La vie publique de Jean-Francois Vergnaud

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Jean-Francois Vergnaud. La vie publique de Sima Guang : Homme d’État et historien chinois du XIe siècle. Presses universitaires de la Méditerranée, 274 p., 2014, Histoire et sociétés, 978-2-36781-034-8. ￿hal-03190669￿

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La vie publique de Sima Guang Homme d’État et historien chinois du e siècle Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 4 (paginée 4) sur 272

Collection « Histoire et sociétés »

Directeur de collection Daniel L B

Comité scientifique Christian A, Geneviève G-F, Carol I, Daniel L B

La collection « Histoire et sociétés » est le reflet des objectifs scientifiques des équipes des historiens montpelliérains médiévistes, modernistes et contemporanéistes et de la diver- sité actuelle de leurs champs de recherche. Les liens noués avec de nombreux chercheurs d’universités françaises et étrangères justifient également la publication, dans la collection, d’ouvrages de qualité rédigés par des historiens extérieurs à l’établissement, retenus en raison de l’originalité de leur démarche et de la nouveauté des sujets qu’ils traitent.

La série « Sem — Études juives et hébraïques », fondée et dirigée par Carol Iancu, a pour objectif la publication de travaux scientifiques dont le principal domaine de recherches concerne l’histoire des Juifs et de la civilisation d’Israël. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 5 (paginée 5) sur 272

Collection « Histoire et sociétés »

La vie publique de Sima Guang Homme d’État et historien chinois du e siècle

Jean-François V

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Illustration de couverture

Tous droits réservés, PULM,  ISBN ---- Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 7 (paginée 7) sur 272

La vie publique de Sima Guang : quelques questions

Il y a quelque chose d’attachant dans la personnalité de Sima Guang (- ), du moins dans ce que laissent entrevoir les péripéties de sa carrière, ses correspondances, son œuvre d’historien. Certes, l’empathie avec un bureaucrate du e siècle, confucéen militant et exégète obstiné du passé, peut sembler difficile dans sa recherche de règles pour une bonne administration de ses contemporains. Mais son attachement indéfectible aux principes, sa fidélité au souverain et à sa dynas- tie, voire son obstination à aller à contre-courant ne laissent pas de toucher, ainsi que son passage trop tardif aux plus hautes affaires de l’État, qui voue une poli- tique en apparence à rebours de la « modernité » de l’époque à être balayée par ses successeurs. La curiosité que suscite le personnage justifie peut-être à elle seule qu’on s’efforce d’en reconstituer le parcours. Mais outre qu’il est l’auteur d’une œuvre historique dont le rôle fut fondamental dans l’évolution intellectuelle de la Chine, sa carrière manifeste, par la rigidité des pratiques combinée à l’art de naviguer dans les plus complexes des intrigues de cour, un souci probablement profond et sincère du bien- être du peuple et plus largement du bien public. D’où la popularité que laissent per- cevoir les commentaires hagiographiques du temps. Aussi Sima Guang apparaît-il comme une figure à la fois singulière et emblématique d’un mode de gouvernement qui soulève encore mainte question. La vie publique de Sima Guang s’inscrit dans une étape très particulière de l’histoire des Song du nord. Elle occupe en effet le bref laps de temps qui sépare deux grands moments de réformes : les « Petites réformes » de (-), autour des années , auxquelles Sima Guang apporta son soutien ; le mouvement des « Lois nouvelles » de Wang Anshi (-), dans les années -, dont notre fonctionnaire fut l’opposant le plus intransigeant. En toute légitimité, la notoriété de Sima Guang repose d’abord sur son œuvre écrite. Mais c’est en raison de sa résistance aux bouleversements profonds et aux grandes réorientations politiques qui caractérisent les règnes des empereurs Song du nord, au titre de sa personnalité politique, que nombre d’auteurs se sont inté- ressés à lui. Aussi le trait principal et parfois même unique, retenu par les tra- vaux anciens ou récents et en général par les historiens de la période, est-il le Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 8 (paginée 8) sur 272

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conservatisme, tenu pour inhérent à ce personnage hostile en son temps à toute transformation même modeste dans les pratiques administratives, fiscales, mili- taires ou agraires. Cette notion de conservatisme, jugée au cœur même de la pensée et de l’action de Sima Guang, a pu fournir le titre et la trame même des plus récents travaux, notamment la thèse de J Xiao-bin, qui définit le conservatisme comme le respect de la sagesse accumulée par le passé et le souci de préserver les fruits des mesures du passé 1. Or, à réduire le personnage au rôle de simple objecteur face à un flux de trans- formations irrésistibles et porteuses d’innovations censément très profondes, voire révolutionnaires ou « socialistes », on ne s’explique pas l’aura de Sima Guang dans la mémoire chinoise érudite ou même populaire. Il y est en effet évoqué comme l’une des grandes personnalités de la Chine, une des rares figures de son histoire qui se puisse qualifier d’universelle, et dont l’influence serait sensible aujourd’hui encore dans son pays et plus généralement en Asie orientale. C’est qu’à ce fonctionnaire sans doute intransigeant, peu d’aspects du mouvement d’idées de son siècle auront été étrangers. Et que, sur la fin de sa vie, cet homme d’État investi des plus hautes charges gouvernementales, ce membre éminent de la bureaucratie lettrée, demeure au premier chef l’homme de l’État chinois, qu’il sert tout au long de sa carrière et contribue à édifier par sa longue et rigoureuse pratique de la « remontrance ». Le point de vue courant ne recèle-t-il pas une dose persistante d’anachronisme ? Le même auteur qui met en avant le conservatisme de Sima Guang s’interroge peu sur la pertinence d’un terme qui, certes évocateur de la vie politique d’aujourd’hui, ne l’était pas autant dans le contexte du e siècle. N’est-il pas dès lors possible d’abor- der la carrière de ce penseur et homme d’État en l’inscrivant dans des pratiques administratives et plus largement politiques liées à une conception donnée de l’exer- cice du pouvoir autant qu’à une conjoncture particulières, et l’une et l’autre profon- dément historiques ? La première, dans sa complexité propre, intègre une alterna- tive fonctionnelle, entre référence à l’Histoire et référence aux Sages. La seconde contraint les hommes politiques du temps à gouverner en permanence sous la pres- sion d’une menace extérieure, dans un environnement de périls et d’insécurité qui fait de la défense du pays un des problèmes centraux du gouvernement, et de la sur- vie de la dynastie une des grandes préoccupations du régime. C’est dans une telle perspective que nous tenterons de décrire la formation et l’action politique de Sima Guang. Nous suivrons la chronologie, comme dans toute biographie classique, car cette option narrative ne nous a pas paru interdire les nécessaires analyses d’idées ni gêner l’appréhension globale de l’évolution d’une pensée autant que du déroulement de l’action du personnage et, derrière celui-ci, d’un mode de gouvernement. Un dernier mot sur la masse de nos sources textuelles et notre façon de les uti- liser. Nous exploitons largement l’œuvre de Sima Guang, de ses correspondances au monumental Zhizhi tongjian. Nous recourons aussi aux travaux anciens sur le

. V. J Xiao-bin, Politics and Conservatism in Northern Song China, the Career and ought of Sima Guang (A.D. -), Hong Kong : Chinese University Press, . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 9 (paginée 9) sur 272

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personnage : chronologies nianpu, récits et commentaires des contemporains, de Su Shi à Wang Anshi, histoires dynastiques, analyses de commentateurs, souvent éminents, des Ming ou des Qing (v. bibliographie en annexe). Ces narrations ou travaux reconstituent d’abondance, sous forme de dialogues, les entretiens et débats entre Guang et son entourage, les audiences où il adresse réflexions ou arguments à son souverain, les réponses de celui-ci. Nous citons souvent ces passages in extenso : ce ne sont pas des « sténographies », loin de là, mais ces textes, à défaut de restituer une parole littérale, sont d’une élaboration qui traduit bien, nous semble-t-il, l’esprit de ces échanges et la place qu’ils pouvaient tenir dans les représentations lettrées. En ce sens, leur proximité avec le personnage et avec son milieu nous paraît bien réelle. Leur contenu et leur forme sont aussi fortement significatifs des débats, attitudes et façons de penser et d’agir de cette bureaucratie. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 10 (paginée 10) sur 272 Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 11 (paginée 11) sur 272

La figure de Sima Guang, de l’histoire à l’historiographie : un état des recherches

Toute figure historique est construction : fondée sur documents, certes, mais tri- butaire aussi, fût-ce par opposition, de constructions antérieures dont les traces, dans le cas de Sima Guang, sont multiples, nées de la notoriété du personnage en son temps comme du poids intellectuel de ses écrits. La première s’est construite autour de sa posture originale, et de sa confrontation avec cette autre personnalité notoire de l’époque, Wang Anshi. Le second témoigne du prestige singulier de sa grande œuvre, le Zizhi tongjian ou Miroir universel pour l’aide au gouvernement. Les textes et l’action du personnage furent âprement loués, commentés ou discutés par les contemporains, ainsi que par des successeurs et continuateurs aussi éloignés les uns des autres que dotés de leur propre envergure : Zhu Xi, , Ma Duanlin ou Wang Fuzhi, pour ne citer que les plus connus. Si Sima Guang continue de faire l’objet de travaux d’historiens, aucun d’entre eux n’a pu se dégager de l’image construite par cette tradition lettrée ni l’écarter d’emblée. Pas plus elle, d’ailleurs, que les débats suscités à travers le temps par sa carrière, son œuvre et les liens de l’une et de l’autre. Avant de retracer le parcours de l’homme politique, il nous a paru nécessaire d’évoquer ces approches : chinoises ou non, contemporaines de la carrière du haut fonctionnaire ou récentes, elles constituent en somme la généalogie de notre effort de reconstruction.

 L’adversaire de Wang Anshi

Deux aspects de la pensée et de l’action politique de Sima Guang ont retenu plus que d’autres l’attention des commentateurs du e siècle : son confucianisme, struc- turé autour d’une définition stricte des relations hiérarchiques, et surtout son oppo- sition à la politique de réformes engagée par Wang Anshi (-), qui appelle quelque précision. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 12 (paginée 12) sur 272

 L   S G,  ’  ’

Les problèmes chroniques dont souffre la Chine des Song dès les origines (voir chapitre ), tendent à s’accentuer dans la deuxième partie du e siècle 1. Les histo- riens chinois spécialistes de cette période évoquent ici les « trois excès » et les « deux accumulations » : d’un côté les sureffectifs militaires, la pléthore des fonction- naires émargeant au budget de l’État, le montant excessif des dépenses du gouver- nement ; de l’autre, l’effet cumulé du manque de moyens financiers et de la faiblesse opérationnelle des armées. Les réformes de Wang Anshi, ainsi que de l’empereur Shenzong qui lui confia les rênes du gouvernement dans les années , représentent la tentative la plus importante et la plus radicale de résoudre ces difficultés. Furent-elles bénéfiques à la dynastie et à la population de la Chine ? Le débat n’est pas clos à ce jour. En Chine populaire, jusqu’à une date récente, la question de l’appréciation des réformes de Wang Anshi excédait de beaucoup l’univers académique, sous-tendue par d’âpres discussions autour des mérites respectifs des deux hommes. D’ailleurs, depuis l’ou- verture des années , il se pratique une lecture inverse de l’histoire qui conduit à réapprécier Sima Guang et à critiquer Wang Anshi 2. Par suite, la personnalité de Wang et sa politique ont nourri suffisamment d’ouvrages et d’articles, tant en Chine et par extension à l’étranger, pour faire de ce sujet le plus étudié de toute l’histoire des Song du nord 3. Les travaux consacrés à Sima Guang en subirent le contrecoup jusqu’à une date toute récente : le rôle de l’homme d’État fut constamment bien moins analysé pour lui-même qu’en contrepoint à celui de Wang. À cet égard, dès le début du chapitre qu’il lui consacre dans son Histoire de la pensée politique chinoise. Xiao Gongquan donne le ton de façon éclairante :

Au début de l’ère Yuanyou (), Sima Guang devint le principal animateur des débats à la Cour. Après son arrivée à la tête du gouvernement, les lois nouvelles instaurées par Wang Anshi et Lü Huiqing furent complètement abolies. J’estime ne guère me tromper en affirmant que Sima Guang est le représentant principal des factionnalistes 4.

. Y Tan, Dabianfa : Song Shenzong yu shiyi shiji de gaige yundong, Beijing : Sanlian shudian, , p. -. . V.Peter B, « Goverment, Society, and State : On the Political Visions of Ssu-ma Kuang and Wang An-shih », in Ordering the World : Approaches to State and Society in Sung Dynasty China. Berkeley : University of California Press, , p. . . Selon H K’uan-ch’ung, « Trends in Sung Historical Research in Taiwan and Mainland China », Journal of Sung-Yuan Studies ,  : , p. -. Wang Anshi et Yue Fei sont les deux personnages les plus étudiés de la dynastie Song. Parmi les études les plus notables sur les réformes de Wang Anshi, voir H. R. W, Wang An-shih, Chinese Stateman and Educationalist of the Sung Dynasty,  vol., Londres : Arthur Probsthain, - ; J. M, (éd.), Wang An-shih : Practical Reformer ?, Boston : D.C. Heath and Co,  ; James T. C. L, Reform in Sung China : Wang An-shih (-) , Cambridge : Harvard U.P., . En langue chinoise, v. notamment : Q Xia, Wang Anshi bianfa, Shanghai : Shanghai renmin chubanshe, . . X Gongquan, Zhongguo zhengzhi sixiangshi, Taibei : Zhongguo wenhua daxue chubanshe, , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 13 (paginée 13) sur 272

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Xiao Gongquan dresse ensuite en trois points une sorte de réquisitoire contre Sima Guang. Il dénonce en bloc son esprit partisan, qui l’aurait conduit à abroger les « lois nouvelles » contenues dans le programme de réformes de Wang Anshi ; ses convictions taoïstes, empreintes d’une vision mystique et déterministe des liens de cause à effet, en vertu desquelles il aurait encouragé les souverains à gouverner selon le principe du « non-agir » ; sa croyance enfin en un ordre naturel, justification d’un système politique despotique où le souverain aurait eu seul, en dernier ressort, le contrôle du pouvoir. Autoritaire, Guang l’aurait été aussi, dans son culte pour le passé aux antipodes d’un penseur original. « On dit dans l’Histoire officielle des Song », écrit encore Xiao, « qu’en matière d’érudition il n’y a rien dont Sima Guang n’ait eu l’intelligence ; mais sa pensée politique est une pâle copie de celle des pen- seurs antérieurs, et elle manque d’esprit de système 1 ». Sima donc, porte-parole et avocat de ce que Xiao appelle l’ordre politique despotique 2. Sima donc, tenu pour responsable de la mise à l’écart des conceptions « démocratiques » de Mengzi au profit d’une affirmation éminemment conservatrice : le caractère « naturel » des distinctions sociales, dans leur hiérarchie. Xiao Gongquan tire aussi argument de la vision peu interventionniste, ou plutôt peu volontariste de l’État prônée par Sima Guang, pour en faire un taoïste adepte du « non-agir » ; à l’inverse, Wang Anshi est présenté en avocat de l’égalitarisme et en partisan de l’interventionnisme au service du petit peuple. Dans les deux cas, cette lecture nous semble abusive. Le sinologue américain Frederic Mote, traducteur en anglais d’une partie de l’œuvre de Xiao Gongquan, reprend et développe ce discours qui voit en Sima Guang le suppôt de l’ordre despotique. Il trouve même chez Sima l’origine des théories de Karl Wittfogel sur le despotisme oriental :

Dans ses très influents écrits historiques, Sima Guang va jusqu’à interpréter le gou- vernement féodal décentralisé de la Chine des temps pré-impériaux comme un des- potisme hautement centralisé. [...] Ce faisant, il constitue en tradition cette vision de l’histoire, et il est possible que celle-ci ait été transmise en Occident au e siècle, à travers la traduction du résumé orthodoxe du travail de Sima Guang effectuée par de Mailla. Il se peut même que la vision de l’histoire de la Chine antique développée par Wittfogel remonte en fin de compte pour partie à la vision de Sima Guang, qui en est très proche. [...] Non seulement Sima Guang n’a pas compris (ou peut-être choisi de ne pas perpétuer la compréhension de) la nature hautement décentralisée du gouvernement des temps vénérés des Zhou, mais, comme on le sait fort bien, il s’est efforcé de saper l’autorité de Mencius, le penseur confucéen à l’esprit le plus libéral de cette époque. Et l’historiographie de peindre ainsi, assez systématiquement, les idées de Sima Guang sous un jour négatif, par opposition aux analyses pleines d’empathie pour le

. Id. . X G. appuie sa démonstration sur le passage du premier commentaire contenu dans le Zizhi tongjian, où Sima Guang rapproche les notions de « rituel », « hiérarchie » et « dénominations ». Selon Xiao Gongquan, le but de Sima Guang était de contribuer à mettre en valeur l’idée de la séparation à la fois en titres et en rangs entre le souverain et ses ministres. Ibid., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 14 (paginée 14) sur 272

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programme de Wang Anshi. La majeure partie de la sinologie occidentale reprend cette antienne. Sur ce point, l’analyse d’Étienne Balazs est significative :

Se débattant au milieu de ces graves problèmes économiques, secouée par une crise sociale latente, humiliée de sa faiblesse militaire, la Chine du e siècle était mûre pour des réformes radicales. [...] Les meilleures intelligences, les esprits les plus géné- reux se mirent en quête de moyens d’action susceptibles de sauver la patrie en danger. Le plus célèbre de ces patriotes désintéressés, le plus capable aussi et le plus coura- geux, fut Wang Ngan-che (Anshi) (- 1) [...] L’application des réformes ren- contra l’opposition de tous ceux qui tenaient pour l’ordre ancien. À mesure que la mise en pratique des idées de Wang Ngan-che (Anshi), bousculant les habitudes invé- térées, menaçait de balayer les routines et de mettre en question les anciens modes de pensée et de vie, les représentants de la tradition se rendirent compte de la portée de cette « révolution » opérée par la voie administrative. Ce n’étaient plus seulement leurs intérêts immédiats qu’il fallait défendre : l’existence même du système dont ils vivaient, leur raison d’être étaient en jeu 2. [...] Lorsque Wang Ngan-che, écœuré, [...] se retira [...] les chefs du parti conservateur, le grand historien Sseu-Ma Kuang et ses amis, gonflés de rancœur, prirent leur revanche sans aucune mesure 3. [...] Sseu-ma Kuang, vieillard entêté, n’écouta pas le conseil des modérateurs 4.

On pourrait multiplier les citations dans ce registre, perceptible chez plusieurs générations de spécialistes. Est-ce bien utile ? Sans discuter sur le fond des argu- ments d’Étienne Balazs, qui ont leur justification, ce parti-pris en faveur de Wang Anshi paraît assez vain, et surtout entaché d’anachronisme. C’est l’adaptation d’un débat vieux de près d’un millénaire aux nécessités de temps plus proches. Michael Denis Freeman reprend une partie des présupposés de Xiao Gongquan 5. Il attribue un rôle prépondérant dans le mouvement « anti-réformes » à Sima Guang qui, dit-il, disposait de la capacité de rassembler dans cette opposition des hommes originaires des différentes régions de l’empire. Ceux-ci, même s’ils aimaient à se dépeindre en continuateurs des réformes qu’avait menées Fan Zhongyan dans les années , s’en écartaient sur bien des points. Le premier mouvement réformiste n’était pas en quête d’orthodoxie : les hommes d’État de cette période croyaient que les institutions pouvaient être changées. À l’inverse, les « soi-disant » réformateurs dirigés par Sima Guang se cramponnaient à l’antiquité par refus de toute évolu- tion institutionnelle. La politique du gouvernement comportait pour eux une com- posante mystique en rapport avec le mouvement même de l’univers. Immuables étaient les institutions fondamentales, et le devoir premier du gouvernement était d’en assurer la préservation en l’état. Pour Freeman, les « anti-réformistes », dénatu- rant la forme et la finalité de l’écriture historique, sont sortis des limites du confu-

. H. M, É. B, Histoire et institutions de la Chine ancienne, Paris : PUF, , p. . . Ibid., p. . . Ibid., p. . . Ibid., p. . . M. D. F, Luoyang and the Opposition to Wang An-shih : e Rise of Confucian Conservatism, -, PhD, Yale U. P., . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 15 (paginée 15) sur 272

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cianisme en faisant de la survie dynastique une question clé. Le monde était pour eux une entité intangible : « ils voyaient un ordre durable fondamental derrière les désordres du monde naturel et historique. » Les écrits du groupe de Sima Guang privilégiaient l’action morale qui, ancrée dans le cœur des hommes, rendait inutile tout changement institutionnel. Mais, en répétant après d’autres que l’opposition aux réformes de Wang Anshi constituait le déterminant unique des actes et des propos de Sima Guang, Freeman lui dénie, dans une perspective très téléologique, toute existence intellectuelle antérieure, comme s’il n’avait jamais tendu qu’à devenir l’opposant de Wang Anshi. Anthony Sariti réfute, lui, nombre de ces arguments 1. Pas plus qu’il ne voit en Sima Guang un adepte du taoïsme, même si celui-ci partagea le penchant taoïste pour une intervention politique minimale, il ne le tient pour l’apôtre du despotisme souvent décrit. Par souci de réduire les risques de chaos politique, Sima militait pour une hiérarchie sociale stricte et intangible, pas en vue d’instaurer un absolutisme quelconque. Sa conception de la « remontrance à l’empereur » l’atteste : le ministre loyal a le devoir, au besoin au péril de sa vie, de pratiquer la critique du souverain ; à l’inverse, le souverain doit accepter la critique des ministres, en ce qu’elle offre une barrière contre les risques d’erreurs et favorise l’action en conformité ; de même, si le devoir d’un ministre est de rester aussi longtemps que possible au service de son souverain, il est en droit de démissionner si sa politique est totalement rejetée. Nous faut-il pour autant suivre Sariti quand il postule que Sima Guang aurait fait de l’empereur le simple arbitre des affrontements politiques de sa cour ? On peut en douter. Dans les termes de Sima Guang, en effet, nulle ambiguïté : l’empereur n’est pas l’arbitre, mais bien le détenteur suprême du pouvoir décisionnel 2. L’étude de Peter Bol offre le tableau comparatif le plus complet des vues poli- tiques des deux hommes 3. Il y propose des arguments complexes auxquels il paraît difficile de rendre justice en quelques mots. Selon Bol, bien avant la polémique qui les opposera quant aux réformes, Sima Guang et Wang Anshi avaient développé des vues parfaitement divergentes de l’action gouvernementale. Bol fait sienne l’opinion courante du conservatisme de Sima Guang ; mais il s’appuie sur l’idée que ce der- nier voulait conserver en l’état la structure sociale et politique en place, parce que constituée de diverses forces dont chacune jouait un rôle dans l’équilibre du tout. Il entendait veiller à la défendre contre tout changement intempestif et tout vecteur de dégradation, aussi longtemps que toutes ses parties constitutives demeureraient en bon état. La contribution de Bol, profonde et originale, a de plus le mérite d’illustrer le processus de réévaluation équilibrée, depuis quelques années, des rôles respectifs

. A. S, « Monarchy, bureaucracy, and Absolutism in the Political ought of Ssu-ma Kuang », Journal of Asian Studies, nos -, , p. -. . V. J Xiao-bin, Conservatism and Court Politics in Northern Sung China : the ought and Career of Ssu-ma Kuang, PhD, Princeton, , p. . . P. K. B, « Government, Society and State : On the Political Visions of Ssu-ma Kuang and Wang An-shih », in Robert p. H, C. S (eds.), Ordering the World : Approaches to State and Society in Sung Dynasty China, Berkeley : California U. P., . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 16 (paginée 16) sur 272

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de Sima Guang et Wang Anshi. C’est aussi ce qui domine la thèse de Ji Xiao-bin, à laquelle nous faisions allusion plus haut. Si, comme nous le soulignions, le « conser- vatisme » de Sima Guang reste pour lui une notion constitutive du personnage, il envisage la carrière de ce dernier dans une perspective large, non tant pour ses posi- tions théoriques, que dans le cadre de choix raisonnés au sein des équilibres subtils entre forces politiques à la cour. En bref, pour éviter le monopole absolu des réfor- mistes sur la cour, Shenzong maintint quelques anti-réformistes dans des fonctions élevées sans contact directs avec les réformes. Ainsi, en accordant des faveurs à des opposants de premier plan à la réforme, ce qui était le cas de Sima Guang, l’empereur s’assura la loyauté des anti-réformistes qui se trouvaient par ailleurs écartés du gou- vernement central. Shenzong instrumentalisait ainsi ses excellents rapports avec Sima, rapports dont il faisait un outil de contrôle du pouvoir des réformateurs 1. Ce déplacement des approches, ainsi pratiqué par Bol, nous paraît le bienvenu.

 Les lectures du Zizhi tongjian

Sima Guang fut l’homme pour qui l’action politique ne se dissociait pas de la connaissance historique. Sa réputation en ce domaine repose sur le Zizhi tongjian [Miroir universel pour l’aide au gouvernement]. Cette histoire générale de la Chine en  chapitres couvre une période de  ans, de  av. J.-C. à  apr. J.-C. ; dans son édition actuelle la plus courante, elle compte  volumes et   pages 2. C’est l’une des rares œuvres louées par la postérité quasi unanime en Chine, non seulement comme modèle de l’érudition ou de l’esprit critique des lettrés, mais sans doute aussi en tant qu’illustration exemplaire de leur philosophie de l’histoire. Grâce à sa méthode de rédaction et aux champs de recherche nouveaux qu’il ouvrit à ses successeurs lettrés, Sima Guang contribua au renouvellement de l’écri- ture de l’histoire en Chine. Il avait élaboré une méthode de rédaction en trois étapes. Ses assistants et lui rédigeaient d’abord un canevas général, puis ils rassemblaient la documentation la plus complète à partir de toutes les sources disponibles et compi- laient un premier jet appelé « version longue », non destiné à la publication, dont la taille excédait de beaucoup la version finale. Enfin, Sima Guang condensait la ver- sion longue et y ajoutait ses éventuels commentaires. Il est aussi le premier historien chinois à accompagner son travail de commentaires critiques. Dans un texte inti- tulé Kaoyi,[Recherches et divergences], il justifie sa méthode et ses choix de rédaction face aux nombreux cas de divergence entre ses sources de référence. Cette critique commentée des sources inaugure une pratique qui devait s’imposer en norme dans les études historiques en Chine. Accessoirement, elle eut aussi le mérite de préserver une information précieuse sur des ouvrages aujourd’hui totalement disparus 3.

. Id., p. . . Dans son édition actuelle la plus courante, accompagnée du commentaire de Hu Sanxing, l’ouvrage compte  volumes et   pages. Sima Guang, Zizhi tongjian, Beijing : Zhonghua shuju, . . Ibid., p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 17 (paginée 17) sur 272

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L’œuvre historique de Sima Guang exerça une influence immense sur le public lettré chinois : Liang Qichao a déclaré un jour que les lettrés chinois avaient consacré à l’étude du Zizhi tongjian un temps et une assiduité équivalentes à ceux qu’ils avaient consacrés au Shiji et au Hanshu réunis 1. Et encore, ce jugement appliqué aux seuls lettrés ne rend-il pas justice à l’étendue du lectorat du Zizhi tongjian en Chine, sous une forme ou sous une autre. En réalité, le livre de Sima Guang, dans ses nombreuses refontes, versions abrégées ou suites, fut pratiquement la seule histoire générale familière à la majorité des lecteurs de la Chine pré-républicaine 2. Les lecteurs lettrés chinois abordèrent le Zizhi tongjian avec des motivations fort différentes, mais tous avec le sentiment d’un profit en raison de l’abondance, de la pertinence et de la fiabilité de ses informations. Dès le e siècle, Hu Sanxing (-), commentateur de l’œuvre de Sima Guang, décrit ainsi son expérience de lecteur : Dans sa rédaction du Zizhi tongjian, Sima Guang n’a pas limité son attention aux seules manifestations du bon ordre politique ou du chaos ; il nous fournit aussi une information détaillée sur les rites et la musique, le calendrier, l’astronomie et la géo- graphie. Les lecteurs du Tongjian sont semblables à des souris buvant à une rivière — chacune est en mesure d’y satisfaire pleinement sa soif 3. L’œuvre inspira maints continuateurs, souvent forts éloignés les uns des autres. Nous en citions quatre en tête de ce chapitre, dont les œuvres s’étendent du e au e siècle : Zhu Xi, Yuan Shu, Ma Duanlin, Wang Fuzhi. Le premier, Zhu Xi (-), déclara avoir conçu son Zizhi tongjian gangmu pour remédier à deux inconvénients du travail de Sima Guang : ses dimensions, qui compliquaient la mémorisation et la maîtrise du récit historique ; sa structure, qui ne lui semblait pas éclairer suffisamment le sens des événements. Zhu Xi réécrivit l’ouvrage : réduit dans ses proportions, celui-ci présentait désormais en exergue et en gros caractères les événements importants d’une année donnée, et en petits caractères les points de détail et les commentaires ; cette approche permettait de parcourir l’ouvrage plus facilement afin d’en percevoir l’essentiel. Selon Zhu, le cadre chronologique une fois mis en place, les avertissements contenus dans le texte se révélaient d’eux-mêmes : « quand les yeux du peuple seront ouverts, les subtilités seront connues et tout le monde pourra atteindre la connaissance à travers l’investigation des choses ». Pour Zhu Xi, les événements se déroulent et se succèdent au sein d’un ordre qui les trans- cende. Lorsqu’ils sont organisés de manière adéquate, cet ordre brille à l’image d’un modèle sur lequel ajuster les affaires humaines : « le Dao du Ciel s’éclaircissant, la voie des hommes sera établie ». Zhu Xi entendait ainsi mettre en évidence des juge- ments moraux à valeur universelle, à l’instar du Classique Printemps et automnes. Il

. Respectivement les Mémoires historiques de Sima Qian et l’Histoire dynastique des Han de Ban Gu. . A. F, e Chronicle of the ree Kingdoms (-) : Chapters - from the Tzu chih t’ung chien of Ssu-ma Kuang (-), éd. par Glen W. B, Cambridge MA : Harvard U. P.,), XVII. . Zizhi tongjian, ,  . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 18 (paginée 18) sur 272

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suggère que le Zizhi tongjian contient ces mêmes vérités, mais de façon non expli- cite. En fait, la réécriture de Zhu Xi révèle surtout les différences de tempérament entre les deux hommes, et la profonde évolution des préoccupations des lettrés des Song du sud, par rapport à ceux de la période antérieure de la dynastie. Sima Guang avait poursuivi, en rédigeant son histoire, des buts très éloignés de ceux de Zhu Xi ; nous y reviendrons. Yuan Shu (-), auteur du Tongjian jishi benmo, s’était fixé lui aussi pour objectif de faciliter la consultation de l’œuvre de Sima Guang tout en remédiant aux difficultés rencontrées à sa lecture. Selon lui, l’une d’elles tenait à la forme chrono- logique rigoureuse du Zizhi tongjian : l’appréciation globale d’un phénomène histo- rique était brouillée, car les éléments en étaient dispersés sur plusieurs chapitres dès lors qu’ils couvraient de nombreuses années. Bouleversant l’ordre original du texte, Yuan Shu regroupa les faits en grandes entités thématiques, exposées chacune dans leur continuité. Sans prétendre créer un genre nouveau, il espérait apporter plus de clarté et de vérité dans l’entendement historique. Il n’en ouvrit pas moins la voie à un nouveau genre historique, le jishi benmo, qui sera illustré par de nombreuses contri- butions allant dans le même sens, et sa méthode fut d’abord appliquée au Zuozhuan, l’un des commentaires du classique Chunqiu, avant d’être appliquée à l’ensemble des histoires dynastiques et à toutes les grandes époques. Ce choix méthodologique comportait toutefois ses propres limites : en présentant les faits selon une chrono- logie globale, le Zizhi tongjian, offrait une meilleure vision de la complexité réelle du monde à un moment donné. L’exposé, choisi par Yuan, des tenants et aboutis- sants d’un problème ou d’un événement, contraignant l’angle de vision, simplifiait à l’excès l’analyse des rapports entre faits concomitants, par une volonté explicative systématique. En un sens, le Jishi benmo de Yuan Shu ne se substituait pas plus au Zizhi tongjian qu’il n’en constituait une forme supérieure. Il fournissait toutefois un excellent guide pour sa lecture. Comme Yuan Shu et Zhu Xi, Ma Duanlin (-) reconnaît sa dette à l’égard de Sima Guang. Il eut, d’après lui, l’immense mérite de renouveler le genre historio- graphique par son refus du cadre dynastique étroit et rigide en vogue depuis Ban Gu, et par son retour à une histoire « universelle », tong. Dans la préface au Wen- xian tongkao, Ma écrit : « depuis Ban Gu et ses successeurs, c’est-à-dire depuis qu’on écrit l’histoire en tranches dynastiques, il n’y a pas de principe général qui fourni- rait une explication d’ensemble et un lien de continuité ». Il reprend donc à Sima Guang l’idée d’histoire universelle, qu’il assortit comme lui d’un examen critique des documents originaux, wen, et des textes apparentés, xian. Pour Sima Guang, la notion d’« universalité » consistait à discerner la perma- nence ou la répétition des phénomènes à travers l’analyse d’exemples historiques ; on pouvait alors en tirer les leçons nécessaires au meilleur gouvernement des hommes. L’histoire institutionnelle était inséparable du comportement des acteurs histo- riques déterminants, ceux qui sont à l’origine de la naissance et de la disparition des dynasties. Sa motivation première était la mise en lumière des rôles respectifs Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 19 (paginée 19) sur 272

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des souverains et de leurs ministres dans le processus de naissance et de mort de ces dernières. À l’inverse, chez Ma Duanlin, l’« universalité » transcende les dynasties, dont le destin particulier ne le préoccupe guère. À ses yeux, l’histoire événementielle, dominée par la contingence, est sans grand intérêt. Seule l’histoire institutionnelle permet de déterminer une suite, une continuité, une sorte d’évolution ou de déve- loppement. Le Wenxian tongkao se concentre donc sur les rites, les châtiments, la fiscalité, le système des examens, l’évolution des titres administratifs, etc., sur tous les domaines susceptibles d’évolution temporelle et qui devraient constituer le terrain de prédilection d’une histoire à vocation « universelle », ainsi que l’expose clairement son introduction :

[Le Zizhi tongjian] est précis pour l’ordre et le désordre, l’ascension et le déclin, mais sommaire quant aux statuts et institutions... Or, à mon avis, ordre et désordre, ascen- sion et déclin, sont des faits sans continuité, sans rapports réciproques... [Tandis que] statuts et institutions ont réellement une continuité, des rapports de réciprocité 1.

Ma Duanlin juge que Sima Guang « a dû centrer son travail sur certains pro- blèmes à cause de l’extraordinaire abondance de ses matériaux, et a été par là même contraint d’en négliger d’autres. » Au fond, comme Zhu Xi ou Yuan Shu, Ma tire parti de la renommée de Sima Guang et se place sous son « patronage » pour justi- fier sa propre conception de l’écriture historique. En invoquant le manque de place pour expliquer l’absence de l’histoire institutionnelle dans l’œuvre de ce dernier, il feint d’en ignorer les choix raisonnés, au même titre que la sélection et l’utilisation des matériaux historiques, qui avaient donné sa forme au Zizhi tongjian. Sur la fin de sa vie, Wang Fuzhi (-) rédige des notes sur le Zizhi tongjian et les conclut par une claire interprétation de l’ouvrage :

C’est une idée profonde qui a inspiré à Sima Guang le titre de son ouvrage, le Zizhi tongjian, le « Miroir universel pour servir au gouvernement ». Quand il parle de « servir au gouvernement », il ne s’agit pas simplement de faire connaître les périodes de bon ordre et celles de chaos, mais de fournir les éléments grâce auxquels on peut, par un effort soutenu, parvenir au bon ordre. Si l’on devait se contenter de lire en admirant les périodes de bon ordre et en déplorant les autres, et si, la lecture une fois terminée, et le livre replié, tout cela disparaissait sans laisser de souvenir, au moment d’agir, on reviendrait à ses errements habituels. Même si l’on avait beaucoup appris et vérifié dans le détail, ce serait, comme disait maître Cheng, « un amusement qui fait perdre le but le plus élevé 2 ». Pour Wang Fuzhi aussi, l’ordre dans le monde tient d’abord au comportement correct du souverain — qu’il convient d’éclairer — et au choix de ministres compétents. La parole des Sages compte certes, mais « le point crucial est de savoir si la pensée du

. Cité et traduit par É. Balazs, La bureaucratie céleste, p. - ; voir également la tr. anglaise de D B (éd.), Sources of Chinese Tradition, nd ed., New York : Columbia University Press ,  (t. ) et  (t. ). . Cité et traduit par J. G, L’intelligence de la Chine, op. cit., p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 20 (paginée 20) sur 272

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souverain est respectueuse ou dissolue, et si ses dispositions sont laxistes ou rudes à l’excès... Le rôle du gouvernement est d’employer des hommes compétents et de pro- mouvoir l’éducation morale. » Comme Sima Guang, Wang Fuzhi tente de découvrir les règles qui président aux cycles des changements dynastiques : « J’ai cherché dans mes écrits la source du succès et de l’échec du gouvernement, et à mettre mes idées en accord avec les principes fondamentaux du gouvernement des Sages ». Bien que le plus éloigné dans le temps, Wang est sans doute ainsi le plus proche des concepts et des intentions de Sima Guang.

En dehors de ces penseurs, de nombreux lettrés se sont attachés à des aspects plus techniques du Zizhi tongjian. Leurs minutieux travaux sur des erreurs ou des lacunes du texte donnèrent naissance à un petit champ académique : les « Études du Zizhi tongjian », Tongjianxue. Malgré la fiabilité de l’érudition de Sima Guang, des erreurs factuelles étaient inévitables, dans la relation des événements comme dans les commentaires que son œuvre avait suscités. Ainsi, l’érudit passa le plus clair de son temps, entre  et , à comparer le texte de Sima Guang et celui du commentateur Hu Sanxing à d’autres sources. Le résultat de son labeur est un ouvrage en  chapitres, intitulé Zizhi tongjian pu, « Compléments au Zizhi tong- jian », dont un ou deux pour cent consistent en corrections d’erreurs de Sima Guang, et le reste en additifs aux relations des événements 1... Cette exégèse minutieuse du Zizhi tongjian s’est poursuivie jusqu’au e siècle, avec par exemple le travail de Cen Zhongmian, en , sur l’étude des problèmes factuels relevés à propos des dynas- ties Sui et Tang 2 ; ou celui de Wu Yugui, en , sur le contrôle et la correction des datations 3. Au début du e siècle, alors que les intellectuels chinois étaient confrontés au défi de l’Occident et à la crise de leurs valeurs traditionnelles, beaucoup se lancèrent dans un grand mouvement de réévaluation de leur passé. Le cas de Liang Qichao (-) est l’un des plus connus. Pour lui, la question de l’écriture historique en Chine était cruciale 4. Reprochant à l’historiographie chinoise son manque d’au- dace, en particulier vis-à-vis de l’histoire contemporaine, il critiquait en substance Sima Guang d’avoir clos son ouvrage sur la période des Cinq Dynasties, et ainsi évité d’aborder l’histoire de son temps présent, la dynastie régnante des Song. Il reprochait aussi aux historiens chinois en général un manque d’originalité. Pour lui, sur les deux mille ans de l’écriture historique en Chine, seuls six ouvrages pou- vaient être qualifiés de créatifs, les autres n’ayant fait que suivre les traces de ces rares pionniers. Le Zizhi tongjian est, écrivait-il, l’une de ces œuvres fondatrices qui incitèrent les historiens des époques postérieures à travailler dans le sens de l’« uni- versalité ». Liang encensait aussi Sima Guang pour la profondeur de sa pensée dans le Sushui qiwen, et pour son sens critique dans le Tongjian kaoyi. En conclusion,

. L’ouvrage de Y Yan a fait l’objet de deux publications, en  et en . Une version abrégée fut publiée dans les années  : Feng Huimin, Tongjian Yan pu jiyao, : Qi Lu chubanshe, . Il semble que l’ouvrage de Feng Huimin soit le seul de ce type au e siècle. . C Zhongmian, Tongjian Sui Tang ji bi shi zhiyi, Hongkong : Zhonghua shuju, . . W Yugui, Zizhi tongjian yinian lu, Beijing : Zhonghua shuju, . . L Qichao, Zhongguo shi yanjiufa wuzhong, Taibei : Liren shuju, , p.  et s. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 21 (paginée 21) sur 272

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estimait-il, si Sima Guang a engendré une belle descendance d’historiens, aucun de ses successeurs n’atteignit jamais son niveau. Ajoutant enfin qu’à ses yeux les deux Sima, Sima Qian et Sima Guang, dominaient le monde de l’historiographie chinoise traditionnelle 1. Le Zizhi tongjian a récemment fait l’objet de plusieurs traductions en chinois moderne. Ainsi Bo Yang, l’écrivain populaire taiwanais, a consacré dix années à cette tâche. L’objectif était de rendre le texte de Sima Guang accessible au plus large public, hors des cercles académiques traditionnels. Sa version, publiée à Taiwan au rythme d’un volume tous les deux mois entre  et  et forte de  volumes, reçut un accueil enthousiaste et connut peu après une édition en caractères simplifiés en Chine populaire. Le texte de B Yang, de lecture agréable, n’est hélas guère utili- sable pour un autre usage, car le traducteur a pris le parti de transcrire les titres des fonctionnaires dans leurs équivalents modernes supposés et choisi aussi de nom- mer les empereurs d’après leurs noms personnels et non d’après leur titre posthume, selon l’usage 2. En Chine, durant près de dix siècles, l’œuvre de Sima Guang a donc suscité d’in- nombrables études et analyses, autant, voire plus, que les Mémoires historiques de Sima Qian. Telle fut sa popularité auprès des milieux lettrés chinois qu’un recen- sement exhaustif des commentateurs est tâche impossible 3. En Occident, le Zizhi tongjian est connu, du moins par son titre, des sinisants qui ont eu un jour à se pencher sur l’histoire ancienne ou impériale de la Chine. Il a cependant attiré jus- qu’ici peu d’études de fond, eu égard à sa place en Chine, et à l’abondance de tra- vaux sur des ouvrages de moindre influence 4. L’auteur du Zizhi tongjian n’a droit à aucune entrée dans les Sung Biographies, pourtant l’un des ouvrages de référence de la sinologie occidentale sur la période 5. Mais il est vrai aussi que l’historiogra- phie chinoise n’a jamais vraiment passionné en Occident. Face à l’abondante lit- térature sur l’historiographie occidentale, quiconque étudie l’historiographie chi- noise doit s’en remettre à des travaux rares, anciens ou synthétiques de Pulleyblank et quelques autres auteurs : Chinese Traditional Historiography 6 (), Elements of Chinese Historiography 7 (), Historians of China and Japan 8 (), Ssu-ma T’sien et l’historiographie chinoise 9. À quoi s’ajoutent une dizaine d’articles au plus.

. Ibid. . Bo Yang ban Zizhi tongjian,  vol., Taibei : Yuanliu chubanshe, - ; puis en Chine populaire sous le titre Baihua yiben Zizhi tongjian, Beijing : Youyi chubanshe, . . V. M K. C., « e Historiography of the Tzu-chih t’ung-chien : A Survey », Monumenta Serica, vol. XXXI, -, p. -, Z Xuhou, Tongjianxue, Anhui : Anhui jiaoyu chubanshe, , L Naihe et S Yanshen, Sima Guang yu Zizhi tongjian, Changchun : Jilin renmin chubanshe, . . V. R. A. L, A Rhetoric of Remonstrance : History, Commentary, and Historical Imagination in Sima Guang’s « Zizhi tongjian », PhD, University of Chicago, mars . . Herbert F (éd.), Sung Biographies,  vol. Wiesbaden : Franz Steiner Verlag, . Sima Guang a fait récemment l’objet d’une entrée séparée sous la plume de J X., Journal of Sung-Yuan Studies , . . Charles G, Chinese Traditional Historiography, Cambridge : Harvard U. P., . . H Y., Elements of Chinese Historiography, Hollywood : Wm. Hawley & Co., . . W. B et E. G. P, Historians of China and Japan, London : Oxford U. P., . . D C., Ssu-ma T’sien et l’historiographie chinoise, Paris : POF études, INALCO, s.d. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 22 (paginée 22) sur 272

 L   S G,  ’  ’

Quant au Zizhi tongjian, peu de travaux lui ont été consacrés en langues occiden- tales si l’on excepte la thèse récente, mais encore inédite de Robert André Lafleur 1. Ici aussi, les études les plus fouillées restent des publications anciennes : l’analyse d’Otto Franke sur les rapports du Zizhi tongjian et du Tongjian gangmu et leur valeur en tant que source 2, l’article d’Edwin Pulleyblank sur la critique historique chinoise chez Liu Zhiji et Sima Guang 3, la recherche bibliographique de Ming K. Chan dans Monumenta Serica 4. Nous disposons de deux traductions partielles en anglais. a traduit les chapitres  à  dans deux ouvrages : Emperor Huan and Emperor Ling et Last of the Han 5 ; et Achille Fang nous offre les chapitres  à  dans sa Chronicle of the ree Kingdoms 6, avec cependant un supplément d’intérêt qui tient à ce que l’auteur éclaire le mode de construction du Zizhi tongjian en mettant en parallèle le texte original des sources encore disponibles utilisées par Sima Guang et l’usage qu’en fit ce dernier. Au total, nous disposons de vingt-quatre chapitres traduits sur les deux cent quatre-vingt-quatorze que compte l’ouvrage. Sur le fond, le peu de pages dévolues à l’œuvre limite la portée et la pertinence de la critique occidentale. Pour Edwin Pulleyblank, Sima Guang est prisonnier de son idéologie : « sa nature austère et réaliste, qui s’est exprimée sur le plan politique par un conservatisme intransigeant, s’est traduite dans le domaine de la connais- sance par l’accent mis sur l’actuel et l’applicable ». Pulleyblank compare la forme chronologique stricte du Zizhi tongjian à celle des Mémoires historiques de Sima Qian. Les mérites de Sima Guang lui semblent évidents : « Il est plus facile de suivre une séquence d’événements jour après jour et année après année, même s’il est sou- vent fatigant de naviguer dans le même temps au milieu de matériaux sans rapport avec le propos ». L’auteur apprécie aussi la rigueur de Sima Guang, qu’il qualifie de « comportement scientifique » :

Sima Guang ne s’est pas seulement contenté de sélectionner ses sources selon son jugement subjectif ou d’autoriser ses assistants à le faire, puis de publier ses récits sur un mode prophétique. Il a choisi d’effectuer ses choix sur des bases objectives expli- cites et de les exposer au jugement public. Cela en dit long sur la diffusion du savoir et

. R. A. L, A Rhetoric of Remonstrance : History, Commentary, and Historical imagination in Sima Guang’s « Zizhi tongjian », University of Chicago , ,  p. Voir. notamment sur cette question de bibliographie, pages  et suivantes. . O. F, « Das Tse tschi t’ung kien und das T’ung kien kang mu, ihr Wesen, ihr Verhältnis zuei- nander und ihr Quellenwert », Sitzungsberichte der Preußischen Akademie der Wissenschaen, Phil-Hist. Klasse, no , p. -. . E. G. P, « Chinese Historical Criticism : Liu Chih-chi and Ssu-ma Kuang », in Histo- rians of China and Japan, op. cit., p. -. . M K. C., « e Historiography of the Tzu-chih T’ung-chien : A Survey », Monumenta Serica, op. cit., p. -. . R  C, Emperor Huan and Emperor Ling, Camberra : Australian National Univer- sity, , Faculty of Asian Studies Monographs : New Series, no . Et e Last of the Han, Camberra : Australian National University, , Faculty of Asian Studies Monograph no . . A. F, e Chronicle of the ree Kingdoms,  vol., Cambridge : Harvard U. P.,  et . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 23 (paginée 23) sur 272

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sur le haut niveau de l’érudition sous les Song du nord, qui a vu naître l’usage de l’im- primerie à but laïque, mais cela en dit plus encore sur son comportement scientifique personnel.

En revanche, très critique sur la méthodologie, Pulleyblank reproche à Sima Guang de n’avoir pas présenté les événements dans leur continuité séquentielle : « Il était loin de rapprocher les événements entre eux dans une relation causale et de les traiter en entités interconnectées, point qui n’a d’ailleurs jamais été résolu par les historiens traditionnels chinois. » Et, ajoute-t-il, on ne trouve chez lui « aucune tentative de voir chaque événement s’intégrer dans un maillage interrelationnel avec les autres événements ». À quoi Dzo Ching-chuan oppose le commentaire suivant :

Sima Guang insiste incontestablement, comme tout historien, sur chaque fait isolé, mais ce n’est pas son but final. Son exigence est analogue à celle d’un constructeur qui soigne chaque brique, chaque morceau de bois, pour construire son édifice, ana- logue aussi à celle d’un peintre qui pose une à une chaque touche, chaque ligne sur une toile 1.

Pulleyblank estime enfin que Sima Guang n’a pas examiné ses sources avec assez de rigueur :

Les textes étaient traités en données définitives, et aucune tentative ne fut faite pour analyser plus attentivement leurs origines ou leurs interrelations. Le texte B, bien qu’en partie fondé sur le texte A, était traité comme s’il en était indépendant et méritait une considération équivalente.

Jugements certes fondés, même si le reproche adressé à Sima Guang, de n’avoir été en quelque sorte ni un historien positiviste à la façon du e siècle ni de n’avoir su anticiper dans toute sa rigueur la critique textuelle en vogue en Chine à partir du e siècle, et en Occident au e, nous paraît assez singulier 2. Dans un article intitulé « L’histoire comme guide de la pratique bureaucratique », Étienne Balazs aborde lui aussi brièvement l’œuvre de Sima Guang. S’il lui reconnaît le mérite d’avoir écrit la première histoire générale de la Chine depuis les Mémoire historiques de Sima Qian, et d’être le premier à briser le cadre étroit des histoires dynastiques pour inaugurer l’historiographie critique, et Balazs fait ici allusion à l’« Examen des divergences », kaoyi, partie intégrante du Zizhi tongjian. Il juge aussi que Sima Guang n’a pas vraiment rompu avec la forme traditionnelle des annales, biannian. Il rapproche à juste titre l’œuvre de Sima du Wenxian tongkao de Ma Duanlin, qui revendiquait l’héritage du premier, mais tient pour supérieur le travail de Ma, car celui-ci, en se concentrant sur l’histoire institutionnelle, appartient à « la véritable histoire, digne de ce nom, (celle) qui permet de déterminer une suite, une continuité, une sorte d’évolution ou de développement ». Le but ultime de l’histo- riographie réside dans la recherche des permanences ou changements inscrits dans

. D, op. cit., page . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 24 (paginée 24) sur 272

 L   S G,  ’  ’

la longue durée, et non dans l’histoire événementielle dominée par la contingence ; seul « Ma Duanlin est arrivé à cette conception relativement moderne ». La forme annalistique choisie par Sima Guang l’aurait empêché d’aller dans ce sens. Nous n’avons pas évoqué la pensée philosophique de Sima Guang. Ce n’est pas un oubli : la réflexion spéculative sur la Voie du Ciel et de la Terre, dao, ou la Nature humaine, xing, si chère par la suite aux penseurs des Song du sud et même à plusieurs de leurs contemporains, n’apparaît jamais, ni chez lui ni d’ailleurs chez Wang Anshi, comme un ressort déterminant. L’un et l’autre s’inscrivent plutôt dans la continuité du courant confucianiste « activiste », initié par Ouyang Xiu quelques années avant eux. Non qu’ils soient étrangers au débat spéculatif de leur temps, mais chez eux, à la différence d’autres penseurs, tels Chang Zai ou les frères Cheng, Ciel et Terre restent à l’arrière-plan de leur vision politique et sociale et ne s’inscrivent pas au cœur de la réflexion sur les valeurs humaines. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 25 (paginée 25) sur 272

La Chine des Song : périls extérieurs changements institutionnels

Il n’est pas question de dresser un tableau de la Chine de cette époque. Il fait déjà l’objet d’une abondante littérature et dépasserait de loin les questions abordées ici. On évoquera brièvement, par rapport aux objectifs de Sima Guang, certaines spécificités de la vie institutionnelle et politique au premier siècle de la dynastie. Si la période est en effet celle d’une « expérimentation audacieuse 1 », la durable obsession de rigueur, d’efficacité et d’ajustement dans la gouvernance qui marque le pouvoir, doit beaucoup à la permanence d’un contexte menaçant : tout au long du premier siècle des Song, les périls extérieurs ne disparaîtront jamais, contraignant les souverains successifs à l’entretien d’une armée considérable dont la seule exis- tence représente un péril en soi, une charge énorme pour l’État comme un foyer potentiel d’ennemis de l’intérieur.

 Le poids du facteur militaire

L’ère Song est une période de développement économique et social et de rayon- nement culturel du pays, en outre accompagnée d’une forte expansion démogra- phique. Croissance agricole, urbanisation forte, circulation monétaire multipliée, commerce intérieur et extérieur en progression, émergence de technologies déci- sives, chefs-d’œuvre de la culture lettrée illustrent la période. C’est alors que le sys- tème éducatif se structure pour longtemps, et dans un contexte de réflexions qui engendrent ce qu’on nommera néo-confucianisme. Est-ce une ère brillante, une « apogée de la Chine » ? Si, mais non sans ombres ni profondes contradictions. Les historiens l’ont souligné : Une anomalie étrange parcourt les trois siècles des Song en Chine. Ce fut, d’une part une grande ère créative qui permit à la Chine de se hisser à la première place mondiale en termes de culture matérielle et intellectuelle ; mais en même temps

. Selon J. K. F, China, a New History, Cambridge, Mass., . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 26 (paginée 26) sur 272

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ce monde nouveau vit sous la menace des invasions successives qui finirent par l’emporter 1. À la différence des Tang, les Song durent limiter leur expansion militaire aux pays chinois, sans pousser vers l’extérieur, vers la Mandchourie, la Corée, la Mongolie ou l’Asie centrale. Ils furent arrêtés au nord-est par le puissant empire des Kitan, la dynastie Liao constituée au e siècle, au nord-ouest par les Tibétains, et au sud- ouest, dans l’actuel Yunnan, par le royaume de Dali. En , le général Zhao Kuangyin, que ses troupes ont porté au pouvoir après un pronunciamiento, fonde la dynastie Song. Le premier souci du nouveau souverain et de ses successeurs immédiats sera d’établir la stabilité et la continuité de gouver- nement. Il restera au centre des préoccupations du pouvoir, de manière constante et durable. Une centralité manifeste dans les péripéties successorales souvent vio- lentes qu’on observe dans les débuts de la dynastie 2, et qui portent à chaque étape l’empreinte des menaces extérieures. À son avènement, rien ne distingue le nouvel empereur, connu sous le titre post- hume de Taizu, de ses prédécesseurs aux trônes des Cinq Dynasties, et son règne semble devoir être tout aussi éphémère. La puissance des gouverneurs militaires, cause principale des chutes successives des Cinq Dynasties, n’a pas disparu. Bien au contraire, leur indépendance menace d’autant plus le nouveau clan en place que, dès le début, des commandements importants récompensent les officiers qui ont pris part au coup d’État et à la fondation de la dynastie. Cette pratique fait d’eux, dès l’installation des Song, les fondateurs potentiels de dynasties rivales. Mais Taizu réussit là où ses prédécesseurs immédiats ont échoué et jette les bases d’une dynastie durable. Déjà, avant lui, les deux empereurs des Zhou postérieurs, sous lesquels il a servi, ont tenté de reprendre en main leur état-major, l’ont purgé des généraux trop indépendants et imposé une discipline plus efficace à leurs armées. Ils ont aussi tenté de renforcer le contrôle du pouvoir central, mais en vain : Zhao Kuangyin a détourné à son profit personnel les progrès de la discipline militaire pour s’emparer du pouvoir. Bien loin de retomber dans ces erreurs, il démet très tôt ses lieutenants de leurs commandements 3 et incorpore leurs meilleures troupes à la garde impériale. Il prend le contrôle personnel des armées, s’entoure de généraux jeunes et dévoués à sa personne et n’hésite pas à mener lui-même les opérations sur le terrain. En une vingtaine d’années, Taizu achève la conquête des royaumes indépendants et unifie l’empire. L’empereur Taizu meurt en  en laissant deux fils. L’aîné, âgé de  ans, doit lui succéder, mais un « arrangement » familial, apparemment voulu par la mère de

. Id. . Pour le détail des intrigues et rivalités de personne qui accompagnent ces désignations, voir J Xiao-bin, op. cit., ch.  et . . Au cours d’un banquet légendaire, Zhao Kuangyin persuada ses principaux lieutenants, en échange d’une vie facile de grands seigneurs à la capitale et de la promesse de belles propriétés et d’alliances avec la famille impériale, de se démettre de leurs commandements militaires. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 27 (paginée 27) sur 272

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Taizu, en décide autrement, et le trône passe à un frère cadet du fondateur. Option inhabituelle, irrégulière au regard de la tradition, qui traduit d’abord la crainte du clan impérial de voir le trône fragilisé s’il revenait à des héritiers jeunes et inexpé- rimentés, comme ce fut le cas sous les Han postérieurs et les Zhou postérieurs. Ces pratiques vont curieusement perdurer sous plusieurs règnes suivants. Le second empereur Song, Taizong, ne réussit pas à s’imposer en chef de guerre à l’égal de son aîné et à asseoir ainsi sa légitimité, en particulier après l’échec de sa reconquête des  préfectures du nord, alors aux mains des Kitans de la dynastie Liao. La campagne de  vire à la déroute militaire, les pertes sont lourdes dans les rangs chinois. Ayant engagé sa responsabilité personnelle dans la défaite, l’empereur craint alors d’être déposé au profit de l’un des héritiers potentiels et choisit de les éliminer. Il inculpe son neveu, fils aîné de Taizu, pour défaillance sur le champ de bataille et le contraint au suicide. Il accuse de trahison Zhao Tingmei, son cadet et successeur désigné, et le fait mourir en déportation. Le second fils de Taizu décède peu après de maladie. Tout risque de déstabilisation du trône semble ainsi écarté. La branche de Taizong conserve d’ailleurs le pouvoir jusqu’en , date de l’avènement des Song du sud. Mais une deuxième campagne de reconquête contre les Kitans, en , tourne encore à la défaite. Elle laisse des traces durables dans la conduite de la politique étrangère et intérieure : désormais, pour plus d’un siècle, les Song s’interdiront toute opération militaire d’envergure contre leurs voisins étrangers et se concentreront sur la défense et le renforcement de l’ordre interne. Zhenzong, troisième occupant du trône, succède à son père en . L’empire est unifié, les forces armées enfin placées sous contrôle étroit du gouvernement cen- tral. La politique en faveur des administrateurs civils et au détriment des militaires est accentuée. Le nouvel empereur s’abstient de toute aventure conquérante, mais ne parvient à réduire ni la dimension des armées ni le coût de leur entretien. Au contraire, les effectifs ne cessent de croître :   hommes de troupe sous le fondateur,   à la mort de Taizong, près d’un million à la fin du règne de Zhenzong, dont   stationnés dans la proximité immédiate de la capitale. Les dépenses militaires, notamment la charge de la solde, dévorent alors près des trois quarts des revenus de l’État. Paradoxe : l’État, qui se défie des velléités de ses géné- raux et suit une politique militaire non expansionniste, se ruine pratiquement à entretenir ses forces armées. En , l’empereur des Liao lance une offensive contre l’empire chinois. Ses armées avancent vers la capitale, Kaifeng, et atteignent la préfecture de Shanyuan, sur la rive nord du Fleuve Jaune. Des négociations aboutissent à la signature d’un accord de paix : la Cour chinoise s’engage à verser aux Kitans un tribut annuel d’un montant de   onces d’argent et   pièces de soie. Prix apparemment exorbitant, mais sans doute bien inférieur, tout compte fait, au coût d’une guerre prolongée le long des frontières. L’once d’argent équivalant en monnaie à la pièce de soie, le tribut annuel s’élevait donc à trois millions « d’unités de compte ». Ce chiffre est à comparer aux revenus fiscaux de la dynastie qui se montaient à  millions à ses débuts puis crurent continûment :  en ,  en  et  millions en Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 28 (paginée 28) sur 272

 L C  S

, époque où le taux d’inflation était à son pire niveau. On estime que la part des taxes commerciales représentait en moyenne de  à   de l’ensemble, dont une bonne part résultait des échanges le long de la frontière du nord-ouest. En d’autres termes, les échanges commerciaux suffisaient à couvrir largement le montant du tribut annuel ! De plus, comme le budget annuel des Song s’élevait à environ  mil- lions d’unités de compte dans les années , on peut en conclure que la charge financière du traité de Shanyuan et de ses révisions ultérieures ne dépassa jamais  à   des revenus annuels de l’État, et d’ailleurs, « (l)e seul profit tiré du commerce avec les Liao suffisait largement à compenser ces versements 1 ». Reste que ni ce traité ni celui qui le complète en  et alourdit encore le montant du tribut, ne suffit à assurer la tranquillité de la Chine. Une nouvelle menace pèse sur les provinces du nord-ouest. Dans ces régions où se mêlent populations chi- noises, tibétaines, turques et mongoles, une vaste union politique s’est formée dans la première moitié du e siècle sous la direction d’un ancien peuple d’éleveurs, les Tanguts. Cet empire, connu sous le nom de Xixia (Xia occidental, -), s’étend de la Mongolie méridionale au Qinghai et empiète sur les provinces à majorité Han du et du . Avec lui aussi, l’empereur Zhenzong fut contraint de signer, en , une paix onéreuse, qui n’abrite pourtant pas l’empire de nouvelles attaques. Le coût global des traités de paix avec les monarchies Liao et Xixia eût été suppor- table pour le budget chinois si la situation financière avait été saine. Ce n’était pas le cas : le budget des armées grève environ les trois-quarts des revenus fiscaux annuels de l’empire. S’y ajoute le coût de la formation, des salaires et autres émoluments du mandarinat civil et du clan impérial, et des dépenses mobilières et immobilières courantes ou exceptionnelles. Les fonds disponibles étaient d’autant plus réduits, vu que le coût des indemnités diverses et autres frais associés équivalait à lui seul au minimum à  à   du disponible, et plus sans doute vers la fin du e siècle, que les revenus de l’État dépendent aussi d’une politique fiscale qui se trouve être incon- séquente. La situation, acceptable encore au début du e siècle, devient critique à mesure qu’augmentent les coûts fixes. De plus en plus de voix s’élèvent parmi les lettrés pour réclamer un rajustement de la pratique gouvernementale. Cette crise financière et ses incidences sur la pression fiscale sont en partie à l’origine des mou- vements réformistes des années  et surtout , et donc des affrontements politiques qui diviseront les cercles gouvernementaux en clans rivaux.

 La figure de l’empereur au e siècle

Les événements mettent en relief un aspect particulier du fonctionnement de la vie politique : les rapports entre l’empereur et les élites gouvernementales, sur l’ef- ficacité et la fidélité desquelles il fait reposer son pouvoir. Dans ces relations, la personnalité même du souverain joue un rôle non négligeable. Par exemple, le fon- dateur de la dynastie Song, convaincu de la nécessité de renforcer la majesté de

. V. Y L., Money and Credit in China, Harvard University Press , , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 29 (paginée 29) sur 272

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sa position de Fils du Ciel, n’entretient jamais avec les hauts fonctionnaires civils et militaires de sa Cour les rapports détendus qu’ont pu avoir les premiers empe- reurs de la dynastie Tang. Sous les Song, un océan, disait-on, séparait l’empereur des grands serviteurs de l’État. En fait, ce trait mettait moins en valeur l’ambition per- sonnelle du nouvel empereur d’être plus et mieux respecté, que la conscience tacite, chez celui-ci comme chez ses principaux serviteurs, de la fragilité de sa position. Les deux parties partageant le même intérêt pour le renforcement de la dynastie, on adopta une étiquette nouvelle qui éleva le souverain à des hauteurs inconnues jusqu’alors. Cependant, d’un naturel frugal et austère, et à défaut d’être un mili- taire brillant, Taizong conserve les pratiques du fondateur tout en faisant preuve de vraies qualités d’administrateur. Sous son règne, les institutions fondamentales de la dynastie sont adoptées ou complétées. De l’époque lointaine de la dynastie , au e siècle avant J.-C., à la chute de la dynastie des Qing, en , l’État chinois eut constamment à sa tête un huangdi, un « empereur » selon la traduction courante en Occident. Fonction multiforme : les ordonnances du souverain, législateur unique, autorité ultime de l’exécutif et instance juridique suprême, ont valeur de loi de manière quasi littérale. Sous les Song, l’empereur chinois dirige le rituel étatique à la façon d’un chef de famille ou de clan qui, attaché à son nom patronymique et à ses responsabilités familiales, dirige son rituel privé. Chef du clan impérial, il offre par sa pratique le modèle universel du culte des ancêtres, de loin la forme religieuse la mieux partagée. En revanche, non tenu d’assumer ses responsabilités ouvertement, voire publiquement, il intervient peu dans la société et ne joue pas de rôle direct dans la vie publique. L’empereur chinois des Song, en apparence omnipotent, n’est pourtant ni libre de ses actes ni de l’expression de sa pensée. Au plan idéologique, plus que quiconque, il est tenu au respect des valeurs et normes éthiques du confucianisme, définies selon l’interprétation des lettrés fonctionnaires de son temps. Ne s’y pas conformer lui vaut de sévères rappels à l’ordre de la part de ces mêmes lettrés, qui n’hésitent pas à risquer leur vie pour le ramener dans le droit chemin. La contestation n’était pas sans risque et nombre de lettrés perdirent la vie pour avoir eu le courage d’affronter leurs souverains sur ce terrain. À cet égard, les souverains Song, pour se distinguer plutôt par leur largeur d’esprit envers les hauts fonctionnaires engagés avec eux dans l’ac- tion gouvernementale, n’en restèrent pas moins des despotes potentiels. Leur juge- ment, magnanime ou non, dépendait de leur caractère ou des contingences de leur intérêt. Le poids des contraintes pratiques sur la conduite impériale est lui aussi percep- tible. En tout domaine, une « jurisprudence » encadre l’action impériale et s’impose à elle. L’empereur, dirigeant suprême de l’appareil bureaucratique et censé veiller sur l’ordre d’un immense empire, est pourtant contraint de déléguer les opérations gou- vernementales courantes via des institutions héritées des dynasties ou des règnes précédents. Même si un souverain peut créer des institutions nouvelles, en modi- fier d’anciennes, ou proclamer son désir de retour à des formes antiques de gouver- nement, de tels comportements sont rares. Les dynasties nouvelles sont en général Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 30 (paginée 30) sur 272

 L C  S

assez prudentes pour suivre les schémas existants, y compris quand leurs premiers souverains prétendent faire table rase du passé. Cela ne surprend pas : en l’absence de tout modèle extérieur susceptible d’orienter ses choix politiques vers des formes nouvelles, le pouvoir chinois a coutume de « revisiter » en permanence son passé. Si les décisions impériales reflètent la personnalité et les préoccupations des sou- verains, les variantes ont une portée limitée. Sans doute, un empereur peut mener en personne ses armées au champ de bataille, il peut aussi déléguer cette mission à ceux qu’il a désignés ou acceptés, ou encore se dégager de toute action militaire afin de privilégier tâches civiles, supervision de sa Cour, recrutement du person- nel gouvernemental ou débats politiques du temps, ou même se désintéresser des affaires publiques quotidiennes et accomplir ses obligations rituelles a minima — en autorisant ses fonctionnaires à apposer son sceau sur les documents nécessaires au fonctionnement de l’État, pour se consacrer dans son palais « interdit » à la pour- suite de chimères dont le registre était très vaste en l’occurrence, des recherches livresques à l’art, au sexe ou à la recherche de l’immortalité grâce au tantrisme, à l’absorption de drogues ou à des pratiques ésotériques. Mais il n’en demeure pas moins que maint facteur limite sa latitude de manœuvre : pesanteur des précédents historiques, influence de l’éducation confucéenne, voix des conseillers, intérêts pri- vés des membres de son clan ou de celui de son impératrice, voire des relations plus ou moins proches avec les eunuques de son entourage. Les appréciations divergent fort sur la nature des liens entre les empereurs Song, confucéens bien éduqués en général, et leur personnel politique le plus proche. Qian Mu tient que, durant cette période, le pouvoir politique s’était concentré de fait dans les mains des empereurs au détriment des Grands conseillers qui en avaient perdu leur compétence directe en matière financière, militaire et d’évaluation des fonctionnaires. Leurs décisions étaient sous le contrôle permanent des « chargés de remontrances » qui, recrutés par le souverain en personne, en étaient enclins, ce que ne présupposait pas nécessairement leur fonction, à exercer leur action critique à l’encontre du gouvernement, et non de l’empereur. De plus, les empereurs Song traitaient en général leurs hauts fonctionnaires avec autant de respect que les Tang, sous les règnes de Taizu (-), Taizong (-), Zhenzong (-), Ren- zong (-) et Yingzong (-), et leur accordaient moins de temps pour débattre politique 1. E. A. Kracke, lui, dresse un tableau quasi inverse des premiers règnes des Song du nord. Les cinq premiers empereurs auraient traité leurs Grands ministres avec un respect réel et agi au profit de la pensée confucéenne, c’est-à- dire en limitant l’autorité du souverain et en renforçant le prestige et le pouvoir des ministres civils 2. James T.C. Liu, plus nuancé, estime que si le pouvoir impérial était bien entre les mains du souverain, ses modalités d’exercice variaient selon la person-

. Q M., Zhongguo shixue mingzhu, , p.  ss. . E. A. K, Civil Service in Early Sung China, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 31 (paginée 31) sur 272

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nalité de l’empereur en place 1. Zhang Qifan considère enfin que le pouvoir politique se répartissait à peu près à égalité entre les empereurs des Song du nord et leurs lettrés-fonctionnaires, au premier rang desquels les Grands conseillers, zaixiang. Quoi qu’il en soit de la diversité des points de vue, nous verrons que tous les souve- rains servis par Sima Guang eurent à cœur d’exercer en personne leur contrôle sur le gouvernement mais n’y parvinrent qu’à des degrés divers : les empereurs Ren- zong, Yingzong, Shenzong et l’impératrice douairière Gao ne tinrent jamais leur position et leur sécurité personnelles pour acquises et s’attachèrent à contrôler de près le gouvernement ; Renzong et Yingzong résistèrent longtemps à la pression de leurs conseillers avant de désigner leur héritier, de peur qu’il ne menaçât leur fin de règne, mais ne firent qu’accentuer la dépendance de celui-ci, une fois désigné, vis-à-vis des hauts fonctionnaires qui l’avaient soutenu et profitèrent de l’intronisa- tion de leur « protégé » pour imposer un temps leurs vues ; Yingzong et Shenzong débutèrent leur règne en position de faiblesse relative, avant d’imposer peu à peu leurs vues personnelles au gouvernement.

 Le recrutement de l’administration au Ier siècle des Song

Pour que se forment les élites et donc les équipes gouvernementales, le système des concours, généralisé dès le début de la dynastie Song, devint alors la voie nor- male de recrutement des fonctionnaires, et un élément essentiel de la mobilité sociale. Cette procédure, efficace à plus d’un titre, permettait d’afficher une image d’impartialité aux yeux des gens du commun qui rivalisaient avec les familles aris- tocratiques pour un poste dans la fonction publique. Elle assurait aussi un équilibre géographique en imposant un quota aux candidats originaires des diverses régions. Elle offrait enfin aux souverains la possibilité de recruter parmi la population ordi- naire comme au sein des élites les fonctionnaires les plus loyaux au trône. La géné- ralisation et la popularité des concours administratifs eurent pour autre effet de modifier le statut du lettré, qui ne fut plus nécessairement fonctionnaire. Ils atti- rèrent un nombre croissant de candidats pour un nombre fixe de places. À la fin du e siècle, à chaque session, près de la moitié des   étudiants enregistrés concouraient pour à peine  offres de grades académiques. De ces distorsions sor- tirait une couche sociale nouvelle : les lettrés sans emploi public, groupe conscient de sa valeur et tenu de jouer sur un vaste système de relations civiles pour garder le statut social que lui valait son niveau de culture, groupe hostile à toute transforma- tion par intérêt autant que par goût et au sein duquel se retrouveront quasi jusqu’au e siècle les plus fidèles admirateurs de la pensée et de l’œuvre de Sima Guang. La bureaucratie chinoise de l’époque Song était fort éloignée de son modèle ori- ginal, le gouvernement à structure familiale et féodale de l’antiquité. Si elle gardait des traces de ses lointaines origines patrimoniales, surtout dans la dénomination de

. J. T. C. L, « An Administrative Cycle in Chinese History : e Case of Northern Sung Emperors », in e Journal of Asian Studies , Vol. , No.  (Fév., ), p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 32 (paginée 32) sur 272

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certaines fonctions, la bureaucratie des Song possédait déjà pour l’essentiel maint trait des administrations dites modernes : spécialisation des fonctions, autorité hié- rarchisée, règles administratives formalisées, idéal d’impersonnalité. S’y trouvaient rangés, sous l’autorité potentielle de l’empereur, ministères, bureaux, commissions et organismes publics aux attributions et à l’autorité clairement dessinées. Outre la capitale, les  préfectures, zhou, divisées en   sous-préfectures ou districts, xian, formaient le tissu de base de l’administration territoriale. Leur personnel se composait de quelques dizaines de milliers de fonctionnaires de plein exercice, pla- cés sous l’autorité directe du gouvernement central, et dont la nomination, l’éva- luation et la promotion étaient soumises à des règles précises. L’administration de l’empire comptait aussi quelques centaines de milliers d’employés subalternes recru- tés localement. Beaucoup de commentateurs du temps jugeaient les effectifs de la bureaucratie des Song pléthoriques. Rétrospectivement, ce n’est pas le gigantisme de la machine administrative qui étonne, mais bien la faiblesse numérique de ses effectifs : environ   fonctionnaires pour gérer à l’apogée de la dynastie un empire de plus de cent millions d’individus répartis sur un territoire de quelques    km ! Malgré les handicaps du relief montagneux et forestier, des vastes entités régio- nales, des particularismes dialectaux et culturels ainsi que d’un système de commu- nications et de transports hautement organisé mais lent et peu efficace, le gouverne- ment central sut préserver l’unité de l’empire et une paix intérieure relative durant trois siècles. Plusieurs facteurs concoururent à cette stabilité. La défense reposait à la fois sur une diplomatie active et des forces armées nombreuses et étroitement contrôlées encore que peu efficaces. L’administration générale, une bureaucratie relativement homogène, en maillage régulier sur l’ensemble du territoire, s’appuyait sur un dispositif de corvées obligatoires pour les opérations de cadastrage, de recen- sement, de perception fiscale, de travaux d’intérêt public ou de maintien de l’ordre. Mais la réussite relative du gouvernement des Song tint aussi beaucoup à l’entretien soigneux de l’unité culturelle du pays. La notion de Cosmos ou d’Univers, implicite dans les Classiques et très développée par les néo-confucéens des Song, impliquait l’interdépendance et l’interrelation quasi organique du monde naturel et du monde moral. Le Fils du Ciel était le lien entre le Ciel et le monde « qui se trouvait sous le Ciel », tianxia. Sa capitale, d’où il régnait, était l’axe autour duquel tournaient les quatre saisons. Axe ensuite répliqué à l’identique et sur un plan symbolique, encore qu’à un échelon inférieur, dans tous les centres administratifs. De la même manière que l’empereur dirigeait ses ministres, les fonctionnaires traitaient avec leurs admi- nistrés, les pères avec leurs fils, les époux avec leurs épouses, les aînés avec leurs cadets, etc. Cette vision morale de l’univers, qui avait aussi pour principe fondateur de placer le généraliste sachant penser et agir au-dessus du spécialiste qui savait quoi faire, et de préférer de loin le premier au second, tenait la bonne compréhen- sion des principaux généraux pour plus importante que la maîtrise des détails pra- tiques. Elle contribua fortement à la stabilité de la société et, étendue à l’ensemble du corps social par les lois et règlements, usages patrimoniaux, manuels scolaires, Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 33 (paginée 33) sur 272

L    S G 

récits et contes, imprégna si parfaitement l’inconscient des hommes qu’elle ne lais- sait à peu près aucune porte ouverte à une dissidence politique ou culturelle fondée sur des bases différentes. De même que l’univers se divisait entre Ciel, Terre et Humanité, la bureaucra- tie des Song était divisée en trois corps : civil, militaire et clérical. Les fonctions publiques, civiles et militaires étaient comparables en importance, et de même niveau en théorie, encore que les premières fussent en fait et de loin les plus pres- tigieuses. Les unes comme les autres comportaient un système d’échelons, et de procédures établies de passage de l’un à l’autre. La fonction publique cléricale, dis- tincte, leur était inférieure. Les fonctions publiques civiles et militaires, parfaite- ment parallèles, étaient fortement structurées. Elles distinguaient les titulaires d’un concours mandarinal de ceux qui ne l’étaient pas. Les premiers formaient le cœur de la bureaucratie, dont les membres, classés en neuf échelons selon leur ancienneté ou leurs fonctions, étaient les « mandarins-fonctionnaires », guan, dits liunei, « dans le courant ». Les fonctionnaires sans concours et les employés subalternes, dits liuwai, « hors du courant », avaient leur place dans la hiérarchie des services et y assumaient en général des tâches secondaires ou spécialisées, mais ils n’avaient pas statut man- darinal et ne pouvaient l’acquérir qu’après avoir passé eux aussi les concours admi- nistratifs. Les « administrateurs » étaient aussi différenciés de l’« exécutif ». L’accès à leur corps était tenu pour l’étape la plus importante dans l’échelle des promotions. Tout fonctionnaire amorçait sa carrière dans l’exécutif et, selon les procédures du moment, devenait promouvable à la qualité d’administrateur après six à douze ans de service actif. Cependant, la majorité des fonctionnaires ne franchissaient jamais cette étape, et restaient durant toute leur carrière dans l’« exécutif ». La réussite à un concours administratif constituait la voie normale d’entrée dans la fonction publique. Les épreuves étaient ouvertes à tous, à quelques exceptions près, au terme d’une procédure de qualification. La réglementation prévoyait en effet l’exclusion des concours mandarinaux des enfants issus de familles exerçant des professions réputées « viles 1 » comme les activités marchandes, même si l’on connaît maint jinshi d’origine marchande, ainsi que des repris de justice, des hommes ayant d’une manière ou d’une autre failli à leurs devoirs de piété filiale, des anciens moines bouddhistes ou taoïstes, etc. Ils ne représentaient guère plus de  de la population, et encore la loi n’était-elle pas appliquée avec rigueur. Sous les Tang, un concours unique était accessible aux candidats provinciaux « recommandés » et aux étudiants des établissements d’enseignement de la capitale. Les Ming et les Qing, quelques siècles plus tard, institueront trois niveaux de concours : préfectoral, provincial et national ; le concours préfectoral était lui-même divisé en trois concours successifs. Le dispositif réglementaire des Song, à mi-chemin entre celui des Tang et des Ming, distinguait deux niveaux principaux. Un aspirant fonctionnaire devait présenter le concours préfectoral, jieshi, ou l’un des concours spéciaux où la compétition était moins aiguë. En cas de réussite, il recevait le grade de juren, littéralement « homme

. V. Songshi, juan , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 34 (paginée 34) sur 272

 L C  S

présenté », ce qui ne le qualifiait pas d’office pour une fonction, comme ce sera le cas plus tard, sous les Ming et les Qing. Dans chacune des quelque  préfectures, des fonctionnaires de l’administration scolaire surveillaient la population étudiante et organisaient les épreuves au siège du gouvernement préfectoral. Le nombre de candidats est estimé à quelque  à   au début du e siècle, et à plus de   à la fin. Le taux de réussite variait selon les années, de  à un peu plus de  au mieux. Le lauréat du concours préfectoral se rendait ensuite à la capitale, où il présentait le concours dit « départemental », shengshi, placé sous la supervision du Ministère des rites. Il était rare qu’un candidat réussît à la première tentative, mais il pouvait se représenter autant de fois qu’il le désirait. Une fois les épreuves départementales satisfaites, le candidat était invité à se présenter au concours dit du « Palais », dian- shi yushi, une épreuve assez formelle destinée surtout à classer les impétrants. Les lauréats retenus recevaient alors le grade de jinshi, « lettré avancé », qui les rendait éligibles à des fonctions officielles. Dans les débuts de la dynastie, les concours étaient ouverts sans périodicité régu- lière, se tenant tantôt tous les ans tantôt tous les deux ans. À partir de , les épreuves se tinrent tous les trois ans : à l’automne pour les épreuves du concours pré- fectoral, au printemps suivant pour les épreuves départementales et du Palais. Cette pratique restera en vigueur jusqu’à la suppression des concours quelques années avant la fin de l’empire, en . En dehors des concours mandarinaux, une procédure parallèle de recrutement, dite de « l’ombre », yinbu, ou de la « grâce », enyin, correspondait au privilège héré- ditaire accordé à une partie du mandarinat. Des hauts dignitaires du gouvernement étaient ainsi autorisés à proposer un ou plusieurs membres de leurs familles à des postes de la fonction publique. L’intégration n’était cependant pas automatique, et les bénéficiaires devaient subir une épreuve particulière dite de « placement », quan- shi. La sélection n’y était pas féroce, dans l’ensemble, puisque plus de la moitié des candidats, dans l’hypothèse la plus basse, étaient admis. L’échelon initial de ces fonc- tionnaires « protégés » pouvait varier mais il demeurait bas. Eu égard à l’ensemble de la fonction publique, ils étaient relativement peu nombreux ; cependant, beau- coup d’enfants de fonctionnaires pouvaient intégrer la fonction publique grâce à cette libéralité. Il existait enfin une voie dite de « repêchage », spécifique du dispositif des Song. Elle permettait à des candidats âgés, ayant accumulé les échecs à l’un des concours voire à l’épreuve terminale du Palais, de se présenter à de nouvelles épreuves, moins ardues 1. Le nombre d’échecs requis fluctua longtemps : de  en  à  en . Des règles furent établies en  :  tentatives au concours départemental,  ans d’âge minimum pour les candidats du domaine littéraire,  à  tentatives et plus de  ans pour les autres domaines. Pour les candidats qui avaient réussi au concours départemental et échoué au concours du Palais,  tentatives infructueuses étaient

. V. E. A. K Jr, Civil Service in Early Sung China, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 35 (paginée 35) sur 272

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nécessaires. Âgés d’au moins cinquante ans, titulaires d’un grade sans prestige, leur force politique était négligeable. Cette disposition n’en était pas moins importante sur le plan social, car elle conférait un statut, avec toutes ses prérogatives, à des hommes qui sinon n’auraient jamais franchi la barre des concours mandarinaux.

 La structure administrative de l’empire

Le gouvernement fut, sous les Song, de nature plus autocratique que sous les dynasties antérieures. Ainsi s’établit une tendance, qui ira se renforçant sous les Ming et les Qing. Après des siècles de désordres et d’autorité décentralisée à la fin des Tang et sous les Cinq Dynasties, les souverains Song s’employèrent à renforcer le pouvoir central, et à le concentrer entre leurs mains. De même, ils accordèrent au service public civil une attention jusqu’alors inconnue. L’exercice gouvernemental en devint à la fois plus professionnel et plus sophistiqué. Les premiers souverains Song maintinrent bon nombre d’innovations institu- tionnelles improvisées à la fin des Tang et sous les Cinq Dynasties, et ils en ajou- tèrent d’autres de leur cru. D’où l’apparition de la nomenclature administrative la plus complexe et la plus confuse de toute l’histoire impériale, surtout au premier siècle de la dynastie. À la structure « régulière » des agences et fonctions gouverne- mentales héritée de la fin des Tang et des Cinq Dynasties, se surimposa un réseau d’agences et commissions ad hoc où servaient en réalité la plupart des officiers gou- vernementaux. Leurs tâches effectives n’entretenaient le plus souvent, dans ce cas, que de lointains rapports avec leurs titres officiels. Au sommet de la hiérarchie, on trouvait un Conseil d’État présidé par l’empereur, formé de cinq à neuf membres, les Grands conseillers, qui dirigeait l’administra- tion centrale. Il comptait en principe deux Grands conseillers, zaixiang, et quelques Grands conseillers adjoints, fuxiang, ou Grands conseillers « juniors », shaoxiang. Ils étaient souvent issus de l’Académie Hanlin, ou du bureau chargé de la rédaction des textes officiels. La durée de leurs fonctions variait : certains les exerçaient quelques mois, d’autres y demeurèrent jusqu’à dix-sept ans. Sur une période de dix années, il n’apparaît en général que trois ou quatre noms nouveaux. La règle courante était celle du renouvellement partiel, qui assurait une continuité forte. Même lorsque les représentants d’une tendance politique parvenaient à s’imposer, il s’écoulait au moins une année avant le renouvellement complet du personnel. Il n’était pas rare non plus qu’une personnalité écartée à tel moment réapparaisse un peu plus tard. Si des divergences entre membres du Conseil d’État créaient des tensions dom- mageables à son fonctionnement normal, seul l’empereur était en mesure d’inter- venir et de trancher. Le Conseil d’État avait des attributions variées, mais toutes de grande importance. Il pouvait être tout à la fois législateur et exécuteur de la poli- tique, et à l’occasion instance suprême de révision d’affaires judiciaires. S’il arriva, au début de la dynastie, que l’empereur traitât directement avec le Bureau des affaires militaires ou la Commission des finances sans en informer les Grands conseillers, la Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 36 (paginée 36) sur 272

 L C  S

plupart des propositions et dispositions passèrent entre leurs mains dès les règnes suivants, et ils en vinrent parfois à prendre les décisions finales en lieu et place de l’empereur. Un bureau en charge de la rédaction des textes officiels, la Cour des Académi- ciens, xueshiyuan, était associé au Conseil d’État. Ses membres assuraient non seule- ment la rédaction des actes officiels, mais aussi des fonctions de recherches et de conseils auprès de l’empereur et des Grands conseillers. Le gouvernement avait cou- tume de s’entourer de nombreux avis ; les décisions étaient prises après des délibéra- tions où s’exprimaient des opinions diverses. L’empereur ne faisait que sanctionner les propositions adoptées, ou tranchait en dernier ressort. Le censorat, yushitai, recevait les avis et suggestions des fonctionnaires ou des simples particuliers sur la conduite des affaires publiques, voire leurs plaintes à l’en- contre des agissements de l’administration centrale ou provinciale. Les membres du censorat, appelés enquêteurs, chaguan, et dont le nombre dépassa rarement la dou- zaine, jouissaient d’une immunité que l’empereur lui-même pouvait difficilement remettre en cause. Il leur arriva parfois de formuler des remontrances à l’égard des décisions ou des agissements de l’empereur, mais cette compétence fut d’ordinaire dévolue à un autre organisme : le Bureau des remontrances, jianyuan. En fait, les membres de ce bureau, les « remontreurs », jianyuan, exerçaient leur talent critique au moins autant à l’endroit des Grands Conseillers qu’à celui de l’empereur. Leur rôle était fondamental : installés au cœur du dispositif gouvernemental, ils faisaient souvent pencher le rapport des forces au sein du gouvernement. L’administration centrale proprement dite comprenait aussi diverses institutions d’un niveau comparable. La commission des finances publiques, appelée encore le « triple bureau », sansi, veillait à la fois au budget, aux monopoles d’État et au recen- sement de la population. La commission militaire, de niveau presque égal à celui du Conseil d’État, jouissait d’une certaine autonomie vis-à-vis de ce dernier. Pla- cée sous l’autorité directe et personnelle de l’empereur, et en principe dirigée par un commissaire issu de la fonction publique civile, elle contrôlait les forces armées. Le Grand secrétariat, zhongshu menxia, était chargé de l’administration judiciaire et de la gestion du personnel pour les concours mandarinaux, nominations et promotions. Le système d’information, de contrôle et de commande s’étendait jusqu’aux régions les plus reculées de l’empire, assurant au gouvernement central une emprise sur l’ensemble du territoire. À l’échelon local, l’unité de base de l’administration ter- ritoriale était le district ou sous-préfecture, xian, en principe dirigée par un magis- trat, ling. Il était assisté de quelques fonctionnaires de niveau modeste et de nom- breux auxiliaires administratifs, , recrutés sur place. Un groupe de quatre à cinq districts constituait une préfecture, zhou, en principe dirigée par un préfet, cishi. Un district administrait une population de   à   personnes en moyenne ; quatre ou cinq districts formaient une préfecture. Il y avait sous les Song du nord environ  préfectures et   districts. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 37 (paginée 37) sur 272

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Toutefois, à l’instar des empereurs Han et Tang, les souverains Song ressentirent le besoin d’un échelon intermédiaire entre préfectures et gouvernement central. S’ils reprirent à leur compte le principe des « circuits », lu, selon un schéma proche de celui des Tang, ils s’en éloignèrent par l’institution de commissaires qui exerçaient des compétences respectivement militaire, fiscale, judiciaire ou d’intendance sur un même territoire. C’étaient des sortes de « super-préfets » plénipotentiaires pour une région entière. Les Song n’eurent jamais beaucoup à craindre de leur administration régionale : le gouvernement central était trop puissant, les militaires trop contrôlés pour prétendre à un rôle indépendant ; et la vie dans la capitale, centre de gravité de l’empire, trop attirante pour que les meilleurs fonctionnaires désirent demeurer longtemps à un poste de province. Dans cette disposition institutionnelle, beaucoup de choix politiques décisifs dépendaient, en dernier ressort, des relations qui pouvaient s’établir entre membres de l’élite lettrée et bureaucratique, et personne du souverain. On mesure l’enjeu : à travers l’équilibre variable et le plus souvent conflictuel entre les divers acteurs se jouaient, et notamment dans le cercle restreint au sommet, les orientations les plus fondamentales et d’une certaine manière l’avenir : non seulement de la dynastie, ce qui était après tout secondaire, mais aussi de l’empire en période de menaces exté- rieures. Le contexte, dans la période qui nous intéresse ici, est celui d’une perpétuelle urgence, où périls extérieurs et tensions sociales internes se trouvent tout naturel- lement articulés. Les réponses, face à ce risque de désordre au sens le plus grave, pouvaient se trouver en des changements plus ou moins structurels ; ou encore dans une minutieuse restauration de l’état antérieur, défini en fin de compte par les uns et les autres comme naturel. Quant au choix des mesures concrètes, les proximités entre conseillers et souverain et les visions personnelles, et parfois les manipula- tions, de ce dernier, allaient être décisives. La carrière de Sima Guang, entièrement tributaire de ces paramètres, est ainsi représentative à bien des égards. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 38 (paginée 38) sur 272 Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 39 (paginée 39) sur 272

- : la formation d’un lettré

De bien des façons, le jeune Sima Guang apparaît comme le rejeton typique d’une lignée à la fois lettrée et rurale de la Chine du e siècle. Sa famille serait originaire du Henei, autour de Qinyang, dans l’actuelle province du . Elle affirmait des- cendre de Sima Fu, membre du clan aristocratique Sima, qui avait permis la fonda- tion du royaume de Wei en  de notre ère 1, avant d’usurper le trône et de fonder en  sa propre dynastie, celle des Jin. Après avoir aidé à fonder le royaume de Wei en  P. C., le clan Sima avait préparé activement l’usurpation du trône. En , le dernier souverain des Wei était contraint à la démission et Sima Yan, petit-fils de , établissait la dynastie Jin (- []). Sima Fu, en sa qualité de cadet du général Sima Yi (-), le grand stratège de la fin des Trois royaumes, avait été élevé au rang de prince impérial après la prise du pouvoir par les Jin 2. Pourtant, en dépit des honneurs, il s’était distingué des siens en restant fidèle à la dynastie Wei sa vie durant. Il avait même exigé à la fin de ses jours un enterrement ordinaire, dénué de l’apparat réservé à un membre de la famille régnante 3. Sous les Wei du nord (-), la généalogie familiale mentionne un arrière- petit-fils de Sima Fu, Sima Yang, qui occupa le poste de Général en chef chargé de la conquête orientale, zhengdong dajiangjun, et fut enterré à Sushui dans le district de Xiaxian (dans la province actuelle du Shanxi), reconnu depuis lors comme le berceau de la branche de la famille Sima à laquelle se rattachait Sima Guang. Le statut officiel des Sima de Sushui paraît alors en déclin : aucun d’entre eux ne semble avoir été assez illustre pour laisser une trace dans les documents historiogra- phiques. Sous les Sui, les Tang et les Cinq Dynasties, les Sima furent des proprié- taires fonciers ordinaires, vivant de la gestion leurs terres. Sima Guang confirma d’ailleurs ce retrait de la vie publique : « sous les Tang, la voie de la carrière officielle disparut au profit de la seule exploitation agricole 4 ». Les ascendants plus proches de Guang, tels Sima Lin à la quatrième et Sima Zheng à la troisième génération, ou comme Sima Bing, n’entreprirent aucune carrière mandarinale. Cependant, la

. V. S Shi, « Sima Wengong xingzhuang », in Sima Guang nianpu. Beijing : Zhonghua shuju, . p. -. . Il s’agit du prince Anpingxian wang. . F Xuanling, Jinshu, ch. , p. -. . V. Sima Wenzhenggong zhuanjia ji, Guoxue jiben congshu ed., ch. , t. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 40 (paginée 40) sur 272

 - :   ’ 

conduite morale et la bonne « administration intérieure » de la famille leur valurent, selon la chronique locale 1, une réputation de respectabilité.

 Le clan des Sima et la fonction publique

Comme tout clan rural en Chine, la famille Sima comptait plusieurs dizaines de personnes 2. De là son organisation communautaire complexe, et le « sacrifice » de certains au service de tous. Les membres de la famille paraissent avoir vécu en bonne intelligence, ou réussi du moins à en donner l’image : aucune mention, dans les registres officiels, ne vient ternir l’harmonie supposée du clan.

Deux oncles de Sima Guang, Sima Hao et Sima Yi, renoncèrent ainsi à toute carrière personnelle pour se vouer à la gestion du patrimoine domestique : conduite exem- plaire, qui leur valut de prendre place dans la chronique locale. Le premier, Hao, « homme de bien » et épris de justice, s’occupa des affaires de la famille avec com- pétence et dévouement. Dans sa jeunesse, il avait étudié la poésie antique — il était réputé pour sa connaissance du Classique des Odes, le Shijing —, puis décidé, après un échec aux concours, de se consacrer aux siens. Il avait aussi recueilli l’un de ses neveux orphelin, Sima Li 3, qui allait quant à lui réussir aux concours et mener une carrière administrative brillante et occuper un moment le poste de Vice-Ministre de la Cour des Sacrifices impériaux 4. Malgré son retrait des affaires publiques, Sima Hao participa activement à la vie locale : il conçut par exemple un système de barrages sur la rivière Sushui, qui aurait amélioré l’irrigation des terres.

Le deuxième oncle, Yi, frère cadet de Hao, disparut à l’âge de  ans. Sima Guang aurait demandé à son collègue Wang Anshi de rédiger la notice nécrologique de Sima Hao. Le conditionnel s’impose car cette notice n’est pas recensée dans les œuvres complètes de Wang Anshi, mais elle a pu être écartée par ses compilateurs, Cai Jing et Zhang Dunzhi. Huang Jinrong y fait allusion dans le paragraphe de la chronique locale de Xiaxian consacré à Sima Yi 5. Sima Guang dressa de l’oncle Yi le portrait flatteur d’un homme diligent et économe, attentif à la bonne administration des biens du clan.

(Sima Yi) n’étendit pas le domaine familial, mais la famille put toujours subvenir lar- gement à ses besoins ; jamais non plus il ne mena d’entreprises commerciales ou spé- culatives ; les revenus de la famille provenaient du seul produit des terres. Ses parents et ses frères pouvaient s’enivrer, se rassasier et jouir d’une existence paisible grâce à

. V. H Jinrong, Xiaxianzhi (chronique du district de Xiaxian), chap. , « Sima Fujun beiming ». . Sima Wenzhenggong zhuanjia ji, op. cit., ch. , t. , p. , « Jiabu yuanwailang sima fujun muzhi- ming... ». . Ibid. : « (Sima Xuan) était un poète distingué, dont nombre de compositions avaient été reprises et chantées par d’autres ». V. aussi la chronique locale du district de Xiaxian, op. cit., « renwuzhi », « Sima Li ». Sima Li fait l’objet d’une courte notice biographique dans l’histoire officielle de la dynastie Song, Songshi, t. , chap. , p. . . Taichangsi shaoqing, ibid. p. . . V. H Jinrong, Xiaxianzhi, « Renwuzhi », chap. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 41 (paginée 41) sur 272

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son travail, mais lui-même ne consommait pas de viande ou d’alcool sans bonne rai- son ; s’il rencontrait quelque voisin dans le besoin, il n’hésitait pas à lui venir en aide sur ses biens personnels 1.

Le grand-père de Sima Guang, Xuan, fut le premier à renouer avec la fonction publique. Lauréat au début des Song du nord du concours de lettré accompli, jinshi, il obtint un poste assez modeste de magistrat de district, xianling, — au e rang secondaire, cong bapin, de la hiérarchie mandarinale —, à Fuping dans la préfecture de Yaozhou (dans l’actuelle province du 2). Selon les sources, il y aurait été intègre et bon gestionnaire 3. Su Shi louait le sérieux de son savoir lié à l’efficacité de son action, duxue lixing 4. Dès lors, les Sima cessèrent de se tenir en retrait : de Sima Xuan à la génération de Sima Guang, sept membres de la famille réussirent au concours de jinshi et exercèrent des fonctions administratives. Le père de Guang, Sima Chi (-), s’engagea comme eux dans la voie de l’administration. Les principaux jalons de sa vie et de sa carrière sont connus par sa notice biographique dans Songshi 5 [Histoire officielle de la dynastie Song]. Ils illustrent bien le parcours d’un lettré intègre, gravissant un à un les échelons de la hiérarchie administrative sans jamais s’écarter des exigences de la morale confu- céenne : du moins, ses biographes ont-ils tenu à le présenter sous ce jour. Au décès de son père, Sima Chi, jeune encore, avait renoncé à sa part d’héritage en faveur de ses deux frères Hao et Yi, pour se consacrer à l’étude 6. L’un de ses plus proches amis, Ji, personnage dont il sera beaucoup question dans les chapitres suivants, en dresse rapidement le portrait : « Dans son étude, il recherchait toujours la perfection et détestait le superficiel ; son style privilégiait le fond au détriment de la forme 7.» Sima Chi faisait montre d’une égale rigueur dans sa conduite des affaires publiques ou familiales. Sa biographie « officielle » rapporte ainsi un fait de jeunesse, censé illustrer à la fois son conservatisme et son indépendance de jugement : dans la préfecture de Jiezhou, la part de la production du marais salant destinée à payer la gabelle était transportée par une route dangereuse et incommode, via trois dis- tricts. Quelqu’un suggéra d’emprunter une autre voie, plus directe, pour économiser soixante à soixante-dix pour cent des frais de transport. Sima Chi, alors âgé d’une vingtaine d’années, fut le seul à contester la proposition :

Si les anciens ont renoncé à un itinéraire direct pour suivre une voie longue et diffi- cile, c’est certainement parce que celui-ci présentait des inconvénients 8.

. Sima Wenzhenggong zhuanjia ji, op. cit., ch.  ; t. , p. . . G D., « Sima Wengong nianpu », in Sima Guang nianpu, Beijing : Zhonghua shuju, , p. . . Fupingxian zhi [Chronique du district de Fuping], chap. . . Jiezhou Xiaxian zhi, op. cit., ch. . . Songshi, op. cit., ch. , « Sima Chi zhuan », t. , p. -. . Ibid. . Jiezhou Xiaxian zhi, op. cit., ch. . . Songshi, « Sima Chi zhuan », op. cit., t. , ch. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 42 (paginée 42) sur 272

 - :   ’ 

Malgré cet avertissement, les autorités adoptèrent le nouvel itinéraire. Dès l’été suivant, à la suite de violents orages, le ruissellement des eaux entraîna hommes, animaux et chariots dans le vide, et la nouvelle route fut aussitôt abandonnée. Les administrés du district auraient alors témoigné leur respect à Sima Chi qui, seul contre l’avis général, s’était opposé. La biographie de Sima Chi met également en scène sa piété filiale, xiao, autre vertu confucéenne. Ainsi, la e année de l’ère Jingde du règne de Zhenzong (), Chi se rendit à la capitale impériale présenter le concours de Lettré accompli. Peu avant le début des épreuves, l’un de ses amis intercepta une lettre annonçant le décès de sa mère et décida de la lui cacher. Mais Sima Chi, pris d’un mauvais pressenti- ment, s’ouvrit de ses craintes à son camarade : « Ma mère est malade depuis long- temps, pourvu qu’il ne se soit rien produit de fâcheux à la maison ». Parvenu à la porte du centre d’examens, il ne put se résoudre à entrer. Son ami lui montra la lettre : Sima Chi éclata alors en sanglots, et quitta aussitôt la capitale. Au terme des trois ans du deuil rituel, il se présenta à nouveau au concours de lettré accompli, y fut admis, et reçut sa première affectation : celle de magistrat-assistant, zhubu, du district de Yongningxian, dans l’actuelle province du Henan. Selon ses biographes, son mode de vie modeste et frugal — il ne se déplaçait qu’à dos d’âne — lui aurait valu la sympathie de ses administrés. Les relations de Sima Chi avec son supérieur, le magistrat du district, furent par contre plus difficiles. Imbu de lui-même, ce der- nier le traitait avec mépris. Il le reçut un jour face tournée au sud — en signe de supériorité, assis, les jambes repliées sous lui, sans esquisser le moindre geste pour se lever ou saluer son subordonné. Sima Chi marcha droit sur lui, le saisit au corps et l’obligea à se tourner vers l’ouest — en signe d’égalité — avant de s’entretenir avec lui. Peu après, il fut promu directeur militaire de district 1, d’abord à Jiande, dans la préfecture de Muzhou (actuelle province du ), puis à Pixian dans le . Au er mois de l’année , une rumeur se répandit, selon laquelle les garnisons frontalières s’étaient rebellées et entendues avec les tribus barbares pour attaquer et piller le district. La population fut prise d’affolement. Les riches familles enfouirent leurs trésors et se réfugièrent dans les montagnes voisines ; le magistrat local s’enfuit à la capitale régionale, et le vice-magistrat tomba malade. Au milieu de la panique, Sima Chi, refusant de prêter foi à la rumeur, fut l’un des rares à conserver son sang-froid. Le  du er mois, jour de la fête des lanternes, il ordonna l’ouver- ture des portes et autorisa les paysans des alentours à entrer et sortir librement. Les petits fonctionnaires du yamen, eux aussi terrorisés, lui reprochèrent son impru- dence, mais il ne céda pas, et les événements lui donnèrent raison. La fête se déroula sans que rien ne vienne troubler les réjouissances. Aussitôt les craintes s’apaisèrent, et la rumeur s’éteignit aussi vite qu’elle était née. Sima Chi fut encore muté, d’abord comme assistant aux affaires militaires 2 dans la préfecture de Zhengzhou au Henan, puis, vers , comme magistrat du dis-

. Xianwei. . Fanyu panguan. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 43 (paginée 43) sur 272

L    S G 

trict 1 de Guangshanxian — où naquit sans doute Sima Guang — dans la préfecture de Guangzhou (actuelle province du Henan 2). Remarqué par son supérieur 3, le préfet du lieu, Chi fut recommandé à la Cour. Vers la fin de  ou le début de , il était promu rédacteur en chef à la bibliothèque impériale 4, et dépêché au district d’Anfeng, avec la charge de surveiller la collecte des taxes sur les boissons fermentées 5. Cette mission fut courte ; peu après, il quittait le district pour devenir le magistrat de Xiaoxi 6. En , e année de l’ère Tiansheng du règne de l’empereur Renzong, sur la recommandation de Cao Liyong, le très puissant Commissaire aux affaires militaires d’alors 7, Sima Chi accéda au poste envié d’Assistant administratif du bureau des troupeaux et de l’élevage des chevaux 8. Conformément aux règles de l’étiquette confucéenne, il refusa d’abord, et n’accepta qu’après la publication d’un décret lui ordonnant d’entrer en fonction. Dans ce poste, Chi ne chercha jamais à gagner les faveurs de son supérieur direct et tout-puissant, Cao Liyong, qui cumulait les fonctions de Commissaire aux affaires militaires et de Directeur du Haras impérial : « en dehors des affaires publiques, il n’entretint jamais de contacts privés avec lui 9 ». Il n’hésitait pas au contraire à le critiquer chaque fois que nécessaire. Ainsi, Cao Liyong ayant donné l’ordre de contraindre les grands fonctionnaires à verser sans retard les impayés aux offices d’élevage des chevaux, Sima Chi lui aurait opposé sa propre conduite :

Si les ordres ne sont pas respectés, la faute incombe aux supérieurs. Vos dettes person- nelles, Monsieur, sont encore nombreuses. Si vous-même ne les réglez pas, comment pouvez-vous exiger des autres (qu’ils règlent les leurs 10)?

. Xianling. . Sima Chi passa ainsi du neuvième échelon inférieur au huitième échelon inférieur dans la grille de la fonction publique. C’est alors que le gouvernement central ordonna à toutes les préfectures de l’empire de fournir d’importantes quantités de bambous et d’arbres pour la réfection des palais de la capitale ; les préfets exigèrent des districts de leur juridiction la livraison du bois dans un délai de trois jours. Sima Chi savait que le district de Guangshan ne pourrait respecter les délais car, ne produisant pas suffisamment de bambous, il lui faudrait s’en procurer à l’extérieur. Il fit aussitôt placarder un avis accordant un délai supplémentaire à ses administrés, ajoutant néanmoins qu’au delà de ce sursis les retardataires seraient punis. La mesure produisit l’effet attendu : la population agit avec diligence, et le bois fut livré à temps. . Il s’agit de l’Académicien Hanlin et chef de bureau du ministère des armées, Sheng Du, qui venait d’être nommé préfet de Guangzhou. . Bishusheng zhuzuolang. Cette fonction, encore modeste, se situait au e rang supérieur, zheng bapin, de la hiérarchie mandarinale des Song. . Le district de Anfeng était sous la juridiction de la préfecture de Shouzhou dans l’actuelle province de l’Anhui. . Le district de Xiaoxi était sous la juridiction de la préfecture de Suizhou (actuelle province du Zhejiang). . Shumishi. . Qunmu panguan. Sur la grille de la fonction publique, la fonction d’assistant au bureau des trou- peaux était classée au e rang supérieur. Sima Chi ne changeait donc pas d’échelon mais passait du cadre provincial à celui de fonctionnaire de la Cour. De plus, le poste était considéré, de l’avis général, comme très rémunérateur. . Guangxu Xiaxianzhi, op. cit., « Song Tianzhangge daizhi Sima Fujun beiming ». . Jiezhou Xiaxianzhi, op. cit., ch. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 44 (paginée 44) sur 272

 - :   ’ 

Cao Liyong s’acquitta dès lors et sur le champ du paiement de ses dettes. Quelques jours plus tard, les grands fonctionnaires s’exécutaient à leur tour. Commissaire aux affaires militaires, Cao, l’un des hommes les plus puissants du gouvernement, n’en était pas moins en conflit avec les favoris de l’impératrice douairière Liu. Sima Chi le mit en garde, en vain : à la première occasion, Cao Liyong fut mis en accusation et contraint au suicide, et ses plus proches collaborateurs accusés de complicité, déchus de leurs titres et exilés dans des postes lointains. Seul Chi, dont les remon- trances à son supérieur étaient connues, fut épargné. Après la disparition de Cao Liyong, quand beaucoup de ceux qui lui devaient leur carrière jugèrent prudent de joindre leurs voix aux critiques. Sima Chi fut l’un des rares à s’y refuser : au contraire, il loua la mémoire de son ancien supérieur et « protecteur ». La Cour ne lui en tint pas rigueur 1. Un autre événement atteste de l’estime dont jouissait Sima Chi. Un eunuque 2, chef du bureau d’évaluation des chevaux du haras impérial, se prévalut d’impor- tants succès pour solliciter une promotion. L’impératrice douairière diligenta une enquête du Bureau des troupeaux et de l’élevage. Rien de probant n’en ressortit ; nul n’osant froisser un favori, on transmit un rapport favorable. Sima Chi dénonça cette complaisance, et obtint gain de cause. Un peu plus tard, lorsque le gouvernement décida de le promouvoir au poste prestigieux de juge de la préfecture de Kaifeng 3, la capitale impériale, le même eunuque monta une cabale contre lui : Chi, sa nomi- nation annulée, fut renvoyé en province comme gouverneur de la préfecture de Yaozhou, dans l’actuel Shaanxi. Selon ses biographes, cette sanction injuste lui valut le respect des fonctionnaires et lettrés de la capitale 4. Peu après 5, l’empereur Renzong, qui appréciait sa droiture, le rappela à la Cour en tant que conseiller chargé des remontrances 6. La charge consistait à contrôler les agissements des fonctionnaires de l’administration centrale, et à critiquer leurs erreurs ou manquements. Éminente mais périlleuse, elle valait à son détenteur de solides inimitiés. Sima Chi, qui se savait incapable de compromission, craignit pour sa famille et refusa la promotion. L’empereur aurait loué son attitude :

Tout homme aime à recevoir de l’avancement, seul Chi apprécie de rester « en retrait », voilà un homme exceptionnel 7.

. Songshi, op. cit., ch. , « Sima Chi zhuan », t. , p. . . Huangfu Jiming. . Kaifengfu tuiguan. La fonction était classée au e rang secondaire, cong liupin, de la grille adminis- trative. . Huang Jinrong, (Guangxu) Xiaxianzhi, « Song Tianzhangge daizhi Sima Fujun beiming ». . Entre temps, Sima Chi avait été encore muté : Commissaire aux transports du circuit de la pré- fecture de Lizhou, il exerçait conjointement les fonctions de gouverneur de la préfecture de Fengxiang, dans l’actuelle province du Shaanxi. . Jianguan. . Songshi, « Sima Chi zhuan ». Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 45 (paginée 45) sur 272

L    S G 

Entérinant son refus, il lui accorda un titre supplémentaire 1 et le maintint à la tête de la préfecture de Fengxiang. Les biographes de Sima Chi mettent en avant, de la même façon, son sens des responsabilités. Lors d’un procès jugé à Fengxiang, l’administration locale commit une erreur de procédure qui provoqua une enquête de la Haute Cour de Justice. Pensant leur dernière heure arrivée, les clercs du Yamen étaient prêts à avouer par avance leur faute. Sima Chi leur déclara : Les affaires publiques relèvent de la responsabilité du chef de l’administration, aucune faute ne saurait vous être imputée. Il demanda à être tenu pour seul responsable et inculpé. Un décret gouverne- mental suspendit bientôt l’enquête 2. Sima Chi ne tarda pas à atteindre au sommet de la carrière mandarinale. D’abord nommé Directeur de bureau au ministère des armées 3 et exerçant conjointement la fonction de Censeur-assistant des affaires diverses 4, il accéda ensuite au bureau des revenus publics du ministère des finances en qualité de Vice-commissaire aux monopoles sur le sel et le fer 5. Un an plus tard, le Secrétariat impérial le recom- mandait à l’attention de l’empereur, lequel n’avait pas oublié « l’homme qui a(vait) refusé la fonction de Chargé des remontrances ». Sima Chi obtint le titre de Lettré attendant les édits impériaux du pavillon Tianzhangge 6, et exerça conjointement la fonction de gouverneur de la préfecture de Hezhong. Par la suite, il fut à nouveau muté en province, à Tongzhou puis à Hangzhou. Cette dernière affectation, dans un poste méridional, ne lui convenait guère. Ses biographes se plaisent à souligner l’opposition entre Chinois du nord et du sud. Sima Chi cumulait les handicaps : Il a un caractère sincère et franc et ne se délecte pas des ragots de cuisine ; il n’ex- celle pas non plus pour démêler les affaires compliquées et ignore tout des mœurs méridionales. Se voulant droit et intègre 7, il traitait les affaires publiques sans égard pour son propre intérêt 8. Peu après son arrivée à Hangzhou en , il négligea de convier . Zhishiguan. . Xunjian : En une autre occasion, le commissaire-inspecteur, chef de la sécurité (sous les Song, le commissaire-inspecteur était à la tête d’un bureau chargé des enquêtes de police et de l’entraînement militaire) du bourg de Qiyangzhen, qui ripaillait dans une riche famille, fut arrêté par ses adjoints. Ils consentirent à le relâcher contre une promesse de silence sur leurs propres agissements. Sima Chi décou- vrit l’affaire, fit limoger le commissaire et exécuter le meneur. . Bingbu yuanwailang, le poste se situait au e degré de la grille administrative, sipin. . Shiyushi zhi zashi. Il critiqua à cette occasion l’absence d’un général-résident, sujiang, dans la pro- vince du Shaanxi alors que celle-ci était exposée aux incursions barbares : « Liu Ping n’en fait qu’à sa tête et manque d’habileté stratégique, il risque d’être la cause d’un grave échec. » Il ne se trompait pas, car Liu Ping fut défait peu après. . Hubu duzhi ; yantie fushi. . Tianzhangge daizhi. . « Durant toute sa vie, Sima Chi servit sans détour ses supérieurs sans jamais mesurer les exhorta- tions et les mises en garde à ses amis ». Songshi, ch. , « Sima Chi zhuan », op. cit., t. , p. . . Ibid. p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 46 (paginée 46) sur 272

 - :   ’ 

ses nouveaux collègues à des banquets conformément aux usages locaux. Il s’attira vite des rancunes, en particulier celles de deux commissaires aux transports mari- times 1, Jiang Jun et Zhang Congge, qui dans une pétition dénoncèrent plus de dix fautes de jugement. Âgé, sans doute fatigué, Sima Chi n’avait pas pressenti l’attaque et se défendit mal. Il fut limogé, et muté comme gouverneur dans une préfecture reculée de l’actuelle province du Henan, Guozhou 2. Mais peu après, Jiang Jun et Zhang Congge furent à leur tour accusés de malversation et démis. Beaucoup pen- sèrent alors que Sima Chi en profiterait pour se venger. Il n’en fit rien : « Je n’ai pas ce genre de pratiques » affirma-t-il. Sa réputation en sortit encore grandie. Selon Su Shi, son intégrité et sa générosité lui valurent une réputation flatteuse auprès des lettrés de son temps 3. Néanmoins, Sima Chi ne survécut pas longtemps à cet épi- sode : il s’éteignit dans sa soixante-deuxième année le  du e mois  à Jinzhou, où il venait à peine de s’installer. Nous avons dessiné longuement les étapes de la biographie de Sima Chi, si repré- sentatives d’une carrière de parfait lettré confucéen. C’est que cette figure paternelle devait, dans son exemplarité, exercer une influence déterminante sur les idéaux et la personnalité de Sima Guang. L’honnêteté et la rigueur, morales et intellectuelles, du personnage marquèrent fortement, semble-t-il, la pensée et la conduite de ce dernier. Si l’on peut reconstituer sans trop de mal la carrière publique de Sima Chi, nous ignorons à peu près tout de sa vie privée. Une première épouse, née Cao, mou- rut sans lui donner d’enfants. En seconde noces, il épousa la fille de Nie Zhen, Rédacteur-réviseur des Archives impériales 4, issue d’une famille aux solides tradi- tions mandarinales. Selon le rédacteur de la Chronique de Xiaxian, cette deuxième épouse gagna l’estime de la population du district par sa vertu et son intelligence 5. Elle donna trois fils et une fille à Sima Chi 6.

. Zhuanyunshi. . Ni le Songshi ni Gu Donggao n’indiquent la date de la mutation de Sima Chi à Guozhou. Nous savons néanmoins qu’il résidait encore à Hangzhou en , et qu’il décéda à Jinzhou l’année suivante. Sa nomination à Jinzhou se situe donc entre ces deux dates. Dans une note à l’un de ses poèmes, Sima Guang écrivait : « l’ère Kangning, je passai au sud du pont Luoqiao (à Luoyang) et y rédigeai deux poèmes ; m’y voici à nouveau trente-deux ans plus tard ». L’ère Kangning n’ayant duré qu’un an (), nous pouvons supposer que Sima Chi et ses fils Guang et Dan quittèrent Hangzhou vers la fin de . Voir « Kang- dingzhong yu guo Luoqiao nan ... », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . S S, « Sima Wenchenggong xingzhuang », in Sima Guang nianpu. . Bige jiaoli. . Guangxu Xiaxianzhi, op. cit., « Song Tianzhangge daizhi Sima Fujun beiming ». . Dans sa biographie de Sima Guang, Gu Donggao ne mentionne pas Sima Wang. Il écrit que le couple « a eu deux fils. L’aîné Dan (surnommé Bokang) qui naquit l’année bingwu () avait treize ans de plus que (Guang). (Guang) était le second fils ». Gu Donggao, « Sima Wengong nianpu », in Sima Guang nianpu, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 47 (paginée 47) sur 272

L    S G 

 Les premières années : une éducation classique

Guang naquit le e jour du e mois de la e année de l’ère Tianxi du règne de l’empereur Zhenzong 1 (). C’était le troisième fils de Sima Chi et de son épouse Nieshi ; le second, Sima Wang, mourut en bas âge, sans doute à quatre ou cinq ans, et l’aîné, Dan, avait treize ans de plus que lui. L’opinion la plus courante tient que Sima Guang vit le jour au district de Guangshan, dépendant de la préfecture de Guangz- hou, dans l’actuelle province du Henan. Sima Chi, alors magistrat du district, lui aurait donné pour nom personnel celui de son lieu de naissance, Guang 2. Chi avait déjà quarante et un ans ; mais contrairement à l’usage, loin de gâter le « petit dernier », le père lui consacra les mêmes efforts d’éducation qu’à ses aînés 3. Lorsqu’il était muté ou appelé en mission, il emmenait son fils, et visitait avec lui les temples et monastères célèbres. Bien plus tard, Xianyu Xian fit recueillir les ins- criptions laissées par le jeune Guang et son père. Il s’en ouvrit à Sima Guang qui lui envoya en retour un poème évoquant avec émotion ces moments passés :

Autrefois, en compagnie de mon défunt père, nous partions en voiture et tracions des inscriptions sur les murs des anciens temples. Marchant à ses côtés, j’étais encore tout jeune, alors que, solitaire aujourd’hui, mes cheveux ont blanchi. À la lecture des poèmes que vous avez reproduits, les images de ces voyages passés se bousculent dans ma tête 4.

Bien avant l’âge de quinze ans, le jeune Guang avait déjà visité bon nombre de sites célèbres, et reçu les préceptes de son père. Il semble pourtant avoir disposé de peu de facilités innées. Si ses camarades apprenaient par cœur sans difficulté les textes des Classiques, comme l’exigeait la tradition éducative chinoise, lui n’y parvenait qu’au prix d’un effort considérable. Après la classe, alors que ses camarades allaient jouer, il restait seul à étudier, sans montrer le moindre découragement 5. Ses premiers bons résultats aiguisèrent encore sa passion pour l’étude 6.

. Il avait pour nom personnel, Junshi et pour surnom Yufu. Il reçut aussi plus tard un second surnom, Yusou ; ses contemporains le désignaient en général sous le nom de Sushui xiansheng, « Le Maître de Sushui », du nom du lieu de résidence du clan. . Voir en particulier Hu Zhaoxi, « Sima Guang danshengdi kao », in Sichuan daxue xuebao, , no . Hu Zhaoxi démontre l’impossibilité de la naissance de Sima Guang à Pixian dans le Sichuan. L’ar- gumentation est reprise et complétée par Song Yanshen, Sima Guang zhuan, op. cit. ; pour ce dernier, Sima Chi a sans doute eu un fils à Pixian, mais il se serait agi de Sima Wang, qui mourut peu après (p. -). . Alors que la famille résidait à Anfeng dans la préfecture de Shouzhou (actuelle province de l’Anhui), vivait dans le voisinage un jeune homme nommé Ding Pujiang, réputé pour son talent littéraire et son goût de l’étude. Sima Chi ne manquait jamais de le citer en exemple à son fils : « Je serai très satisfait si à l’avenir tu es l’égal de ce Monsieur Ding, ». Zhuanjiaji, op. cit., ch. , « Song Ding Pujiang xu », t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., chap. , t. , p. . . Zhuanjiaji, op. cit., ch. , « He Lizhou Xianyu zhuanyun gongju bayong », t. , p. . . Sima Guang, Jiashuji, cité par Gu Donggao, Sima Taishi..., op. cit., ch. , p. . L’anecdote est aussi rapportée par Ma Luan, « Sima Wengong nianpu », in Sima Guang nianpu, op. cit., chap. , p. . Ma Luan cite ici le Mingchen yanxinglu. . (Sima Guang) avait coutume de dire : « Les livres doivent être appris par cœur, que ce soit pendant les voyages à cheval ou les nuits d’insomnie, il faut en réciter le texte et réfléchir à leur sens, c’est ainsi Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 48 (paginée 48) sur 272

 - :   ’ 

À défaut d’autres dons, Guang manifestait une vive intelligence et ne manquait ni de bon sens ni d’esprit pratique. C’est du moins ce que sous-entend une anecdote célèbre, aujourd’hui encore, dans les écoles de Chine : À sept ans, alors qu’il jouait avec d’autres enfants, un de ses camarades grimpa sur une grande jarre à eau et tomba dedans par accident. Les autres enfants, effrayés, s’enfuirent en courant. Guang, sans s’affoler, saisit une grosse pierre et frappa la jarre jusqu’à ce qu’elle se brise. La nouvelle s’étant répandue, des artistes peignirent la scène en petits tableaux édifiants, afin de rendre hommage à « l’enfant qui cassa la jarre 1 ». C’est encore à sept ans que Sima Guang aborda l’étude d’un classique de la tradition historiogra- phique chinoise antique, le Zuozhuan,(Commentaire de la Chronique des Printemps et Automnes) de Zuo Qiuming, qui devint son livre de chevet. De retour à la maison après la classe, il ne manquait jamais de répéter l’explication de son maître à toute la famille 2. Sa ténacité à l’étude fut récompensée 3 : à quinze ans, on le disait capable de « tout comprendre et de pouvoir rédiger dans un style pur et profond, proche de celui de la dynastie des Han de l’ouest 4 ». Comme l’écrira Su Shi, Sima Guang devait garder toute sa vie les habitudes studieuses de son enfance : Il pouvait étudier sans jamais ressentir la fatigue et perdre toute sensation de faim, de soif ou de froid 5. Son père, Chi, avait deux amis proches : Pang Ji 6 et Zhang Cun 7. Tous deux admiraient le jeune Guang, qui avait fait preuve dès six ans d’« une attitude respec- tueuse et digne, semblable à celle d’un adulte 8 ». Sans convoquer d’entremetteuse ou consulter les sorts, Zhang Cun promit sa fille en mariage au jeune Guang, alors âgé de onze ans 9.

qu’on pourra en tirer la quintessence » (Sima Guang, Jiashuji, cité par G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., ch. , p. . . Xiaoer ji weng tu. Voir Songshi, ch. , « Biographie de Sima Guang », op. cit., t. , p.  , et D Zhuanjing, Songren jishi huibian, ch. . . S Shi situe l’apprentissage du Zuozhuan à l’âge de sept ans, « Sima Wenzhenggong xingzhuang », in Sima Guang nianpu, op. cit., p.  ; Gu Donggao le date donc de l’année . Sima Wengong nianpu, op. cit., ch. , p. . . L’étude le passionnait au point qu’il confectionna un oreiller en bois de forme ronde auquel il donna le nom d’« oreiller-réveil », jingzhen, car l’oreiller se déplaçait au moindre mouvement et le réveillait ; il s’obligeait alors à se lever et à reprendre sa lecture. . S Shi, « Sima Wenzhenggong xingzhuang », in Sima Guang nianpu, op. cit., p. . . Ibid. . Nous reviendrons plus loin sur la carrière de Pang Ji et sur son rôle dans le déroulement de celle de Sima Guang. Après le décès de Sima Chi en , Pang Ji prit soin de Sima Guang comme de son propre fils, l’emmena en poste avec lui et le prit sous sa protection personnelle. . Zhang Cun fait l’objet d’une courte biographie dans l’histoire officielle des Song, Songshi, chap. , « Zhang Cun zhuan », op. cit., t. , p. . . S Shi, « Sima Wenzhenggong xingzhuang », in Sima Guang nianpu, op. cit., p.  ; G Donggao, Sima Wengong nianpu, op. cit., ch. , p. . . L’anecdote est rapportée par Sima Guang lui-même. « Ji Zhang Shangshu wen », in Zhuanjiaji, op. cit., ch. , t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 49 (paginée 49) sur 272

L    S G 

Pour un lettré chinois, la science livresque était inséparable de la conduite juste. Sima Chi veilla personnellement à l’éducation morale de son fils 1. Son mode de vie frugal marqua profondément la personnalité de ce dernier. Dès son plus jeune âge, Sima Guang est réputé avoir détesté parures et vêtements précieux 2, et ne se départit jamais de cette attitude. Après sa réussite au concours de jinshi en , au banquet du palais impérial en l’honneur des lauréats, il refusa de porter des fleurs à la ceinture 3. Un camarade lui faisant remarquer qu’il était malséant de rejeter un présent de l’empereur, il se plia alors de mauvaise grâce à cette exigence, mais n’accrocha à sa robe qu’une seule fleur 4. Ainsi que Su Shi le souligne abondamment, Guang détestait biens matériels et tenues d’apparat, « comme on déteste à l’ordinaire une mauvaise odeur 5 ». Même dans l’exercice de ses plus hautes fonctions administratives, « il n’osa jamais manger de la viande tous les jours, ni porter de vêtements de soie 6 ». Il continua de prodi- guer des directives de frugalité à la fin de sa vie, dans un petit opuscule destiné à l’éducation de son fils Sima Kang et de ses descendants :

Tous les gens vertueux ont d’abord été des gens frugaux. Si on est frugal, on a des désirs limités. Un homme de bien ayant des désirs limités, n’abusera pas des choses à son service et pourra marcher sur une voie droite et juste ; un homme de peu ayant des désirs limités, saura être prudent et économe, il éloignera les délits de sa personne et fera prospérer sa famille. C’est pourquoi on dit : « La frugalité est le bien commun de la vertu ». La prodigalité c’est l’augmentation des désirs. Un homme de bien cupide convoitera les honneurs et la richesse, il fera des entorses aux principes pour gagner des faveurs et attirera rapidement le malheur ; un homme de peu cupide aura d’innombrables exigences et utilisera les biens matériels inconsidérément, il conduira sa personne à sa perte et sa famille à la ruine, s’il est en fonction, il sera corrompu et s’il ne l’est pas, il deviendra un bandit. C’est la raison pour laquelle on dit : « la prodigalité, c’est le comble du vice. Il est facile de passer de la frugalité à la prodigalité, mais le contraire est difficile ».

. Une anecdote relatée dans le Shaoshi houlu est révélatrice. Vers l’âge de cinq ou six ans, le jeune Guang demanda à sa sœur aînée de l’aider à éplucher une pêche encore verte, mais elle n’y parvint pas. Après qu’elle eut quitté la pièce, une servante utilisa de l’eau bouillante et pela le fruit. Lorsqu’à son retour, la sœur interrogea son jeune frère, Guang affirma qu’il y était parvenu seul. En découvrant les faits, Sima Chi réprimanda son fils. La leçon marqua si fort le jeune garçon que lorsque beaucoup plus tard, Liu Anshi, demandait à Sima Guang quelle était la vertu la plus importante à ses yeux, il lui répondit sans hésiter : cheng, la sincérité. Et lorsque Liu Anshi demanda où commençait la sincérité, il ajouta : « Ne pas mentir (Shaoshi wenjian houlu, ch.  et Sanchao mingchen yanxinglu, t. , ch. ) ». Shaoshi houlu. Cité par G Donggao, Sima Wengong nianpu, op. cit., ch. , p. . . G Donggao, Sima wengong nianpu, op. cit., p. . . Il s’agissait du banquet wenxiyan. . G Donggao, Sima wengong nianpu, op. cit., p. . . S Shi, « Sima Wenzhenggong xingzhuang », op. cit., pages -. . Ding Zhuanjing, Songren yishi huibian, chap. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 50 (paginée 50) sur 272

 - :   ’ 

À cette frugalité 1 se serait ajouté un sens de l’économie rare chez les lettrés du temps. Ainsi, lorsque l’empereur lui commanda la rédaction de son histoire générale de la Chine, le trône couvrit toutes ses dépenses. La découverte, en , du manus- crit original révèle que Sima Guang avait cependant usé plusieurs fois du même papier, effaçant le texte à corriger avec de l’encre diluée, puis traçant de nouveaux caractères par dessus 2.

 L’entrée dans la carrière : privilège et mérite

Sous la dynastie des Song, le privilège héréditaire du mandarinat était une tra- dition bien établie. L’usage était d’offrir un emploi administratif aux descendants des fonctionnaires d’un rang supérieur au cinquième ou sixième degré 3. Tous les trois ans, lors d’une cérémonie en l’honneur du Ciel tenue dans la banlieue sud de la capitale, les bénéficiaires de ces grades étaient intégrés à l’administration. En , e année de l’ère Mingdao du règne de l’empereur Renzong 4, Guang, alors âgé de quinze ans, se vit donc attribuer une fonction ; mais il se désista au bénéfice d’un cousin germain. Quelques mois plus tard, il fit l’objet d’une autre affectation, d’abord à un poste modeste de Chargé des préparatifs rituels dans le bureau des temples suburbains et du Dieu du sol 5, puis à un autre emploi, tout aussi modeste, de Préposé aux écritures à la Direction des travaux publics 6. Ces premières activités publiques lui permirent néanmoins de rencontrer des person- nalités de renom 7. À l’instar d’autres jeunes gens de son âge, Sima Guang aurait pu se contenter d’avancer dans la hiérarchie administrative à l’ancienneté ou grâce au poids de ses relations. Mais il manifesta une exigence personnelle et des attentes d’une autre nature ; la voie des concours était donc une obligation.

. Il s’agit du Xun jian shi Kang, « Enseignements sur la frugalité destinés à Kang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. -. . Cité par G Kuixiang, Sima Guang, Harbin : Heilongjiang renmin chubanshe, , p. . . Ce privilège portait le nom de yin, littéralement « l’ombre », ou enyin « l’ombre, la protection offerte par la grâce (d’autrui) ». Voir B et M, Histoire et institutions de la Chine ancienne, Paris : PUF, , p. -. . La datation pose des problèmes à Ma Luan, le premier biographe. Il situe la renonciation de Sima à son premier poste avant sa réussite aux concours administratifs, mais ne peut en préciser l’année (Ma Luan, « Sima Wengong nianpu », in Sima Guang nianpu, op. cit., ch. , p. , en note) ; Gu Donggao date la renonciation de l’année  (Sima Taishi..., op. cit., p. ), en s’appuyant sur une lettre de Guang : « Au cours de l’ère Mingdao (-) je rendis visite à mon père en poste à Huazhou pour la première fois en qualité de Chargé des préparatifs rituels » (« Shu Sun Zhihan muzhi hou », in Zhuanjiaji, op. cit., ch. , t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. ). . Jiaoshe zhailang. . Jiangzuojian zhubu. . Cette même année, Sima Guang fit la connaissance à Huazhou de , un spécialiste de l’histoire de la dynastie Tang, pour lequel il éprouva aussitôt une admiration sincère. Ce respect mêlé d’admiration était encore intact lorsque, vingt-neuf ans plus tard, il lut la notice nécrologique de Sun Fu qu’avait rédigée Ouyang Xiu. « Je suis aussi heureux que si je me retrouvais en sa présence et pouvais m’asseoir à ses côtés » (« Shu Sun Zhihan muzhi hou », in Zhuanjiaji, op. cit., ch. , t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. ). G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 51 (paginée 51) sur 272

L    S G 

En , Guang se présenta au concours de Lettré accompli. Il venait d’avoir vingt ans, et fut reçu dans la plus haute catégorie, jiake 1, fait peu courant pour un jeune homme de son âge. Le gouvernement lui proposa alors un poste de Chargé des affaires courantes dans la préfecture de Huazhou 2 (actuelle province du Shaanxi), non loin de la préfecture de Tongzhou qu’administrait son père 3. Cette même année  il épousa, comme convenu, la troisième fille de Zhang Cun, l’ami de son père, qui fut un moment ministre des finances 4. Âgée de seize ans, aimable, sincère et pleine de sagesse semble-t-il, Zhangshi 5 passa quarante- cinq ans aux côtés de son mari ; elle mourra à l’âge de  ans, quatre ans avant lui 6. Peu après le décès de son épouse, Sima Guang écrivit un texte empreint d’émotion, afin de préserver son souvenir auprès de ses enfants et petits-enfants : « j’ai songé à faire graver une stèle sur sa tombe, comme c’est aujourd’hui l’usage, puis j’ai songé que, n’ayant jamais eu d’activité extérieure, ses bonnes actions ne sont pas sorties du cadre familial : j’ai donc décidé de rédiger cette courte biographie et de la conserver à l’intérieur de la famille afin qu’elle serve de modèle aux femmes des générations futures ». Jeune fonctionnaire débutant, Sima Guang est décrit comme si préoccupé déjà par la crise économique, financière et militaire de l’empire, que son attitude ne man- quait pas de surprendre les gens de sa maison. Il lui arrivait souvent, alors qu’il était

. G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . Cette année ,  candidats furent admis au concours de jinshi (Xu Zizhi tongjian, op. cit., t. , p. ). . Huazhou panguan. G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . Ni Su Shi ni les rédacteurs de la biographie de Sima Guang dans le Songshi ne mentionnent le poste de préposé aux affaires courantes de la préfecture de Huazhou. Mais selon les notes de Sima Guang au poème qu’il adressa à Shi Changyan (Zhuanjiaji, ch. , t. , p. ), il n’y a aucun doute. Su Shi avait sans doute estimé le fait sans importance et les rédacteurs de l’Histoire des Song l’ont suivi. . Sima Guang s’y rendait souvent. Il y rencontra Shi Yangxiu, de vingt-trois ans son aîné, même s’ils avaient tous deux réussi la même année au concours. Les deux hommes sympathisèrent, ils parta- geaient le goût des questions académiques et aimaient visiter ensemble les sites célèbres de la région. Ils se rendirent notamment au temple Longxingsi, une ancienne résidence de l’empereur Wendi des Sui qui contenait une stèle de Li Delin et des peintures murales de Wu Daozi, le grand peintre de la dynas- tie Tang. Ce petit déplacement par une douce journée de printemps laissa un souvenir impérissable aux deux amis. Six ou sept ans plus tard, Shi Yangxiu, alors magistrat à Zhongmou dans le Henan, adressa un poème épistolaire à Sima Guang ; ce dernier lui répondit en rappelant leur visite au temple Longxingsi. Shi Yangxiu (surnom Changyan), était originaire de la préfecture de Meizhou dans le Sichuan. Sélec- tionné dès l’âge de  ans au niveau provincial parmi plusieurs centaines de candidats pour présenter le concours de jinshi, il ne le réussit qu’à l’âge de  ans. Shi Changyan est l’objet d’une courte biographie dans le Songshi, op. cit., ch. , t. , p. . Voir aussi l’éloge funèbre de Sima Guang à son ami, « Shi Changyan aici », Zhuanjiaji, op. cit., ch. , t. , p. . « Shi Changyan xueshi zai zhongmo ri wei shi jianqi jiu wei zhi da... », Zhuanjiaji, op. cit., ch. , t. , p. . . Songshi, ch. , « Zhang Cun zhuan », op. cit., t. , p.  et suiv. . Dans ce texte, Sima Guang relatait aussi l’ouverture d’esprit de son épouse et son peu d’attachement aux biens matériels. Un jour, alors que Sima Guang occupait un poste de responsable à l’éducation dans une juridiction qu’administrait Pang Ji, l’ami de son père, un voleur pénétra dans le domicile du couple et déroba tous les vêtements. Sima Guang, dépouillé de tout habit de cérémonie, s’emporta. Zhangshi sourit et lui dit : « L’essentiel est que nous soyons indemnes, les biens matériels nous reviendront bientôt ». « Xu Qinghejun jun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. -. . Voir G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p.  Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 52 (paginée 52) sur 272

 - :   ’ 

allongé sur son lit, de se lever brusquement pour revêtir ses habits officiels. Saisis- sant alors à deux mains la tablette des lettrés à l’audience impériale, le dos parfai- tement droit sur son siège, il s’absorbait dans ses pensées. Son entourage, étonné dans un premier temps, s’habitua à ce comportement au point de n’y plus prêter attention. Beaucoup plus tard, Fan Zuyu, l’un des disciples de Sima Guang qui l’in- terrogeait sur cette conduite étrange, s’entendra répondre : « il m’arrivait tout à coup [...] de m’inquiéter des grands problèmes de notre époque ». Et Fan Zuyu comprit ainsi, relate-t-il, que lorsqu’il se penchait sur des questions importantes, son maître s’obligeait à une attitude digne et respectueuse 1. Cette même année , parcourant les allées du temple Longxingsi en compa- gnie de son ami Shi Yangxiu, Guang découvrit un texte commémoratif anonyme qui vantait les mérites de Yan Taichu. Ce lettré talentueux et intelligent de la géné- ration de son père s’était attiré mainte inimitié à cause de son franc-parler et de son intransigeance ; il n’avait de ce fait jamais pu dépasser les premiers échelons de la hiérarchie mandarinale 2. Désireux de lui rendre justice, Sima Guang se mit en quête des écrits épars de Yan, qui n’intéressaient alors plus personne, et les rassembla en un recueil pour lequel il composa une préface 3. (Yan Taichu) ne lisait pas les ouvrages des souverains sages de l’antiquité pour en maîtriser les commentaires exégétiques, mais pour en saisir le sens profond, li. Une fois parvenu à son but, il ne se contentait pas de les réciter pour étonner son entourage, mais veillait à leur mise en pratique, par lui-même et son entourage. S’il ne les avait pas fait resplendir à l’extérieur, c’eût été comme si la voie des anciens rois avait été cachée. Fort de ce principe, il rechercha les exemples de succès et d’échecs de la politique gouvernementale en matière de moralité publique et composa des poèmes et des essais en prose pour les faire connaître 4. Dès cette date, Guang marquait son attachement au « style ancien » et son rejet des purs « littérateurs ». La question pour lui n’était pas de vérifier la cohérence d’un système de pensée formé par les idées des Sages, mais bien plutôt de détermi- ner si un individu était capable de pratiquer ce qu’il avait appris. L’« écrit n’avait de

. Fan Zuyu, Shangu lengzhaiyu. Ces propos sont cités par Zhu Xi, in Sanchao mingchen yanxinglu, Shanghai : Sibucongkan, shibu, no , ch. , p. b ; ainsi que G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. -. . La préface de Sima Guang est datée de . Deux événements ont, semble-t-il, touché Sima Guang. Le premier se produisit au début de l’ère Jingyou (-) des Song : Yan Taichu accepta mal que nombre d’intellectuels de Qingzhou délaissent les affaires publiques au profit de discussions creuses dans la tradition des « pures conversations » des époques Wei et Jin. Il écrivit alors un poème raillant leur attitude. Le poème parvint sous les yeux de l’empereur Renzong et produisit l’effet escompté : les autorités locales furent inculpées et le préfet de Qinzhou démis de ses fonctions. Dans la deuxième affaire, un magistrat de district s’était attiré la haine de son supérieur à cause de son indépendance de vues. Jeté en prison, il y décéda. Yan Taichu dénonça l’injustice : peu après, le préfet coupable fut exclu de la fonction publique. Les deux affaires valurent à Yan Taichu un certain renom, mais un censeur impérial qui le détestait empêcha sa promotion. Yan Taichu mourut, sans avoir réalisé ses ambitions, à peine âgé de quarante ans. « Yan Taichu zawen xu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; et Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Sur Yan Taichu, voir également Songshi, op. cit., ch. , t. , p. . . « Yan Taichu zawen xu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 53 (paginée 53) sur 272

L    S G 

valeur morale que dans la mesure où son auteur promouvait des idéaux qu’il avait lui-même mis en pratique, dans sa vie personnelle 1 ». L’année suivante, alors qu’il était en poste à Huazhou depuis moins d’un an, son père fut muté à Hangzhou. Ne voulant pas vivre loin de ses parents, il sollicita et obtint une mutation dans la préfecture voisine de Suzhou 2. Souci justifié, car sa mère décéda l’année de son arrivée à Suzhou 3. Selon la tradition, à la perte de l’un de ses parents, tout fonctionnaire devait se mettre en congé de son emploi et porter un deuil de trois ans ; Sima Guang se plia à la tradition : il quitta son poste de Suzhou, et rejoignit son père à Hangzhou. Bien qu’il n’occupât plus de fonctions officielles, Guang s’inquiétait de la situation à la frontière occidentale de l’Empire, qui ne cessait de se dégrader. L’année précé- dente, le chef tangut 4 Yuanhao 5 s’était proclamé empereur, et avait fondé l’empire des Xia occidentaux, ou Xixia. Son territoire, s’étendant de la Mongolie méridionale au Qinghai (Kokonor), empiétait sur les provinces à majorité chinoise du Shaanxi,

. Peter K. B, « Government, Society, and State... », in Robert P. H and Conrad S, Ordering the World, Approaches to State and Society in Sung Dynasty China, University of California Press, , p. . . Au moins depuis Confucius, la tradition chinoise de la piété filiale est claire à cet égard : « Du vivant de vos parents, n’entreprenez pas de longs voyages ». Fumu zai bu yuan you. in Les Entretiens de Confucius, trad. P. Rickmans, Paris : Gallimard, Connaissance de l’Orient, , ch. , no , p. . . Pour Su Shi, la mère de Sima Guang mourut avant son entrée en fonction à Suzhou (Su Shi, « Sima Wenzhenggong xingzhuang », in Sima Guang nianpu, op. cit., p. .). Gu Donggao corrigea l’erreur de Su Shi à partir de deux préfaces rédigées par Guang (« Song Li Ziyi xu » et « Song Ding Pujiang xu », Zhuanjiaji, op. cit., ch. , t. , p.  et ). Les deux textes montrent que Sima Guang entra en fonction à Suzhou peu avant le décès de sa mère. Voir G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . Les Tanguts (Dangxiang en chinois), apparentés aux Qiang de l’époque Tang, étaient à l’origine des pasteurs de la région des Ordos. Pendant l’ère Zhenguan, ils se rallièrent à la dynastie Tang, et leur chef, Chici, reçut en récompense un titre de gouverneur-général, dudufu, ainsi que le droit de faire précé- der son nom du patronyme de la famille impériale, Li. Au cours du règne de Xuanzong, ils subirent la pression militaire des Tuyuhun et migrèrent en masse vers l’est du Gansu et le nord du Shaanxi, où ils se mêlèrent aux populations chinoises. À la fin des Tang, leur chef participa aux côtés de l’armée impériale à la répression de la révolte de Huang Chao ; Cela lui valut un titre de duc de Xia, Xiagong, et la fonction de commissaire impérial de la région de Xiazhou, Xiazhou . Pendant la période des Cinq Dynasties, les Tanguts profitèrent de la division politique de la Chine pour accroître leur puissance et leur territoire. Les débuts des Song confirmèrent la bonne entente avec la Cour impériale chinoise, qui accorda au chef tangut le titre de roi de Xia, Xiawang. Mais bientôt, l’apparition d’une nouvelle force, l’empire Liao, fondé par les Kitans dans les steppes mandchoues, modifia la donne politique dans la région. L’alliance entre les Tanguts et les Kitans obligea l’empereur Zhenzong des Song à une politique conciliatrice. En l’an , les Tanguts s’étendirent vers la Mongolie occidentale et le Gansu, puis, en , s’emparèrent des principaux centres d’échanges jusqu’alors dominés par les Tibétains et les Ouïgours. La classe dirigeante tangut était fortement métissée de Xianbei (en particulier de descendants des Tuobas fondateurs de l’empire des Wei du nord aux e et e siècles) et de Tuyuhun. Si l’économie repo- sait avant tout sur l’élevage et la culture céréalière, les échanges commerciaux tenaient aussi une place importante : les Tanguts contrôlaient en effet les principales routes des échanges entre la Chine et l’Asie centrale. . Li Yuanhao, qui monta sur le trône Tangut en , était hostile à la soumission aux Song acceptée par son père, Li Deming. Dès son accession, il adopta des mesures en faveur d’un retour aux traditions nationales (tonte du cuir chevelu, création d’une écriture, etc.), et lança les premières attaques contre la frontière chinoise. En , Yuanhao se proclama empereur (son nom de temps ancestral est Jingzong) et donna à son empire le nom de Daxia « les Grands Xia », connu dans l’histoire chinoise sous le nom de Xixia, « les Xia occidentaux ». Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 54 (paginée 54) sur 272

 - :   ’ 

du Shanxi et du Gansu. Yuan Hao consentit à des échanges diplomatiques avec les Song, mais rejeta la suzeraineté chinoise. Devant cet affront, la Cour chinoise refusa à son tour de reconnaître sa souveraineté. Les conditions d’une guerre ouverte étaient remplies. Au début de , Yuan Hao lança une première offensive contre la préfecture de Yanzhou, dans l’actuel Shaanxi. Deux généraux, Liu Ping et Shi Yuansun, se por- tèrent au secours de la ville, ils furent défaits ; le premier mourut au combat, le second fut emmené en captivité. La ville de Yanzhou, assiégée pendant sept jours, ne dut son salut qu’à une violente tempête de neige, qui contraignit l’armée Xixia au repli. Mais au e mois, les Xia, reprenant leur marche en avant, s’emparèrent de plusieurs places fortes stratégiques. La situation frontalière prenait une tournure dramatique. Après délibération avec ses ministres, l’empereur Renzong décida de mobiliser les milices villageoises : l’administration du Circuit des deux Zhe, autour de l’ac- tuelle ville de Hangzhou, qui se trouvait sous l’autorité directe de Sima Chi, reçut l’ordre d’enrôler des archers supplémentaires et d’assurer leur encadrement. Sima Chi, tenait cette décision pour inopérante voire dangereuse ; il s’en ouvrit à son fils et décida d’adresser avec lui une remontrance à la Cour. Si Chi signa le mémoire, Guang le rédigea 1. Les deux lettrés exposaient en introduction la spécificité de leur région, et démontraient la vanité à leurs yeux du décret de mobilisation, pour cinq raisons principales.

La population locale craint que l’augmentation du nombre des archers ne s’apparente à l’organisation des milices paysannes des régions du et du Shaanxi : c’est-à-dire qu’en apparence, il soit demandé aux miliciens d’assurer des opérations de police et de maintien de l’ordre local, mais qu’on leur ordonne en réalité de renforcer les effec- tifs de l’armée régulière contre les Xixia. Dès l’annonce de la mobilisation, beaucoup d’hommes préféreront s’enfuir, voire se mutiler ou se suicider. La région n’a pas connu la guerre depuis longtemps, la population ignore le manie- ment des armes et les brigands y sont plutôt moins nombreux qu’ailleurs. Il y a quelques contrevenants aux monopoles sur le sel et le thé, mais ils ne s’attaquent pas aux biens des habitants. Or l’ordre de mobilisation s’accompagne d’une autorisa- tion de fabrication et de détention d’armes : cette mesure est de nature à favoriser les désordres. Les fuyards uniront leurs forces à celles des fraudeurs du thé et du sel, et l’État aura du mal à les réduire. Certains fonctionnaires se désintéressent du bien public et ne pensent qu’à leur pro- fit personnel ; dès la publication de la conscription, ils féliciteront la Cour de cette heureuse décision. En effet, les désordres étant propices aux extorsions de fonds et aux exactions, la population subira leurs agissements avant même les conséquences de la mobilisation.

. « Lun liangzhe buyi tian zhi gongshou zhuang ». Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; et Sima Guang zouyi, op. cit., pages - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 55 (paginée 55) sur 272

L    S G 

Les paysans du lieu connaissent seulement le métier de la terre et ignorent la chose militaire. Il sera vain de les entraîner au maniement des armes ; et même si cela est possible, ils ne feront jamais de bons combattants. La population locale possède des traditions subversives, et l’on peut craindre que si lui sont donnés armes et équipements, cela nourrisse des idées de rébellion et soit le germe de désordres futurs : une telle politique est nuisible. Père et fils exhortaient l’empereur à revoir sa décision.

Récemment, la région a été victime de mauvaises conditions climatiques, mais sans que cela provoque d’exode massif : les villages sont restés calmes, le nombre de ban- dits n’a pas augmenté. Et même s’il y en a, les fonctionnaires dépêchés sur place ont les moyens de les arrêter sans qu’il soit besoin d’augmenter le recrutement. Je crains que cette décision ne compromette les corvées habituelles sans apporter nul avantage. Votre Serviteur espère que Sa Majesté donnera l’ordre de ne pas augmenter le nombre des archers ; si les circonstances l’imposent et que les effectifs sont insuffisants, (Votre Serviteur) demande qu’il soit décrété comme dernièrement de les compléter, mais sans instaurer de commandants chargés de surveiller les opérations. Le plus impor- tant est d’apaiser la population, et d’éviter la naissance des désordres 1. Ce mémoire, signé, on l’a dit, de Sima Chi, est en fait la première remontrance au trône de Sima Guang. Quelques-uns des futurs thèmes récurrents de sa période de maturité s’y lisent déjà, en particulier la critique du dispositif des milices villa- geoises 2. En , près de vingt-cinq ans plus tard, dans la polémique qui l’oppo- sera sur un sujet proche à Han Qi 3, le Grand Ministre du moment, il empruntera plusieurs éléments à ce mémoire 4. Un épisode dramatique vint ternir les dernières années du père de Sima Guang, et peut-être précipiter sa fin ; il se situe sans doute en . À cette date, semble-t-il, les deux responsables locaux des finances, les commissaires aux transports Jiang Jun et Zhang Congge, dénoncèrent Sima Chi, et obtinrent sa mutation-sanction à Guozhou, préfecture reculée de l’actuel Henan. Sans amertume apparente, disent les sources, Chi rassembla les siens et se mit en route vers sa nouvelle affectation. Guang lui-même parut accepter la sanction infligée à son père avec détachement. Quoi qu’il en soit, il décida de tirer profit du voyage et, partout où passait la famille, il composa des poèmes, émerveillé de la beauté des paysages printaniers.

Bronze des chameaux, rouge des fleurs de pêcher Partout à Luoyang, le souffle du printemps 5.

. « Lun liangzhe buyi tian zhi gongshou zhuang ». Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; et Sima Guang zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Telle était du moins l’opinion de son biographe G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . Sima Guang reprit des éléments de ce mémoire dans la polémique qui l’opposa plus tard au Grand Ministre Han Qi au sujet du marquage des archers au cours de l’ère Zhiping (), Voir infra. Zhuanjiaji, ch. , « Qi ba ci Shaanxi yiyong zhazi », op. cit., t. , p.  à  ; ainsi que sous le titre « yiyong zhazi », Sima Guang zouyi, op. cit., p.  à , et Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Han Qi (-), voir infra. . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 56 (paginée 56) sur 272

 - :   ’ 

La joie du retour dans le nord de l’empire, qui dut aider à rasséréner la famille, fut pourtant de courte durée. À peine installé à Jinzhou, Sima Chi mourut, le  du e mois de . Guang et son aîné Dan conduisirent la dépouille de leur père au hameau familial où, assistés de leur cousin Sima Li, ils réglèrent les détails des obsèques. Chi fut inhumé au cimetière familial du hameau de Chaocun, au sud de Sushui, à l’automne de , au cours du e mois 1. Pang Ji se chargea de rédiger le texte de la stèle funéraire 2. Dan et Guang ne faillirent pas à leurs devoirs de piété filiale : ils s’installèrent au hameau de la famille, près de la tombe de leurs parents. Les trois ans du deuil paternel s’ajoutant au reliquat de deux ans du deuil mater- nel, les deux frères se tinrent cinq années durant à l’écart de toute vie publique ou professionnelle. La perte presque simultanée de ses parents affecta Sima Guang, mais il se tour- mentait surtout, semble-t-il, à l’idée de n’avoir su leur témoigner assez de respect et de gratitude de leur vivant. Des années plus tard, cette idée le poursuivait encore :

Un destin étrange a fait que je n’ai pu m’acquitter en retour de la peine que mes parents se sont donné pour moi, et toute ma vie mon cœur s’est troublé à cette pensée 3.

 Premiers textes

Contraint à l’inactivité publique, Sima Guang lut beaucoup, et écrivit des essais. Ces textes « à l’ancienne », guwen, se placent dans la continuité de sa préface au recueil des écrits de Yan Taichu. Rédigés à partir de , ils sont globalement contemporains des réformes de l’ère Qingli. En  en effet, Fan Zhongyan (-) et ses partisans 4 sont invités par l’em- pereur Renzong à prendre en mains les affaires de l’ État : pour la première fois sous les Song du nord, un homme d’origine relativement modeste conduisait le gouver- nement. L’empereur approuva les propositions du mémoire en dix points soumis par Fan et son collègue, le vice-président de la commission militaire Han Qi ; ainsi débutent les réformes de l’ère Qingli, ou « nouvelle politique de l’ère Qingli », Qingli xinzheng 5. Les mesures adoptées, limitées en fait au réaménagement des institu- tions existantes, avaient surtout pour objectif de permettre un meilleur fonction-

. Ma Luan, « Sima Wengong nianpu », in Sima Guang nianpu, op. cit., ch. , p.  et G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., ch. , p. . . Pang Zhuangmin, « Tianzhangfu jun bei xu ». . « He Qian Xueshi (Gongfu) cheng xing zong », Zhuanjiaji, op. cit., t. , ch. , p. . . Aux côtés de Fan Zhongyan, Han Qi, Fu Bi ou encore Du Yan. . Le mémoire en dix point, shishi, prévoyait de soumettre les fonctionnaires à une évaluation et de chasser les incompétents, de réduire le népotisme officiel ; de mettre l’accent sur l’originalité du point de vue dans les concours administratifs ; de donner une plus grande autorité aux fonctionnaires locaux sur leurs subordonnés, d’augmenter les revenus des magistrats de district, d’améliorer la productivité des terres grâce à une meilleure irrigation, d’organiser des milices populaires locales, de veiller à la stricte application des amnisties, et enfin de réduire le poids des corvées. Voir James T.C. L, « Fan Chung- yen », in Song Biographies, Wiesbaden : Steiner, , t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 57 (paginée 57) sur 272

L    S G 

nement de la bureaucratie en accroissant l’efficacité de fonctionnaires mieux for- més et mieux payés. Mesures de portée limitée : elles eurent pourtant un immense retentissement, et préparèrent le terrain pour les grandes réformes de Wang Anshi vingt-cinq ans plus tard. Elles suscitèrent aussi bien des oppositions 1. Des hommes tels que Chen Zhizhong, Zhang Dexiang ou Wang Gongzhen manifestèrent vigou- reusement leur hostilité : un an plus tard (), ils triomphaient des réformateurs. Les écrits de Sima Guang de cette période ne traitent pourtant pas de politique pratique. Entrepris il est vrai peu avant le début des réformes, son premier texte important, intitulé Shizhelun,(Propos sur les dix sages 2), est une critique du sta- tut privilégié accordé à dix disciples de Confucius. En effet, depuis les Tang, il était d’usage que les disciples du Maître aient une tablette à leur nom dans son temple familial ; mais seuls dix d’entre eux, les « Dix sages », Shizhe, figuraient à ses côtés dans le pavillon principal 3, les autres étant relégués dans les pavillons laté- raux annexes, comme disciples de second rang. Sima Guang rejette cette discrimi- nation : l’existence du « groupe » restreint, note-t-il, n’est mentionnée dans aucun Classique, Confucius avait classé dix disciples en quatre catégories, sike 4, mais sans jamais affirmer qu’eux seuls étaient sages. C’est l’occasion pour Guang d’insister sur la primauté de la conduite vertueuse, dexing. Si l’on utilise la notion de bien ordinaire, yishan, pour les distinguer, alors les disciples ayant fait preuve de sagesse sont à n’en pas douter plus de dix. Si, par contre, on les classe à partir d’une définition complète du bien, jinshan, alors, en dehors de ceux qui ont eu une conduite vertueuse, dexing, il n’en est pas un seul sans défaut.

[...] Comment la compétence politique, l’éloquence, ou la connaissance littéraire auraient-elles pu figurer à l’égal de la conduite vertueuse ? Dès lors que tous avaient des qualités et des défauts, pourquoi en faire un groupe distinct 5 ?

Dans un deuxième essai, Sihao lun,(Propos sur quatre héros 6), Sima Guang dis- serte sur quatre personnalités réputées « sages » de la période des Royaumes Com- battants : les seigneurs Mengchang de Qi, Xinling de Wei, Pingyuan de Zhao et Chunshen de Chu. Pour lui, l’action d’un ministre doit s’apprécier selon trois cri- tères : fidélité à son souverain, shijun, prospérité du pays, liguo, bien-être du peuple, yangmin.

. Elle limitait par exemple à un seul fils et à certaines circonstances le privilège héréditaire des man- darins, « l’ombre », yin, qui permettait aux parents et protégés des hauts-fonctionnaires de bénéficier sans examen d’une place rémunératrice. . « Shizhe lun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Il s’agissait des disciples Yan Hui, Min Ziqian, Ran Boniu, Zhong Gong, Zai Wo, Zigong, Ran You, Zilu, Ziyou et Zixia. . (Le Maître dit :) « Pour leur conduite vertueuse, dexing, il y avait Yan Hui, Min Ziqian, Ran Boniu et Ran Yong ; pour l’éloquence, yuyan, il y avait Zai Yu, Zigong ; pour les affaires politiques, zhengshi, il y avait Ran Qiu, Zilu ; et pour la connaissance littéraire, wenxue, Ziyou et Zixia. » Lunyu (Entretiens de Confucius), ch. XI, & . . « Shizhe lun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . « Sihao lun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , pages - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 58 (paginée 58) sur 272

 - :   ’ 

Le premier des personnages évoqués, Mengchangjun, héros du folklore popu- laire, était connu pour avoir fait le bien autour de lui à titre privé, mais en violant la Loi. Rassemblant un groupe de partisans, il avait usurpé la fonction de Premier ministre ; il servit ainsi son ambition personnelle, et non pas son pays, ni son peuple. Le second héros, Chunshenjun, s’était sacrifié pour sauver le prince héritier et éviter une crise de succession à Chu. Il fit donc preuve de courage et de fidélité ; mais il profita de sa position pour se livrer à la débauche et au gaspillage, et conduisit en dix ans le royaume à la ruine. Pire, il accepta les avis de conseillers vils, de sorte que le royaume de Chu sombra dans l’anarchie. Pingyuanjun, le troisième personnage, était tout comme Mengchangjun, avide de richesses : au risque de la disparition du royaume de Zhao, il fit la guerre pour satisfaire ses propres appétits. Mais il sut fort heureusement, promouvoir Zhao She, et se montrer d’une fidélité indéfectible à son souverain : « Sa sagesse fut à ce titre très supérieure à celle de Mengchangjun et Chunshenjun ». En définitive, des quatre protagonistes évoqués, seul Xinlingjun fit preuve d’une conduite privée vertueuse ainsi que d’un comportement social irréprochable. D’une loyauté parfaite, son intelligence tactique permit au Wei de vaincre une armée de Qin dix fois plus forte ; il préserva ainsi l’intégrité territoriale du royaume, et les six royaumes voisins bénéficièrent d’une période de paix. Enfin, lorsqu’il eut à subir les critiques et la jalousie de son souverain, il sut se retirer, évitant les conséquences de la calomnie. Xinlingjun fut donc un homme intelligent et capable, qui se maintint sans faillir dans le droit chemin. Dans sa conclusion, Sima Guang se livre au classement des « quatre héros » selon ses critères initiaux : au premier rang il place Xinling, puis Pingyuan, Mengchang, et enfin Chunshen 1. Cette critique morale est l’un des premiers témoignages de son attachement à la notion de « différenciation sociale », mingfen : chaque posi- tion dans la hiérarchie sociale implique à la fois droits et devoirs. Il en découlait tout naturellement son aversion manifeste envers les chevaliers errants, yuxia, ces soi-disant héros populaires qui, hors la loi, troublaient l’ordre public 2. L’année suivante (), dans un texte consacré à Jia Yi 3, il prend le contre-pied des jugements positifs dont bénéficiait généralement cette éminente personnalité littéraire et politique des Han 4. Pour Sima Guang, fond et forme sont inséparables :

. « Sihao lun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . En fait le jugement de Sima Guang sur Mengchangjun était plus nuancé qu’il n’y paraît ici. Il écri- vit ainsi dans un des jugements historiques de son Zizhi tongjian : « On peut vraiment dire que Meng Changjun savait accepter le point de vue d’autrui. Si l’opinion de son interlocuteur était juste, il était capable de la recevoir même si les intentions de celui-ci étaient perfides. A fortiori lorsque l’interlocu- teur était loyal ! Il est écrit dans le Shijing : “On ne rejette pas un navet ou un radis parce que l’extrémité est un peu gâtée”.Voilà qui s’applique parfaitement à la personnalité de Mengchangjun ». Zizhi tongjian, Beijing : zhonghua shuju, réimp. , chap. , t. , p. . . « Jia Sheng lun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Originaire de Luoyang, Jia Yi ( avant J.-C.- avant J.-C.) fut remarqué très jeune pour son exceptionnelle érudition. D’abord admis au sein des « érudits au vaste savoir » dont il était de loin le plus jeune membre, l’empereur Wendi le promut moins d’un an plus tard au poste prestigieux de conseiller. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 59 (paginée 59) sur 272

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un style brillant et persuasif ne saurait masquer des idées erronées et dangereuses. Jia Yi fut certes un grand styliste et un immense érudit : mais sa vision politique étroite et son caractère superficiel faillirent conduire la dynastie Han à sa perte. Dans ses mémoires à l’empereur Wendi sur les moyens de garantir la pérennité de la dynastie, Jia Yicondamnait certes le pouvoir abusif des princes ou l’arrogance des barbares ; mais, selon Sima Guang, il ignora l’essentiel.

Pour assurer le gouvernement du monde, est-il un seul moyen qui puisse surpasser les rites, liyi ? [De même], pour garantir la paix dans le monde, est-il un seul principe qui puisse passer avant [la désignation] d’un héritier légitime du trône, sijun ? Si les rites ne sont pas déployés, quand bien même tous les barbares viendraient présenter leurs hommages à la cour et les frontières ne seraient pas troublées. Qu’en sera-t-il en cas de troubles intérieurs ? Si les règles de succession au trône ne sont pas respectées, quand bien même les princes seraient faibles et le pays totalement en paix, qui sera en mesure de perpétuer cette situation ?

À la différence de ses contemporains, qui tout en déplorant l’inconséquence de Jia Yi appréciaient ses qualités littéraires, Sima Guang s’insurgeait : « un homme de bien abhorre ceux dont le talent est la seule grandeur, mais dont la pensée n’est pas correcte 1 ». Au cours de ces cinq années d’oisiveté forcée, bien qu’éloigné de toute activité publique, Sima Guang ne vécut pas pour autant en ermite. Ces quatre essais de jeu- nesse, pour éloignés qu’ils parussent de la conjoncture, témoignaient de préoccupa- tions qui ne le quitteraient jamais par la suite : fidélité et loyauté au souverain, zhong- jun, bienfait pour le pays, liguo, et souci du peuple, yang min. Ils témoignaient aussi de l’importance que l’auteur accordait à la maîtrise des qualités nécessaires pour y parvenir : talent et intelligence bien sûr, mais surtout fermeté dans les principes, dao 2. Entre temps, la guerre contre les Xixia avait pris de l’ampleur, sans que l’armée impériale parvienne à remporter de victoire décisive. Le gouvernement décréta la mobilisation des milices paysannes, qu’il comptait bien envoyer à l’ennemi. Dans la province du Shaanxi, en principe exemptée de milices villageoises, « un homme valide sur trois fut enrôlé comme archer 3 ». Un premier décret, destiné peut-être à rassurer et calmer la population, annonça que les recrues seraient affectées au seul

À ce titre, il présenta au trône de nombreux mémoires en faveur de réformes politiques. Victime de cabales, l’empereur dut se résoudre à le démettre et à le muter en province. Déçu et déprimé, il mourut âgé d’à peine  ans. Biographie de Jia Yi, in Hanshu, « Jia Yi zhuan », Beijing : Zhonghua shuju, réimp. , t. , p. . Sur la pensée politique de Jia Yi, lire Hsiao Kung-chuan, A History of Chinese Political ought, Princeton Library of Asian Translations, , p. -. . « Jia Sheng lun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Il faut remarquer néanmoins que dans son Zizhi tongjian, Sima Guang était plus nuancé à l’égard de Jia Yi, reprenant à son compte l’analyse de ce dernier sur la chute de la dynastie Qin. Zizhi tongjian, op. cit., chap. , t. , p. . . Ibid. . « Qi ba Shaanxi yiyong zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p.  (« Yiyong zhazi »). Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 60 (paginée 60) sur 272

 - :   ’ 

maintien de l’ordre local, et non pas utilisées aux frontières, dans les rangs de l’ar- mée régulière. Mais une deuxième mesure vint aussitôt contredire la première : les archers requis furent marqués, afin d’écarter tout risque de désertion 1, et incorporés aux unités combattantes. En cas de fuite des intéressés, les autorités arrêtaient sans ménagement leurs proches et les obligeaient à compenser la désertion de l’insou- mis en vendant leurs terres et leurs biens. Ceux qui n’avaient pas fui étaient aussitôt marqués au visage, et contraints d’assumer eux-mêmes les frais de transport vers leur lieu de garnison. Ces événements marquèrent fortement Sima Guang. Vingt-cinq ans plus tard 2, il revenait sur la mesure, estimant que les effets négatifs de cet enrôlement se fai- saient encore sentir, et que le Shaanxi n’avait pas retrouvé son ancien niveau de prospérité 3.

À l’époque où je portais le deuil dans le Shaanxi, je pus voir la situation de mes propres yeux. La population qui avait grandi dans la paix et ignorait tout des opérations mili- taires se retrouva enrôlée du jour au lendemain. Dans les hameaux de l’ouest du Shaanxi, il semblait que chacun fût frappé par un deuil ou que toutes les familles venaient d’être pillées. Pleurs et lamentations emplissaient les campagnes 4.

La période de deuil rituel des frères Sima prit fin en  5. Le terme de cette « vacance » obligée fut aussi celui d’un premier apprentissage, marqué, comme il était fréquent dans ce milieu, par une empreinte paternelle forte dans son exempla- rité. Ces trois années avaient donné à Guang l’occasion — et le loisir — de formuler pour la première fois une pensée qui allait s’affermir, sans s’éloigner réellement de ces directions premières. Libéré de son deuil, il fit quelques voyages aux environs de Yan’an, non loin du théâtre des opérations militaires. Lors d’une halte dans une auberge appelée le « Relais de la pensée réciproque », Xiangsiting 6. Intrigué dit-on par ce nom, il interrogea en vain les passants sur son origine : « la population a pris l’habitude de répéter ce nom sans plus s’interroger sur son sens ». Peu après, il vit les soldats monter en file continue vers les premières lignes ; deux poèmes du Classique des

. La pratique de marquer les soldats au visage pour empêcher les désertions débuta sous les Cinq Dynasties et fut reprise par les Song. Nous pouvons citer à titre d’exemple de cette pratique deux héros du célèbre roman « Au bord de l’eau », Shuihuzhuan, Song Jiang et Wu Song qui ayant servi comme soldats portaient une marque indélébile à la face. . Sima Guang rédigea son premier mémoire sur les enrôlés de force du Shaanxi la première année de l’ère Zhiping (). . Ibid. . « Qi ba Shaanxi yiyong dier shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p.  (« Yiyong dier zhazi »). . Dans son nianpu, Ma Luan écrivait que Sima Guang, ayant achevé son deuil, reçut sa première affectation comme chargé des affaires courantes, panguan, à Wucheng l’année yiyou (), à l’âge de  ans (Ma Luan, « Sima Wengong nianpu », in Sima Guang nianpu, op. cit., ch. , p. ). Gu Donggao montre que Ma Luan se trompait d’un an et qu’il fallait dater la fin du deuil et l’affectation à Wucheng de l’année jiashen (), quatrième année de l’ère Qingli. Voir G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . « Shangjun nan sanshili you Xiansiting... », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 61 (paginée 61) sur 272

L    S G 

Odes,(Dongshan, Les montagnes de l’est 1, et Cai wei, La cueillette de la fougère 2), lui revinrent en mémoire. Ils exprimaient les tourments des paysans de la dynas- tie antique des Zhou, incorporés à l’armée pour défendre le royaume des invasions venues de la steppe : Sima Guang comprit alors pourquoi cette dernière étape avant la ligne de partage entre les mondes chinois et barbare avait été nommée « Relais de la pensée réciproque ». L’appellation traduisait les sentiments de l’homme qui monte au combat envers son épouse restée à la maison, et ceux de l’épouse pour son mari parti au loin.

. Shijing, Binfeng, « Dongshan » ; trad. S. Couvreur, Cheu king, réimp. Taichun : Kuangchi press, , p. - : Je suis allé aux montagnes de l’est, et resté longtemps sans revenir à la maison. Pendant mon retour, une pluie fine est tombée. Au moment où dans l’est j’ai reçu l’ordre de revenir, je pensais à l’ouest avec tristesse. Aussitôt j’ai préparé mes vêtements ordinaires, heureux (de quitter le costume militaire, et) de ne plus voir ni rangs ni bâillons. (En chemin, considérant le vers à soie, je me disais) : « Cet insecte demeure et se meut dans le champ de mûriers. Moi, je passe ici la nuit loin de ma maison, de ma femme et de mes enfants. Mais du moins je suis encore vivant sous mon char de guerre, c.-à-d. je ne suis pas mort. » Je suis allé aux montagnes de l’est, et resté longtemps sans revenir à la maison. Pendant mon retour, une pluie fine est tombée. (En chemin je me disais) : (Ma maison sera sans doute abandonnée). « Les courges pendront au bord du toit. La cloporte sera à l’intérieur, et l’araignée à la porte. Tout autour, les cerfs auront battu le terrain. Le ver luisant y promènera sa lumière la nuit. » J’avais des sujets de crainte mais aussi de joie. Je suis allé aux montagnes de l’est, et resté longtemps sans revenir à la maison. Pendant mon retour, une pluie fine est tombée. La cigogne chantait sur un nid de fourmis. Ma femme soupirait à la maison. (En prévision de mon retour), elle avait arrosé et balayé la tere, et bouché les fentes. Soudain je suis revenu de l’expédition. Les coloquintes pendaient séparées les unes des autres aux branches du châtaignier. Je n’avais pas vu ma maison depuis trois ans. Je suis allé aux montagnes de l’est, et resté longtemps sans revenir à la maison. Pendant mon retour, une pluie fine m’a accompagné. Quand le loriot vole, ses ailes brillent. Quand la jeune fille va célébrer ses noces, elle a des chevaux jaunes ou roux tachetés de blanc. Sa mère lui lie la serviette à la ceinture. Mille ornements l’environnent. Si les nouveaux époux sont si heureux, quelle n’est pas la joie des anciens, (quand ils se revoient après une longue séparation) ? . Shijing, Xiaoya, « caiwei » ; traduction de S. Couvreur, Cheu king, réimp. Taichung : Kuangchi press, , p. -. Cueillette de la fougère, Cueillette de la fougère ; la fougère sort de terre (c’est le printemps). Quand on parlera de revenir à la maison, l’année touchera à son terme. Plus de maison, plus de famille, à cause des invasions Xianyun. Plus un instant de repos, à cause des invasions Xianyun. Cueillette de la fougère, Cueillette de la fougère ; la fougère est encore tendre. Rentrer ! Rentrer ! mon cœur est triste, mon cœur tourmenté est en feu. Supporter la faim, supporter la soif. Tant que le service à la frontière n’est pas accompli, impossible d’annoncer le retour. Cueillette de la fougère, Cueillette de la fougère ; la fougère est déjà dure. Rentrer ! Rentrer ! déjà le dixième mois de l’année. Les affaires du souverain ne peuvent être négligées : pas un instant de repos. Mon cœur est plongé dans le désespoir. Mon aller sera sans retour. Quelle est cette fleur élégante ? Une fleur de prunier. Quel est ce char ? Le char de notre supérieur. Char de guerre attelé de quatre chevaux robustes. Comment oser se reposer, trois victoires en un mois. Les quatre coursiers sont attelés, quatre coursiers vigoureux. Le char porte le supérieur et protège les soldats. Marche des coursiers régulière, arc aux extrémités d’ivoire, carquois en peau de veau marin. Comment ne pas être sur le qui-vive, partout la pression des Xianyun. À notre départ, les saules étaient verdoyants, aujourd’hui où je pense rentrer, la pluie et la neige se succèdent. Le voyage est long : supporter la faim, supporter la soif. Mon cœur est accablé de tristesse, personne ne connaît nos souffrances. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 62 (paginée 62) sur 272 Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 63 (paginée 63) sur 272

À l’ombre de Pang Ji : l’entrée dans la carrière (-)

Les années qui s’ouvrent au terme du deuil de ses parents sont un tournant pour Sima Guang ; elles marquent son entrée véritable dans la carrière administrative. Non qu’il n’ait exercé déjà des fonctions ; mais, libéré des contraintes rituelles, il allait pouvoir s’impliquer pleinement dans l’administration. Dès  (e année de l’ère Qingli), il reprit du service : sa première affectation fut un poste de chargé des affaires courantes dans la préfecture militaire de Wuchengjun 1. L’année sui- vante (), il était préposé aux registres de la Direction des Travaux Publics 2, avec le titre honorifique de « Gentilhomme de Cour à la vertu manifeste 3 ». En fait, il devait demeurer dans la région, en qualité de magistrat du district de Weichengxian (Huaxian dans l’actuel Henan), ce qui lui donna pour la première fois des respon- sabilités de terrain. Ces débuts étaient modestes, comme l’était son rang (e rang secondaire, cong bapin).

 Patronage et carrière

Moins d’un an plus tard, Guang fut promu à l’administration centrale : à l’hi- ver  4, il reçut notification officielle de sa mutation, à un poste d’Enquêteur judiciaire auprès de la Haute Cour de justice 5. Le jour de son départ pour la capi- tale, en dépit d’un froid intense, tous ses amis et collègues du district de Weicheng

. Wuchengjun panguan. Sous les Song, la préfecture militaire de Wucheng qui dépendait antérieu- rement de Huazhou, s’étendait sur les trois districts de Baimaxian, Weichengxian et Zuochengxian. G Donggao (Sima Taishi..., op. cit., p. ) s’appuie sur le « Traité géographique » du Songshi. . Jiangzuojian zhubu. . Xuandelang. . Sima Guang était aussi un jeune homme de vingt-sept ans qui appréciait la légèreté et le rire en compagnie de ses amis. Il se souviendra ainsi toute sa vie d’une excursion en groupe sur les berges du fleuve Jaune après une chute de neige : la vue du grand fleuve gelé et des monts Taihangshan blanchis et, tout autour, cette luminosité si particulière qui conférait à la scène un aspect magique. Émus par tant de beauté, les amis tirèrent l’alcool de leurs bagages et composèrent des poèmes en l’honneur de leur inoubliable intimité. « Zaochun ji Dongjun jiu tongliao », in Zhuanjiaji, ch. , op. cit, t. , p. -. . Dalisi pingshi. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 64 (paginée 64) sur 272

 L’    (-)

l’accompagnèrent et lui offrirent un banquet d’adieu. Dans un long poème 1, Sima Guang exprima à la fois ses appréhensions à la pensée de l’atmosphère de Cour, et sa détermination. Persuadé, disait-t-il, que son peu d’intelligence ne lui permettrait pas de briller, il espérait être utile. Son sérieux et son ardeur justifiaient sans doute cet avancement ; s’il faut en croire la chronique locale 2, il avait à Weicheng obtenu de bons résultats et gagné la sympathie de ses administrés 3. Mais plus encore avait joué la protection d’un vieil ami de son père, sous l’égide duquel se fera son arrivée aux affaires : Pang Ji occupait alors la position influente de Vice-commissaire aux Affaires militaires 4, ce qui faisait de lui l’équivalent d’un Vice-premier ministre. Le passage à la capitale ne signifia pas, du reste, dans l’immédiat un surcroît de travail. Ces années allaient lui laisser le loisir de l’étude et de l’écriture, et l’occa- sion de dessiner plus clairement ses idées. Il entrait pourtant dans l’administration centrale à un moment clé dans l’histoire politique des Song du nord. En , l’em- pereur Renzong avait invité Fan Zhongyan et ses partisans 5 à assumer la politique gouvernementale. Mais dès l’été , le vent avait tourné en faveur des opposants à leur programme. L’empereur, qui venait de décider la paix avec les Xixia, se désinté- ressait des réformes engagées un an plus tôt 6. Dès lors, tous les moyens furent bons pour renverser ces réformistes, accusés de constituer une coterie, pengdang, et de favoriser le népotisme qu’ils prétendaient combattre. La bataille politique déchira bientôt la Cour. C’est alors qu’Ouyang Xiu, fonctionnaire chargé des remontrances et proche de Fan Zhongyan, rédigea son fameux Essai sur les coteries, Pengdanglun. Défendant les réformistes, il se plaçait à contre-courant de l’opinion générale 7 ; sans chercher

. « Liu bie Dongjun zhu liaoyou », Zhuanjiaji, chap. , op. cit., t. , p. . . Huaxianzhi, op. cit., ch. . . Vingt-cinq ans plus tard, alors que des obligations professionnelles le ramenaient sur place, il s’émut à l’évocation du temps passé et se demanda si « la population se souvenait encore des regrets témoignés à son départ ». « Xi yu chang quan zai Weicheng... », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . Shumi fushi. . Aux côtés de Fan Zhongyan, Han Qi, Fu Bi ou encore Du Yan. . L’État chinois s’engageait à livrer chaque année   rouleaux de soie,   onces d’argent et   livres de thé. Ce tribut s’ajoutait à ceux déjà versés aux Kitans de la dynastie Liao depuis . Ces derniers profitèrent d’ailleurs de la situation pour réclamer une augmentation de leur tribut. . « Votre serviteur a entendu dire que depuis l’antiquité on parle des coteries, mais la seule chose qui compte est que le prince des hommes fasse la distinction entre celles des hommes de bien et celles des hommes de peu.En général, les hommes de bien s’associent parce qu’ils partagent un même idéal, alors que les hommes de peu se rassemblent autour d’un intérêt commun. C’est une loi de la nature. Mais en fait, je pense que les hommes de peu sont incapables de s’associer et que seuls les hommes de bien en sont capables. Quelle en est la cause ? Ce qu’aiment les hommes de peu, c’est le profit et l’avantage matériel. Ce qu’ils convoitent, ce sont les biens et les richesses. Tant qu’ils ont des intérêts communs, ils s’unissent temporairement en groupements, dang, qui paraissent être des associations amicales, c’est faux. Que le profit soit en vue, et qu’ils luttent pour la première place, ou que le profit soit épuisé, et qu’ils rompent leurs relations, ils se pillent mutuellement et se font du mal, et même s’ils sont frères ou parents, ils ne peuvent se sentir à l’abri. Voilà pourquoi, je dis que l’homme de peu n’a pas d’ami et que s’il devient temporairement un ami, c’est faux. Il n’en est pas ainsi pour l’homme de bien. Ce qu’il conserve, c’est son idéal, dao, et le sens de la Justice, yi, et ce qu’il pratique, c’est le dévouement et la sincérité, ce qu’il prend en considération, c’est le renom et Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 65 (paginée 65) sur 272

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à nier qu’il y eut un « parti » des réformes, il entendait démontrer que l’association d’hommes de bien autour d’un idéal commun n’était pas un crime, et ne pouvait se confondre avec une association de comploteurs. Arguments sans effet : pire, l’em- pereur n’en manifesta que plus de méfiance à l’égard des réformateurs. À la seule exception de Han Qi, qui esquiva les critiques avec habileté, ils furent tous révoqués. Ainsi s’acheva la première période de réformes. Lorsqu’il quitta le district de Weicheng pour la capitale, Sima Guang avait vingt- sept ans. L’emploi qu’il allait occuper à Kaifeng, grâce à ses appuis, était presque insi- gnifiant 1 : un enquêteur judiciaire de la Haute cour de justice n’était qu’un employé aux écritures, un greffier chargé de collecter et vérifier les rapports judiciaires des autorités locales. Quant à sa deuxième fonction, celle de répétiteur à l’Université impériale, guozi zhijiang, elle se résumait à dispenser quelques enseignements sur les Classiques. Peu après toutefois, Guang reçut de l’avancement : il fut nommé Assistant exécutif du Président de la Cour de justice 2. Cette fonction, là encore, était plus modeste que ne l’annonçait son titre, mais la promotion avait été rapide 3.

 Face aux révoltes

Au e mois de l’année , Renzong proclamait une amnistie générale. Sima Guang composa à cette occasion un élogieux quatrain de circonstance en vers heptamètres.

Le tonnerre des tambours se répand de toute part, fracture du grand silence, Le Ciel ouvre les serrures des prisons, libération des condamnés, Les courriers se dispersent de tous côtés, oiseaux annonciateurs, En un jour, la miséricorde impériale irrigue toutes les préfectures 4.

Pourtant, l’amnistie à peine proclamée, un soulèvement populaire mit à feu et à sang une partie du nord du pays. Ce n’était pas un événement isolé : la Chine de cette période n’est pas loin d’évoquer, pour reprendre les termes imagés de Georgij

la fidélité. Quand les hommes de bien utilisent ces principes pour perfectionner leur propre personne, ils partagent un même idéal, et sont utiles les uns aux autres. Quand ils utilisent ces principes au service du pays, ils partagent les mêmes sentiments et s’entraident mutuellement. La fin est en tout point pareille au commencement : c’est l’amitié entre hommes de bien. Que l’on prenne la simple résolution de chasser l’amitié fallacieuse des hommes de peu et d’utiliser l’amitié authentique des hommes de bien et l’empire sera en bon ordre. » Une traduction légèrement différente est donnée par G. M, Le Kouwen chinois, Paris : Geuthner, , p. -. Voir également James T.C. L, Ou-yang Hsiu, An Eleventh-Century Neo- Confucianist, Stanford University Press, , p.  et suiv. . e degré principal de la grille de la fonction publique, zheng bapin. . Dalisi cheng, e degré secondaire de la grille, cong qipin. . Sima Guang occupa ces fonctions pendant trois ans, de  à . Voir G Donggao, Sima Tai- shi..., op. cit., p. . . « Si nanjiao you li bi he she », Zhuanjiaji, op. cit. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 66 (paginée 66) sur 272

 L’    (-)

Smolin, « un volcan à cratères multiples 1 ». En effet, « chaque année, des mouve- ments insurrectionnels paysans éclataient, en tel ou tel lieu de l’empire. La tension politico-sociale était plus forte au nord où, à l’exploitation traditionnelle de la petite paysannerie liée à la concentration foncière, s’ajoutait l’augmentation de la pression fiscale engendrée par le coût croissant des conflits frontaliers entre les Song et les Xixia ou les Liao ». Un soldat de la préfecture de Beizhou dans l’actuel Hebei, Wang Ze 2, appuyé sur une société secrète à caractère politico-religieux Milejiao 3, avait gagné le soutien des mécontents d’une dizaine de préfectures. Les rebelles, s’étant rués sur l’arsenal, mirent à mort quelques fonctionnaires corrompus ou jugés tels, puis ouvrirent les portes des prisons. La place de Beizhou, au cœur de l’insurrection, n’était pas for- tuite : la ville et son territoire étaient l’un des foyers de longue date du Milejiao. De plus, forteresse placée sur une hauteur, entourée de murailles puissantes et d’un fossé profond, elle offrait aux insurgés une excellente position stratégique. Aussitôt la ville enlevée, Wang Ze se proclama Roi de la commanderie de Dongping. Don- nant à son royaume le nom d’Anyang, il inaugura une ère de règne : dès le début, la révolte se donnait pour but le renversement des Song. La réaction du pouvoir fut aussi prompte que violente : une armée impériale vint assiéger la place forte tandis qu’une répression terrible s’abattait sur toute la région, sans provoquer toutefois, dans l’immédiat, la chute de la ville ni la réduction du mouvement. Vice-commissaire aux Affaires militaires 4, Pang Ji, l’ancien ami de Sima Chi et « protecteur » de Sima Guang, était l’un des responsables de l’organisation mili- taire de l’empire. Sima Guang, qui s’était rangé sans hésitation dans le camp de la dynastie Song, lui soumit ses réflexions ainsi qu’un plan d’action. Fonctionnaire de rang modeste, il n’avait pas à intervenir ; il s’y risquait néanmoins, par égard, dit-il, pour son protecteur et pour le trône 5. Il recommandait l’abandon de la répression

. S Georgij, « La révolte de la société secrète du Mi-Lë-chiao conduite par Wang Tse (- ) », in Etudes Song in memoriam Étienne Balazs, Françoise Aubin (éd.), Paris : Mouton, , série , t. , p. . . « Né d’une famille pauvre de paysans, Wang Ze avait connu dès son jeune âge l’adversité, la faim, un lourd travail. Durant une des années de mauvaises récoltes, il fut contraint d’abandonner sa famille et d’errer, en quête de subsistance, dans les districts voisins. Le sort le jeta finalement à l’extrémité méri- dionale du Hebei, dans la région de Beizhou, où on l’engagea comme berger. Durant la famine de , quand le gouvernement recruta des affamés, Wang Ze entra dans le régiment de Beizhou. Assez vite, il réussit à atteindre le grade militaire inférieur de Xiaojiao, “caporal” ». Sur la révolte de Wang Ze, lire l’article de S Georgij, « La révolte de la société secrète du Mi-Lë-chiao conduite par Wang Tse (-) », in Etudes Song in memoriam Étienne Balazs, Françoise Aubin (éd.), Paris : Mouton, , série , t. , p. -. . Le Milejiao était sous les Song une secte politico-religieuse secrète très populaire en Chine du nord. Sa doctrine était fondée sur la croyance en la venue future sur terre du bouddha Maitreya pour libérer l’humanité de ses souffrances. Vers le milieu du e siècle, la secte avait amassé des traditions et de l’expérience en matière d’activités insurrectionnelles. S Georgij, op. cit., pages -. . Fumi fushi. . Sima Guang citait en préambule un passage des Entretiens de Confucius (VIII, § ). Le Maître dit : « Qui n’est pas appelé à occuper un poste, ne se mêle pas d’en concevoir l’organisation ». Traduction Anne Cheng, Entretiens de Confucius, Paris : Seuil, Sagesses, , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 67 (paginée 67) sur 272

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aveugle, au profit de ce qu’on pouvait qualifier de maniement habile de la carotte et du bâton 1.

Avec toute mon ignorance, je me permets de penser que la population de la ville n’a sans doute pas dans son ensemble un esprit de révolte, et que le nombre des meneurs et des auteurs du projet n’excède pas quelques individus. Tous les autres ont été contraints par la violence et n’ont pu faire autrement que de suivre. Ils espèrent l’arrivée de l’armée impériale et la publication de l’ordre d’amnistie, tel celui qui est sur des charbons ardents attend de l’aide, ou celui qui est attaché à un arbre d’être libéré. Aujourd’hui la Cour devrait agir avec sincérité, dépêcher les troupes des commande- ries voisines et mettre le siège autour des remparts sans lancer l’assaut, mais en empê- chant seulement quiconque de sortir. Dans un deuxième temps, (la Cour) offrira de fortes récompenses à des volontaires dont la mission sera d’entrer dans la ville brû- ler les réserves et détruire les appuis afin que (les insurgés) n’aient plus ni lieu où fuir ni bien à garder. Ensuite, la Cour désignera des émissaires à la vertu parfaite et respectés des soldats, ils seront porteurs d’une proclamation promettant une forte récompense à tous ceux qui, entraînés dans l’affaire contre leur gré, auront capturé ou tué un meneur ou appelé à la reddition ; ceux qui, bien que membres actifs de l’af- faire, seront capables de reconnaître très vite leurs torts et de faire amende honorable seront graciés et éviteront ainsi la mort ; ceux qui (par contre) s’obstineront dans leur forfaiture et oseront résister à l’armée impériale ne bénéficieront d’aucune mesure de grâce et seront exécutés avec femmes et enfants. En agissant ainsi, en peu de temps, la tête des chefs de l’insurrection sera sans faute déposée à la porte du palais.

Le gouvernement ne devait pas poursuivre, jugeait-il, dans la voie d’une réplique brutale, comme cela avait été le cas jusque là : les meneurs auraient alors beau jeu d’inciter leurs compagnons à demeurer dans l’enceinte de la ville, afin d’échapper au massacre promis. Guang proposait au contraire de rétablir la confiance grâce à l’offre de récompenses attrayantes.

Certains pensent sans doute que la force militaire réduira les rebelles, mais ceux-ci s’appuient sur des murs solides et disposent d’armes et de réserves de nourriture [...] L’emploi de forces même cent fois supérieures ne garantira pas pour autant le succès. C’est pourquoi il ne faut lésiner ni sur les récompenses ni sur les titres accordés afin de ruiner leur parti. Il n’y a rien de mieux à faire aujourd’hui 2.

Son avis ne fut, on s’en doute, pas suivi ; à la fin de l’année , la loi martiale était proclamée dans la région. Les forces assiégeantes se lancèrent à l’assaut des défenses de la ville, elles furent repoussées. Le Commissaire impérial chargé de la pacification des rebelles, Ming Hao, fit alors cerner la cité d’une palissade aussi haute que ses murailles ; les insurgés y mirent le feu, et il fallut aux assaillants trois jours

. « Shang Pang Shumi lun Beizhou shi yishu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. -. . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 68 (paginée 68) sur 272

 L’    (-)

pour éteindre l’incendie 1. Au début de l’année , un haut fonctionnaire de la cour, le grand conseiller aux affaires d’État 2 Wen Yanbo, qui avait remplacé Ming Hao, fit creuser une galerie sous le mur sud. Grâce à ce subterfuge, au er mois de l’année , deux cents volontaires investirent de nuit la ville, surprenant la garde et la neutralisant. Après une résistance de soixante-six jours et au terme de vingt- quatre heures de combats de rues acharnés, l’armée impériale enleva la ville 3. Wang Ze, qui avait profité du désordre pour s’enfuir, fut capturé dans un village voisin, il fut aussitôt transféré à la capitale et écartelé en place publique 4. La répression qui suivit fut extrême : les défenseurs furent mis à mort et leur parentèle exécutée ou déportée. Les villages des alentours furent incendiés, les paysans, soupçonnés d’avoir soutenu l’insurrection, massacrés ou réduits en servitude. Enfin, pour effacer jusqu’au souvenir de la ville rebelle, le gouvernement la rebaptisa du nom d’Enzhou (la Préfecture de la « grâce impériale »...).

 Au recrutement de la bureaucratie

En  (re année de l’ère Huangyou), Pang Ji, fort de la confiance de l’empe- reur, devint Commissaire aux affaires militaires 5. Soucieux, selon l’usage, de renfor- cer sa clientèle, il recommanda Sima Guang à un poste de Correcteur-vérificateur académique 6, sans succès. Peu après, Pang renouvelait sa recommandation ; cette fois l’empereur accepta. Guang se vit en outre attribuer, en complément, l’emploi d’Administrateur du bureau des Rites 7. La fonction de Correcteur-vérificateur académique, bien que de rang modeste dans la hiérarchie mandarinale, était néanmoins réservée à des intellectuels de renom. Elle conférait à ses titulaires un prestige certain. Quant au travail, il consis- tait pour l’essentiel à dépouiller et classer les innombrables ouvrages et documents accumulés dans les bibliothèques impériales 8. Sima Guang, ayant adressé les néces- saires remerciements à son protecteur ainsi qu’à l’empereur 9, fut affecté, au titre du Bureau des Rites, au service des examens de doctorat. Cette même année ,  candidats furent admis dans les trois catégories du concours de jinshi 10. L’empe- reur invita de plus les lettrés versés dans la connaissance des Classiques à se faire

. Songshi jishi benmo, op. cit., ch. , « L’insurrection armée de Beizhou ». . Canzhi zhengshi. . Sima Guang, Sushui jiwen, Beijing : Zhonghua shuju, , ch. , « Wang Ze qiyi », p. -. . Songshi, ch. , « Biographie de Wang Ze ». . Shumi shi. Voir G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . Guange jiaokan. Ibid. . Taichang liyuan. Ibid. . Les correcteurs-vérificateurs faisaient aussi fonction de conseillers du gouvernement. Voir Songshi, « Zhiguan », ch. . . « Xie jiaokan qi », « Xie Pang canzheng qi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; Quan Songwen, op. cit., t. , p. -. .  candidats furent admis dans la catégorie supérieure, jinshi jidi ;  dans la e catégorie, jinshi chushen, et  dans la e catégorie, jinshi tong chushen. Bi Yuan, Xu Zizhi tongjian, Shanghai : Zhonghua shuju, , réimp. , t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 69 (paginée 69) sur 272

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connaître afin de subir un examen spécial, et nomma Sima Guang Examinateur- correcteur pour la circonstance 1. Nomination flatteuse : au e mois, à l’examen, l’empereur interrogea en personne les candidats recommandés pour « sagesse et droiture 2 ». Soucieux du bien-être du jury, il lui fit porter de l’alcool et des fruits, et exposa dans une lettre de sa main son point de vue personnel 3. Guang, dont l’ami Fan Zhen était également au jury 4, exprima en retour son bonheur et son émotion : en trois jours, il rédigea treize poèmes sur ces thèmes 5 ! Quant aux candidats, on leur demanda de composer un texte à partir d’une phrase extraite du Zuozhuan, le commentaire du Chunqiu 6. Trente-cinq ans plus tard, Sima Guang évoquait encore, dans une lettre à Fan, ses impressions de l’époque.

Autrefois, nous partagions le travail de correcteur au service des examens de doc- torat. Le sujet principal du concours de Lettré accompli fut une discussion sur la phrase : « Le peuple reçoit entre le ciel et la terre, ce qui le fait subsister, ce qui entre- tient sa vie ». Parmi le millier de candidats qui concouraient, aucun n’a indiqué que le peuple naît de l’énergie, qi. Pour la plupart leur style était excellent, mais aucun ne comprit, selon moi, le sens des propos de Liu Kanggong. J’ai voulu soumettre mon modeste point de vue sur la question, mais je me suis laissé entraîner par le cours des choses et n’ai en définitive rien fait 7.

Le caractère sheng, estimait-il, ne devait pas être ici interprété dans le sens de naître, mais dans celui de vivre. Pour vivre en société, les hommes doivent se main- tenir dans la centralité et l’harmonie, zhonghe, telles que les définit le Zhongyong :

Quand le contentement ou la colère, la tristesse ou la joie, ne sont point encore déployés, c’est ce qu’on appelle la centralité ; et quand ces sentiments se déploient mais demeurent tous en équilibre et modérés, c’est ce qu’on appelle l’harmonie.

. Sima Guang relata cette anecdote dans « Liu Daoyuan Shiguo jinian xu », Zhuanjiaji, op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Xianliang fangzheng zhiyan jijian. Introduction au poème « Jingfudian dongxiang shi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . Sima Guang relata cet épisode dans une réponse épistolaire à Fan Zhen. « Da Fan Jingren shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . Fan Zhen (-) [Jingren] était originaire des environs de Chengdu dans le Sichuan. Major de sa promotion au concours de Jinshi, il fut l’un des plus proches amis de Sima Guang : le recueil Zhuanjiaji contient une vingtaine de lettres échangées entre les deux hommes. Sima Guang écrivit également une biographie de son ami : « Fan Jingren zhuan », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. -. . Introduction au poème « Jingfudian dongxiang shi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . Gu Dong- gao cite le titre de deux poèmes composés peu après au moment du concours de recrutement des soldats de l’armée impériale (voir infra.) : « Du wushice shi » et « Guanshi qishi she ». G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . e année du règne de Chenggong, « Zuozhuan », in Shisanjing zhushu, op. cit., p.  ; La Chronique de la principauté de Lou, trad. Couvreur, op. cit., t. , p.  : « Le peuple reçoit entre le ciel et la terre, ce qui le fait subsister, ce qui entretient sa vie » (Min shou tian di zhi zhong yi sheng). . « Da Fan Jingren shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 70 (paginée 70) sur 272

 L’    (-)

La centralité est le grand fondement du monde, l’harmonie est sa voie universelle : que la centralité et l’harmonie soient portées à leur point suprême, et le Ciel et la Terre sont bien à leur place, tous les existants prospères 1. Le devenir du peuple dépend de sa capacité à se maintenir dans l’harmonie : « quiconque en est capable peut cultiver sa centralité et jouir du bonheur, quiconque en est incapable, perd sa centralité et s’attire le malheur 2 ». Texte rétrospectif : en , Sima Guang ne se sentait sans doute ni assez mûr ni peut-être assez sûr de son jugement pour l’exprimer devant ses collègues. La même année, il fut invité à accompagner le souverain hors des murailles de la capitale, à un concours de recrutement des soldats de l’armée impériale. Impres- sionné, relate-t-il, par le spectacle martial des candidats qui rivalisaient d’adresse devant l’empereur, il se demanda si les lauréats mesuraient l’importance de la tâche qui les attendait. À leur entrée, au matin, ils allaient encore à pied, et au soir les voilà devenus offi- ciers. Après la publication des résultats, ils se dispersent de tous côtés, l’air radieux au milieu des bravos de leurs amis. Ils devraient cependant savoir que la réussite n’est pas due à leurs mérites personnels mais à la grâce du Ciel et de la Terre. Si l’empe- reur a aujourd’hui décidé de sélectionner des hommes loyaux et justes, c’est que des envahisseurs barbares s’opposent à notre dynastie et oppriment le peuple. Vous qui venez de réussir au concours, ne décevez surtout pas l’attente de notre souverain 3. Soucieux, comme on le voit, de la moralité et de l’orthodoxie des serviteurs de l’État, il adressa la même année une pétition à l’empereur, sollicitant l’autorisation de publier le texte du Xunzi, ainsi que le Fayan de Yang Xiong 4. Démarche encore modeste, faite en compagnie de plusieurs de ses collègues. Depuis l’(époque des) Royaumes Combattants, cent écoles (de pensée) ont rivalisé et la voie des anciens souverains est devenue impraticable. Seuls Xun Qing et Yang Xiong ont repoussé les propos (hétérodoxes) et développé des méthodes appropriées afin que les lettrés des générations futures puissent savoir sans problème ce qu’il convient de suivre ou rejeter. Aujourd’hui, notre pays collecte à une grande échelle toutes les publications pour aider à la transformation des hommes par la sagesse ; les propos hétérodoxes de Zhuangzi et Liezi ou les recettes miracles des charlatans font l’objet de gravures sur pierre pour élargir leur diffusion. Or, si ces deux ouvrages continuent à faire défaut, il est à craindre que les propos de sages éclairés ne dis- paraissent. C’est la raison pour laquelle, nous demandons humblement que le Col- lège pour la promotion littéraire, Chongwenyuan, procède à une révision minutieuse

. Zhong Yong, trad. F. Jullien, Paris : imprimerie nationale, , p. . . « Da Fan Jingren shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . « Guanshi qishi she », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . Yang Xiong était un penseur important des Han antérieurs qui tenta de concilier Confucianisme et taoïsme. Il écrivit notamment le Taixuan (pour lequel, nous le verrons plus loin, Sima Guang écrivit un commentaire en six ch.s) sur le modèle du Yijing et le Fayan sur le modèle du Lunyu. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 71 (paginée 71) sur 272

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des différentes éditions du Xunzi et du Fayan, puis les transmettent à l’Université impériale afin qu’ils soient imprimés et diffusés avec les autres 1. Le moment était propice : Bi Sheng venait de concevoir le procédé d’imprimerie basé sur l’usage de caractères mobiles 2, et l’Université impériale en avait adopté la technique afin d’augmenter la diffusion des manuels destinés à la préparation des concours. Le temps était venu pour Sima Guang de ne plus s’exprimer seulement en cercle privé ou collectivement.  marque le début d’une longue série des mémoires, adresses et remontrances soumis au trône, zouyi 3. Ce fut par exemple le cas au e mois de , lorsqu’à la suite du décès du chef des eunuques du palais, un certain Mai Yunyan, l’empereur Renzong publia un décret fixant les honneurs auxquels il avait droit :

Yunyan ayant remporté des succès militaires, nous lui accordons à titre exception- nel (pour ses obsèques) une escorte d’honneur, mais nous entendons que cela ne constitue un exemple ni pour le présent ni pour le futur 4. L’eunuque recevait en outre à titre posthume le titre de Grand ministre honoraire de l’instruction, situ, et de Commissaire à la pacification, ce qui lui ouvrait le droit au protocole funéraire d’un fonctionnaire de er rang, yipin. Jamais, sous les Song, un eunuque n’avait disposé de telles faveurs. Pour Sima Guang, la décision était inopportune : conformément au devoir de critique de tout fonctionnaire face à de mauvaises décisions, il dénonça la mesure 5.

Autrefois, Zhongshu Yuxi rendit de grands services à l’État de Wei, et le Wei lui accorda des ornementations princières pour ses chevaux afin de paraître à la Cour royale. Confucius déclara : « Hélas, il aurait été mieux de lui donner beaucoup de villes. On lui a donné seulement des marques de distinction et des titres, alors qu’ils ne doivent pas servir à abuser les hommes 6 ». Le degré plus ou moins élevé de la position, c’est ce que l’on appelle les titres, ming ; le niveau plus ou moins prestigieux de parure des chars ou des attelages, c’est ce que l’on appelle les marques de distinction, qi. Un souverain ne doit en aucun cas négliger les titres et marques de distinction car ce sont les moyens avec lesquels il prend soin de ses subordonnés et gouverne son royaume dans la paix. Aujourd’hui, Yunyan est un membre du proche entourage (de l’empereur), ses exploits ou ses mérites ne sont en rien supérieurs à ceux des autres, et pourtant, il se voit attribuer un rang parmi les trois ducs et l’escorte honorifique d’un fonctionnaire

. « Qi yinxing Xunzi Yangzi Fayan zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Sima Guang zouyi, op. cit., p. . . Shen Kuo, Meng xi bi tan, Beijing : Zhonghuashuju, . . Nous en comptons  ( !) dans le Sima Guang zouyi, Shanxi renmin chubanshe, . . Xu Zizhi tongjian, op. cit., ch. , t. , p.  . . « Lun Mai Yun yan ji lubu zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Zuozhuan, e année de Chenggong, no , in Shisanjing zhushu, p. . La Chronique de la princi- pauté de Lou, trad. Couvreur, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 72 (paginée 72) sur 272

 L’    (-)

du premier degré, n’est-ce pas pire encore que les parures (accordées aux chevaux de Zhongshu Yuxi) ? Votre Majesté désire accorder (à son serviteur) la faveur d’une nomination, elle ne fait que le compromettre un peu plus 1.

La critique de Sima Guang se fondait sur une citation du Zuozhuan, illustrant la théorie confucéenne de la rectification des noms, zhengming. Dans le texte original, Confucius dénonçait l’octroi à Zhongshu Yuxi de parures princières pour paraître à la Cour :

Hélas, il aurait été mieux de lui donner beaucoup de villes [...] Un (porteur de) titre doit mériter confiance. À une dignité, à une charge réelle sont attachés des insignes qu’on doit garder. Les insignes renferment en eux-mêmes le cérémonial. Le cérémo- nial enseigne ce qui convient. L’observation de ce qui convient procure l’avantage du peuple. Cet avantage rend le peuple tranquille. C’est le point capital de l’adminis- tration de l’État. Si les titres sont donnés mensongèrement à des hommes qui n’ont pas d’autorité réelle, l’administration de l’État est sacrifiée à ces hommes. L’adminis- tration de l’État n’existe plus, et la famille sociale périt avec elle. Il est impossible de conjurer le mal 2.

Le texte en question illustrait un passage des Entretiens, où Confucius exposait à son disciple Zilu les fondements de sa théorie.

Zilu dit : « Si le souverain de Wei vous invitait et vous confiait le gouvernement, que feriez-vous en premier lieu ? » Le Maître dit : « Rectifier les noms, zhengming, pour sûr ! » Zilu dit : « Vraiment ? Vous allez chercher loin ! Les rectifier pour quoi faire ? » Le Maître dit : « Zilu, vous n’êtes qu’un rustre ! Un honnête homme ne se prononce jamais sur ce qu’il ignore. Quand les noms ne sont pas corrects, le langage est sans objet. Quand le langage est sans objet, les affaires ne peuvent être menées à bien. Quand les affaires ne peuvent être menées à bien, les rites et la musique dépérissent. Quand les rites et la musique dépérissent, les peines et les châtiments manquent leur but. Quand les peines et les châtiments manquent leur but, le peuple ne sait plus sur quel pied danser. Pour cette raison, tout ce que l’honnête homme conçoit, il doit pouvoir le dire, et ce qu’il dit, il doit pouvoir le faire. En ce qui concerne son langage, l’honnête homme ne laisse rien au hasard 3 ».

Le raisonnement déductif qui régit ce fragment fait de l’adéquation entre les noms (ou les titres) et la réalité, la clef de voûte du gouvernement tel que Confucius l’au- rait établi s’il en avait eu la charge. La « rectification des noms » établit une identité entre la rectitude verbale et la bonne marche du gouvernement. De ce « dire juste » dépend le bon exercice du « bien-faire », qui régit à son tour l’observance sincère des rites indispensables à la pérennité de l’État et au bien-être du peuple. Le gouver- nement par les rites suppose la rectitude des noms/titres, et l’agir du pouvoir n’est

. Sima Guang zouyi, op. cit., p. . . Zuozhuan, e année de Chenggong, no , in Shisanjing zhushu, p. . La Chronique de la princi- pauté de Lou, trad. Couvreur, op. cit., t. , p. . . Lunyu, ch. , no . Les Entretiens de Confucius, trad. Ryckmans, Paris. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 73 (paginée 73) sur 272

L    S G 

réussi que lorsque le dire du nom/titre est adéquat 1. Seule l’adéquation entre le titre et le réel garantit à son porteur son identité socio-hiérarchique ainsi que les égards auxquels il a droit. L’enjeu politique et social d’une dénomination correcte est donc de première importance, et c’est bien en ce sens qu’il faut comprendre l’intervention critique de Sima Guang. En effet, dans la tradition politique chinoise telle qu’elle s’établit sous les Song, l’empereur, Fils du Ciel, détient un pouvoir absolu ; mais la notion de Mandat céleste, tianming, fait de lui non pas le propriétaire, mais le gérant du pouvoir 2. La théorie de la précarité du mandat céleste, qui assigne à l’analyse historique le rôle d’expliquer les changements dynastiques passés, a aussi une portée politique immédiate. Elle fait reposer sur les fonctionnaires de l’empire la responsabilité de veiller à ce que des écarts de conduite ou des décisions inappropriées du souverain ne bouleversent l’ordre des choses, et ne mettent ainsi en péril l’État. Tout était conçu dans la formation des lettrés-fonctionnaires de l’État impérial chinois pour qu’ils manifestent une fidélité sans partage à leur souverain et à sa dynastie. Elle impliquait aussi la conscience de ce que les fautes de l’empereur pou- vaient menacer l’intérêt général et la paix intérieure. Sima Guang mettait au premier rang des qualités d’un ministre le service du souverain, shijun, terme-titre d’un cha- pitre du Canon de la piété filiale, xiaojing, qui lie étroitement service du prince et remontrance :

[...] Le service du prince, pour l’homme de bien, c’est, face au prince, de veiller à être parfaitement loyal et, dans sa conduite personnelle, de veiller à suppléer à toutes les défaillances du prince. Ce que le prince fait de bien, y pousser ; ce qu’il fait de mal, le redresser 3.

. En effet, les noms ne sont pas de simples signes linguistiques qui exigent une graphie correcte, ils sont aussi et peut-être surtout des symboles politiques et moraux. De l’accord entre ce que l’on dit et ce que l’on fait découlent les bienfaits politiques. Le duc n’est duc que s’il est nommé comme tel et agit comme tel ; de même le sujet, le père ou le fils (Lunyu, fragment XII. ). Voir G. S et J.-F. V, « Confucius et le bien dire », Cahiers de praxématique, Université de Montpellier (III), . . Selon la tradition, au e siècle avant J.-C., le duc de Zhou, Zhougong Dan, aurait été le premier à formuler clairement la théorie du mandat céleste, Tianming, et à interpréter le passé chinois. Le Ciel confie un mandat à un homme et à une famille, mais ce mandat n’est ni éternel ni irrévocable : la dynas- tie Xia ne satisfaisant plus aux exigences du Ciel, le mandat passa aux Shang, puis aux Zhou. La leçon de Zhougong aux souverains de son temps était claire : aussitôt que les souverains Zhou cesseront de se conformer à leurs devoirs, le mandat du ciel leur échappera comme il a échappé aux dynasties anté- rieures. Selon cette théorie, le souverain est le Fils du Ciel et détient un pouvoir absolu, mais ce pouvoir, bien que de « droit céleste », a ses limites. Que le souverain cesse de se conformer aux rites qui accom- pagnent la marche naturelle de l’univers ou aux « leçons » des ancêtres sages et le désordre apparaîtra, signe annonciateur de la fin de son mandat. Ainsi, les changements de mandats qui pourraient être à nos yeux de simples coups d’État, prennent dans la tradition chinoise une dimension quasi-révolutionnaire et entraînent un rajustement rituel, c’est à dire un redressement d’équilibre sur le plan cosmique. . Xiaojing, chap. , « shijun », in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.  ; traduction Léon V- , « L’institution chinoise de remontrance », in Études chinoises, mélanges de sinologie offerts à M. J. Gernet, vol. XIII, no -, print. aut. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 74 (paginée 74) sur 272

 L’    (-)

La remontrance est un devoir du lettré, et même un devoir du genre le plus strict puisqu’il relève de la piété filiale et transcende les relations sociales :

[...] Autrefois, le Fils du Ciel avait sept ministres pour l’admonester et, même s’il était dépourvu du sens de la Voie, il ne perdait pas l’univers. Les seigneurs féodaux avaient cinq personnes pour les admonester et, même s’ils étaient dépourvus du sens de la Voie, ils ne perdaient pas leur fief. Les grands officiers avaient trois personnes pour les admonester et, même s’ils étaient dépourvus du sens de la Voie, ils ne perdaient pas leur maison. Si un lettré a un ami qui l’admoneste, il ne s’écartera pas de la bonne réputation. Si un père a un fils qui l’admoneste, il ne tombera pas dans ce qui est contraire au devoir. C’est pourquoi, mis en face de quelque chose de contraire au devoir, le fils ne saurait se dispenser de porter la contestation à son père, et le sujet, la contestation à son prince 1.

Cette pratique, sur laquelle nous reviendrons plus loin, et qui limitait en appa- rence la liberté d’action du souverain, confortait en fait la stabilité des institutions. Les empereurs ne l’ignoraient pas, et en acceptaient bon gré mal gré les contraintes. Critiquer l’action ou les paroles d’un empereur n’était cependant pas sans risque. Nombreux furent les lettrés qui, à contester des dispositions du pouvoir impérial, s’exposèrent au bannissement, à la prison, à la mort. Sima Guang entendait prendre rang parmi ces lettrés de devoir. Démarche opportune : en , il fut promu au poste d’Assistant dans l’administration du palais, jianzhongcheng, d’abord au contrôle du calendrier, xiu rili, puis à la vérifi- cation et à la révision des ouvrages de la bibliothèque impériale, jixiandian jiaoshu. Il fut en même temps nommé annaliste au bureau d’historiographie, shiguan jian- tao 2. Comme les Tang, les Song accordaient une grande attention à l’Histoire et à sa rédaction : jamais le Bureau d’historiographie n’avait eu une telle importance et ses membres jouissaient d’une position enviée. Sima Guang y resta deux ans 3. Membre encore anonyme de l’administration centrale, il était inconnu de l’opi- nion « lettrée », même si ses proches appréciaient sa droiture. Lü Gongzhu 4 écrit par exemple qu’il faisait partie de « ceux dont la consistance dépasse de beaucoup la renommée 5 ». La même année , Guang fut chargé d’élaborer une question du concours pour le recrutement d’« hommes sages et vertueux », xianliang ce. Il reprit l’un des thèmes de ses « essais impraticables », et composa un sujet sur le rôle et la

. Xiaojing, « jianzheng », in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.   ; trad. Léon Vandermeersch, ibid. . G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . Ibid. . Lü Gongzhu (-) occupait à ce moment-là un poste de Directeur au ministère de la fonction publique. Il fut plus tard avec Sima Guang l’un des dirigeants du groupe hostile aux réformes de Wang Anshi. Voir « Lü Gongzhu zhuan », Songshi, ch. , op. cit., t. , p.   ; ainsi que « Lü Kung-chu » in H. Franke, Sung biographies, Wiesbaden : Steiner, , réimp. Taipei : Southern Materials Center, volume , p.  et suiv. . Gu Donggao écrit : « Plus tard, le nom de Sima Guang fut craint et respecté par tous les lettrés de l’empire, les sages comme les incapables, mais seules deux personnes ont reconnu sa valeur avant les autres : Pang Ji et Lü Gongzhu ». G Donggao, Sima Wengong nianpu, op. cit., ch. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 75 (paginée 75) sur 272

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responsabilité des lettrés dans la stabilité politique, à ses yeux le meilleur garant du bien-être du peuple 1. Récemment, un décret du gouvernement est paru pour inviter les lettrés émi- nents de l’empire à concourir afin de leur offrir des positions hors-cadre. Mais com- ment pourrait-on juger de la sagesse en prenant pour critère la richesse du savoir ou de la droiture à partir de la qualité d’un style littéraire ? Si notre Souverain a accordé la plus extrême attention et la plus grande déférence à cette recherche 2 et si cette question l’obsède jusque dans son sommeil, c’est qu’il pense obtenir la Voie suprême de la haute antiquité et la mettre en pratique sur les questions importantes de notre époque en vue d’apaiser la population de l’empire.

Aujourd’hui qu’il vous a donné la mission glorieuse de participer aux sélections, vous devez garder en vous l’idée de répondre à son attente et ne pas lui faire honte. Avoir quelque chose à dire et le taire, ce serait à n’en pas douter rejoindre l’attitude d’un ermite. Autrefois, les lignées royales des trois dynasties ont duré huit cents ans pour les plus longues et n’ont pas été inférieures à quatre cents ans pour les plus brèves. Les sou- verains des générations ultérieures n’ont que rarement été capables d’en faire autant. La pire décadence fut atteinte sous les Cinq dynasties où la durée fut parfois de trois ou quatre ans. Je me permets de poser la question : les premiers ont-ils duré parce qu’il y avait des rois sages capables de conserver leur œuvre, et les seconds étaient-ils éphé- mères parce que leurs successeurs étaient des dégénérés incapables de profiter de leur mérite ? Ou bien cela tenait-il à ce que la loi établie par le fondateur et laissée à sa postérité était si claire, si complète, si dense que ses enfants et petits-enfants ne pouvaient la détruire ? À l’époque du gouvernement parfait, le cultivateur faisait des concessions sur la limite des champs, le pêcheur sur celles des zones de pêche. Or, il y a aujourd’hui bien long- temps que notre pays s’applique au bon ordonnancement des rites et de la Justice pour encourager le monde. Pourtant l’usage de l’effacement (de soi) ou des concessions (à autrui) n’est plus vraiment d’actualité à la Cour, et l’habitude de se battre ou d’arra- cher par la force n’a jamais disparu du pays. Se débarrasser de la vertu d’humanité et abandonner le sens du Juste pour acquérir un petit profit sans ressentir la moindre honte, c’est ce que toute la société réprouve mais ne parvient pas à changer. Il n’est pas rare non plus que les clercs de la Cour ou des provinces oppriment le petit peuple et que n’obtenant pas la satisfaction de leurs désirs, ils changent les récompenses en punitions, et transforment le rectiligne en courbe ; les plaintes de ceux qui, victimes de leur arbitraire, ont perdu leur gagne-pain, emplissent les routes, mais même s’ils sont condamnés aux pire châtiments, on ne peut les arrêter. Sur ces deux points, comment les mœurs ont-elles pu se dégrader au point de ne plus pouvoir être protégées ? Est-ce parce que les méthodes de l’éducation ou de l’interdit sont incomplètes ?

. « Xianliang ce », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Littéralement « s’est assis de côté (pour laisser libre la place d’honneur) », ce xi. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 76 (paginée 76) sur 272

 L’    (-)

Lorsque sous les Han on arriva au règne de l’empereur Xiaowendi, la dynastie régnait depuis seulement trente ans et pourtant le coton s’accumulait dans les entrepôts et le grain débordait des greniers ; aujourd’hui, le pays connaît la paix intérieure depuis près de  ans et l’épargne publique et privée est néanmoins chaque jour plus basse. Les critiques supputent les causes, mais ne peuvent les éclairer. Ceux qui s’en inquiètent, bien que nombreux, ne parviennent pas à concevoir un plan. J’ose alors poser la question : existe-t-il des techniques qui permettent d’éclairer ces causes ou de concevoir un plan ? Les « Cinq fléaux » de Han Fei ou les « Trois » de Xun Kuang, étaient par exemple les fléaux d’une autre époque, et pourtant ils semblent n’avoir pas cessé aujourd’hui. Par quels moyens pourrait-on les éradiquer ? Pour la politique du gouvernement, elle n’est pas parfaite, et il y a bien des maux du peuple qui sont encore inconnus. Je vous prie, messieurs, d’y réfléchir avec soin et d’exposer tout cela avec méthode et sans rien omettre 1.

Les questions posées aux candidats avaient, on le voit, une portée à la fois poli- tique et pratique, loin des sujets destinés à révéler le brio littéraire ou la mémori- sation parfaite des Classiques. Beauté et sophistication du style importaient moins que le contenu, même s’il n’était pas question de s’écarter de points d’éthique. Les candidats étaient invités à exposer des méthodes pratiques, shu, et à proposer des solutions concrètes et pertinentes qui seraient transmises à l’empereur et appliquées. L’utilisation du caractère shu, l’un des mots clés du légisme, ne doit pas surprendre dans un texte où ne figurait d’ailleurs aucune citation des Classiques. Ici pointe la conception personnelle du rôle et de la place du lettré dans la société que dévelop- pera Sima Guang : contribuer de toutes ses forces à la stabilité de l’ordre établi, le meilleur et même le seul garant du bien-être du peuple 2. En  (re année de l’ère Zhihe), à  ans, Guang passa au poste de Chargé d’af- faires au Bureau des troupeaux et de l’élevage des chevaux 3, bientôt rejoint par un nouveau collègue, Wang Anshi 4. Appelés à devenir deux des plus célèbres pro- tagonistes de l’histoire politique chinoise, les deux hommes collaboraient pour la première fois. Sous les Song du nord, la Direction du bureau des troupeaux et de l’élevage des chevaux était l’une des attributions du Commissaire ou du Vice- commissaire aux affaires militaires et, en l’occurrence, en cette année , de Bao Xiaosu, le supérieur direct de Sima et de Wang. Un jour, rapportent les sources, le commissaire Bao décida de fêter l’arrivée du printemps et l’éclosion des pivoines. Il offrit donc une coupe à Sima Guang qui, peu porté sur l’alcool, refusa. Devant l’insistance de son supérieur, il s’inclina et vida sa coupe. Bao se tourna alors vers

. « Xianliang ce », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Peter K. Bol, « Government, Society, and State... », in Robert P. Hymes and Conrad Schirokauer, Ordering the World, Approches to State and Society in Sung Dynasty China, University of California Press, , p. . . Chunmu panguan. . Wang Anshi perdit son père à l’âge de dix-huit ans () et dut assurer le soutien financier de sa famille. Son « protecteur », le réformateur de l’ère Qingli, Ouyang Xiu le recommanda à l’empereur pour occuper ce poste considéré comme lucratif. H.R. W, Wang An Shih, a Chinese Statesman and Educationalist of the Sung Dynasty, London : Probsthain, , pages  et . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 77 (paginée 77) sur 272

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Wang Anshi, le priant de s’exécuter à son tour. Malgré les pressions de son chef, il refusa. La force de caractère et l’inflexibilité de Wang Anshi devaient marquer durable- ment, selon ses dires, Sima Guang 1. Les deux hommes avaient alors une trentaine d’années, et entretenaient, semble-t-il des relations cordiales ; ils se retrouvaient pour composer ou échanger des poèmes 2.

 Fortunes diverses

Entre  et , Sima Guang fut continûment le protégé de Pang Ji 3. À ce titre, sa carrière fluctua au gré de celle de son protecteur. Or, cette période allait voir l’apogée puis le déclin de la carrière de Pang ; dans l’immédiat, Grand ministre et Conseiller d’État, zaixiang, de la e année de l’ère Huangyou () à la re année de l’ère Zhihe (), assimilable à un Premier Ministre, il était le porte-parole du gouvernement auprès de l’empereur, et l’un des membres les plus éminents de la fonction publique. Il traçait les contours de la politique gouvernementale, parfois contre l’avis de l’empereur. La position d’un Grand ministre était forte ; elle était aussi d’une précarité extrême, qui rejaillissait sur sa clientèle. Les titulaires du poste y demeuraient en général peu de temps 4. Le cas de Pang Ji est exemplaire de cette fragilité : deux affaires presque anodines, en regard de son rang et de son pouvoir, allaient ame- ner la fin abrupte de sa carrière de Grand ministre. Dans la première, le chef des eunuques du palais, fort de sa proximité avec l’empereur, sollicitait un titre de Com- missaire impérial au commandement d’une région, jiedushi. Renzong consulta Pang Ji, qui émit un avis défavorable : il n’y avait aucun précédent qu’un eunuque n’ait jamais occupé un tel poste, il importait de ne pas en créer. La demande de Wang Shouzhong fut rejetée.

. G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., ch. , p. . . Il est clair que Sima Guang admirait le talent de Wang Anshi et le respectait ; lorsque quelques années plus tard, l’empereur Shenzong appela Wang comme Grand Ministre, beaucoup de fonctionnaires de la Cour protestèrent, mais pas Sima Guang : « Wang Jiefu (Anshi) possède de grands talents théoriques et pratiques ; le jour de sa nomination officielle, la population se réjouira que l’empereur ait choisi un tel homme ». Shao Bo, Shaoshi wenjian houlu, ch. . En fait, le conflit qui opposa les deux hommes est plus tardif et ne semble nullement être le fruit d’une inimitié spontanée. . Pang Ji (-), qui avait pour nom personnel Chunzhi, servit les empereur Zhenzong et Ren- zong ; au sommet de sa carrière, il occupa le poste de Ministre chargé d’examiner et de régler les affaires dans le Secrétariat-Chancellerie, Tong zhongshu menxia pingzhangshi, l’équivalent de Premier Ministre ; anobli, il reçut le titre de Duc de Yingguo. Ami intime de Sima Chi, Pang Ji, qui appréciait l’érudition et la droiture de caractère de Sima Guang, s’efforça toute sa vie de favoriser sa carrière. De son côté, Sima Guang considérait Pang Ji comme son père adoptif. . Le sentiment de la précarité de l’emploi voire de la fragilité de la vie, était l’un des sentiments les plus répandus au sein de la haute bureaucratie gouvernementale chinoise et le pouvoir impérial ne se priva pas de l’entretenir. C’est en partie pourquoi les empereurs chinois, surtout à partir des Song, préférèrent un recrutement de fonctionnaires par concours à tout autre mode : un système solide dans ses structures mais où les individus étaient individuellement faibles était préférable à une organisation reposant sur une aristocratie de sang toujours prête à la rébellion. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 78 (paginée 78) sur 272

 L’    (-)

La deuxième affaire concernait le général Di Qing 1, dont Pang avait été l’un des rares à défendre la désignation pour mater la rébellion de Nong Zhigao dans le . Renzong, pour le récompenser au retour de son expédition victorieuse, le proposa au poste de Commissaire aux affaires militaires 2. Une fois encore, Pang Ji s’opposa au choix de l’empereur : Di Qing était un militaire de carrière, il ne convenait pas de favoriser son ascension politique. L’attitude de Pang suscita des rancœurs diverses, et plus spécialement, il va sans dire, celles de l’eunuque et du général ; l’un et l’autre l’auraient vu disparaître sans déplaisir 3. Une occasion de provoquer sa chute s’offrit lorsqu’il se vit impliqué dans l’affaire d’un taoïste avec lequel il entretenait des relations amicales, Zhao Qingxiong. Ce dernier avait profité de ces liens pour gagner des complicités dans l’administration et vendre des charges officielles. Dès que Pang découvrit ses agis- sements, il le fit arrêter. Condamné à la déportation, Zhao mourut en route ; les adversaires politiques de Pang Ji en profitèrent aussitôt pour répandre une rumeur selon laquelle, complice de Zhao, le Grand Ministre aurait commandité son assassi- nat afin de couvrir sa propre forfaiture. L’empereur démit Pang de ses fonctions au e mois , le mutant loin de la capitale, dans la préfecture de Yunzhou (dans le Shan- dong), comme Gouverneur faisant office de Commissaire impérial à la pacification de la région de Jingdong xilu. Avant de partir, Pang désigna Sima Guang, dont les fortunes étaient liées aux siennes, comme assistant. Vers la fin de l’été ou au début de l’automne , ce der- nier se mit donc en route pour Yunzhou. Ce n’était pas, de loin, la préfecture la plus pauvre de l’empire : les terres y étaient fertiles, et bien arrosées par les rivières Wenshui et Sishui. Située sur le littoral, elle possédait une intéressante production piscicole et saline. Enfin, le célèbre mont sacré Taishan se trouvait sur son territoire et, ses limites coïncidant avec celles de l’antique principauté de Lu, patrie de Confu- cius, les idées du Maître y étaient, pouvait-on croire, plus qu’ailleurs ancrées dans la tradition populaire... Au moins, cela permit-il à Sima Guang d’accueillir cette mutation avec quelques sentiments de satisfaction :

Le tribunal est vide et calme Et les employés de l’administration heureux ; Les vêtements des intellectuels sont longs et amples Et les villes et villages peuplés de sages 4.

La vie à Yunzhou ne s’avéra pas, toutefois, aussi paisible qu’on eut pu le croire. Là par exemple allait survenir un incident, celui d’un vol de vêtements, occasion pour l’épouse de Sima Guang de faire preuve de plus d’équanimité que son époux. Dans les premiers temps où j’occupais un poste d’enseignant, il n’y avait guère de vêtements dans (nos) paniers. Pourtant un soir un voleur les déroba et s’enfuit.

. Xu Zizhi tongjian, op. cit., t. , p.  et suiv. . Shumishi tong pingzhangshi. . « Taizi taibao Panggong muzhiming », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . « Feng he Shipinggong yi dongping ershou », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 79 (paginée 79) sur 272

L    S G 

À ce moment là, le froid était encore vif et les couvertures restantes non rembour- rées. De plus, lorsque des hôtes se présentaient (au domicile), je n’avais plus rien à mettre pour les recevoir. Je ne pus m’empêcher de soupirer profondément. Mais, mon épouse déclara : « Tout ce que nous pouvons souhaiter c’est d’être bien portants, les biens matériels reviendront bientôt 1 ». Ainsi que Sima Guang le précise dans ce texte à la mémoire de son épouse, à son arrivée à Yunzhou, Pang Ji lui confia d’abord la responsabilité du système éducatif 2 ; puis, assez vite, il le nomma Administrateur (vice-préfet), panguan 3. Au er mois de , un certain Zhang Ti, vice-magistrat du district de Dong’an, convaincu de sa valeur personnelle, s’inquiétait de ne pas être reconnu à sa juste valeur : dans un rapport à Sima Guang, il vanta son action personnelle et sollicita de l’avancement 4. Guang répondit par la négative. Je suis arrivé ici grâce à la protection du Premier Ministre (Pang Ji), et bien que ma fonction soit tout à fait insignifiante, la Cour m’a confié le soin de découvrir et promouvoir les lettrés sages de la circonscription. Quelle plus grande faute aurais-je pu commettre, que de négliger cette tâche pour ne m’en acquitter qu’aujourd’hui ? Aussi, dès mon entrée en fonction, j’ai observé que, parmi tous les hommes sages du district, nul ne vous égalait par le sens du bien public et l’amour de la population ; j’ai donc (bien) fait connaître votre action sans attendre que vous me le demandiez 5. Citant les Entretiens de Confucius, il concluait : « “Un homme de moralité doit craindre de ne pas être à la hauteur, jamais d’être méconnu 6”. Essayez je vous prie, Monsieur, de vous y appliquer 7 ». En , alors que Sima Guang rejoignait Pang Ji à Yunzhou, le conflit entre la dynastie Song et le royaume Xixia s’était apaisé ; il durait depuis une dizaine

. « Xu Qinghejun jun ». Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. -. . Sima Guang occupait à ce moment-là officiellement le poste d’Intendant des Études, Dianxue. C’est du moins ce qui ressort de l’anecdote du vol de ses vêtements racontée dans la biographie de son épouse Zhangshi. Voir supra. . Dans sa notice biographique, Su Shi mentionne la fonction d’Assistant à Yunzhou, mais omet celle d’Intendant des études. Gu Donggao note que Sima Guang a occupé successivement trois postes diffé- rents au cours de l’année  : vers le e mois celui de Chargé d’affaires au Bureau des troupeaux et de l’élevage des chevaux à la Cour impériale ; à l’automne, d’intendant des études ; et à l’hiver celui d’Assis- tant. Gu D, Sima Taishi..., op. cit., p. . . « Yu Dong’a Zhang zhubu shu ». Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Gu Donggao pensait que la lettre datait du er mois de la e année Zhihe () et non de l’ère Jiayou comme indiqué en annotation au titre : « La lettre est datée du er mois de la e année du l’ère Jiayou ; à ce mo, ment là, Sima Guang se trouvait à Bingzhou, or le district de Dong’a ne dépendait pas de la préfecture de Bingzhou. Il y a donc certainement une erreur. Après vérification dans le Traité géographique, il apparaît que la préfecture de Yunzhou administrait le district de Dong’a : le fait se déroule donc l’année où [Guang] occupait le poste de contrôleur général à Yunzhou ». Sima Taishi... nianpu, ch. , in Sima Guang nianpu, p. . . « Yu Dong’a Zhang zhubu shu ». Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Lunyu, ch. I « Xue’er », no  : « Bu huan ren bu ji zhi, huan ren » et ch. XIV « Xian wen », no  : « Bu huan ren zhi bu ji zhi, huan qi bu neng ye ». . « Yu Dong’a Zhang zhubu shu ». Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 80 (paginée 80) sur 272

 L’    (-)

d’années. La deuxième guerre (-) s’était en effet terminée sur un compro- mis. Le souverain des Xixia, Yuan Hao˛ acceptait d’abandonner son titre impérial et de s’adresser à l’empereur Song en s’intitulant lui-même « Souverain du royaume de Xia », Xiaguozhu. En contre-partie, les Chinois lui versaient chaque année d’im- portantes quantités de soieries et d’argent. Les Tangut tiraient de l’accord un avan- tage matériel non négligeable puisque les versements chinois constituaient une part importante de leur budget. Les Song avaient de leur côté le sentiment d’avoir enfin vassalisé leur adversaire 1. Mais si le conflit ouvert connaissait une pause, la situation restait lourde de menaces. En , l’héritier présomptif du trône de Xia assassinait Yuan Hao, avant d’être à son tour éliminé par son premier ministre. Après cet épisode sanglant, un autre fils de Yuan Hao fut intronisé, Li Liangzuo (-) 2, qui n’avait que deux ans ; le Premier Ministre et l’impératrice douairière exercèrent la régence. En , le gouvernement Xixia avait envoyé une ambassade d’allégeance à l’empereur des Liao, Xingzong 3 (-), scellant ainsi le rapprochement entre les deux enne- mis des Song 4. Un nouveau péril à la frontière nord de l’empire chinois se précisait donc. À la fin de  (e année de l’ère Zhihe), l’empereur Renzong, qui reconnais- sait à Pang Ji une « bonne connaissance des barbares et (une) capacité de déci- sion dans les affaires importantes 5 », le nomma Commissaire à la pacification de la province du Hedong, et Gouverneur de la préfecture de Bingzhou 6. Cette fois encore, Sima Guang allait suivre Pang ; il occupa, comme il l’avait fait à Yunzhou, un poste d’Administrateur, tongpan : il continuait, en fait, d’être le premier assistant de Pang Ji 7. La famille Sima parvint à Bingzhou fin . Les conditions de vie dans cette pré- fecture frontalière, au cœur de la « Terre Jaune », étaient fort différentes de celles de Yunzhou, marquées par des hivers interminables et des étés courts et torrides. À son arrivée, Guang écrivit un poème de forme ancienne au titre évocateur : Souffrances d’un voyage vers les marches frontières 8. Il y décrivait avec effroi l’âpreté du climat,

. Evgenij Ivanovic K, « Les guerres entre les Sung du nord et le Hsi-Hsia », in Études Song, in memoriam E. Balazs, Paris : Mouton, série , t. , , p. . . Fils de Yuan Hao, Li Liangzuo fut intronisé après l’exécution de son frère aîné, coupable de parri- cide. Connu sous son titre de temple ancestral de Yizong, il resta vingt ans sur le trône et décéda à l’âge de vingt-deux ans. . Il s’agit de Yelü zongzhen [-]. Fils aîné de l’empereur Shengzong, il resta sur le trône vingt- cinq ans et mourut à l’âge de quarante ans. . Xu Zizhi tongjian, chap. , op. cit., t. , p. . . « Yi gong xi zhi Yi Di qing, neng duan dashi », « Taizi taibao Panggong muzhiming », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Hedonglu jinglüe anfushi zhi Bingzhou shi. . « Sima Taishi... nianpu », ch. , in Sima Guang nianpu, p. . . « Ku sai xing », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . Dans l’édition Wan you wenku de  qui nous sert de référence, le poème porte le titre « Ku han xing » et non « Ku sai xing ». Je suis venu avec le désir de payer de retour les bienfaits que j’ai reçu, je ne souffre ni par amour du gain ni pour la gloire. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 81 (paginée 81) sur 272

L    S G 

professant que seule la fidélité l’avait conduit en ces lieux, et non l’intérêt personnel ou une quelconque quête de gloire. Les derniers vers mettaient en parallèle ses souffrances, et le confort de ses amis restés à la Cour, ignorants des peines endurées aux frontières de l’empire. Il restait cependant conscient que sa situation n’était pas la pire : une partie de la population, plus au nord, vivait dans des conditions plus dures encore. Mais craignant d’être oublié, il soulignait la différence entre sa fidélité en amitié, et l’attitude de ceux qui ne pensaient qu’à leur carrière. La disgrâce de Pang et sa nomination à Bingzhou avaient eu le mérite de repla- cer Sima Guang au contact de la réalité. Cette fois, dit-il, c’était dans sa chair, qu’il éprouvait les souffrances du petit peuple des frontières. Au e mois de , il profita d’une mission à Xiangzhou, dans l’actuel Shanxi, pour aller s’incliner sur la tombe de ses ancêtres ; mais il rentra aussitôt à Bingzhou sans prendre le temps de passer par Xiaxian, le village de sa famille 1. L’essentiel de sa tâche était d’assister Pang Ji dans l’organisation des défenses fron- talières. Au printemps qui suivit son installation dans la préfecture, Pang passa en revue les troupes placées sous son commandement. En , Sima Guang, alors jeune fonctionnaire de la Cour, avait assisté, rappelons-le, aux épreuves du concours d’entrée dans la carrière militaire, et souhaité que ces aspirants n’oublient pas la lourde responsabilité qui les attendait. Cette fois, la situation était plus sérieuse : la revue des troupes se déroulait près des lignes de combat, presque au contact de l’ennemi Tangut. L’événement l’impressionna 2. Sur le plan privé, dans les années , sa famille s’agrandit. Cette période voit en effet la naissance de Kang, le fils de Sima. La date en paraît certaine, mais la question de la paternité est moins claire. Dans sa notice biographique, Su Shi précise : Il manque les 3 (Sima Guang) eut trois fils : Tong et Tang moururent tous deux en bas-âge ; Kang signes chinois occupe aujourd’hui le poste de secrétaire-réviseur de textes au département de la dans la note. bibliothèque impériale 4.

Dans l’antiquité aussi, des hommes sont morts pour leurs bienfaiteurs, Ils ne craignaient qu’une seule chose : que leurs os gelés ne soient enterrés en ces régions frontalières. Qui pense encore à moi parmi mes vieux amis de la Cour ? Vêtus d’une lourde fourrure et d’épais souliers, les rubans brodés de leurs bonnets flottent au vent. J’ai entendu dire qu’au nord d’ici le froid est encore plus intense, Je ne sais vraiment pas comment le peuple peut y survivre. . G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . « Cong Shipinggong chengxi dayue », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . Dans sa biographie, Gu Donggao utilise le caractère ∞Û et non ≠ ￿, mais il s’agit certainement d’une erreur de typographie, les deux caractères étant homophones. G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . Song Yanshen note toutefois que les noms personnels des descendants de Sima Guang présentaient la caractéristique commune à chaque génération de posséder un même radical ou de commencer par le même type de trait, c’est justement le cas de ≠ ￿ et µ, mais pas de et ∞Û. Song Yanshen, Sima Guang zhuan, Beijing chubanshe, , p. . . S Shi, « Sima Wenzhenggong xingzhuang », in Sima Guang nianpu, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 82 (paginée 82) sur 272

 L’    (-)

Mais Kang était-il le fils biologique de Sima Guang et de son épouse Zhangshi ? Il est difficile de répondre à cette question. Selon Shao Bowen, Sima Guang « n’eut pas de fils et adopta Kang, l’enfant d’un membre de sa famille 1 ». Dans leur biographie de Sima Kang 2, les rédacteurs du Songshi suggèrent le contraire : « même sans le connaître, les passants savaient, simplement en voyant son allure, qu’il était le fils de Sima Guang ». Sous les Qing, Chen Hongmou 3, qui cite le Renpu leiji, note : « vers le milieu de sa vie, Sima Guang n’ayant pas de fils, son épouse lui choisit une concubine 4 ». Mais cela n’établit pas non plus que Kang soit le fils de la concubine. Dans un article publié en , Yan Qizhong 5 mentionne un passage d’un texte de Su Shi, jusqu’alors passé inaperçu : « Sima Kang est le fils du frère aîné de Sima Guang qui, n’ayant pas d’enfant, l’a adopté 6 ». En fait, faute de pouvoir trancher avec certitude, la question reste ouverte.

. Sagesse et gouvernance, une réflexion sur le talent et la vertu Ces années, les premières surtout, on l’a dit, permirent à Sima Guang de clarifier sa pensée et d’en formuler nombre d’éléments. Ce n’était guère un hasard, au len- demain de la chute des réformateurs de l’ère Qingli. Mais si le contenu des textes rédigés alors le plaçait à leurs côtés, il y exposait aussi désormais ses idées propres 7. Une première expression s’en trouve dans une étude sur Lian Po et Lin Xian- gru 8. Comme il l’avait fait pour Mengchangjun et Jia Yi, Sima Guang y prenait le contre-pied de l’opinion commune, qui plaçait Lin Xiangru devant Lian Po 9. L’historiographie de la fin des Royaumes Combattants a retenu le nom de Lin Xiangru pour avoir persuadé, en deux occasions, le puissant royaume de Qin que ses menaces n’effrayaient pas le petit royaume de Zhao, et que celui-ci ne reculerait pas devant Qin. Les deux anecdotes qui évoquent ces faits ont nourri l’imagination

. L’opinion de Shao Bowen, le fils de Shao Yong qui fut un ami de Sima Guang, est a priori crédible. Shao Bowen entretenait des relations amicales avec Kang, de la même génération que lui. Malheureuse- ment, le Shaoshi wenjianlu contient trop d’erreurs et d’approximations pour être réellement fiable. Ainsi lorsque le Shaoshi wenjianlu indique que Sima Kang eut un fils, Zhi, alors qu’il en eut deux, Zhi et Bo ; ou encore que Zhi mourut jeune et sans enfant ce qui aurait mis un terme à la descendance de Sima Guang. . « Sima Kang zhuan », Songshi, ch. , op. cit., t. , p. . . Chen Hongmou (-) dont la famille était originaire du Hunan contribua à la compilation de la chronique générale du Hunan, Hunan tongzhi. Il fait l’objet d’une notice biographique dans Arthur W. H, Eminent Chinese of the Ch’ing Period, Washington : Library of Congress, , réimp. Taibei : Ch’eng wen publishing company, , p. . . Chen Hongmou, Zhuanjia, « zalu ». Cité par Song Yanshen, Sima Guang zhuan, op. cit., p. . . Yan Qizhong, « Sima Kang wei Sima Guang xiong qinzi », Guji zhengli yanjiu xuekan, , no . Cité par Song Yanshen, Sima Guang zhuan, op. cit., p. . . S Shi, « Yu tangxiong sanshou », Xiloutie. . Il écrivit par exemple « Jiquanlun », « Caidelun », « Lian Lin lun », « Hongjun shilun », « Hejian Xianwang zan », « Bu yi bei lin zun yi », « Shuguo yu », ainsi que dix-huit courts jugements historiques, « shiping shibashou ». Voir Zhuanjiaji, op. cit., t. , ch.s  et  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p.  et suiv. . « Lian Lin lun », Zhuanjiaji, op. cit., t. , ch. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 83 (paginée 83) sur 272

L    S G 

populaire, grâce à Sima Qian : il les relate, avec un grand talent narratif, dans les Mémoires historiques. Sima Guang les rappelle en quelques mots dans son texte. Le roi de Qin, le futur Qin Shihuangdi, qui convoitait un jade inestimable, propriété de la maison régnante de Zhao, feignit d’offrir une bande de terre au roi de Zhao en échange de la pierre. Lin Xiangru fut alors chargé de se rendre au Qin pour procéder à l’échange de la pierre contre le titre de propriété. Mais, se rendant compte sur place de la duplicité du roi de Qin, il récupéra la pierre et rentra au Zhao au nez et à la barbe de ses poursuivants. En une autre occasion, lors d’une rencontre diplomatique entre le Qin et le Zhao, le roi de Qin humilia son homologue en l’obligeant à jouer d’un instrument de musique ; c’est alors que Xiangru intervint et obligea sous la menace d’un couteau le roi de Qin à faire de même. Ces deux hauts faits sont censés avoir montré au Qin la détermination du Zhao, différé d’autant son projet d’invasion et justifié la réputation positive de Lin Xian- gru. Sima Guang ne reconnaissait pas cette dernière. Pour lui au contraire, la bonne tenue du Zhao face au Qin avait plus résulté de l’action patiente et efficace du ministre Lian Po en faveur de l’administration et de l’armée, que de spectaculaires coups d’éclat dus au talent naturel de Lin Xiangru 1. Il ajoutait, exemples historiques à l’appui, qu’il eût mieux valu, pour la longévité du Zhao, que Lin Xiangru fît preuve de moins de témérité et eût su accepter les humiliations. Sima Guang reprenait ensuite sous une forme plus théorique l’analyse esquissée à propos de Jia Yi et de Lin Xiangru Dans un essai intitulé Du talent et de la vertu (Jiquan lun 2), il soutenait une idée qui, sous son pinceau, n’était pas neuve : le talent est un don du Ciel, la vertu une aptitude que le talent bien conduit doit permettre d’acquérir. Qu’a-t-on coutume d’appeler un sage ? Ce n’est assurément pas la combinaison du talent et de la vertu, car force est de remarquer que les deux diffèrent. Ce qu’on appelle le talent relève du Ciel, alors que la vertu relève de l’homme. Intelli- gence et stupidité, courage et lâcheté définissent le talent. On ne peut forcer le stupide à devenir intelligent, pas plus que le couard à devenir courageux. Ces quatre éléments occupent des positions constantes qui ne peuvent être changées. C’est la raison pour laquelle on parle de don du Ciel. Bien et mal, insoumission et docilité définissent la vertu. Si un homme renonce au mal en faveur du bien, et s’il change son insoumission en obéissance, qui pourra lui résister ? C’est la raison pour laquelle nous disons que la vertu relève de l’homme. Prenons des exemples concrets. Avec du métal, on peut réaliser une cloche ou un tripode et avec du jade, on peut fabriquer une tablette ou un disque, c’est du ressort des hommes. Mais on ne peut faire une cloche ou un tripode avec du jade, de même qu’on ne peut faire une tablette ou un disque avec du métal ; cela relève du Ciel (c’est- à-dire de leur nature). Le Saint, sheng, s’appuie sur ce qui relève du Ciel et le met en pratique ; ce qui dépend des hommes, il l’enseigne et le réalise. Mais à défaut d’être

. Ibid. . « Caidelun », Zhuanjiaji, op. cit., t. , ch. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 84 (paginée 84) sur 272

 L’    (-)

des Saints supérieurs, les hommes penchent toujours d’un côté. S’ils ont beaucoup de talent, ils vont manquer de vertu ; inversement, s’ils sont riches en vertu, ils vont manquer de talent. Les deux qualités ne pouvant être complètes, mieux vaut renoncer au talent et choisir la vertu. [...] La vertu est comparable à la paume de la main et le talent aux doigts, si la paume manque, les doigts ne peuvent plus servir. Voilà pourquoi si le peuple est un champ et l’État des plants, le talent est la charrue et la vertu, l’engrais. Ne pas faire appel au talent en phase de conquête, c’est labourer sans charrue ; quand bien même on consa- crera tous ses efforts à l’irrigation, rien ne poussera. (Mais d’autre part), se dispenser de la vertu dans la phase de conservation, cela revient à piquer des plants sans leur apporter d’engrais, ils vont bien vite se dessécher 1...

Guang jouait dans ce texte 2 de la polysémie des caractères ji et quan. Le titre peut se traduire par « Le mécanisme et la pesée », ou encore par « Appréhension de la cause initiale des faits et capacité d’évaluation 3 ». Il y défendait l’idée que les sages supérieurs ont la capacité d’appréhender les causes initiales des événements et d’apprécier avec justesse leur importance. Loin d’être contraire aux vertus du bien et du juste, ren et yi, cette double disposition en était plutôt le complément naturel. Le mécanisme, ji, est ce qui permet à une arbalète de lancer des flèches. (S’il est) bien réglé, la cible sera atteinte en son centre, mais un jeu infime (dans le méca- nisme) déviera la flèche de beaucoup. Un « sage supérieur », shengren, se sert d’une manière identique de la « cause initiale », ji. Selon le Yijing : « la cause initiale, c’est le mouvement à peine manifesté ; il précède la manifestation du présage heureux (ou malheureux 4) ». Le Yijing ajoute : « l’homme doué regarde la cause initiale et agit ; il n’attend pas la fin du jour 5 ». Cela signifie que le Saint appréhende avec pré- cision la cause initiale des événements dès leurs prémices et agit en conséquence afin de chasser le malheur et d’amener le bonheur, ou encore d’aller au devant de la

. Ibid. . « Jiquanlun », Zhuanjiaji, op. cit., t. , ch. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Peter K. Bol et Demerie Paula Faitler choisissent dans leur traduction du terme quan de mettre l’accent sur un autre sens de celui-ci, temporaire, provisoire ; ils traduisent respectivement les titres de l’essai de Sima Guang par « On the Spring and the Balance » (or « On the Timely and Irregular Use of Power ») pour Bol et « e Temporary Suspension of Standard » pour Faitler. Peter K. B, « Govern- ment, Society and State : On the Political Visions of Ssu-ma Kuang and Wang An-shih », in Ordering the World, Approaches to State and Society in Sung Dynasty China, University of California Press, , p. . Demerie Paula F, Confucian Historiography and the Tought of Ssu-ma Kuang, PhD diss., University of Michigan , , p. . . Le caractère xiong est un ici un ajout de Sima Guang, il ne figure pas dans le texte original du Yijing. . Yijing, « Xici xia », &, in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p. . « Le maître dit : “Connaître la cause, n’est-ce pas le génie ? L’homme doué monte et s’allie sans employer la flatterie ; il descend et s’allie sans mépris : n’est-ce pas connaître la cause initiale ? Cette cause initiale, c’est le mouvement à peine manifesté ; c’est avant la manifestation du présage heureux. L’homme doué regarde la cause initiale et il agit ; il n’attend pas la fin du jour”. Le Yi dit : “solidité de la pierre ; ne pas attendre au dernier jour ; présage heureux de la perfection. Étant ferme comme la pierre, à quoi bon attendre la fin du jour ? Il est capable de décider et de connaître. L’homme doué connaît ce qui est encore infiniment petit, il connaît ce qui est brillant ; il connaît la douceur malléable et la dureté énergique : c’est l’objet de l’attente de tous les hommes”. » Le Yi : King, trad. Philastre, Paris : Maisonneuve, réimp. , t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 85 (paginée 85) sur 272

L    S G 

bonne fortune et de faire reculer l’adversité. C’est ce qui fait de lui un génie, shen. Un sage supérieur prend garde à ne pas passer outre une cause initiale, et l’on dit en effet : « Soyez diligent et circonspect ; en un ou deux jours peuvent surgir dix mille affaires (ji 1) ».

Le caractère quan désigne une pesée, c’est-à-dire ce qui sert à juger le lourd et le léger. Un sage supérieur utilise sa « faculté d’évaluation », quan, pour comparer l’important et le secondaire, ou discerner l’urgent du non urgent. Si ceci est lourd et cela léger, il laissera cela et prendra ceci ; si ceci est urgent et cela ne l’est pas, il négligera cela et fera ceci. Prendre ou laisser, négliger ou faire, sont inséparables du dao, c’est ce que l’on appelle la « faculté d’appréciation », quan. L’appréciation de la cause initiale, ji, est au point de départ de la vertu d’Humanité, ren ; et la faculté d’évaluation, quan, donne la mesure du sens de la Justice, yi. Mais ne marchent-ils pas à reculons, ceux qui parlent aujourd’hui d’abandonner Humanité et Justice pour pratiquer l’appréciation des causes initiales et la faculté d’appréciation ? Sans la connaissance des causes initiales ou la possession de facultés d’appréciation, impossible de devenir un sage supérieur. Et un sage supérieur n’emploiera pas cette connaissance ou cette faculté si cela ne se justifie pas. De plus, il ne les mettra en pra- tique qu’après avoir examiné avec grand soin tous les aspects du problème. C’est pour cette raison que le peuple et tous les êtres du monde lui accordent leur confiance. Les hommes de peu connaissent l’existence du ji et du quan, mais comme ils s’appro- prient fallacieusement ces termes, ils agissent inconsidérément, en un sens contraire à la raison : voilà pourquoi le bonheur et le succès ne durent pas : bien vite, le malheur et le désordre les rattrapent. De quelle manière l’appréciation de la cause initiale et la faculté d’évaluation se manifestent-elles chez un sage supérieur ? Autrefois, (le tyran) Zhou fit fabriquer des tasses en jade et des baguettes en ivoire, aussitôt Qizi sut qu’il allait mener son royaume à la perte, c’est par là que s’amorçait la tendance au gaspillage et à la luxure. Observer la présence de moucherons en levant les yeux est (le signe d’) un écart insignifiant, mais Confucius s’éloigna car il comprit son incapacité à employer des sages et (que) son âme (était) négligente, (et il sut) que s’il ne partait pas, un grand désastre allait se produire. La manière dont les sages supé- rieurs appréhendent la cause initiale (des événements) n’est-elle pas extraordinaire ? La déposition du roi Taijia par Yi Yin, l’abandon par Weizi des Shang pour les Zhou, ou la punition de Guan et Cai par Zhougong sont autant d’exemples de capacité d’éva- luation. Et pourtant lequel d’entre eux ignorait que déposer son souverain, trahir les siens ou faire exécuter des parents sont des actes contraires au bien ? Mais en toute sincérité, le caractère répréhensible de la destitution de son souverain est léger, com- paré au poids du désastre de la ruine de la dynastie ; les critiques de trahison des siens sont peu de choses, comparées à la continuité du culte de ses ancêtres ; le dédain pour avoir fait châtier des parents, est bien petit en regard des méfaits causés par le ren- versement de la dynastie Zhou. Voilà bien pourquoi dans tous ces cas, ils ont laissé cela et pris ceci [...] 2.

. Shujing, « Gao Yao mo », in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.  ; trad. Couvreur, Les annales de la Chine, Chou King, Paris : Cathasia, réimp. , p. . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 86 (paginée 86) sur 272

 L’    (-)

Sima Guang ne cautionne pas pour autant la révolte contre l’ordre établi.

Seuls les sages supérieurs possèdent une capacité d’analyse qui leur permette d’agir en toute légitimité, les autres sont des imposteurs. Par la suite, les hommes des géné- rations suivantes, aveuglés par un bénéfice de peu, ont déposé et chassé leurs sou- verains ou, soupirant contre le dédain, ont exterminé leurs parents en faveur d’une cause insignifiante. N’est-ce pas une imposture lorsqu’ils déclarent, se comparant à Yi Yin ou à Zhougong : « J’ai utilisé (la connaissance) de la cause initiale et de la faculté d’évaluation ». C’est à partir de là que se sont multipliés ministres séditieux et fils assassins 1.

Le message est clair : seuls les sages disposent de la faculté exceptionnelle de pré- voir l’importance des événements dès leurs premières manifestations ; ce don n’est pas accordé au commun. Le choix des hommes appelés à gouverner est donc cru- cial ; la moindre erreur en ce domaine peut être fatale à une dynastie, voire conduire le pays à la ruine.

. Histoire et gouvernance : l’action en perspective Depuis ses premières lectures et son enthousiasme d’enfant pour le Zuozhuan, la passion de Sima Guang pour l’Histoire ne s’était jamais démentie. L’Histoire, pensait-il, devait être comprise comme un miroir qui mettait la lecture critique du passé au service du présent. Dès ses années de jeunesse, Sima Guang avait consigné des réflexions sur l’histoire ; le but avéré était d’amener ses contemporains, et avant tout le souverain, à réaliser combien la compréhension des faillites de l’ordre passé pouvait contribuer à la préservation de l’ordre présent 2. Les dix-huit petits « jugements historiques » rédigés en  et regroupés sous le titre de Yushu, Écrits impraticables 3, portent pour l’essentiel sur la dynastie des Han et la période pré-impériale. Sima Guang y développe une réflexion sur le problème de l’unité et de la dissolution de l’autorité politique, dans la période qui sépare le début de la dynastie Qin de la fin des Han. Analysant les vertus de « l’homme supé- rieur qui apporte l’ordre dans son temps », il souligne que le choix des responsables de la conduite gouvernementale détermine les résultats obtenus. Les souverains et leurs ministres sont comptables du succès ou de l’échec du maintien d’un ordre poli- tique stable ; ce qui demeure vrai même s’ils ne sont pas des hommes exceptionnels. Pour définir le contenu des valeurs morales du confucianisme, Sima Guang pré- fère la pratique à la notion abstraite de sagesse. Son attitude à l’égard des sages est du reste ambivalente : ils ne peuvent en effet servir de modèle au gouvernement des hommes, car ils représentent des exceptions dans un monde où la succession héré-

. Ibid. . Peter K. B, « Government, Society and State : On the Political Visions of Ssu-ma Kuang and Wang An-shih », in Ordering the World, Approaches to State and Society in Sung Dynasty China, University of California Press, , p. . . « Yushu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 87 (paginée 87) sur 272

L    S G 

ditaire est la norme universelle. Si les sages peuvent servir de modèle, c’est davan- tage par leur capacité à corriger leurs erreurs que par leur infaillibilité. Sur le plan historique, la naissance et la durabilité de l’unité politique dépendent du comporte- ment des gouvernants. Autrement dit, les lettrés doivent partager un but commun : assurer la pérennité de l’État pour garantir le bien-être du peuple 1.

. Voir Peter K. B, « Government, Society and State : On the Political Visions of Ssu-ma Kuang and Wang An-shih », in Ordering the World, Approaches to State and Society in Sung Dynasty China, University of California Press, , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 88 (paginée 88) sur 272 Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 89 (paginée 89) sur 272

À l’ombre de Pang Ji : des marches frontières à la capitale (-)

Pendant quelques années encore, les aléas de la carrière administrative du protec- teur Pang Ji allaient conduire Sima Guang en divers points de l’empire, mais prin- cipalement aux marches frontières. Au e mois de  en effet, une mission d’ins- pection des défenses frontalières le mena dans la boucle du Fleuve Jaune. La région avait été occupée par les Xixia, avant d’être reprise par l’armée Song. Debout sur la muraille en ruine, Sima Guang s’affligea.

La muraille couverte d’herbes printanières Et l’horizon sans fin ; Sur les ormes blancs pointent les samares Et des bourgeons naissent sur les saules, Mais les os des combattants emplissent la rivière, À qui la faute ? Voilà qui invite L’arrivant à retourner son char sans hésiter 1.

 Mission aux marges de l’Empire

À l’automne, il visitait à nouveau les lignes de défense. La saison avait changé, mais le spectacle qui s’offrait à lui n’était guère plus encourageant. Bravant le vent froid et l’air givré, couvert de sable et entouré des cris des rapaces, il s’enfonça dans le désert. Lorsque le coucher de soleil fit place à la nuit, son corps et son cœur, dit-il, se glacèrent. Le paysage désertique le rapprochait des soldats qui se battaient si loin de chez eux : leur courage, leur héroïsme forcèrent son respect 2. Prenant modèle sur Ban Zhao de la dynastie Han, il affichait sa volonté de contribuer à la paix et aider les soldats à réintégrer leurs foyers.

. « Sanyue huiri deng Fengzhou gucheng », in Zhuanjiaji, ch. , op. cit, t. , p. . . « Saishang sishou », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 90 (paginée 90) sur 272

 D      (-)

Sima Guang accompagna souvent aussi Pang Ji en tournée d’inspection sur la ligne de démarcation, à Yan’an. Il se plaisait à souligner les vertus de son supérieur « qui incarnait à merveille les intentions du souverain 1 », et sa fierté de le servir. Dans le royaume Xixia, le pouvoir était toujours aux mains de l’impératrice douairière et du Premier ministre Epang qui, devenu régent après le décès de Yuan Hao, naviguait avec une certaine souplesse entre ses puissants voisins : vassal offi- ciel des Liao, il avait maintenu une paix relative avec les Song. L’imbrication des positions sur le terrain décourageait cependant toute tentative de tracer une déli- mitation précise et stable des territoires : quand l’un des protagonistes était en posi- tion de force, il avançait et occupait l’espace, et inversement. Dans ce contexte de « drôle de guerre », la défaite de Hulidui 2, un incident militaire mineur, fut lourde de conséquences pour Pang Ji et Sima Guang. Au nord du district de Shenmuxian, dans l’actuelle province du Shaanxi, se dres- sait la place forte de Linzhou. Bâtie sur une falaise dominant la rive est de la rivière Quyehe, c’était une base d’appui facile à défendre. De l’autre côté, sur la rive ouest de la rivière, s’étendait une plaine fertile d’une trentaine de kilomètres carrés, tenue au gré des victoires et des défaites par l’un ou l’autre des protagonistes. Responsable militaire de la préfecture de Bingzhou, Pang Ji appliquait la politique d’apaisement du gouvernement en interdisant toute opération au-delà de la rivière. Mais le commandant local, passant outre, fit édifier un fortin sur l’autre rive, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest. Dans le même temps, il envoya un rapport à Pang Ji pour l’informer de son initiative et lui suggérer la construction de deux autres fortins. Avant toute décision et désireux de s’assurer de la validité du plan, Pang chargea Sima Guang de se rendre sur place afin de lui établir un rapport de la situation. Quelques mois plus tard, Guang rapportait les faits 3.

Votre serviteur occupait un poste de chargé d’affaires dans la préfecture militaire de Bingzhou. Le Commissaire à la pacification me transmit un ordre écrit et je partis en mission officielle vers Linzhou. À l’ouest de la rivière Quyehe se trouve une plaine qui, depuis des années, est envahie par les barbares Xia. Votre serviteur interrogea de façon détournée les fonctionnaires en poste sur place (qui déclarèrent :) « Les barbares mènent leurs opérations de ban- ditisme depuis fort longtemps, si l’on invoque la raison avec eux, ils refusent de se retirer, et si l’on en appelle à la force armée, au moindre mouvement cela dégénère en conflit ouvert ; si on les convoque pour fixer une nouvelle frontière, ils refusent

. « Feng he jinglüe Pang Long tu Yanzhoucheng bayong », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. -. . Les faits sont relatés dans deux mémoires de Sima Guang, « Lun Quyehe xi xiu bao zhuang » et « Lun Quyehe xiu bao dier zhuang », in Zhuanjiaji, op. cit., ch. , t. , p. - (Voir également Sima Guang zouyi, p.  et Quan Song wen, t. , p.  et suiv.) ; ainsi que dans le Xu Zizhi tongjian changbian, ch.  (jour Gengchen du e mois de la e année Jiayou) ; et le Songshi, op. cit., « Guo En zhuan », ch. , t. , p.  et suiv. . « Lun Quyehe xi xiu bao zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Sima Guang zouyi, p.  et Quan Song wen, op. cit., t. , p.  et suiv. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 91 (paginée 91) sur 272

L    S G 

avec arrogance de venir 1. Au printemps ils labourent, en automne ils récoltent et ainsi sans fin. Comment régler cette affaire de manière à regagner la terre envahie sans combattre ? » Un fonctionnaire local me dit : « La muraille ouest du district est proche de la rivière Quyehe. Les barbares peuvent cultiver les champs à leur gré car aucune redoute n’in- terdit leurs patrouilles de reconnaissance sur les cinquante à soixante li entre la rivière et la frontière ; souvent leurs cavaliers viennent jusqu’au pied de nos remparts ou les contournent par l’est sans que nul ne le sache. L’an dernier, j’ai fait bâtir un fortin pour régler le problème de leurs patrouilles de reconnaissance ; parallèlement, j’ai informé le commissaire à la pacification et lui ai demandé (la permission) d’ajouter deux autres fortifications plus à l’ouest. Depuis le printemps de cette année, les cavaliers barbares s’étant rassemblés en nombre sur la rive ouest de la rivière, le Commissaire a ordonné d’attendre leur retrait, puis de présenter une nouvelle requête. Aujourd’hui, la grande majorité des barbares s’est retirée et il n’y a plus un seul homme ni un seul cavalier sur les quelques dizaines de li qui séparent à l’ouest les défenses de la pré- fecture de Dahengshui. Profitons de cette occasion et édifions en hâte deux postes avancés à une vingtaine de li vers l’ouest. Leur construction ne devant pas excéder une dizaine de jours, lorsque les barbares se seront de nouveau rassemblés, les for- tins seront prêts à les recevoir et les barbares ne seront plus en mesure de les détruire. Si l’on procède ainsi, Linzhou sera à tout jamais débarrassé du souci des invasions, nos soldats en déplacement auront un gîte où dormir et manger, et les barbares ne pourront plus cultiver les terres qu’ils occupaient. »

Rallié à l’opinion du commandant local, Sima Guang adressa à son protecteur un rapport favorable à la construction des deux fortins supplémentaires. Pang Ji donna son accord, et, pour gagner du temps ou par crainte d’un refus de la cour, ordonna leur mise en chantier sans attendre l’autorisation officielle. Il appelait en même temps les responsables du projet à la plus extrême prudence. Mais il fut pris de vitesse : à peine l’ordre était-il parvenu à ses destinataires que les Xixia avaient déjà, une fois de plus, regroupé leurs forces.

Le  du e mois, les officiers des forces locales accompagnés d’environ un millier d’hommes sortirent de nuit des portes de la ville et se dirigèrent tout droit vers Quyehe. À l’avant, ils n’étaient précédés d’aucune patrouille de reconnaissance, à l’ar- rière ils n’avaient mené aucune action concertée, au centre, ils ne tenaient pas leurs rangs et ripaillaient, sans être en rien prêts à combattre. Comment, dans de telles conditions, ne pas être vaincu au premier contact avec l’ennemi ?

Lorsque le détachement chinois se trouva au contact des Xixia, l’initiateur du pro- jet jugea prudent de rebrousser chemin ; mais un autre commandant, vainqueur d’une petite escarmouche, engagea la poursuite et s’enfonça en territoire Xixia.

. « Lun Quyehe xi xiu bao zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Sima Guang zouyi, p.  et Quan Song wen, op. cit., t. , p.  et suiv. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 92 (paginée 92) sur 272

 D      (-)

À l’aube suivante, il était trop tard pour faire demi-tour, et le détachement chinois, encerclé de toutes parts, fut décimé 1. La nouvelle du désastre stupéfia la Cour. Aussitôt, un censeur fut envoyé sur place. Dès son arrivée, avant même de connaître les faits, il releva Pang Ji de ses fonc- tions, exigeant la communication de toutes les pièces du dossier. Pang avait traversé tant d’épreuves que son sort personnel ne le préoccupait plus guère : à soixante-dix ans passés, il songeait depuis un moment à se retirer de la vie publique. Mais, sou- cieux de protéger Sima Guang, il décida d’assumer seul la responsabilité de l’affaire, dissimulant tous les documents et correspondances échangés avec ce dernier 2. Le censeur eut vent de la dissimulation. Pang fut inculpé sous un double chef : « décision unilatérale de construction de fortins conduisant à un désastre mili- taire, et dissimulation de documents administratifs 3 ». La sanction fut immédiate, sous forme d’une mutation au poste de Gouverneur de la préfecture de Qingzhou, dans l’actuel ; le commandant à l’origine du projet, chassé de la fonction publique, fut déporté. Certains proposèrent d’inculper aussi Sima Guang ; mais Pang Ji réussit à le main- tenir hors de cause. Au e mois de , Sima fut rappelé à la capitale comme Érudit de la Cour des cérémonies impériales, taichang boshi, exerçant conjointement la fonction d’Employé du service sud du bureau de sélection des fonctionnaires, libu nancao 4. Ces emplois étaient sans responsabilité particulière ; ils consistaient sur- tout à transmettre les ordres de nomination des fonctionnaires et à les archiver...

. Le bilan fut désastreux : cinq officiers et  soldats tués et une grande quantité de matériel abandonnée sur place. Songshi, op. cit., « Guo En zhuan », ch. , t. , p.  et suiv. . « Taizi Taibao Panggong muzhiming », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Su Shi en donna une version proche dans sa notice biographique : « Lorsque Zhao Yuanhao accepta de s’inféoder, la population du Hedong était dans une extrême pauvreté, les fonction- naires souffraient de devoir payer le grain à un prix élevé et le peuple était épuisé d’avoir à le transporter de loin. Or, il y avait de bonnes terres à l’ouest de la rivière Quyehe dans la préfecture de Linzhou, elles se situaient à la limite du territoire des Xia, mais sans que la frontière ait été établie clairement. Les barbares cultivaient indûment ces terres, ils étaient en outre en bonne position pour espionner Linzhou et inquié- ter la région du Hedong. Le duc Ying (Pang Ji) donna alors ordre à Sima Guang d’aller se rendre compte sur place. Sima Guang approuva l’idée de Wu Kan, le gouverneur de Linzhou, et déclara qu’il conve- nait de profiter du moment où les barbares se retiraient pour construire deux fortins sur la rive ouest ; ceux-ci les empêcheraient de cultiver, et serviraient de poste d’observation. Il convenait ensuite d’engager des paysans capables de travailler les terres vides de Linzhou, et de les exempter d’impôt et de corvées ; ceux qui se montreraient habiles à mettre en valeur les terres de Quyehe seraient exemptés de manière permanente. En procédant ainsi, les paysans seront certainement nombreux, et même si les fonction- naires n’y gagnent rien, le prix d’achat du grain baissera, ce qui permettra de résoudre progressivement le problème du Hedong. Le duc Ying fit procéder au transfert comme le suggérait Sima Guang, mais le courage de l’officier Guo En frisait l’inconscience : la nuit du  du e mois, en état d’ébriété, il entraîna plus de mille hommes de l’autre côté de la rivière. À ce moment là, les troupes barbares étaient déjà de nouveau rassemblées. (Guo) N’ayant prévu aucune disposition, il fut tué au premier affrontement. Les critiques imputèrent la faute au duc Yinggong, qui fut démis de son poste de commissaire militaire et muté à Qingzhou ». S Shi, « Sima Wenzhenggong xingzhuang », in Sima Guang nianpu, op. cit., p. . . « Taizi Taibao Panggong muzhiming », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Ces fonctions se situaient au e degré de la grille des fonctionnaires. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 93 (paginée 93) sur 272

L    S G 

Ainsi mis à l’écart, Sima Guang comprit à son retour à la capitale qu’on avait imputé l’origine du désastre au plan de construction des fortins, et la responsabilité princi- pale de ce plan à son protecteur. Seul protagoniste de l’affaire à n’avoir été ni com- promis ni sanctionné, il fut atterré, se considérant pour le moins co-responsable du désastre, Chaque fois qu’il croisait une personnalité de la Cour, dit-il, il se précipi- tait sur elle pour lui exposer en détail les empiètements des barbares et justifier le plan de construction des places fortes avancées. La défaite ne résulte en aucun cas de l’idée de construire deux fortins, mais seule- ment de ce que des officiers ont sous-estimé l’ennemi et se sont jetés la tête la première dans le piège qui leur était tendu 1. Vaine tentative :

Parmi les personnes qui écoutent mes explications, il y a ceux qui rejettent en bloc mes arguments et ne me laissent pas parler, et ceux qui font mine de m’approuver mais qui se moquent de moi en leur for intérieur. J’ai parlé ainsi à une foule de gens, mais il n’en est pratiquement pas un qui m’ait cru. Voilà pourquoi désormais je me tais et n’ose plus aborder le sujet 2.

Sima Guang témoigna de son désarroi persistant dans une lettre adressée à un autre des protagonistes, lui aussi sanctionné :

Après la déroute de Huili, je vous ai écrit pour vous dire que si la Cour n’attribuait pas la défaite à la construction des fortins, aucun de nous ne devrait être inquiété, et que dans le cas contraire, la responsabilité ne pourrait vous incomber entièrement. Or aujourd’hui, vous avez tous été sanctionnés, et moi seul blanchi, comme si je vous avais vendu pour me sauver. Ma honte est indicible au point de me sentir dorénavant indigne de prendre rang parmi les hommes 3.

La sensation qu’une lourde pierre lui écrasait la poitrine, Sima Guang perdit, assure-t-il, l’appétit et le sommeil 4. Il sollicita son inculpation 5 ; puis, ne recevant aucune réponse, il rédigea un second mémoire 6, sans plus de succès. Il insista, et se rendit au Secrétariat impérial et au Commissariat aux affaires militaires, afin d’y rencontrer les ministres concernés et réclamer sa mise en cause, en pure perte. Ses proches le dissuadèrent d’adresser une nouvelle requête au trône : « (en agissant ainsi), c’est comme si, sentant que la Cour n’a nulle intention de vous poursuivre, vous demandiez votre inculpation pour gagner une bonne réputation ». Ne sachant plus que faire, Guang garda le silence ; il ne cessait toutefois, dit-il, de repenser à l’affaire.

. Ibid. . Ibid. . « Yu Xia Bicheng shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Ibid. . « Lun Quyehe xi xiu bao dier zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Sima Guang zouyi, p.  et Quan Song wen, op. cit., t. , p.  et suiv. . « Lun Quyehe xi xiu bao dier zhuang », Zhuanjiaji, op. cit., ch. , t. , p.  ; également Sima Guang zouyi, p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p.  et suiv. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 94 (paginée 94) sur 272

 D      (-)

Désormais, j’entre et sors de la Cour un sourire crispé sur le visage. Face au regard d’autrui, j’éprouve une telle impression de honte que je n’ose pas même relever la tête 1. Depuis que j’ai quitté Linzhou l’été dernier pour rentrer à la capitale, j’ai rassemblé tout ce que j’ai entendu sur l’affaire. Il en ressort que seuls cinq projets ont été sou- mis à Pang Ji. Le pire était de laisser (les Xia) poursuivre leur implantation agricole sans chercher à les en empêcher (propos unanimes de personnes aux connaissances superficielles qui veulaient garantir leur tranquillité personnelle 2) ; le second projet était de les attaquer et de s’en remettre au sort des armes (propos de va-t-en guerre irréfléchis) ; le troisième, d’attirer leurs agriculteurs pour les déplacer de force à l’in- térieur du pays, et ainsi de les effrayer assez pour qu’ils ne reviennent plus (c’était le projet de Chen Huaishun) ; le quatrième, d’interdire tout commerce, et mesurent ainsi que leurs gains agricoles ne compensaient pas leurs pertes commerciales, et renoncent d’eux-mêmes (le projet que je défendais en compagnie de Xing Sheren) ; le cinquième et dernier projet consistait à profiter de la morte saison pour construire des fortins qui les empêcheraient d’accéder aux terres tout en servant de postes d’ob- servation (c’était le projet défendu par Wu Kan, vous et moi). Pang Ji utilisa deux projets et en rejeta trois (attirer leurs agriculteurs, s’en remettre au sort des armes, ne rien faire). Lorsque j’y repense aujourd’hui, je comprends que le projet le plus mauvais était en réalité le meilleur calcul. Inutile de dire combien il est difficile de connaître les choses par avance 3.

Abandonner la plaine à l’ouest de la rivière Quyehe aux Xixia était « une politique stupide et à courte vue, dont le seul but était de s’assurer une tranquillité person- nelle 4 » ; mais Sima Guang, qui ne cachait pas son amertume dans cette lettre privée à Xia Qi, n’était sans doute pas loin de penser qu’en fin de compte cela eût mieux valu pour tous les protagonistes. Y compris, au détriment des intérêts du pays :

Hélas, depuis bien longtemps les hommes chargés de la défense des frontières en sont réduits à ménager leur tranquillité. Si aujourd’hui, la tentative de bâtir un fortin sur un territoire chinois fait dire qu’elle a provoqué un désastre humain et conduit à la condamnation du Commandant en chef, alors nous pouvons imaginer l’attitude de son successeur et combien cela ne fera qu’accroître le mépris des barbares envers les Chinois 5.

Cette chaîne d’événements malheureux qui suivirent la défaite de Linzhou ren- força encore les liens d’amitié fidèle et de respect entre Pang Ji et Guang. Quelques années plus tard, ce dernier, ouvrant le recueil des écrits de Pang Ji 6, ne pourra

. « Yu Xia Bicheng bie zhi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . Les notes en petits caractères sont des commentaires de Sima Guang lui-même. . « Yu Xia Bicheng bie zhi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . Ibid. en note. . Ibid. . Il s’agit du Qingfengji, recueil qui rassemble les écrits de Pang Ji. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 95 (paginée 95) sur 272

L    S G 

s’empêcher de verser des larmes à la lecture des poèmes et des lettres échangés dans ces circonstances 1.

 Sur la piété filiale

Épargné sur le fond, Sima Guang fut muté en  à la Cour des cérémonies impériales, ce qui ne pouvait être considéré comme une promotion. Mais ce n’était pas davantage une sanction. La fonction d’Érudit de la Cour des cérémonies donnait accès à la bibliothèque impériale, où il découvrit le moyen de poursuivre son propos. Il y remarqua en effet un exemplaire du Classique de la Piété filiale dans une version en caractères antiques, le Guwen xiaojing. Le texte avait fait l’objet d’une cinquantaine de com- mentaires différents, mais seules trois recensions subsistaient dans la bibliothèque : le commentaire de Zheng Xuan, de la fin des Han orientaux, celui de l’empereur Xuanzong des Tang, et un Xiaojing « en caractères anciens » qui n’avait fait l’objet d’aucune annotation. Sima Guang décida d’utiliser cette lacune 2.

Le sens des Classiques du Saint est si profond et riche qu’une seule personne ne peut détenir la vérité. Voilà pourquoi, dans les siècles passés, on conservait les propos de cent écoles pour que les hommes éclairés puissent choisir. Par ce moyen, on élar- gissait le champ de la pensée et de la réflexion et l’on approfondissait les méthodes d’étude des Classiques. Bien que votre serviteur se sente tout à fait incapable de dépasser la pensée des Anciens ou de pénétrer le domaine des Saints de l’antiquité, je me suis permis de recopier la graphie ancienne en style lishu et d’y adjoindre mon avis personnel chaque fois que j’ai cru découvrir quelque chose. J’ai cité les gloses issues de la recension en graphie moderne, et les ai développées quand elles étaient incomplètes ; je les ai modifiées ou écartées quand elles ne convenaient pas. Il a pu arriver aussi que je sois incapable de savoir si ceci était exact et cela erroné, mais dans ce cas, il restait le recours au texte du Classique lui-même. La flèche décochée par une personne seule ne vaut pas celles qui sont décochées par une multitude car elles seront toujours plus nombreuses à atteindre la cible 3.

. « Du Yinggong Qingfengji sishou », Zhuanjiaji, op. cit., ch. , t. , p. . À la mort de Pang Ji en , Sima Guang se chargea lui-même de rédiger sa stèle commémorative. Il y rappelait la contribu- tion de Pang Ji et relatait dans un long plaidoyer en faveur de son protecteur le détail des événements de Linzhou (« Taizi Taibao Panggong muzhiming », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. ). Sima Guang recueillit également l’épouse de Pang Ji et lui témoigna le même respect qu’à sa mère ; il traita les enfants de Pang Ji comme ses frères et leur apporta aide et protection. L’amitié et le respect qui unissaient Sima Guang et Pang Ji allaient bien au delà des liens traditionnels entre un protecteur et son protégé. « He Shipinggong jian ji » ; « Xie Shipinggong yi jinshi yiquan cishi », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. -. . Il s’agit du Guwen xiaojing zhijie. . « Guwen Xiaojing zhijie xu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 96 (paginée 96) sur 272

 D      (-)

La piété filiale est à la base des sentiments humains et des relations sociales et constitue « l’incarnation vivante de ce que les Chinois ont de plus sacré 1 ». Elle est une exigence intérieure du lettré, et en ce sens inséparable de sa manifestation extérieure, la loyauté au souverain, zhong, dont la remontrance est l’un des modes d’expression. Votre serviteur a entendu dire que, dans la vertu du Saint, il n’est rien de plus élevé que la piété filiale. Elle est comme la source des rivières et des fleuves et la racine des herbes et des arbres. Lorsque la source est lointaine, le débit du fleuve est important ; de même, lorsque la racine est solide, le feuillage de l’arbre est florissant. Voilà pour- quoi, de l’antiquité à nos jours, les fonctionnaires se sont multipliés entre les quatre mers, mais il n’en est pas un seul dont l’action et l’œuvre se soient propagées sans que sa piété filiale n’ait resplendi d’abord 2. Ainsi, tout en témoignant de sa loyauté envers son souverain, Sima Guang rap- pelait ce dernier à ses propres devoirs de piété filiale, c’est-à-dire de fidélité à l’œuvre des ancêtres fondateurs de la dynastie. Il lui rappelait aussi, de manière à peine voi- lée, ses devoirs de justice envers les personnes condamnées à tort (i.e. Pang Ji et les autres protagonistes de l’affaire de Linzhou) : Le Classique (de la piété filiale) dit : « Celui dont l’amour et le respect seront entiè- rement dédiés au service de ses parents, et qui saura étendre et communiquer cette conduite vertueuse à l’ensemble de son peuple, deviendra un modèle pour le monde 3 ». Votre Majesté, vous avez reçu vos dons du Ciel et aspirez à l’idéal de l’amour et du respect filial. Pensez que l’administration est celle de votre ancêtre, le fondateur de la dynastie, et vous ne pourrez alors à votre gré choisir un fonctionnaire qui ne soit à sa place ; (pensez que) les réserves (accumulées dans) le palais et l’empire sont celles de votre ancêtre, et vous vous interdirez de récompenser ceux qui ne le méritent pas ; (pensez enfin que) les lois et règlements sont ceux de votre ancêtre, et vous ne pourrez punir ceux qui ne sont pas coupables. Réfléchissez à tout cela avec attention et sérieux, et portez sur vous-même un regard critique plus dur. Si vous agissez ainsi, alors vous ne manquerez ni de réussir ce que vous entreprenez ni d’obtenir ce que vous recherchez. L’éclat de votre nom glorieux resplendira comme le soleil et la lune, et les fondements de votre œuvre seront aussi solides que le mont Taishan 4. Au cours du e mois de , Guang soumit son travail à l’empereur 5. C’est aussi de cette période que l’un de ses biographes, Gu Donggao, date la composition de

. F. J, Zhong Yong, La Régulation à usage ordinaire, Paris : Imprimerie nationale, , p. . . « Jin Guwen Xiaojing zhijie xu biao », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Xiaojing, « Tianzi zhang die », in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p. . . « Jin Guwen Xiaojing zhijie xu biao », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Ma Luan et le Xu Zizhi tongjian changbian datent l’événement du e mois de la ère année de l’ère Zhihe (), mais comme le remarque Gu Donggao, à cette date, Sima Guang était encore en poste à Bingzhou, loin de la Cour et de la bibliothèque impériale. Gu Donggao date la présentation à l’empereur du e mois de la e année de l’ère Jiayou (), date à laquelle Sima Guang avait des « fonctions littéraires Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 97 (paginée 97) sur 272

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plusieurs essais politiques. Dans le premier, intitulé Propos sur le mérite et la gloire , Gongminglun, Sima Guang énumère les critères distinctifs d’un bon ministre.

Quels sont, depuis l’antiquité, les ministres méritants ? Je considère humblement que jamais aucun ministre n’a de mérite, seul le souverain en a. Pourquoi dis-je cela ? Sur la terre il y a de l’herbe et des arbres, mais si le Ciel ne leur apporte ni eau ni rosée, ils ne pourront pas croître. La lune est lumineuse, mais si le soleil ne l’éclaire pas de ses rayons, elle ne pourra pas luire. Si un subordonné a un projet politique, il ne pourra le réaliser, sauf si le souverain lui accorde sa confiance et lui en confère la responsabilité. C’est une loi de la nature, ziran zhi dao 1.

Si en majorité, les sages en mesure d’accomplir de grands desseins n’ont pu les réaliser, c’est en raison de l’aveuglement de leur souverain. Dans l’antiquité, une grande principauté n’excédait pas cent li, et une petite en couvrait deux fois moins. Pourtant leurs souverains étaient assistés de ministres sages ; les plus grands devinrent rois, les plus petits hégémons, et dans le pire des cas, ils maintinrent leur lignée et la transmirent sur plusieurs générations. Si l’on observe la situation de ce point de vue, peut-il exister dans le monde un seul État dépourvu d’administrateurs ?

Il n’est qu’une chose à craindre : que les souverains ne sachent pas les distinguer, qu’ils les emploient sans constance ou qu’ils ne leur accordent pas entièrement leur confiance. S’il en est ainsi, un subordonné, même talentueux et intelligent, ne pourra agir. S’il est fidèle et digne de confiance, il n’osera pas déployer ses forces. Si au-dessus de lui, le souverain n’est qu’une source de tourments et de soucis, plus il cherchera l’ordre et plus le désordre sera important, plus il souhaitera la paix et plus le danger sera grand, plus il cherchera la gloire et plus la honte sera profonde. Si un souverain dispose de sages mais est incapable de les reconnaître, c’est comme s’il n’en disposait pas ; s’il les reconnaît, mais est inapte à les employer, c’est comme s’il était incapable de les reconnaître ; s’il les emploie mais ne peut leur accorder une confiance totale, c’est comme s’il ne les employait pas. Ne pas employer d’hommes sages et rechercher l’éclat de son œuvre ou la pureté de sa gloire est une chose difficile 2.

Sima Guang développait ensuite, exemples historiques à l’appui, les deux pre- miers points : la nécessité d’identifier les hommes sages, et celle de les employer. Il insista beaucoup plus encore sur le troisième, « accorder aux sages une confiance totale », auquel il consacrait près des trois-quarts de son texte. Pour lui, on ne devait pas mêler, dans un gouvernement, des hommes fourbes ou corrompus aux hommes sages et loyaux ; et moins encore les placer sur un même plan en leur accordant une considération identique.

et historiques » (Voir « Jin Guwen Xiaojing zhijie xu biao », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. ). Gu Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . « Gong ming lun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . « Gong ming lun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 98 (paginée 98) sur 272

 D      (-)

Ce serait comme intégrer une rosse dans un attelage d’excellents coursiers, on ne pourra jamais faire qu’ils marchent d’un même pas ; ou comme intercaler aux semailles de bonnes et de mauvaises graines, on ne peut espérer qu’elles vont croître de la même manière et donner une bonne récolte. C’est la raison pour laquelle un souverain qui emploierait au gouvernement des hommes sages et talentueux, mais laisserait parmi eux des hommes de peu, ne peut espérer qu’ils seront capables de cohabiter pour appliquer une même politique. [...] Qu’un souverain ne sache pas identifier les sages est une chose, mais comment, les ayant reconnus, peut-il leur confier la conduite du gouvernement et continuer à dou- ter d’eux? Les ministres droits et loyaux qui appliquent leur programme ne pourront qu’être les ennemis mortels des hommes douteux et malfaisants. Ce n’est pas un plai- sir pour eux de les détester, mais s’ils ne les détestaient pas, le souverain ne serait pas respecté, le pays ne serait pas gouverné et le succès ne pourrait être assuré. Si un homme seul est, jour après jour, la cible de la haine des malfaisants et se voit dénigrer en audience devant le souverain alors que celui-ci, incapable de prendre position, écoute et accepte d’une égale manière les deux opinions, comment les ministres droits et loyaux pourraient-ils ne pas être menacés ? Un souverain ne peut aimer l’idée de mourir sans agir, car il sait que s’il décède sans avoir assuré son œuvre, les hommes douteux et malfaisants seront encore plus ter- ribles, les hommes bons et loyaux vivront dans une crainte plus grande, les affaires gouvernementales seront dans un plus grand désordre et le pays dans un plus grand danger. [...] Voilà ce que l’on entend par la phrase : « employer des sages sans leur accorder une confiance absolue équivaut à ne pas les employer ». Un souverain éclairé n’agit pas ainsi ; il fait activement rechercher les plus grands sages de l’empire, puis sans attendre il leur octroie des fonctions et leur accorde une confiance totale. Il leur confie alors le sort du pays et celui de son peuple. Même les proches parents du souverain ne doivent pas être en mesure de les évincer ; pas plus que les plus grands nobles ne doivent pouvoir s’opposer à leur action ou que les courtisans ne doivent pouvoir s’immiscer dans leurs affaires. (Le souverain et ses sages) doivent être aussi soudés que la colle et le vernis, sans interstice visible. S’il en est ainsi, les sages pourront donner toute la mesure de leur talent et de leur sincérité sans craindre les propos des mécontents malfaisants, ni les agissements des jaloux ; le souverain se contentera de pratiquer le « non-agir », il recevra les bien- faits de leurs mérites et en retirera une immense gloire. Dans l’antiquité, les saints empereurs et rois éclairés qui, ayant suivi cette voie, ont vécu glorieusement entre les quatre mers, fait progresser l’éducation de tous les êtres, et dont le mérite égala celui du Ciel et de la Terre et la renommée celle du soleil et de la lune, sont si nombreux qu’il n’est pas besoin de les citer pour le savoir. Je me contenterai, si vous le permettez, de parler de cas plus récents dont la Voie fut inférieure 1. Cinq exemples historiques appuyaient le propos : le Duc Huan de Qi et son ministre Guan Zhong, l’empereur Gaozu des Han et ses ministres Chen Ping et Han Xin, et son conseiller , et même le barbare Fu Yonggu du royaume des Qin antérieurs et son ministre chinois Wang Jinglüe. Ces cas consti- tuaient, aux yeux de Sima Guang, des précédents indiscutables : autant de souve-

. « Gong ming lun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 99 (paginée 99) sur 272

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rains qui, sans être des parangons de toutes les perfections, avaient su reconnaître les sages et leur accorder une confiance sans faille, y compris contre l’avis de leurs proches.

Aujourd’hui, si nous observons ces cinq ministres, (force est de constater qu’)ils furent des hommes aux talents éminents. Mais si, à l’époque, aucun des quatre sou- verains ne les avait identifiés, ne les avait employés avec détermination ou soutenus avec fermeté, alors Guan Zhong aurait été réduit en bouillie à la Cour de Qi, Chen Ping aurait vécu misérable à Huyong, Han Xin serait mort de faim à Huaiyin, Zhuge Kongming serait mort de vieillesse à Longzhong, et Wang Jinglue serait mort à Hua- shan. Leurs noms auraient été irrémédiablement enterrés. Comment auraient-ils pu faire resplendir leurs immenses mérites auprès des générations futures ? C’est pourquoi le « Da ya » (du Shijing) dit : « (les habitants de Xu) se réunissent et se donnent à lui ; tout le mérite en revient au Fils du Ciel 1 ». Le duc Ping de Jin interrogea Shu Xiang : « L’hégémonie du duc Huang de Qi était-elle le fruit de la force du souverain ? Ou de celle de ses ministres ? » Shu Xiang répondit : « Guan Zhong était habile à découper l’étoffe, Xian Peng était habile à la couture, et Bin Xuwu pour faire les bordures, le duc Huan connaissait l’habillement, et c’est tout : on peut donc affirmer que tout reposait sur la force des ministres ». Shi Guang dit alors : « Guan Zhong était habile à couper (la viande), Xian Peng s’y entendait pour la cuire et Bin Xuwu pour l’assaisonner ; lorsque la soupe fut prête, ils montèrent la présenter au duc, mais celui-ci refusa de manger. Qui aurait pu l’y forcer ? C’est pourquoi on peut affirmer que tout repose sur la force du souverain ». Le marquis Wen de Wei envoya le général Le Yang attaquer le Zhongshan. Il s’en empara au bout de trois ans. À son retour, comme il discutait de son mérite, le mar- quis Wen lui montra un panier plein de lettres de critiques. Le Yang s’inclina deux fois puis se prosterna et dit : « cette affaire n’illustre pas le mérite de votre subordonné, mais la force du souverain ». De ces propos, nous pouvons déduire qu’un ministre (seul) est incapable d’avoir du mérite. Et que tous ceux qui en ont eu le doivent d’abord au mérite de leur souverain 2.

Texte à double sens : faisant l’apologie du rôle de l’empereur, Sima Guang émet aussi une critique indirecte. Car soit il se montre incapable de confier des responsa- bilités à des sages, soit, s’il se décide à les employer, il ne se résout pas à leur accorder toute sa confiance 3. De fait, depuis la fondation de la dynastie, les empereurs Song s’étaient efforcés d’imposer à leurs hauts fonctionnaires des contraintes sévères, en particulier dans le cas des fonctionnaires civils détenteurs d’un pouvoir militaire : Sima Guang jugeait lourdes les conséquences de cette méfiance excessive. Rédigé à la même date, le deuxième essai, De la connaissance des hommes , Zhi- renlun, complétait le premier 4. Il analysait deux points : la délégation du pouvoir

. Shijing, « Da ya », Changwu, in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.  ; trad. Couvreur, Cheu King, op. cit., p. . . « Gong ming lun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Tout au long de son essai, Sima Guang conservait certainement présent à l’esprit l’épisode de Linz- hou. . « Zhirenlun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 100 (paginée 100) sur 272

 D      (-)

et le choix judicieux des hommes. En préambule, Guang rappelait le principe de la division du travail.

Contrôler le bon exercice des périodes de deuil, veiller au respect d’un maintien correct, différencier le niveau des offrandes et des sacrifices, connaître le détail du nombre de vases sacrificiels, c’est la tâche du responsable du temple des ancêtres. Examiner les sons clairs et sales, distinguer le faux du juste, harmoniser les notes de la gamme, étudier la forme des compositions, c’est la tâche du maître de musique. Entraîner les officiers et les soldats, vérifier le bon fonctionnement des armes, sortir vainqueur des combats et emporter les assauts, c’est la tâche du général en chef. Avoir une connaissance claire des lois et règlements, examiner avec soin les prisons et les procédures judiciaires, interdire les empiètements des puissants, punir les actes scélérats, c’est la tâche des fonctionnaires. Rendre florissants habillement et nourriture, développer les richesses matérielles, faire circuler les biens selon les besoins, et libérer ce qui est engorgé, c’est la tâche des services et des guildes. Faciliter le transport maritime et terrestre, améliorer les outils, conserver les mesures et interdire l’artisanat licencieux, c’est la tâche des maîtres artisans. Examiner les carapaces de tortues, supputer autour des souffles fastes et néfastes, connaître les bons et les mauvais augures, et distinguer les bonnes fortunes des mau- vaises, c’est la tâche du Grand devin. Conserver avec soin ce qui est enfermé, s’inquiéter de ce qui doit sortir, tenir en ordre les registres et les comptes et maîtriser les techniques de comptabilité, c’est la tâche des maîtres intendants. Choisir des sages et les promouvoir, évaluer les compétences et les utiliser, récom- penser le mérite et les succès et punir les fonctionnaires en situation d’échec, c’est la tâche du Souverain.

Corollaire de cette division du travail, l’indispensable délégation de pouvoir :

L’immensité de l’empire, la multitude de ses habitants, et la multiplicité des affaires, voilà tout ce dont le souverain doit s’occuper en même temps. Alors, bien sûr, face à une telle tâche, la force, l’intelligence, la vue et l’ouïe d’une seule personne ne sauraient réaliser que peu de choses et en laisser beaucoup de côté. C’est la raison pour laquelle un souverain éclairé choisit des assistants pour débattre des fonctionnaires civils et militaires. Le débat sur les fonctionnaires civils et militaires servira à mettre au pas la masse des clercs, la mise au pas de la masse des clercs apportera la concorde dans le peuple ; ainsi l’intervention du pouvoir diminuera et pourtant rien ne sera laissé à l’abandon [...]. [...] Rien n’est plus important pour un souverain que de connaître les hommes. Autre- fois, Shun ne drainait pas les cent cours d’eau aussi bien que Yu, il ne semait pas les cent grains aussi bien que Ji, ne dispensait pas les cinq enseignements aussi bien que Qi, ne jugeait pas des cinq châtiments aussi bien que Gao Yao, ne dirigeait pas les cent artisans aussi bien Chui, ne gouvernait pas les monts et les lacs aussi bien que Yi, n’administrait pas les rites aussi bien que Boyi, ne comprenait pas la musique aussi bien que Kui, mais celui qui possédait la connaissance de base de ces huit domaines, et qui savait connaître les hommes et les employer, c’était Shun. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 101 (paginée 101) sur 272

L    S G 

À l’image des rayons pour une roue, des poutres pour une maison ou du cœur pour un être humain, les saints utilisent les autres et en reçoivent le mérite en retour. L’œuvre d’un empereur souverain est si belle et si grande qu’elle est impossible à décrire 1. S’appuyant une fois de plus sur des précédents historiques, Sima Guang invo- quait les figures des ducs Huangong de Qi et Linggong de Wei, et de l’empereur Wenxuandi des Qi du nord. « Souverains corrompus et tyranniques », ils n’avaient pourtant pas été renversés, car ils avaient su reconnaître les sages et les utiliser. Mais « combien le résultat aurait été meilleur si un souverain sage et éclairé avait fait appel à des sages et su les employer 2 ». Il n’abordait par contre qu’en conclusion, et assez sommairement, le pro- blème pratique que soulevait l’interrogation de départ : comment un souverain différencie-t-il un homme de bien d’un homme de peu ?

Confucius a dit : « d’un homme, observe la manière d’agir, examine les motivations, vois où il trouve son bonheur. N’est-ce pas un moyen sûr de le connaître 3 ?» Li Ke a dit : « dans sa vie privée, observe ses fréquentations, s’il est riche, observe les bénéficiaires de ses dons, s’il est éminent, observe ceux qu’il recommande ; s’il est dans une position humble, observe ce qu’il s’abstient de faire ; s’il est pauvre, observe ce qu’il s’abstient de prendre ». Ces propos sont aussi des techniques de connaissance des hommes, mais un Souverain n’a nul besoin de se livrer à un examen approfondi 4. En , Sima Guang reçut de l’avancement : il fut nommé Juge à la capitale, tuiguan, poste qui le faisait accéder au e degré de la hiérarchie mandarinale. Mais comment accepter une promotion alors qu’aucun de ses collègues de l’affaire de Linzhou n’avait été réhabilité ? Il refusa le poste, et demanda même, au nom de la piété filiale, à quitter la capitale pour être muté dans une préfecture ou un district proche de son village natal 5.

Votre serviteur est originaire du district de Xiaxian dépendant de Shaanzhou ; là se trouvent à la fois ma famille et le tombeau de mes parents. Plus de dix ans ont passé depuis que j’ai quitté les vêtements du deuil suivant le décès de mes parents, mais mes fonctions m’ont toujours tenu éloigné de mon village natal. Une seule fois, j’ai sollicité un congé pour aller brûler de l’encens et obtenu de me rendre sur leur tombe. Cette pensée m’obsède, je ne parviens pas à l’écarter du matin jusqu’au soir. Récemment, Votre Serviteur a pensé importuner la Cour pour solliciter un emploi proche de sa famille ; mais étant depuis moins d’un an au bureau du choix des fonctionnaires et

. « Zhirenlun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Shujing, « Gao Yao mo », in Shisanjing zhushu, op. cit. ; trad. Couvreur, Chou king, op. cit., p. . . Lunyu, « Wei er » § , in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.  ; trad. Anne Cheng, Entretiens de Confucius, Paris : Seuil, Sagesses, , p. . . « Zhirenlun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Sima Guang écrivit en réalité trois adresses pour décliner le poste de Juge et demander à être muté à Guozhou : « Qi Guozhou diyi zhuang », « (...) dier zhuang », « (...) disan zhuang », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 102 (paginée 102) sur 272

 D      (-)

en l’absence de vacance dans les districts proches de Shaanzhou, je n’ai pas osé pré- senter ma requête. Aujourd’hui, j’apprends qu’un ordre impérial me nomme Juge à la capitale, ce que, compte tenu de mon rang, fen, je dois vraiment considérer comme un honneur immense. Mais aux raisons personnelles évoquées, s’ajoute une absence de dons naturels et un manque de familiarité avec les problèmes des clercs. La prise de décision rapide dans des questions complexes n’est pas non plus mon fort. Cela explique ma crainte de ne pas être à la hauteur de la charge et de troubler les ser- vices de la justice. J’espère humblement que Votre Sainteté aura la bonté d’examiner mon cas et me nommera dans la préfecture de Guozhou ou la préfecture militaire de Qingchengjun 1.

Guang n’avait pas revu les siens depuis de longues années ; une seule et brève mis- sion lui avait donné l’occasion en  de s’incliner sur la tombe de ses parents. Pour- tant sa demande fut rejetée : cela ne fit que renforcer son malaise, comme l’atteste le poème où il s’en ouvre à un collègue et ami, Qian Gongfu 2.

Depuis mon entrée en fonction à la capitale J’y suis attaché par un salaire que mon travail ne justifie pas ; Pendant ce temps, le tertre funéraire de mes parents, couvert de pins à l’abandon N’a pas été nettoyé depuis trois ans ; Je cherche à y retourner sans jamais y parvenir, Du matin au soir, cent tourments nouent mon estomac 3.

Sima Guang traversait un moment difficile de son existence, tourmenté par l’idée de manquer à ses devoirs de piété filiale et de devoir accepter une promotion de juge à la capitale, alors qu’il attendait, et même sollicitait, de partager le sort de ses collègues de l’affaire de Linzhou. Un jour, observant son visage dans un miroir, il y découvrit avec stupeur des cheveux blancs. En un instant, il prit conscience de son âge : il avait quarante ans.

Une fois leur plénitude atteinte, tous les êtres du monde doivent vieillir, c’est la nature des choses. Comment moi qui viens d’avoir quarante ans, pourrais-je éviter d’avoir des cheveux blancs ? Il est bien regrettable que les enseignements et l’œuvre du sage s’effacent et disparaissent sans qu’un autre sage n’apparaisse. Pourtant, même si je crains profondément la décrépitude de l’âge, j’attends la mort le cœur serein. La vision de ces cheveux blancs suffit à m’alerter, les arracher serait contraire à la volonté du Ciel. J’inscris ces lignes sur le miroir afin d’y penser matin et soir 4.

. « Qi Guozhou diyi zhuang », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. ,  pages. . Qian Gongfu (Junyi) occupait lui aussi un poste de juge à Kaifeng. Son père fut reçu au concours jinshi, la même année que le père de Sima Guang (). Elève de Hu Yuan, Qian Gongfu était aussi un ami de Wang Anshi, sans toutefois partager ses idées sur les réformes. Voir « Qian Gongfu zhuan », Songshi, ch. , op. cit., t. , p. -. . « He Qian jun yi teng chuang shier yun », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . « Chu jian baifa kairan ganhuai », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 103 (paginée 103) sur 272

L    S G 

Dans un texte intitulé Autodérision 1, il exprime son désir de retrait de toute vie sociale. Manifestation de découragement, dans une période où il souhaitait s’abs- tenir de toute intervention publique ? En  néanmoins, il est affecté au poste de Contrôleur des comptes à l’Office des revenus publics, dépendant de la Com- mission des Finances d’État 2. Il reprend alors son pinceau pour décliner une fois encore le poste, et renouveler sa demande de mutation à un emploi de gouverneur des préfectures de Xiangzhou ou de Ganzhou.

Depuis que par votre grâce j’ai été nommé au poste de juge à la capitale Kaifeng, j’ai déjà adressé à deux reprises des requêtes (à votre Majesté) pour lui dire que, n’ayant pu me rendre dans le village de ma famille dans la préfecture de Shaanzhou depuis longtemps, je souhaitais être muté dans la préfecture de Guozhou. Mais je n’ai pas reçu votre accord. Compte tenu de l’importance et des difficultés (du poste) de Kaifeng, je n’ai pas osé renouveler ma demande depuis mon entrée en fonction voilà maintenant plus de six mois. Or, aujourd’hui, votre serviteur apprend qu’un ordre vient d’être donné me nommant Contrôleur des comptes à l’Office des revenus publics 3.

Il affirmait préférer à l’inactivité à la capitale l’exercice de missions ponctuelles 4. La Cour ne le suivit pas : au début de , Guang fut nommé à l’Agence chargée de noter les faits et gestes de l’empereur, Qijuyuan. Les fonctionnaires de cette agence étaient sélectionnés avec soin sur leur style et leur érudition, parmi les membres des Collèges littéraires. Leur mission avait un caractère exceptionnel puisqu’ils se relayaient en permanence auprès de l’empereur pour enregistrer ses propos et ses actes 5. Prestigieuse, elle permettait d’être constamment aux côtés du Fils du Ciel ; elle n’était cependant guère stimulante. Sima Guang déclara, empreint de modestie :

. « Zichao », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . Sansi duzhi gouyuan. Ma Luan date cette nomination de , mais comme l’indique sans ambi- guïté le e mémoire, elle ne peut intervenir qu’en . G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . « Qi Guozhou zhuang », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Nous traduisons ici le résumé de Gu Donggao (Sima Taishi..., op. cit., p. ) et non l’intégralité du texte de Sima Guang. . « Qi Guozhou disan zhuang », Zhuanjiaji. ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Voici comment les rédacteurs de l’Histoire officielle des Song définissaient la fonction : « Si l’empereur est dans son palais, ils restent sur place, s’il se déplace à l’extérieur, ils le suivent ; lors des grandes audiences impériales, ils se tiennent en permanence à ses côtés. Tous les ordres et décrets, ainsi que les textes d’amnistie et de pardon, les ajouts, suppressions et modifications des règles de l’éti- quette ou de la musique officielle, les récompenses et les châtiments, les encouragements, et les mises en garde, les nominations et les exclusions des fonctionnaires civils et militaires, les banquets, célébra- tions et cérémonies du culte officiel, ainsi que toutes les affaires sur lesquelles se penche l’empereur ou qui lui sont exposées, les questions climatiques et saisonnières, les augures et autres phénomènes extra- ordinaires signalés dans l’empire, les augmentations et diminutions de la population, les créations et suppressions de préfectures ou de districts. Tout cela doit être noté puis transmis aux rédacteurs chargés de la compilation du Journal du règne. » Songshi, « zhiguanzhi », ch. , op. cit. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 104 (paginée 104) sur 272

 D      (-)

Depuis ma jeunesse, je suis certes capable de réciter grossièrement de mémoire les Classiques et leurs commentaires, et j’ai acquis au hasard de mes lectures une connaissance superficielle des textes historiques, mais la qualité de style n’est pas mon domaine d’excellence. Et même si je désirais de toutes mes forces me corriger et cher- cher à atteindre le niveau de mes collègues, les talents (que le Ciel m’a accordés) sont fixés et ne peuvent être forcés 1.

Il déclina le poste dans trois mémoires successifs, en vain, et reçut peu après une injonction impériale lui ordonnant d’entrer en fonction. Il allait se résigner lorsqu’il apprit que Wang Anshi, son ancien collègue du Bureau des troupeaux et de l’élevage des chevaux, avait refusé le même poste à sept ou huit reprises avant que la Cour ne cédât et ne le nommât ailleurs 2. Cette victoire à l’arrachée lui rendit espoir et courage. Il invoqua ce précédent dans un quatrième mémoire.

Votre serviteur a reçu de sa Grâce la mission de remplir la fonction de chargé de noter les faits et dires impériaux. À trois reprises déjà, j’ai adressé des mémoires pour dire que je n’osais accepter l’ordre impérial, et prier qu’on choisisse quelqu’un d’autre. Aujourd’hui m’est parvenue une nouvelle notification du secrétariat impérial por- teuse d’une décision de sa Sainteté ; ordre m’est donné de me conformer aux décisions précédentes et de ne plus m’y dérober. Lorsque des ordres et des recommandations instantes sont ainsi renouvelés à trois ou quatre reprises, alors que le serviteur conti- nue, arrogant, à n’en faire qu’à sa tête, on peut appeler cela du manque de respect. Si l’on applique strictement le code pénal, cette attitude est passible de la peine capitale, sans amnistie possible. Votre serviteur le sait ; si je ne peux m’empêcher d’agir ainsi, c’est qu’en toute sincé- rité, il existe un crime plus grand encore. Votre serviteur a lu dans le « Yushu » (du Shujing) : « Ne rendez pas les charges inutiles (en les confiant à des hommes inca- pables 3) ». Il n’existe pas des fonctions grandioses et d’autres insignifiantes, toutes résultent d’une division naturelle du travail. Si un souverain n’ose pas, pour des rai- sons privées, attribuer un poste à une personne inadéquate, que dire alors d’un subor- donné qui oserait convoiter cette position ? Quand bien même il ne recevrait pas de sanction administrative, le châtiment viendrait du Ciel. [...] Par le passé, votre serviteur a décliné les postes de juge à Kaifeng et de Contrôleur des comptes à l’Office des revenus publics, mais dès que la Cour lui en a intimé l’ordre et interdit de se dérober, votre Serviteur est entré aussitôt dans ses fonctions. Ce n’était pas parce que mes aptitudes me rendaient digne de remplir de telles fonc- tions ! J’ai simplement considéré que l’ordre de nomination étant déjà parti, il n’était

. « Ci xiu qijuzhu disan zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . « Un envoyé spécial fut même envoyé chez Wang pour lui transmettre l’ordre de nomination. Wang Anshi refusa de le voir, mais il le poursuivit dans toute la maison en l’implorant d’accepter. Lorsque Wang Anshi se réfugia dans une chambre intérieure, l’envoyé laissa l’ordre de nomination sur une table et partit. Wang Anshi le fit rattraper et lui fit restituer le document ». « Wang Anshi zhuan », Songshi, ch. , op. cit., t. , p.  . H. R. Williamson, Wang Anshih, op. cit., p. . Wang Wengong wenji, ch. . . Shujing, « Gaoyao », in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.  ; trad. Couvreur, Chou King, Les annales de la Chine, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 105 (paginée 105) sur 272

L    S G 

plus modifiable et qu‘il était par conséquent vain de multiplier les adresses au trône. Je me suis donc résigné à obéir sans plus oser rien dire. (Ceci) jusqu’au moment où j’appris que Wang Anshi, ayant été lui aussi nommé chargé de noter les faits et dires impériaux, protesta tant et si bien dans sept ou huit mémoires qu’il obtint enfin l’assentiment de la Cour. C’est alors que, éprouvant des regrets, je me dis que le rejet de ma demande tenait moins à la Cour qu’à mon manque de détermination. Voilà pourquoi aujourd’hui votre serviteur importune l’ouïe de Sa Majesté sans pou- voir s’en empêcher ; et même si cela ne fait qu’alourdir mon châtiment, je n’ose pas me détourner. Qui plus est, Wang Anshi possède un style magnifique, presque sans égal dans le siècle, que les lettrés unanimes admirent et respectent. Lorsqu’on lui a offert ce poste, il s’est d’abord effacé avec sincérité et fermeté, puis il l’a refusé. Com- ment quelqu’un d’aussi insignifiant que moi peut-il être seulement évoqué ? (Étant) bien loin d’avoir la valeur de Wang Anshi, comment pourrais-je accepter une mission aussi exceptionnelle sans en ressentir une honte immense ? Si mon talent personnel atteignait dix ou vingt pour cent de celui d’Anshi, j’accepterais sans discuter la nomi- nation ce jour même. Mais si je m’observe, il n’y a rien en moi qui puisse être retenu. Alors, me sélectionner en même temps que lui et nous faire avancer épaule contre épaule d’un même pas, ne risque-t-il pas de discréditer le système de promotion à la Cour et d’en faire un objet de honte aux yeux des lettrés ? Voilà les raisons pour lesquelles votre Serviteur est aussi hésitant et ose encore moins accepter. J’espère humblement que votre Sainte Grâce saura comprendre la sincérité de mes sentiments, qu’elle donnera l’ordre de me maintenir dans mes anciennes fonc- tions, puis qu’elle choisira et promouvra une personne d’une qualité comparable à celle Wang Anshi pour remplir la fonction de chargé de noter les faits et dires impé- riaux. Ainsi les sages et les incapables seront-ils chacun à leur place, de même que les compétents et les incompétents 1.

Sima Guang était-il sincère en se jugeant indigne de figurer au même rang et sur un même plan que Wang Anshi ? Aucun élément ne permet, nous semble-t-il, d’en décider. Mais l’admiration qu’il portait à l’époque à son ex-collègue du Bureau des troupeaux et de l’élevage des chevaux n’était probablement pas qu’affaire de circons- tance. Les Chargés de noter les faits et dires impériaux étaient des greffiers presti- gieux, au service direct de l’empereur ; mais ils n’assumaient guère de responsabi- lité. De telles fonctions ne pouvaient satisfaire des hommes comme Wang Anshi ou Sima Guang, qui, en ce début des années , nourrissaient de bien plus hautes aspirations. En dépit d’un cinquième mémoire, Sima Guang fut maintenu à l’Agence chargée de noter les faits et gestes de l’empereur, exerçant en parallèle la fonction de Chargé d’affaires au ministère des rites, tong pan shangshu libu. Ainsi s’achevait l’étape qu’on peut, d’une certaine manière, considérer, dans la car- rière de Guang comme l’apprentissage ultime ; encore que, dans les années écoulées, il ait déjà fait montre d’expertise à comprendre les rouages et le fonctionnement de

. « Ci xiu qijuzhu disi zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 106 (paginée 106) sur 272

 D      (-)

la bureaucratie impériale. Toutefois, et tout au long de la période, il était demeuré homme de second plan, se mouvant longtemps à l’ombre d’un protecteur auquel il devait les avatars de sa carrière, les avancées comme les contretemps. Même si, dans le cas présent, les liens paraissent avoir été d’une qualité particulière, ce clien- télisme n’avait rien d’exceptionnel, et Sima Guang en avait à l’évidence accepté les règles et joué le jeu, pratiquant un équilibrisme subtil entre mise en valeur de ses propres mérites et respect des règles. Mais il était temps pour lui de jouer un rôle autonome. L’intéressant de cette phase est sans doute aussi l’articulation qu’elle démontre, chez les lettrés des Song, entre gestion active et approfondissement des éléments théoriques, entre décisions concrètes et utilisation des textes comme recueil à la fois de précédents et de normes pour le présent. Dans le processus, et paradoxale- ment dans le commentaire inlassable et l’approfondissement constant d’un corpus accumulé au cours des âges, Sima Guang avait aussi, comme d’autres, constitué une pensée propre. La suite de sa carrière en porterait l’empreinte. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 107 (paginée 107) sur 272

Face au souverain (-) : l’art de la remontrance

Au e mois de , l’empereur, cédant en un sens aux sollicitations répétées de Sima Guang, lui conféra une nouvelle mission. Non qu’il lui fût accordé de retourner dans son district natal ; au contraire, un poste à haute responsabilité lui était enfin attribué. Il conservait sa position de Chargé de noter les faits et gestes de l’empe- reur, qiju sheren, mais en cumul avec une affectation à l’Agence des remontrances, jianyuan 1. Aussi, cette fois, il ne se déroba pas : on ne pouvait avoir qu’une haute opinion de cette dernière institution et de son rôle, et se trouver grandement honoré d’y entrer. Elle exigeait du lettré qui en avait la charge, non seulement des qualités intellec- tuelles et morales, mais aussi une constante réflexion théorique, un approfondisse- ment de tous les instants ; singulière, elle constituait, malgré ses limites, à la fois un contrepoids organique au pouvoir incontesté du souverain et la meilleure garantie de sa pérennité.

 Une institution singulière

En , exprimant le vœu que la postérité puisse connaître le nom des « remon- treurs » et juger sur pièces de la façon dont ils avaient assumé leur tâche, Guang proposa de les immortaliser en faisant graver leur nom sur la pierre.

Dans l’antiquité, il n’y avait pas de fonctionnaires chargés des remontrances. Tous, des nobles et ministres jusqu’aux artisans et commerçants, pouvaient présenter des remontrances. À partir de la fondation de la dynastie Han, on institutionnalisa la fonction. La politique de l’empire, (le sort de) toute sa population, ainsi que les succès et les échecs, les avantages et les inconvénients, furent condensés sur des fonction- naires qui avaient un devoir de parole. Leur responsabilité était lourde. Les titulaires de ces postes doivent mettre toute leur détermination à traiter les affaires importantes, et négliger les affaires secondaires ; s’occuper d’abord de l’urgent et ensuite de ce qui ne l’est pas ; être préoccupés seulement de l’intérêt du pays et ne

. Le décret de nomination de Sima Guang à la Cour des remontrances est publié à la fin du e mois de la e année de l’ère Jiayou (). Il entre dans ses nouvelles fonctions au début du e mois. G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 108 (paginée 108) sur 272

 L’   

jamais projeter leur existence personnelle. Existe-t-il réellement une différence entre ceux qui pensent seulement à se faire un nom et ceux qui pensent à leur seul intérêt personnel ? Au début de l’ère Tianxi, l’empereur Zhenzong publia un décret qui désignait six « Chargés des remontrances » et définissait leurs attributions. Au cours de l’ère Qin- gli, Monsieur Qian fut le premier à inscrire leurs noms sur des tablettes. Craignant que ceux-ci ne disparaissent à la longue, j’ai pris l’initiative, la e année de l’ère Jiayou (), de les faire graver sur pierre. Ainsi, dans le futur, les hommes pourront dire en montrant leur nom : un tel fut loyal, un tel fut félon, un tel fut droit, un tel fut tors. Comment cela pourrait-il ne pas inspirer la crainte 1.

De fait, sous les Qin et les Han, les empereurs avaient souvent conféré le titre de « Fonctionnaire chargé des remontrances » à des conseillers personnels, dont le rôle était à la fois de contrôler les mémoires et adresses critiques émanant des fonc- tionnaires, zouyi, et d’exercer un veto sur les décisions impériales qu’ils jugeaient infondées, fengbo. Cette charge, encore accessoire sous les Han de l’ouest, devint de plein exercice dès les Han orientaux 2. Mais ce furent les Tang qui développèrent l’institution : la fonction de remontrance était alors partagée entre la Chancellerie et le Grand secrétariat 3 impérial, qui disposaient chacun de quatre postes de « maîtres de remontrance » et de quatre postes de « sous-remontreurs ». Les Tang y ajoutèrent des « compléteurs d’omission », buque et des « recenseurs d’oublis », shiyi, chargés eux aussi de fonctions de remontrance et également répartis entre Chancellerie et Secrétariat 4. Tombées en désuétude dans l’anarchie des Cinq Dynasties, ces missions retrou- vèrent leur éclat sous la dynastie Song 5. En , l’empereur Taizong, réactiva l’« Agence des remontrances », jianyuan. Elle restait toutefois dans le giron de la Chancellerie, et son rôle, tel qu’il était défini, semblait plus théorique que pra-

. « Jianyuan timing ji », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . C. O. H, A Dictionary of Official Titles in Imperial China, Stanford University Press, , p. . . Le Grand Secrétariat, zhongshusheng, était chargé de rédiger les proclamations, édits et décrets impériaux, ainsi que tous les actes de nomination, dégradation, amnistie, etc. La Chancellerie, menxia- sheng était le centre de transmission et de contrôle des décrets impériaux. Elle recevait aussi les rapports adressés à l’empereur : mémoires au trône, requêtes, lettres, dénonciations..., les lui faisait connaître, puis les transmettait après délibération au Grand Secrétariat qui rédigeait la réponse ; le document repartait ensuite en sens inverse, il était renvoyé à la Chancellerie impériale qui y apposait son sceau et l’expédiait au Département des Affaires d’État chargé de le faire appliquer. . Pour une vue d’ensemble de la question, voir Léon V, « L’institution chinoise de la remontrance », in Études chinoises, mélanges de sinologie offerts à M. J. Gernet, vol. XIII, no -, printemps-automne . . Les Song modifièrent l’organisation de l’administration centrale héritée des Tang. L’organe central du gouvernement était une institution formée à partir du Secrétariat pour les affaires civiles et du Conseil secret pour les affaires militaires. Elle seule était installée dans l’enceinte du palais impérial. La Chancel- lerie fut déplacée à l’extérieur, au niveau du département des affaires d’État, et devint de ce fait elle aussi un élément de l’exécutif. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 109 (paginée 109) sur 272

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tique. En effet, même si les jianguan 1, avaient des fonctions de remontrances, aucun texte ne précisait l’étendue de leurs attributions. La situation changea en , lorsque l’empereur Zhenzong recruta une équipe de six fonctionnaires chargés à titre plein des remontrances, puis sépara l’Agence des remontrances de la Chancel- lerie. Accueillant en son sein les remontreurs et les rectificateurs de parole, elle était pour la première fois une institution indépendante. Toutefois, l’Agence des remontrances, jianyuan 2, ne devint une administration structurée qu’en , lorsqu’elle reçut des bâtiments en propres 3, et plus encore en , lorsqu’un décret autorisa ses membres à participer aux débats des audiences impériales 4. Dès lors, les Chargés des remontrances occupèrent une position clé au sein de l’appareil gouvernemental. Leurs observations portaient à la fois sur les actes impériaux et sur l’ensemble des mesures administratives. Ils avaient le privilège de contribuer à l’élaboration des grandes décisions, mais là résidait aussi la difficulté de leur mission : s’ils se taisaient, on les accusait de complaisance ; s’ils s’opposaient, ils s’attiraient la haine des Grands ministres, puissants inspirateurs de la politique gouvernementale. Sima Guang, qui, longévité exceptionnelle, se maintint dans la fonction près de cinq ans, évoquera plus tard sa crainte de s’y être fait assez d’enne- mis pour, dit-il, qu’il n’y ait plus un seul lieu de l’empire où ses enfants et lui puissent poser le pied en sécurité 5. Dès son entrée en fonction, au e mois , il adressait trois mémoires de poli- tique générale à l’empereur : Des trois vertus (du souverain), Des moyens du bon gouvernement, et De l’entraînement des forces armées. Il est difficile de savoir si, ce faisant, il visait des mesures précises ; mais les thèmes choisis montrent d’emblée ses orientations. Le premier mémoire, Des trois vertus, Sande, témoigne de sa détermination et de ses objectifs d’ensemble : en dissertant sur les vertus propres aux Fils du Ciel, pallier les défaillances de son propre souverain. Exercice à risque sous l’empire autocra- tique des Song ; mais Sima Guang déclara d’emblée placer sa mission au-dessus de sa propre sécurité. Le texte reflète une de ses convictions profondes 6 : « l’ordre ou

. Taizong procéda à un aménagement terminologique ; les titres de buque et shiyi furent changés en sijian, « remontreurs », et zhengyan « rectificateurs des paroles » . L’Agence des remontrances possédait un personnel à temps plein, les « remontreurs », sijian, et les « rectificateurs des paroles », zhengyan, ainsi que de personnalités cumulant des fonctions et appelées Tong zhi jianyuan. C’était le cas de Sima Guang qui conservait son titre de « rédacteur des gestes et paroles de l’empereur ». Gu Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . E. A. K Jr. Civil Service in Early Song China, Harvard University Press, , p. . . Song huiyao zhigao, ch. « Zhiguan san » : « Jianyuan ». . Xu Zizhi tongjian changbian, ch. , article Genyin e année de l’ère Zhiping (). . En témoigne un mémoire écrit près de vingt ans plus tard en  : « L’origine de l’ordre et du désordre, de la sécurité et du danger, de l’existence politique et de la disparition, est entièrement tribu- taire de l’esprit-cœur du souverain. La bonté, ren, la clairvoyance, ming, et l’esprit de décision, wu, doivent constituer son être intérieur ; la bonne utilisation des hommes, yongren, la récompense des mérites, shanggong, et le châtiment des coupables, fazui, doivent constituer la marque de son intervention sur les affaires extérieures à sa personne ». Seule différence notable avec les deux mémoires de , l’action du souverain est double : sur lui-même et sur le monde. Chaque fois qu’un nouveau souverain montera sur Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 110 (paginée 110) sur 272

 L’   

le désordre de l’empire dépendent avant tout du souverain 1 ». Le respect strict de la hiérarchie est la condition du maintien de la paix et de la stabilité. Comme l’écrit Ming K. Chan, « Sima Guang considère l’ordre hiérarchique » comme le cœur des enseignements de Confucius, et, dans un sens plus large, comme le fondement du gouvernement et de la société 2. Le souverain occupe la place suprême dans une structure dont l’ordre ne souffre pas plus d’être modifié que les positions du soleil et de la lune ne pouvent être inversées. Bien entendu, de cette position découlaient des contraintes impératives.

Il n’existe pas pour un souverain de responsabilité plus grande que les convenances rituelles. Il n’est aucun aspect des convenances rituelles qui surpasse la distinction hiérarchique. Il n’est aucun aspect de la distinction hiérarchique qui surpasse (la bonne adéquation) des titres 3.

Ces convenances rituelles impliquaient beaucoup plus que les cérémonies et l’éti- quette ; elles englobaient l’ensemble de l’édifice hiérarchique. Garantir les conve- nances rituelles signifiait veiller à ce que tout homme soit à sa juste place dans le système ; car quand chacun obéit à ses supérieurs et s’abstient de rechercher plus que son lot personnel, il n’y a ni conflit ni rivalité. L’ordre hiérarchique respecté est le garant ultime contre le chaos ; en cela il bénéficie à tout un chacun. D’où l’incommensurable responsabilité du souverain.

Votre serviteur ose considérer qu’il existe trois grandes vertus chez un souverain : l’« humanité », ren, la « clairvoyance », ming, et l’« esprit martial », wu. Posséder la vertu d’humanité ne signifie pas être faible comme une femme âgée qui souhaiterait jouir d’une tranquillité trompeuse, c’est (au contraire) promouvoir la civilisation par l’éducation, travailler aux affaires politiques, veiller sur le peuple, et apporter ses bienfaits à tous les êtres. Voilà ce que signifie l’expression vertu d’humanité du souverain. Être clairvoyant ne signifie pas être soupçonneux, tatillon, et chicaneur, c’est posséder le sens de son devoir, distinguer la sécurité du danger, discerner les sages des abrutis, et le vrai du faux. Voilà ce qu’il faut entendre par la clairvoyance du souverain. Posséder l’esprit martial, ce n’est pas faire preuve de violence ou de brutalité aveugle, mais c’est disposer d’un esprit de décision irrévocable face à ce qu’il convient de faire, et ne se laisser ni aveugler par les fourbes ni influencer par les courtisans. Voilà ce qu’il faut entendre par l’esprit martial du souverain. Être humain sans être clairvoyant est à l’image d’un bon champ que l’on serait inca- pable de mettre en culture ; être clairvoyant sans esprit martial revient à regarder de jeunes pousses mourir sans être capable d’arracher les mauvaises herbes ; avoir l’esprit martial sans humanité, c’est être capable de récolter mais pas de semer. Si ces

le trône, Sima Guang ne manquera pas de lui présenter ces « six mots d’ordre ». « Jin xiu xin zhi guo zhi yao zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. -. . Sima Guang, Jigulu, ch. . Beijing : Beijing shifan daxue chubanshe, , p. . . « L’accent mis sur l’ordre hiérarchique » dans le Zuozhuan a certainement eu une influence consi- dérable sur Sima Guang. Ming K. Chan, e Historiography of the T’zu-chih t’ung-chien : A Survey, . . Sima Guang, Zizhi tongjian, op. cit., tome , chap. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 111 (paginée 111) sur 272

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trois qualités sont présentes et entières, le pays sera en ordre et fort, s’il en manque une, s’ouvrira une période de décadence, s’il en manque deux, une période de crise, et si les trois font défaut, c’en sera fini. C’est une constante depuis la naissance de l’humanité 1.

L’exposé, jusque là théorique, devenait plus concret lorsqu’après quelques précautions oratoires d’usage, Sima Guang abordait l’actualité.

Avec toute son insignifiance, votre serviteur, bravant la mort et renonçant à la vie, a remarqué que les dispositions naturelles de Votre Majesté inclinent vers la bonté et la compassion, qu’elle est attentive à recevoir les inférieurs, qu’elle éduque le peuple comme ses propres enfants, et fait preuve d’un amour universel. Aucun des souverains saints de l’antiquité ne saurait la dépasser sur ces points. Pourtant, alors que vous êtes sur le trône depuis maintenant quarante ans et que vous vous consacrez jour et nuit inlassablement à la recherche du bon gouvernement, il y a encore bien des manques et des défauts dans les principes fondamentaux qui régissent la Cour, et bien du mécontentement et du désenchantement dans la popu- lation pauvre des hameaux et villages. Certains pensent que cette situation est impu- table à l’incompétence d’une masse de subordonnés incapables de mettre en valeur la sagesse du souverain. Et si pourtant, dans la proportion infime d’un sur dix mille, les Trois vertus de Votre Majesté n’étaient pas parfaites ? [...] En sa qualité de « scribe » de vos faits et gestes, Votre serviteur a eu la chance d’assister quotidiennement à l’audience à vos côtés, il a pu humblement remarquer que Votre Majesté traite tous les sujets avec beaucoup de sérieux et s’y applique avec profondeur, mais aussi qu’elle approuve le point de vue de chacun des ministres sans poser la question des avantages et inconvénients ni peser le pour et le contre. Si les hommes qui entourent Votre Majesté et qui en sont les bras, les yeux et les oreilles sont loyaux et droits, tout sera parfait, mais si, contre toute attente, un traître malfai- sant se glisse parmi eux, comment ne pas être glacé d’effroi ? Si le bien et le mal ou le vrai et le faux se confondent et sont traités à l’identique sans distinction possible, alors peut-être saurons-nous que tel individu est bien mais sans pouvoir le récom- penser et inversement, que tel autre est mauvais, mais sans pouvoir le punir. S’il en est ainsi, celui qui œuvre dans le sens du bien sera chaque jour plus inquiet et celui qui œuvre dans le sens du mal chaque jour plus conforté. [...] Votre serviteur espère humblement que votre Majesté daignera consacrer (à ce point) un moment de sa sainte pensée, puis qu’usant de sa suprême humanité donnée par le Ciel, elle élargira sa clairvoyance, aussi éclatante que le soleil et la lune, et renforcera l’inflexibilité de son puissant jugement ; ainsi elle fera qu’il n’y ait pas le plus petit élément de bien qui ne soit rétribué, ni le plus petit élément de mal qui ne soit puni. En agissant ainsi, comment la magnificence des règnes de Tang, de Yu ou des trois dynasties resterait-elle inaccessible 2 ?

. « Chen sande shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . « Chen sande shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 112 (paginée 112) sur 272

 L’   

Le deuxième mémoire, corollaire du premier et intitulé De la conduite des subordonnés, Yu chen 1, aborde un thème classique de la pensée politique chinoise.

Votre serviteur a entendu dire que la voie du bon gouvernement tient en trois points seulement : la désignation des fonctionnaires, la garantie des récompenses, et la nécessité des sanctions. [...] Le roi Wenwang (des Zhou) employait ceux qu’il convenait d’employer, respec- tait ceux qu’il convenait de respecter et punissait ceux qu’il convenait de punir. Votre serviteur a pu observer la façon dont l’État gère (aujourd’hui) l’ensemble de ses fonc- tionnaires, il les fait progresser à l’ancienneté ou leur assigne des tâches selon leurs titres. Si une carrière est longue, on attribue une position élevée sans différencier un sage d’un abruti ; si les titres sont au niveau requis, on confie des fonctions impor- tantes sans s’interroger sur la compétence ou l’incompétence. Mais en fait, de même que chaque individu possède en propre des dons naturels, les tâches administratives possèdent leurs spécificités. Depuis la haute antiquité, il n’y a pas eu de période plus faste pour le recrutement d’hommes sages que celle de Yao et Yu ; [...] chacun avait une fonction et la conservait sans en changer jusqu’à la fin de sa vie 2. [...] Or, constate Sima Guang :

Aujourd’hui [...] lorsqu’on assigne des tâches, les plus stables les conservent au plus trois ans avant d’être mutés et les moins stables quelques mois. Il est ainsi impossible d’espérer se perfectionner dans son emploi, pas plus qu’il ne faut attendre des résultats parfaits. Mais il y a pire.

Quand un fonctionnaire diligent et respectueux est nommé, il se consacre de toutes ses forces au bon accomplissement de sa tâche, mais s’il n’attire pas la sympathie de la population ou n’obtient pas de résultats spectaculaires, ses supérieurs doutent de lui, ses collègues le jalousent, et ses inférieurs le détestent. À ce moment-là, il se peut fort bien que la Cour, suivant l’avis général, le punisse et que cet homme diligent et respectueux ne puisse éviter sa perte. (Au contraire) un fonctionnaire véreux et corrompu saura à l’esbroufe susciter les vivats des foules et soigner ses relations pour gagner une bonne réputation ; en peu de temps, sa renommée se répandra de toute part, tandis que les problèmes accu- mulés seront légués à ses successeurs. À ce moment-là, il est possible que la Cour, séduite par les propos de l’opinion, le récompense, et que ce fonctionnaire véreux et corrompu reçoive sans coup férir de l’avancement 3. Pour Guang, il en est ainsi parce que les fonctionnaires reçoivent affectations et promotions en raison de leur renommée, ming, et non des résultats réels de leur

. « Yan yu chen shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . « Yan yu chen shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 113 (paginée 113) sur 272

L    S G 

administration, shi ; de même qu’ils sont sanctionnés à cause des défauts de leur style écrit, wen, et non en fonction de leurs idées, yi.

Les récompenses étant attribuées à la renommée, on soigne sa réputation pour rechercher le succès ; et le style étant à la source de sanctions, on le travaille pour éviter le châtiment. Ainsi, qui fait le bien n’est pas à coup sûr récompensé, et qui fait le mal n’est pas à coup sûr puni. Voilà pourquoi même si, depuis longtemps, Votre Majesté participe sans se lasser aux audiences et recherche, du matin au soir, les voies du bon gouvernement, la grande paix n’est toujours pas accomplie.

Il était donc temps que l’empereur « procédât à une vaste sélection parmi les fonc- tionnaires, sans s’interroger sur leur parcours ou sur les fonctions auxquelles leurs titres ouvraient accès ».

Ceux qui ont une conduite vertueuse doivent remplir des tâches éducatives ; ceux qui possèdent un talent littéraire et de l’érudition, faire office de conseillers ; ceux qui ont des qualités d’administrateurs être nommés gouverneurs ou magistrats ; ceux qui possèdent à la fois courage et sens tactique, être placés à la tête des armées ; ceux qui ont des connaissances parfaites des rites et cérémonies, se voir confier des tâches en rapport ; ceux qui ont des connaissances parfaites des lois et règlements, se voir confier des tâches de justice, et ainsi de suite jusqu’aux médecins, aux devins et aux cent artisans. Que l’on mesure les talents avant d’attribuer une fonction et que l’on apprécie les compétences avant de confier une tâche 1.

Encore faut-il que le gouvernement, ayant distribué les charges selon les compétences, renonce aux mutations incessantes.

Ceux qui ont des résultats positifs recevront de l’avancement et seront récompensés, et leur charge ne leur sera pas retirée ; ceux qui n’obtiennent pas de bons résultats seront dégradés ou démis, et des gens compétents recherchés pour les remplacer ; ceux qui se rendent coupables de fautes graves ou de crimes, seront bannis, ou même condamnés à la peine capitale, sans pardon possible. Votre serviteur demande à être châtié pour duperie si, en agissant ainsi, la Cour n’est pas respectée, le peuple n’est pas en paix et les barbares ne se soumettent pas. Les propos de votre serviteur sont ce que vos oreilles détestent entendre et que votre cœur sait depuis toujours. Il n’est rien à y changer pour parvenir au bon gouvernement. Mais si le comprendre n’est pas difficile, le mettre en pratique l’est 2.

La troisième adresse, De la sélection des militaires, Jianbing 3, dénonçait l’un des maux chroniques de la dynastie Song, le sureffectif des armées. Sima Guang y plaidait en faveur d’une réduction drastique au profit d’une plus grande efficacité militaire.

. Ibid. . Ibid. . « Yan jianbing shangdian zhazi », Zhuanjiaji, chap. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 114 (paginée 114) sur 272

 L’   

Votre serviteur a entendu dire que la Cour a proclamé récemment un ordre de recru- tement d’officiers et de soldats pour compléter les effectifs de la première armée impé- riale. Les responsables des armées ne se préoccupent que du nombre des soldats et se désintéressent des critères de leur sélection ; même s’ils connaissent pertinemment la faiblesse de certains, ils les enrôlent malgré tout pour atteindre le quota attendu. [...] Votre serviteur estime que le mal actuel de notre pays réside dans l’inefficacité des armées ; cela explique à la fois l’agitation des barbares, le déficit des finances publiques, ainsi que l’appauvrissement général de l’État et des particuliers. Alors, même si nous ne parvenons pas à écarter les vieillards et les mal portants, afin de réduire l’énormité des dépenses, abstenons-nous au moins, hors situation d’urgence, d’augmenter encore des effectifs superflus qui prolongent le mal à l’infini. Aujourd’hui, le pays vit des jours heureux et insouciants, les magasins publics se remplissent et se vident à un rythme régulier sans que jamais de réserves ne s’ac- cumulent. Que par malheur survienne une invasion de sauterelles, une sécheresse ou une inondation, et la famine s’ensuivra, accompagnée de soulèvements de ban- dits et d’incursion des barbares ! Je ne sais comment Votre Majesté y fera face alors ? Voilà des questions auxquelles on se doit de réfléchir à l’avance. [...] Aujourd’hui, votre serviteur ignore le nombre exact des militaires, mais il a entendu dire qu’ils sont plusieurs fois plus nombreux qu’au temps de l’empereur Taizu. Et pourtant, la progéniture Qianghu de Yuan Hao et les rejetons Mailiao de Zhi Gao osent brutaliser la région du Hexi et tyranniser la région de Lingbiao. Lorsque l’État envoie des troupes pour les châtier, les soldats observent (impuissants) un nuage de poussière qui fuit vers le nord, ou sont vaincus s’il y a un affrontement. Dans tous les cas, ils portent grandement atteinte au prestige céleste et suscitent le rire des barbares. On peut voir ainsi que le moyen d’entretenir une armée tient plus à son efficacité qu’à ses effectifs. [...] La chose militaire est une grande affaire nationale ; il s’y conjugue à la fois l’ori- gine de la grandeur ou de la décadence et une part essentielle de la stabilité ou de l’anarchie. [...] J’ignore si aujourd’hui les soldats recrutés à la capitale ont déjà été affectés à leurs différentes unités, mais j’espère humblement que pour ceux qui ne le seraient pas encore ainsi que pour les soldats des provinces, la Cour proclamera un édit ordon- nant aux agents recruteurs de s’impliquer en personne et de procéder à une sélec- tion minutieuse. Seuls devront être recrutés les hommes bien portants possédant un talent réel, la force physique et le niveau requis. Une fois ce premier recrutement effectué, la Cour désignera des fonctionnaires indépendants qui procèderont à un réexamen complet ; si parmi les recrues, certaines n’ont pas le niveau ou présentent des signes de faiblesse ou de maladie, je demande que les premiers agents recruteurs soient destitués. De plus à partir d’aujourd’hui, il faudra avant chaque grande campagne de recru- tement ordonner aux fonctionnaires des Deux administrations d’engager un débat sur son caractère d’urgence et sur l’état des finances publiques, puis si le recrutement apparaît nécessaire, que la décision soit soumise à la critique des remontreurs avant d’être appliquée 1.

. « Yan jianbing shangdian zhazi », Zhuanjiaji, chap. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 115 (paginée 115) sur 272

L    S G 

Ces mémoires infléchirent-ils un tant soit peu la politique de l’empereur ? Leur influence est bien difficile à évaluer. Si Renzong ne les rejeta pas formellement, rien n’indique non plus qu’il en tint compte. Le premier texte fut conservé au Palais, le second confié au Secrétariat impérial, le troisième à la Cour des affaires militaires 1. Au moins Sima Guang avait-il pris date, marquant clairement, dès son entrée en fonction, ses positions et ses intentions. Les adresses au trône se succédèrent ensuite presque quotidiennement, alternant les interventions sur des sujets à portée limitée ou des questions d’actualité, et des textes généraux s’inscrivant dans un cadre quasi programmatique.

 L’art de la remontrance : les cinq règles du bon gouvernement

Au e mois , un mois plus tard, Sima Guang réitérait ses « leçons » de poli- tique générale, sous la forme d’un mémoire en cinq parties : Les cinq règles, Wugui. Dénonçant les vices qui rongeaient la société et les élites des Song, il y dévoilait ses sentiments, sans craindre d’irriter son empereur : il voulait le persuader de la gra- vité de la situation et l’amener à agir. Une introduction précédait le mémoire et en précisait les contours.

Votre Serviteur ayant eu l’insigne honneur d’être nommé à l’Agence des remon- trances, je me suis permis de penser qu’un discours sur les grandes affaires du pays et ses perspectives lointaines serait vague et obscur, et qu’en l’absence d’avantage immé- diat, il paraîtrait déplacé. Mais (j’ai pensé aussi) qu’un discours sur des détails ou le quotidien étant compliqué, ennuyeux et trop pointilleux, il serait seulement de nature à importuner l’écoute de Votre Majesté. Perplexe, j’ai réfléchi au problème plu- sieurs semaines sans parvenir à prendre une décision. Finalement, au reproche d’être tatillon, j’ai préféré celui de manquer de réalisme 2.

Guang énumérait ensuite les cinq sujets abordés. Ce n’était pas, à proprement parler, un programme pratique de gouvernement, mais ces réflexions avaient, aux yeux de leur auteur, vocation à en constituer la base théorique et politique.

Conscient des innombrables difficultés de l’ancêtre fondateur de la dynastie pour édifier l’œuvre impériale, de la magnificence de l’ordre politique de notre pays, mais aussi de la nécessaire circonspection vis-à-vis de ce qui est si difficile à obtenir et si facile à perdre, j’ai écrit : baoye « préserver l’œuvre accomplie ». Il est aussi facile à celui qui possède les bases d’une paix grandiose de la préserver, qu’il est difficile à celui qui doit sortir d’une situation de ruine profonde de trouver les forces nécessaires. Voilà pourquoi j’ai écrit : xishi, « avoir la juste conscience du moment ». Si la Voie (à suivre) est fixée à l’avance, elle sera infinie ; si les affaires sont déterminées à l’avance, elles ne causeront pas de difficultés. L’homme qui ne réfléchit pas à long

. « Chen sande shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . G Donggao, Sima taishi wenguo..., op. cit., p. . . « Jin wu gui zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 116 (paginée 116) sur 272

 L’   

terme aura à coup sûr des soucis à court terme. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit : yuanmo, « prévoir à long terme ». Le feu qui embrase la plaine naît d’une simple étincelle, et l’eau qui ceint la montagne s’écoule (d’abord) goutte après goutte d’un simple ruisseau. C’est pourquoi j’ai écrit : zhongwei, « être attentif aux prémices ». L’image d’un dragon ne suffit pas plus à faire tomber la pluie, que le dessin d’un gâteau ne suffit à apaiser la faim, le beau sans le réel n’est d’aucun avantage pour le gouvernement. C’est pourquoi j’ai écrit : wushi, « aspirer au réel ». J’ai réuni (ces textes) et leur ai donné le titre de Wugui, « les cinq règles » ; elles forment à la fois le moyen fondamental de préserver le pays et les mesures urgentes de notre temps. Inconscient, ignorant, arrogant et aveugle, je me précipite à l’attaque des tabous, je sais seulement faire don de ma loyauté et n’ose pas prendre ma mort en compte. J’espère humblement que Votre Majesté, au milieu de mille occupations, pourra dans un moment d’inactivité concentrer son esprit et y jeter un coup d’œil. Si par hasard, il y a quelque élément qui puisse être retenu et appliqué, alors votre serviteur qui est né entre Ciel et Terre, ne laissera pas aussi peu de trace qu’un végétal 1.

En préambule à la première règle, « Protéger l’œuvre accomplie », Baoye 2, Sima Guang note que « le monde sous le Ciel est une affaire sérieuse (un outil de poids), l’obtenir est d’une extrême difficulté, et le conserver l’est tout autant ». Les succes- seurs d’un héros fondateur de dynastie, poursuit-il, héritent du fruit de ses exploits : les prétendants rivaux ont été soumis, le cœur des hommes est en paix. La ligne de partage entre supérieurs et inférieurs est clairement dessinée, de même qu’entre les forts et les faibles. Élevés au sein du palais impérial, les souverains suivants pensent alors que « leurs enfants et petits-enfants se succéderont pendant dix mille généra- tions et seront aussi immuables que le mont Taishan ». Ainsi naissent « les senti- ments d’arrogance et de paresse », à l’origine de la chute des dynasties. L’arrogance a causé la perte des Qin et des Sui, et la paresse celle des Han et des Tang : « leur dispa- rition était due à un excès de force chez l’une et à un excès de faiblesse chez l’autre, mais le résultat final fut identique ». Au cours des mille sept cents ans qui précédent la dynastie Song, l’empire n’a connu qu’un peu plus de cinq cents ans d’unité, soit moins d’un tiers du temps total. À partir de l’établissement des Song, quatre-vingts ans plus tôt, l’empire a connu une prospérité sans égale depuis l’antiquité. Mais, juge Sima Guang, plus la paix perdure et plus il faut redoubler d’attention et de prudence. La conclusion invite le souverain à travailler sans relâche, et à réfléchir aux difficultés de son ancêtre, le fondateur de la dynastie.

Que (Votre Majesté) se serve du passé comme d’un miroir pour le présent, alors elle comprendra que les périodes de grande paix sont difficiles à obtenir et faciles à

. « Jin wu gui zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . « Baoye », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 117 (paginée 117) sur 272

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perdre. S’il en est ainsi, alors il n’y aura rien ni personne depuis le peuple de l’empire jusqu’aux animaux et aux végétaux qui ne sera au comble de la joie 1.

La deuxième règle aborde « la juste conscience du temps », Xishi. Sima Guang en appelle ici naturellement au yin, au yang, et aux préceptes du Livre des mutations.

Le solstice d’été est le point extrême du yang et celui de l’émergence du yin ; le solstice d’hiver est le point extrême du yin et celui de l’émergence du yang. Une constante de l’univers et une loi éternelle de la nature sont que la décadence et la prospérité se succèdent l’une à l’autre et que l’ordre naît du désordre, et inversement. Voilà la raison pour laquelle un Sage vivant dans une période de prospérité redouble de vigilance et de crainte. Ainsi il peut conserver sa merveilleuse réputation à tout jamais et sans limite. Les moyens dont usent ceux qui ont pour tâche de veiller sur la grande paix ne diffèrent en rien de ceux d’un homme chargé de garder une grande maison.

Responsable de la paix de son pays, un souverain, doit y apporter un soin identique à celui d’un propriétaire à la surveillance de sa maison.

Un homme qui aujourd’hui possèderait une grande maison et voudrait qu’elle se transmette à ses enfants puis à leurs descendants, devra établir des règles immuables : veiller à la solidité des fondations, consolider la base des colonnes, renforcer les poutres maîtresses, épaissir la toiture, élever la hauteur des murs, et veiller aux fer- metures et aux serrures. Cela accompli, il devra encore choisir parmi ses descendants ceux qui sauront donner tout leur soin à la conservation de l’ensemble. Enfin, grâce à une observation constante, il lui faudra soutenir ce qui menace ruine et réparer ce qui est usé. S’il en est ainsi, mille ans ne suffiront pas à mettre la maison à bas.

Le peuple, dit Guang, usant d’une métaphore classique, est la fondation d’un pays, la Loi et les rites en sont les piliers, les ministres les poutres maîtresses, les fonc- tionnaires et les clercs la toiture, les généraux et maréchaux les murs, les soldats les fermetures et les serrures. Un monarque héritier d’une longue période de paix a le devoir d’enfouir profondément les fondations de son empire, faute de quoi il nourrira des regrets plus tard. Citant un passage du Shijing, il conclut :

« Je dois faire des progrès de jour en jour, et vous devez avancer mois après mois. Levez-vous de bonne heure et couchez-vous tard ; ne déshonorez pas ceux qui vous ont donné le jour 2 ». Ah, le temps ! Ah, le temps ! Voilà vraiment ce qu’il est difficile d’obtenir et facile de perdre 3.

. « Baoye », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . « Xiao yuan », Shijing, in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.  ; trad. Couvreur, Cheu king, op. cit., p. . . « Xi shi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 118 (paginée 118) sur 272

 L’   

Dans la troisième partie, la « prévoyance à long terme », Yuanmou 1, Sima Guang alerte l’empereur : dans les moments de paix, il faut se préparer aux situations extraordinaires. En général, devant des menaces aux frontières ou des catastrophes naturelles, les souverains critiquent à tort les générations précédentes alors qu’eux- mêmes ont vécu, insouciants, les temps d’abondance sans jamais imaginer qu’ils finiraient un jour.

Les officiers auraient été mal sélectionnés, les soldats pas entraînés, les gouverneurs civils seraient mauvais et les greniers publics vides 2. Le Yi(jing) dit : « L’homme de bien en conclut qu’il doit songer aux malheurs et les prévenir à l’avance 3 ». Le Shu(jing) dit : « Que votre prévoyance s’étende loin dans l’avenir 4 ». Le Shi(jing) dit : « Vos vues ne s’étendent pas loin, voilà pourquoi je vous avertis sérieusement 5 ». Autrefois, lorsque les sages éduquaient le peuple, ils lui apprenaient à préparer le froid pendant la chaleur et la chaleur pendant le froid [...]. Si l’on observe les petits commerçants des échoppes du marché, ils savent qu’il faut investir dans les bateaux au moment de la sécheresse et dans des chariots pendant les inondations ; en été, ils accumulent les robes fourrées et en hiver ils entassent les tissus en fibres légères. Par contre, ceux qui, vivant à leur aise dans une oisiveté trompeuse, s’enivrent et s’em- piffrent le matin, auront faim et froid le soir venu. [...] Et que dire alors de celui qui a la charge du pays ? Comment pourrait-il ne pas traiter l’ordre avant qu’il n’y ait du désordre, et protéger le pays alors qu’il n’est pas en danger ! [...] Pourquoi Votre Majesté n’essaierait-elle d’y réfléchir alors que nous sommes dans une période de paix ; si par malheur une alerte survenait aux frontières lointaines ou que des famines se succèdaient, quel général en chef serait-on en mesure de nommer ? Et quel gouverneur serait en mesure de gouverner ? Un lieu éloigné de mille li devrait être aussi familier que s’il était sous nos yeux. Quant à l’efficacité des armes et la situa- tion des finances publiques, on devrait les connaître et y réfléchir à l’avance. Si l’on attend qu’un évenement advienne pour s’interroger à son sujet, il sera déjà trop tard. [...] Prévoir à long terme est difficile alors que les propositions à court terme sont faciles à appliquer. Prévoir à long terme paraît impraticable et les hommes méprisent en général l’impraticable. Le funeste est fort triste mais n’est pas une menace urgente ; le profitable est vraiment rentable et il n’a pas de conséquence immédiate. Alors l’ignorant frappe des mains et déclare tout cela impraticable : c’est dans l’ordre des choses. [...] Si Votre Majesté elle-même ne s’inquiète pas d’avoir une vision à long terme, et d’y réfléchir avec diligence jour après jour sur une longue période, comment le pays y trouvera-t-il son intérêt ?

. « Yuan mou », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Ibid., p. . . Yijing, « jiji », in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.  ; P.-L.-F Philastre (trad.), Le Yi : King, Paris : Maisonneuve, , t. , p. . . Shujing, « Kang gao », in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.  ; trad. Couvreur, Les annales de la Chine, op. cit., p. . . Shijing, « Daya », « Shengmin » : « Ban », in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.  ; trad. Couvreur, Cheu King, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 119 (paginée 119) sur 272

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Voilà les raisons pour lesquelles votre serviteur s’inquiète et souffre jour et nuit au point d’en verser des larmes de sang 1.

Les souverains qui « refusent d’établir des règles à échéance de dix ans », et qui, imbus d’eux-mêmes, écartent les hommes ayant une vision claire du futur, doivent être critiqués. Pour Guang, il n’existe d’autre moyen de parvenir à l’ordre que « d’exa- miner l’urgence de la maladie, de choisir un médicament approprié et de l’appliquer sans tarder ». Il faut « écarter les petites réussites immédiates et penser à la paix pour dix mille générations 2 ». Dans le quatrième volet, intitulé « La sensibilité aux conditions initiales », Zhong- wei 3, Sima Guang invite l’empereur Renzong à rejeter toute procrastination. La plus grande attention doit être portée au traitement des symptômes annonciateurs, avant qu’ils ne se développent et se muent en catastrophes.

Quand (la quantité d’)eau est encore infime, une motte de terre suffit à l’arrêter, mais si on la laisse grossir, le flot peut emporter arbres et rochers et engloutir tertres et collines. Au départ d’un feu, une louche d’eau peut l’éteindre, mais si on attend qu’il se renforce, il peut brûler des villes et réduire des forêts en cendres. Voilà pourquoi, si on traite (les problèmes) à leur début, on aura peu de forces à employer et les résultats seront probants ; si on les traite une fois parvenus à maturité, il faudra mobiliser beaucoup de forces et les résultats seront médiocres.

Un souverain clairvoyant ne devrait jamais perdre de vue la nécessité de traiter les problèmes dès leur apparition, voire avant même qu’ils ne prennent corps ; en tout cas, avant qu’ils ne deviennent incontrôlables. Comme toujours, l’auteur illustre sa leçon d’exemples historiques.

Autrefois Pianque, rendant visite au marquis Huan de Qi, lui dit : « Vous êtes, Mon- sieur, atteint d’une maladie des linéaments de la peau, si vous ne la traitez pas, elle va s’aggraver ». Fort mécontent, le marquis déclara : « Les médecins sont attentifs à leurs intérêts, leur souhait est de se glorifier avec des gens bien portants ». Le mal se répandit dans les veines, puis dans les intestins et l’estomac, mais le marquis n’y crut toujours pas. Lorsque le mal atteignit la moelle des os, Pianque revit le marquis et sans tarder il s’enfuit. [...] Les propos prémonitoires sont souvent rejetés et méprisés, mais lorsqu’ils se vérifient, il n’y a plus rien à faire.

Que l’empereur Renzong suive l’exemple de ses prédécesseurs, Taizong et Zhen- zong : ces derniers avaient eu l’intelligence et la clairvoyance d’anticiper les effets de leurs décisions.

. « Yuan mou », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Ibid. . « Zhong wei », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 120 (paginée 120) sur 272

 L’   

L’oisiveté et la nonchalance sont à la base de la débauche ; l’émerveillement pour les belles choses et les jouets précieux est à l’origine des gaspillages ; les paroles mielleuses et les propos d’affliction ouvrent la voie au hasard ; les chuchotements à l’oreille et les cachotteries ouvrent la porte aux calomnies ; négliger les titres et autres signes distinctifs de hiérarchie est à la source des usurpations et des appropriations indues ; déléguer le pouvoir de châtier et de récompenser revient à confier les outils d’oppression et de prise de force. Au départ, ces six phénomènes sont infimes, mais si, du matin au soir, on les néglige sans comprendre leur potentiel de nuisance, ils vont croître jour après jour, mois après mois jusqu’à devenir puissants et profonds ; ils exigeront alors des efforts cent fois supérieurs pour être éradiqués. Votre serviteur invite humblement Sa Majesté à réfléchir à l’extrême importance des « dix mille affaires ». Lisez les mises en garde claires du Yijing, récitez les maximes de Confucius, suivez la sage volonté des empereurs antérieurs. Faites que Pianque puisse traiter la maladie à son origine [...]. Si ces divers points peuvent être corrigés à la Cour, la vertu se répandra entre les quatre mers. Si l’on s’y applique dès aujourd’hui, le bonheur s’étendra sur dix mille générations ; jouissant alors de la vie en toute liberté, votre gloire éclatante illuminera le Ciel. Cela ne sera-t-il pas magnifique ! Cela ne sera-t-il pas magnifique 1 !

Le dernier chapitre enfin, « Aspirer au réel », Wushi 2, appelait le souverain à dépasser les apparences.

Le « Livre des Zhou » (du Shujing) dit : « Il faut imiter le menuisier qui, après avoir dégrossi et poli le bois, lui applique une couleur rouge 3 ». Cette phrase signifie qu’un souverain doit d’abord s’appliquer à la matière réelle, et ensuite seulement à l’aspect extérieur. Apporter la paix au pays et des bienfaits au peuple est la manifestation concrète de la bonté. Préserver l’œuvre impériale et la transmettre à ses descendants est la manifestation concrète de la piété filiale. Différencier le noble du vil et établir les principes fondamentaux forment la matérialité des rites. Harmoniser les relations entre supérieurs et inférieurs et s’attacher aussi bien au proche qu’au lointain consti- tuent la matérialité de la joie. Décider entre le juste et l’injuste et avoir une vision claire du bien et du mal constituent la matérialité du politique. Réprimer les mal- honnêtetés et interdire les désordres, c’est la matérialité des châtiments. Examiner les conduites et les paroles, comparer les pratiques administratives, c’est la matéria- lité de la recherche des sages. Mesurer les talents et les compétences, déterminer les mérites, c’est la matérialité du contrôle des fonctionnaires. Interroger sur les situa- tions de paix et de crise, ainsi que sur les causes de l’ordre et du désordre, c’est la matérialité de l’acceptation des remontrances. Sélectionner en fonction du courage et entraîner au combat, c’est la matérialité de la politique militaire 4.

. « Zhong wei », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . « Wu shi », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Shujing, « Zhou shu » : « Zicai », in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.  ; trad. Couvreur, Les annales de la Chine, op. cit., p. . . « Wu shi », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 121 (paginée 121) sur 272

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Pour Sima Guang, la paix de l’empire dépendait de la maîtrise de ces principes ; or on était bien loin.

L’apparence extérieure est parfaite, mais la matière réelle est absente, l’essentiel est perdu et l’accessoire présent. Cela équivaut à construire un bateau avec des planches collées, à se donner des rames en modelant de la glaise, à façonner la voile avec de la toile percée et les cordages avec de la ficelle pourrie, puis à peindre le bateau en rouge et vert, à le décorer d’élégantes broderies, à y installer des statues, puis enfin à monter à bord. Si le bateau est posé sur un sol plat, on pourra admirer son bel aspect, mais ne serait-il pas dangereux de l’utiliser sur l’eau des rivières ou des fleuves et d’attendre qu’il affronte le vent et les vagues ? Votre serviteur espère que Votre Majesté chassera le superficiel et l’apparent pour ne s’attacher qu’au fondamental et au réel ; qu’elle choisira et nommera de bons fonc- tionnaires afin qu’ils prennent soin du petit peuple ; qu’elle aura des projets consis- tants et une réflexion à long terme afin de garantir la sécurité de la dynastie ; qu’elle développera les principes fondamentaux afin qu’en bas disparaissent les convoitises insensées ; qu’elle harmonisera et renforcera les bonnes mœurs afin que les hommes ne soient plus ni désunis ni mécontents ; qu’elle discernera le vrai du faux afin que toute chose soit à sa place ; qu’elle châtiera et éradiquera les traîtres et les malfaisants afin que les ordres soient effectivement appliqués ; qu’elle recourra à l’utile et renon- cera à l’inutile afin qu’aucun sage ne reste inemployé ; qu’elle promouvra le méritant et démettra l’incompétent afin qu’il n’y ait aucun fonctionnaire de trop à la Cour ; qu’elle examinera les propos sans détours et pèsera les avantages et les inconvénients afin que tous les projets soient menés à leur terme ; qu’elle choisira des généraux intel- ligents et entraînera des soldats courageux afin que toutes les expéditions punitives soumettent les barbares. S’il en est ainsi, le pays sera aussi paisible que le mont Taishan, qui veille sur les points cardinaux. De plus, à quoi bon troubler les yeux et les oreilles du petit peuple avec des ornements élégants et le son des chants de louanges 1 ?

 L’art de la remontrance : des bonnes et des mauvaises habitudes

Le  du e mois de , dans un nouveau mémoire de politique générale, Sima Guang s’attaqua aux petites négligences qui, en devenant de mauvaises habitudes, menaçaient de ruiner les saines mœurs héritées du début de la dynastie 2. Il deman- dait à l’empereur d’intervenir en personne pour corriger cette tendance, avant que tout retour en arrière ne devienne impossible.

Votre humble Serviteur sait que l’ordre et le désordre trouvent leur source dans les rites, alors que les bonnes et mauvaises mœurs sont liées aux habitudes. En tout lieu, les cris des nouveaux-nés sont les mêmes. Mais une fois devenus grands, et souvent

. « Wu shi », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . « Shang jin xi shu », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 122 (paginée 122) sur 272

 L’   

jusqu’à leur mort, leurs langues ne communiquent pas et leur alimentation différe. La seule explication tient à la diversité de leurs habitudes : il en est ainsi depuis l’an- tiquité. Un homme habillé à la manière d’autrefois sèmerait aujourd’hui la terreur dans les villages ; de même que les autorités d’autrefois auraient interpellé un homme vêtu avec les habits d’aujourd’hui. Ce n’est pas qu’il y ait des vêtements convenables et d’autres non ! C’est simplement que certains sont conformes aux habitudes, et d’autres ne le sont pas. Les hommes sont rassurés par ce qu’ils voient chaque jour, ils consi- dèrent que c’est l’ordre juste des choses dans le monde ; si, du jour au lendemain, on les oblige à changer, ils seront soucieux, emplis de doutes, et refuseront de s’y conformer. Lorsque Qin Shihuangdi abandonna le système du jingtian, le peuple fut inquiet et mécontent, mais lorsque (deux siècles plus tard) Wang Mang voulut le restau- rer, le peuple ressentit tout autant inquiétude et mécontentement. Le roi Wuling de Zhao modifia les habitudes vestimentaires chinoises pour adopter des vêtements « barbares », et son peuple en fut contrarié ; mais lorsque l’empereur Xiaowendi des Wei postérieurs réforma les vêtements « barbares » pour adopter les habitudes vestimentaires chinoises, là aussi son peuple en fut contrarié. En conclusion, il y a une constante : en matière d’usages et de coutumes, le sentiment est apaisé par ce dont il a l’habitude, et effrayé par ce qu’il n’a jamais vu 1. Mœurs et coutumes, estimait Sima Guang, évoluent selon un rythme propre, en décalage avec les mutations politiques ; et les hommes sont toujours en position de résistance au changement. Ils doivent au final ressentir comme « naturelle » une société humaine fondée sur une hiérarchie sociale stricte et rigoureuse : ce n’est qu’une question d’habitude. Le Livre des mutations, Yijing, dit à propos de l’hexagramme lü : « L’homme de bien en déduit la distinction entre la supériorité et l’infériorité, et il détermine les tendances du peuple 2 ». Voilà pourquoi les seigneurs doivent appliquer les ordres du Fils du Ciel, les ministres les ordres des seigneurs, les fonctionnaires les ordres des ministres, et les gens ordinaires les ordres des fonctionnaires. Il faut que la situation du monde soit aussi évidente que celle d’un corps qui commande aux bras, et les bras aux doigts. Le Classique des Odes dit : « Notre souverain est sans cesse agissant ; il donne des institutions et des principes à toutes les parties de l’empire 3 », c’est là que réside le fondement des convenances rituelles 4. On peut distinguer, dans l’Histoire chinoise, trois grandes phases d’évolution des esprits. Au cours de la première, qui s’étend, selon Guang, de la haute antiquité à la fin de la dynastie Han, une séparation claire entre le souverain et ses subordonnés imprègne l’atmosphère de la société. Les hégémons des Printemps et Automnes, ou même encore Cao Cao à la fin des Han, détenaient la réalité du pouvoir politique,

. Ibid. . Yi King, trad. Philastre, Paris, -,  vol.,  et  pages. (Réimpression ), t. , p. . . Shijing, « Daya » : « Yubu », in Shisanjing zhushu, op. cit., t. , p.  ; trad. S. Couvreur, Cheu king, op. cit., p. . . « Jin xi shu », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 123 (paginée 123) sur 272

L    S G 

mais ils agissaient toujours au nom du souverain légitime sans oser usurper son trône ; la notion de légitimité dynastique était si fortement ancrée dans la mentalité populaire qu’un prétendant, même s’il nourrissait des ambitions impériales, « aurait craint de se couvrir de ridicule aux yeux des hommes 1 ». La décadence des mœurs politiques caractérise une deuxième période, inaugurée avec les dynasties Wei-Jin.

À partir des dynasties Wei et Jin, les souverains commencèrent à privilégier les dons plus que la droiture ; les ministres commencèrent à apprécier la légèreté, la ruse, et négligèrent la pensée confucéenne, ils considéraient comme négligeables les rites ins- titués par les anciens souverains et ne les appliquaient plus ; les lettrés sincères et fermes étaient méprisés et écartés. En conséquence, les mentalités se dégradèrent un peu plus chaque jour et l’on entra dans une ère de mesquinerie. Ceux qui se révol- taient contre leur souverain ne ressentaient plus de honte, la désobéissance aux supé- rieurs cessa d’être une faute, et chacun poursuivait son intérêt personnel sans plus se préoccuper de réputation ou d’intégrité 2.

Marquée par l’abandon des valeurs hiérarchiques, cette phase se prolongea, écrit-il, sous les Tang et durera jusqu’à la fin de la période des Cinq Dynasties.

La situation se prolongeant, le peuple s’y habitua et la considéra finalement comme normale, ou en tout cas, non contraire aux rites ou à la justice.

Avec la fondation de la dynastie Song, on entra dans une troisième période. Les empereurs Taizu et Taizong, « comprenant que les malheurs du pays trouvaient leur source dans le non respect des rites », « concentrèrent entre leurs mains toutes les décisions de mouvements de troupe et d’actions militaires, ainsi que celles de châ- timents et récompenses. Ainsi, la position des souverains se vit renforcée et tous les inférieurs se soumirent avec crainte à leur autorité ». Les premiers souverains de la dynastie privèrent les gouverneurs militaires de leurs pouvoirs d’exception, dont l’ampleur avait conduit au dépeçage de l’empire des Tang, et rendirent leurs attributions aux fonctionnaires civils. Ainsi, « la distinction entre le souverain et les seigneurs fut de nouveau claire, et la source des désordres tarie 3 ». Sima Guang attendait de son souverain qu’il suivît les exemples de ses ancêtres. Il avait, assurait-il, toutes les qualités pour y réussir, mais à condition de prêter une attention extrême à la délégation de ses pouvoirs. S’adressant directement à Renzong, il déclarait :

Votre serviteur voit bien que Sa Majesté a un sens du respect digne de l’empereur Zhongzong, et une prudence digne du roi Wenwang ; mais souvent Elle s’efface par modestie et délègue ses pouvoirs aux ministres sans rien décider sur les grandes ou les petites affaires politiques. Tout va bien tant que les délégataires sont des

. Ibid. . « Jin xi shu », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. -. . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 124 (paginée 124) sur 272

 L’   

hommes sages et loyaux, mais n’y aura-t-il pas grand danger s’il se glisse parmi eux des hommes fourbes et corrompus ? Les hommes de l’antiquité déléguaient l’autorité à ceux qui remportaient des succès, et confiaient la masse des affaires secondaires à ceux qu’ils avaient choisis, mais jamais ils ne se départirent du pouvoir de nomination ou de renvoi, ni du droit de vie ou de mort 1. Le conseiller alertait ainsi l’empereur sur le pouvoir excessif des Commissaires à la pacification. Le risque de démembrement de l’empire était comparable à celui qui avait conduit la dynastie Tang à sa perte, dans « cette époque où les fonctionnaires locaux chassaient les censeurs de la Cour qui avaient mission de les inspecter, où les hommes de main des Grands Ministres pouvaient à leur gré violer la Loi, où les soldats bravaient impunément leurs officiers, et où les fonctionnaires chargés d’appliquer les règlements étaient impuissants ». La situation était alors telle que « souvent une rumeur lancée au hasard des routes (suffisait à) provoquer des chan- gements de politique gouvernementale ou des largesses impériales 2 ». L’empereur devait comprendre la gravité du problème et réagir : La Cour impériale est la norme et le modèle pour le reste du pays : si la politique à la Cour est (mauvaise), il est certain qu’elle sera pire encore dans les provinces. En somme, Guang exhortait « Sa Majesté à faire preuve d’une volonté inébran- lable, à propager Sa sainte et claire vertu, à examiner avec soin les rapports de Ses fonctionnaires afin de distinguer le juste du faux et le visible du caché, à interroger et réfléchir profondément, à rechercher la conformité à la voie, et ensuite à distri- buer Elle-même récompenses et exclusions, promotions et démissions. Car s’il en est ainsi, qui dans l’empire ne se réjouira ouvertement ? » Pétition morale et leçon inlassablement répétée : elles placent Sima Guang parmi les confucéens « militants 3 » du e siècle, les successeurs immédiats des Sun Fu, Hu Yuan et Shi Jie, pour qui sont inséparables action politique et recherche tex- tuelle. L’éducation est cruciale : celle de tous et celle, plus encore, du souverain, selon le principe d’exemplarité ; elle est aussi une constante dans la vie de tout homme. Cette conviction infuse tous les écrits de Sima Guang ; elle dictera aussi sa vision des politiques concrètes et sa pratique d’homme d’État.

. Ibid. . Ibid. . C A., Histoire de la pensée chinoise, Paris : Le Seuil, , p. - Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 125 (paginée 125) sur 272

Au gouvernement (-) : remontrance et succession au trône

Ce qui précède peut donner l’impression que la fonction de Chargé de remon- trances était somme toute purement formelle, et relevait plus du conseil moral que de l’implication concrète dans l’élaboration des politiques. Ce serait méconnaître le mode de fonctionnement des instances dirigeantes sous les Song. Le rôle du lettré-fonctionnaire, et plus particulièrement du lettré chargé des remontrances, ne se limitait pas à nourrir la réflexion théorique, ou à soumettre au souverain des propositions de principe sur les voies du bon gouvernement. Force est de constater que sa position fait aussi de Sima Guang, pendant quelques années et avec des fortunes diverses, un acteur politique de premier plan, selon les modali- tés particulières que sa charge imposait. Son intervention sera décisive sur un cer- tain nombre de points : les problèmes successoraux à la tête de l’empire, difficulté récurrente, comme on sait, et d’autant plus cruciale aux fonctionnaires et à la Cour, qu’ils constituaient un sujet d’inquiétude et de trouble dans la population ; mais éga- lement les questions tout aussi récurrentes d’armée, et de défense de l’empire ; et par voie de conséquences, le problème des charges pesant sur la paysannerie.

 La difficile succession de Renzong

Le contexte et peut-être le tempérament des souverains et de leur entourage immédiat, avaient, on l’a dit, fait de la question succession un problème crucial dès le début des Song, et qui ne fut jamais réglé dans la sérénité. Aucun des prédécesseurs de Renzong n’avait pu, ou su, éviter conflits et violences autour de cet enjeu : ni Taizu, le fondateur de la dynastie, ni Taizong ou Zhen- zong, auquel il allait succéder. L’accession au trône de l’empereur Taizong, au terme du règne de son frère aîné Taizu, a suscité bien des discussions chez les historiens chinois : pour certains, il la devait à l’assassinat de son frère, sur son ordre. Après son avènement, son plus jeune frère comme son fils aîné pouvaient prétendre à sa propre succession : mais le souverain, semble-t-il, les considéra d’emblée comme Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 126 (paginée 126) sur 272

 R    

des menaces potentielles, et provoqua indirectement leur disparition 1. Taizong ne désigna le futur empereur, Zhenzong, qu’à l’âge de  ans, dans les derniers mois de sa vie. Malgré cette tardive désignation, la succession s’avéra chaotique. Après son décès, l’impératrice et plusieurs ministres voulurent en effet intrôniser un autre de ses fils, plus docile à leurs yeux et plus facile à dominer ; seules la vigilance et la loyauté envers les volontés du défunt du Grand ministre Lü Duan empêchèrent le complot d’aboutir. Zhenzong lui-même attendit ses dernières années avant de choisir son succes- seur, le futur Renzong ; et il n’y consentit que sous la contrainte du gouvernement, manquant d’ailleurs destituer son héritier deux ans plus tard ; il avait soupçonné le jeune prince, âgé d’onze ans seulement, d’une tentative d’usurpation du trône après que des ministres lui eurent conseillé, un jour qu’il était alité et malade, d’abdiquer en sa faveur. En  (Sima Guang n’était alors pas encore chargé de remontrances), l’empe- reur avait fêté ses quarante-six ans. L’événement, banal en soi, avait provoqué de vives inquiétudes. Nul n’ignorait en effet que la santé de Renzong était mauvaise ; or, bien qu’avançant en âge, il n’avait pas désigné d’héritier : une fois de plus risquaient d’être mises en cause la pérennité de la dynastie, et derrière celle-ci la stabilité de l’État. Intrigues, soupçons et manœuvres diverses ne tardèrent pas à suivre, et ce d’autant plus que Renzong, sans doute instruit par son expérience familiale et per- sonnelle, fit preuve d’une méfiance teintée de machiavélisme. Encore relativement jeune à son avènement, il avait espéré longtemps que l’une de ses concubines don- nerait naissance à un garçon 2. Espoir progressivement déçu, au plus grand embar- ras de ses conseillers. Il n’était guère simple, en effet, d’intervenir sur ce point : à la Cour comme dans les provinces, on évoquait à mots couverts le problème, que nul, même parmi les hommes connus pour leur franc-parler, n’osait cependant soule- ver. Tant que l’empereur était en vie, l’hypothèse de la naissance d’un fils ne pouvait être exclue. Quiconque s’aventurait à rédiger un mémoire pour sugggérer la dési- gnation d’un successeur pouvait être soupçonné de sous-entendre le contraire, et de conclure a priori à l’improbabilité d’une descendance masculine. Les auteurs de telles conjectures ne pouvaient qu’être condamnés. Or les circonstances soulignaient l’urgence du choix : deux jours avant le nou- vel an , une tempête de neige balaya la capitale au moment où Renzong célé- brait les cérémonies en l’honneur du Ciel. Le culte achevé, l’empereur regagna le palais épuisé. Le jour de l’an, il devait présider la cérémonie en l’honneur de la nou-

. En un sens, l’inquiétude de Taizong n’était pas sans fondement. Une nuit, lors d’une campagne militaire contre les Qidan, à la frontière, la panique s’empara du camp chinois. Dans l’ignorance du sort de l’empereur, certains ministres envisagèrent d’introniser son fils et ne renoncèrent à leur projet qu’après avoir retrouvé Taizong. Comme T. C. Liu le notait, l’incident montrait que Dezhao n’aurait pas craint d’usurper le trône de son père. L’inquiétude et le ressentiment de ce dernier furent tels que Dezhao préféra peu après se donner la mort. . L’empereur Renzong eut trois fils qui tous moururent en bas âge, ce qui le faisait encore espérer un heureux événement ; mais ses vœux ne furent pas exaucés. Il eut certes encore deux enfants, mais ce furent des filles. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 127 (paginée 127) sur 272

L    S G 

velle année et recevoir l’hommage de ses fonctionnaires ; mais tandis que ceux-ci attendaient l’arrivée du Fils du Ciel, ce dernier, rapportent les témoins, n’eut pas la force de descendre de sa chaise à porteur, et chut. L’incident le montrait publique- ment, l’état de santé de l’empereur ne lui permettait plus d’assumer ses fonctions. Il allait s’en suivre des années de pressions, de manipulations et d’alliances plus ou moins occultes : en dépit de sa santé chancelante en effet, Renzong ne disparaîtra qu’en . Les péripéties de ces années paraissent à bien des égards anecdotiques, voire las- santes ; les intrigues de palais sont après tout le quotidien des monarchies. Si nous nous sommes efforcés d’en résumer les méandres ci-dessous, c’est dans la mesure où elles éclairent la conception du pouvoir de Sima Guang, à qui les événements permettront des interventions de plus en plus explicites. Un premier épisode se déroule autour de l’indécision et des atermoiements de l’empereur. En , Fan Zhen, par ailleurs ami de Sima Guang, était en charge des remontrances. Il prit sur lui, avec l’appui de plusieurs hauts fonctionnaires, Grands ministres comme Wen Yanbo, Fu Bi et Liu Hang, de rédiger un mémoire, invitant l’empereur à rassurer le peuple en désignant un successeur « sage et vertueux » parmi les membres de la famille impériale. Renzong n’engagea aucune poursuite contre les auteurs ; mais quelques jours plus tard, s’estimant rétabli, il jugea l’af- faire sans aucun caractère d’urgence. Pang Ji et Sima Guang étaient alors 1 encore en poste à Bingzhou, où les nouvelles de la Cour parvenaient avec retard. Pang apporta son soutien au mémoire de Fan. Personnalité importante du monde poli- tique de l’époque, de plus déjà victime d’une mutation-sanction, il ne risquait plus grand chose. Ce n’était pas le cas de Sima Guang : en décidant de se mêler au débat, il mettait sa vie en jeu. Néanmoins, en moins de six mois, il rédigea trois adresses 2 au trône. Il y suggérait au souverain une ligne de conduite qui, pensait-il, prenait en compte et la sensibilité de l’empereur, et le souci de la continuité de l’État.

Votre serviteur le sait : quand un subordonné néglige l’urgent pour débattre de ce qui ne l’est pas, ses propos viennent s’ajouter à une littérature déjà touffue et la rendent encore moins intelligible. De même, quand un souverain qui écoute des réprimandes en vient à négliger l’important pour être attentif au détail, son cœur en conçoit une fatigue plus grande, et le succès est plus mince. C’est la raison pour laquelle (d’une part) un souverain éclairé ne déteste pas les propos qui heurtent ses oreilles, afin de connaître les origines de l’ordre et du désordre, (mais d’autre part) un subordonné loyal n’hésite pas à mettre sa vie en jeu lorsque les fondements de la paix sont en cause. C’est ainsi que s’établit une large communication entre supérieurs et inférieurs, et que resplendit l’œuvre (impériale). [...]

. e mois de . . Le premier de ces mémoires est daté du e jour du e mois . L’affaire est relatée en détail dans les chaps. ,  et  du Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit. Les trois mémoires de Sima Guang sont : « Qing jian chufu huo jinyong zongshi diyi zhuang », « ... dier zhuang », « ... disan zhuang », Zhuanjiaji, ch.  ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 128 (paginée 128) sur 272

 R    

Un héritier présomptif est au monde semblable à ce qu’est la racine à un arbre ; si la racine n’est pas solidement plantée, le cœur des hommes n’est pas en paix [...] Si une famille ordinaire possède un trésor de cent pièces d’or, elle choisira avec soin un proche sérieux qui pourra conserver ce trésor pour elle. N’est-ce pas encore plus vrai pour le monde ? [...] Votre Majesté n’a pas de successeur désigné, le cœur des hommes est plein de tourments. (Votre Majesté) devrait réfléchir soigneusement aux difficultés du fondateur de la dynastie, à la splendeur de l’œuvre accomplie, à la magnificence de son trône et aux espoirs de son peuple. N’écoutez pas les propos lénifiants, ne suivez pas les plans routiniers, décidez par vous-même clairement et sans hésiter 1. [...] Choisissez avec soin parmi les membres de la famille impériale une personnalité intelligente et intransigeante, filiale et bonne, puis désignez-la comme prince héri- tier et régent éventuel, de sorte que le jour où votre héritier naîtra, elle se retire et renonce aux insignes de la souveraineté. Si cela ne correspond pas au désir de Votre Majesté qu’elle lui confie au moins le commandement des armées de la métropole, ou le gouvernement de sa région afin de rassurer la population 2.

Fausse modestie ou sage précaution, Sima Guang priait Renzong de brûler son mémoire, sans le divulguer 3. En parallèle, il écrivait à son ami Fan Zhen pour l’« encourager » à poursuivre son action à la Cour, car « dans des affaires aussi importantes, ne rien dire est sans conséquence, mais dès qu’une parole est pronon- cée, il n’est plus temps d’hésiter et de regarder en arrière 4 ». Il invitait Fan à se battre « jusqu’à la mort 5 ». S’il faut en croire le Xu Zizhi tongjian, la détermination de Fan en aurait été renforcée 6. Cependant, ses propres mémoires restèrent sans réponse : Guang, pour sa plus grande frustration, se trouvait loin du cœur du débat et surtout (il s’en plaignit amèrement à Fan Zhen), il se débattait dans le silence et le vide.

Naguère, méconnaissant ma stupidité et mon état misérable, j’adressais à la Cour des mémoires sur des sujets importants et profonds engageant le destin de la dynastie. Entre l’été et l’automne, j’ai fait parvenir trois adresses au trône, mais ce fut comme de jeter un gravier au milieu de l’océan. Cela tient sans doute à ce que trop amples et trop profonds, ces trois mémoires ont été négligés et laissés à l’abandon et n’ont pas été communiqués à l’empereur. Voilà pourquoi je prends le parti de les envoyer à mes proches. J’espère humblement, Jingren, que vous pourrez profiter d’une audience pour vous ouvrir de cette question à notre souverain éclairé, puis que vous pour- rez lui présenter mes trois mémoires et ainsi éviter qu’un serviteur isolé en un lieu reculé n’enferme en lui sa colère, sans avoir personne à qui en parler. Aujourd’hui,

. « Qing jian chufu huo jinyong zongshi diyi zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. . . Ibid. . Ibid. . Xu Zhizhi tongjian, op. cit., ch. . . Ibid. . Xu Zizhi tongjian, chap. , op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 129 (paginée 129) sur 272

L    S G 

je n’occupe qu’un poste subalterne dans une préfecture frontalière à mille lieues du centre, alors que vous entrez et sortez matin et soir de la Cité interdite. L’ordre et le désordre du monde ne dépendent pas de moi, mais entièrement de vous. Voilà tout ce que j’avais à dire 1.

En , Guang était de retour à la Cour. La situation n’avait pas évolué : en dépit de périodes de rémission, la santé de l’empereur continuait de se dégrader. Mais accroché à l’espoir qu’une concubine lui donnerait un fils, il refusait toujours d’en- visager sa succession. Il perdait par moments le contrôle de ses facultés, s’exprimant alors difficilement et répondant par hochements de tête aux rapports des fonction- naires. Beaucoup crurent sa fin imminente. Aussi, le  du e mois de , Sima Guang, assumant son rôle de chargé de remontrances 2, pressa l’empereur de régler sa succession.

Au cours de la e année de l’ère Zhihe, alors que j’occupais un poste de chargé des affaires de la préfecture de Bingzhou, j’ai écrit à trois reprises à Votre Majesté en la priant de désigner au plus tôt un héritier présomptif et d’éviter ainsi l’apparition des désordres. À cette époque, je résidais au loin, mais plutôt que de garantir ma sécurité par mon silence, j’ai exposé un plan pour assurer la pérennité de la dynastie. À plus forte raison aujourd’hui, alors que je suis dans l’entourage de votre Majesté et occupe un emploi dont le rôle est de « soumettre des remontrances ».

. « Yu Fan Jingren shu », cité par Gu Donggao, Sima Taishi..., op. cit. . Intervenir et rédiger un mémoire sur un sujet aussi « sensible » que la succession impériale n’est pas sans risque pour celui qui ose s’y aventurer. Et encore faut-il que les remontrances des remontreurs comme des censeurs restent confidentielles. Ce n’est, semble-t-il, pas toujours le cas puisque le e jour du e mois , Sima Guang éprouve le besoin d’appeler son souverain à plus de vigilance : Votre serviteur et d’autres ont entendu dire que depuis votre prédécesseur, lorsque des remontreurs des Deux Administrations ou du Censorat étaient convoqués en audience pour présenter des remon- trances, les serviteurs immédiats étaient renvoyés sans exception. Lorsqu’un souverain n’est pas secret, il perd ses subordonnés, mais lorsqu’un subordonné n’est pas secret, il y laisse sa vie. C’est un point crucial sur lequel il convient d’être particulièrement attentif. Or, j’ai pu observer que ces jours derniers, lorsque des fonctionnaires se rendaient au palais pour y présenter leurs rapports, les proches serviteurs ne respectaient l’ancienne règle, certains entraient et se tenaient à l’intérieur du paravent de bois à l’angle du pavillon, seulement à une distance de quelques pas du trône de Votre Majesté. La voix vertueuse de Votre Majesté et les propos exposés par vos fonctionnaires peuvent être tous entendus. Il serait très inconvenant qu’au milieu (des propos échangés), une affaire importante et très confidentielle vienne à transpirer. Je souhaite donc demander que l’on suive sans faute l’ancienne procédure et qu’à partir d’aujourd’hui lorsque des remontreurs des deux Administrations ou du censorat viennent présenter leurs rapports, les serviteurs de votre proche entourage attendent au pied des escaliers de la terrasse à l’extérieur du paravent de bois à l’angle du pavillon. Je demande encore que le chef de compagnie de l’équipe des administrateurs procéde à la surveillance des deux côtés de la porte de séparation. Si quelqu’un osait s’aventurer à regarder ou à écouter, son patronyme et son nom personnel devraient être communiqués et une sanction lui être appliquée. Une note en annexe du mémoire précise, que la mesure demandée par Sima Guang fut peu après effectivement appliquée. « Lun shangdian pingren zhuang », Zhuanjiaji, ch. , t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 130 (paginée 130) sur 272

 R    

J’ose affirmer qu’il n’est pas à ce jour dans le pays de tâche plus importante ou plus urgente. La négliger, me taire, ou ennuyer Votre Sainte attention avec des vétilles, équivaudrait à nourrir en moi un sentiment déloyal au service de Votre Majesté, et mon crime ne mériterait pas moins que d’être haché en chair à saucisse. J’espère humblement que votre Majesté reprendra mes deux mémoires antérieurs et acceptera d’en examiner le contenu. Si un point mérite d’être retenu, que Votre Sainte volonté prenne une décision elle-même, et donne au plus tôt un ordre d’application. Le bonheur du Ciel, de la Terre et des esprits, celui des mânes de vos ancêtres, de vos fonctionnaires et de tout le peuple dépendent d’une seule parole de Votre Majesté 1.

De peur que son adresse ne subisse le sort des précédentes, il la présenta à l’em- pereur en personne et de vive voix, en cours d’audience 2. Si l’on en croit les sources, Renzong sombrait souvent dans le silence, se contentant, lorsque les membres du gouvernement présentaient leurs rapports, de les approuver de la tête sans un mot. Après le plaidoyer de Sima Guang, l’empereur se serait enfermé longuement dans ses pensées, avant de prendre enfin la parole.

Renzong : Votre propos n’est-il pas de souhaiter que je choisisse un héritier parmi les enfants de la famille impériale ? C’est là le point de vue d’un homme loyal, mais c’est une question dont nul n’a osé m’entretenir récemment. Guang : Votre Serviteur se dit qu’en abordant le sujet, il se condamne lui-même à mort. Je ne pensais pas que Votre Majesté donnerait son accord. Renzong : Quel mal y a-t-il ? Il y a bien des précédents dans l’Histoire 3. L’empereur donna alors l’ordre de transmettre le mémoire de Sima Guang au Secrétariat impérial pour examen. Mais Guang intervint : Guang : On ne peut procéder ainsi ! Il serait souhaitable que Votre Majesté expose elle-même son intention aux Grands Ministres 4. Ce même jour, Sima Guang soumit aussi à l’empereur ses remarques concernant le problème des infractions au monopole d’État sur la vente du sel, dans les provinces du Jiang et du Huai 5. Puis il se rendit au Secrétariat impérial pour en parler. Il y ren-

. « Qi jianchu shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . Voir également G Donggao, Sima Taishi..., ch. , op. cit., p. . . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . V.aussi G Donggao, Sima Taishi..., ch. , op. cit., p. . . Ibid. . La succession de l’empereur hantait Sima Guang, mais il n’oubliait pas les souffrances du petit peuple. Il rédigea ainsi à l’attention de Renzong un mémoire sur la situation catastrophique des habi- tants des régions du Jiang et du Huai et sur les mesures qu’il convenait de prendre : « Mémoire sur les aides de l’État aux réfugiés », « Huangzheng zhazi ». « Votre serviteur a entendu dire que cette année les régions du Huainan et du Liangzhe ont subi des inondations catastrophiques. La population, qui dans sa majorité souffre de la faim, se ressemble souvent en bande, s’arme de bâtons et vend du sel à titre privé afin d’assurer sa subsistance. C’est au point que des affrontements avec les troupes régulières ont eu lieu et provoqué de part et d’autre des morts et des blessés. Si l’on laisse la situation se dégrader, elle engendrera à coup sûr un vaste banditisme : la Cour ne peut pas s’en désintéresser. En fait le mal provient de ce que les autorités locales appliquant une politique répressive trop zélée, tous les opposants deviennent des scélérats. Votre serviteur a entendu dire que dans le Zhouli sont Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 131 (paginée 131) sur 272

L    S G 

contra le Grand Ministre Han Qi qui l’interrogea : « De quoi avez-vous parlé aujour- d’hui ? ». D’abord, Sima Guang se tut, puis, pensant qu’il ne pouvait pas laisser Qi dans l’ignorance, et que l’informer serait un bon moyen de faire connaître le souhait impérial, il dit : « La discussion a porté sur de grands projets concernant la pérennité du temple des ancêtres ». Han Qi, comprenant le sens (de ces paroles), n’aurait rien ajouté 1.

Dix jours passèrent sans aucune décision. Renzong avait de longue date remar- qué un prince âgé de trente ans et élevé au palais 2, Zhao Zongshi 3. Mais affaibli et redoutant l’opposition du chef des eunuques Ren Shouzhong 4, il n’osait le proposer. Ren craignait, au cas où Zhongshi monterait sur le trône, de perdre ses privilèges ; s’il faut croire sur ce point les rédacteurs de l’Histoire officielle des Song, il « aurait souhaité que l’empereur désignât une personne faible et peu intelligente, afin d’en retirer un grand bénéfice personnel 5 ». Dix jours plus tard, le Grand ministre Han Qi décida d’intervenir, chargeant le censeur Chen Zhu d’approcher Sima Guang,

décrites douze politiques de secours visant à rassembler la population, et que récemment, la Cour y a apporté un début d’application en retenant deux mesures — le renoncement à certains interdits et l’éradication du banditisme. Or, il semble que l’on n’y prête guère attention. Aujourd’hui, alors que des enfants morts de faim et de froid sont jetés dans les fossés, comment peut-on encore se battre pour un bénéfice insignifiant ? Comment cela pourrait-il traduire l’intention du père et de la mère du peuple ? Votre serviteur souhaite que Sa Majesté avertisse officiellement les autorités locales afin qu’elles com- prennent les intentions de la Cour c’est-à-dire qu’elles relâchent un peu les interdits sur le sel et pour- chassent sans merci les bandits. Il faut que soient différés les sanctions pour les termes d’impôts non payés, mais que soient appliqués avec zèle les châtiments pour ceux qui se livrent à des actes de pillage ; il faut que l’on abandonne les primes à ceux qui dénoncent les vendeurs privés de sel, mais que l’on signale les mérites de ceux qui châtient et capturent ceux qui se rendent coupables de brutalité ; il faut que l’on renonce aux petits gains des collectes d’impôts, et qu’ainsi l’on garantisse le grand bonheur de la sécurité. Éradiquer le mal quand il est minuscule, et arrêter le désordre avant qu’il ne prenne forme sont les deux mesures de la meilleure des politiques. » Zouyi, p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p.  ; il est à noter que ce texte, pourtant mentionné dans la table des matières de notre édition du Sima Wenzhenggong Zhuanjiaji, op. cit., au chap. , t. , n’y figure pas. . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . Voir également G Donggao, Sima Taishi..., ch. , op. cit., p. . . Le Grand Ministre Han Qi, inquiet lui-aussi de l’état de santé de l’empereur Renzong, avait créé au palais impérial une école spéciale pour les jeunes garçons de la famille impériale et y avait admis tous ceux qui possédaient un haut niveau intellectuel et une bonne conduite. Le but était que l’empereur Renzong puisse entrer en contact avec eux et soit en mesure de les comprendre et de les juger. Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . Zhao Zongshi (l’empereur Renzong lui donna le nom personnel de Zongshi à l’âge de cinq ans, puis celui de Shu, lorsqu’il le désignera officiellement comme successeur en ), (-) est le treizième fils d’un cousin germain de Renzong. Entré dès l’âge de quatre ans au palais impérial, il a suivi les cours de l’école instituée par Han Qi. Son père est décédé en  et a été nommé à titre posthume prince de Puwang ; en , il est donc encore dans la période de deuil. . Les eunuques étaient des esclaves, mais leur contact permanent avec la personne de l’empereur dans les appartements privés du palais, leur donnait un pouvoir qui pouvait dépasser celui des plus hauts fonctionnaires du gouvernement, qui n’avaient eux aucun moyen de franchir les limites des salles d’audience officielles. . « Ren Shouzhong zhuan », Songshi, ch. , op. cit. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 132 (paginée 132) sur 272

 R    

sous couleur de confier aux deux hommes une mission commune : celle d’évaluer les profits et pertes des familles de commerçants qui faisaient affaire avec l’État...

Prenant Sima Guang à l’écart, Chen Zhu (lui) dit : « Il y a quelques jours, l’empereur a convié ses fonctionnaires à un grand banquet au Mingtang, Han Qi y cumulait la fonction de grand connétable et j’étais chargé de la surveillance. Han Qi m’a pris à part d’un air détaché : “J’ai entendu dire que vous êtes en excellents termes avec Sima Jun- shi (Guang). Il y a peu, ce dernier a suggéré à l’empereur de désigner un successeur, hélas celui-ci n’a toujours pas confirmé son intention au Secrétariat et je n’ai aucun moyen de le faire savoir”. Cette affaire d’évaluation des profits et pertes des familles de commerçants ne vaut pas de vous inquiéter, (Han Qi) souhaitait simplement que je vous entretienne de tout ceci 1 ». Le  du e mois, Sima Guang adressait au trône un second mémoire 2.

Le  du mois précédent, votre serviteur a remis à Sa Majesté plusieurs mémoires ; je vous ai demandé d’examiner trois mémoires rédigés pendant mon mandat à Bingzhou puis de prendre au plus tôt une décision concernant votre succession. [...] Votre serviteur a fait part à Sa Majesté de la nécessité de faire entendre Sa parole vertueuse et de la transmettre aux hauts fonctionnaires du gouvernement afin qu’ils l’exécutent. Aujourd’hui, un mois est presque passé sans qu’on ait rien entendu. Est- ce parce que Sa Majesté, considérant l’importance de cette question, procède à un choix minutieux parmi les membres de la famille impériale et n’a pas trouvé celui qui convenait ; ou est-ce parce que, dans l’entourage de Sa Majesté, des gens s’interposent pour la dissuader et l’égarer ? Votre Serviteur n’a aucun moyen de connaître la réalité. Il a entendu dire que (seul) un fils permet d’assurer la descendance d’un homme. Ce point est clairement exprimé aussi bien dans le Rituel que dans les Lois. [...] Comment Sa Majesté pourrait-elle ne pas réfléchir profondément (à la pérennité) du temple de ses ancêtres et de sa dynastie ? [...] De plus, il n’est pas demandé à Sa Majesté de donner officiellement le nom de son suc- cesseur, mais seulement de choisir et d’adopter un homme sage et intelligent parmi les membres de la famille impériale. Son titre et son lieu de résidence devront être légèrement différents de l’usage, ainsi la population de l’empire comprendra l’inten- tion de Sa Majesté et saura lier le proche et le lointain. Lorsqu’un fils naîtra à Sa Majesté, on imposera alors (au fils adoptif) de retourner dans son palais. Quel incon- vénient y aurait-il à agir ainsi ? Ce problème est réellement crucial pour la stabilité de l’empire, et je souhaite que Sa Majesté prenne sa décision et la mette à exécution 3. Propos repris en audience, avec une obstination confinant au harcèlement :

Sima Guang : Il y a quelques jours, votre Serviteur a présenté un exposé à Votre Majesté. Votre Majesté a écouté le propos avec satisfaction, puis elle a déclaré son

. Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . Voir également G Donggao, Sima Taishi..., ch. , op. cit., p. . . G Donggao, Sima Taishi..., ch. , op. cit., p. . . « Qi jianchu shangdian dier zhazi », Zhuanjiaji, chap. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 133 (paginée 133) sur 272

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intention de le voir appliquer. Mais aujourd’hui, c’est le silence, et l’on entend plus parler de rien. C’est certainement parce qu’un homme de peu dit à Votre Majesté qu’elle est en pleine force de l’âge et en bonne santé, et qu’il est inutile de précipiter cette affaire funeste. Les hommes de peu ne réfléchissent pas au long terme et ne pensent qu’à conserver momentanément leur position personnelle et celles de leurs proches. [...] 1

Renzong fut-il convaincu ? Il fit transmettre le mémoire au Secrétariat impérial. Sima Guang s’y rendit aussitôt afin de rencontrer Han Qi.

Messieurs, si vous ne profitez pas du moment pour lancer et fixer dès aujourd’hui la date du débat, un jour prochain, à la faveur de la nuit, un bout de papier mentionnant un tel comme héritier sortira du palais et nul dans l’empire n’osera s’y opposer.

Han et ses collègues joignirent alors, disent les sources, leurs mains et s’incli- nèrent, approbatifs : « comment pourrait-on ne pas agir de toutes nos forces dans ce sens 2 ? » D’autres membres de la Cour, dont Chen Zhu et Lü Hui, apportèrent leur soutien à Sima Guang 3. Un peu plus tard, le Grand ministre et ses collègues, qui devaient présenter des rapports à l’empereur, décidèrent de lui lire les mémoires de Guang et Lü. Renzong les interrompit avant même qu’ils n’aient commencé :

Renzong : J’ai cette intention depuis longtemps, mais je n’ai pas encore trouvé la personne appropriée. Puis, tournant d’abord la tête à droite et à gauche, il interrogea : D’après vous, qui conviendrait parmi les membres de la famille impériale ? Han Qi : Des subordonnés ne peuvent discuter de cette question qui résulte du seul choix de Votre Majesté. Renzong : Deux garçons ont été élevés dans le palais impérial. Le plus jeune est d’un naturel très simple et honnête, au point d’être presque bête. L’aîné est un choix possible. Han Qi demanda alors son nom. Renzong : Zongshi, il est aujourd’hui âgé de trente ans 4.

La discussion semblait close. Han Qi revint néanmoins à la charge, écrivant peu après à l’empereur que « cette affaire (était) d’une importance telle qu’aucun de (ses) serviteurs n’osait la mettre à exécution ». « Votre Majesté » ajoutait-il, « doit y réfléchir de nouveau ce soir, j’irai prendre votre ordre demain ».

. Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . Ibid. . C’est par exemple le cas de Chen Zhu ou de Lü Hui. Tous savent bien qu’ils courent un grand risque en osant intervenir publiquement sur un sujet aussi sensible que la succession impériale. « Aussitôt après avoir expédié un mémoire dans lequel il demandait à l’empereur de choisir un homme sage comme héritier, Chen Zhu dit à sa famille : “J’ai rédigé aujourd’hui un texte sur les problèmes fondamentaux de notre pays, si je suis condamné lourdement, ce sera la mort, si la peine est légère, ce sera la déportation, vous devez vous y préparer”.Le porteur du mémoire n’eut pas le temps de revenir que Chen Zhu s’effondra raide mort. » Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . Ibid. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 134 (paginée 134) sur 272

 R    

Le lendemain, l’empereur confirmait sa décision, nommant Zongshi à titre tran- sitoire, au poste de Commissaire impérial à la défense de la préfecture de Qinzhou 1, faisant aussi office d’Administrateur de la Cour des affaires de la famille impériale 2. Mais l’intéressé, loin de manifester la moindre reconnaissance, objecta le deuil de son père naturel, décédé quelques temps auparavant, deuil qui n’était pas terminé. Il sollicita et obtint le report de la nomination 3. Un second épisode des péripéties successorales s’ouvrait, lié cette fois aux déro- bades de l’héritier désigné. À l’automne , la question revint sur le devant de la scène. La période de deuil de Zongshi était achevée ; on lui confirma sa nomina- tion, il la repoussa à nouveau, de même que toutes les tentatives ultérieures 4. On suggéra de modifier ses attributions ; Han Qi proposa de désigner explicitement Zongshi comme prince héritier 5, et prépara un décret en ce sens 6. Zongshi pré- texta cette fois sa mauvaise constitution physique et repoussa l’ordonnance 7. Sima Guang invita alors (le  du e mois de ) l’empereur à plus de fermeté.

Aujourd’hui, Zongshi a reçu la nomination de Votre Majesté et jouit d’un traite- ment de faveur, mais il s’inquiète de cette gloire et refuse, de bonne foi, depuis dix mois d’accepter le décret ; son intelligence et sa conduite dépassent en sagesse celles des hommes ordinaires et suffisent à démontrer combien Votre Majesté possède un jugement clairvoyant dans le choix des hommes. Tout l’empire s’en réjouit. Votre Majesté est, sur le plan personnel, le père de Zongshi et, sur un plan général, son souverain. Nous trouvons dans le Rituel la phrase suivante : « Lorsqu’un père donne un ordre, il n’est point besoin d’approuver, on se lève et c’est tout ; lorsqu’un souverain donne un ordre, sans attendre on monte sur son char ». À deux reprises Votre Majesté lui a envoyé des émissaires, mais puisque Zongshi n’a pas accepté votre ordre bienveillant, il faut le convoquer et lui exposer la situation en face. Comment pourrait-il rester couché chez lui sans bouger ? Votre serviteur sans intelligence se prosterne devant Sa Majesté et la prie d’envoyer de nouveau un des membres de son entourage pour lui transmettre votre sainte inten- tion et le sermonner au nom des Rites et de la Loi. Il est certain qu’il n’osera pas se dérober. Dès son arrivée, Votre Majesté lui fera connaître son instruction généreuse pour qu’il comprenne l’extrême sincérité de votre cœur saint. Ainsi, il est sûr qu’il n’osera pas refuser 8.

Un mois plus tard, Zongshi ne s’était toujours pas présenté au palais ; Guang et les autres chargés des remontrances insistèrent dans une adresse en date du e jour du e mois de .

. Qinzhou fangyushi. . Zongzhengsi ; la fonction est depuis la dynastie Tang réservée à des membres de la famille impériale. . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . Ibid., p.  et suiv. . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . L’empereur donne à Zongshi un nouveau nom personnel, Shu. Ibid. p. . . Songshi, ch. , op. cit. . « Qi zhao Huangzhi jiuzhi shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 135 (paginée 135) sur 272

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Votre serviteur et ses collègues ont appris que le  de ce mois avait été choisi pour envoyer un serviteur des appartements intérieurs auprès du prince héritier Shu et le convoquer au palais, mais que celui-ci avait de nouveau prétexté son état de santé pour ne pas y déférer. [...] Aujourd’hui, c’est seulement par crainte que Shu (Zongshi) n’ose accepter la faveur extraordinaire de Votre Majesté. De plus le serviteur de la Cour intérieure qui se rend près de lui doit l’instruire et le réprimander au nom des rites régissant les rapports d’un sujet à son souverain et d’un fils à son père jusqu’à ce qu’il accepte l’ordre. Aujourd’hui, voilà plus de vingt jours que le décret de nomination a été publié et Shu est de fait devenu Votre fils ; les rites veulent que, matin et soir, il soit à vos côtés pour s’enquérir de votre santé, et remplisse ainsi ses devoirs filiaux ; il ne convient pas qu’il demeure aussi longtemps hors du palais. Face contre terre, j’espère que Votre Sainte bienveillance va choisir en toute hâte des envoyés versés en pharmacopée impériale qui lui expliqueront qu’on ne peut désobéir ni aux ordres de son père ni à ceux de son souverain, pas plus qu’on peut manquer aux devoirs d’un fils et d’un sujet, et qui sauront le contraindre et le réprimander afin qu’il entre sans tarder au palais 1.

Pressé, sermonné par son secrétaire personnel Zhou Mengyang 2, Zongshi parut enfin céder : quelques jours plus tard, il entrait en palanquin au palais impérial 3. Il était temps : après une courte rémission à la fin de l’année , l’empereur décédait le  du e mois de , emporté par une maladie cardiaque à l’âge de  ans.

Ce jour là, l’empereur mangea et but normalement sans que rien ne se passe. Mais à la première veille de la nuit, il se leva brusquement, réclama d’urgence ses médicaments et fit appeler l’impératrice. Lorsqu’elle arriva sur place, l’empereur lui montra du doigt l’emplacement de son cœur, incapable de prononcer un seul mot. Aussitôt convoqués, les médecins lui appliquèrent leurs traitements, mais il était trop tard : l’empereur s’éteignit à la troisième veille 4.

Au matin qui suivit son décès 5, l’impératrice convoqua le prince héritier, l’in- forma de l’événement et lui transmit l’ordre de succession. Zongshi, dit-on, paniqua : « je n’oserai jamais, se serait-il écrié, je n’oserai jamais », et perdant tout contrôle sur lui-même, il chercha à fuir. Ses proches durent le soutenir, arranger sa coiffe, et lui passer enfin ses habits de Cour 6.

. e jour du e mois . « Qing zao ling Huangzi runei zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Zhou Mengyang était le rédacteur des dix-huit ( !) mémoires de refus envoyés par Zongshi. Xu Zizhi tongjian, chap. , op. cit., t. , p. . . Zongshi fait une entrée modeste dans le palais impérial : « Il n’était accompagné que d’une trentaine de personnes, et ses bagages, qui ne différaient en rien de ceux d’un homme ordinaire, n’étaient composés que de quelques caisses de livres ». Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . er jour du e mois, et premier jour de l’été. . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 136 (paginée 136) sur 272

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 Entre les deux palais

Le nouvel empereur (connu sous le nom de temple ancestral de Yingzong), offi- ciellement intronisé dès le e mois de , se sentait, dit-on, incapable de diriger l’empire. Signe d’une réelle terreur, il annonça son intention de prendre pendant trois ans le deuil du défunt, et donna l’ordre au Grand Ministre Han Qi de le sup- pléer à la tête du gouvernement... Les dignitaires de la Cour s’y opposèrent, et l’af- faire en resta là 1. Mais la charge lui semblait écrasante : Yingzong tomba malade d’angoisse, ne reconnaissant bientôt plus personne et tenant des propos incohé- rents. On vit même un jour ces symptômes redoubler. Alors qu’il devait proclamer une amnistie générale marquant son accession au trône, le nouvel empereur courait en hurlant d’une pièce à l’autre. Tout le cérémonial en fut bouleversé 2. Finalement, dans l’attente de sa guérison, le Grand Ministre Han Qi et l’impératrice douairière constituèrent un conseil de régence 3 ; cette dernière, conformément à la tradition, se tenait derrière un rideau durant les audiences. L’impératrice douairière était donc la régente en titre, ce qui ne contribuait guère à l’unanimité du gouvernement ni à la cohérence de la politique. En fait, quelques hauts dignitaires de la Cour — au premier rang desquels Han Qi et Ouyang Xiu 4 qui avaient assuré la stabilité de l’empire et la continuité de l’action gouvernemen- tale durant la maladie de l’empereur — prenaient le plus souvent seuls les décisions. À cela plusieurs raisons : leur prestige personnel et leur expérience des affaires de l’État comptaient, bien sûr, mais aussi le fait qu’eux seuls avaient accès au palais et pouvaient assister aux audiences tenues en présence de l’impératrice Cao. En d’autres termes, ils étaient le seul lien entre l’impératrice et le gouvernement, ce qui leur donnait un pouvoir immense ; de plus, dépourvue d’expérience politique, l’im- pératrice douairière ne disposait d’aucune équipe propre de conseillers qui aurait pu la guider dans les affaires gouvernementales. Sur le plan extérieur, un oubli diplomatique inquiétait Sima Guang. Les Qidan n’avaient été informés ni du décès de l’empereur ni de l’intronisation de son suc- cesseur ; pour Guang, il fallait réparer au plus tôt cette grave négligence, en leur dépêchant un ambassadeur qui répondrait sans détour à leurs questions sur les cir- constances de la succession, et leur expliquerait comment, selon les rites chinois, on pouvait choisir un héritier dans une lignée secondaire en l’absence de descendant dans la lignée principale :

Notre pays ayant signé un traité de fraternité avec les Qidan, nous aurions dû les informer immédiatement du grand deuil qui nous frappe. Il est clair que les Qidan ont des espions ici. Comment pourraient-ils ignorer le deuil de l’empire ? Mais aucun messager n’étant encore parvenu chez eux, ne risquent-ils pas de soupçonner quelque

. Ibid. . Ibid. p. . . La veuve de Renzong est née Cao. . Le premier servit comme Chef conseiller de  à  et le second de vice chef conseiller de  à , autrement dit des dernières années du règne de Renzong au début du règne de Shenzong. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 137 (paginée 137) sur 272

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événement fâcheux en Chine ? Depuis l’antiquité, lorsqu’il n’y a pas d’enfant mâle dans la lignée principale, le successeur est choisi dans une lignée secondaire. C’est un point fondamental des rituels, en quoi cela serait-il un mauvais signe pour le pays ? Si les barbares posent des questions, il faut leur dire l’entière vérité, quel tort cela nous causera-t-il ? [...] Depuis que notre pays a conclu un traité de paix avec les Qidan, il y a maintenant cinquante ou soixante ans, le peuple vit dans la paix. Aujourd’hui que notre pays traverse un événement grave, nos ennemis aux frontières sont aux aguets. Comment peut-on perdre tout bon sens au point de provoquer nous même une fracture dans nos relations ? [...] Confucius n’a-t-il pas lui-même dit : « Il faut être loyal et digne de confiance dans ses propos, y compris dans les relations avec les barbares 1 ».

Sima Guang craignait, dit-il, que les Qidan et les Xixia ne profitent de la période de deuil de la Cour impériale pour tester la solidité et la solidarité du gouverne- ment chinois. Il fallait éteindre à tout prix les querelles intestines à la Cour : il s’y employa avec énergie. Le sort de la dynastie pouvait, pensait-il, se jouer, dans les quelques mois à venir, sur la bonne entente entre le nouvel empereur et l’impératrice douairière. Il était aussi persuadé que, faute d’entente spontanée au sein de la famille impériale, il faudrait en appeler an respect strict des rites. Les circonstances auraient dû renforcer les liens entre l’impératrice douairière et l’empereur Yingzong ; or leurs relations étaient tendues. L’antipathie était ancienne, et certains l’attisèrent en col- portant que l’impératrice n’avait pas été étrangère au retard pris dans la désignation du successeur de son époux. Sima Guang et les autres dignitaires du gouvernement n’ignoraient rien de cette hostilité réciproque, mais une intervention directe était délicate. Treize jours après l’intronisation de l’empereur, Guang adressa à l’impératrice douairière une leçon de politique générale traitant, en substance, « de la situation critique du pays et de la nécessité de l’union ».

Le danger de la situation actuelle tient à son instabilité, et à la multiplicité des conflits armés et des sources d’inquiétudes. Si le souverain et ses fonctionnaires ne (partagent) pas un même cœur, que (la Cour) intérieure et (la Cour) extérieure ne coopèrent pas et ne travaillent pas d’arrache-pied du matin au soir pour se dévouer aux tâches urgentes de notre pays, comment pourrons-nous réussir à éviter la nais- sance de malheurs futurs ? La clé de la paix et du danger se trouve dans les hommes qui reçoivent les charges ; la clé de l’ordre et du désordre se trouve dans les récompenses et les châtiments. Ces deux points doivent absolument être examinés. Si on trouve chaque fois les hommes qui conviennent pour tous les postes de la Cour et des provinces, que les sages et les compétents sont promus, alors que les incapables sont renvoyés, et que les fidèles

. « Xiang », Yili, in Shisan jing zhushu, op. cit., p.  ; « Qi yi gao ai shi zhazi », zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 138 (paginée 138) sur 272

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et les intègres sont chéris alors que les flatteurs et autres calomniateurs sont écartés, comment l’empire pourrait-il ne pas connaître la paix 1 ?

Puis, quinze jours plus tard, c’est au nouvel empereur qu’il adressait une exhor- tation à la concorde :

Votre Majesté pense au règne précédent et désire montrer sa reconnaissance en ser- vant l’impératrice douairière avec diligence et piété, et en traitant les princesses impé- riales avec affection, c’est la manifestation sincère d’une bonté et d’une générosité sans équivalent dans le monde humain. Votre Serviteur souhaite que Votre Majesté, bien que possédant naturellement toutes les qualités, développe encore son cœur saint, combatte sans relâche la paresse, veille à la conclusion (des affaires) comme à leur commencement, afin d’unir le cœur de tous les hommes de l’empire et de réformer les mœurs de tout l’empire ; ainsi ferez vous que bonheur et succès soient transmis à votre descendance pour l’éternité 2.

Peu après, la santé mentale de l’empereur s’améliorant, beaucoup crurent qu’il pourrait reprendre en main l’exercice du pouvoir ; mais la rémission fut brève. Le conflit avec l’impératrice douairière s’envenima, empoisonnant l’atmosphère de la Cour 3. Sima Guang jugeait le désaccord à la tête de l’État lourd de menaces : c’était un luxe que ni le pays ni la dynastie ne pouvaient se permettre. Aussi, le  du e mois, rédigeait-il un mémoire, resté célèbre, et destiné aux deux protagonistes : L’adresse aux deux palais, Liang gong shu 4. Il y rappelait l’empereur et la douairière à leurs devoirs respectifs :

Votre Serviteur a entendu dire qu’une digue métallique de mille li peut se rompre aussi facilement que la cloison de terre d’une fourmilière, et que dans un disque de jade blanc, les veines sont plus faciles à séparer qu’à réunir ; or la pérennité de la dynastie est autrement plus importante qu’une digue de métal, et les liens qui unissent des parents, qu’un disque de jade blanc. Si on les préserve avec la plus grande diligence et les maintient avec la plus grande fermeté, ils seront parfaitement réunis, et bonheur et succès pourront se transmettre ainsi à l’infini. Des hommes perfides et déloyaux s’attachent à vous espionner dans votre détermina- tion ; s’ils sentent le moindre sujet de désaccord, ils en profitent aussitôt et s’ingénient à séparer le souverain de ses ministres ou le père de ses fils, pour qu’inférieurs et supé- rieurs se jalousent et qu’intérieurs et extérieurs doutent les uns des autres. Une fois parvenus à leurs fins, ils mettent en œuvre leurs plans maléfiques pour contrôler le pouvoir et en retirer un bénéfice personnel immense. Depuis l’antiquité, il n’est pas de disparition de royaume ou de ruine de famille qui n’ait commencé ainsi. Aujour- d’hui, Votre Clairvoyante Sainteté est sur le trône, la Cour est en paix et les sujets tant

. « Shang Huang taihou shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . « Shang Huangdi shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . « Shang liang gong shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 139 (paginée 139) sur 272

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à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Cour conservent en eux un esprit loyal et bon, mais la source du bonheur ou du malheur est au début extrêmement ténue et il convient de prêter attention aux avis et aux conduites. Votre humble Serviteur ose prendre la liberté de donner son avis sur la situation actuelle : lorsque l’empereur dénigre l’impératrice douairière, ce n’est pas de nature à favoriser le gouvernement de l’empire ; lorsque l’impératrice douairière dénigre l’empereur, ce n’est pas de nature à préserver la paix dans l’empire. Les deux palais dépendent l’un de l’autre comme la tête et les yeux dépendent du cœur et du ventre. Dans les moments de rémission de sa maladie, l’empereur doit servir avec déférence l’impératrice douairière, lui présenter un visage aimable et obéissant et se compor- ter en conformité avec les usages rituels ; si la médecine et l’acupuncture restent inefficaces, et que les marques de respect filial ne sont pas parfaites, l’impératrice douairière doit malgré tout faire contre mauvaise fortune bon cœur. Confucius a dit : « Ah, ce Min Ziqian, quel bon fils ! Nul n’a jamais contesté la bonne opinion qu’avaient de lui ses parents et ses frères 1 ». (Confucius) veut parler ici de la parfaite sincérité et de la suprême pureté qui se manifestent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de son être et que personne ne peut envisager de contester. Mengzi a dit : « Les reproches mutuels échangés entre un père et son fils diminuent grandement la bienveillance 2 ». Il entend dire ici que ceux qui partagent les liens de sang les plus proches doivent se traiter mutuellement avec des sentiments de générosité et de bienveillance, et non se disputer pour des vétilles. Votre humble Serviteur, prosterné, espère que l’empereur réfléchira aux propos de Confucius et que l’impératrice douairière n’oubliera pas l’avertissement de Mengzi. Si par hasard il se trouve une personne déloyale qui désire parler et s’insinuer pour semer la discorde, il faut immédiatement la faire condamner à la peine capitale afin de servir d’exemple, ainsi tout le monde saura que les courtisans flatteurs ne peuvent tromper la Sainte clairvoyance impériale. Aujourd’hui, les esprits de l’uni- vers, la masse des fonctionnaires et le peuple, de même que les animaux et les plantes s’appuient sur les deux palais comme gages de paix. Si les deux palais sont heureux, alors les esprits pourront agréer aux offrandes qui leur sont faites, les animaux et les végétaux se développeront et se multiplieront. Et que dire des fonctionnaires et du peuple, tous voudront protéger leur souverain pour continuer à profiter pleinement de la paix. Votre Serviteur, parlant à tort et à travers et prononçant des propos insensés, ignore les tabous et interdits, mais attentif seulement au salut du pays, il ne songe pas à protéger sa propre vie 3.

Mais au cours des mois qui suivirent, l’animosité entre les « deux palais », encou- ragée par les jalousies et les colportages, lot quotidien de ce lieu clos et hors du monde qu’était la Cité interdite, ne s’atténua pas. L’impératrice douairière et l’em- pereur prenaient à témoin les membres du gouvernement, invoquant les mauvais

. Lunyu, ch. , trad. Pierre Rickmans, op. cit., p. . . Mengzi, « Lilou xia », livre IV, ch. , trad. Couvreur, op. cit., p. . . « Shang liang gong shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 140 (paginée 140) sur 272

 R    

traitements dont ils s’estimaient victimes, avec l’espoir de gagner leur soutien 1. Les ressentiments de l’impératrice douairière à l’égard d’Yingzong étaient si forts qu’elle songea, dit-on, à le faire destituer et remplacer. Le  du e mois de l’année , Sima Guang s’adressa, séparément, à l’empereur et à la douairière pour tenter une fois encore de les convaincre de la nécessité de l’apaisement. À l’impératrice, il écrivait :

J’ai appris que récemment la maladie de l’empereur s’est aggravée et qu’il n’est plus en mesure de contrôler sa conduite ni ses propos ; ces faits, que son entourage vous a rapportés, atteignent un degré tel que vous ne pouvez plus le supporter. Des reproches mutuels commencent à être échangés entre les deux palais. Cette situation désole le cœur des hommes et les fait trembler sans qu’ils aient froid. Aujourd’hui, l’empereur Renzong vient à peine de quitter notre monde, et la maladie de l’empereur ne s’apaise pas : la situation de l’empire est dangereusement instable. Seule l’harmonie entre les deux palais peut tranquilliser le pays aussi naturellement que le ciel couvre et la terre porte. Il n’est pas possible, qu’à l’image d’une famille ordinaire vous vous disputiez sur des vétilles et fassiez que les moindres lézardes entre vous provoquent de l’inquiétude pour la dynastie entière 2 ! [...]

Il l’assurait qu’il n’était pas dans la nature de l’empereur de lui manquer de respect ; car, notait-il,

Dès son intronisation, il a manifesté sa piété filiale et sa bonté et s’est comporté conformément aux usages, vous avez pu vous en rendre compte de vos propres yeux. Si sa maladie n’avait pas brouillé son caractère, il n’aurait jamais eu un tel comportement. [...] C’est un état fréquent chez les malades, il ne faut pas s’en étonner 3.

À l’empereur 4, Sima Guang rappelait combien, de son vivant, Renzong avait res- pecté l’impératrice Cao et comment, à son tour, il devait témoigner sa gratitude envers la vertu et la générosité de son prédécesseur. Il conjurait l’empereur

de servir l’impératrice douairière avec diligence et piété filiale et de traiter les prin- cesses impériales avec affection ; de ne pas laisser les malfaisants s’immiscer au point de provoquer une fracture entre les deux palais et ainsi de mettre en danger la dynastie et provoquer le malheur du peuple 5. [...] Votre serviteur espère humblement que Sa Majesté se rendra, dès qu’elle se sentira mieux, chez l’impératrice douairière et qu’elle fera amende honorable pour obte- nir le pardon de ses fautes passées. Puis qu’ensuite, faisant preuve du matin au soir

. Le Grand Ministre Han Qi, mais aussi Lü Hai ou Ouyang Xiu refusent de prendre parti et rappellent les protagonistes à leurs devoirs respectifs. Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . « Shang Huangtaihou shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Ibid. . « Shang Huangdi shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 141 (paginée 141) sur 272

L    S G 

d’un respect chaleureux, elle prendra soin de son entourage et agira conformément aux rites. Ainsi, Votre immense piété filiale sera encore plus éclatante qu’avant votre intronisation 1. Au e mois , Yingzong voulut interrompre jusqu’au printemps les séances d’entretiens sur les Classiques et les ouvrages historiques, qui lui avaient été impo- sées deux mois auparavant 2. Sima Guang, qui attendait beaucoup de ces entretiens « éducatifs », insista sur le respect du calendrier. L’étude est le devoir fondamental d’un souverain, et elle ne peut être négligée. De plus, Votre Majesté vient de monter sur le trône, elle doit, du matin au soir, s’en- quérir auprès de ses subordonnées de la Voie suprême définie par les anciens souve- rains, analyser les succès et les échecs des générations passées afin de perfectionner sa Sainte Vertu et poursuivre l’immense et éclatante œuvre civilisatrice. Votre Majesté ne peut se contenter de suivre des exemples récents et prendre prétexte du froid ou de la chaleur 3. L’empereur accepta la remontrance. Lü Gongzhu lui donna donc des leçons sur le Lunyu, et Liu Chang sur le Shiji. Les extraits choisis traitaient bien sûr de la piété filiale et des relations entre frères. Au terme de la leçon, Yingzong « se redressa res- pectueusement et changea de visage, il avait compris la critique 4 ». « En apprenant la nouvelle, l’impératrice douairière manifesta sa joie 5 ». D’une certaine manière, Sima Guang remportait une victoire, mais il savait aussi combien le résultat était fra- gile. Dans trois mémoires successifs 6, il exhorta l’empereur à témoigner sans se las- ser du plus grand respect à l’impératrice douairière, et à déférer devant les autorités judiciaires tous ceux qui chercheraient à nuire à leurs relations. À l’automne , l’état de santé de l’empereur se stabilisa ; l’impératrice douai- rière annonça, au e mois de l’année suivante, sa décision de lui remettre le pouvoir politique 7. Les tensions n’en disparurent pas pour autant ; quelques mois plus tard 8, Sima Guang dénonçait le rôle néfaste d’un eunuque dans les relations entre les deux palais, et obtenait de Yingzong sa disgrâce et son éloignement.

. Ibid. . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . « Qi kai jiang yan zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . Ibid. . « Shang fengyang shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , pp. -. Dans l’édition zouyi et Quan Song wen, le e mémoire, qui n’est pas daté, est dissocié des  premiers et figure à la suite des  mémoires critiques contre l’eunuque Ren Shouzhong, voir zouyi, p.  et Quan Song wen, t. , p. . . Le grand ministre Han Qi ne lui laissa guère le choix. Peu après la guérison de l’empereur Yingzong, sentant que l’impératrice douairière ne se méfiait pas, Han Qi s’entretint avec elle de la fin de sa régence. À peine eut-elle esquissé un vague consentement que Han Qi ordonna aux eunuques présents de retirer le rideau derrière lequel elle assistait aux audiences et qui symbolisait la régence. Tout se déroula si vite que Han Qi aperçut la robe de l’impératrice qui avait à peine eu le temps de se retirer. Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . Ce quatrième mémoire a été écrit au e mois . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 142 (paginée 142) sur 272

 R    

Votre serviteur a observé qu’au moment de son intronisation, Votre Majesté servait l’impératrice douairière avec un respect et une déférence sans pareils, et que cette dernière gratifiait Votre Majesté de toute son affection. En quelques jours, les senti- ments de piété et d’amour filial, manifestes à la Cour et en dehors, se transmirent à travers tout l’empire, et tous ceux qui l’apprenaient s’en félicitaient mutuellement. Mais peu après, commencèrent à circuler dans la population des opinions disant que l’eunuque Ren Shouzhong et ses proches, mécontents de la désignation de Votre Majesté comme successeur, vous calomniaient auprès de l’impératrice douairière et dénigraient celle-ci auprès de vous. Ils sont parvenus ainsi à créer un sentiment de suspicion mutuel entre les deux palais, et à provoquer une fracture difficile à réduire. Aujourd’hui, Votre Majesté, faisant preuve d’un esprit de décision héroïque, a rejeté les calomniateurs malfaisants et décidé la dégradation et la déportation de Ren Shouzhong et des siens. Il n’est personne à la Cour ou à l’extérieur qui ne s’en réjouisse.

Craignant « que l’impératrice douairière, ignorant la fourberie de l’individu, ne comprit mal les raisons de ce renvoi 1 », Sima Guang suggéra à l’empereur de se rendre chez l’impératrice douairière afin de lui relater les agissements néfastes de l’eunuque, et ainsi d’éviter tout risque de nouvelle rupture 2. Au cours de ce même e mois , qui avait vu la disgrâce de l’eunuque, Sima Guang composa un mémoire sur la manière de traiter les serviteurs internes à la Cour ; il proposait à l’empereur de prendre lui-même les affaires en main dans son palais,

[...] de redoubler d’attention dans le choix des fonctionnaires du palais, de les mettre à l’épreuve, de récompenser et promouvoir ceux dont la conduite est loyale, diligente et méritante, et de dégrader ou de renvoyer ceux dont le comportement est déloyal et pervers ou qui ne remplissent pas correctement leur office 3.

Pourtant les relations entre les deux palais restaient empreintes de méfiance et de chicanes. L’empereur multiplia les règles contraignantes, voire humiliantes, pour limiter la liberté d’action de sa belle-mère : ainsi les fonctionnaires du palais de la douairière, porteurs d’un ordre — aussi futile qu’une demande de médicaments ou de fournitures — devaient-ils au préalable le présenter aux autorités gouvernemen- tales compétentes, qui en informaient à leur tour l’empereur, qui statuait et apposait son sceau : alors seulement, l’ordre de l’impératrice pouvait être exécuté... Avanies inutiles 4, écrivit Guang à l’empereur.

. Ibid, e mémoire. . En fait, ce fut seulement au e mois  et au terme d’une nouvelle campagne de Sima Guang et Lü Hai que Ren Shouzhong fut renvoyé du palais et assigné à résidence dans la préfecture de Qizhou (dans l’actuel Hebei), où il mourut peu après son arrivée. Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., p. . Sima Guang écrivit trois mémoires pour dénoncer les crimes de l’eunuque et demander sa condamnation à l’empereur. « Yan Ren Shouzhong zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. - ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. -. . « Yan neishi chaiqian shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Daté du  du e mois . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 143 (paginée 143) sur 272

L    S G 

(De semblables mesures) blessent l’amour d’une mère et contredisent l’idée selon laquelle l’Empereur est le père de l’empire. Si, dans les circonstances actuelles, on ne traite pas correctement des affaires, même aussi infimes que celle-ci, les conséquences peuvent être très importantes 1.

Quant à la douairière, Guang lui adressa une longue lettre 2 pour l’inviter à plus de cordialité envers le couple impérial 3. Elle « (traitait) », écrivait-il, « l’empereur et l’impératrice avec trop de sévérité, les (accueillait) avec négligence », et restait indifférente lorsque le couple lui présentait ses hommages.

Bien qu’invités à s’asseoir, ils sont regardés comme des étrangers, seuls quelques mots sont échangés et, au bout d’un bref moment, ils sont renvoyés sans plus de façons 4.

Ce comportement suscitait chez l’empereur et son épouse « du trouble et de la crainte et les empêchait de témoigner de leur affection ». Sima Guang invitait l’im- pératrice douairière à offrir « un visage aimable à l’impératrice et à la garder en toute simplicité auprès d’elle ».

Ainsi vous pourrez aller et venir à tout moment sans vous imposer de limite, boire et rire ensemble, et vous traiter aussi gaiement que si vous apparteniez à une même famille 5.

En somme, les conseils insistants de Guang joints à la pression unanime de la haute administration en faveur de l’harmonie dans la famille impériale avaient prévalu ; mais l’équilibre entre les différents protagonistes de la Cour (empe- reur/impératrice douairière, Grands Ministres/Censorat/remontreurs) restait fra- gile, et susceptible de se rompre à tout moment. S’immiscer dans les querelles intestines de la famille régnante et inviter les par- ties à la conciliation ne pouvait s’avérer simple, ni dénué de risques. Dans cette mis- sion, la franchise, la loyauté et l’absence de parti pris de Guang avaient toutefois, semble-t-il, forcé l’admiration des contemporains :

À cette époque-là, (Sima Guang) clamait son opinion sans rien cacher et jouissait de l’admiration générale 6.

Quant à ces péripéties, leur déroulement fastidieux a un mérite : il est révélateur du fonctionnement des cercles du pouvoir sous les Song du nord, de l’interférence

. « Lun Huangtaihou qusuo zhazi », Zhuanjiaji, chap. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Le  du e mois . . À la fin du e mois , une jeune femme née Gao, avait été désignée impératrice. Sa mère était la demi-sœur de l’impératrice douairière Cao auprès de qui elle avait grandi à l’intérieur du palais ; devenue impératrice, elle considérait cette dernière comme sa propre mère. . « Shang Huangtaihou shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  et suiv. ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. -. . Ibid. . G Donggao, Sima Wengong nianpu, ch. , op. cit. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 144 (paginée 144) sur 272

 R    

complexe de l’étiquette et de l’urgence politique, du délicat équilibre que devait pra- tiquer un conseiller entre directivité et respect, formalisme et souci d’efficacité. Au passage, occasion était donnée à Guang de préciser sa conception du pouvoir impé- rial : un pouvoir qu’il définit au fil des adresses comme personnel et tributaire de la valeur propre du souverain (d’où l’importance décisive du choix du détenteur du trône) ; mais aussi comme devant être éclairé par « le miroir de l’histoire », les précé- dents créés par les ancêtres et les textes des Sages, tous éléments dont le décryptage appartenait au lettré. Principes affirmés et références classiques apparaissent ainsi comme les armes quotidiennes d’une élite bureaucratique dont le formalisme apparent ne cache nul- lement les craintes, fondées face à la toute puissance impériale ; ni davantage la capa- cité de résistance et les pratiques manipulatrices. Il s’établit, comme le suggèrent les épisodes évoqués dans ce chapitre, un singulier amalgame de révérence sincère envers des principes hérités des Sages, et d’un pragmatisme vigilant au quotidien. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 145 (paginée 145) sur 272

Au gouvernement (-) : remontrance et bien-être du peuple

La fonction de chargé des remontrances s’inscrit dans une perspective bien plus large que la correction formelle des actes impériaux ou la simple consultation : elle s’intègre dans un système de gouvernement à certains égards collégial. C’est aussi qu’une finalité d’ensemble est constamment répétée, partagée du reste par tous les administrateurs, quel que soit le domaine concret où s’exerce leur action. Tout, dans leur intervention, doit être inscrit dans l’hypothèse de « l’ordre et du désordre, de la prospérité et de la décadence 1 » de l’État, donc dans la définition de ceux-ci. Cette mise en perspective caractérise l’ensemble de la démarche de Sima Guang : qu’il s’agisse de défense du territoire, de respect des rites ou de la connaissance du passé, la question du bien-être du peuple, et donc du mandat céleste, est en dernier ressort l’argument ultime.

 Service aux armées et protection de la paysannerie

En , le souverain des Xixia, Zhao Liangzuo, tirant argument de la séquestra- tion de ses émissaires, lançait une vaste offensive à la frontière de l’empire : les pertes chinoises se comptaient par milliers. Le Grand ministre Han Qi décida alors, dans toutes les préfectures du Shaanxi voisin, la mobilisation d’un homme sur trois. À la suite d’un édit impérial,   hommes, marqués au dos de la main pour prévenir les désertions, furent enrôlés. Dès l’annonce de cette mesure, Sima Guang s’y opposa, n’écrivant pas moins de six remontrances, entre le e jour du e mois et le e du e mois de , pour recommander à l’empereur son annulation. Sans doute cette décision lui rappelait- elle de forts mauvais souvenirs : vingt ans plus tôt, on l’a vu, entre  et , les offensives militaires d’un autre souverain Xixia, Zhao Yuanhao, à la frontière nord-ouest de l’empire Song avaient déjà saigné les armées chinoises. Leurs pertes avaient été si importantes alors, que le gouvernement avait décidé une mobilisa- tion en tous points identique. Chaque famille, dans la région du Shaanxi proche

. Voir infra. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 146 (paginée 146) sur 272

 R  -  

de la zone des combats, avait dû fournir un homme sur trois aux armées 1. À la promulgation du décret, peut-être par crainte de troubles, le gouvernement avait promis que ces nouvelles recrues ne seraient pas envoyées au combat et auraient seulement un rôle de maintien de l’ordre local. En fait, très vite, les conscrits avaient été marqués, et expédiés dans des unités combattantes. Dans sa première remontrance, Sima Guang revenait sur la situation apocalyp- tique d’alors.

Dans les villages, la peur et les plaintes étaient indescriptibles ; la population pay- sanne n’entendant rien à la guerre, les fonctionnaires payaient les frais d’uniformes et de nourriture, et les familles assuraient elles-mêmes les dépenses du transport. Les parents et les enfants furent séparés et les champs abandonnés, chaque famille du Shaanxi en fut profondément meurtrie. Vingt ans après cette mesure, la région n’a toujours pas retrouvé son état d’antan 2. Il était d’autant plus sensible à ce désastre qu’il avait constaté de ses yeux, pendant le deuil de ses parents, la détresse du petit peuple des campagnes. Yingzong devait savoir que les dégâts des mobilisations des ères Kangding et Qingli n’étaient pas encore réparés.

Si une telle mesure est à nouveau appliquée, elle provoquera une immense frayeur et tous les hommes seront plongés dans une profonde affliction, comme ce fut le cas précédemment sous l’ère Qingli. C’est un peu comme si l’on s’infligeait soi-même des dommages avant l’arrivée des bandits 3. Son premier mémoire resté sans écho, Guang en écrivit sur le champ un second, qu’il déposa entre les mains de l’empereur. Il y dénonçait la tromperie pratiquée à l’ère Qingli, et qui avait conduit vingt ans auparavant le peuple à perdre toute confiance dans le gouvernement. Comment la population pouvait-elle se fier aux promesses ? Yingzong, ébranlé peut-être à la lecture du second mémoire, « donna l’ordre au Secrétariat impérial et au bureau des affaires militaires de débattre de la question 4 ». Trop tard cependant, ce que Sima Guang ignorait : alors même qu’il était occupé à la rédaction de son premier texte, Han Qi avait transmis le décret impérial aux autorités locales ; la mesure était déjà en cours d’application. L’empereur gouver- nait à peine, il est vrai, et l’impératrice douairière manquait d’expérience politique ; Han et ses proches prenaient souvent seuls les décisions. Le souverain ignorait-il, ou avait-il oublié la publication du décret ? En tout cas, lorsqu’il fit transmettre au Secrétariat et au Bureau le second mémoire de Sima Guang, les jeux étaient faits.

. Il fut décidé pour empêcher les tentatives de désertion que le mobilisé serait tatoué sur le dos de la main avec les caractères yi et yong. . « Qi ba Shaanxi yiyong zhazi », Zhuanjiaji, chap. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Ibid. . « Qi ba Shaanxi yiyong disan zhazi », Zhuanjiaji, chap. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 147 (paginée 147) sur 272

L    S G 

Guang s’obstina néanmoins, dans un troisième, un quatrième, puis un cinquième et encore un sixième mémoire sur le sujet. En réalité, déjà, il s’attaquait à un autre problème : le pouvoir abusif des Grands ministres, dont les décisions empiétaient sur les prérogatives de l’empereur, et les relations conflictuelles entre les Grands Ministres et les organismes du censorat et de remontrance. Le dernier mémoire interpellait en effet la Cour sur l’utilité des organismes de remontrances, si des décrets étaient appliqués sans avoir été discutés ou soumis à la critique.

Hier Votre serviteur est monté au palais pour demander l’arrêt de l’affaire concernant le marquage des conscrits du Shaanxi, et Votre Majesté a répondu que l’ordre était déjà entré en application. Je me suis retiré et j’ai longuement réfléchi, mais je n’ai pu m’empêcher de ressentir un immense désarroi, et le soir venu, ne trouvant pas le sommeil, j’ai souffert profondément de l’erreur contenue dans les propos de Votre Majesté. Dans le Yijing, il est dit à propos de l’interprétation du premier trait nonaire de l’hexa- gramme fu, « le retour en sens opposé » : « Le retour n’est pas éloigné, pas de grands regrets, bonheur absolu 1 », le caractère a ici le sens de « grand ». Cela signifie que nul n’est sans défaut, ni les sages ni les saints ne peuvent éviter d’en avoir. Mais les sages et les saints savent revenir en arrière avant d’aller trop loin, c’est la raison pour laquelle, même s’ils éprouvent de petits regrets, ils n’en ont pas de grands et parviennent à préserver le bonheur absolu. L’interprétation du trait supérieur hexaire dit : « Si l’on se montre aveugle dans le retour, présage de malheur, il y aura des calamités et des maux. Dans le cas de l’emploi des armées, à la fin il y aura une grande déroute. À cause du présage malheureux pour l’État et pour le souverain, pendant dix ans, il n’y aura pas de succès dans la conduite de la guerre 2 ». Cette phrase signifie que si le défaut est profond et que l’on s’obstine aveuglément à ne pas revenir en arrière, toutes les affaires se solderont par un désastre, et celui-ci sera encore plus grand pour le souve- rain des hommes. C’est la raison pour laquelle Confucius a dit : « Se montrer aveugle dans le retour exprime qu’on va contre la voie rationnelle du souverain 3. » Depuis l’antiquité, les exemples de souverains sages qui, après avoir entendu une opinion juste ont immédiatement modifié des ordres, sont si nombreux qu’il n’est pas pos- sible de les dénombrer. Ces dernières années, les hauts dignitaires, bien que sachant assurément qu’ils n’ont pas assez réfléchi, que les ordres passés ont déjà produit de mauvais effets et qu’ils ne pourront s’opposer aux critiques du censorat, ont préféré dire : « L’ordre est déjà donné, il est maintenant très difficile de le modifier ». Voilà bien des propos de nature à nier le rôle de critique du censorat. Votre Majesté vient à peine de prendre en main les grandes affaires gouvernementales et doit rechercher le bien sans jamais se lasser ; quels espoirs le monde peut-il nourrir, à une époque où, quand les remontrances sont aussi naturelles que l’eau qui coule, on entend encore de tels propos ? Avant la dynastie Tang, les fonctionnaires chargés des remontrances étaient placés sous la dépendance de la chancellerie impériale. Ils se trouvaient quotidiennement

. Yi king, traduction Philastre, t. , op. cit., p. . . Yi king, traduction Philastre, t. , op. cit., p. . . Ibid, p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 148 (paginée 148) sur 272

 R  -  

aux côtés du Fils du Ciel en compagnie des Présidents du département du grand Secrétariat impérial et du département de la Chancellerie impériale et discutaient des grandes affaires de l’État. Si une affaire présentait une insuffisance ou un vice, ils pouvaient immédiatement y apporter les correctifs nécessaires. Aujourd’hui, seuls les dignitaires des Deux administrations 1 discutent des grandes affaires politiques de l’État, ils gardent un secret absolu et pas un seul fonctionnaire extérieur à la Cour n’est informé. Les membres du censorat n’en ont connaissance qu’une fois le décret ou l’ordre impérial promulgué. Dans de telles conditions, non seulement Votre humble serviteur n’est d’aucune utilité dans ce monde, mais la fonction même de remontreur pourrait être supprimée. Selon les connaissances de Votre serviteur, il conviendrait de discuter des avantages ou des inconvénients d’une affaire et de la justesse ou de l’erreur de telle opinion, mais il ne devrait pas être possible de dire qu’un ordre a déjà été transmis et qu’il n’est plus amendable. Aujourd’hui, dans la population de tout le Shaanxi, les jeunes comme les vieux sont aussi inquiets que s’ils se trouvaient dans une marmite en ébullition. Si soudain ils recevaient un ordre émanant de la Cour disant qu’il est mis fin immédiatement au marquage de tous les conscrits et que tous ceux qui ont déjà été marqués sur le dos de la main recevront une attestation officielle de démobilisation, ce sera comme s’ils pouvaient sortir de la marmite et ressusciter. En est-il un seul qui ne se réjouirait et ne se mettrait à danser d’avoir bénéficié de Votre sainte grâce ? Comment peut-il se trouver une seule personne pour dire qu’un ordre ayant déjà été donné, il n’est plus possible de le modifier ? Votre Majesté est le père et la mère du peuple et tous (les hommes) sont les enfants de Votre Majesté. Comment des parents pourraient-ils jeter par erreur leurs enfants dans un puits pour ensuite, conscients d’avoir commis cette erreur, refuser l’idée de les sauver 2 ?

Le Grand ministre se devait de revenir sur ses décisions. Se rendant au Secrétariat impérial, Sima Guang interpella Han Qi 3. Le Xu Zizhi tongjian offre une narration du dialogue des deux hommes.

Han Qi : L’art militaire privilégie l’effet d’annonce. Tout dernièrement, Zhao Liangzuo s’est montré arrogant et peu docile ; il vient d’apprendre que nous avons mobilisé   hommes supplémentaires et doit sûrement être effrayé. Sima Guang : Comment peut-on dire qu’en matière militaire, l’important est dans l’effet d’annonce ? Ces conscrits n’existent que sur le papier, ils peuvent faire illusion un moment, mais ne peuvent tromper personne bien longtemps. Dans dix jours, les Xixia auront compris la réalité de la situation, comment dès lors pourraient-ils encore avoir peur 4 ?

. Secrétariat-chancellerie et Bureau des affaires militaires. . « Qi ba Shaanxi yiyong diliu zhazi », Zhuanjiaji, chap. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Le texte de cette discussion est retranscrit de manière légèrement différente dans le Xu Zizhi tong- jian changbian et le Songshi jishi benmo. . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p.  . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 149 (paginée 149) sur 272

L    S G 

Sima Guang l’avait répété dans chaque mémoire : aux yeux de la population du Shaanxi, la décision gouvernementale était aussi fallacieuse que celle de l’ère Qingli.

Han Qi : Vous considérez le seul fait que durant les ères Kangding et Qingli, les conscrits ont finalement été envoyés en première ligne et vous exprimez la crainte que cette mesure ne se renouvelle. C’est impossible. Le gouvernement a publié un décret annonçant à la population que cette conscription ne servirait qu’à constituer des unités de défense locale et que ces dernières ne seraient jamais envoyées sur le front. Sima Guang : Le gouvernement s’est totalement discrédité auprès du peuple, com- ment pourrait-il aujourd’hui avoir confiance en sa parole ? Moi-même, je suis plein de doutes à ce sujet ! Han Qi : Je suis le Premier Ministre, il est inutile de vous inquiéter. Je vous prie de croire que jamais je ne laisserai se reproduire une pareille affaire. Sima Guang : Non seulement je n’ai aucune confiance dans vos affirmations, mais je pense qu’il vous est, de plus, bien difficile d’y croire vous-même ! Han Qi : Quels éléments vous permettent de dire cela ? Sima Guang : S’il était certain que vous demeuriez à tout jamais Premier Ministre, je vous croirais, mais un jour ou l’autre vous cesserez d’occuper ce poste. Si votre succes- seur donne l’ordre de transférer les conscrits sur le front, qui pourra l’en empêcher ?

En fin de compte, dit le texte, les deux hommes se séparèrent sans qu’aucun n’ait cédé 1. Cette dispute traduisait avant tout le conflit latent entre deux institutions du gouvernement central des Song : d’un côté, le Secrétariat impérial et la Chancellerie, dominés par les Grands ministres, et de l’autre le Censorat et l’Agence des remon- trances. Sima Guang ressentit douloureusement, dit-on, son échec dans l’affaire de la mobilisation au Shaanxi. Peu après avoir remis son sixième mémoire, il demanda à être démis de ses fonctions.

Votre serviteur a écrit dernièrement à plusieurs reprises à Sa Majesté pour deman- der l’arrêt du tatouage des conscrits de la région du Shaanxi. La Cour, considérant la chose impraticable, a refusé tout mouvement en ce sens. Votre serviteur, dont la nature et le savoir sont tout à fait quelconques et qui ne comprend rien aux grandes affaires du pays, a, tel un aveugle fou, importuné Votre Clairvoyance sacrée. Votre serviteur a envoyé à la suite cinq ou six mémoires, mais dans sa sincérité médiocre n’a pu ébranler Votre Céleste écoute. Existe-t-il pire situation, en matière de siné- cure ? Votre serviteur, qui n’a vraiment plus le front de continuer à siéger au sein des remontreurs, espère que Sa Sainte Bonté comprendra l’aspect intolérable (de cet état de choses) et donnera au plus tôt l’ordre de son renvoi.

N’obtenant pas de réponse, il réitéra sa demande à six reprises entre le e jour du e mois  et le e du er mois . Présenter sa démission en cas de désaveu du souverain ou de ses supérieurs n’avait rien d’exceptionnel dans la fonction publique

. En fait Sima Guang ne se trompait pas : « dix ans plus tard, les conscrits furent chargés de convoyer l’approvisionnement et de garder la frontière. Cette disposition s’instaura comme un usage ». La Cour était revenue encore une fois sur sa promesse. Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., ch. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 150 (paginée 150) sur 272

 R  -  

chinoise ; c’était même, en la circonstance, la seule démarche conséquente de la part d’un confucéen. Demander à être renvoyé et sanctionné était plus rare, mais, nous l’avons vu plus haut, Sima Guang n’en était pas à son coup d’essai. Il insista :

Ses propos ayant été rejetés, votre serviteur a déjà présenté à quatre reprises des mémoires pour demander l’autorisation de quitter ses fonctions, mais il n’a pas encore reçu l’assentiment de la Cour. Aujourd’hui, Votre humble serviteur constate que Qian Gongfu, qui est Chargé de rédaction des édits impériaux, vient d’être dégradé et muté comme Vice-commissaire impérial aux milices locales de la préfec- ture de Chuzhou, parce qu’il avait soumis un mémoire dénonçant la nomination de Wang Chou à la fonction de Vice-commissaire aux affaires militaires. Votre serviteur estime que la culpabilité de Qian Gongfu se limite à avoir freiné l’ordre impérial de nomination du Vice-commissaire, alors que les propos de Votre serviteur tendaient à arrêter une décision importante du Grand Ministre. Qian Gongfu s’est contenté d’une intervention secrète avant que l’ordre de nomination ne soit publié, alors que Votre serviteur a manifesté publiquement son opposition après que l’ordre soit entré offi- ciellement en application. Qian Gongfu s’est contenté d’un seul mémoire, alors que Votre serviteur a écrit successivement six « lettres officielles », zhazi et cinq « ana- lyses de la situation », zhuang. Si on compare les deux agissements, la faute de Qian Gongfu est légère, alors que celle de Votre serviteur est lourde. Bien que sa faute soit légère, (le premier) a subi (une sanction) sévère sous forme de mutation, comment pourrait-il ne pas en être de même pour celui dont la faute est lourde ? Votre ser- viteur espère que Sa Majesté examinera avec soin tous ses mémoires, puis qu’elle le dégradera et le mutera en un lieu encore plus reculé que Qian Gongfu. Les lois et châ- timents de notre sainte dynastie sont infiniment précieux, ils doivent être appliqués de manière uniforme et unique 1.

Sa demande fut rejetée. Lui donner satisfaction eut été, pour le gouvernement, lui faire un cadeau politique en admettant la réalité d’une crise ; de cela, il ne pouvait bien sûr être question. Très affecté, Guang exprima son découragement dans un poème au titre évocateur : Ji, Les poules.

Les plumes courtes, elles passent leur vie au fond d’une cage, incapables de voler. Si elles y demeurent aussi longtemps, est-ce par souci d’engraisser au riz et au millet ? Sans relâche et en dépit du vent et de la pluie, (le coq) chante sa souffrance, Mais toute la maison dort profondément, la porte close 2.

Les deux premiers vers traduisaient le malaise de l’auteur, qui se sentait « encagé », et son impuissance ; les deux suivants exprimaient sa crainte qu’on le soupçonnât de s’engraisser à bon compte dans un poste lucratif. Quant aux deux derniers vers, ils critiquaient ouvertement cette Cour qui, toutes portes fermées, dormait profon- dément sans entendre les chants désespérés de « coqs » cherchant à la tirer de sa torpeur.

. « Qi xiangchu shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Il s’agit d’un poème heptasyllabique en vers réguliers. « Ji », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 151 (paginée 151) sur 272

L    S G 

Le début de l’année  fut un moment difficile : en fin de compte, Guang n’avait été ni entendu ni congédié. Et, comme souvent dans ses moments d’échec, sa pensée revenait vers les siens. Au e mois de cette année, il sollicita et obtint un congé l’au- torisant à rentrer dans son village pour y entretenir les sépultures familiales ; seize ans avaient passé depuis son dernier voyage. En , il avait certes profité d’une courte mission officielle pour s’incliner sur la tombe de ses parents, mais sans avoir pu visiter le village de ses origines. Guang résume ses sentiments dans un autre poème.

Seize années plus tard, de nouveau de retour ! Sur la route je chantais le poème « Shiwei » du Shijing. Les pins verts et les chaumières misérables étaient encore là, mais les anciennes connaissances, aux cheveux blancs, étaient devenues rares. Mes fonctions officielles m’ont retenu à l’extérieur, le temps est passé très vite et mon aspect n’est plus ce qu’il était. Seule la montagne Wujian a conservé son air d’autrefois. Nous nous regardons les uns les autres avec affection 1.

Son voyage ne fut pas qu’un pèlerinage. La mention du poème « Shiwei » du Shi- jing était une allusion transparente par laquelle Sima Guang exprimait sa critique du gouvernement : la misère et la détresse du peuple, conjuguées à sa situation per- sonnelle, lui ramenaient en mémoire ces passages du Classique où le petit peuple de l’antiquité exprimait à son seigneur son désespoir et sa fidélité :

Oh ! Comme nous sommes abaissés ! Que ne retournons-nous dans notre pays ? Si ce n’était à cause de vous, prince, aurions-nous consenti à vivre ici dans le déshonneur ? Quel abaissement, quel abaissement ! Que ne retournons-nous dans notre pays ? Si ce n’était pour votre personne, prince, aurions-nous jamais consenti à vivre ici dans l’avilissement 2 ?

Tout au long du trajet qui le conduisait chez lui, Sima Guang observa la situation du pays. Il vivait depuis plusieurs années dans l’apparat factice de la Cour, où son seul lien avec la réalité passait à travers le filtre des mémoires et rapports critiques des fonctionnaires de terrain. Il voyait maintenant de ses yeux des greniers publics vides, des impôts fonciers qui ne rentraient plus et des salaires de fonctionnaires et de soldats versés « au lance-pierres 3 ». À peine arrivé, Guang se rendit sur la tombe de ses parents. Dans un poème, il s’adressait à eux, s’excusant de sa longue absence et décrivant son état d’esprit du moment :

. « Huangyou ernian aigao gui xiangli... », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. -. . Shijing, livre III, Beifeng, « shiwei » ; traduction Couvreur, p. . . « Yan qianling shangdian zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 152 (paginée 152) sur 272

 R  -  

En dix ans, je n’ai effectué qu’une seule visite sur votre tombe, et pourtant dans dix jours je devrai m’en retourner vers l’est. Comment pourrais-je jamais vous redonner votre amour ? Retenu par mes obligations officielles, nul ne sait quand je pourrai revenir près de vous. Je crains bien que ce remord ne m’accompagne jusqu’à la fin de ma vie. Des pins au bord du chemin surgissent lamentations et pleurs, et souffle un vent chargé de chagrin 1.

Sima Guang se reprochait son manque de piété filiale. Pire, certain de ne pouvoir revenir plus souvent à l’avenir, il savait devoir vivre avec son sentiment de culpabilité jusqu’à la fin de sa vie. Pris d’une profonde tristesse, il songea peut-être même à quitter la vie publique et à se retirer loin des soucis du monde des hommes 2 ; mais il n’en fit rien et rentra à la capitale.

 Rites et catastrophes naturelles

À son retour à Kaifeng, au cours du e mois de , Sima Guang se retrouva d’emblée plongé dans une de ces querelles sur les rites qui faisaient les délices de la Cour chinoise : qui l’empereur Yingzong devait-il honorer comme père dans les cérémonies officielles, et dans le temple des ancêtres de la dynastie : son père naturel et géniteur, le prince Pu, ou son père adoptif, l’empereur Renzong ? Yingzong, rappelons-le, avait accédé au trône après son adoption par l’empereur Renzong et sa désignation comme héritier. Selon la tradition, un enfant adopté pos- sédait les droits et les devoirs d’un enfant naturel : l’empereur aurait donc dû consi- dérer Renzong comme son père. Mais quel statut donner alors à son père biolo- gique, le prince Pu 3, décédé avant son adoption, et dont le deuil n’était pas achevé ? Y avait-il transmission de parenté du père naturel au père adoptif ? Lequel des deux pères avait la préséance dans les cérémonies du culte des ancêtres ? Une polémique enflamma la haute administration ; elle commença dès l’accession de Yingzong au trône et se prolongea jusqu’à sa mort. Deux camps qui cherchaient à imposer leurs vues sur le gouvernement s’op- posèrent. D’un côté, le groupe des hauts dignitaires du gouvernement : le Grand Ministre Han Qi et plusieurs grands Conseillers participants à la direction des affaires gouvernementales 4, Ouyang Xiu, Zeng Gongliang, Zhao Gai. Pour eux, le père naturel de l’empereur Yingzong, le prince de Pu, ne pouvait porter d’autre titre que « père défunt de l’empereur ». De l’autre, le groupe du Censorat et du Bureau des remontrances ; composé pour l’essentiel de Sima Guang, de l’académicien Hanlin Wang Gui, des Censeurs de la cour des affaires générales 5 Lü Hui et Fan Chunren,

. « Cifen », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . « Sanyue shiwuri su Wei Yunfu shanzhuang er shou », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . Zhao Yunrang. . Canzhi zhengshi. . Shiyushi. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 153 (paginée 153) sur 272

L    S G 

ainsi que des Censeurs de la cour des enquêtes au dehors 1, Lü Dafang, Zhao Ding, Zhao Zhan, Fu Yaoyu. Pour ces derniers le père légitime de Yingzong était l’empe- reur Renzong. Le prince Pu devait être traité comme « oncle paternel aîné ». Chaque camp refusait la moindre concession, argumentant à l’aide de précédents historiques et d’exemples tirés des Classiques. Querelles en apparence dérisoires, mais révélatrice de la place des rites dans cet immense empire. Garants d’un ordre et d’une hiérarchie sociales fondées sur une cosmologie complexe, ils jouaient à leur manière un rôle équivalent à celui d’une Constitution dans une société de droit : les actes de la vie publique devaient s’y conformer, sous peine de fragiliser l’édifice social. Les questions rituelles, en apparence formelles, étaient donc en réalité un terrain idéal sur lequel s’affrontaient des intérêts politiques rivaux, y compris au péril de la stabilité dynastique. L’affaire du Prince Puwang, le père naturel de l’empereur, avait débuté un an plus tôt, au début du règne de Yingzong : Guang en avait été, en fait, l’un des initiateurs. Le  du e mois , alors qu’Yingzong était sur le trône depuis un mois à peine, il l’invitait à ne pas changer d’ère de règne en cours d’année, et surtout il le rappelait à ses obligations vis-à-vis de son père adoptif :

Le Rituel prévoit que celui qui reçoit la succession d’un homme doit se considérer comme son fils ; c’est la raison pour laquelle il revêt les vêtements de deuil de la pre- mière catégorie pendant trois ans, alors que pour ses propres parents, il revêtira les vêtements de deuil de la deuxième catégorie pour trois ans au plus 2. Celui qui suc- cède à un autre est considéré comme son fils, alors que pour ses parents, le deuil est diminué d’un rang. Afin de mettre en exergue l’importance de la grande tradi- tion familiale, dazong, il est nécessaire de réduire celle de la petite tradition, xiao- zong, voilà pourquoi, il convient de donner toute son attention à celui que l’on sert au détriment de sa parenté propre. (Sous les Han) l’empereur Xuandi se considérait comme le successeur de l’empe- reur Zhaodi et en définitive, il n’osa pas conférer un titre honorifique à Wei Taizi, et Shihuangsun (respectivement son grand-père et son père) ; l’empereur Guangwudi grandit au milieu du peuple et conquit l’empire par les armes, il se considérait comme le continuateur de l’empereur Yuandi et n’osa pas lui non plus conférer de titres post- humes honorifiques à (son grand-père), le commandant en chef de la commanderie de Julu et (à son père), le seigneur de Nandun. Ce sont des exemples de comporte- ments conformes à la Justice et dans lesquels l’idée du bien public est claire ; à l’époque tout le monde s’en félicita et les générations suivantes louèrent leur sagesse. Quant aux empereurs Ai, An, Huan et Ling qui, eux aussi, ont accédé au trône par voie de parenté indirecte, ils ont vénéré leurs ancêtres personnels. Ce comportement est indigne de la piété filiale, mais il est idéal pour mettre à mal le sens du Juste et

. Jiancha yushi. . « Sang », Yili, in Shisan jing zhushu, op. cit., p.  ; et surtout Chunqiu, Gongyang zhuan, « e année de Chenggong », ibid., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 154 (paginée 154) sur 272

 R  -  

bouleverser les convenances rituelles ; ces souverains se sont attirés les railleries de leurs contemporains et la postérité les a critiqués 1.

Passant outre la remontrance de Sima Guang, le Grand ministre Han suggéra à l’empereur, moins de quinze jours plus tard, « d’ordonner un débat à la Cour sur l’organisation des cérémonies commémoratives en l’honneur du prince de Pu et de son épouse 2 ». Yingzong, naturellement soucieux de rendre hommage à ses parents, prêta une oreille favorable à la proposition de Han Qi ; mais inquiet des conflits qui traversaient sa haute administration, il temporisa, et reporta le débat au terme des deux années du deuil officiel de l’empereur Renzong. À l’issue de cette période, au e mois de , la trêve prit fin : la controverse sur le statut du prince Puwang resurgit. Personne, dans le groupe « Censorat-Bureau des remontrances », n’osait poser le problème et entamer les hostilités. Ce fut en fin de compte Sima Guang qui « prit son pinceau et lança la discussion 3 ».

Au cours des époques précédentes, la question de l’adoption était souvent résolue après le décès de l’empereur : les décrets de nomination émanaient de l’impératrice douairière ou du gouvernement. Ce ne fut pas le cas pour l’empereur Renzong qui, encore jeune, mesura l’importance du temple des ancêtres et respecta les intentions du Ciel et de la Terre. Il choisit parmi les membres de la famille impériale celui qui était sage et clairvoyant pour lui confier le trône. Votre Majesté a d’abord été le fils de notre empereur précédent, puis, grâce à cette adoption, a accédé au trône et s’est retrouvée à la tête de l’empire. Le prince Puwang est bien sûr le père naturel de Votre Majesté et il convient de lui témoigner votre reconnaissance, mais si Votre Majesté porte l’habit impérial, possède les quatre mers, et que ses enfants et petits-enfants vont se succéder l’un après l’autre pendant dix mille générations, c’est par la grâce de votre prédécesseur sur le trône. Votre serviteur prend la liberté de dire que si l’on souhaite aujourd’hui organiser des cérémonies à la mémoire du prince Puwang, il convient de le faire dans le respect des règles établies au cours du règne précédent, en lui accordant une haute fonction (posthume) et un apanage dans une région importante, ainsi qu’à ses trois épouses des titres de « Dame de grandes régions 4 ».

L’académicien Wang Gui transmit ce texte, synthèse des idées du groupe au Secré- tariat impérial. Il fut critiqué sur deux points : aucun lien de parenté n’était défini entre le prince Puwang et l’empereur ; aucune précision n’était donnée sur la manière dont l’empereur devrait désigner son père naturel 5. Sima, Wang et les autres répon- dirent que « le prince Puwang étant plus âgé que l’empereur Renzong, il convenait

. « Shang Huangdi shu », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p.  ; Quan Song wen, op. cit., t. , p. . . Xu Zizhi tongjian changbian, ch.  ; « Wei Zaixiang Han Qi deng jiang Pu’an yi wang hexing dianli zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. . . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . « Yu Hanlin xueshi Wang Gui Puyian wang dianli zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. . . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 155 (paginée 155) sur 272

L    S G 

(que Yingzong) lui donnât le titre d’“Oncle impérial aîné”, huangbo 1, sans user de son nom personnel 2 ». Citations des Classiques et des règlements rituels à l’appui 3, le Secrétariat impérial, sous le pinceau de Ouyang Xiu 4, réfuta l’argument : l’em- pereur avait déjà porté le deuil de son géniteur, le prince Puwang, il devait donc lui conserver le nom de « père ». Ouyang Xiu proposait en outre la transmission des deux textes au Département des affaires d’État, et la réunion des trois Départe- ments et du Censorat en assemblée générale, afin d’en débattre 5. L’empereur donna son accord. Les membres de l’exécutif, Han Qi et Ouyang Xiu en tête, étaient convaincus que l’immense majorité des hauts fonctionnaires partageraient leur point de vue ; pour- tant, le censorat et le bureau des remontrances unanimes soutenaient Wang Gui et Sima Guang. C’est alors que l’impératrice douairière sortit de sa réserve. « Elle fit parvenir une lettre manuscrite critiquant Han Qi et ceux qui se permettaient de discuter sur la dénomination de l’empereur défunt 6 ». L’appui de la douairière renforça encore la détermination du groupe du censo- rat. Sagement, Yingzong ordonna aux deux groupes de rechercher des précédents historiques et de les mettre en relation avec les Classiques 7. L’ami de Sima Guang, l’académicien et membre de la Cour des sacrifices impériaux Fan Zhen, entraînant à sa suite les fonctionnaires du ministère des rites, accusa les membres de l’exécutif de vouloir, par esprit courtisan, chasser Renzong du temple des ancêtres de la dynastie afin de le remplacer par le prince Puwang 8. La dispute prenait un tour de plus en plus politique. Sima Guang ne resta pas en retrait. La volonté du gouvernement est que le prince Puwang soit respecté à titre d’empereur défunt. Au mépris des règles établies par les anciens souverains, ces propos menson- gers troublent les oreilles impériales ; (le gouvernement) traite l’opinion publique de l’empire avec le mépris le plus profond et aboutit finalement au résultat que tous les membres éloignés de la famille impériale ont reçu des titres, alors que les cérémonies en l’honneur du prince Puwang n’ont pas encore eu lieu 9.

. Ou, comme le précise Lü Gongzhu, « défunt oncle impérial aîné », huangbokao. Ibid., p. . . Ibid. . Ouyang Xiu prit ses exemples dans le Yili, le Kaiyuan Kaibao li, et le Guochao wufu nianyue sangfu hui. Selon ses propres dires, Ouyang Xiu ne semblait pas posséder une grande connaissance du Yili : « Ai- je vraiment jamais lu le Yili ? Un jour, par hasard, alors que je me trouvais dans la salle de lecture de mes enfants, j’en découvris un exemplaire ; commençant à le feuilleter, je tombais sur le passage : “Celui qui se trouve en position de successeur, porte pour son père un deuil de trois ans” etc. le sens correspondait à l’idée que je voulais exprimer. Je m’en servis immédiatement pour attaquer ceux qui soutenaient un point de vue différent. Je peux dire qu’il m’apporta beaucoup ». Extrait du Ougong yanxinglu, le propos est rapporté par Gu Donggao, très choqué de l’attitude de Ouyang Xiu. G Donggao, Sima Taishi..., ch. , op. cit., p. . . Sur le rôle de Ouyang Xiu dans cette querelle, lire James I.C. L, Ou-yang Hsiu, an Eleventh- Century Neo-Confucianist, Stanford University Press, , p. -. . Xu Zizhi tongjian changbian, ch.  ; Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . Ibid. . Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., ch. . . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . « Yan Puwang dianli zhazi », Zhuanjiaji, ch. , t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 156 (paginée 156) sur 272

 R  -  

Le débat en était là lorsque, à la fin de l’été , de violentes pluies provoquèrent des inondations catastrophiques dans la région de la capitale : « l’eau emporta les bâtiments publics et privés, et causa d’innombrables victimes humaines et ani- males 1 ». La question du statut et du titre du prince Puwang passa au second plan ; mais, comme toujours en pareil cas, un lien fut établi entre la catastrophe natu- relle, et l’expression de la colère céleste contre les tentatives de modifier le statut de Renzong 2. Sima Guang aussi tira argument de la catastrophe. Ce fut dans une lettre datée du  du e mois  à l’empereur Yingzong : si son avènement, disait-il, avait sus- cité le soulagement des fonctionnaires et du peuple, l’euphorie avait depuis laissé place à la désillusion. Les critiques l’emportaient désormais sur la satisfaction. Ce retournement de l’opinion avait trois raisons. L’empereur avait perdu la sympathie de la population en traitant l’impératrice douairière et les princesses impériales sans égards ni affection. À la fin de son règne, l’empereur Renzong, trop faible pour assu- rer le pouvoir, avait délégué l’essentiel de ses pouvoirs aux Deux Départements ; le pays tout entier avait espéré que le nouvel empereur gouvernerait en personne, or il n’en fut rien : au contraire, les membres du gouvernement avaient plus de poids encore que sous le règne précédent. Enfin, les organismes de censure et de remon- trance, yeux et oreilles du souverain, avaient été créés pour empêcher les Grands Ministres d’agir à leur guise ; mais, le pouvoir ayant été abandonné à ces derniers, l’avis des censeurs n’était plus jamais suivi. Pour Guang, le Ciel ne manifestait son mécontentement sans raison : à l’em- pereur d’entendre l’avertissement et de modifier sa conduite en conséquence 3... Il était inconcevable que l’empereur conférât, comme le suggéraient certains au gou- vernement, un titre honorifique à son père naturel 4. Yingzong devait refuser cette mesure 5, et Sima Guang se rendit même auprès de lui pour soutenir ce point de vue 6.

De violentes pluies ont provoqué des désastres naturels, la production agricole est perdue, la population est sans travail ; les plaintes et les cris de détresse emplissent les routes et les chemins, sans trêve jusqu’à aujourd’hui. Dans de telles circonstances, Votre Majesté doit veiller attentivement à se modérer elle-même pour montrer son acceptation des réprimandes du Ciel et apaiser le cœur des hommes. Qui plus est l’idée, d’attribuer des titres honorifiques ne vient pas de l’antiquité, c’est une institu- tion récente inaugurée sous la dynastie Tang. Si Votre Majesté donne son accord à un tel titre, cela ne permettra en rien de louer votre grande sagesse. Mais si, en dépit de

. Xu Zizhi tongjian changbian, ch.  ; Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . Ce que n’hésite pas à faire Lü Hui. Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. -. . « Shang Huangdi shu », Zhuanjiaji, et suiv. ; zouyi, op. cit., p. -. . En , un débat identique avait divisé la Cour sur l’attribution à l’empereur Renzong d’un titre honorifique, et Sima Guang avait été parmi les plus chauds partisans de l’attribution. Il était cette fois d’un avis contraire. . « Qi bushou zunhao zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. . . Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., ch. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 157 (paginée 157) sur 272

L    S G 

tous vos mérites, vous le refusez, cela permettra de mettre en évidence votre sainte vertu 1.

L’intervention fut-elle efficace ? En tout cas, l’empereur « acquiesça à son point de vue avec satisfaction », et rejeta cinq nouvelles propositions d’octroi d’un titre hono- rifique 2. Au printemps , la polémique sur le statut du prince Puwang reprit. Le gouvernement, depuis longtemps persuadé que l’appel aux précédents historiques ne suffirait pas à emporter la décision, obtint l’appui de l’impératrice douairière 3. Son revirement fut décisif, et le rapport de forces qui, jusque là, penchait plutôt en faveur du censorat s’inversa. La décision impériale aboutit à un compromis : le prince Puwang reçut le titre d’empereur, huang, son épouse celui d’impératrice, hou, et un titre de « parent impérial », huangqin, fut accordé à l’empereur Renzong 4. Quelques mois plus tôt (e mois de ), Sima Guang avait été promu Acadé- micien auxiliaire du pavillon Longtu 5, Longtuge zhixueshi 6, tout en conservant sa mission à la Cour des remontrances. Le poste le faisait accéder au e degré de la e classe, dans la hiérarchie mandarinale. Il entrait ainsi au sein du cercle très fermé des grands dignitaires de l’empire, qui jouissaient de multiples privilèges et faveurs. Il avait auparavant refusé par trois fois sa nomination 7 et sollicité, comme en , un emploi dans une préfecture proche de son village familial 8. Ses arguments prin- cipaux restaient ceux qui l’avaient conduit à rejeter ses deux promotions précé- dentes. Mais cette fois s’y ajoutait un autre motif de refus : Guang souhaitait être déchargé de la mission, qu’il assumait depuis cinq ans, à la Cour des remontrances. Il s’en expliquait dans une lettre à l’empereur.

Voilà maintenant cinq ans que Votre Serviteur occupe son poste de fonctionnaire chargé des remontrances ; depuis la fondation de la dynastie, jamais personne n’a occupé cette fonction aussi longtemps. Votre serviteur, qui possède un caractère niais et lourdaud, est allé au bout de ses convictions avec loyauté et honnêteté, et s’est créé à cause de cela d’innombrables ennemis. Ils sont si bien répartis aux quatre coins du pays que je crains qu’un jour ou l’autre, mes enfants et petits-enfants n’aient plus un seul endroit où pouvoir poser le pied en sécurité. Voilà la raison pour laquelle, j’espérais jour et nuit quitter cette

. « Qi bushou zunhao zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. . . Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., ch. . . Y compris en agissant de concert avec des eunuques, Su Lishe et Gao Jujian, afin qu’ils fassent pression sur l’impératrice douairière . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. -. . Le pavillon Longtuge enfermait les documents et reliques du règne de l’empereur Taizong. . Quatre jours après la nomination officielle de Sima Guang au pavillon Longtuge, Wang Anshi qui venait d’achever la période de deuil de sa mère, rentra à la Cour. Il fut nommé Vice-directeur du ministère des Travaux publics et chargé de la rédaction des décrets et proclamations. . Il exposa son refus du poste d’Académicien du pavillon Longtuge dans trois mémoires successifs. « Ci Longtuge zhixueshi zhuang », « Ci... dier zhuang », « Ci... disan zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., pp. - ; zouyi, op. cit., p. -. . Voir supra p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 158 (paginée 158) sur 272

 R  -  

fonction, un peu comme celui qui, tombé dans une marmite d’eau bouillante, atten- drait son salut d’une source d’eau fraîche. Pourtant, membre de la Cour des remontrances, je n’ai pas osé demander à en être relevé sans une bonne raison, et je me suis forcé à y demeurer jusqu’à ce jour. J’étais loin d’imaginer que la Cour me promouvrait à un poste aussi prestigieux, mais que, dans le même temps, elle me maintiendrait dans mes anciennes fonctions. [...] Voilà pourquoi les hommes reçoivent en général une promotion avec joie et que Votre serviteur est seul à s’en inquiéter, ou qu’ils s’en font une gloire alors que Votre serviteur est seul à la craindre 1.

Quelques jours plus tard 2, l’empereur lui retira ses fonctions de remontreur et Guang accepta ses nouvelles attributions. Mais sur un plan plus général, le groupe du censorat avait perdu la bataille contre l’exécutif, et allait devoir désormais en payer le prix. Sima Guang se trouvait de nouveau dans une posture délicate : il crai- gnait que sa promotion récente, et surtout son retrait des fonctions de remontrance, soient interprétés comme un changement de camp. Dans un dernier mémoire consacré au Prince Puwang, il reprit un à un ses arguments, et critiqua une fois de plus le compromis imaginé par le gouvernement.

Bien que Votre humble serviteur ne soit plus chargé des remontrances, il a déjà par le passé écrit des mémoires à Votre attention ; aujourd’hui qu’il se trouve encore dans Votre entourage, il n’ose pas ne pas intervenir sur les affaires importantes du pays 3.

Guang entendait ainsi, semble-t-il, réaffirmer sa position, au moment où ses nou- velles fonctions le préservaient des inéluctables règlements de compte. De fait, peu après, les principaux animateurs du groupe, censeurs de la Cour des affaires géné- rales et censeurs de la Cour des enquêtes au dehors, furent démis et mutés en pro- vince. Guang les défendit, demandant en vain leur maintien en poste 4. Il n’était pas admissible, arguait-il, que des fonctionnaires dont la mission était de formuler des critiques puissent être démis précisément pour en avoir exprimé.

Lorsqu’on apprendra cette nouvelle, tant à la Cour que dans les provinces, personne ne pourra s’empêcher d’avoir peur 5.

. « Ci Longtuge zhixueshi disanzhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. . . Les sources divergent sur la date de cet épisode. Dans la note qui accompagne la troisième lettre de refus du poste d’Académicien auxiliaire du pavillon Longtuge, il est donné la date du e mois de l’année . Dans la biographie de Sima Guang par Gu Donggao, il est indiqué le  du e mois (ch. ) ; le Xu Zizhi tongjian changbian ne précise pas la date de sa démission de la Cour des remontrances, mais donne lui-aussi la date du e mois pour sa nomination comme Académicien auxiliaire. Il pourrait s’agir selon Song Yanshen d’une erreur d’impression dans la biographie de Gu Donggao, une coquille entre deux caractères. Song Yanshen, Sima Guang zhuan, op. cit., p. . . « Lun zhuizun Pu Anyiwang wei Anyihuang zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. -. . « Liu Lü Hui deng zhazi » et « Yaoyu zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. - ; zouyi, op. cit., p. -. . « Liu Lü Hui deng zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 159 (paginée 159) sur 272

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Et dénonçant l’attitude partisane du groupe de l’exécutif :

(Ils) désirent faire appliquer la loi du silence afin que plus personne à l’avenir n’ose s’exprimer, et ensuite en profiter pour s’emparer du pouvoir et laisser libre cours à leurs desseins 1.

Protestations sans effet. Pire, Sima Guang revivait d’une autre manière l’affaire de Linzhou : ni sanctionné ni même impliqué, il était de plus promu. Jugeant sa situation personnelle à la fois intenable et insupportable, il s’en ouvrit dans quatre mémoires 2 datés du e mois de , où il demandait sa condamnation in solidum.

Votre Serviteur, ainsi que Fu Yaoyu et sept autres personnes du censorat, avons parti- cipé ensemble aux discussions sur les cérémonies en faveur du prince Puwang ; Votre Serviteur encourt donc les mêmes reproches que Fu Yaoyu et les autres. Or, aujour- d’hui, Yaoyu et les autres ont été mutés dans les provinces par la volonté de Votre Majesté, et moi seul demeure au palais. Cela fait dire aux gens qu’à l’origine j’ai pris l’initiative de guider les autres et d’exposer nos opinions, mais qu’à la fin je n’ai n’ai eu souci que de mon traitement et de mon rang personnel, et que j’ai cherché à éviter le châtiment. Bien que Votre Serviteur soit particulièrement stupide et ne prête guère attention à sa réputation, comment pourrait-il supporter d’être ainsi désigné par l’opinion publique ? Et ce n’est pas tout : si on laisse ce mouvement de critique se développer, il ne manquera pas de mettre en évidence que l’État applique la loi avec partialité. Votre Serviteur en perd le manger dans la journée et le sommeil la nuit venue ; lorsque je pénètre dans le palais, j’ai honte de rencontrer des officiels de la cour, lorsque j’en sors, je crains de rencontrer des passants. Ma personne misérable n’a plus de lieu où se tenir. Je sais bien que j’aggrave ma culpabilité en désobéissant ainsi à Votre Majesté, mais comment pourrais-je encore oser revenir à la Cour pour y prendre mes fonctions 3 ?

N’obtenant pas de réponse, il s’enferma chez lui dans l’attente de sa condamnation, et refusa de se présenter à la Cour. L’empereur Yingzong, gêné par la tournure des événements, lui envoya l’un de ses eunuques pour le raisonner et lui « intimer l’ordre de prendre ses fonctions 4 ». Le scénario de l’affaire de Linzhou, où Sima Guang avait été le seul à échapper à des sanctions, se répétait donc alors que Pang Ji n’était plus là pour le couvrir. La reconnaissance du rôle actif de Guang auprès de Renzong dans l’affaire de sa succession peut expliquer l’indulgence impériale. Mais sans doute aussi l’empereur souhaitait-il conserver près de lui un serviteur fidèle, et un contrepoids efficace au pouvoir des ministres qui empiétaient sur ses prérogatives. Le refus de tout trai- tement de faveur et l’acharnement de Sima Guang à être inculpé forcèrent, dit-on,

. « Liu Fu Yaoyu zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. . . e jour du e mois . Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , pp. - ; zouyi, op. cit., p. -. . « Qi ze jiang disi zhazi », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; zouyi, op. cit., p. . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 160 (paginée 160) sur 272

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l’admiration de ses compagnons et le respect de ses adversaires 1 : il sortait grandi de l’échec, s’imposant comme une figure politique de premier plan.

 Les leçons de l’histoire

Au plus fort de ses activités à la Cour des remontrances, Sima Guang n’abandonna jamais sa passion pour l’Histoire : elle seule permettait à ses yeux de mesurer les événements présents à l’aune de ceux du passé. Il avait coutume de déclarer qu’il ne possédait aucun talent littéraire, mais ne douta jamais de sa vocation d’historien, certitude affichée dans plusieurs mémoires adressés au trône 2 : peut-être avait-il, dès cette époque, le projet de rédiger un grand ouvrage historique. C’est du moins ce qu’affirmera Liu Shu, l’un de ses proches collaborateurs. Au cours de l’ère Jiayou (-), Guang me déclara : « Plus de mille ans se sont écoulés depuis la rédaction du Chunqiu ; du Shiji à l’Histoire des Cinq Dynasties, (les ouvrages historiques) comptent plus de   volumes. Aucun étudiant qui suivrait la chronologie ne pourrait arriver au bout ; quand bien même il achèverait une période, il n’aurait plus le loisir d’avoir une vision de l’ensemble. Comme les étudiants détestent les difficultés et recherchent la facilité, (l’Histoire) est menacée de disparaître. Je souhaite donc faire débuter (mon ouvrage) à la légitimation des seigneurs de Han, de Wei et de Zhao par le roi Weiliewang des Zhou, et l’achever aux Cinq Dynasties. (Je compte), suivant la méthode chronologique de Zuo Qiuming et en imitant le style simple et efficace de Xun Yue, rassembler tous les dires antérieurs et constituer un ouvrage qui fera date 3 ». Selon Liu, le seul objectif de Sima Guang entre  et  était de rédiger une histoire générale de la Chine, destinée à enrichir et faciliter les études historiques. Il n’avait pas encore, semble-t-il, le projet d’écrire un manuel d’aide à l’action gou- vernementale ; cette idée dut pourtant germer assez tôt dans son esprit. En  4, il présentait pour la première fois à Yingzong une suite de tableaux chronologiques, le Liniantu 5. J’ai recueilli tous les faits à l’origine de l’ordre et du désordre, de la prospérité et de la décadence des États, en faisant abstraction de leur taille, depuis les Royaumes Com- battants jusqu’à l’ère Xiande des Zhou (postérieurs) ; j’en ai ensuite retenu l’essentiel

. Ouyang Wenzhonggong ji, « Zouyi ji », ch. , « Jian Sima Guang zhazi ». . « Ci xiu qijuzhu dier zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; « Ci zhizhigao », ibid., ch. , t. , p.  ; « Ci mian Hanlin xueshi shangdian zhazi », ibid., ch. , t. , p. - ; « Jin Tongzhi biao », ibid., ch. , t. , pp. - ; « Jin Zizhi tongjian biao », ibid., ch. , t. , p. -. etc. . Liu Shu, Tongjian waiji, « Houji ». . Nous suivons ici Gu Donggao qui situe la présentation des Tableaux chronologiques en , sans pouvoir apporter d’autres précisions sur le jour ou le mois. G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . Présenté à l’empereur Yingzong en , nous ignorons à quelle date le Liniantu est devenu un ouvrage à part entière. En , Sima Guang réunit deux textes, le Liniantu et le Baiguan gongqing biao, auxquels il ajouta une première partie inédite, des origines à la e année de Weiliewang des Zhou, pour constituer un nouvel ouvrage, le Jigulu, « Notes de recherches sur les faits du passé ». Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 161 (paginée 161) sur 272

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que j’ai réuni sous forme de tableaux. Chaque année occupe une colonne, soixante années composent un cycle, et cinq cycles un chapitre. Pour les périodes de division (politique), j’ai placé en haut les dates de chaque État, et inscrit en rouge en bas le nom des souverains et le début de leur règne ; en partant de là, un simple calcul per- met de connaître la durée de vie de chaque État. J’ai réparti les   années en cinq chapitres et leur ai donné le titre de Tableaux chronologiques 1. Au début de , Guang soumettait à Yingzong un deuxième texte historique, conçu d’emblée comme un instrument de gouvernement et d’aide à la décision.

Votre Serviteur a entendu dire que, depuis l’antiquité, les causes de l’ordre et du désordre sont toujours les mêmes, et que celles-ci étant inscrites dans les textes, il convient de s’y pencher. Dans ma jeunesse, j’aimais beaucoup l’histoire, mais je souffrais de son immensité et de sa complexité. J’ai souvent songé à en retenir l’essence et à composer un ouvrage de forme chronologique, mais mes faibles forces et les circonstances de la vie m’ont empêché de réaliser ce dessein. Aujourd’hui, profitant de l’intérêt de Votre Majesté pour les lettres et la recherche des enseignements de l’antiquité, je présente un traité historique général en huit cha- pitres, qui couvre (la période qui s’étend) de la e année du souverain Weilie des Zhou à la e année du Deuxième Empereur des Qin. J’ai utilisé le Shiji et l’ai complété avec d’autres ouvrages ; ainsi peut-on voir sommairement les facteurs de prospérité et de décadence des sept Royaumes. Le style de l’ouvrage est maladroit, et ne mérite aucune considération, mais je n’ose pas le garder par devers moi 2. Impressionné, Yingzong ordonna à Sima Guang, par un décret en date du e jour du e mois de , de poursuivre son travail. Il ajouta que ce travail devrait porter sur « les faits et gestes des empereurs et de leurs ministres », lidai junchen shiji. Ordonnance capitale pour Guang, comme le révèle son mémoire en réponse : elle lui conférait en effet officiellement le titre d’historien.

Depuis mon enfance, j’ai acquis une certaine connaissance de la masse des ouvrages historiques. À mon humble avis, les ouvrages de style annalistico - biographique 3 sont trop nombreux et trop volumineux. Si des intellectuels spécialisés sont en géné- ral incapables d’en venir à bout, ce sera encore moins facile pour des souverains dont l’emploi du temps est lourd. Pourtant, ceux-ci sentent bien la nécessité de comprendre les succès et les échecs des générations précédentes. Sans illusion sur mes compétences, j’ai le désir d’écrire un ouvrage qui, partant des Royaumes combattants, s’étendrait jusqu’aux Cinq Dynasties, et pour lequel, en dehors des Histoires officielles, je ferais appel à toutes sortes d’œuvres. (Ce travail) traiterait de tout ce qu’un souverain doit savoir : la décadence et la prospérité des États, les joies et les peines du peuple, le bien qui peut être imité et le mal dont il faut se garder. L’ouvrage se présentera sous une forme chronologique proche du style du Zuoshi chunqiu, et pourrait avoir pour nom : Traité d’histoire générale, Tongzhi. Tous

. Sima Guang, Jigulu, « Xu », cité par G Donggao, Sima Taishi..., ch. , op. cit., p. . . « Jin Tongzhi biao », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. . . Le style des Histoires « dynastiques » officielles inauguré par le Shiji et le Hanshu. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 162 (paginée 162) sur 272

 R  -  

les éléments superflus seront éliminés, afin qu’on puisse avoir une vaste compréhen- sion sans se donner beaucoup de mal à la lecture ou à l’écoute. Mais c’est une entreprise que mes faibles forces personnelles ne peuvent réussir ; j’en ai la volonté, mais non les moyens. Récemment, Votre Majesté m’a fait l’honneur de lire les huit chapitres sur les Royaumes Combattants que je lui avais présentés. Le décret que j’ai aujourd’hui entre les mains, ne précise pas si je dois poursuivre ce travail et le mener à son terme ou en entreprendre un autre. Dans la première hypothèse, je demanderais qu’il porte le nom de : « Traité d’histoire générale », Tongzhi. Mais, l’ouvrage couvrant plus de mille ans, je ne puis m’en char- ger seul. J’ai pu observer que le préfet de Wengyuan [...], Liu Shu, et le préposé aux registres de la Direction des travaux publics, Zhao Junxi sont unanimement loués pour leurs compétences historiques, je souhaite donc qu’un ordre spécial les auto- rise à se joindre à moi, afin que l’ouvrage soit achevé au plus tôt, sans négligence coupable 1. L’empereur suivit les recommandations de Sima Guang, sauf sur le titre : il souhai- tait attendre l’achèvement de l’ouvrage avant de se prononcer. Zhao Junxi, qui por- tait le deuil de son père, déclina la proposition, et Liu Ban le remplaça 2. Yingzong apporta aussi un soutien matériel au projet, autorisant Sima Guang à « emprun- ter tous les livres dont il aurait besoin dans la bibliothèque du palais, les biblio- thèques des pavillons Longtu, Tianzhang ou celles des Trois collèges ; il lui fournit du papier, des pinceaux et de l’encre, ainsi que de la soie et une avance de tréso- rerie 3 ». Presque au même moment, Sima Guang perdit son frère aîné, Sima Li 4 ; il sollicita une mutation en province. L’empereur Yingzong, tout en acceptant, lui demanda de donner d’abord corps à son travail 5. La disparition de Yingzong au début , et l’intronisation de Shenzong, n’appor- tèrent aucun bouleversement à l’entreprise. Shenzong mit à la disposition de Sima Guang les deux mille quatre cent vingt volumes de sa bibliothèque princière per- sonnelle. La frustration qu’avait ressentie Sima Guang dans l’exercice de nombre de ses fonctions administratives ou dans la vie politique se trouva, dit-il, balayée d’un seul coup. Au e mois de l’année , il reçut officiellement le titre de membre de l’Académie Hanlin. Alors au plus fort de sa rédaction, il tira argument de l’impossible cumul des deux tâches pour refuser cet honneur.

Votre serviteur a déjà adressé de nombreux mémoires pour obtenir de Votre sainte volonté l’ordre de présenter des lectures du Zizhi tongjian. Comme le nombre de cha- pitres de l’ouvrage est encore restreint, je suis dans l’obligation de poursuivre chaque

. Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. . . Ibid. . « Jin Zizhi tongjian biao », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. -. . Sima Li décéda au e mois de l’année  à Qianzhou. Sima Guang rédigea l’inscription de sa pierre tombale. G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . . Quelques mois plus tard, l’empereur Yingzong décéda, et Sima Guang n’osa pas renouveler sa demande au milieu de la période officielle de deuil. « Ci mian Hanlin xueshi shangdian zhazi », Zhuan- jiaji, ch. , op. cit., vol. , p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 163 (paginée 163) sur 272

L    S G 

jour cette tâche de rédaction ; le nombre d’ouvrages historiques étant par contre très important, je crains qu’il ne me soit difficile de me consacrer au travail de l’Acadé- mie Hanlin. C’est la raison pour laquelle je demande à être déchargé de ma charge d’Académicien. Votre serviteur vient de recevoir la notification de Votre Sainte grâce indiquant qu’elle me libère provisoirement du travail de rédaction de l’Académie. Après s’être retiré, Votre serviteur a réfléchi. S’il accepte le prendre le titre d’Académicien pour sa gloire personnelle, mais qu’il n’en remplit nullement les fonctions concrètes, ne serait-ce pas comme occuper indûment une fonction sans en avoir les charges ? Cette situa- tion plonge Votre humble serviteur dans l’embarras. De plus, le rang hiérarchique des Lecteurs et des Académiciens de l’Académie Hanlin est identique, et leur traite- ment est même supérieur. Votre serviteur espère donc que Votre Majesté acceptera d’examiner avec soin la situation et permettra à Son serviteur de se consacrer exclu- sivement au travail du Zizhi tongjian en qualité de simple Lecteur 1. Si l’on suit les propos de Sima Guang au début de ce texte, il semble que l’empereur Shenzong ait accepté de le décharger des tâches de rédaction dévolues à tout acadé- micien de l’Académie Hanlin 2. Mais cet arrangement ne satisfaisait pas Guang : il rejetait l’idée de conserver un titre d’Académicien sans en remplir les tâches. Shenzong soupçonna-t-il une fausse modestie ? Il refusa d’accéder à sa demande et lui conserva son titre d’Académicien. Sima Guang et ses collaborateurs se mirent immédiatement au travail et, dès le milieu du e mois , les trente chapitres de l’histoire de la dynastie des Han de l’ouest étaient achevés. Le  du e mois , à l’issue d’une lecture dans le pavillon Eryingge, l’empereur Shenzong remit à Sima Guang, en mains propres, la préface qu’il venait de rédiger, et donna à l’ensemble le titre de Zizhi tongjian, Miroir complet pour l’aide au gouvernement. On ne peut manquer d’être fasciné par le souci constant manifesté à travers ces textes, d’un équilibre global des choses. Toute intervention, comme nous le disions en introduction, y fait référence. Soulignons au passage la polyvalence de l’adminis- trateur du e siècle, qui ne cesse d’agir à la fois dans le domaine de décisions très concrètes, et dans celui de la conception d’ensemble et de la finalité du rôle impé- rial. En ce sens, l’œuvre écrite de Sima Guang, loin d’avoir été conçue comme un refuge érudit, se veut avant une sorte de manuel politique, dans une optique à bien des égards pratique.

. Zhuanjiaji, op. cit., ch. , « Qi mian Hanlin xueshi zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . C’est du moins l’indication que donne le Xu Zizhi tongjian jishi benmo : « un édit impérial déchargea l’Académicien Sima Guang des tâches de rédaction de son Institut » (ch. ). Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 164 (paginée 164) sur 272 Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 165 (paginée 165) sur 272

Les Petites mesures (-)

En apparence, l’avènement d’un nouvel empereur n’affecta ni la position de Sima Guang, ni l’avancement de son grand œuvre, le Zizhi tongjian auquel il était officiel- lement commis. Mais la conjoncture n’allait pas tarder à évoluer. En effet, les débuts du nouveau règne s’accompagnèrent aussi de l’émergence, ou plutôt de la résurgence, des grands ministres, dont Guang avait sans cesse criti- qué l’influence à son sens excessive ; mais surtout, le souverain, pourvu de projets propres, entendait initier une ère de réformes, qu’il allait moins encore approuver. Ainsi se trouverait-il progressivement acculé à la posture d’opposant, même si les aléas de sa carrière dans ces années offrent le tableau d’une influence à éclipses, bien plus que d’un véritable processus de relégation. À l’issue de manœuvres complexes dont la Cour était familière, il allait cependant céder peu à peu, non sans combat, le terrain du pouvoir et le devant de la scène à Wang Anshi. Conflit d’hommes, certes, mais surtout de conceptions : celles de la nature même de la société et du gouvernement. Et pour Guang, période d’incertitudes avant une retraite obligée.

 Le retour des Grands ministres

Les conflits de factions sur le problème toujours renouvelé de l’étendue du pou- voir personnel du souverain, allaient rebondir avec la disparition d’Yingzong. À la fin de l’année , l’empereur, dont Guang était proche, était tombé gravement malade ; son affaiblissement favorisa les tensions partisanes, cristallisées cette fois autour d’un enjeu en apparence secondaire : l’attribution à Yingzong d’un titre hono- rifique, à quoi Sima Guang était hostile. Cette proposition, déjà formulée un peu plus tôt par une partie des courtisans ; fut renouvelée, ce qui incita aussitôt Guang à de sévères critiques. Aujourd’hui, nous nous trouvons à nouveau en présence des propositions de vils flatteurs qui demandent l’attribution d’un titre honorifique ; comment peut-on plus tromper le Ciel et insulter l’empire ? [...] Sa Majesté a contracté cette maladie et si elle ne peut pas guérir depuis longtemps, c’est à cause de tous ces fonctionnaires vils et flatteurs 1.

. « Qing bushou zunhao zhazi », Zhuanjiaji, chapitre , op. cit. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 166 (paginée 166) sur 272

 L P  (-)

Un fait l’indignait plus que tout : bon nombre de fonctionnaires, bien que désap- prouvant l’octroi d’un titre supplémentaire à l’empereur, n’osaient l’exprimer en public ; il dénonça ceux qui espéraient ainsi s’attacher les faveurs impériales. Mais, l’affaire tourna court. La maladie d’Yingzong s’aggravant, il ne fut bientôt plus en mesure d’étudier les mémoires de ses fonctionnaires, et sans doute ne lut-il pas non plus celui de Sima Guang. Incapable d’évaluer les enjeux politiques, il accepta son nouveau titre honorifique. Au er mois , Yingzong s’éteignait dans son palais ; il avait à peine trente-six ans. Quelques jours plus tard, son fils aîné, le prince héritier Zhao Xiang 1, alors âgé de vingt ans, lui succédait ; il sera connu sous son nom de temple ancestral, Shenzong. Si, à la fin de son règne, Yingzong avait réussi à réduire l’influence des Grands ministres et à contrôler en personne la conduite des affaires, la question de sa succession avait tout remis tout en cause. Comme ses prédécesseurs, ce n’est en effet qu’en toute fin de vie, avec beaucoup de réticences — selon la relation de Li Tao —, et sous la pression de Han Qi, qu’il consentit à désigner son fils aîné comme héritier. Une fois de plus, les Grands ministres s’étaient imposés.

Ayant accepté la suggestion de ses ministres et désigné le prince héritier, son visage se couvrit de larmes. Après son retrait, Wen Yanbo déclara à Han Qi : « Avez-vous remarqué le visage de Sa Majesté ? Parvenu à ce point de son existence, on ne peut rester sans réaction, fût-ce entre un père et son fils. » Qi répondit : « C’est ainsi que doivent être conduites les affaires de l’État, qu’y faire 2 ?»

Les membres de la haute administration, qui avaient permis la transition, béné- ficièrent des faveurs du nouvel empereur. Il était l’obligé de ces vieux serviteurs, qui avaient assuré à deux reprises une passation de pouvoirs sans heurt, à la tête de l’empire. Ils demandèrent au nouveau souverain de respecter leurs avis, en limitant sa participation aux seules décisions gouvernementales urgentes et importantes. Le ministre Han Wei lui soumit à cet effet un passage du Mencius sur la conduite d’un souverain durant la période de deuil après son accession au trône. Selon ce texte, ce souverain devait confier le gouvernement au Premier de ses ministres et s’abstenir de donner des ordres.

. Le Xu Zizhi tongjian relate en quelles circonstances le Grand Ministre Han Qi, forçant presque la main de l’empereur Yingzong, obtint la désignation de Zhao Xiang. « La maladie de l’empereur s’étant aggravée, Han Qi demanda aux rédacteurs du journal impérial de se retirer puis s’adressa à Yingzong : “Votre Majesté n’a pas assisté depuis longtemps aux audiences impériales, tout le monde s’inquiète de votre état de santé, désignez au plus tôt un prince héritier pour apaiser les craintes du peuple”. L’empe- reur acquiesça de la tête. Han Qi lui demanda alors de coucher ses instructions sur le papier : “Établissez le Grand Prince, da wang, comme Prince héritier”,écrivit l’empereur. Qi dit : “Il doit certainement s’agir du Prince Yingwang, puis-je vous demander de l’ajouter de votre propre main”. L’empereur Yingzong s’exécuta et inscrivit : “Xiang, Prince Yingwang”. Qi ajouta encore : “Je souhaite que cet ordre soit trans- mis dès ce soir aux académiciens chargés de le mettre en forme”. L’empereur acquiesça à nouveau. [...] L’empereur, qui avait suivi l’opinion de ses conseillers et désigné le prince héritier, se mit à pleurer ». Xu Zizhi tongjian, chapitre , op. cit., tome , p. . . Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., chap. , p.  . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 167 (paginée 167) sur 272

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L’inexpérience de l’empereur donnait également un avantage à ces conseillers. Ainsi, et comme par défaut, Han Qi et Ouyang Xiu retrouvèrent leur rôle directeur au sein de l’administration centrale. Pourtant, l’attitude de Shenzong fut vite ambi- valente : reconnaissant envers ces hommes en raison de leur soutien à son père, il n’osait guère s’opposer directement à eux ; mais déférent presque à contrecœur, leur tutelle, semble-t-il, lui pesait. Il allait bientôt se révéler, non seulement pourvu d’une vision personnelle, mais aussi habile manœuvrier. Plusieurs facteurs jouaient du reste en faveur d’un pouvoir plus personnel du sou- verain. Fils aîné de Yingzong, il possédait la légitimité naturelle qui avait fait défaut à son prédécesseur ; de plus ses relations cordiales avec l’impératrice douairière le libéraient de toute pression de ce côté. Doté d’une bonne santé, il ne doutait ni de lui-même ni de ses aptitudes, à la différence de son père. Ayant moins besoin de l’as- sistance des grands administrateurs, il se souciait peu de voir Han Qi et Ouyang Xiu quitter le gouvernement ; en fait, il croyait à la nécessité d’entreprendre des change- ments de fond, en appelant des hommes neufs. Ces ambiguïtés laissaient une lati- tude aux chargés de remontrances et aux membres du censorat. Ceux-ci avaient perdu une bataille sous le règne de Yingzong ; ils reprirent bientôt l’offensive contre Han Qi et Ouyang Xiu, résolus à obtenir leur mise à l’écart. Shenzong poursuivait quant à lui un double objectif. Il entendait renforcer l’État Song par une série de réformes ambitieuses, dans l’espoir qu’elles stabiliseraient la situation financière et militaire de l’empire, et surtout lui permettraient de lancer des guerres victorieuses contre les Qidan. D’autre part, il espérait, comme ses pré- décesseurs, maintenir un contrôle personnel strict sur son gouvernement, tâche qui serait plus facile après le départ d’Ouyang Xiu et de Han Qi, tout en exigeant de sa part une grande vigilance dans la défense de ses prérogatives. L’attachement de l’empereur à Sima Guang était réel. Il espéra d’abord son soutien dans la conduite du vaste programme de transformations qu’il envisageait, en par- ticulier dans le domaine des finances de l’État ; il rencontra très vite son opposition. Lorsqu’en outre il choisit de confier la réforme du gouvernement à Wang Anshi, Guang déclara refuser tout poste dans l’administration centrale tant que l’empereur conserverait ces orientations. Ce rejet de toute coopération le mènera à terme à s’exiler volontairement de la Cour. Dans le même temps, l’empereur jouait de cette hostilité de Guang aux réformes pour contrebalancer la mainmise des réforma- teurs sur la Cour : plus l’empereur se montrait confiant et généreux envers Guang, plus les opposants aux réformes mettaient leurs espoirs en celui-ci. Et plus les anti- réformateurs le soutenaient, plus il servait à l’empereur à contrecarrer les ambitions hégémoniques des chefs réformistes. Tout au long de son règne, Shenzong poursui- vra ce jeu de balance entre réformateurs et anti-réformateurs et le traitement dont bénéficiera Sima Guang en fera partie intégrante. Shenzong, on l’a dit, accordait sa faveur à des programmes visant à accroître les revenus de l’État et à renforcer le contrôle du gouvernement sur les ressources matérielles et humaines de l’empire, afin de mener à bien les guerres aux frontières. Il ambitionnait en effet sur le plan militaire de reprendre les seize préfectures de Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 168 (paginée 168) sur 272

 L P  (-)

Yanyun, tombées aux mains des Qidan 1 ; il vengerait ainsi l’humiliation de la défaite subie, plus de  ans avant sa naissance, par son ancêtre l’empereur Taizong, défaite dont il éprouvait, semble-t-il, un profond sentiment de honte. Il acceptait aussi fort mal le traité de Chanyuan de , par lequel l’empire Song acceptait de verser aux Qidan un tribut annuel d’argent et de soieries en échange de la paix. À ces objec- tifs de reconquête, Sima Guang, ne put opposer de contre-programme, susceptible d’apporter des résultats rapides. Au e mois de , Ouyang Xiu, grand conseiller participant à la direction des affaires gouvernementales 2, demandait à l’empereur la promotion de Sima Guang. Vantant ses mérites et rappelant son rôle éminent dans la désignation du prince héritier Zhao Shu, le futur empereur Yingzong, à la fin du règne de Renzong, il précisait :

À partir du moment où, au cours de l’ère Zhihe, l’empereur (Renzong) commença à prendre des médicaments, de nombreux fonctionnaires soulevèrent le problème de sa succession, mais rien ne fut décidé pendant les cinq ou six ans qui suivirent. À la fin, Sima Guang exposa le problème avec tant de conviction et de sincérité qu’il toucha l’empereur. Celui-ci, soudain conscient de la situation, prit une décision irré- vocable. C’est ainsi que Votre prédécesseur (père) a été choisi au sein de la famille impériale et désigné héritier du trône. Moins d’un an plus tard, l’empereur Renzong quittait le monde et Votre Prédécesseur lui succédait. Comme le cœur des hommes du pays avait été préparé à l’avance, l’em- pire se soumit naturellement. Aujourd’hui, conformément au principe selon lequel un saint succède à un saint, le trône est parvenu à votre Majesté. S’il faut en rechercher les raisons, nous devons affirmer que le mérite de Sima Guang n’est pas mince ! Ses connaissances et sa réflexion sont profondes et il est d’un naturel prudent. (Sima) ne vantant pas son action, personne n’en a eu connaissance. Aujourd’hui, [...], son immense vertu et sa fidélité restent totalement inconnues. Votre Serviteur qui occupe des fonctions au gouvernement en a eu connaissance détaillée, et n’ose pas ne pas vous en informer 3. Ouyang Xiu soulevait un point d’évidence : si Yingzong n’était pas monté sur le trône, Zhao Xiang ne lui aurait jamais succédé 4. Mais qu’un vieux dignitaire comme Ouyang Xiu, si souvent opposé à Sima Guang, lui manifestât ainsi son estime, était de nature à renforcer le crédit de ce dernier auprès de l’empereur. Au e mois , l’empereur éleva Sima Guang et Lü Gongzhu à une fonction plus prestigieuse encore 5. Pour la deuxième fois, il lui offrait le titre d’Académicien de l’Académie de la forêt des pinceaux, Hanlin xueshi 6. On sait avec quel acharnement

. Ssu-yü Teng, « A Fresh Look at Wang An-shih’s Reform Movement », in Liu Zijian boshi songshou jinian Songshi yanjiu lunwenji kanxinghui, Tokyo : Dohosha, , p. -. . Canzhi zhengshi. . Ouyang Wenzhonggong ji, « Zouyiji », chapitre , « Jian Sima Guang zhazi ». . Voir supra. . « Ci Hanlin xueshi diyi zhuang », Zhuanjiaji, chapitre , op. cit., tome , p.  ; zouyi, op. cit., p. . . Au e rang, re classe de la grille de la fonction publique. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 169 (paginée 169) sur 272

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il avait alors refusé, invoquant les exigences de la charge, et il n’avait guère varié sur ce point. Aux yeux des lettrés, depuis la dynastie Tang, il n’est pas une fonction qui sur- passe en importance (celle de membre de) l’Académie de la Forêt des pinceaux ; (elle demande) un talent exceptionnel, une réputation de premier ordre, une parfaite éru- dition et un grand style littéraire [...]. Nul ne convoiterait cette fonction sans l’avoir méritée, de peur de s’attirer la réprobation de l’opinion publique 1. Une fois encore, arguant de la médiocrité de son talent littéraire, il opposa à l’em- pereur un refus courtois mais, comme le démontrent le détail et la suite de l’affaire, son refus était cette fois sans doute en partie de convenances. L’empereur s’obstina, de même que Guang. En fin de compte, le souverain le convoqua. Shenzong : Parmi les hommes de bien d’autrefois, certains possédaient un immense savoir, mais n’avaient pas un bon style, d’autres possédaient un excellent style, mais des connaissances superficielles. Seuls Dong Zhongshu et Yang Xiong possédaient ces deux qualités. Vous, Sima Guang, qui avez à la fois l’érudition et le style, quel prétexte pouvez-vous avancer pour refuser votre nomination ? Guang : Votre Serviteur est incapable de rédiger en « style parallèle ». Shenzong : Écrivez dans le « style de la dynastie Han », voilà tout. Guang : Il n’existe aucun précédent dans toute notre grande dynastie Song. Shenzong : Vous avez réussi au premier rang le concours de « lettré accompli », jin- shi, comment vous croire lorsque vous vous prétendez incapable de rédiger en style parallèle ? N’osant argumenter plus avant, Guang se retira de la salle d’audience. L’empereur, dit-on, ordonna à un eunuque de le suivre et de le forcer à accepter sa nomination. L’eunuque s’exécuta : le rattrapant à la porte du palais, il le supplia en vain d’accep- ter l’ordre signé de la main de l’empereur. Mais apprenant que celui-ci l’attendait toujours, il revint sur ses pas. À son retour, l’empereur chargea l’eunuque de glis- ser de force l’ordre de nomination dans sa robe. Sima Guang s’inclina alors 2. Mais Shenzong, peut-être alerté par cette résistance, se prit à douter de son choix. Il inter- rogea Wang Tao, l’un de ses hommes de confiance, alors Président du Tribunal des censeurs : « Pensez-vous que ma décision de nommer Sima Guang et Lü Gongzhu à l’Académie Hanlin soit judicieuse ? » « Bien sûr », aurait répondu Wang Tao. Il ne pouvait guère affirmer le contraire, ayant lui-même recommandé les titulaires : « si Votre majesté continue d’employer des hommes de cette trempe, elle n’a pas à craindre que l’empire ne soit pas en ordre ». Derrière ce jeu de nominations se profilait la volonté de Shenzong, manifeste dès son avènement, de mettre de l’ordre dans la haute fonction publique et de redistri- buer les rôles gouvernementaux. Wang Tao, un de ses proches alors qu’il n’était que

. « Ci Hanlin xueshi dier zhuang », Zhuanjiaji, chapitre , op. cit., tome , p. - ; zouyi, op. cit., page . . S Shi, « Sima Wenzhenggong xingzhuang », in Sima Guang nianpu, op. cit., p. . G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 170 (paginée 170) sur 272

 L P  (-)

prince héritier, occupait le poste de Président du tribunal des censeurs. Anticipant les intentions du souverain, il entama une vaste campagne d’épuration des organes gouvernementaux. Le Premier ministre Han Qi fut sa première cible : accusé d’avoir enfreint les règlements du fondateur de la dynastie, de ne pas avoir fait respecter la hiérarchie à la cour, d’avoir tenu des propos radicaux, il reçut, comme dans les polé- miques précédentes, le soutien du Secrétariat et la Chancellerie, dont les membres reprochèrent à Wang ses intrigues et ses propos outranciers. Pour eux l’empereur, sur le trône depuis peu, devait respecter les anciens ministres de son prédécesseur et démettre Wang Tao de ses fonctions au tribunal des censeurs. Shenzong coupa court en ordonnant un échange de postes entre Wang Tao et Sima Guang. Le premier fut muté à l’Académie Hanlin, et le second placé à la tête du censorat. Mais Guang posa plusieurs conditions : il demandait au souverain de reconnaître officiellement le fondement des accusations de Wang Tao contre Han Qi, et de contraindre ce dernier à restaurer à la Cour l’ancien système des administrateurs. L’empereur accepta, et Sima Guang prit ses fonctions. Refusant de rédiger l’ordre de nomination, les partisans de Han Qi tentèrent de s’opposer à la désignation de Wang Tao ; Shenzong dut, dit-on, l’écrire de sa propre main pour contraindre les membres de l’exécutif à le notifier. Plusieurs parmi eux critiquèrent l’intervention personnelle du souverain ; les membres du Censorat et de l’Agence des remontrances leur reprochèrent alors d’être plus attachés à la personne du Premier ministre qu’à celle de l’empereur lui-même. La lutte entre les deux camps s’exacerbait à nouveau. Les questions les plus ano- dines devinrent prétextes à affrontement, au détriment du travail gouvernemental. Inquiet, Sima Guang, bien que membre du censorat, tenta une médiation et proposa l’arrêt des hostilités.

Les souverains ont institué la fonction publique et réparti les différentes charges. L’ensemble est comparable à un corps humain : si les Grands Ministres en sont les jambes et les bras, les organes du Censorat et des Remontrances en sont les yeux et les oreilles. Tous doivent collaborer et unir leurs forces au service de la tête. Si cha- cun se tient de son côté et ne songe qu’à l’emporter sur l’autre, comment parvenir, en dépit de son désir, à la paix du corps 1 ?

Shenzong finit par agir d’autorité : Wang Tao et Wu Kui furent mutés en province. Loin d’apaiser passions et rancœurs, cette intervention les aiguisa. Sima Guang, lui aussi, jugeait hâtive la décision de l’empereur ; il défendit Wu et avertit Shenzong du risque d’une vague de démissions de solidarité dans la haute administration. Il plaida la réintégration de Wu Kui, et le retour, envers la haute administration, à des méthodes plus diplomatiques.

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi ba xiang ding zaichen yaban zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 171 (paginée 171) sur 272

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Kui a toujours eu une excellente réputation d’homme intègre et droit. Trop tour- menté par cette affaire, il s’est emporté et a agi avec excès, mais si vous le démettez aussi radicalement, vous irez à l’encontre des vœux des lettrés-fonctionnaires 1. À l’extérieur, les conversations sont diverses et variées, mais toutes s’accordent sur le fait que Kui n’aurait pas dû être renvoyé. La raison tient à ce que la réputation de Kui a toujours surpassé celle de (Wang) Tao. Bien sûr, Votre Majesté vient de repousser son décret et l’a renvoyé chez lui, mais les propos et les actes ont été mal interprétés. Les fonctionnaires de la Cour ignorent les tenants et aboutissants de cette affaire, ils constatent seulement que Kui a été démis de sa position de Vice Conseiller en chef et que la sanction est trop lourde. Comment pourraient-ils ne pas s’en alarmer et s’en effrayer ? En ces circonstances, Votre Serviteur craint que les autres Grands Ministres ne se sentent en insécurité et ne sollicitent l’un après l’autre la permission de se retirer. Votre Majesté vient seulement d’accéder au trône, et le cercueil de Votre Prédécesseur est encore dans le Pavillon du souvenir. Si les grands ministres se retirent l’un après l’autre, cela apparaîtra sûrement fort inconvenant aux yeux et oreilles de la population de l’empire 2. Votre Serviteur stupide souhaite que Sa Majesté annule le décret envoyant Wu Kui à Qingzhou et le maintienne dans l’administration. Cela permettra de satisfaire les espoirs des lettrés fonctionnaires, et apaisera les Grands Ministres. Comme l’ordre de mutation de Kui, dû à son refus d’obéir à votre décret, est entré en application, si Votre Majesté, qui apprécie l’honnêteté simple et la droiture de Kui, l’autorise à rester à la Cour, votre intention n’en sera que plus méritoire. Kui, ayant reçu au début une forte réprimande, a appris à respecter votre esprit de décision brillant ; s’il est pardonné en fin de compte, il en sera reconnaissant à la grâce profonde de Votre Majesté. Ainsi, le souverain et le sujet seront tous deux satisfaits, et nul n’aura le sentiment d’y avoir perdu 3.

Le pardon ne causerait aucun dommage à l’autorité impériale, avançait-il ; la réputation de Shenzong en sortirait même grandie, et la loyauté de Wu Kui ren- forcée. Mais loin d’être convaincu, Shenzong, irrité, retint durant trois jours l’acte de nomination de Sima Guang. Il ne réintégra Wu qu’un peu plus tard, après l’intervention d’un autre grand dignitaire, Zhang Fangping. De son côté, bien que limogé, Wang Tao persévérait dans sa critique des membres de l’exécutif. Ceux-ci exigèrent en retour d’alourdir les sanctions à son encotre. Sima Guang invita l’empereur à ne pas céder aux pressions de la haute administration. Son propos restait le même : nul ne devait empiéter sur les prérogatives décisionnelles de l’empereur.

Si des sanctions supplémentaires sont prises aujourd’hui contre (Wang Tao) en raison de ses critiques contre les hauts fonctionnaires du gouvernement, Votre serviteur

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi Wu Kui zhi chu jiuzhi zhazi » ; zouyi, op. cit., p. , « Wang Tao qi chu jiuzhi zhazi ». . Xu Zizhi tongjian changbian jishi benmo, Taibei : wenhai, , . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 172 (paginée 172) sur 272

 L P  (-)

craint que cela n’affaiblisse le pouvoir du souverain et ne renforce en de conséquence celui des grands ministres. Il faut y prêter la plus grande attention car c’est la clé de la prospérité ou de la décadence 1.

Cette fois, il convainquit le souverain : aucune sanction additionnelle ne fut infli- gée à Wang. De ces querelles, cependant, le seul vainqueur fut bien Shenzong : il avait su, en l’occurrence, manipuler son entourage, se réserver un rôle personnel, et démontrer à ses ministres leur incapacité à soutenir les critiques.

 La mise au pas des hauts fontionnaires

L’empereur allait bientôt achever d’asseoir son autorité, en se livrant notamment un peu plus au jeu complexe des nominations-mutations-destitutions, dont nous suivons ci-dessous les méandres pour ce qu’ils révèlent de la méthode, mais aussi en fin de compte de la précarité au sein de la haute administration de l’empire chinois. Le cas Wang Tao avait été l’occasion pour Sima Guang de rappeler à Shenzong, comme il l’avait fait avec ses prédécesseurs, les trois vertus des souverains : bonté, clairvoyance, esprit de décision, et les trois moyens du bon gouvernement : sélection des fonctionnaires, récompenses et châtiments.

Autrefois, sous l’empereur Renzong, à peine entré dans mes fonctions de Chargé des remontrances, j’ai adressé plusieurs mémoires à l’empereur pour l’entretenir de ces théories. Sous votre prédécesseur, lorsque je lui ai présenté mon tableau chronologique, j’ai inséré à nouveau ces idées en postface. Aujourd’hui, j’ai le bonheur de vivre le début du règne de Votre Majesté qui, avec modestie, interroge ses subordonnés. Votre ser- viteur place ces quelques propos avant tout autre chose : ils représentent vraiment le fruit du travail d’études de toute une vie, le plus concentré et le plus important s’y trouvent entièrement. Je souhaite que Votre Majesté ne considère pas cela trop livresque et l’examine avec le plus grand soin. S’il n’y a rien à en tirer, alors c’est que Votre serviteur ne peut plus être d’aucune utilité dans votre sainte époque 2.

En tant que président du Tribunal des censeurs, il se devait d’être attentif au rôle des eunuques. Shenzong partageait ses préventions à l’égard de leur influence poli- tique : dès son intronisation, il s’efforça de les écarter des postes de responsabilité. Quelques-uns échappèrent à l’épuration ; ce fut le cas d’un certain Guo Zhaoxuan, proche serviteur de l’empereur alors qu’il était encore prince héritier, et qui avait reçu en récompense le titre d’Huissier des cérémonies d’audience, gemenzhihou. Son influence avait paru un temps si forte que la rue le surnommait « Dragon accompagnateur ».

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi geng bu zejiang Wang Tao zhaozi » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Chu chu zhongcheng shangdian zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 173 (paginée 173) sur 272

L    S G 

Aux yeux de Sima Guang, il était impensable qu’un simple serviteur attaché au palais du prince héritier pût occuper un tel poste ; les emplois d’huissier-audiencier devaient être réservés, comme le voulait, à des talents en attente d’une affectation. Aussi critiqua-t-il l’empereur pour avoir « pris à la légère la hiérarchie de la fonction publique et s’être montré négligent sur les récompenses et les châtiments 1 ». Par la suite, apprenant que le frère cadet de l’empereur, le prince de Chang, avait recom- mandé l’eunuque, il rédigea une note complémentaire invitant ce dernier à ne plus s’immiscer dans les affaires publiques. Un autre eunuque occupait le poste de Directeur de la Cour de pharmacie impé- riale, yuyaoyuan. Ce Gao Jujian, homme intelligent et plein de ressources, avait obtenu cette affectation sous l’empereur Yingzong. Il avait su se faire apprécier de son successeur, dont il obtint plus de faveurs encore, au point qu’aucun fonction- naire de la Cour n’osait l’affronter ou l’indisposer ; Sima Guang fut seul à dénon- cer, en cinq mémoires, ce qu’il considérait comme les méfaits de Gao, mettant l’empereur en demeure de choisir entre lui et l’eunuque.

Si Votre Majesté juge que Votre serviteur est un homme droit, elle doit alors consi- dérer Jujian comme un homme malhonnête ; si par contre elle estime que Jujian est loyal, alors Votre serviteur est un calomniateur. La situation ne permet pas de conserver en même temps Jujian et Votre serviteur 2. Dans sa biographie de Sima Guang, Ma Luan attribue à Shenzong et Sima Guang un dialogue fort vif sur cette question.

Lorsque l’empereur monta sur le trône, tous les eunuques qui avaient été promus à la Cour grâce à la faveur impériale furent déchargés de leurs responsabilités dans l’administration centrale. Seul le directeur de la Cour de pharmacie impériale, Gao Jujian, et quatre autres personnes furent maintenus dans leurs anciennes fonctions 3. (Sima Guang) présenta un mémoire à l’empereur : « Jujian possède une nature mal- honnête, il excelle dans la médisance et la flatterie ; il occupe depuis longtemps un poste proche de vous et en a profité pour commettre de nombreux méfaits ». Shenzong : Il quittera ses fonctions au terme de la période de deuil. Guang : Un serviteur des appartements intérieurs peut-il entretenir un rapport quelconque avec l’enterrement d’un empereur ? L’empereur se rangea à l’avis de Sima Guang. Le jour guisi, Gao Jujian fut démis de ses fonctions d’huissier-audiencier, et nommé Commissaire du magasin de provi- sion pour la cuisine impériale, gongbeiku shi. (Sima Guang) le mit en accusation à plusieurs reprises, déclarant qu’il ne pouvait se trouver dans le même lieu que lui et demanda sa mutation dans un poste provincial, puis il attendit la réponse. Un jour, où (Sima Guang) se trouvait au pied de la salle d’audience, l’empereur le fit venir à lui. Lü Gongbi déclara (à l’empereur) :

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yan Guo Zhaoxuan zhazi » ; zouyi, op. cit., p. -. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yan Gao Jujian zhazi » ; zouyi, op. cit., p. -. . Ce dialogue ne figure plus dans le Xu Tongjian changbian disponible aujourd’hui, mais seulement dans l’ouvrage de Ma Luan, Sima Guang nianpu. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 174 (paginée 174) sur 272

 L P  (-)

« Si Votre Majesté souhaite conserver Jujian, elle doit chasser Guang ; si elle désire conserver Guang, elle doit alors renvoyer Jujian. Jujian est un eunuque des appar- tements intérieurs, alors que Guang est membre du censorat, je souhaite que Votre Majesté choisisse le plus important ». (Sima Guang) : Il n’est pas nécessaire que les membres de l’entourage (de l’empereur) soient talentueux et intelligents, mais il convient qu’ils soient sincères, prudents et qu’ils agissent sans excès.

Shenzong renvoya Gao Jujian, mais un autre eunuque, Wang Zhongzheng, le remplaça, nomination que Sima Guang dénonça à l’identique : « un Jujian a été renvoyé, un autre Jujian l’a remplacé 1 ». Remontrance acceptée, là encore : Wang Zhongzheng, démis à son tour, fut expédié en mission dans la province du Shaanxi. Arrivé sur place, il commit des abus de pouvoir, promouvant qui le flattait et démet- tant quiconque lui résistait, propositions que Shenzong, avalisait en confiance. Sima Guang écrivit un nouveau mémoire ; dirigé en apparence contre Wang Zhongzheng, il renfermait une critique sévère de l’empereur lui-même.

(Votre Majesté) aime donner à des eunuques des missions à l’extérieur, et les interro- ger sur les compétences de tous les fonctionnaires... (Mais Votre Majesté) réside dans la profondeur de son palais, elle interroge les serviteurs qu’elle connaît depuis long- temps et accepte les commérages qui circulent dans les rues, elle donne son accord à des mémoires pleins de déférence et d’assentiment, puis sans chercher à examiner leur exactitude, (Votre Majesté) distribue les récompenses et les châtiments. Votre Serviteur craint fort que les calomniateurs et les gens malhonnêtes puissent ainsi satisfaire leurs sentiments bons ou mauvais et que Votre Majesté ne finisse par être l’objet de leur risée 2.

Dans le même temps, Sima Guang s’opposa vivement à la politique indulgente de Shenzong qui, par souci de conciliation, avait interdit d’évoquer dans une instruc- tion judiciaire les faits antérieurs à une amnistie : la mesure impériale, généreuse en apparence, risquait, jugeait-il, de museler la critique censorale.

La déloyauté ou la traîtrise ne sont jamais des produits d’un jour. De tous temps, l’État a manifesté sa générosité en promulguant des décrets d’amnistie ; il y en eut parfois jusqu’à deux ou trois en une seule année. Mais s’il n’est désormais plus loisible d’évoquer des faits antérieurs à l’amnistie, alors il ne restera plus grand chose à dire. Si par hasard, la Cour ignorante des serviteurs (de l’État) déloyaux ou traîtres les emploie ou les promeut par erreur, et qu’un censeur souhaite intervenir, il entrera en contradiction avec ce décret. S’il ne dit rien, comment Votre Majesté en sera-t-elle être informée ? Votre serviteur craint qu’ainsi ceux dont la mission est d’intervenir ne gardent la bouche close pour préserver leur tranquillité, et que ceux dont le cœur est déloyal n’agissent à leur guise et sans crainte 3.

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yan Wang Zhongzheng zhazi » ; zouyi, op. cit., p. -. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yan Wang Zhongzheng dier zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Lun bude yan chi qianshi shangdian zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 175 (paginée 175) sur 272

L    S G 

À l’automne , après avoir conduit à leur terme les cérémonies funéraires de l’empereur Yingzong, le ministre Han Qi sollicita l’autorisation de se retirer de la vie publique. Selon l’usage, l’empereur refusa un temps puis accéda à sa demande. Pour Guang, ce retrait, qu’il avait pourtant souhaité, risquait d’ouvrir une période d’incertitude, où des hauts fonctionnaires, peu scrupuleux mais ambitieux, profi- tant de l’inexpérience politique du jeune empereur, chercheraient à s’emparer des plus hautes positions de l’appareil du gouvernement 1. Il s’opposa à la désignation de Zhang Fangping comme Grand ministre. Zhang avait occupé sous l’empereur Yingzong les fonctions de Transmetteur des directives et de membre de l’Académie Hanlin. À ce titre, il avait rédigé, peu avant le décès de l’empereur, l’ordre d’intronisation de Shenzong ainsi que nombre des décrets et proclamations du début du règne. Le nouveau souverain voyait en lui un homme fiable et de valeur qui, une fois Han Qi retiré de la vie politique, avait vocation à lui succéder à la tête des affaires. Bien que son collègue à l’Académie Hanlin, Sima Guang manifesta son hostilité à sa désignation. L’intéressé, d’après lui, « en dehors de son style littéraire, ne possédait aucun point fort : chacun le (sait) déloyal et avide de richesses 2 ». Au cours du e mois de l’an , l’empereur interrogea Guang.

Shenzong : Quelles preuves avez-vous ? Guang : Permettez-moi de vous relater ce que Votre serviteur a vu de ses yeux. Shenzong : Chaque fois qu’il y a une nomination, les opinions contradictoires se mul- tiplient, ce n’est pas bon pour la Cour. Guang : C’est une bonne chose pour la Cour. L’empereur Yao estimait qu’il était dif- ficile de connaître les hommes, n’est-ce pas encore pire pour Votre Majesté qui vient seulement de monter sur le trône ? Si par hasard vous employiez un homme déloyal et que ni les censeurs ni les chargés des remontrances n’ouvraient la bouche, comment Votre Majesté pourrait-elle le savoir ? Shenzong : Wu Kui était-il fidèle au Premier Ministre ? Guang : Je l’ignore. Shenzong : Qui est le plus sage ? Celui qui est attaché au Premier Ministre ou celui qui est attaché à son souverain ? Guang : Celui qui manifeste son attachement au Premier ministre est déloyal ; mais si, désirant prévenir vos désirs, quelqu’un observe votre inclinaison et adhère à votre opinion, il est tout aussi déloyal 3.

La franchise du propos dut indisposer Shenzong, il décida de démettre son auteur de la présidence du Tribunal des censeurs et le renvoya à l’Académie Hanlin. S’estimant victime d’une injustice, Guang invita l’empereur à vérifier la compétence de Zhang Fangping.

. Sima Guang craignait que certains n’en profitent pour obtenir les faveurs des eunuques de l’entou- rage de l’empereur et ne tentent de l’influencer en leur faveur. Sima Guang demanda à l’empereur Shen- zong de ne pas prêter attention aux propos des eunuques lors du choix d’un nouveau Premier Ministre. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yan Zhang Fangping zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Xu Zizhi tongjian, op. cit., chapitre . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 176 (paginée 176) sur 272

 L P  (-)

Votre serviteur vous a récemment adressé un mémoire pour dire que la nomination de Zhang Fangping comme conseiller à la direction des affaires gouvernementales ne correspondait pas aux espoirs de la population. Votre serviteur n’est qu’un ignorant peu doué, et son opinion ne mérite certainement pas d’être adoptée. Sous le règne de l’empereur Renzong, Bao Cheng avait une réputation immense de droiture et de sens du bien public. Il existe de nombreux textes où il discute avec les membres du censorat de la déloyauté de Zhang Fangping et de sa cupidité ; au cas où Votre Majesté désirerait savoir si Zhang Fangping est un sage ou un incompé- tent, je lui demande de donner l’ordre de collecter tous les mémoires écrits par Bao Cheng et les autres, ainsi que les minutes de l’enquête sur Liu Baoheng à Kaifeng et Chenshengzhi, et les mémoires sur la situation locale que rédigea Zhang Fangping lorsqu’il occupait les fonctions de préfet de la préfecture de Qinzhou. Votre Majesté pourra ainsi se rendre compte que les propos de Votre serviteur ne sont pas ceux d’un individu isolé. Rien de ce que je dis aujourd’hui n’a reçu un début d’application, mais dernièrement j’ai appris que Votre serviteur était nommé en qualité d’Académicien et de lecteur à l’Académie Hanlin. Si ce que dit Votre serviteur est exact, Zhang Fangping doit être écarté des affaires gouvernementales ; si c’est faux, alors Votre serviteur aura calomnié un homme sage et loyal et doit être banni dans un endroit reculé. Or aujourd’hui, aucun des deux n’est interrogé et Votre serviteur est renvoyé à l’Académie Hanlin avec un poste plus prestigieux encore. Votre serviteur est vraiment stupide et ne comprend pas le sens de tout cela. Prosterné face contre terre, Votre serviteur espère que Sa Majesté examinera ses anciens propos et prendra une décision rapide sur la condamnation des agissements de Fangping. Quant à sa nouvelle nomination, Votre serviteur n’ose pas l’accepter 1.

Shenzong maintint sa décision. Le chef de l’Office de réception des rapports, qui n’était autre que Lü Gongzhu, partageant l’opinion de Sima Guang, considéra son retour à l’Académie Hanlin comme un blâme. Il refusa de rédiger le décret, et le renvoya à l’empereur pour révision. Une fois de plus, faute d’autre moyen, Shenzong rédigea le décret de sa propre main.

C’est parce que tout le monde vous loue, Monsieur, de votre conduite et vos connais- sances classiques que j’ai décidé ce jour de vous offrir un siège au pavillon Erying. Je souhaite en effet que vous discutiez des problèmes du matin jusqu’au soir, et exposiez en détail la voie du bon gouvernement pour en corriger les manques. Voilà la raison pour laquelle je vous ai muté, Monsieur, à l’Académie Hanlin en y ajoutant la fonction de lecteur, cela n’a rien à voir avec votre mémoire sur Zhang Fangping. Lü Gongzhu, qui a renvoyé le décret, n’a rien compris à mes intentions 2.

Préférant cette fois contourner Lü, l’empereur adressa le décret directement au Bureau des affaires d’audience. Il était rare qu’un empereur s’impliquât de manière aussi personnelle, et notifiât ainsi son attachement à l’un de ses fonctionnaires ; Sima Guang se précipita à la porte du palais pour y recevoir son décret avec toutes les

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yan Zhang Fangping dier zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., chapitre . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 177 (paginée 177) sur 272

L    S G 

marques du respect 1. Abandonnant sa place au gouvernement pour revenir à ses travaux érudits, il sollicita la décharge de sa fonction d’Académicien : il confirmait, écrivit-il, son refus de porter un titre sans en exercer les charges 2. En quelques mois, plusieurs vieux serviteurs de l’État tels Han Qi, Fu Bi ou Zhao Gai avaient donc quitté leurs fonctions pour des raisons diverses ; Zhang Fangping lui-même, en qui l’empereur Shenzong semblait placer sa confiance, dut se retirer peu après pour respecter le deuil de son père. La Cour parut soudain vide, laissant à l’empereur toute latitude d’appeler des hommes nouveaux près de lui. Wang Anshi fut le premier bénéficiaire de ce renouvellement, mais de nombreux hauts fonctionnaires lui étaient hostiles, dont Zhang Fangping, en fait l’un de ses plus farouches adversaires. En cette période de changement, le choix des hommes était crucial : l’empereur estima, semble-t-il, que Sima Guang, dont la droiture et la loyauté au trône n’étaient plus à démontrer, restait l’homme, ou l’un des hommes, de la situation. Il le nomma à la direction de la Cour d’évaluation des fonctionnaires 3. Guang poursuivait dans le même temps la rédaction de son Zizhi tongjian, dont il lisait souvent des chapitres à l’empereur. Chaque séance lui donnait l’occasion d’administrer une leçon ou de formuler une critique.

Le jour Gengshen, après que Yanying eut lu trois pages du Zizhi tongjian, l’empe- reur ordonna la lecture d’une page et demie de plus. La lecture se poursuivit, jusqu’à l’épisode où Su Qin conclut un pacte entre les six royaumes. L’empereur : Su Qin et Zhang Yi ont-ils vraiment pu conclure cette grande affaire grâce à la seule agilité de leur verbe ? Guang : La quête de Su Qin et de Zhang Yi d’alliances transversales et verticales, plus apparente que réelle, n’apporta rien au plan politique. Si Votre serviteur l’a incluse dans son travail, c’est qu’il désire montrer les mœurs d’une époque où les théoriciens politiques rivalisaient, et où les souverains les écoutaient et leur confiaient le sort de leur royaume. C’est pourquoi on parle de personnages qui ont mené des États à la ruine à la seule force de leur verbe. Shenzong : Lorsque vous donnez vos explications, Monsieur, je peux vous écouter toute la journée sans ressentir jamais la fatigue. Guang : Votre serviteur est creux, il n’a rien d’intéressant (à dire), mais chaque fois que Votre Majesté accorde des récompenses déraisonnables, il ne peut s’empêcher d’avoir peur. Shenzong : Chacune de vos lectures, Monsieur, comporte plusieurs remontrances. Guang : Je n’oserais jamais faire qu’il en soit ainsi, Votre serviteur se contente d’exprimer le sens général de son ouvrage 4.

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Chu jian shidu xueshi qi xian ci shangdian zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre . . Dès le début de l’année suivante, l’empereur lui demandait d’assumer provisoirement les fonctions d’Administrateur de la Cour d’évaluation du personnel administratif, Shenguanyuan. Cette cour, créée en  à la place de deux autres organismes, dépendait directement du ministère de la Fonction publique et avait pour mission d’évaluer et classer périodiquement les fonctionnaires civils et militaires de la capitale et de la Cour. Songshi, op. cit., chapitre , Zhiguan san ; et Hucker, op. cit., p. . . Sanchao mingchen yanxing lu. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 178 (paginée 178) sur 272

 L P  (-)

L’empereur était loin d’accepter toutes les remontrances de Sima Guang 1 ; il jugeait néanmoins son rôle assez positif pour autoriser la poursuite de ces lectures, et le consulter sur les grandes affaires, notamment sur le problème de la nomination et de l’avancement des fonctionnaires locaux. Guang préconisait de décentraliser les recrutements : plutôt que de se mêler du choix des fonctionnaires des quelques trois cents préfectures de l’empire, la Cour gagnerait à sélectionner avec soin des intendants provinciaux dans chacune des dix-huit provinces, en leur confiant la responsabilité de désigner et promouvoir les préfets ; on déléguerait à ces derniers le choix des magistrats de district, et ainsi de suite jusqu’au bas de l’échelle de la fonction publique. Les critères de sélection ne devraient pas être le rang ou l’ancien- neté dans la fonction, mais la capacité des candidats à gérer leur circonscription. Le même jour, l’empereur demanda à Guang de dresser une liste de fonctionnaires qui pourraient être chargés des remontrances. Ce dernier, après un temps de réflexion, écrivit 2 :

Trois points priment dans le choix d’un chargé des remontrances : un, il ne doit aimer ni les honneurs ni les biens matériels ; deux, il doit prêter la plus grande atten- tion à l’intégrité morale ; enfin, il doit avoir une parfaite compréhension des affaires politiques.

En fin de compte, il recommanda le vice-commissaire aux monopoles du sel et du fer, Lü Hui, et le censeur Lü Jing. Shenzong approuva ce choix : un peu plus d’un mois plus tard, Guang proposait aussi l’Académicien auxiliaire du pavillon Longtuge Chen Jian, l’historien auxiliaire Su Shi, le secrétaire auxiliaire du bureau de l’organi- sation militaire des régions Wang Yuangui, et le Rédacteur-réviseur de la Cour où on assemble les sages, Zhao Yanruo. À partir du début du e mois , la situation à la Cour commença à évoluer : Wang Anshi venait d’être nommé Grand conseiller à la direction des affaires gou- vernementales et aucune des personnalités recommandées par Sima Guang ne fut plus retenue. Lü Hui, qui désapprouvait la politique de réformes de Wang Anshi, fut démis peu après de ses fonctions. Les divergences entre Wang Anshi et Sima Guang apparurent de plus en plus clairement : tous les hommes appréciés et jugés com- pétents par ce dernier furent systématiquement renvoyés par le premier : Liu Shu, , Wang Shiyuan, ou Qian Kai furent les uns après les autres démis de leurs fonctions. Au contraire, des hommes comme Pi Gongbi ou Yan Guangguo, que Sima Guang jugeait négativement, furent appelés à la capitale afin d’y exercer d’importantes fonctions au gouvernement. Ainsi commença à se creuser le fossé entre Wang Anshi et Sima Guang.

. Ainsi, le e jour du e mois de l’an , le consulta-t-il quant au meilleur moyen de venir en aide à la région du Hebei, qui subissait alors une grave période de sécheresse. Guang répondit qu’il était peu utile de débloquer des fonds, mais souhaitable de transférer des grains de la région du Huaihe, laquelle avait eu une excellente récolte. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Ju jianguan zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 179 (paginée 179) sur 272

L    S G 

 L’ère Xifeng : crises et projets de réformes

Des problèmes d’une autre nature allaient bientôt surgir. L’empereur était monté sur le trône au printemps de . Dès l’été, une terrible sécheresse frappa la région au nord du fleuve Jaune, provoquant un énorme exode de populations affamées vers la rive sud du fleuve, et surtout vers Kaifeng, capitale de l’empire. Dans toute la ville, mendiants et déclassés se pressaient, menaçant la sécurité. La Cour, craignant des émeutes, pressa les autorités compétentes de secourir la population affamée. Un centre de secours fut aussitôt installé à la porte Yongtaimen, avec mission d’or- ganiser des distributions gratuites de grain 1, et aussi de dissuader les arrivants de pénétrer dans la ville. Mais loin de l’effet attendu, cette mesure suscita un afflux plus grand encore de réfugiés, faisant bientôt craindre une pénurie générale. Les critiques de Sima Guang ne tardèrent pas. Dans un mémoire du e jour du e mois, il jugea la méthode contre-productive : les réserves de grains de la capitale avaient leurs limites, mais le nombre des malheureux était quasi illimité ; si l’on n’y prenait garde, la Cour n’aurait bientôt plus rien à distribuer et, la masse des réfugiés ne cessant de croître pour autant, des troubles seraient à craindre. Il dénonçait au passage le gaspillage et le laisser-aller de la Cour. Selon lui, la clé du problème n’était pas dans les mesures d’urgence prises les mauvaises années, mais dans les décisions qu’on prendrait au cours des années fastes, quand chacun ou presque se livrait à des dépenses inconsidérées sans songer à constituer des réserves.

Qu’on ait à affronter la moindre sécheresse, inondation ou invasion de sauterelles, et déjà les grains commencent à manquer. Les individus sont aussi démunis que l’État, ils ne peuvent se porter mutuellement secours ; qui se tourne vers les autorités pour recevoir de la nourriture ne peut être secouru, qui cherche à emprunter auprès des riches familles ne peut rien en obtenir.

Les fonctionnaires locaux veillaient à leurs intérêts, sans grand souci des maux de leurs administrés ; ils alourdissaient les taxes locales ou en créaient de nouvelles, au point de conduire la population la plus pauvre et la plus fragile à quitter ses terres pour errer sur les routes. Sima Guang rappela ses positions de principe.

La clé de la politique réside dans le fait de disposer des hommes appropriés. Selon mon modeste point de vue, rien ne remplace de sélectionner avec soin des hommes droits et justes, et de les désigner comme intendants fiscaux dans la région du Hebei afin qu’ils enquêtent sur les préfectures et les districts sinistrés, et procèdent au rem- placement de tous les préfets et magistrats locaux incapables d’assumer leurs respon- sabilités. Il conviendra ensuite d’assurer le transport de grain en provenance de tout l’empire, et de leur demander de porter secours à la population locale. Si le grain est en quantité insuffisante et ne peut parvenir à tous, il faudra procéder à un enregis- trement territorial de la population et remettre à chacun un certificat, puis distri- buer les secours en commençant par les catégories les plus basses et en remontant

. Un dou pour un adulte et  sheng pour chaque enfant. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 180 (paginée 180) sur 272

 L P  (-)

progressivement. Ainsi, le nombre de ceux qui recevront des secours sera limité et connu à l’avance. Si de riches familles possèdent des réserves personnelles, les autorités locales leur remettront une attestation munie d’un sceau officiel, qui leur permettra de prêter en confiance, et qui fixera un taux d’intérêt dans l’attente d’une année de bonne récolte où alors les comptes seront apurés 1.

Pour que les secours soient plus efficaces, Sima Guang suggérait de transporter du grain des régions excédentaires du Jianghuai, et d’apporter la caution de l’ad- ministration aux familles riches du Hebei, qui craignaient de ne jamais récupérer leurs créances en prêtant aux plus démunis 2. Il n’était cependant pas question que les premiers puissent profiter de la détresse des seconds pour s’enrichir encore : l’attestation officielle délivrée pour preuve de la garantie de l’État avait aussi pour fonction de limiter le taux d’intérêt légal 3. Il fallait toutefois des mesures plus décisives. Dès l’avènement de Shenzong, nombre de personnalités politiques avaient adressé au trône des plans de réformes. Parmi celles-ci, le commissaire à la pacification du Jiangnan, Han Jiang, initiateur dans sa juridiction d’une réforme du système des corvées. Ces dernières pouvaient être rachetées en numéraire, et les fonds récoltés allaient au recrutement de sala- riés. Nommé peu après à la triple Commission des finances de l’État, Han avait adressé un mémoire à l’empereur, lui recommandant l’extension de ses mesures à tout l’empire. Le document retint l’attention du souverain ; il chargea ses ministres d’en débattre et de donner leur point de vue. Ainsi débutèrent les « réformes de l’ère Xifeng », Xifeng xinfa. Guang n’était alors nullement hostile à une révision du système des corvées dites de « devant le yamen », yaqian, l’un des principaux fardeaux pesant sur la popula- tion des campagnes. Ces corvées, instaurées à la fin de la dynastie Tang et main- tenues sous les Cinq Dynasties, s’étaient alourdies dès le début des Song. La loi imposait le transport du grain de l’impôt foncier dans divers entrepôts ; les risques

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yan zhenshan liumin zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . La méthode définie par Sima Guang différait dans la forme et le fond de la méthode du qing- miaofa de Wang Anshi. Celle-ci n’établissait aucune distinction entre les bonnes et les mauvaises années et prévoyait que toutes les familles versent à l’avance un quart de leur production. La mesure permettrait bien entendu, dans le cas d’une bonne application, de constituer des réserves suffisantes pour assurer facilement l’organisation de secours aux éventuelles régions sinistrées, mais sa finalité principale était d’augmenter les rentrées fiscales de l’État. . « Grâce à l’attestation officielle, les riches familles n’oseront pas percevoir des taux d’intérêt trop lourds, et les familles pauvres n’oseront pas ne pas songer à rembourser leurs dettes ». Voir G Donggao, Sima Wengong nianpu, op. cit., chapitre . La proposition de Sima Guang différait dans la forme et le fond de la méthode du qingmiaofa de Wang Anshi. En effet, celle-ci n’établissait aucune distinction entre les bonnes et les mauvaises années et prévoyait que toutes les familles versent à l’État un intérêt de  en échange d’une avance sur récolte. La mesure avait un objectif social, puisqu’elle donnait des facilités de trésoreries aux paysans au moment délicat précédent la récolte et permettait à l’administration d’ac- cumuler des réserves pour assurer facilement l’organisation de secours aux éventuelles régions sinistrées. Mais son but principal était d’augmenter les rentrées fiscales, ce qui était tout à fait à l’opposé des vues de Sima Guang. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 181 (paginée 181) sur 272

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étant élevés, seules les familles de la plus haute catégorie fiscale en assumaient la charge, à tour de rôle. Beaucoup connurent des difficultés, voire furent ruinées par cette pratique puisque la réglementation les obligeait à compenser les pertes éven- tuelles sur leurs biens propres. Sima Guang, qui avait exercé divers emplois dans l’administration locale, connaissait bien les méfaits du système.

Depuis l’instauration du système des corvées dites de « devant le yamen », le peuple connaît des difficultés croissantes et n’ose plus rien entreprendre. Les riches pensent que mieux vaut encore être pauvre, et les pauvres n’osent pas chercher à s’enrichir. Jour après jour, il y a des pertes et jamais de bénéfices. Comment envisager d’enrichir le peuple avec une telle politique ? Votre serviteur a déjà eu l’occasion de visiter les campagnes et de constater la faiblesse de moyens des paysans. Lorsque j’en ai demandé la raison, tous m’ont répondu qu’ils n’osaient pas faire autrement. Si aujourd’hui quelqu’un plante un mûrier de plus, ou dispose d’un bœuf de plus, accumule deux années de grains ou économise dix rou- leaux de soie, ses voisins considéreront sa famille comme riche et le désigneront pour assumer la responsabilité des corvées devant le yamen, comment quelqu’un oserait-il dans cette situation augmenter la superficie de ses terres ou de sa demeure ? [...] Si elle se perpétue sans changement, la situation empirera chaque jour un peu plus, et les craintes à avoir s’approfondiront elles aussi 1.

Il demanda le remplacement de la réquisition obligatoire de corvéables non rémunérés par l’instauration d’une taxe, l’autorisation de rachat des corvées et l’en- gagement de salariés 2. Comme nous le verrons plus loin, les propositions concrètes de Wang Anshi, auxquelles Sima Guang s’opposera si vivement, ne différaient guère. En fait, les divergences fondamentales entre les deux hommes s’approfondirent lorsque ces réformes partielles s’inscrivirent dans un cadre global de transforma- tions structurelles, car elles prirent dès lors aux yeux de Guang et de ses partisans une figure déstabilisatrice. Un épisode militaire à l’issue malencontreuse vint alourdir le contexte. À l’égard des voisins de la Chine, Shenzong avait annoncé une politique ferme, voire agres- sive. L’occasion de la mettre en œuvre lui fut offerte lorsqu’un des généraux des Xixia, Wei Mingshan, se soumit aux Song et leur offrit la région de Suizhou. Zhong E, le commandant de la région frontalière, proposa à la Cour d’accepter cette sou- mission. Après avoir reçu le soutien du Commissaire aux transports de la région du Shaanxi, Zhong sortit des passes et occupa la région de Suizhou ; plus de quinze mille familles et dix mille combattants Xixia passaient ainsi sous autorité chinoise. Sima Guang critiqua cette occupation.

Le pays a subi récemment de grandes épreuves et Votre Majesté vient juste d’accé- der au trône. L’État et les particuliers éprouvent de grandes difficultés et la politique militaire n’a fait l’objet d’aucune discussion, il ne faut pas prendre de décision à la

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Lun yaqian zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Sima Guang avait développé cette idée en  dans son mémoire sur les intérêts et les bénéfices, « Lun caili shu » ; voir supra. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 182 (paginée 182) sur 272

 L P  (-)

légère. De plus, bien que (Zhao) Liangzuo soit intérieurement un homme cruel, il conserve les apparences d’un vassal. Il vient juste d’envoyer une ambassade chargée de présenter ses condoléances et celle-ci n’est pas encore rentrée dans son pays. Si aujourd’hui, on s’empresse de donner l’ordre aux responsables des frontières d’at- tirer et d’accueillir la population révoltée contre lui, Votre serviteur craint que cela soit tout à fait insuffisant pour causer sa perte, mais que cela ne nuise par contre considérablement à « l’image d’un souverain véritable 1 ».

Le mémoire n’était pas de nature à ébranler la volonté impériale ; la décision d’occuper la région de Suizhou fut avalisée. Sept jours plus tard, Guang soumit un second texte, demandant à l’empereur de résister aux partisans d’une intervention militaire, car « ils parlent seulement des bénéfices de l’opération, mais ils ne parlent jamais de ses préjudices ». Il rappelait à Shenzong l’exemple du grand empereur des Han occidentaux, Han Wudi, qui au soir de sa vie avait regretté sa politique expan- sionniste. De plus, rien ne garantissait, même si l’appui de Wei Mingshan permet- tait de renverser Zhao Liangzuo, qu’on n’aurait pas en définitive « écrasé un Zhao Liangzuo pour donner naissance à un autre Zhao Liangzuo 2 ». Pour que nul ne se méprenne sur ses propos, il ajoutait :

Votre serviteur ne veut pas dire que Zhao Liangzuo n’est pas coupable et qu’il ne faut pas le châtier, pas plus qu’il ne peut garantir qu’il ne se révoltera jamais. Mais si l’on s’en tient au fait qu’aujourd’hui la situation intérieure de l’empire n’est pas stabilisée, il est clair qu’il ne faut pas précipiter les plans d’intervention à l’extérieur 3. Dans le cas présent, rien ne vaudra la sélection et la promotion d’hommes sages et courageux à qui confier les missions en fonction de leurs compétences et pourvoir à toutes les tâches ; ceux qui ont des résultats positifs seront récompensés et ceux qui sont coupables, punis. Il faut choisir avec soin des intendants judiciaires régionaux, jiansi, et épurer les rangs des préfets et magistrats locaux pour tranquilliser la population ; il faut faire cesser les gaspillages et la consommation inconsidérée de nourriture, pour remplir les gre- niers publics ; il faut aller voir et interroger les hommes intelligents et bons stratèges, vérifier et tester leur courage, et ensuite choisir des généraux et des chefs d’armées ; il faut clarifier et faire respecter les grades, châtier sans indulgence les hommes cruels et fourbes pour faire respecter les règlements militaires ; il faut recenser les hommes courageux et efficaces, et exclure les vieillards et les invalides pour rendre les forces armées plus opérationnelles ; il faut enfin veiller à parfaire et compléter les armes dures et tranchantes, et à remplacer celles qui sont émoussées ou en mauvais état pour améliorer la qualité et l’efficacité des moyens matériels 4.

Sourd à ces arguments, l’empereur apporta son soutien à Zhong E ; celui-ci occupa la région de Suizhou. Mais Zhao Liangzuo, devinant l’impatience de l’em- pereur des Song, engagea des pourparlers de paix, qu’il fit traîner en longueur, atti-

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yan Hengshan zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yan Hengshan shu » ; zouyi, op. cit., p. . . Ibid. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yan Hengshan shu » ; zouyi, op. cit., page . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 183 (paginée 183) sur 272

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rant dans l’intervalle un général chinois dans un piège pour l’assassiner. L’événement ramena, dit-on, l’empereur à plus de réalisme : sans plus attendre, il fit évacuer la région de Suizhou, et démit Zhong E. Le vieux Han Qi reprit du service à la tête de la région du Shaanxi 1. Mais Shenzong ne s’en trouva que plus impatient de voir des changements radicaux se réaliser.

 Sima Guang et Wang Anshi : la montée des désaccords

Le jeune empereur savait manquer de maturité politique ; en , il offrit les rênes du gouvernement à Fu Bi, homme d’expérience et promoteur actif des « réformes mineures » du règne de Renzong. Consulté sur la conduite des affaires frontalières, il se montra vite hostile aux actions militaires offensives. « Sa Majesté », aurait-il répondu à l’empereur, « vient d’accéder au trône, elle doit répandre sa bonté et étendre sa conduite vertueuse. J’espère qu’Elle n’évoquera plus les ques- tions militaires pendant les vingt prochaines années 2 ! » Et, en une autre occasion : « un souverain ne craint que le Ciel. Mais s’il ne craint pas le Ciel, il n’y aura plus rien qu’il s’interdise, et alors le désordre et la fin ne seront pas très éloignés ». Fu Bi, s’appliquant à réfréner les impulsions du jeune Shenzong, lui faisait ainsi savoir qu’il ne serait d’aucune aide dans la poursuite de ses ambitions. Sans doute moins radical que Fu, Sima Guang était loin de partager tous les objectifs de Shenzong. Il reconnaissait certes, comme son souverain, la nécessité de s’attaquer aux pro- blèmes fondamentaux, et notamment financiers de l’empire ; mais il ne croyait pas aux solutions rapides et encore moins au moyen de réformes brutales. Le souverain avait espéré voir Wang Anshi et Sima Guang collaborer : leur nomi- nation quasi simultanée à l’Académie Hanlin, au cours du e mois de , en atteste. De fait, les deux hommes ne furent pas toujours adversaires ; leurs relations, comme collègues au sein du bureau des troupeaux et de l’élevage des chevaux 3, furent même amicales, comme en témoignent les poèmes échangés entre les deux hommes 4.

. Zhao Liangzuo mourut au cours de l’année , et son fils Zibing le remplaça sur le trône des Xixia. L’empereur Shenzong voulut tirer parti d’une succession peut-être mal assurée et rappela Zhong E. Dès qu’il apprit la nouvelle, Sima Guang reprocha à l’empereur de « savoir qu’il a un défaut et de refuser de le corriger ». Pour lui, les relations avec des voisins reposaient sur une confiance mutuelle, et il en était de même des relations avec les peuples barbares : « si on utilise la force armée contre les Xixia, à n’en pas douter nous serons sévèrement battus et anéantis ». L’empereur Shenzong ignora son point de vue, mais comme Sima Guang l’avait prévu, Zhong E fut vaincu... . Su Shi wenji, . . Cité par Ji Xiaobin, op. cit., p. . . Ils y occupèrent tous deux un poste d’Assistant administratif à partir de . . Du côté de Sima Guang, nous possédons plusieurs poèmes rédigés en réponse à ceux de Wang Anshi : « He Wang Jiefu wushan gao » ; « He Wang Jiefu Hongshi » ; « He Wang Jiefu Mingfei qu », etc, voir Sima Wenzhenggong zhuanjiaji ; du côté de Wang Anshi, Voir aussi « Ye du shiquan cheng junshi daizhi jing ren nei hai », in Linchuan xiansheng wenji, chapitre . Lorsque Sima Guang perdit son oncle, Sima Zhe, il aurait demandé à Wang Anshi de rédiger la biographie nécrologique : au vu de l’intransigeance morale de Sima Guang, ce simple fait montre que les relations entre les deux hommes étaient encore empreintes d’une grande confiance réciproque. Ce texte a disparu des œuvres complètes de Wang Anshi, mais il figure encore dans la chronique locale du district de Xiaxian, (Guangxu) Xiaxianzhi. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 184 (paginée 184) sur 272

 L P  (-)

La première divergence profonde apparut en , à propos d’une question de droit commun. À l’origine de celle-ci, on trouve l’affaire d’Ayun, une jeune femme native de la préfecture de Dengzhou (dans l’actuel Shandong), promise en mariage à un certain Wei Ada. Elle détestait son futur époux, au physique semble-t-il peu engageant, et mit à profit la sieste de ce dernier pour l’assassiner de quelques dizaines de coups de couteau et lui couper un doigt. Arrêtée, mais redoutant la torture, Ayun passa des aveux complets. Le préfet avait alors appliqué à la lettre le code pénal des Song, lequel stipulait qu’un prévenu avouant spontanément sa culpabilité voyait sa peine réduite de deux degrés. Le ministère de la Justice et la Haute Cour de Justice rejetèrent son verdict, mais le préfet refusa d’y rien changer, et l’affaire fut renvoyée à l’arbitrage des deux organes centraux du gouvernement. Sima et Wang occupaient tous deux, à ce moment-là, un poste de Chargé de la rédaction des édits et proclamations, zhizhigao. Ils émirent des avis opposés : Wang, approuva la réduction de la condamnation par le préfet. Pour Sima, au contraire, le crime d’Ayun était prémédité, ce qui excluait toute clémence au motif des aveux spontanés ; une réduction de peine serait un signe inéluctable d’encouragement à la dégradation des mœurs.

Votre serviteur craint que cela ne soit de nature ni à encourager au Bien ni à prévenir le Mal, mais qu’au contraire cela n’ouvre la voie aux agissements malhonnêtes et n’ap- profondisse la source des crimes ; si les criminels obtiennent satisfaction, les braves gens en subiront les mauvaises conséquences et ce ne sera pas en faveur d’une bonne administration de la Loi 1. Il rappelait ici sa conception de la Justice, qu’il avait formulée dès , dans un mémoire 2 où il se disait hostile à la politique d’amnistie du gouvernement, à ses yeux trop laxiste. Dénonçant à la fois l’amnistie générale tri-annuelle et les mesures de relaxe qui accompagnaient le solstice d’été, il avait affirmé que ces mesures devaient être utilisées avec parcimonie ; sinon, « les agents publics feront preuve de paresse et les mauvaises gens s’abandonneront à leurs penchants 3 ».

Ces amnisties causent de nombreux dommages, mais sans présenter grand avantage, elles ne constituent en aucun cas une bonne méthode de gouvernement. Les anciens souverains sages et clairvoyants n’ont jamais considéré comme une bonne chose la multiplication des amnisties. Les analyses des deux hommes différaient dans leur principe même. Pour Wang, la loi devait être appliquée telle que définie dans le Code ; pour Sima en revanche, les conséquences sociales de l’application d’une loi devaient primer sur la loi elle- même. Le débat sur l’affaire Ayun se prolongea plus d’un an, et s’acheva sur la vic- toire des partisans du préfet. Non sans conséquences pour ceux qui avaient été d’un avis contraire : tous furent sanctionnés à un titre ou un autre, voire parfois démis de leurs fonctions. Sima Guang ne put que répéter son hostilité à ces mesures punitives.

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yi mosha yishang anwen yuju... » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Lun chi ji shujue zhuang » ; zouyi, op. cit., p. . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 185 (paginée 185) sur 272

L    S G 

Dans cette affaire de crime prémédité suivi d’aveux spontanés, toute la population de l’empire sait que c’est inconvenant. La Cour a déjà décidé d’aller à contre courant de l’opinion, et d’appliquer (la mesure de réduction de peine), voilà maintenant que des fonctionnaires qui ont simplement assumé leurs fonctions sont inculpés. Votre serviteur craint que cela n’entraîne une grave crise de confiance. [...] Depuis son accession au trône, Votre Majesté a toujours traité ses fonctionnaires avec mansuétude et générosité. Ce fut le cas de Pi Gongbi, que Votre Majesté savait cor- rompu, ou encore de Yan Chongguo, dont Votre Majesté connaissait parfaitement l’indignité. Or ces deux hommes, qui étaient magistrats de district, ont été déférés devant les autorités judiciaires et inculpés, mais ils ont été graciés et promus au poste de préfet. Aujourd’hui, le seul crime dont on puisse accuser Qi et Kai est un excès de droiture et leur opposition aux hauts dignitaires de la Cour, pourtant les voilà tous deux dégra- dés au poste de gérant des monopoles d’État à l’échelon local, jiandang. Si aujour- d’hui, l’excès de droiture est une faute plus lourde que la prévarication ou l’indignité, cela signifie qu’une faute commise à l’encontre de hauts dignitaires surpasse une faute contre l’empereur lui-même. Votre serviteur, qui entend faire preuve de la plus extrême diligence, est très inquiet, car il craint qu’à l’avenir tout le monde ne se regarde sans oser parler et considère toute parole comme tabou ; lorsque l’autorité suprême est abandonnée aux ministres, une partie de l’intelligence est bloquée et ce n’est pas bon pour le pays 1.

Cette même année , un deuxième conflit opposa les deux hommes à propos des crues du fleuve Jaune. Au cours de l’été, le fleuve avait rompu ses digues et pro- voqué d’importantes inondations dans les régions basses des provinces du Shan- dong et du Hebei. Devant cette catastrophe, l’empereur ordonna à ses conseillers de s’attaquer aux solutions propres à domestiquer le fleuve. Li Lizhi, membre de la Direction de contrôle des eaux, dushuijian, proposa de construire une nouvelle digue d’une longueur de  li, qui couvrirait toutes les zones touchées ; mais les populations sinistrées avaient fui, et les autorités manquaient de bras pour les tra- vaux. Un autre fonctionnaire de la Direction, Song Changyan, proposa d’exploiter les récentes variations du lit fluvial. Au cours de l’ère Qingli, le fleuve Jaune ayant rompu ses digues, ses eaux s’étaient séparées en deux branches : la branche nord s’écoulait vers la mer en passant par Enzhou, Jizhou et Qianning. La e année de l’ère Jiayou, le fleuve s’était à nouveau séparé en deux branches : celle dite « de l’est » ou « deuxième section », traversait Dezhou et Cangzhou. Song proposait de rouvrir cette deuxième section, afin d’évacuer les eaux de la crue vers l’est, puis d’attendre la baisse des eaux de la branche nord pour colmater les brèches et construire la nouvelle digue. Face à ces avis divergents, l’empereur Shenzong chargea au e mois Sima Guang et l’eunuque Zhang Maoze d’une mission sur place. Au terme de leur enquête, il apparut que la proposition de Song Changyan était raisonnable ; les membres de la mission proposèrent donc d’installer un système d’écluses à l’ouest de la deuxième section du fleuve Jaune, afin de laisser les eaux s’écouler vers l’est. Ils mirent aussi le

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Lun zejiang Liu Shu deng zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 186 (paginée 186) sur 272

 L P  (-)

gouvernement en garde contre les risques de construction d’une digue à vif. Selon eux, le déficit de main d’œuvre n’était pas le seul problème ; le terrain étant incliné d’est en ouest, en cas de nouvelle crue, le fleuve déborderait encore et la digue ne résisterait pas plus que la précédente. Loin de recueillir le soutien de ses pairs, Guang dut défendre à plusieurs reprises son rapport devant l’empereur, avant que ce dernier ne décide finalement de lui don- ner raison 1. Mais le responsable des travaux, sans attendre que les eaux du fleuve aient atteint le niveau requis, se hâta d’obstruer la branche nord. Les eaux n’avaient baissé que de  ; Sima Guang dénonça cette hâte, déclarant la nécessité d’attendre un niveau de  dans la branche nord avant qu’un colmatage pût être tenté. L’em- pereur Shenzong le renvoya en mission sur place. Ce que Wang Anshi n’apprécia guère ; dans un mémoire, il dénonça « les théories de Sima Guang (qui se sont) avérées fausses à plusieurs reprises ». « Aujourd’hui, on l’envoie en mission pour inspecter le fleuve, mais si plus tard on ne retient pas son opinion, cela le mettra en difficulté 2 ». Peu après, les flots de la branche nord ayant baissé à la cote préconi- sée, la grande masse des eaux du fleuve se déversa dans la mer par la branche Est, démontrant ainsi fort à propos la justesse des vues de Sima Guang. Un troisième différend, plus fondamental, allait opposer Guang à Wang Anshi. Il portait sur la crise financière de l’empire, arrière-plan de toutes les crises et mesures précédentes, et qui minait les institutions des Song. Au e mois , devant la gra- vité du problème, Shenzong commanda à Sima Guang et Teng Fuyi un rapport comparant les dépenses publiques du moment et celles d’une année de référence () ; il les chargeait aussi de créer un nouvel office spécialisé, dont le nom était tout un programme : l’Office de réduction (des dépenses), Caijiansi, création que Sima Guang jugea superflue. « Les difficultés financières du pays, affirmait-il, pro- viennent des dépenses somptuaires, des récompenses inconsidérées, des (dépenses des) innombrables membres de la famille impériale, de la pléthore de fonctionnaires et des sureffectifs des armées. Votre serviteur n’a nullement la capacité de supprimer ces cinq causes en un tour de main 3 ». La création d’une instance bureaucratique supplémentaire ne résoudrait rien ; le seul moyen de surmonter la crise financière et économique de l’empire était de s’attaquer aux racines du mal, c’est à dire aux cinq sources principales de gaspillage qu’il avait définies. Mais s’il éclairait les problèmes, Guang ne proposait jamais aucun moyen concret et rapide de les résoudre. Il invitait au contraire l’empereur, le gouvernement et les fonctionnaires des finances à travailler avec lenteur et patience, sans garantir pour autant de résultats définitifs. En conclusion de son texte, Sima Guang exprimait son souhait personnel de rester à l’écart, afin de pouvoir se consacrer entièrement à la rédaction de son Zizhi tongjian.

. Su Dongpo ji, op. cit., chapitre , « Sima Wenzhenggong xingzhuang ». . Ma Luan, Sima Guang nianpu, citation du Xu Zizhi tongjian changbian. . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 187 (paginée 187) sur 272

L    S G 

Il présenta son mémoire le e jour du e mois . Le surlendemain, Shenzong, donnant suite à ses conseils, ordonnait à la Commission des finances de recruter elle-même son personnel pour réduire les dépenses inutiles 1. Mais si Shenzong semblait accepter les recommandations de Guang, il savait aussi ne pouvoir en attendre un soutien actif ; son projet de voir les deux hommes, Sima et Wang, col- laborer durablement et conduire ensemble sa politique de réformes s’avérait illu- soire. Le premier prônait une réduction drastique des dépenses du gouvernement, le second à l’inverse d’en augmenter les revenus. Option plus accordée aux ambi- tions expansionnistes de l’empereur, selon Ye Tan 2, et c’est ce qui devait à terme faire pencher la balance en faveur des propositions de Wang. Du reste, les frictions furent incessantes au cours de l’année . Le Premier Ministre de l’époque, Zeng Gongliang, et des membres des deux organes centraux du gouvernement, en raison des catastrophes naturelles qui avaient frappé la région du Hebei, proposèrent à l’empereur de témoigner leur solidarité aux victimes en renonçant aux primes annuelles distribuées à la suite des sacrifices au Ciel. Cette proposition souleva une immense polémique dans toute la Cour ; à la fin du e mois, Sima Guang et Wang Anshi s’affrontèrent sur cette question devant le souverain.

Sima Guang : Aujourd’hui le pays manque de moyens et les catastrophes naturelles se succèdent année après année, la diminution des gaspillages commence par le proche entourage de l’empereur 3, il convient de se conformer à la proposition des deux organes centraux de renoncer à leurs primes. Wang Jiefu (Anshi) : Notre pays est immense et riche, les primes accordées aux hauts fonctionnaires à l’occasion du sacrifice au Ciel sont insignifiantes ; y renoncer ne suffira pas à enrichir le pays, mais la mesure nuira à la tradition. Lorsque dans le passé Chang Gun 4 renonça à recevoir la nourriture impériale, les critiques firent remarquer que s’il se sentait incapable d’assumer sa tâche de Premier Ministre, il aurait dû démissionner et abandonner son salaire. La proposition des deux organes

. Quan Songwen, Chengdu : Bashu shushe, vol. , . . . Ye Tan, Da bian fa, op. cit., p. -. Voir aussi Xu Zizhi tongjian changbian jishi benmo, op. cit., chap. , p. b-a. . Par l’expression Zi guijin wei shi, Sima Guang veut dire que ce sont les personnes les plus proches de l’empereur, ses ministres et sa famille, qui doivent donner le bon exemple. . Chang Gun (-) avait pour nom personnel Yifu, et était originaire de Jianzhao (actuelle ville de Xi’an dans le Shaanxi). Reçu au concours de lettré accompli, il fut appelé sous le règne de l’empe- reur Dezong à occuper le poste de Vice-président de la Chancellerie impériale et de Premier Ministre chargé d’examiner et de régler les affaires. Il s’attacha tout au long de son exercice à apparaître comme un homme intègre et possédant le sens de l’économie. Selon la tradition de la dynastie Tang, l’empe- reur offrait chaque jour des mets de la cuisine du palais impérial à son Premier Ministre. Chang Gun demanda l’abandon de ce privilège, et le cas fit jurisprudence. Selon une autre tradition, les membres du Secrétariat et de la Chancellerie recevaient en apanage les revenus d’un territoire de trois cents familles, tangfeng. Là encore, Chang Gun demanda la fin de cet avantage. Les commentateurs, de l’époque et par la suite, critiquèrent l’attitude de Chang Gun car ces privilèges étaient un moyen pour l’État de montrer qu’il traitait convenablement les hommes de talent et respectait les membres de l’exécutif ; si Chang Gun n’avait pas la compétence suffisante pour assainir la politique selon ses propres vœux, il devait donner sa démission et renoncer à sa position, et non pas seulement se contenter de refuser le don de la nourriture ou de l’apanage. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 188 (paginée 188) sur 272

 L P  (-)

centraux est aujourd’hui de même nature. De plus, le manque de moyen de notre pays n’est pas la tâche la plus urgente du jour. Guang : En renonçant à sa position et à ses revenus, Chang Gun donna la preuve de son intégrité et de sa pudeur. Cela ne vaut-il pas mieux que d’être accroché à sa fonction pour continuer à jouir de revenus ? Depuis la disparition de l’empe- reur Zhenzong, le pays manque de moyens financiers, et cette crise s’est aggravée encore ces dernières années, comment cela pourrait-il ne pas constituer une tâche de première urgence ? Jiefu : Si l’État manque de moyens, c’est parce que nous n’avons pas trouvé les hommes capables de gérer correctement les finances publiques. Guang : Ces bons gestionnaires des finances publiques ne sont que des percep- teurs d’impôts, qui pressurent la population ; si nous appliquons cette politique, le peuple sera en difficulté, s’enfuira et se fera bandit. En quoi une telle politique apportera-t-elle des bienfaits au pays ? Jiefu : Ces gens là ne sont pas de bons gestionnaires des finances publiques. Un bon gestionnaire n’ajoutera pas d’impôt supplémentaire, et les moyens de l’État seront cependant excédentaires. Guang : Vos propos sont de même nature que ceux de Sang Hongyang, abusant l’empereur Wudi des Han. Sima Qian a retranscrit cet épisode pour se moquer du manque de clairvoyance de l’empereur Wudi. Les ressources naturelles, créations du Ciel et de la Terre, sont limitées, si elles ne sont pas dans les mains de la population, elles sont dans celles des agents de l’État. Sang Hongyang déclarait être en mesure de créer l’abondance pour l’État, mais s’il ne tirait pas cette richesse du peuple, d’où pouvait-il la tirer ? Si ce que vous dites était vrai, comment put-il y avoir tant de bandits à la fin du règne de l’empereur Wudi qu’il fut obligé d’instaurer des commis- saires à la suppression du banditisme, chargés de les capturer et de les réduire ? Les difficultés de la population ne sont-elles pas à l’origine du brigandage ? Comment pourrait-on prendre une telle théorie au sérieux ? Jiefu : À l’époque de l’empereur Taizu, Zhao Jin et ses collègues occupaient les postes ministériels, et leurs primes se chiffraient en dizaines de milliers, aujourd’hui les primes accordées à l’occasion du sacrifice au Ciel atteignent à peine trois mille, comment peut-on dire qu’elles sont excessives ? Guang : Jin et les autres dressaient les plans des campagnes militaires et pacifièrent le pays, n’était-il pas convenable qu’ils soient récompensés largement ? Aujourd’hui, les deux organes centraux du gouvernement se contentent de préserver la situation intérieure et extérieure, de veiller à se qu’elle ne se détériore pas, et de porter leurs habits officiels de Cour. Comment leurs mérites pourraient-ils se comparer à ceux de Zhao Jin et des autres ? [...] Yuyu 1 : Lorsque Sima Guang dit que la réduction des dépenses commence par l’en- tourage immédiat de l’empereur, il a raison. Mais lorsque Wang Anshi déclare que la dépense est minime, et craint que cela ne porte atteinte à la tradition, il a raison également. C’est à Votre Majesté de décider. Shenzong : Je partage l’avis de Sima Guang, mais aujourd’hui je préfère réserver ma réponse.

. Yuyu est le surnom de Wang Gui. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 189 (paginée 189) sur 272

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Les différences de conceptions des deux hommes apparaissent ici clairement. Aucun des deux n’entendait céder, et tous deux furent sans doute entraînés vers des positions plus radicales qu’ils ne le voulaient réellement. Si dans la discussion, Sima Guang s’oppose au versement de primes à l’occasion du sacrifice annuel au Ciel, on sait que sa position sur le sujet était en vérité plus nuancée. C’est du moins ce qui ressort d’un mémoire, où il prône une réduction des primes de moitié, et encore à titre provisoire et dans l’attente d’un retour à de bonnes récoltes 1. De son côté, Wang Anshi écrivait à l’empereur, à l’ère Jiayou : Aujourd’hui, Votre Majesté a décidé de conduire elle-même une réduction de ses dépenses afin de montrer l’exemple à l’empire, et pour que les hauts fonctionnaires et nobles de votre entourage puissent le constater de leurs yeux. Mais si à l’intérieur du harem impérial, les gaspillages se poursuivent sans limite, cela va à l’encontre de tout ce que Votre Majesté a souhaité bannir et nuit considérablement à l’éducation des hommes de l’empire. Je n’ai jamais entendu dire que la Cour puisse se laisser aller à la satisfaction de ses désirs et que cela puisse servir d’exemple à l’empire [...]. Il faut sanctionner sévèrement les fonctionnaires corrompus et mettre en pratique une politique de réduction des gaspillages. Voilà ce qu’on pourra appeler une politique qui rejette l’inutile et se consacre à l’essentiel 2. Fin , Sima Guang présenta sa démission et demanda un poste local, non loin de chez lui, à Heyang, Jin ou Jiang. L’empereur Shenzong appréciait trop, probable- ment, son sens critique et son dévouement pour accepter de le voir quitter la Cour : « en raison de la présence de Ji An 3 à la cour, le prince de Huainan renonça à son complot ; Vous non plus, Monsieur, vous ne pouvez pas nous quitter 4 ». Mais il ne renonçait pas pour autant à nommer Wang Anshi, le e jour du e mois de l’an- née , Grand conseiller participant à la direction des affaires d’État, en quelque sorte Vice Premier ministre. Six jours plus tard, Sima Guang renouvela sa demande de mutation en province. L’empereur Shenzong refusa encore : « tout le monde, des hommes de bien aux gens de peu, sait que vous êtes un homme juste et droit 5 ». Au terme de cette période, Sima Guang se trouvait donc contraint de se mettre en retrait ; il cédait le pas devant l’homme qui était devenu son rival, Wang Anshi. Guang avait appelé de ses vœux un pouvoir impérial plus personnel et plus effectif. En un sens, Shenzong avait répondu à son attente ; mais sans doute ses méthodes étaient-elles assez éloignées de ce que préconisait le remontreur. Le souverain avait montré son talent de manipulateur, écartant les équipes anciennes, récupérant des hommes de talent, faisant en fin de compte des choix lorsque ces derniers s’avéraient incapables de travailler ensemble. Sans que ce fut jamais clairement dit, Sima Guang avait perdu.

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi ting zaixiang deng cimian jiaosi zhazi ». . Linchuan xiansheng wenji, op. cit., chapitre , « Shang Renzong huangdi yanshi shu ». . Ji An occupait une fonction d’Introducteur des visiteurs, yezhe, à la Cour de l’empereur Wudi des Han. Il s’acquit une forte réputation de franc parler et de droiture. . Cité par Ma Luan, Sima Guang nianpu. op. cit. . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 190 (paginée 190) sur 272 Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 191 (paginée 191) sur 272

Contre Wang Anshi (-)

Wang Anshi se voyait octroyer toute latitude pour mettre en œuvre un pro- gramme de réformes. Shenzong lui accordait, semble-t-il, une confiance totale. Ce choix créait une situation exceptionnelle dans l’Histoire impériale chinoise : un homme d’idées disposait de toutes les conditions pour les appliquer, au nom d’un souverain qui le respectait pleinement 1. La situation était, dans son principe, inacceptable pour un lettré à la fois aussi res- pectueux de l’autorité personnelle de l’empereur que l’était Sima Guang, et si attentif à ce que toutes les formes rituelles en soient respectées. Wang avait certes été son collègue ; mais les audaces, l’indépendance et le radicalisme de ce dernier tournèrent les liens passés en hostilité profonde ; Guang allait donc rapidement le combattre, sans merci, et sans succès.

 Les réformes de Wang Anshi

Il existe assez de littérature sur l’œuvre et l’action de Wang Anshi 2 pour que nous nous contentions ici du plus bref des rappels. Dès son entrée en fonction, au e mois de , Wang créait un nouvel office, dont il prit lui-même la tête : la Com- mission du triple service. Elle coordonnait les services du Ministères des Finances, du Commissariat aux finances et du Commissariat à la régie du fer et du sel. Cette institution n’eut guère plus d’un an d’existence, mais elle joua un rôle éminent dans le processus. Sorte de bureau d’études chargé d’analyser les problèmes financiers de l’empire et de proposer des solutions concrètes, il permit à Wang Anshi de contrôler l’ensemble de la gestion financière de l’empire. Les commentateurs classent en général les réformes de Wang Anshi en trois groupes principaux. Le premier groupe rassemble les mesures destinées à enrichir l’État. Par la Loi du transport équitable (e mois de ), junshufa, le gouvernement cessait de collecter les impôts fonciers en nature, lesquels étaient acquittés locale- ment selon des quotas fixes. Il achetait les denrées nécessaires au ravitaillement de la capitale dans les provinces les plus proches, aux prix les plus avantageux, vendait

. F. W. M, Imperial China : -, Cambridge : Harvard University Press, , p. . . Voir bibliographie en annexe. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 192 (paginée 192) sur 272

 C W A

ou échangeait les marchandises volumineuses contre des produits faciles à trans- porter. Cette mesure devait permettre au gouvernement de réaliser des économies sur les transports, et de profiter des fluctuations des marchés, en achetant partout au meilleur prix, pour revendre lorsque ceux-ci seraient les plus élevés. La Loi du grain vert, qingmiaofa (e mois de ), instaurait le prêt sur récolte consenti par l’État, au taux de , accordé au moment des semailles et remboursable à la récolte ; elle visait à dépouiller de leur bénéfice les usuriers qui exploitaient la gêne des paysans, tout en accroissant les revenus de l’État, qui percevrait des intérêts. La Loi sur l’irrigation et les terres agricoles, nongtian shuili fa (e mois de ) incitait les paysans à défricher de nouvelles terres et à développer l’irrigation. L’en- semble des travaux était à leur charge, mais ils pouvaient au besoin obtenir des prêts à taux avantageux. La Loi d’exemption des corvées, mianyi fa (e mois de ) y substituait une contribution dont le montant en espèces était déterminé d’après la fortune . Cette mesure visait à augmenter les ressources fiscales, tout en permettant aux paysans de ne pas quitter leurs terres. Avec la Loi sur les échanges, shiyi fa (e mois de ), un Office des marchés était créé dans les grandes villes, dirigé par un fonctionnaire. Il devait réguler les cours en achetant les marchandises lorsque les prix étaient bas, et les vendre lorsqu’ils étaient élevés. Enfin, la Loi de recensement des terres et d’égalisation des contributions en nature, fangtian junshui fa (e mois de ) prévoyait un nouveau cadastrage des terres cultivables ; l’impôt foncier était proportionnel à la superficie et à la fertilité des parcelles. On le rendait ainsi plus équitable tout en limitant la fraude fiscale. Un second groupe de réformes visait à renforcer la puissance militaire de l’em- pire ; ainsi, la Loi dite de responsabilité mutuelle, baojia fa (instaurée au e mois de  et étendue progressivement) organisait les familles paysannes en groupes dont les membres étaient collectivement responsables du comportement de cha- cun, et devaient rapporter aux autorités les activités illégales de l’un d’entre eux. Le service militaire était obligatoire pour tout homme adulte et apte, à partir du deuxième homme dans chaque famille ; en principe toutefois, la milice ainsi constituée n’exerçait que des fonctions de police et de sécurité locale. Dans le Bureau des équipements militaires, junqijian (e mois de ), sous le contrôle de fonctionnaires, furent regroupés des artisans armuriers pour sur- veiller et diriger les divers arsenaux. La Loi d’élevage des chevaux, baoma fa (e mois de ) imposait aux milices l’élevage d’un cheval par famille, le poulain étant fourni par l’État, ou remboursé si elle l’avait acheté de ses deniers. La famille en était responsable, et devait remplacer l’animal s’il mourrait. Enfin, Wang Anshi s’attacha à réformer l’instruction publique. Son programme prévoyait des examens mensuels, le passage contrôlé de l’une à l’autre des trois classes de la Grande École, et l’emploi immédiat des candidats. L’objectif était un choix plus judicieux et une formation plus rapide d’une élite de fonctionnaires. Wang rompit en outre avec le système d’avancement à l’ancienneté, au profit de la promotion de ceux qui soutenaient ouvertement sa politique. Il imposa du Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 193 (paginée 193) sur 272

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reste son interprétation personnelle des Classiques au programme des concours de recrutement. Ces mesures procurèrent à l’État des recettes supplémentaires. Pourtant, malgré l’indéniable succès financier, elles suscitèrent aussi une forte résistance. Certains fonctionnaires jugeaient le réformateur opportuniste et dangereux pour la sécurité de la dynastie ; d’autres estimaient les réformes trop hâtives, menées à un rythme que ni la population ni l’administration ne pouvaient suivre. D’autres enfin, comme Sima Guang, sans être opposés à des transformations mineures, étaient hostiles aux mesures structurelles et rejetaient toute idée de profit, fût-ce au nom et au bénéfice de l’État.

 L’offensive de Sima Guang

L’autorité de Wang Anshi était exclusive, et les anciens ministres et collaborateurs se sentant écartés, manifestèrent leur irritation ; Tang Jie, dit-on, mourut du dépit de n’être plus écouté, et le Premier Ministre Zeng Gongliang prétexta son grand âge pour demander sa mise à la retraite. Fu Bi, se prétendant gravement malade, boycot- tait les audiences ; Zhao Bian enfin, dont l’incompétence était notoire, se lamentait, semble-t-il, à longueur de journée. Une phrase ironique circulait : « dans le Secré- tariat impérial, il y a un vieillard, un malade, un mort et un geignard ». Devant l’hostilité des anciens ministres, Wang s’entoura d’hommes proches de ses idées. L’Administrateur du bureau des affaires militaires, Chen Shengzhi, partagea avec lui la direction de la Commission des réformes financières, Sansi tiaolisi ; les juges régionaux de Zhenzhou et Daming, Lü Huiqing et Su Zhe, y siégèrent, rédigeant le premier jet des nouveaux textes de loi. Structure et composition du gouvernement central se trouvèrent donc modifiées en peu de temps. Mais Sima Guang s’inquiétait surtout de l’ascension politique de personnages tels que Chen Shengzhi ou Lü Huiqing. Lorsque, au e mois de l’année , Wang Anshi décida de promouvoir le second aux postes de Vice-président du Secrétariat de l’héritier du trône, taizi zhongyun et de Lecteur du pavillon Chongz- heng, Chongzhengdian shuoshu 1, Guang décida d’intervenir auprès de l’empereur.

Guang : Huiqing est un homme peu fiable, il ne peut pas être considéré comme un bon fonctionnaire. Si Anshi doit subir les critiques à la cour et dans le pays, c’est d’abord à la présence de Huiqing qu’il les doit. Ses promotions successives vont vrai- ment à l’encontre des vœux de l’opinion publique. Shenzong : Huiqing a une intelligence claire et semble posséder un joli talent. Guang : Huiqing possède, comme le dit Votre Majesté, un bon talent littéraire et argumente avec brio, mais son cœur n’est pas droit et Votre Majesté doit l’observer

. Le Pavillon pour « la vénération de la politique », chongzhengdian, était une sous-section de l’Académie Hanlin ; ses membres avaient pour mission d’instruire l’empereur dans la connaissance des classiques. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 194 (paginée 194) sur 272

 C W A

avec grand soin. Si des hommes comme Jiang Chong ou Li Xun 1 n’avaient pas eu de talent, comment auraient-ils pu émouvoir leur souverain 2 ?

Au e mois de l’année , Wang obtint la promotion de Chen Shengzhi au poste de Ministre chargé d’examiner et de régler les affaires, tong pingzhangshi. Dès la parution du décret de nomination, les critiques se multiplièrent et finirent, semble-t-il, par instiller le doute dans l’esprit de l’empereur.

Shenzong : Que dit la rumeur publique du nouveau ministre Chen Shengzhi ? Guang : Votre Majesté vient de le désigner comme Ministre, comment Votre serviteur si peu intelligent oserait-il avoir une opinion à ce sujet ? Shenzong : Parlez ! Guang : Le décret de nomination a été officialisé et porté à la connaissance de tous, à quoi cela servira-t-il que je m’exprime ? Shenzong : Bien qu’il en soit ainsi, essayez de parler ! Guang : Les hommes de la région du Fujian sont fourbes et les hommes de Chu plutôt inconstants et légers. Aujourd’hui les deux Grands Ministres sont originaires du Fujian et les deux Grands conseillers participant à la direction des affaires d’État viennent de la région de Chu ; ils vont en outre certainement introduire des person- nalités de leurs régions respectives pour remplir la Cour, comment les mœurs de l’empire pourraient-elles s’en trouver purifiées ? Shenzong : C’est exact, mais parmi les hauts fonctionnaires de la Cour ou des pro- vinces, il n’en est pas un qui soit réellement utilisable ; Shengzhi est le seul qui possède talent et intelligence et connaît à la fois les affaires intérieures et extérieures ; en ce domaine, nul ne l’égale. Guang : L’intelligence et le talent de Shengzhi sont exactement comme les décrit Votre Majesté, mais je crains qu’il soit incapable de faire preuve d’une intégrité et d’une incorruptibilité parfaites. Autrefois, l’empereur Gaozu des Han s’entretint du pro- blème du choix de son ministre, il considéra que Wang Ling manquait d’honnêteté et le fit assister par Chen Ping ; Wang Ling débordait d’intelligence, mais il était diffi- cile de lui confier seul une telle responsabilité. L’empereur Zhenzong utilisa Ding Wei et Wang Ruo, mais il les fit également assister par Ma Zhijie. Les lettrés intelligents et talentueux doivent toujours être contrôlés en plaçant à leur côté des hommes droits et fidèles. Voilà le moyen grâce auquel un souverain clairvoyant utilise les hommes. Shenzong : Vous avez raison. De toutes façons, j’étais déjà sur mes gardes vis à vis de Shengzhi 3.

. Jiang Chong était un des favoris de l’empereur Han Wudi ; il eut un différent avec le prince héritier qu’il accusa de se livrer à des pratiques de sorcellerie. Il fut finalement assassiné par ce dernier. Sous les Tang, l’empereur Wenzong voulut se débarrasser de la tyrannie des eunuques. Li Xun devait son poste de Premier Ministre à Zheng Zhu, il cacha des armes pour perpétrer l’assassinat des eunuques, mais l’affaire fut découverte, et c’est lui qui fut assassiné. Voir e Cambridge , Sui-Tang China, p. - . . Sanchao mingchen yanxinglu, op. cit., chapitre . . Le jugement de Sima Guang sur Lü Huiqing et Chen Shengzhi devait s’avérer en grande partie fondé. Plus tard, Lü Huiqing se retourna contre Wang Anshi ; dans son exil à Jinling, ce dernier avait coutume de maudire sa trahison en le traitant de « fils du Fujian », Fujianzi. Quant à Chen Shengzhi, il trahit Wang Anshi encore plus tôt ; dès sa nomination en qualité de Premier Ministre, il refusa de Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 195 (paginée 195) sur 272

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S’il faut en croire le Yuancheng yulu 1, Sima et Wang eurent un débat très animé sur la manière d’employer les hommes.

Sima Guang : Pour appliquer votre nouvelle loi, vous avez fait appel à une équipe d’hommes de peu de valeur que vous avez placée à des postes de première importance. Quelles en sont les raisons ? Anshi : Lorsqu’on met en place une politique nouvelle, les hommes de l’époque pré- cédente refusant d’aller de l’avant, il faut utiliser des hommes intelligents et forts. Une fois la politique en place, je les chasserai et ferai appel à des hommes sincères pour la tenir. C’est ce que l’on entend par l’expression : « Il faut des hommes intelligents pour appliquer et des hommes bons pour conserver ». Guang : Jiefu, vous faites erreur. Un homme de bien accepte les promotions avec difficulté et se retire avec facilité, mais c’est exactement le contraire chez un homme de peu. Si ce dernier obtient satisfaction, comment accepterait-il de partir ? Il deviendra certainement votre ennemi un jour ou l’autre, et vous aurez des regrets. Jiefu garda le silence. Plus tard, en effet, il fut trahi, mais il était trop tard pour le regretter. Sima Guang avait beau jeu de reprocher à Wang le manque de vertu de ses colla- borateurs ; mais rien n’assure que ce dernier ait eu réellement le choix des hommes pour faire appliquer ses réformes. Tout en critiquant les idées et les collaborateurs proches d’Anshi, Guang évitait cependant encore de s’attaquer à sa personne, si l’on en croit la teneur d’une conversation avec l’empereur.

Shenzong : Wang Anshi n’aime ni les positions élevées ni les honneurs, on peut dire de lui qu’il est un homme sage. Guang : Anshi est vraiment sage, mais son défaut de caractère est que même s’il ignore tout d’une affaire, il ne tient aucun compte des avertissements. Il n’aurait pas dû accorder sa confiance à Lü Huiqing et lui confier des responsabilités. Lü Huiqing est un homme malhonnête. Il est devenu le principal inspirateur des hautes œuvres d’Anshi et ce dernier le soutient avec force. Voilà la raison pour laquelle tout l’empire dépeint Anshi comme un homme malhonnête. [...] Shenzong : Que pensez-vous de Wang Anshi ? Guang : Lorsque les gens disent d’Anshi qu’il est un homme fourbe et malhonnête, la critique est exagérée, mais lorsqu’on affirme qu’il ne comprend pas les affaires et maintient son point de vue à toute force, c’est la réalité 2. Au milieu du e mois de l’année , les critiques de Sima Guang se firent plus acerbes. Lors d’une de ses lectures à l’empereur de son Zizhi tongjian : il était ques- tion des débuts de la dynastie des Han de l’ouest, au moment où Cao Can mit un terme aux pratiques politiques de Xiao He.

collaborer et d’apporter le moindre soutien à la Commission chargée des réformes financières. Sanchao mingchen yanxinglu, chapitre . . Le Yuancheng yulu a été écrit sous les Song par Ma Yongqing qui retranscrit les propos de son maître Liu Anshi, lui-même originaire de Yuancheng. Voir Siku quanshu zongmu tiyao. . Sanchao mingchen yanxinglu, op. cit., chapitre . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 196 (paginée 196) sur 272

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Guang : (Cao) Can ne changea aucune loi, mais au contraire se fit fort de les maintenir en place. C’est la raison pour laquelle au cours des règnes de Huidi et de l’impératrice Gao, l’empire connut une paix parfaite et que la nourriture et les vêtements étaient surabondants. Shenzong : Les Han conservèrent en permanence les lois établies par Xiao He. Ainsi il serait possible de ne rien changer ? Guang : Ce ne fut pas seulement le cas des Han. Les souverains des trois dynasties antiques ont conservé en permanence les lois des souverains sages Yu, Tang, Wen- wang et Wuwang, et celles-ci pourraient encore être appliquées aujourd’hui. Lorsque Wuwang vainquit les Shang, il déclara : « Ensuite, il changea l’administration (du der- nier) des Shang, et remit en vigueur les statuts des anciens souverains (de cette dynas- tie 1) » ; même les Zhou utilisèrent les lois en vigueur sous les Shang. Il est dit dans le Shujing : « Évitez de faire le sage et de bouleverser les anciens statuts 2 ». L’empereur Wudi des Han suivit les paroles de Zhang Tang et bouleversa les lois de l’empereur Gaodi, la moitié de l’empire fut occupé par des bandits ; l’empereur Yuandi chan- gea l’administration de l’empereur Xuandi, et la dynastie Han entra en décadence. De tout cela, il résulte que les lois du fondateur d’une dynastie ne doivent pas être modifiées 3. Il s’agit certes ici de conservatisme. Mais si Guang avançait que les lois d’un fon- dateur de dynastie ne doivent pas être modifiées, c’était avant tout l’expression de son rejet de la politique de Wang Anshi. Pour lui, l’urgence était ailleurs : la paix intérieure était menacée. Il était donc impératif d’arrêter les réformes, et tous les moyens, même les plus excessifs, étaient donc bons. Néanmoins, les propos de Guang doivent, nous semble-t-il, être interprétés d’une manière large. La référence au passé, ou au fondateur d’une dynastie, est une constante des penseurs chinois : toute dynastie nouvelle apporte avec elle paix et soulagement à une population soumise aux souffrances de la décadence de la dynas- tie précédente. Les plus radicaux des réformateurs, et Wang lui-même, s’estimaient tenus d’en référer régulièrement à un passé idéalisé. En atteste, quelques jours après ce débat, la joute oratoire sur un sujet voisin qui opposa Sima Guang à Lü Huiqing, l’un des proches de Wang.

Huiqing : Selon la loi des anciens souverains (sages), certains changements interve- naient chaque année, par exemple au premier jour du premier mois de l’année nou- velle, le texte des lois et règlements était affiché à la porte du palais 4 ; d’autres chan- gements intervenaient tous les cinq ans, par exemple lorsque le souverain se rendait en tournée d’inspection pour contrôler la bonne application de la loi ; d’autres encore intervenaient tous les trente ans, par exemple lorsque les châtiments étaient selon les circonstances lourds ou légers ; il y avait enfin des règles qui même après cent ans ne changeaient pas, comme l’amour parental, la piété filiale, l’amitié des aînés et le res- pect des cadets. Tout ce dont a parlé (Sima) Guang l’autre jour est faux, son intention

. Shujing, op. cit., « Wu cheng » ; traduction Couvreur, Les annales de la Chine, op. cit., p. . . Ibid, « Cai Zhong zhi ming » ; traduction Couvreur, Les annales de la Chine, p. . . Sanchao mingchen yanxinglu, op. cit., chapitre . . Voir Zhouli, op. cit., Livre « Tianguan », chapitre Dazai. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 197 (paginée 197) sur 272

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est de critiquer la cour et de se moquer de moi parce que j’occupe une fonction à la commission des réformes financières. Shenzong : Que pensez-vous des propos de Huiqing ? Guang : L’affichage du texte des lois à la porte du palais ne concernait que des règle- ments déjà en vigueur, en quoi peut-on parler d’un changement ? Dans le cas où la population est invitée à prendre connaissance de règlements au premier jour du mois, ou au début des saisons, va-t-on parler aussi de changements saisonniers ou de changements mensuels ? Lorsque les seigneurs modifiaient les rites ou la musique, les souverains se déplaçaient et les châtiaient, le souverain n’était pas lui-même à l’origine du changement. Lorsqu’on punissait une seigneurie nouvelle, les sanctions étaient légères ; s’il s’agissait d’une seigneurie révoltée, les sanctions étaient lourdes, s’il s’agissait d’une seigneurie pacifiée, les sanctions étaient médianes, voilà ce que signifie l’expression « adapter les sanctions selon les circonstances, parfois légères et parfois lourdes », il ne s’agit en aucun cas d’un changement. Gouverner l’empire est comme habiter une maison, lorsqu’il y a un dommage on le répare, mais en l’absence de gros dégâts on ne la reconstruit pas. De plus, en cas de gros dégâts, on n’entreprend de la reconstruire que si l’on dispose de bons arti- sans. Aujourd’hui, ces deux facteurs font défaut, et Votre serviteur craint que cela ne protège ni du vent ni de la pluie. Tous vos ministres et subordonnés étant pré- sents, je souhaite que Votre Majesté les interroge. La triple commission a la charge des finances de l’empire, si ses membres ne sont pas compétents, vous pouvez les renvoyer, mais il ne faut pas que les deux organes centraux puissent s’immiscer dans ses affaires. Aujourd’hui, on a créé une commission des réformes financières, à quoi sert-elle ? Le Premier Ministre a pour mission de seconder le souverain grâce à la doctrine des sages, à quoi peuvent bien servir les règlements des finances ? Et si l’on veut utiliser des règlements pour les finances, alors des clercs suffisent. Ne trouvant rien à répondre, Lü Huiqing dénigra Sima Guang : « Guang est un ser- viteur de l’État, pourquoi ne s’exprimerait-il pas ? Mais une fois qu’il a donné son opinion, si celle-ci n’est pas suivie, pourquoi ne part-il pas ? » Sima Guang se leva et déclara : « C’est effectivement le reproche que l’on peut m’adresser ». L’empereur dit : « Nous discutons tous de ce qui bon et de ce qui ne l’est pas, il est inutile d’aller aussi loin ».

Selon une autre source 1, la discussion fut si violente qu’elle se termina en pugilat. L’enjeu réel n’était pas l’interprétation du Rituel des Zhou, qui servait avant tout à nourrir l’argumentaire politique. Pour Guang, l’état de la société n’imposait pas de réformes structurelles, aménagements et mises en ordre suffisaient. De toute façon, des réformes de fond nécessitaient de « bons artisans » et des « hommes de talent », ce que n’était pas, jugeait-il, Lü Huiqing. Les esprits s’étant apaisés, l’empereur Shenzong demanda à Sima Guang et Lü de débattre devant lui du prêt sur récoltes, la « méthode des céréales en herbes », qing- miaofa. Ce prêt au taux de , évoqué plus haut, était accordé lors des semailles et remboursable au moment des récoltes, et avait, on l’a vu, un double but : mettre fin

. Voir Daoshan qinghua, Congshu jicheng. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 198 (paginée 198) sur 272

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aux abus des usuriers, et donner au cultivateur les moyens d’augmenter sa produc- tion. Dans sa notice biographique, Su Dongpo transcrit ce (long) débat.

Guang : Lorsque les profits sont aux mains de personnes privées, le prêt sur récolte peut grignoter les revenus des petits paysans et les conduire à la famine et à l’errance, n’est-il pas pire encore lorsqu’il bénéficie en plus de l’autorité des agents de l’État ? Huiqing : Seuls ceux qui le souhaitent bénéficient du prêt sur récolte, nul ne force ceux qui ne le veulent pas. Guang : Le bon peuple comprend les avantages qu’il retire d’un prêt, mais il ignore les nuisances de son remboursement, les magistrats de districts ne l’obligent certes pas à emprunter, mais les prêteurs privés ne l’y obligeaient pas non plus. Votre serviteur a entendu dire : « Lorsqu’un chef de l’administration établit des règlements avec un esprit de grande modération, son défaut est d’exiger encore trop. S’il les établit avec un esprit d’exigence, où ce défaut le conduira-t-il 1 ? » Autrefois lorsque l’empereur Taizong pacifia la région du Hedong, il institua le système d’achat public des grains, hedifa ; à cette époque là, le dou de grains coûtait un peu plus de dix pièces et la liga- ture de foin huit pièces, la population était satisfaite de traiter avec l’administration ; par la suite, le prix des matières augmenta alors que le système resta en place, pro- voquant ainsi au Hedong des soucis sur plusieurs générations. Votre serviteur craint qu’un jour ou l’autre, le système du prêt sur récolte ne soit l’équivalent du système d’achat public du Hedong. Shenzong : Le Shaanxi pratique le système depuis longtemps sans que la population s’en plaigne. Guang : Votre serviteur est originaire de la région du Shaanxi, il en a vu les incon- vénients, sans en avoir jamais vu les avantages. À l’origine, le gouvernement ne l’au- torisait pas et pourtant, les autorités locales l’utilisaient pour accabler la population, qu’en sera-t-il maintenant que la loi le permet ! Shenzong : Que pensez-vous du système consistant à acheter le grain en excédent pour le conserver dans des greniers ? Tous ceux qui assistaient à l’entretien se levèrent et dirent : « Ce n’est pas bon. Votre Majesté l’a déjà supprimé et c’est très heureux. » Shenzong : Je ne l’ai pas encore supprimé. Guang : Il y a dans la capitale du grain accumulé pour sept ans, mais la monnaie manque souvent. Si l’on instaure des greniers, la monnaie manquera encore plus et le grain sera conservé encore plus longtemps. Huiqing : L’installation de greniers permettrait d’obtenir un million de hu de grain. Si l’on demande au sud-est de remplacer le transport de ce grain à la capitale par de la monnaie, comment pourrait-on encore craindre de manquer de monnaie ? Guang : Le sud-est manque de monnaie, alors que le grain y est surabondant. Si aujourd’hui, on n’achète pas le grain et que son paiement en monnaie remplace le transport des grains de l’impôt foncier, on laisse de côté ce qui est en excès pour exiger ce qui fait défaut, en définitive c’est la paysannerie qui en souffrira. Wu Shen se leva et dit : « Guang a parfaitement raison ».

. Zuozhuan, op. cit., e année de Zhaogong, traduction Couvreur, La chronique de la principauté de Lou, op. cit., tome , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 199 (paginée 199) sur 272

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Guang : Ce ne sont là que des affaires insignifiantes, indignes de retenir l’attention de Votre Majesté, mais il convient par contre de sélectionner des hommes et de leur confier des responsabilités ; ceux qui donneront satisfaction seront récompensés et ceux qui commettront des infractions punis. C’est en cela que consiste la tâche de Votre Majesté. Shenzong : C’est vrai. « Wenwang n’intervenait pas lui-même dans tous les édits, les procès, les avis particuliers. Il se contentait de donner des instructions à ses gouverneurs 1.» Sima Guang s’empressa de sortir. Shenzong : Ne soyez pas fâché je vous prie Monsieur à cause des propos de Huiqing ! Guang : Je n’oserai pas 2.

Guang espérait encore convaincre l’empereur. Au e mois , il adressa au trône un mémoire de   caractères. Au cœur de son propos, il plaçait la manière de gouverner des souverains sages. Il importait que l’empereur comprit l’importance de deux concepts : « dans l’organisation politique, il y a une forme déterminée (des principes, ti), dans le traitement des affaires, il faut dégager l’essentiel ».

Que signifie l’expression « dans l’organisation politique, il y a une forme détermi- née » ? Le souverain est la tête et ses ministres sont les bras et les jambes, le haut et le bas sont mutuellement liés, l’intérieur et l’extérieur se contrôlent l’un l’autre, comme le filet a des cordages principaux et la soie est composée de fils [...] Les souverains de l’antiquité disposèrent les trois ducs, gong, les neufs Grands ministres, qing, les vingt-sept Grands maîtres, dafu, et les quatre-vingt-un officiers de première classe, yuanshi afin de régler toutes les affaires intérieures ; ils disposèrent également les comtes régionaux, fangbo, les représentants régionaux, zhoumu, les chefs de compa- gnie, zuzheng, les chefs de confédérations locales, lianshuai, afin de régler les affaires extérieures. Tous étaient rangés selon leur dignité respective comme un corps com- mande aux bras, et comme les bras commandent aux doigts, sans qu’il y ait jamais de désobéissance. C’est cela avoir une forme déterminée dans l’organisation politique. Que signifie l’expression « dans le traitement des affaires, il faut dégager l’impor- tant » ? L’intelligence humaine est relative et la force humaine limitée. Malgré sa force et son intelligence, un homme seul qui voudrait embrasser toutes les tâches de l’empire et désirerait tout savoir n’aurait jamais assez de temps. Voilà pourquoi dans l’antiquité, les plus vénérables gouvernaient des masses importantes d’hommes alors que les inférieurs en dirigeaient de petites quantités ; les affaires traitées par ceux qui gouvernaient des masses importantes d’hommes ne pouvaient pas être approfon- dies, alors que les affaires traitées par ceux qui dirigeaient un petit nombre d’hommes devaient être fouillées ; quant on ne se préoccupe que de l’essentiel, on peut faire des synthèses, à l’inverse lorsqu’on se préoccupe du détail, on ne peut aller au fond des choses, c’est l’une des lois de la nature. [...] La tâche des souverains de l’antiquité consistait seulement à évaluer les talents et à sélectionner les hommes, à récompen- ser les méritants et à punir les coupables. Si l’on peut sélectionner avec soin des ducs, des ministres et des comtes et qu’on leur confie (des tâches), il est inutile ensuite de

. Shujing, op. cit., « Lizheng » ; traduction Couvreur, Les annales de la Chine, op. cit., page . . S Dongpo, « Sima Wengong xingzhuang », in Sima Wengong nianpu, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 200 (paginée 200) sur 272

 C W A

s’occuper du reste avec minutie. Il faut scruter avec soin l’intelligence, la stupidité, la bonté ou la méchanceté des ducs, ministres et comtes, et les promouvoir ou les dégra- der en fonction de leurs mérites respectifs, il est inutile pour le reste de se préoccuper de l’administration des promotions, dégradations, récompenses ou punitions. S’il en est ainsi, les hommes que le souverain aura à choisir lui-même seront peu nombreux et les affaires auxquelles il veillera seront peu complexes : voilà ce que signifie « traiter les affaires en dégageant l’essentiel 1 ».

En somme, « depuis que Votre Majesté a accédé au trône, elle cherche par tous les moyens à parvenir au bon gouvernement. Cela fait trois ans maintenant, mais si les résultats ne sont pas manifestes, c’est parce qu’elle n’a pu encore obtenir l’essen- tiel ». Clairement, pour Guang, les propositions et réformes de Wang Anshi n’ap- partenaient pas à « l’essentiel », pas plus qu’il ne reconnaissait en Wang ou Lü des hommes « sages et compétents ». Il demandait, comme à son habitude, à l’empereur de conserver le pouvoir entre ses mains, en particulier et surtout celui de récom- penser et de punir. « Les hauts fonctionnaires des deux organismes centraux se sont emparés du contrôle de la triple commission des finances d’État et ont encore ajouté un autre organisme où ils ont installé des conseillers ; ils échafaudent des plans en leur compagnie et modifient des institutions sans que la triple commission en entende jamais parler ».

C’est comme si des petits fonctionnaires s’étaient emparés de force des affaires des hauts-fonctionnaires et avaient usurpé leurs prérogatives. (Si on leur abandonne la haute main sur les réformes), Votre serviteur craint que les changements apportés ne surpassent pas nécessairement l’ancien système, et qu’ils parviennent au mieux à installer le désordre dans les lois du fondateur de la dynas- tie. Si on se réfère au passé, cela ne convient pas, et si on s’attache au présent, ce n’est pas non plus ce qu’il faut faire : les clercs en profiteront pour être malhonnête, les paysans et les marchands perdront leurs emplois, et au bout de quelques années, en haut, les coffres et magasins impériaux seront vides, et en bas, la population connaî- tra de grands tourments. Le cœur des hommes se détachera de la dynastie et il sera impossible de revenir à l’ordre 2.

Des dossiers particuliers, sans rapport apparent avec les mesures de réforme, offrirent l’occasion des premières escarmouches : manœuvres en somme de contour- nement. Les partisans de Wang bénéficiaient, estimait Guang, de faveurs bien que leur conduite fut douteuse selon la morale de l’époque, ou du moins celle des confu- céens traditionalistes : certains cas, comme celui de Li Ding, soulevèrent leur indi- gnation. Élève de Wang Anshi, Li était contrôleur général d’une préfecture de l’ac- tuel au moment où ce dernier prit le contrôle des affaires. Ayant eu l’intelli- gence d’écrire à l’empereur pour vanter les bienfaits du système des prêts agricoles, il fut très vite appelé au gouvernement, au poste prestigieux de censeur de la Cour des enquêtes extérieures. Cette nomination posait un grave problème de moralité

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Shang tiyao shu » ; zouyi, op. cit., p. . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 201 (paginée 201) sur 272

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publique : Li Ding, qui venait de perdre sa mère, feignit de l’ignorer pour ne pas démissionner ni suivre le deuil. Une telle inconduite valait exclusion de la fonction publique ; il reçut au contraire une promotion importante, et Wang fit démettre ceux qui s’y opposèrent. À l’inverse, les opposants propagèrent l’histoire d’un certain Zhu Shouchang, qui offrait un contre-exemple de piété filiale. Le père Zhu avait occupé le poste de gou- verneur de la région de la capitale, jingzhaoyin et sa mère était une concubine née Liu. Trois ans après la naissance de l’enfant, la concubine fut renvoyée de la famille Zhu et se remaria. Adulte, Zhu Shouchang occupa divers postes de préfet de préfec- ture, et chaque fois y faisait rechercher sa mère, en vain. Au début de l’ère Xining, devenu gouverneur de la préfecture militaire de Guangdejun, mais tourmenté à l’idée qu’à plus de cinquante ans il ne connaissait pas sa mère, il donna sa démis- sion et entreprit de la chercher à travers tout l’empire. Lorsqu’il la retrouva enfin, Zhu la conduisit, avec un demi-frère plus jeune, dans son village natal et prit soin d’eux. Le gouverneur de la région de la capitale, Qian Mingyi, présenta à la Cour dans un rapport détaillé le comportement exemplaire de Zhu Shouchang. Plusieurs personnalités demandèrent qu’il soit réintégré dans la fonction publique ; d’autres, dont Su Shi, composèrent des poèmes exaltant sa conduite. Ce fut aussi le cas de Sima Guang, qui ne pouvait manquer d’opposer la conduite vertueuse de Zhu Shou- chang et celle, honteuse, de Li Ding 1. Mais, comme cela était prévisible, Wang Anshi bloqua la demande de promotion de Zhu Shouchang. Les heurts se répétèrent autour d’une autre affaire. Sous le règne de Renzong, le premier ministre Lü Yijian avait consenti à tous les membres de la famille impériale un titre honorifique de « garde impérial », huanweiguan, qui leur valait un revenu équivalent à celui d’un général. Après un siècle d’exercice du pouvoir, les membres du clan étaient si nombreux que cette disposition était devenue des plus coûteuses. Han Qi avait tenté sans succès d’y mettre un terme. Au e jour du e mois de l’année , Wang Anshi réduisit par décret le nombre des bénéficiaires : désormais, un seul descendant du père du fondateur de la dynas- tie, de l’empereur Taizu et de l’empereur Taizong recevrait un titre de duc. Sur le fond, Sima Guang approuvait ; mais s’agissant de faire un choix parmi les descen- dants, les avis étaient partagés. Des partisans de Wang proposèrent de désigner, pour les princes de Qin et de Chu, un des petits-fils né d’une épouse de second rang, et pour le prince de Wei, le frère cadet né du petit fils légitime. Sima Guang s’y opposa.

Si ces trois hommes succèdent réellement aux privilèges des trois princes, leurs enfants et petits-enfants se succèderont au poste de garde impérial et percevront les revenus et les titres aussi longtemps que durera le pays. De leur côté, les enfants et petits-enfants légitimes, en dehors du port du deuil, ne recevront ni titre ni fonc- tion et se retrouveront serviteurs en quelques générations. Par quelle bonne for- tune ces trois personnes seraient-elles investies, et pour quels crimes les descendants

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Zeng Hezhong tongpan Zhu Langzhong ». Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 202 (paginée 202) sur 272

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légitimes seraient-ils dépouillés ? Non seulement cette décision contredit l’esprit des règles et des rites, mais elle ne correspond pas non plus au décret impérial fixant que les successions s’effectuent au profit du fils aîné de l’épouse principale 1.

Sima Guang ne pouvait admettre qu’une succession, contre tous les usages établis depuis l’antiquité, prit en compte des lignées collatérales au détriment de la lignée principale ; il proposa d’autres candidats, en accord avec son interprétation des rites. Mais l’empereur Shenzong entendait bien désigner lui-même les bénéficiaires, sans s’enfermer dans un respect étroit de la tradition. Sima Guang, condamné à une amende, fut dégradé d’un rang dans la hiérarchie mandarinale. Ses collaborateurs l’un après l’autre dispersés aux quatre coins de l’empire, et sa position personnelle menacée, il désespérait, comme en témoignent des poèmes de cette période.

Dans la vie d’un homme, la gloire et la honte changent avec la rapidité des nuages poussés par le vent. Le destin décide de la réussite ou de l’échec, et les efforts prodigués le sont en pure perte. Seul l’alcool peut encore dissiper mes soucis, et rien ne vaut l’écriture pour contenter mon esprit. Mon cœur est souvent solitaire, quant au reste à quoi bon en parler 2 ?

Quelques nouvelles lui apportèrent un peu de réconfort. Son fils Sima Kang fut admis au concours de lettré accompli à la session de printemps de l’année , en compagnie des fils de Wang Yuyu, Fan Zhen et Song Minqiu. De plus, il recruta comme assistant dans la rédaction de son œuvre historique, un jeune homme plein de promesses, Fan Zuyu.

 Contre le prêt sur récoltes

Après la promulgation des réformes, le gouvernement avait envoyé dans les pro- vinces quarante-et-un commissaires chargés d’appliquer la loi du prêt sur récoltes. Ces commissaires voulurent montrer leur zèle : les prêts, à l’origine facultatifs, devinrent obligatoires, et la tranquillité des campagnes chinoises, cruciale pour la sécurité du régime, s’en trouva menacée. Si l’on en croit le chapitre sur les corvées du « Traité économique » de l’Histoire officielle de la dynastie Song, la Commission des réformes financières avait eu l’intention, en , d’appliquer d’abord la réforme dans une ou deux préfectures avant de l’étendre à l’ensemble du pays ; mais dès l’an- née suivante, Lü Huiqing et Lin Dan, qui avaient la haute main sur la Direction de l’agriculture, sinongsi, en avaient ordonné l’extension immédiate à tout l’empire. Su Shi, opposant radical aux réformes, fustigea en   caractères l’application de la mesure, et certains partisans de Wang, comme Zeng Gongliang ou Chen Shengzhi, se détournèrent de lui. Le vieux Han Qi, désormais commissaire à la pacification du

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Zongshi xi feng yi ». . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Zeng Zu Zezhi » et « Shangyuan shu huai ». Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 203 (paginée 203) sur 272

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Hebei, adressa à l’empereur un mémoire décrivant les méfaits de la loi. Des doutes se seraient alors élevés dans l’esprit du souverain : « au début, on m’a dit que cette réforme serait bénéfique au peuple ; j’étais loin d’imaginer qu’elle pourrait lui causer de telles difficultés 1 ». Aussitôt, Wang Anshi se déclara malade et demanda à être relevé de ses fonc- tions : il espérait ainsi au fond obtenir son rappel, et redresser un rapport des forces qu’il sentait lui échapper. De fait, Shenzong refusa sa démission, chargeant même Sima Guang de rédiger une réponse officielle en son nom 2. Aujourd’hui les lettrés sont en pleine effervescence et le peuple s’agite, mais vous souhaitez abandonner vos responsabilités et vous retirer tranquillement chez vous. Vous êtes sans doute sans regret pour les projets que vous avez formulés, mais sur qui dois-je maintenant faire retomber la faute de la déception de mes espoirs ? Wang toutefois, persuadé que la confiance impériale n’était plus totale, se serait emporté à la lecture de cette lettre. Il rétorqua dans un mémoire qui sommait le sou- verain de prendre position. Son plan réussit : Shenzong rédigea, de sa propre main, un décret teinté d’autocritique : « Je dois bien admettre que je n’ai pas lu en détail les deux proclamations et lorsque je les relis aujourd’hui, j’en ressens une grande honte 3 ». Autocritique de surface, mais flagrant désaveu de Sima Guang, le rédac- teur du texte. Pour autant, toujours soucieux de maintenir une forme d’équilibre entre réformateurs et conservateurs, l’empereur ne l’abandonna pas pour autant. Persuadé de la nécessité d’entretenir des contre-feux, il proposa même à Guang le poste très important de Vice-commissaire aux affaires militaires, shumi fushi. Il avait auparavant fait part de son geste à Wang Anshi ; ce dernier avait manifesté la plus vive hostilité. Extérieurement, Guang s’appuie en apparence sur l’autorité supérieure, mais inté- rieurement, il nourrit en réalité un sentiment d’adhésion aux inférieurs ; toutes ses paroles dénigrent la gestion gouvernementale et tous ses actes sont dirigés contre les membres du gouvernement. Aujourd’hui, vous souhaitez le nommer à une fonction proche de vous et le faire participer au gouvernement de l’empire, c’est comme si vous dressiez la bannière rouge de la dissidence 4. Du matin au soir, Guang ne fréquente que des gens comme Liu Ban, Liu Shu, Su Shi, Su Zhe. On peut connaître la véritable nature d’un maître à l’observation de ses subordonnés 5. Après ces critiques, Sima Guang ne pouvait accepter sa nomination. Entre le e et le e jour du e mois de l’année , il écrivit plusieurs textes notifiant son refus du

. Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., chapitre . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Ci Canzhi zhengshi Wang Anshi buyun... » . Xu Zizhi tongjian, op. cit., chapitre . . L’expression « dresser la bannière rouge » fait allusion à une bataille qui s’est déroulée en  avant J.-C. Han Xin qui commandait l’armée des Han chassa l’armée ennemie de Zhao hors de son camp. Au cours de la bataille, les soldats de Han s’emparèrent des étendards de Zhao qui flottaient au dessus du camp et les remplacèrent par les leurs, de couleur rouge. Les soldats de Zhao perdirent alors leur ardeur au combat et furent défaits. Voir Shiji, op. cit., , . . Songshi, op. cit., « Sima Guang zhuan », et Ma Luan, Sima Guang nianpu, op. cit., chapitre . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 204 (paginée 204) sur 272

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poste 1, qu’il justifiait par des raisons aussi diverses que sa mauvaise santé, sa myopie, des furoncles au genou droit, la lourdeur de la responsabilité, son incompétence en matière militaire ou la lourdeur du travail de rédaction du Zizhi tongjian... Mais l’essentiel restait bien sûr sa confrontation avec Wang Anshi et son refus de lui offrir la caution de sa présence au gouvernement. Il semble aussi, selon Su Shi, que Guang craignait, à ce poste, de perdre sa liberté de parole et de critique.

(Sima Guang) adressa jusqu’à six ou sept mémoires au trône pour refuser avec force (sa nomination). Il disait : « Si Votre Majesté peut réellement supprimer la commis- sion des réformes financières, et remettre en place les intendants, ne plus appliquer le système des prêts sur récolte et des contributions pour les corvées, alors même si elle ne m’emploie pas, Votre serviteur y trouvera largement son compte. Dans le cas contraire, Votre serviteur n’osera de toute façon jamais accepter sa nomination 2 ».

À quoi Shenzong répondit :

Le shumiyuan (Bureau des affaires militaires) traite des affaires militaires. Tous les fonctionnaires doivent assumer leur tâche, ils ne doivent pas refuser leurs nomina- tions sous des prétextes divers.

« Si Votre serviteur ne reçoit pas d’ordre (de nomination), il demeurera au ser- vice direct de Votre Majesté et il n’y aura pas une seule affaire dont il lui sera inter- dit de parler 3 », répliqua Sima Guang. Il réclama la suppression des Commissaires chargés de maintenir l’uniformité du prix des grains, dépendant de la Commission des réformes financières, et dans un opuscule, critiqua une fois de plus le prêt sur récolte, s’en prenant cette fois aux personnes de Wang Anshi et de ses partisans.

Leur réflexion n’est pas mûre et leurs arguments peu profonds. Ils voient le petit béné- fice immédiat et négligent les immenses dommages à long terme. Ils s’inquiètent de la mauvaise gestion des affaires politiques, mais comme ils sont incapables d’aider Votre Majesté à réviser les recueils des lois et institutions hérités du fondateur de la dynastie, ils bouleversent les lois et principes de gouvernement et les sanctions pénales des anciens souverains sages ; ils s’inquiètent des difficultés financières, mais comme ils sont incapables d’encourager Votre Majesté à l’économie et à la modéra- tion, ils envoient des fonctionnaires collecteurs d’impôts qui déciment et exploitent la population. Ils créent de nouveaux postes de fonctionnaires qui viennent s’ajouter à une administration déjà pléthorique, et redoublent de férocité lorsqu’ils établissent des lois pénales. Ils plongent tout le pays dans la terreur et le peuple est en proie à l’agitation. Si on continue à appliquer fermement cette politique, je tiens à décliner toute responsabilité 4.

. Les sources varient quant au nombre de mémoires rédigés par Sima Guang à cette occasion. Pour le Xu Zizhi tongjian, il en écrivit neuf (chapitre ) ; selon Su Shi, il en écrivit six ou sept (Sima Wengong xingzhuang) ; et aujourd’hui six figurent dans l’anthologie des textes de Sima Guang, Zhuanjiaji ; zouyi, op. cit., p.  à . . S Shi, « Sima Wengong xingzhuang », op. cit. . Ibid. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi ba tiaolisi changpingshi shu » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 205 (paginée 205) sur 272

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Il rappelait ensuite ses multiples avertissements, jamais entendus, exposait ses hésitations, sa crainte que ses propos ne finissent par dépasser la mesure et son choix de « ne plus ouvrir la bouche » ; puis, sa décision de « prendre de nouveau la parole » après avoir réalisé que « les désordres qui grondent à l’extérieur et à l’intérieur étaient dû à l’application de la politique du prêt sur récolte ». Il en jugeait les conséquences désastreuses, y compris sur le long terme. Dans dix ans, les familles riches seront ruinées, les greniers d’uniformisation du prix des grains auront disparu, et les Dépôts du Trésor Public seront vides. Si par malheur survient une sécheresse ou une inondation touchant deux à trois mille li, les cadavres des morts de faim empliront les campagnes ; s’il s’y ajoute une invasion barbare aux frontières, les lettres de mobilisation seront adressées en urgence et les chariots de guerre encombreront les routes, les attaques et les batailles se succèderont sans inter- ruption, de même que le transport des grains aux frontières. À ce moment-là, comment les plus faibles pourraient-ils ne pas verser dans le fossé, tandis que les plus forts se rassembleront pour devenir bandits ? Les révoltes de Chen Sheng et Wu Guang sous les Qin, celles des Sourcils rouges et des Turbans jaunes sous les Han, et celle de Huang Chao sous les Tang ont toutes pour origine la misère de la population. Lorsque la situation aura atteint ce point, même un homme intelligent sera incapable de préparer l’avenir dans de bonnes conditions 1. Déplorant que le système des Greniers garantissant l’uniformité des prix, chang- pingcang, et des Greniers de bien-être public, guanghuicang ait été abandonné au profit des prêts sur récolte, il jugeait que si les « greniers publics avaient fait faillite, cela tenait simplement au manque de fonctionnaires appropriés à leur gestion et nullement à un défaut du système [...] Les Greniers publics de maintien de l’uni- formité des prix sont un héritage des anciens souverains sages des trois dynasties antiques ». Le système d’achat massif et de stockage de grains par l’administration était bon, car « lorsque le grain est bon marché, cela ne nuit pas aux paysans, et lors- qu’il est cher cela ne nuit pas à la population ordinaire. Ainsi, la population assure sa subsistance et l’État en retire un bénéfice » ; les « dommages de la mise en vigueur du prêt sur récolte ne sont rien à côté des dommages dus à la disparition des “Greniers d’égalisation des prix” » Quant aux innombrables réformes telles que la fixation de l’impôt foncier après arpentage, l’embauche d’ouvriers pour effectuer les corvées, le drainage de la rivière Bian pour créer des rizières et irriguer les champs, ou encore la construction de  étangs artificiels et le recrutement d’hommes pour cultiver la terre, elles provoquent l’hilarité des hommes de la rue. Seuls leurs auteurs, les membres de la Commission des réformes financières, les considèrent comme des idées originales et fortes. Ils auraient adressé des lettres aux commissaires chargés de maintenir la régularité des prix, les enjoignant de mettre (ces idées) en pratique. Tout l’empire craint que si tel est vraiment le cas, cela n’apporte à la population un préjudice comparable au prêt sur récolte 2.

. Ibid. . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 206 (paginée 206) sur 272

 C W A

Espérant encore que Shenzong « prendrait tout d’un coup conscience » de la situation et donnerait l’ordre d’abandonner les réformes, il invitait le souverain, dans deux autres placets, à garder en mains le pouvoir de désigner les fonctionnaires chargés des remontrances afin d’entendre d’autres voix que celles des partisans des réformes, et de ne pas « être trompé et maintenu dans l’ignorance 1 ». Devant ce refus catégorique de collaborer avec les réformistes, et le ressentiment de ces derniers, l’empereur renonça à nommer Sima Guang au poste de Commissaire aux affaires militaires. Selon Ma Luan, Shenzong avait toutefois tenté jusqu’au dernier moment de le convaincre.

Ce jour-là, Guang entra au palais et dit : Votre serviteur sait pertinemment qu’il ne dispose d’aucun pouvoir à la Cour car Votre Majesté met en œuvre le contraire de ce que Votre serviteur propose. Shenzong : Quel est ce contraire ? Guang : J’ai dit qu’il ne fallait pas créer la Commission des réformes financières, qu’il ne convenait pas d’envoyer des commissaires dans les provinces pour perturber le travail des intendants fiscaux régionaux, et que la pratique des prêts sur récolte était nuisible à la population. Ces points ne sont-il pas contraires ? Shenzong : Tout le monde dit : ce n’est pas la loi qui est mauvaise, mais les hommes chargés de son application ne conviennent pas. Guang : Selon Votre serviteur, la loi est mauvaise et les hommes chargés de son appli- cation ne conviennent pas. Shenzong : J’ai personnellement donné l’ordre que nul ne soit contraint par la force. Guang : Bien que votre décret ordonne que nul ne soit contraint, les commissaires envoyés sur place s’en moquent éperdument. L’empereur le poussa encore sur deux ou trois points, puis Guang s’inclina à deux reprises, et se retira en maintenant ses positions. Shenzong : Je vais réfléchir à nouveau à la question 2.

Les adversaires des réformes souhaitaient la désignation de Sima Guang à la tête du Commissariat aux affaires militaire dans l’espoir de renforcer leur position face à Wang Anshi ; ils tentèrent par tous les moyens d’empêcher la publication de l’ordre d’annulation.

Au début, Guang avait refusé le poste de Commissaire aux affaires militaires et l’em- pereur finit par accepter (son refus), mais l’Administrateur de l’Office de réception des rapports, Fan Zhen renvoya le décret à l’empereur en disant : « D’une manière générale, l’opinion de Votre serviteur est en tout point conforme à celle de (Sima) Guang, si Guang a fait rapporter son nouvel ordre de mission, alors Votre serviteur demande que sa culpabilité s’ajoute à la sienne ». L’empereur ordonna de nouveau à Zhen de contresigner l’acte, mais celui-ci le renvoya encore en disant : « Depuis que Votre Majesté a nommé Guang Vice- commissaire aux affaires militaires, tous les lettrés se félicitent de ce qu’on ait enfin

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qing zi ze taijian zhazi » et « Lun Li Ding zhazi » ; zouyi, op. cit., pages  et . . Ma Luan, Sima Wengong nianpu. op. cit. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 207 (paginée 207) sur 272

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trouvé l’homme de la situation ; quant au petit peuple des villes et des campagnes, il est unanime à se réjouir. Si maintenant l’ordre de nomination est rapporté, non seulement c’est un retour en arrière, mais il est de plus à craindre que cela ne porte atteinte aux avis sincères et loyaux de Guang ». L’empereur rejeta cet avis, et transmit directement le décret à (Sima Guang) sans plus passer par l’office de réception des rapports. Zhen déclara : « en raison de mon absence de talent, l’empereur a été contraint de passer outre à la loi et de faire perdre la face aux autorités administratives compétentes ». Il demanda aussitôt à être relevé de son poste à l’Office de réception des rapports. Sa démission fut acceptée 1. Des fonctionnaires locaux intervinrent aussi. Au début Sima Junshi (Guang) fut désigné comme commissaire des affaires mili- taires, mais il refusa jusqu’au bout d’accepter ce poste. À ce moment-là, Han Qi se trouvait au Wei. Dès qu’il apprit la nouvelle, il envoya un messager porteur d’un courrier à Lugong (Wen Yanbo), pour qu’il intervienne : « Lorsque l’empereur fait ainsi confiance à quelqu’un, c’est avec l’espoir qu’il applique ses idées, si ces idées sont impraticables, alors il est temps de donner sa démission, mais il me semble qu’il n’est pas convenable de refuser aussi énergiquement ». Lu Gong montra la lettre à Junshi. Junshi dit : « Depuis l’antiquité, le nombre de ceux qui ont perdu leur réputation d’intégrité à cause de l’attrait de ce genre de poste est immense ». Plus tard il reçut une lettre de Kuanfu qui disait : « La manière d’agir de Junshi n’a pas d’équivalent aujourd’hui, seuls les hommes de l’antiquité pourraient lui être comparés ». Le duc de Wei (Han Qi) écrivit à Guang : « Vous avez refusé votre nomination parce que vous espériez ainsi avoir l’écoute du souverain. Vos immenses fidélité et sens de la Justice emplissent l’espace et traversent le temps de l’antiquité jusqu’à nos jours, tous les lettrés de caractère de l’empire et moi-même partageons une immense admiration pour vous et souhaitons nous mettre à votre service 2 ». L’empereur lui-même n’adressa aucun reproche à Sima Guang, qui de son côté envoya dans le même temps une série de missives à Wang Anshi. Dans la pre- mière, il accusait sans ménagement Wang de « s’investir trop personnellement et d’avoir trop confiance en lui même » : pour appliquer sa politique, « il laissait des hommes frivoles et débauchés tyranniser les préfectures et les districts et impor- tuner le peuple » ; il « considérait sa vision politique insurpassable dans l’empire, si quelqu’un partageait son opinion il s’en réjouissait mais si d’aventure quelqu’un le contredisait, il le détestait. » « Si quelqu’un présente un point de vue légèrement différent ou critique un tant soit peu les défauts des nouvelles lois, vous changez de couleur et vous mettez en colère, puis sans même attendre la fin de ses propos, vous l’insultez pour l’humilier, ou vous en ouvrez à l’empereur pour obtenir son renvoi. » La volonté de changement de Wang était trop systématique : « Afin de trans- former complètement les anciennes lois du fondateur de la dynastie, ce qui était

. Ibid. . « Han Weigong yulu », in Sanchao mingchen yanxing lu, op. cit. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 208 (paginée 208) sur 272

 C W A

devant est mis en arrière, ce qui était au dessus est mis au dessous, ce qui était à droite est maintenant à gauche, et ce qui était en place est détruit ». Wang, « vous désirez engager le combat avec tous les hommes de l’empire et livrer contre eux une bataille décisive, sans jamais vous préoccuper de départager le vrai du faux, les joies ou les souffrances du peuple, ou encore la sécurité du pays ». Critiques dures ; elles le seront plus encore lorsqu’il en viendra à comparer leurs pratiques personnelles respectives. Bien que nos démarches soient différentes, sur le fond nous sommes d’accord. Jiefu, vous désirez obtenir une position qui vous permette de mettre en pratique vos idées dans le but d’apporter des bienfaits à la population de l’empire ; et moi, de mon côté, je désire refuser toute position officielle pour montrer ma volonté et apporter mon secours à la population de l’empire. C’est ce qu’on entend par l’expression « l’honnête homme cultive l’harmonie, non la conformité 1 ». Dans sa conclusion, Guang invoquait leur ancienne amitié et invitait Wang Anshi à faire preuve de discernement dans le choix des hommes. Confucius a dit : « discours habiles et attitudes affectées dénotent rarement la vertu 2 ». Lorsque vous êtes au pouvoir, Jiefu, les lettrés loyaux et sincères critiquent votre action et paraissent détestables, mais une fois le pouvoir perdu, on peut comp- ter sur leur aide, alors que les lettrés courtisans vous apportent le réconfort de l’har- monie tant que vous êtes au pouvoir, mais dès la perte de votre position, ils vous vendent pour se vendre eux-mêmes (à d’autres). Adresse restée célèbre. Sima Guang avait tracé près de trois mille caractères, mais la réponse de Wang fut beaucoup plus courte, plaidoyer pro domo, plutôt que réponse sur le fond.

 Défaite et retraite

Au e mois de l’année , Sima Guang, réalisa qu’il n’infléchirait pas la politique gouvernementale. Il demanda sa mutation à ou dans la capitale occidentale, Luoyang. Avant de quitter Kaifeng, il avait rédigé un mémoire de plus contre Wang Anshi. L’empereur : À l’origine, Wang Anshi et vous étiez en très bons termes, pourquoi doutez-vous maintenant l’un de l’autre ? Guang : Il est vrai qu’à l’origine, Anshi et moi étions en très bons termes, mais depuis qu’il dirige l’exécutif, les différents se sont multipliés. Aujourd’hui les opposants à Anshi comme Su Shi et les autres se laissent aller au dénigrement systématique et donnent leurs coups pour menacer la loi. Votre serviteur n’entend pas échapper à l’exclusion, mais il souhaite aussi assurer sa sécurité. Votre serviteur a certes entretenu de bonnes relations avec Wang Anshi, mais peuvent-elles se comparer à celles qu’il a

. Lunyu, op. cit., chapitre , no  ; traduction P. Ryckmans, op. cit., p. . . Ibid., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 209 (paginée 209) sur 272

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entretenu avec Lü Gongzhu ? Au début, Anshi a promu Gongzhu, mais ensuite il l’a dénigré. Qu’un même homme puisse être ainsi jugé bon au départ et mauvais dans un deuxième temps n’est pas de nature à mettre en confiance. L’empereur : Le prêt sur récolte est un succès manifeste. Guang : L’empire tout entier sait que c’est faux, seuls les partisans d’Anshi soutiennent le contraire. L’empereur : Su Shi n’est pas un homme estimable. Comme Xian Yuxian 1 était dans un poste lointain, il entreprit de diffuser le mémoire de ce dernier. Han Qi lui offrit deux ou trois cents lingots d’argent à cette fin, mais il refusa et préféra vendre du sel, du bois et de la vaisselle. Guang : Pour connaître un homme, il faut observer ses sentiments. Comment les bénéfices que Shi a retirés de la vente pourraient-ils atteindre le montant de la somme qui lui a été offerte ? Anshi déteste Shi, il l’attaque avec force parce que son beau- frère Xie Jingwen l’a dénigré. Comment Votre serviteur pourrait-il se sentir rassuré ? Mieux vaut encore quitter la Cour. De plus, même si Su Shi n’est pas un homme estimable, que dire alors de la sagesse d’un Li Ding ! Ding refusa de porter le deuil de sa mère et à ce titre a eu un comportement indigne d’un animal, mais Anshi l’apprécie et souhaite lui confier un poste à l’intérieur du tribunal des censeurs 2 !

Les relations entre les deux hommes étaient désormais exécrables, sans plus de formules rituelles de politesse, et leur coexistence à la cour impossible. Le e jour du e mois de l’année , Sima Guang, « Académicien du pavillon Duanming 3 », « Lecteur de l’Académie Hanlin » et « Rédacteur de l’Académie où on rassemble les sages », prenait possession de ses nouvelles fonctions d’administrateur de la préfec- ture militaire de Yongxingjun (l’actuelle Xi’an dans la province du Shaanxi). Aupa- ravant, il avait brièvement siégé au tribunal des censeurs de la capitale occidentale, puis à la préfecture supérieure de Henanfu : ces déplacements reflétaient la lutte qui continuait de faire rage au sein de l’administration 4.

. Xian Yuxian occupait sous le règne de l’empereur Shenzong un poste de commissaire aux trans- ports de la province de Lizhou ; il adressa à l’empereur un mémoire sur la situation politique dénonçant l’action de Wang Anshi. . Xi Zizhi tongjian changbian, op. cit., chapitre . « Anshi commença par prôner des méthodes hétérodoxes et voulut semer l’anarchie dans la hiérar- chie, il enfreignit la loi et bouleversa les coutumes, changea à la légère les règles de la Cour. Sa théorie est fausse et ses propos sont fallacieux, selon le système des anciens souverains il mériterait d’être châtié : si on ne peut pas dire que vous êtes un bon ministre, c’est que vous êtes un fléau public. De plus, il prati- qua l’union forcée et provoqua la décadence, dissimula la malhonnêteté de ses propos derrière un style fleuri et partout, les arguments spécieux de gens avares ont bloqué les exposés justes de fonctionnaires osant parler ouvertement. Si on y ajoute le rassemblement des partisans et des coteries, etc. » Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Zou dan Wang Anshi biao ». . Le pavillon Duanming était le bâtiment principal du siège administratif de la capitale occidentale. La dynastie Song avait institué le système des académiciens des pavillons pour fournir à l’empereur des conseillers privés de grande valeur ; les académiciens n’exerçaient aucune fonction précise, mais leur prestige était immense. . Guang devait remplacer l’ancien gouverneur de la préfecture supérieure de Henanfu, Wang Tao, lui même auparavant muté à la préfecture de Yongxingjun. Mais Xue Xiang, membre du groupe des réformateurs et adversaire de Wang Tao intervint, le dénigrant à la cour et obtenant de l’empereur son remplacement par Sima Guang. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 210 (paginée 210) sur 272

 C W A

La préfecture militaire de Yongxingjun était un poste avancé de la lutte contre les Xixia, dont Guang avait eu déjà l’expérience concrète. Shenzong lui recommanda de le tenir personnellement informé « de tous les mouvements qui pourraient se produire à la frontière », ainsi que de toutes les « joies et souffrances de la population locale 1 ». De son côté, Sima Guang adressa à l’empereur trois mémoires sollicitant la permission de ne pas appliquer les réformes en raison des conditions particulières de la région. Le premier texte visait les méfaits du prêt sur récolte, dénoncé une fois de plus ; mais la cible principale était le rachat des corvées. Guang demandait à n’appli- quer ni l’un ni l’autre ; position qui pouvait surprendre dans la mesure où, dans ses mémoires de  et , il avait suggéré l’abandon du système des corvées « devant le yamen » au profit d’un système de rachat de ces mêmes corvées et d’engagement de salariés — mesure qu’il déclarait inapplicable intégrée aux réformes de Wang Anshi... Aussi disait-il ne pas s’opposer sur le fond mais seulement sur les modali- tés d’application : son hostilité systématique aux réformes l’emportait toutefois sur toute autre considération.

Aujourd’hui, j’ai également entendu dire qu’on allait donner l’ordre à tous les districts et préfectures de l’empire de supprimer d’un coup tous les corvéables, que les auto- rités locales devaient les remplacer par des salariés, et qu’enfin ordre était donné à tous les foyers de verser uniformément une contribution d’exemption des corvées, mianyiqian. Le paiement de cette contribution doit s’effectuer à la suite de la double imposition (d’été et d’automne), et les célibataires, les femmes, les clients et les monas- tères y sont eux aussi astreints. Si on met réellement cette mesure en application, ses méfaits seront sans aucun doute encore pires que ceux résultant du prêt sur récolte. Pour quelles raisons ? Jusqu’à présent, les membres des familles des catégories supé- rieures alternaient pour effectuer les corvées et bénéficiaient ainsi périodiquement de moment de répit. Maintenant, le paiement des taxes chaque année signifie qu’il n’y aura plus jamais de période de repos. Jusqu’à présent, les familles des catégories infé- rieures, les célibataires, et les femmes n’étaient pas astreints aux corvées, mais aujour- d’hui on les oblige à verser leur contribution, cela signifie que les veuves, les veufs et les orphelins sont tous astreints aux corvées. Si l’argent manque, il sera insuffisant pour enrôler des salariés, s’il est au contraire abondant, la collecte dans la popula- tion sera alourdie. Si les salariés sont en nombre insuffisant, les affaires publiques ne seront pas effectuées correctement, si les collectes sont alourdies dans la popula- tion, le cœur des hommes sera plein de rancœur. Depuis l’antiquité, c’est toujours le peuple qui effectue les corvées, je ne vois pas le bénéfice qu’apportera la modification du système du jour au lendemain. De plus, les salariés recrutés sont des vagabonds, si on leur demande de veiller sur les biens de l’État, ils vont certainement se livrer à des activités criminelles, et si on leur demande de se consacrer aux affaires publiques, ils vont certainement s’y montrer malhonnêtes ; même si l’affaire est découverte, ils n’ont qu’à s’enfuir puisque de toute façon il ne possèdent ni terres, ni maison, ni famille qui puisse être impliqué à leur place.

. Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., chapitre . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 211 (paginée 211) sur 272

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Certains commentateurs estimant que la réforme ne peut pas être appliquée déclarent : « Si les salariés recrutés sont en nombre insuffisant, il convient de les com- pléter selon l’ancien système des corvées assurées à tour de rôle... Ainsi naturellement des hommes viendront s’enrôler ». Mais si aujourd’hui précisément personne ne vient s’enrôler, c’est d’abord parce que l’argent manque pour remplir les corvées. Voilà pourquoi en théorie il y a exemption des corvées, alors qu’en fait les corvées sont toujours là et que sans aucune raison les impôts ont été multipliés 1.

À l’origine, comme il le soulignait, les corvées étaient effectuées à tour de rôle par les seules familles des catégories supérieures (i.e. au dessus de la e catégorie sur les cinq que comptait l’échelle sociale des Song) : ces dernières disposaient périodique- ment d’un temps de repos. Or la contribution financière instaurée par la réforme, versée chaque année, n’autorisait plus de temps de récupération. Les familles des catégories inférieures, les célibataires et les femmes, jadis non astreints aux cor- vées, devaient désormais eux aussi verser leur contribution en numéraire, ce qui alourdissait les charges de la partie la plus vulnérable de la population. En outre les salariés qui remplaçaient les corvéables étaient en général des chô- meurs ou des vagabonds, sans moralité ni famille sur place, et qui, inévitablement, se rendraient coupables d’actes répréhensibles. Leurs méfaits découverts, ils pou- vaient disparaître sans risque puisque nul derrière eux ne serait impliqué in solidum. Ces salariés, en raison de la faiblesse des rémunérations, seraient difficiles à recru- ter ; on devrait donc à terme augmenter leurs salaires et par la même les charges pesant sur une population déjà surtaxée. Le second mémoire 2 réitérait la demande de ne pas envoyer les miliciens vil- lageois sur le front. Au e mois de l’année , une armée Xixia forte de deux cent mille hommes avait envahi la province de Huanqinglu, et pris d’assauts plu- sieurs villes et places fortes chinoises 3. Devant l’importance des pertes humaines, le gouvernement songea à renforcer l’entraînement des milices pour en faire des troupes régulières. Sima Guang, redit son hostilité à cette mesure qui « apportait des souffrances au peuple, mais n’avait aucune utilité réelle ». Complément au précédent, le troisième texte 4 préconisait que les milices villa- geoises assurent seulement la sécurité locale ; une partie des troupes impériales des- tinées aux frontières seraient maintenues dans leurs implantations. La province de Yongxingjun, dont Guang assumait la charge, contrôlait une dizaine de préfectures supérieures et ordinaires où stationnaient des garnisons. Le système militaire des Song prévoyait la division de toutes les unités en deux groupes qui, par roulement, montaient à la frontière. Mais depuis l’offensive des Xixia, toutes les unités avaient été envoyées sur le front ; Guang avertit que « les affaires de l’empire ne devaient

. Zhuanjiaji, op. cit., « Qi mian Yongxingjunlu miaoyiqian zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi bu ling Shaanxi yiyong xubian ji cichong zhengbing zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Daxuncheng, Rouyuansai, Liyuanbao, Huaianzhen, Donggusai, Xigusai, Yeluozhen, etc. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi liu zhuzhou tunbin zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 212 (paginée 212) sur 272

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pas être négligées et qu’il fallait absolument penser aux problèmes avant qu’ils ne surviennent ». Si on ne prêtait attention qu’aux seuls problèmes extérieurs en négli- geant l’intérieur, le premier révolté venu pourrait profiter de l’absence de troupes pour déclencher des troubles, les fonctionnaires locaux n’ayant aucune force à lui opposer. Il faudrait implanter dans chaque préfecture une nouvelle direction régio- nale de l’armée impériale. Yongxingjun étant au cœur de la région du Shaanxi, le renforcement de la sécurité intérieure devait être parallèle à celui de la défense des frontières ; on devrait y implanter deux directions supplémentaires. Il précisait aussi quels effectifs devraient être maintenus en permanence dans chaque préfecture pour parer à toute éventualité. Pourvu de son ordre de mission, Sima Guang ne se mit pas en route immédiate- ment. Il prit d’abord des dispositions pour le transfert de son bureau de rédaction du Zizhi tongjian, se renseignant avec soin sur la situation qui l’attendait. La pré- fecture de Yongxingjun avait connu au cours de l’année  une grave sécheresse : la disette était dramatique sur les deux rives du fleuve Jaune ainsi que sur la berge nord de la rivière Wei, où il n’y eut aucune récolte. Elle était moins mauvaise au pied des montagnes méridionales, mais dès l’automne, le ciel resta couvert pendant un mois entier, empêchant les grains de mûrir. Les plus démunis, sans moyens de sur- vivre sur place, commençaient à migrer vers le Henan. Sur la route de Xi’an, Sima Guang croisa ainsi d’innombrables familles de réfugiés ; il n’avait pas imaginé une telle détresse. Nous ignorons la date exacte de son arrivée dans l’actuelle Xi’an, mais, par recou- pement, on peut penser qu’il y parvint dans la deuxième partie du e mois de l’année  1. Il visita d’emblée villages et hameaux et y mena sa propre enquête. Ce qu’il vit l’effraya plus encore. À la sécheresse s’ajoutait le très lourd fardeau des corvées. Les trois mémoires rédigés avant son départ de la capitale n’avaient servi à rien : les milices paysannes, réparties en quatre groupes, étaient envoyées tour à tour en première ligne, et ses meilleurs éléments, les jeunes paysans les plus vigoureux et courageux, étaient incorporés dans l’armée régulière. Décimée par la guerre, la pay- sannerie, devait en outre pourvoir à la nourriture des armées et à son transport aux frontières. À ces charges s’ajoutait encore le paiement du « tribut annuel », suigong, que les Song versaient aux Xixia : à elle seule, la préfecture militaire de Yongxingjun devait fournir   cuirasses pour soldats et chevaux,   ligatures de sapèques,   onces d’argent, et   pièces d’orfèvrerie en argent, de sorte que la survie même des habitants était menacée ; leur état lui parut si misérable qu’une offensive contre les Xixia était irréaliste. Peu après, dans plusieurs rapports, il allait revenir sur les aspects concrets.

Je suis effrayé, le jour je n’ai plus d’appétit et la nuit venue, je ne dors plus ; mon cœur est glacé et mes jambes flageolantes.

. Selon le Zhuanjiaji, les trois mémoires présentés plus haut ont été rédigés et présentés à la Cour au onzième mois de l’année , tandis que le premier poème rédigé sur place est daté du er jour de l’année . Le Xu Zizhi tonjian changbian date l’événement du e jour du e mois de l’année . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 213 (paginée 213) sur 272

L    S G 

Votre serviteur espère que Sa Majesté va prêter une grande attention à la gravité de la crise, en supprimer les causes avant qu’elle ne se développe et adopter les mesures de secours avant qu’elle ne prenne forme. (Sa Majesté) doit publier rapidement un décret éclairé pour tranquilliser la popula- tion du Shaanxi en annonçant que la Cour renonce à son projet d’offensive militaire. Les miliciens villageois ne doivent plus être envoyés à tour de rôle à la frontière ni sélectionnés pour être enrôlés dans l’armée régulière, toutes les mesures concernant les fournitures et le transport de celles-ci doivent être supprimées. Enfin (Sa Majesté) doit veiller à ce que tous les greniers publics de l’arrière soient bien remplis pour venir en aide au printemps à tous les affamés 1.

Au e mois de , une directive du Bureau des affaires militaires, shumiyuan, ordonnait aux autorités du Hedong, du Hebei et du Shaanxi d’inspecter les rem- parts, les tours de garde et d’observation, ainsi que les armes de guerre, et de veiller à leur reconstruction ou à leur restauration. Pour souligner l’importance du mes- sage, le Bureau fit un exemple : un certain Lu Dai, de la préfecture de Huazhou (dépendant de l’autorité de la préfecture militaire de Yongxingjun), fut démis pour n’avoir pas apporté assez de soin à l’entretien des arcs et arbalètes. Aussitôt, dans toutes les préfectures, les autorités locales « voulurent au plus vite montrer leur zèle et achever les réparations pour éviter d’être sanctionnées ». Sima Guang objecta doublement. Yongxingjun venait à peine de traverser une année climatique difficile ; « si au moment même où des familles affamées s’enfuient sur les routes, on ajoute ce genre de corvées, cela ne fera qu’accentuer les difficultés au lieu d’apporter des secours ». En même temps, « les préfectures de ma juridiction manquent d’hommes des armées régionales qui puissent être mobilisés pour cette tâche, et les caisses de l’État manquent d’argent frais qui puisse être utilisé pour ache- ter les matériaux nécessaires ». En outre, la circonscription, « située entièrement à l’intérieur du pays [...] se trouve de ce fait fort loin de la frontière ». Même si les Xixia passaient à l’offensive, ils ne pourraient l’atteindre immédiatement. Dans ces conditions, notait-il, la construction de tours de garde et d’observation était inutile, puisque quelques années plus tard elles seraient dégradées ; on aurait gaspillé de la force de travail et de l’argent public. Plutôt que la promulgation d’une règle unique applicable en tous lieux, Guang proposait de s’adapter aux particularités locales. Il demandait l’autorisation de ne pas entreprendre la réparation des remparts ou la construction de tours de guet, mais « d’attendre une année de bonne récolte pour les commencer progressive- ment » ; quant aux armes et armures dans les magasins, il proposa de contrôler leur bon fonctionnement et de confier les armes en mauvais état aux artisans afin qu’ils les réparent pendant leurs périodes de corvées. Pour la première fois depuis longtemps, ses propositions furent acceptées. Aussi, dans le premier mois de cette même année , il adressait deux mémoires complémentaires demandant au gou- vernement de ne pas affecter de nouvelles unités régulières de l’armée impériale sur

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Jian xizheng shu » ; zouyi, op. cit., p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 214 (paginée 214) sur 272

 C W A

le territoire de sa circonscription. À l’origine de sa demande, la décision prise le e jour du e mois de  par la Commission à la pacification du Shaanxi et du Hedong, d’implanter de nouvelles unités de l’armée impériale dans les trois préfec- tures de Yongxingjun, Banzhou et Hezhong : la commission nomma à cet effet Zhao Yu au poste de Directeur militaire, qianxia, de la préfecture de Yongxingjun, pour veiller à l’entraînement des troupes en compagnie de Sima Guang. Il s’opposa à cette nomination. Selon son rapide calcul, les réserves de grains de la préfecture de Yongxingjun couvraient seulement les besoins en nourriture de dix- sept mois, les réserves de fournitures pour les chevaux n’excédaient pas quinze mois et les réserves de fourrages treize. Si, selon le vœu du gouvernement, une partie de ces réserves était destinée au secours des familles les plus défavorisées, comment entretenir ces nouvelles unités ? Le gouvernement, rejetant l’avis de Guang, expédia Zhao Yu à la tête d’un détachement de cinq mille hommes de l’armée impériale. Guang refusa toute collaboration : « votre serviteur est un lettré qui n’a jamais rien entendu aux affaires militaires ». Mais il veilla aussi à ce que Zhao ne puisse disposer seul de la direction des forces armées de la préfecture, en lui accolant deux directeurs militaires chargés de partager la responsabilité de l’entraînement. Son attitude dans cette affaire paraît une fois de plus contradictoire : moins de deux mois plus tôt, il avait réclamé l’augmentation des effectifs régionaux au motif de la sécurité intérieure. Certes, désastres naturels et faiblesse des réserves devaient être pris en compte, mais ce n’est sans doute qu’un aspect du problème. Dans son premier mémoire, Guang sollicitait le maintien sur place d’une partie des unités de l’armée impériale, expédiées en intégralité à la frontière, et non l’acheminement de nouvelles unités. Cette mesure ne devait rien au hasard mais correspondait à une vieille pratique des empereurs Song : les unités de l’armée impériale se contrôlaient mutuellement pour éviter tout risque de rébellion militaire. La nomination de Zhao Yuà la tête de   hommes et son installation à Yongxingjun au moment où Guang arrivait dans cette préfecture avait aussi pour but de le surveiller, voire de restreindre sa liberté de mouvement. Ce fut peut-être un facteur de plus de son hostilité. Sima Guang à peine installé dans ses nouvelles fonctions, les problèmes s’ac- cumulaient. Une directive de la Cour de la direction de l’agriculture stipula qu’à l’échéance de l’impôt foncier d’automne, les paysans devaient rembourser en tota- lité les sommes empruntées au titre du prêt sur récolte ; tout report du rembourse- ment à l’année suivante était exclu. Guang refusa la directive, et adressa sur le champ un mémoire à la Cour, dénonçant une mesure contraire aux intentions premières de la loi. La population avait déjà peine à survivre, où trouverait-elle le moyen de rembourser ses emprunts ? Dans une directive locale, il enjoignit à ses subordon- nés de ne pas appliquer la décision de la Direction de l’agriculture. Dans un autre mémoire, il invita l’empereur à porter une attention toute particulière à la situation, et à annuler la mesure au plus vite. Avec audace, Guang avait interdit l’application de la directive avant même d’en référer au souverain. Pour Lü Huiqing, qui dirigeait la Direction de l’agriculture, le fait était d’autant plus inacceptable qu’il était pressé Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 215 (paginée 215) sur 272

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de démontrer au plus vite les bienfaits des prêts sur récoltes. Il répondit par un ordre interdisant aux fonctionnaires d’appliquer les instructions de Sima Guang. À peu près simultanément, et tandis que directives et contre-ordres se croisaient, la Cour de la direction de l’agriculture établissait un règlement nouveau : dans les années de catastrophes naturelles, les autorités locales étaient autorisées à prélever et vendre le grain le plus ancien des greniers publics ; l’argent recueilli serait prêté à la population nécessiteuse. Le règlement fixait aussi le barème du remboursement :  pièces de monnaie le boisseau de riz,  pièces le boisseau de blé,  pièces le boisseau de grain stocké. Concrètement, un boisseau de grains emprunté au prin- temps, serait à l’automne remboursé au taux de , boisseau pour le blé,  pour le riz ; il était possible aussi de rembourser en numéraire. Or, rappelait Sima Guang, à l’automne, les grains étaient abondants et bon marché, alors qu’inversement l’argent était cher ; pour lui, cette disposition causerait de nouvelles pertes à la population. Les prêts sur récoltes de Wang Anshi devaient interdire les taux usuraires pratiqués par les riches familles de propriétaires fonciers, mais la réforme telle qu’appliquée par Lü Huiqing aboutissait au résultat contraire.

Même une grande famille d’accapareurs usant de cette situation pour faire des bénéfices sur le dos du peuple ne l’exploiterait pas à ce point !

Sitôt parvenu à Yongxingjun, Sima Guang s’était mis au travail ; il s’accorda tou- tefois un moment le premier jour de l’an, dans le but d’aller admirer le paysage du haut de la tour Jianshanlou. Composant un quatrain pentasyllabique pour l’occa- sion, il exprima sa déception de n’avoir vu le paysage attendu, et déplorait à mots couverts son impuissance dans ses nouvelles fonctions.

Dix jours aujourd’hui que je suis en fonction Et voici ma première matinée de détente. En fin d’année, les nuages et une atmosphère pénible accumulés. Monté sur la tour de guet, je n’aperçois pas les montagnes.

Moins d’un mois plus tard, persuadé de son incapacité à remplir correctement sa mission, il adressait une lettre à l’empereur.

Le manque de talent de Votre serviteur est très manifeste si on le compare à celui de vos autres collaborateurs : mon anticipation ne vaut pas celle de Lü Hui, ma droiture ne vaut pas celle de Fan Chunren ou Cheng Hao, l’audace de mes propos ne vaut pas celle de Su Shi ou de Kong Wenzhong, quant à mon courage, il ne vaut pas celui de Fan Zhen. [...] Votre serviteur a entendu dire qu’une personne en fonction doit s’inquiéter pour son travail et qu’une personne jouissant d’un salaire doit s’inquiéter de sa fonction : si par hasard il n’en est pas ainsi, cette personne aura le comportement d’un brigand ou d’un voleur. Bien que n’étant pas ainsi, Votre serviteur a été instruit par des hommes de bien, et ne supporte pas l’idée d’avoir le comportement d’un brigand ou d’un voleur. Aujourd’hui Votre Majesté a seulement confiance dans la parole d’Anshi. Tous ceux qu’Anshi considère comme des sages sont des sages et ceux qu’il juge stupides sont Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 216 (paginée 216) sur 272

 C W A

stupides, ce qu’il estime juste est juste et ce qu’il estime faux est faux. Tous ceux qui flattent et courtisent Anshi sont déclarés bons et loyaux, alors que ceux qui le critiquent sont traités comme des calomniateurs. L’intelligence et les connaissances de Votre serviteur sont certainement considérées par Anshi comme stupides, et ses théories comme fausses. Quant à mes propos, c’est ce que Votre Majesté qualifie de calomnie, et Votre serviteur attend humblement que vous décidiez de sa culpabi- lité. Si la culpabilité de Votre serviteur est la même que celle de Fan Zhen, alors je demande comme lui à pouvoir présenter ma démission ; si ma culpabilité est supérieure à celle de Fan Zhen alors je n’oserais éviter ni l’exil ni la mort 1. Il se décrivait sous les dehors d’un brigand volant l’argent public : ses avis n’étaient jamais suivis d’effets, et il se voyait contraint d’appliquer des règlements qu’il n’ap- prouvait pas. Sans politesse excessive, il déplorait la confiance aveugle que l’empe- reur accordait à Fan Zhen. Pourtant, en dépit de cet irrespect apparent, Shenzong allait conserver à Sima Guang sa confiance et son amitié. Il décida de le muter comme préfet de Xuzhou, et lui demanda de passer par la capitale afin de le rencontrer, sans être assuré que Guang accepterait son invitation. Sa décision à peine prise, (l’empereur) s’en ouvrit à Cheng Hao qui faisait fonction de censeur de la cour des enquêtes au dehors : « J’ai convoqué Sima Guang, pensez-vous qu’il viendra ? » Hao : Si Votre Majesté accepte de respecter ses propos, alors il viendra certainement, mais si ce n’est pas le cas, il ne viendra pas. Shenzong : Il n’est pas question ici de respecter ou non ses propos, mais si un souve- rain peut avoir en permanence près de lui tel que Sima Guang, il sera sans défaut. Comme il était prévisible, Guang refusa de déférer à la convocation impériale : il n’avait pas pris la route de Xuzhou, et il n’entendait pas davantage gagner la capitale à la rencontre du souverain. Après trois mois de crispation, le e jour du e mois, l’empereur cédait au refus du lettré, le mutant au tribunal des censeurs de Luoyang, la capitale occidentale. Dès lors, Guang « se tut et ne prit plus position sur les affaires publiques 2 ». On pouvait croire en effet la carrière publique de Sima Guang terminée. Vaincu, désavoué malgré les formes déférentes par son empereur, il n’avait pu imposer aucun de ses points de vue. Il demeurait néanmoins obstinément persuadé de la justesse de ses analyses, et de la pertinence de ses observations. À défaut de se dédire, il ne lui restait que la retraite ; retraite active il est vrai, puisqu’il continuait à servir l’État dans un poste éloigné. Retraite conforme aussi à ce que demandaient les principes confucéens : il n’était pas question d’enfreindre plus qu’il ne l’avait fait les choix du souverain. Mais il ne pouvait pas davantage renier des positions qu’il estimait en fin de compte justifiées par les textes et sanctifiées par leur conformité aux exemples du passé.

. Shaoshi wenjianlu, op. cit., chap. . . S Shi, Sima Wengong xingzhuang, op. cit., . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 217 (paginée 217) sur 272

En semi-retraite à Luoyang (-)

Sise au cœur d’une riche région agricole, Luoyang était depuis l’antiquité un centre de communication et de culture important 1. Sous les Song du nord, plu- sieurs institutions y étaient installées. Surtout, la ville était la résidence de nombreux anciens ministres et hauts fonctionnaires, qui bénéficiaient là de sinécures ou pas- saient leur retraite. Pour la plupart, ces hauts personnages de l’État habitaient de luxueuses demeures, des « palais-jardins » à l’ordonnancement sophistiqué. Il était naturel que la ville attirât Sima Guang, retiré volontairement des affaires publiques pour se consacrer à l’écriture historique. À son arrivée, les petits fonction- naires locaux, redoublant de zèle pour assurer sa tranquillité, édifièrent une palis- sade de bambous autour de sa cour. Sima Guang, qui n’entendait recevoir aucun traitement de faveur, ordonna sa destruction.

 Fonctionnaire provincial

En , il acquit au nord de l’université impériale un terrain d’une superficie de vingt mu, où il fit construire sa demeure et son jardin personnels. Selon le Shaoshi wenjianlu, « le parc était modeste et ne pouvait rivaliser avec les autres parcs de la ville 2 », par exemple celui de Wen Yanbo , où « un étang s’étendait à perte de vue sur lequel on pouvait naviguer comme sur un fleuve ou un lac 3 », tandis qu’« un pavillon de rafraîchissement, vaste et magnifique, pouvait contenir plusieurs cen- taines de personnes 4 ». La résidence de Guang, même plus modeste, ne manquait pourtant d’allure, si l’on se reporte à sa propre description 5.

. Par la durée, Luoyang est, après Chang’an (l’actuelle Xi’an), la deuxième capitale historique de l’em- pire chinois : elle fut la capitale des Zhou de l’est, des Han de l’est, du royaume de Cao-Wei, des Jin occi- dentaux, des Wei du nord, des Sui, de l’impératrice pendant la dynastie Tang et enfin celle des Tang postérieurs. Sous les Song du nord, elle était la capitale occidentale de l’empire, et à ce titre jouait le rôle de seconde capitale après Bianliang. . Shaoshi wenjianlu, op. cit., chapitre . . Ibid. . Ibid. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Duleyuan ji ». Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 218 (paginée 218) sur 272

 E -  L

Au centre du jardin, la bibliothèque-salle de travail qui contenait plus de cinq mille ouvrages. Dans sa partie sud, un kiosque « pour jouer avec l’eau », nongshuixuan, qui enjambait un petit cours d’eau où Sima Guang recevait ses amis ou composait des poèmes. Au nord de la bibliothèque, la « chaumière pour pêcher », ainsi appelée car constituée d’une petite île plantée de variétés diverses de bambous et de roseaux au milieu d’un lac artificiel. Au nord de la « chaumière », six bâtiments de petite taille appelées les « pavillons plantés de bambous », zhongzhuzhai, aux murs épais et ouvertures étroites qui servaient de lieux de villégiature pendant les grosses chaleurs de l’été. À l’est du lac, un champ divisé en cent vingt carrés était consacré pour l’es- sentiel à la culture de plantes médicinales et, dans sa partie nord, à des bambous : le « jardin pour cueillir les simples », caiyaopu. Sima Guang aimait s’y adonner au travail manuel quand il était fatigué de son travail théorique. Au sud du jardin, six terrasses plantées de fleurs, pour l’essentiel des pivoines et des pivoines arborescentes, avec au centre un pavillon pour prendre le frais, le « pavillon d’arrosage floral », jiaohuating, où il aimait recevoir ses amis. La construction la plus haute de l’ensemble était une tour d’observation, la « terrasse pour observer les montagnes », jianshantai ; Sima Guang y montait pour réfléchir et admirer le paysage qui s’étendait à ses pieds.

Selon certaines sources, il aurait aussi fait creuser un trou d’un mètre de profon- deur, surmonté de petits murs et d’un toit, où il se réfugiait pour travailler les jours de grande chaleur. À la même époque, à l’inverse de Sima Guang, une autre célébrité de Luoyang, Wang Hongzhen, avait édifié un bâtiment de trois étages, selon lui plus propice à la fraîcheur. Cette anecdote aurait suscité ce commentaire de Shao Yong, l’un des grands penseurs du renouveau confucianiste de l’époque : « récemment, nous avons eu droit à un nid et à un terrier. [...] La famille Wang perce le ciel, la famille Sima s’enfonce dans la terre 1 ». Guang avait nommé sa résidence « Jardin du plaisir solitaire », duleyuan.

Mengzi a dit : « Se réjouir seul ne vaut pas de partager ce plaisir avec d’autres ; prendre du plaisir avec un petit nombre de personnes ne vaut pas de le prendre avec un grand nombre 2 ». Il est question ici de la jouissance des souverains et des personnages importants, ce n’est pas ce que le commun et le pauvre peuvent atteindre. Confucius a dit : « Vous pouvez vous nourrir de gruau grossier, boire de l’eau claire, n’avoir que votre coude pour oreiller, et pourtant connaître la joie 3 ». Yanzi n’avait pour vivre qu’une écuelle de nourriture et un peu de boisson, mais il conserva toujours sa joie de vivre. Il est question ici de la joie des saints et des sages, ce n’est pas ce que les hommes stupides peuvent atteindre 4. Lorsque le troglodyte installe son nid dans une forêt, il lui suffit d’une simple branche et quand la taupe va boire à la rivière, elle se contente de remplir son ventre : chacun d’eux va au bout de sa condition et s’en réjouit, c’est la joie des personnes simples 5.

. Pang Yuanying, Wenchang zalu. . Mengzi, op. cit., « Lianghuiwang xia » ; trad. Couvreur, op. cit., p. . . Lunyu, chapitre , no  ; traduction Rickmans, op. cit., p. . . Mengzi, « Lilou xia », no  ; Couvreur, Les Quatre livres, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Duleyuan ji ». Plusieurs grands intellectuels comme Su Shi (le texte de Su Shi est contenu dans la chronique locale du district de Xiaxian dépendant de la préfecture Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 219 (paginée 219) sur 272

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Le nom choisi proclamait son retrait de la politique. La résidence n’était pas immense, et le personnel était réduit au minimum. Selon le Guierji et le Beixuan biji, Sima Guang n’employait qu’un jardinier, « homme à tout faire » du nom de Lü Zhi, au caractère entier et intransigeant. Chaque année, à l’arrivée du printemps et de la belle saison, les pivoines écloses, le jardin était magnifique. Les invités se succédaient, alourdissant le travail du jardi- nier qui, outre ses tâches habituelles, servait le thé. Comme il s’acquittait au mieux de ce travail, la plupart des convives lui remettaient un petit pourboire avant de par- tir. Lü Zhi accumula ainsi une jolie somme, puis, dit-on, alla trouver son maître et la lui offrit. Ce dernier refusa l’argent de son jardinier ; quelques jours plus tard, Lü Zhi fit construire un nouveau pavillon où prendre le frais, sur ses économies. Lors- qu’il le découvrit, Sima Guang, intrigué, en demanda la raison et se serait entendu répondre : « vous voulez, Monsieur Duanming, avoir dans vos actions le comporte- ment d’un homme de bien, comment moi, Zhi, pourrais-je vouloir être différent 1 ?» Les sources fourmillent d’anecdotes morales, d’où ressortent la modestie, le dévouement à ses administrés et l’acharnement au travail de Guang. Ce dernier consacrait l’essentiel de ses journées et de ses forces à l’élaboration de son Zizhi tong- jian, avec des efforts d’autant plus redoublés au fil du temps qu’il subissait toujours les attaques et critiques de ses adversaires.

Des hommes de peu voulurent le salir, mais comme sa conduite morale était irré- prochable, on fit circuler des rumeurs affirmant que si son ouvrage n’était pas encore achevé c’était tout simplement que ses collaborateurs tiraient profit des pinceaux, encre, et soies qui leur étaient fournis ainsi que de l’argent accordé par l’empereur lui-même. Peu après, des fonctionnaires furent chargés d’une enquête secrète, et découvrirent que s’il y avait bien eu instruction impériale, celle-ci n’avait jamais été sollicitée. Sima Guang renforça néanmoins la rigueur de son programme d’études, il diminua ses activités sociales et accéléra le rythme de rédaction de son ouvrage. Son mot d’ordre était : « Si les efforts du jour ne suffisent pas, il faut continuer la nuit venue, les ouvrages à consulter s’accumulent sur une étendue aussi vaste qu’un océan, les contradictions entre eux sont innombrables, mais je n’ose en faire fi 2 ».

Selon le Lanzhenzi :

Sima Guang passait la nuit dans un petit pavillon à l’est du bâtiment principal. Il envoyait son unique vieux serviteur se coucher la première veille passée, lui-même continuait à écrire jusqu’au plus profond de la nuit et se couchait après avoir éteint le feu et les bougies. Dès le début de la e veille, il se levait, rallumait bougies et lampes et rédigeait. Il en était ainsi toutes les nuits.

de Jiezhou), ou Fan Zuyu ont rédigé des poèmes sur la résidence de Sima Guang à Luoyang, et sur la vie qu’il y mena. . Guierji, « shang ». . Wenxian tongkao, op. cit., chapitre  Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 220 (paginée 220) sur 272

 E -  L

Si, au printemps, il s’accordait un moment de repos et répondait aux sollicitations de ses amis, son jardinier le mettait en garde. Ainsi, lorsque Guang, acceptant une invitation de Wen Yanbo, s’absenta de son domicile quelques semaines. À son retour, Lü Zhi lui adressa de vifs reproches : « Voilà plusieurs dizaines de jours que je n’ai pas vu une seule ligne de votre ouvrage 1 ». Honteux, le lettré aurait repoussé dès lors toute invitation, invoquant pour se justifier les propos de son jardinier. Chaque année, Guang visitait son district familial, Xiaxian et séjournait chez son frère aîné, Dan, qui possédait une résidence dans le village de Podicun, à une ving- taine de li à l’ouest du district de Xiaxian 2. Il rentrait ensuite chez les siens pour y passer l’automne et l’hiver, donnant chaque jour des leçons à une dizaine d’écoliers du district. Il avait une méthode personnelle pour motiver ses jeunes élèves : elle consistait à déposer devant lui un grand seau en bambous rempli de fiches portant le nom de chacun des enfants. Le lendemain du cours, il demandait à l’un d’euxde tirer une fiche au hasard ; l’élève désigné par le sort devait exposer en détail le contenu de la leçon de la veille. Si l’exposé n’était pas bon, Sima Guang le réprimandait. Un jour, alors qu’il se rendait sur la tombe de ses parents, Sima Guang aperçut, dit-on, cinq ou six personnes âgées qui accomplissaient leurs dévotions dans un petit temple voisin. Un peu plus tard, l’une d’elles l’aborda en ces termes : « nous avons entendu dire que lorsque vous résidez dans le district, vous faites la classe aux élèves. Nous autres villageois n’avons pas la possibilité d’y assister, éclairez- nous maintenant ». Guang commenta alors le chapitre, « Du peuple », Shurenz- hang, extrait du Classique de la piété filiale, Xiaojing. Au terme de ses explications, l’un des auditeurs demanda : « à partir du chapitre “Du Fils du ciel”, tous les cha- pitres contiennent deux phrases du commentaire du Livre des Odes de Maoshi, pour quelles raisons est-il la seule exception ? » Interloqué, le lettré ne put que dire : « je n’ai jamais pensé à cette question et dois y réfléchir avant de vous répondre ». Les villageois quittèrent Sima Guang en riant. Croisant un homme en chemin, ils lui déclarèrent : « nous avons écouté la leçon et mis en difficulté Sima Duanming ». Mais Guang, informé, n’y prêta aucune attention particulière 3. En sa qualité d’Académicien du pavillon Duanming, Duanmingdian xueshi, et de lecteur de l’Académie impériale Hanlin, Hanlin shidu xueshi, il avait été nommé à son arrivée à Luoyang au Tribunal des censeurs. En , il fut affecté au poste d’in- tendant du palais Chongfugong, sur le mont Songshan dans le district de Dong- feng, nomination qui témoignait surtout de la considération de l’empereur Shen- zong. Sous les Song du nord, des hauts fonctionnaires retirés du service actif étaient souvent nommés intendants d’établissements religieux célèbres 4, et percevaient à ce titre une pension sans pour autant assumer aucune charge. Ce fut le cas de Sima Guang : nommé intendant du palais Chongfugong, il continua de résider à Luoyang.

. Songren yishi huibian, « Sima Guang ». Taibei : e Commercial Press, . . G Donggao, Sima Wengong nianpu, op. cit. . Ma Yongqing 马永卿 : Lanzhenzi 懒真子 . . Ils portaient le titre de Tiju, intendants de tel ou tel palais ou monastère, ou le titre plus général de « (Détenteurs de) poste donné aux hauts fonctionnaires pensionnés », ciluguan. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 221 (paginée 221) sur 272

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Ces sinécures étaient en général limitées à trente mois, et rarement renouvelées. Or Guang en conserva le bénéfice jusqu’en  : il fut donc reconduit quatre fois, cas unique dans les annales des Song du nord.

 Dernières escarmouches

La rédaction du Zizhi tongjian occupa l’essentiel des quinze années passées à Luoyang. Les deux premiers assistants de Guang, Liu Ban et Liu Shu, ne l’avaient pas suivi, le premier en raison d’une disgrâce politique, le second pour veiller sur sa famille dans le Jiangxi 1. Aussi, avant même son départ de la capitale en , Sima Guang avait remplacé l’un par le jeune Fan Zuyu. Quant à Liu, il émit le souhait de le remplacer, lorsqu’il reprit son travail à Luoyang, par son propre fils, Sima Kang : faveur qu’il obtint en . Jusqu’au terme du règne de Shenzong, Guang s’abstint de toute intervention poli- tique, sauf en une occasion, en  : circonstance capitale, car elle allait conduire à la chute de Wang Anshi. À la fin de l’été , à la suite de plusieurs mois de séche- resse, aucune récolte n’avait été possible, et les pertes des agriculteurs atteignaient en bien des lieux cent pour cent. Négligeant les facteurs climatiques, les opposants aux réformes se hâtèrent d’en imputer la faute à Wang Anshi ; nombre de ses par- tisans, effrayés de ces premières difficultés, firent défection et rejoignirent l’opposi- tion. Un certain Zheng Xia, Administrateur de la section judiciaire de la préfecture de Guangzhou (Guangshan dans l’actuel Henan), sifa canjun, avait retenu l’atten- tion de Wang ; l’ayant appelé à la capitale, il lui offrit le poste envié de Correcteur- vérificateur de la section de révision des Classiques. À sa grande surprise, Zheng refusa, allant jusqu’à dénoncer la politique de réformes, dans un mémoire sur la misère des victimes de la sécheresse, et illustrant sa démonstration d’une peinture. Mémoire et tableau furent transmis à l’empereur, qui en aurait perdu le sommeil 2. Dès le lendemain, Shenzong ordonna la préparation d’un décret : l’application des réformes était interrompue, et un débat ouvert sur les erreurs du gouvernement. À la lecture du décret, Sima Guang, dit-on, pleura de joie : l’occasion tant attendue de l’emporter se présentait soudain. En dépit des risques, il rédigea sur le champ un mémoire en réponse à l’appel impérial : il y répétait que catastrophes et désordres résultaient de la confiance accordée à Wang Anshi et à son équipe ; l’empereur Shen- zong avait abandonné ses pouvoirs, aveuglé au point de ne plus voir la réalité.

(Sa Majesté) a cherché par tous les moyens les voies du bon gouvernement et a refusé d’être un souverain ordinaire, simple héritier conservateur des traditions passées... Elle a promu auprès d’elle des hommes exceptionnels et leur a confié les clés de l’exécutif.

. Liu Shu garda des liens, il allait parfois à Luoyang discuter de certaines questions avec Sima Guang. Liu Ban ne revint plus jamais. . Songshi, op. cit., « Zhengxizhuan ». Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 222 (paginée 222) sur 272

 E -  L

Mais en six ans, les lois et les règlements se sont multipliés dans le plus grand désordre, les quatre classes de la population ont perdu leur emploi, les cris de mécon- tentement sont devenus insupportables et les catastrophes naturelles ont rarement eu une telle ampleur depuis l’antiquité 1. Le gouvernement avait commis six erreurs. Il avait trop libéralement accordé les prêts sur récoltes à une population qui voyait s’alourdir chaque jour son fardeau, sans que les magistrats de district pûssent en retirer un quelconque bénéfice 2. Il avait supprimé les corvées des familles des catégories supérieures, et pris l’argent des familles des catégories inférieures pour en fin de compte entretenir des vaga- bonds. Les Offices des marchés avaient mis l’État en concurrence avec la popula- tion, d’où un gaspillage des biens publics. Quant aux opérations militaires contre les barbares, elles avaient causé des pertes importantes pour des gains dérisoires, et l’anarchie régnait dans le pays. En instaurant le système des milices populaires, le gouvernement avait suscité le désordre parmi la paysannerie. Enfin, la confiance accordée à des hommes peu honnêtes et avides de profits, avait conduit le peuple à gaspiller beaucoup de temps 3. Il réitérait aussi ses propositions, qui toutes tendaient au retour à la situation antérieure aux réformes.

Éloignez les courtisans pour qu’ils ne puissent provoquer d’obstruction, choisissez vous-même des hommes loyaux et francs pour occuper les postes de fonctionnaires chargés des remontrances et du censorat ; reprenez le contrôle du pouvoir suprême et faites que tous les ordres sortent de vos mains. Décrétez que l’argent des prêts sur récolte ne sera plus distribué et que si l’on découvre des gens du peuple n’ayant pas encore rempli leurs obligations de remboursement, le prêt de départ sera estimé et un plan de remboursement pluriannuel et sans intérêt élaboré. En ce qui concerne la contribution d’exemption des corvées, supprimez le système de recrutement de cor- véables salariés et revenez à l’ancien système. Renoncez aux offices des marchés, et vendez au prix d’achat toutes les marchandises accumulées : pour ceux qui auraient contracté des dettes vis à vis de l’État, demandez le remboursement du capital sans intérêt. Supprimez les unités militaires chargées de défricher des terres à la fron- tière et assurez d’abord la sécurité intérieure du pays, il sera temps ensuite d’envisa- ger une offensive contre les barbares. Supprimez le système des milices populaires afin que la population puisse consacrer toutes ses forces à l’agriculture. Confiez aux autorités locales la responsabilité d’évaluer les travaux d’irrigation entrepris, ceux qui apportent peu de bénéfices et beaucoup d’inconvénients doivent être abandonnés 4. Dès l’annonce du débat, nombre de lettrés avaient répondu à l’appel impérial pour dénoncer les mesures de Wang Anshi. Ce dernier restait cependant en position de force. Pour tenter une fois encore de faire pression sur l’empereur, il présenta sa

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yingzhao yan chaozheng queshi zhuang » ; zouyi, op. cit., p. . . Cet argument de Sima Guang est largement infondé. Nous savons en effet que les réformes ont au moins eu pour effet de remplir largement les caisses de l’État. . Ibid. . Ibid, p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 223 (paginée 223) sur 272

L    S G 

démission et sollicita la mise en accusation de Zheng Xia. Shenzong avait pu mesu- rer l’opposition à la politique de réformes et l’importance des obstacles qu’elle ren- contrait, mais un retour en arrière brutal était exclu. À nouveau, il joua l’équilibre relatif, et ordonna l’inculpation de Zheng, l’homme qui était à l’origine de l’affaire. Beaucoup de lettrés qui s’apprêtaient à soumettre leur opinion jugèrent prudent d’attendre. Seuls quelques uns, dont Sima Guang, eurent le courage de présenter leurs mémoires. Ils ne furent pas suivis ; mais Wang Anshi, désormais soumis à de fortes pressions politiques, n’allait plus résister longtemps. Le vent avait tourné. Au e mois de , il présenta sa démission et fut muté dans la préfecture supérieure de Jiangning (Nankin dans l’actuel Jiangsu) avec le titre de Grand académicien du pavillon Guanwen. Son successeur à la tête du gouvernement, Han Jiangding, pro- posa à l’empereur de rappeler Sima Guang. Shenzong, sachant que seul l’abandon de tous les aspects de la politique de réformes persuaderait ce dernier de reprendre du service, refusa. Au e mois , l’empereur rappelait Wang Anshi, placé au poste de ministre chargé d’examiner et de régler les affaires ; il renouvelait ainsi encore une fois son soutien aux réformistes. Mais la situation avait changé. Les divergences avec Lü Huiqing s’étaient aiguisées ; peu après, Anshi perdait son fils Wang Pang, jusque là son principal collaborateur. Au e mois de , Wang Anshi démissionnait à nouveau et repartait vers la province 1. Bien que parent de Wang par alliance, son successeur au poste de Premier ministre, Wu Chong, était hostile à sa politique. Dès son arrivée, il demanda en vain lui aussi le rappel de Sima Guang 2. Guang, qui le savait sans expérience poli- tique suffisante pour affronter Lü Huiqing lui adressa, au e mois de , une longue lettre. Retiré depuis longtemps des affaires publiques, il disait ne pouvoir taire ses sentiments sur la réalité de la situation. Il força le trait, dans l’espoir que Wu, conscient de ses responsabilités, userait de sa position de chef du gouverne- ment et agirait en conséquence. Tout en adressant des recommandations, Guang exposait aussi ses principes politiques, ceux qui allaient guider son action à son retour aux affaires.

Depuis que notre pays a décidé d’appliquer la nouvelle politique, la Chine et ses voisins sont mécontents. Tous les hommes, qu’ils soient intelligents ou stupides, en connaissent les méfaits ; la multiplication des règlements accable les fonctionnaires des districts et préfectures et les conduit à abandonner leurs tâches concrètes pour se consacrer à la rédaction de textes creux ; la sévérité et la rapidité sont les cri- tères de la compétence, la malice et la tromperie ceux du talent. Le petit peuple est écrasé sous les charges fiscales, riches comme pauvres ont perdu leurs moyens d’existence, le mécontentement s’étend : soit (les gens) roulent dans le fossé soit ils se rassemblent pour devenir des bandits. Voilà maintenant plusieurs années que nuit et jour, (le peuple) tend le cou dans l’espoir que la Cour comprendra enfin (ses erreurs) et modifiera ces lois scélérates.

. Le titre de Commissaire-conseiller, shixiang, était un titre honorifique accordé sous la dynastie Song aux Premiers Ministres qui quittaient leurs fonctions. . Lü Gongzhu, Han Wei, Su Song, etc. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 224 (paginée 224) sur 272

 E -  L

Aujourd’hui, les gaspillages ont presque totalement vidé les coffres de l’État, les réserves des greniers publics ne dépassent pas quelques mois. Quant aux biens de la population, ils sont si diminués qu’elle en est réduite à vivre dans l’incertitude du lendemain. Pourtant les dépenses publiques augmentent de jour en jour, et parallè- lement la collecte des impôts est toujours plus pressante. Les bandits se soulèvent en masse dans les régions du Hebei, du Jingdong et du Huainan, ils attaquent les repré- sentants de l’État et les armées impériales ne sont déjà plus en mesure de les contrô- ler. Par malheur, il peut encore s’y ajouter une inondation ou une sécheresse sur une superficie de deux ou trois mille li, du gel ou une invasion de sauterelles. Mes sou- cis et mes craintes sont immenses, comment me serait-il possible de les passer sous silence 1 ? Voici précisément venu pour vous le moment de déployer votre volonté et d’appli- quer la doctrine (du Sage). Si votre volonté est intraitable et que la doctrine (du Sage) est appliquée dans sa totalité, alors ces deux facteurs combinés apporteront d’im- menses bienfaits à l’ensemble du pays. Mais même si ce n’est pas le cas, votre bonne réputation prendra place dans l’histoire du pays. Il suffit pour cela que vous ayez la volonté de servir notre souverain sans jamais faillir, ainsi vous serez digne de votre responsabilité 2.

Depuis le départ de Wang Anshi, les règlements de compte se multipliaient à la cour. En , Su Shi, à qui ses prises de positions anti-réformistes avaient valu une mutation au Huzhou comme gouverneur, rédigeait un poème satirique sur la politique du gouvernement. Accusé de rébellion, jugé et condamné à une mutation- déportation, il ne dut la vie sauve qu’à la protection active de l’impératrice douai- rière Cao et à la considération amicale de l’empereur Shenzong. Sima Guang comp- tait parmi ses amis : il fut accusé de complicité et condamné à une amende de  livres de bronze. Cette inculpation l’affecta d’autant moins, affirme son biographe Ma Luan, que Shenzong lui conservait manifestement toute sa confiance.

Un jour qu’il discutait avec ses proches subordonnés, l’empereur se plaignit qu’il n’y ait plus d’hommes de talent. Le grand conseiller assistant de gauche 3 Pu Zongmeng déclara que les calomnies de Sima Guang avaient dénigré la moitié des hommes de talent. L’empereur ne répondit pas, il le regarda longtemps droit dans les yeux et dit : « Ainsi Pu Zongmeng vous n’appréciez pas Sima Guang ? Sans parler d’autres choses, mais depuis mon accession au trône, je n’en ai jamais vu d’autre refuser une nomina- tion à la cour des affaires militaires. Les autres refusent plutôt de partir même si on les y oblige ». Confus, Zongmeng ne sut plus comment se tenir. Une fois que les règles de l’ère Yuanfeng réformant la fonction publique eurent été complétées, l’empereur déclara : « je souhaite que cette réglementation soit appliquée à la fois par des personnalités anciennes et nouvelles ». Il ajouta : « Quant au poste de censeur, il ne peut revenir qu’à Sima Guang 4 ».

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Yu chengxiang Wu Chong shu ». . Ibid. . Shangshu, op. cit., « zuocheng ». . Ma Luan, Sima Wengong nianpu, op. cit., chapitre . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 225 (paginée 225) sur 272

L    S G 

Dans sa semi-retraite de Luoyang, Guang se savait loin d’être oublié. En , nommé depuis peu Gouverneur de la capitale occidentale, Wen Yanbo, entreprit d’y organiser, comme l’avait fait le poète des Tang Bo Juyi vers la fin de sa vie, une « Amicale des neuf vieillards », jiulaohui 1. Il choisit des hommes âgés de plus de  ans, de vertu indiscutable et aux vues politiques concordantes, qu’il organisa en sorte de « club », l’Association des vieux héros, Qiyinghui. Un bâtiment fut rebaptisé « Salle des vieux héros », Qiyingtang, et des portraits des membres alignés sur les murs selon leur âge et non leur rang. On y trouvait les effigies de Fu Bi, Directeur de l’instruction, situ, Wen Yanbo, Grand chef des armées, taiwei, Xi Ruyan, Direc- teur des titres nobiliaires, sifengsi, Wang Shanggong, Grand maître des discussions à la Cour, chaoyi dafu, Zhao Bing, Vice-ministre de la cour des sacrifices impé- riaux, taichang shaoqing, Liu Ji, Directeur de la bibliothèque impériale, bishujian, Feng Xingji, Commissaire impérial à la défense de la préfecture de Weizhou, weiz- hou fangeuse, Chu Jianzhong, Fonctionnaire attendant les édits impériaux dépen- dant du Hall des manifestations célestes, Tianchangge daizhi, Wang Shenyan, Grand maître des discussions à la Cour, chaoyi dafu, , Grand maître supérieur du palais, taizhong dafu, Zhang Tao, Académicien-auxiliaire du pavillon Longtuge, Longtuge zhixueshi 2. Ils avaient tous entre  et  ans. Sima Guang, qui en avait alors , n’était pas éligible, mais Wen, qui admirait ses qualités morales et intellectuelles, décida de faire exception 3. Après plusieurs refus, Guang céda à l’insistance de Wen Yanbo et consentit à ce que le peintre Zheng Huan ajoutât son portrait à la galerie des membres. L’association en comptait alors treize, autant d’ennemis irréductibles des réformes de Wang Anshi : plus qu’une simple amicale, c’était donc l’embryon d’une organisation à caractère politique. La première assemblée se tint chez le doyen Fu Bi, puis tour à tour chez chacun des membres. Ces réunions de vieillards à barbe blanche, à l’allure impressionnante et au verbe haut, attiraient maint spectateur ; elles devinrent un temps fort de la vie culturelle et politique de Luoyang. Si Sima Guang, plus jeune que ses confrères, n’avait pas leur expérience politique, son prestige personnel était immense : sur lui reposait l’espoir de ces opposants à la politique en cours. Aussi le « club » s’efforçait-il de créer les conditions de son retour au gouvernement. Mais à l’automne , Sima Guang fut frappé d’apoplexie. Il avait de la difficulté à parler, son bras droit était inerte. Croyant sa dernière heure arrivée, il prépara en hâte un testament politique, recommandant à ses amis, Fan Zhen et Fan Zuyu, de le soumettre à l’empereur après son décès en témoignage de sa loyauté et de sa fidélité,

. Ces neuf personnages partageaient la particularité d’être tous âgés de plus de soixante-dix ans. Seul l’un d’entre eux, Di Jianyu avait moins de soixante-dix ans, mais Bo Juyi fit une exception et l’accepta dans l’amicale. . Le Commissaire de la cour chargé des registres des intendants militaires, xuanhuishi, Wang Gongz- hen, âgé de  ans, bien que résidant à ce moment-là à Beijing, la capitale du nord, était originaire de Luoyang. Dès qu’il apprit la création de l’association, il écrivit une lettre à Wen Yanbo en demandant à y être reçu. . Il s’appuya sur le précédent de Di Jianyu dans l’association de Bo Juyi. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 226 (paginée 226) sur 272

 E -  L

et conformément à ce qu’affirmait Maître Zeng dans les Entretiens de Confucius : « lorsqu’un oiseau va mourir, son chant est poignant ; quand un homme va mourir, ses paroles sont sincères 1 ». Ce « testament » mêlait ses sentiments personnels et ses idées politiques.

Votre humble serviteur constate que depuis dix ans la parole est taboue dans l’empire. Les hauts fonctionnaires se complaisent dans l’oisiveté avec le seul but de continuer à bénéficier de leurs traitements ; les petits fonctionnaires cherchent avant tout à éviter d’être pris en faute ; la population des villages et hameaux souffre mille maux, mais n’a personne à qui s’adresser ; le temple des ancêtres de la famille impériale (la dynastie) et l’autel des dieux du sol et des céréales (l’empire) connaissent une période d’insta- bilité qui glace le cœur ; tous les hommes, qu’ils soient sages ou stupides, nobles ou roturiers, le savent parfaitement, mais il n’en est pas un seul qui, jusqu’à présent, ait osé ouvrir la bouche. Votre Majesté habite au cœur de son palais entouré de neuf enceintes et entend à longueur de journée les seuls propos de ses courtisans, elle croit que les sujets de son empire disposent du nécessaire et que la grande œuvre impériale est déjà réalisée aux huit ou neuf dixièmes. Voilà justement pourquoi Votre serviteur, incapable de contenir sa colère, met sans hésiter sa vie en jeu pour s’en ouvrir à Votre Majesté. Votre serviteur espère que Sa Majesté lira ces propos d’avant la mort et comprendra la sincérité de mes inten- tions, puis qu’elle déploiera son intelligence aussi lumineuse que le soleil et la lune et prendra des décisions irrévocables. Regretter les erreurs du passé pour recueillir des bienfaits futurs ; faire appel aux hommes droits et loyaux et les promouvoir, écarter et chasser les hommes malhon- nêtes et les courtisans ; discerner les hommes âgés à qui on peut confier des respon- sabilités, et voir le peu de confiance que l’on peut accorder aux discours spécieux. Supprimer les prêts sur récoltes et les contributions sur les corvées, et renoncer au système des milices villageoises pour avantager la population agricole ; supprimer les offices des marchés et mettre un terme aux interventions de l’État afin de favoriser les artisans et les commerçants ; retirer et démettre les collecteurs d’impôts (tyran- niques), promouvoir et mettre en avant les fonctionnaires respectueux des lois et méritants ; surveiller de près les généraux gardant les frontières et empêcher que leurs ambitions personnelles ne mettent en danger le pays ; limiter les pouvoirs des proches, et leur interdire le commandement de troupes qui leur permettrait de créer des désordres ; supprimer les règlements trop pointilleux afin de mettre en valeur une politique basée sur la simplicité et la commodité ; modifier les usages durs et sévères, et revenir aux mœurs simples et honnêtes. Faites que toute la population puisse se consacrer tranquillement à l’agriculture et à l’élevage des vers à soie, que tous les employés de l’État puissent conserver leurs têtes, et de cette manière le temple des ancêtres et les autels des dieux du sol seront éternellement en paix et la dynastie se perpétuera à jamais. S’il en est ainsi, Votre Serviteur pense que la mort est préférable à la vie et qu’elle est plus glorieuse. Il pourra alors reposer en terre sans éprouver le moindre regret 2.

. Lunyu, chapitre , « Taibo » ; traduction Ryckmans, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « yibiao ». Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 227 (paginée 227) sur 272

L    S G 

Adieux prématurés : Sima Guang se remit. En revanche, le  du e mois de , l’empereur Shenzong, âgé de trente-huit ans, mourrait dans son palais. Selon ses dis- positions, l’impératrice douairière, née Gao, intronisa son e fils, inaugurant ainsi l’ère Yuanyou. Le nouvel empereur, connu sous son titre de temple ancestral de Zhezong, n’avait que dix ans et Gao assuma la régence. Elle se trouva aussitôt face aux mêmes défis que l’impératrice douairière Cao au début du règne de Yingzong : faute d’expérience politique personnelle, confron- tée à un gouvernement passé maître en procédures administratives, elle courait le risque d’être rapidement dépossédée du pouvoir effectif. Mais Zhezong était trop jeune pour que les détracteurs de Gao, sous prétexte de restaurer l’autorité per- sonnelle du souverain, puissent exiger son départ avant longtemps. L’impératrice n’hésita d’ailleurs pas à se débarrasser des hommes au pouvoir : opposée depuis longtemps à la politique de réformes, elle ne leur accordait aucune confiance. S’assi- gnant pour « premier devoir de restaurer la politique du fondateur de la dynastie », il lui fallait s’appuyer sur des hommes sûrs et d’expérience. Sima Guang lui appa- rut comme un des meilleurs choix possibles. Impératrice de feu Yingzong, Gao ne pouvait avoir oublié son rôle dans l’intronisation de son époux ; elle connaissait et appréciait sans doute aussi son opposition constante et radicale aux mesures qu’elle entendait abroger. Peu avant sa mort, Shenzong avait lui aussi, semble-t-il, manifesté son intention de rappeler Sima Guang et de lui confier des responsabilités au gouvernement, en particulier à la présidence du Censorat : « bien que ces hommes », lui font dire les sources, « aient manifesté des points de vue différents de ceux du gouvernement, ils n’ont fait qu’exprimer leurs convictions et sont d’une parfaite loyauté, pourquoi faudrait-il les abandonner ? » Su Shi partageait cet avis : « Les commentateurs ont seulement constaté la rapidité avec laquelle l’empereur (Zhezong) et l’impératrice douairière ont promu Sima Guang et leur confiance totale à son égard, mais ils n’ont pas vu combien l’empereur Shenzong l’appréciait lui aussi ». Guang repartait en somme vers une nouvelle — et ultime — carrière. Il conserva néanmoins le texte de son « testament », pour l’édification de ses descendants et comme un témoignage de la loyauté avec laquelle il avait servi son souverain 1. Le séjour à Luoyang avait pu sembler une coupure dans la vie publique de Sima Guang. Impression partiellement trompeuse : comme l’avaient montré les événe- ments de , et plus encore son retour aux affaires dès la mort de Shenzong, son éloignement ne fut jamais total. Porteur d’une obstination et d’une loyauté sans bornes, il était resté au fait de la politique et en quelque sorte à l’affût ; toutefois, la rétribution de cette constance venait tard.

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « yibiao xu ». Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 228 (paginée 228) sur 272 Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 229 (paginée 229) sur 272

Premier ministre (-)

L’auteur du Xu Zhizhi tongjian changbian écrit, à propos du retour en grâce de Sima Guang : Le plus précieux chez un haut fonctionnaire n’est pas que son intelligence et son talent surpassent ceux des autres, mais bien que sa vertu et sa réputation s’imposent d’elles- mêmes à tout l’empire. Wang Anshi a pu facilement réformer les anciens règlements parce que sa réputation surfaite suffisait à lui permettre d’appliquer sa politique et que les hommes lui accordaient leur confiance ; Sima Guang a pu facilement abroger les nouvelles lois parce qu’après quinze ans de résidence à Luoyang, l’empire tout entier l’espérait comme nouveau Premier Ministre. Anshi était un ministre tout puissant, Wengong était un ministre sérieux 1. À bien des égards, cette venue ultime au poste le plus élevé est décrite, dans les sources, comme une réponse aux vœux les plus profonds du peuple. Guang y est montré attendu et acclamé, preuve s’il en fut de sa capacité à comprendre, au besoin contre le souverain, les besoins fondamentaux des sujets de l’empire. Faut-il prendre cette popularité au pied de la lettre ? Quoi qu’il en soit, sa politique contre- réformiste satisfaisait dans l’immédiat, ses partisans dans l’administration, et pro- bablement aussi, bien que la perception de ces réalités soit problématique, certaines des attentes de la paysannerie, notamment des provinces frontalières.

 Retour à la capitale

Sans doute au fait des perspectives qui s’ouvraient à lui, Guang, savait aussi com- bien la succession impériale, moment délicat de la vie politique, exigeait une pru- dence extrême. Il sollicita la permission d’aller à la capitale participer aux cérémo- nies funéraires de Shenzong, mais choisit de ne pas s’y précipiter malgré les exhor- tations de son ami Cheng Hao : « j’hésitais, plein de doutes et de pensées, sans oser prendre la route 2 ». Il ne partit qu’après avoir appris l’arrivée sur place de deux autres dignitaires, Sun Gu et Han Wei 3. Pour ne pas susciter de spéculations, il

. Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., chapitre . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi ben Shenzong huangdi sang zhuang ». . Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., chap. , p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 230 (paginée 230) sur 272

 P 

éclaircit d’emblée sa position dans un mémoire au trône, justifiant son déplacement par son statut de fonctionnaire ordinaire attendant les ordres 1. Précaution inutile : la conjoncture le propulsait au premier plan de la scène politique, du moins ses amis et partisans le laissaient-ils entendre.

Les espoirs d’un grand nombre de gens reposaient sur (son) immense talent et (sa) parfaite vertu, tous les hommes de l’empire désiraient un peu plus chaque jour qu’il fût rappelé aux affaires 2.

Le petit peuple lui-même aurait acclamé son nom et demandé sa nomination comme Grand ministre 3. Parvenu à la capitale, il trouva la ville plongée dans l’afflic- tion ; sa venue aurait contribué à en alléger l’atmosphère. « Lorsqu’ils virent (Guang) entrer en ville, les gardes l’ovationnèrent : “Voilà le Premier ministre Sima”. Aussi- tôt, la population encombra les rues. Certains criaient : “Monsieur, vous ne rentre- rez pas à Luoyang et resterez auprès de notre souverain comme Premier ministre afin de sauver le peuple”. Partout où il passait, la foule s’attroupait 4 ». Selon Wang Mingqing, la foule était « si nombreuse et dense que les chevaux ne pouvaient plus passer » ; certains « escaladaient les arbres ou les toits pour tenter de l’apercevoir 5 »; il y eut des accidents, car « des branches cassaient, et des toits s’effondrèrent sous le nombre ». Selon l’auteur du Xu Zizhi tongjian changbian, Wang Anshi aurait gagné la confiance impériale grâce à son habileté politique, shu, et Sima Guang grâce à sa haute moralité, de. Cependant, de peur que sa popularité, manifeste à la capitale, ne soit perçue comme incitation à l’émeute, Sima Guang regagna Luoyang dès la fin des cérémonies funéraires 6. En apprenant son départ, l’impératrice douairière Gao adressa de vifs reproches aux organisateurs des cérémonies de la capitale ; elle chargea le chef des eunuques, Liang Weijian, de se rendre auprès de Guang pour l’in- viter à regagner au plus tôt Bianliang afin qu’elle puisse « l’interroger sur les tâches à accomplir sans attendre 7 ». Le  du e mois de , dans un mémoire de synthèse sur la nocivité des « lois nouvelles », Sima Guang mit en relief les initiatives positives de Shenzong qui, cou- vrant les réformes de son autorité, « fut un souverain exceptionnel », « chercha de toutes ses forces le bon gouvernement », et voulut parvenir à la « grande paix ». Il lui reprochait seulement, avec une modération extrême, de n’avoir pas su s’entou-

. Ibid. . Shengshui yantanlu, chapitre . . Ibid. À la fin de l’ère Xining, Wang Bizhi eut l’occasion de passer la nuit dans la préfecture de Qingz- hou, au petit matin, alors qu’il reprenait la route, il fut surpris de constater que toute la population bordait la route pour l’accueillir et demander la désignation de Sima Guang comme Premier Ministre. . S Shi, Sima Wenzhenggong xingzhuang. op. cit. . Wang Mingqing 王明 清, Huizhulu Huizhulu 揮麈 錄, congshu jicheng (chubian) 叢書集成(初 編). . Xi Zizhi tongjian changbian, op. cit., chap. , p.  ; Su Shi wenji, op. cit., chap. , p.  ; Zhang Hao 張 淏, Yungu zaji 雲谷雜 記, Beijing : Zhonghua shuju, , p. . . S Shi, Sima Wenzhenggong xingzhuang. op. cit. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 231 (paginée 231) sur 272

L    S G 

rer des hommes qui convenaient. Wang Anshi et ses partisans n’eurent pas droit en revanche à la même retenue.

Malheureusement les hommes à qui (l’empereur) confia le gouvernement enten- daient peu de choses aux sentiments humains ou aux lois de la nature. Incapables de seconder la Volonté Sainte de l’empereur, ils étaient imbus de leurs personnes et avaient coutume d’affirmer que nul ne pouvait leur être comparé depuis l’antiquité. Ils ne surent pas trier parmi les règlements du fondateur de la dynastie, ni combi- ner les bonnes propositions émanant de tout l’empire pour ouvrir la voie de la recti- tude morale et de l’intégrité et apporter ainsi leur contribution à l’œuvre impériale. Au contraire, ils ont suivi leurs idées propres, ont changé à la légère les anciennes règles et ont donné à tout cela le nom de « nouvelles lois ». Ils ont appliqué tout ce qu’ils désiraient sans que le souverain puisse les en empêcher ou que les hommes de l’empire puissent rien y changer. Ceux qui les approuvaient furent promus aux plus hautes positions, tandis que ceux qui divergeaient étaient chassés et plongés dans des gouffres ; ils ont exclusivement suivi leurs inclinaisons personnelles sans tenir compte de la situation générale du pays. Existe-t-il un seul homme dont le sentiment naturel ne le conduise à aimer la richesse et les dignités et à redouter les châtiments et les malheurs ? Voilà la raison pour laquelle, les notables comprenant dans quel sens le vent soufflait et le courant cou- lait se sont précipités pour présenter leurs propositions et consacrer leurs forces à leur plaire ; ils ont ainsi abandonné le bon et adopté le mauvais, développé le nui- sible et supprimé le profitable, puis paré cela du nom « d’amour de la population », mais ils n’ont fait en réalité que lui nuire, ils ont paré cela du nom « d’avantage pour le pays », mais ils n’ont fait en réalité que le desservir. Ils ont introduit un ensemble de mesures comme le prêt sur récolte, les contributions d’exemption des corvées, les offices de marchés, et les transactions à crédit, etc., mais ils ont rivalisé les uns avec les autres sur la collecte des impôts, se sont encouragés mutuellement à la sévérité, et sont à l’origine des maux (dont souffre le pays), mais jusqu’à aujourd’hui, ils se sont montrés totalement inflexibles. Il y a encore les fonctionnaires des provinces, qui s’ils bénéficient d’un coup de chance, se vantent effrontément, déclenchent à la légère des opérations militaires et vont inconsidérément semer le trouble chez les barbares. La question militaire est un des grands problèmes du pays, elle est la clé de sa décadence ou de son déve- loppement, de son existence ou de sa disparition. Pourtant quand un homme, préoc- cupé seulement des récompenses ou des promotions qu’il peut retirer, ne tient aucun compte des pertes humaines ni de l’intérêt du pays, puis sans réflexion sérieuse, se précipite dans l’action et conduit les troupes sans direction précise, il se conduit comme un enfant. Une fois enfoncé profondément en territoire ennemi, il doit se maintenir dans une ville isolée et s’enfuir sans demander son reste lorsque l’appro- visionnement commence à manquer. Des avant-postes militaires ont été construits à l’extrême limite des frontières, mais comme on estime le succès incomplet et qu’on est incapable d’affronter l’ennemi, on ferme les portes des villes et l’on multiplie les travaux de fortification. Ainsi, des centaines de soldats sont exposés dans la steppe, des quantités considérables d’armes et de fournitures perdues, pour des territoires étrangers. Il existe aussi des fonctionnaires opportunistes qui souhaitent gagner de l’avance- ment grâce à la situation et proposent d’instaurer un système de milices populaires Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 232 (paginée 232) sur 272

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et d’élevage des chevaux dans la population pour couvrir les besoins des armées. Ils suppriment les monopoles de l’État sur le thé, le sel et le fer afin d’augmenter les impôts reposant sur les commerçants et améliorer ainsi les ressources des armées. À cause de pareilles mesures, presque toute la population a perdu son emploi et se débat dans les difficultés comme si elle cuisait dans une marmite. Tout cela vient de ce que tous ces fonctionnaires étaient impatients d’obtenir de l’avancement et ont trompé l’empereur défunt, ils ont réussi ainsi à s’approprier le bénéfice et à retourner le mécontentement contre lui. Ce n’était certes pas la volonté de notre empereur 1. Cet inventaire renouvelé, répétitif, des erreurs de la politique de réforme, assorti d’une volée de bois vert à l’adresse de ses partisans, l’indiquait assez : Guang rejetait par avance tout compromis avec ses adversaires de la veille, rendus responsables de tous les maux de l’empire. Dressant un tableau amer des vingt années au cours desquelles il n’avait pu appliquer ses idées ni se dévouer au service de son pays et de son souverain, il saluait l’arrivée de Gao à la régence. Formuler son souhait d’en finir avec les réformes était pour lui une délivrance : comme lorsque « un vœu contenu pendant des années [...] un beau matin peut enfin s’exprimer ». L’émotion le submergeait : « des larmes de profonde reconnaissance venues de je ne sais où ont commencé à couler ». Parmi les premières mesures de l’impératrice douairière figuraient l’annulation des corvées de construction des murailles, et le rappel des soldats en deçà des frontières. Guang ne pouvait qu’approuver ; il ne tarissait pas d’éloges sur l’action de la souveraine, qu’il encourageait à poursuivre dans la voie de la restauration. Il n’est personne dans l’empire qui ne manifeste sa joie. Votre Sainte vertu s’est répan- due et a parcouru mille li en un seul jour, les voix vantant vos mérites semblent comme sorties d’une seule bouche et inondent tout l’univers. Malgré tout, il entendait éviter la précipitation, pour ne pas froisser tous ceux qui, comme lui, s’étaient opposés à Wang Anshi. À l’impératrice douairière qui l’inter- rogeait, il répondait : « il n’est de tâche plus urgente que de publier un décret ordon- nant l’ouverture d’un débat public 2 ». Autoriser un tel débat sur la politique gouver- nementale était, à son sens, la condition première pour que chacun dans l’empire puisse s’exprimer sur les difficultés nées de l’application des lois réformistes. Encore fallait-il récompenser les auteurs des propositions qu’on retiendrait, et ne sanction- ner à aucun prix ceux qui feraient des suggestions mal venues. Seuls les opposants à la libre expression devraient être condamnés et punis. Avec cette proposition, Sima Guang offrait à l’impératrice le moyen de s’affranchir de la tutelle de la haute admi- nistration et d’établir un lien direct avec la population et les fonctionnaires hors de la Cour ; les anti-réformistes auraient là la possibilité de porter des coups à leurs adversaires. En effet, les partisans des réformes, après vingt ans de « politique nouvelle », occupaient toujours les places de premier plan, et détenaient un pouvoir considé-

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi qu xinfa zhi bingmin shangguo zhe shu » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi kai yanlu zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 233 (paginée 233) sur 272

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rable ; ils tentèrent aussitôt d’empêcher le débat. Réfrénés par la crainte de les affron- ter directement, les opposants furent d’abord peu nombreux à oser s’exprimer. Le Grand trésorier du palais, Song Pengnian, s’y risqua, et fut muté au poste d’admi- nistrateur des trois bureaux militaires de la capitale ; le Vice-directeur du ministère des eaux, Wang E, se vit quant à lui condamner à verser une somme de  jin de monnaie de cuivre. Les réformateurs répondaient ainsi à l’initiative des conserva- teurs, soupçonnés à juste titre de vouloir profiter du débat public pour dresser leur procès. Le premier mémoire demandant l’ouverture d’un débat public datait du  du e mois ; vingt jours plus tard, un second texte dénonçait les blocages.

Lorsque Wang Anshi détenait le pouvoir gouvernemental, il a cherché à maintenir dans l’ombre l’intelligence de l’empereur ; il a accaparé tous les pouvoirs et agi selon ses inclinaisons personnelles. Ceux qui adressaient des remontrances ont été plus haïs que des ennemis et les critiques ont été réprimées plus sévèrement que les bri- gands. C’est la raison pour laquelle les hommes de l’empire ont considéré toute parole comme taboue 1.

Une fois de plus, comme il était d’usage dans la politique chinoise, Sima Guang accusait son vieil adversaire de redouter la libre expression des fonctionnaires ; Wang avait du reste lui aussi, lors de son accession au gouvernement, usé de l’appel à l’opinion publique. Mais une fois au pouvoir, ne souffrant pas les critiques, il avait écarté les opposants. Sima Guang ne se comporta pas autrement : partisan du débat public à son retour en politique, il se montrera beaucoup moins bien disposé à se voir mis en cause un peu plus tard. Il fut tout d’abord nommé gouverneur de la préfecture de Chenzhou (dans l’actuel Henan) ; il était en route vers sa nouvelle affectation lorsque l’impératrice Gao le pria de passer par la capitale et de se présenter au palais 2. Des émissaires furent dépêchés pour l’accueillir solennellement. Le poste de Premier ministre était alors occupé par Cai Que, homme de faibles convictions, resté passif vis-à-vis de la « nouvelle politique », et qui voyait surtout dans le débat public une menace pour sa position personnelle. Sans s’y opposer formellement, il s’efforça d’en retarder l’ouverture et d’en limiter la portée en introduisant des clauses restrictives.

Si les propos contiennent des intentions cachées, s’ils s’écartent du domaine de com- pétence de leur auteur, s’ils cherchent à soulever des affaires importantes et secrètes, ou à affirmer leur adhésion à des décrets déjà publiés, s’ils font preuve d’opportunisme et visent une promotion en s’efforçant de deviner les intentions du gouvernement, ou cherchent à assurer une réputation flatteuse en vantant les bonnes mœurs des admi- nistrés, il sera nécessaire alors d’engager des mesures punitives ; car si rien n’était fait, de tels propos seraient susceptibles de provoquer le désordre dans le pays et de nuire à la politique 3.

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi kai yanlu zhuang » ; zouyi, op. cit., p. . . Xu Zizhi tongjian, op. cit., chapitre . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi gai qiujian zhaoshu zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 234 (paginée 234) sur 272

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Averti de ces restrictions dès son arrivée à la capitale, Sima Guang en fut atterré. « Le décret d’aujourd’hui vise à obtenir avis et remontrances, mais il annonce en même temps six mesures qui les interdisent. Votre serviteur pense que vos fonc- tionnaires préféreront ne pas s’exprimer car s’ils le faisaient, ils seraient à tout coup mis en accusation au motif de l’une des six dispositions 1 ».

Si les propos tenus contiennent louanges ou critiques de fonctionnaires, leurs auteurs seront accusés d’intentions cachées ; s’ils s’aventurent dans un domaine étranger à leur fonction, on dira qu’ils outrepassent leurs compétences ; s’ils exposent des pro- positions sur la sécurité du pays, on dira qu’ils soulèvent des affaires importantes et secrètes ; si leurs propos coïncident par hasard avec des ordres gouvernementaux, on pourra dire qu’ils cherchent à se conformer à des décrets déjà publiés ; s’ils parlent des méfaits de la « nouvelle politique » et des changements indispensables, on pourra dire qu’ils font preuve d’opportunisme en s’accordant aux intentions du gouvernement ; s’ils s’inquiètent des souffrances et des soucis de la population, on pourra dire qu’ils cherchent à se valoriser et à tromper sur les sentiments du peuple. S’il en est ainsi, il n’y aura vraiment plus aucune affaire de l’empire dont on pourra encore parler 2.

Le gouvernement, dont la mesure avait pour objet initial de « rechercher les avis, [...] faisait en définitive tout pour les refuser 3 ». Cai Que donna du reste d’autres preuves de sa mauvaise volonté : le décret fut affiché dans l’enceinte du palais, mais non diffusé. Sima Guang demanda que le texte, une fois amendé, soit largement dis- tribué à travers l’empire, « afin que tous sachent clairement que Sa Majesté se pré- occupe de rechercher les avis et n’a nullement l’intention de les refuser ». La douai- rière se rangea à son point de vue. Les résultats furent sans surprise : les mémoires au trône dénonçant les réformes de Wang Anshi affluèrent 4. Certaines de ces réformes étaient moribondes avant même la disparition de Shenzong ; or au cours du e mois, plus de  mémoires dénonciateurs rédigés par de modestes paysans parvinrent à la Cour. Guang demanda qu’on accorde la plus grande attention à ces documents venus du peuple : « bien que leur expression soit vulgaire et leur propos confus, (leurs auteurs) ont vécu personnellement la réalité des méfaits et apportent leur contribution avec sincérité, il ne faut pas les négliger 5 ». Parallèlement, il présenta à l’empereur, comme il l’avait fait à ses deux prédécesseurs, ses solutions pour par- venir au bon gouvernement : il fallait mettre en œuvre, préconisait-il, la bonté, ren, la clairvoyance, ming, l’esprit de décision, wu ; recourir au bon emploi des fonction- naires de l’État, renguan, et à la juste utilisation des récompenses et des châtiments 6. Débats et critiques contribuaient à renforcer la position de l’impératrice douai- rière, mais sans toutefois modifier le rapport des forces au sein de l’appareil gou- vernemental. L’impératrice Gao avait besoin d’un homme de confiance, en mesure

. Ibid. . Ibid. . Ibid. . S Shi, Sima Wenzhenggong xingzhuang. op. cit. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi shenglan nongmin fengshi zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Jin xiuxin zhiguo zhiyao zhazi zhuang » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 235 (paginée 235) sur 272

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d’affronter les réformateurs et de conduire la contre-réforme. Guang était à ses yeux le candidat idéal : sa loyauté était indiscutable, son opposition aux réformes aussi ; sa notoriété, intacte malgré quinze années de retraite à Luoyang, garantissait un large soutien populaire. De plus, en dépit de sa renommée, il n’avait jamais occupé les plus hautes charges ministérielles, et ne pouvait porter ombrage au prestige personnel du souverain ou de la régente 1. Le  du e mois de , un décret le nomma Vice-président de la chancelle- rie impériale, menxia shilang. Il refusa, arguant de sa santé, qui était effectivement mauvaise. Au e mois , lors de la présentation au trône de son Zizhi tongjian, il avait dressé de lui-même un portrait pitoyable. Mes os sont fragiles et douloureux, ma vue s’est récemment brouillée, je n’ai quasi plus de dents et mon intelligence est en pleine décrépitude ; les talons à peine tournés, j’oublie ce que mes yeux viennent de lire 2. Peut-être Fan Zuyu, rédacteur du brouillon, exagère-t-il la déchéance physique et intellectuelle de Guang pour souligner combien l’élaboration du Zizhi tongjian avait été épuisante. Mais Guang lui-même se plaint de ses oublis dans une lettre à Fan Chunren 3. À l’impératrice douairière qui le pressait de revenir au gouvernement, il affirma se sentir de plus en plus « faible, âgé et perclus de maladies 4 ». La e année de l’ère Xining, Votre Serviteur avait reçu de notre précédent empereur une nomination en qualité de Vice commissaire du bureau des affaires militaires, mais en raison de mon manque de force et d’intelligence, mon refus d’entrer en fonc- tion a été accepté. Cette affaire s’est produite, il y a maintenant seize ans. Aujourd’hui, les cheveux et les dents de Votre serviteur sont encore plus rares 5... L’impératrice insista néanmoins, et lui fit porter une lettre de sa main, le priant d’accepter le poste. « Le précédent empereur vient à peine de quitter le monde et notre Fils du Ciel est encore très jeune, comment pourriez-vous, Monsieur, refuser d’occuper cette position dans de telles circonstances ? » Elle ne consentirait, disait- elle, à publier le décret modifié ouvrant les débats publics que s’il acceptait la fonc- tion de Vice-président de la Chancellerie 6. Le frère aîné de Guang, Sima Dan, vint à sa rescousse : « vous avez prôné toute votre vie la voie des (souverains sages) Yao et Shun et pensé vous dépenser entièrement au service de votre souverain. Si, aujour- d’hui que vous en avez la possibilité, vous restez à l’écart, ce sera fort inconvenant 7 ». Intervention rassurante pour les amis de Guang : il respectait, savait-on, la parole de son aîné à l’égal de celle de ses parents, et se conformerait à ses avis. Selon Su Shi, la pression populaire ne fut pas moins forte ; dans le texte gravé sur la stèle

. Ji Xiaobin, op. cit., p. . . « Jin Zizhi tongjian biao ». . Quan Song wen, op. cit., vol. , p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Xie Yuqian zhazi cui fu que zhuang » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Ci Menxia shilang diyi zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Ibid. . Songshi, op. cit., chapitre , « Biographie de Sima Dan ». Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 236 (paginée 236) sur 272

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à la mémoire de Sima Guang, il relate comment, à son retour de la préfecture de Dengzhou, toute une population l’assaillit et le chargea de transmettre une lettre « au Grand ministre Sima le priant de ne pas quitter la Cour et de prendre soin de lui afin de secourir le peuple ». « L’événement se répéta sur mille li », ajoutait Su Shi 1. Sima Guang finit donc par accepter la Vice-présidence de la Chancellerie. Au-delà de sa déchéance physique non feinte, l’occasion lui était enfin offerte de servir son pays et son souverain, comme il l’attendait depuis tant d’années. Su Shi écrit encore : « il fit don de son corps pour assumer la responsabilité de l’empire 2 ». Mais Guang, une fois son accord donné, ne put semble-t-il dissimuler l’inquiétude persistante que lui causaient sa santé, et la lourdeur des charges gouvernementales. Ce fut en tout cas la substance d’une lettre à son neveu.

Par la grâce de Sa Sainteté, je viens d’être nommé au poste de Vice-président de la chancellerie impériale et cela ne manque pas de provoquer bien des jalousies à la Cour. J’ai l’impression d’être une feuille d’automne prise dans une bourrasque, comment pourrait-elle ne pas tomber ? Voilà pourquoi depuis ma nomination, je ne trouve pas de raison de me réjouir mais plutôt de m’inquiéter, il faut que les gens de votre génération comprennent bien mon sentiment 3.

Dès son entrée en fonction, ainsi qu’il le redoutait, il fut l’objet de tous les regards ; les membres des diverses factions opposés, dira-t-il, « se frottaient les yeux pour mieux (l’)observer 4 ».

 La contre-réforme : finances et armée

Sima Guang assuma officiellement sa charge le  du e mois de . Vice- premier ministre en titre (Cai Que était encore Grand ministre), il dictait de fait les orientations du gouvernement. Mais il fallut près d’un an pour que, le  du e mois de , à la suite d’une dénonciation opportune, Cai soit démis de ses fonctions ; le jour même, Guang occupera également le poste de Vice-président de gauche du Département des affaires d’État, Shangshu zuo buye. Le lendemain, il ordonnait par décret la rédaction des « Récits véridiques du règne de l’empereur Shenzong », acte qui faisait de lui le Premier ministre en exercice, à peine quelques mois avant sa disparition. Avec l’appel au débat public de , Sima Guang avait atteint ses deux premiers objectifs : convaincre l’impératrice douairière (et donc l’empereur) de la justesse de ses vues, et mobiliser le pays contre les réformes. Il décida la suppression immé- diate des « lois nouvelles de l’ère Xifeng », malgré l’appel de ses adversaires au res-

. S Shi, Sima Wenzhenggong shendaobei. op. cit. . S Shi, Sima Wenzhenggong xingzhuang, op. cit. . Huang Zhen 黃 震, Huangshi richao 黄氏日 抄, Congshu jicheng (chu bian) 叢書集成(初 編). . Songshi, op. cit., chapitre , « Sima Guang zhuan ». Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 237 (paginée 237) sur 272

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pect de la morale confucéenne : « si pendant trois ans, (un homme) ne s’écarte pas de la voie que lui a tracée son père, on peut dire qu’il est un bon fils 1 ». Guang se voyait ainsi adresser, comme en retour, les arguments qu’il avait lui-même opposés à Wang Anshi, alors qu’il lui reprochait de piétiner les lois du fondateur de la dynas- tie ; preuve de la difficulté, dans la Chine impériale, d’aller à contre-courant des usages et de s’extraire du cadre des conventions passées. Contraint de se comporter comme les réformateurs tant critiqués, il dut développer des arguments d’autorité aussi spécieux que l’avaient été les leurs.

La Cour vit un moment d’une extrême importance, elle se trouve devant l’urgence de relever le peuple tombé à terre et de redresser un pays en pleine instabilité ; comment, dans de telles conditions, pourrait-on attendre trois ans avant d’agir ? De plus les affaires du pays et des armées sont partagées entre les mains de Sa Majesté et de l’impératrice douairière, autrement dit c’est la mère qui modifie la politique de son fils, ce n’est en aucun cas le fils qui modifie celle de son père, pourquoi faudrait-il s’effrayer et ne pas agir 2 ?

Malgré retards et obstacles, Sima Guang avait, vers la fin de , abrogé la plupart des décrets et règlements de Wang Anshi. La situation lui semblait évoluer dans le bon sens, mais il se sentait pris par le temps : il « s’occupait en personne de toutes les affaires et travaillait à longueur de journée 3 ». À ses proches qui lui rappelaient le cas du grand ministre Zhuge Liang, mort d’épuisement d’avoir trop travaillé et négligé de se nourrir, il répondit que « la vie ou la mort étaient affaire de destin 4 »: « si je devais mourir avant que les quatre fléaux 5 ne soient éliminés, je ne pourrais pas fermer les yeux en paix 6 ». Et à Su Shi, Fu Qinzhi ou d’autres, qui, inquiets de sa détermination, lui conseillaient de ne pas imposer de mesures trop radicales ou hâtives : « Seul compte l’intérêt de notre dynastie, comment peut-on s’effrayer ou s’inquiéter du reste 7 ? » Bien que « malade la moitié du temps 8 », il travaillera sans discontinuer pendant un an et demi. Au er mois , son état de santé empira ; il s’alimentait de moins en moins, les forces lui manquaient, ses jambes ne le portaient plus. Il dut demander un congé et rester alité tout un mois ; l’impératrice donna ordre à ses meilleurs médecins de se relayer à son chevet. Lorsqu’il put à nouveau se présenter au palais, elle le dispensa des marques de respect les plus éprouvantes.

. Lunyu, chapitre , « xue’er » ; traduction Rickmans, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi qu xinfa zhi bingmin shangguozhe shu » ; zouyi, op. cit., p. . . Songshi, op. cit., chapitre , « Sima Guang zhuan ». . Ibid. . Les quatre fléaux désignent ici : le système du prêt sur récolte, la contribution d’exemption des cor- vées, les fonctionnaires chargés d’entraîner les troupes locales, jiangguan, et la politique de conciliation avec les barbares. . Ibid. . Ma Luan, Sima Wengong nianpu, op. cit., chapitre . . Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., chapitre . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 238 (paginée 238) sur 272

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À mesure que Sima Guang sentait ses forces décliner, croissait, semble-t-il, sa détermination anti-réformiste : c’est alité qu’il supprima le système de rachat des corvées, mit fin à la politique agressive à l’égard des Xixia et lança la discussion sur les méfaits des fonctionnaires chargés d’entraîner les troupes locales. Le e jour du e mois supplémentaire, alors qu’il allait un peu mieux, il reçut le décret qui, le nommant Vice-président de gauche du Département des affaires d’État, shangshu zuo puye, le plaçait officiellement à la tête du gouvernement. Malgré les difficultés à se déplacer, Guang avait toujours tenu à se rendre aux audiences du palais ; l’im- pératrice douairière lui accorda la faveur exceptionnelle d’entrer dans le palais en palanquin, et de ne participer qu’une fois tous les trois jours à l’appel quotidien des membres de la Chancellerie et du Secrétariat. Il refusa : « si je ne vois pas notre sou- verain, je ne serais pas en mesure de m’occuper sérieusement des affaires du pays 1 ». Gao lui permit aussi de ne pas entrer dans le palais par la porte principale (ce qui impliquait un détour) comme les autres fonctionnaires, mais d’emprunter le chemin plus court, par la porte est. Son fils Kang fut autorisé à l’accompagner pour l’assister ; Guang insista pour que ce dernier ne soit l’objet d’aucune faveur particulière. Selon le règlement de la fonction publique, une indisponibilité pour maladie entraînait une perte d’émoluments proportionnelle à sa durée. Sima Guang, par exception, garda son traitement entier : il adressa alors un mémoire au trône, demandant à être traité selon la règle commune, ce que l’impératrice douairière refusa. Plusieurs dispositions clés restaient à abroger : la levée des milices popu- laires, baojia, les contributions d’exemption des corvées, mianyi, et le système des fonctionnaires-militaires, jiangguan. Dans tous ces domaines et malgré son impa- tience, Sima Guang savait devoir agir avec prudence. Les réformes n’avaient pas été l’œuvre du seul Wang Anshi ou de ses partisans, elles émanaient de la volonté de Shenzong lui-même. Abroger les décisions d’un empereur à peine disparu n’al- lait pas sans risque d’offense à sa mémoire ; une attaque frontale contre l’ensemble des réformes revenait à critiquer la mémoire encore présente du souverain défunt, et relevait du crime de lèse-majesté. Sima Guang s’efforça de dissocier une fois de plus les intentions « légitimes et justes » de l’empereur Shenzong de la politique de son Premier ministre Wang Anshi ; c’est sans doute ainsi qu’il faut interpréter cette phrase : « rien n’est mieux aujourd’hui que de sélectionner les éléments de la poli- tique de réformes qui apportent des bienfaits à la population et des avantages au pays, et de les maintenir en l’état 2 ». Le Premier ministre poursuivait donc la restauration au pas de charge. Il rédigea presque simultanément trois « mémoires d’application » des priorités du nouveau gouvernement. Le premier lançait l’offensive contre les réformes et leurs partisans : il concernait la suppression du système des milices populaires, baojia, dispositif clé des mesures militaires de Wang Anshi. En fait deux textes, très proches par le

. S Shi, Sima Wenzhenggong xingzhuang, op. cit., p. . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 239 (paginée 239) sur 272

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contenu, justifiaient la suppression de l’institution 1. On peut, en substance les résu- mer ainsi. La fusion entre armée et paysannerie conduisait à transformer la moitié des paysans en soldats ; l’envoi des paysans aux frontières compromettait la pro- duction agricole. Les inspecteurs chargés du contrôle se déplaçant d’un village à l’autre, les frais de leur séjour étaient à la charge des familles locales. Des chefs de milices et de groupements corrompus recevaient des pots-de-vin et pressuraient la population. De plus, en dépit de son coût, le dispositif ne garantissait pas la sécurité pour autant : partout où il avait été appliqué, la criminalité avait augmenté. Ainsi, le système des milices « pousse la population hors la loi » ; envoyer les miliciens au combat « équivaut à envoyer un troupeau de moutons affronter loups et chacals ». Sima Guang proposait le retour au système antérieur à l’ère Xining : renvoyer les miliciens aux travaux des champs, charger les hommes âgés en bonne santé de la sécurité et de la capture des bandits. Deux Cours des chevaux, Qijiyuan, placées sous la tutelle de la Cour des équipages impériaux, Taipusi, seraient créées pour veiller sur les chevaux élevés par la population. Les inspecteurs locaux et inten- dants issus des réformes, remis à la disposition du gouvernement, seraient affec- tés à d’autres tâches. Ces mesures n’étaient pas un simple retour en arrière. Guang proposait aussi d’enrôler un archer pour cinquante familles paysannes, ce qui allé- geait les charges sans les supprimer toutes. Pour rendre la mesure plus attrayante, il étendit aux archers locaux le privilège réservé aux archers professionnels en ser- vice à la frontière : l’exemption d’impôt foncier d’une superficie de deux cents qing. Il entendait aussi favoriser la capture des bandits grâce à l’octroi de récompenses substantielles. Les archers locaux ne seraient en aucun cas réquisitionnés de force, mais feraient l’objet d’une sélection rigoureuse parmi des volontaires dotés d’une bonne maîtrise des arts du combat. Si tous les hommes d’un district versés dans les arts martiaux étaient recrutés comme archers, pensait Guang, la question du banditisme serait réglée 2. La sécurité intérieure était liée à la protection des frontières de l’empire. L’em- pereur Shenzong avait adopté une politique volontairement agressive à l’égard du royaume Xixia ; en fait, les Song avaient surtout profité d’une crise à la tête de celui- ci 3 pour occuper six positions stratégiques 4. Mais les rivalités et les jalousies au sein de l’état-major chinois avaient empêché la transformation de ces succès locaux en victoire significative et durable. Dès le e mois , la lourde défaite du général Xu Jia à Yonglecheng mettait fin à leurs velléités offensives. Les Xixia renouvelèrent leurs assauts sur la frontière nord-ouest, sans parvenir toutefois à reprendre les six emplacements perdus. Les deux armées campaient sur leurs positions. Au cours de l’année , quatre ambassades Xixia se succédèrent à la Cour des Song, afin de présenter les condoléances de leur gouvernement après le décès de

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi ba baojia zhuang » ; zouyi, op. cit., p.  ; et chapitre , « Bi ba baojia zhazi », zouyi, op. cit., p. . . Ibid, zouyi, op. cit., p. . . Le souverain des Xixia, Zhao Bingchang avait été enfermé par ses propres subordonnés. . Il s’agissait des positions stratégiques de Jialu, Wubao, Yihe, Mizhi, Futu, et Anjiang. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 240 (paginée 240) sur 272

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l’empereur Shenzong et engager des pourparlers de paix. Les présents dont elles étaient porteuses pouvaient être tenus pour des tributs marquant un vœu d’al- légeance. Telle fut en tout cas l’interprétation de Sima Guang : par ce geste, les Xixia espéraient récupérer les six positions militaires perdues et reprendre le com- merce officiel 1. Convaincu de l’incapacité des armées Song à guerroyer contre les Xixia avec succès, Guang proposa de rendre les territoires occupés et par contre de maintenir l’interdiction de commercer. Deux dispositions étaient prévues : la pre- mière, qui restituait aux Xixia les six positions, stipulait la reprise des « donations » annuelles ; il s’agissait de modifier la mentalité des Xixia sous l’action de la vertu. La deuxième, « l’embargo commercial », visait à exercer sur le gouvernement et les familles Xixia une pression économique qui les dissuaderait de recourir à la force contre les Song. Cette politique de concessions et d’apaisement rencontra mainte opposition, et principalement celles d’An Tao et de Xing Shu. Elle ne fut imposée que grâce au soutien de Wen Yanbo. Les raisons de Sima Guang étaient ici d’abord personnelles : sa nomination était récente, les tâches à venir innombrables, ses ennemis nombreux et puissants, sa position fragile ; d’où cette recherche de paix intérieure au moyen de concessions vis-à-vis de l’extérieur. S’il privilégiait la paix, c’est qu’il n’avait oublié ni la défaite de sa jeunesse face aux Xixia, alors qu’il était encore aux côtés de Pang Ji, ni le traumatisme, toujours présent, de la déroute de l’armée de Xu Jia à la bataille de Yonglecheng. Enfin, les problèmes frontaliers et militaires n’entraient pas dans ses priorités : l’occupation des six positions stratégiques, points perdus au milieu du désert et sans grande utilité, coûtait cher, selon lui, et suscitait la vindicte des Xixia. Sur ce point, Sima Guang se trompait : le renoncement aux positions stratégiques, sans apporter plus de garanties, offrait à l’ennemi des têtes de ponts qui confortaient ses positions. Cela se vérifia en , lorsque le gouvernement chinois restitua les six sites, échangés contre les prisonniers de la bataille de Yonglecheng. Loin de l’effet d’une « leçon de vertu », l’épisode renforça l’audace des Xixia. À peu près dans le même temps, Sima Guang rédigea deux textes préconisant le renvoi des fonctionnaires militaires chargés de l’entraînement des milices dans les districts et préfectures 2. Dans les débuts de la dynastie, les autorités locales des dis- tricts et des préfectures avaient eu la haute main sur les affaires civiles et militaires ; plus tard, dans le cadre de son offensive contre les Xixia, l’empereur Shenzong avait renforcé l’entraînement des armées régionales et ordonné la création, dans plusieurs régions — Hebei, Hedong, Shaanxi, Jingdong et Jingxi —, de postes de fonction- naires chargés de l’entraînement des unités régionales, jiangguan. Il s’agissait de priver ces fonctionnaires du pouvoir de commander et d’entraîner les soldats de leur circonscription : ignorant tout de leur lieu d’exercice, ils contribuaient à ren-

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Lun Xixia zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi ba jiangguan zhuang », zouyi, p. , le mémoire aurait été adressé au trône la huitième année de l’ère Yuanfeng ; et Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi ba jiangguan zhazi », zouyi, op. cit., p. , ce deuxième mémoire aurait été adressé au trône le e mois de la re année de l’ère Yuanyou. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 241 (paginée 241) sur 272

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forcer l’indolence naturelle des soldats, « qui mangeaient sans rien faire et dévelop- paient un caractère paresseux et arrogant 1 ». Ils attisaient aussi par leur présence les tensions locales. Pour Sima Guang, les unités de l’armée impériale dans les districts et préfectures devaient être replacées sous l’autorité des fonctionnaire locaux et des commandants en chef ; ils veilleraient en commun à l’entraînement et au contrôle des soldats, ainsi qu’à l’exécution de leurs nombreuses missions ; ceux qui ne rempliraient pas leur tâche avec diligence, ou qui laisseraient les soldats se livrer à la paresse, seraient déférés devant l’intendant des affaires judiciaires, et leurs cas traités avec sévérité 2. Jugeant un retour en arrière indispensable, il entendait déléguer aux fonctionnaires locaux les pouvoirs civils et militaires, afin de renforcer la cohésion locale et de garantir l’efficacité de leurs interventions. Guang prônait par ailleurs une application rigoureuse de la loi pénale. Déjà, au début de l’ère Xining, il s’était prononcé en faveur de la peine de mort pour la jeune Ayun, qui avait assassiné son mari. Le point de vue de Wang Anshi l’avait emporté et la peine de l’accusée avait été réduite de deux degrés grâce à ses aveux sponta- nés. Le cas ayant fait jurisprudence, les dispositions de clémence étaient toujours en vigueur. Peu après son arrivée au gouvernement, Sima Guang régla dans le sens de la sévérité deux affaires de meurtre avec préméditation.

Votre serviteur pense humblement que les souverains gouvernent le monde au moyen des lois et des règlements. La règle de la mort pour les assassins est une loi que personne n’a modifiée depuis que les lois et les châtiments existent. Si celui qui assassine n’est pas exécuté ou si celui qui inflige des blessures à un autre n’est pas puni, même (des souverains aussi sages) que Yao et Shun seraient incapables de maintenir l’ordre 3.

Respect de l’ordre public et application stricte des règles tinrent donc une place essentielle dans la politique de Sima Guang. Selon le Xu Zizhi tongjian changbian, il y eut plus d’un millier de condamnés à mort dans la seule première année de son gouvernement 4. Après la suppression des milices populaires et de l’élevage des chevaux par les paysans, Sima Guang s’attaqua à la contribution d’exception des corvées, mianyifa, autre point clé des réformes de Wang Anshi. Sur cette question, sa position person- nelle avait évolué. Jadis peu favorable aux corvées généralisées dont il avait souhaité le remplacement par le recours aux salariés 5, il devint hostile à cette mesure dès que Wang l’eut adoptée. Au er mois de , manifestant cette fois davantage de cohérence, il projeta la suppression des rachats de corvées et le retour au disposi-

. Ibid. . Ibid, zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi budai gudousha zhazi » ; zouyi, op. cit., page . . Plus tard, ses successeurs Lü Gongzhu et Lü Dafang devaient poursuivre la même politique : les coupables de crimes de sang furent exécutés par milliers. . Voir plus haut. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 242 (paginée 242) sur 272

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tif ancien 1. Sa proposition suscita une vive opposition 2, à commencer par celle du tout puissant Président de la Cour des affaires militaires, Zhang Dun. Mais jusque dans les rangs des conservateurs, le projet de suppression du rachat des corvées était loin de faire l’unanimité. Su Shi déclarait ainsi :

Su Shi : Le dispositif des corvées et celui des contributions d’exemption ont leurs avantages et leurs inconvénients. Sima Guang : Qu’en pensez-vous ? Su Shi : Sous les trois dynasties de l’antiquité, les paysans et les soldats ne faisaient qu’un. Il fallut attendre l’avènement de Qin shihuangdi pour qu’ils soient séparés en deux. Au milieu de la dynastie Tang, les milices populaires furent totalement trans- formées et des armées de métier les remplacèrent. Depuis lors, les paysans produisent le grain et les tissus pour entretenir les soldats, et les soldats offrent leur vie pour protéger les paysans. Même si le sage (Confucius) réapparaissait, il ne pourrait rien y changer. Aujourd’hui, la méthode d’exemption des corvées ressemble en fait un peu à cette situation. Vous voulez, Monsieur, supprimer en hâte les contributions pour réinstaurer les corvées, c’est exactement comme si vous souhaitiez supprimer les armées professionnelles et revenir aux milices paysannes : ce n’est pas une entreprise facile. Sima Guang estima qu’il se trompait. Su Shi discuta encore une fois avec Sima Guang à l’intérieur du pavillon des affaires d’État. Sima Guang montra de l’irritation, Su Shi était lui aussi contrarié. Rentré chez lui, il ne cessa de crier, répétant : « Sima est un bœuf ! Sima est un bœuf 3 !»

Fan Chunren pensait, comme Su Shi, que cette suppression était prématurée : « le système des corvées doit être l’objet d’explications détaillées et d’une applica- tion graduelle et mesurée, faute de quoi il apportera des tourments à la population. Il faut d’abord l’appliquer dans une seule région et observer ce qu’il en est réelle- ment ». Mais rejetant tout conseil, Sima Guang maintint obstinément son point de vue. Si bien que Fan déclara : « en agissant ainsi, vous conduisez les hommes à ne plus s’exprimer. S’il faut vous flatter pour vous contenter, où est la différence avec les jeunes gens qui soutenaient Wang Anshi afin d’obtenir rapidement richesse et honneurs 4 ?» Les adversaires de la « restauration », comprenant quel parti tirer de l’entêtement de Sima Guang, contre-attaquèrent.

Au cours de l’ère Xining, Sima Guang a dénoncé avec force les nuisances du dispositif des corvées, au point d’indisposer notre défunt empereur Shenzong. Maintenant qu’il est en fonction, il dénigre la loi établie et trompe notre régente, assisté d’une foule de

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi ba mianyiqian yijiu chayi zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Lorsque la nouvelle parvint à Jinling, Wang Anshi dit en soupirant : « Ainsi, leur remise en cause va aller jusqu’à ce point là ! » ; plus tard, il devait ajouter que « ce système n’aurait jamais dû être supprimé ». Xu Zizhi tongjian, op. cit., chapitre . . G Donggao, Sima Wengong nianpu, op. cit., chapitre . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 243 (paginée 243) sur 272

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gens malhonnêtes qui poussent des cris. Est-il possible à un sujet, sur le plan de la Justice, de rendre grâce à son souverain et de laisser ainsi s’exprimer sa rancœur 1 ?

Guang n’était pas isolé 2, mais la difficulté d’imposer la « restauration » à l’en- semble du pays apparut vite. À l’échelon local, les fonctionnaires mis en place par Wang Anshi renâclaient à appliquer les nouvelles directives. Une partie de la popu- lation aussi : elle s’était habituée en une dizaine d’années à payer des contributions, et se montrait en maint endroit peu favorable à un nouveau bouleversement. Au e mois de , un décret confirma la suppression des contributions d’exemption des corvées et le retour à l’ancien dispositif. Assez vite cependant, Sima Guang jugea sage de temporiser 3.

Si je pense aux avantages et inconvénients pour les corvéables de l’empire, la situation diffère d’un lieu à l’autre. C’est la raison pour laquelle je souhaite demander qu’à par- tir d’aujourd’hui, dans le cadre du décret impérial, de nouvelles instructions soient donnés aux commissaires impériaux chargés de commander à la région de la capi- tale, ainsi qu’aux commissaires aux transports des toutes les régions, puis que ces instructions soient dupliquées à l’usage des préfectures et districts, et transmises aux fonctionnaires locaux pour y être examinées avec soin. S’il apparaît que dès aujourd’hui les directives ne rencontrent aucun obstacle et peuvent être appliquées, alors qu’elles le soient comme prévu. Si des obstacles entravent leur mise en œuvre, il conviendra de dresser dans un délai de cinq jours un tableau de la situation et de l’envoyer aux autorité préfectorales ; ces dernières col- lecteront les avis émanant des districts, sélectionneront ceux qu’elles jugeront per- tinents, puis les adresseront dans un délai d’un mois aux commissaires aux trans- ports ; ceux-ci collecteront à leur tour les avis présentés par les préfectures, sélec- tionneront ce qui peut être retenu et dans un délai d’une saison feront parvenir à la cour impériale un mémoire dressant le tableau des avantages et des inconvénients. Une fois les mémoires parvenus à destination, les membres de l’exécutif les examine- ront en détail et apporteront les modifications nécessaires. De nouvelles instructions seront alors adressées séparément à chacun des échelons de l’administration régio- nale pour y recevoir application. La priorité en matière de corvée doit être accordée aux conditions locales 4.

. Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., chapitre , en note. . Le frère de Su Shi, Su Zhe, qui occupait le poste de chargé des remontrances du bureau de droite, yousijian, penchait lui aussi pour la suppression du rachat des corvées, de même que Wang Di, Recti- ficateur des paroles, youzhengyan, ou Sun Sheng, Censeur de la cour des enquêtes au dehors, jiancha yushi. Tous, cependant, jugeaient nécessaire d’apprécier le contexte local avant de donner la priorité à ce qui pouvait favoriser les intérêts publics ou privés. D’autres, tels Lü Gongzhu, le Grand ministre, Liu Zhi et Liu Cizhuang, censeurs de la Cour des affaires générales, ou Wang Yansou, censeur de la Cour des enquêtes au dehors, soutinrent le Grand ministre sans réserve, et convainquirent l’impératrice douairière d’approuver les nouvelles dispositions. Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., chapitre . . Le mémoire « Qi ba ba mianyi zhuang » parut à la fin de l’année , voir Zhuanjiaji, op. cit., cha- pitre  et zouyi, p.  ; le deuxième mémoire, « Qi ba mianyiqian yijiu chayi zhazi », parut au printemps , voir Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , et zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi ba mianyiqian yijiu chayi zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 244 (paginée 244) sur 272

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Cette discussion sur le rachat des corvées est un épisode d’une série à répéti- tion, aux termes à peu près identiques, qui se déroulera presqu’à l’identique sous chacune des dynasties suivantes, sans qu’il soit jamais trouvé de solution durable. En fait, soutenait Su Shi, aucun des deux dispositifs n’est parfait, leurs avantages et leurs inconvénients variant selon les lieux. Au sud de la Chine, en particulier dans les régions du Wu et du Shu, où la paysannerie était relativement aisée, le rachat des corvées était possible. Mais au nord, où la population paysanne était pauvre, les contribuables préféraient sans doute effectuer des corvées plutôt que d’avoir à les payer. Les divergences entre Sima Guang et Wang Anshi sur ce thème illus- traient d’ailleurs cette différence géographique et culturelle : le premier était issu du nord de la Chine et le second du sud. Mais peut-être aussi manquaient-ils tous deux d’expérience de terrain ; c’est du moins ce que souligne Gu Donggao dans sa biographie de Sima Guang.

(Sima Guang) et (Wang Anshi) ont tous deux été appelés très tôt à de hautes fonctions et sont demeurés peu de temps dans les districts et préfectures, ils ne pouvaient tout connaître... (Sima Guang) ignorait les avantages des corvées salariées et souhaitait voir les corvées (traditionnelles) les remplacer totalement, il ne pouvait échapper aux critiques de Su (Shi) et Fan (Chunren)... Les contributions d’exemption des corvées de (Wang Anshi) s’ajoutaient à la double imposition foncière et extorquaient à la population le salaire des salariés, comment aurait-on pu dire que ce système était sans inconvénient 1 !

Sans doute Sima Guang réalisa-t-il à temps l’ampleur des résistances et les diffi- cultés d’extension de son plan à tout l’empire. Il proposa des aménagements : son mémoire suivant manifesta moins d’intransigeance ; « pour les requis qui ne veulent pas effectuer les corvées, il convient selon les besoins d’y substituer des salariés 2 ». Et il ajoutait : « comment peut-on considérer que mes propos passés ne puissent en rien être modifiés 3 ?» La suppression du prêt sur récolte, qingmiaofa, fut officiellement proclamée au cours des er et e mois de . En fait, le prêt étant déjà abandonné en nombre de lieux, Sima Guang n’eut pas à y consacrer trop d’efforts. Pour lui, le problème majeur tenait au caractère obligatoire des emprunts souscrits par les paysans ; aussi la simple renonciation à cette obligation suffisait-elle. Cette fois, Su Shi, convaincu que les paysans, incapables d’anticiper à long terme, empruntaient de l’argent pour leurs besoins immédiats sans savoir s’ils pourraient rembourser, réussit à persuader Guang de la nécessité d’aller plus loin en abrogeant le dispositif. Les « greniers pour maintenir l’uniformité des prix », changpingcang, posaient un autre type de problème. Créés aussitôt après l’abandon du prêt sur récolte, ils ser- vaient à secourir les victimes de catastrophes naturelles. Mais ni les fonctionnaires locaux ni les victimes n’en maîtrisaient le fonctionnement. Les contributions pour

. G Donggao, Sima Wengong nianpu, op. cit., chapitre . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Shenming yifa zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Ibid. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 245 (paginée 245) sur 272

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alimenter les greniers se transformaient souvent en taxes obligatoires et additives. D’où l’intervention de Guang qui, dans un mémoire, insistait sur la nécessité d’appli- quer le dispositif le plus favorable à la population sans rien imposer aux réfugiés, et surtout d’expliquer clairement que, les secours différant des prêts sur récolte, l’État n’en attendait aucun bénéfice financier. Il recommandait aux fonctionnaires locaux la souplesse, et leur laissait « la liberté d’appliquer au lieu de la loi commune toute méthode facilitant la vie du peuple 1 ». Un problème restait pendant : les fonctionnaires chargés des « Greniers de maintien de l’uniformité des prix » étaient pour la plupart les anciens intendants, responsables de l’application des prêts sur récolte. Les populations les voyaient d’abord comme des percepteurs d’impôts, et leur mauvaise volonté était manifeste sur la question des greniers. Le  du e mois de , Sima Guang demanda et obtint le rappel de tous les intendants provinciaux chargés de développer le prêt sur récolte 2. Après leur départ, l’administration locale fut réaménagée : les responsabilités définies et le nombre de fonctionnaires réduit 3. Dans l’administration centrale, la gestion des finances publiques était partagée entre ministères, cours et bureaux : dispersion quasi anarchique, source de nom- breux gaspillages. Sima Guang comparait la situation à celle d’une famille riche qui, son chef absent, dilapiderait tous ses biens. Il proposa de concentrer recettes et dépenses de l’État entre les mains du ministère des finances, en laissant à son pré- sident tout pouvoir de contrôler les finances publiques. Enfin, pour marquer la rup- ture avec la triple commission des finances, Sima Guang proposa de placer à la tête du ministère Li Chang, un non spécialiste. Répondant à ceux qui s’interrogeaient et protestaient, Sima Guang justifia ce choix.

Si un homme comme lui a la haute main sur les finances de l’État, tout le pays saura que désormais la recherche des profits n’est plus l’obsession de la Cour. Ainsi les petits fonctionnaires vénaux ou cupides comprendront que la situation a changé, et les soucis nés des exactions pourront presque être supprimés 4.

En parallèle, Guang entreprenait aussi la suppression des offices publics de mar- chés, en proposant que les marchandises accumulées soient vendues et les emprunts des particuliers remboursés sans intérêts. Il y ajoutait la suppression des mono- poles d’État sur le thé du Fujian, le sel du Hebei, du Jiangxi, du Fujian et du Henan, ainsi que la suppression du monopole de la fonte des monnaies du Jingdong. Les

. Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Lun zhenji zhazi » ; zouyi, op. cit., page . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi zhenshi shou di changping hudou baizhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . En dehors des régions du Hebei, du Shaanxi et du Hedong, il n’y avait plus qu’un commissaire aux transports et un chargé des affaires courantes ; les intendants des affaires judiciaires avaient com- pétence sur une province et non plus sur deux. Les commissaires aux transports étaient responsables des domaines économique et financier, et les intendants des affaires judiciaires, ou juges provinciaux, chargés de juger les différends, étaient chargés de poursuivre les crimes et délits, de surveiller les prisons et d’administrer les soldats. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi ba tijuguan zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 246 (paginée 246) sur 272

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monopoles étaient maintenus, à titre transitoire, dans les régions frontalières telles que le Sichuan ou le Shaanxi, en raison de la guerre contre les Xixia ; et encore devraient-ils être démantelés s’ils devenaient sources de difficultés pour la popu- lation locale. Autant de mesures qui convergeaient vers la limitation du contrôle et de l’intervention de l’État et, selon Su Shi, furent reçues de la population avec soulagement.

Comme libérés, les gens de l’empire disaient : « voilà quelles étaient les véritables intentions de notre défunt empereur. Sans la présence du fils de notre souverain, elles n’auraient jamais vu le jour 1 ».

 La contre-réforme : le recrutement des fonctionnaires

Dès son retour au gouvernement, Sima Guang fit adopter deux dispositions sur le recrutement des administrateurs. Les fonctionnaires de la Cour et des provinces devaient recommander des hommes sages et capables. Les modalités de recrute- ment au concours de Lettré accompli, jinshi, instaurées par Wang Anshi, furent abrogées. Le réaménagement du système des concours suivit. Seuls les candidats sages, compétents et bénéficiant d’une recommandation, pouvaient se présenter aux épreuves particulières, réparties en dix « filières » ou « catégories », selon leurs qualités propres. Les candidats simples et honnêtes, possédant le « sens du juste », présenteraient les épreuves « d’hommes modèles » ; les candidats de haute tenue et grande recti- tude morale affronteraient les épreuves de préposés à la réception et la présentation des requêtes ; ceux qui possédaient un courage exceptionnel iraient aux épreuves d’officiers. Pour les candidats intelligents et loyaux, il y aurait les épreuves des orga- nismes de surveillance et du censorat. Les bons connaisseurs des Classiques pour- raient présenter le concours de lecteur-chargé d’explications, les érudits celui de conseillers, les bons stylistes présenteraient les épreuves de rédacteur. On oriente- rait les bons juges vers les concours de « dévouement au service public et obtention de la vérité », les spécialistes des domaines fiscaux et financiers vers ceux de « bien- fait des intérêts publics et privés ». Enfin, les bons connaisseurs des lois et règlements se présenteraient aux épreuves de « juges et accusateurs publics ». Une réglementation stricte était proposée selon les catégories de fonctionnaires. Ceux-ci pouvaient recommander trois personnes par an 2. Si les candidats recom- mandés donnaient satisfaction, leurs « protecteurs » étaient récompensés, et sanc- tionnés dans le cas contraire. Sima Guang recommanda lui-même plus de dix per-

. S Shi, Sima Wengong xingzhuang. op. cit. . Les catégories concernées étaient les suivantes : les agents de l’État en fonction, zhishiguan, depuis les Présidents de ministères jusqu’aux grands secrétaires, jishizhong, secrétaires, sheren, et conseillers- censeurs de l’empereur, jianyi ; pour les fonctionnaires honoraires, depuis les commandants honoraires, kaifu yitong sansi, jusqu’aux Grands maîtres honoraires du palais, taizhong dafu ; enfin des Académiciens du pavillon Guanwendian jusqu’aux lettrés attendant les édits impériaux. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 247 (paginée 247) sur 272

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sonnes 1, qui furent appelées à occuper des postes de lecteurs, chargés d’explica- tions, académiciens de divers collèges littéraires, ou greffier à l’académie impériale. Lui-même n’entendait pas bénéficier de la moindre faveur si ses candidats déméri- taient. Tel fut le cas de Sun Zhun, nommé académicien sur sa recommandation : l’impératrice douairière jugea l’affaire anodine ; mais Sima Guang insista pour être sanctionné.

Je viens d’apprendre que Sun Zhun et son épouse née Gao se sont querellés avec une de leurs servantes, puis qu’ils se sont entendus avec le frère aîné de cette dernière, Gao Yuanyu. Dans la plainte écrite il est question d’une affaire de mensonges, et (Sun Zhun) a été condamné à payer une amende de  livres de bronze. Votre serviteur est vraiment ignare dans la connaissance des hommes puisque la justice vient de condamner une personne qu’il a recommandée ; il est logique que Votre Serviteur soit lui aussi impliqué et dégradé 2. Votre serviteur occupe une fonction de Grand Ministre et a lui-même instauré la règle. S’il est le premier à l’enfreindre et qu’il échappe à son application, comment parviendra-t-on à l’étendre à tous 3 ?

Guang demandait aussi aux intendants provinciaux d’évaluer les mérites des fonctionnaires locaux. Les premiers contrôlaient jusqu’alors les activités des agents de l’État, sans pouvoir les recommander à la Cour. Il proposa quatre critères de recommandation des fonctionnaires locaux : bienveillance, droiture, intelligence, honnêteté ; et quatre critères de contrôle : cruauté et tyrannie, roublardise, stupidité et couardise, laisser-aller et cupidité. Les intendants devraient adresser un rapport à la Cour et risquaient des sanctions en cas d’allégations mensongères. L’évaluation des fonctionnaires locaux ayant déjà fait l’objet de multiples irrégularités, une pro- cédure minutieuse de vérification fut instituée. La Haute cour de Justice statuait sur la sanction et soumettait un procès-verbal au Ministère de la Justice, qui l’exami- nait avant de présenter un rapport au Secrétariat impérial, instance ultime et seule habilitée à ordonner l’exécution de la sentence. Avant les réformes, Sima Guang avait partagé l’opinion de Wang Anshi sur le sys- tème des concours et critiquait comme lui l’épreuve de composition poétique, deve- nue le critère principal de sélection alors qu’elle était sans lien avec les tâches admi- nistratives qui attendaient les lauréats. Il approuva l’initiative de Wang, de « suppri- mer les épreuves de poésie et de connaissance des classiques, et de sélectionner les candidats au concours de Lettré accompli, jinshi, uniquement sur épreuves d’inter- prétation des Classiques et de dissertations sur des sujets d’actualité 4 ». Il s’opposa en revanche au remplacement des commentaires anciens par les leçons du Nouveau

. Parmi cette dizaine de personnalités, il y avait Cheng Yi, Zhao Yanruo, Liu Zhi, Fu Yaoyu, Fan Chunren, Tang Shu, Fan Zuyu, Zhang Sunmin, Sun Zhun, Liu Anshi, Wang Dalin. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Suo ju Sun Zhun youzui zihe zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Suo ju Sun Zhun youzui zihe dier zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi qing kechang zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 248 (paginée 248) sur 272

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sens des Trois Classiques, Sanjing xinyi 1, que Wang Anshi avait rédigé lui-même et imposé comme manuel de préparation aux concours.

Aujourd’hui, dans les lectures des établissements d’enseignement et dans les épreuves des concours, ceux qui ont une opinion identique à la sienne sont admis et ceux qui en divergent sont recalés. Si un sage tenait des propos lumineux, ils seraient repoussés comme étranges et déplacés ; quant à la voie juste des souverains de l’antiquité, elle serait écartée et considérée hétérodoxe 2.

Sima Guang reprochait aussi à Wang d’avoir écarté le Chunqiu au profit du Mengzi, abandonné les Six Arts 3 au profit des penseurs de l’antiquité, et privilégié les qualités stylistiques au détriment des conduites vertueuses. Il préconisait l’in- version des critères 4 : « en matière de recrutement de fonctionnaires, la conduite vertueuse doit passer avant les qualités littéraires ; et dans ce dernier cas, priorité doit être accordée à la connaissance des Classiques et non à la qualité du style 5 ». Sima Guang soumit une série de propositions de réforme des programmes. Il proposa de fusionner les concours de Lettré accompli et de Connaiss(eur) des Clas- siques avec pour programme les Neuf Classiques 6 et les gloses des commentateurs anciens, en lieu et place de l’interprétation personnelle de Wang Anshi. Il réintro- duisit les Printemps et Automnes, mais avec le seul commentaire de Zuo, le Zuoz- huan 7 ; quant au Mengzi, il était ramené au rang d’ouvrage des écoles de pensées de l’antiquité, et était étudié à titre optionnel. Tous les étudiants devaient enfin maî- triser trois Classiques au minimum, dont obligatoirement le Classique de la Piété Filiale et les Entretiens de Confucius. Pour Sima Guang, les concours devaient comporter quatre épreuves distinctes. La première comptait cinq questions de compréhension générale du Classique de la Piété Filiale et des Entretiens de Confucius : une question sur le premier et quatre sur le second.

(Le candidat) doit d’abord veiller soigneusement à noter le texte original, puis expo- ser le sens général des commentaires, citer les différentes opinions des penseurs et enfin porter un jugement sur l’ensemble en exprimant son opinion personnelle ;

. « La nouvelle interprétation des Trois Classiques » incluait des commentaires détaillés par Wang Anshi du Livre des Odes, Shijing, du Livre des Documents, Shujing et du Rituel des Zhou, Zhouli ; l’ouvrage fut très largement répandu dans toutes les institutions scolaires de l’empire et servit de manuel de base pour les concours. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi qing kechang zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Il s’agit des rites, li ; de la musique, yue ; du tir à l’arc, she ; de la conduite de char, yu ; de la calligra- phie, shu ; et des mathématiques, shu. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi qing kechang zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Ibid. . Livre des Mutations, Zhouyi ; Livre des Documents, shangshu ; Livre des Odes, Shi ; Trois rituels, Zhouli, Yili, et Liji ; Printemps et Automne, Chunqiu ; Classique de la Piété Filiale, Xiaojing ; Entretiens de Confucius, Lunyu. . Les autres commentaires du Chunqiu, le Gongyangzhuan, le Guliangzhuan et les commentaires de Lu Dun furent écarté du nombre des Classiques. Cette attitude dénote l’adhésion de Sima Guang aux thèses des partisans des textes en graphie antique. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 249 (paginée 249) sur 272

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les candidats dont les citations seront précises et détaillées, qui feront preuve d’une grande logique et d’un bon style, seront considérés comme ayant une « compréhen- sion parfaite », ceux qui ne satisferont pas à toutes ces conditions seront considé- rés comme ayant une « compréhension grossière » ; ceux dont les citations seront approximatives, dont la logique sera faible ou le style grossier seront recalés. Les candidats ayant obtenus trois « compréhensions parfaites » seront admis 1.

La deuxième épreuve portait, au choix du candidat, sur le sens général du Livre des Documents, de l’un des trois Rituels, du Classique des Printemps et Automnes ou du Livre des Mutations. On posait là encore cinq questions. La troisième consistait en deux discussions : l’une tirée d’un ouvrage d’un penseur confucéen, l’autre des Histoires dynastiques officielles. La quatrième épreuve combinait trois dissertations sur des sujets d’actualité ou de politique générale. Enfin, Guang demandait l’instau- ration d’un concours dit de « Connaissance des Classiques et bonne conduite » ; il s’agissait d’encourager les lettrés à la pratique de la vertu afin d’exercer une influence bénéfique sur les mœurs dans l’empire. Il prenait une fois encore le contre-pied de Wang Anshi, et de son insistance sur l’intelligence et le talent. Certains conservateurs, espérant mettre à profit le vent de restauration, recom- mandèrent le retour des épreuves de poésie aux concours. Sima Guang s’y opposa d’abord, pour ensuite faire marche arrière : la poésie, certes inutile au gouverne- ment ou à l’administration du pays, ne pouvait être absente des relations sociales. Il proposa de réintroduire des épreuves restreintes de poésie : un candidat bénéfi- ciant d’une recommandation locale et ayant satisfait aux épreuves de connaissances des Classiques serait sondé sur sa maîtrise de divers styles littéraires (poésie, com- position poétique, poésies chantées, notices nécrologiques, éloges ; inscriptions...). L’objectif de telles épreuves était de départager les candidats ex aequo aux épreuves de connaissance des Classiques 2. Il préconisa aussi la suppression des matières juridiques, dont les épreuves s’at- tachaient à vérifier la connaissance des codes de lois. Une fois admis, jugeait-il, les lauréats avaient tendance à se comporter en « gardiens » de la Loi, en refusant de s’écarter de la lettre des textes ; or la Loi n’était qu’un aspect des convenances rituelles.

On en appelle aux châtiments seulement lorsque les convenances rituelles ont dis- paru. Si un fonctionnaire en place possède un bon sens du Juste, il sera de lui-même, et presque inconsciemment, en accord avec la Loi.

Avant la publication de son mémoire sur la réforme des concours administratifs, Sima Guang avait sollicité le point de vue de Fan Chunren ; ce dernier lui recom- manda de revenir sur l’exclusion du Mengzi de la liste des Classiques, pour ne pas tomber dans la même erreur que Wang Anshi écartant le Classique des Printemps et Automnes. Guang accepta.

. Ibid. . À partir de  (deux ans après le décès de Sima Guang), la composition poétique fut de nouveau une épreuve à part entière des concours. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 250 (paginée 250) sur 272

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Fan Chunren lui conseilla aussi de faire montre de prudence et de s’entourer d’avis : la révélation prématurée du programme risquait d’encourager les flatteurs. Ceux-ci ne manqueraient pas de tenter d’abuser un Grand ministre resté longtemps coupé des réalités du pays 1. Conscient du risque, Sima Guang avait manifesté, dès son retour aux affaires, une grande vigilance vis à vis de son entourage : cette atten- tion se manifestait dans des calligraphies que Hong Mai affirmait avoir vu encore à Hangzhou au début des Song du sud, dans la demeure de Sima Ji, un arrière-petit- fils de Sima Guang.

Messieurs les visiteurs, si vous avez remarqué des défauts de la politique gouverne- mentale ou des souffrances de la population et souhaitez manifester votre loyauté, je vous prie de faire connaître votre opinion par un mémoire à la Cour ; j’en discuterai avec mes collègues, et sélectionnerai le réalisable pour demander à notre souverain de l’appliquer ; mais si vous espérez obtenir un avantage grâce à une lettre qui me serait adressée en privé, c’est une démarche inutile. Si vous jugez que j’ai des défauts et souhaitez m’adresser des remontrances, il convient de rédiger une lettre officielle que vous confirez à des fonctionnaires chargés de sa transmission. Je ne manquerai pas de m’examiner avec soin et de corriger respec- tueusement mon attitude. Pour les questions de réorganisation de services et d’affectations, le réexamen des condamnations ou l’avancement personnel, il convient d’adresser un mémoire que j’examinerai et discuterai en compagnie des autorités compétentes 2.

À cet égard, le cas de Liu Anshi, l’un de ses disciples, est exemplaire. Celui-ci fut promu au poste d’Académicien des institutions littéraires, sans avoir sollicité aucune faveur particulière. Interrogé par Guang sur les raisons de sa promotion, il aurait répondu : « C’est sans doute que je suis depuis longtemps à vos côtés ». « Pas du tout, aurait rétorqué Guang. Lorsque je n’étais pas en poste, vous m’interrogiez sans arrêt, mais depuis que j’occupe un poste au gouvernement, vous êtes le seul à ne pas m’écrire. Voilà la raison pour laquelle j’ai proposé votre promotion 3 ».

. Ainsi parmi les flatteurs, un certain Cai Jing qui administrait la région de la capitale ne prit l’avis de personne, il supprima en moins de cinq jours les contributions d’exemption et les remplaça par les corvées traditionnelles. Sima Guang qui, comme tout politique au pouvoir, avait hâte d’apprécier les effets positifs de sa politique, lui adressa les plus vives félicitations : « Si tout le monde respectait la loi comme vous, comment pourrait-elle ne pas être appliquée ? » Sima Guang avait été abusé comme peu de temps auparavant Wang Anshi l’avait été par Lü Huiqing. G Donggao, Sima Wengong nianpu, op. cit., chapitre . . Rongzhai suibi 容齋隨 筆, chapitre . Le Rongzhai suibi a été rédigé par Hong Mai 洪 邁 (- ) qui fut admis au concours de lettré accompli au cours de l’ère Shaoxing et parvint au sommet de sa carrière au poste d’Académicien du pavillon Duanmingdian. D’une très grande érudition, Hong Mai avait l’habitude de noter sur des « carnets » tout ce qu’il pouvait glaner. Ses notes contiennent des obser- vations sur l’histoire, la politique, l’économie, les règlements ou les citations littéraires antérieurement à la dynastie Song, ainsi que des remarques très détaillées sur les institutions et les lois de la dynastie Song. Les notes comprennent également des jugements sur les faits ou les événements de l’histoire. Il y a deux éditions courantes du texte : Sibu congkan xubian, et surtout : Shanghai : Shanghai guji chubanshe, , deux volumes. . Sanchao mingchen yanxinglu, op. cit., chapitre . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 251 (paginée 251) sur 272

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Souvent dépeint sous les traits d’un vieillard intransigeant, voire buté, il savait cependant rester à l’écoute des autres. « Quelle que fussent la qualité ou l’âge de ses visiteurs, Sima Guang ne manquait jamais de les interroger sur la situation du pays ». Il avait en permanence à côté de lui de quoi écrire et « s’il entendait quelque chose d’utile, il en prenait immédiatement note 1 ». Mais son état de santé continuait à se détériorer. Bientôt, incapable de se dépla- cer, il renonça à présider les grandes cérémonies et à diriger la rédaction des Récits véridiques du règne de l’empereur Shenzong, Shenzong shilu. Sima Guang s’éteignit le er jour du e mois de  dans sa résidence officielle, le palais occidental. Selon Su Shi, « il perdit conscience de lui-même et continua à parler comme dans un rêve, mais tous ses propos se rapportaient aux problèmes de l’empire et de la Cour. Après sa mort, on découvrit huit pages écrites de sa main sur les grands problèmes du temps 2 ». La nouvelle du décès de Sima Guang se répandant dans le palais impérial, les fonctionnaires préposés aux cérémonies au « Palais de la Lumière », mingtang, inter- rompirent leur office. L’impératrice douairière Gao et l’empereur Zhezong se ren- dirent aussitôt à son chevet 3. Un deuil officiel de trois jours fut décrété : selon Gu Donggao, « les habitants de la capitale suspendirent leurs activités au marché pour aller présenter leurs condoléances 4 ». Même ceux « des lointaines préfectures du Lingnan et de Fengzhou (dans l’actuel ) tournèrent en hommage leurs regards vers la capitale 5 ». Au passage du cortège funéraire qui ramenait Guang à son district natal de Xiaxian, une foule en pleurs se pressait sur les bas côtés 6. Sima Guang reçut le titre posthume de « Grand précepteur, duc de Wenguo », Taishi Wenguogong, et celui de Wenzheng, accordés seulement à deux reprises au cours des Song du nord, à Wang Ceng et à Fan Zhongyan. Le gouvernement offrit   onces d’argent et   pièces de soie pour l’organisation des funérailles. À titre exceptionnel, dix membres de la famille Sima furent intégrés à la fonc- tion publique. Le vice-président du ministère des finances, Zhao Zhan, et l’eunuque Feng Jing, chef du département de l’intendance du palais intérieur reçurent l’ordre de convoyer le cercueil, tandis que le fonctionnaire à disposition de l’empereur 7, Li Yongyan, les précédait afin d’arrêter un site propice à l’édification du tombeau. Au début du e mois, on mobilisa les soldats des garnisons des préfectures voi- sines pour édifier le tumulus du défunt ; les travaux, dirigés par Sima Fu, un neveu de Sima Guang, durèrent jusqu’au er mois de . L’année suivante, l’empereur Zhezong demanda à l’Académicien Su Shi de rédiger la nécrologie de Sima Guang ; puis il la calligraphia de sa main avant de la faire graver sur la stèle funéraire.

. H Mai 洪 邁, Yuancheng yulu 元城語 錄. . S Shi, Sima Wengzhenggong xingzhuang, op. cit. . Ibid. . G Donggao, Sima Wengong nianpu, chapitre . . Ibid. . Xu Zizhi tongjian changbian, op. cit., chapitre . . Gongfengguan. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 252 (paginée 252) sur 272 Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 253 (paginée 253) sur 272

État, confucianisme, bureaucratie

État, confucianisme, bureaucratie : autour de ces trois thèmes se concentre, nous semble-t-il, la valeur illustrative de la carrière de Sima Guang. Le moment où elle se déroule est décisif, qui voit s’établir une dynastie nouvelle et surtout durable, ce qui n’avait pas été le cas depuis longtemps. En ces décennies, quelques-uns des traits à long terme de l’État chinois se confirment. Le confucianisme de gouvernement prend forme. La fonction des serviteurs de l’État, de cette administration au rôle si crucial jusqu’à la fin de l’empire et au delà, se précise aussi, via débats et essais contradictoires. Illustration et thématique banales, dira-t-on. Mais si la figure de Sima Guang est seulement représentative, elle possède aussi une singularité forte qui rend le personnage exceptionnel et à bien des égards attachant. Confucianisme, d’abord. Dans un article ancien mais toujours fort éclairant, J. Gernet soulignait, à propos de cette notion, quelques points essentiels à sa bonne définition. Il rappelait l’historicité de ce courant de la pensée philosophique et poli- tique chinoise afin d’insister sur son caractère de création ou recréation. « Le confu- cianisme est chose relativement moderne », affirme-t-il, et la continuité avec le passé est dans une grande mesure imaginaire, reconstruction a posteriori. « Les premiers néo-confucéens, au e siècle, savaient ce qu’ils disaient en affirmant qu’ils redon- naient vie à une tradition qui s’était interrompue depuis Mencius (- environ de notre ère). Ce furent en fait les premiers confucéens ». On perçoit bien, à tra- vers la pratique de Sima Guang et surtout dans la place éminente qu’il réserve à la connaissance historique comme barème indissociable de son action, comment cette continuité symbolique, à laquelle il contribue de manière décisive, a pu se construire et se trouver instrumentalisée. Et aussi comment s’est élaboré un sys- tème référentiel qui servira d’outil théorique de base au gouvernement impérial, et ce jusqu’au terme de la dernière dynastie ; un système porté par l’ensemble de l’élite lettrée qui achève d’émerger à l’avènement des Song, à la faveur des transformations économiques et sociales profondes de la période 1 et de l’effacement des anciennes aristocraties terriennes et militaires. Sima Guang et Wang Anshi appartiennent l’un et l’autre à ce système qui s’installe, et en partagent pratiques et principes : en ce sens, nous semble-t-il, leur opposition

. V. Mark E, e Pattern of the Chinese Past, Stanford, . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 254 (paginée 254) sur 272

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aux déclinaisons multiples peut être dépassée, en dépit de leur conception diver- gente des moyens. Certes, cette divergence n’est pas mineure : les deux hommes incarnent bien deux visions opposées des rapports entre gouvernants et société. L’un, partisan d’un gouvernement interventionniste, cherche à organiser le déve- loppement économique et social en augmentant les ressources et l’action directe de l’État ; l’autre en revanche tend à maintenir a minima le rôle des institutions publiques, à réduire le train de vie et les dépenses de l’appareil étatique, et ce bien sûr au moindre coût pour les intérêts privés. On pourrait être tenté de voir dans ces options un conflit précoce entre étatisme et voie « libérale », mais ce serait contraindre caricaturalement les faits ; la notion de profit est présente chez Wang, et non chez son adversaire. Cette alternative, inhérente au système, deviendra clas- sique et fonctionnelle, non seulement au fil de la longue durée chinoise, mais déjà, à court terme, dans les lendemains de la disparition de Sima Guang, qui voient un premier et bref retour aux réformes de Wang. À la différence de Guang, Wang Anshi trouvait son inspiration dans les Clas- siques et non dans l’Histoire. Pour l’un et l’autre, État et société forment un tout indissociable ; mais Wang ne voyait nul inconvénient à introduire des changements organiques, du moment qu’était respectée la fidélité aux intentions originelles des sages de l’antiquité ; une fois défini l’objectif global, une seule chose importait, le choix de la façon dont les différentes parties pourraient le servir. Pour Sima Guang en revanche, l’Histoire, dont le caractère exemplaire doit être reconnu, fournit à la fois la légitimation et tous les instruments nécessaires au maintien de la structure dans la durée. Il faut dissiper toute équivoque sur cette prime au passé ; l’époque des premiers Song est certes celle où la représentation de ce dernier acquiert une place considérable. Mais, y compris dans sa forme antique la plus vénérée, ce passé repré- sente, aux yeux de Guang comme de la plupart des lettrés contemporains, un idéal théorique, non un objectif de reconstitution. Les meilleurs esprits et les hommes d’État les plus lucides ne sont pas dupes, qui recherchent dans leur gouvernement une ligne directrice porteuse du prestige du passé, et non la recréation littérale de ce dernier. Bureaucratie : derrière les débats d’orientation se profilent tous les problème de la formation du personnel de l’État. La technicité doit-elle prévaloir, ou le bon admi- nistrateur est-il avant tout un « généraliste », dont les qualités sont en priorité d’ordre moral ? C’est, face aux réformateurs, ce point de vue qui forme le fil conducteur, à la fois de la position théorique et des choix concrets de Guang. Le facteur clé, en fin de compte — telle est pour lui la leçon de l’histoire — se loge dans la personnalité des hommes au pouvoir, et ceci est avéré du haut en bas de l’échelle bureaucratique. Dans le processus de gouvernement, la manière dont le souverain, à qui appartient la nomination en dernier ressort, choisit ses subordonnés et les place aux fonctions les mieux appropriées à leur caractère et à leurs capacités constitue une opération essentielle. Appartenant à ce courant confucéen pour qui le peuple est le fondement de la vie sociale, minben, et la qualité des hommes dépasse en importance les lois Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 255 (paginée 255) sur 272

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qu’ils ont la charge d’appliquer 1, Guang prône le « gouvernement par les hommes », renzhi, plutôt que le « gouvernement par la loi », fazhi (opposition elle aussi devenue classique) : « en politique, l’important est de trouver les hommes adéquats, si tous les agents de l’État remplissent correctement leurs fonctions, tout sera en ordre 2 ». En ce sens, il fait preuve d’un optimisme essentiel associé à un constant volonta- risme : les hommes sont bons par nature, ou améliorables, et l’Éducation est l’ins- trument par excellence de cette amélioration. Ainsi, nature et culture ne sauraient être opposées, elles sont complémentaires. Une grande attention doit être portée à l’ensemble du processus éducatif, depuis le plus jeune âge : « l’intérêt porté à la petite enfance, nouveau en Occident, est au contraire ancien en Chine. Il y est admis que l’homme, dès sa naissance, est programmé pour apprendre. [...] Sima Guang établit un programme année par année pour cette entreprise de socialisation continue et progressive qu’est l’éducation : “dès que l’enfant sera capable de se nourrir par lui- même, on lui apprendra à se servir de sa main droite 3...” ». On peut aussi voir dans ces principes un signe de vigilance à l’égard de la for- mation et du mode de recrutement des fonctionnaires. Le système des concours, codifiés et recodifiés, que les Song du nord contribuent à finaliser, montre une ten- dance intrinsèque à la formalisation. De cette tendance, il ne faut pas exagérer la portée ; au fil du temps, le système engendre aussi ses propres correctifs, du moins jusqu’à l’avènement des Qing : le débat a été constant, sur le contenu, et au delà, sur les objectifs de l’institution. Les vues techniciennes d’un Wang Anshi, pour qui ren- tabilité et réglementation, et par suite rigueur littérale et dureté suspicieuse dans la formation des fonctionnaires, l’emportent sur d’autres considérations, sont contre- balancées de façon récurrente par les tendances, inhérentes au corps des lettrés et illustrées de la manière la plus explicite par Sima Guang, au rappel de l’importance des rites et des règles régissant les relations sociales tout en protégeant la position des élites, d’un « gouvernement des hommes » opposé à la technocratie. Peut-être touche-t-on ici aux bases mêmes du « programme constitutionnel 4 » de l’État impérial, sinon à certaines d’entre elles, et donc à une phase non moins importante de la formation même de l’État chinois. De cet État, les historiens ont analysé à la fois la précocité, la capacité d’unification et la forme particulière d’effi- cacité. À cet égard, le premier siècle des Song est une étape importante : Ray Huang souligne à juste titre combien, en rupture avec le « marasme » administratif de la

. Sima Guang est partisan d’une politique de décentralisation sur une base pyramidale. L’empire des Song du nord compte plus de trois cents préfectures, il est impensable que le gouvernement central puisse désigner nominalement tous les préfets et magistrats de districts. Le gouvernement central doit se contenter de nommer dix-huit commissaires régionaux correspondant aux dix-huit circuits provinciaux de l’empire et leur confier la responsabilité de nommer eux-mêmes les préfets de leur juridiction. Ces derniers devraient ensuite avoir la responsabilité de désigner les magistrats de district dépendant de leur autorité. Ainsi chaque échelon est totalement responsable de l’échelon placé sous son autorité selon une structure strictement pyramidale. . Zhuanjiaji, op. cit., chapitre , « Qi yi shike jushi zhazi » ; zouyi, op. cit., p. . . Jacques G, op. cit., p. . . Philip A. K, Les origines de l’État chinois moderne, Paris, . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 256 (paginée 256) sur 272

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Chine ancienne, l’époque a représenté l’entrée dans un étape nouvelle de ce pro- gramme, « le déplacement de l’accent mis par l’administration sur des abstractions orthodoxes vers le réel, d’une obsession agricole vers un intérêt nouveau pour le commerce, et d’une gestion passive vers une gestion dynamique 1 ». Or l’armature même de l’État chinois, telle qu’elle se constitue alors, est le corps de ses serviteurs, efficace réalité dont l’évolution est par la suite assez lente et étirée dans une durée longue pour donner l’impression d’une permanence, et apparaître comme une constante structurelle. Des membres de ce corps, la personnalité de Sima Guang, malgré ou avec ses contradictions, incarne une sorte d’idéal-type, en dernier ressort non dénué de grandeur. Et ce malgré quelques petitesses du person- nage : on aura remarqué sa capacité à s’impliquer dans les moins glorieuses intrigues de cour, à déceler et approcher (ou non) les personnalités réellement influentes ; à manifester une constante fidélité à ses protecteurs tout en évitant l’essentiel des sanctions qui peuvent les atteindre. Et son ambition personnelle indéniable, qui lui fait accepter une fonction suprême alors même qu’il ne s’en sait plus physiquement capable, toute coquetterie mise à part ; ou, derrière une frugalité affichée, une cer- taine cupidité, qui le porte à accepter occasionnellement des avantages matériels en contradiction avec les principes affirmés. Mais au delà de ses complexités per- sonnelles, l’intérêt que suscite Sima Guang relève pour nous d’abord de sa qualité de confucianiste d’action. Son mélange de psychorigidité et de pragmatisme, assez fascinant, est, nous semble-t-il, représentatif d’une structure mentale et de particu- larités peut-être moins individuelles que culturelles, parce que partagées et trans- missibles. Rigidité ne signifie pas absence de capacités évolutives ; le Sima Guang des années  n’est plus tout à fait celui des années , le temps et le contexte ont fait leur œuvre. Il s’agit plutôt, quelle que soit la conjoncture, de l’inébranlable fidé- lité à une certaine conception du pouvoir, de l’harmonie sociale et du bien public. En tant que serviteur de l’État, son action apparaît fondée sur une philosophie où la notion de devoir occupe la quasi totalité de l’espace, et où le doute prend la forme de l’autocritique : la remontrance, son instrument principal, et qui aurait pu être source d’un droit, est en fin de compte définie comme le devoir ultime, face au sou- verain dont l’autorité de principe ne saurait être battue en brèche, devoir exercé au mépris de ses intérêts propres. Enfin, comment ne pas évoquer l’œuvre monu- mentale de l’historien, sa capacité à concevoir et coordonner un des plus imposants corpus chinois dans ce domaine ? Et, outre les caractéristiques propres à cette entre- prise, dont l’analyse interne n’a pas sa place ici, comment ignorer le lien profond et original entre cette recherche conduite une vie durant, la réflexion théorique qu’elle nourrit et l’action politique ? De l’État lui-même et de la fonction souveraine, la conception de Sima Guang, plus complexe qu’il n’y paraît, va dans le sens qui prévaudra au moins jusqu’au e siècle. On a souligné, tout au long de son parcours, l’insistance récurrente avec laquelle il évoque le respect de l’autorité personnelle de l’empereur ; mais encore

. H Ray, China, A Macro History, New york, , p. -. Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 257 (paginée 257) sur 272

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faut-il s’entendre sur la nature de cette autorité. Tout, dans la conduite politique de Sima Guang comme dans ses propos, encourage un despotisme soigneusement contenu et régulé, où l’une des fonctions du conseiller est d’éviter que les choix poli- tiques ne dérivent du caprice personnel du fils du Ciel. Au contraire, ils doivent se référer à un ensemble de prescriptions morales et de contraintes rituelles. La qua- lité personnelle de l’empereur — et donc le choix de son successeur, qui ne saurait dépendre des seuls hasards du sang — est cruciale, et d’autant plus en raison de son exemplarité : il doit, parmi d’autres vertus, faire preuve de bonté, être homme de culture, soutenir avec fermeté ceux auxquels il accorde sa confiance. Sa conduite est globalement régulée par un ensemble de principes, issus de l’expérience acquise dans l’histoire et de la parole des Sages, et incorporés dans les Rites. De ceux-ci, l’exégète, le garant et l’interprète naturel est le corps des lettrés-fonctionnaires, exé- cutants certes mais d’une volonté impériale canalisée et traduite par une adminis- tration centrale complexe et spécialisée, un groupe d’observateurs vigilants, et au plan local des administrateurs choisis et agissant en fonction des mêmes principes. Ainsi, en fin de compte, si despotisme il y a, est-ce non pas celui de l’individu qu’est le souverain, mais bien plutôt de l’État comme tel. État que Sima Guang veut enquê- teur attentif, attaché à la connaissance des réalités concrètes, compassionnel devant les malheurs du peuple et le sort de la paysannerie, n’agissant jamais avec préci- pitation et peu enclin à l’aventurisme militaire dont le prix est en fin de compte assumé par cette même paysannerie ; mais aussi inflexible s’agissant des manque- ments explicites aux règles. Le châtiment doit alors être appliqué sans faiblesse, et Sima Guang, en position de premier ministre, n’en manifestera, comme on l’a vu, aucune. Curieuse carrière politique, en somme, que celle du lettré Sima Guang, marquée par plus d’échecs que de réussite, par des années de relégation dans des villes éloi- gnées du centre et un accès bien tardif à un pouvoir dont l’essentiel lui échappera sinon pour un bref moment. Son action est, dans l’historiographie, éclipsée, assez injustement nous semble-t-il, par celle de son adversaire Wang Anshi. De ce dernier, le programme, cent fois analysé, est pourtant bien plus que celui de Sima Guang en porte-à-faux avec les possibilités réelles du temps et ce que la société contempo- raine pouvait supporter, car « l’unité politique de la Chine anticipait par trop sur l’organisation économique de la nation 1 ». Mais il bénéficie d’une aura assez flam- boyante, alors que Guang conserve avant tout l’image, érudite et laborieuse, d’un fondateur de l’écriture historique chinoise. Compte tenu de la portée de l’œuvre, ce n’est toutefois pas moins enviable.

. H, op. cit., p. . Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 258 (paginée 258) sur 272 Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 259 (paginée 259) sur 272

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Table des matières

La vie publique de Sima Guang : quelques questions ...... 

La figure de Sima Guang, de l’histoire à l’historiographie : un état des recherches ......   L’adversaire de Wang Anshi ......   Les lectures du Zizhi tongjian ...... 

La Chine des Song : périls extérieurs changements institutionnels . . . .   Le poids du facteur militaire ......   La figure de l’empereur au e siècle......   Le recrutement de l’administration au Ier siècle des Song . . . . .   La structure administrative de l’empire ...... 

- : la formation d’un lettré ......   Le clan des Sima et la fonction publique ......   Les premières années : une éducation classique ......   L’entrée dans la carrière : privilège et mérite ......  Premierstextes...... 

À l’ombre de Pang Ji : l’entrée dans la carrière (-) ......   Patronageetcarrière......  Faceauxrévoltes......   Au recrutement de la bureaucratie ......  Fortunesdiverses ...... 

À l’ombre de Pang Ji : des marches frontières à la capitale (-) . .   Mission aux marges de l’Empire ......   Sur la piété filiale ...... 

Face au souverain (-) : l’art de la remontrance ......   Une institution singulière ......   L’art de la remontrance : les cinq règles du bon gouvernement . .  Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 270 (paginée 270) sur 272

 T  

 L’art de la remontrance : des bonnes et des mauvaises habitudes . 

Au gouvernement (-) : remontrance et succession au trône . . .   La difficile succession de Renzong ......   Entre les deux palais ...... 

Au gouvernement (-) : remontrance et bien-être du peuple . . .   Service aux armées et protection de la paysannerie ......   Rites et catastrophes naturelles ......   Les leçons de l’histoire ...... 

Les Petites mesures (-) ......   Le retour des Grands ministres ......   La mise au pas des hauts fontionnaires ......   L’ère Xifeng : crises et projets de réformes ......   Sima Guang et Wang Anshi : la montée des désaccords ...... 

Contre Wang Anshi (-) ......   Les réformes de Wang Anshi ......   L’offensive de Sima Guang ......   Contreleprêtsurrécoltes ......   Défaite et retraite ...... 

En semi-retraite à Luoyang (-) ......   Fonctionnaire provincial ......   Dernièresescarmouches...... 

Premier ministre (-) ......   Retour à la capitale ......   La contre-réforme : finances et armée ......   La contre-réforme : le recrutement des fonctionnaires ...... 

État, confucianisme, bureaucratie ...... 

Sources et bibliographie ......   ŒuvresdeSimaGuang ......   Sources anciennes ......   Travaux chinois modernes sur Sima Guang ......   Travaux en langues occidentales ......  Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 271 (paginée 271) sur 272

Cet ouvrage a été mis en pages par les Presses universitaires de la Méditerranée (Université Paul-Valéry — Montpellier III) www..fr

Dépôt légal : er trimestre  Presses universitaires de la Méditerranée — Une question ? Un problème ? Téléphonez au     . SIMAOK2016 --- Départ imprimerie --- 2016-4-25 --- 10 h 57 --- page 272 (paginée 272) sur 272