait société aujourd’hui ? Et quand ce qui doit d’abord convaincre ses propres plus jamais y remettre les pieds. Et ceux fait société d’un côté est confronté à ce équipes, faire en sorte qu’elles aient la qui partent sont remplacés par des gens qui fait société de l’autre, ça donne quoi ?

DDV mars 2021 25 actualité

“Il faut coupler la question de l’islam avec la question sociale. Si on ne le fait pas on donne raison à ceux qui prêchent la religion des pauvres” François Dubet, sociologue

communes. « Il faut rétablir le dialogue entre les enseignants et les parents : voilà ce qu’on va faire, voilà ce qu’on accepte et qu’on n’accepte pas, voilà comment on répond à la question des caricatures et du blasphème et voilà ce qu’on enseigne à vos enfants. » Le sociologue met en garde : « Il faut éviter le piège qui consis- terait à dire que la question de l’islam se réduirait à une question sociale. Il y a dans des mosquées des prêches inaccep- tables pour une société démocratique. » Avant d’ajouter : « C’est pour cela qu’il faut coupler la question de l’islam avec la question sociale. Si on ne le fait pas on donne raison à ceux qui prêchent la reli- gion des pauvres. » La quadrature du cercle ? S’il y a 30 ans, les classes les plus défavorisées votaient à gauche, w in / U nsplash elles ont désormais pris une tout autre direction. « Un tas de Français pauvres

A lex B ald qui ne sont pas mieux traités les haïssent. Ils détestent les riches et les “Français Le risque c’est que s’il n’y a pas de bou- et à qui on donne une garantie jeune de étrangers” les plus pauvres », observe lot, si l’insertion n’est pas durable on va 450 euros parce qu’il vient à quelques Emmanuel Fidalgo. avoir un conflit entre ce qui fait société – rendez-vous ? Ça ne règle rien. Il y a du La laïcité… les uns la confondent avec la liberté de penser, la liberté d’opinion, vide en eux, ils n’ont pas de rêve et ne la Nation, les autres l’associent à du de blasphémer, le travail, les relations se projettent dans aucun avenir. Ils sont racisme ou de la discrimination. Alors hommes-femmes, le sexe – avec des passifs, ils subissent. » Et de conclure : qu’elle est d’abord une loi à respecter formes totalement radicales de ce qui « Et si vous voulez qu’un jour ces jeunes se dans un État de droit. Dans les quar- fait société pour ceux que l’on rejette. » sentent citoyens, alors il faudrait d’abord tiers, on mélange tout, le social, le reli- Marie, la psychologue de la mission leur expliquer ce que c’est parce qu’ils ne gieux, le culturel et le politique. Alors locale, que Zumurrud, Dounyazad et le savent pas. C’est inquiétant de n’avoir en attendant que l’éducation fasse Shéhérazad consultent, est sans équi- que la religion comme centre d’intérêt son œuvre, la laïcité prend souvent voque : « La mixité sociale n’existe pas. quand on est si jeune, non ? » la forme d’un fétiche, ce « truc » qui, Économiquement c’est le désert. Alors on néanmoins, s’efforce de protéger tous colmate. Qu’est-ce que vous voulez que je Urgence sociale les citoyens des pires dérives, et qui, fasse pour un jeune que je vois 45 minutes Face à cet énorme chantier maintes malgré les apparences, fait encore bel une fois par mois alors qu’il devrait voir un fois repoussé, les défenseurs de la et bien horizon. psy deux à trois fois par semaine ? Un ado laïcité livrent des pistes de réflexion déscolarisé sans formation et sans emploi autour de règles et de pratiques 1. Les Échos, 24 août 2016.

26 DDV mars 2021 HG2707_1Q_. 16/02/21 15:43 Page1

DDV mars 2021 27 actualité « Reconnaître une autonomie administrative du Haut-Karabakh » Historien et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Hamit Bozarslan est un spécialiste du Moyen-Orient, de la Turquie et des Kurdes. Il explique ici les raisons de la guerre dans le Haut-Karabakh et les conséquences notamment pour l’Arménie. Propos recueillis par Emmanuel Debono

DDV : Quelle est l’origine de la guerre qui s’est l’Azerbaïdjan, de prendre la revanche les combattants arméniens par sur- déroulée du 27 septembre au 10 novembre sur l’histoire et de légitimer le clan prise. Moscou, disposant d’une haute 2020 au Haut-Karabakh ? Aliyev, non pas la seule dictature technologie, semble avoir désinté- Hamit Bozarslan : En l’occurrence on peut mais la seule dynastie de l’ex-espace gré quelques-uns de ces engins, sans évoquer une triple temporalité, dont soviétique, profondément corrom- vouloir les arrêter totalement. D’où la première, post-génocidaire, coïn- pue, nationaliste et anti-démocra- venaient-ils : de la Turquie où ils sont cide avec le renforcement du pouvoir tique ; pour la Turquie, d’ouvrir la voie produits par Selçuk Bayraktar, magnat bolchévique en Russie et dans le Cau- à la formation du « petit Touran », uni- de l’« industrie de défense nationale » case et de la résistance kémaliste en té mythique autant qu’utopique des qui a épousé la benjamine d’Erdogan, Turquie : faute d’alliés révolutionnaires Turcs, qui trouve sa traduction dans la et d’Israël, qui a joué un jeu incroyable- victorieux en Europe, Lénine se rap- devise d’Erdogan : « Une nation, deux ment cynique dans cette guerre. Déjà si proche de Mustafa Kemal qui, dans ses États », et pour la Russie, de s’imposer mal en point sur le plan intérieur, le pou- lettres, lui propose en retour un pacte dans la région comme arbitre ultime voir israélien a fait le choix de soutenir « anti-impérialiste », permettant à du conflit et de s’y installer militaire- Bakou, Ankara et leurs mercenaires Moscou d’« écraser » l’« impérialisme géorgien » et à Ankara, l’« impéria- lisme arménien ». La conséquence “Il s’est agi indéniablement d’une guerre des est la fin de l’indépendance des deux républiques et leur soviétisation, qui drones qui ont pris les combattants arméniens par entraîne dans son sillage le charcu- surprise qui venaient de la Turquie et d’Israël, qui tage de l’Arménie avec le Haut-Ka- rabakh attaché à l’Azerbaïdjan sur la a joué un jeu incroyablement cynique dans cette décision de Staline. Marquée par les guerre. ” pogroms anti-Arméniens, la dissolution de l’URSS et la guerre (1988-1994), la deuxième temporalité est celle d’une ment. L’autocrate russe voulait aussi djihadistes syriens au nom d’intérêts urgence de survie, d’une volonté d’évi- semer le chaos dans l’Arménie qui, en économiques et prétendument géo- ter un deuxième génocide, qui sont 2018, avait expérimenté une véritable politiques à trois sous. couronnées par la victoire arménienne. révolution démocratique, et lui montrer La troisième temporalité, enfin, est celle l’obligation de se plier à ses oukases. La Dans un entretien, vous avez parlé au sujet de 2020 où Ankara et Bakou estiment Turquie n’a pas été la grande gagnante de la Turquie actuelle, d’« une idéologie qui que le vide laissé par les États-Unis de cette bataille d’autant plus qu’Erdo- réactive la logique à l’œuvre dans le génocide dans la politique internationale et le gan n’arrive plus à susciter un enthou- arménien de 1915 ». Pouvez-vous être plus cynisme dont fait preuve depuis des siasme avec ses aventures extérieures précis à ce sujet ? années Poutine, leur offrent enfin une dans son pays aux abois, et que le clan En célébrant la victoire azérie, Erdogan chance historique pour passer à l’action Aliyev restera jaloux de ses privilèges. a précisé qu’elle a « mise en joie l’âme et prendre leur revanche sur l’Arménie Mais avec la complicité de la Russie, d’Enver Pacha », l’un des trois dirigeants et le Haut-Karabakh. le président turc a réussi à ce que l’Ar- ottomans au moment du génocide, ménie en soit la plus grande perdante. connu par ailleurs pour sa brutalité Quels sont les véritables enjeux de ce conflit et son aventurisme. Avant et après la régional ? Quelle a été, au plan technologique, la nature défaite ottomane de 1918, l’oncle d’En- Les enjeux varient selon les acteurs : de cette guerre ? ver, Halil Pacha, qui avait pratiquement pour les Arméniens il s’agit de préser- Il s’est agi indéniablement d’une guerre le même âge que lui, s’efforçait à tout ver le Haut-Karabakh et éviter un net- des drones, qui ont pourtant une tech- prix de détruire l’entité arménienne qui toyage ethnique à grande échelle ; pour nologie déjà vieillie, mais qui ont pris tentait de survivre et d’émerger. Voici

28 DDV mars 2021 Habitations détruites par les bombardements de l’Azerbaïdjan en septembre- octobre 2020. le discours qu’il a prononcé alors (les lettres en majuscule sont de lui) : « Ô nation arménienne, avec qui j’ai collaboré pour renverser un padichah o mm ons oppresseur [Sultan Abdülhamid II] et pour fonder une patrie libre et heu- reuse ! Ô nation arménienne que j’ai essayé d’anéantir jusqu’au dernier membre parce qu’elle tentait d’effacer ma patrie et de la rendre prisonnière de l’ennemi lorsque celle-ci vivait ses jours / Wiki m edia C / VOA an B oechat les plus terribles et les plus douloureux. Y Si vous restez fidèles à la patrie turque, je ferai tout ce qui est à ma disposition consulats, s’est mobilisée pour mener officiellement son rôle de médiateur. La pour vous. mais si de nouveau vous des attaques ouvertement racistes « médiation » américano-franco-russe suivez certains comitadji inconscients contre les Arméniens, notamment, ne pouvait avoir un sens que tant que [de leurs actes] et tentez de trahir la mais pas exclusivement, à Décines le conflit restait « arméno-azéri » sans patrie turque, je donnerai l’ordre à (Rhône). Une grande partie de la com- impliquer la Turquie, qui ne cache pas mes armées qui entourent votre patrie munauté resta cependant silencieuse. ses ambitions expansionnistes, ses et je ne laisserai pas un seul arménien projets du « Petit Touran » ou son hos- sur la surface de la terre. » Quel rôle joue la mémoire du génocide armé- tilité anti-arménienne. Les quelque N’oublions pas qu’en Turquie, tout nien dans les tensions intercommunautaires, 2 000 djihadistes syriens qu’Ankara comme Enver, les autres architectes au Haut-Karabakh mais aussi en France ? a déployés sur le terrain ne consti- du génocide, à commencer par Talât Elle est bien entendu centrale pour les tuent certainement pas une « force Pacha, sont honorés comme des grands Arméniens : rappelons que les Armé- locale » ; ce sont des agents de dé-ci- héros, et le ministre de la Défense Huli- niens du Caucase ont failli être exter- vilisation. Quelle neutralité peut-on si Akar, dont la thèse de doctorat est minés entre 1918 et 1920 dans une avoir à leur égard après Charlie Hebdo une négation du génocide, et Devlet campagne militaire qui n’était rien et le Bataclan ? Bahçeli, le leader de la droite radicale, d’autre que la poursuite du génocide défendent plus ou moins ouvertement en Asie mineure et en Syrie. Quant à Que sait-on des crimes de guerre commis l’établissement d’une continuité ter- la diaspora arménienne en Europe et au cours du conflit ? Comment appréhen- ritoriale entre le Nakhitchevan, terri- dans le monde, elle est en grande par- der aujourd’hui cette question pour parer à toire azéri à la frontière turque, et la tie issue de la communauté des survi- la cristallisation de la haine inter-ethnique ? République d’Azerbaïdjan. Une telle vants. Et comme le montrent mille et Les rapports d’Amnesty et d’Human unification signifierait purement et une études, les discours turc et azéri Rights Watch ne laissent aucun doute simplement la disparition de l’Arménie. demeurent profondément anti-Armé- quant à la décapitation des prisonniers niens, déshumanisant cette commu- de guerre et l’usage des armes inter- Quels ont été les échos du conflit en France, nauté et justifiant, plutôt que niant, dites par Bakou. Cette réalité morbide notamment dans les communautés armé- l’existence du génocide. montre bien que chaque fois qu’on niennes et turques ? parle des « haines inter-ethniques » se La communauté arménienne a été bien Les réactions de la classe politique française profilent dans l’ombre, voire au grand entendu endeuillée, vivant dans une vous ont-elles semblé à la hauteur des évé- jour, des pouvoirs qui les alimentent. tension extrême faite d’espérance de nements ? la résistance et de traumatisme de la Jour après jour, on observe qu’en l’ab- Quelles solutions diplomatiques existent pour défaite. Elle a été aussi profondément sence d’une politique étrangère euro- garantir une paix durable dans la région ? blessée par la tonalité très timorée des péenne courageuse et de l’alliance avec La solution doit passer par les négocia- réactions officielles en France mais les États-Unis, devenus un bateau ivre tions et la reconnaissance d’une auto- surtout en Europe et aux États-Unis, sous l’administration Trump (si tant nomie administrative très large pour alors qu’en dehors de toute considéra- est que le terme « administration » a le Haut-Karabakh, de sorte de lui per- tion territoriale, Ankara mobilisait ses encore un sens dans ce cas précis), mettre de se défendre militairement, djihadistes syriens dans la région. Une la France ne peut disposer que des si nécessaire, et de maintenir ses liens partie de la communauté turque, très marges de manœuvre très étriquées. avec l’Arménie. Le cas échéant, si Bakou encadrée par les Loups gris (jeunes Il n’en reste pas moins que Paris aurait s’accroche à la solution de la terre brû- militants ultra-nationalistes), les mos- pu avoir une politique bien plus auda- lée et de la « vengeance historique », il quées enseignant la haine raciale et cieuse, ne se repliant pas sur une faudrait se résoudre à reconnaître l’in- le culte des martyrs, ainsi que les posture de neutralité que lui confère dépendance de cette région.

DDV mars 2021 29 actualité Brésil : faut-il brûler la “démocratie raciale” ? L’expression « démocratie raciale » s’est imposée au milieu du XXe siècle pour caractériser un Brésil métis et non raciste. Depuis plusieurs décennies, elle est l’objet de contestations argu- mentées. Aujourd’hui, elle symbolise aux yeux des militants antiracistes le contraire de ce qu’elle désignait à l’origine : un Brésil fondamentalement raciste.

Manuel Diatkine, docteur en histoire de l’université de São Paulo

evant le miroir : les blancs et le Teatro Experimental do Negro. Puisque avait explicitement pour but de « blan- l´antiracisme. » C’est une tri- les voies d’une carrière dramatique sont chir » le pays. Enfin, parce qu’à partir « bune publiée par le quoti- étroites pour les actrices et les acteurs des années 1930, le Brésil qui s’af- dien Folha de S. Paulo, le 22 noirs, il s’agit de monter une troupe firme « métis » tourne en fait le dos Ddécembre 2020, où l’on peut lire les pour affirmer la présence noire sur la à la négritude et à l’africanité. Il s’agit propos suivants : « Notre société raciste scène, et au-delà de la scène. Dès lors, d’éclairer les points suivants : la divi- est le résultat d’un projet séculaire », Abdias est acteur, activiste politique et sion du peuple noir en catégories mul- un projet porté par « les hérauts de la journaliste, et de plus en plus critique à tiples, alors qu’une personne noire au démocratie raciale – nostalgiques d’un l’égard du mythe d’un « Brésil métis ». Brésil est simple à définir, c’est « un passé qui n’a jamais existé. » Comment Quelles sont les sources de cette évo- descendant des Africains esclavi- le sens de l’expression « démocratie lution ? On peut en identifier trois. Tout sés » ; l’effacement des crimes de l’es- raciale » a-t-il pu évoluer à ce point d’abord, Césaire et la négritude : alors clavage ; l’intolérance systématique en l’espace de cinq décennies ? L’ex- que la FNB tournait le dos à l’Afrique, de l’Église catholique envers les reli- pression « démocratie raciale » ren- l’exigeante réflexion du Discours sur le gions africaines ; la négation, puis la voie à l’idée que l’histoire de la nation colonialisme (1950) a circulé parmi les folklorisation (à des fins touristiques) brésilienne serait celle d’un métissage militants afro-brésiliens. Ensuite, la des cultures africaines ; la négation du heureux, qui serait sa vocation. Le lecture de l’Homme révolté de Camus, racisme au nom de la prééminence de thème apparaît dès le milieu du XIXe qui l’a marqué profondément. Enfin, la question sociale ; la mise en scène siècle, une génération après l’indé- des intellectuels afro-brésiliens s’af- d’une « farce historique » selon laquelle pendance de 1822, mais se cristallise firment dans les années 1950. Par- l’abolition de l’esclavage, en 1888, serait dans les années 1930, en particulier mi ceux-ci, le sociologue Guerreiro un cadeau de l’élite blanche humaniste. avec la publication en 1933 de Maîtres Ramos (1915-1982), dont Abdias est et esclaves, de Gilberto Freyre. Dès proche. En somme, las d’attendre une Quilombismo les années 1940, des militants noirs improbable « démocratie raciale », un Par quoi remplacer le récit d’un Brésil antiracistes expriment des doutes groupe d’intellectuels afro-brésiliens « métis » ? Abdias avance la notion sur cette vision idéalisée. Le discours a décidé d’interroger l’idée même de de quilombismo. On appelle quilom- démystificateur l’a aujourd´hui en « Brésil métis ». bos les très nombreuses communau- grande partie emporté. Deux livres publiés en 1978 et 1980 tés afro-brésiliennes formées par des ont théorisé la critique2. Métissage ? esclaves fugitifs ou des libres, et cela La critique d’un thème Le mot est récusé triplement. D’abord dès les origines du Brésil. Il y eut des Pour suivre l’évolution du débat public, parce qu’il cache un fait historique sor- quilombos modestes, en dimension et un des meilleurs angles est la trajec- dide, les viols des femmes noires par en durée, et, aussi, des quilombos qui toire d’Abdias Nascimento (1914-2011). des hommes blancs dans le cadre d’une s’étendirent sur de vastes territoires, En 2010, le président Lula signait le société qui est esclavagiste jusqu’en pendant plusieurs siècles. Après l’abo- « Statut de l´Égalité raciale1 ». Lors de 1888. Ensuite, parce que le métissage lition en 1888, les nombreux quilombos la cérémonie, il regretta l’absence de a dissimulé un projet explicite d’élimi- ont persisté, et l’une des mesures les l’intellectuel, artiste et militant Abdias nation des noirs du Brésil. Abdias n’a plus emblématiques de la Constitution Nascimento, l’une des grandes figures aucun mal à citer les nombreux auteurs de 1988 fut de reconnaître aux com- du mouvement noir brésilien. Né dans du XIXe et du XXe jusque vers 1930, qui munautés la possibilité de posséder un milieu modeste de l’ouest pauliste, ont rêvé d’un Brésil sans noirs, préci- collectivement la terre. Les quilombos Abdias participe dans les années 1930 sément grâce au métissage, au motif sont donc synonymes de résistance, et à la première organisation politique que la race « forte », la blanche, élimi- Abdias propose de transformer cette moderne du mouvement noir, la Frente nerait « la faible », la noire. D’ailleurs, expérience historique en un substantif. Negra Brasileira (FNB). En 1944, il créé l’appel à une immigration européenne Le quilombismo désignerait l’ensemble

30 DDV mars 2021 favorisant les citoyens afro-brésiliens où, aiguillonnés par les mouvements à l’entrée des universités publiques sociaux, les chercheurs brésiliens ont (quotas raciaux et sociaux, d’abord produit un travail remarquable pour dans l’État de Rio de Janeiro à par- établir les faits et conceptualiser. Le o mm ons tir de 2004). Amenée à juger de la lecteur francophone trouvera dans un légalité de la loi, la plus haute cour ouvrage coordonné par Jean Hebrard de Justice a parlé d’une réparation un riche aperçu de l´historiographie nécessaire de l’Histoire, et l’a vali- brésilienne sur le sujet3. dée. Le bilan de cette expérience est antos / Wiki m edia C antos positif et la baisse de niveau redou- Les risques de la racialisation tée par certains ne s’est pas produite. Toutefois, au Brésil comme ailleurs, Ce succès doit se comprendre dans le l’articulation entre la différence et contexte spécifique du Brésil. Malgré l’universel est délicate. Identifions ereira dos S . C P ereira dos

V des progrès, en particulier dans les trois problèmes, en nous appuyant En 1971, un groupe de militants afro-brésiliens de années Lula (2002-2010), les uni- sur l’article de la Folha de São Paulo Porto Alegre propose de célébrer le 20 novembre [1695], date supposée de la mort de Zumbi, leader versités publiques (et les meilleures cité en introduction. Les auteurs se du quilombo de Palmares, afin de contrebalancer la du privé) étaient restées assez éli- mettent en scène, « nous, les blancs » date du 13 mai [1888], date officielle de l’abolition de l’esclavage. Depuis les initiatives, très nombreuses, tistes, peu accessibles aux classes – dans une perspective antiraciste : se sont multipliées. Dans l´État de S. Paulo le 20 populaires issues de l’enseignement nous, les blancs, qui ne sommes pas novembre est férié, et dans tout le Brésil ce jour est celui de la consciência negra (la conscience noire). Feira de primaire et secondaire public, alors assez attentifs au racisme. Mais, Santana est une ville de l´État de Bahia. après avoir enseigné aux citoyens que la couleur de la peau était insi- gnifiante, faut-il absolument que “Après avoir enseigné aux citoyens que la couleur l’antiracisme lui enseigne désormais de la peau était insignifiante, faut-il absolument qu’elle est centrale ? N’y a-t-il pas là un risque d´offrir aux vrais racistes que l’antiracisme lui enseigne désormais qu’elle un boulevard argumentatif ? Par ail- est centrale ?” leurs, si le métissage a servi un récit national, il est également une réalité sociale. Des millions de citoyens ont des actes de résistance, une « praxis que les enfants des classes aisées des ancêtres noirs et blancs ; divi- afro-brésilienne », bien au-delà du fréquentent des institutions scolaires ser la population en deux catégories seul cas des communautés quilombo- privées. C’est ce blocage, cette dis- homogènes, comme le fait l’article, est las. Appartiendrait au quilombismo, par crimination de fait, que la légalisa- une simplification abusive. Enfin « les exemple, la journée historique de 1978 tion des quotas a contribué à réduire blancs » sont invités à se voir tels qu’ils au cours de laquelle fut lue à S. Paulo la de façon significative. Ainsi, la socié- sont : « producteurs et reproducteurs de Déclaration qui rendit publique l’exis- té brésilienne n´ayant pas su trouver racisme », se préservant dans une pré- tence du nouveau Movimento Negro les moyens d’une grande politique de tendue position de « neutralité » (face Unificado Contra o Racismo e a Discri- démocratisation de l’enseignement aux problèmes sociaux du Brésil), liés minação Racial : « Nous, Brésiliens noirs, supérieur, la discrimination positive par un « pacte qui soutient le privilège orgueilleux descendants de Zumbi... » – en a tenu lieu. De façon générale, les de la blanchité [“branquitude”] ». En Zumbi étant la figure emblématique nombreuses associations afro-brési- somme, dans ce discours antiraciste, du quilombo de Palmares (Nordeste), liennes ont fait évoluer le Brésil. L’into- « les blancs » sont en quelque sorte qui a longtemps résisté aux Portugais. lérance envers les religions africaines « les koulaks » du discours stalinien L’histoire du Brésil, si l’on devait bien la est débattue dans les médias, l’habitu- des années 1930… Pourquoi ne pas lire conter, ce ne serait donc pas d’abord de de lisser les cheveux a commencé ou relire dès lors les mises en garde l’histoire de la formation d’un peuple à se perdre, le nombre de personnes de Raymond Aron sur les dégâts de métis, mais d’abord l’histoire d’une s’identifiant comme « negro/a » a l´idé­ologie ? résistance afro-brésilienne. augmenté lors des recensements

et dépasse aujourd’hui 50 %. Dans 1. Ce statut juridique est une loi qui dessine un cadre Justice « raciale » et sociale des contextes de plus en plus divers, général d’action contre les discriminations visant les Depuis 1978, la critique portée par le la question de l’inégalité raciale est Afro-Brésiliens (travail, santé, culture, accès à la terre...). On note à la fin de l’article 3, parmi les principes qui Movimento negro a quitté les marges. posée. C’est peut-être dans le domaine l’orientent, « le renforcement [fortalecimento] de l’identité Certaines de ses revendications sont de la recherche historique que les nationale brésilienne ». passées dans la loi, par exemple ce changements sont les plus spectacu- 2. Abdias Nascimento, O Genocídio do Negro Brasileiro. Processo de um Racismo Mascarado, S. Paulo, Editora qui concerne l’existence de l’ensei- laires. En effet, jusqu´aux années 1970, Perspectiva, 2016 (1978) ; O Quilombismo. Documentos gnement de l’histoire de l’Afrique dans l’esclavage portugais et brésilien était de uma Militância Pan-Africanista, São Paulo, Editora Perspectiva, 2020 (1980). les programmes scolaires (2003), ou, méconnu et peu étudié. Tout a chan- 3. Jean Hébrard (dir.), Brésil quatre siècles d’esclavage. Nouvelles surtout, la mise en place de quotas gé au cours des 40 dernières années questions, nouvelles recherches, Paris, Karthala, 2012.

DDV mars 2021 31 actualité Génocide des Tutsi : 50 nuances de négationnisme Le génocide des Tutsi est source d’un négationnisme florissant, virulent et pluriel. Intrinsèque à la volonté de destruction totale, il procède également de formes plus insidieuses, qui font tout autant obstacle à la justice. Stéphane Nivet, délégué général de la Licra

rès d’un million de morts en 100 jours : c’est le bilan du génocide des Tutsi commis au Rwanda en 1994. C’est l’équi- Pvalent du nombre de juifs exterminés à Auschwitz en plus de trois années. C’est le génocide le plus rapide de l’His- toire, commis sans les moyens indus- triels de la Shoah : « à la main », au fusil, à la machette et au gourdin clou- té. C’est un crime de masse perpétré par le voisin, le collègue ou le prêtre. C’est une nuit de sang et de barbarie qui s’est abattue sur tout un peuple, dans l’indifférence de la communauté internationale et sous l’œil acolyte de la France, obstinée à défendre ses inté- rêts plutôt que ses valeurs en coadju- teur patenté du régime Hutu. Comme tous les crimes de cette nature, la véri-

té des faits est rapidement enveloppée U lutuncok / G uenay m ages akg-i dans un linceul de mensonge par des Mémorial national de Ntarama (Centre commémoratif du faussaires qui, encore 27 ans après, génocide de Ntarama), situé dans l’ancienne église catholique Aveuglement et indifférence de Ntarama où de nombreux Tutsi ont été assassinés. s’emploient à dissimuler, à truquer, à Le premier des négationnismes a sans minorer, à hacher le réel pour échapper nul doute été un négationnisme par Hutu Power. Personne ne pouvait igno- à la justice et réécrire l’Histoire. L’his- aveuglement et par abstention, dès la rer que ces armes venues d’ailleurs torien Yves Ternon aime à rappeler que phase préparatoire d’un génocide. Le serviraient à autre chose qu’au folklore « tant qu’il y aura des négationnistes, le monde n’a pas voulu voir qu’un crime des parades militaires de la dictature génocide n’est pas terminé ». Et assuré- se préparait sous ses yeux. Pourtant, de Juvénal Habyarimana. L’Organisa- ment, le génocide des Tutsi est loin de avec autant de victimes en si peu de tion des Nations unies (ONU) ne pou- l’être, à voir se déployer la nuée néga- temps, une telle extermination ne vait exciper de sa méconnaissance des tionniste dans l’espace politique, his- tombe pas du ciel subitement : elle mécanismes qui conduisent de l’ensau- torique, journalistique, universitaire et trouve sa source dans un ethnicisme vagement des mots, sur les ondes de culturel. Ces 50 nuances de la négation enraciné qui a structuré la société Radio Mille Collines, à l’ensauvagement ont emprunté jusqu’à aujourd’hui des rwandaise de longue date. Une pièce si des actes. Ne pas voir qu’un génocide sentiers battus et des voies détournées, dramatique ne s’improvise pas la veille fermentait, c’était déjà verser son tri- pour aboutir au final à la même desti- de la première. Il y a des répétitions, but au mensonge criminel. En défini- nation : oublier, les victimes comme les des metteurs en scène, des accessoi- tive, l’indifférence de la communauté bourreaux, charger les premiers d’une ristes, des maquilleurs, des scénaristes, internationale à l’égard du génocide des causalité complexe qui peut conduire des producteurs. Personne ne pouvait Tutsi a non seulement été un encoura- à l’inversion accusatoire, et décharger ignorer, dans la communauté interna- gement à continuer, en l’absence de les seconds de leur responsabilité, en tionale, la propagande raciste publique représailles impossibles, mais un aveu diluant le processus qui les a conduits et médiatisée du régime Hutu, l’arme- de mépris raciste à l’égard de popula- au crime dans un luxe de considéra- ment idéologique de toute une popula- tions qui, visiblement, ne jouissaient tions contextuelles, d’explications libé- tion contre une autre et qui se doublait pas de la même manière des droits pro- ratoires et d’excuses précautionneuses. d’un armement matériel des du clamés dans la Déclaration universelle

32 DDV mars 2021 des droits de l’homme et les conven- balle au centre. Sous couvert d’exami- méchants dans cette histoire. » La justice tions internationales qui nous lient à ner le dossier à charge et à décharge, dira, dans quelques mois, si ces propos elles. Cet inconscient raciste, c’est celui d’aucuns avancent, intrépides, qu’il faut relèvent d’une infraction pénale. de Charles Pasqua qui, ministre de l’In- mettre en miroir les crimes commis par térieur et alors que la terre du Rwanda le Front patriotique rwandais (FPR) des Parti pris et diversions est encore gorgée de sang, déclare à la Tutsi de Kagamé et ceux commis par Et puis il y a enfin l’entrée française télévision française en juin 1994 : « Il ne les milices Interahamwe Hutu. Cette dans la lecture du génocide qui vient faut pas croire que le caractère horrible de théorie ne résiste pas à la réalité des ajouter à la confusion. Le soutien de ce qui s’est passé là-bas a la même valeur faits. Les crimes imputés au FPR ne la France au régime hutu, jusqu’à pour eux et pour nous. » relèvent pas d’une volonté génocidaire l’opération Turquoise, est encore et de destruction des Hutu. La volonté aujourd’hui un fantôme dans le pla- Négationnisme intégral de détruire est le soubassement idéo- card que d’aucuns rechignent à voir, Le deuxième négationnisme est un logique d’un Hutu Power qui, depuis à l’instar de l’universitaire Julie d’An- négationnisme intégral, qui relève d’un son origine, a utilisé les tensions eth- durain, membre de la commission choix idéologique de l’effacement et niques pour imposer son pouvoir au Duclert, qui écrivait, tonitruante, en de la destruction totale de l’autre. Il se sein d’un Rwanda qu’il rêvait « ethni- 2018 : « L’Histoire lui rendra raison [à manifeste, les cadavres encore tièdes, quement pur ». l’opération Turquoise] dès lors que les quand des criminels veulent tout faire À cela s’ajoute qu’il manque une chose historiens pourront ouvrir les archives disparaître de leurs victimes, corps essentielle pour étayer cette théorie dans 50 ans. » Il est assez rare de voir découpés et biens pillés, préférant par- du double génocide : les victimes d’un un historien sérieux disserter sur des fois consommer les ressources dispo- prétendu génocide Hutu. Personne documents indisponibles à la critique nibles séance tenante et manger sur ne nie les massacres ni les exactions de ses pairs. C’est ce qu’on appelle place les vaches de ceux qu’ils viennent commises par l’armée du FPR dans un parti pris. de trucider plutôt que de simplement un pays qui voyait les siens mourir par Le soutien apporté par la France à les voler. Il y a une forme de voracité dizaines de milliers, chaque jour. Ces Habyarimana n’est plus discutable et dans cet effacement précipité et guidé crimes sont évidemment inexcusables les indices, qu’on savait très graves, bien davantage par les symboles de la et condamnables mais en rien compa- sont aujourd’hui concordants, acca- destruction totale que par la simple rables, dans leur intention, dans leur blants même, notamment à la lecture grégarité d’une rapine économique. Ce nature et dans leur volumétrie, à ceux du témoignage de l’ancien militaire négationnisme total se manifeste aussi subis lors de l’extermination planifiée, Guillaume Ancel ou, plus récemment, devant la justice, dans un jusqu’au-bou- méthodique et gigantesque des Tutsi. de l’enquête publiée par Le Monde tisme bien connu. Göring expliquant à L’activiste Adrien-Charles Onana, qui en janvier 2021. L’obsession de la Nuremberg que, de là où il se trouvait, squatte les plateaux de télévision, sa perte d’influence dans cette partie de à la droite d’Hitler, il n’avait pas vu de thèse controversée en sautoir, mar- l’Afrique a conduit la République à s’ali- politique intentionnellement hostile à tèle cette vision des faits. Sur RFI, le 11 gner aux côtés d’un régime aux abois l’égard des juifs ou le colonel Bagosora, décembre 2005 : « Dix ans après les faits, et criminel, jusqu’à envoyer son armée « le Himmler rwandais », déclarant au le tribunal international ne dispose pas pour le défendre ou à exfiltrer la veuve tribunal d’Arusha qu’il préférait croire de preuves du génocide des hutu contre d’Habyarimana, dont chacun sait le rôle à des « massacres excessifs » contre les leurs compatriotes tutsis. » Sur France qu’elle joua au sein des extrémistes Tutsi, obéissent à la même logique du 24, le 29 juin 2017 : « Qui l’a dit, qu’une hutu de l’Akazu, lui offrant l’asile et le déni, en dépit des preuves et des évi- très large majorité des victimes sont Tut- couvert en France. Évidemment, les dences déposées sous leurs yeux. si ? » Avant de sombrer le 26 octobre caryatides du temple de la raison d’État 2019, sur LCI, déclarant qu’« entre font obstacle de leurs corps à l’ouver- Brouiller les pistes 1990 et 1994, il n’y a pas eu de génocide ture des archives, organisent des col- Le troisième négationnisme est un contre les Tutsi, ni contre quiconque », lui loques éteignoirs, agitent le landernau négationnisme confusionniste et valant ainsi d’être poursuivi au titre de et croisent les doigts pour ne pas être brouilleur de pistes, qui aime la diver- la loi Gayssot, nouvelle formule. Cette renvoyés, un jour, devant une cour d’As- sion, la confusion et les détours, pourvu théorie du double génocide ne sévit sises pour complicité de crimes contre qu’on n’atteigne jamais le but. Il a autant pas uniquement dans certains milieux l’Humanité. Ils sont d’ailleurs aidés en de degrés que de serviteurs, depuis activistes : elle a infusé dans une partie cela par une droite que la cohabitation ceux dont l’intention est manifeste aux de ceux qui font l’opinion. C’est le sens a neutralisée, pour ne pas dire mouil- idiots utiles qui, persuadés de servir la des propos tenus par Natacha Polo- lée, dans la gestion des affaires de vérité, ne voient pas qu’ils servent la ny, aujourd’hui directrice de Marianne, l’époque. En attendant, nombre de cri- logique des bourreaux. L’éventail est qui déclare sur France Inter le 18 mars minels Hutu ont trouvé refuge dans une large et les arguments bien connus. Le 2018 : « Malheureusement, on est typi- France subitement peu regardante sur plus répandu est celui de la théorie du quement dans le genre de cas où on avait les conditions d’octroi du droit d’asile. double génocide, qui sert classique- des salauds face à d’autres salauds (…). Un peu comme du temps où l’Amérique ment à embrouiller les esprits et qui C’est-à-dire que je pense qu’il n’y avait du Sud servait de terminus à la « filière repose sur une idée simple : un partout, pas d’un côté les gentils et de l’autre les des rats ».

DDV mars 2021 33 actualité Pologne : le procès de deux historiens de la Shoah Un tribunal polonais exige des « excuses » de la part de deux spécialistes de l’histoire de la Shoah. Explications. Audrey Kichelewski, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université de Strasbourg, codirectrice de La Revue d’Histoire de la Shoah

es historiens Barbara Engelk- ing, professeure au Centre de recherche sur l’extermination des juifs à l’Académie polonaise Ldes sciences et Jan Grabowski, profes- o mm ons seur à l’université d’Ottawa au Cana- o mm ons da, avaient fait paraître en 2018 Dalej jest noc [Plus loin c’est encore la nuit1], une étude monumentale sur le sort des

juifs dans les campagnes polonaises ski / Wiki m edia C w occupées durant la Seconde Guerre mondiale. Le 9 février dernier, le tri-

bunal de Varsovie les a condamnés / Wiki m edia C A drian G rycuk G rabo Jan tous deux à présenter leurs excuses à Barbara Engelking et Jan Grabowski en 2018. une plaignante, âgée de 81 ans, pour la manière dont ils avaient dressé le toujours en cours, puisque les histo- ainsi donnée du maire du village ne portrait de l’oncle de cette dernière, riens accusés comptent se pourvoir en correspond pas à celle conservée qui pendant la guerre était le maire du appel, soulève au moins quatre dimen- en mémoire par sa nièce. On peut village de Malinowo, au sud de Bia- sions différentes. considérer qu’il y a là a minima une lystok. En effet, dans un passage du livre méconnaissance de la manière dont consacré à la survie d’une femme juive Le travail d’historien en cause travaillent les historiens, en croi- originaire de ce village, il était rapporté, La première concerne l’histoire, non sant les sources avant de parvenir à en se référant aux témoignages de cette seulement dans l’établissement des leurs conclusions. S’il n’est, en der- rescapée, délivrés faits mais aussi nière instance, peut-être pas possible immédiatement dans leur narra- de prouver de manière irréfutable la après-guerre puis “Ce qui est reproché tion et dans l’usage culpabilité de ce maire de village dans dans les années des sources histo- la dénonciation d’un groupe de juifs 1990, que cette à Barbara Engelking, riques. Ce qui est cachés, le d’indices rassem- femme « s’était ren- finalement repro- blés par l’historienne et son explicita- du compte que le c’est d’avoir reproduit ché ici à Barbara tion – non réalisée dans le livre mais maire du village était sans guillemets le Engelking, autrice a posteriori – lui permettent d’écrire complice de la mort du chapitre consa- dans ce sens. Barbara Engelking a de plus d’une dizaine témoignage d’une cré à cette région ainsi expliqué2 que le témoignage de de Juifs cachés dans rescapée juive pour de Pologne, c’est la rescapée, Estera Siemiatycka, déli- la forêt voisine, qui d’avoir reproduit vré en 19963, lui semblait paradoxa- avaient été dénon- décrire l’attitude sans guillemets le lement plus fiable que celui donné en cés aux Allemands » de l’oncle de la témoignage d’une 1949, où interrogée au sujet de ses (p.150). Il semble- rescapée juive pour liens avec ce maire de village alors aux rait – les attendus plaignante.” décrire l’attitude de prises avec un procès intenté notam- du jugement n’ont l’oncle de la plai- ment du fait de cette dénonciation de pas encore été ren- gnante. Dès lors, juifs aux Allemands, elle n’avait parlé dus publics par écrit – que le tribunal elle donnait l’impression de faire que du fait que ce maire l’avait sau- ait considéré que cette formulation sienne son opinion sur la corespon- vée pendant la guerre en lui donnant portait « atteinte à la mémoire d’une sabilité de ce maire dans la dénon- de faux papiers. Finalement, le maire personne décédée », conformément ciation des juifs. Par son verdict, le sera acquitté, ce qui, étant donné le au droit civil polonais. Cette affaire, tribunal semble estimer que l’image contexte hautement politique des

34 DDV mars 2021 procès d’après-guerre, ne dit en réali- té pas grand-chose sur son innocence effective. Engelking explique ce que “Il y a une dimension politique à cette affaire, savent bien tous ceux qui ont affaire qui vise plutôt à intimider les historiens qui aux témoignages de victimes, à savoir, l’importance primordiale du contexte ne partagent pas la narration de la “politique qui peut expliquer les variantes d’un historique” portée par le gouvernement actuel.” même récit. En 1949, Estera n’a pas la force ni les possibilités de témoigner contre celui à qui elle estime devoir la de plus de 22 000 euros de dom- « antipolonisme » et « diffamation de vie, tandis qu’en 1996, elle peut enfin mages et intérêts, points sur lesquels la nation polonaise ». La loi sur l’Ins- révéler la complexité du personnage, elle a été déboutée. Enfin, le tribunal titut de la mémoire nationale (IPN) qui par ailleurs n’est pas si extraordi- aurait également indiqué qu’il n’était votée en 2018, malgré ses amende- naire. Comme l’ensemble du livre Dalej pas dans ses intentions par son verdict ments dus aux protestations interna- jest noc le montre bien, le cas de Polo- de faire une jurisprudence destinée à tionales, fut comme un blanc-seing nais sauveteurs puis délateurs de juifs empêcher la liberté de la recherche officieux donné aux organisations n’est pas isolé. historique et de son expression. nationalistes pour leur permettre de lancer ce type de procédures, qui sont Culte de la mémoire L’histoire sous surveillance en train de se multiplier en Pologne. La deuxième dimension de cette affaire Pourtant, tel était clairement le but Dès lors, il ne peut plus être question est d’ordre judiciaire. Certes, d’après poursuivi par la Ligue polonaise de débattre sur l’usage des sources, ce que l’on a entendu du verdict, le anti-diffamation, en allant trouver une les conclusions que l’on peut en tirer tribunal ne s’est prononcé qu’en vertu descendante d’un acteur nommé dans et la manière d’écrire l’histoire dans du code civil et sur une seule dimen- le livre et en la persuadant d’aller en le cadre scientifique, par le biais de sion de violation des droits de la per- justice. Il y a donc de manière évidente recensions, d’articles ou d’ouvrages. sonne, à savoir le culte de la mémoire aussi une dimension politique à cette À la place, la narration héroïco-victi- d’un parent décédé. Cependant, la affaire, qui ne s’intéresse pas tant aux maire au service d’objectifs politiques plaignante, épaulée financièrement sentiments d’une plaignante estimant choisit le terrain judiciaire – parado- par une organisation non-gouverne- la mémoire de son oncle bafouée, mais xalement comme un rejeu des procès mentale, la Ligue polonaise anti-dif- vise bien plutôt à intimider les his- d’après-guerre hautement politisés. famation (Reduta Dobrego Imienia), toriens qui ne partagent pas la nar- faisait valoir dans son accusation que ration de la « politique historique » Le rescapé, ce suspect ce livre bafouait également « l’identité portée par le gouvernement actuel, Le plus triste dans toute cette affaire et la fierté nationales » de son oncle, en qui apporte un soutien, notamment semble se situer sur le plan de la tant que Polonais, des dimensions que financier, à l’ONG accusatrice. Une dimension éthique. La voix des vic- l’accusation souhaitait voir considérer narration où les Polonais ne peuvent times et des rescapés est, comme comme des droits individuels. Par ail- être que des héros et/ou des victimes dans l’immédiat après-guerre, une fois leurs, cette dernière réclamait, outre et où quiconque pense de manière de plus, mise en doute, de la manière des excuses publiques, le versement plus nuancée risque un procès pour la plus cynique qui soit. Au lieu de s’interroger sur ce qui a conduit aux différentes versions du témoignage Les campagnes d’Estera, on condamne le fait de lui polonaises, espaces de accorder crédit, au nom des effets que survie et lieux de traque cette vérité pourrait causer à l’image pour les juifs pendant idéalisée que s’est forgée, à l’instar de la Seconde Guerre mondiale. la plaignante, tout un pan de la socié- té polonaise sur le comportement de ses ancêtres vis-à-vis de leurs voi- sins juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

1. Dalej jest noc. Losy Zydów w wybranych powiatach okupowanej Polski [Une nuit sans fin. Le sort des Juifs dans différentes régions de la Pologne occupée], sous la direction de Jan Grabowski et Barbara Engelking, Varsovie, Polish Center for Holocaust Research, 2018, 2 vol. 2. Article de Barbara Engelking publié sur le site du Polish Center for Holocaust Research : www.holocaustresearch. pl/nowy/photo/Estera_BE_EN(1).pdf [consulté le 11/02/2021]. 3. University of Southern California Shoah Foundation, Visual

oluk / P ixabay m oluk Michal Jar History Archive, 18121, Maria Wiltgren.

DDV mars 2021 35 actualité Zemmour devant la 17e chambre correctionnelle Est-ce un scandale qu’Éric Zemmour, poursuivi au titre de la loi Gayssot pour avoir proclamé sur CNews que Pétain avait sauvé les juifs français, ait été relaxé lors du jugement de la 17e chambre correctionnelle de Paris du 4 février 2021 ? Laurent Joly, historien, directeur de recherche au CNRS

our les spécialistes de Vichy inflige, « avec une rare délicatesse » les camps d’extermination » (Le Suicide et de la Shoah, il n’y a, à pre- mais aussi « une audace inouïe, presque français, p. 94)… Réécrire l’histoire de mière vue, aucun doute : ce suicidaire », « un démenti cinglant » à Vichy et la Shoah constitue donc pour type de propos ne relève pas Paxton ! Zemmour un enjeu « très important », Pdu négationnisme mais de la vieille comme il l’a clamé lors de la promo- théorie pétainiste du « bouclier », de Réécrire l’histoire tion de son livre : « Sur la base de Pax- la « justification postérieure », comme La vérité de l’histoire et la réalité du ton on a expliqué que la France c’était le l’écrivait Henry Rousso dès 1992 monde académique n’intéressent pas mal absolu et que dès que l’État faisait (revue Esprit). Depuis la Libération, Éric Zemmour. L’outrance, le men- une distinction entre les Français et les la thèse du « bouclier » a connu bien songe, l’inversion du réel sont les étrangers, ça nous menait à Auschwitz. des avatars. Passeur habile des idées armes naturelles du polémiste. Mais Et donc j’explique que c’est faux et que d’extrême droite auprès du grand Zemmour est avant tout un doctri- c’est beaucoup plus compliqué que ça. public conservateur, Zemmour en fait la synthèse dans les quelques pages de son pamphlet historique Le Suicide français (2014) consacrées à « Robert “La vérité de l’histoire et la réalité du monde Paxton, notre bon maître ». On y repère, académique n’intéressent pas Éric Zemmour. plus ou moins dissimulés, l’axiome du « moindre mal », inventé par Me Isor- L’outrance, le mensonge, l’inversion du réel sont ni lors du procès Pétain (« C’est seule les armes naturelles du polémiste.” l’action du gouvernement du Maréchal qui les [les juifs français] a, peut- être faiblement, mais protégés quand même »), celui du « pacte diabolique », naire, qui ramène tous les sujets, y […] S’il n’y a pas de préférence nationale immoral mais « efficace », de Laval compris historiques, à deux ou trois il n’y a plus de nation » (« On n’est pas avec l’occupant (sacrifier les juifs idées fixes : le modèle assimilation- couché », France 2, 4 octobre 2014). étrangers pour sauver les français), niste faisait la grandeur de la France ; Ce raisonnement affolant, totalement développé dans Historia au tournant une idéologie perverse, celle des déconnecté du réel de la politique des années 1970, ou encore le mythe droits de l’homme et de l’individua- antijuive de Vichy, Zemmour n’en du complot, du « lobby » d’historiens lisme détraqué incarné par mai 68, a est pas l’inventeur : National-Hebdo antifrançais (l’Américain Paxton en sapé ce modèle ; il faut donc « réta- déplorait déjà dans les années 1990 tête), formulé par l’écrivain Alfred blir la France des années 1960 » via une le complexe de la droite française par Fabre-Luce à la fin des années 1970. politique s’attaquant en premier lieu rapport à Vichy, qui l’empêchait de Ces références intellectuelles sont à l’immigration et à l’islam (les deux mener une politique radicale contre généralement ignorées des lecteurs premiers « i » de son programme, les immigrés. Mais il lui a donné un de Zemmour qui, appliquant là encore « immigration, islam, industrie, instruc- écho exceptionnel dans l’opinion. une vieille recette de l’extrême droite, tion », exposé dans Valeurs actuelles s’abrite derrière l’autorité d’un rab- du 6 août 2020). À cette aune, ce que Minoration outrancière bin, Alain Michel, auteur de Vichy et Zemmour reproche surtout à Paxton, Face à cette entreprise de falsifica- la Shoah (CLD Éditions, 2012), livre c’est sa haine supposée de « l’assimi- tion de l’histoire destinée à banaliser d’une très faible valeur scientifique lation à la française » ! Une haine, toute les crimes de Vichy afin de facili- mais qu’il enlumine dans une pré- américaine, qui culpabilise les Fran- ter l’acceptation de mesures dra- sentation résolument chimérique : çais et tétanise l’État, désormais inca- coniennes contre les immigrés et un historien libre et honnête, planant pable de tenir « ses frontières face au les musulmans de France, plusieurs au-dessus du marais universitaire flot d’immigrés venus du sud, de crainte associations ont décidé de saisir et des contingences nationales, qui d’être accusé d’envoyer les “Juifs” dans la justice. Le prétexte : un échange

36 DDV mars 2021 avec Bernard-Henri Lévy sur CNews français et les passages de l’émission pour examiner le « contexte dans lequel (« Face à l’info », 21 octobre 2019). « On n’est pas couché » du 4 octobre les propos ont été tenus », il n’ait pas Interpellé par le philosophe sur ses 2014 tels que reproduits sur le site été pris en compte ce que Zemmour propos de 2014, Éric Zemmour réaf- internet du Point), que le sens de a pu dire ou écrire depuis 2014. Une firme que Pétain a sauvé les juifs fran- ses propos s’assimile bien à « Pétain surenchère impliquant une « minora- çais : « C’est encore une fois le réel ! » a sauvé des juifs français » ! Il suffit tion outrancière » du drame de la Shoah Le 4 février 2021, le tribunal de Paris de se reporter au livre et à l’émis- et des crimes de Vichy aurait ainsi pu a donc relaxé le polémiste. Avant sion indiqués pour se rendre compte être relevée et permettre d’éclairer d’examiner les arguments des juges, de la généralisation, outrancière et le bref échange du 21 octobre 2019. précisons que la loi Gayssot (13 juil- systématique, de Zemmour. « Les Dans son livre Destin français (2018) let 1990) a institué le délit de contes- juifs français ont été sauvés à près de puis lors de l’émission « Répliques » tation de crimes contre l’humanité 100 %, 95 % », assène-t-il sur le pla- (France Culture, 22 novembre 2018), qui permet de réprimer toute forme teau d’« On n’est pas couché », tan- le polémiste s’est par exemple livré à de négation de la Shoah. L’infraction dis que, dans Le Suicide français, il ne une banalisation flagrante de la rafle peut ainsi résulter d’une « minoration parle « des juifs français » que pour du Vel d’Hiv, comparée à l’interne- outrancière » des conséquences de la évoquer les résistants qui, « rassu- ment des ressortissants ennemis politique antijuive de Vichy. C’est à ce rés sur leur sort par Vichy », ont pu par la République en guerre en mai titre qu’en 2018 l’ancien président de s’occuper « l’esprit libre du sauvetage 1940 ou aux procédures « pour l’ex- Henry de Lesquen a de leurs coreligionnaires étrangers, et pulsion des étrangers irréguliers » ! Au été condamné pour avoir qualifié la surtout de leurs enfants ». Le sens est cours d’un autre débat avec Bernard- rafle du Vel d’Hiv d’« épisode mineur de clair : Pétain, Vichy ont protégé les Henri Lévy, toujours sur le même la déportation qui est elle-même un épi- juifs français, ce qui a permis à cer- sujet, il s’est écrié : « Mais on n’a pas sode mineur de la Seconde guerre mon- tains d’entre eux, l’esprit libéré par commis de crime ! » (CNews, 26 juin diale ». Rien d’étonnant donc à ce que cette protection générale, de sauver 2020). Il est clair, pour Éric Zem- le jugement précise, « quant au conte- des juifs étrangers. Ce n’est pas la mour, que Vichy n’a pas commis de nu et au sens des propos tenus », qu’af- seule erreur factuelle contenue dans crime en contribuant au génocide des firmer « que les juifs français ont été le jugement, et l’auteur de ces lignes, juifs, mais a « sauvé les juifs français » sauvés par le maréchal Pétain contient ayant été cité comme témoin, peut (faut-il rappeler qu’en réalité plus de à la fois la négation de la participation constater plusieurs inexactitudes le 24 000 juifs français ont été dépor- de ce dernier à la politique d’extermi- concernant, dont l’une est énorme : tés) et fait ce que tout État digne de nation des juifs menée par le régime Vichy aurait « dès 1943 » massive- ce nom se doit de faire : se débarras- nazi (en affichant la bienveillance dont ment dénaturalisé les juifs français ser de ses étrangers indésirables. auraient bénéficié les juifs français sous pour les livrer aux Allemands ! C’est l’impulsion du chef de l’État français) et bien entendu l’inverse que j’ai expli- de la mort des personnes qui ont suc- qué devant le tribunal : en 1943, combé à ces exactions (ceux-ci ayant Vichy, usant enfin de ses marges de été “sauvés”) ». En résumé : prétendre manœuvre pour dire « non », refuse que Pétain a sauvé les juifs français la dénaturalisation collective des juifs relève du négationnisme. À ce stade, devenus français depuis 1927 qui on pourrait croire que Zemmour est avait été promise à l’occupant. un négationniste aux yeux de la jus- tice française. Mais la suite du juge- Se débarrasser des étrangers ment, relative « au contexte dans lequel En conclusion, les juges relèvent le les propos ont été tenus », écarte une « caractère inattendu du sujet abordé » telle conclusion. par Bernard-Henri Lévy qui, lors de l’émission incriminée, interpelle Éric « À près de 100 % » Zemmour en plein débat sur la Syrie : Si les magistrats ne se prononcent « Vous avez dit un jour une chose terrible pas sur l’argumentation menson- […] que Pétain avait sauvé les juifs. » gère et enfantine de Zemmour (qui, Zemmour ayant répondu « français, devant le tribunal, a osé affirmer qu’il précisez, précisez, français », les juges ne cautionnait pas la généralisation estiment qu’il a d’emblée restreint « Pétain a sauvé les juifs français » et « la portée des propos qui venaient de qu’il fallait entendre, dans ses pro- lui êtres prêtés », ce qui témoigne de pos, « Pétain a sauvé des juifs fran- « son absence de volonté de s’inscrire çais »), ils considèrent néanmoins, dans une minoration outrancière du Laurent Joly, L’État contre les juifs. dans une formule alambiquée, que le crime contre l’humanité que représente Vichy, les nazis et la persécution prévenu « démontre », par les deux le génocide juif ». D’où la relaxe. antisémite, 1940-1944, Paris, Champs pièces jointes à sa défense (Le Suicide On peut néanmoins s’étonner que, Flammarion, 2020, 10 €.

DDV mars 2021 37 actualité FN/RN : le choix des mots Il y a 50 ans se déroulait la présentation officielle du groupuscule néofasciste, à l’origine du Front national, , au Palais des sports de Paris. Alors qu’Ordre nouveau assume à voix haute son capital et sa phraséologie racistes, le FN – devenu Rassemblement national en 2018 – a rapidement mis en œuvre une formation politique, s’attachant notamment à l’apprentissage d’une sémantique soft en vue de « fabriquer » un soldat frontiste.

Valérie Igounet, historienne

e 9 mars 1971, 3 000 personnes Le 9 mars 1971, 3 000 assistaient a la réunion contre personnes assistent le « terrorisme rouge », placée à la réunion contre le sous le signe de la croix cel- « terrorisme rouge » par Ordre nouveau, Ltique, l’emblème d’Ordre nouveau. « ancêtre » du Front Des saluts fascistes accueillaient cer- national devenu tains orateurs. L’ancien collaborateur Rassemblement François Brigneau déclarait qu’il « faut national. faire un parti révolutionnaire blanc comme notre race, rouge comme notre sang, vert comme notre espérance ». Responsable de la propagande et de la presse, Fran- çois Duprat confirmait l’action de son parti qui « doit mener au nettoyage de tous ceux qui portent atteinte a la vie, a la

sécurité (…) quelle que soit leur race, leur dr nationalité. Nous disons que la France doit être nettoyée de toute cette pègre qui l’in- leur donne une certaine crédibilité sur ceux qui ont prétendu le contraire ont feste ». Le lendemain, France Soir reve- le terrain, leur fournit des chiffres, des été condamnés dans les procès que nait sur l’« atmosphère néo-nazie » du phrases « clés en main », des ques- nous avons intentés. N’oublions pas que meeting. Jusqu’au milieu des années tions-réponses et leur dicte des atti- Jean-Marie Le Pen a été élu avec comme 1980, les militants et cadres du FN se tudes à adopter. Le support principal suppléant un antillais, M. Sauvage, et forment essentiellement par l’intermé- de la formation frontiste se compose de que c’est en faisant la campagne d’Ah- diaire de quelques papiers diffusés en quelques feuillets, proposés aux candi- med Djebbour, un musulman qui vou- interne, faisant offices d’argumentaires. dats. Le journal officiel du FN National lait rester Français, qu’il a été frappé à Les premiers succès électoraux du FN Hebdo en publie des extraits au prin- terre de façon affreuse et qu’il a perdu entraînent de nombreuses adhésions et temps 1985 afin de donner quelques un œil. (…) Nous ne voulons pas que la le développement du parti. Début 1985, « munitions » pour aider les « respon- France devienne comme le Liban, où des 95 % des fonctions de l’appareil sont sables, les candidats, les membres du Front communautés s’affrontent les armes à remplies par des bénévoles. Il faut alors national à répondre à quelques objections la main. » professionnaliser le parti. La formation ou questions qui sont très fréquemment des cadres FN s’inscrit dans l’urgence. formulées par les observateurs de bonne Dédiabolisation et formation foi qui, sans nous être hostiles, ont encore Il faut attendre la fin des années 1980 Munitions des réticences à notre égard. Ces réti- pour voir la mise en place d’une véri- Pour les cantonales de 1985, le FN cences, à leur insu, sont souvent le résul- table école de formation, un des élé- veut asseoir sa crédibilité par la divul- tat du travail de désinformation qui émane ments clés de la conquête du pouvoir gation d’un argumentaire reposant de nos adversaires dans l’espoir de freiner dans le contexte de la dédiabolisation. sur des données « crédibles ». Dans notre ascension1 ». 23 questions sur des Bruno Mégret en est le principal insti- cette optique, il ne pousse pas la can- thèmes « délicats » sont assorties de gateur. Le délégué général du FN crée didature de ceux ayant un enracine- réponses permettant aux candidats de l’Institut de formation nationale (IFN), ment militant : 30 % seulement des ne pas commettre de dérapages. En une des organisations qui inculquent militants de la première génération voici une des plus significatives : les principales règles de comportement portent les couleurs du FN. Il faut donc devant être connues et respectées de former un millier de candidats en un « Question 4 : « On dit que vous êtes tous pour parfaire l’aptitude au com- temps record. L’encadrement frontiste racistes et xénophobes. » bat politique. La formation FN propose s’adresse à ces hommes et femmes qui Réponse : « Nous ne sommes ni racistes alors des thèmes d’accroche pour élar- n’ont aucune expérience en politique. Il ni xénophobes au Front national. Tous gir son électorat tout en constituant

38 DDV mars 2021 un socle sémantique afin d’éviter les enjeu les municipales du printemps RN, qui sont les plus perméables au impairs de langage. Les brochures 2014. La nouvelle présidente du FN complotisme, ne se trompent d’ail- internes rendent compte du travail des explique vouloir normaliser son par- leurs aucunement dans l’offre poli- intervenants. Les cours dispensés se ti, appuyant sa stratégie notamment tique proposée. La proposition selon focalisent sur l’utilisation d’un voca- sur la dédiabolisation. Le dispositif de laquelle existerait un « complot sio- bulaire adéquat, construit et créé pour la formation politique Campus Bleu niste à l’échelle mondiale » est validée la circonstance. « L’image » du FN en Marine est mis en place début 2013 : par 36 % des sympathisants du RN et dépend. Elle compte tout autant que les plus de 600 stages financés quasi-in- 31 % des électeurs de thèmes véhiculés par le parti. Si l’on en tégralement par le parti. , au premier tour de la présidentielle de croit la direction, les idées du FN sont alors vice-président du FN, chargé de 20172. L’antisémitisme persiste donc admises par la moitié des Français. la formation et des manifestations, au sein du parti et continue de ras- Seulement, le parti de Jean-Marie Le en est le responsable. Marine Le Pen sembler. L’histoire de la sémantique, Pen ne séduit pas car son image aurait insiste sur le fait que le « chantier de la été « dénaturée par les campagnes de formation est très certainement le chan- calomnies ». Il est nécessaire de ren- tier le plus important du Front national “Il faut attendre la fin verser la tendance. Ne plus être dans pour l’avenir ». La ligne d’action est des « évocations négatives », des « réfé- claire : dès qu’un « dérapage » est des années 1980 pour rences passéistes », mais faire des efforts médiatisé, son auteur se voit, en règle pour convaincre et séduire : adopter générale, retirer son investiture et voir la mise en place un « comportement serein et confiant exclu de son parti dans les plus brefs d’une véritable école qui désarmera l’hostilité et l’agressivité ». délais. La note du secrétaire géné- Bruno Mégret a souvent montré l’inté- ral du FN (début sep- de formation, un des rêt qu’il portait à la sémantique pour tembre 2013) adressée aux secrétaires éléments clés de la mener son combat politique. « Aucun départementaux insiste sur la priorité mot n’est innocent. On peut même dire que devant être accordée aux profils des conquête du pouvoir les mots sont des armes, parce que derrière candidats. Il revient également sur dans le contexte de la chaque mot se cache un arrière-plan idéo- une des fonctions des responsables du logique et politique », peut-on lire dans FN, celle de contrôler les propos des dédiabolisation.” une note interne du FN. Les idéologues candidats du parti mariniste : « Vous du parti veulent faire passer un mes- êtes les préfets du Front national dans sage central : l’adoption d’un double vos départements. (…) C’est pourquoi des « dérapages » racistes ou encore jeu, d’un double niveau de langage. Le je vous demande, de manière solennelle, antisémites s’accole à celle du parti militant FN doit choisir les « thèmes de vérifier ou de faire vérifier immédiate- d’extrême droite. Cette dernière en est sensibles à développer » et les mots clés ment par une personne de votre choix, les émaillée. La conséquence logique est en fonction de son interlocuteur. Une contenus des pages Facebook, des tweets la volonté du RN de contrôler de près autre note interne de l’IFN (intitulée ou des blogs des candidats de votre fédé- ses représentants. Étant consciente de « L’image du Front national ») avance ration. La discipline est un élément sur cette incompatibilité avec ses ambi- que pour « séduire, il faut d’abord éviter lequel nous ne transigeons pas. Chaque tions politiques, notamment sa stra- de faire peur et de créer un sentiment de candidat doit en effet respecter la ligne tégie de « présidentialisation », Marine répulsion ». Et de poursuivre ainsi : « Or politique du mouvement et ne pas se Le Pen et ses proches cherchent, une dans notre société soft et craintive, les pro- laisser aller à des délires personnels ou nouvelle fois, à éviter tout impair langa- pos excessifs inquiètent et provoquent la idéologiques. » gier dans le cadre des élections dépar- méfiance ou le rejet dans une large par- tementales et régionales de 20213. tie de la population. Il est donc essentiel, Permanences Un dernier aspect doit être souligné : lorsqu’on s’exprime en public, d’éviter les La fabrique du militant FN d’hier et Jean-Marie Le Pen a été exclu du FN propos outranciers et vulgaires. On peut d’aujourd’hui présente des similitudes en août 2015, à la suite d’un énième affirmer la même chose avec autant de mais aussi une différence de taille : alors « dérapage ». L’ancien président du FN vigueur dans un langage posé et accepté que les formateurs des années 1970 avait choisi pour sa part, et depuis bien par le grand public. De façon certes carica- puisent, pour la plupart, leur capital longtemps, la voie de la diabolisation, turale au lieu de dire “les bougnoules à la politique dans une extrême droite radi- difficilement compatible avec la légiti- mer”, disons qu’il faut “organiser le retour cale, ceux d’aujourd’hui affichent une mité politique. chez eux des immigrés du tiers-monde”. » culture politique et un profil idéologique

plus hétérogènes. Ce qui n’empêche 1. Front National. Direction des commissions et Chasse aux « dérapages » pas le RN de demeurer sur les fonda- argumentaires, Document interne, non daté, p. 1. La scission de 1998 donne un coup mentaux de l’extrême droite et de pro- 2. « Enquête complotisme 2019 : le conspirationnisme et l’extrême droite », étude menée par l’Ifop pour la d’arrêt à la formation des militants. longer l’histoire paternelle. Comme aux Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, 20 février Il faut attendre la prise de pouvoir de temps du père, certains représentants 2019. Marine Le Pen en 2011 pour qu’elle du parti affichent des positions « extré- 3. Camille Vigogne Le Coat, « Candidatures : la peur des “dérapages” hante le Rassemblement national », redevienne une priorité avec pour mistes ». Les électeurs et militants du 18 janvier 2021.

DDV mars 2021 39 au fil du temps Judaïsme et laïcité

François Rachline, universitaire, écrivain

e 7 mars 1807, la communau- une relation très particulière entre té juive remercie Napoléon de les enfants d’Israël et leur déité. Ne pouvoir enfin appartenir à la pouvant être nommée, cette dernière « grande famille de l’État, le exprime le principe même du devenir. Lservir et (se) glorifier de ses nobles Pour approcher cette idée, il faut ima- destinées ». Malgré les ambiguïtés giner quelqu’un priant et nommant le de la politique suivie par l’Empereur à destinataire de sa prière : « je serai ». leur égard, les juifs sont alors devenus Cette relation intime ne peut guère des citoyens à part entière. Un siècle déboucher sur une vision totalisante plus tard, jamais ces Français n’ont ou totalitaire, sauf chez ceux dont contesté le principe ou le sens de la l’égo l’emporte sur toute autre consi- loi de 1905. Jamais ils ne s’en sont dération. Celle ou celui qui – plus ou plaints. Jamais ils ne se sont enga- moins consciemment, plus ou moins ertini / DR uc B ertini gés pour en modifier l’application, volontairement, plus ou moins pro-

fut-ce à la marge. Pourquoi donc les fondément – raccorde sa pensée à Jean- L juifs se sont-ils toujours accommo- un tel projet accepte d’emblée de ne dés de la « séparation des Églises et pas imposer cet engagement intime de l’État », suivant l’intitulé de la loi ? à autrui. Cela se traduit par une dis- comme souvent. Cela signifie « à par- S’agit-il d’un opportunisme adroit, tance pour ainsi dire naturelle entre la tir de maintenant et pour toujours ». Il comme le pensent encore certains de société civile et la divinité. On retrouve en est ainsi des Dix paroles. Voici ce leurs détracteurs ? Cet article entend cette séparation dans une prière du qu’avance la deuxième : « Il n’y aura montrer tout au contraire judaïsme français. Lors pas, pour toi, des dieux autres sur mes qu’il existe une compati- du shabbat dans les faces » (Exode, 20/2), rendu ordinai- bilité profonde entre le “Il existe une synagogues et au cours rement ainsi : « Tu n’auras pas d’autre judaïsme et la laïcité. Non des grandes fêtes qui dieu que moi. » Le « pour toi » revêt une que celui-ci la prône ou compatibilité rythment le rituel juif, le importance décisive. Il signifie qu’il s’y reconnaisse a priori, profonde entre dieu d’Israël est invoqué peut exister des idoles pour les autres, mais il n’y trouve rien qui en ces termes : mais pas « pour toi ». Sous-entendu, l’entrave ou le gêne. Il est le judaïsme « Bénis et protège la cette fois : « que les autres fassent familier d’une démarche et la laïcité.” République française et comme ils l’entendent, mais pas toi. » qui s’appuie sur des fon- le peuple français. Que C’est là un enseignement essentiel : si dements philosophiques les rayons de Ta lumière toi tu décides de ne plus t’adonner à proches des siens. Il suffit pour s’en éclairent ceux qui président aux desti- l’idolâtrie, si tu renonces à l’assassinat convaincre de regarder ceux-ci de nées de l’État et font régner dans notre comme au vol ou au viol, cela restera près. Ils se repèrent dans la relation pays l’ordre et la justice. Amen. Que d’abord une affaire personnelle. Les avec le divin, dans l’absence de pro- la France vive heureuse et prospère, rédacteurs n’ignoraient pas l’existence sélytisme et dans le rapport à autrui. qu’elle soit forte et grande par l’union à leur époque d’une multiplicité de et la concorde, qu’elle jouisse d’une paix divinités adorées par tous les peuples, Rapport au divin durable et conserve son rang glorieux aussi l’incitation est-elle limitée à ceux Dans un passage clé de l’Exode, Moïse parmi les nations. Amen. » qui sont susceptibles de l’entendre et se demande quel nom il fournira aux d’y adhérer. Les autres peuvent déro- Hébreux s’ils lui demandent qui l’en- Absence de prosélytisme ger à ces principes, et il est loisible de voie vers eux. À une époque où les Le Décalogue n’est pas constitué de s’en affliger, d’espérer en leur revire- divinités ne quittent jamais l’imagi- dix « commandements » (« paroles » ment, mais il est impossible de leur naire humain, où il est inconcevable en hébreu), mais de dix règles dont la en imposer le respect par la force. Et d’être entendu si une puissance tuté- formulation relève bien plus de l’ap- rien dans l’histoire du judaïsme n’a laire n’emprunte pas votre parole pour pel que du diktat. Il ne s’agit pas de jamais conduit à cela. Cela n’a pas se manifester, celui-ci ne fournit pas commander, mais d’inviter. Non pas empêché l’éthique promue par la Bible un nom, comme il est d’usage pour des impératifs, mais des appels. C’est d’exercer une influence considérable, n’importe quelle divinité, mais une là une différence marquante, rare- que ce soit par la généralisation du réponse pour le moins étonnante. Il ment respectée par les traductions shabbat (le week-end l’a même dou- devra dire qu’il vient de la part de « Je habituelles. Le texte biblique n’em- blé), la condamnation de l’assassinat, serai » (Exode, 3/14). S’instaure ainsi ploie pas ici le présent mais le futur, l’interdit des sacrifices humains, la

40 DDV mars 2021 Napoléon le Grand rétablit le culte des Israélites le 30 mai 1806. Gravure de Louis-François Couché. Paris, Bibliothèque nationale.

sanction du faux témoignage, la pros- cription du vol, etc., toutes exhorta- tions contenues dans le Décalogue. En somme, les masses n’ont pas adhé- ré au judaïsme (15 millions de juifs aujourd’hui sur plus de 7 milliards d’êtres humains), mais ce dernier a profondément imprégné la culture uni- verselle, et c’est peut-être d’ailleurs ce qui peut en énerver certains. Contrairement au catholicisme et à

l’islam, qui, pour des raisons théolo- o mm ons giques et historiques ont été expan- sionnistes, le judaïsme s’est plutôt

replié sur lui-même et n’a pratique- Wiki m edia C ment jamais été prosélyte, sauf sans doute à son tout début, et pour ceux de sa propre obédience. Rappelons qu’il “Tu aimeras pour ton prochain ce que tu es est même recommandé à un rabbin de dissuader par trois fois quiconque sou- en profondeur. ” haiterait se convertir. Cette disposition d’esprit n’est pas laïque, bien entendu, mais elle en accueille le principe sans la même idée, bien qu’en empruntant Deutéronome (10/19). Chaque fois est le moindre embarras. un tout autre chemin. Tel est en effet le affirmé que l’étranger ne peut pas être Dès lors que le premier article de la sens de la fameuse assertion : « Aime rejeté, rabaissé, ostracisé, repoussé loi de 1905 édicte que « La République ton prochain comme toi-même » (Lévi- ou exclu. Il détient les mêmes droits assure la liberté de conscience », le tique, 19/18). Cette traduction ne rend que chaque membre de la commu- judaïsme l’accepte sans arrière-pen- pas justice à l’invitation hébraïque, nauté avec laquelle il cohabite, ce que sée. Qu’il soit immédiatement préci- laquelle utilise le futur, là encore, mais résume le Lévitique : « Il sera pour vous sé après cela qu’est garanti « le libre avec une formulation tout à la fois comme un de vos compatriotes, l’étran- exercice des cultes sous les seules restric- beaucoup plus subtile et plus déli- ger qui séjourne avec vous, et tu l’ai- tions édictées ci-après dans l’intérêt de cate à comprendre. L’hébreu prescrit : meras comme toi-même, car vous avez l’ordre public » ne soulève pas non plus « Tu aimeras pour ton prochain ce que tu été étrangers dans le pays d’Égypte… » la plus petite difficulté, dans la mesure es en profondeur. » Cette affirmation (19/34). Autrement dit, l’expérience où l’absence de prosélytisme respecte étant difficile à saisir, Hillel l’Ancien personnelle est invoquée une fois de d’emblée l’ordre public. De sorte que (1er siècle avant notre ère) la résuma plus pour ne pas rejeter l’autre, quelle cette dernière disposition et le rap- ainsi : « Ce que tu ne voudrais pas que l’on que soit sa croyance. Cette position port au divin défendent la liberté de te fasse, ne le fais pas à autrui. » Autre- éthique convient aux deux concep- conscience et contiennent en germe ment dit, agis envers l’autre comme tu tions de la laïcité « à la française » : la possibilité ultérieure de la laïcité. aimerais qu’il se comporte à ton égard. à ceux qui l’entendent comme le fon- C’est là un mot d’ordre plus facile à dement d’une acceptation religieuse Rapport à autrui clamer qu’à respecter dans les actes mutuelle au sein de la société – une Cette liberté de conscience suppose de tous les jours, mais c’est une réfé- sorte d’œcuménisme républicain –, que la société reconnaisse à chacune rence, une source de comportement comme à ceux qui y voient le prin- et à chacun le droit de croire ou de ne qui s’accorde facilement au principe cipe d’un maintien strict de la religion pas croire en quoi que ce soit, comme de la laïcité. Cette logique relation- hors de l’espace public, refusant toute de changer de croyance, tout en garan- nelle se retrouve dans une dizaine forme d’immixtion. Dans les deux cas, tissant, au sein de la République, la de versets que la Bible consacre au non seulement cela ne heurte ni les liberté de culte, donc l’affichage de sa rapport à entretenir avec l’étranger, principes de fond du judaïsme ni ses religion, sans que cela devienne osten- notamment dans Exode (12/49, 22/21, pratiques, mais cela entre en corres- tatoire (loi de 2004). La Bible soutient 23/9), Nombres (15/15 et 15/16) ou pondance avec eux.

DDV mars 2021 41 pêle-mêle par Xavier Gorce Les observateurs de la laïcité…

42 DDV mars 2021 xavier gorce xavier HG2712_1-2Q_. 16/02/21 15:28 Page1

J’adhère • Je donne Merci de remplir l’intégralité des champs, email compris

❑ Monsieur ❑ Madame Prénom : ...... Nom : ...... Profession : ...... Date de naissance :...... Adresse : ...... Code postal : ...... Ville :...... Téléphone : ...... Email :......

Chèque à retourner à l’ordre de la J’adhère Je donne Licra – 42 rue du Louvre – Membre actif : ...... 50 €* 10 € 75001 Paris Couple : ...... 60 €* 20 € Étudiant / Sans emploi / AAH : . . . . 15 €* 50 € Un reçu CERFA vous sera délivré Cotisation de soutien : ...... 100 €* 100 € pour bénéficier d’une réduction Membre bienfaiteur : ...... 150 €* ____ € fiscale de 66 % du versement. Vous pouvez également adhérer et *dont 15 € pour l’abonnement d’un an au DDV, donner en ligne sur www.licra.org revue universaliste grand angle Laïcité, what else ?

assassinat de Samuel Paty a sonné l’heure il y avait urgence à faire acte de volontarisme. La société d’une remobilisation autour de la laïcité. Dif- française, en proie à la mondialisation, a connu de profondes ficile de dire que le sujet avait disparu des mutations depuis la fin du XXe siècle. Elle a aussi été soumise à écrans ces dernières années, alors qu’il est l’ob- l’épreuve de la violence. L’incertitude et la peur justifient-elles jet d’un débat et d’une production éditoriale pourtant d’assouplir, à des fins de conciliation et de pacifica- ininterrompus, d’incidents répétés et du senti- tion, un principe qui a largement fait consensus dans le pas- ment, toujours plus prégnant, qu’il constitue le champ d’une sé, une fois absorbés les soubresauts de la loi du 9 décembre L’bataille sans fin. La laïcité s’est inscrite au cours des 30 der- 1905 ? Faudrait-il, à l’identique, réviser les dispositions de la nières années à l’agenda médiatique, politique et intellectuel loi du 15 mars 2004 « encadrant le port de signes ou de tenues de notre pays et oblige chacun à un positionnement qui ne manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, peut être que réducteur. L’on pouvait, auparavant, vivre dans collèges et lycées publics », alors qu’elle a permis, jusqu’à un l’ignorance de ses détails. On ne peut plus aujourd’hui en certain point, de mettre l’École à l’abri des pressions commu- ignorer les tenants et les aboutissants. La laïcité est devenue nautaristes et intégristes ? Un projet de loi prend aujourd’hui une question obsidionale. acte de ces évolutions et contingences, en entendant confor- Et pourtant, l’accord ne se fait pas : ni sur sa définition, ni sur ter le respect des principes républicains. Alors qu’une partie de la place qu’on lui assigne. Le droit, rien que le droit, disent l’opinion l’accuse d’être dirigée contre l’islam, son exposé des certains… Oui mais, en un temps où la République est mena- motifs désigne au contraire la laïcité comme l’un des « fonde- cée dans ses fondamentaux, la laïcité devient facilement une ments intangibles » de la République, pour « l’ensemble des bouée, un glaive, un organe vital, un outil… quand elle n’était, Français », aux côtés de la liberté, de l’égalité, de la fraternité en des temps moins métaphoriques, qu’un principe juridique. et de l’éducation. Le désaccord est flagrant. Il est vrai qu’exa- L’attaque islamiste du 16 octobre 2020 contre l’enseignant cerbée par la conjoncture et cible de bien des passions et des d’histoire-géographie du collège du Bois d’Aulne et ses suites frustrations, la laïcité oscille dans les discours entre principe ont rappelé à quel point la situation était dégradée et comme et valeur nationale. Souvent à ses dépens.

44 DDV mars 2021 4200 signes

Pierrick DELOBELLE/maxppp

Réduire les écarts désaccords politiques ou culturels profonds. Il peut céder sous Les auteur(e)s de ce « grand angle », que nous remercions les attaques portées par une offensive idéologique. Ce constat, pour la richesse de leurs contributions, ont mobilisé l’histoire, qui a aussi une dimension territoriale, ne peut être balayé la sociologie, le droit, la philosophie, mais aussi la pratique d’un revers de main. Sur un plan anthropologique, il soulève professionnelle pour aborder le sujet. la question de la transmission géné- Les approches sont variées, les sen- Un “fondement intangible” rationnelle. Mais plus concrètement il sibilités diverses : le débat fait vivre souligne le rôle de l’École. Depuis une la démocratie quand de vaines polé- de la République peut trentaine d’années, la laïcité fait partie miques l’affaiblissent. ployer sous le poids de des sujets qui préoccupent la Licra. Ce Notre sondage sur les lycéens et la laï- l’évolution des mentalités, « grand angle » proposé par le Droit de cité réalisé avec l’Ifop, et dont il n’est vivre a pour but d’embrasser la ques- donné ici qu’une première synthèse (on de désaccords politiques tion sans détour. La nécessité d’un plus se reportera pour plus de détails à notre ou culturels profonds. grand dialogue, d’un accent mis sur la site internet leddv.fr), offre lui-aussi Il peut céder sous les pédagogie et sur la formation seront bien des éclairages. Dans le contexte attaques d’une offensive sans doute les conclusions qui vien- actuel, nous avons collectivement dront à l’esprit du lecteur en parcourant besoin d’indicateurs, de repères. Cette idéologique. ces analyses. Sans grande surprise, enquête fournit un état momentané l’École y tient une place significative : d’une opinion, lequel, en s’ajoutant à des photographies du elle est le lieu par excellence où la laïcité est vécue, éprouvée, même ordre, témoigne de tendances lourdes, de décalages débattue mais aussi contestée. Elle est aussi, comme d’autres prononcés et de brèches dans la République. La leçon n’est espaces sociaux, celui où se forge l’esprit citoyen, où se par- pas inédite : un « fondement intangible » de la République tagent savoirs et expériences. Un contre-modèle, en quelque peut ployer sous le poids de l’évolution des mentalités, de sorte, du repli communautaire et de la tentation séparatiste.

DDV mars 2021 45 grand angle o mm ons

Scène de la signature de la Constitution des États-Unis, tableau de Howard C. Christy, 1940. eporter / Wiki m edia C T he I ndian R eporter Défendre la laïcité, défendre la démocratie La présence d’une forte population musulmane et l’expansion d’un islam politique dans le monde posent de nouveaux défis aux sociétés démocratiques. Dans le cas de la France, où se trouvent les plus nombreuses populations musulmanes d’Europe (en même temps que les plus larges populations juives), on peut – et on doit, même – se demander comment faire respecter deux des principes fondamentaux de la tradition de la démocratie européenne, la séparation du politique et du religieux et l’égalité des droits entre les femmes et les hommes.

Dominique Schnapper, directrice d’études à l’EHESS, membre honoraire du Conseil constitutionnel, présidente du Conseil des sages de la laïcité

la suite des violences qui déchirèrent l’Europe au le sens qu’ils doivent donner à leur destin en imposant une xvie siècle, lorsque catholiques et protestants, au certaine conception du monde. Elles reposent sur le principe nom de la vraie religion d’amour, rivalisèrent dans de la distinction entre le public et le privé. Les choix et les pra- l’horreur, la neutralité religieuse de l’État fut pro- tiques du religieux s’expriment naturellement dans la sphère Àgressivement pensée, puis appliquée au cours d’une évolution privée, contrôlés, dans leurs manifestations publiques, par les de plusieurs siècles. Elle constitue l’une des caractéristiques lois garantissant les libertés publiques. L’État est neutralisé reli- de l’ordre démocratique, fondé sur l’égalité des droits et des gieusement, il peut donc être commun à tous les membres de devoirs des citoyens, quelles que soient leurs origines et leurs la société, indépendamment de leurs affiliations religieuses. croyances. Cette « Grande Séparation », pour reprendre l’ex- C’est un principe d’inclusion et de reconnaissance. Ce prin- pression de Mark Lilla1, entre le politique et le religieux fonde cipe est constitutif de la nation démocratique, dans la mesure l’ordre démocratique. Si on admet d’appeler laïques les socié- où c’est le politique et non plus le religieux qui assure le lien tés qui se conforment à ce principe, toutes les sociétés démo- social. La séparation du politique et du religieux permet à tous cratiques sont laïques. Elles refusent de dicter aux individus les individus de participer à la vie publique et de se constituer

46 DDV mars 2021 en société. C’est le principe – il ne s’agit pas de l’analyse des – en affinité structurale avec l’individualisme de la citoyen­ réalités concrètes ou historiques – qui est fondateur de l’ordre neté – renforça le sentiment national et contribua à entretenir démocratique ou de la définition même de la citoyenneté. Tous parmi la population l’idée que les Anglais étaient le nouveau les pays démocratiques le respectent. Peuple élu. Nationalisme sanctionné par la religion et foi reli- gieuse à dimension nationale s’appuyèrent l’un l’autre. De plus, Des histoires différentes la politique de Marie la Catholique avait abouti à confondre Si le principe est commun à toutes les démocraties, la naissance chez ses sujets, majoritairement anglicans, identité nationale de la modernité politique a été singulière dans chacun des pays et anti-catholicisme. L’Église anglicane, dont le roi d’Angleterre démocratiques. Il n’est que d’évoquer les États-Unis, qui se sont était – et reste aujourd’hui – le chef, a consacré l’union entre la constitués à partir d’un projet d’émancipation tout à la fois poli- religion organisée et la nation. Et pourtant, malgré cette longue tique et religieux, ou encore le Royaume-Uni où la monarchie histoire et le respect de la tradition qui fonde le projet poli- reste aujourd’hui symboliquement liée à deux Églises nationales tique, l’égalité des catholiques devant les emplois publics a été (Angleterre et Écosse). Les États-Unis ont toujours connu une reconnue en 1829, les universités ainsi que le service civil et la multiplicité d’Églises et de sectes ; leur société a été imprégnée vie politique furent ouverts aux hommes de toutes croyances d’esprit religieux et les institutions religieuses ont longtemps dans les années 1860. Un juif entra, avec difficulté il est vrai, organisé la vie sociale. Tocqueville attribuait à la religiosité au parlement en 1867. La laïcité, aujourd’hui encore, n’est pas chrétienne dominante, à l’intériorisation des valeurs protes- de droit au Royaume-Uni – on sait qu’il n’existe pas de Consti- tantes le fait que les Américains aient su joindre l’esprit de reli- tution en Grande-Bretagne –, mais elle s’est imposée de fait. gion et l’esprit de liberté. L’activité et l’intervention dans la vie sociale des Églises et des groupes religieux, le serment sur la La séparation « à la française » Bible que prononce le Président nouvellement élu, l’affirmation L’histoire française donne un exemple brutal du transfert de son christianisme pendant la campagne électorale, l’invoca- de la légitimité du religieux au politique. La nation avait été tion de la volonté divine dans des discours présidentiels histo- construite au cours des siècles par une monarchie étroite- riques témoignent aujourd’hui d’une religiosité ambiante qui ment liée à l’Église catholique romaine. Le roi, la loi, la foi demeure. Elle a même été récemment renouvelée par le télé- construisaient ensemble une légitimité, qui a été renversée vangélisme et les divers mouvements de retour, du style born de manière qui devint rapidement totale. Étant donné le lien again. Pourtant la séparation de l’Église et de l’État fut procla- historique qui existait entre la légitimité politique tradition- mée en même temps que l’indépendance politique. En 1790, nelle et l’Église de France, fille aînée de l’Église, la naissance George Washington écrivait à la communauté juive de Newport de la modernité politique a pris la forme révolutionnaire. Les (Rhode Island) : « Le gouvernement des États-Unis, qui ne Révolutionnaires ont proclamé la souveraineté de la nation donne aucune aide aux dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du religions, mais aucun citoyen en 1789, mais la séparation des Églises et de l’État soutien à ceux qui les “La neutralité n’a été établie dans les textes et dans les faits qu’après plus persécutent, exige seule- d’un siècle de conflits, qui furent d’autant plus violents qu’ils ment de ceux qui vivent religieuse de l’État portaient sur le principe même de la légitimité politique et sous sa protection qu’ils fonde l’ordre que le sens du sacré avait été transféré, pour certains, de la soient de bons citoyens, religion à la nation. Cette dernière était devenue l’objet d’un en le soutenant acti- démocratique.” véritable culte : la Nation et la République furent constituées vement en toute occa- en une sorte de religion civile, avec ses rites, ses autels, ses sion2. » La tradition temples, ses saints et ses exégètes. Les étapes de la laïcisation américaine a toujours défendu, au nom de la liberté et des prin- se sont déroulées dans une atmosphère de guerre de religion. cipes de la nation démocratique, les droits politiques et sociaux En conséquence, la séparation du politique et du religieux des non-chrétiens et de ceux qui n’appartenaient à aucune est allée jusqu’au bout de sa logique là où, dans d’autres pays, Église. Les Français, avec leur laïcité susceptible, restent frappés « l’accommodement raisonnable », pour reprendre le terme par les formes de la religiosité ambiante, issues du projet poli- canadien, et l’adaptation prédominaient. La spécificité fran- tique de la nation américaine. Pourtant, ce qu’il faut souligner, çaise repose sur la double affirmation nationale qui a entrete- c’est que, quelles que fussent les réalités sociales, le principe nu les conflits entre la République et la religion majoritaire, de politique de la séparation des droits des citoyens et de leurs la Révolution jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, chacune croyances religieuses a été fondateur de l’ordre démocratique. prétendant à l’exclusivité : celle de l’Église catholique et celle L’exemple anglais est, de ce point de vue, encore plus démons- de l’affirmation laïque. Ce qui reste aussi une exception fran- tratif, puisque le sentiment national est né non seulement çaise, outre cette naissance révolutionnaire et les conflits qui à l’intérieur de l’institution parlementaire, mais dans et par ont suivi, c’est qu’on a élaboré une philosophie de la « laïcité » une Église indissolublement monarchique et nationale. En se dont il n’y a pas d’équivalent dans les autres pays. Elle théorise séparant de Rome, Henri VIII ne résolvait pas seulement ses l’homme des Lumières opposé à toute tradition, incarnant problèmes conjugaux, il répondait aussi au sentiment d’une l’idée pure de la Raison, commune à tous les hommes, contre nation, soucieuse de limiter l’intervention étrangère sur son le particularisme des croyances. Elle voit dans l’arrachement territoire. Sa politique d’indépendance recueillit d’ailleurs l’ap- de l’individu agissant en tant que citoyen dans l’espace public pui du Parlement. Le protestantisme anglais, appelé de manière à toutes ses caractéristiques la condition de la citoyenneté. significative anglicanisme, et son individualisme rationaliste Elle fait de la laïcité l’expression même de la Raison et de

DDV mars 2021 47 grand angle

la liberté de l’homme. C’est une conception de l’homme et l’idée fausse qu’il existerait depuis toujours deux conceptions du monde, une philosophie. L’attachement idéologique des antinomiques de la laïcité. Français à la « laïcité » rend-il difficile la reconnaissance du pluralisme religieux ? La loi de 1905 a été élaborée en fonc- Un faux débat tion de l’Église catholique, pour apaiser le conflit entre la Pour les tenants d’une laïcité sans concession, qu’on appelle légitimité révolutionnaire symbolisée par l’État républicain « républicains », il s’agit de continuer à porter le principe et l’Église catholique romaine. Les protestants et les juifs s’en laïque en tant que projet fondateur de la République et de l’in- sont bien accommodés – la laïcité protège les religions mino- tégration sociale. Ils rappellent que c’est un principe de liberté, ritaires –, et, par sa souplesse et son âge – les lois comme les puisqu’il consacre la faculté de chacun de croire et de ne pas Constitutions doivent « avoir de la bouteille » –, elle pour- croire, de changer de religion ou de n’en pas avoir ; que c’est un rait s’accommoder des besoins spécifiques des musulmans projet qui est, en tant que tel, inclusif, puisqu’il permet d’inté- et des revendications particulières de la Fédération protes- grer en une communauté politique tous les citoyens, quelles tante. Les difficultés de son application tiennent plutôt au que soient leurs origines historiques et leurs croyances. D’où fait que la loi fut élaborée en fonction d’une Église catholique le rôle de l’École en tant que lieu où se forme le citoyen, tous qui contrôlait alors fermement les croyances et les pratiques les élèves y étant considérés comme de futurs citoyens, auto- d’une immense majorité de la population alors qu’aujourd’hui nomes, libres et égaux, appelés à forger leur propre conception beaucoup des expressions religieuses échappent à toute espèce du monde et de leur destin, en respectant celle des autres. La loi de contrôle ecclésial. La séparation du politique et du reli- de 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles dans gieux reste et ne peut que rester un principe fondateur de l’enseignement primaire et secondaire, parmi de nombreuses toute société démocra- autres dispositions, s’inscrit dans cette conception. Devant la tique. Il faut analyser “La remise en poussée des revendications identitaires – affirmation de la pri- les formes de la sépa- cause de la laïcité mauté de la loi religieuse sur la loi républicaine, exigence de ration entre l’État et séparation des filles et des garçons dès le plus jeune âge, refus les Églises, non seule- « républicaine » de participer à certaines activités comme la musique ou le ment en fonction de la sport, confusion du savoir et de la croyance – une conception philosophie de la laïcité fait partie d’un « ouverte » de la laïcité a été élaborée par certains. Ils plaident et de sa logique propre, mouvement politique pour une politique de reconnaissance des expressions reli- mais en fonction de gieuses ou identitaires dans l’espace de l’École. Ils préconisent l’histoire concrète de et organisé et c’est une attitude tolérante devant les manifestations publiques de chaque société natio- en termes politiques fidélité à des croyances et traditions qualifiées de religieuses. nale. La frontière du Ainsi le port de signes religieux qualifiés d’« ostensibles » ne public et du privé y qu’il faut le traiter.” remettrait pas en question la laïcité, mais serait la marque est définie différem- d’une reconnaissance de l’identité particulière des musulmans. ment. Mais il doit rester le principe d’une frontière entre les L’accepter témoignerait du libéralisme de la République et de croyances et les pratiques religieuses et l’universalité de l’es- la qualité d’attention qu’elle porte à l’Autre – d’autant plus que pace public commun à tous, garantissant à la fois la liberté de ces derniers seraient des opprimés, les nouveaux « damnés de chacun d’exprimer ses convictions et le respect des normes la terre ». Alors que la reconnaissance des identités particu- communes qui seul permet de faire société. lières par cette laïcité « ouverte » et « inclusive » permettrait La « laïcité », c’est-à-dire la forme française de la séparation du de respecter et donc d’intégrer les populations d’origine ou de politique et du religieux, est en France une dimension essen- tradition musulmane, l’application stricte des lois de laïcité, tielle de la démocratie. C’est notre héritage et, comme tout adoptées à une autre époque, serait tyrannique et exclusive. héritage politique, il doit être compris et transmis dans son Les tenants de la laïcité « ouverte » ont une image flatteuse principe, quitte à être réinterprété, au sens des anthropologues, dans les milieux politiques, médiatiques et académiques. Elle dans ses modalités pratiques en fonction d’une société qui s’est parle mieux à l’esprit du temps. Qui d’entre nous n’est pas pour transformée. Mais il ne saurait être détaché de sa signification une société « ouverte » et « diverse » ? La plupart de mes collè- politique. C’est cet héritage qui a fait notre nation. Le problème gues ont déploré l’adoption de la loi de 2004. Ils appartiennent est donc : comment et jusqu’à quel point la tradition laïque aux catégories sociales attachées au « libéralisme culturel » peut-elle et doit-elle être adaptée aux conditions nouvelles ? selon la catégorie élaborée par Gérard Grunberg et Étienne La réponse est évidemment d’en garder le principe et d’adapter Schweisguth. De plus, ils ont beau jeu de dénoncer des excès ses applications aux caractéristiques et aux aspirations de la – dont certains sont indiscutables – de militants qualifiés de population. Celle-ci a changé depuis 1905. Elle est plus formée, « laïcards », encore obsédés par les combats anciens et gagnés plus exigeante, peut-être plus diverse. Cette réponse – conser- contre l’Église catholique. Mais on ne doit pas confondre un ver le principe, aménager ses modalités – ne suffit toutefois pas principe avec ses excès, si critiquables soient-ils. Il importe de à lever toutes les interrogations, ni à donner des solutions aux penser et de conserver le principe. problèmes concrets qui se posent. Au lieu de nourrir un débat de politique publique – comment adapter les lois de la laïcité Un défi politique à une population majoritairement déchristianisée, où l’islam, L’argumentaire des partisans de la laïcité « ouverte » pour- ainsi que des fondamentalismes d’origine chrétienne, se déve- rait être accepté s’il s’agissait d’un problème purement reli- loppent ? –, un conflit idéologique s’est développé, introduisant gieux, relevant de la morale du « père de famille de bonne

48 DDV mars 2021 La séparation de l’Église et de l’État, caricature anticléricale, vers 1905, musée Jean Jaurès.

dans un tiroir par le ministre de l’Éducation nationale, Fran- çois Fillon, pour « ne pas faire de vagues ». En 1987, Gilles Kepel avait d’ailleurs déjà publié Les Banlieues de l’islam4. Ils ont été suivis de travaux de sociologues et d’islamologues sous une forme plus élaborée scientifiquement5. Personne n’a contesté leurs observations, même si l’on peut discuter leur signification. Les chercheurs des sciences sociales devraient se retrouver autour de quelques constats. La majorité de la population musulmane s’intègre dans la société française et partage pour l’essentiel les valeurs démocratiques6. Mais on ne peut nier qu’une minorité, dont nombre de convertis, est enrôlée dans un projet d’islamisation politique expressément contraire aux valeurs de la démocratie. Personne ne devrait non plus nier que, parmi les jeunes générations, une forte minorité rejette les valeurs démocratiques et que, parmi eux, ceux qui se réclament de l’islam sont les plus nombreux7.

Résister Si l’on prend un peu de recul avec le débat franco-français sur la signification philosophique de la laïcité, ces données doivent être interprétées dans une perspective géopolitique,

o mm ons celle des attaques contre la démocratie. Celles-ci ne sont pas le seul fait des musulmans extrémistes, puisqu’elles émanent aussi des autocrates de Russie, Turquie, Iran, Inde ou Chine,

Wiki m edia C sans compter les chefs des démocraties « illibérales » de l’Eu- rope de l’Est. Mais l’islamisme y tient une large place. La résis- foi », évoqué dans la célèbre Lettre aux instituteurs de Jules tance des « républicains » à remettre en cause les formes de Ferry. Mais le débat idéologique actuel sur la réinterprétation la laïcité « à la française » revêt parfois des accents désuets. de la laïcité traditionnelle n’est pas un problème de tact, de Mais cette résistance est vitale, car elle s’oppose à une tentative tolérance et de respect de la liberté de conscience. La remise totalitaire qui se donne pour objectif de détruire la démo- en cause de la laïcité « républicaine » fait partie d’un mouve- cratie. Écoutons nos amis algériens. L’expérience des années ment politique et organisé et c’est en termes politiques qu’il 1930 a montré que ce n’est pas en cédant aux exigences de faut le traiter. C’est ce que nos amis anglophones appellent ses ennemis, en cherchant des compromis, que la démocra- a political issue. L’islam en tant que religion ne pose pas de tie a une chance de se sauver, mais en affirmant ses valeurs problème que la loi de 1905 avec quelques efforts ne puisse et en étant prête à combattre pour les défendre. Trop peu de résoudre. Ce n’est évidemment pas le cas de l’islamisme, c’est- conséquences sont tirées des travaux de sciences sociales. à-dire du projet politique planétaire d’un islam conquérant Le problème n’est pas tant les formes de la laïcité ou le débat qui entend imposer sa loi. Cette observation est déterminante, entre républicains « raides » et multiculturalistes « ouverts ». car le principe de laïcité est lié à la conception française de La véritable interrogation porte sur la force de la résistance à la démocratie. Observation d’autant plus déterminante que l’égard de la poussée extrémiste de ceux qui veulent détruire ce qu’on peut appeler les extrémistes musulmans ou l’isla- la démocratie et qui, en manipulant le libéralisme et le légi- misme ou l’islam politique – faut-il encore une fois rappeler time et sympathique souci d’ouverture de nos élites politiques qu’il ne s’agit pas de l’islam en tant que tel ? – formulent eux- et intellectuelles, s’attaquent, au travers de la laïcité, aux fon- mêmes leur condamnation de la démocratie et leur volonté dements mêmes de l’ordre démocratique. Il faut défendre la de la détruire. laïcité française parce qu’il faut défendre la démocratie. Ce n’est pas une obsession de « laïcards » attardés, continuant à mener un combat déjà gagné contre les traces de l’influence Ce texte développe une contribution publiée sur le site de Telos le 12 novembre 2020. de l’Église catholique dans la société française, alors que volens 1. Mark Lilla, Le Dieu mort-né. La religion, la politique et l’ moderne, Paris, Seuil, 2010 nolens l’Église française est devenue laïque. Nos amis algé- (2007). 2. David M. Goldenberg (Éd.), Documents in American Jewish History, Philadelphia, riens de tradition musulmane, les Boualem Sansal, les Kamel Annenberg Research Institute, 1990, p. 59. Daoud, racontent les étapes de l’islamisation extrême menées 3. Emmanuel Brenner, Les Territoires perdus de la République, Mille et Une Nuits, 2002 ; nouvelle édition, Fayard, « Pluriel », 2015. dans leur pays. En France, les documents existent depuis le 4. Gilles Kepel, Les Banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Le Seuil, 1987. 3 5. Bernard Rougier (dir.), Les Territoires conquis de l’islamisme, Puf, 2020 ; Hugo Micheron, début de ce siècle : Les Territoires perdus de la République ont Le Jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, Gallimard, 2020, pour citer les plus récents. 6. C’est ce sur quoi insiste par exemple Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête été publiés en 2002, le rapport de l’inspecteur général Jean- européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, 2015. Pierre Obin a été remis en 2004, puis soigneusement rangé 7. Olivier Galland, Anne Muxel, La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, Puf, 2018.

DDV mars 2021 49 grand angle De l’édit de Nantes à la laïcité scolaire

Depuis le XVIe siècle, la France est partagée entre gestion de la diversité et pulsion unitaire. Elle a tenté d’assumer cette dialectique dans un universalisme qui a redouté, sur le plan scolaire, la formation de « deux jeunesses ». Ce dernier point est à méditer, plus que jamais.

Patrick Cabanel, historien, directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE)

a laïcité est le terme (provisoire ?) d’une longue histoire réplique : la Terreur révolutionnaire de 1793 et son antichris- française, entamée au XVIe siècle, et qu’il n’est pas inu- tianisme. Parce que la France a cru faire une fois l’unité des tile de parcourir, y compris pour tenter de mieux com- âmes par la violence (1685), elle recommence à le faire au cœur prendre certaines tensions qui l’entourent aujourd’hui. de l’utopie révolutionnaire ; et qu’importe, pour Quinet, que LLes choses débutent avec le surgissement de la Réforme et les cibles aient changé et que l’Église, bénissant hier la Révo- l’installation d’une forte minorité « huguenote » en France cation, subisse aujourd’hui la Terreur. Le mal est au principe (plus de 10 % de la population au début des années 1560). Une même de ce goût de l’unité. Le Concordat de 1801, en devenant persécution multiface en poursuit l’éradication : tribunaux une loi française l’année suivante, s’est vu adjoindre, contre la ecclésiastiques et civils, massacres urbains de l’année 1562, volonté du pape, des articles organiques du culte catholique Saint-Barthélemy de Paris et de province… La réduction du et des cultes protestants, avant que le judaïsme ne les rejoigne tissu protestant engrange des résultats, mais rien de définitif, un peu plus tard. C’est le siècle des quatre « cultes reconnus », comme suffit à le montrer l’entassement des guerres de religion. soit un renouement avec la coexistence inaugurée au XVIIe, Dès lors, une série de monarques et d’édits, dits « de pacifica- mais désormais au bénéfice aussi des luthériens et des juifs, et tion », tentent de faire au moins coexister, sous le contrôle de surtout avec l’égalité juridique des droits et des devoirs, à l’op- l’État, la majorité catholique et la minorité protestante. L’édit de posé de l’édit de Nantes. Nantes (1598) est le dernier de ces édits, et le seul qui ait duré, “La laïcité n’a jamais Le système a fonction- jusqu’en 1685. Il ouvre l’ère du pluralisme, puisque désormais né à la satisfaction deux confessions chrétiennes existent légalement et que le roi craint de nommer à peu près générale, catholique accepte d’avoir des sujets protestants : non coreli- et d’affronter son sauf dans deux mino- gionnaires, donc, et pourtant « concitoyens ». C’est une pre- rités « extrémistes » : mière séparation fondamentale du politique et du religieux, adversaire, qui n’est des protestants évan- une première autonomisation de l’État face à l’Église catho- pas une religion, mais géliques, qui refusent lique. Pluralisme, mais nulle égalité devant la loi : on pourrait le lien organique avec dire de ces édits, Nantes compris, qu’ils ont été des édits « iné- son usage politique l’État et créent les gaux », au sens où le XIXe siècle devait connaître des « traités (…), ni de faire face à Églises « libres », et une inégaux ». Le protestantisme y était toléré, au sens ancien du extrême gauche anti- mot (souffrir ce que l’on ne peut transformer), mais dans l’at- des mots piégés.” cléricale qui exige la tente, certes sans terme précis, de sa réunion à l’Église. L’État, Séparation, longtemps l’espace et le temps publics restaient catholiques : il était ainsi sans succès. Si ce modèle des « cultes reconnus » était venu interdit à un protestant de travailler un jour férié catholique. jusqu’à nous, gageons que la France serait proche de ce que Mais comment rendre la justice lorsque les deux parties d’un l’on connaît aujourd’hui en Allemagne (les religions définies procès ne sont pas de même confession, et dès lors que la notion comme des « corporations de droit public ») ou en Belgique, et d’un « corps laïque (neutre) » du juge était impensable ? L’édit qu’elle aurait dû, comme ces deux pays, étendre le pluralisme a promu la neutralité par la neutralisation arithmétique : les par addition de dieux successifs, liés à des « réveils » religieux chambres « mi-parties » devaient comprendre autant de juges ou à des immigrations. Elle a choisi d’aboutir à ce pluralisme, catholiques que protestants. Faux-semblant, car cette égalité en 1905, par soustraction : « l’école sans dieu », somme toute arithmétique n’a été atteinte dans aucun Parlement : mais du bien nommée par ses opposants catholiques (qui n’oubliaient moins le principe en a été posé qu’un x, pour les dieux des autres). Pourquoi ce Sonderweg1 français, appelé laïcité ? Peut-être est-ce un nouveau rejeu de Pulsion unitaire la pulsion unitaire, issu de la forme catholique de l’esprit fran- Par la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, Louis XIV fai- çais, mais désormais purgé de la violence révolutionnaire (sauf sait rentrer la France dans le rang commun des États dont le en 1871 ?). Il a conservé, aux alentours de 1900, des aspects prince et les sujets étaient de même religion. Il l’a fait par la agressifs, face à la Compagnie de Jésus et par extension aux violence et la fiction (les protestants ont continué à exister) : autres congrégations religieuses. Ce sont les décrets pris par l’essentiel, pour notre propos, tient dans cette pulsion unitaire Ferry, en 1880, et qui conduisent à l’interdiction et à l’exil des qui a cru parvenir à la réunion spirituelle par la violence. La jésuites ; ce sont, une affaire Dreyfus plus tard, le titre III de principale conséquence du tremblement de terre de 1685 se la loi de juillet 1901 sur les associations (qui vise les congré- trouve peut-être dans ce qu’Edgar Quinet a vu comme sa gations non autorisées) et la loi de juillet 1904 qui interdit les

50 DDV mars 2021 Cour de récréation dans une école laïque en 1912. age / B ridge m an Im ages azy / L ee m age R ené D

congrégations enseignantes. Les deux textes ont conduit à un comme toujours, le banc d’épreuve de la laïcité : avant-hier large exil de religieux(ses) enseignant(es)s, et d’un nombre non les emblèmes religieux au mur (le crucifix), hier les signes négligeable de leurs élèves partis étudier de l’autre côté des religieux ostensibles, aujourd’hui une série de négociations, frontières (De Gaulle et Bidault pour citer deux noms). On de tests, de débats, que chacun connaît. Et il y a la jeunesse de a sans doute oublié ces épisodes, pourtant constitutifs de la l’école privée (qui fut massivement catholique à ses origines, laïcité et associés, à des titres divers, à deux noms aujourd’hui mais peu importe aujourd’hui), élue par une clientèle avide très respectés : Jules Ferry et Ferdinand Buisson. d’une ségrégation sociale superbement efficace mais qui ne dit pas son nom, et ralliée de longue date par la bourgeoi- Deux jeunesses ? sie de gauche. Bourgeoisie pour laquelle l’école laïque, c’est Laïcité autoritaire ? Trois éléments peuvent être dégagés, exaltant, mais pour les enfants des autres (des pauvres, qu’ils politique, philosophique et social. C’est d’abord l’opposition soient d’ici ou venus de là-bas). Cette hypocrisie est au cœur systématique du catholicisme politique (le cléricalisme) à la aujourd’hui d’une violence sociale fondamentale, quoique République et à la laïcité : de l’Ordre moral des années 1870 toute feutrée. Vieille hypocrisie, du reste, et que Buisson avait aux deux premières années du régime de Vichy, on peut obser- fini par combattre : à son époque l’école publique était divi- ver ce qu’entendait bâtir cette opposition devenue brièvement sée en deux mondes étanches, le primaire pour les pauvres, majoritaire ; la République a entendu y répondre. Sur le plan le lycée pour les bourgeois. philosophique, on peut relire de grands articles militants de Buisson, en 1903-1904, dans la Revue politique et parle- Un universalisme mentaire : il déclare combattre la congrégation, jamais le/la Revenons à l’histoire pour deux remarques conclusives. congréganiste ; mais il ne craint pas d’écrire que la République, D’abord pour insister sur le fait que la laïcité n’a jamais régime kantien des consciences libres, ne saurait acquiescer à craint de nommer et d’affronter son adversaire, qui n’est pas la liberté que réclame le congréganiste d’aliéner sa liberté (le une religion, mais son usage politique (le cléricalisme pour vœu d’obéissance, le célèbre perinde ac cadaver2 des jésuites). le catholicisme), ni de faire face à des mots piégés : l’école On mesure la profondeur que peut revêtir cette réflexion, très sans dieu et le laïcisme avant-hier (des mots catholiques), moderne, autour de l’aliénation (ou du respect de tel ou tel l’islamophobie, sans doute, aujourd’hui. Ensuite pour rap- interdit religieux) ; la vigilance de la République à l’encontre peler la formule de Quinet, en 1850 : les prêtres de toutes des « sectes » est dans son droit fil. Sur le plan social, enfin, les religions, quelque remarquables qu’ils soient, ne peuvent la majorité qui a voté les lois contre les congrégations était parler qu’à leurs fidèles ; seul l’instituteur (et l’institutrice) obsédée par le thème des « deux jeunesses », grandissant dans dit à tous et à toutes des choses qui peuvent être entendues des écoles aux valeurs opposées et qui ne pourraient, le jour et comprises de tous et de toutes. Cela ne devrait-il pas être venu, faire nation (la Première Guerre mondiale a fait justice, le cas, aujourd’hui, pour les origines, les appartenances, les si l’on ose dire, de ce fantasme). Certains, logiquement, ont mémoires, etc. ? À moins, bien sûr, d’estimer que l’univer- proposé d’aller au « monopole » de l’école publique, ce qui a salisme kantien ainsi proclamé est un piège subtil. Mais de été repoussé, y compris par un Buisson. Mais le choix légi- tels pièges sont partout, comme l’a montré le refus pourtant time de la liberté des écoles rendait possible (et sans doute vertueux du monopole scolaire. peu l’ont vu alors) notre système scolaire actuel et à venir, 1. Le terme Sonderweg (« la voie particulière ») désigne une hypothèse ou une interrogation avec deux jeunesses, pour le coup. Il y a celle d’une école historique relative à l’éventuelle particularité du peuple allemand, qui expliquerait certaines spécificités de son histoire par rapport à d’autres nations. laïque tenue de recevoir des publics parfois difficiles, cumu- 2. « À la manière d’un cadavre », locution latine qui illustre l’idéal ascétique d’obéissance parfaite lant les difficultés (l’école comme ces publics), et qui reste, présentée comme la voie permettant d’accomplir la volonté de Dieu.

DDV mars 2021 51 grand angle La laïcité garante de la paix civile

Durant ce dernier demi-millénaire, la France a connu de nombreux soubresauts opposant la société ou l’État à un ou plusieurs cultes. Inventée pour pacifier ces relations, la laïcité est aujourd’hui encore la meilleure réponse aux revendications cléricales croissantes.

Philippe Foussier, journaliste

e 11 janvier 2015 se déroulèrent de magnifiques mani- festations dont on a eu tort de retenir uniquement celle qui submergea Paris. Il y en eut en effet dans la France entière, y compris dans des bourgs et des villages qui Ln’avaient pas connu de telles mobilisations populaires depuis la Libération. C’était le témoignage d’une affirmation : celle de vouloir vivre libres, égaux et fraternels, celle de préserver cette capacité à rire, à se moquer, à critiquer, à railler tous les pouvoirs et pas seulement religieux : aussi politiques, écono- miques, médiatiques, militaires, intellectuels… Cette liberté a été arrachée aux pouvoirs politique et religieux à partir de la Renaissance mais surtout au siècle des Lumières, et cette mobilisation populaire incarna ce pourquoi tant d’hommes et de femmes se sont battus durant l’histoire : la résistance C dd20 / P ixabay aux dogmatismes pour permettre à tous une pleine et entière émancipation, libre à chacun, dans un espace garanti par les lois, de choisir ensuite ses engagements spirituels sans entrave outre mesure du massacre dans l’Hyper Cacher de la porte de ni obligation. La rédaction de Charlie Hebdo blasphème, oui, Vincennes. Mais les jeunes qui écoutaient de la musique au ainsi que notre pays a été, en 1791, le premier à en abroger Bataclan ce 13 novembre 2015, les familles qui assistaient aux le délit. Les journalistes de Charlie Hebdo sont au XXIe siècle festivités du 14 juillet 2016 à Nice, tous sans défense et sans ce que Jean Calas et le chevalier François-Jean Lefebvre de arme face à des moyens de destruction considérables, l’avaient- La Barre furent au XVIIIe. Ne nous trompons pas : ceux qui ils « bien cherché » ? On le sait, nous l’avons tous entendu, cer- leur contestent la possibilité de rire des pouvoirs, quels qu’ils taines voix ont prétendu que c’était de rien moins que la laïcité soient, veulent en réalité nous plonger dans un monde anté- française, « oppressive », « liberticide », ou l’engagement de nos rieur à celui de 1791, un monde de sujétion où les dogmes, en forces militaires au Levant et au Sahel, qui seraient « à l’ori- particulier religieux, s’imposent à tous, y compris aux non- gine » de ces massacres. Ou que les tueries seraient à relativi- croyants. Nous nous souvenons aussi combien de chefs d’État ser au regard de la fameuse « islamophobie » française. Même et de gouvernement du monde entier s’étaient mobilisés ce 11 des journaux qu’on pensait sérieux ont relayé de telles asser- janvier 2015 pour témoigner leur solidarité avec notre pays tions. S’il fallait un seul exemple, évoquons simplement les et ce qu’il incarne depuis la Révolution française : l’idéal de massacres de Berlin, de Bruxelles, de Barcelone, de Londres liberté, que la laïcité illustre dans une forme aboutie s’agissant et de tant d’autres villes européennes pour détruire cet argu- du domaine de l’esprit. mentaire fallacieux qui n’a finalement qu’un objectif : propa- ger la complaisance à l’égard du fanatisme islamiste. Voilà la Complaisance et inversion situation dégradée dans laquelle se trouve notre pays. C’est la Ce qui est très troublant depuis la commission des massacres laïcité qui est mise en accusation et c’est le fanatisme, y com- de Charlie Hebdo et de ses répliques, c’est que le discours d’in- pris quand il tue, qui est considéré avec indulgence. version des rôles n’a pas massivement été invalidé. On se sou- vient avoir entendu que les dessinateurs l’avaient « un peu Entrisme et infiltration cherché » ; on sait aussi qu’un certain antisémitisme français, Nous sommes sortis d’un contexte dans lequel on pouvait qu’on croyait appartenir au siècle dernier mais qui retrouve une deviser tranquillement des questions de croyance ou de laï- vigueur certaine, avait pu conduire certains à ne pas s’émouvoir cité comme nous avons pu le faire depuis plus d’un siècle.

52 DDV mars 2021 avec la jeunesse (enseignement, activités périscolaires, sport, “L’offensive éducation populaire), mais pas seulement. Leur stratégie d’en- trisme au plan local et national d’un certain nombre de partis religieuse que politiques, de centrales syndicales et de structures associatives n’a en outre, pour le moment, rencontré que de très faibles nous connaissons résistances. Certains s’en réjouiront en estimant que cela vaut dans notre pays mieux que la création de formations ouvertement confession- depuis une nelles. Le réveil collectif, s’il se produit, n’en sera que plus brutal. trentaine d’années Mensonges et manipulations Chaque année est célébré avec plus ou moins d’ostentation présente beaucoup l’anniversaire de la loi de 1905. Nos autorités nationales et d’analogies avec la locales nous dispensent à l’occasion des discours tandis que les contournements de la loi, notamment sur le plan financier, se situation des années multiplient à l’envi, tandis que l’esprit concordataire se répand 1880-1900.” sans entrave, tandis que les accommodements deviennent de plus en plus déraisonnables à mesure que le clientélisme s’étend. Il ne faut certes pas généraliser, car beaucoup d’entre eux résistent fort courageusement, mais constatons néanmoins Désormais, des militants laïques avec quelle facilité tant de responsables politiques plient devant sont désignés à la vindicte et mena- les doléances cultuelles, y compris celles énoncées par des cés, empêchés de s’exprimer, tandis courants intégristes. Imaginons-nous un instant en 1905. Si que des rassemblements intégristes les gouvernements de l’époque s’étaient laissés impressionner peuvent se déployer sans entrave, par les revendications religieuses telles qu’elles s’exprimaient diffusant des idéologies de haine alors, cette loi n’aurait jamais été votée. Des parlementaires et d’exclusion parfaitement claires. téméraires ont pourtant résisté à cette offensive. En effet, le Défendre la laïcité aujourd’hui, « parti clérical », comme on l’appelait alors, n’avait pas digéré cela peut conduire à mettre sa vie les lois laïques des années 1880 et avait décidé de transformer en danger. C’est dire que nous ne une force religieuse – l’Église catholique – en un courant poli- sommes plus dans un monde oua- tique dirigé contre la République, cette « gueuse ». Il a fallu té et protégé des extrémismes les mettre un coup d’arrêt à cette prétention d’un culte à régen- plus violents, les plus intolérants, les ter la vie sociale. Et ce coup d’arrêt, ce fut la loi de 1905, qu’on plus obscurantistes comme l’Occi- nous présente parfois comme une loi de « compromis » alors dent a pu en constituer le refuge ces qu’elle fut, bien au contraire, le résultat d’un âpre bras de fer dernières décennies. Nous ne sommes donc plus seulement entre le camp républicain et le parti clérical. L’offensive reli- dans la théorie et le débat d’idées. Il y en a aujourd’hui qui gieuse que nous connaissons dans notre pays depuis une tren- tuent. Et, faut-il le rappeler, la laïcité n’a jamais tué. L’exemple taine d’années présente beaucoup d’analogies avec la situation de Charlie Hebdo l’a hélas illustré. C’est donc aussi désormais des années 1880-1900. Il existe aujourd’hui de la part de cer- en France qu’on paie de sa vie la défense de la laïcité. Long- tains courants de l’islam une volonté de propager le religieux temps, nous pensions à ceux qui à l’étranger, vivant cachés ou dans la sphère publique, comme en témoignent les revendica- sous haute protection – Taslima Nasreen, Salman Rushdie, tions de plus en plus nombreuses dans les services publics, les Choukria Haidar, Nasser Khader, Fazil Say et tant d’autres… lieux d’enseignement, les universités, les hôpitaux, les enceintes Et combien aussi sont tombés sous les balles des fanatiques. sportives, les entreprises, les transports publics… Lorsque la Contrairement à ce que répand cette antienne lancinante mais République rechigne à laisser s’exprimer sans entrave ces reven- inepte, la laïcité n’est pas une affaire franco-française et ceux dications, pleuvent alors les accusations d’« islamophobie », les qui luttent au Maghreb, en Égypte, en Iran, en Turquie, et dans complaintes sur la stigmatisation et les postures victimaires. Il tant d’autres pays et continents le savent et s’étonnent que nous nous faut dégonfler cette baudruche mensongère. En rappelant soyons si complaisants avec l’intégrisme. Écoutons Boualem par exemple le sort qui fut réservé à ceux des catholiques ultra Sansal, Chahdortt Djavann, Nadia El Fani, Djemila Benhabib, qui se dressèrent à la fin du XIXe siècle contre la laïcisation de Kamel Daoud, Hichem Djaït, Abdennour Bidar, Fethi Bensla- la société entreprise par la IIIe République. Les congrégations ma ! Écoutons tous ces Algériens réfugiés en France dans les interdites, des milliers de religieux exilés et d’écoles confes- années 1990, fuyant les stratégies et exactions du Front isla- sionnelles fermées, la rupture des relations entre la France et mique du salut (FIS) ou des Groupes islamiques armés (GIA) le Saint-Siège, puis l’excommunication par le Pape des parle- et qui, aujourd’hui, nous disent vivre un cauchemar en voyant mentaires catholiques qui avaient voté la loi de Séparation. La en France se reproduire la même logique de normalisation liste n’est pas limitative. Persister à affirmer que la République intégriste – la « charia soft » – dans des quartiers toujours plus aurait aujourd’hui un problème particulier avec l’islam relève nombreux de nos villes. Ne sous-estimons pas non plus l’infil- non seulement d’une contre-vérité qui ne résiste pas à un exa- tration progressive des institutions publiques par ces courants men même sommaire de l’histoire mais surtout d’une mani- fondamentalistes, notamment celles qui permettent le contact pulation préjudiciable à la paix civile.

DDV mars 2021 53 grand angle La dualité du régime laïque

Un régime dual et une « respiration » : c’est ainsi que se présente la laïcité, qui articule le domaine de l’autorité publique et celui de la société civile, installant ainsi la respiration laïque. Un régime qui est la proie de deux dérives symétriques.

Catherine Kintzler, philosophe, professeur honoraire à l’université de Lille

a laïcité de l’association politique construit un lien des grignotages résurgents : revendications de financement des disjoint des liens communautaires existants ; elle installe cultes, apartheid dans les cimetières par exemple. un espace zéro, celui de la puissance publique, laquelle La seconde dérive, l’extrémisme laïque, repose sur une opéra- s’abstient en matière de croyances et d’incroyances et se tion inverse mais identique dans son mécanisme. Elle consiste Lprotège des croyances et incroyances. Mais le régime laïque ne symétriquement à vouloir soumettre le domaine de la socié- se réduit pas au seul principe de laïcité ; il repose sur une dualité. té civile à l’abstention qui devrait régner dans le domaine de D’une part ce qui participe de l’autorité publique (législation, l’autorité publique. Ainsi, il faudrait « nettoyer » l’espace civil institutions publiques, école publique, magistrats, gouverne- de la présence religieuse, imposer une discrétion de tous les ment…) s’interdit toute manifestation, caution ou reconnais- instants qui passerait alors de la simple civilité à l’injonction sance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances – c’est d’un ordre moral. Elle apparaît principalement sous une forme le principe de laïcité stricto sensu. De l’autre, partout ailleurs incohérente - car il s’agit la plupart du temps de réclamer non y compris en public, dans l’infinité de la société civile (la rue, pas l’effacement civil de toute manifestation religieuse, mais de les moyens de transport, les espaces commerciaux…) et bien s’en prendre aux seules manifestations de l’islam. entendu dans l’intimité, la liberté d’expression s’exerce dans le Ces deux courants se relaient et se confortent mutuellement, cadre du droit commun. Sans cette dualité la laïcité perd son l’un en abandonnant le terrain laïque au prétexte de l’assou- sens. C’est précisément parce que la puissance publique et le plir et de le moderniser, l’autre en l’investissant avec des pro- domaine qui lui est constitutivement associé s’astreignent à la positions durcies et réactives, tous deux en épousant le fonds réserve en matière de cultes et de croyances que les libertés de commerce des politiques d’extrême droite : la constitution d’expression, d’association, etc., se déploient dans la société fantasmatique de « communautés » - en l’occurrence « les civile sans autre limite que le droit commun. Cette dualité ins- musulmans » regroupés indistinctement. Les uns révèrent talle ce que j’appelle la respiration laïque. Par exemple, l’élève cette prétendue communauté en criant à la « stigmatisation » qui enlève ses signes religieux en entrant à l’école publique les dès qu’on parle de laïcité ; les autres la détestent en criant à remet en sortant, il passe d’un espace à l’autre, échappant par « l’invasion ». là aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une uni- Deux thèses opposées s’expliquent donc par une même opéra- formisation officielle d’État. La laïcité est donc le contraire d’un tion : l’effacement d’un des principes du régime laïque au pro- intégrisme qui envahirait tous les secteurs de la vie politique et fit de l’autre qui envahit l’espace. Ce mécanisme brouille des sociale ; ce n’est pas non plus un athéisme d’État qui s’impose- domaines que le régime de laïcité distingue. L’uniformisation rait de la même manière qu’une religion officielle. s’installe, soit par communautarisation de l’espace politique qui tend à livrer chacun à « sa » communauté, soit par un « net- Deux dérives symétriques toyage » désertifiant de l’espace civil. Bien des fluctuations en matière de laïcité sont intelligibles à la lumière de cette dualité. On peut les schématiser par deux L’individualité laïque dérives opposées et jumelles, rapportées à un même méca- En régime laïque, personne n’est soumis à l’uniformisation d’un nisme. Ce dernier consiste à abolir la dualité en écrasant l’un État qui s’imposerait dans tous les secteurs de la vie non seule- des principes par l’autre. ment publique au sens strict (politique) mais aussi sociale. Mais On appellera « laïcité adjectivée » la première dérive, du fait il est tout aussi important de souligner que, parallèlement, per- qu’au substantif laïcité elle ajoute un adjectif qui absorbe ce sonne n’est assigné à suivre les exigences d’une communauté, substantif : laïcité plurielle, ouverte, positive, apaisée, d’intel- d’y conformer ses comportements et l’ensemble de ses mœurs. ligence, inclusive… Ce phagocytage exprime une opération Car cela aussi serait une uniformisation : on y pense moins, conceptuelle et politique. Elle consiste à vouloir étendre au mais le patchwork, pour être multicolore vu de loin, est unifor- domaine de l’autorité publique le principe de libre expression misant dans chacune de ses parcelles. En matière de libertés, qui règne dans la société civile. Elle récuse le caractère neutre on voit donc qu’il est bon de raisonner d’abord au niveau des et minimaliste de la puissance publique laïque pour faire de personnes singulières. Et c’est pourquoi j’avance l’idée d’indi- l’option religieuse une norme s’introduisant dans la loi elle- vidualité laïque, ce qui demande quelque éclaircissement. On même, autorisant les propos et positions religieux au sein de distinguera pour cela deux manières de penser l’individu cor- l’État, et aboutissant à légitimer la communautarisation reli- rélatives à deux manières de penser le rassemblement. gieuse du corps politique. Elle a été notamment désavouée par La première consiste à penser l’individu selon des critères iden- le vote de la loi de mars 2004. Mais elle se manifeste dans bien tificatoires ou, comme on dit, identitaires : le considérer comme

54 DDV mars 2021 Catherine Kintzler, Penser la laïcité, Minerve, 2014, 20 €.

un ensemble de propriétés empruntées à des groupes existants, un peu comme on compose une pizza à par- tir d’ingrédients disponibles. L’individu est alors une sorte de série adhésive, un profil. C’est une conception descrip- tive de l’identité humaine : on y reconnaît la notion de diversité rapportée à des caté- gorisations à base ethnique, religieuse, coutumière, mais aussi l’individu marchand, celui du marketing qui s’iden- tifie à des étiquettes, des tags. La deuxième manière de pen- ser l’individu ne recourt pas à un processus identificatoire formé par collection catégo- C dd20 / P ixabay rielle. L’individualité politique suppose la distinction des sujets du droit, elle les reconnaît tous spécifiques pour ceux qu’ils considèrent comme « les leurs » et attribue à chacun les mêmes droits et les mêmes devoirs, et prétendent leur imposer des devoirs spécifiques. Il y a com- elle est universelle et excède les catégorisations. Il s’agit d’un munautarisme quand apparaît une obligation d’appartenance. paradoxe puisque par définition chacun peut, en vertu de cette Le lien politique républicain ne s’effectue pas par de telles identité, être différent de tout autre. Ce qui, loin de niveler et collections catégorielles, il n’est pas lui-même une catégorie, d’uniformiser les individus réels, leur permet de déployer leurs et il ne réunit pas non plus des collections constituées sur ce singularités pourvu que les droits d’autrui (qui sont aussi les modèle, il réunit des atomes politiques. Les « hommes » de la miens) soient préservés. Il est possible que certains rassem- Déclaration des droits ne sont pas « mêmes » comme le sont blements sociaux, certaines formations historiques soient plus des canards, des chevaux, des moutons... Ils sont « mêmes » favorables que d’autres à ce déploiement. Mais il n’en reste pas par le principe intérieur de réflexivité faisant qu’ils se recon- moins que la liberté d’adhérer à une communauté n’est vrai- naissent mutuellement comme sujets libres. ment effective que subordonnée à la liberté de s’en défaire. Le Dans une telle association, qui se rassemble ? Les citoyens : ils droit de non-appartenance ne se juxtapose pas au droit d’ap- font la fiction de la suspension de leurs « profils » et s’inter- partenance : il en est la condition. rogent alors non pas seulement sur leur intérêt particulier ou catégoriel mais sur ce qui est bon pour tous. Il en résulte que Association politique et communautarisme l’association politique laïque n’est pas un deal avec des groupes, L’insuffisance de la collection catégorielle est qu’elle propose elle ne traite pas avec des lobbies, ce n’est pas une association une construction du rassemblement de proche en proche, par sur le modèle contractuel d’un échange marchand. Ce n’est pas ressemblances ; c’est une logique de proximité empirique. Cela en vertu d’un traitement particulier qu’on obtient ses droits, sa n’a rien de choquant au niveau civil. Le droit des associations liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour fournit des outils juridiques à de telles communautés, et nous qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, appli- adhérons tous à des associations qui reposent sur des critères cables en même temps à tous et c’est dans cet esprit qu’on s’ef- de cette nature. Mais en quoi la ressemblance catégorielle pour- force de faire les lois. On n’y réussit pas toujours, mais, du rait-elle fonder la reconnaissance politique que les citoyens mariage civil aux lois scolaires, de la séparation des églises et s’accordent mutuellement ? Elle ne peut que les diviser et dis- de l’État à l’émancipation juridique et politique des femmes en criminer leurs droits. Aussi bascule-t-on dans le communauta- passant par la protection de la recherche scientifique, les dis- risme politique lorsque des regroupements réclament des droits positions laïques sont exemplaires à cet égard.

DDV mars 2021 55 grand angle Loi sur le respect des principes républicains : un aperçu critique

Pour lutter contre le séparatisme islamiste, le projet de loi qui arrive en discussion au Sénat, après avoir été largement amendé par l’Assemblée nationale1, déploie l’artillerie lourde. Analyse. Gwénaële Calvès, professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise

e projet offre au gouvernement des moyens accrus retenu dans le projet de loi en cours d’examen, mais la rup- pour lutter contre la haine en ligne, pour ordonner ture avec la conception républicaine de la fonction publique, la fermeture provisoire des lieux de culte où la haine où seule compte la manière de servir, n’en est pas moins frap- et la violence se trouvent « justifiées ou encoura- pante. Nos législateurs se souviennent-ils que c’est l’affaire Cgées », et pour dissoudre les associations qui y provoquent ou des fiches qui, en 1904, a fait tomber le ministère Combes, et y « contribuent par leurs agissements ». Il renforce le contrôle a précipité l’adoption de la loi de Séparation ? Les opinions exercé par l’État sur les familles qui ne souhaitent pas scolariser politiques et religieuses des serviteurs de l’État, depuis lors, leurs enfants, et – surtout – sur les associations qui assurent, à n’appartiennent qu’à eux. Moins exotique que le serment, la titre exclusif ou partiel, l’exercice public d’un culte. Il entend, charte est l’instrument que retient le projet de loi pour arri- enfin, sanctionner certaines pratiques incompatibles avec les mer à la République les écoles privées hors contrat d’une part, mœurs ou les valeurs de la société française (polygamie, appli- qui se verront proposer une « charte des valeurs et principes cation de règles successorales discriminatoires, interdiction républicains » (article 23 bis), le monde du sport d’autre part, faite aux femmes d’avoir des relations sexuelles avant le mariage). Destiné, comme l’indique l’exposé des motifs, “Il n’est peut-être pas trop tard pour espérer “conforter à lutter contre « un entrisme commu- le respect des principes de la République”, au sens de nautariste [qui] gangrène lentement les fondements de notre société dans libre soumission (ce qui, dans une démocratie, n’est certains territoires », cet arsenal s’ac- pas un oxymore) aux règles qui découlent de ces compagne de toute une série de dis- positifs, moins directement coercitifs, principes.” dont le titre même de la loi affiche le but qu’ils poursuivent : « Conforter le respect des principes de qui devra élaborer une « charte du respect des principes de la la République. » C’est sur cette ambition inédite que nous vou- République dans le domaine du sport » (article 25 bis 3). On drions ici attirer l’attention. peut supposer que ces principes s’adossent à des « valeurs », puisque les fédérations sportives délégataires seront encou- Respect des principes de la République ou adhésion à ragées à développer des « modules de formation obligatoires des « valeurs » indéterminées ? sur les politiques publiques de promotion des valeurs de la Lorsque la loi entrera en vigueur, quatre catégories de per- République » (article 25-6). Rien n’est dit sur le contenu des- sonnes physiques ou morales seront invitées, de manière plus dits principes et valeurs, ni sur la portée contraignante de ces ou moins impérieuse, à mimer une sorte d’acte d’allégeance à chartes. Elle sera sans doute nulle, comme il est normal pour la République. La plus inattendue de ces catégories est celle des une charte. Dans ces conditions, il nous semble que si Jean- policiers, gendarmes et agents de l’administration pénitentiaire. Luc Mélenchon a bien fait de rappeler en séance publique que Avant leur prise de fonction, ils devront « déclare[r] solennel- « l’amour de la République, comme tout amour, ne vaut rien lement adhérer loyalement et servir avec dignité la République, sous la menace », le danger n’est pas si grand car les mesures ses valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité et sa Constitution ici envisagées s’inscrivent dans un registre plus incantatoire par une prestation de serment ». La tournure brinquebalante que réellement menaçant. de cet article 1er bis A, introduit par les députés lors de la dis- En va-t-il autrement du « contrat d’engagement républicain » cussion en séance publique, pourrait laisser croire qu’il a été (article 6) que les collectivités, jusqu’ici très libres dans leur rédigé sur un coin de table. Il reprend en réalité le contenu politique d’octroi de subventions aux associations, seront désor- d’une proposition de loi constitutionnelle qui, en février 2020, mais tenues de leur imposer ? On peut le craindre. Les effets voulait imposer la prestation d’un tel serment à la totalité des du refus de signature, ou le manquement ultérieur, par l’asso- agents publics, pour les amener à « mieux s’approprier notre ciation, aux engagements pris dans le « contrat », sont en effet texte fondamental et l’ensemble des valeurs qui l’imprègnent », clairement précisés par le texte : la collectivité doit refuser la et permettre qu’ils soient automatiquement démis de leurs subvention ou, le cas échéant, la retirer. Au regard du risque fonctions « en cas de parjure » (sic). Ce dernier point n’est pas contentieux (tout contribuable local peut attaquer l’octroi d’une

56 DDV mars 2021 subvention et son retrait, bien sûr, est lui aussi contestable en des cultes est très inégalement respecté au niveau local : pour- justice), le contenu du « contrat » risque fort d’être interpré- quoi ne pas inclure, dans le périmètre du futur déféré accéléré, té a maxima, ce qui est d’autant plus inquiétant qu’on ne voit des libéralités que la loi proscrit, mais qui sont parfois consen- pas bien ce que les associations doivent, exactement, s’enga- ties au vu et au su de tous, dans le contexte d’un clientélisme ger à « respecter ». Respecter l’ordre public, chacun comprend électoral parfois débridé ? Le principe de laïcité impose égale- de quoi il retourne. Mais que signifie, pour une association, ment que la République garantisse le libre exercice des cultes, la promesse de respecter « les principes de liberté, d’égalité, de dont une des composantes est « la libre disposition des biens fraternité », idéaux au nom desquels, depuis toujours, des com- nécessaires à l’exercice d’un culte » (Conseil d’État, 25 août 2005, bats si divergents peuvent être menés ? À quoi s’engage-t-elle, Commune de Massat). Pourquoi le maire qui utilise son droit au juste, quand elle déclare respecter « le principe de respect de préemption pour empêcher l’implantation d’un lieu de culte, [sic] de la dignité de la personne humaine » ? Et ou refuse un permis de construire sous divers comment s’assurer qu’elle respecte les prétextes, échapperait-il au nouveau dis- très mystérieuses « exigences mini- positif de saisine en urgence du juge males de la vie en société », ou administratif ? On pourrait les « symboles fondamen- même envisager de qualifier taux de la République » ? pénalement son compor- tement, en créant un Une conception délit d’« entrave à étroite du la libre disposition principe de des biens néces- laïcité saires à l’exercice Le principe de d’un culte ». Il laïcité, énon- formerait, en cé à l’article 1er quelque sorte, de la Constitu- le symétrique tion, assigne au des nouveaux législateur, au délits d’entrave gouvernement, prévus par le aux adminis- projet de loi : trations et aux entrave à l’exer- collectivités terri- cice de la fonction toriales – avec des d’enseignant (article nuances d’un niveau 4 bis) et entrave au décisionnel à l’autre – bon fonctionnement un certain nombre d’obli- d’un service public, aux gations : assurer la liberté de fins d’obtenir – pour des rai- conscience et l’égalité devant la loi sons qui, dans l’esprit du législa- « sans distinction de religion » ; garantir teur, seraient d’inspiration religieuse le libre exercice des cultes ; s’abstenir de recon- – « une application différenciée » des règles naître quelque Église que ce soit ; ne financer aucun culte ; qui en régissent le fonctionnement (article 4-1). Il n’est veiller au primat de la loi civile sur la loi religieuse ; astreindre peut-être pas trop tard pour espérer « conforter le respect des les agents, les locaux et le fonctionnement des services publics principes de la République », au sens de libre soumission (ce à une stricte neutralité confessionnelle. De ce kaléidoscope, le qui, dans une démocratie, n’est pas un oxymore) aux règles qui projet de loi « confortant les principes de la République » retient découlent de ces principes. Mais la démarche est vouée à l’échec assez peu de choses, en réservant la part du lion à l’exigence de si les exigences du principe de laïcité, dans toutes ses compo- neutralité. Pour s’en tenir à un seul exemple, on évoquera une santes, ne s’imposent pas également à tous, et pèsent plus lour- mesure phare du projet de loi (article 2), qui consiste à étendre dement sur certains que sur d’autres. la faculté dont disposent les préfets de saisir en urgence le tribu- 1. Projet de loi n°3649, déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 9 décembre 2020, nal administratif, pour demander la suspension d’un acte d’une adopté le 16 février 2021. On trouvera tous les documents législatifs pertinents sur le site des assemblées. collectivité territoriale. Aujourd’hui limitée aux actes « de nature à compromettre une liberté individuelle ou collective », cette pro- cédure de déféré accéléré pourra, demain, viser les décisions des collectivités qui « porte[nt] gravement atteinte au principe de neutralité des services publics ». Les horaires de piscine qui prévoiraient des horaires différenciés « pour des raisons confes- sionnelles », par exemple (c’est quasiment la seule hypothèse qui fut mentionnée au cours des débats parlementaires). Soit, mais Gwénaële Calvès, Territoires pourquoi s’en tenir à une catégorie aussi étroite de manquements disputés de la laïcité, Paris, Puf, au principe de laïcité ? Le principe de non-subventionnement 2018, 192 p., 14 €.

DDV mars 2021 57 grand angle Peut-on qualifier la laïcité d’identitaire ?

Le syntagme « laïcité identitaire » désigne une conception répulsive de la laïcité qui polarise la réflexion et les débats sur la question depuis une vingtaine d’années en France. Celle-ci serait le fruit serait le fruit d’une instrumentalisation politique marquée à droite. Quelles sont les conditions de pertinence d’une telle étiquette ? Isabelle de Mecquenem, agrégée de philosophie

est une devinette qui servira d’entrée en matière : cette expression vaudrait aujourd’hui à Levinas d’être dénon- qui a fait l’éloge de l’« éternité laïque » de la France ? cé pour voie de fait idéologique ou dérive d’extrême droite. En Charles de Gaulle ou Marine Le Pen ? Charles effet, le philosophe semble souscrire à une conception « iden- Péguy ou Régis Debray ? Il s’agit d’un philosophe titaire » de la laïcité en la liant intrinsèquement à une défini- C’juif, né en Lituanie en 1906, russophone, qui émigra en 1923 tion substantielle de la nation française, alors que la laïcité est et devint français en 1930 : Emmanuel Levinas. Vu la période un principe de droit public qui structure des institutions tout traversée, on devine par quelles épreuves le philosophe, décé- en leur donnant un sens idéal. D’autant que la notion de laï- dé en 1995, a pu rester hanté. cité identitaire est devenue « clivante » dans le champ acadé- mique, ainsi que dans l’arène politique et médiatique, depuis L’« éternité laïque » sa caractérisation droitière et anti-immigrés par Jean Baubé- Bien sûr « éternité laïque » et son accent messianique forment rot, notamment dans Les 7 laïcités françaises2 où elle repré- une contradiction dans les termes, un oxymore, puisque rien sente l’une des « nouvelles laïcités » ayant émergé au début n’est plus imprégné d’histoire que la laïcité. Marcel Gauchet des années 2000 selon le sociologue et historien. Avant d’abor- rappelle que ce nom charrie « trois siècles de batailles1 » et der cette question, donner la source de l’« éternité laïque » à condense « un pan entier de l’histoire moderne de la France la française est donc important. Celle-ci intervient dans une depuis la Réforme et les guerres de Religion1 ». Mais, surtout, lettre de Levinas à son ami l’écrivain Maurice Blanchot dans

La laïcité charrie

o mm ons trois siècles de batailles, depuis la Réforme et les guerres de religion. Lithographie de la vie de Martin ongrès / Wiki m edia C Luther, initiateur du protestantisme et réformateur de

L ibrairie du C l’Église.

58 DDV mars 2021 laquelle le philosophe se penche sur l’événement « surnatu- débats qui achoppent sur l’impossible adéquation entre le mot rel » qui vient de se produire : la création de l’État d’Israël et et la chose. Le reproche d’essentialisation se retrouve dans la son entrée dans l’Histoire en 19483. Profondément ému, Levi- critique et la dénonciation de la conception identitaire de la nas revient alors sur trois faits constitutifs, les « trois grosses laïcité. Pourtant, c’est une tension, voire une contradiction, pierres » qui fondent sa propre identité personnelle : le fait juif, qui git entre les deux termes. Celle-ci éclate au grand jour la Révolution russe, et, enfin, la France, qui en dépit de son quand on déploie ce que la laïcité signifie et recouvre. En état de puissance politique déchue, rayonne par sa langue et effet, la littérature savante indique qu’il s’agit d’un dispositif son « éternité laïque ». La primauté de langue (« tout est pré- politico-juridique dont la finalité est de garantir des libertés figuré déjà dans les mots » écrit Levinas) forme en effet le trait fondamentales, comme la liberté de conscience. Autrement le plus fondamental de l’identité française, non son drapeau dit, la laïcité ne peut pas être identitaire à proprement parler, ou son sol, comme le philosophe prend soin le préciser, pour c’est-à-dire fondée sur un contenu culturel. En parodiant de éviter tout contresens nationaliste. Gaulle, on pourrait affirmer en toute rigueur : « La France Les questions que suscite cet exemple dense et subtil sont nom- est post-chrétienne, la République est laïque. » breuses. Mais il nous permet en tous les cas de montrer que la laïcité dite « identitaire » ne peut pas se laisser réduire à une La laïcité, marqueur identitaire ? « dérive » réactionnaire ou à un discours anti-immigrés. Peut- Soutenir que la France est laïque représente de ce point de vue être qu’une plus grande polysémie doit être restituée à la qua- un raccourci que l’on serait en droit de trouver abusif et identi- lification « identitaire » et qu’une signification descriptive, ni tariste à l’état naissant. Aussi faut-il s’interroger à la lumière de revendicative, ni agressive, peut en tous cas lui être attribuée. ces remarques, sur le fait qu’un sondage pour l’Observatoire de la laïcité5 comporte une rubrique intitulée « Laïcité, République Rappel linguistique et identité nationale » et soumette aux Français l’affirmation Afin de savoir si une identité adhère à la laïcité, nous ne suivante : « La laïcité fait partie de l’identité de la France. » Ce pouvons pas faire l’économie d’un rappel, puisque laïcité est à quoi souscrivent 78 % des répondants. Ne s’agit-il pas d’une en effet un mot propre à la langue française, comme on ne question inductrice reposant sur le postulat implicite d’une cesse de le rappeler, avec pour effet pervers de souligner la identité réelle offert à l’interprétation personnelle des répon- tare intraduisible de ce substantif, dont on déduit ipso facto dants comme une évidence ? Le prisme identitaire tend à se que son sens serait donc incompréhensible par des étran- normaliser et à prendre un sens valorisé non seulement dans gers. Ce qui revient à nier la portée universelle dudit principe l’opinion, mais aussi subrepticement dans le discours politique. par un argument radical. L’existence de ce biais linguistique Ainsi le président de la République a pu déclarer dans un dis- sert alors à instruire subrepticement un procès culturaliste, cours du 2 octobre 2020 : « La laïcité, c’est le ciment de la France arguant que la laïcité serait incurablement enracinée dans la unie6. » En l’occurrence, le risque consiste en la réification d’un culture française, ainsi que son nom même le confirme. Un principe formel à travers une métaphore qui se veut porteuse déterminisme de langue ferait ainsi le lit d’un symbole iden- d’intuition concrète. L’identitarisme s’invite pernicieusement titaire. Pour sortir de cette ornière, Guy Coq avait proposé dans le fait d’attribuer une fonction de cohésion nationale à d’introduire laicity sur le plan international, à l’occasion de la laïcité. Comme on peut le constater à travers ces exemples, la traduction d’un de ses articles dans le New York Times au le thème du « marqueur identitaire » s’insinue naturellement, début des années 2000. Avec peu d’effets, hélas. En creusant c’est-à-dire sans y penser, dans le discours et les représentations la critique linguistiquement armée qui se dessine, c’est l’in- qu’il véhicule. Ce marqueur peut être en effet sous-tendu par vention et l’usage même du terme qu’il faudrait suspecter. une philosophie politique relevant d’un nationalisme civique, Le mot tardif de laïcité engendre une illusion spécifique que voire un ethno-nationalisme. Mais il peut n’être aussi qu’un effet l’on connaît en philosophie sous le nom d’hypostase : on involontaire du discours fomenté par « une préfiguration dans créé une entité cachée sous les apparences. Si nous remon- les mots », comme le disait Levinas. Toutefois, même à « l’âge tons aux sources, nous savons que laïcité est attestée pour la des identités » décrit par Marcel Gauchet et Laurent Bouvet première fois dans une délibération du Conseil général de comme l’inflexion majeure des sociétés démocratiques qui les la Seine formulant une revendication au sujet de l’école, et rend récalcitrantes à la séparation du privé et du public, ni la reproduite dans le journal La Patrie publié le 18 novembre compréhension, ni l’adhésion à la laïcité ne présupposent un 1871. Comme l’indique Pierre Fiala, la création du substan- lien primordialiste à la nation française et une forme d’hé- tif laïcité représente « un cas de néologie militante4 » à la dif- rédité culturelle. La laïcité étant la stylisation juridique d’un férence de l’adjectif laïque qui s’était d’ailleurs imposé avant modus vivendi, toute détermination qui tend à lui donner un la forme substantivée et avec moins de bruit ou de panache. contenu culturel circonscrit participe à en dévoyer le sens. Edgar Quinet promouvait ainsi une « société laïque » dès 1850. Le « néologisme nécessaire » pour reprendre l’expres- 1. M. Gauchet, « Laïcité : le retour et la controverse », Le Débat, n° 210, mai-août 2020, sion de Ferdinand Buisson, devait immanquablement créer pp. 137-146. 2. J. Baubérot, Les 7 laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas, Éditions de la le besoin de s’interroger sur l’essence de la laïcité, qui, comme MSH, Paris, 2015. chacun le sait, n’en a pas. En l’occurrence, on glisse du subs- 3. Lettre inédite à Maurice Blanchot du 21 mai 1948 dans E. Levinas, Être juif, suivi d’une Lettre à Maurice Blanchot, Éd. Rivages, 2015. tantif à une substance réelle. La tendance à l’essentialisation 4. P. Fiala, « Les termes de la laïcité. Différenciation morphologie et conflits sémantiques », Mots. Les langages du politique, n°27, juin 1991. frappant les concepts des sciences sociales que Karl Popper 5. État des lieux de la laïcité en France. Étude d’opinion réalisée par Viavoice pour l’Observatoire de la laïcité, janvier 2020. a décrite dans Misère de l’historicisme, a donc été favorisée 6. www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president- par la création de laïcité et continue d’empêtrer beaucoup de de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes

DDV mars 2021 59 grand angle Au miroir des femmes Le « miroir des femmes » renvoie l’image des inégalités, des discriminations, des sévices dont elles sont l’objet et que tentent de justifier les intégrismes religieux. Aujourd’hui, conforter les principes républicains et la laïcité devient une urgence pour garantir l’égale dignité des personnes. Jacqueline Costa-Lascoux, juriste et sociologue, directrice de recherche honoraire au CNRS, ex-membre du Haut Conseil à l’intégration (HCI) et de la Commission Stasi

ans un cinéma d’art et d’essai de la métropole lyon- des agressions. Alors, pourquoi certains de nos compatriotes naise, la projection du film Timbuktu (2014) d’Ab - refusent-ils de voir cette radicalisation ? derrahmane Sissako suscita l’étonnement de quelques spectateurs : « C’est vrai la lapidation d’un couple qui L’aveuglement Da eu des relations sans être marié ? Les 40 coups de fouet infli- La loi française est désormais considérée comme l’une des plus gés à une femme parce qu’on l’avait entendue chanter de la rue avancées pour l’égalité femmes/hommes et la lutte contre les [la musique étant signe de perversion] ? » Des interrogations violences faites aux femmes. Mais les principes ne sont pas similaires suivirent le film franco-algérien Papicha (2019) : toujours appliqués ni même acceptés. Des résistances cultu- « Organiser un défilé de mode à la Cité U d’Alger, même dans relles s’opposent à l’émancipation des filles ; dès leur plus jeune un lieu à l’abri des regards, a pu vraiment être considéré comme âge, des jeunes femmes sont traitées de prostituées parce que un crime contre la religion ? » Il fallut le témoignage de spec- jugées « trop libres ». « C’est la tradition, la religion, ce que tateurs ayant connu de tels faits, pour qu’il y ait une prise de nos parents nous ont appris. C’est comme ça », expliquent des conscience de la véracité et de la gravité des situations évoquées. élèves du lycée Marie-Curie de Nanterre en 2017. Et lorsque Récemment, en France, c’est la vie d’une jeune fille, Mila, qui l’un d’entre eux refuse de serrer la main de sa professeure, il a été mise en danger à la suite d’un déferlement de haine sur précise : « Ma religion me l’interdit. Les femmes sont impures. les réseaux sociaux. À 17 ans, Mila est devenue une cible pour Ce serait de la fornication. » Il clique sur une application de son avoir dévoilé son homosexualité et, à la suite de menaces de portable : « Serrer la main d’une femme = fornication = tant de points en moins pour le paradis. » Nombre de nos compatriotes feignent d’ignorer la condition infériorisée des femmes et les “Nombre de nos compatriotes sévices qu’elles subissent dans les milieux intégristes. Par peur de « stigmatiser » telle ou telle communauté, ils détournent le feignent d’ignorer la condition regard, « pas d’amalgame » ! Or la négation de la responsabilité infériorisée des femmes et les sévices d’une minorité assimilée à l’ensemble d’une population, revient à mépriser la majorité qui pratique sa foi dans la tolérance et le qu’elles subissent dans les milieux respect des lois civiles. Cette inversion logique, la partie prise intégristes.” pour le tout, est significative d’un « racisme en miroir ». « Cela ne me gêne pas », disait un éducateur à propos d’une fillette de 8 ans, déscolarisée, voilée de la tête aux pieds, « c’est leur cou- tume (sic) » (Besançon, quartier de Planoise, 2018). Comme si mort et de viol proférées par des islamistes, avoir critiqué l’is- des « différences culturelles » justifiaient les atteintes aux droits lam (sans insulter les croyants). Les exemples d’adolescentes ou fondamentaux garantis par la Convention internationale des de femmes, comme Taslima Nasreen, Marjane Satrapi, Assia droits de l’enfant ! Le relativisme vide de sens les paroles et les Bibi, Mila… se multiplient. Celles-ci sont empêchées de circu- actes, les symboles et les normes, au prétexte de rétablir une ler, d’étudier, d’avoir une vie sexuelle, d’exercer leur profession, égalité de façade. Il est souvent le fruit d’une double ignorance, parce que femmes. Et, parce que femmes, elles sont nombreuses celle de l’histoire complexe et contradictoire des religions, celle à fuir leur pays ou à demander une protection. Au-delà de ces du refoulé de siècles de domination masculine. cas qui font l’actualité, des millions de femmes sont quotidien- nement sous tutelle patriarcale, brimées dans leur corps et dans La servitude volontaire leur choix de vie. Elles sont surveillées, contrôlées dans leur Pour les personnes éduquées dans des sociétés théocratiques et tenue, leurs activités, leurs loisirs, avec des contraintes parti- figées dans des logiques identitaires, la laïcité est trop éloignée culières quand elles sont célibataires, abandonnées ou divor- de leurs habitudes de pensée pour leur être accessible. Elle est cées avec des enfants. La procréation, la contraception, le libre souvent qualifiée d’exception française, réduite à l’Hexagone et, consentement au mariage, l’intégrité de la personne se heurtent paradoxalement, d’impérialiste. C’est oublier que la République à la condamnation des intégristes, qui travestissent la religion s’est construite sur le socle de la Déclaration de 1789, qu’elle a en un combat politique contre « la dépravation occidentale ». mis fin aux guerres de religions, qu’elle a édifié la citoyenneté Le débat lui-même sur ces questions devient tabou et déclenche sur l’égale dignité des personnes, la liberté de conscience et les

60 DDV mars 2021 ages / A lbu m m ages akg-i

Ci-dessus, Persepolis, ou la révolution iranienne vue par une petite fille de 8 ans présentant sous toutes ses facettes et dans sa cohérence, qu’elle qu’était Marjane Satrapi. prend sens : chacun y développe son individualité sans renier o mm ons Ci-contre, image représentant des solidarités ni abandonner les héritages qui font le sel de la la longueur appropriée des vie. Sortir du carcan de coutumes archaïques ne signifie pas jupes selon l’âge. Harper’s l’abandon de siècles de civilisation. Bazaar, 1868. Encore aujourd’hui on juge les femmes sur la longueur La prégnance de la relation au corps de leur jupe, témoin d’une Les religions ont traditionnellement un rapport au corps qui « respectabilité » qu’il s’accompagne d’une longue liste de prescriptions et d’interdits convient de protéger. H arper B azaar / Wiki m edia C (nourriture, vêtements, sexualité, orientation sexuelle…). L’ob- session de la pureté est prégnante dans les textes sacrés mais, libertés publiques. La laïcité invite à se libérer de pensées stéréo- plus encore, dans ce qu’on leur fait dire. À l’inverse, dans une typées, de certitudes et de superstitions. Or, accepter le doute république laïque, chacun est libre individuellement de ses et l’esprit critique, assumer une responsabilité individuelle, convictions et de ses choix sans qu’une communauté religieuse sans la noyer dans une responsabilité collective, requièrent un puisse imposer à l’ensemble des citoyens ses règles assorties de long chemin d’émancipation, l’affranchissement de la servitude sanctions. Personne n’obligera une femme à choisir le moment volontaire. Des républicains ont baissé la garde devant l’effort d’avoir un enfant, à pratiquer la contraception ou l’IVG ; nécessaire pour donner à comprendre la laïcité. Certains laïques pourtant, des commandos anti-IVG ont intimidé et molesté finissent par se sentir mal à l’aise, presque coupables, d’autres des patientes et des médecins au sein même des hôpitaux. De opposent des fins de non recevoir à tout ce qui interroge la laï- même, la loi de 2013 sur le « mariage pour tous » n’a jamais cité. Ils ont parfois eux-mêmes oublié d’être exemplaires dans imposé de se marier avec un conjoint de même sexe. Curieu- la construction de l’égalité. Combien de décennies durant les- sement, dans les pensées totalitaires, la liberté de choix est quelles les filles et les épouses sont restées sous la tutelle de leur entendue comme la prescription du « mauvais choix ». Aucune père puis de leur conjoint ? Combien, malgré les propositions catéchèse ne saurait prétendre édicter des normes pour tous, de Ferdinand Buisson dès le XIXe siècle, ont tardé à promou- sous prétexte qu’elle serait supérieure à la loi commune, votée voir le droit de vote des femmes, par crainte qu’elles ne suivent démocratiquement. La radicalisation religieuse nourrit la ten- les conseils de leur confesseur (ce qui n’était pas entièrement tation du séparatisme, ce qu’on appelle les « sociétés parallèles » faux) ? La laïcité a souvent été entendue en creux, par défaut dans les démocraties nordiques. Ce particularisme se construit ou en défense, punitive et non protectrice, sans le souffle de au détriment d’une citoyenneté partagée : « L’égalité entre les la liberté, de l’égalité, de la fraternité qui l’anime. Or, c’est en la hommes et les femmes, c’est une règle pour les Français, pour les

DDV mars 2021 61 grand angle

blancs », disait une jeune fille. « Je préfère que mes parents me des droits fondamentaux de la personne. La condition infério- marient parce qu’ils me connaissent mieux que moi. Ils savent ce risée des femmes est le marqueur d’un obscurantisme crispé qui est bon pour moi et en accord avec la religion. Et je sais que sur des stéréotypes transmis de génération en génération. La mes frères me tueraient si je voulais me marier avec un kouffar » laïcité tire sa force des principes républicains établis au nom (lycée Albert-Nobel, Clichy-sous-Bois, 2016). de l’intérêt général. Les croyants, pour leur part, et ils en ont le droit, établissent nécessairement des catégories en fonction de Police des mœurs leur religion, classent et hiérarchisent ceux qui croient en Dieu La police des corps et le statut des personnes sont des enjeux et ceux qui n’y croient pas. Leur foi leur appartient et doit être politiques. Les préceptes religieux se transforment alors en slo- respectée. En revanche, à partir du moment où les pratiques gans partisans. Récemment, la campagne pour l’élection des religieuses portent atteinte aux droits et libertés d’autrui, la loi représentants d’une association de parents d’élèves du public laïque intervient. (FCPE) a créé la polémique. L’affiche électorale, destinée à tous les parents, représentait une femme voilée avec l’apostrophe L’obsession de la sexualité Oui, je vais en sortie scolaire, et alors ? Le premier plan semblait En 1993-1994, au sein de la commission La liberté d’expression dire qu’être parent d’élève est l’apanage de la mère de famille, religieuse dans une société laïque1 de la Commission nationale « maman au foyer » et dévote, alors qu’aujourd’hui, en France, consultative des droits de l’homme (CNCDH), les dignitaires plus des trois quarts des femmes ont une activité professionnelle des grandes religions ont discuté conformément à la méthode et que les enquêtes estiment entre 62 à 67 % les personnes se laïque, c’est-à-dire en partant de leurs revendications pour déclarant « indifférentes à la religion ». Curieuse méconnais- examiner jusqu’où la laïcité pouvait y faire droit. Un tableau sance des évolutions de la société sous prétexte d’afficher une a ainsi été dressé en quatre colonnes : le temps du religieux, générosité paternaliste à l’égard d’une minorité. Une société l’espace du religieux, le corps et le religieux, le statut des per- laïque met les religions face à leur responsabilité. Il ne suffit sonnes et le religieux. Tous les dignitaires religieux ont alors pas de déclarer que la laïcité protège les croyants, que chacun vanté les mérites de la laïcité qui apporte des réponses adap- a le droit de s’exprimer dans le débat public, de concrétiser tées aux temps et aux lieux de la foi (prières, fêtes, carrés dans ses convictions dans des pratiques ; encore faut-il reconnaître les cimetières, pèlerinages, lieux de culte construits avec des la liberté des croyants d’autres confessions, celle des athées et baux emphytéotiques). des agnostiques, et celle des femmes. La laïcité suppose la réfé- Ils ont tous reconnu rence à un « bloc de constitutionnalité » (ensemble des textes “Sortir du carcan de l’ouverture de la laïcité et principes à valeur constitutionnelle que les lois doivent res- coutumes archaïques à la diversité, contrai- pecter) et la conciliation des libertés, sans cesse réaffirmées rement à des systèmes par la Cour européenne des droits de l’homme, l’un et l’autre ne signifie pas de « religions recon- s’appliquant au-delà des origines, des appartenances et des l’abandon de siècles nues » ou de religion identités de genre. d’État. Ils ont ren- de civilisation.” du hommage au trai- Une liberté qui fait peur tement à égalité des Les détracteurs de la laïcité, de sa philosophie, ses valeurs et cultes même si, sur le ses principes, sa mise en actes, diffusent des idées fausses qui plan patrimonial, l’implantation historique crée inévitable- deviennent rapidement des idées reçues. Ainsi, il est cou- ment des différences de fait. Mais c’est lorsque la question du rant de dire qu’il y a autant de définitions de la laïcité que de corps et du religieux a été abordée, que les premières tensions personnes qui s’en réclament et qu’elle réprime les religions. sont apparues. Le vêtement serait-il le signe de la pudeur des Beaucoup oublient à la fois son fondement philosophique – femmes ? Pourquoi cette vertu ne concernerait-elle pas les l’égale dignité des personnes et la liberté de conscience –, et hommes ? Des lycéens essayent d’expliquer : « La pudeur pour ses conséquences dans l’ordre du droit, la citoyenneté indépen- les hommes, c’est dans le cœur, ce n’est pas dans un vêtement dante de la confession et l’émancipation de la loi civile de la comme le voile » (lycée Lacassagne, Lyon, 2020). Les jeunes loi religieuse. C’est notamment au regard de ces principes fon- filles conviennent que ce n’est pas la robe longue ou le voile damentaux que se trouve impliquée la condition des femmes. qui fait la pudeur et que ces accessoires sont aussi des moyens Faut-il rappeler le courage de celles qui ont combattu pour que de séduction. Souvent la pudeur n’est qu’un prétexte, il s’agit soit adopté le principe d’égalité, par exemple, dans la Constitu- en fait de se protéger des garçons du quartier, des agressions tion tunisienne, contre l’idée de complémentarité prônée par sexuelles, de l’inceste des frères, d’obéir au père ou au frère les islamistes ? La complémentarité, sur la base de la charia, aîné, d’afficher son militantisme… les raisons sont multiples, n’est pas le corollaire de l’égalité, mais la traduction d’une dif- mais la spiritualité y est fort peu présente. Au-delà de la nour- férence irréductible de nature entre l’homme et la femme. Ce riture et du vêtement pour se distinguer des mécréants, la vraie n’est donc pas la laïcité qui pose problème, mais les particu- démarcation est sexuelle. Or, c’est notamment dans le domaine larismes qui jouent sur la visibilité, le dogmatisme, la volonté de la sexualité que se dressent les interdits : la virginité, l’abs- de séparer fidèles et mécréants, d’introduire une démarcation tinence, l’isolement des femmes durant leurs périodes mens- entre la foi et l’impiété, l’homme et la femme. Ceux qui justifient truelles, le rejet de la contraception, la condamnation radicale les mutilations sexuelles, l’enfermement des femmes dans l’es- de l’adultère, de l’homosexualité. Pourquoi, chez les religieux, pace du dedans, leur vocation à la procréation pour assurer une une telle obsession de la sexualité au lieu de parler du sens de descendance au peuple des fidèles, s’opposent à l’universalité la vie et de la finitude humaine ? En vérité, la répartition des

62 DDV mars 2021 “Ce n’est donc pas la laïcité qui pose problème, mais les particularismes qui jouent sur la visibilité, le dogmatisme, la volonté de séparer fidèles et mécréants, d’introduire une démarcation entre la foi et l’impiété, l’homme et la femme.”

et de sanctions pénales ; la liberté de consentement dans la vie privée justifie la prévention et la lutte contre les mariages frau- duleux, au même titre que les libertés de pensée, d’opinion, d’ex- pression ; le principe de la prohibition de la polygamie reçoit

Portrait d’Olympe de Gouges par A. Kucharsky. une pleine application, notamment lors de la délivrance ou du Fémniste, Olympe de Gouges écrivit : « La femme renouvellement d’un titre de séjour à un ressortissant étranger ; a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir les mineurs étrangers sont protégés contre des inégalités dans également celui de monter à la Tribune. » l’héritage, règle particulièrement protectrice des filles souvent L ee m age Im ages/ Fine A rt lésées dans des lois étrangères. En étendant les libertés, le projet rôles sexuels correspond à un statut différencié entre homme de loi donne force au principe d’égalité entre les femmes et les et femme dans tous les actes de la vie – la naissance, la filiation, hommes. Les commentateurs qui dénoncent une loi « liberti- le mariage, la succession après la mort. C’est une architecture cide », se focalisent sur les articles relatifs à l’organisation des fondatrice de la famille. Pour certains croyants, l’exil vient bou- cultes et au contrôle des activités des associations (est-ce la leverser cet ordonnancement. La vie à l’étranger conduit cer- crainte de devoir rendre des comptes en contrepartie des sub- tains parents à un repli communautaire, par crainte que leurs ventions accordées par l’État ?) sans curieusement s’attarder sur enfants se convertissent à une autre religion ou abandonnent les nombreux articles traitant des libertés fondamentales et de la leur. L’interdiction de mariage « mixte » est révélatrice. S’il la dignité des personnes. Dans le prolongement de cette avancée est légitime de se poser la question de la transmission des historique, une Charte des principes de l’islam de France a été valeurs à ses enfants, le changement de milieu culturel oblige éditée le 17 janvier 2021 par la majorité des représentants du à se confronter à d’autres visions du monde, d’autres convic- Conseil français du culte musulman (CFCM). Les débats furent tions, d’autres pratiques. Cette pluralité fait la richesse d’une vifs, précisément sur le principe d’égalité entre les femmes et les république laïque, mais encore faut-il que celle-ci soit com- hommes, avec ses conséquences sur le droit privé des personnes prise et respectée. et de la famille. Cet engagement fera date. Les sceptiques, qui doutent de son application, semblent ignorer le temps long de Une laïcité pleine et entière l’émergence des valeurs républicaines et de la laïcité. C’est à la La laïcité ne se réduit pas à une règle organisationnelle de mi-septembre 1791, qu’Olympe de Gouges publiait sa Décla- séparation des églises et de l’État. Les lois sur l’école de 1882- ration des droits de la femme et de la citoyenne. Dès les Cahiers 83, se réclamaient déjà de la laïcité et Jules Ferry, reprenant de doléances, des revendications demandaient que les femmes Ferdinand Buisson, déclarait que le fondement en était les aient des représentantes à l’Assemblée nationale et, dans son droits de l’homme, c’est-à-dire les libertés fondamentales et article de juillet 1790, « Sur l’admission des femmes au droit le principe de l’égale dignité des personnes. Deux évènements de cité », Condorcet s’était associé à ce combat. Il y a plus de récents viennent réaffirmer cette vision de la laïcité ; le pro- deux siècles. Les évènements historiques qui s’expriment par jet de loi confortant les principes républicains, la Charte des des violences de rue et des coups de force politiques sont plus principes de l’islam de France. Le projet de loi présenté en immédiatement compréhensibles que ceux inscrits dans les Conseil des ministres, le 9 décembre 2020, redonne sens aux textes de loi. Pourtant, ce qui consacre l’évolution des menta- principes républicains et à la laïcité dans leur plénitude et leur lités, même si cela requiert la longue durée, est plus notable cohérence. Ainsi donne-t-il toute sa force à la protection des que le bruit et la fureur. Rappelons ce qu’écrivait avec panache personnes, au respect de leur intégrité, de leur consentement Olympe de Gouges, peu avant d’être guillotinée : « La femme a dans les actes de la vie privée, à la protection des mineurs et à le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui l’égalité entre les femmes et les hommes. Autrement dit, il réaf- de monter à la Tribune. » firme des droits garantis par la Constitution et la sauvegarde de la dignité humaine. Ainsi, dans le projet de loi, l’établisse- 1. Présidée par Jacqueline Costa-Lascoux, la commission réunissait Mgr Lustiger, le Grand Rabbin Sitruk, le Recteur Boubaker de la mosquée de Paris, le Pasteur Wagner des Églises ment d’un certificat de virginité qui relève de pratiques humi- réformées de France. Un séminaire eut lieu à la CNCDH 21 septembre 1995 (Cf. le rapport de la liantes et dégradantes fait l’objet de sanctions administratives CNCDH de la même année).

DDV mars 2021 63 grand angle La laïcité française heurte-t-elle le monde musulman ? La laïcité et la liberté d’expression inspirent des réactions violentes contre la France dans le monde musulman. Pour mieux en cerner les origines et les enjeux, il vaut d’interroger ces controverses à la lueur d’une contextualisation sociohistorique et politique. Chahla Chafiq, écrivaine et sociologue

ans les décombres de l’attaque meurtrière contre Charlie Hebdo en 2015, puis de l’assassinat de Samuel Paty en 2020, les manifestations enragées dans les D pays musulmans contre la France « mécréante », ain- si que les discours des autorités religieuses et politiques de ces pays appelant au respect de l’islam provoquèrent des discus- sions sur la laïcité et la liberté d’expression à la française. Ces dernières sont-elles compatibles avec le respect des différences ? Ne génèrent-elles pas des tensions, parce qu’incompréhen- sibles dans d’autres univers culturels ? N’apportent-elles pas de l’eau au moulin des extrémistes en attisant la haine de l’Autre ?

Revoir la laïcité Ces questions reviennent régulièrement dans les débats, à l’étranger comme en France. Ayant pris part à ces discussions ici ou là, j’ai pu constater qu’en général un seul point distingue les critiques provenant de l’étranger de celles existant en France : Neil Hall / Rex / Sipa Manifestation du groupe extrémiste Need4Khilafah les premières ciblent le bien-fondé de la laïcité et de la liberté à Londres en 2014. On peut lire « L’islam dominera le d’expression, alors que les secondes visent les « excès » de ces monde » et « Que la démocratie aille en enfer ». principes dans leur mise en pratique. Dans les deux cas, l’on entend, directement ou indirectement, un appel à revoir la laï- cité pour l’adapter à des exigences présumées respectueuses de la diversité religieuse. Des massacres sont commis en réponse et phénomènes significatifs qui nous invitent à déconstruire à la diffusion de caricatures, et voilà la laïcité sur le banc des des représentations dominantes. accusés. Pour certains, il s’agit d’un mauvais procès ; d’autres, plus indulgents, y voient une mécompréhension de la laïcité Terreur islamiste française. L’un des impératifs de ce principe étant de mettre Premier point important à rappeler : à l’époque contemporaine, fin aux violents conflits qui se sont nourris, et se nourrissent l’avènement de la terreur en tant que sanction du blasphème encore, des différences religieuses, comment se fait-il qu’il se remonte à la fatwa de l’ayatollah Khomeiny en 1989, qui appe- voie mis en cause alors même que les violences meurtrières lait à l’assassinat de Salman Rushdie pour son roman Les Versets perpétrées le sont au nom d’une religion, en l’occurrence l’is- sataniques. Dans un contexte agité, allant des pays islamiques lam ? La laïcité et la liberté d’expression pratiquées en France jusqu’à Londres et Paris, Khomeiny se servit de cette fatwa pour heurteraient violemment les musulmans, entend-on, un tel emporter le leadership parmi les mouvements islamistes. Sous point de vue suscitant deux réactions opposées : l’une affirme le choc, Rushdie présenta ses excuses aux musulmans avant de l’incompatibilité de l’islam avec les valeurs fondamentales de comprendre que le fond politico-idéologique des protestations la République française et conclut à l’impossibilité d’intégra- rendait vaine sa démarche : l’écrivain ne trouva d’issue que dans tion des musulmans en France, alors que l’autre appelle à tenir la clandestinité, pendant que les traducteurs du roman subis- compte des (res)sentiments des musulmans en vue de soutenir saient la terreur islamiste, à travers le monde, en étant griève- le vivre ensemble et le respect mutuel, aussi bien dans les rela- ment blessés ou tués. À l’époque, un député travailliste voulant tions internationales qu’en France. Je crois que ces controverses calmer les protestations trouva bon de proposer que la loi sur omniprésentes dans les débats actuels méritent d’être examinées le blasphème, en vigueur au Royaume-Uni, soit étendue à l’is- à l’aune d’une contextualisation sociohistorique et politique, lam ; cette loi qui concernait uniquement le christianisme, en laquelle nous permettrait de dépasser les premiers niveaux particulier l’anglicanisme, fut finalement abolie en 2008. Ces d’étonnement et/ou d’indignation et de saisir le fond des ques- faits attestent clairement que la terreur islamiste sous prétexte tions que pose et impose le rapport du monde musulman à la de blasphème n’est pas propre à la France : c’est ailleurs qu’elle laïcité française. Ce faisant, nous distinguerons plusieurs faits fait ses premiers pas, elle n’a pas de lien causal avec la laïcité et

64 DDV mars 2021 la liberté d’expression à la française. L’expérience des pays isla- projets modernisateurs tout en affirmant leur attachement à miques eux-mêmes confirme cette observation. Qu’il s’agisse l’islam. Dans ces pays, comme dans d’autres contrées musul- de l’islamisme chiite ou sunnite, ainsi que le démontrent l’his- manes, le refus des pouvoirs autoritaires d’intégrer les valeurs toire de pays comme l’Iran, l’Al- démocratiques dans leurs pro- gérie, l’Irak et l’Afghanistan, le cessus de modernisation profita projet islamiste engendre systé- “À l’instar de toute religion, l’islam au développement des courants matiquement la terreur contre peut accueillir de multiples islamistes. Néanmoins, la résis- la liberté d’expression. Avant tance multiforme à l’encontre de lancer sa fatwa contre Rush­ interprétations et pratiques ; des islamistes, le recours de die, Khomeiny avait déjà créé la l’islamisme, au contraire, vise à ces derniers à la terreur pour notion d’eslam setizi (en per- asseoir leur pouvoir, et leur san : batailler contre l’islam), réorienter l’évolution moderne des échec visible à réaliser leur qui fut employé pour écraser sociétés dites musulmanes.” modèle politique décrient for- toute opposition politique, en tement les théorisations identi- la rangeant du côté des enne- taires qui, derrière des lunettes mis de Dieu, et instaurer un système de contrôle et de censure d’extrême droite ou de gauche populiste, voient dans l’isla- sur toute la société iranienne1. Ailleurs aussi, la volonté isla- misme l’alternative du « peuple musulman » face à l’Occident. miste de formater la société selon sa doctrine codifie idéologi- quement les notions de oumma et de jihad : le peuple devenu Une liberté d’expression en régression oumma est guidé sur le droit chemin par la loi religieuse qui, Une fois la nature idéologique de l’islamisme comprise, un à cet effet, trouve son levier essentiel dans le jihad. L’étouffe- regard rapide sur les scènes de colère contre la France après ment des libertés découle de ce jihad culturel. Dans l’Algérie l’assassinat tragique de Samuel Paty, ainsi que les discours à ce des années 1990, par exemple, la terreur islamiste élimina de sujet, nous aide à identifier les véritables enjeux auxquels nous nombreux journalistes, écrivains, poètes, intellectuels et syn- devrions nous intéresser au regard des valeurs démocratiques. dicalistes, en raison d’œuvres ou de propos jugés nuisibles à Si la petite portée des manifestations organisées en Iran révèle l’ordre divin. Tahar Djaout, écrivain et poète, le décrit en une le temps révolu du jihad culturel islamiste dont la population phrase devenue célèbre : « Si tu parles, tu meurs, si tu te tais, souffre dans sa chair, les sorties enflammées d’Erdogan en tu meurs, alors écris et meurs ! » Hélas, les islamistes lui don- Turquie confirment son élan islamo-nationaliste. Face à cela, nèrent raison et le tuèrent à son tour. l’invisibilité des acteurs opposés à la terreur islamiste, qui se fai- saient pourtant entendre au moment de la fatwa lancée contre Historicité et diversité des pays islamiques Rushdie, alerte sur les effets néfastes des restrictions imposées Les mots amers de Djaout portent un constat lucide dont ces dernières années à la liberté d’expression, lesquelles favo- attestent maintes expériences : il n’existe pas de ligne rouge risent les islamistes au détriment des forces démocratiques. Par dont le respect préserverait la liberté d’expression de la rage ailleurs, la position critique de la Jordanie envers la France en islamiste. Qu’est-ce qui rend si difficile la prise de conscience 2020, alors même que le roi Abdallah avait participé en 2015 de cette réalité, y compris parmi les acteurs sociaux et poli- à la marche parisienne pour Charlie Hebdo, nous avertit de tiques sincèrement attachés à la liberté de conscience et d’ex- l’avancée de l’islamisme dans sa bataille stratégique contre la pression ? La réponse réside dans l’immense cécité qui existe liberté d’expression. Enfin, que l’université d’Al-Azhar (Caire) relativement au caractère fascisant de l’idéologie islamiste, réclame l’adoption d’une législation mondiale sur la « diffama- cécité qui nous renseigne sur une confusion fort répandue tion des religions et de leurs symboles sacrés » nous informe sur entre la religion islamique et l’islamisme en tant que projet le plan que nourrissent, consciemment ou inconsciemment, les politique. Interroger cette confusion nous per- remises en cause de la laïcité et de met de saisir comment, dans l’approche de l’isla- la liberté d’expression. Rappelons misme, l’historicité des pays dits islamiques tend qu’un tel dessein réunit, au niveau souvent à être omise au profit d’une vision iden- international, les extrémistes reli- titaire totalisante qui, in fine, apporte de l’eau au gieux et les défenseurs des systèmes moulin de l’islamisme. En effet, à l’instar de toute dictatoriaux. religion, l’islam peut accueillir de multiples inter-

o mm ons 1. Chahla Chafiq, Le nouvel homme islamiste. La prétations et pratiques ; l’islamisme, au contraire, prison politique en Iran, Paris, Le Félin, 2002. vise à réorienter l’évolution moderne des sociétés dites musulmanes qui intègrent, à divers degrés, une forme de sécularisation, depuis l’établissement de la laïcité dans la Turquie d’Atatürk (1937) à une sécularisation plus ou moins poussée. Notons que dans la Tunisie des années 1950, Bourguiba mena d’importantes réformes dans ce domaine en se L’écrivain algérien Tahar Djaout : « Si tu référant à une vision éclairée de l’islam et que, parles, tu meurs, si tu te tais, tu meurs, dans l’Iran d’avant 1979, les rois Pahlavi menèrent alors écris et meurs ! » Il fut victime des des initiatives de sécularisation inhérentes à leurs G eorges B ernard / Wiki m edia C Michel- islamistes.

DDV mars 2021 65 grand angle La laïcité, une exception française ? Il est courant d’opposer la France républicaine à l’Angleterre multiculturaliste, soit pour dénoncer la première en louant l’ouverture de la seconde, soit au contraire pour critiquer le laxisme d’outre-Manche en soulignant la rigueur de la République. Ces oppositions passent toutefois sous silence certaines ressemblances. Sébastien Urbanski, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Nantes

i les gouvernements français mettent l’accent sur l’en- placées au fond de la classe. Conclusion : « Il s’agit d’une tenta- seignement des « valeurs de la République », l’école tive de transformer des écoles d’État séculières en écoles confes- anglaise est chargée, notamment depuis 2014, d’ensei- sionnelles qui ne disent pas leur nom [et] cela va au-delà d’un gner les British values autour de principes « libéraux » simple conservatisme religieux : les enfants sont rendus inaptes Set « citoyens », depuis la primaire jusqu’au lycée. L’émergence à vivre dans la société britannique moderne » (Clarke Report). des discours promouvant les British values manifeste un paral- D’où la politique d’enseignement renforcé des British values, lèle avec la situation française : des deux côtés de la Manche, intégrées au cours d’éducation à la citoyenneté et plus large- des événements scolaires liés à l’islam ont impulsé des initia- ment à une approche transversale du « développement spirituel, tives mettant l’accent sur l’unité de la nation. moral, social et culturel » (SMSC) qui concerne la plupart des matières. Le contenu des British values est le suivant : démo- Les British values en réaction à l’emprise religieuse cratie, État de droit [rule of law], liberté individuelle, respect En France, les affaires de foulard successives depuis 1989 sont mutuel, tolérance à l’égard de personnes ayant des croyances politiquement liées au thème de la préservation de l’unité du différentes ou pas de croyance particulière. Voilà des éléments pays, comme le suggérait François Bayrou, ministre de l’Édu- assez semblables aux « valeurs républicaines » officiellement cation nationale : éviter « l’éclatement de la nation en commu- promues en France, à ceci près que ces dernières incluent « l’in- nautés séparées » (circulaire du 20 septembre 1994). De façon térêt général » ou la « laïcité » et ne sont pas affichées comme similaire, en Angleterre, l’objectif de transmission des British des valeurs « françaises ». values fut catalysé par un épisode identifiable, d’apparence plus inquiétante : celui du Cheval de Troie (Trojan Horse Affair). Islamophobie d’État ou islamisme séparatiste ? D’après un rapport ministériel (Clarke Report) publié en 2014 Les événements du « Cheval de Troie » donnent prise à des sur la base d’une enquête auprès de 50 témoins (enseignants, interprétations différentes. Le rapport Clarke est controversé responsables éducatifs…), des gouverneurs d’école islamistes car il fut écrit pour le gouvernement Cameron. Son auteur, auraient exercé progressivement, à partir de 2009, une influence Peter Clarke, est spécialiste de contre-terrorisme : son approche illégale dans plusieurs établissements d’État (state schools) passe probablement sous silence d’autres éléments relatifs à non-confessionnels1 de Birmingham, notamment à Park View, la pédagogie, au rapport enseignants-élèves, au fonctionne- afin que les enseignants s’y conforment à un ethos très particu- ment complexe d’établissements scolaires, etc. Le référentiel lier. Nombre de ces derniers auraient été intimidés voire sanc- anti-terroriste fut monté en épingle par une volonté de capter tionnés suite à leur refus d’appliquer une idéologie islamiste. l’électorat de droite, alors que les événements semblent d’abord En parallèle, des pratiques de favoritisme auraient permis de relever d’une idéologie ultra-conservatrice. Les interprétations recruter des enseignants conformes à la vision religieuse du de ce qui s’est passé dans les établissements de Birmingham conseil d’établissement (governing body) de Park View, prési- ont dès lors pris trois directions principales. Première inter- dé par Tahir Alam, auparavant président du Comité à l’édu- prétation : l’influence islamiste dans les écoles ne relèverait pas cation du Muslim Council of Britain, qui prétend représenter seulement du conservatisme religieux ou du séparatisme : il la majorité des musulmans du pays tout en ayant été gran- s’agirait de terrorisme. Cette interprétation est privilégiée par dement influencé par un courant conservateur2. Le paysage des journaux ancrés à droite, qui déplorent un « complot dji- musulman est évidemment plus varié et le Muslim Council hadiste visant à prendre le contrôle des écoles3 » et une volonté of Britain, bien que majoritaire, doit affronter la critique – de « transformer les enfants britanniques en petits Talibans4 ». celle des British Muslims for Secular Democracy par exemple. Elle s’inscrit dans une méfiance de longue date à l’encontre du D’après le rapport Clarke, il fut interdit à des enseignants d’uti- Muslim Council of Britain, donnant l’occasion aux tabloïds liser des mots comme « préservatif » ou « pilule » ainsi que de titrer : « Les musulmans nous disent comment nous devons des images montrant une proximité « même minimale » entre gérer nos écoles5. » Deuxième interprétation : si l’action gou- des personnes de sexe différent. Des slogans et instructions vernementale de 2015 a pu mêler de façon douteuse les ques- islamiques ont été affichés dans les classes, invitant les élèves tions d’extrémisme violent et de conservatisme religieux, les à réciter de courtes prières avant et après les cours. Des cours faits qu’elle met en évidence ne peuvent être balayés d’un revers de théâtre ont été supprimés, des élèves interdits d’utiliser de main. Des gouverneurs d’établissements suspects, comme des instruments de musique et l’art pictural a été modifié afin Tahir Alam, ont été légitimement démis de leurs fonctions. d’éviter toute image « immodeste » ainsi que toute figuration En outre, l’enseignement des British values concerne aussi les de visages. Les élèves de sexe féminin ont été régulièrement écoles chrétiennes ou juives soutenues par l’État. Troisième

66 DDV mars 2021 “Des deux côtés de la Manche, des événements scolaires liés à l’islam ont impulsé des initiatives mettant l’accent sur l’unité de la nation.” as / U nsplah w in T ho m as Jes interprétation : d’autres voix considèrent que les suspects ne effacé les images de personnes dont la peau n’était pas « suf- sont ni coupables, ni sectaires. Au contraire, ils auraient été fisamment » couverte par un vêtement, supprimé les pages poursuivis malgré leur professionnalisme, illustré par les très où des hommes et des femmes apparaissaient ensemble, ou bons résultats scolaires de Park View – le principal établisse- encore prohibé toute mention de l’homosexualité en classe8. ment cité. L’affaire politico-médiatique a fait chuter la perfor- Bien que très performante en termes de résultats des élèves, mance de ses élèves. Or, la réussite scolaire n’est-elle pas une l’école a été jugée non-conforme aux British values. Quant aux composante essentielle de « valeurs britanniques » partagées ? écoles juives intégralement privées, un rapport considère que seules 62 % d’entre elles remplissent les critères attendus tandis Laïcité, une affaire britannique que les écoles privées musulmanes et chrétiennes sont mieux Ces conflits d’interprétations expliquent que les victimes notées : respectivement 72 % et 82 %. Cela ne semble pas cor- de l’affaire aient été très différentes selon les points de vue : respondre au constat d’une « islamophobie » généralisée9. Il enseignants, gouverneurs, élèves, parents, musulmans, homo- reste que l’optique du gouvernement Cameron a bel et bien sexuels... Mais dans ce cas, que s’est-il réellement passé ? conduit à une stigmatisation de la population musulmane via Disons-le clairement : la première interprétation, dans son une affaire politico-médiatique dont l’écho fut sans commune acception anti-musulmane, est inacceptable. Les écoles appar- mesure avec les procédures ministérielles sanctionnant des tiennent aux musulmans au même titre qu’aux chrétiens ou écoles accueillant un public majoritairement non-musulman. aux agnostiques. Que faire alors des deuxième et troisième En définitive, le mélange explosif de diverses thématiques – ter- versions des événements ? En fait, le nœud de la dispute réside rorisme, statuts d’établissement, identité, valeurs supposément dans l’incapacité des acteurs à défendre à la fois les principes « britanniques » – est dû à l’ambiguïté des règles encadrant les libéraux-séculiers et la justice sociale. Ceux qui dénoncent relations entre religion et state schools. Selon le Teaching Times, l’« islamophobie » gouvernementale soulignent que les British une revue destinée aux professionnels de l’éducation scolaire, values n’ont guère de sens si elles conduisent à stigmatiser un c’est la « confusion systémique de l’éducation [scolaire] moderne établissement comme Park View qui accueille un public très anglaise qui est responsable de cette controverse10 ». Une clarifi- défavorisé et parvient néanmoins, au moyen d’un rigorisme cation du secularism anglais permettrait d’éviter des malenten- religieux, à figurer parmi les 14 % les plus performants du pays. dus, en traçant une ligne plus claire entre éducation religieuse Le désintérêt du gouvernement pour la justice sociale conduit légitime (y compris à l’école) et emprise religieuse illégitime. alors à contester les griefs du rapport Clarke. Des sociologues affirment, par exemple, que l’interdiction scolaire de contacts 1. Secular schools au sens de « séculières » plutôt que « laïques ». entre les sexes est bien avérée, mais qu’elle aurait été perçue 2. Maréchal B., Les Frères musulmans en Europe, Paris, Puf, 2009. 3. “Trojan Horse Jihadist plot to take over city schools”, Birmingham Mail, 7 mars 2014. comme « féministe » dans un environnement plus favori- 4. “Save Our Children from the Islamists”, The Spectator, 14 juin 2014. sé, conformément à une approche qui protège les élèves du 5. “Muslims tell us how to run our schools”, Daily Express, 2 février 2007. 6 6. Holmwood J. & O’Toole T., Countering Extremism in British Schools? Bristol: Policy Press, 2018. harcèlement sexuel . Mais dans ce cas, le rigorisme religieux 7. C’est-à-dire une école privée sous contrat. 8. “Jewish school removed ‘homosexual’ mentions from GCSE textbook”, The Guardian, 9 mars serait-il nécessaire à la réussite scolaire en milieu défavorisé ? 2018. Pour éviter cette étrange conclusion, évoquons d’autres types 9. “Private faith schools are resisting British values, says Ofsted chief”, The Guardian, 13 décembre 7 2017. d’école : une state school juive a été sanctionnée pour avoir 10. Divald S., “The Trojan Horse controversy”, H2020 Ethos Project Working Paper, 2019.

DDV mars 2021 67 grand angle / sondage ifop/le ddv/la licra

“Droit au blasphème”, laïcité, liberté d’enseignement… Les lycéens d’aujourd’hui sont-ils “Paty” ? Le Droit de Vivre et la Licra ont commandé à l’Ifop une enquête permettant de mieux cerner la place que les lycéens accordent aujourd’hui à la religion, le sens qu’ils donnent à la laïcité dans l’enceinte scolaire mais aussi leur point de vue sur le droit de « blasphémer » à la manière de Charlie Hebdo.

François Kraus, directeur du pôle « Politique / Actualités » de l’Ifop

Ifop a mis en place un dis- c’est la première fois qu’une enquête 57 %, contre 26 % chez l’ensemble des positif d’étude d’envergure montre que les lycéens sont majoritaire- Français), mais aussi dans leur adhé- permettant de mesurer la ment favorables au port de tenues reli- sion beaucoup plus forte à leur port par spécificité de la population gieuses dans les lycées publics. Le port les agents du service public : 49 % des L’lycéenne sur ces sujets – à travers des de signes religieux ostensibles (voile, lycéens y étant favorables pour des poli- indicateurs offrant des comparaisons kippa…) par les élèves dans les lycées ciers ou des enseignants (contre 21 % avec le point de vue de l’ensemble des publics s’avère ainsi soutenu par plus chez l’ensemble des Français), signe Français majeurs –, mais aussi d’analy- d’un lycéen sur deux (52 %), soit une d’une faible imprégnation des principes ser certaines variables pouvant influen- proportion deux fois plus grande que de neutralité fixés à la fonction publique cer leur rapport à la laïcité comme leur dans la population adulte (25 %). Cette depuis 1905. Mettant plus directement affiliation religieuse, leur degré de reli- adhésion à l’expression religieuse des le doigt sur la question de l’islam et giosité ou leur évolution dans certains élèves dans l’espace scolaire semble en des injonctions à la pudeur pesant sur contextes scolaires (éducation priori- hausse si on se fie aux données de l’en- les femmes, le port du « burkini » lors taire, enseignement professionnel…). quête REDCo1 (2006-2009) qui mon- des cours de natation n’est, lui, soute- Au regard de cette enquête menée trait qu’il y a une quinzaine d’années, nu que par une minorité de lycéens auprès d’un échantillon représentatif cette idée était majoritairement rejetée mais avec, là aussi, un degré d’accep- d’un millier de lycéens – constitué à (à 58 %) par les élèves de 14-16 ans. Ce tion nettement plus élevé (38 %) que partir des dernières données minis- hiatus entre les lycéens et le reste de la dans la population adulte (24 %). Dans térielles (Repères et références statis- population se retrouve dans leur net tous les cas, ces indicateurs mettent tiques, RERS 2020) –, la population soutien au port de tenues religieuses tous bien en exergue un très net cli- scolarisée dans le second cycle du par des parents accompagnateurs (à vage générationnel sur la question des second degré apparaît imprégnée d’une vision très « inclusive » de la laïcité dans laquelle celle-ci est assimilée au prin- cipe de neutralité de l’État tout en étant Pouvez-vous me dire quelle est votre religion si vous en avez une ? associée à une grande tolérance à l’égard des manifestations de religiosité dans l’espace scolaire (voile…). Ces jeunes, et tout particulièrement les lycéens musulmans et/ou scolarisés dans les Catholique / 32 % zones d’éducation prioritaire (REP), Protestante / 1 % se distinguent aussi par leur hostilité à Juive / 1 % toute critique susceptible de heurter la Musulmane / 14 % susceptibilité des minorités. Autres religions / 2 % Sans religion / 46 % Des jeunes majoritairement Vous ne souhaitez favorables au port du voile dans pas répondre / 4 % les lycées Si on observe depuis longtemps une plus grande réticence de la jeunesse source : ifop à la prohibition des signes religieux,

68 DDV mars 2021 tenues religieuses dans l’espace scolaire, “La population scolarisée dans le second cycle du mais aussi un clivage entre les lycéens musulmans et les autres. second degré apparaît imprégnée d’une vision très “inclusive” de la laïcité dans laquelle celle-ci est Une vision dépolitisée de la laïcité Pour les lycéens, la laïcité constitue réduite au principe de neutralité de l’État tout en avant tout un cadre juridique desti- étant associée à une grande tolérance à l’égard né à assurer la séparation du religieux du politique, la liberté de conscience des manifestations de religiosité dans l’espace et l’égalité entre les religions. Contrai- rement à leurs aînés, ils ne l’associent scolaire.” pas à une forme d’anticléricalisme. Ils se distinguent par leur rejet de l’idée selon laquelle la laïcité consisterait à perçues comme « non blanches » Des lois « laïques » perçues par « faire reculer l’influence des religions (42 %) ou résidant dans des banlieues beaucoup comme discriminatoires dans la société » : seuls 11 % d’entre eux populaires (37 %). Cette lecture litté- envers les musulmans partagent ce point de vue, soit deux fois rale de la laïcité fixée par la loi de 1905 Les accusations de « musulmanopho- moins que chez l’ensemble des Fran- va de pair avec une faible politisation bie » portées depuis des années envers çais âgés de 18 ans et plus (26 %). À du concept : les deux tiers des jeunes les lois associées (1905, 2004) ou appa- l’inverse, ils affichent leur préférence interrogés (68 %) estiment que la laï- rentées (2010) à la laïcité n’en imprègnent pour une vision associée de la laïcité en cité ne se rattache à « aucun courant » pas moins fortement les représentations priorité à un traitement égal des diffé- idéologique particulier, contre 16 % que se font les jeunes de ces dispositifs rentes religions (à 29 %, soit 10 points qui l’associent à la gauche, 8 % au centre législatifs. Dans un contexte marqué par de plus que chez l’ensemble des Fran- et 8 % à la droite. Ainsi, son associa- un renforcement de la laïcité au sein de çais). II est intéressant de noter que tion à l’extrême droite – de l’ordre du l’institution scolaire – via des initiatives cette association de la laïcité à l’absence possible depuis que le RN s’est empa- comme la Charte de la laïcité (2013), le de discrimination entre les croyants ré du sujet dans une logique « musul- Vade-mecum pour la laïcité (2018), le est particulièrement forte dans les manophobe » – reste donc marginale, Conseil des sages (2018) ou les équipes rangs des adeptes des religions mino- y compris chez les musulmans (4 %). Valeurs de la République –, on ne peut ritaires (38 %) – notamment les élèves que constater l’impact des discours décri- de confession musulmane (37 %) – vant par exemple la loi de 2004 comme mais aussi d’autres catégories une loi de « ségrégation » antimusulmans souvent plus exposées et, depuis son vote, un « durcissement aux discrimina- des mesures discriminatoires contre la tions telles que population musulmane2 ». Sans être les personnes encore majoritaire, l’étiquette dif- famante d’« islamophobie » colle ainsi à ces grandes lois au point qu’un nombre élevé de lycéens (37 %) les jugent désormais discriminatoires envers les musul- mans. Ce sentiment n’est pas l’apanage des élèvres musul- mans (81 %) : il est également partagé

Gerd Altmann / Pixabay

DDV mars 2021 69 grand angle / sondage ifop/le ddv/la licra

par beaucoup d’élèves scolarisés en zone d’éducation prioritaire (55 %), en lycée professionnel (43 % en bac pro) ou se percevant par les autres comme « non blancs » (64 %). Déjà observée par Oli- vier Galland et Anne Muxel dans leur enquête auprès des lycéens en 20163 – tout particulièrement dans les lycées très populaires et à forte proportion de jeunes d’origine étrangère – cette « solidarité » de segments non musul- mans de la population lycéenne serait d’après Olivier Galland le produit d’un « phénomène d’acculturation leur faisant rejoindre les opinions de leurs cama- rades musulmans lorsque ceux-ci sont très représentés dans l’espace scolaire4 ».

Un « droit au blasphème » rejeté par une (courte) majorité de lycéens Récemment remise sur le devant de la scène par l’affaire Mila (2020), le « droit au blasphème » clive profondément une opinion lycéenne qui penche contre ce droit pourtant acquis depuis plus d’un siècle (1881) : 52 % des lycéens contestent la liberté de se montrer irrespectueux vis-à-vis d’une religion et ses dogmes, soit une proportion quasi identique à celle observée chez l’ensemble des Français (50 %). Cette question du « droit au blasphème » met surtout en lumière le clivage existant sur ce sujet entre les musulmans et le reste de cette jeunesse scolarisée dans “Pour les lycéens, la laïcité constitue avant tout un le second degré. En effet, si les jeunes musulmans s’opposent massivement (à cadre juridique destiné à assurer la séparation du 78 %) au droit d’outrager une religion religieux du politique, la liberté de conscience et – tout comme les personnes perçues comme « non blanches » (à 65 %) ou l’égalité entre les religions.” habitant dans les banlieues populaires (à 60 %) –, ce n’est le cas que d’une contre 59 % chez l’ensemble des Fran- chez les enseignants du second degré. minorité de catholiques (45 %), d’élèves çais) le droit des journaux à caricatu- La proportion de lycéens estimant qu’il sans religion (47 %) ou non scolarisés rer les personnages religieux, sachant a eu tort n’en reste pas moins faible en REP (44 %). D’après Jean-François que là aussi, l’opposition à cette publi- (17 %), sauf dans les rangs des musul- Mignot, qui observait la même ten- cation – partagée en moyenne par un mans (48 %), des élèves en REP (27 %) dance dans l’enquête auprès des lycéens lycéen sur quatre (27 %) – est très forte ou de ceux se disant religieux (31 %). dirigée par Olivier Galland et Anne dans les rangs des musulmans (61 %) Muxel (2016), cette réaction s’explique- et, plus largement, chez les élèves se Retour en 2015 : une condamnation rait par « une conception de l’islam selon disant « religieux » : à 45 %, contre 22 % des attentats faisant moins laquelle la critique de la religion, de ses chez les élèves non religieux mais pas l’unanimité croyances, de ses pratiques témoigne d’un athées et 15 % chez les athées convain- En 2015, la perturbation des minutes manque de respect envers les croyants cus. Enfin, les lycéens se distinguent par de silence organisées en l’honneur eux-mêmes, comme si l’irrévérence un soutien moins ferme au choix, fait des victimes de Charlie Hebdo a susci- envers la religion agressait l’estime de par Samuel Paty, de présenter en cours té débats et polémiques sur l’attitude soi des croyants5 ». Dans ce cadre, il ces caricatures pour illustrer la liberté ambiguë de certains élèves à l’égard des n’est pas étonnant que les lycéens sou- d’expression : 61 % d’entre eux estiment attaques terroristes sans que beaucoup tiennent moins que la moyenne (à 49 %, qu’il a eu raison de le faire, contre 71 % de données représentatives n’appuient

70 DDV mars 2021 Détails de l’étude Étude Ifop pour la Licra et le Droit de Vivre réalisée en ligne du 15 au 20 janvier 2021 auprès d’un échantillon national représentatif de 1 006 lycéens âgés de 15 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, type d’enseignement, filière et niveau, secteur, académie, affiliation religieuse) à partir des statistiques du ministère de l’Éducation (RERS 2020) et de celles de l’Institut Montaigne. En l’absence de statistiques officielles pour la population lycéenne en France, l’Ifop a veillé à ce que l’échantillon respecte le poids de répondants en fonction de leur affiliation religieuse (catholiques, musulmans, sans religion…) en fonction des données fournies par l’étude Ifop-Institut Montaigne (15 459 personnes âgées de 15 ans et plus – mai 2016) pour les personnes âgées de 15 à 17 ans en cours de scolarisation. Plus d’informations sur leddv.fr

source : ifop ces assertions. À la suite des travaux ces évolutions et à approfondir plu- y voir l’influence de l’importance don- pionniers d’Anne Muxel et d’Olivier tôt certaines variables d’analyse. Cette née à la notion de « respect » dans une Galland sur l’ampleur des formes de analyse montre que la désapprobation jeunesse populaire qui condamne par désolidarisation exprimées à l’égard radicale du terrorisme fait moins l’una- principe tout contenu potentiellement des victimes, cette étude a donc le nimité chez les élèves musulmans : offensant pour des minorités perçues mérite donner un aperçu de l’opinion 9 % « condamnent les terroristes mais comme « dominées ». des lycéens sur ce sujet à partir d’un partagent certaines de leurs motiva- échantillon national représentatif de tions », 2 % déclarent qu’ils « ne les la jeunesse scolarisée dans un second condamnent pas » et 11 % se disent cycle du second degré. Or, il en res- indifférents à l’égard des terroristes sort une condamnation des terroristes ayant assassiné toutes ces personnes. moins forte que chez l’ensemble des Au total, la proportion d’élèves musul- Français mais aussi moins consen- mans n’exprimant pas de condamna- suelle que dans le passé. En effet, si la tion totale à l’égard des terroristes est proportion de lycéens ne condamnant donc supérieure (22 %) à la moyenne pas fermement ces attentats reste une nationale (14 %). Cependant, cette ten- minorité (16 %), leur nombre semble dance à se montrer émotionnellement 1. Enquête européenne sur « la religion dans avoir augmenté par rapport à une indifférent à l’égard des attentats touche l’enseignement. Contribution au dialogue ou facteur de 7 conflit dans des sociétés européennes en mutation ? » enquête de 2016 où elle s’élevait à 7 % encore plus fortement les élèves en réalisée entre 2006 et 2009. 2. Joan W. Scott, La politique du voile, Paris, Éditions chez l’ensemble des jeunes âgés de 15 REP – 30 % ne condamnent pas expli- Amsterdam, 2017. à 17 ans. Toutefois, les différences de citement les auteurs des attentats –, 3. Olivier Galland, Anne Muxel (dir.), La Tentation radicale. Enquête auprès des lycées, Puf, 2018. cibles entre les deux enquêtes – l’une sans doute parce qu’ils voient dans l’ir- 4. Olivier Galland, La laïcité au prisme du regard des jeunes, Telos, 1er décembre 2019. portant sur tous les jeunes de 15 à 17 révérence envers l’islam une forme d’ir- 5. Olivier Galland, Anne Muxel (dir.), La Tentation ans, l’autre sur les lycéens de 15 ans respect tellement inacceptable qu’elle radicale, op. cit., p. 174. 6. Olivier Galland, Anne Muxel (dir.), La Tentation et plus – incitent à rester prudent sur légitime la violence. Il faut sans doute radicale, op. cit., p. 170.

DDV mars 2021 71 grand angle orrain / Maxppp hotopqr / le R epublicain L P hotopqr Laïcité à l’école : une question de cohérence Donner du sens à l’application du principe de laïcité dans un établissement scolaire ne peut pas concerner que les professeurs des écoles en primaire ou les seuls enseignants d’histoire- géographie dans le secondaire. C’est au contraire une démarche globale.

Jean-Louis Auduc, ancien directeur des études de l’IUFM de Créteil (1992-2011), membre du Conseil des sages de la laïcité, enseignant en philosophie

application de la laïcité doit concerner tous ceux qui Boussole travaillent dans l’établissement scolaire : personnels de La laïcité est une boussole donnant du sens à la mission direction, d’éducation, administratifs, agents de ser- des personnels du service public d’éducation. Elle est liée à vices sociaux, de santé, agents territoriaux des écoles l’éthique, à la déontologie du métier des agents, porteurs de L’maternelles, personnels de surveillance et de cantine… et donc l’intérêt général qui, faut-il le rappeler, n’est pas la somme être au cœur des projets d’école et d’établissement. Une école, des intérêts particuliers. Elle est un principe constructeur un établissement scolaire, collège ou lycée, ce sont en effet de repères pour l’exercice concret du métier d’éducateur, de près de 20 métiers différents qui tous contribuent à l’éduca- transmetteur de savoirs et de valeurs aux jeunes, confiés à tion. La laïcité doit se concevoir comme la « clef de voûte » du l’Éducation nationale. Elle est en cohérence avec la loi du 20 système éducatif, de notre école publique. Où réside la cohé- avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations rence du discours laïque si chaque membre du personnel ne des fonctionnaires : « Le fonctionnaire exerce ses fonctions avec se sent pas solidaire des autres, si certains considèrent qu’il y dignité, impartialité, intégrité et probité. Dans l’exercice de ses a des métiers « nobles » et d’autres qui le sont moins ? Le rôle fonctions, il est tenu à l’obligation de neutralité. Le fonctionnaire éducatif des enseignants est incontestable, mais celui des per- exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce sonnels administratifs, ouvriers, de service, de cantines, de titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de surveillance, ne l’est pas moins. ses fonctions, ses opinions religieuses. Le fonctionnaire traite

72 DDV mars 2021 de façon égale toutes les personnes et respecte leur liberté de veut pas que la laïcité apparaisse comme purement théorique, conscience et leur dignité. » il faut aussi en finir avec des conditions de travail purement indignes dans certaines écoles ou établissements scolaires afin Ré-enracinement d’éviter que ne se développe ce que j’appelle un communau- Beaucoup de jeunes de nos écoles traversent une crise d’iden- tarisme des nantis, aussi dangereux que les autres. De telles tité, une crise d’appartenance. Ils ne se sentent ni d’ici, ni situations épuisent, découragent les meilleurs enseignants et d’ailleurs, sont quasiment hors-sol, reliés au monde par le vont à l’encontre de toutes les valeurs de la République que « virtuel ». Nous avons à y répondre par un ré-enracinement, sans nier leurs “L’enjeu du ré-enracinement est fondamental, racines ni les couper de leur environne- ment, sans les mettre en sécession. De ce inséparable du travail sur les valeurs de la point de vue, je fais miens les mots d’Aimé République. Il passe par un enseignement d’un récit Césaire : « Maintenir le cap sur l’identité – je vous en donne l’assurance –, ce n’est ni national qui ne cache ni ombres, ni lumières de la tourner le dos au monde ni faire sécession au monde, ni bouder l’avenir, ni s’enliser construction de la nation.” dans une sorte de solipsisme communau- taire ou dans le ressentiment. Notre engagement n’a de sens que l’école publique prétend promouvoir. Le souci de cohérence s’il s’agit d’un ré-enracinement certes, mais aussi d’un épanouis- laïque induit de poser certaines questions : pourquoi la loi sement, d’un dépassement et de la conquête d’une nouvelle et Goblet de 1886, concernant la laïcisation des personnels des plus large fraternité1. » écoles publiques, n’a-t-elle jamais été étendue aux personnels L’enjeu du ré-enracinement est fondamental, inséparable du tra- des collèges et lycées publics ? Si la laïcité – et c’est parfaitement vail sur les valeurs de la République. Il passe par un enseigne- exact –, est un outil important pour l’égalité hommes-femmes, ment d’un récit national qui ne cache ni ombres, ni lumières de pourquoi laisser, comme l’indiquait un rapport de l’Inspection la construction de la nation ; qui ne se réduise pas à une litanie générale de 2013, « la mixité garçons-filles être une coutume, et officielle, mais qui donne toute sa place au peuple, aux femmes non une obligation » ? Le résultat est qu’il y a encore des éta- et aux hommes qui ont construit notre territoire. L’identité de blissements scolaires publics réservés à un seul sexe… Pour- tout être est composite, c’est un « mille-feuilles ». Il faut ainsi quoi, encore, l’État continue-t-il à financer des établissements éviter de mettre les individus dans des cases prédéfinies qui sous contrat d’association où les classes ne sont pas mixtes ? les enferment. Ce repliement, cette non-ouverture aux autres peut entraîner un choc entre culture familiale et culture sco- Un espace laïque de savoirs et de citoyenneté laire, qu’il importe de gérer. Cela doit notamment être le cas Cet espace d’exercice doit être clairement identifié, symbo- en primaire, avec une présentation claire aux familles, dès l’en- liquement séparé de son environnement. Un établissement trée de leurs enfants dans le système scolaire, des missions de scolaire, une école, c’est le lieu du bien commun, de l’intérêt l’école publique, de son sens, de ses valeurs. général. Il peut mettre des limites à l’expression politique, reli- gieuse ou commerciale. Laïque, parce que l’école est ouverte à L’enjeu territorial tous les jeunes, quelles que soient leurs origines sociales, eth- Comment comprendre que le principe de laïcité s’applique sur niques ou religieuses ; parce qu’elle refuse toutes les doctrines un territoire à une école mais pas à un centre de loisirs muni- d’exclusion et qu’elle a la volonté et l’ambition de faire réussir cipal, un centre sportif ou socio-culturel ? De telles situations tous les élèves. Elle est indépendante de toute emprise poli- isolent l’école et la fragilisent dans l’application des valeurs de la tique, économique, religieuse ou idéologique. L’École enseigne République. Un jeune ne peut être appréhendé avec des valeurs des savoirs légitimés et non des croyances ou des opinions. La différentes en fonction des espaces éducatifs, qu’ils soient sous Charte de la laïcité souligne dans ses articles 7 et 12 l’impor- la responsabilité de l’État ou de collectivités territoriales. Des tance des programmes scolaires comme « culture commune et formations communes de tous les acteurs éducatifs d’un terri- partagée » et le fait qu’aucun sujet ne peut être exclu, en col- toire, notamment dans le cadre des « Cités éducatives », doivent lège et en lycée, du champ du savoir. Aujourd’hui encore plus être mises en place. Elles pourront porter sur la manière de ces qu’hier, le diplôme est un élément clé de l’insertion sociale. lieux éducatifs de faire partager les valeurs de la République L’École développe des pratiques de citoyenneté, des connais- auprès des jeunes, dans un projet territorial cohérent. sances et des compétences sociales et civiques. Elle permet La cohérence laïque n’est pas toujours présente aujourd’hui de la ainsi à l’élève, en lien avec les programmes scolaires de toutes part de l’État. Que l’on songe à la loi Debré de 19592, à l’absence les disciplines, de « comprendre le monde pour ne pas le subir » d’application de la laïcité en Alsace-Moselle, dans un certain (Jean Jaurès). Elle promeut un sentiment d’appartenance à un nombre de départements et territoires d’outre-mer, ou encore à territoire, une nation et met en avant l’intérêt général et non l’absence d’écoles, de collèges ou de lycées publics de proximité les intérêts particuliers. Une forte identité de la communauté dans des départements comme la Vendée ou le Morbihan. La éducative est le meilleur ciment contre le communautarisme. cohérence laïque consiste à articuler, comme l’avait si bien fait Jean Zay en son temps, combat laïque et combat social. Elle passe par la démocratisation de l’accès aux collèges et lycées, 1. Discours sur la Négritude, Miami, 26 février 1987. la gratuité totale et l’obligation scolaire jusqu’à 14 ans. Si l’on ne 2. Elle crée le contrat d’association entre l’État et les établissements privés.

DDV mars 2021 73 grand angle L’endoctrinement précoce : les victimes collatérales Certains événements entrent dans l’Histoire et font émerger la réalité d’une problématique dans notre société. L’assassinat de Samuel Paty en fait partie et soulève la question du rapport de certains élèves et de leurs familles à la laïcité et à la République. Réflexion personnelle sur les jeunes victimes à partir d’une expérience de terrain. Bernard Ravet, ancien principal de collège, président du « Réseau national Éducation de la Licra »

es suites de l’exécution de Samuel Paty doivent nous signalé aux procureurs de la République. Nous sommes bien interroger. Comme il y a six ans, ces lycéens qui avaient loin du compte et l’on est en droit de s’interroger sur la dispa- affirmé, avec le soutien tacite de certains de leurs ensei- rité des suites données. Que faire ? Se limiter à une sanction gnants, « ne pas être Charlie ». Aujourd’hui, selon le site scolaire, ce n’est pas s’attaquer à la racine du mal, c’est interve- Ldu ministère de l’Éducation nationale, ce sont plus de 800 élèves nir tout au plus en traitant les symptômes. Il faut s’attaquer à qui ont contesté l’hommage à Samuel Paty, et quand, à Tou- l’origine du problème, ce rejet doctrinaire du principe de laï- louse, une enseignante d’histoire-géographie en parle et brise cité provoqué par de multiples facteurs dont un, bien identifié, l’omerta, elle est clouée au pilori par deux syndicats ensei- est l’islamisme, parfois qualifié – de manière redondante – de gnants1. Inversion des valeurs ? « radical ». Ses préceptes hostiles servent souvent de base à la Nous devons nous inquiéter ! Près du quart de ces refus pro- morale familiale. Prenons le problème à bras le corps en nous viennent d’élèves du primaire et une nouvelle fois, nous devons plaçant dans la posture de prévenir et protéger ces enfants vic- nous poser la question de ces enfants qui, depuis leur plus times d’un endoctrinement précoce, victimes collatérales de la tendre enfance, vivent dans un contexte d’endoctrinement, montée de ces dérives de l’islam qui prêchent la haine. Fermer tant dans le milieu familial que dans les activités socio-édu- les lieux de culte dangereux et les associations filiales est certes catives, et dans l’aide aux devoirs dispensée par des associa- une priorité. Il s’agit ensuite de doter les services en charge de tions, filiales de mosquées, qui incitent au non-respect des la protection de la jeunesse, département et juridiction pour valeurs de la République et propagent un islam radicalisé, en l’enfance, de nouveaux moyens spécifiques. Il serait nécessaire guerre contre nos institutions, notre morale et une spécifici- de faire évaluer, par leurs services sociaux respectifs, le contexte té de notre démocratie : la laïcité. Ces enfants sont enfermés, éducatif de ces enfants endoctrinés de manière précoce. Le juge dès le plus jeune âge, dans un système de prise en charge qui doit par ailleurs pouvoir décider des mesures qui s’imposent tient de l’endoctrinement précoce. Comment admettre cela pour accompagner la famille et prendre en charge l’enfant sur en France ? Notre pays a pourtant signé le 26 janvier 1990 la le plan éducatif, ces mesures pouvant aller jusqu’au placement. Convention relative aux droits de l’enfant, que l’Assemblée géné- Les mesures destinées à la famille peuvent être un stage de res- rale des Nations unies avait adoptée le 20 novembre 1989. La ponsabilité parentale ; les mesures pour l’enfant peuvent être République s’est toujours honorée de « protéger la jeunesse ». l’attribution d’un éducateur, le suivi d’activités sportives et/ou L’ordonnance du 2 février 1945, texte de référence fixant les culturelles animées par des associations laïques, le passage par règles et principes applicables en matière de justice pénale des une classe relais… mineurs, et la loi de 1949 sur les publications destinées à la Un autre moyen pourrait consister en la désignation dans jeunesse constituent le cadre. Ce corpus juridique fait actuel- chaque conseil départemental et dans chaque juridiction d’un lement l’objet d’un nouveau projet de loi instaurant un code de référent endoctrinement précoce de la jeunesse et en la forma- la justice pénale des mineurs. Mais que fait-on pour prendre tion d’équipes spécialisées. Enfin, il serait utile de travailler à en charge les enfants qui ont été « emboucanés » (comme on la sensibilisation et à la formation des personnels des institu- dit à Marseille) à l’école coranique d’une mosquée salafiste ou tions en charge de ces dossiers. tabligh ou, de manière plus sournoise, dans les associations satellites de ladite mosquée, comme le montre si bien le film Volontarisme politique des frères Dardenne Le jeune Ahmed ? Cette approche ne peut s’inscrire que dans une volonté poli- tique forte de répondre à la radicalisation et à une marginali- S’attaquer aux racines du mal sation d’une partie de la jeunesse par rapport aux valeurs de la Il est intéressant d’analyser les suites données aux refus de République. Elle doit relever d’un travail de réflexion collective rendre hommage à Samuel Paty. Dans certains cas, c’est l’Éduca- des ministères de l’Éducation nationale de la Jeunesse et des tion nationale qui en a fait son affaire, allant jusqu’à l’exclusion Sports, de la Justice, des Affaires sociales et de la Santé, mais définitive, par le biais du conseil de discipline, qui contraint aussi des départements. Pour l’Éducation, le rôle est triple : l’élève à changer d’établissement. Un quart des élèves réfrac- d’abord prévenir en développant l’esprit critique des élèves taires a par ailleurs fait l’objet d’un signalement auprès des par l’éducation morale et civique et les parcours citoyens. Une services de police-gendarmerie et moins d’un cinquième a été information systématique des familles pourrait être mise en

74 DDV mars 2021 aylor Wilcox / U nsplash Wilcox aylor T

(PJJ) et les associations habilitées par le ministère. Du côté de “Selon le site du ministère de la justice, le travail avec la famille est primordial dans le cadre d’un suivi par un éducateur après un stage sur les obligations l’Éducation nationale, ce sont plus parentales. Dans le cas d’une radicalisation extrême, le juge de 800 élèves qui ont contesté peut être amené à prendre la mesure adaptée en dernier res- sort : le placement de l’enfant. Cette mesure doit demeurer une l’hommage à Samuel Paty. (…) Près mesure d’exception. du quart de ces refus proviennent En finir avec le silence d’élèves du primaire.” Poser la problématique de l’endoctrinement précoce de la jeu- nesse sous l’angle de l’enfant victime nous oblige à interroger la République sur sa capacité à protéger tous ses enfants, sa place à chaque rentrée avec une demi-journée de formation capacité à prendre en charge ces mineurs abusés mentalement des parents, obligatoire au CP, en 6e et en seconde. Cette forma- par une idéologie totalitaire qui les marginalise, dans l’école tion s’attacherait à présenter le principe de liberté pédagogique et dans la société. Nous avons trop longtemps, au nom de la dans la mise en œuvre des programmes par les enseignants. tolérance et de la liberté, fermé les yeux sur cette forme sour- Elle inclurait une présentation de la laïcité et des valeurs de la noise de maltraitance qu’est l’endoctrinement précoce. Nous République. En troisième lieu, l’établissement scolaire se ver- sommes bien loin d’une simple éducation religieuse. L’enfant rait dans l’obligation de mettre en œuvre une information pour endoctriné a perdu toute capacité de réflexion, toute autono- carence éducative lorsqu’un élève manifeste à plusieurs reprises mie et devient l’esclave d’un système qui anéantit en lui la libre des prises de position contraire aux valeurs de la République expression de ses émotions. Il est prêt à se sacrifier au nom de et lorsque la famille le soutient ouvertement. Si l’Éducation l’idéologie. Comme pour les enfants victimes d’abus sexuels, nationale doit sanctionner les élèves qui remettent en cause, mobilisons-nous pour sortir de cette omerta et pour que notre de manière explicite et répétée, la laïcité et l’égalité filles-gar- société protège cette jeunesse en danger. çons, elle doit aussi mettre en place des mesures éducatives adaptées, allant de la responsabilisation au passage par un 1. Professeur d’histoire-géographie au collège Maurice-Bécanne, à Toulouse, Fatiha Agag- Boudjahlat s’est vue vivement critiquée et traitée de « raciste » par les syndicats enseignants stage laïcité/valeurs de la République, voire une classe relais SUD 31 et CGT 31 pour avoir posté un tweet mentionnant le fait que cinq élèves d’une classe spécifique en lien avec la Protection judiciaire de la jeunesse d’accueil avaient refusé de faire la de silence en hommage à Samuel Paty.

DDV mars 2021 75 grand angle Poursuivre le combat des Lumières L’islamisme a désigné l’Occident et ses valeurs, comme son ennemi. Idéologie politique visant à instaurer un régime totalitaire, il doit être combattu. Jean-Pierre Obin, membre du bureau exécutif de la Licra

ierre-André Taguieff rapporte ainsi une réplique de Julien Freund au président de son jury, lors de sa sou- tenance de thèse en 1965 : « Vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, Pcomme tous les pacifistes. Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son enne- mi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’ami- tiés. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin1. » Il faut bien nous y résoudre : nous avons désormais un enne- mi, et même un « ennemi imprévu » selon le mot de Taguieff2. Nous ne l’avons pas choisi, c’est lui qui nous a désigné comme tel. Samuel Paty pensait simplement « cultiver son jardin », faire consciencieusement son métier. Il ne soupçonnait pas que cet ennemi le guettait, au sein même de sa classe. Comme à chaque fois que le terrorisme frappe la France, c’est d’abord l’horreur qui nous saisit. Puis vient le temps de la réflexion ; avec toujours les mêmes questions. Que nous arrive-t-il ? Quel est cet « ennemi » et que nous veut-il ? Et comment nous en défendre ? Après avoir longtemps nié tout danger, puis après 2015 tergiversé cinq ans pour le nommer (« radicalisation », « terrorisme », « communautarisme », « séparatisme »…), le pouvoir politique semble enfin s’être résolu à appeler un chat un chat et, comme tous les bons spécialistes de cette question, à désigner cet ennemi par son véritable nom : l’islamisme.

Islamisme, projet politique o mm ons L’islamisme n’est pas une religion, c’est une idéologie politique porteuse d’un projet révolutionnaire et qui utilise l’islam – réin-

terprété à l’occasion – pour conquérir le pouvoir ; et imposer Wiki m edia C aux sociétés, comme on l’a vu en Iran ou en Afghanistan, une Extrait de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : la Vérité rayonne dans nouvelle forme de totalitarisme. Jorge Semprún, le premier la lumière et, à droite, la Raison et la Philosophie lui arrachent son voile. peut-être, dès le début des années 1990, l’avait identifié comme Gravure de Prévost en 1772. « le troisième totalitarisme du XXe siècle » ; après le rouge et le brun c’était pour lui « le totalitarisme vert3 ». Les méthodes musulmans opèrent un amalgame potentiellement dévastateur des islamistes pour conquérir puis garder le pouvoir sont en pour ces derniers. Ils entrent aussi dans le jeu de certains stra- effet les mêmes que celles mises en lumière par Hannah Arendt tèges islamistes qui visent, par le terrorisme, à provoquer en dans son étude des systèmes totalitaires : l’usage intensif de Occident des vagues de rejet des musulmans, afin de les jeter la propagande alliée à celle de la terreur4. Le développement par réaction dans leurs bras6. de cette idéologie, d’abord dans le monde arabo-musulman à partir des années 1930, puis dans les pays occidentaux 50 ans Propagande plus tard en s’y appuyant sur les nouvelles diasporas musul- C’est ici qu’intervient la propagande. Elle s’opère, dans les pays manes, est devenu un phénomène mondial et sans doute de musulmans et dans « les territoires conquis de l’islamisme » longue durée. Parlons de la terreur. Les seuls attentats isla- des pays occidentaux, par la voie de la prédication d’une reli- mistes ont fait en 40 ans 167 000 morts (en dehors des guerres giosité rigoriste et vindicative fondée sur une sélection et une et des répressions des régimes en place). Parmi eux, 91 % de réinterprétation des textes sacrés de l’islam7. Elle vise à dres- musulmans5 ! Combattre l’islamisme c’est donc aussi et d’abord ser les musulmans convertis à cette doctrine contre tous les protéger les musulmans. Ceux qui reprochent au combat aspects de la modernité occidentale. Les droits de l’homme, la contre l’islamisme de vouloir s’attaquer en fait à l’islam et aux démocratie politique, l’individualisme moral – conquêtes des

76 DDV mars 2021 Lumières – sont décrits comme des abominations. Cette pro- comprendre et admettre qu’il ne peut y avoir de victoire ni pagande vise également à les séparer et à les isoler des non-mu- française ni à court terme sur l’islamisme. La France, bien que sulmans. C’est la fonction impartie au voile des femmes et à cible symbolique appréciée des islamistes du fait de son his- l’alimentation « halal », pratiques introduites par les islamistes toire, n’est pas au centre de cet affrontement entre les ténèbres en France dans les années 1990-2000 et aujourd’hui largement et les lumières, engagé en pays d’islam dès la fin du XIXe siècle développées parmi les musulmans. Ces signes de séparation avec le nationalisme arabe. Elle n’y tient qu’un poste périphé- sociale marquent symboliquement d’une part le contrôle de la rique, mais cependant notable en tant qu’ancienne puissance sexualité des femmes et de l’autre la préservation de la pureté coloniale et pays d’immigration de nombreux musulmans. de la communauté. Car c’est notamment par l’exogamie et la Elle peut cependant jouer un rôle important dans ce combat convivialité – par le partage du lit et de la table – que l’on fait mondial, notamment en favorisant le développement sur son société commune. Quelle n’est pas notre surprise de voir une sol d’un islam éclairé et en soutenant les forces progressistes gauche libérale ou une extrême gauche aux accents libertaires du monde musulman. Il faut aussi comprendre que dans cette prendre parfois le parti d’islamistes dont la première mesure, guerre qui nous est déclarée, la laïcité française n’est qu’un élé- une fois parvenus au pouvoir, serait de supprimer les libertés ment parmi d’autres de la vindicte islamiste. Les pays qui ne fondamentales et de les jeter en prison, comme on l’a vu en connaissent pas ce principe ne sont nullement épargnés par Iran et en Turquie. L’habileté des islamistes, qui ont lu et assi- la propagande et le terrorisme islamistes. Et en France même, Samuel Paty n’est pas mort d’avoir enseigné la laïcité, mais la liberté. Les textes islamistes sont en effet clairs : toutes les “L’islamisme n’est pas une religion, valeurs républicaines constituent des abominations : la liberté, l’égalité et la fraternité doivent être combattues au même titre c’est une idéologie politique porteuse que la laïcité. Et bien au-delà des principes fondateurs de la d’un projet révolutionnaire et qui République française, ce sont les valeurs de la modernité qui sont dénoncées et doivent être combattues : la tolérance, le pro- utilise l’islam – réinterprété – pour grès, l’humanisme, la démocratie, l’universalisme, la mixité de conquérir le pouvoir.” la vie sociale. En un mot l’héritage des Lumières8. La France aurait sans doute tort de polariser excessivement son action sur un principe qui la singularise et risque donc de l’isoler. Le milé Lénine, est de savoir proposer des alliances attrayantes combat contre l’islamisme doit être bien plus vaste que la seule à ces « compagnons de route » d’un moment, à ces « idiots défense de la laïcité. À cet égard, on ne peut que donner rai- utiles » selon le mot attribué au leader bolchevique, autour son au président de la République d’avoir appelé récemment d’un thème susceptible de les mobiliser : la lutte contre « l’im- les Français à « reprendre le combat des Lumières9 ». Mais ce périalisme » et le « sionisme » pour certains, la justice sociale combat n’a-t-il jamais vraiment cessé ? Car avec ce conflit qui et la dénonciation des « discriminations » pour d’autres, le nous est imposé par l’islamisme, il s’agit plutôt de poursuivre, combat contre « l’islamophobie » pour tous. Et quelle n’est pas dans les conditions toujours nouvelles que nous réserve l’His- notre tristesse de voir des universitaires leur emboîter le pas toire, l’œuvre magistrale de Descartes, de Spinoza et de Vol- en hissant – nouveaux Lyssenko ! – leurs idéologies politiques taire, le long combat des Lumières contre l’obscurantisme et au rang d’épistémologies, et de transfigurer ainsi, à bon mar- le fanatisme, pour le progrès, l’émancipation et la tolérance. ché, leurs convictions militantes en « résultats de recherche » ; autrement dit en carrières.

Un combat mondial, sur le long terme Comment nous protéger de l’islamisme ? En le combattant bien sûr ! Avec à l’esprit deux éléments importants. D’abord comprendre que ce combat ne peut être que mondial et de longue haleine, car cette idéologie s’inscrit dans une histoire longue et dans un espace global. Ce qui conduit à définir des politiques à long terme, reposant à l’intérieur de nos frontières Jean-Pierre Obin, Comment on a sur une unité politique la plus large possible et sur de solides laissé l’islamisme pénétrer l’école, alliances à l’extérieur. Ensuite rester optimistes quant à l’issue Éditions Hermann, 166 p., 2020, 18 €. de ce combat, même si elle apparaît lointaine, car la perspec- tive historique de l’islamisme est fondamentalement défensive. 1. Pierre-André Taguieff, Julien Freund au cœur du politique, La Table Ronde, 2008. Pour Marcel Gauchet, sa dynamique actuelle n’est aucunement 2. Pierre-André Taguieff, L’islamisme et nous. Penser l’ennemi imprévu, CNRS Éditions, 2017. 3. Jorge Semprún, Federico Sánchez vous salue bien, Gallimard, 1993. la manifestation d’un quelconque « retour du religieux » dans 4. Hannah Arendt, Le système totalitaire, Le Seuil, 1972. 5. Fondation pour l’innovation politique, 2019. le monde arabo-musulman, mais plutôt une réaction à la « sor- 6. Abou Moussab al-Souri, cité par Gilles Kepel, Fitna. Guerre au cœur de l’islam, tie de la religion » qui le travaille. À ce grand mouvement de Gallimard, 2007. 7. Bernard Rougier, Les Territoires conquis de l’islamisme, Puf, 2020. « désenchantement du monde » qui a fait bouillonner cinq 8. Voir à ce propos l’article : « Ô vous qui avez cru ! Préserver vos personnes et vos familles d’un Feu (at-Tahrîm : 6) » dans le n°7 de la revue en français Dar al-Islam (« La France siècles durant l’Occident chrétien avant de s’étendre aujourd’hui à genoux », safar 1437 soit décembre 2015), dans lequel le rédacteur anonyme énumère à l’ensemble de la planète à la faveur de ce qu’il nomme « la l’ensemble des raisons que « les musulmans » ont de haïr la France et l’école française (et subsidiairement de tuer les enseignants français). seconde mondialisation », celle des idées. Nous devons donc 9. Emmanuel Macron, interview à Brut, 4 décembre 2020.

DDV mars 2021 77 rétrospection 1989, l’affaire des foulards de Creil Emmanuel Debono

l’automne 1989, la Licra politique de l’immigration en l’issue de sa dernière réunion, le relie l’affaire des fou- France dans le cadre de l’Europe bureau national de la Licra qui lards islamiques de Creil unie, s’accompagne nécessaire- regroupe des adhérents de toutes (Oise) à la question de ment d’une politique d’intégration tendances et de toutes confessions, Àl’avenir des immigrés. L’événement des immigrés destinés à demeurer réaffirme son attachement indé- est perçu comme l’effet négatif sur notre territoire, faute de quoi, fectible à l’école publique ouverte d’une politique migratoire insuf- et très rapidement, des réactions à tous sans aucune distinction de fisamment pensée. Les dirigeants de rejets conduiront à une terrible race, de religion, d’origine ethnique. de l’association se montrent juste- flambée de racisme, à une “guerre La Licra estime que les convic- ment sur ce plan bien plus volon- civile” divisant le pays, pas néces- tions religieuses et les opinions taires que leurs homologues du sairement selon le clivage classique politiques ne doivent pas pénétrer Mrap et de SOS Racisme. Déjà, gauche-droite. » dans l’école sous peine de mettre dans les années 1930, confrontée en péril le caractère universaliste à l’immigration et plus générale- Écarter les intégrismes de son enseignement. Hors de ment à la question des réfugiés, Dans les années 1930, la crainte l’école publique et laïque chacun a la Lica (ancêtre de la Licra) s’in- portait sur la xénophobie pouvant le libre droit d’affirmer son attache- terrogeait sur l’accueil et sur cer- naître des tensions économiques ment à une foi, à une philosophie, tains équilibres liés à l’afflux de entre nationaux et allogènes. 65 à un idéal. » ans plus tard, alors que le Front national s’affirme dans le champ Pour une véritable intégration “Une politique de l’immigration politique, que le régime des mol- Tolérance et intégration sont en France dans le cadre de lahs est au pouvoir depuis dix ans deux ancrages fondamentaux en Iran, et que l’écrivain Salman de la Licra – « depuis plus de l’Europe unie, s’accompagne Rushdie vit sous la menace d’une soixante ans », précise l’éditorial nécessairement d’une politique fatwa, une inquiétude point, qui de novembre 1989. Elles signifient prend une dimension culturelle. que parmi les intégrismes, l’asso- d’intégration des immigrés L’éditorialiste du Droit de Vivre ciation cible aussi l’extrême droite, destinés à demeurer sur notre reconnaît en novembre 1989 que campée sur des positions iden- la notion de tolérance « ouvre le titaires. « Immigrationniste » ? territoire.” champ aux affirmations particu- L’association ne l’est en aucune lières », prenant en quelque sorte manière mais, pour ses dirigeants, populations étrangères sur le sol acte des dérives du « droit à la dif- la France est une terre d’accueil et français. En septembre 1933, par férence » ; cette notion n’est cepen- elle doit le demeurer, même si cela exemple, son président, Bernard dant pas remise en cause puisque suppose, comme l’affirment ses Lecache, indiquait au secrétaire l’organisation doit être « vigilante instances dirigeantes, « une bonne général de la Société des Nations pour écarter tous les intégrismes ». maîtrise des flux migratoires et la (SDN) le risque des réactions C’est aussi « la tradition moderne lutte contre l’immigration clandes- xénophobes : « Nous estimons d’intégration » de la France qui tine3 ». L’intégration véritable, le qu’il est du devoir de la Société des est mise en avant, rappelée en ces refus de la discrimination et de Nations d’assurer une équitable termes : « L’école et l’armée de la l’exclusion commandent de ne pas répartition de ces fugitifs1 entre République, par la laïcité et par le fermer les yeux sur ce qui met la tous les pays qui en sont membres, devoir national ont été le creuset République à l’épreuve. de manière à ce que la présence de de cette intégration où la sphère du Le 28 novembre 1989, la Licra est ces réfugiés ne puisse donner sujet privé était le refuge des pratiques ainsi aux côtés de Gisèle Halimi 2 1. Le terme est à aucun mécontentement . » En religieuses ou des coutumes d’ori- et de diverses associations, au employé ici sans jugement moral. novembre 1989, dans un contexte gines. » On ne s’étonne donc pas de Palais de la Mutualité à Paris, pour 2. DDV, septembre- de bouleversements européens et voir l’association affirmer, en plein défendre une position de fermeté octobre 1933. de débats liés au bicentenaire de débat national sur le foulard, une à l’égard du voile islamique. Elle le 3. Résolution du 37e congrès national la Révolution française, l’édito- position qui tend à sanctuariser les fait au nom de la laïcité et de l’éga- réaffirmée lors rialiste du Droit de Vivre invite établissements scolaires publics. lité des sexes, face aux attaques du 38e congrès de décembre 1989. encore au volontarisme : « Une Elle tient en quelques lignes : « À fondamentalistes et sexistes.

78 DDV mars 2021 HG2696_1-4Q_. 16/02/21 15:36 Page1

A Issy-les-Moulineaux, le respect d'autrui et l'ouverture aux autres sont au cœur des manifestations publiques, des rencontres et des animations de quartier organisées par la Municipalité. Cet esprit, c'est aussi celui de la LICRA depuis plus de 90 ans. C'est pourquoi nous soutenons ses combats, et plus particulièrement l'action de la section locale, et l'esprit de vigilance qui l'anime. Aussi tenons-nous à vous assurer plus que jamais de notre sincère amitié et de notre total et fidèle engagement à vos côtés.

André SANTINI Ancien Ministre Maire d'Issy-les-Moulineaux Vice-Président de la Métropole du Grand Paris

HG2702_1-4bandQ_. 16/02/21 15:36 Page1 www.issy.com

HG2705_1-4Q_. 16/02/21 15:32 Page1 Retrouvez les anciens numéro du DDV Procurez-vous le numéro de décembre 2020, toujours en vente sur le site de la Licra.

licra.org/ leddv rue du louvre la laïcité : une question si ancienne, si nouvelle La problématique tellement française de la laïcité renvoie à une question générale : la proximité du religieux et du politique, là-même où l’on voudrait seulement déclarer leur hétérogénéité. La mondialisation vient poser, quant à cette proximité, de nouveaux défis. Alain David, représentant de la Licra à la CNCDH, ancien directeur de programmes au Collège internationale de philosophie

es deux axes de la loi du satisfaire de cette distribution des rôles, à partir de ces linéaments que la sépara- 9 décembre 1905 sont la liberté il lui fallait ce supplément spirituel sans tion de l’État et de la religion n’a pas la de conscience (« la République lequel la force n’est rien, ce qui à Rome clarté qu’on lui prête, qu’elle ne se résume assure la liberté de conscience ») s’appelait auctoritas (du latin augere aug- pas à l’opposition du temporel et du spi- Let la séparation de la religion et de l’État menter), l’autorité étant ce qui s’ajoute à rituel, car le spirituel est précisément ce (« la République ne reconnait, ne salarie, la force pour lui donner le pouvoir. Sous qui persuade les hommes d’accepter leur ni ne subventionne aucun culte »). Ces l’empire l’autorité, détenue sous la Répu- condition temporelle : non seulement dispositions si simples sont-elles claires blique par le Sénat, passa à l’empereur, les difficultés matérielles de la vie et ses pour autant ? Dans le tumultueux débat lequel rassemblait donc en sa personne innombrables injustices (thème de « la actuel, les protagonistes, qui se prévalent l’auctoritas et le pouvoir, la potestas. Cette religion opium du peuple »), mais plus les uns et les autres bruyamment de disposition explique en partie la persécu- généralement la dureté de l’existence fon- « 1905 », revendiquent cette simplici- tion des chrétiens : les empereurs, tolé- damentalement confrontée au mystère té fondatrice mais en font néanmoins, rants vis-à-vis des innombrables cultes de la finitude. L’intime à cet égard – le dans leur polémique, une lecture oppo- présents sur le territoire de l’empire, per- rapport existentiel à la vie et à la mort – sée : soit en sacralisant les prérogatives sécutaient ce petit nombre, les chrétiens, ne se distingue pas du politique, lequel, de chaque culte, soit au contraire en en dépit des théoriciens d’un contestant la prétention de ces derniers droit naturel qui serait antérieur à empiéter sur le terrain d’une société “La divergence des à l’existence politique et la fonde- définitivement sécularisée. La diver- rait, trouve sa consistance en lui. gence des interprétations ouvre donc interprétations ouvre donc La religion est intrinsèquement une question : le domaine de la religion politique, et la politique, aus- est-il, aussi nettement qu’on le prétend, une question : le domaine si sécularisée soit-elle, se fonde distinct de celui de l’État ? de la religion est-il, aussi en religion, elle est elle-même la religion (ainsi que le dira l’un Dieu et César nettement qu’on le prétend, des grands penseurs politiques Rappelons, quant à ce débat, un texte, distinct de celui de l’État ?” du XXe siècle, Carl Schmitt dans le plus fameux, la réponse du Christ Politische Theologie). Mais n’est- aux Pharisiens : « Rendez à César ce qui ce pas déjà ce qu’avait perçu avec est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » qui leur contestaient l’essentiel, le fon- génie l’un des principaux inspirateurs de À César reviendrait donc, avec l’argent dement spirituel de leur pouvoir. Ceci la conception française de la République, versé au publicain, tout ce qui est tem- jusqu’à la conversion de Constantin en Rousseau, qui voyant en l’état de nature porel, et à Dieu le reste, le spirituel, l’in- 312, et, à la fin du IVe siècle, la trans- une situation impossible reconnaissait time, échappant comme tel au temporel : formation du christianisme en religion lui aussi à l’intime sa valeur foncièrement reprise d’ailleurs, dans l’univers chrétien, d’État. Un pape, Gélase Ier précisera à la politique ? L’idée d’un domaine privé est de l’ancienne opposition platonicienne, fin du e V siècle, à l’intention de l’empe- à cet égard un contresens (si l’on veut, le popularisée par le stoïcisme, entre le reur, ce qui allait désormais régler la vie contresens commis par Antigone) et la monde sensible et celui des idées. À de l’Occident chrétien : « Deux choses religion comme tout le reste ne saurait Dieu échoit la part de l’invisible, de la importent (…) l’autorité sacrée des pon- s’excepter du champ politique. Il est en vie intérieure, qui n’empiète pas sur le tifes et le pouvoir royal » (auctoritas sacra effet nécessaire au contrat social que soit pouvoir des empereurs. Mais les choses pontificum et regalis potestas). posée « l’aliénation totale de chaque asso- ne sont-elles pas plus complexes ? L’em- cié avec tous ses droits » car « s’il restait pereur, comme le rappelle l’un des écrits Interior intimo meo quelque droit aux particuliers, comme il les plus convaincants de Hannah Arendt Sans s’étendre sur une histoire complexe n’y aurait aucun supérieur commun qui (« Qu’est-ce que l’autorité ? » dans La crise de 20 siècles, et qui est celle de la rela- pût trancher entre eux et le public, cha- de la culture, 1961) ne pouvait pas se tion de l’Église et de l’État, on comprend cun étant en quelque point son propre

80 DDV mars 2021 Saint Érasme flagellé devant l’empereur Dioclétien. Les empereurs, tolérants vis- à-vis des cultes présents, persécutaient les chrétiens, qui leur contestaient le fondement spirituel de leur pouvoir.

« l’esprit de vengeance » ! « Vengeance », en effet, car soustrait au risque de ce que Levinas nomme « responsabilité infi- nie », dont les hommes se protègent en se laissant glisser dans la quiétude ano- nyme des appartenances sans culpabili- o mm ons té. Le « nous sommes tous coupables de tout et pour tous, et moi plus que tous les autres » de Dostoïevski – déclaration constamment invoquée par Levinas – se retourne en un « ils sont coupables » : ce qui établit de façon irrécusable l’inno- cence collective du groupe qui en atteste. On pourrait, de mille exemples, baliser aujourd’hui ce trajet au bout duquel on Marie- L an N guyen / Wiki m edia C trouve, à nouveaux frais, ce qui jamais ne juge prétendrait bientôt l’être en tous ; renoncement pétainiste de la Révolution fait défaut, l’antisémitisme. À nouveaux l’état de nature subsisterait, et l’association nationale : ainsi ceux d’Uriage. Que reste- frais, c’est-à-dire sans obligatoirement, deviendrait nécessairement tyrannique ou t-il du péguysme aujourd’hui ? Finkielk- dans le contexte de la globalisation, en vaine » (Du Contrat social, I, ch. 6, « Du raut et Plenel, ces deux figures en miroir, passer par le couple traditionnel du juif pacte social »). Que la République ne qui l’un et l’autre dans leur revendication et de l’antisémite (ou dans ce qui est deve- puisse faire l’impasse sur l’intime, qu’elle de l’héritage péguyste se campent com- nu pour notre temps un folklore sinistre, soit en fin de compte d’essence spirituelle, plaisamment en « mécontemporains », en passer par la référence au nazisme, c’est donc cela que les Révolutionnaires vérifient (quoi qu’on pense de leur talent trop facilement invoqué, et à la shoah) : de 1789, tous disciples de Jean-Jacques, personnel), l’adage de Marx, que « la les dangers du présent ne seraient-ils lui ont d’emblée reconnu, ainsi qu’en seconde fois est une caricature » : parce pas d’autant plus redoutables qu’on les atteste son épopée, extraordinairement que l’intime – l’interior intimo meo, le méconnaîtrait en les déchiffrant obstiné- ressuscitée par Michelet. « Forte comme « plus intérieur que l’intimité » de saint ment avec les lunettes du passé ? la mort », la République est un appel : Augustin (Confessions, III, 6, 11) – qui « La République nous appelle… sachons configurait dans la forme républicaine Réinventer la légitimité des mots vaincre ou sachons périr… ». Dans la une raison de vivre et de mourir a per- Dans ce contexte les mots de laïcité, résonance de cet appel encore, au début du à l’époque de la mondialisation toute de République, qui en 1905 (admet- du XXe siècle, alors même que la Répu- consistance. tons cette hypothèse) conservaient une blique et la Religion semblent se séparer, grande puissance de mobilisation et Péguy les unit en une commune mys- Le défi contemporain de la étaient encore l’expression de la spiri- tique : « La République, notre Royaume mondialisation tualité d’un peuple, dérivent, comme la de France… », ou encore « quid sit mys- La mondialisation aseptise et anesthé- religion elle-même dont ils sont insé- ticum, et quid politicum, la mystique sie en effet le rapport de l’homme à sa parables, vers le ressentiment, la chose républicaine c’est quand on mourait pour mort. De la tragédie humaine il ne reste du monde aujourd’hui la mieux parta- la République, la politique républicaine – dans un registre que des penseurs gée, l’affect même de la mondialisation. c’est à présent quand on en vit » (Notre comme Michel Foucault ou Giorgio Il faut donc en appeler à une tout autre jeunesse, Pléiade, III, p. 156). Pourtant Agamben (mais déjà Heidegger dont ils spiritualité, inventer pour ces mots peut-on aujourd’hui dire cela ? Peut-on s’inspirent) ont caractérisé par l’expres- faussement clairs, troublés en réalité, se réclamer de la mystique républicaine ? sion de « biopolitique » – que la modalité et indissociables l’un de l’autre – « laïci- L’emphase actuelle avec laquelle la Répu- contemporaine où se fige ce qui reste du té », « République », « religion » – une blique est revendiquée n’est-elle pas seu- sens : l’information. Ne répondant plus à légitimité nouvelle, à la mesure, à la lement la contrepartie d’un incantatoire cet appel qui l’assignait à lui-même, pri- démesure, de la responsabilité inouïe et bavardage ? Qui saurait, sans prendre vé de réponse et de question, l’Homme illimitée qui se noue dans le champ lui- le risque de la grandiloquence, répéter demeure, au sens littéral du terme, ir-res- même illimité de la mondialisation. Malraux ? Les derniers péguystes avaient ponsable. Nihilisme de la modernité, qui été gaullistes, ou plutôt gaulliens, ayant voue l’individu à une gesticulation que 1. Un livre récent de la philosophe et psychanalyste Cynthia vécu l’épreuve de la résistance, comme Nietzsche avait caractérisée par le mot Fleury pose, entre psychanalyse, philosophie et littérature, un Maurice Clavel, mais déjà d’autres de « ressentiment1 ». Le ressentiment, ou diagnostic quant au ressentiment assimilé à une pathologie dont il s’agit de guérir : Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, s’étaient embrouillés et perdus dans le selon encore l’expression de Nietzsche, Gallimard, 2020.

DDV mars 2021 81 côté classe Parler des religions à l’école : pour quoi faire ? En arrière-plan de l’assassinat de Samuel Paty sourd une double interrogation : comment et pourquoi parler des religions en classe ? Interrogation, sur fond de « retour du religieux », de la fonction habituellement dévolue à l’enseignement du fait religieux. Benoît Drouot, agrégé d’histoire-géographie

compter des dimensions patrimoniale de combler l’ignorance et de la contestation politique années 1990, sur et spirituelle. À l’échelle des de juguler les peurs, avant et sociale. Le rire auquel s’ex- fond de pluralisa- sociétés et du temps long que certaines religions ne se posent tous les pouvoirs. Les tion confession- elles fabriquent du contrôle muent en idéologies totali- défis lancés au savoir et à sa Ànelle de la société, s’imposa social et des imaginaires santes et intolérantes. transmission par les franges un enseignement du fait reli- collectifs durables. Les trois religieuses les plus radicales gieux conçu comme pilier monothéismes ont produit Pouvoir politique et imposent de penser un dis- d’une culture commune des altérités négatives (l’hé- contrôle social cours renouvelé sur les reli- censée favoriser l’ouver- rétique, le mécréant, l’in- En 2016, Jean Birnbaum gions à l’école. « Expliquer ture à l’altérité. En 2002, fidèle, le dénégateur, etc.), déplorait notre incapacité n’est pas provoquer », pré- affirmait ain- des discours et des pra- désormais, en Occident et en cise Yannick Haenel, c’est si qu’« améliorer l’enseigne- tiques empreints d’hostilité France, à penser « la croyance rendre libre, émanciper des ment du fait religieux (…) et de discrimination (inter- religieuse (…) comme puis- déterminismes. S’en tenir à confortera l’esprit de tolé- dictions professionnelles, sance politique5 ». Pour- la Lettre aux instituteurs de rance chez nos jeunes conci- dhimmitude*, ghettos juifs, tant, nombreuses sont les Jules Ferry (1883) qui invi- toyens1 ». De cette finalité etc.), des représentations sociétés dans lesquelles les tait à ne pas déstabiliser la civique résulta un traite- sexistes et homophobes. Ils libertés individuelles et les conscience des élèves et de ment événementiel, patri- ont forgé des univers men- droits fondamentaux ont leurs parents, comme le sug- monial et culturel du fait taux qui imprègnent encore été gagnés contre les reli- gèrent encore de nombreux religieux qui visait à doter puissamment nos socié- gions. En France, l’agita- commentateurs, entretient les élèves d’un bagage de tés, bien au-delà du cercle tion violente autour du l’idée que la religion, comme connaissances factuelles des croyants. Leur rigidité Pacs puis du mariage pour objet d’étude, doit bénéficier élémentaires sur les trois dogmatique en a souvent tous atteste des puissantes d’un traitement spécifique. monothéismes (judaïsme, fait des adversaires résolus tentations conservatrices Ce qui revient à intimer à christianisme, islam). Aux de l’égalité des droits, des et liberticides qui règnent l’enseignant de faire sienne yeux du directeur de l’Insti- libertés individuelles, de chez nombre de croyants. la sacralité dont le croyant tut européen en sciences des la création artistique et du Michel Guerrin interrogeait pare sa religion et ses sym- religions (IESR), Philippe progrès scientifique. L’écri- récemment le climat de cen- boles. Le sacré religieux se Gaudin, cet enseignement vain Yannick Haenel nous sure et d’autocensure qui loge dans les cœurs et les « reste encore trop timide2 ». conviait récemment à « pen- résulte du puissant conser- lieux de culte. En classe l’ob- ser les religions3 ». Penser vatisme musulman auquel jet religion gagnerait à être Un façonnage des univers pour expliquer. Instruire se heurtent aujourd’hui déspiritualisé, banalisé et mentaux les élèves de l’architecture artistes, enseignants et poli- repolitisé. En se montrant favorable gothique, des piliers de l’is- tiques6. Sans cette prise de à une union civile pour lam ou des croisades suf- conscience que les religions 1. Cité par Philippe Gaudin, Vers une laïcité d’intelligence ? Presses universitaires d’Aix- les homosexuels le pape fit-il pour rendre compte demeurent des pouvoirs Marseille, 2014, p. 94. François a récemment de ce que les religions ont politiques et des instru- 2. Le Monde, 21 septembre 2020. 3. Yannick Haenel, Charlie Hebdo, n°1474, accompli un geste d’ouver- fait aux esprits ? L’« archéo- ments de contrôle social, la 21 octobre 2020. 4 4. Jean Chaline, Archéologie des religions, ture historique. Cependant logie des religions » (Jean charge transgressive du rire, Éllipses, 2018. la contribution de l’Église Chaline) ne figure pas aux perçue au seul prisme de la 5. Jean Birnbaum, Un silence religieux, Paris, Le Seuil, 2016, p. 23. catholique à l’empire bru- programmes scolaires. Elle spiritualité, est bornée à sa 6. Le Monde, 23 octobre 2020. * Celui qui est assujetti par un lien tal de l’homophobie depuis ouvrirait pourtant les élèves dimension blasphématoire. d’obligation dans les sociétés musulmanes. deux millénaires rappelle à la conscience que l’imagi- Rire des religions est pour- Le dhimmi, qui doit appartenir à une religion du livre, peut vivre en sûreté, en que les religions ne sau- naire des sociétés primitives tant un acte qui appartient échange du paiement d’une taxe (la jizya). Il est cependant soumis à de nombreuses raient être réduites à leurs eut d’abord pour fonction aussi pleinement au registre restrictions.

82 DDV mars 2021 HG2704_1-2Q_. 16/02/21 15:32 Page1

Abonnez-vous 39€ Offre de découverte (au lieu Offre valable jusqu’au 30 avril 2021 de 49€)

Oui, je m’abonne au Droit de Vivre pour 1 an à partir du n°683 (4 numéros + 2 hors-séries)

❑ Monsieur ❑ Madame Nom : ...... Prénom :...... Société : ...... Profession : ...... Adresse : ...... Code postal : ...... Ville :......

Téléphone : ...... Email :......

Merci de retourner ce bulletin d’abonnement accompagné d’un chèque de 39 euros à l’ordre du Droit de Vivre à : Licra – 42 rue du Louvre – 75001 Paris Complotologie Nouveau conspirationnisme et vieille haine 30 573 : c’est, selon le Washington Post, le nombre d’allégations fausses ou trompeuses diffusées par Donald Trump pendant les quatre années de son mandat. Le « président de la post-vérité », comme l’a appelé l’historien Timothy Snyder1, aura usé des fausses informations mais aussi des théories du complot probablement plus qu’aucun autre de tous ses prédécesseurs… Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch

our Nancy Rosen- novembre 2020 et dénon- énigmatiques ou de messages mode collaboratif, à un inter- blum, professeure çant concomitamment un sibyllins. Il n’est pas possible minable travail de « décryp- émérite d’éthique introuvable « trucage » du à ce stade de se prononcer tage » et d’interprétation politique à Har- scrutin contrastent ainsi sur la véritable identité de des messages de « Q », il Pvard, Trump a incarné un avec les constructions com- ce fameux « Q », apparu fin existerait une organisation nouveau paradigme, un plotistes complexes élabo- 2017. On peut en revanche pédocriminelle sataniste, « conspirationnisme sans rées par exemple autour de constater que ses annonces la « cabale », impliquant théorie » (“conspiracy with- l’assassinat de Kennedy, du se sont systématiquement d’éminentes figures du parti out theory2”). Selon elle, le premier pas de l’homme sur révélées fausses. L’une de démocrate dont les Clinton « nouveau conspiration- la Lune ou des attentats du ses premières était l’arres- et les Obama, mais aussi le nisme » est préoccupant en 11-Septembre. tation imminente d’Hil- philanthrope George Soros ce qu’il tend à délégitimer lary Clinton ; l’une de ses ou les Rothschild… QAnon les adversaires politiques, QAnon plus récentes, le maintien au puise en effet ses princi- la presse, les agences gou- Mais la présidence Trump pouvoir de Donald Trump. pales thématiques dans un vernementales elles-mêmes constitue-t-elle véritable- La pandémie de Covid-19 substrat symbolique bien et, de manière générale, ment un tournant ? En moins a permis à ce phénomène connu : celui de l’antisémi- tous ceux qui pourraient de trois ans, elle a engendré spécifiquement américain tisme. Le thème répulsif et se mettre en travers de son un mouvement complotiste de traverser l’Atlantique et menaçant d’une « cabale » chemin, y compris lorsqu’ils mondial, QAnon, dont l’uni- d’essaimer presque partout aux ramifications internatio- proviennent pourtant de son vers symbolique n’a cessé de en Europe. L’année 2020 aura nales s’inscrit dans le droit fil propre camp. Le conspira- s’enrichir et de se sophis- de ce point de vue représenté du mythe du « complot juif tionnisme trumpien aurait tiquer au cours du temps. le franchissement d’un palier mondial » tel que développé pour caractéristique prin- Rappelons ce qu’est QAnon : supplémentaire dans l’in- dans les Protocoles des Sages cipale d’asséner et de répé- pour les adeptes de ce mou- fluence croissante de l’imagi- de Sion. Quant à la croyance ter des accusations simples vement, un mystérieux haut naire conspirationniste dans selon laquelle les membres sans réellement se soucier fonctionnaire américain l’opinion publique comme on de cette société secrète pré- d’argumenter au moyen de qui aurait accès à des infor- a pu notamment l’observer lèveraient le sang d’enfants preuves ou de raisonne- mations classées « secret avec l’intérêt suscité par la réduits en esclavage pour en ments ayant l’apparence de la défense » délivrerait réguliè- vidéo Hold-up, vue par plu- extraire une drogue fictive logique. Les tweets de Trump rement, sous le pseudonyme sieurs millions de personnes aux propriétés régénératrices prétendant qu’il a remporté de « Q », des prédictions et dont les producteurs ont appelée « adrénochrome », l’élection présidentielle de sous la forme de questions levé plus de 300 000 € via elle fait directement écho des plateformes en ligne au thème accusatoire du Mike Pence avec de financement participa- « meurtre rituel » dont les l’équipe du Swat tif. Des personnalités affi- juifs ont été accusés depuis ommons en Floride. Un liées à QAnon sont d’ailleurs le XIIe siècle3. des membres saluées dans ce film comme porte un écusson des « lanceurs d’alerte ». 1. Timothy Snyder, “The American Abyss”, du mouvement The New York Times, 9 janvier 2021. conspirationniste Les habits neuf d’une 2. Nancy Rosenblum, A Lot of People Are Saying: The New Conspiracism and QAnon. vieille haine the Assault on Democracy, Princeton University Press, 2019 (non traduit). Pour les internautes les plus 3. Pierre-André Taguieff, Criminaliser les Juifs. Le mythe du « meurtre rituel » et engagés dans le mouvement, ses avatars (antijudaïsme, antisémitisme, La M aison B l anche / Wikimedia C ceux qui se livrent, sur un antisionisme), Hermann, 2020.

84 DDV mars 2021 culture Retour sur le procès Papon Dans un ouvrage roboratif, Jean-Marie Matisson, l’un des acteurs principaux du procès de Maurice Papon, revient sur cette affaire judiciaire emblématique de la collaboration. Philippe Foussier

eul haut fonction- et de Touvier, nazi français, Sur plus de 500 pages, Jean- juif et du B’nai B’rith, dont naire à répondre en 1994. Sans doute parce Marie Matisson, l’un des la plaidoirie avait été un des de son rôle dans qu’en effet, la France a long- quatre premiers plaignants moments forts du procès. Ce la déportation des temps répugné à regarder de l’affaire Papon, fournit livre constitue assurément Sjuifs de France, Maurice lucidement en face les réa- ici une somme exhaustive une somme incontournable Papon a été jugé durant lités du pétainisme. Sans pour qui veut se plonger sur l’affaire Papon. six mois à partir d’octobre doute aussi parce que Papon, dans les méandres d’une 1997. À travers lui, c’est la ancien ministre, ancien pré- aventure judiciaire initiée justice de la République qui fet de police, haut fonction- au début des années 1980. a condamné l’État français naire zélé de la République, On y trouvera l’essentiel des pour sa participation active a su se recycler dans un par- éléments du procès, la chro- à l’entreprise de déportation cours de grand commis de nologie des faits, les témoi- organisée durant la Seconde l’État au point de bénéficier gnages des parties civiles, Guerre mondiale. Il aura fal- de l’appui de nombre d’an- les plaidoiries des avocats, lu beaucoup de patience et ciens et authentiques résis- l’histoire particulière de la de détermination aux parties tants à la veille et au moment déportation dans la région civiles pour obtenir la tenue de son procès. Ce livre met bordelaise, le verdict et sa de ce procès, qui s’inscrit ici en lumière toutes les postérité… Parmi les avocats Jean-Marie Matisson, e Procès Papon. Quand la dans la suite de ceux de Bar- facettes du dossier Papon figurait M Alain Jakubowicz, République juge Vichy, bie, nazi allemand, en 1987, et les pièces de son procès. représentant du Consistoire 2020, Éd. La Lauze, 520 p., 28 €. La censure, histoire et actualité Historien spécialise du livre et de l’édition, l’universitaire Jean-Yves Mollier propose dans son nouveau livre d’explorer les multiples facettes de la censure d’hier à aujourd’hui. Philippe Foussier

est à un impres- publication et à l’expression des individus ou des groupes et censure morale. À l’évi- sionnant s’accompagnant de nouveaux d’individus. « Les intégristes dence, derrière la liberté de voyage dans phénomènes dont les réseaux ne s’en prennent, hélas, pas publication, ce sont bien la l’histoire et la sociaux sont souvent les vec- seulement aux ouvrages ; ils liberté de conscience et la C’géographie que nous convie teurs. L’ouvrage de Jean-Yves s’attaquent parfois aux per- liberté tout court qui sont en Jean-Yves Mollier en nous Mollier met bien en lumière sonnes, aux professionnels du permanence menacées par permettant d’explorer dans les invariants et les ruptures, livre qui tentent de faire vivre, des censeurs aux ressources un livre concis les diverses soulignant par exemple les au risque de leur vie, la liberté infinies. faces de la censure. Si elle analogies entre le supplice de publier », observe l’auteur. est universelle et présente du chevalier de La Barre au « La libéralisation des mœurs à toutes les époques, elle a XVIIIe siècle et l’affaire Mila observable un peu partout connu des métamorphoses aujourd’hui. C’est évidem- dans le monde après 1968 au cours des siècles. Seule- ment la notion de blasphème semble avoir cédé la place à un ment religieuse au départ, qui relie à deux siècles et retour à la stricte orthodoxie elle est devenue ensuite le demi de distance ces deux de toutes les religions qui fait fait des États. Au XXe siècle, cas. Ils illustrent aussi le fait redouter le pire pour l’avenir », la censure économique s’est que si jadis la censure rele- relève Jean-Yves Mollier, qui développée et on connait vait du monopole des ins- donne de multiples exemples Jean-Yves Mollier, Interdiction de aujourd’hui un mixte de titutions, elle est davantage de cette résurgence qui mêle publier, 2020, Double ponctuation, ces diverses entraves à la incarnée aujourd’hui par à la fois censure religieuse 172 p., 14 €.

DDV mars 2021 85 cultureculture

86 DDV mars 2021 stephane vaquero stephane Djaïli Amadou Amal “Je dis tout haut ce que les femmes pensent tout bas !”

Originaire de l’extrême nord du Cameroun, Djaïli Amadou Amal, peule et musulmane, témoigne dans son roman Les Impatientes des souffrances faites aux femmes dont la polyga- mie est l’une des composantes majeures. Elle a remporté le prix Goncourt des lycéens 2020. Propos recueillis par Alain Barbanel, journaliste

DDV : Avec votre roman de toutes ces femmes et dire tout Un roman pour briser Les Impatientes, vous avez haut ce qu’elles pensent tout bas. la loi du silence reçu le prix Goncourt des Trois femmes, trois destins caractérisés par le lycéens. Que représente cette Au fil de la narration, on est poids des traditions et la loi du silence. Pour récompense attribuée par des sidéré de constater que ces l’avoir vécu, Djaïli Amadou Amal témoigne de lycéens âgés de 15 à 18 ans ? jeunes femmes adolescentes la condition féminine au Sahel marquée par les Djaïli Amadou Amal : Ce roman sont dans l’incapacité de fuir mariages précoces et forcés, les viols conjugaux, aborde des sujets difficiles, les leur destin. Vous-même, vous les violences verbales et les humiliations. Ce récit violences faites aux femmes, le en êtes sortie ? authentique et courageux met en présence tous les mariage précoce et forcé, la poly- C’est la littérature qui m’a sauvé protagonistes d’un système fermé sur lui-même gamie dans l’Afrique subsaha- la vie. Le seul moment de bon- et qui, sous le poids des traditions, laisse peu de rienne. Je me disais qu’ils ne heur était d’ouvrir un livre pour place à l’échappatoire. Comment sortir de ce seraient pas forcément réceptifs à échapper à ce que j’étais en train cercle vicieux entretenu par la crainte et la loi du ces thèmes. Je suis agréablement de vivre. J’ai trouvé ma propre silence ? « Au bout de la patience, il y a le ciel », surprise car cela me donne effec- thérapie en décidant de raconter dit un proverbe peul. Il y a surtout beaucoup de tivement de l’espoir pour l’ave- tout simplement ce que je vivais. souffrances et d’abnégation dont peu de ces jeunes nir. Ces violences que je décris J’ai mis dix ans à écrire cette auto- femmes mariées de force à l’adolescence, sortent sont un sujet universel, même biographie, à exprimer tous mes indemnes. Ce roman, véritable plaidoyer contre la si j’évoque les conditions des ressentis. Quand j’ai eu mes pre- polygamie, au-delà du Sahel, dénonce une réalité femmes du Sahel. mières filles, je me suis dit qu’elles universelle : les violences faites aux femmes. allaient dès 14 ans être mariées de « Au bout de la patience, il force comme moi et que je n’au- y a le ciel », dit un proverbe rais rien fait pour les sauver. Cette les autres violences qui ne sont peul. La description de la prise de conscience m’a obligée à pas que physiques ou psycholo- vie de ces trois femmes que être suffisamment forte pour me giques. Imaginez une jeune fille vous racontez relève plutôt sauver ainsi que mes enfants. qui n’a jamais terminé ses études, de l’enfer. L’avez-vous vous- qui n’a pas de métier, qui n’a pas de même vécu ? Comment sortir de cette terre, qui passe d’une dépendance Ce roman est une fiction inspirée prison ? Vous avez fui ? parentale à celle d’un époux. Où Djaïli Amadou de faits réels. Ce sont des histoires J’ai mis cinq années pour divor- voulez-vous qu’elle parte et pour Amal, Les Im- de femmes dans des situations que cer de mon premier mariage, une quoi faire ? Comment vit-elle patientes, Édité j’ai moi-même connues, ayant été période où j’ai souffert dans ma sans être autonome financière- par Emmanuelle Collas, 240 p., mariée de force à l’âge de 17 ans chair, dans mon âme. À l’époque, ment ? La violence est aussi éco- 17 €. à un homme de plus de 50 ans. mes parents m’ont soutenue. Le nomique. Retourner chez ses Le mariage précoce et forcé est divorce est accessible aux femmes, parents et attendre un prochain une réalité dans toute la région mais il faut en avoir le courage et mariage ? On n’en sort pas, c’est du Sahel, le viol conjugal égale- la volonté d’aller jusqu’au bout. Le un vrai tunnel… ment, les violences physiques et mariage précoce et forcé reste la psychologiques, la polygamie… Je violence la plus pernicieuse qui Vous avez donc divorcé puis voulais avec ce livre porter la voix soit parce qu’elle entraîne toutes vous vous êtes remariée avec

DDV mars 2021 87 culture

cette fois un homme que vous Mais j’ai reçu aussi beaucoup de chose qui est de l’ordre du aviez choisi ? menaces verbales lors des séances totalitarisme, d’un système Oui, j’aimais cet homme, mais j’ai de dédicaces ou des conférences de complicité où les victimes regretté ce choix quand je me suis que j’ai données. Sans oublier les jouent elles-mêmes le rôle de rendue compte que j’étais cette réseaux sociaux ! Mon éditeur et bourreaux à l’égard de leurs fois encore sous l’emprise de la moi-même avons été aussi mena- congénères. violence conjugale : des coups, cés par Boko Haram (mouvement Oui, c’est souvent le cas, les femmes de l’oppression, des violences ver- insurrectionnel terroriste d’idéo- n’ont pas conscience de leur situa- bales, des viols… Cet homme était logie salafiste djihadiste) très actif tion et perpétuent les violences polygame et avait d’autres enfants dans le Nord du Cameroun. Nous faites aux autres femmes. Ce que avec d’autres épouses. Mes filles n’avons jamais cédé. je décris concerne les conditions m’ont donné le courage de partir des femmes en Afrique sub- une nouvelle fois, pour les sau- Entre le premier roman et saharienne aussi bien chez les ver elles… Je me suis enfuie de Les Impatientes, dix années musulmans, que les chrétiens, les ma ville natale pour partir dans se sont écoulées. Que s’est-il animistes, les Peuls, et les autres la capitale, j’ai travaillé et me suis passé ? cultes traditionnalistes locaux. Ce inscrite à des ateliers d’écriture. J’ai porté mon combat dans les que je dénonce concerne la mau- J’ai compris que l’écriture pouvait médias, dans les journaux et sur vaise utilisation des traditions et être une alliée et une arme dans les ondes locales pour qu’il soit l’interprétation erronée des textes ce combat. accessible au plus grand nombre. religieux. Ceci vaut pour toutes Bien sûr, je fais toujours l’objet de les situations de polygamie en Votre mari n’a pas cherché à critiques parce que je brise des Afrique. vous retenir ? tabous et j’entends aussi ceux qui Si, j’ai subi beaucoup de pres- me font un faux procès en m’ac- La coépouse est vécue comme sions. Il a kidnappé mes enfants cusant d’être contre l’islam alors une rivale par la première que je n’ai pas pu voir pendant que je suis une musulmane prati- épouse qu’elle cherche deux ans, m’a dépossédée de tout quante et que je connais très bien souvent à détruire. C’est un et a menacé de me mettre en pri- les textes religieux. Mon propos drame humain pour les deux… son sans parler des menaces de n’est pas de critiquer la religion En Occident, on a tendance à personnes qu’il m’avait envoyées mais de pointer du doigt des pra- croire que la polygamie est liée pour me récupérer. Je n’ai pas tiques traditionnelles qui font à la religion, c’est faux. C’est une cédé et me suis battue jusqu’au souffrir les femmes. pratique qui est issue des tradi- bout. Puis j’ai publié mon premier tions culturelles. C’est même un roman, Walaandé, l’art de parta- Ce que vous dites fait enjeu de culture. Il faut savoir ger un mari, aujourd’hui au pro- résonance avec le débat en qu’au Cameroun, vous pouvez gramme scolaire au Cameroun, Europe sur l’islamophobie… choisir votre régime au moment qui parle de la violence faite aux Le plus important pour moi du mariage civil pour décider femmes vivant dans un milieu c’est l’écho que Les Impatientes ou non de la polygamie, mais polygamique dans la société peule obtient dans le monde. J’ai été très c’est toujours une décision uni- du Sahel. C’était la première fois sensible que ce prix soit relié à latérale faite pour les hommes. qu’une femme du grand Nord l’Orient. Ce sont dix pays de cette Personne ne tient compte de ce Cameroun prenait la parole, en partie du monde qui ont plébiscité que la femme veut et ce qu’elle brisant les tabous et en décrivant mon roman. C’est un bon signal de l’intérieur de la maison ce qu’il pour ceux qui me reprochent s’y passait. C’était briser l’omerta d’être opposée à ma communau- “Ces violences que je décris sont pour toutes ces femmes. La presse té. Mon propos porte sur la condi- un sujet universel.” du pays m’avait surnommée « la tion des femmes au Sahel et sur voix des sans-voix ». les violences qui leur sont faites dans le monde, et non sur l’is- attend de son futur époux. Je ne Comment êtes-vous perçue lam. Je suis légitime pour porter peux accepter la polygamie, pour aujourd’hui dans votre pays ? cette sensibilisation parce que je l’avoir vécue, ni pour moi ni pour Ne craignez-vous pas pour l’ai vécu et que je suis à même de mes enfants. Au-delà des pres- votre sécurité ? témoigner sur ces pratiques liées sions et des traditions, les femmes J’ai été soutenue par l’adminis- à la polygamie. doivent se révolter contre cette tration de mon pays qui a jugé pratique qui n’a pas lieu d’exister. qu’avec ce premier livre, elle avait Sous couvert d’invitation à De plus, la coépouse est ressen- un support pour pénétrer à l’in- la patience, le terme Munyal tie comme une rivale qui est là térieur de nos maisons, totale- est un appel à la résignation pour prendre votre place. C’est ment fermées sur elles-mêmes. et au silence. Il y a quelque un cercle vicieux où vous vous

88 DDV mars 2021 retrouvez à défendre votre posi- contraire jouer une fonction et en comprendre les origines et tion ! On vous refuse le droit repoussoir sous forme les causes. d’exprimer ce que vous ressentez. de paradoxe comme vous Vous êtes vite taxée de mauvaise l’écrivez : « On n’est pas chez En Europe, on entend assez épouse si vous commencez à vous les Blancs, ici » (p. 43) ? peu les mouvements néo- y opposer. Ce terme Munyal que Nous sommes ouverts sur le féministes sur les situations j’utilise exprime justement tout ce monde et aussi connectés aux que vous connaissez. poids étouffant de cet environne- réseaux sociaux. Nous regardons Comment l’expliquez-vous ? les séries et les films, et pouvons J’ai moi-même participé en aspirer à d’autres modes de vie. France à des débats sur le fémi- “C’est la littérature qui m’a Mais nous tenons à nos traditions nisme. Nous ne sommes pas sur sauvé la vie.” et ne voulons pas devenir occi- les mêmes combats. J’ai créé une dentaux. Il faut trouver le juste association Femmes du Sahel (lire milieu, en conservant les aspects encadré) qui se bat pour l’éduca- ment qui vous oblige à faire sem- positifs de notre culture et pro- tion des filles, la lutte contre le blant, sans vous plaindre : « Sois fiter de l’influence de l’Occident mariage précoce et forcé, les vio- patiente, les choses vont s’ar- comme sur le plan de l’éducation lences… En Afrique, nous restons ranger… » Dans notre culture, par exemple. Mes détracteurs sur les fondamentaux, c’est-à-dire l’hypocrisie devient une valeur ! disent que je cherche à m’occiden- les droits que les femmes ont Le chantage affectif joué par taliser ! C’est faux, je décris et je revendiqués en Europe il y a près les proches autour de cette témoigne sur les violences faites d’un siècle, celui d’aller à l’école, « patience » est aussi dangereux aux femmes et je refuse qu’on me de s’éduquer, d’avoir les mêmes dans cette situation. mette dans une case. L’Occident droits que les hommes. Je me sou- est aussi concerné que nous par viens d’un débat où j’avais en face Existe-t-il une forme de les violences et les féminicides, de moi des femmes membres du perméabilité à des influences c’est un sujet universel. « Femen » qui nous expliquaient étrangères qui peuvent comment elles revendiquent le influencer dans le bon sens Comment les autorités de droit pour les filles de ne pas les comportements... ou au votre pays réagissent-elles à mettre le soutien-gorge à l’école. ces pratiques ? Ce qui me laisse penser que nous Les lois existent mais ne sont pas sommes sur des préoccupations appliquées. Un environnement bien différentes. Je ne juge pas, L’histoire du roman… difficile, une précarité totale, un mais nous au Sahel, nous devons Publié au Cameroun il y a trois ans, ce roman accès difficile à l’éducation, une tracer notre route. Pour moi être intitulé dans un premier temps, Munyal, les larmes eau qui devient de plus en plus féministe c’est me battre pour tout de la patience, avait obtenu à l’époque le prix de la rare, sont autant de facteurs qui ne autre chose qui sont des urgences. meilleure auteure africaine 2019 et le prix Orange créent pas de bonnes conditions Le reste n’est pas ma culture et je du livre en Afrique 2019. Fort de son retentissement pour les femmes. Les familles ne suis pas en mesure de pou- dans la région, le texte remarqué en France a fait démunies et qui ne peuvent plus voir me saisir de ces revendica- l’objet d’une réédition sous la direction de l’éditrice subvenir aux besoins de leurs tions. Ce qui n’empêche pas que Emmanuelle Collas sous le titre Les impatientes. enfants voient dans le mariage nous avons des discussions avec L’auteure, publiée pour la première fois en France, une solution commode pour des associations qui peuvent être est considérée comme l’une des valeurs montantes offrir à leurs filles un meilleur enrichissantes. de la littérature africaine. niveau de vie et surtout les « pro- téger ». Chez nous, l’insécurité Vous êtes accomplie Une association pour agir économique et politique, avec aujourd’hui en tant que Forte de sa réputation, Djaïli Amadou Amal a créé des incursions de groupes ter- femme ? il y a plusieurs années une association, Femmes du roristes et des rafles de jeunes Oui je me suis remariée à un Sahel. Au total, chaque année près de 400 jeunes filles, aggravent encore la situa- homme que j’ai choisi, qui est filles y sont parrainées et ce sont près de 10 000 tion des femmes. Les parents pré- ingénieur et écrivain également. lycéennes qui sont sensibilisées aux pratiques du fèrent les mettre dans les mains Il me comprend, me soutient et mariage précoce et forcé et aux violences faites d’un soi-disant « protecteur » n’est pas polygame. Je ne l’aurais aux femmes. Objectif : leur donner les outils, par pour échapper au risque d’enlè- jamais accepté. Je continuerais à des cas concrets, pour refuser une union forcée vement ou de viol, considérant écrire et parler de la condition des par le dialogue avec la famille et les proches et que le mariage reste un moindre femmes, en y mêlant à la fois mon les prémunir contre la dépendance financière par mal… Ils se raccrochent à la tra- combat et la dimension artistique l’éducation et l’obtention de diplômes. L’association dition. Il faut considérer tous ces et littéraire. Avec des histoires que met aussi à disposition des bibliothèques afin de éléments pour prendre la mesure j’espère accessibles au plus grand fournir des livres dans les contrées les plus isolées. des souffrances faites aux femmes nombre !

DDV mars 2021 89 culture Un ambitieux exercice de synthèse historique Le thème n’est pas nouveau mais le format est, quant à lui, original. Directeur des études pour le Moyen Âge à l’École française de Rome, Pierre Savy a dirigé en 2020 la publication d’une « épopée » sur l’histoire des juifs depuis l’Antiquité, aux côtés d’Audrey Kichelewski et de Katell Berthelot. Propos recueillis par Abraham Bengio, président de la commission Culture de la Licra

DDV : Depuis l’Histoire des originale, plus légère, renonçant le jeu, dont l’objectif était bien de juifs de Heinrich Graetz explicitement à l’exhaustivité et faire passer, l’air de rien, le meil- (1853), on ne compte plus se départissant ainsi d’une cer- leur du savoir à tous nos lecteurs. les livres consacrés au taine prétention rhétorique à tout J’ajoute une quatrième spécificité même sujet. Qu’est-ce que peser et à tout couvrir ; une struc- du livre, évidemment relative car l’ouvrage que vous avez turation autorisant des lectures placée dans le temps : ce volume dirigé pour les Puf apporte de en désordre, des pérégrinations récent présente au lecteur l’état nouveau ? Y a-t-il une visée et des butinages en tous sens à actuel de nos connaissances sur pédagogique ? travers les années. Deuxième- Pierre Savy : En effet, un tour ment, la dimension collective : j’ai rapide chez un libraire ou en certes formé ce projet seul, il y a “Les chercheuses et chercheurs qui bibliothèque révèle que les His- longtemps, mais je l’ai porté avec ont écrit dans l’Histoire des Juifs toires des Juifs et les Histoires du les deux collègues que je viens de peuple juif sont légion. Quelques citer et, bien vite, j’ai compris que croient légitime, indépendamment noms s’imposent, comme ceux de ce projet n’avait de chance de réus- de leurs convictions religieuses, Graetz, que vous citez, de Simon sir ou du moins, de correspondre Doubnov (1925-1929) ou de Salo à mes exigences que s’il était un idéologiques ou politiques, d’étudier Baron (1937) : mais la tradition livre très collectif. Si bien que remonte à bien plus haut, c’est l’on dispose maintenant d’un livre les Juifs de façon scientifique, en l’historien de l’Antiquité Flavius comptant environ 70 auteurs, cer- privilégiant les sources historiques Josèphe qui l’inaugure. Elle passe tains ayant écrit plus d’une contri- par l’historiographie chrétienne bution. Troisièmement, vous avez plutôt que celles de la révélation et au XVIIIe siècle (Humphrey Pri- parfaitement raison, la dimension l’enquête historique plutôt que le deaux, Jacques Basnage, etc.) et pédagogique : la grande accessi- elle se poursuit, ininterrompue, bilité du livre. Il aborde des ques- sens commun.” jusqu’à nos jours (récemment, tions compliquées et débattues et Élie Barnavi, Michel Abitbol, il propose le meilleur des études Simon Schama, etc.). C’est dire historiques sur un objet tel que le cet objet complexe qu’est l’histoire si votre question est légitime. peuple juif : mais il a l’ambition des juifs sur la longue durée ; un Dans ce groupe, face à ce groupe, d’être lisible par tous – y compris savoir qui évolue, à la fois du fait constitué par des auteurs et des des lecteurs non historiens, non du renouvellement des question- livres parfois impressionnants, universitaires. Il ne compte pas nements de nos disciplines et du je crois que le livre que j’ai diri- de notes de bas de page, il n’entre fait de trouvailles, archéologiques gé, avec Katell Berthelot pour la pas dans les débats historiogra- bien sûr mais aussi archivistiques. partie consacrée à l’Antiquité et phiques, il évite la technicité dans Si bien qu’une somme comme Audrey Kichelewski pour la partie le propos, il est accompagné d’une celle de Graetz, par exemple, est consacrée à l’époque contempo- iconographie – une iconographie devenue un document précieux raine, se distingue par trois points exigeante, commentée et appor- plutôt qu’un livre d’histoire pour au moins. Premièrement, simple- tant quelque chose au texte, et non notre temps. ment, la structuration en dates : le seulement « illustrative ». Cela a volume est composé de 80 notices été notre effort dans la concep- Nouveau Phileas Fogg, vous courtes, consacrées chacune à une tion et la rédaction du livre dès le nous invitez à un Voyage date, un événement de l’histoire début et je dois dire que, à mon en 80 dates de l’Antiquité à des juifs. C’est une structuration sens, les auteurs ont fort bien joué nos jours. Sachant que vous

90 DDV mars 2021 avez mobilisé pour cela Quels critères ont guidé le des dizaines de rédacteurs choix des rédacteurs ? Et celui différents, qu’est-ce qui des 80 dates retenues ? assure l’unité de l’ouvrage, à Au fond, les critères de choix la fois formellement et quant des auteurs sont simples : nous au contenu ? avons sollicité des gens que nous J’admets sans peine que, d’une jugions très compétents et avec certaine façon, l’ouvrage, choral et lesquels nous voulions travail- assumé comme tel, n’a pas l’uni- ler. Parmi ces auteurs et autrices, té d’un livre qui n’aurait qu’un vous trouverez de grands noms et seul auteur et qui défendrait une des noms de gens plus jeunes et seule thèse courant tout au long moins connus encore ; des noms des pages – une thèse qui pour- de collègues de diverses disci- rait être, à titre d’exemple et pour plines. Nous croyons qu’ils et que mon propos ne soit pas trop elles sont parmi les meilleurs spé- abstrait, celle de la nécessité de cialistes, de préférence – et cela a l’accomplissement sioniste après été un deuxième critère de choix la parenthèse diasporique, ou – parmi les chercheurs et cher- celle de la prévalence de l’expé- cheuses francophones. Il est dans rience de la persécution à tra- notre « voyage » quelques textes vers les âges, ou encore celle du traduits d’autres langues que le poids central de l’interaction français (anglais, italien) et il est avec la société majoritaire dans un assez bon nombre de textes la définition des identités juives, écrits par des personnes qui ne etc. : tous faits fondamentaux, sont pas françaises. Reste que bien sûr, mais qui ne résument les textes sont en majorité écrits connaisseur de l’histoire juive, Sous la direction pas le livre. L’unité est à cher- en français par des historiens et nous avons retenu aussi des dates de Pierre Savy, avec Katell Ber- cher sur deux autres plans. L’ob- historiennes exerçant en France : moins attendues, renvoyant à des thelot et Audrey jet, tout d’abord : il est question cela tient à des raisons de com- aspects d’apparence mineurs ou Kichelewski, d’un groupe d’hommes et de modité mais aussi à une volon- oubliés de l’histoire. Rares sont Histoire des Juifs. Un voyage femmes dont, certes, il est facile té de défendre et illustrer l’idée sans doute les lecteurs connais- en 80 dates, de – et nécessaire – de souligner l’ex- qu’il existe, en France aussi, un sant avant d’avoir ouvert notre l’Antiquité à nos traordinaire diversité : par leurs milieu des études juives actif et livre l’histoire du judaïsme de jours, Paris, Puf, 2020, cultures, leurs langues, leurs cui- de haut niveau. Quant aux dates, Himyar (523), les menées talen- 587 p.+16p.h.-t, sines, leurs professions, et mille leur choix a résulté de la combi- tueuses du Catalan Isach Biona 29 €. autres aspects encore, les Juifs nation de plusieurs critères. Pour (1298), la fondation du Bureau offrent mille visages. Mais c’est simplifier, disons d’abord qu’ont pour la statistique des Juifs un groupe ténu qui, à travers pesé deux exigences en tension : (1904) ou l’itinéraire de Regina les siècles, se perpétue comme l’attente et la surprise. Du côté de Jonas (1935). groupe et parvient, au-delà de l’« attente », premièrement : on Troisièmement et enfin, il fallait ses diversités, à transmettre à ses trouve des dates que l’on pour- aussi « attraper » dans le livre des membres un certain bagage com- rait qualifier, comme le ferait un pans entiers de la vie juive, de mun et au monde un certain mes- éditeur, de dates « rendez-vous ». l’expérience juive, de la culture sage. Deuxième plan : l’unité est On ne conçoit pas, en ouvrant un juive. Pour se résumer plus dif- dans notre démarche scientifique. livre intitulé Histoire des Juifs, ficilement à une date, ils n’en ont Les chercheuses et chercheurs de ne pas y trouver par exemple pas moins toute leur importance qui ont écrit dans l’Histoire des de notices consacrées à la des- et donc leur place dans l’Histoire Juifs croient légitime, indépen- truction du Second Temple (70 des Juifs : conçoit-on un livre sur damment de leurs convictions de notre ère) ou à la création de trois millénaires d’histoire des religieuses, idéologiques ou poli- l’État d’Israël (1948) ! Mais, deu- juifs sans un mot de la Mishna tiques, d’étudier les Juifs de façon xièmement, a contrario, il fallait (vers 220) ou du Talmud (499) ? scientifique, en privilégiant les faire place à la surprise : convain- du grand Maïmonide (1298) ou sources historiques plutôt que cus que l’histoire, surtout celle de la littérature juive américaine celles de la révélation et l’enquête d’un peuple, ne se résume pas à (Philip Roth, 1969) ? C’était là, historique plutôt que le sens com- de grandes dates et à des événe- disons, après le rendez-vous et la mun ; et en préférant des posi- ments finissant par dessiner, peu surprise, la date « prétexte », dans tions mesurées et critiques plutôt ou prou, une « histoire-bataille » ce qu’elle avait de plus stimulant que celles de l’apologétique, dans qui n’a plus cours et voulant aus- pour écrire une histoire des Juifs quelque sens que ce soit. si étonner le lecteur même bon ample et généreuse.

DDV mars 2021 91 culture Le potentiel émancipateur du féminisme universel Militante féministe historique, ancienne du Mouvement de libération des femmes (MLF), Martine Storti explore certaines des controverses du mouvement féministe. Elle plaide pour un féminisme « universel » qui récuse les dévoiements identitaires, décolonial ou nationaliste. Propos recueillis par Philippe Foussier

DDV : Vous plaidez pour un bien que je préfère m’adosser et même féminisme « universel » en insistant m’accrocher à celui d’« universel », car sur la distinction avec le terme en ces temps d’essentialisations et d’en- « universaliste ». Pour quelle raison ? fermements identitaires maniés par des Martine Storti : Pour être franche, j’ai bords prétendument opposés, l’universel hésité. Renoncer, peut-être provisoi- retrouve sa force subversive, son poten- rement, à l’emploi du mot « universa- tiel émancipateur. liste » m’attriste. Mais je le fais pour deux raisons principales. Depuis quelques Vous consacrez une partie années, le féminisme universaliste est importante de votre livre au invoqué de manière répétitive non seu- féminisme dit décolonial ou lement par celles et ceux qui le défendent intersectionnel. Quels en sont les depuis toujours mais aussi par des cou- ressorts et les arguments ? rants politiques de droite et d’extrême Intersectionnel et décolonial ne sont pas droite qui, pendant des décennies, se synonymes. L’intersectionnalité est très sont toujours opposés aux luttes fémi- à la mode et il est difficile, au premier nistes. Davantage qu’un ralliement, j’y abord, de ne pas s’en réclamer, tant est

vois une instrumentalisation du fémi- séduisant le projet de décrire, analyser dr nisme dans une perspective identi- taire, nationaliste et raciste. Identitaire et nationaliste, car l’émancipation des “La démarche décoloniale consiste à affirmer que femmes est rabattue sur l’identité fran- la modernité européenne est intrinsèquement çaise, ce qui revient à nier son historicité et même à réécrire l’histoire. Certains se esclavagiste, coloniale et destructrice. Et le gargarisent de la France « patrie fémi- féminisme regardé comme composante de nine » ou de la France pays de l’égalité entre les femmes et les hommes, mais l’Occident l’est aussi.” c’est faux. L’émancipation des femmes relève de luttes pluriséculaires, de com- bats menés génération après génération et combattre en même temps plusieurs Une féministe politiquement correcte qui ont rencontré nombre de difficultés oppressions et dominations. Mais une doit se déclarer au moins intersection- et de résistances. Raciste aussi, car cette vision positive et fructueuse de l’in- nelle ; sinon, elle prend le risque d’être invocation sert à établir une distinction tersectionnalité n’interdit cependant une féministe aveugle à l’oppression de entre « eux » et « nous » : « chez nous », pas de remarquer qu’elle s’est retour- classe et, surtout, de race. Autant dire les femmes sont libres, il n’y a que « chez née, hélas, en son contraire. À l’usage, une horrible « féministe blanche et/ eux », c’est-à-dire dans les « quartiers » l’intersectionnalité aboutit à une frag- ou universaliste et/ou euro-centrée/ qu’elles ne le sont pas, c’est-à-dire là où mentation et à une hiérarchie des ana- occidentalo-centrée ». Sur ce chemin, une population d’origine africaine (noire lyses et des luttes. Dans le triptyque l’intersectionnalité croise le courant ou arabe) est majoritaire. Et dans ce pro- le plus utilisé – race, classe, genre –, décolonial. On pourrait supposer que cessus se construit une homogénéisation la focale va se placer le plus souvent celui-ci vise à analyser et à montrer des aussi bien du « nous » que du « eux ». sur la race. Victime en quelque sorte effets encore présents du colonialisme, D’autre part, cet « universalisme » tend de son succès, l’intersectionnalité s’est tant il est vrai que les blessures de l’his- à se donner en position de surplomb, aussi transformée en outil de somma- toire ne se referment pas rapidement livré clefs en mains en quelque sorte, si tion, d’injonction et de disqualification. et que dans un pays comme la France

92 DDV mars 2021 militantes, politiques, médiatiques. On voit bien que se joue un affrontement idéologique mais aussi des enjeux de reconnaissance, de pouvoir et même de financements (fonctionnement d’as- sociations, travaux de recherche, paru- tions de revues ou de livres, animation de sites internet, carrière personnelle, etc.). L’actuel fonctionnement média- o mm ons tique et les réseaux sociaux renforcent aussi ces affrontements binaires et mani- chéens, car des positionnements dog- matiques et caricaturaux, des discours simplistes font plus de « buzz » que des analyses complexes. Dans ce contexte, ongrès / Wiki m edia C Il n’y a pas si longtemps, seuls les hommes votaient, inégalité ont moins de visibilité, et parfois aucune, qui a entraîné une mobilisation des femmes, comme lors de cette celles et ceux qui s’efforcent d’emprunter parade des suffragettes à New York le 4 mai 1912. un autre chemin, une ligne de crête en

L ibrairie du C quelque sorte. le racisme en pensée et en acte s’arti- été internationaux d’une double façon, L’emprise du féminisme cule aussi au passé colonial. Mais l’en- d’une part parce qu’ils se déroulent dans intersectionnel et de ses treprise a une ambition bien différente. plusieurs pays à la fois, d’autre part parce thématiques sur les jeunes Elle se donne comme une explication qu’ils sont marqués par des conver- générations ou sur les mouvements capable de fournir les clés de l’Histoire, gences et des solidarités. On le constate récents du féminisme vous semble- du moins celle qui commence en 1492, tous les jours, par exemple autour de la t-elle importante ou au contraire avec la « découverte de l’Amérique », soit question de l’interruption volontaire de anecdotique ? l’origine de la « modernité occidenta- grossesse ou autour de la lutte contre les Emprise importante ou anecdotique ? Je lo-centrique ». La démarche décoloniale violences sexuelles. Cela renvoie à ce que l’ignore. Mais dans le monde réel, dans la consiste donc à affirmer que la moder- j’appelle un « en commun » des femmes vraie vie, il n’y pas plus de « féminisme nité européenne est intrinsèquement qui rend possible un horizon universel. blanc » que de « féminisme noir » ou de esclavagiste, coloniale et destructrice. Et cela est d’autant plus nécessaire qu’en « néo-féminisme ». Il y a des femmes Et le féminisme regardé comme com- effet se déploie, au fil des années, une qui, dans de très nombreux pays, se posante de l’Occident l’est aussi. Il faut offensive contre la mise en œuvre effec- battent pour avoir accès à l’IVG ou pour donc le décoloniser et proposer, comme tive des droits des femmes, au nom du pouvoir conduire une voiture, ou pour on le dit désormais, un « autre récit ». relativisme culturel qui, sous prétexte construire une autonomie économique, Cet autre récit est avant tout un réqui- d’un « respect des cultures », légitime ou pour ne pas être obligées de se voi- sitoire contre le « féminisme blanc », les conservatismes et les régressions. ler, ou contre les féminicides, ou pour au prix d’une réécriture de l’histoire Regardons par exemple ce qui se passe à un partage égal de l’héritage, ou pour assez stupéfiante : ainsi la Déclaration l’Organisation des Nations unies (ONU) pouvoir chanter en public, ou contre des droits de la femme et de la citoyenne où s’est nouée une alliance entre la Rus- les mutilations sexuelles, ou contre les rédigée par Olympe de Gouges en 1791 sie, le Vatican, l’Iran, l’Arabie saoudite « crimes d’honneur », ou contre la pré- ne serait qu’une forme d’enracinement et, durant le mandat de Donald Trump, carité dans le travail et je pourrais ali- des droits et de leur conquête dans l’es- les États-Unis, pour revenir en arrière gner encore et encore des exemples… Et clavage alors que son auteure ne cesse en particulier sur les droits sexuels et certaines mènent parfois ces combats au de le dénoncer de manière très explicite reproductifs. Il faut donc garder à l’esprit risque de la prison et même de leur vie. dans tous ses écrits ! Autre exemple : les que c’est dans ce contexte de montée du Tel est un féminisme du monde réel, tel féministes des années 1970 auraient été néo-conservatisme à l’échelle mondiale est un féminisme universel. toutes indifférentes au colonialisme, au qu’est instruit, au nom d’une auto-pro- racisme et aux enjeux internationaux, ce clamée lutte dite « décoloniale », le pro- qui est totalement faux, je le montre de cès du féminisme. manière détaillée dans mon livre. L’instrumentalisation du féminisme Vous abordez aussi la dimension dans une « perspective identitaire internationale du combat féministe nationaliste » vous semble-t-elle et la progression du relativisme d’ampleur équivalente au féminisme culturel qui vient en contester la décolonial ou intersectionnel ? Martine Storti, Pour un féminisme légitimité... Je constate que chaque camp a ses figures universel, Seuil, Les combats féministes ont toujours de proue, intellectuelles, académiques, 112 p., 11,80 €.

DDV mars 2021 93 culture Didier Leschi : “La France demeure un pays très ouvert” Dans un tract publié en novembre dernier, Didier Leschi, préfet de la République et directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) dresse un état des lieux extrêmement précis et documenté de l’immigration en France. Rencontre. Propos recueillis par Alexandra Demarigny, vice-présidente de la commission Mémoire, Histoire, Droits de l’Homme de la Licra

ou celui qui vous chasse. C’est le culturels, ou encore linguistiques drame depuis des décennies des sont très ténus voire inexistants chrétiens d’Orient et des Syriens. (on peut penser aux Afghans par Enfin, le rapport d’hospitalité n’est exemple). Je crois que ce que cri- effectivement pas simple. Il sup- tique Patrick Weil c’est le fait que pose de la réciprocité de la part nos dispositifs d’intégration n’ont de celui qui accueille et de celui pas réussi à prendre en compte qui est accueilli. Ce rapport est cette diversité et à lutter contre rendu plus difficile si l’on vient les discriminations. Il est vrai que culturellement de plus loin. Cha- la crise sociale que nous connais- cun a ses codes, et aussi ses codes sons depuis des années avec le d’hospitalité. chômage de masse et les difficul-

dr tés d’accès à un logement à un Vous dressez un tableau plutôt prix raisonnable sont un frein à Didier Leschi, DDV : Votre tract s’intitule très positif de la politique intégration. Ce grand « Ce grand dérangement » ; migratoire de la France, dérangement. or le mot dérangement peut comparativement aux autres Comment expliquer et L’immigration en face, Tracts prendre trois significations : pays de l’Union européenne. réconcilier l’écart entre la Gallimard n°22, l’action de se déplacer d’un lieu Pourtant cette politique est perception du fait migratoire novembre 2020, à un autre, le fait d’importuner critiquée par des experts, et sa réalité ? 56p., 3,90 €. quelqu’un, ou encore un notamment par Patrick Weil. La réalité est que, en pourcentage trouble de l’esprit, de la Comment l’expliquez-vous ? de la population globale, il n’y a raison. Pensez-vous que le La caractéristique de la France jamais eu autant d’immigrés. Mais phénomène migratoire actuel est d’être un pays qui, depuis le le décalage de perception ne vient revête ces trois sens, y compris milieu du XIXe siècle, a accueilli pas tant du nombre que du constat le plus négatif ? beaucoup d’immigrés, en particu- que ceux qui ont du mal à parta- Didier Leschi : J’ai en effet d’abord lier pour combler ses besoins en ger ce que nous avons construit pensé à dérangement, au sens où main-d’œuvre. Au fil du temps, avec le temps, par le biais de l’on peut dire de quelqu’un qu’il a il y a eu des vagues successives, luttes importantes, sont de plus « l’esprit dérangé », car dès que l’on venant d’Europe, de l’Est et du en plus nombreux ; ce sont nos aborde les sujets liés aux migra- Sud. Jusqu’aux années 1980, un acquis sociaux, la laïcité, l’égalité tions, la déraison n’est jamais immigré sur deux en France entre hommes et femmes et sur- très loin. L’émotion l’emporte, venait d’Europe (on pense aux tout l’idée que pour faire socié- qu’elle soit positive ou négative. Italiens, qui pendant longtemps té il faut accepter les différences Mais vous avez raison, cela peut ont constitué la première immi- qui n’empêchent pas justement renvoyer aussi au déplacement. gration en France, aux Espagnols, de faire société. Or les écarts entre Dans la mémoire des Acadiens, aux Portugais). Puis sont venus les sociétés d’émigration et d’im- le Grand Dérangement renvoie à massivement les immigrés du migration n’ont cessé de se durcir. la déportation des francophones Maghreb, d’Algérie en particu- Nos sociétés sont caractérisées d’Amérique lors de la prise de lier et du Maroc. Et plus récem- par l’élargissement du spectre contrôle par les Anglais des colo- ment, en très grand nombre, les des différences. La dynamique nies françaises d’Amérique du sub-sahariens. Enfin, nous avons malheureuse de nombreux pays Nord. La demande d’asile peut une demande d’asile qui fait d’origine est au contraire le rétré- être liée à des événements compa- venir jusqu’à nous des personnes cissement des différences, comme rables, une fuite devant la guerre avec qui nos liens historiques, la disparition des communautés

94 DDV mars 2021 juives ou l’éradication des com- munautés chrétiennes, qui sont, à nos yeux, des marques histori- quement très douloureuses, des drames humains et culturels. Le monde arabo-musulman est un des lieux de génocides contem- porains comme on le voit avec les Yézidis. Cette violence a des effets psychiques et sociaux que nous pouvons avoir du mal à prendre en charge, surtout si l’isolement s’y ajoute. La concentration des populations dans de mêmes lieux, la constitution de ghettos urbains participe aussi de ce qu’on nomme le séparatisme.

En quoi la politique migratoire économique de la France a-t-elle changé depuis 2002 (avec la présence du Front national au 2e tour de la présidentielle) ? Quel est l’impact de la peur du réflexe nationaliste sur la politique migratoire française ? Le fait majeur, à partir des années chludi / U nsplash aniel S chludi

1980, c’est le découplage entre D immigration et travail. Mais la France demeure un pays très nos différences, à une commune aujourd’hui le séparatisme en est Contrairement ouvert, avec en plus une demande humanité et qu’être humain c’est un des aspects. à beaucoup de d’asile qui n’a jamais été aussi garder cette capacité d’être frères nos voisins, notre forte. Contrairement à beaucoup au-delà des différences. Mais le Comment voyez-vous l’avenir législation n’est de nos voisins, notre législation Pape souligne aussi qu’émigrer de la politique migratoire ? pas marquée par n’est pas marquée par des réflexes peut être une illusion et donc un Quelles seraient vos des réflexes de de fermeture. On peut penser au mauvais choix. Le sujet est bien recommandations ? fermeture. regroupement familial qui est la là : ceux qui ne trouvent pas leur Il faudrait être plus exigeant en première des immigrations, dont place quittent de nombreux pays, matière d’apprentissage du fran- les conditions sont plus ouvertes du fait d’élites qui n’ont pas été à çais. Nous ne le sommes pas assez, que chez nos voisins. Si, comme je la hauteur des espoirs que leurs alors que c’est à travers la langue le dis, l’hospitalité pour tous n’est peuples avaient mis dans les indé- qu’on apprend une culture et qu’on une hospitalité pour personne, le pendances. C’est le drame de l’Al- se positionne mieux sur un mar- refus de toute hospitalité serait gérie. On oublie trop souvent que ché de l’emploi qui est en crise. Il une forfaiture. On ne peut pas c’est le gouvernement algérien qui, faudrait sans doute aussi être plus Didier Leschi, à dire qu’on en soit là. Être sans en 1973, a interdit l’émigration directif en matière de formation l’occasion du premier séminaire papier en France n’est pas un délit, vers la France dans une volonté vers l’emploi, et défendre le droit du Collège des et tous les ans entre 30 et 35 000 politique comparable à celle qui d’asile de façon à ce qu’il ne soit Mondes Possibles personnes, qui étaient sans papier, avait cours dans les pays de l’Est, pas détourné de sa finalité par (Deauville, 9-11 février 2021). sont régularisées. où la fuite des habitants attestait d’autres demandes. Globalement, Durée : 4’16’’. plus que tout l’échec des régimes nous avons une politique plus Vous vous référez souvent en place. Mais aujourd’hui cette ouverte parce que, malgré tout, à Fratelli Tutti et à l’appel fuite arrange aussi des dirigeants nous sommes moins confrontés à du pape François à accueillir de divers pays qui se débarrassent une immigration massive. Il fau- décemment les migrants. ainsi d’une jeunesse qui aspire drait s’inspirer davantage de ce Comment concilier les réflexes à vivre mieux ; dans le même qu’ont fait nos voisins allemands, d’autoprotection et d’accueil ? temps elle nous confronte à des dont la base du système est plus Le Pape a raison de rappeler que difficultés que nous avons du contraignante pour les nouveaux nous appartenons, au-delà de mal à résoudre. Ce qu’on appelle arrivants que la nôtre.

DDV mars 2021 95 culture Rekviem, la grande évasion La compagnie vivOpera travaille depuis de nombreuses années sur Rekviem, un projet artistique à partir du Requiem de Verdi mais pas seulement… La compagnie plonge les spectateurs dans l’histoire du camp de Theresienstadt où le compositeur Schächter dut, en 1944, monter cet opéra pour les nazis… Stéphane Nivet, délégué général de la Licra

ingt-trois juin 1944. ses malades avant de les entasser juifs en leur imposant de chanter Quelques jours après dans des greniers insalubres. On leur propre mort : ils avaient au le débarquement, un a choisi la plus grande salle ainsi contraire, et sans le vouloir, ouvert chant singulier fait rendue disponible pour y dresser la porte de la libération de leurs Vtrembler les remparts de Terezín une scène et des calicots avant d’y esprits en leur donnant le dernier (Theresienstadt), dans l’ancienne aligner une trentaine de fauteuils. mot : « Libera me ! » Au soir du Bohême-Moravie, au cœur d’une Rafael Schächter, compositeur, 23 juin 1944, Schächter n’avait Europe qui n’a sans doute jamais pianiste et chef d’orchestre rouma- posé qu’une seule condition : ne été aussi éloignée des plages nor- no-tchécoslovaque, a reçu l’ordre pas saluer, d’aucune manière, les mandes. C’est une messe des des nazis de monter le Requiem membres du public, à l’issue de la morts qui s’élève au-dessus de de Verdi. Ce n’est pas sa première représentation. Car les véritables cette forteresse transformée en création à Terezín. Depuis son destinataires de l’œuvre, assuré- ghetto concentrationnaire : le arrivée au camp le 30 novembre ment, n’étaient pas dans la salle. Requiem de Verdi. Ce jour-là, ces 1941, il s’est fait connaître des messieurs de la SS ont en effet détenus et de l’encadrement nazi « Prouver l’imposture » résolu d’achever la visite guidée en donnant, avec des instru- Cette histoire forte est parvenue de leur imposture – un camp ments de fortune, la virevoltante jusqu’à nous grâce au récit qu’en fit « Potemkine » où les juifs vivaient Prodaná nevěsta de Smetana ou en 1963 Josef Bondy – dit Joseph une existence paisible et heureuse encore Les Noces de Figaro de Bor – dans son livre Le Requiem – par un spectacle offert à un aréo- Mozart. À partir de septembre de Terezín, publié quelques mois page insolite composé de repré- 1943, il s’emploie donc à réunir après le procès d’Eichmann à sentants de la Croix-Rouge en mission d’inspection et de nazis “Rafael Schächter, compositeur, pianiste et chef haut-gradés. Eichmann, à la tête de l’entreprise d’extermination d’orchestre roumano-tchécoslovaque, a reçu l’ordre des juifs d’Europe, est venu pour des nazis de monter le Requiem de Verdi.” l’occasion, chargé par Himmler himself de jouer les amphitryons pour idiots utiles et de décorer ses près de 120 choristes et quatre Jérusalem. Envoyé dans le ghet- hommes des hochets du Reich. solistes autour de lui. Il devra to à l’issue de la vague d’arres- reconstituer son ensemble en per- tations organisée en représailles Illusion tragique manence, ses chanteurs et musi- de l’assassinat d’Heydrich par la Cette illusion tragique a débu- ciens étant régulièrement raflés résistance tchèque, il y raconte té plusieurs semaines voire plu- et envoyés à Auschwitz pour être les 18 mois de cette incroyable sieurs mois auparavant pour gazés. Mais l’ambition de l’artiste entreprise, ces répétitions sans rendre le lieu présentable. Un tel n’est pas de répondre au bon plai- cesse bouleversées par le chaos trompe-l’œil ne s’improvise pas. sir des nazis. Ils ne jouent pas dans mais aussi ces controverses avec On a évacué près de 7 500 déte- la même catégorie. Si les nazis les représentants communau- nus qui ne respiraient pas la san- sont parvenus à mystifier les visi- taires juifs, ulcérés que Schäch- té souhaitée pour la mascarade. teurs de la Croix-Rouge, Schäch- ter préfère jouer une œuvre de la On a refait la voirie, aménagé ter, lui, a réussi à empaumer ses liturgie catholique plutôt qu’une des pelouses, planté des rosiers, geôliers en faisant résonner la pièce issue de la culture juive. La fabriqué des boutiques pleines de voix et la vie dans ce mouroir, réponse du chef d’orchestre fut denrées, créé des jardins d’enfants, et en tentant d’anéantir, par la implacable : « Prouver l’impos- ouvert des cafés et des restaurants. musique, le temps d’un concert, ture, l’aberration des notions de Pour le spectacle final dédié au son propre anéantissement. Les sang pur ou impur, de race supé- Requiem, on a vidé l’hôpital de SS pensaient humilier ces détenus rieure ou inférieure, démontrer

96 DDV mars 2021 pera / photo B runo Melegari O pera / photo viv

Représen- cela précisément dans un camp juif celui de Verdi, celui de Schächter, à son retour », confie aujourd’hui tation du par le moyen de la musique. » Et celui de Bor. C’est cette totalité, Vincent Simonet avant de pour- Requiem à si le Requiem de Verdi n’était pas alourdie par les circonstances et suivre : « Pour moi, le Requiem Bastille en une simple messe des morts mais, par l’histoire, qui parvient jusqu’à de Terezín me permettait d’essayer 2013. pour reprendre l’aphorisme du nous. Nous voilà ainsi plongés d’ouvrir cette boîte. La seule trace chef d’orchestre Hans von Bü­lo­w dans ces répétitions de prison- qui remontait de ce passé, c’était le soir de la première donnée le niers qui tentent de s’évader par la le chiffre tatoué sur son bras : 22 mai 1874 à Milan, « un opéra musique et par le chant. C’est dans 93980. » en robe ecclésiastique », avec une le cadre d’un laboratoire de créa- distribution digne de Don Car- tion organisé par Carmelo Agnel- « Une force dramatique los, une musique trempée dans lo à l’université Paris 8 que l’idée, incomparable » les contrastes et des paroles qui embryonnaire, a germé : « Je vou- Au gré des rencontres et pous- élèvent l’expression à l’aide de lais voir quel impact pouvaient sés par cette œuvre dont ils puissants moyens lyriques ? Et si avoir ces mots dans ce contexte- confessent qu’elle les a envoû- le véritable public que Schächter là. Car c’est ce contexte qui trans- tés, Carmelo Agnello et Vincent et ses amis avaient voulu saluer figure le Requiem de Verdi, en Simonet tracent depuis un sil- en ce soir de juin 1944, c’était tant qu’acte perturbateur de la vie lon expérimental. Au Théâtre 13 nous, nous demandant, non pas du camp. » Vincent Simonet, qui puis à Nanterre et à l’Amphi de de pleurer et de les plaindre mais, figure parmi les élèves, n’est pas l’Opéra Bastille en 2013, l’em- pour reprendre la célèbre sup- arrivé là par hasard et son bagage bryon grandit. La forme initiale- plique de Pierre Brossolette, « de était chargé d’une pierre lourde, ment réduite prend de l’ampleur les continuer » ? celle de Jacques, son grand-père, et nombreux sont les artistes, aux avocat de Bayonne, né en 1910, horizons différents, à embarquer À la recherche du Requiem défenseur de républicains espa- dans cette incroyable aventure perdu gnols et engagé dans la Résistance. humaine, à continuer Schächter, C’est sans doute à ces interro- Le 12 juin 1944, quelques jours chacun pour des raisons diffé- gations autant qu’à cet appel avant qu’à l’autre bout de l’Europe rentes, mais tous avec la même que tente de répondre la com- la représentation du Requiem de ferveur. « Ce qui frappe c’est que pagnie vivOpera depuis près de Schächter allait se tenir à Terezín, le Requiem, ce Requiem, ne laisse sept années. Autour de Vincent Jacques Simonet est arrêté par la personne indifférent. Il prend aux Simonet, baryton et directeur , enfermé à la Villa Chagrin tripes. Après nos premières repré- artistique et Carmelo Agnello, avant d’être transféré au fort du Hâ sentations, il nous a fallu plusieurs metteur en scène, un nouvel édi- à Bordeaux et embarqué à bord jours pour nous remettre de l’émo- fice se construit sous nos yeux et du train fantôme qui l’emmène- tion, de la communion partagée permet, enfin, de réunir tous les ra, dans l’errance, jusqu’à Dachau. sur scène », se souvient Vincent Requiem en une seule création : « Mon grand-père a fermé la boîte Simonet avant de livrer : « C’est

DDV mars 2021 97 culture

un nettoyage de nos âmes, parfois de nos mémoires, à chaque fois. À telles enseignes que certains de nos compagnons de route n’ont pas tenu et ont souhaité arrêter. » Jorge Chaminé, musicien, baryton, conseiller musical, président-fon- dateur du Centre européen de musique, est lui aussi de l’aven- ture et raconte, la voix ferme et intense : « Le Requiem de Verdi, c’est une force dramatique incom- parable. C’est le restant de la colère de Dieu. C’est cette colère que les

déportés juifs de Terezín ont vou- T he erezín Foundation lu faire entendre aux nazis. C’est leur jugement dernier qui se jouait vivons une époque où la musique Latour, violoniste, explique cette Schächter devant eux et ils ne le savaient s’est aseptisée et où la personnalité situation paradoxale : « La mort dirigeant le pas. » Le 23 juin 1944, Eichmann, de l’interprète, son cœur, s’est effa- n’est pas le sujet du Requiem. Le Requiem de lui, avait sans doute compris ce cée devant une recherche froide véritable sujet, c’est la vie. C’est une Verdi. Cette renversement. Lorsqu’il apprend et standardisée des œuvres. Nous espérance et une guérison. C’est photo date quelle pièce musicale sera jouée voulons sortir de cela pour redon- pour cela que cette œuvre nous du 23 juin devant lui le soir même, il garde ner de l’épaisseur et de l’humanité comble. » Comme Vincent Simo- 1944, jour de un long silence avant de lâcher à la musique. » Schächter, avec net, ce jeune violoniste est arri- la dernière un rire sardonique, engageant ses instruments de fortune, ses vé dans cette œuvre au gré d’une représenta- toute sa soldatesque à se boyau- violons démontés à la sauvette, recherche de sa propre histoire, tion. ter avec lui pour évacuer l’affront ses partitions reconstituées, ses presque généalogique, celle de dont il venait, sans doute, de artistes éphémères, avait sans son bisaïeul déporté à Auschwitz prendre conscience. D’ailleurs, doute la même préoccupation : depuis Drancy. Sans doute cette Jorge Chaminé nous rappelle que réaliser l’œuvre, coûte que coûte, adhésion très forte à cette œuvre si les nazis avaient très tôt compris en dépit des imperfections et des particulière vient de cet objet non la puissance d’évocation de la béances, considérant que le geste identifié qui naît sous nos yeux : musique et du bénéfice politique artistique, venu du cœur, comptait une messe de Requiem transfor- qu’ils pouvaient en tirer, quitte bien davantage que tout le reste mée en opéra pour figurer les à convoquer le mensonge et la et notamment le conformisme héros de Terezín qui, avant eux, falsification : « Le nazisme, c’est académique nazi. Les artistes qui l’ont interprétée. Il en va de cette un révisionnisme de la musique. participent au projet Rekviem sont œuvre nouvelle « comme d’une Mozart l’homme libre, le cosmo- tous emportés, « imbibés » même tapisserie ancienne », explique polite, l’universel, l’homme de la comme le relève Chaminé, par Jorge Chaminé : « On préfère Flûte enchantée, l’enfant prodige une même jubilation. Guillaume la regarder par l’envers, avec le des Lumières et de l’Autriche éclai- rée de Marie-Thérèse a été repeint par le IIIe Reich en symbole étriqué de la culture germanique. Finale- Pour en savoir plus ment, le seul qui collait avec leur Ce projet est soutenu par Robert Badinter, Roselyne Bachelot, Natalie Dessay, Michael décor, en ne forçant pas trop leur Gruenbaum (survivant de Terezín), le grand rabbin de France Haïm Korsia, Amnon et dessein, c’était Wagner », pour- Avshalom Weinstein (Violins of Hope), Frédéric Mitterrand, Jacques Toubon, Jean Veil suit-il. parmi d’autres personnalités engagées.

Résister La production vivOpera d’1 h 30 est mise en scène par Carmelo Agnello, dans une Rekviem, c’est aussi une autre rela- adaptation du Requiem de Verdi pour 16 chanteurs, tion à l’œuvre qui rejoint le projet 13 musiciens, un comédien et un Violon de l’Espoir. Sa porté par Jorge Chaminé au sein création est prévue pour 2021 ou 2022 en fonction du du Centre européen de musique contexte sanitaire. Un extrait de cette œuvre sera joué en de Bougival : « Il s’agit de rassem- live, à l’invitation de la Licra dans le cadre de la semaine bler la mémoire de la musique, la d’éducation contre le racisme et l’antisémitisme du 21 mars mémoire orale, la mémoire de la 2021. Un documentaire est également en cours de réalisation musique, dans sa totalité », confie- pour présenter et expliquer la démarche. t-il. Avant de préciser : « Nous www.wearerekviem.com

98 DDV mars 2021 détail des coutures et des fils. C’est Busseto », les artistes doivent a d’ailleurs permis d’impulser là qu’on voit le mieux le métier à la fois jouer la musique, avec autour de ce projet un mouve- du tisserand. » Ania Wozniak, leurs voix ou avec leurs instru- ment artistique contre la haine : mezzo-soprano d’origine polo- ments, mais aussi jouer ceux #WeAreRekviem. Il flotte au-des- naise, souligne cet aspect fonda- qui à Terezín se sont accrochés sus des créateurs de Rekviem un teur dans son engagement dans le à cette œuvre pour continuer à intense parfum de vie, de résis- projet : « C’est une œuvre double- vivre. Pour les deux interprètes tance et de liberté qui contamine, ment monumentale : pour ce qu’elle féminines, associées à Vincent par bonheur, tous ceux qui le res- est et pour ce qu’elle dit. » Le constat Simonet dans cette incroyable pirent. C’est cet acte de résistance est partagé par Aurore Quintard, aventure, le message de Schäch- et de liberté qu’ont voulu raviver elle aussi mezzo-soprano : « En ter doit imprimer sa pédagogie dans nos cœurs Carmelo Agnel- arrivant dans nos vies, Rekviem auprès de la jeunesse, auprès des lo, Jorge Chaminé et Vincent nous a placés devant une grande élèves, auprès de ceux qui, en Simonet. Et comme des frères, responsabilité car assurément Ver- tout, sont éloignés de cette his- avançant sur le chemin de leur création, ils pourraient fort bien entonner, en chœur avec ceux “Depuis près de sept années, autour de Vincent Simonet, de 1944, une autre pièce de Ver- baryton et directeur artistique et Carmelo Agnello, di, « l’air de la liberté » de Don Carlos, qui nous invite à nous metteur en scène, un nouvel édifice se construit et élever au-dessus de la condition permet de réunir tous les Requiem en une seule création : humaine : « Dieu, tu semas dans nos âmes. Un rayon des mêmes celui de Verdi, celui de Schächter, celui de Bor.” flammes, Le même amour exalté, L’amour de la liberté ! Dieu, qui di n’est plus le même avant et après toire d’hier et d’ailleurs mais qui de nos cœurs sincères, As fait les Terezín. » peuvent, grâce à la musique et cœurs de deux frères, Accepte notre à cette création, comprendre ce serment ! Nous mourrons en nous L’amour de la liberté qu’elle a d’universel et d’actuel. aimant ! » Le 16 octobre 1944, L’exercice est en effet singulier Elle peut leur permettre, selon quand Schächter fut conduit avec Représen- pour des artistes de la compa- elles, « de leur donner le courage ses camarades d’infortune dans tation du gnie. En nombre réduit, comme d’écrire, de chanter, de créer, de la chambre à gaz d’Auschwitz, Requiem à à Terezín, mutatis mutandis et chanter, de faire des choses qu’ils poussé par la folie criminelle des Bastille en au regard de l’imposant dispo- n’auraient jamais osé faire avant ». antisémites, il ne faut pas douter 2013. sitif imaginé par « le cygne de Cet engagement pédagogique que ces martyrs sont morts en s’aimant. pera / photo B runo Melegari O pera / photo viv

DDV mars 2021 99 cultureculture Appropriation culturelle : un mauvais procès L’anathème d’« appropriation culturelle » est de plus en plus fréquemment jeté sur des artistes, accusés de perpétuer une certaine forme de domination. Une nouvelle censure au nom de l’antiracisme. Dora Staub, journaliste

est un véritable d’une culture dominée par des procès qui est fait membres d’une culture jugée aux créateurs, qu’ils dominante. Cette théorie est uti- soient metteurs en lisée désormais de manière péjo- C’scène de théâtre, plasticiens, rative, pour pointer, dénoncer ce chanteurs, designers, lorsqu’ils qui serait du vol ou de l’exploita- utilisent, empruntent, mettent en tion, là où, il ne s’agit souvent que valeur des attributs d’une culture du croisement des cultures, ou qui n’est pas la leur, et risquent d’une inspiration. Elle est défen- l’incrimination de vol ou de spo- due par des activistes qui utilisent liation. C’est ce qui est arrivé à les réseaux sociaux pour déchaî- la chanteuse Adèle, après avoir ner leur colère et leur volonté d’en publié sur Instagram une pho- découdre. Pour les partisans de la tographie d’elle en hommage au théorie, la politique des quotas a Carnaval de Notting Hill, habillée été insuffisante pour donner plus aux couleurs du drapeau jamaï- de visibilité aux minorités, il faut cain et coiffée de nœuds ban- aller plus loin. Désormais eux tous. Colère des internautes, qui seuls seraient autorisés à parler lui ont reproché de s’approprier en leur nom propre. Au cinéma, il la culture africaine. Pourtant il n’y a que les réalisateurs noirs qui n’y avait derrière cette photogra- seraient autorisés à tourner des phie aucune promotion, aucun films traitant des noirs. Idem pour but commercial. Madonna subi- le théâtre ou les arts plastiques. ra le même sort aux MTV Video

Music Awards, en s’affichant en Au nom de l’antiracisme / U nsplash Winegeart K arsten tenue berbère, lors d’un hom- L’avocat Emmanuel Pierrat, mage à Aretha Franklin. Il serait auteur de Nouvelles morales, nou- même des personnes qu’on ne soup- Les critiques désormais interdit de s’inspirer velles censures (Gallimard, 2018), çonne pas de racisme. » En 2017, de l’appro- d’autres cultures. La liberté d’ex- connait bien cette question, deve- le film Detroit de Kathryn Bige- priation pression, et la création artistique nue son cheval de bataille, sa croi- low se retrouve sur la sellette. Le culturelle se voient ainsi menacées par une sade. Livres, conférences, conseil thème ? Les émeutes raciales de portent véritable dérive de la théorie de en édition, il ne ménage pas ses 1967 dans la capitale du Michi- également l’appropriation culturelle. Dans efforts pour défendre, argumen- gan. Le problème, c’est que la réa- la manière L’Assignation (Grasset, 2018), ter, pointer les dérives du toujours lisatrice est blanche ; qu’elle soit de se vêtir, Tania de Montaigne rappelle qu’à plus, qui sous-tendent désormais une femme et oscarisée ne compte de se coiffer. l’origine, l’expression a été inven- les diktats assénés au nom de l’an- pas pour ses détracteurs. Issue de Ci-dessus, tée en 1976 par l’historien d’art tiracisme. « Il y a une métamor- la bourgeoisie, on estime qu’elle un Allemand canadien Kenneth Coutts-Smith phose du politique » explique-t-il, ne pouvait pas ressentir ce qui se coiffé de pour désigner la façon dont l’art « Barack Obama a fait peindre son jouait dans ce drame racial. Fort dreadlocks, devint, pendant les campagnes portrait par un peintre afro-amé- heureusement, pour faire taire les symboles de napoléoniennes, une « prise de ricain : pourquoi pas si la sélection critiques, la cinéaste s’était entou- la culture guerre ». Ce concept va s’élargir se fait sur le talent. Il l’a fait en rée de conseillers issus de la com- rasta. dans les années 1980, dans les disant “il faut qu’enfin un peintre munauté afro-américaine et d’un universités américaines qui tra- afro-américain peigne le président historien noir. Autre exemple vaillent sur les identités, pour de la République”. La pente est très d’acte de contrition forcée, l’ac- désigner l’utilisation d’éléments dangereuse car elle “contamine”, trice Zoë Saldana a présenté en

100 DDV mars 2021 larmes ses excuses, après avoir « Il faut faire attention », pointe été accusée de blackface pour le Emmanuel Pierrat, « cela crée À lire rôle de la chanteuse Nina Simone, un précédent, il sera plus confor- Emmanuel Pierrat, Nouvelles morales, pour lequel elle avait dû passer table de dire, la prochaine fois on nouvelles censures, Gallimard, 2018, 165 p., 15 €. des heures au maquillage. L’artiste demandera à une femme africaine La culture est attaquée sur tous ses dominico-américaine pensait d’écrire l’histoire. Ce qui serait for- territoires. La liberté d’expression qu’avec sa couleur, elle pouvait midable, c’est de l’accueillir comme subit de sérieux coups de boutoir prétendre au rôle, mais elle a été auteur, pour la diversité du cata- au nom de l’antiracisme, de jugée trop claire pour incarner la logue, et non, que chacun soit assi- l’appropriation culturelle et de diva du jazz. gné à raconter sa propre histoire. » nouvelles censures morales. Qui sont ces activistes qui cherchent à imposer leurs idées ? La liberté de création en Des ateliers « racisés » Quels sont leurs intérêts, leurs limites ? Ce livre est un danger À la Sorbonne, les représenta- précis concret, illustré d’exemples, qui décryptent les Le rôle d’un acteur n’est-il pas tions des Suppliantes d’Eschyle dérives recensées dans les arts plastiques, la littérature, d’incarner un personnage, même ont été annulées sous la pression le cinéma, le patrimoine… Emmanuel Pierrat, avocat s’il est très loin de lui ? Que fait- d’activistes accusant de racisme spécialisé dans le droit de la culture et les affaires de on alors de l’interprétation, de la le travestissement, un procé- censure, nous fait part de son expérience pour saisir toute performance artistique ? Pour les dé traditionnel de la tragédie la mesure du danger. adeptes de l’appropriation cultu- grecque. Les acteurs jouant les relle, on ne peut jouer que ce qu’on Danaïdes avaient le visage peint Caroline Fourest, Génération offensée. est. Aux États-Unis, sous prétexte et portaient des masques cuivrés De la police de la culture à la police de de laisser la place aux minorités, pour évoquer des migrants. Ce la pensée, Grasset, 2020, 158 p., 17 €. un acteur ne peut plus jouer le rôle manque de connaissances histo- Au nom de l’appropriation culturelle, d’un homosexuel, ou d’un handi- riques démontre les limites des ce nouveau blasphème, des minorités capé s’il ne l’est pas lui-même. La antiracistes identitaires ; la confu- offensées, menacent de censurer la tolérance et la liberté d’expression, sion de leurs thèses fragilise leur liberté d’expression et la création sont bien mises à mal par cette action, mais derrière la culture artistique. Les réseaux sociaux, porte- nouvelle forme de ségrégation. qui est leur cheval de Troie, un voix de l’antiracisme identitaire, « La peur des réactions de la com- autre objectif se profile. Emma- amplifient et confortent le sentiment de victimisation munauté afro-américaine va par- nuel Pierrat le confirme : « Il y a de ces communautés. Aux États-Unis, des étudiants fois jusqu’à réviser l’histoire », écrit une remise en cause de la coloni- s’offusquent à la moindre contradiction, considérée Caroline Fourest dans Génération sation, de ce qu’a été l’esclavage, comme une « micro-agression », et exigent des safe offensée (Grasset, 2020). « L’Opéra mais toutes ces notions sont “mal- space pour fuir le débat. La cancel culture, qui sévit dans national de Londres et le Metro- menées” ou “maltraitées”, brandies les universités, va jusqu’à la menace physique et au politan de New York ont banni comme un argument, pour arriver renvoi des professeurs. Cette police de la pensée arrive l’usage du maquillage noir pour à exactement l’inverse de la mixi- en France. Caroline Fourest analyse, met en garde et jouer Othello de Verdi. Des voix se té ou du brassage des populations. propose un autre dialogue. sont même élevées pour exiger que On voit par exemple se mettre le rôle soit interprété par un ténor en place des ateliers “racisés”, à noir… alors qu’Othello est un géné- savoir fermés aux blancs… Nous ral maure, c’est-à-dire arabe. Est- ne sommes plus dans une logique ce l’avenir du théâtre ? Réécrire les de quotas ou de meilleure répar- interprétatif. » Les procès inten- pièces, les personnages et l’Histoire, tition des richesses », précise-t-il. tés contre l’appropriation cultu- par peur d’offenser ? » En France « Nous sommes dans une logique relle soulignent un autre aspect aussi, le concept d’appropriation de politique, qui en devient para- de cet antiracisme d’exclusion, qui culturelle commence à provoquer doxalement ségrégationniste, dont voudrait que la création artistique des remous. L’écrivain Timothée l’objectif est de séparer la société, soit jugée non pas pour sa quali- de Fombelle, auteur de Alma, le la diviser, rendre la culture iden- té et sa singularité, mais à l’aune vent se lève (Gallimard jeunesse, titaire. Ces attaques sont le fait de ses origines raciales. Une tra- 2020), un livre qui relate l’histoire de manipulateurs dangereux, de jectoire dangereuse, qui rappelle de la traite des esclaves racontée militants acharnés qui sont dans l’intolérance des régimes totali- par une petite fille noire, s’est vu des logiques jusqu’aux-boutistes. » taires qui, au nom de l’idéologie, privé de publication par ses édi- Même constat pour Caroline condamnent ce qui a précédé sous teurs anglo-saxons habituels, sous Fourest : « Dans le cas de l’ap- toutes ses formes. Interdire le prétexte qu’il était blanc. Cette propriation culturelle, des écri- métissage et la mixité des cultures, autocensure témoigne de la peur vains, parfois des artistes ou des c’est une nouvelle fois céder à l’in- des éditeurs devant le risque de activistes, jouent de leur statut tolérance, et, de fait, signer la fin polémiques et fait craindre une de minoritaire pour mieux impo- de l’art et obérer l’avenir de la plus grande frilosité à l’avenir. ser leur vision et leur monopole culture européenne.

DDV mars 2021 101 culture Charles Fréger : sous les mascarades, l’humanité une et plurielle Aux quatre coins du monde, Charles Fréger photographie des hommes et des femmes masqués, grimés, déguisés, portant des costumes de carnaval ou de danse. Au-delà de la beauté et la diversité des costumes et des mises en scène, il montre un art populaire plus profond qu’il n’y paraît.

Mikaël Faujour, journaliste

MONTSERRAT MASQUERADER. Montserrat island, territoire britannique d’outre-mer.

DIABLOS. Nuevo Capricho, Guerrero, Mexique.

MAS A ROUKOU. Baie Mahault, Guadeloupe, France.

102 DDV mars 2021 Charles Fréger : sous les mascarades, l’humanité une et plurielle Aux quatre coins du monde, Charles Fréger photographie des hommes et des femmes masqués, grimés, déguisés, portant des costumes de carnaval ou de danse. Au-delà de la beauté et la diversité des costumes et des mises en scène, il montre un art populaire plus profond qu’il n’y paraît.

es masques mons- des traditions afro-descendantes marquent la création de nouvelles Photos : trueux, terrifiants, aux liées à la longue histoire de l’escla- identités. Les affrontements réels © Charles Fréger No further traits difformes et sar- vage. Elles témoignent du syncré- d’avant sont devenus des affronte- use, copy or doniques, aux yeux tisme culturel qui en a découlé, ments symboliques, dans certaines reproduction Dnoirs et menaçants, surmon- entre les cultures africaines, les danses et certains carnavals. » À without written permission. tés de cornes torves ; des têtes cultures indigènes présentes dans rebours du lieu commun fantas- énormes, étranges ; des faces gri- les pays colonisés, et les cultures mant comme « authentique » telle maçantes taillées dans le bois ; des colons important et imposant ou telle tradition dans un pas- des corps grimés, enduits de suie leurs traditions aux populations sé perdu, Charles Fréger avance ou de charbon ; des silhouettes indigènes, africaines et à leurs que « l’idée d’authenticité est un terribles ou grotesques, tantôt descendants. « Mon travail est le leurre ». Mascarades, carna- vêtues de peaux de bête, de végé- fruit d’une interrogation, explique vals, fêtes populaires naissent, taux séchés, de tissus bariolés ou Charles Fréger : qu’est-ce que ces meurent et parfois renaissent, de rubans de papier coloré, et mascarades révèlent aujourd’hui se métissent, s’influencent, se tantôt à demi nues et peinturlu- de ce qui a eu lieu il y a 150, 200, métamorphosent etc. Et, loin de rées… Interminable est la parade 300 ans ? » l’image de pratiques immuables, de masques et de costumes que « conservatrices », « le folklore est documente et met en scène le Archéologie des croyances vivant (…) son existence même est photographe Charles Fréger à En cela, la démarche de Charles fondée sur la mobilité », comme travers le monde. Ses livres et Fréger relève de l’investigation, l’explique Marie-Charlotte Cala- expositions font voir un folk- cherchant la profondeur histo- fat, responsable du département SPY BOY DOW. lore vivant, profus, qui, sous ses rique sous les dehors ludiques des collections et des ressources New Orleans, dehors extravagants, bouffons ou fantasques. « Je m’intéresse documentaires au musée des Louisiane, USA. ou d’une funeste gravité, véhicule aux mascarades pour les récits la mémoire longue de l’histoire historiques et culturels qu’elles populaire. Dans les mascarades véhiculent. Dans Yokainoshima, qu’il documente1, des hommes par exemple, on voit comment la et des femmes jouent, expriment, culture et la religion shintô se sont voire « exorcisent » symbolique- imposées au Japon sur d’autres reli- ment traumatismes du passé et gions plutôt animistes. Comme le peurs archaïques ou célèbrent catholicisme, le shintô s’est appro- les cycles de la nature. Un trip- prié des religions, les intégrant tyque en particulier condense la en les transformant pour asseoir richesse du travail de Charles Fré- un pouvoir. Dans certaines îles, ger, à la fois esthétique et anthro- au Japon, on sent, dans ce qui pologique. La série Wilder Mann est encore dansé, pratiqué, des (depuis 2010) rend compte de la influences qui dépassent la seule représentation des animaux (ours, religion shintô et viennent de chèvres, cerfs...) dans les masca- migrations de Chine, de Corée, du rades rurales de basse montagne à Vietnam, mais aussi des cultures travers l’Europe, avec un héritage européennes importées par les de la culture païenne. Yokaino- marins portugais, allemands, shima (2013-2015) traite de celle hollandais. La migration est la clé des esprits dans les danses et mas- de ces mascarades, qui existent carades japonaises. Enfin, Cimar- parce que des populations se sont ron (2014-2018) montre des frottées les unes aux autres, de mascarades des Amériques et des façon plus ou moins violentes, fai- Caraïbes où sont mises en scène sant coexister des cultures. Elles

DDV mars 2021 103 culture

les origines, les composantes des de créer ensemble pour expri- frictions et affrontements passés », mer une mémoire, partager la explique-t-il d’ailleurs. joie, conjurer les peurs, célébrer le cycle des saisons, affirmer une Fraternité des formes identité... Ces mascarades nous Nombre de masques et de cos- apparaissent mystérieuses, tant tumes du Japon, d’Autriche, de leurs significations nous sont Suisse, du Portugal, du Brésil, rap- radicalement étrangères, intrin- pellent des œuvres d’arts naguère sèques souvent à une commu- dits « premiers » et donnent nauté, à un lieu et à leur histoire. l’étrange impression d’une fra- Mais elles touchent, émeuvent, ternité des formes par-delà les saisissent, éveillant le sentiment frontières. C’est que Charles Fré- fraternel de partager le commun ger donne à voir un art, non pas désir de s’inscrire dans quelque « savant » mais populaire, qui chose de plus haut que la seule vie témoigne d’un universel désir individuelle. C’est ainsi que le tra- de forme et de sens, ainsi que vail de Charles Fréger éveille un du commun besoin des hommes sentiment de fraternité humaniste de se relier à travers les sym- consistant à accepter et peut-être boles, à leur passé, à leur pré- aimer « y compris ce dont le sens sent, aux mystères de l’existence nous est radicalement étranger, et du monde. À l’inverse d’un art irréductiblement autre ». contemporain dont « les œuvres se

refusent à nous, refusent de nous 1. « Il ne faut pas confondre mascarade et carnaval. CABOCLO DE Civilisations de l’Europe et de la donner quoi que ce soit – une émo- Se masquer, ce n’est pas forcément faire le carnaval. “Mascarade” est un terme plus juste, plus large PENA 1, BUMBA- 2 Méditerranée (Mucem) . Charles tion, un contenu, une significa- que “carnaval”, terme générique et insuffisant. Il MEU-BOI. São caractérise mieux ce qu’implique se costumer et se Luís, Maranhão, Fréger montre des créations col- tion », comme l’analysent Baptiste transformer [...]. La mascarade est un rite masqué », Brésil. Charles Fréger, « L’idée d’authenticité est un leurre » lectives où les emprunts sont Morizot et Estelle Zhong Men- (entretien de M. Faujour avec Ch. Fréger pour courants, marquées par des conti- gual3, cet art populaire montre Marianne.net). 2. « Le folklore va-t-il survivre à notre société ? », nuités ou des ruptures histo- une vitalité de l’imaginaire et Mikaël Faujour, Marianne, n°1244, 15-22 janvier 2021. riques. Perpétuelle réinvention, une appétence à symboliser. Les 3. Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art qui cependant réactive sans fin un mascarades manifestent le désir contemporain, Seuil, 2018. patrimoine très enfoui dans l’his- toire et, peut-être, l’inconscient LECHONE. collectif – et qui fait de son tra- Santiago de vail une surprenante archéologie los Caballeros, des croyances et des symboles, République dominicaine. qui montrent la très complexe et mouvante diversité des identités collectives comme une réinven- tion permanente où le présent n’en finit jamais de faire remon- ter le passé. « Parfois, dans des danses, on sent en sous-couche,

Lectures Wilder Mann, the image of the savage, Actes Sud (2012). Yokainoshima, célébration d’un bestiaire nippon, Actes Sud (2016). Cimarron, mascarade et liberté, Actes Sud (2019).

Pour en savoir plus Actualité des expositions sur le site de l’artiste : www.charlesfreger.com

104 DDV mars 2021 pierre dac, l’antiraciste

Franklin Deuil, journaliste

est une superbe rétrospective Pierre Dac (1893- 2021), de nombreux documents peuvent être consultés sur le 1975), de son vrai nom André Isaac, organisée par site Internet du MahJ (www.mahj.org). Le site de France Culture le musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (Hôtel de propose également de nombreuses émissions en podcasts. Celui Saint-Aignan, 71 rue du Temple, 75003 Paris). Plus qui parvint à rejoindre la France Libre en 1943 et qui devint C’de 250 documents d’archives – photographies, films, extraits chroniqueur à Radio-Londres fut aussi un compagnon de route d’émissions télévisées ou radiophoniques – rassemblés pour de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (Lica). Proche retracer les grandes étapes de la vie d’un humoriste extraor- de l’association dès l’avant-guerre, il donna au Droit de Vivre 27 dinairement prolifique. Si la crise sanitaire compromet tem- textes de 1953 à 1959. L’absurde – pas si absurde – au service porairement l’accès à l’exposition (à l’affiche jusqu’au 25 avril de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme… Extraits.

« Et n’oublions pas que le juif est partout, qu’il « C’est une solution bien pratique que s’insinue partout, qu’il s’y incruste et qu’il y reste. celle qui consiste à avoir à sa disposition, Regardez, entre autres, les fours crématoires ; les juifs pour pouvoir les rendre respon- vous me direz que certains qui n’étaient pas juifs sables non seulement de la fatalité mais y sont passés ; mais uniquement pour donner encore de tout, du reste et de tout ce qui le change et pour dérouter l’opinion ; mais, à s’ensuit. (…) Et c’est pourquoi tous les Auschwitz, par exemple, des juifs, rien que antisémites qui continuent des juifs et encore des juifs ; ils ont acca- obstinément à réclamer paré ce séjour à leur unique profit ; la mort des juifs sont, il n’y en a eu que pour eux, exclu- « Le jour où les juifs se verront non seulement de sivement que pour eux, et ils ont dûment et légalement conférer le sinistres crétins,

poussé l’outrecuidance et le goût droit imprescriptible d’être des salauds mais encore de mm ons / w iki m edia co harcourt du bluff jusqu’à ne consentir qu’à comme les autres – comme les autres bien piètres poli- disparaître en fumée, sans laisser salauds, bien entendu – l’antisémi- tiques. » (Mars « - Votre racisme comporte-t-il de trace ! Par mépris de l’huma- tisme sera virtuellement vaincu. » 1953) d’autres formes que le seul antisé- nité, sans doute ! » (Février 1953) (Février 1953) mitisme ? « Je suis contre le Droit de - Bien entendu, puisque je fais du vivre, dans sa forme actuelle, racisme intégral. résolument et stérilement sta- « En vérité, et à dire vrai – n’ayons tique, et sa diffusion qui ne s’opère - Alors vous êtes contre les Noirs ? pas peur des mots – le racisme ne qu’en circuit fermé. En un mot, j’estime - Naturellement. comporte pas qu’une explication, mais que le Droit de vivre ne sert à rien. Est- - Pourquoi ? bien plusieurs dont la multiplicité ne les fait ce à dire que j’en réclame la disparition ? - Parce qu’ils sont noirs ! qu’harmonieusement se compléter pour abou- Bien au contraire. Je suis partisan d’un - En quelque sorte vous êtes contre tir à une évidence telle qu’on peut l’apercevoir Droit de vivre bien vivant, comportant de tous les hommes de couleur ? de chez soi pour peu qu’on se donne la peine nombreuses collaborations et une très - Oui, je suis contre. de regarder par la fenêtre en jetant un regard large diffusion dans le grand public ; je - Vous n’admettez pas de salut pour semi-circulaire tout en se livrant rituellement à désire qu’on puisse le trouver dans tous eux ? quelques mouvements alternatifs de flexion des les kiosques, dans les gares, partout, que - Non, pas de salut aux couleurs ! jambes, avec circumduction du tronc et rotation n’importe qui puisse se le procurer, comme - Bon ; pas d’autres manifestations simultanée de la voûte plantaire avec élonga- on peut le faire pour Rivarol. » (Juin 1953) de racisme ? tion des gencives. Voilà, n’est-il point vrai, qui - Si, je suis également anti-rouille, donne déjà une valable explication du racisme. » anti-mite, anti-moine et anti-cyclone. (Décembre 1955) - Raciste complet, en quelque sorte ? « Il n’existe pas de juifs innocents et si, d’aventure, il arrive qu’ils le soient réellement, ils sont coupables de l’être, pour la bonne - Voilà. et juste raison qu’un juif innocent est un coupable en puissance qui n’a pas - Mais, dites-moi, êtes-vous contre la le droit de ne pas l’être, puisque son innocence est une preuve flagrante de connerie congénitale ? sa culpabilité. » (Avril 1953) - Absolument pas ; j’ai trop le res- pect de moi-même et de ceux qui pensent comme moi pour sombrer dans pareille déviation ! » (Mai 1953)

DDV mars 2021 105 culture Shoah et esclavage : pourquoi et comment transmettre ces passés tragiques ? Pour en parler, entretien croisé entre Élisabeth Landi, professeur en classes préparatoires aux grandes écoles à Fort-de-France et vice-présidente du conseil d’administration de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), et Iannis Roder, professeur d’histoire dans un collège en Seine-Saint-Denis et responsable des formations au Mémorial de la Shoah.

Propos recueillis par Benoît Drouot, agrégé d’histoire-géographie

DDV : Quand et pourquoi la Shoah accepter que les « vieilles colonies » ont Il reste aussi à faire comprendre que cette apparaît-elle dans les programmes pleinement participé à l’histoire et à la histoire a concerné la France, mais aussi scolaires ? construction de la République, mais l’Europe et l’Afrique. Un système global, Iannis Roder : La Shoah apparaît vrai- aussi que leur histoire ne se réduit pas transatlantique, s’est mis en place qui ment dans les programmes en 1989. à l’esclavage. pèse encore sur les sociétés aujourd’hui. Dans le contexte d’une montée inquié- Il faut faire comprendre cette réalité dans tante du Front national, la réactivation Et avant la loi Taubira ? toute sa complexité pour créer du sens, de cette mémoire traumatique devait É.L : Dans les territoires antillais, des pas de la repentance ni de la culpabi- aussi immuniser la jeunesse contre le professeurs militants allaient au-delà lisation. danger des idées d’extrême droite. La des programmes. Leur motivation n’était double dimension mémorielle (se souve- pas vraiment mémorielle ; ils voulaient N’est-il pas souhaitable que des nir) et morale (« plus jamais ça ») fut pri- surtout transmettre un savoir. C’est ainsi personnages comme Toussaint vilégiée. Au détriment d’une approche qu’au lycée, j’ai eu moi-même la chance Louverture ou Louis Delgrès soient historique et politique. d’étudier en détail l’esclavage. présentés comme des figures à part entière de la Révolution française ? Il s’agit donc alors de « dire » la Qu’en est-il, selon vous, des É.L. : Tout à fait. La proclamation anties- Shoah, plus que de l’expliquer ? nouveaux programmes de 2019 ? clavagiste du 10 mai 1802 de Delgrès, I.R. : Oui. Dire, plus que faire réfléchir É.L : Ils maintiennent des adaptations métis de la Martinique, et la constitution et faire comprendre les processus his- locales et une différence entre les filières de Saint-Domingue du 3 juillet 1801 de toriques qui font de la Shoah un événe- ment politique à part entière. C’est ce qui manque au départ. “La double dimension mémorielle (se souvenir) et morale (« plus jamais ça ») fut privilégiée pour la L’esclavage occupe une place renouvelée dans les programmes Shoah, au détriment d’une approche historique et depuis plusieurs années comme le souligne une note récente politique.” Iannis Roder de la FME. Sont-ce aussi des considérations mémorielles qui générale et professionnelle au lycée, Louverture devraient figurer parmi les présidèrent à ce renouvellement ? laissant entendre que les élèves de cette textes fondamentaux à connaître. Ces Élisabeth Landi : L’esclavage fut long- dernière seraient davantage concernés ! personnages et ces textes devraient faire temps traité de manière superficielle et De plus, le point de vue reste large- partie d’une histoire commune partagée partielle. Le moment de rupture est la ment métropolitain. En filière géné- par tous les élèves quels que soient les loi Taubira du 10 mai 2001 qui indique rale les événements révolutionnaires de territoires et les filières. que « les programmes scolaires (…) accor- Saint-Domingue ne figurent pas au pro- deront à la traite négrière et à l’esclavage gramme, ni la révolution des esclaves en I.R. : Je voudrais réagir au sujet de la place conséquente qu’ils méritent ». août 1791, ni la proclamation de l’aboli- l’adaptation des programmes selon Deux différences majeures avec la Shoah tion de l’esclavage le 29 août 1793, plu- les lieux et les filières. D’un côté on doivent cependant être signalées. La pre- sieurs mois avant que la Convention n’en conféra dans les années 1990 à l’ensei- mière tient dans l’absence de témoins. La élargisse la portée à l’ensemble des colo- gnement de la Shoah une dimension seconde réside dans l’existence de deux nies le 4 février 1794. Les programmes universelle, et d’un autre côté l’histoire programmes sur l’esclavage : un pour la n’ouvrent pas assez sur la construction de l’esclavage donne lieu à des adapta- France hexagonale et des programmes de sociétés fondées sur les hiérarchies tions locales. L’histoire de l’esclavage adaptés pour les anciennes colonies. et les discriminations raciales dont les devrait également être pensée dans sa Comme si cette histoire n’intéressait pas conséquences sont encore très présentes dimension universelle. Il manque de la la nation tout entière… Il faut pourtant aujourd’hui dans les territoires antillais. part des décideurs, souvent prisonniers

106 DDV mars 2021 Shoah et esclavage : pourquoi et comment transmettre ces passés tragiques ? Pour en parler, entretien croisé entre Élisabeth Landi, professeur en classes préparatoires aux grandes écoles à Fort-de-France et vice-présidente du conseil d’administration de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), et Iannis Roder, professeur d’histoire dans un collège en Seine-Saint-Denis et responsable des formations au Mémorial de la Shoah.

de représentations, une profondeur de réflexion sur ces questions ; trop souvent le réflexe est de répondre d’abord à des demandes sociales particulières. Toute- fois, les choses changent dans le bon sens grâce à la recherche et au militantisme de certains associations. Je pense à mes amis du CM98 [Comité Marche du 23 mai 1998 qui œuvre à faire connaître l’histoire et la mémoire de l’esclavage].

É.L : Les combats de certaines associa- tions, de municipalités, de militants politiques et syndicaux permettent en effet d’avancer, par exemple pour mieux prendre en compte les combats des abo- Iannis Roder élisabeth Landi

litionnistes et des esclaves eux-mêmes, O dile Jacob dr afin de complexifier une présentation encore trop souvent simpliste et binaire. les initiatives. En revanche, les pro- Les enseignants ont consenti un Le rôle des jeunes générations issues de grammes, dans leur formulation, ont important effort d’autoformation, la migration aussi est essentiel. Leurs peu évolué, invitant les enseignants à conscients de l’importance du sujet. parents et grands-parents cherchaient partir des pratiques nazies. Au Mémo- I.R. : C’est exact. Mais le besoin de for- d’abord à survivre, trouver du travail et rial de la Shoah on privilégie l’entrée mation a aussi répondu à une nécessi- un logement. Les enfants et petits-en- par l’idéologie des bourreaux afin de té quand les professeurs se sont trouvés fants, eux, posent le problème de la montrer les dynamiques et les proces- face à des difficultés pour transmettre mémoire et de l’histoire. Les freins ont sus, tributaires de visions particulières cette histoire dans certains territoires aussi existé dans le monde universitaire. du monde. En formant des milliers de et dans certaines classes. Les profes- Quand je faisais mes études dans les professeurs, on a contribué à faire évo- seurs ont eu alors besoin de consoli- années 1980, une thèse sur l’esclavage luer la manière d’enseigner. Désormais, der leurs connaissances et de disposer ne permettait pas d’obtenir un poste à on fait plus de leçons d’histoire et moins d’outils pédagogiques. Plusieurs facteurs l’université. Il n’y avait ni revue ni lieu de de leçons de morale. On fait attention à ont donc convergé pour faire évoluer recherche autour de ce sujet. Mais depuis ce que l’émotion ne fasse pas barrage à les pratiques. une vingtaine d’années la connaissance la réflexion. La pédagogie par projet s’est a fait d’importants progrès. aussi beaucoup développée. Est-ce que sur l’esclavage aussi l’intérêt des professeurs est Et sur la Shoah ? Des progrès ont-ils C’est donc par les enseignants que croissant ? été accomplis en ce qui concerne les choses ont changé, plus que par É.L. : Si j’en crois le succès de la table son enseignement ? les programmes… ronde organisée par la FME autour du I.R. : Oui, la Shoah est mieux abordée. I.R. : Oui. Les programmes ont cepen- Code noir lors des Rendez-vous de l’his- Les avancées doivent beaucoup au tra- dant intégré quelques avancées. Il n’y est toire de Blois en octobre dernier, je crois vail de formation des enseignants réa- plus question du génocide des juifs et qu’il y a une forte demande des profes- lisé par le Mémorial de la Shoah mené des Tziganes. Ces deux génocides sont seurs. C’est un axe prioritaire de la FME dans le cadre d’un partenariat étroit maintenant distingués. Ce qui est indis- car c’est en partie les enseignants qui avec l’Éducation nationale. Ce qui ne pensable pour faire comprendre que ces font évoluer la manière d’appréhender peut qu’encourager la Fondation pour deux populations occupaient une place la question de l’esclavage. Comme Ian- la mémoire de l’esclavage à multiplier différente dans l’imaginaire des nazis. nis Roder, je pense que les changements

DDV mars 2021 107 culture

Ne se heurte-t-on pas à des disciplines comme la littérature ou la “Il faut historiciser programmes qui demeurent philosophie. structurés par des découpages ces questions pour chronologiques figés qui limitent les I.R. : Le temps dont disposent les profes- sortir de la dimension approches transversales ? seurs pour traiter ces sujets est un obs- É.L. : De fait, le découpage actuel des pro- tacle certain. Si on espère corriger les mémorielle et grammes ne permet pas une étude glo- représentations, la Shoah et l’esclavage victimaire.” bale et sur le temps long, du Moyen Âge ne peuvent être survolés. On ne peut pas, au XXe siècle, des traites négrières. Mais par exemple, expliquer sérieusement le Élisabeth Landi c’est sans doute une réflexion à creuser. nazisme en une heure. Il est indispen- sable de prendre le temps de faire pro- I.R. : Il faut se poser la question essen- duire et réfléchir les élèves. C’est un défi. viennent par les pratiques et la forma- tielle de l’objectif de ces enseignements. tion, mais aussi par la vulgarisation de Il n’est ni de faire pleurer sur le sort des É.L. : Et il est nécessaire de sortir de l’idée qualité. Du côté des décideurs, il faut victimes ni de mettre en compétition que l’accumulation fait la connaissance cesser de considérer que l’esclavage est les souffrances qui se valent toutes. Les et produit du sens. un sujet qui ne concernerait que certains crimes, en revanche, sont de natures dif- publics scolaires et certains territoires. férentes. Que veut-on, dès lors, univer- On avait aussi cru, au début des saliser ? Dans le cas de la Shoah c’est en années 1990, que la connaissance De quel ordre sont les résistances interrogeant le processus génocidaire de la Shoah ferait reculer sur l’histoire de l’esclavage ? que la dimension universelle apparaît. Ce l’antisémitisme. Mais les choses É.L. : Elles ne sont pas du même ordre qui n’implique pas qu’il faudrait déjudaï- n’ont pas fonctionné de manière aussi que sur la Shoah. Au sujet de l’esclavage ser le crime. C’est une erreur de penser mécanique… demeure l’idée d’une histoire qui s’est que l’universalisation passera par l’effa- I.R. : Si la Shoah a d’abord été inscrite déroulée loin de la métropole, et qui ne cement de l’identité des victimes. Car dans les programmes pour, entre autres la concerne pas réellement. En outre, les comprendre la Shoah questionne cette choses, lutter contre la montée de l’ex- colons antillais eurent, durant la Révolu- identité. Non pas dans une perspective trême droite, cet enseignement a vite tion française, des velléités autonomistes. émotionnelle, mais dans une démarche été brandi comme outil de lutte contre En se ralliant à la Grande-Bretagne, les historique. La Shoah doit être inscrite la haine et l’antisémitisme. Concomitam- colons martiniquais empêchent que soit dans la longue histoire de l’antisémitisme ment à l’affirmation de la mémoire de la appliquée l’abolition de l’esclavage. Les en Europe qui se poursuit après 1945 et Shoah dans les champs public, politique programmes entérinent l’idée de deux dont elle est un moment paroxystique. et culturel, se multiplient à partir des histoires, celle de la métropole et celle des Il ne s’agit pas de verser dans une lec- années 2000 les manifestations d’hos- colonies esclavagistes, qui ne se confon- ture téléologique, mais la Shoah ne peut tilité contre cet enseignement et parfois draient pas. être comprise si on l’isole d’une histoire contre les juifs. Le phénomène est ponc- longue. Il faut réfléchir au génocide tuel et localisé, mais réel. On réalise alors I.R. : Cette vision est d’autant plus dange- comme processus historique et politique que cet enseignement contribue parfois reuse que notre société est travaillée par en expliquant pourquoi les juifs furent à exacerber l’antisémitisme. Les juifs se des replis identitaires. D’où la nécessité la cible. Il importe que les élèves com- voient accuser de monopoliser l’atten- de transmettre la part d’universel de la prennent comment un génocide se met tion au détriment d’autres mémoires. Shoah et de l’esclavage. C’est l’humanité en place tout en se méfiant des modéli- On prend conscience qu’aborder cette qui est en cause dans ces deux faits. C’est sations excessives. Comparer les diffé- histoire par l’émotion et les souffrances un vrai défi de faire passer cela. rents génocides en les inscrivant dans la peut provoquer le rejet. C’est à partir de modernité du XXe siècle est nécessaire, ce constat que j’ai décidé d’aborder la Pour donner une portée plus mais toujours en contextualisant les question différemment, avec mes élèves universelle, ne faudrait-il pas, dans diverses situations pour mieux les sin- et dans les formations au Mémorial de le cas de l’esclavage, élargir son gulariser. Ce ne sont pas les souffrances la Shoah. étude dans le temps, au-delà de qui doivent être comparées, mais bien la seule traite atlantique, et dans les crimes. Est-ce que l’histoire de l’esclavage l’espace ? peut être un levier de lutte contre le É.L. : Sans doute. D’autant que les diffé- É.L. : La difficulté d’une démarche com- racisme ? rentes traites sur et à partir du continent parative est qu’elle nécessite une solide É.L. : Vue de Martinique, la légitimité de africain ont fini par se combiner. Une culture de la part des élèves. C’est donc cet enseignement réside plutôt d’abord autre piste pourrait consister à étudier un exercice délicat. D’autant que dans le dans un besoin de reconnaissance de les différents modèles de plantation, en secondaire les professeurs manquent de populations qui se sentent marginalisées. comparant celui des Antilles et celui temps. Comment donner du sens à des Mais il est vrai que cette histoire est un des États-Unis, qui ont débouché sur événements aussi complexes en quelques levier pour déconstruire notre société des sociétés différentes puisqu’il n’y eut heures ? Une possibilité consiste à multi- raciste et racialisée. Dans la législation pas de ségrégation légale aux Antilles. plier les réflexions parallèles avec d’autres qui s’élabore au XVIIIe siècle les blancs

108 DDV mars 2021 sont libres, pas les noirs. Dans les socié- En Martinique, la République a quand tés antillaises la question du racisme même un passif. En 1870 le premier La Fondation pour la est complexifiée par le « colorisme » acte de la Troisième République fut une mémoire de l’esclavage [désigne les nuances des couleurs de répression sanglante contre une insur- En 2019 la FME a succédé au peau référées à des perceptions sociales rection pour plus de justice. Le chemin Comité national pour la mémoire hiérarchisantes] qui marque encore est encore long pour que la République et l’histoire de l’esclavage (CNMHE) la vie quotidienne. L’histoire permet devienne réellement synonyme d’égalité né de la loi Taubira du 10 mai 2001, d’expliquer que la racialisation fut une et de fraternité. L’espoir peut venir des résultante elle-même d’un combat construction pour justifier l’esclavage. nouvelles générations de dirigeants, plus de plusieurs décennies pour que Comprendre peut apaiser, au moins décomplexés sur ces sujets. L’expérience soient davantage prises en compte dans la classe. La problématique raciste de cet entretien croisé, non seulement la mémoire et l’histoire des esclaves ne se pose donc pas exactement dans les sur la Shoah et l’esclavage, mais aussi de et de leurs descendants. Présidée par mêmes termes qu’en métropole. part et d’autre de l’Atlantique, est égale- l’ancien Premier ministre socialiste ment de bon augure. Le regard gagne en Jean-Marc Ayrault, la FME travaille I.R. : L’histoire de la Shoah et de l’escla- profondeur. Le travail engagé par la FME à faire avancer la connaissance sur vage doit surtout faire comprendre que est aussi porteur d’espoir. la traite, l’esclavage et les combats la démocratie est un rempart contre les pour leurs abolitions afin de faire violences à des fins d’effacement d’une Que répondez-vous aux polémiques émerger un récit national partagé. population ou d’exploitation mercantile. qui ont surgi au sujet du profil de Elle promeut les héritages issus de Ces deux histoires tragiques ont corres- celles et ceux qui sont à la tête de l’esclavage colonial et lutte contre pondu à des systèmes politiques non ou cette fondation, qui ne seraient pas les discriminations, le racisme et les proto-démocratiques. La démocratie, en suffisamment en phase avec sa préjugés. assurant l’égalité en droit et en dignité, mission ? doit nous préserver de ces paroxysmes. É.L. : Ces critiques font fausse route. Louis Delgrès et Toussaint En ce sens, ces enseignements parti- Fanonienne, je refuse d’être esclave de Louverture, figures de la cipent de la construction d’une socié- la souffrance de mes pairs. On ne peut Révolution française té apaisée. pas universaliser par l’enfermement. Né « libre de couleur », Louis Delgrès Jean-Marc Ayrault, qui prend des posi- (1766-1802) devient colonel dans À condition de traiter ces sujets sans tions audacieuses, et la FME ont d’ores l’armée républicaine. Il livre son tabou… et déjà lancé de nombreux projets. La dernier combat en mai 1802 en I.R. : Exactement ! Notre République n’est directrice, Dominique Taffin, a dirigé Guadeloupe contre les troupes de pas parfaite, mais elle n’est pas celle d’hier les Archives de la Martinique de 2000 Bonaparte venues rétablir l’esclavage, et elle s’améliore. Parce qu’elle est plus à 2019. Des partenariats ont été établis aboli par la Convention en 1794. « La solide, elle doit accepter de parler de tout. avec des musées comme le Louvre ou résistance à l’oppression est un droit celui du Quai Branly. naturel », écrit-il dans la déclaration É.L. : La République a levé des voiles « À l’univers entier », qu’il rend depuis l’alternance socialiste de 1981. I.R. : Je pense, comme Élisabeth Landi, publique le 10 mai. Le 28, acculés à la Des paroles et des actes ont été posés ; que l’on a intérêt à multiplier les regards défaite et inspirés par la formule des maintenant il faut infuser dans les ima- croisés sur ces histoires, au niveau Jacobins, « vivre libre ou mourir », ginaires. Il faut historiciser ces questions pédagogique, mais aussi institutionnel. ses hommes et lui jugent le suicide pour sortir de la dimension mémo- En bâtissant des ponts, on fera preuve collectif préférable à « une mort lente rielle et victimaire. L’école est un lieu de d’exemplarité pour, non pas coexister, dans les cachots ». réflexion, mais elle n’y arrivera pas seule. mais construire ensemble. Esclave affranchi, Toussaint Louverture (1743-1803) fut aussi Buste de Louis Delgrès officier de l’armée républicaine. Élevé situé à Matouba en au grade de général de brigade en Guadeloupe. 1795, il se rend maître de l’île de Saint- Domingue, menacée par les Espagnols et les Anglais. La constitution qu’il fait rédiger en 1801, par laquelle il s’autoproclame gouverneur de l’île à vie, arrête qu’« il ne peut exister d’esclaves sur ce territoire » et que « tous les hommes y naissent, vivent o mm ons et meurent libres et Français ». Capturé en 1802 par l’armée de Bonaparte, il est déporté au Fort de Joux (Jura) où il meurt en 1803. / Wiki m edia C LPLT

DDV mars 2021 109 culture Quel regard Israël porte-t-il sur l’antisémitisme en France ? débats d’ailleurs Au cœur de La France a été et est toujours la cible du terrorisme islamiste, poussant de nombreux Français juifs à faire leur Alyah. Cette immigration en provenance l’actualité, au-delà de France est loin de laisser la société israélienne indifférente. Analyse. des frontières… Sarah Fainberg, politologue de l’université de Tel-Aviv

epuis 2012, la Licra e suis Charlie, Je suis juif, Je suis Israé- de quelques sondages, une perception sur s’est dotée d’un think « lien, Je suis Français. » En ce matin la question de l’antisémitisme en France, D tank dont les travaux du 13 janvier 2015, ce sont ces mots ce chiffre dégage néanmoins une tendance permettent de produire une que l’on aperçoit sur une pancarte claire. L’antisémitisme en diaspora est géné- réflexion documentée et de Jhissée en face du cimetière du mont du ralement perçu – avec des nuances de ton ou contribuer à un débat global, Repos à Jérusalem. La foule est présente de degré d’alarmisme de gauche à droite de en son sein mais aussi dans pour rendre hommage aux quatre victimes l’échiquier politique – à travers un narratif d’autres enceintes nationales juives de l’Hyper Cacher : Yohan Cohen, sioniste classique : les nations ne sauraient et internationales. Pour par- Yohav Hattab, Philippe Braham et François­- assurer la sécurité des juifs de diaspora venir à ces objectifs, le Cercle Michel Saada. Aucun d’entre eux ne détenait dont l’unique voie de salut serait l’Alyah. sollicite les meilleurs experts, la nationalité israélienne ; pourtant la presse Le regard d’Israël sur le destin des juifs et chercheurs et universitaires. israélienne couvrira leur ultime voyage la résurgence de l’antisémitisme en France Ils débattent librement, pre- comme s’il s’agissait d’un deuil national. est en réalité introspectif, indissociable du nant en compte l’état réel Dans le cortège, on distingue le visage de modèle sur lequel s’est construit l’État juif. du monde, ils analysent et Ségolène Royal, alors ministre de l’Écologie La « question juive française » est devenue décryptent des thématiques et dépêchée pour représenter la France. Or, une « passion israélienne » au sens où ce qui dans leur transversalité ; ce matin-là, aux yeux d’Israël, leur histoire se joue au sein de la plus grande diaspora ils produisent des publica- n’est déjà plus française. Leurs noms seront d’Europe touche au cœur de ce que l’État tions (notes et entretiens) aussitôt intégrés à la liste israélienne des d’Israël a voulu et aspire à être : un refuge et des vidéos en lien avec victimes de guerre et d’attentats terroristes, pour les juifs en danger et vivant au sein de les multiples débats d’ac- dont le souvenir percera le ciel à travers les nations qui n’ont pas su ou ne sauront les tualité qui concernent la sirènes du « Jour du Souvenir » quelques protéger. Ainsi, pour 52 % des Israéliens, Licra. Outre le site du Cercle mois plus tard. La douleur de la plus grande il vaut mieux que les Français juifs aillent (www.lecercledelalicra.org) communauté juive d’Europe ne saurait être vivre en Israël. Scellant par-là le destin des grâce auquel le public peut étrangère à l’État juif. Non seulement parce citoyens français d’origine juive, Israël assoit accéder à ces travaux, il est que les trajectoires individuelles et familiales une attractivité déjà considérable chez la désormais proposé aux lec- croisées tissent un essaim de liens entre communauté juive française et s’inscrit à teurs du DDV une rubrique Israël et la France, mais aussi en vertu du rebours de la réponse des Français non-juifs dédiée à ses productions, soutien chaleureux et constant des Français contre l’antisémitisme (57 % de ces derniers avec une particularité : s’in- juifs à l’égard d’Israël, témoignant tous deux estimant qu’il vaut mieux que les Français terroger sur ce qui se passe d’une israélisation du judaïsme1. Du meurtre juifs restent en France). Si les résultats de au-delà de nos frontières. d’Ilan Halimi à celui de Mireille Knoll, de ce sondage n’étonnent pas, ils révèlent un Toulouse à l’Hyper Cacher, quel regard aspect inattendu de l’inquiétude pour les Martine Benayoun, l’État Israël porte-t-il sur l’antisémitisme en Français juifs : celle-ci est en effet vivace vice-présidente de la Licra, France ? S’identifiant spontanément à l’ex- parmi les Arabes israéliens lesquels seraient présidente-fondatrice du périence du terrorisme et réitérant sa raison 32 % à considérer que les juifs ne sont pas en Cercle-Réfléchir les Droits de d’être – une terre d’accueil pour les juifs du sécurité en France. Il y a là un phénomène l’Homme – think tank de la Licra monde entier – Israël observe d’un œil atten- fascinant d’alignement des Arabes israéliens tif, vigilant et parfois intéressé, la montée de avec l’ensemble du pays, témoignant, à mon l’antisémitisme en France. sens, d’une israélisation certes tendue, mais continue, de leur communauté. Néanmoins, L’antisémitisme en France, une et la nuance est de taille, les Arabes israéliens « passion israélienne » estiment que la responsabilité des Français D’après un sondage Ifop publié en janvier d’origine arabo-musulmane dans la mon- 20202, 60 % des Israéliens estimeraient que tée de l’antisémitisme en France est minime les Français juifs ne sont pas en sécurité en (5 %) alors que les principaux responsables Lien vers le site du Cercle de la Licra. France. S’il serait cavalier d’évaluer, à partir seraient l’extrême droite et l’extrême gauche.

110 DDV mars 2021 Quel regard Israël porte-t-il sur l’antisémitisme en France ? La France a été et est toujours la cible du terrorisme islamiste, poussant de nombreux Français juifs à faire leur Alyah. Cette immigration en provenance de France est loin de laisser la société israélienne indifférente. Analyse. dr Sarah Fainberg

Le drame antisémite n’est plus lu à travers un prisme menaces européennes de sanction à l’encontre de Jéru- sioniste ou néo-conservateur dans un contexte « d’is- salem ? À travers la France et la crise de son modèle lamisation de l’Europe », mais au regard des travers d’intégration et de laïcité, sa fébrilité face au terro- idéologiques et des crimes de la vieille Europe anti- risme islamiste et sa difficile conciliation du principe sémite et coloniale. démocratique avec le combat anti-terroriste, Israël se Qu’en est-il de la couverture médiatique israélienne regarde en miroir et se rassure pour asseoir sa jeune des événements en France ? Si la presse de gauche souveraineté politique au regard des défis identitaires, se veut moins culturaliste et déterministe dans son politiques et sécuritaires qu’il doit affronter. Avec plus approche, les journaux de droite insistent sur le carac- de 10 % de la population juive française ayant émigré tère inéluctable de l’Alyah des Français juifs, mêlant en Israël depuis la création de l’État en 1948, la France un narratif sioniste de « rassemblement des exilés » est devenue le premier pays occidental d’émigration à une constellation de thèses relevant peu ou prou du vers l’État hébreu. Au plus néo-conservatisme. L’accent est moins mis sur la mon- fort des attentats antisémites, “Vu de Jérusalem, tée de l’extrême droite (on constate même une certaine entre 2012 et 2015, ils auront tolérance à son égard) que sur le « problème musul- été 27 000 Français juifs à la résurgence de man » en France, le nouvel ordre démographique et effectuer l’Alyah et quelques l’antisémitisme procède la pénétration et prolifération de l’islamisme radical. milliers d’autres à rejoindre différents horizons, de Mon- d’une nouvelle “question De la « question juive » à la « question tréal à New York et Miami française”, celle d’un État française » en passant par Londres. Pour Vu de Jérusalem, la résurgence de l’antisémitisme les récents franco-israéliens qui a ouvert la porte à procède d’une nouvelle « question française », celle en prise parfois au doute, la toutes les revendications d’un État qui contrairement à Israël a ouvert la porte à violence antisémite de leur toutes les revendications souveraines ou idéologiques pays d’origine et le « déclin souveraines ou extérieures et a agi trop prudemment, trop « démocra- français » rappellent les rai- idéologiques tiquement » face au terrorisme islamiste. Israël lit aussi sons de leur Alyah lorsque la situation en France à partir de ses propres question- le quotidien en Israël se fait extérieures et a agi trop nements et inquiétudes alors qu’il lutte pour asseoir rude. La perception se décline prudemment face au son identité comme État juif et démocratique. La sur les réseaux sociaux de montée du fondamentaliste religieux aux côtés d’une la WebSphere franco-israé- terrorisme islamiste.” crise politique (et désormais sanitaire et économique) lienne, où le racisme anti- profonde constitueront-ils un repoussoir pour les juifs arabe s’exprime fréquemment dans une hostilité égale de diaspora ? Dans son combat contre le terrorisme, à l’égard des Français de confession musulmane et Israël restera-t-il seul parmi les nations ou pourra-t-il des Palestiniens, faisant parfois des franco-israéliens faire front avec d’autres cibles du terrorisme islamiste des vecteurs malgré eux de la libération de la parole 1. Yossi Shain & telles que la France et voir son modèle de lutte anti-ter- raciste en Israël, un effet secondaire de la « question Sarah Fainberg, roriste et sa définition du terrorisme acceptés par ses française ». Sur les juifs en France se posent ainsi deux « The Israelization of Judaism and the Jews alliés ? Le modèle d’intégration des Arabes israéliens regards concurrents, l’israélien et le français, chacun of France », Jewish Review of Books, – les journalistes israéliens ne manquant pas de noter revendiquant cette population comme faisant par- automne 2015. une certaine similitude entre la France et Israël dans tie intégrante de son histoire et surtout de son récit 2. Ifop, « Le regard des Israéliens la proportion de leur minorité arabe ou musulmane national. Sur fond de montée de l’antisémitisme en sur l’action du gouvernement – est-il suffisamment robuste pour assurer la péren- France et au regard des défis politiques, sécuritaires français dans le nité d’un État-nation juif et démocratique ? Enfin et éthiques de l’État d’Israël, les Français juifs, leurs conflit israélo- palestinien et dans la France, qui a goûté au boycott des États arabes et inquiétudes et leur choix (de rester ou de partir) la lutte contre l’antisémitisme en de la Turquie à la suite de la décapitation de Samuel posent à leurs deux « maisons » que sont la France et France. Rapport Paty, luttera-t-elle davantage contre le mouvement Israël une question existentielle : pourquoi la France ? d’étude pour i24 et Elnet », 17 janvier BDS (Boycott désinvestissement et sanction) et les Pourquoi Israël ? 2020.

DDV mars 2021 111 Carte blanche Mille chemins vers un seul drapeau Rachel Khan, auteure et comédienne

n le voit souvent sur les frontons des écoles ou des mairies… mais on en parle rarement. Il est bran- di avec fierté dans les stades en soutien à nos ath- lètes, mais, en dehors du sport, étrangement, notre Oemblème, notre drapeau, serait presque une honte, un mono- pole concédé aux partis extrêmes. Contrairement à d’autres pays, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, ses couleurs ne sont pas totalement assumées. Pourtant, c’est bien lui, et dans son prolongement notre devise et notre hymne, qui sont les meilleurs remparts contre ce phénomène qu’est la cancel culture. Importée des États-Unis, elle représente un soft power redoutable contre nos valeurs les plus essentielles. La cancel culture que l’on pourrait traduire par « culture de l’élimina- tion » est devenue une vraie menace, via les réseaux sociaux,

contre la démocratie, la liberté, l’égalité, la fraternité et la jus- o mf reak / P ixabay tice. Sa logique est simple, il s’agit d’une obligation d’adhérer C à 100 % à l’opinion de la « bien-pensance », sous peine d’être pas d’accord sur tout, mais sur l’essentiel. Ils sont majeurs car l’objet d’attaques redoutables et d’être taxé de complicité avec eux seuls ont une portée symbolique sur trois plans : collectif, les pires atrocités de l’Histoire, quand bien même il s’agirait de individuel et intime. les dénoncer au moyen d’un argumentaire construit. Collectif, car se regrouper derrière le même drapeau maté- rialise la puissance de notre fraternité que nous avons chaque « Cancel culture » jour à tisser. Nous, qui avons tant de fois été divisés par les tra- La cancel culture n’oblige pas seulement à se taire, elle fait pire. gédies de l’histoire, nous pouvons, grâce à nos couleurs, res- Elle oblige à se positionner dans le sens du « bien ». Cette phi- sentir dans notre chair à réparer, la force de vie lorsque nous losophie de bonne vertu a comme moteur le jugement d’un tri- nous regroupons. bunal populaire, qui officie notamment sur les réseaux sociaux. Individuel, car ils offrent cette fierté qui fait de nous des êtres Tout discours nuancé est suspect, faire entendre sa propre capables de nous détacher du collectif, d’avoir un nom qui parole devient impossible. On rêve de nouveaux espaces de puisse s’exprimer en toute liberté. Ils nous parlent à chacun, dialogue où la pensée ne se limiterait pas à des tweets ou des ce qui rompt profondément avec l’idée de « troupeau » dont non-dits… Les valeurs républicaines et laïques sont une néces- voulait s’affranchir les esclaves. sité, pour se défendre contre toutes les formes de terrorisme, Enfin, de manière intime, les trois symboles ont un lien avec notamment intellectuel. Avoir le droit de ne pas hurler avec les nos récits personnels. Ces symboles nous unissent dans l’at- loups, avoir le droit au second degré, avoir le droit de décaler tachement à notre sol et dans notre ouverture aux autres. Ils le regard, de rechercher une vision plus proche du réel, quitte vibrent à l’image de nos ancêtres comme une protection qua- à se tromper… Ce sont-là des batailles non spectaculaires mais si-mystique de nos valeurs face aux tremblements du monde essentielles à la création autant qu’à l’expression démocratique. matériel ou numérique. Chacun a le droit inaliénable de ne pas adhérer à une pensée, La victoire contre le racisme, l’antisémitisme, en préservant la dans le respect des lois. Or, le contexte actuel fait penser à un liberté d’opinion et d’expression, est possible dans une pluralité mauvais scénario, peuplé de « bons » et de « méchants ». Dans de batailles. Comme dans ce cadre, les nouveaux justiciers de la cancel culture ordonnent le sport, il y a mille façons de choisir un camp. Résultat, sauf en cas de match de l’équipe de gagner. Dans cette exi- de France, mettre un emoji du drapeau français, par exemple, gence, les manières sont à la fin d’un tweet devient suspect pour une partie de la popu- multiples pour permettre lation, notamment les jeunes. de vivre sur notre sol dans une fraternité éclai- Plusieurs chemins vers la liberté rée. Alors, contrairement Comment la liberté d’expression et de pensée peut-elle encore à ce qu’impose la cancel s’exprimer hors ces nouvelles prisons idéologiques ? Le drapeau, culture, il y a mille che- l’hymne et la devise sont des symboles qui nous rappellent le mins vers un seul dra-

droit aux divergences, aux nuances, vers une nation rassemblée, peau. D o m inik Fusina

112 DDV mars 2021 HG2709_1Q_. 16/02/21 16:32 Page1 114 DDV mars 2021

17.02.2021 11:44 (tx_vecto) PDF_1.3_PDFX_1a_2001 300dpi YMCK ISOcoated_v2_300_eci HG2706_1Q_. 16/02/21 15:34 Page1 HG2708_couv4_. 16/02/21 15:31 Pagecouv4