Recherches Sur Diderot Et Sur L'encyclopédie
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Recherches sur DIDEROT et sur l’ENCYCLOPÉDIE Revue annuelle ¢ no 49 ¢ 2014 publiée avec le concours du Centre national du Livre, du conseil général de la Haute-Marne ISSN : 0769-0886 ISBN : 978-2-9520898-7-6 © Société Diderot, 2014 Toute reproduction même partielle est formellement interdite Diffusion : Amalivre 62, avenue Suffren 75015 Paris Présentation Diderot penseur politique et critique d’art sont les thèmes sur lesquels s’ouvre cette livraison des RDE. Sur ce qu’il nomme « les limites du politique », on lira la réflexion majeure de Georges Benre- kassa, retraçant les voies qui, de la question frumentaire à l’expérience russe et aux derniers écrits, l’Histoire des deux Indes et l’Essai sur Sénèque, menèrent Diderot vers une conception critique complexe de l’espace et de l’action politiques. La critique d’art ensuite ¢ et nous sommes heureux, à cette occasion, d’offrir des planches en couleurs à nos lecteurs. L’Accordée de village... On croyait que tout avait été dit sur le célèbre tableau de Greuze et sur son commentaire dans le Salon de 1761 ; à tort, car Jean et à Antoinette Ehrard, questionnant de façon neuve le propos de Diderot, font surgir de l’étude rigoureuse des mots employés et de leur sens à l’époque, une réflexion sur la paternité qui engage profondément la sensibilité diderotienne. Quelles œuvres Diderot a-t-il réellement vues lors de ses visites aux galeries de Dusseldorf et de Dresde ? Daniel Droixhe, tout en soulignant la singulière sensibilité de Diderot à la construction pictu- rale, corrige certaines des erreurs d’identification commises par le voyageur lui-même ou par ses commentateurs; l’identité des visiteurs de ces galeries signale, en outre, l’existence d’un véritable réseau de sociabilité franco-hollando-germanique. Dans les œuvres auxquelles s’attacha Diderot, qu’il s’agisse de peinture ou de théâtre, on entend, selon Nathalie Kremer, une voix, sans mots certes, mais qui se fait sentir au spectateur au-delà du langage. Il s’agit d’ «entendre l’invisible », et dès lors, moins que la vue, c’est cette écoute de l’œuvre que privilégiera l’esthétique diderotienne. C’est à l’un des plus importants épigones de l’Encyclopédie, l’Encyclopédie dite d’Yverdon qu’est consacrée la suite de la revue. Présentée par Alain Cernuschi, on y lit les résultats de l’enquête menée sur la correspondance du maître d’œuvre, Bartolomeo De Felice, correspondance dont l’ampleur n’a été que récemment découverte. On y découvre, retracé par Stefano Ferrari, le parcours du jeune francis- cain italien devenu journaliste réformé en Suisse; en relation épisto- laire avec de nombreux savants et libraires, au sein d’un vaste réseau Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 49, 2014 4 marie leca-tsiomis scientifique et commercial, De Felice illustre parfaitement, montre Leonard Burnand, la pratique des transferts culturels dans l’Europe des Lumières. Cette correspondance éclaire, et c’est aussi son con- sidérable intérêt, ce que fut la fabrication d’une encyclopédie à l’époque : consignes aux collaborateurs, méthodes et improvisations, organisation prévisionnelle du chantier, etc., A. Cernuschi explore ce que fut l’atelier de De Felice. Quelle leçon ! Et comme on aimerait disposer des mêmes matériaux pour l’atelier encyclopédique de Diderot ! Lucette Perol, diderotiste et collaboratrice de notre revue, a dis- paru cette année ; pour lui rendre hommage, nous publions une des études qu’elle nous avait confiées, il y a quelques années, sur « Diderot et le théâtre intérieur ». Un autre Diderot, précurseur, lui, de la neuro- philosophie, intéresse Charles Wolfe pour qui le Diderot des Éléments de Physiologie et du Rêve de D’Alembert fut bien le premier philosophe à avoir compris que le matérialisme se doit de s’occuper du cerveau, des dimensions « cérébrales » de notre vie affective, mentale et intellectuelle. Quittons Diderot pour un de ses proches, D’Amilaville ; à ce personnage familier et pourtant si méconnu, Emmanuel Boussuge et Françoise Launay entreprennent de rendre enfin justice; dans cette étude, à suivre, ils présentent les premiers résultats de leurs recherches sur le parcours de celui qui fut l’ami de Diderot, de Voltaire, de D’Alembert et de bien d’autres. Autre découverte, celle de l’identité de l’« oculiste prussien » dont il est question dans la Lettre sur les aveugles. Qui était-il ? Gerhardt Stenger s’est heureusement posé la question et y répond ici. Doit-on aller, en conséquence, jusqu’à remettre en question la datation de cette Lettre ? Nouvelle question qui relance le débat. L’Encyclopédie, enfin. Valérie Neveu, poursuivant l’étude de l’usage de la classification encyclopédique en matière de bibliographie, en arrive à la Révolution et à l’Empire. Si elle souligne la tentative de François de Neufchâteau de prendre le baconisme pour base du nouveau système bibliographique des écoles centrales, elle montre aussi que l’État finit par abandonner la défense de ce système, au profit de la classification des libraires de Paris. On sait, sans l’avoir toujours bien analysé, que l’Encyclopédie a participé à une vaste redéfinition du savoir: c’est, à propos des domaines de la mécanique, de la statique et de la dynamique, ce qu’ana- lyse précisément Christophe Schmit qui décèle les écarts déjà mani- festes entre l’Encyclopédie et ses prédécesseurs avant, d’aborder pro- chainement le rôle capital de D’Alembert et de son Traité de dyna- mique dans ces réorganisations du savoir. 5 Enfin, Diderot et l’Encyclopédie. L’ouvrage et son principal direc- teur relèveraient selon l’historien Jonathan Israel de ce qu’il nomme les Lumières « radicales » représentées par Diderot qu’il oppose aux « modérées » dont Voltaire aurait été chef de file. Ann Thomson interroge salubrement une telle vision qui, fondée sur bien des simpli- fications et sur un survol des textes, semble ignorer ce que furent la polyphonie et la manufacture encyclopédiques et, plus encore, la formidable complexité de la pensée de Diderot. Marie Leca-Tsiomis Georges BENREKASSA Les métamorphoses de l’« évidence » : Diderot et les limites du politique. Diderot et la pensée du politique Qu’il s’agisse de définir une « pensée politique de Diderot » ou de cerner plus précisément, comme c’est ici notre propos, son rapport au « politique »1 (la nature et l’intelligence de l’institué), plusieurs sortes de trames bien connues, toutes à certains égards plausibles, toutes non pas récusables, mais susceptibles d’être fragilisées, ont pu être propo- sées. On sait d’avance que rien n’est plus périlleux qu’un bilan global, d’autant qu’une formule fameuse de l’Entretien avec d’Alembert, sur le primat de la conviction fondatrice à laquelle nous revenons toujours2 nous interdit d’emblée toute progression dramatique simple. Et on se doit d’approfondir des raisons constantes de son embarras. Il y a d’abord, extérieurement, l’abondance extraordinaire, et la disparité de statut des matériaux qu’il semble souhaitable de dominer, articles de l’Encyclopédie, contributions périodiques, pensées détachées, corres- pondance(s) et la nécessité de prendre en compte, sans vouloir les unifier à tout prix, des périodes distinctes où la logique des entreprises intellectuelles et de leurs incidences dans l’espace politique aussi bien que l’appréhension et le retentissement d’évènements majeurs, privés et publics, seraient à prendre en compte de façon différenciée, « crises encyclopédiques » ou polémiques frumentaires. Il y a ensuite, intérieu- rement, la tentation légitime de se porter aux ressources, qu’ offre à nous, enfin bénéficiaires d’une vue presque globale d’un « corpus » 1. Comme le demandait Alain Badiou (Peut-on penser la politique ? Paris, Le Seuil, 1985) il ne s’agit pas de l’« illusion imaginaire » d’une réalité abstraite globale, artefact théorisable. 2. Diderot, Œuvres Complètes C.F.L à partir de 1969, t. p. 74. Nos références seront toujours à cette édition désignée par LEW. Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 49, 2014 8 georges benrekassa alors souvent presque clandestin, l’insistance stimulante d’un Diderot se mettant à l’épreuve, non pas « contradictoire » et versatile, mais révélant sa vraie fécondité, une fois désentravé, opérant dans le « cer- cle»etlaphilia du dialogue, le récit pour esprits subtils, et auteur inspiré d’avancées problématiquement différenciées, entre écriture fragmentaire et éclectisme audacieux. Ce qui se manifeste dès la « clan- destinité » alors même qu’il publie directement ou qu’il se trouve volontairement embarqué dans une entreprise au sens politique géné- ral incontestable, mais de plus en plus susceptible de faire émerger dans son cours des interrogations qui le dépassent : l’Histoire des deux Indes et son double rapport à la politique et à l’histoire de l’avènement du monde moderne et à la problématique de la « civilisation »3. Il faut s’en tenir, pour aller au-delà, à un principe et un objectif, qui tiendraient à la rencontre d’un choix philosophique général et d’une conviction qu’inspire toujours, selon nous, la fréquentation de Diderot. À coup sûr, ce qui s’impose plus que jamais, c’est de « penser avec Diderot », pour identifier les exigences originales auxquelles vont tenter de répondre ses assertions abandonnées ou maintenues, aussi bien que ses stratégies de mise en doute ou de convictions renforcées, tout autant que les manifestations assez rarement publiques, le plus souvent gardées par devers soi, de choix politiques directs. « Penser avec Diderot », cela demande en fin de compte de comprendre ce qu’est, ce qu’apprend à être sa pensée dans son développement, une pensée qu’on ne saurait démultiplier en « idées » occasionnelles, magnifiées par les ressources prodigieuses d’un style ¢ ou de styles. On ne peut ici que se référer à une formule de Merleau-Ponty dans Le philosophe et son ombre : « Penser n’est pas posséder des objets de pensée, c’est circonscrire par eux un domaine à penser que nous ne pensons pas encore »4.