- lundi 22 février 2021 Enquête 13 Le mystère des frères Philippe

Comment ces deux dominicains condamnés par Rome en 1956 dans une affaire trouble mêlant mystique et abus sexuels ont-ils pu faire école en toute impunité ?

l y a un an, l’Arche révélait que son fondateur Jean Va- I nier, vénéré jusqu’à sa mort en 2019, avait commis des abus sexuels, entre 1970 et 2005, sur au moins six femmes qu’il ac- compagnait spirituellement, en usant de justifications mys- tiques. Il s’était mis, ce faisant, dans les pas de son propre père spirituel, le dominicain Thomas Philippe, pourtant condamné par Rome en 1956, tout comme son frère Marie-Dominique Philippe. Par quels chemins ces deux dominicains, que les auto- rités ecclésiales identifièrent très tôt comme problématiques, ont-ils pu retrouver une telle aura au point d’avoir fondé ou cofondé deux communautés re- connues, l’Arche et Saint-Jean, et faire école en toute impunité ? La Croix a enquêté pour tenter d’assembler quelques-unes des pièces de ce mystérieux puzzle. Si cette histoire est encore en train de s’écrire, désormais entre les mains d’historiens, psychologues et théologiens mandatés par les communautés concernées, elle révèle d’impor- tants dysfonctionnements dont on peut d’ores et déjà percevoir les ressorts. Les garde-fous du système ecclésial n’ont semblé fonction- ner à aucun niveau. Sans doute parce que ces hommes qui le connaissaient parfaitement ont su en exploiter les failles, mais aussi parce que le secret sur les sanctions dans l’Église a eu pour effet pervers de mi- ner la vigilance de ses respon- sables, dans un contexte post- conciliaire où l’on sanctionnait moins et où les querelles idéolo- giques brouillaient les alertes. S’interroger sur leur trajec- toire peut aujourd’hui inciter à une plus grande prudence face à des personnalités cha- rismatiques, mais aussi à une certaine modestie alors que la tentation guette tout courant de se croire l’avenir de l’Église. La vigilance est l’affaire de tous. Les frères Thomas (à gauche) Céline Hoyeau et Marie-Dominique Philippe. Titwane pour La Croix La Croix - lundi 22 février 2021 14 Le mystère des frères Philippe

Le père Marie-Dominique Philippe, fondateur de la communauté des frères de Saint-Jean, le 30 juin 2006, lors d’une célébration pour ses 70 ans de sacerdoce, à Ars (Ain). Jacques Cousin/Ciric

t La Croix a enquêté pour tenter de comprendre comment les frères Thomas et Marie-Dominique Philippe, condamnés dans les années 1950 par Rome, ont pu reprendre leur ministère, fonder ou cofonder deux communautés majeures en , Saint-Jean et l’Arche, et prospérer si longtemps en dépit de leurs abus.

Comment deux prêtres, frères de sang et frères prêcheurs, éminents théologiens, tous deux sanction- nés sévèrement par Rome durant les années 1950 dans une affaire trouble mêlant mystique et abus sexuels ont-ils pu, quarante ans plus tard, retrouver un rayonne- ment et une place telle dans l’Église qu’ils furent l’inspirateur, pour l’un, et le fondateur, pour l’autre, de deux communautés catholiques majeures et furent vénérés comme des saints jusqu’à leur mort ? C’est tout le mystère des frères Philippe. Il y a un an, on découvrait avec eff arement que , véri- table icône dans le paysage catho- lique, fondateur de l’Arche, cette Les frères Philippe, œuvre de 10 000 membres, qui fait vivre et travailler ensemble des personnes ayant un handicap mental et des accompagnateurs dans 37 pays, avait lui-même été des abus en toute impunité un émule du père Thomas Philippe. Selon le rapport rendu public par l’Arche le 22 février 2020, non seu- lement il savait pourquoi le domi- nicain avait été condamné en 1956 que des frères ont reproduit encore Mais en 1951, des plaintes éma- BEL. mais il avait reproduit des pratiques récemment les mêmes comporte- nant de deux femmes qu’il accom- Seine- Somme Maritime Aisne LUX. sexuelles assorties de justifi cations ments abusifs et les mêmes justifi - pagne spirituellement, une laïque Ardennes mystiques à l’égard de femmes qu’il cations fallacieuses que leur fonda- et une novice, parviennent aux su- Beauvais OISE Trosly-Breuil accompagnait spirituellement. teur (lire La Croix du 14 juillet 2020). périeurs du père Thomas Philippe. Fondation de l'Arche en 1964 Depuis, trois des communautés En avril 1952, il est sommé de venir Eure Val-d’Oise par Jean Vanier, fils spirituel concernées ont mandaté des cher- t L’Eau vive à Rome, et la direction de l’Eau vive du père Thomas Philippe. cheurs pour comprendre la genèse est confi ée à son fi ls spirituel, Jean Orne et l’étendue de ces abus, les res- Pour tenter d’en cerner l’origine, Vanier, tandis qu’un procès s’ouvre Évry Soisy-sur-Seine ponsabilités des uns et des autres. il faut revenir à la source, à l’af- au Vatican, qui va durer quatre ans. Eure- ESSONNE Fondation du centre Et-loir spirituel de l'Eau vive Le scandale est considérable. Il em- faire de l’Eau vive. Au lendemain Le 28 mai 1956, la sentence tombe, Aube barrasse toutes les parties concer- de la guerre, en 1946, le père Tho- la plus grave avant le renvoi de en 1946 par le père Thomas Philippe. Haute- nées. Les dominicains, qui ont mas Philippe, étoile montante de l’état clérical (1) : le père Thomas Sarthe Marne semblé laisser les deux frères dans l’ordre dominicain, fonde un centre est condamné à la déposition, il n’a Loiret Yonne la nature. Les évêques, qui n’ont international de spiritualité et de plus le droit de célébrer les sacre- Loir- manifestement pas exercé eux non culture chrétienne à Soisy-sur- ments, ni d’occuper un quelconque Et-cher plus leur devoir de vigilance dans Seine (Essonne), près du couvent ministère. Côte d’Or Indre-et les diocèses où ils étaient installés. dominicain du Saulchoir. Des étu- Le motif de sa condamnation a -Loire Rimont Les responsables de l’Arche, qui diants du monde entier y affl uent, longtemps été entouré d’un halo de Installation de la s’interrogent sur les raisons pour et l’Eau vive connaît un rapide suc- mystère et de rumeurs, en raison communauté des frères Indre lesquelles ils n’ont rien vu pendant cès. Les élites catholiques gravitent du secret imposé par l’Église et de de Saint-Jean en 1981, Chalon- toutes ces années. Et la commu- autour – Jacques Maritain, Charles l’inaccessibilité des pièces du pro- Vienne fondée par le père sur-Saône Marie-Dominique Philippe. nauté des frères de Saint-Jean, aux Journet, Jean de Menasce –, et le cès. Les historiens mandatés par les SAÔNE-ET Jura -LOIRE prises avec un « cancer qui a métas- pape Pie XII lui-même appuie l’ini- dominicains pour faire la pleine lu- Allier tasé jusqu’à récemment », selon les tiative de ce dominicain fort res- mière sur ce dossier ont eu, il y a Creuse 50 km mots d’un de ses responsables, alors pecté à Rome. un an, un accord de principe P P P La Croix - lundi 22 février 2021 Le mystère des frères Philippe 15

Célébration des vêpres à la communauté des frères de Saint-Jean de Rimont (Saône-et-Loire), en mars 2018. Arnaud Finistre

repères

Quatre commissions, une douzaine de chercheurs

Les chercheurs travaillant sur les frères Philippe devraient rendre leurs différents rapports en 2022.

La commission pluridiscipli- naire des frères de Saint-Jean. La communauté est la pre- mière à avoir lancé des travaux de recherche. Elle est aidée par une dizaine d’historiens, théo- logiens, psychologues et systé- miciens.

La commission historique des dominicains. Elle est com- posée de trois historiens, dont Tangi Cavalin, son pilote, avec Nathalie Viet-Depaule et Sabine Rousseau. Leur travail dans les archives et à partir d’entre- sait certes pas « en harmonie avec tiens sera complété par des Aux yeux du père la doctrine commune de l’Église, consultations sur des sujets concède-t-il, mais elle pouvait, ponctuels auprès d’un conseil Thomas, ses actes peut-être, ne pas être absolument scientifique d’une dizaine – donc ses relations impossible à cause d’exemples analo- d’universitaires (Étienne gues dans l’Ancien Testament ». Des Fouilloux, Denis Pelletier, avec des femmes – exemples qu’il emprunte à saint Michel Fourcade…), qui seront ne pouvaient être Thomas d’Aquin, dans un passage notamment chargés d’une où le théologien médiéval réfléchit relecture critique du rapport jugés de l’extérieur : pour savoir s’il peut y avoir des ex- de la commission. ce que la morale ceptions aux préceptes moraux. Aux yeux du père Thomas, ses La commission théologique réprouvait relevait actes – donc ses relations avec des des dominicains. Elle regroupe dans son cas femmes – ne pouvaient être jugés le dominicain Thierry-Marie de l’extérieur : ce que la morale ré- Hamonic et la religieuse d’une intention prouvait relevait dans son cas d’une auxiliatrice Geneviève spéciale de Dieu. intention spéciale de Dieu. Un peu Médevielle, tous deux plus tard, lorsqu’il exposera sa ver- théologiens moralistes, sion de l’affaire à l’évêque de Beau- chargés d’étudier les textes vais (4), il admettra que les dénon- du père Thomas Philippe. Le père Thomas Philippe en 1992. L’Arche ciations sur sa vie personnelle à question de fausse doctrine. » De l’Eau vive étaient « bien réelles dans La commission pluridiscipli- PPP pour accéder aux archives du t Une affaire fait, la sentence fut d’autant plus la matérialité des faits ». Mais il re- naire de l’Arche. Elle est pilotée Saint Office mais attendent tou- lourde que le père Thomas au- prochera au provincial, le père Al- par Erik Pillet, et composée de jours que la Congrégation pour la de fausse mystique rait tenu à se défendre lui-même bert-Marie Avril, de ne pas avoir res- deux historiens dont Antoine doctrine de la foi leur ouvre ses Selon des extraits significatifs et, loin de récuser les faits qui lui pecté le secret, en en parlant à ses Mourges, doctorant, auteur portes. Cependant d’autres sources présentés lors du chapitre général étaient reprochés, voulu les justi- frères dominicains. d’un mémoire de recherche ont permis d’entrevoir, déjà, les de la communauté Saint-Jean, en fier théologiquement. très fouillé sur la genèse de ressorts de l’affaire : la correspon- octobre 2019, Thomas Philippe fut Si l’on n’a pas encore accès à t Des complices ? l’Eau vive (publié en 2009 dance, publiée en 2005, de Jacques bien condamné pour avoir abusé sa défense, on la trouve en partie sous la direction de Michel Maritain et Charles Journet, com- sexuellement de femmes en recou- dans une supplique à Jean XXIII de Cette fausse mystique a semblé Fourcade) ainsi que de théolo- pagnons de route du père Thomas ; rant à des justifications mystiques. 1963 (3). Il y affirme avoir agi non relever de la folie pour les auto- giens, sociologue, anthropo- et, plus récemment, les archives Un procès en hérésie ? « Si le Saint « sous l’impulsion de la passion, ou rités ecclésiastiques – qui le font logue, psychiatre et psychana- des dominicains, auxquelles ont eu Office, l’ancienne Inquisition, s’en en vertu d’une doctrine spirituelle expertiser par trois psychiatres et lyste extérieurs à l’Arche. accès en 2019 l’historien Antoine est mêlé, avance un proche du dos- erronée, mais comme personne pri- l’envoient se faire soigner chez les Mourges, auteur d’une étude très sier, ce n’est pas tant par intérêt vée prenant consciemment et déli- frères hospitaliers de Saint-Jean-de- Ces commissions sont dis- fouillée sur la genèse de l’Arche, pour ces femmes, victimes à une bérément ses responsabilités, parce Dieu, à Lyon. Mais le père Thomas tinctes mais collaborent pour aujourd’hui membre de la com- époque où ces affaires se réglaient qu’elle croyait sincèrement à une vo- n’a pas été seul à être convaincu de se donner accès aux sources, mission (2), ainsi que des frères de plus volontiers en déplaçant les lonté exceptionnelle de Dieu ». Cette ces « grâces divines ». L’ouverture archives et témoignages des Saint-Jean. prêtres, mais parce qu’il y était « volonté exceptionnelle » n’apparais- Suite page 16. PPP diverses communautés. La Croix - lundi 22 février 2021 16 Le mystère des frères Philippe

Thomas Philippe (au centre, de face) au Saulchoir, lieu d’études de la province dominicaine de France, à Kain (Belgique) en 1935. Archives dominicaines de la Province de France

PPP Suite de la page 15. Thomas) est, en partie certaine- récente des archives des domini- ment, irresponsable. Mais un Jean cains a permis de découvrir que sa Vanier, une mère Cécile ? Un père sœur, dominicaine elle aussi, mère Marie-Dominique ? Ils savaient et Cécile, est également condamnée ils ont voulu tout couvrir, ”ne pas ju- pour complicité, débarquée dans ger”… » Des propos qui résonnent, l’heure de sa charge et déplacée au soixante ans plus tard, avec une couvent de Langeac (Haute-Loire). acuité étonnante. Elle aurait couvert ce qui se jouait À ce jour, aucun document ne entre son frère et des religieuses de permet de dire que le père Marie- son ancien couvent, le monastère Dominique Philippe a pu avoir le de la Croix et de la Compassion, même type de comportements que installé à côté de l’Eau vive, dont son frère dès les années 1950. En re- le père Thomas était prédicateur et vanche, des témoignages rappor- directeur spirituel. tés par la congrégation des frères de L’oncle et père spirituel des Saint-Jean en 2013 ont montré qu’il frères Philippe, le dominicain avait lui aussi agressé sexuellement Thomas Dehau (lire page 17), au- une quinzaine de femmes, pour la rait lui aussi été sanctionné pour plupart des religieuses, au moins à sa « grave responsabilité » dans les partir des années 1970. Celles-ci ont désordres de son neveu – d’une témoigné notamment qu’il profi- simple monition canonique, en tait du temps de la confession ou de raison de son âge et de son état de l’accompagnement spirituel pour santé, mais placé sous la stricte les embrasser sur la bouche, poser surveillance de ses supérieurs. Il ses mains sur leur corps jusqu’aux « Le père Marie- mourra six mois plus tard. parties intimes. Leurs plaintes ont La même année, le père Marie- permis de découvrir que lui aussi Dominique me disait Dominique est lui aussi soupçonné recourait à des justifications spiri- qu’il voulait me et une enquête sub secreto lancée. tuelles, une doctrine cachée réser- Un an plus tard, il est interdit de vée à certaines « âmes contempla- faire sentir l’amour confesser, d’accompagner, de sé- tives » qui a fait système au sein de de Jésus pour moi, journer ou de prêcher dans les cou- sa communauté. Les frères Phi- vents féminins. Lui aussi couvre lippe auraient partagé cette même qu’il était le petit son frère : à l’une des victimes ayant conviction d’être les dépositaires instrument de Jésus… déposé au procès, qui s’était confiée d’une compréhension nouvelle de à lui pour savoir s’il était juste que la miséricorde, que l’Église ne pou- Tandis que le père le père Thomas l’embrasse et lui de- vait encore accueillir. Thomas m’expliquait mande de se déshabiller, Marie-Do- minique Philippe aurait répondu, t Mariage que les parties de selon le récit qu’en a fait une source notre corps que religieuse à La Croix, que, dès lors mystique qu’il s’agissait du père Thomas, il D’où vient cette sorte de gnose ? nous cachons le fallait lui faire confiance. Dans un Selon le récit qu’il en a fait à plu- plus soigneusement courrier du 20 juin 1956, le com- sieurs témoins, dont Jean Vanier missaire du Saint Office, le domini- et le père Dehau, le père Thomas seront les plus cain Paul Philippe – qui n’a aucun Philippe aurait vécu une « illumi- glorifiées au Ciel. » Marie-Dominique Philippe !à droite) à la bibliothèque du Saul- lien de parenté avec les deux frères nation », le 20 octobre 1938, devant choir d’Étiolles vers 1939. Archives dominicaines de la Province de France mais fut proche d’eux dans les an- le tableau de la Vierge Mater ad- nées 1930 – s’étonne de la réaction mirabilis à la Trinité-des-Monts, parle de ”Marie, Épouse du Christ”, donc actuellement et directement abusée par les deux frères, rappor- de l’entourage : « Celui-ci (le père à Rome. Une sorte de mariage il le fait toujours dans une approche mû par Dieu, (…), que tout cela ho- tait, elle aussi, que le père Thomas mystique avec Marie, semblable à très classique et dans la tradition de norait grandement N.S. (Notre Sei- Philippe, en 1976 et encore par la « Celui-ci (le père « l’union » de la Vierge et de son Fils. l’Église » (6). Pourtant, les témoi- gneur) et la T. Ste V. (la Très Sainte suite, s’appuyait sur un prétendu « Cette manière de vouloir faire de gnages passés et présents des vic- Vierge), parce que les organes lien sexuel entre Jésus et Marie. Et Thomas) est, en la Sainte Vierge l’épouse de son Fils times laissent apercevoir la « maté- sexuels étaient le symbole du plus ce, des années avant qu’elle-même partie certainement, (…) m’exaspère et me scandalise », rialité » de ce discours. grand amour, beaucoup plus que le et le public aient accès aux témoi- réagit à l’époque Jacques Maritain Un premier témoignage, déci- Sacré-Cœur. Et j’ai dit : “Mais c’est gnages de 1951. « Le père Marie-Do- irresponsable. Mais (5). « Il semble bien y avoir cru, sou- sif, se trouve dans le rapport pu- un blasphème !” Alors il reprenait minique me disait qu’il voulait me un Jean Vanier, ligne l’historien Étienne Fouilloux, blié par l’Arche en février 2020, ses théories, disant que quand on faire sentir l’amour de Jésus pour et avoir transposé ce mariage mys- celui de la première « lanceuse arrive à l’amour parfait, tout est li- moi, qu’il était le petit instrument une mère Cécile ? tique à ses relations avec ses diri- d’alerte » de 1951 (7) : « Alors il a cite, car il n’y a plus de péché. » de Jésus… Tandis que le père Tho- Un père Marie- gées : lui comme “autre Christ”, selon commencé des théories, pour es- Si la crédibilité d’une victime mas m’expliquait que les parties de la conception du prêtre courante à sayer de me convaincre : la femme plus récente, Michèle-France notre corps que nous cachons le plus Dominique ? l’époque, et sa pénitente comme re- perdue d’Osée, le sacrifice d’Abra- Pesneau, apparue dans le docu- soigneusement seront les plus glo- Ils savaient et ils ont présentante de Marie. » ham, les mystères glorieux, la trans- mentaire d’ de mars 2019, est rifiées au Ciel, rapporte Michèle- Pour Marie Philippe, une nièce cendance de la mission prophétique mise en cause par Marie Philippe, France Pesneau. Et ce que nous voulu tout couvrir, qui a mené une contre-enquête (de sa mission) par rapport aux son témoignage (8) est pourtant vivions, c’étaient les mêmes grâces ”ne pas juger”… » pour défendre la mémoire de ses normes de la morale. Il m’expliquait d’autant plus intéressant que cette que Marie et Jésus se donnaient. Ils oncles, « quand le père Thomas (…) qu’il était instrument de Dieu, ancienne carmélite qui dit avoir été avaient vécu cela, mais cela se PPP La Croix - lundi 22 février 2021 Le mystère des frères Philippe 17

Le père Thomas en 1958, deux ans après sa condamnation à la déposition par Rome. L’Arche La répétition des abus commis par les frères Thomas et Marie-Dominique Philippe, tout comme l’implication d’autres membres de leur famille, interroge sur le climat qui y présidait. Une famille marquée par l’emprise spirituelle

es frères, la sœur, l’oncle. avec les frères de Saint-Jean les mo- Mer Quatre membres de la famille dèles relationnels induits dans leur du Nord L Philippe sont sanctionnés par communauté par leur fondateur. Dunkerque le Saint Office dans l’affaire de l’Eau L’oncle, en revanche, leur exprime vive, en 1956-1957 (lire ci-contre), ce de l’affection et va exercer sur ses NORD BELGIQUE qui ne laisse pas d’interroger sur le neveux une autorité morale et spi- Lille milieu familial dans lequel les pères rituelle que plusieurs psychologues Pas- de- Thomas (1905-1993) et Marie-Do- qualifient aujourd’hui d’emprise. Calais Cysoing minique Philippe (1912-2006) ont Une relation qu’ils ont en tout cas grandi. Jean (Thomas, en religion) vécue comme très positive pour eux et Henri (Marie-Dominique) sont et qu’ils ne renieront jamais, gar- nés à Cysoing, village où leur père dant une vision assez idéalisée de Somme Aisne est notaire, près de Lille. Ils sont les leur famille. 20 km troisième et huitième d’une fratrie L’obéissance à Dieu devient le de douze enfants, dont huit entre- critère familial de discernement et ront dans les ordres (cinq chez les le père Dehau incarne la volonté cain également, sera quant à lui em- dominicains). Leurs parents, Henri divine. Quasiment aveugle, le reli- porté par une méningite à 30 ans, en Philippe et Élisabeth Dehau, issus gieux vit en marge de l’ordre domi- 1940, après avoir plongé dans une de la grande bourgeoisie catholique nicain et passe beaucoup de temps eau glaciale des Pyrénées pour sau- du Nord, se sont mariés « en deman- à Bouvines, dans la maison des ver quelqu’un de la noyade. dant au Seigneur » d’avoir « beau- grands-parents distante de 2 kilo- Leur sœur Cécile sera prieure coup d’enfants à lui donner » (1), se- mètres, pour se reposer. Les enfants des dominicaines du monastère lon le conseil du frère d’Élisabeth, le Philippe lui font la lecture pendant de la Croix et de la Compassion, père Thomas Dehau. de longues heures au fond du jardin sous le nom de mère Marie-Cécile Ce dominicain, brillant intellec- et reconnaîtront son importance de Jésus, avant d’être sanctionnée tuel, artiste et mystique, va occu- dans le discernement de leur voca- avec son frère Thomas qui en était per une place considérable dans la tion. Toutefois, l’un d’eux, Pierre, l’aumônier, en 1956, et envoyée au famille car il est non seulement le obtiendra la nullité de son ordina- monastère de Langeac, où elle finira frère, le parrain et le père spirituel tion pour « pressions familiales ». ses jours sous celui de mère Marie d’Élisabeth Dehau, mais il va deve- de Nazareth. nir également l’éducateur princi- La vocation Trois autres sœurs entreront chez pal de ses neveux aux côtés de sa les bénédictines de Notre-Dame de sœur, ainsi que leur père spirituel dominicaine semble Wisques (Pas-de-Calais), Élisabeth et confesseur, dans l’enfance mais la seule possible pour (1908-2003), Marie (mère Hilde- Le père Thomas (à droite) et son fils spirituel Jean Vanier en 1964. aussi par la suite, lorsqu’ils auront garde) (1903-1999), qui sera hos- Cette année-là, les deux hommes cofonderont l’Arche. L’Arche rejoint, comme lui, l’ordre domi- les quatre frères pitalisée pour des problèmes psy- nicain. entrés en religion. chiques dans les années 1950, et PPP passait tellement en Dieu que tandis que son frère Marie-Do- Leur enfance est en effet for- Henriette (1915-2005). Très proche les limites normales de l’humanité minique fondera la communauté tement éprouvée par la guerre du père Dehau dans son enfance, ne s’appliquaient pas. » Saint-Jean en 1975, en marge de et par l’absence du père, parti au Quant au père Marie-Dominique celle-ci, mère Winfrida en religion, l’ordre dominicain. front, alors qu’Henri n’a que 2 ans. Philippe, alors qu’il hésite, à 18 ans, sera prieure du monastère du mont t Défaillances Y a-t-il eu une défaillance dans Lorsque le soldat revient, trauma- à poursuivre des études de mathé- des Oliviers à Jérusalem et, à son re- la transmission de l’informa- tisé, renfermé, strict et exigeant, son matiques avant d’entrer dans l’ordre tour en France, fondera en 1974 un post-conciliaires tion ? Une perte de mémoire des jeune fils ne parvient pas à nouer des prêcheurs, le père Dehau, tout monastère de la branche des béné- Alors que les enquêteurs des an- décisions ? Un oubli volontaire ? de vraies relations avec cet « in- en lui assurant le laisser « totalement dictines de la Compassion à Azé, en nées 1950 ont « très bien cerné les Des négligences ? Des complici- connu » qu’il découvre à 6 ans et se libre », le prévient qu’il ne se portera Saône-et-Loire. choses et les ont prises très au sé- tés ? Les acteurs du procès étaient construit, selon sa biographe, « face pas « garant » de sa vocation ni ne Céline Hoyeau rieux », remarque un fin connais- pourtant toujours à Rome, avec à » son père, contournant son auto- pourra « continuer à l’accompagner » seur du dossier, le suivi de l’af- la conscience aiguë des difficul- rité grâce à une complicité avec sa s’il lanterne davantage (2). (1) Marie-Dominique Philippe. faire est en revanche beaucoup tés que le père Thomas Philippe mère (1). Le père Marie-Dominique La vocation dominicaine semble Au cœur de l’Église du XXe siècle, plus lâche après les années 1960. pouvait poser, libre de ses mouve- Philippe semble en avoir gardé une la seule possible pour les quatre de Marie-Christine Lafon, p. 35. D’abord reclus dans un monastère ments. Le docteur Paul Cossa, chef « colère de fond », une « frustration » frères entrés en religion. Jean, le (2) Ibid., p. 87-88. italien, Thomas Philippe est auto- du service de neuropsychiatrie des (1), mais aussi « un rapport compli- frère et parrain du jeune Henri, (3) Carnets de Jacques Maritain, risé à rentrer en France en 1963, et hôpitaux de Nice, qui l’avait reçu qué à la loi, à la hiérarchie, soit qu’il prendra le nom de Thomas comme cités par Antoine Mourges, Des « sages va reprendre insensiblement son en entretien en 1956 à la demande tremble devant elle, soit qu’il la dé- son oncle qui, « quand il était tout et des savants » aux « tout petits », ministère, participant avec Jean de ses supérieurs, avait estimé fie », ajoute une psychiatre systé- petit, le désignait comme son héri- mémoire de master 1 d’histoire Vanier à la fondation de l’Arche, Suite page 18. PPP micienne qui analyse aujourd’hui tier spirituel » (3). Évrard, domini- religieuse, Montpellier 3, 2009. La Croix - lundi 22 février 2021 18 Le mystère des frères Philippe

Les frères Philippe et Jean Vanier avec le pape Jean-Paul II lors du Conseil international de l’Arche le 13 janvier 1984. Vatican Media

PPP Suite de la page 17. qu’il était non pas malade mais bel et bien convaincu de la justesse de ses intuitions mystiques et que, dès lors, le risque qu’il les mette de nouveau en pratique était grand… Le climat post-conciliaire a sans doute joué dans l’indulgence dont il a bénéficié. Au lendemain de Va- tican II, l’Église passe d’un modèle autoritaire à un modèle de « com- munion » et fait primer la misé- ricorde. « Le Saint Office contrô- lait auparavant très étroitement l’Église de France et sanctionnait ses meilleurs théologiens (Congar, Chenu). Vatican II est perçu comme un renversement, il faut réinventer l’Église, analyse le sociologue Yann Raison du Cleuziou (9). L’idée que les normes instituées sont indépas- sables est balayée. La sanction perd de sa pertinence. » Ce manque de régulation prévaut d’autant plus chez les dominicains qu’ils sont pris par d’autres soucis – l’hémor- ragie qui frappe le clergé et les ordres religieux ainsi que la crise de l’autorité dans la province de France. L’Église n’est pas indemne non plus des changements d’une n’était pas à l’ordre du jour. Cela « une possible revanche, après une il réussi à les convaincre du bien- société où, après Mai 68, il est dé- aurait été ajouter de la souffrance « J’ai toujours lutte acharnée chez les dominicains fondé de l’envoyer comme aumô- sormais « interdit d’interdire ». à la souffrance et augmenter l’hé- entre les tenants d’une théologie nier de l’institut du Val Fleuri à Emblématique de ce climat, le morragie. » entendu les anciens traditionnelle (Garrigou-Lagrange, Trosly-Breuil, dans l’Oise, mener provincial Nicolas Rettenbach me dire : “Oh, vous Thomas et Marie-Dominique Phi- comme il l’écrit « une vie de soli- (1967-1975) manifeste une grande t Le poids lippe, etc.) et ceux qui furent à la taire près du Tabernacle, avec un savez, les histoires sollicitude à l’égard des cas diffi- du secret pointe du mouvement “réformiste” très humble apostolat près des dé- ciles : « Pour sauver des vocations de l’Eau vive… Il s’est (Chenu, Congar, etc.) ». biles, le seul ministère qui me sem- religieuses, il veut éviter l’humilia- dans l’Église Par manque d’informations pré- blait permis alors » (4). tion d’une sanction, poursuit Yann passé des choses cises sur le fond de la sanction de Une vie pas si solitaire que ça en Raison du Cleuziou. Le meilleur Et puis sanctionner quoi ? Qui très graves.” Sans 1956, certains supérieurs domi- réalité, car, très tôt, le rejoignent moyen à ses yeux de maintenir dans savait, alors, et que savait-on ? Le nicains ont pu, eux aussi, par la à Trosly ceux qui avaient eu in- l’ordre les jeunes frères progressistes Saint Office a certes demandé de qu’on précise jamais suite, croire à cette version. Dans terdiction formelle de garder le est de ne pas entraver leur liberté. maintenir la vigilance sur le père quoi », rapporte les années 1970-1980, « les conflits contact avec lui pendant l’enquête Cette stratégie a-t-elle bénéficié Thomas Philippe en 1956, mais internes à la province de France ont du Saint Office mais avec lesquels aussi aux frères Philippe ? » l’absolue discrétion que Rome un dominicain entré eu des effets sur les décisions prises, il avait poursuivi une correspon- Le statut d’extra conventum, imposait sur les sanctions, le dans l’Ordre dans souligne l’historien Tangi Cava- dance clandestine : Jean Vanier, dont bénéficient Thomas Phi- poids du secret dans l’Église ont lin, qui pilote la commission des qui s’installe peu avant Noël 1963 lippe, mais aussi les frères Marie- paradoxalement miné cette vigi- les années 1980. dominicains. La relation qu’elle a dans le village, ainsi que le petit Joseph Le Guillou, Bernard-Marie lance puisque très peu de monde entretenue avec sa propre histoire cercle de femmes qui l’entouraient de Chivré et d’autres, leur permet connaissait le fin mot de l’histoire. a interféré dans sa compréhension à l’Eau vive et qui vont prendre en tout cas de vivre à l’extérieur « J’ai toujours entendu les anciens l’index un texte du théologien Ma- de ce qui avait eu lieu à l’Eau vive et part à la naissance de l’Arche. tout en conservant les droits et me dire : “Oh, vous savez, les his- rie-Dominique Chenu, accusé de de ce qu’il fallait faire. » Pourquoi ce retour en France les devoirs des dominicains. En- toires de l’Eau vive… Il s’est passé modernisme et de relativisme, et n’a-t-il pas été plus encadré ? tré dans l’ordre en 1978, le frère des choses très graves.” Sans qu’on l’avait destitué de ses fonctions de t Une part L’historien Antoine Mourges fait Éric de Clermont-Tonnerre en précise jamais quoi », rapporte un régent du Saulchoir. Le père Tho- pourtant remarquer que le père témoigne : « Avec la crise des an- dominicain entré dans l’ordre dans mas Philippe avait été nommé de manipulation Thomas n’a jamais été réhabilité, nées 1970 et le départ de dizaines les années 1980. pour faire appliquer la sanction, Dans quelle mesure les autori- malgré les démarches qu’il a faites de frères, l’ordre a tellement souf- Il était facile de profiter de ce si- le remplacer et remettre de l’ordre tés ecclésiales ont-elles, aussi, été jusqu’à sa mort pour l’être. « La fert que les supérieurs n’ont pas pu lence, et c’est ce que les frères Phi- dans l’enseignement au sein de ce manipulées ? Il semble que les su- Congrégation pour la doctrine de la et n’ont pas voulu ajouter de nou- lippe semblent avoir fait. Dès les couvent d’études, ce que beaucoup périeurs qui ont accepté le retour foi lui a accordé un certain nombre velles blessures au corps social. Ils lendemains de l’affaire, ils laissent allaient lui reprocher par la suite. en France du père Thomas en 1963 de permissions, mais toujours avec ont dû accepter la diversification entendre que le père Thomas a été Cette version selon laquelle il aient cédé devant ses plaintes, des demandes de vérification, et l’émiettement des formes de vie la cible d’un règlement de comptes aurait payé pour l’affaire Chenu a alors qu’il faisait état de sa grande souligne l’historien. Ont-elles été dominicaine, avec parfois des dé- théologique. En effet, en 1942, ce- couru jusqu’à aujourd’hui puisque souffrance, dans sa supplique à faites ? » L’aura grandissante de rives… Un grand nombre de frères lui-ci s’était retrouvé au cœur des c’est l’hypothèse mise en avant Jean XXIII. Sans doute aussi, en Jean Vanier et de l’Arche ont pu à l’époque se trouvaient “dans la tensions entre le Vatican et l’Église par ses héritiers. Dans sa contre- insistant sur sa découverte du servir de caution à cet homme de- nature”. Sanctionner, du reste, de France. Rome avait alors mis à enquête, Marie Philippe évoque monde du handicap mental, a-t- venu marginal dans son ordre PPP La Croix - lundi 22 février 2021 Le mystère des frères Philippe 19

Les frères Philippe ont eu une influence majeure sur plusieurs communautés qui voient le jour au lendemain de Vatican II, à travers leurs écrits, conférences, retraites, et l’accompagnement spirituel qu’ils ont prodigué.

PPP et qui, du reste, ne faisait plus porte Jean de La Selle, membre de parler de lui. « Il n’y avait pas de l’Arche depuis 1972. raison de s’en préoccuper dans la mesure où les instances de l’Église t Ne reconnaît-on Au carrefour des l’avaient autorisé à collaborer avec Jean Vanier, souligne le frère de pas l’arbre Clermont-Tonnerre, élu provincial à ses fruits ? fin 1992, trois mois avant la mort communautés nouvelles du père Thomas. Ma génération Pour le père Marie-Dominique ignorait la raison pour laquelle il Philippe également, le succès de avait été condamné, et pour nous, son œuvre a pu faire taire les in- c’était de l’histoire ancienne. Pen- terrogations. À Rome, la commu- u lendemain du Concile, à l’origine de l’ONG Points-Cœur. comme telle », un système dans dant mon mandat de provincial, nauté Saint-Jean impressionne des catholiques qui ne Quant au père Marie-Dominique, lequel des frères ont reproduit aucune plainte ne nous est parve- par le nombre et la jeunesse de A se reconnaissaient pas il fut quasiment l’unique ensei- les dérives de leur fondateur en nue sur lui. » ses vocations. Certains voient dans l’Église post-conciliaire et gnant extérieur de la commu- s’appuyant sur les mêmes justifi- Le diocèse de Beauvais a-t-il su même en elle l’avenir de l’ordre certaines dérives liturgiques, nauté des sœurs de Bethléem, cations spirituelles. les motifs de sa condamnation dominicain en déroute. Dix ans mais qui ne voulaient pas suivre régulièrement invité à prêcher « À travers les témoignages des ou cherché à savoir ? En 1977, un après sa fondation, elle compte Mgr Lefebvre dans le schisme, se pour les Associations familiales victimes, nous avons découvert un an avant sa retraite, l’évêque de 163 frères, 11 sœurs contempla- sont naturellement tournés vers catholiques, les Foyers de charité deuxième niveau de discours cho- Beauvais Mgr Stéphane Desma- tives et 26 sœurs apostoliques ; et, la communauté Saint-Jean, per- (de 1946 à la fin des années 1970), quant dont nous n’avions pas idée, zières souhaita rencontrer le père à la mort de son fondateur en 2006, çue comme un lieu fervent et sûr les membres de l’Office culturel qu’il distillait dans le cadre de la Thomas au sujet de sa situation, 530 frères et 400 sœurs. Ne recon- doctrinalement. Fort des dizaines de Cluny fondé par Olivier Fenoy. direction spirituelle et qui a para- mais que comprit-il de l’affaire ? naît-on pas l’arbre à ses fruits ?, de vocations religieuses qu’il at- C’est l’un de ses fils spirituels, un lysé la conscience et autorisé une Une chose est sûre : l’évêque fut comme on dit à l’époque. Le père tirait à lui – des jeunes pour la des premiers frères de Saint-Jean, autojustification des abuseurs, ex- conquis par l’Arche et par Jean Marie-Dominique Philippe est plupart issus de l’aristocratie ou le père Marie-Pierre Faye, qui pliquait le frère François-Xavier Vanier au point de demander « à l’un de ces fondateurs sur lesquels de la haute bourgeoisie –, le père déploya la Fraternité de Marie, Cazali, prieur général des Frères venir vivre sa retraite à Trosly, Jean-Paul II compte pour son pro- Marie-Dominique Philippe est Reine immaculée dans les années de Saint-Jean (lire La Croix du où il sera de fait accueilli », rap- Suite page 20. PPP apparu à ces fidèles comme un 1980. C’est encore lui qui maria le 6 novembre 2019). Ceux-ci se sont « phare dans la tempête », alors couple Échivard, les fondateurs crus au-dessus de la morale com- que paroisses et séminaires se du Foyer Marie-Jean (aujourd’hui mune. C’est quand on découvre vidaient. en Ardèche). les témoignages des abus, et ce Avec d’autres fondateurs de qu’ils révèlent de doctrine cachée communautés nouvelles, il a Les plaintes du père Philippe, qu’on voit appa- semblé incarner le renouveau de raître les défauts de sa doctrine l’Église en ce dernier quart du analysées ont révélé publique. » XXe siècle. Non sans un certain « une culture d’abus Quant au père Thomas, a-t-il dédain pour le clergé diocésain transmis à d’autres que Jean Va- et les ordres anciens qui sem- qui n’était pas nier ses pratiques ? Dans le cas blaient disparaître, lui-même a identifiée comme d’Éphraïm, le fondateur des Béa- nourri chez ses disciples un senti- titudes, dont il a été, à un mo- ment d’élitisme. Les « petits gris » telle », un système ment, le père spirituel, c’est plus se sont pris à croire qu’ils allaient dans lequel que probable. Au moment où les sauver l’Église. Cette posture de abus de ce dernier ont été rendus triomphe, qu’ils reconnaissent des frères publics, en 2011, Éphraïm affir- volontiers aujourd’hui, en a alors ont reproduit mait dans une lettre qu’il s’était agacé beaucoup dans l’épiscopat ouvert à son « père spirituel » comme dans le clergé, renforçant les dérives de ses relations avec des jeunes le fossé entre deux « camps » qui de leur fondateur sœurs de sa communauté, et ne se parlaient pas. que celui-ci, loin de le mettre en Son frère Thomas est resté en s’appuyant garde, lui avait donné sa bénédic- beaucoup plus discret à l’Arche, sur les mêmes tion. dans l’ombre de Jean Vanier qui « Je suis sûr que cela a beau- a toujours su entretenir des rela- justifications coup joué dans son cas, rapporte tions fructueuses avec l’Église. Le spirituelles. le dominicain Henry Donneaud, père Thomas Philippe n’en a pas qui accompagnait alors les Béati- moins attiré un grand nombre de tudes dans leur réforme. C’était catholiques qui venaient attendre S’ils ont pu faire du bien à un quelqu’un de généreux, d’ardent, devant sa porte pour recevoir un certain nombre de catholiques, mais il s’est mis entre les mains conseil spirituel de ce « sage ». il est apparu aussi ces dernières d’un père spirituel qui, avec l’au- Les deux frères se sont ainsi années que non seulement ils torité de l’habit dominicain, lui a retrouvés au carrefour de nom- avaient commis des abus sexuels, dit qu’il pouvait faire cela. “C’est breuses communautés qui ont mais qu’ils avaient aussi pu faire une grâce particulière qui est faite vu le jour ou pris leur essor après école. Dans le cas du père Marie- à certains de vivre une forme inté- Vatican II. Thomas Philippe était Dominique Philippe, les plaintes grale d’amour.” Toutes les victimes le père spirituel de Jean Vanier, analysées par la commission SOS d’Éphraïm que j’ai rencontrées mais aussi d’Éphraïm, fondateur abus de la communauté Saint- par la suite évoquaient ce discours Frère Marie-Dominique Philippe en 2002, des Béatitudes. Sa théologie du Jean ont révélé « une culture mystique. » au Festival Saint-Jean. Hugues-Olivier Brillouin pauvre inspira Thierry de Roucy, d’abus qui n’était pas identifiée Céline Hoyeau La Croix - lundi 22 février 2021 20 Le mystère des frères Philippe

Funérailles du père Marie-Dominique Philippe, le 2 septembre 2006. Jacques Cousin/Ciric

PPP Suite de la page 19. jet de « nouvelle évangélisation » et bénéficie de puissants soutiens à la Curie. Au début des années 2000, l’évêque d’Autun, dont dépend Saint-Jean, Mgr Raymond Séguy, qui avait reçu des plaintes sur des abus commis par des frères, « se désespérait de ne pouvoir ”rien faire” », rapportent des témoins de l’époque. « Il envoyait des dossiers au nonce mais Rome ne bougeait pas », relate le dominicain Jean- Miguel Garrigues qui, lui-même, quitta les « petits gris » en 2002 après avoir reçu les confidences de victimes d’abus au sein de la com- munauté. « On pourrait se deman- der, avance-t-il, si, comme pour les Légionnaires du Christ, ce n’était pas le cardinal Angelo Sodano, alors secrétaire d’État du Vatican, ou Mgr Stanislaw Dziwisz, secré- taire particulier de Jean-Paul II, qui intervenaient pour que les dos- siers n’avancent pas. Le cardinal Dziwisz comme le cardinal Franc Rodé à la Congrégation pour les religieux avaient beaucoup de mal à croire des dénonciations de per- 1956 ni reçu aucune plainte à son t Des disciples (1) Lettre du cardinal Giuseppe Pizzardo sonnes semblant défendre le pape Ce double statut encontre. » citée dans le rapport de l’Arche et la bonne doctrine. » Toujours est-il que le père Ma- éblouis du 22 février 2020. Toujours est-il que le père Phi- de frère prêcheur rie-Dominique Philippe semble Indépendamment de sa hié- (2) Des « sages et des savants » lippe fut reçu chaque année et de prieur général avoir su jouer de ce double sta- rarchie, le père Marie-Dominique aux « tout petits ». Aux origines jusqu’à la fin des années 1990 avec tut pour garder le prestige et la n’aurait pu prospérer sans le sou- des communautés de l’Arche, 1945-1965, ses novices par Jean-Paul II pour d’une communauté, crédibilité que lui apportait l’ha- tien de disciples qui l’adulaient. mémoire de master 1 d’histoire religieuse une messe privée, et c’est en vertu qui demeurera bit blanc des dominicains tout « Quand quelqu’un critiquait Saint- sous la direction de Michel Fourcade, d’une dispense exceptionnelle du en contournant un contrôle trop Jean, même avec bienveillance, il à Montpellier 3, 2009. pape qu’il put rester dans l’ordre « paradoxal et étroit de l’autorité locale. En 1986, était tout de suite considéré comme (3) Supplique citée dans le rapport des frères prêcheurs tout en fon- exceptionnel », est le maître de l’ordre et son prieur de un ennemi, on ne l’écoutait pas », de 2016 de Xavier Le Pichon sur la place dant Saint-Jean. Un dominicain se Dijon apprendront par la presse sa reconnaît un frère de Saint-Jean. du père Thomas Philippe dans souvient s’être étonné, dans les an- sans doute l’une des nomination comme supérieur gé- Dès le début des années 1990, le la fondation de l’Arche. Envoyée au maître nées 1980, qu’on ne lui ait pas de- causes du manque de néral de sa communauté érigée en préfet de la Congrégation des re- de l’ordre dominicain, elle ne sera pas mandé de quitter l’ordre, comme congrégation de droit diocésain. ligieux, le cardinal Jean Jérôme transmise à Jean XXIII. ce fut le cas pour le père Épagneul, contrôle dont le père « Pensez-vous que cette manière de Hamer, avait demandé que le père (4) Lettre à Mgr Desmazières (1977), lorsqu’il fonda les Frères mission- Marie-Dominique faire soit normale de la part d’un Philippe quitte ses fonctions de dont le brouillon fut conservé naires des campagnes en 1943 : « Il religieux ? », lui écrit le provincial supérieur de communauté, esti- par Xavier Le Pichon. avait une telle aura dans l’Église a bénéficié. dominicain, le père Jean-René mant qu’il n’avait pas la compé- (5) Lettre à l’abbé Journet, du 24 juillet qu’il était intouchable et cela nous Bouchet, s’interrogeant sur son tence pour gouverner. Mgr Séguy 1951, dans la notice biographique aurait valu une campagne de « lien d’obéissance ». Simple « gaffe » poussa en ce sens, mais des frères d’Étienne Fouilloux sur Thomas Philippe. presse. Nous n’avions du reste pas manque de contrôle dont le père et malentendu, comme le pense sa de Saint-Jean se rendirent à Rome (6) Cette contre-enquête est en ligne de réticences d’ordre moral à son Philippe a bénéficié. Le frère Éric biographe Marie-Christine Lafon et obtinrent qu’il reste en poste. sur marie-dominique-philippe.com égard mais il agaçait, parce qu’il de Clermont-Tonnerre met en (11) ? « Marie-Dominique Philippe Ce n’est qu’au chapitre suivant, en (7) Rapport de juin 1952 sur l’Eau vive, avait le vent en poupe et des appuis avant lui aussi le fait que la pro- a vécu sur des ambiguïtés », es- 2001, après une sévère monition dans les archives de la Province de France, dans les milieux conservateurs. » vince de France n’avait plus de time pour sa part le frère Hubert canonique, que l’évêque finit par cité dans le rapport de l’Arche. réel poids hiérarchique sur le fon- Niclasse, l’un des deux assistants obtenir que le fondateur se retire. (8) Auteur de L’Emprise, Golias, 2020. Voir t Ambiguïtés dateur des « petits gris », à qui il a chargés de superviser la commu- Cinq ans avant sa mort et des ob- aussi la retranscription de son entretien rendu deux fois visite à Rimont nauté Saint-Jean au début des an- sèques grandioses à Lyon, dans la téléphonique en 2015 avec Marie Philippe Ce double statut de frère prê- (Saône-et-Loire), « de frère à frère » : nées 2000. « Il a cherché à obtenir cathédrale Saint-Jean. sur marie-dominique-philippe.com cheur et de prieur général d’une « Comme provincial, je ne pouvais le statut de droit pontifical pour Céline Hoyeau (9) La Politisation des dominicains communauté, qui demeurera « pa- demander l’obéissance à un frère avoir davantage de liberté, appuyé de la province de France radoxal et exceptionnel » comme devenu lui-même prieur général par Mgr Dziwisz. Mais le cardinal Une partie de cette enquête (années 1940-1970), Belin, 2016. le note en 1989 son provincial d’une congrégation religieuse re- Georges Cottier (dominicain qui sera développée plus longuement (10) Lettre du 10 avril 1989 citée par Marie- dominicain, le père Francis Mar- connue par Rome, où lui et les frères fut théologien de la maison pon- dans un livre à paraître Christine Lafon, dans Marie-Dominique neffe (10), reconnaissant n’avoir de Saint-Jean étaient admirés et tificale, NDLR) était très lucide et le 24 mars, aux Éditions Bayard, Philippe, au cœur de l’Église du sur ce point « aucun pouvoir », est soutenus. Du reste, je n’avais pas freinait pour qu’il n’échappe pas à La Trahison des pères XXe siècle, Desclée de Brouwer, p. 708-709. sans doute l’une des causes du entendu parler de la sanction de la surveillance de l’évêque. » (360 p., 19,90 €). (11) Ibid., p. 706-708.