M.Amin MAALOUF
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RÉPONSE DE M. Jean-Christophe RUFIN AU DISCOURS DE M. Amin MAALOUF ——— Surtout, Monsieur, Ne prenez pas ombrage de ce que l’Académie ait désigné le benjamin de ses membres pour vous souhaiter la bienvenue. Ce n’est pas un manque de considération mais au contraire une faveur qui nous est faite, à tous les deux. Certes, notre Compagnie a établi des règles strictes pour choisir celle ou celui qui accueillera un nouveau confrère. Mais elle s’autorise à s’en affranchir quand elle le juge nécessaire. Elle substitue alors au protocole un autre critère, plus difficile à définir, appelons-le la sympathie, l’amitié, la complicité intellectuelle. Mes confrères m’ont délégué pour vous recevoir parce qu’ils connaissent notre proximité. Ils savent que nos routes se sont croisées bien souvent depuis notre première rencontre. C’était il y a plus de vingt-cinq ans. Vous présentiez alors un de vos plus beaux livres, Léon l’Africain, qui allait connaître un succès mondial. Chez le même éditeur, je publiais un essai beaucoup plus confidentiel, consacré à l’action humanitaire. Dès cette époque, en vous lisant, en vous observant, en apprenant à vous connaître, j’ai compris qu’il était possible par le moyen - 2 - du roman de toucher un large public sans sacrifier la qualité de son œuvre. Vous m’avez convaincu que le roman, dans la belle forme classique à laquelle vous vous montrez fidèle, reste plus que jamais un outil incomparable pour parler du monde. Outil d’autant plus efficace qu’il est paradoxal : par l’artifice de la fiction, il dégage une forme suprême de vérité humaine ; par la mise en scène d’actions particulières, il atteint des réalités universelles ; par la magie du style et de la langue, il permet de prendre conscience de l’impensé du monde et de l’expérience. Ainsi, sans le savoir, vous m’avez décidé à franchir ce Rubicon des écrivains qu’est le passage à la fiction. C’est en suivant votre exemple que je suis devenu romancier. Nos sources d’inspiration sont proches, quoique inverses : vous scrutez le parcours des hommes de l’Orient partis à la rencontre du monde et qui découvrent les forces et les faiblesses des civilisations occidentales. J’ai plus souvent mis en scène des personnages qui, comme moi, sont issus d’Europe et qui partent à la découverte des autres et d’eux-mêmes à travers l’expérience bouleversante de l’Orient, de l’Afrique et de ces contrées que l’on nommait joliment « l’outre- mer », avant que ce terme ne devienne une sèche entité administrative. Si nos chemins se sont souvent croisés, ceux de nos personnages l’ont fait encore davantage. Nos vies sont restées distinctes mais j’ai parfois l’impression que nos rêves ont fait de nous plus que des amis, des frères. Cependant, tout au long de ces années, je n’ai pas un instant cessé de vous considérer comme une référence et un aîné. Jamais je n’aurais pensé que nous siègerions un jour ensemble sous cette Coupole ni surtout que me serait réservé l’honneur de vous y recevoir. L’inverse m’eût, à vrai dire, beaucoup moins étonné. Mais puisque le sort n’en a pas décidé ainsi, qu’au moins la longue amitié qui nous lie me serve à tracer de vous un portrait plus précis et plus conforme à votre nature profonde que ne saurait le faire, sans doute, quelqu’un qui vous aurait moins longtemps observé. * * * - 3 - Grâce aux innombrables traductions de vos ouvrages, le monde entier vous connaît, Monsieur, mais qu’on me permette de dire qu’il vous connaît mal. On ne retient de votre vie que quelques éléments biographiques infatigablement répétés d’un article à l’autre. Je résume cette vulgate : né à Beyrouth en 1949, vous êtes un écrivain d’origine libanaise et de confession chrétienne, marié et père de trois enfants. Vous vivez en France depuis 1976, et vous avez d’abord exercé le métier de journaliste. Ceux qui veulent pousser plus loin leurs investigations ajoutent que vous êtes un homme d’une parfaite courtoisie et d’une grande équanimité ; qu’après avoir parcouru le monde, vous donnez votre préférence à une vie sédentaire, que vous vous abstenez de toute intrusion directe dans la politique, que ce soit pour soutenir un parti ou pour commenter l’actualité à chaud. Enfin, qu’à l’agitation du monde et de Paris, vous préférez le calme séjour d’une île de l’Atlantique. Vous vous êtes toujours contenté de ces approximations, comme si ces quelques révélations vous permettaient, tout en devenant un homme célèbre, de jeter un voile sur l’essentiel. Vos confidences, vos secrets, l’intimité de votre âme et de vos sentiments, vous ne les livrez que par le moyen distancié et maîtrisé de la littérature. En d’autres termes, pour vous connaître mieux, il faut vous lire. Tout, en vous, devient alors plus riche, plus complexe et plus contradictoire que votre biographie simplifiée ne le laisse supposer. Commençons par le Liban. La présence sous cette Coupole de l’ambassadeur du Liban ainsi que de tant de vos compatriotes atteste, s’il en était besoin, que vous êtes bien un fils de ce pays. Est-il pour autant suffisant de s’arrêter à cette origine pour vous définir ? Certainement pas. Car, s’agissant du Proche-Orient, le mot attribué à Truman prend tout son sens : « Si vous avez les idées claires, affirmait-il, c’est que vous êtes mal informés ! » Rappelons que l’État libanais, dans ses frontières actuelles, est une entité récente : il date seulement de 1920. C’est sous le mandat français que la Montagne libanaise, province autonome de l’Empire - 4 - ottoman, a été réunie avec Beyrouth, Tripoli, Saïda, Tyr et la plaine de la BeKaa pour constituer le Liban actuel. Cette création est bien proche, au regard des siècles de mémoire que chacun conserve en lui dans ces régions. Vous montrez, à propos de vos grands-parents, combien les appartenances diverses qui coexistaient dans leur esprit étaient plus complexes que la simple identité libanaise. « Leur État, dites-vous, était la Turquie, leur langue était l’arabe, leur province était la Syrie et leur patrie la Montagne libanaise. [...] Il y a cent ans à peine, les chrétiens du Liban se disaient volontiers syriens, les Syriens se cherchaient un roi du côté de La Mecque, les juifs de Terre sainte se proclamaient palestiniens... et mon grand-père Boutros se voulait citoyen ottoman. Pas un seul des États de l’actuel Proche-Orient n’existait encore et le nom même de cette région n’avait pas encore été inventé. » Et vous ajoutez avec mélancolie : « Depuis, beaucoup de gens sont morts pour des patries prétendument éternelles ; beaucoup d’autres mourront demain. » Dans cette « géographie mouvante », vos véritables attachements sont doubles, à la fois plus réduits et plus vastes. Il y a d’une part le point fixe de vos origines : la Montagne libanaise, et plus précisément le petit village d’où votre lignée est issue. D’autre part les innombrables villes, disséminées à travers le monde, dans lesquelles vous-même ou des personnes de votre famille ont vécu ou vivent encore. Votre village, d’abord : il porte le nom de Machrah, un vocable araméen à la signification inconnue. C’est un pan de montagne vertical où les sentiers sont raides et où, dites-vous joliment, « aucune maison ne vit à l’ombre de l’autre ». Ce coin de la montagne libanaise est marqué par une histoire singulière. « Il était au VII e siècle le sanctuaire de ceux que l’on appelait les “princes brigands”, des hommes vaillants qui, retranchés dans leurs villages imprenables, tenaient tête aux plus puissants empires du moment. Ces chrétiens faisaient payer au calife de Damas un tribut, alors que partout ailleurs, c’était lui qui imposait un tribut aux gens du Livre. » Vous êtes fier de partager avec ces princes étrangers aujourd’hui disparus ce que vous appelez « l’hérédité des pierres ». - 5 - En tout cas, Machrah vous a marqué profondément, vous en rêviez pendant votre enfance citadine, vous êtes heureux d’y posséder toujours une maison familiale et, où que vous alliez, vous portez en vous les souvenirs de cette terre aride de montagne. Mais en même temps, dans votre imaginaire d’enfant résonnaient bien d’autres noms, des noms qui ouvraient vos rêves sur le vaste monde. En effet, si vous êtes issu des deux côtés de lignées originaires de la Montagne, ces familles avaient l’une comme l’autre essaimé dans l’Empire ottoman et au-delà. Du côté maternel, vous viennent deux « patries égarées » : Istanbul d’abord, ville que vous mentionnez dans chacun de vos livres. Votre mère vous a souvent parlé de la belle maison abandonnée en hâte quand il lui avait fallu fuir la Turquie. Il vous semble l’avoir toujours connue et vous en arriveriez presque à oublier que votre famille l’a quittée... avant la guerre de 1914 « Ma vie a commencé, dit Ossyane, le héros de votre roman Les Échelles du Levant, un demi-siècle avant ma naissance, dans une chambre que je n’ai jamais visitée, sur les rives du Bosphore. » Cette confidence vaut également pour vous-même. Une autre ville qui vous sert de référence est Le Caire, plus précisément Héliopolis, la cité construite par le baron Empain où votre grand-père maternel, fils d’un simple paysan, avait fait fortune dans le commerce. Du côté paternel, l’aventure était plus lointaine encore et avait conduit vos ancêtres jusqu’à Cuba et aux États- Unis.