Je ne fais jamais rien, ni une conférence,
ni un cours, sans me plonger dans Guth, qui
a tout dit de tous les auteurs car son
"Histoire de la littérature française" est
fantastique! Que ce soit en une demi-page
ou en 50, il dit tout de l'auteur, de son
époque, de la société, de sa famille. Et
c'est à Hugo qu'il consacre 50 pages car
Hugo est un monument en dépit de ses
faiblesses. C'est d'ailleurs là que j'ai
découvert qu'il y avait des germes de folie
dans la famille Hugo, germes auxquels son
frère a succombé et Hugo a eu également
1
des problèmes "nerveux".
Son œuvre est sublime mais son théâtre
est ce qu'il y a de moins bon, c'est du
mauvais théâtre - et on ne peut pas dire le
contraire - avec parfois des scènes
absolument étonnantes. Et, comme le
souligne Paul Guth, ce qui est dommage,
c'est que Hugo aurait pu faire un théâtre
presque digne de Rostand s'il s'était
arrêté à ses personnages picaresques,
personnages dans lesquels on sent qu'il est
inspiré comme dans "Ruy Blas" : Don César
de Bazan pourrait être Cyrano.
2
Déboulonner la statue c'est donc beaucoup
dire, mais, de tout temps, je m'en suis
toujours rendu compte, alors que, (c’est
très curieux) je crois n’avoir jamais monté
de Hugo. Non parce que je pensais que
c'était une tache trop difficile. On
m'avait proposé de monter "Ruy Blas" pour
un festival et de jouer Don Salluste mais
le projet n'a pas abouti. Je l'aurais fait
volontiers, car c'est sa meilleure pièce, à
condition de faire des coupures. Je signale
au passage qu'il y a une excellente pièce
dans le théâtre romantique qu'on ne monte
3
presque jamais, alors que, si on fait des
coupures, c'est une très bonne pièce, et
qui est "La maréchale d'Ancre" d'Alfred
de Vigny. C'est une pièce sur Eléonora
Galigaï et, de mon temps, les filles
passaient leur concours de sortie dans une
scène de "La maréchale".
Ce que j'ai fait une fois, c'est une lecture
à une voix de "Ruy Blas", avec des
coupures, pour bien resserrer l'action, et
c'était très amusant car je jouais tous les
rôles. Difficile mais on est son seul maître.
J'ai joué au Français… (rires) je ris et
4
vous allez comprendre pourquoi, quand je
dis " joué" ce n'est pas exactement le
terme approprié. Depuis que je suis né, on
n'a jamais repris au Français "Marion
Delorme". On a repris une fois "Hernani",
qui a fait un flop épouvantable alors que
c'était pourtant pas mal joué, et "Lucrèce
Borgia" mais ces mélos terribles
n'accrochaient pas le public. "Ruy Blas" est
la seule pièce inscrite régulièrement au
répertoire.
Et si je riais, c'est que je me rappelle ce
que l'on appelle maintenant le "fameux fou
5
rire de Ruy Blas". Pendant la grande tirade
"Bon appétit monsieur", je jouais un des
ministres, nous avons été pris d'un fou
rire inextinguible qui a duré pendant tout
l'acte et André Falcon, qui jouait Ruy Blas,
était dans un état épouvantable au point
que j'ai vu le moment où il allait arrêter de
jouer. D'ailleurs il nous a insultés et nous
avons été mis au bulletin de service. Nous
sommes sortis de scène en nous traînant à
genoux sur le plateau, n'en pouvant plus,
parce qu'un fou rire est la chose la plus
effrayante qui existe et, en même temps,
6
c'est tellement bon qu'on ne peut y
résister.
Cela a duré toute la soirée et un peu par
ma faute. Car nous n'aimions pas trop
jouer les ministres - c'est très embêtant
à faire - et de plus nous avions des
costumes merveilleux de Lila de Nobili.
J'avais échappé aux très longues
répétitions avec Raymond Rouleau, qui en
assurait la mise en scène, car j'étais en
tournée avec Jacques Charon et je
reprenais un rôle. Nous portions des
costumes à la Vélasquez, avec de grandes
7
perruques qui comportaient des fronts en
tulle, des chapeaux énormes, le plancher
était incliné et nous avions des talons
spéciaux pour ne pas glisser mais nous
nous cassions la gueule quand même.
Un soir, j'en avais tellement marre, et il
faut dire que je faisais souvent des
blagues, j'avais dit à tous les camarades
ministres "Mettons nos perruques très en
arrière". Quand Claude Winter,
descendant le plateau sous son dais, (car il
faut dire qu'il y avait des moments de
mise en scène effroyables), nous a vus,
8
elle a eu un fou rire. Dans la scène qui a
suivi, a soufflé un vent de folie et il s'est
tout passé : les rideaux du décor avaient
mal fonctionnés donc quand la lumière est
revenue on trouvait des nains qui étaient
restés coincés dans les rideaux, des
duègnes qui ne pouvaient plus se relever et
il manquait des meubles.
Nous étions déjà tous en tire-bouchon,
quand, à ce moment là, Jean Yonnel, qui
était le doyen, a été pris lui-même d'un tel
fou rire qu'il en a bafouillé et qu’il a ri en
vers. Nous étions tous dans un état
9
terrible, nous couinions dans nos coins. Un
acteur qui reprenait un rôle ne savait à qui
il s'adressait. Et, c'est là que j'ai vécu une
chose étonnante de l'état second du
comédien, et on peut même dire triple, car
sentant venir le moment de ma réplique et
sachant que si j'ouvrais la bouche je
hurlais, et bien, j'ai quand même, et c'est
là qu'on se dédouble, dit entre mes dents
au comédien à côté de moi : "Dis ma
réplique pour moi !".
Et l'autre de me dire : "Je ne peux pas car
c'est moi qui te réponds !". Le fou rire
10
s'est emparé de moi malgré moi. Et Alain
Feydeau a fini son vers dans une espèce de
cri de sirène stridente. Nous sommes tous
sortis cachés derrière nos voiles et nos
chapeaux. C'était la folie ! Et le public
commençait à réagir. C'était un tollé
général car on n’avait jamais vu ça dans la
Maison. Voilà mes souvenirs de Victor
Hugo.
Mais je me rends compte, quand je
l'indique aux élèves, (car je leur fais
beaucoup travailler Hugo, et
particulièrement aux filles, parce qu'on
11
travaille beaucoup les contre-emplois chez
moi, pour qu'il n'y ait plus de pudeur, pour
voir jusqu'où on peut aller), que ce sont
des personnage tellement excessifs qu'on
ne peut pas les jouer de manière intimiste.
Mais c'est un bon exercice pour apprécier
ce que les élèves ont dans le ventre. Jouer
Hugo est très très difficile. Je me
souvenais d'une Lucrèce Borgia qui était
convenable, celle interprétée par Silvia
Monfort car c'était une femme de qualité,
qui n'était pas tombée dans le ridicule.
Ce sont malgré tout des rôles qui tentent
12
les comédiens. "Angelo, tyran de Padoue"
serait également une bonne pièce avec des
coupures judicieuses, pour la resserrer
autour des personnages, car elle recèle
une tension extraordinaire. Il y a un
personnage que René Simon adorait, et
qu'il m'avait fait travailler, qui est
Homodei, un personnage complètement
shakespearien, qui vient dont on ne sait où,
qui est dans son coin, un personnage très
surprenant, qui vient derrière un
personnage et lui dit tout de lui. Quand
l'autre lui demande qui il est, il répond :
13
"Un idiot!". C'est très inattendu et
original, et là, on trouve le Hugo d'après.
Comme beaucoup d'autres, comme Dumas
par exemple, mais dont les pièces sont
meilleures, Hugo s'est fourvoyé en voulant
apporter sa quote-part à l'art suprême, le
théâtre. Il n'était pas fait pour cela et il
n'y a pas de honte à cela. Alors que c'est
un poète, un versificateur absolument
incroyable ! Mais il a trouvé sa dimension
en deux temps. Pendant qu'il écrivait du
théâtre, il a commencé "Notre Dame de
Paris" et la poésie comme "Les orientales",
14
(mais elles n'arrivent pas à la cheville de la
poésie de Musset), pour arriver aux
"Confessions" et aux "Châtiments", au
grand polémiste avec "Choses vues" et
puis, surtout, à "Post-scriptum de ma vie"
dont j'ai lu des extraits à la fin du cours
qui ont ému tout le public. Il y parle de
Shakespeare, Molière, Beaumarchais, de
Dieu, de la mort, de politique.
Mary Marquet a été une immense aventure
dans ma vie parce qu'elle était elle-même
un personnage immense; et pas seulement
parce qu'elle mesurait 1m81, mais parce
15
qu'elle était complètement démesurée, en
bien comme en mal. Elle était très difficile
à vivre mais passionnante et stupéfiante.
Elle était une immense tragédienne, qui
avait fait toute sa carrière à la Comédie
Française, et la première à proposer des
soirées poétiques avec Madame Dussane.
C'était en effet la grande prêtresse de la
poésie française.
Elle avait eu une vie étonnante : maîtresse
d'Edmond Rostand, elle avait épousé
Victor Francen et c'est avec Vincent
Gémier qu’elle a eu son fils, le merveilleux
16
François, qui est mort pendant la guerre.
Elle m'avait un peu adopté et, en me
parlant de François, elle disait "Ton frère
dans le ciel ". Après la guerre, elle a été
incriminée, comme Guitry, pour
collaboration et elle a fait de la prison
pour finir en non-lieu. Cela a donné lieu à
des livres extraordinaires : des livres de
poésie, car elle était un grand poète, et
dans "Cellule 209" dans lequel elle raconte
son emprisonnement, toujours avec
humour.
A la fin de la guerre, j'avais 11 ans, elle a
17
recommencé à faire, dans la petite salle
Chopin Pleyel, ses récitals de poésie. Nous
y étions toujours fourré. Et, comme elle
avait des moyens extraordinaires, elle
pouvait passer de "Le vent" de Verhaeren,
où elle faisait trembler la salle, à "La
chanson du petit hypertrophique" de Jules
Laforgue. C'était génial ! De temps en
temps, à la fin du récital, j'allais la voir,
avec une cinquantaine d'autres personnes,
pour faire signer sa photo qu'elle signait
sans regarder, d'une écriture immense,
elle alignait 3 lignes par page. C'était
18
notre idole. Le temps a passé et je suis
entré au Français. Elle y venait, en tant
que spectatrice, et j'ai su qu'elle avait
tenu des propos gentils à mon égard.
Et puis, un jour, alors que je répétais à la
Madeleine, où je faisais des saisons de
classiques, on vient me chercher en me
disant que c'était Mary Marquet au bout
du fil qui me demandait. J'ai cru à une
blague mais c'était bien elle me disant:
"Allo, c'est Cochet ?" "Oui, madame !" "Ne
m'appelle pas madame, appelle-moi
Maniouche et tutoie-moi, comme ça on ne
19
va plus se quitter ! Es-tu cette espèce de
marchand de lacets dont j'ai retrouvé, il y
a quelques mois, une lettre que tu m'as
écris à l'âge de 20 ans et où tu me disais
les choses les plus belles qu'on ne m'ait
jamais dites et est-ce que ce marchand de
lacets est le même que celui qui, en ce
moment, monte Marivaux comme Karajan
?" Je réponds : "Oui, c'est moi, même si je
n'ai pas la prétention de ressembler à
Karajan." "Oui, c'est donc bien toi ! Tu es
mon fils, je t'adopte, on prend rendez-
vous!"
20
Et on ne s'est plus quittés. Henri Tisot
était de la partie et nous passions des
nuits extraordinaires chez elle, mais
exténuantes, car elle était insomniaque ! Il
fallait dîner, le plus tard possible, ensuite
on la ramenait chez elle où elle se couchait
et elle commençait un récital poétique qui
durait jusqu'à 5 heures du matin. Ce trio a
duré longtemps mais je suis parti le
premier, car à un moment, je me suis
rendu compte que, si cela continuait, je
finirais par la haïr.
Elle faisait des scènes épouvantables à ma
21
pauvre petite maman en l'engueulant au
téléphone. Un jour, maman reçoit un coup
de fil de Maniouche en pleurs demandant
de mes nouvelles. Maman, affolée, pense
qu'il m'est arrivé quelque chose de grave
alors que Maniouche répond : "C'est
Gauthier qui l'accroche dans sa critique !".
Et maman de répondre que je devais m'en
foutre, ne lisant pas les critiques. Quand
j'ai raconté cet épisode au grand auteur
qu'était Jean Sarment, dont Maniouche
avait créé "Madame 15", il a eu ce mot
merveilleux : "Elle n'aime pas les émotions
22
perdues !". Et c'est la définition de tout le
personnage !
Quand elle a été quittée par Victor
Francen, elle l'agonisait d'injures à haute
voix dans les couloirs du Français,
toujours avec une classe folle, et une fois
dans sa loge elle dit : "Ce salaud ! Il me
quitte le jour où je joue Athalie, le seul
rôle du répertoire où il n'y a pas besoin de
sensibilité !". Tous ses sentiments étaient
vrais mais complètement multipliés quand il
s'agissait du théâtre. Quand on pense
qu'elle a épousé Maurice Escande ! Celui-ci
23
répondait, quand on s'étonnait de cette
union : "Oui, c'était pour faire plaisir à
maman! Nous sommes restés ensemble 9
mois, le temps de ne pas faire d'enfant !".
Ces gens avaient de l'intelligence, de
l'érudition, de la drôlerie, de la passion et
de la curiosité !
Une autre anecdote : elle adorait les
peluches et Henri Tisot et moi lui avions
offert deux ours en peluche. Elle avait
surnommé celui aux yeux langoureux, Coco,
et celui qui était plus marrant, Titi, et se
promenait partout avec ces deux ours. Et,
24
si nous ne l'appelions pas à l'heure dite,
elle nous appelait pour nous dire qu'elle
avait foutu l'ours par la fenêtre ! Un jour,
Coco a été défenestré et a atterri sur le
toit d'un autobus, perdu à jamais.
Un autre jour, nous lui avons offert un
énorme lapin en peluche d'1m50, assis sur
ses pattes de derrière, que nous avions
installé dans le salon face à son lit qui
était dans la pièce adjacente en alcôve. Et
le lendemain, elle m'appelle en disant :
"J'espère que vous ne m'en voudrez pas
mes enfants chéris mais je n'ai pas dormi
25
de la nuit ; c'était impossible de dormir
car il n'a pas cessé de me fusiller du
regard toute la nuit ! Je lui ai dit qu'il ne
serait pas le plus fort et je l'ai fait
rapporter au Nain Bleu où je l'ai échangé !"
Rien n'était simple avec elle !
Pour nous, c'était une aventure folle car, à
travers elle, je peux dire que j'ai vu jouer
Sarah Bernhardt et Mounet-Sully avec
lesquels elle avait joué car elle les imitait
parfaitement. Elle a été la dernière, avec
Marie Bell, à avoir ces moyens fabuleux
avec l'inflexion, l'intonation, d'une
26
justesse incroyable.
Avec l'âge, elle était devenue, non pas
acariâtre, mais injuste, exigeante, il fallait
lui sacrifier sa vie, ce qu'on faisait. Mais
un jour, je suis parti et je lui ai dit : "C'est
comme les monuments, quand un jour on
sait qu'on ne va plus les aimer, il faut les
quitter". Ce que j'ai fait.
Et après, alors qu'elle était totalement
désargentée, j'ai loué la salle Pleyel pour
lui permettre de faire quelques récitals.
Donc Mary Marquet fut une rencontre
fantastique : adorer quelqu'un à 11 ans, ne
27
pas oser l'approcher puis, ensuite, avoir
cette relation extraordinaire, avec une
personne hors du commun. Elle le
reconnaissait d'ailleurs, en disant que
c'était parce qu'elle était à la fois un
homme et une femme. Elle racontait
qu'elle avait un jumeau utérin et qu'elle
était née seule parce qu'elle l'avait bouffé
! On se serait cru chez Fellini à la manière
dont elle racontait cela et pourtant tout
était vrai.
Arletty, c’était une de mes héroïnes. Dans
"Les enfants du paradis", "Le jour se lève",
28
"Circonstances atténuantes" et au
théâtre, car j’ai eu la chance de la voir
jouer au théâtre dans "La descente
d’Orphée", une pièce de Tennessee
Williams adaptée par Cocteau. J’ai fait sa
connaissance au Français où elle venait
souvent alors qu’elle commençait déjà à
être atteinte de cécité.
C’était une femme très intelligente qui
avait acquis une culture incroyable. Elle
maniait le français comme Madame de
Romilly et, subitement, elle revenait au
langage populaire. Une grande dame
29
complètement simple. Je l’ai ensuite mieux
connue grâce à des amis comédiens qui
étaient restés proche d’elle malgré son
handicap, qui en éloignait plus d’un. Avec
Hélène Perdrière, nous allions la chercher
chez elle pour déjeuner, un déjeuner qui
durait des heures. Vous vous doutez que je
lui faisais raconter toutes les pièces
qu’elle avait jouées avec Guitry, d’autant
qu’elle était très loquace et qu’elle avait
gardé une grande mémoire.
Et ses récits étaient toujours pleins
d’humour car elle avait toujours un mot
30
d’esprit inattendu. C’était un peu comme si
j’avais fait revenir Sarah Bernhardt de
son nuage ! Je lui ai demandé un jour si elle
accepterait de venir assister à un de mes
cours pour y dire quelques mots afin que
les élèves voient qui était cette grande
dame. Et elle venue. Nous lui avions
préparé quelques surprises, comme une
scène de Garance et Baptiste, et elle était
très contente de nous parler de Carné, (un
assistant, disait-elle, qui dirigeait bien les
figurants), mais surtout de Prévert. Et,
c’est ce jour-là, qu’elle a eu ce mot
31
fameux, qui a fait fleurette depuis, en
réponse à un élève qui lui a demandé si elle
avait un mot à leur dire. Elle s’est
retournée et a répondu "De la tenue !".
Et cela visait tant la tenue physique que
morale. Avec elle, on apprenait des tas de
choses sur la vie de son époque, sur les
hommes politiques, sur la sexualité de
Guitry qui lui a proposé un jour d’être sa
femme. Elle lui avait répondu qu’elle était
d’accord à condition que leur union soit
bénie par le Pape, ce qui était une façon
élégante de signifier qu’elle préférait
32
qu’ils restent bons amis. Et puis, il y a son
parcours en tant qu’artiste. Car elle avait
débuté comme mannequin, du fait de sa
silhouette fantastique, un peu à la
Jeanmaire avec ces jambes qui lui
remontaient dans la gorge, puis comme
"petite femme" dans des revues de music
hall et elle s’est très vite fait remarquer.
Puis, il y a eu "Les enfants du paradis"
dans lequel elle est bouleversante.
C’était plus qu’une immense comédienne.
Elle fait partie de ces gens, un peu comme
Luchini maintenant, que j’appelle des
33
événements qui étaient créés pour ce
métier, dont la carrière était faite pour
qu’ils la reconnaissent au gré de leur
course. Madeleine Robinson était aussi une
immense comédienne mais Arletty faisait
des choses, avec sans doute moins de
science quelques fois, que la première
n’aurait pas pu faire. Naturellement
Arletty avait ce génie. C’était notamment
un exemple pour la fameuse note unique
qu’elle appliquait instinctivement. Voilà
pour Arletty.
J’ai connue Jacqueline de Romilly par
34
l'intermédiaire de Maurice Druon et je la
connaissais déjà un peu en tant
qu'auditeur assidu de toutes ses
conférences. C'est l'intelligence même.
Elle venait assez régulièrement voir les
spectacles que je montais, de manière non
sectaire, venant aussi bien voir des
classiques que du Guitry, qui est classique
d'ailleurs. C'est une femme admirable
d'érudition et de simplicité, de courage et
de noblesse, qu'elle manifeste maintenant
face à sa cécité, et très humaine et très
familière en dépit de toute cette science
35
qu'elle représente. Elle aborde tous les
grands sujets par le biais de la simplicité
et n'importe quel public peut comprendre
ses conférences sur Thucydide ou sur les
tragiques grecs.
Juste avant sa mort, André Roussin
m'avait donné sa dernière pièce "La petite
chatte est morte" que j'ai montée. Jean-
Marie Roussin, son fils, qui avait été mon
élève et qui est mort bien jeune, avait
amené Madame de Romilly à une
représentation de cette pièce à Saint
Cloud. Elle avait adoré la pièce qui était
36
d'une originalité incroyable et nous avions
bavardé ensemble. Nous nous sommes
ensuite revus à plusieurs reprises. Et ma
grande surprise, mon grand honneur, cela
représente quelque chose pour moi - et il
n'y a pas besoin de statuette - est
l'invitation à l'Institut pour son discours
de réception à l'Académie française quand
elle a succédé justement à André Roussin.
Dans son discours, elle a évoqué la pièce
"La petite chatte est morte" et m'a
également cité en me faisant un petit
hommage. J'ai été très très ému et très
37
flatté.
Ce qui est extraordinaire c'est qu'elle a
écrit des livres d'accès un peu plus
difficiles mais elle a aussi écrit, en
profitant de ce qui est un moment de
détente maintenant par rapport au travail
acharné qu'elle a mené toute sa vie, des
nouvelles qui pourraient être des contes
philosophiques, ou des contes à la
Maupassant, sans l'aigreur de ce dernier,
en partant d'un objet du quotidien dont
elle tire des leçons de vie, un peu comme
Gabrielle Rollin. Récemment, elle vient de
38
faire paraître "Le jardin des mots" qui est
le recueil de toutes les chroniques qu'elle
avait écrit pour un quotidien spécialisé de
médecine avec un lectorat très huppé et
de haute qualité. Elle y prenait un exemple
de faute de français et, en partant de
l'étymologie du mot, elle analysait
comment ce mot avait évolué dans la
langue française.
Elle est retournée, je crois, dans sa
maison qui est près de la montagne Sainte
Victoire, cette montagne près d'Aix qui
était le sujet favori de Cézanne et de
39
quelques autres, qui a été
épouvantablement ravagée par le feu par
vandalisme. En ce moment, je recense les
mots insensés qui sont apparus depuis
quelques années, et je demande à des amis
de prendre des notes sur ce sujet, afin de
retrouver le mot auquel il s'est substitué,
et qui était souvent beaucoup plus simple
et plus juste. Pourquoi aller chercher le
mot "incontournable", à moins qu'on ne
parle d'un con autour duquel on tourne ?
C'est inévitable et puis c'est tout. Cela
fait avancer la langue, vous disent ceux qui
40
ne peuvent pas garder la leur…
Madame de Romilly a toujours été à la
pointe des combats quand on a voulu tuer
l'étude des langues anciennes. Je me
souviens d'une des dernières fois que je
l'ai vue, c'était au théâtre Daunou pour
une pièce de Guitry et nous avions parlé de
Tristan Derème et puis de plein d'autres
choses car nous sautions du coq à l'âne.
Madame Dussane avait cet esprit dans
notre profession, cette intelligence et ce
discernement dans le choix du mot exact.
Racine et Corneille n'ont aucun point
41
commun et ce qui a d'extraordinaire, c'est
qu'il y a, et cela est à mon avis tout à fait
involontaire, sans volonté d'imitation de
l'un par rapport à l'autre, ni d'influence
de l'un sur l'autre, mais seulement ils
manient les vers classiques, mais ce qui est
amusant quand on connaît leur pièces par
cœur - et ça fait un bout de temps que je
les connais par cœur - il y a dans Corneille
qu'on croit le personnage plus oratorien
plus rhétoricien avec moins amour mais, à
mon avis il y en a, souvent même beaucoup
plus et un amour beaucoup plus profond et
42
violent que dans Racine.
Parce que s'il n'y avait dans Racine que
l'amour qu'on appelle le tendre amour ça
pourrait être un peu sucré dans certains
de ses personnages alors qu'il y a dans
Racine beaucoup plus de cruauté, de
véhémence qu'on ne l'imagine et dans
Corneille beaucoup plus de tendresse
d'élégance et de délicatesse qu'on ne le
pense.
C'est-à-dire que l'œuvre de Corneille est
tellement riche… Racine n'a certes pas
toujours écrit la même pièce, c'est très
43
varié aussi, même si on laisse de côté
"Esther" et "Athalie", il y a une grande
diversité dans les caractères mais la
musique est j'allais dire toujours la même
- quand c'est du Mozart tant mieux on ne
s'en plaint pas et quand c'est du Racine
encore moins - mais c'est le même chant
avec beaucoup de registres, de tessitures
différentes. Et puis il faut rappeler qu'il y
a dans Racine le sens de la couleur, et
c'est l'occasion de rappeler un mot
merveilleux de Madame Bovy. A une
époque bien reculée où la radio était
44
encore passionnante, il y avait une
émission d'André Gillois qui s'appelait
"Qui êtes-vous ?" dans laquelle il avait
réuni un aréopage extraordinaire composé
de Madame Simone, Emmanuel Berl, Jean
Oberlé et d'autres personnalités pour un
jeu qui consistait à poser le questionnaire
de Proust à une personnalité, qui était des
gens passionnants comme Louis-Leprince
Ringuet, Simone Signoret, Madame Bovy,
des grands auteurs, des peintres etc…, qui
était dans un autre studio afin de deviner
son nom.
45
Et les réponses de Madame Bovy à ce
questionnaire étaient merveilleuses parce
que profondément sincères, comme
toujours car elle connaissait son bagage si
j'ose dire, mais en même temps originales,
toujours plus subtiles, plus inattendues.
Cela m'avait beaucoup frappé, et Dieu sait
que j'étais très jeune à l'époque, quand on
lui avait demandé son musicien préféré,
elle avait répondu Verlaine, et, pour son
peintre préféré, elle avait répondu Racine.
Et je ne sais pas si je m'en serai jamais
rendu compte si elle n'avait pas attiré mon
46
attention là-dessus, à quel point le peintre
chez Racine est d'une rare puissance avec
des coloris insensés dans lequel il y a
Géricault, Gustave Doré, Rembrandt, tout
ce qu'on veut. Je pense particulièrement à
la tirade, il y en a bien d'autres, à la
grande réplique d'Andromaque parlant du
siège de Troie dans laquelle on voit la
couleur des péplums, des cuirasses, des
chevaux le feu. Les coloris chez Racine
sont extraordinaires.
C'est un peu plus en marbre chez Corneille
mais un marbre où le sang circule comment
47
disait Cocteau dans "La machine infernale"
"invisible et majestueux comme la
circulation du sang des statues". Et ce qui
est amusant surtout, quand on est
beaucoup axé comme moi en ce moment
sur l'affaire Corneille-Molière, des
auteurs avec qui je vis et que j'entends
tous les jours et avec une telle proximité
que l'on se dit "Oui il ne faut pas chercher
bien loin ça c'est Corneille, en revanche ça,
ça doit être du comédien Molière qui a
explosé et puis, hop !, nous envoie un
sketch à la Devos, et passionnant est de
48
retrouver ce qui appartient à l'un et à
l'autre dans ce travail collégial qui se
faisait sans doute beaucoup à l'époque, ce
dont personne ne s'étonne. Certains
s'étonnent que Corneille se soit caché et
bien oui, puisqu'il ne fallait surtout pas
qu'on sache qu'il faisait cela étant donné
ses relations avec les puissants, et trop
heureux de gagner l'argent qu'on lui avait
repris en lui supprimant sa retraite, et
c'est là qu'on sent ce qui circule entre eux
en dépit de leur différence.
49
Pour en revenir à Racine j'ai toujours
tenté l'expérience, et j'ai toujours gagné
mon pari pour ce vers-là en particulier,
parce qu'il est sublime, quand je le cite en
demandant l'auteur. Ils ne peuvent que
reconnaître une tragédie française du
17ème siècle bien sûr. Ce vers est celui
d'une dame à qui on dit qu'elle perd son
amant que c'est la catastrophe et que tout
va mal, que règnent l'horreur et la mort et
dont on s'étonne qu'elle ne pleure pas. Et
elle répond "Non, je ne pleure pas madame
mais je meurs". Et elle meurt. Tout le
50
monde répond Racine alors que c'est un
des derniers vers de "Suréna" de
Corneille. Il y a comme ça quelques fois
des croisements, des interférences qui
sont bouleversants parce que d'un génie à
l'autre comme s'ils se repassaient non pas
"passe moi la rhubarbe je te passerai le
séné" mais cette petite phrase.
Il y a beaucoup plus d'amour chez
Corneille qu'on ne le croit. C'est moins
étonnant quand on compare ses œuvres
avec quelquefois de passages entiers dont
on se dit que c'est dans "Le misanthrope"
51
quand on fait la comparaison avec Molière
et les premières pièces de Corneille qui
pour être plus légères, pour la plupart,
sont toutes des pièces d'amour même "Le
menteur". Il y a des intrigues qui sont des
comédies plus vives, plus prestes, qui
justifient qu'il ait écrit "Amphitryon" et
autres sous le nom de Molière. Mais dans
des pièces comme "Mélite", "La suivante",
"La place royale" c'est un amour qui n'a
rien à voir avec "Tu as tué papa je ne
t'aimerai plus" qui était une caricature.
L'amour chez Corneille est d'autant plus
52
fort qu'il est contrarié par l'individu
même qui l'éprouve. Dans Racine ce sont
les contingences, les circonstances
extérieures, le Sénat, Rome, qui oblige
Bérénice à retourner chez elle.
Tout cela est génial ! Génial ! Justement
quand au cours la petite Bérénice a donné
"Bérénice", alors que c'est une petite
gamine de 18 ans et demie qui est faite
pour jouer les petites bonnes femmes de
Marcel Aymé, a travaillé cela et elle a bien
fait parce que cela apporte énormément et
qu'elle a révélé de l'émotion et une belle
53
diction des vers, et cette grande scène du
IV entre Bérénice et Titus en train de
s'arrêter après chaque vers comme on fait
un arrêt sur image, comme on voit un film
de Garbo, et on regarde, et c'est le
mouvement qui est entretenu par la fixité
de l'image, et c'est incroyable, à aucun
moment, ça ne se statufie.
On peut s'arrêter après chaque vers de
Racine et ça continuerait à vivre, à
chanter, c'est du Gluck. Toute cette
scène, c'est bouleversant parce qu'on dit :
"Oui c'était un homme d’alors il avait sa
54
perruque, il l'a retiré peut être ce jour-là
parce qu'il avait trop chaud, sa plume d'oie
qui crachait un peu et, pendant ce temps-
là, il empoisonnait la Du Parc et faisait
l'historiographe auprès de Louis XIV. Et
puis il écrivait "Que le jour recommence et
que le jour finisse sans que jamais Titus
puisse voir Bérénice". On ne sait plus si
c'est une volonté de dire voilà je vais
utiliser des monosyllabes, et tel rythme,
ça créera telle émotion, on ne sait plus.
C'est le génie à l'état pur. En tout cas,
c'est bien agréable d'avoir consacré sa vie
55
à tout ça.
Henri Becque est effectivement un auteur
très difficile à jouer; cela étant tout est
difficile quand on veut être fidèle
justement à un ton, à un style. On peut
jouer une pièce de Guitry et cela
ressemble à tout sauf à du Guitry. Pareil
pour Becque et pour tous les auteurs qui
ont un style qui leur est très personnel un
rythme une cadence, un esprit une
respiration. Becque c'est une espèce de
plaque tournante. Il est complètement
solitaire on peut, parce que c'est la même
56
époque et qu'il y a un même minimalisme
comme on dirait maintenant une même
précision, une même rigueur dans
l'écriture on peut le rapprocher, sous
certains aspects de Jules Renard. Mais
avec une grande différence car il faut les
mêmes qualités pour jouer les deux
auteurs mais les colorations les
résonances sont un peu différentes.
Si on envisage en gros, en très gros, que
l'âge classique s'est prolongé du 17ème
siècle jusqu'à Regnard et Lesage et le
18ème siècle qui l'a prolongé mais sans
57
beaucoup d'auteurs théâtraux il y a eu
Marivaux et avec lui on arrive au premier
auteur moderne le premier à mettre sur
scène les mêmes personnages les mêmes
situations dans des conditions, dans des
atmosphères, dans des lieux beaucoup plus
prosaïques et quotidiens avec une
préciosité de bon aloi. Il a été
immédiatement suivi par Beaumarchais
puis par cet espèce de maelström des
romantiques qui ont envahi la scène dont il
ne reste pas tellement de chose car le
théâtre de Hugo est très imparfait, très
58
boiteux, il y a de grandes œuvres mais s'il
n'avait fait que son théâtre il n'aurait pas
laissé le nom qu'il a laissé.
Et puis ensuite il y a Henri Becque qui est
aujourd'hui essentiellement connu par une
pièce "La parisienne". Il a cependant écrit
d'autres oeuvres dont des pièces en un
acte qui ne sont pas toutes beaucoup
jouées, le plus ciselé, le plus parfait étant
"La navette". Mais sinon il n'a écrit, en
pièce plus longue, que "Les corbeaux"
d'humeur assez cruelle, assez noire et
puis, surtout, avant tout, cet espèce de
59
chef d'œuvre qui domine tout le théâtre -
on a envie de dire presque de tous les
temps du moins en France - qu'est "La
parisienne".
C'est une œuvre très difficile à cerner
parce que, censée se rattacher à un
théâtre bourgeois, cela ne l'est pas du
tout. Ca a presque l'épure d'une tragédie,
c'est une eau forte, c'est écrit vraiment
au scalpel. Il décortique les sentiments,
les caractères, les situations, ça ne
ressemble à rien de ce qui a l'a précédé.
Après, beaucoup de gens se sont, sinon
60
inspirés, du moins ont été influencés mais
personne n'a atteint cette espèce de
perfection absolue. N'y aurait-il eu que
"La parisienne", n'aurait-il écrit que cela,
c'est l'œuvre absolument parfaite. C'est
sans doute l'œuvre qu'il a voulu écrire,
parce que il y a de bonnes pièces, des
choses de qualité parmi d'autres, mais
c'est comme au cinéma quand on se rend
compte qu'un film n'est pas seulement
bien fait mais un film d'auteur c'est-à-
dire qu'il est exactement le reflet de ce
que l'auteur a voulu faire - et pas
61
seulement une œuvre distrayante - mais le
reflet de son intention, de son inspiration,
de sa volonté - et Becque c'est, au mot à
mot, la perfection.
Alors c'est très difficile pour les
comédiens : il faut une très grande finesse
- mais pas une finesse légère - une finesse
très aigue de rapace - c'est écrit avec des
serres plus qu'avec des plumes d'oie.
C'est cruel et, en même temps, très
douloureux et c'est étonnant qu'on puisse
rire tant à une pièce qui a presque les
vertus d'un vaudeville à certains moments
62
car il a un humour incroyable, un humour
noir pourrait-on dire. Mais il connaît
tellement bien le cœur humain il se joue de
tous ses sentiments et personne n'est
épargné, ni les hommes, ni les femmes, ni
les maris, ni les amants qui sont des
espèces de seconds maris. C'est un univers
jamais méchant alors qu'il y a de la griffe,
peut-être parce qu'il y a justement
derrière de la tendresse, de la blessure.
Il est complètement à part dans le
répertoire et il a été rarement bien
représenté depuis un certain temps. Parce
63
que à l'époque où il l'a créé, et par des
gens qui l'ont tout de suite suivi, les
comédiennes (et par les comédiens, mais
les rôles d'hommes y sont un peu moins
complexes), parce que les comédiennes
étaient très proches de ce ton, de ce style
là. Elles en avaient justement, que ce soit
Madame Simone ou Madame Bovy,
l'intelligence, la griffure, et en même
temps l'émotion sous-jacente, ce style
presque à la japonaise : la plume gratte le
papier et les mots, en sortant de la bouche
arrache un peu le cœur au passage. Elles
64
avaient cela et en même temps beaucoup
d'humour ce qui fait partie des qualités
qui se sont évaporées avec temps. Et pour
les représentations qui ont suivi il y a eu,
dans les années 50, Lise Delamare qui a
très bien joué le rôle et puis c'est à peu
près fini. Quand je l'ai monté j'ai eu la
chance d'avoir Michèle André qui a été
remarquable.
Les femmes sont tentées par ce rôle,
naturellement, parce qu'on en a beaucoup
parlé, parce que c'est un beau rôle qui est
tout le temps là, mais ce n'est pas une
65
raison, et ensuite, on peut se demander ce
qui a pu les tenter parce qu'elles y sont
très banales ou très pâles ou très
extérieures. C'est un personnage qui exige
de partir d'une intériorité très profonde.
C'est un personnage qui comme on le dit
dans d'autres pièces, c'est Jean Sarment
qui avait utilisé le premier cette
expression, a un ramage qui est trop grand
pour elle. C'est une petite bourgeoise et
elle a des sentiments qui dépassent cela,
qu'elle est forcée de contraindre à cause
de sa vie sociale et de sa vie privée.
66
Elle éprouve à peu près tous les
sentiments qu'il y a à travers tous les
rôles féminins du répertoire. Il y a du
Racine en elle, du Corneille un peu aussi
dans cette manière de mener ses affaires
et même ses affaires de cœur, il y a un
romantisme qu'elle s'oblige à étouffer,
mais qui est bien présent, et c'est peut-
être des méandres de Marivaux dont elle
serait la plus proche mais avec une couleur
qui ressemble au nom de l'auteur "Becque".
C'est exactement cela. Je cherche en vous
parlant dans le théâtre étranger, et non, il
67
n'y a pas cette griffure, cette souffrance
qui brave à la fois les interdits, la plainte,
les personnages qui dominent toutes les
situations. Il a vraiment écrit là un chef
d'œuvre.
Musset, c’est Le plus difficile ! Avec, pour
d’autres raisons, Labiche, dont Musset
était d’ailleurs le contemporain ce qui est
amusant, et Jules Renard. Si le comédien
n’a pas l’esprit de cet auteur, on peut par
le travail, se rapprocher de l’auteur mais
cela reste très difficile. Le vaudeville par
exemple, (je pense à Feydeau), si on n’a
68
pas le sens du rythme, le ton, le
mouvement, on ne joue pas Feydeau. Il en
va de même avec la tragédie. "Si on n’a pas
les moyens suffisants pour ne pas s’en
servir", comme disait Copeau, et bien on ne
joue pas la tragédie.
Seulement Musset devrait être accessible
à tout le monde puisque que ce sont des
personnages de tous les âges, donc de tous
les emplois. Seulement derrière cette
écriture complètement aérienne, et dont il
faut faire apprécier la grâce, il y a tous
les sentiments par lesquels il faut passer,
69
(comme il le faisait lui-même qui était très
vif, très malicieux, rapide de pensée), la
chose qu’on pourrait dire, au moment où on
pourrait la dire on pense à une autre et ce
qui fait qu'on ne dit pas la 1ère. Ne pas
dire la première car cela se transforme en
une 3ème. C’est là toute la contradiction
des personnages de Musset, leur façon
d’être nombreux sans être dispersés,
toujours attentifs à tout sans savoir
comment se poser comme des papillons.
Et c’est très difficile. Et quand on ne joue
pas comme cela, (je ne parle bien
70
évidemment pas des cas où on défigure les
œuvres), s’il n’y a pas tout ce jeu avant
d’en arriver à l’irisation du texte ça
devient mauvais. Et on a envie de dire "Ah
bon ce n'est que cela ? C’est pâle,
superficiel, léger!". Car Musset a écrit
l’écume des sentiments. Et comme les
auteurs qualifiés souvent de légers, (ou
alors il faut entendre léger comme
légèreté grande vertu française, comme
Guitry et Marivaux), ce sont des auteurs
qu’il faut respirer très profondément et
ensuite se contenter du papillonnement.
71
Il est rare que je fasse présenter des
scènes de Giraudoux au cours car c'est un
auteur très particulier, et, pour les
jeunes, pas un des plus faciles. Je n'ai pas
rencontré Jean Giraudoux mais je le porte
dans mon cœur parmi les auteurs
classiques de notre temps que je préfère.
Il m'a toujours séduit, toujours enchanté.
Ce sont les mots justes en ce qui le
concerne. Et puis, je l'avais raconté je
crois dans un de mes livres, j'avais été
très impressionné par la puissance post-
mortem qu'il a eu sur une amie à moi qui
72
s'appelait Carmen Debarre, qui était
vraiment au bord de mettre fin à ses jours
quand un matin, à la petite aube verte
comme on dit, aux Champs Elysées, elle
avait sur les genoux "La folle de Chaillot"
et, en découvrant la fameuse tirade "Tous
les vivants ont de la chance…", elle a repris
son espoir et cela m'avait fait penser,
c'est ce qu'avait mis sur sa tombe Cocteau
("Je reste avec vous"), au rôle des poètes
de cet ordre-là qui sont toujours un peu en
marge du monde, qui ont leur voie
parallèle, et sont toujours avec nous.
73
Giraudoux est une de mes lumières.
Michel Simon, je ne l'ai pas connu mais on
m'a raconté des tas de choses sur lui
parce que j'ai connu beaucoup de ceux qui
l'ont le mieux connu. Que ce soit Arletty,
René de Obaldia, qui était étonné de la
manière très directe dont pouvait parler
Michel Simon dans certaines
circonstances, et tous les gens que j'ai
connus de cette génération-là m'ont parlé
de lui pour l'avoir approché, pour l'avoir
distribué comme Jean Sarment. Moi, je le
place aux côtés d'Harry Baur dans mes
74
grandes admirations. C'est un comédien
fastueux, un homme d'une imagination,
d'une cocasserie, d'une intelligence
extraordinaires mais que je n'ai
malheureusement jamais approché.
Que ce soit "Boudu sauvé des eaux
"L'atalante" de Jean Vigo ou "La beauté du
diable", qui n'est pas un très grand film de
René Clair mais où il est absolument
sublime dans le rôle du diable, comme dans
tout ce qu'il a tourné. Comme pour Harry
Baur, il n'y a pas un mauvais film de Michel
Simon. Ils ont pu tourner dans des films
75
moins bons mais eux sont toujours au plus
haut de leur métier. Cet acteur est un
modèle, mais aussi un exemple parce qu'il
fait partie des gens dont on ne voit plus du
tout comment c'est fait, tellement c'est
personnel d'abord, rare, et tellement
c'est fin. Et on se laisse complètement
emporter. Je regrette qu'il n'ait pas joué
certains classiques bien sûr. Alors on dit
toujours dans ces cas-là pour des
comédiens "monstrueux" que c'est le style
Shakespeare. Mais même dans le
répertoire français, il aurait pu jouer de
76
grands rôles. Mais enfin c'est comme ça.
Je parle souvent de Fabrice autant qu'il
parle de moi. Encore aujourd'hui, on m'a
rapporté qu'avait été diffusée une
émission télévisée sur le théâtre, ce qui
est rare à la télévision, animée par une
personne sans grand intérêt, dans laquelle
Luchini avait parlé abondamment de moi.
Je l'ai eu en direct depuis et l'en ai
remercié. Il est d'une fidélité,
relativement à ce que j'en connais, et ce
que j'aime en lui c'est sa grande fidélité.
On s'aime beaucoup. Il y a des anciens
77
élèves plus ou moins fidèles, mais lui, c'est
la reconnaissance parfaite, reconnaissance
surtout dans la manière qu'il a de mener sa
carrière et d'être fidèle en tant
qu'interprète. Il a atteint des sommets.
Il y a encore quelques temps, quelques
semaines, il est venu nous rejoindre en
Vendée où il a donné son nom à la dernière
promotion de mon cours vendéen et a
donné deux fois son spectacle à Luçon. Il a
été très ému car, à la fin de la soirée, mes
trente élèves se sont précipités vers lui
pour lui tendre chacun une rose et, bien
78
que très malade ce jour-là, il a continué
son spectacle pendant encore trois quarts
d'heure tellement il était heureux.
Je ne vais pas en parler trop longtemps
mais il fait partie des gens tellement
rares ! C'est une personne rare et unique,
même si chacun est un spécimen unique,
mais il y a aussi ce qu'on en fait. Il ne
cesse de progresser, d'être aussi
extraordinaire avec, à chaque fois, des
choses plus rares puisque que, comme
chaque homme qui sait vivre, chaque jour
apporte sa provende d'observations. Il est
79
un événement.
C'est plus qu'un monsieur qui sait jouer la
comédie, qu'un monsieur qui sait
construire un spectacle. Tout ça il sait le
faire de manière tout à fait exceptionnelle
de culture, d'intelligence et d'invention.
Son dernier spectacle, au-delà justement
de l'œuvre littéraire théâtrale, qu'il a
construit en partant d'écrits de Barthes,
La Fontaine, Chrétien de Troyes, et
Nietzsche, ça devient un grand numéro
presque de variété. C'est d'une fantaisie,
d'une cocasserie, d'une invention, d'un
80
mouvement sur le plateau, mouvement
aussi bien par la respiration qu'il donne à
sa soirée que par ses propres mouvements
physiques. Cela devient complètement
délirant de joie. C'est un diable !
Philippe Davenet est un pianiste
exceptionnel qui n'a pas souhaité être plus
connu qu'il ne l'est, alors qu'il a reçu dans
sa jeunesse presque tous les prix
imaginables. Il a fait une carrière de
concertiste en préférant être invité dans
des palais et des personnes privées. Il est
curieux de tout, très itinérant, surprenant
81
d'exotisme dans la pensée, les goûts, la
variété. C'est un homme d'un esprit, d'une
drôlerie, dans un personnage qui peut
paraître un peu languide, un peu comme le
sublime Jean Tissier et derrière
l'apparence, ça pétille. Quand ce n'est pas
les doigts qui crépitent sur le clavier,
c'est son esprit dans sa tête. On se
raconte sans arrêts des histoires et il est
un peu mon dernier producteur d'histoires
drôles.
C'est amusant parce qu'il y a deux jours,
un monsieur charmant, qui va écrire un
82
livre sur Jacques Chazot, m'a téléphoné
pour recueillir des témoignages. Je lui ai
abondamment parlé de Jacques Chazot que
j'ai beaucoup connu, apprécié et aimé sous
divers aspects que les gens ne
connaissaient pas de lui. Et il m'a demandé
: "Mais qui était le plus important le
mondain, le danseur, l'homme d'esprit ?".
Je lui ai dit que tout cela était une même
chose mais qu'on aurait pu dire
"profession : homme d'esprit". L'esprit
jusqu'à la pointe des pieds, c'est le cas de
le dire, puisque c'était le seul homme qui
83
dansait sur pointes. Il m'a également
demandé si je voyais aujourd'hui d'autres
personnes qui lui ressemblaient et je lui ai
répondu: "Non absolument personne.
Personne n'a plus cet esprit-là !". Et puis il
m'est venu à l'esprit, dans un autre
rythme, dans une respiration tout à fait
différente, le nom de Philippe Davenet.
Ce même esprit aigu au bord de la
rosserie, mais jamais méchante, toujours
drôle, toujours éloquent. Mais à part lui,
personne avec cette élégance et cette
finesse. Ce sont des êtres d'un autre
84
temps, pas parce qu'ils ont vécu il y a
quelques années, mais parce que ce sont
des êtres du passé, même s'ils ont occupé
leur époque en leur temps, mais c'était
l'esprit du 18ème siècle, puis du 19ème,
l'esprit des salons. Bien sûr il y a des gens
qui ont de l'esprit dans leur œuvre, comme
Monsieur d'Ormesson ou Monsieur de
Fallois, mais l'homme d'esprit, qu'on
connaissait à travers ses mots ou à
travers ses inventions, n'existe plus. Si
j'écoute la radio et des émissions où
passent les humoristes qui amusent le
85
vulgus pecum, c'est d'une vulgarité et
d'une pauvreté ! Ils sont démodés avant
d'être nés, c'est incroyable de prétention
! Pas un mot drôle, d'ailleurs ils ne parlent
même pas le français, pas un mot d'esprit.
Ah non ! Revenons à des gens qu'on aime !
Brecht, c'est une des grandes
incompréhensions, un peu comme Pinter.
Je parle de Pinter car quand j'ai monté
"Le gardien" j'ai eu l'air de m'aventurer
dans un domaine et un univers qui étaient
réservés à tous ceux qui avaient monté du
Beckett, parce qu'on le jouait avec des
86
temps pas nourris, avec un ton un peu à la
Delphine Seyrig, qui aurait pu jouer
autrement d'ailleurs car c'était une
femme épatante. Quand Pinter est venu en
France et qu'il a vu "Le gardien" que
j'avais monté il m'a dit : "C'est bien la
première fois que je me vois mis en scène
avec le sang qui circule !".
On montait Pinter parce qu'il était à la
mode en Angleterre et en définitive on
emmerdait tout le monde ! C'est pareil
pour Brecht. Les gens ne comprennent rien
aux mots. Une de mes doctrines, à travers
87
ma façon de travailler, c'est justement la
distanciation, la distance entre le public et
l'œuvre dont on est l'interprète, le fléau,
etc. Lors d'un dîner à Londres, où on avait
joué une pièce que j'avais montée au
Français, nous avions rencontré Laurence
Olivier, Vivian Leigh et d'autres
comédiens chez un ami à moi et ils
parlaient de Brecht comme nous parlons
de Molière.
Brecht a été marqué par ce qu'il a vécu
dans les pays où il a vécu. Il y a toute sa
partie américaine où il montait des
88
comédies musicales avec Gershwin. C'est
extraordinaire. "Mahagonny", "L'opéra de
quat'sous", ce n'est pas seulement une
réflexion sur les pauvres, la misère et le
prolétariat. Quand il venait à Paris avec sa
troupe et sa femme Hélene Weigel au
Théâtre des Nations, un temps que tous
ceux qui le montent maintenant, si mal,
n'ont pas connu, on était stupéfait de la
manière dont le sang circulait.
C'était exactement de l'Obey. Comme
Tchekhov ! Quand on a vu les Russes jouer
à Paris "La cerisaie", je ne vous dis pas
89
qu'on ne sortait pas bouleversé, parce que
la trame est bouleversante, mais ce sont
des scènes de vaudeville à certains
moments. De plus, les traductions des
auteurs étrangers passent par des tas de
mains de théoriciens, d'universitaires et
de monsieur de Parly II, et monsieur de
Becons III, et monsieur d'Asnières VI.
J'en ai parlé avec Colette Brosset juste
après la mort de Robert Dhéry car ils
avaient voyagé dans le monde entier avec
"Les branquignols" et ils avaient rencontré
Brecht. Imaginer Brecht aller voir "Les
90
branquignols" et leur parler de la façon
dont on détruisait son théâtre! Ils se sont
emparés de Brecht !
C'est irrésistible parce que dans
l'hommage qu'on rend en ce moment à
Guitry, très mal, et d'une façon honteuse,
parce qu'ils s'en emparent maintenant
qu'il est redevenu glorieux, alors que ce
sont tous ceux qui auraient demandé sa
mort qui disent "Ah Guitry avec tout ce
qu'il y a derrière d'informulé". Maintenant
on va l'enterrer là-dessous. Ils le
monteraient comme on monte Brecht et
91
c'est le cas à Nice. C'est le phénomène de
l'énorme bêtise qui cavalcade au gré du
temps et des siècles et que d'autres
imbéciles ne peuvent pas dénoncer parce
que, tant que cela dure, ils espèrent en
vivre. Il n'y a aucune lucidité, ni
discernement derrière tout cela.
Je n'aime pas toutes les pièces de Brecht,
et certaines m'emmerdent, comme il y a
des pièces qui m'ennuient chez
Shakespeare, chez Calderon de la Barca,
mais cela me regarde. Mais il y a des
pièces extraordinaires. Toutes ses pièces
92
musicales sont admirables. Aujourd'hui, il
y en a qui découvre "Maitre Punti et son
valet Mati" mais cela existe depuis 40 ans
et, à la suite de Vilar, on a tous compris
qui était Brecht. Il y a des pièces de
Brecht extraordinaires. "La bonne âme du
Sé-Tchouan" est une pièce admirable
comme "Le cercle de craie caucasien". Ces
gens ne sauraient pas monter ce que nous
montons. Mais nous, nous montons ce qu'ils
montent. Et le sang circule pour reprendre
la phrase de Pinter. Je comprends que
vous ayez été étonnée car il existe tant de
93
clivages. Il y a de l'amour dans Brecht. La
scène du paysan, avec Macha dans "Le
cercle de craie caucasien". Et puis les
traductions sont souvent piètres. J'aime
beaucoup Brecht. Et puis il faut dire que
ceux qui ne l'aimaient pas, parce qu'ils
n'avaient pas compris, très vite on dit :
"Oh c'est Brecht" comme on avait dit :
"Oh c'est du Claudel" simplement sous-
entendu "On va s'emmerder !". Tout
dépend toujours par qui c'est monté et
par qui c'est joué. Brecht est un grand
dramaturge et il a énormément d'humour.
94
En France, on l'a toujours présenté comme
du Beckett de la manière "emmerdons-
nous dans des poubelles ! ". Cela dit, peut-
être y a-t-il des pièces de Beckett qu'on
pourrait faire réentendre aux gens là
aussi en faisant circuler le sang. Sûrement
faudrait-il couper et au lieu d'attendre
Godot on le voit arriver (rires). C'est peut
être envisageable, un jour. Tout est
cyclique.
La lecture à une voix c'est du théâtre à
travers le personnage du chœur qui
raconte toute l'œuvre et anime ses
95
marionnettes. Je n'ai connu personne qui
pratiquait cet exercice. Michel Polac
l'avait initié à la radio et, comme par
hasard, à qui allait-on demander de se
livrer à cet exercice ? A Monsieur
Clariond, qui avait déjà à l'époque plus de
60 ans, à Madame Bovy, qui en avait plus
de 70. Il faut posséder son métier car
c'est à la fois un exercice de haut vol et
une prise de conscience, une présence
absolue à soi et aux autres.
C'est ce qui se fait quand on joue un rôle
mais je sais que l'enseignement m'a tout
96
appris à moi-même, ce qui est le propre de
l'enseignement. C'est d'enseigner celui qui
enseigne. Mais c'est passionnant. Au
début, quand j'avais quelques années de
moins, cela me donnait quelque inquiétude,
pas le trac puisque le trac est toujours
heureux. Naturellement quand j'ai fait la
lecture à une voix de Cyrano de Bergerac,
ce n'est pas aussi évident qu'une lecture à
4 personnages.
Quand j'ai repris les lectures à une voix
en série au Théâtre Daunou, j'en avais fait
beaucoup en ponctuel, et j'alternais une
97
semaine le cours, une semaine la lecture, le
rythme était trop lourd parce qu'il faut
quand même préparer la lecture. Il y a la
gestation avant même d'arriver à la
travailler, même si on prend souvent des
pièces qu'on connaît mieux que d'autres,
faire de coupures, se libérer de la
brochure, tout cela représente un gros
travail. J'avais déjà fait "Une fille pour du
vent".
Il y en aura peut être d'autres. Peut être
parmi les dernières que j'avais faites au
Daunou qui avaient fait redécouvrir à
98
beaucoup de gens, même à des lettrés,
comme un académicien qui m'avait dit : "Je
ne savais pas que Jacques Deval c'était ça!
Que Jean-Jacques Bernard c'était ça !"
Oui, voilà, on a tout un répertoire et
certains préfèrent jouer de mauvais
contemporains! Et puis il y a les modes. Et
surtout de l'inculture. Pour ce qui est des
modes, cela peut s'entremêler, les robes
courtes et des robes longues, du moment
que ce n'est pas inregardable.
Mais pour créer aujourd'hui il faut
détruire. Ce n'est pas vrai ! Rollan nous
99
disait toujours : "Trop facile d'inventer
parce qu'on peut faire n'importe quoi ; ce
qui est difficile, c'est de maintenir" en
faisant mieux si possible ; il ne s'agit pas
de faire de la reconstitution non plus. Il
faut essayer d'être le plus fidèle possible
à travers tout ce qui nous a permis
d'évoluer quand c'est dans le bon sens. Pas
ajouter des inventions, pas jouer Molière
autrement parce qu'il y a eu la guerre du
Vietnam ou qu'on est allé sur la lune ! Ce
sont des conneries dans lesquelles on est
encore. Il faut dire que la connerie est la
100
chose du monde la mieux partagée. Pas
besoin de Brel pour l'avoir compris.
Feydeau, Labiche, Courteline leur
similitude réside dans leur efficacité. Cela
étant, tout de suite un petit bémol comme
on dit maintenant, même si on ne sait plus
ce que cela veut dire, c'est que
l'efficacité n'est pas la même. Et elle ne
devient plus tout à fait aussi réelle à
cause de l'évolution de l'éducation depuis
un siècle, et pas seulement de l'éducation
parentale, mais aussi de l'éducation
nationale. C'est Pierre Gaxotte qui disait
101
que l'éducation nationale ce n'est plus rien
: quand ça s'appelait l'instruction publique
ça a avait un sens ; l'éducation nationale
n'existe pas. C'est aujourd'hui très
difficile d'être efficace avec Courteline
car on s'adresse à des gens très cultivés,
c'est-à-dire qu'il met en scène des
bidasses ou des couples qui vivent dans le
rance avec des housses marron chez eux.
Tout ça est fait d'aigreur alors que
Courteline était un homme d'une
générosité, d'une bonté, d'une tendresse
extraordinaires, et un observateur par le
102
petit bout de la lorgnette qui captait
l'ennui chez les petits bourgeois, chez les
fonctionnaires.
Il a presque toujours évoqué la demoiselle
de la poste qui est toujours la demoiselle
de la poste; il y en a qui sont mieux que
d'autres mais seulement, ce qui est très
difficile est que les situations au départ
nous font dire : "Ah on va s'amuser". Et
puis comme c'est très acariâtre, très
sarcastique et en plus, et c'est là dedans
que résidait son comique - l'éducation
jouait son rôle, et j'ai encore connu
103
l'époque où on pouvait rire par intelligence
- c'est que c'était écrit comme du
Bossuet. Là où les autres peuvent écrire
par interjections (ndlr : suit une série
d'onomatopées), comme il y en a dans
Feydeau, lui prête son humour à des
personnages qui n'ont pas toujours
d'esprit et qui parlent comme Bossuet.
C'est donc très difficile à jouer et il faut
d'abord oublier justement que ce peut
être comique et il faut faire confiance aux
gens car c'est presque musical.
104
Pour la différence, il faut rappeler que
Feydeau était à peine né quand Labiche est
mort et qu'on a appelé vaudeville les
pièces de Feydeau par déformation du
vaudeville au sens du 19ème siècle qui
était une comédie à couplets et qui n'était
pas un genre, ni un style. Il y avait un
théâtre du vaudeville et on y jouait des
pièces depuis celles de Monsieur Duvert
du début du 19ème puis Lambert Thiboust.
Dans la comédie-vaudeville le texte est
beaucoup plus important que les couplets
qui viennent de temps en temps la
105
ponctuer. Ainsi dès que j'ai pu monter des
Labiche à la Comédie française, il y avait
de petits couplets et, ensuite, j'en ai
ajouté beaucoup pour en faire de vraies
comédies musicales comme "La station
Champbaudet" ou "Doit-on le dire ?" et
d'autres. Il y a le livret puis les musiques.
La particularité, contrairement à certaines
opérettes françaises dans lesquelles,
quand elles n'étaient plus de très bon
goût, on arrêtait la pièce et on chantait
des petits airs qui n'ont rien à voir, dans
les pièces de Labiche on enchaîne le
106
dialogue en chantant comme dans les
comédies musicales américaines. Il n'y a
donc pas de rupture du dialogue. Labiche
passe des mots aux notes et c'est un style
jouissif pour un comédien. Labiche, toute
la vie de Musset 1810-1857 tient à
l'intérieur de la vie de Labiche, est donc
un auteur typiquement romantique
typiquement 19ème et il y a dans certaines
de ses pièces des scènes entre des jeunes
premiers et des jeunes premières qui sont
tout à fait dignes de Musset et qui sont
des pièces de mélancolie, d'amour.
107
Entre Feydeau et Labiche il n'y a aucune
conformité d'écriture : c'est un style
complètement différent. Pour faire rire
avec Labiche, il faut là aussi de l’esprit. En
France, il n'y a pas d'humour, le pays de
l'humour à froid, de l'humour pincé, c'est
l'Angleterre. En France, il y a en revanche
ce que peut d'autres n'ont pas, c'est de
l'esprit. Il y a de l'esprit titi, celui des
gavroches, jusqu'à l'esprit paillard, et non
vulgaire, et l'esprit français et, à
l'intérieur, l'esprit parisien. Cet esprit,
c'est celui de Labiche comme il y a
108
l'humour de Sheridan ou d'Oscar Wilde.
L'esprit ça commence avec Beaumarchais,
et puis avec Labiche. Avec son style
d'écriture romantique il est le premier
spirituel. Musset n'est pas spirituel : il a
du charme, de la délicatesse, il est
souriant mais le grand homme d'esprit
c'est Labiche.
On a beaucoup dit que le 18ème était le
siècle des Lumières mais, à part Marivaux
et Beaumarchais et quelques écrits de
certains philosophes, c'est plutôt le siècle
de l'obscurantisme et ce sont eux qui ont
109
amené la révolution, les clubs, tous les
sentiments bas et revanchards. Le 18ème
était un abîme après le 17ème siècle, et
les romantiques venant après n'ont pas
beaucoup remonté la pente. Donc leurs
progrès sont restés un peu à ras de terre.
Ensuite, il y a eu le moment sublime, peut-
être à cause des guerres, de la fin des
années 70 jusqu'aux années 30 et,
uniquement en France, ce qui n'a existé
dans aucun autre pays. Il n'y a jamais eu
autant de sublime artistique dans tous les
arts, dont 30 parmi les plus grands
110
écrivains de toute l'histoire de France
dont Giraudoux, Claudel, Cocteau, Gide,
Valéry, pareil chez les peintres avec les
impressionnistes, ce qui a fait dire que le
19ème siècle allait jusqu'en 1914.
Quand il écrit ces répliques entre deux
personnages dont un a dessiné un carré :
"Oh il est bien fait ce carré", déjà moi je
hurle. Le comble de la connerie bourgeoise.
Et l'autre répond "Oh j'ai pris une règle".
Si on n'a pas fréquenté, vu, comme ce fut
mon cas, les acteurs qui avaient joué ce
théâtre-là, on ne peut plus même sourire,
111
on n'entend même plus. C'est un rire
poétique et, en même temps, il y a le
mouvement et la grâce. C'est toute
l'époque des grands ballets romantiques.
Cela doit se jouer avec du doigté et
Yvonne Gaudeau a été une des dernières à
bien jouer Labiche.
Feydeau, c'est le ravageur, c'est la
méchanceté galopante, ce n'est même pas
le sarcasme mais la destruction, comme il
se détruisait lui-même. Même mal joué
quand on voulait prouver qu'on ne ferait
pas rire, c'est irrésistible, à moins d'être
112
malade, parce que c'est un maelström où
tout est mêlé, le mélange des genres, des
gens intelligents perdus dans des courses
et des sarabandes au milieu des cons.
C'est Max Sennett, tous les comiques
américains et tout une partie des anglais
quand ils jouent des personnages
caricaturaux. Toute la construction est
dans la folie, c'est le délire alors que
Labiche est le bon sens vu par le petit œil
de cochonnet.
C'est exquisément bête parce qu'il a de la
tendresse pour ses personnages. Alors que
113
Feydeau les déteste et tous ses
personnages sont fous, et surtout les
femmes, et il prenait exemple sur la
sienne. Tout n'est que différence mais pas
seulement à cause du style de l'écriture.
Bossuet pour Courteline, Musset pour
Labiche et Buster Keaton pour Feydeau
car on se demande même comment il a pu
lettre des mots sur ce comique de gestes
et de poursuites. Seulement, malgré tout,
on peut obtenir, avec des comédiens
moyens qui n'ont pas tout à fait le style et
la métrique de Feydeau, que le texte nous
114
parvienne.
J'ai eu la chance de connaître ceux qui
avaient joué Feydeau de son temps, et ils
étaient déjà âgés, mais c'était divin et une
femme comme Hélène Perdrière. Je vais
vous donner un exemple qui je pense
éclairera certains spectateurs sur ce
qu'est ce métier au-delà de tout ce qu'on
en dit. Dans les pièces de Feydeau, en
marge de tous ses textes, il y avait
toujours une portée musicale qui donnait la
ponctuation pour que les mots portent. Et
c'est "incontournable" - mot hérétique -
115
car il n'y pas d'autre moyen d'infléchir le
mot.
C'est dans "Le fil à la patte" où une femme
arrive dans un salon pour y chanter,
accompagnée de sa sœur mal aimée,
jalouse, venimeuse qui n'a jamais rien
réussi. On les reçoit toutes les deux et la
chanteuse entre dans une pièce préparée à
son attention où elle aperçoit un grand
dais et un fauteuil. Comme elle croit que
c'est pour elle, elle dit : "Oh un trône !".
La personne qui la reçoit la détrompe en lui
disant que c'était le dais de son lit et
116
qu'elle y a mis un fauteuil. Et la sœur dit
en aparté : "C'est bien fait ce n'est pas un
trône !" Ca a fait hurler de rire quand
Jacques Charon a monté la pièce et, le soir
de la générale, les gens ont applaudi
Denise Gence ; c'était le plus gros effet
de la pièce. A partir de la seconde, il n'y a
plus eu un rire parce que le soir de la
générale il y avait tout le gratin
intellectuel et qu'ensuite même un public
intelligent et gentil n'a pas le temps
d'entendre. Ce n'est plus suffisamment
drôle et cependant, ce sont des effets à la
117
Feydeau. Ses textes sont écrits presque
avec des points de suspension. Il y a donc
des gens qui peuvent jouer joliment
Labiche mais pas Feydeau.
Les moyens de Labiche sont plus légers.
Qui joue bien Feydeau doit pouvoir jouer
Labiche mais pas forcément l'inverse. Il
faut de la violence, de la véhémence pour
Feydeau qui est plus massacrant. Dans un
dialogue entre deux amies qui est
simplement : "Mon premier amant a été un
danois" et la réponse "Un chien ?", une
personne moyenne dit un chien à la forme
118
interrogative mais Hélène Perdrière aurait
dit un chien avec un sous-entendu de
curiosité intéressée qui en disait long.
Donc deux notes différentes dans la
partition et, tout d'un coup, tout le
caractère de la femme est dessiné
uniquement parce qu'elle a pensé à
l'inflexion. Voilà la technique sensible qui
fait l'interprétation : la note, l'inflexion,
l'interprétation. Voilà pour nos trois
vaudevillistes.
Sergiu Célibidache c'est le génie pur. J'ai
eu la chance de connaître d'abord sa
119
femme, qui est elle-même une femme
exceptionnelle, un très grand peintre, qui a
peint ce tableau d'après l'heure espagnole
de Ravel, une femme merveilleuse
d'intelligence de drôlerie, de savoir, de
perspicacité. Je crois qu'il n'aurait pas pu
épouser une femme qui lui fut inférieure.
J'ai connu dans le dernier mois de sa vie le
maître et je l'ai rencontré à l'issue d'un
concert où il avait donné une symphonie de
Bruckner, merveilleusement dirigé - il a
tout dirigé mieux que personne - Bruckner
était son grand homme. J'étais en état
120
d'hébétude et d'apesanteur devant lui, de
joie extrême.
Il était d'une profondeur extraordinaire.
Il était d'une exactitude, d'une
réinvention des œuvres et d'une
dimension, d'une spiritualité… C'est un des
grands astres qui traversent notre temps
de loin en loin. Il y a des grands faiseurs,
pas au sens péjoratif, de grands
exécutants qui exercent très bien leur
métier. Mais Celibidache, c'est de l'ordre
de Furtwängler, des gens de cette
dimension-là. C'est immense !
121
Je voudrais vous parler à la fois, comme ça
on les réunira, de Yvette Chauviré et de
Agnès Letestu. Yvette Chauviré a été la
plus grande danseuse étoile de son temps.
Je crois qu'il y a un ou deux équivalents en
Russie, Maia Plissetskaia sans doute, et
Margot Fontaine en Angleterre. Il y a eu
de grandes danseuses mais Yvette
Chauviré était unique.Comme disait Henri
Sauguet :"Elle n'est pas en mesure, elle
suscite la musique, elle secrète la mesure".
Elle avait tout, la technique était
foudroyante, ce qui leur parait le moins
122
intéressant puisqu'ils l'ont travaillé, c'est
leur métier. Mais elle était d'une poésie,
ah c'était miraculeux ! Les regards, pas
tellement les jambes, les bras c'est ce
qu'il y a de plus beaux chez une danseuse
quand elle danse bien, mais elle était
pathétique, ce qui est un mot que je
réserve à peu de gens.
On peut être pathétique comme l'était la
Callas, Piaf ou Brel, ce n’est une question ni
de sexe ni d'emploi, on est pathétique
comme Yvonne de Bray ou Magnani. C'est
plus rare chez les hommes car le
123
pathétique est une notion non pas de
faiblesse mais de fragilité. Mais dans les
emplois, dans le travail, dans le jeu, Yvette
Chauviré était bouleversante avec en
même temps de l'humour. Elle dansait tous
les emplois. Elle était ravissante et moi,
j'ai eu la chance et le bonheur de la
diriger en tant que comédienne quand j'ai
monté "Amphitryon 38" de Giraudoux et
que Simone Valère et Jean Desailly ont eu,
les premiers, l'idée de lui faire jouer Léda
la femme cygne.
Oui, effectivement. Elle avait une mélodie
124
vocalement qui était le reflet de sa danse ;
elle aurait très bien pu jouer Tchekhov.
Elle avait chez elle ce qui était souvent
tellement apprêté, affecté, un peu sec
chez une Madeleine Renaud : la poésie
même. Elle est toujours des nôtres mais il
y a longtemps que je ne l'ai pas vue, car
elle ne sort quasiment plus et a eu
beaucoup de problèmes de santé. Sans
l'oublier, mon Dieu, loin de là, je reporte
toute cette admiration et toute cette
affection que j'avais pour elle sur une de
ses cadettes, qui est certainement la plus
125
grande étoile française en ce moment,
Agnès Letestu.
C'est une femme extraordinaire, avec
beaucoup de grâce elle aussi, pas
uniquement la grâce de la danseuse, la
grâce de l'esprit, la grâce de la
gentillesse, de la qualité d'écoute, du
dévouement. ll y a eu Noella Pontois mais
en ce moment c'est la seule qui soit
également comédienne, interprète. Bien
sûr c'est une technicienne, mais Agnès est
également très poétique, elle peut aborder
tous les emplois, elle est étonnante, elle
126
est curieuse de tout et elle vient de faire
des costumes admirables pour « Les
enfants du Paradis » à l'Opéra, elle a du
goût, elle est ouverte à tout. Elle aussi elle
rayonne.
Quand j'étais au cours de Monsieur et
Madame Lemarchand, ils ont été les
premiers à me faire gagner un peu
d'argent en me faisant faire de la
synchronisation. Ils ont été non seulement
mes premiers professeurs mais mes
premiers employeurs si j'ose dire. Ensuite,
il y a eu Julien Berteau qui m'a fait
127
participer lui aussi - j'avais 14 ans - et il
m'a fait jouer un très beau rôle dans une
lecture publique d'une pièce étonnante de
Jean Loisy qui s'appelait "Le roi de
l'ombre" dans lequel je faisais le dauphin
qui est un rôle très important.
C'était la première fois que je mettais les
pieds sur un plateau et j'y étais entouré
par toute la Comédie Française c'est-à-
dire Julien Berteau, Jean Martinelli, Jean
Davy, Lise Delamare, Yvonne Gaudeau. Dès
le début Maurice Escande m'a aidé, m'a
mis sur des aventures, des tournées. Il y a
128
eu René Simon qui m'a fait rencontrer
Guillaume Hanoteau et René Dupuy et "Le
quai Conti" a été ma vraie première
création à Paris, mon premier très joli
rôle. "Monsieur Cochet joue le policier
gracieusement" avait écrit Robert Kemp à
la fin de son article. Ah!!!! J'étais pas peu
fier, surtout d'avoir le dernier mot
d'ailleurs !
Mais c'est vrai que Jacques Charon ça a
été immédiatement. Tout en conservant
beaucoup de respect vis-à-vis de lui –
c'était quelqu'un que sauf deux exceptions
129
personne ne tutoyait même Robert Hirsch
- et en même temps beaucoup de joie dans
les contacts. Et puis lui vis-à-vis de moi
nourrissait beaucoup d'espoir et ce fut le
premier, dès que j'étais au Conservatoire,
à me faire jouer dans des festivals de
théâtre avec lui, à me confier de
nombreux petits rôles dans des aventures
itinérantes. Il est celui qui, le jour même
de ma réception au Conservatoire, m'a dit
"Passe immédiatement au service des
costumes de la Comédie Française, tu vas
jouer dans quinze jours dans "Les
130
fâcheux" le rôle de Larivière".
Et immédiatement j'ai eu, grâce à lui, alors
que je n'étais même pas stagiaire, le pied
sur la scène de la Comédie française. Ce
qui a entraîné beaucoup de choses par la
suite. C'est lui qui, une fois que j'ai
démissionné de la Comédie Française, m'y
a fait revenir par la grande porte en
exigeant que ce soit moi qui le mette en
scène dans "Le malade imaginaire". Il y a
toujours eu Jacques à la clé de tout cela
et ce furent des relations continues, et, à
ce moment, nos deux vies se sont faufilées
131
en permanence. Je m'en étais rendu
compte bien avant et je n'ai pas la larme
facile, quoi que si à cause de ma maman,
c'est de l'atavisme, mais il y a des
situations où je peux être bouleversé et
pas forcément pleurer. Mais quand j'ai vu
tout ce qu'on perdait, et moi, et le
théâtre, et la Comédie Française, quand il
est mort si prématurément, je suis sorti
de l'église secoué par une espèce de
spasme et tout le monde a du se dire
"Mais qu'est ce que c'est que ce numéro ?
Qu'est-ce qu'il veut nous faire croire ?".
132
Je n'avais rien à faire croire. Je sentais le
monde qui s'écroulait un peu sous nous et
Dieu sait, comme pour beaucoup
d'individus, tout le monde a ses manques,
ses travers, ses limites, on pouvait dire
des choses sur Jacques. Nous avions des
petits frottements quelquefois parce qu'il
avait un caractère très aigu, moi aussi,
mais ça a toujours été pour le meilleur. Il
a toujours été présent pour moi. Non
seulement il m'a toujours soutenu mais il a
toujours souhaité que je le soutienne
aussi. Ca a été on ne peut pas vraiment
133
dire amitié avec quelqu'un qui en imposait
tellement. On était intimes mais il y avait
un seuil à ne jamais dépasser. Et puis il y
avait la différence d'âge; Mais une très
grande estime tendre.
Et j'étais à peine entré aux Français il m'a
mis le pied à l'étrier pour tout ce qui était
plus tard mise en scène alors que je n'y
pensais pas du tout. Pendant toutes les
années où j'étais aux Français, pour tout
ce qu'il a monté, aux Français et à
l'extérieur, il m'avait demandé d'être son
assistant. Et c'est ainsi que j'ai commencé
134
à diriger au Théâtre Michel, à l'Opéra
Comique, aux Bouffes Parisiens. Il me
disait, en me laissant entre les mains la
distribution de gens très importants
"Demain je n'ai pas le temps je répète
ailleurs dirige-les!" Et je me retrouvais
avec ces gens-là, jeune pensionnaire de la
Comédie française, à avoir barre sur eux.
Il m'a fait une confiance absolue et c'est
lui qui a exigé absolument que je fasse la
mise en scène du Malade ce qui était une
grande preuve de confiance.
Jacques Mougenot, j’ai envie de dire que
135
c’est le seul auteur dramatique qui soit un
écrivain en même temps du moment et de
sa génération. Il vient d’avoir 50 ans mais
pour moi c’est encore de la génération des
40 ans. Certes il y a toujours des gens qui
font une pièce dont on dit "c’est pas mal",
comme Sébastien Thiéry avec "Cochons
d’inde", dont on dit qu’il "fait son métier",
qu’il est "doué", dont on dit "à suivre".
Mais lui, Mougenot, manifeste un réel
talent d’écrivain et d’auteur inventif,
original et qui tient le coup, parce que je
me suis rendu compte dans plusieurs
136
auditions récemment, quand ils ont fait
des lectures pour reprendre la pièce,
quand on réentend "La carpe du duc de
Brienne", qui était sa vraie première pièce,
ça tient admirablement et prouve que c’est
déjà un auteur consacré. Et bon comédien
en plus. Lui et son frère travaillent
également ensemble et je peux d’ores et
déjà parler d’une semaine qui me touche
beaucoup au merveilleux Château de Terre
Neuve en Vendée, où je vais jouer ma
carte blanche tous les ans, à Fontenay-le-
Comte. Il s'agit d’une semaine théâtrale
137
qui se déroulera du 20 au 27 juillet 2009,
une semaine que l’on peut appeler
"cochetienne", qui commencera par deux
soirées Luchini avec son spectacle "Le
point sur Robert", puis le spectacle des
frères Mougenot, "La fourmi et la cigale",
ensuite "La jument du roi" de Jean Canolle
avec Marina Cristalle, Axel Blind, Jean-
Laurent Silvi, mes anciens élèves devenus
mes assistants et moi avec ma carte
blanche qui comportera notamment des
chansons des textes et des histoires.
Voilà.
138
Madeleine Robinson d’abord ça a été une
immense amie à partir du jour où je l’ai
connue et puis certainement, et là aussi il
faut se méfier de dire la plus grande, car
il y a eu de grandes comédiennes dans sa
génération. Il y en a eu des grandes mais
certainement après Gaby Morlay et
Yvonne de Bray et celles qui avaient 20
ans de plus qu’elle, elle a été la plus
grande. C’était une femme d’une beauté et
d’un tempérament exceptionnel ce qui a
fait croire aux gens qu’elle avait mauvais
caractère parce que quand on la faisait
139
jouer avec des amateurs elle n’était pas
contente et elle le faisait savoir.
En fait c’était une femme d’une grande
exigence et qui jouait aussi bien la
comédie, je pense à "Adorable Julia" de
Marc-Gilbert Sauvageon dans laquelle elle
était géniale, aussi bien qu’à toutes les
pièces modernes dramatiques qu’elle a
créé, comme "La grande fille toute simple"
de André Roussin ou "Bonne fête Ester"
de Terence Rattigan, et, pour ma part, j’ai
eu le bonheur de lui faire jouer Elmire,
quand j’ai monté "Tartuffe", rôle dans
140
lequel elle était remarquable.
C’était une comédienne de la grande
tradition des Réjane, ces femmes avec des
moyens extraordinaires, moyens
émotionnels, moyens vocaux, qui savaient
ne pas toujours s’en servir qui savaient
également jouer en demi-teinte. Elle avait
une sensibilité d’une profondeur
étonnante, toujours renouvelée. Et en
même temps, elle était très intelligente. Il
y avait eu une reprise de "Les parents
terribles" de Jean Cocteau, mis en scène
par Jean Marais, et contrairement à ce
141
qu’on imaginait, qu’elle allait reprendre le
rôle de la mère qui avait été joué par
Yvonne de Bray - et elle aurait été géniale
- elle a repris le rôle de la tante joué par
Gabrielle Dorziat dans lequel elle a été
extraordinaire parce qu’elle savait manier
tous les sentiments. C’est une femme qui a
beaucoup souffert dans sa vie
sentimentale, elle a aussi été très
heureuse, mais naturellement elle faisait
partie de ces rares femmes qui sont
toujours les plus fortes. Il y a un vers de
Lucie Delarue-Mardrus qui dit : "Je ne suis
142
après tout si forte que par la faiblesse
d’autrui". Elle a rarement trouvé en face
d’elle un homme de sa dimension.
En parlant de dimension, il y a eu aussi
Odette Laure, qui mesurait 1m50. Ce n’est
pas une question de taille, ni de petitesse,
c’est une question d’envergue, d’exigence,
d’abondance, de générosité, de sentiment :
elles ont toujours un peu la femme qui
aimerait pleurer dans les bras de quelqu’un
alors que ce sont les autres qui viennent
pleurer dans leur giron. Elle en a profité
et elle en a fait profiter son art surtout.
143
Elle était devenue tellement exacerbée,
déchirée par le mal qui commençait à Paris
et autour d’elle. Elle a vu le commencement
de ce que nous vivons en ce moment. Elle
ne le supportait plus et elle est allée
s’installer en Suisse.
Elle revenait de temps en temps pour
jouer avec un partenaire qu’elle aimait bien
ou une pièce qui lui plaisait. Mais elle jouait
surtout là-bas dans les très beaux
théâtres à Genève et aux alentours où elle
a joué notamment "La visite de la vieille
dame" de Durrenmatt. Elle a donc continué
144
sa carrière et également à faire du cinéma
jusqu'au moment où, moins bien portante,
elle s'est sentie un peu diminuée, ce qui la
taraudait beaucoup, jusqu'au moment où,
et on peut le dire maintenant, ce qui n'a
pas été dit à l'époque, elle a profité de ce
que en Suisse, avec l'accord des médecins,
et comme ce fût le cas récemment avec
Maia Simon, on peut disparaître.
Toute sa vie elle a été une femme,
contrairement à l'impression qu'elle
pouvait donner dans certains rôles de
fougue, une femme d'une grande noblesse
145
d'une grande dignité, de beaucoup
d'élégance et de goût. Je ne vois pas qui
en ce moment on pourrait lui comparer
comme envergure de comédienne. En
France, en tout cas, il n'y en a pas. Ce
n'est d'ailleurs pas la peine de chercher.
Même dans sa génération. Jeanne Moreau
c'était différent, ce n'est pas le même
emploi, ni le même caractère ni le même
tempérament Madeleine s'inscrivait dans
la grande tradition des monstres sacrés.
On pouvait ka comparer à Magnani en
Italie. Et ça il n'y en a plus.
146
Marcel Aymé reste un auteur méconnu
alors que c'est un être rare et une œuvre
rare. Il y a des choses excellentes dans
son théâtre mais, dans des choses dont on
se souvient parce qu'il y a des beaux rôles
de comédiens, que ça avait été bien joué à
la création, comme "Lucienne et le
boucher" avec Valentine Tessier, et puis
on s'est rendu compte après, au gré du
temps, que quand c'était pas Tessier ou
des gens comme ça, même des bons
comédiens n'arrivaient pas tout à fait à
retrouver cette paillardise élégante. Et
147
puis, "Les oiseaux de lune" une pièce
amusante. Et puis, il y a toujours un peu de
vitriol au gré de ses pièces mais ce n'est
pas vraiment un auteur dramatique.
Alors que les romans, et c'est là qu'il est
le plus méconnu, les nouvelles et les essais
révèlent un très grand auteur beaucoup
plus important que n'importe quel
philosophe. Les intrigues, les sujets, les
scénarios, pour ne pas dire scenarii, les
personnages, l'écriture et l'invention de
tout ce petit monde plutôt de classe
moyenne en tendant vers l'ouvrier… Il y a
148
des personnages, on retrouve ça dans les
romans du grand Dutourd. Les gens qui le
connaissent et qui l'aiment ne se rendent
pas compte, parce qu'ils se fréquentent
entre eux je suppose, mais il devrait être
connu et apprécié de beaucoup plus de
lecteurs. C'est un bonheur en plus, c'est
savoureux, c'est juteux, et penser que ce
grand taciturne qui a peut-être prononcé
cent mots dans sa vie. Il ne parlait pas, il
avait la bouche fermée comme un de ses
yeux une paupière qui tombait. Il aurait
très bien joué Don Quichotte : un grand
149
personnage en hauteur avec un long visage.
Même la malice il ne la manifestait pas
extérieurement alors qu'il n'était pétri
que de ça. Arletty m'avait raconté qu'ils
s'étaient retrouvés à une soirée chez
Nicky Nancel qui invitait de grands
personnages, auteurs et interprètes, et
sans se dire un mot de toute la soirée, il
n'avait d'ailleurs parlé à personne, il était
très courtois, il saluait mais ne parlait pas,
puis ensuite dans le même métro. Ils sont
tous deux montés en première mais il ne
s'est pas assis à côté d'elle, restant
150
debout à quelques pas, tout en faisant
signe qu'il continuait à savoir qui on était.
Quand elle descend, petit signe, elle fait
trois pas sur le quai et Marcel Aymé se
met à la porte qui est encore ouverte et il
lui dit de loin, mais sans aucune
méchanceté ni volonté de faire rire, pas
du tout, résumait tout un temps vécu
ensemble : "Vous aussi on vous a fait des
ennuis à la Libération". C'était surprenant
et Arletty m'avait dit que cela l'avait
sidérée mais que ça avait une gueule
formidable d'être unis par les mêmes
151
conneries et les mêmes horreurs.
Et puis il y a Gérard Depardieu ! Dieu sait
qu'il s'est quelquefois trompé, souvent
même, et je ne me suis pas gêné pour le lui
dire. Dieu sait qu'il est tellement
extraordinaire qu'on peut le redouter
comme étant capable de tout selon la rue
où il tourne ou la forêt dans laquelle il
entre - mais là je crois qu'il ne fera plus
ce genre de fautes - il vieillit, il s'épanouit
admirablement bien comme tous ceux
qu'on a cités et c'est ce qui fait tellement
plaisir.
152
Les Luchini, les Berry n'ont jamais été
aussi bien que maintenant, même Huster.
On redécouvre qu'ils ont été jeunes à une
époque qui était moins avilie et,
maintenant, ils sont leur maître. Gérard
Depardieu dans "Mammuth" c'est déjà
monumental et je pèse mes mots. Je
n'utilise que les mots adéquats. Ce matin
une élève me parlant d'Angelina Jolie
disait elle est remarquable je lui ai
répondu "Non ma chérie! On est
remarquable à ton âge quand on est dans
un cours et qu'on dit qu'elle est assez
153
remarquable pour qu'on la remarque et
qu'éventuellement elle puisse faire une
carrière ! Elle n'est pas non plus seulement
très bien, cherchez le mot. Et bien elle est
magnifique !Un point c'est tout !". Il n'y a
qu'un mot par chose.
Et bien Gérard est absolument génial, mo-
nu-men-tal dans "Mammuth" avec
naturellement cette espèce de corpulence
fabuleuse à la Orson Welles, à la Victor
Mc Laglen, mais d'une tendresse, d'une
innocence, d'une pureté incroyable et dans
"La tête en friche", on regrette bien sûr
154
pendant tout le film qu'il n'ait pas eu à
coté de lui Odette Laure, Patachou ou
Lucienne Bogaert, mais il ne fait plus rien.
Ce qui consiste à ne plus rien faire quand
on est devant une caméra et qu'on dit
"action", il ne faut pas faire quoi que ce
soit de plus que ce qu'on ne ferait pas s'il
n'y avait pas la caméra, mais encore fait-il
savoir qu'il y a la caméra et qu'on n'a pas
besoin d'en faire plus. On a simplement
besoin de penser encore plus profond
avant de parler encore plus simple.
155
Il n'y a pas un acteur au monde, en ce
moment, ni chez les allemands que je
connais moins maintenant, ni chez les
japonais, qui puisse être aussi
intrinsèquement absolument parfait à la
seconde où on lui demande d'exprimer
quelque chose. C'est poignant de réussite.
Je ne sais pas comment le film est reçu
mais les gens n'ont aucun discernement -
cette grande vertu de l'homme - mais ce
sont des moments de profonde émotion,
de bien être, ce qui n'est pas le cas avec
les pièces dont je parlais auparavant où, au
156
bout d'une demie heure, on a une crise de
foie, envie de vomir, ou mal à la rate, ou
des boutons.
Quant tout d'un coup on est bien dans son
fauteuil, qu'on ne pense pas qu'on est dans
un velours un peu sale ou un peu rêche,
ahhh….. tout s'ouvre, des doigts de pied
aux piliers du cou, tout cela commence à
circuler librement. Ah c'est presque la
campagne dans une salle obscure. C'est
merveilleux.
Gérard a toujours été un personnage et
une personnalité, puis un très bon acteur,
157
un monsieur qui a eu des coups de génie,
mais là, aux âges essentiels de tous ceux
qui ont commencé jeune surtout et qui ont
passé le cap de la quarantaine - c'est déjà
pas mal - et de la cinquantaine - surtout -
et qui deviennent - normalement - les
grands de leur métier à l'âge
effectivement où on ne peut devenir que le
meilleur. Sinon ce n'est pas la peine. Ce
sont quand même de grands moments !
Il est souvent revenu au théâtre mais avec
des choix malheureux, en tant que
metteur en scène quand il jouait
158
"Tartuffe" avec François Périer, ou en
tant que pièce comme celle sur Charles
Quint au Théâtre de Paris. Ca n'a pas
d'intérêt. S'il revient sur scène, il faut
que ce soit dans un grand personnage du
répertoire ou un rôle qu'on lui écrive - s'il
reste encore un auteur aujourd'hui parce
qu'il n'y en a pas de cette dimension-là, il
y a des Mougenot, des Sébastien Thiéry
mais cela s'est arrêté avec Anouilh. Il
faudrait qu'il joue un Shakespeare.
Dans Shakespeare, beaucoup de rôles lui
conviendraient parmi les grands
159
monarques, Henri VI en particulier,
qu'avait monté Planchon avec Jean Bouise
et qui avait été un beau spectacle, ou un
Falstaff. Il y serait meilleur que tous les
autres mais cela ne l'amuserait peut être
pas tellement. Il peut tout aborder dans
ce répertoire, comme Prospero dans "La
tempête", il serait divin, extraordinaire,
ou dans "Le roi Lear" même si c'est une
pièce qui ne me touche pas
particulièrement. Démesuré, il est
l'homme de ce théâtre. Oui, c'est une
espèce d'Orson Welles, un grand
160
personnage à la fois épique, historique, et
quand il va lire du Saint Augustin dans une
église on se dit C'est un saint". Et quand il
joue "La tête en friche", on accepte qu'il
soit dans un joli petit film puisque
n'importe comment il est magnifique.
Le théâtre, oui, on peut toujours le
souhaiter. De même qu'il aurait été
possible qu'au lieu de le faire au cinéma,
et qui était un ratage inimaginable, il joue
Boudu au théâtre. Cela aurait été amusant
puisque je l'avais fait débuter dans cette
pièce à 17 ans dans le rôle du petit
161
étudiant. Il a la dimension de Harry Baur
et de Michel Simon, d'Emil Jannings, de
tous ces gens-là. Il pourrait également
jouer Montherlant comme "Le maître de
Santiago", le cardinal dans "Malatesta"?
dans tous les grands textes donc, car
c'est un homme de texte.
Je ne sais pas si j'ai eu l'occasion de vous
raconter cette anecdote où j'étais un soir
dans un restaurant. Il arrive, me salue "ah
mon petit maître, mon chéri" et s'installe
à notre table très content, le bonheur en
marche. C'était à l'époque où je jouais "La
162
reine morte" et je lui dis "ah c'est un rôle
qu'il faudrait que tu joues un jour". Et il
répond "Oh ce qui m'intéresse, c'est
l'infante !" Et il se lève, se met au milieu
du restaurant et nous a joué la tirade de
l'infante dans le premier acte qu'il savait
encore par cœur pour l'avoir entendu au
cours il y a 50 ans. Et il était sublime. Pas
très crédible physiquement en tant
qu'infante de 14 ans mais il phrasait,
respirait comme un grand acteur classique.
On ne l'utilise pas assez au théâtre car
chez nous on ne sait pas monter ces
163
pièces-là. Il pourrait également jouer
toutes les grandes tragédies grecques. Il
serait admirable dans Créon, de même que
Richard Berry le serait dans Richard III.
Mais les grands de chez nous sont un peu
bridés par le répertoire, trop heureux
quand ils trouvent une ou deux pièces
modernes, comme ce fut le cas l'année
dernière pour Richard Berry avec "Qui est
Monsieur Schmitt ?" qui était également
un petit bijou.
FIN
164
Bonus
165
Je vais vous proposer de répondre au
questionnaire de Proust, si vous le voulez
bien.
Jean-Laurent Cochet : Oh oui ! Surtout qu
il y a longtemps que je n'y ai pas pensé.
Votre principal trait de caractère.
Jean-Laurent Cochet : Ah, il faut que je
me mette bien en face de moi pour ne pas
juger en fonction des autres. Ce n'est pas
mon habitude. La curiosité. No comment.
166
La qualité que vous aimez trouver chez un
homme.
Jean-Laurent Cochet : La tendresse.
La qualité que vous aimez trouver chez une
femme.
Jean-Laurent Cochet : L'intelligence.
Ce que vous appréciez le plus chez vos
amis.
167
Jean-Laurent Cochet : Leur fidélité.
Avez-vous eu en ce domaine, des
déceptions sévères et de surprises
inattendues ?
Jean-Laurent Cochet : Oh, oui surtout au
long d'une longue vie comme dit le poète.
Je n'oublie rien, mais, en même temps, j'ai
une mémoire assez sélective donc je ne me
souviens réellement que des minutes
heureuses comme dit Haldas.
168
Votre principale qualité.
Jean-Laurent Cochet : La bonté.
Votre principal défaut.
Jean-Laurent Cochet : La curiosité.
A nouveau. Une curiosité qui est à la fois
intellectuelle et autre, donc riche
d'enseignements, mais qui peut-être aussi
être porteuse d'exigence par rapport à soi
169
et aux autres.
Jean-Laurent Cochet : Voilà.
Votre occupation préférée.
Jean-Laurent Cochet : Si on laisse de côté
le théâtre puisque c'est mon métier, je
réponds la lecture.
Votre rêve de bonheur.
Jean-Laurent Cochet : Quand je me
170
retrouverai en face du Père.
Votre plus grand malheur.
Jean-Laurent Cochet : Ne plus pouvoir
convaincre.
Ce que vous auriez aimé être.
Jean-Laurent Cochet : La plupart des
choses que j'aurais aimé être je l'ai été.
Ce que j'aimerais être ? Inoublié.
171
Quand est-on oublié ?
Jean-Laurent Cochet : Quand on ne pense
plus à vous.
La perpétuation du souvenir même chez
ceux qui ne vous auront pas connu.
Jean-Laurent Cochet : Exactement.
Le pays où vous aimeriez vivre.
Jean-Laurent Cochet : Ah ! Pas l'Eden car
172
on devait s'y ennuyer ! Je suis content
d'avoir connu Paris et d'y vivre, et même
en dépit de ses dégradations, mais il y a eu
beaucoup de villes où je me suis dit "je
pourrai vivre ici". Si j'oublie ma Côte
basque et Aix en Provence, Venise.
Pourquoi Venise ?
Jean-Laurent Cochet : Pour tout. On
pourrait dire d'abord parce qu'il n'y a pas
de voiture, presque pas de vélo. Pour son
atmosphère, quelque chose
173
d'indéfinissable Pour les canaux, pour les
merveilles, les musées, les palais. J'adore
l'Italie. Mais c'est relativement
indéfinissable. C'est comme on disait "l'air
de Paris", ce qu'on peut difficilement dire
maintenant sinon cela voudrait dire que
l'on parle de pollution. C'est plutôt "être à
Venise". Partout où je jette les yeux
m'enthousiasme. Les vaporetto, les
promenades d'une rive à l'autre, ce que
beaucoup de gens ne font pas allant juste
à la Place Saint Marc donner à manger aux
pigeons - ce qui est d'ailleurs très bien –
174
mais, pour moi, Venise est un endroit
féerique. C'est vivre de la manière la plus
humaine qui soit mais dans un autre monde.
Y êtes-vous allé à la période du Carnaval ?
Jean-Laurent Cochet : Non, jamais. J'ai un
peu peur de la foule et je crains que cela
ne fausse mes impressions.
Avez-vous été amené au cours de vos
pérégrinations à séjourner dans des villes
étrangères qui ont suscité cette envie
175
d'attachement ?
Jean-Laurent Cochet : Saint Pétersbourg,
San Francisco mais sans jamais me dire
vraiment que j'y demeurerai. Je me sens
chez moi en Anjou, et sur la Cote basque.
Je ne vous ai pas posé la question de votre
origine.
Jean-Laurent Cochet : Je suis parisien, de
Romainville. Ma mère était parisienne et
mon père était lyonnais. Peut être à cause
176
de ses gênes, Lyon est une ville que
j'adore et où je me sens totalement chez
moi. C'est une ville où je pourrai très bien
vivre.
Votre couleur préférée.
Jean-Laurent Cochet : J'hésite toujours
car ce sont deux couleurs que j'arrive
difficilement à dissocier : c'est le vert et
le bleu. Choisir est difficile car le vert
est, pour moi, la couleur de toute la nature
et le bleu c'est la couleur du ciel et,
177
surtout, c'est une couleur qui me plait qui
me séduit, toutes les sortes de bleu.
C'est curieux car en général on dit que le
vert est une couleur honnie par les
comédiens ?
Jean-Laurent Cochet : Ooooh ! Pas du
tout! Je ne me souviens même pas de la
raison de cela. Je n'aime pas les
superstitions et je trouve cela d'une
grande bêtise qu’une une chose qui peut
être belle puisse porter malheur, ce sont
178
bien des trucs à la Dux et à la Armand
Bernard. J'ai failli en faire mourir pas mal
parmi ceux que je n'aimais pas et dont je
savais qu'ils détestaient le vert. Armand
Bernard a failli en crever ! Au contraire,
dans toutes les pièces que j'ai montées,
surtout au Français parce qu'il y avait Dux
que cela ennuyait, il y a toujours eu du
vert. Comme il n'y a pas de fleurs qui
portent malheur : les œillets sont
sublimes. Sauf ces grandes fleurs comme
les ajoncs ou les trucs artificiels ou
séchés que les gens mettent dans des
179
hauts vases.
Votre fleur favorite.
Jean-Laurent Cochet : Je crois, avant de
dire la rose, bien sûr, même si cela peut
paraître un peu bateau, je dirai le mimosa
et les pivoines.
Il est rare de citer le mimosa et vous avez
aujourd'hui un beau bouquet de pivoines
roses.
180
Jean-Laurent Cochet : Oui, il commence à
s'ennuyer un peu mais il a été superbe.
J'aime leur parfum, ce que j'aime aussi
beaucoup dans le mimosa. Mes fleuristes
sont très gentilles et, quand arrive la
saison du mimosa, elles m'en offrent sans
même que je leur en achète, connaissant
mon goût.
Votre oiseau préféré.
Jean-Laurent Cochet : Bien évidemment je
pourrai répondre les pigeons puisqu'ils
181
font partie de ma famille maintenant (ndlr
: souvenez-vous de Caramel). On n'en voit
pas beaucoup mais j'ai envie de dire la
mésange. Et pour des raisons tout à fait
personnelles et intimes, le faucon
crécerelle.
Vos auteurs favoris en prose.
Jean-Laurent Cochet : Aaaah, il faut faire
un choix … il y en a tellement qu'on va
oublier les hommes pour citer Colette et
Marguerite Yourcenar.
182
Pour l'ensemble de leur œuvre ?
Jean-Laurent Cochet : Oui.
Vos poètes préférés.
Jean-Laurent Cochet : Avant tout, mon
choix est fait : Francis Jammes et puis
Verlaine, Charles Péguy, Marie Noël et
tous les autres… et Anna de Noailles. Et
nous nous retrouvons encore en compagnie
de dames.
183
Vos héros et héroïnes dans la fiction.
Jean-Laurent Cochet : C'est drôle car il y
a quelques années j'aurai répondu Don
Quichotte et plus du tout maintenant. Plus
du tout. Le choix est difficile… ce sont
des noms de gens qui ont vécu qui me
viennent à l'esprit… C'est curieux… allez
laissez-moi encore une minute, monsieur le
bourreau… Tous les personnages, mais
surtout les principaux Jallez et
Jerphanion, dans "Les hommes de bonne
184
volonté" de Jules Romains.
Vos compositeurs préférés.
Jean-Laurent Cochet : Je mettrai au-
dessus de tous les autres parce qu'il les
contient, soit les rappelle quand ils sont
plus anciens, Poulenc sans hésitation. Car
qui dit Poulenc, dit Mozart, dit Ravel etc…
Vos peintres préférés.
Jean-Laurent Cochet : Les Tiepolo. Qui
185
sont partout dans Venise.
Vos héros et héroïnes dans la vie réelle.
Jean-Laurent Cochet : Jésus et Jeanne
d'Arc. C'est la vie réelle.
Vos héros dans l'histoire.
Jean-Laurent Cochet : Louis XIV et, j'ai
envie de dire, Madame de Sévigné.
Pour sa vie, pour ses lettres ?
186
Jean-Laurent Cochet : Pour elle. Pour
qu'elle ait traduit sa vie dans cette
œuvre-là. J'aurais également pu citer
Oscar Wilde qui, à sa manière, n'est pas
très loin de Louis XIV.
Vos noms favoris.
Jean-Laurent Cochet : Jean et Laurent.
(rires)
Comme c'est curieux. C'est vraiment très
187
étrange. Il ne manque plus que le tiret.
Jean-Laurent Cochet : Oui comme ça cela
ferait trois noms !
Ce que vous détestez par-dessus tout
Jean-Laurent Cochet : La bêtise. Sous
toutes ses formes. Il ne faut pas chercher
plus loin.
Les personnages historiques que vous
méprisez.
188
Jean-Laurent Cochet : Que je méprise ?
Oh il y en a peu à qui je fais cet honneur !
Je suis tout à fait comme Malraux sur ce
plan-là.
Le don de la nature que vous auriez aimé
avoir.
Jean-Laurent Cochet : Les dons si on ne
les cultive pas ne servent pas à grand
chose. Le théâtre m'a fait approcher
beaucoup de choses même sans en faire
189
mon métier, comme la danse, j'ai beaucoup
dansé dans les pièces que j'ai jouées, pas
comme un grand danseur, bien sûr, mais
cela n'aurait pas non plus été mon but, la
musique j'en ai fait autant que du théâtre.
Pas de dons manuels, ni aviateur ni même
thaumaturge car ce n'est pas à nous de
faire des miracles, la cuisine j'aime mieux
que ce soit d'autres, non je ne vois pas…
…faire du macramé, poser du papier
peint,…
190
Jean-Laurent Cochet : …ah non ! Rien de
tout cela ! (rires).
….cultiver la terre…
Jean-Laurent Cochet : …ah non j’aime bien
les gens qui la cultivent, j'aimais bien voir
Tabarly faire de la voile, mais très peu
pour moi tout ça. En tennis j'étais un très
bon arbitre, cela me suffisait. Non,
vraiment je ne vois pas !
Le disque qui est sur votre platine.
191
Jean-Laurent Cochet : Il y en a un qui est
sur ma platine tous les soirs, c'est la
musique de scène de "Aux deux colombes"
qui est le quintet de "La retraite des
français à Madrid" de Boccherini. Chaque
thème est une marche de plus qu'on monte
vers le paradis. C'est extraordinaire
d'élégance et de jubilation. Sinon, je vais
certainement avoir très vite car un grand
ami à moi mon éditeur m'a dit qu'on venait
de ressortir les cinq derniers leaders par
Teresa Stich-Rendall
192
Votre livre de chevet et votre livre du
moment.
Jean-Laurent Cochet : Oh le livre de
chevet : je ne vais pas répondre la Bible
comme on le répond souvent, même si
c'est vrai. Je suis toujours entouré par 3
ou 4 Georges Haldas qui sont à portée de
ma main car c'est définitivement mon
grand homme. Donc comme livre du
moment j'ai "Vertige du temps" qui est un
de ses derniers livres et… et puis voilà.
193
Si je vous disais que va être inséré un jour
fictif supplémentaire? à l'instar de la
25ème heure lors du passage à l'heure
d'été, qu'en feriez-vous ?
Jean-Laurent Cochet : J'attendrai de voir
ce que j'ai envie d'en faire, j'attendrai de
voir si je me lève plus tôt ou plus tard que
d'habitude, je prendrai mon petit
déjeuner - qui n'est pas vraiment un petit
déjeuner puisque je ne prends qu'un thé le
matin - je ferai mes mots croisés si les
194
journaux paraissent ce jour
supplémentaire, je regarderai s'il y a des
choses à voir au cinéma et puis je ferai ce
que je fais d'habitude. A moins qu'une fée
ne m'emmenât sur un tapis volant en douze
heures sinon en 24 à Venise.
Vous lisez dans mes pensées car la
question suivante était ainsi libellée : Si je
vous disais que je viens demain vous
chercher à 8 heures pour passer la
journée dans le lieu de votre choix où
irions-nous ?
195
Jean-Laurent Cochet : A Venise sans
hésiter même s'il y a d'autres endroits où
aller mais je ne peux pas avoir envie
d'aller ailleurs qu'à Venise. Vous me direz
les heures de vol….
… pas de souci je connais les horaires
d'Air France par cœur et c'est faisable en
une journée pour prendre….
Jean-Laurent Cochet : … le petit déjeuner
au Florian. Et puis ce qui est toujours
196
faisable est de rater l'avion le soir
(rires)… et d'ajouter une deuxième
journée supplémentaire. C'est cela la vraie
féerie. Et cette deuxième journée
supplémentaire étant prise, c'est logique,
sur une des journées de la semaine qui
suivrait (rires). Oh c'est beau de rêver !
Mais ce que vous me demandez ne me
surprend pas du tout. "Mon amie, ma sœur,
viens goûter la douceur d'aller là-bas vivre
ensemble là tout n'est qu'ordre et beauté,
luxe, calme et volupté".*
197
Ou alors, c'est un privatif joker mais je
tiens à ce qu'on le dise, il n'y a sûrement
que 2 ou 3 personnes qui comprendront
parce que ça ce n'est pas facile à faire
dans la journée mais on se démerderait
pour avoir des avions supersoniques et
j'irai passer cette journée supplémentaire
à La Réunion. Point à la ligne.
Le fait militaire que vous estimez le plus
et celui que vous détestez.
Jean-Laurent Cochet : En principe, je
198
déteste tous les faits militaires parce que
je déteste la guerre. J'admire ceux qui
avaient une grande idée et qui l'ont
réalisée. C'est aussi bien Alexandre que
Napoléon - malgré tout - que Lawrence
d'Arabie, Foucault, qui n'était pas un
militaire mais qui est mort du fait militaire
à son époque. Ce sont de grands hommes,
pour moi, parce qu'ils sont allés presque
jusqu'au bout de leur rêve. Il y a sans
doute des gens qui ont été héroïques et
que j'oublie.
199
J'ai envie de vous citer un homme qui est
lié à tout cela, dans la défaite et dans la
victoire, dans l'intelligence et dans les
revers, dans les raisons qui, en définitive,
sont toujours bonnes quand ce sont les
siennes, et c'est une de mes très grandes
admirations : Hélie de Saint Marc. C'était
un soldat, qui est très âgé, et qui écrit
encore, de temps en temps, dans ce
journal qui n'existe plus, Le Figaro, qui lui
demande un marche pieds ou un éditorial,
et qui a eu à subir au moment où il a fait
des actes en pensant que c'était ce qu'il y
200
avait de meilleur et qui se sont avérés
ensuite répréhensibles et qui a été
emprisonné par De Gaulle
Celui que je déteste le plus et c'est, d'une
certaine façon, militaire, car on ne connaît
pas les raisons qui ont entraîné tant de
gens à se venger de lui, ce que je continue
moi à appeler l'assassinat de Brasillach.
Quel est pour vous le comble de la misère
?
201
Jean-Laurent Cochet : La raison de ne plus
espérer, mais on pourrait dire ne plus
croire.
La personnalité que vous aimeriez
rencontrer et que lui diriez-vous ?
Jean-Laurent Cochet : Je ne crois pas
qu'on ait envie de rencontrer quelqu'un
pour lui dire merde quoi que, de temps en
temps, l'idée m'avait traversé… Garbo,
c'est fini, Haldas, je l'ai rencontré,… s'il y
a des gens que j'aimerais rencontrer,
202
c'est pour leur dire merci et j'ai
quasiment pu le dire à tous ceux à qui
j'avais envie de le dire, des gens que
j'admirais, quand je me suis trouvé un jour
sur leur route de façon parfois délibérée
mais, le plus souvent, sans l'avoir
prémédité. Pour dire merci…ou je t'aime
dans certaines circonstances, mais cela
revient au même.
La faute qui vous inspire le plus
d'indulgence.
203
Jean-Laurent Cochet : Les fautes
passionnelles.
Des passions à la base d'agissements
répréhensibles ?
Jean-Laurent Cochet : Oui, enfin pas la
mort bien sûr. Tout ce qui est à la base
d'emballements, d'excès de vie,
d'exigence, de véhémence. Là, je pardonne
volontiers.
L'état présent de votre esprit.
204
Jean-Laurent Cochet : Il faut répondre
par un mot qui les englobe tous : la joie, à
partir du moment où j'oublie tout ce qu'il
y a autour de nous dans le monde et qui
vient assombrir cet état là.
Comment aimeriez-vous mourir ?
Jean-Laurent Cochet : Ah ! J'ose le dire,
sans trop de souffrance, pour que ça
n'entraîne pas tout le côté soins et
étrangers autour de vous. Pas non plus
205
dans mon sommeil, non, car je veux être
très conscient. Il y a un poème de Francis
Jammes qui répond ainsi : "Mon Dieu,
faîtes que le jour de ma mort soit beau,
faites qu'il soit paisible, tranquille et que
je meure dans une paix profonde, entouré
par tous mes enfants, comme le bon
laboureur des fables de La Fontaine".
Etant bien entendu que c'est une façon de
faire le passage, quelle que soit
l'anecdote. C'est ainsi que j'entends la
question.
206
Votre devise.
Jean-Laurent Cochet : Je ne me suis
jamais dit que telle chose était ma devise.
Mais parmi les gens qui en avaient une ou
qui ont dit des choses que l'on aimerait
prendre pour devise, il y a une phrase de
Madame Colette : "Et encore meilleur que
meilleur" et la devise des ducs de
Bourgogne : "Plus est en nous". Ce seraient
les deux miennes.
Ce que vous aimeriez que Dieu vous dise
207
quand vous vous retrouverez face à lui
Jean-Laurent Cochet : Tu as trop aimé
pour ne pas être pardonné. Ca j'y compte
bien.
208