Le Mystère Des Frères Philippe
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La Croix - lundi 22 février 2021 Enquête 13 Le mystère des frères Philippe Comment ces deux dominicains condamnés par Rome en 1956 dans une affaire trouble mêlant mystique et abus sexuels ont-ils pu faire école en toute impunité ? l y a un an, l’Arche révélait que son fondateur Jean Va- I nier, vénéré jusqu’à sa mort en 2019, avait commis des abus sexuels, entre 1970 et 2005, sur au moins six femmes qu’il ac- compagnait spirituellement, en usant de justifications mys- tiques. Il s’était mis, ce faisant, dans les pas de son propre père spirituel, le dominicain Thomas Philippe, pourtant condamné par Rome en 1956, tout comme son frère Marie-Dominique Philippe. Par quels chemins ces deux dominicains, que les auto- rités ecclésiales identifièrent très tôt comme problématiques, ont-ils pu retrouver une telle aura au point d’avoir fondé ou cofondé deux communautés re- connues, l’Arche et Saint-Jean, et faire école en toute impunité ? La Croix a enquêté pour tenter d’assembler quelques-unes des pièces de ce mystérieux puzzle. Si cette histoire est encore en train de s’écrire, désormais entre les mains d’historiens, psychologues et théologiens mandatés par les communautés concernées, elle révèle d’impor- tants dysfonctionnements dont on peut d’ores et déjà percevoir les ressorts. Les garde-fous du système ecclésial n’ont semblé fonction- ner à aucun niveau. Sans doute parce que ces hommes qui le connaissaient parfaitement ont su en exploiter les failles, mais aussi parce que le secret sur les sanctions dans l’Église a eu pour effet pervers de mi- ner la vigilance de ses respon- sables, dans un contexte post- conciliaire où l’on sanctionnait moins et où les querelles idéolo- giques brouillaient les alertes. S’interroger sur leur trajec- toire peut aujourd’hui inciter à une plus grande prudence face à des personnalités cha- rismatiques, mais aussi à une certaine modestie alors que la tentation guette tout courant de se croire l’avenir de l’Église. La vigilance est l’affaire de tous. Les frères Thomas (à gauche) Céline Hoyeau et Marie-Dominique Philippe. Titwane pour La Croix La Croix - lundi 22 février 2021 14 Le mystère des frères Philippe Le père Marie-Dominique Philippe, fondateur de la communauté des frères de Saint-Jean, le 30 juin 2006, lors d’une célébration pour ses 70 ans de sacerdoce, à Ars (Ain). Jacques Cousin/Ciric t La Croix a enquêté pour tenter de comprendre comment les frères Thomas et Marie-Dominique Philippe, condamnés dans les années 1950 par Rome, ont pu reprendre leur ministère, fonder ou cofonder deux communautés majeures en France, Saint-Jean et l’Arche, et prospérer si longtemps en dépit de leurs abus. Comment deux prêtres, frères de sang et frères prêcheurs, éminents théologiens, tous deux sanction- nés sévèrement par Rome durant les années 1950 dans une affaire trouble mêlant mystique et abus sexuels ont-ils pu, quarante ans plus tard, retrouver un rayonne- ment et une place telle dans l’Église qu’ils furent l’inspirateur, pour l’un, et le fondateur, pour l’autre, de deux communautés catholiques majeures et furent vénérés comme des saints jusqu’à leur mort ? C’est tout le mystère des frères Philippe. Il y a un an, on découvrait avec eff arement que Jean Vanier, véri- table icône dans le paysage catho- lique, fondateur de l’Arche, cette Les frères Philippe, œuvre de 10 000 membres, qui fait vivre et travailler ensemble des personnes ayant un handicap mental et des accompagnateurs dans 37 pays, avait lui-même été des abus en toute impunité un émule du père Thomas Philippe. Selon le rapport rendu public par l’Arche le 22 février 2020, non seu- lement il savait pourquoi le domi- nicain avait été condamné en 1956 que des frères ont reproduit encore Mais en 1951, des plaintes éma- BEL. mais il avait reproduit des pratiques récemment les mêmes comporte- nant de deux femmes qu’il accom- Seine- Somme Maritime Aisne LUX. sexuelles assorties de justifi cations ments abusifs et les mêmes justifi - pagne spirituellement, une laïque Ardennes mystiques à l’égard de femmes qu’il cations fallacieuses que leur fonda- et une novice, parviennent aux su- Beauvais OISE Trosly-Breuil accompagnait spirituellement. teur (lire La Croix du 14 juillet 2020). périeurs du père Thomas Philippe. Fondation de l'Arche en 1964 Depuis, trois des communautés En avril 1952, il est sommé de venir Eure Val-d’Oise par Jean Vanier, fils spirituel concernées ont mandaté des cher- t L’Eau vive à Rome, et la direction de l’Eau vive PARIS du père Thomas Philippe. cheurs pour comprendre la genèse est confi ée à son fi ls spirituel, Jean Orne et l’étendue de ces abus, les res- Pour tenter d’en cerner l’origine, Vanier, tandis qu’un procès s’ouvre Évry Soisy-sur-Seine ponsabilités des uns et des autres. il faut revenir à la source, à l’af- au Vatican, qui va durer quatre ans. Eure- ESSONNE Fondation du centre Et-loir spirituel de l'Eau vive Le scandale est considérable. Il em- faire de l’Eau vive. Au lendemain Le 28 mai 1956, la sentence tombe, Aube barrasse toutes les parties concer- de la guerre, en 1946, le père Tho- la plus grave avant le renvoi de en 1946 par le père Thomas Philippe. Haute- nées. Les dominicains, qui ont mas Philippe, étoile montante de l’état clérical (1) : le père Thomas Sarthe Marne semblé laisser les deux frères dans l’ordre dominicain, fonde un centre est condamné à la déposition, il n’a Loiret Yonne la nature. Les évêques, qui n’ont international de spiritualité et de plus le droit de célébrer les sacre- Loir- manifestement pas exercé eux non culture chrétienne à Soisy-sur- ments, ni d’occuper un quelconque Et-cher plus leur devoir de vigilance dans Seine (Essonne), près du couvent ministère. Côte d’Or Indre-et les diocèses où ils étaient installés. dominicain du Saulchoir. Des étu- Le motif de sa condamnation a -Loire Rimont Les responsables de l’Arche, qui diants du monde entier y affl uent, longtemps été entouré d’un halo de Installation de la s’interrogent sur les raisons pour et l’Eau vive connaît un rapide suc- mystère et de rumeurs, en raison communauté des frères Indre lesquelles ils n’ont rien vu pendant cès. Les élites catholiques gravitent du secret imposé par l’Église et de de Saint-Jean en 1981, Chalon- toutes ces années. Et la commu- autour – Jacques Maritain, Charles l’inaccessibilité des pièces du pro- Vienne fondée par le père sur-Saône Marie-Dominique Philippe. nauté des frères de Saint-Jean, aux Journet, Jean de Menasce –, et le cès. Les historiens mandatés par les SAÔNE-ET Jura -LOIRE prises avec un « cancer qui a métas- pape Pie XII lui-même appuie l’ini- dominicains pour faire la pleine lu- Allier tasé jusqu’à récemment », selon les tiative de ce dominicain fort res- mière sur ce dossier ont eu, il y a Creuse 50 km mots d’un de ses responsables, alors pecté à Rome. un an, un accord de principe P P P La Croix - lundi 22 février 2021 Le mystère des frères Philippe 15 Célébration des vêpres à la communauté des frères de Saint-Jean de Rimont (Saône-et-Loire), en mars 2018. Arnaud Finistre repères Quatre commissions, une douzaine de chercheurs Les chercheurs travaillant sur les frères Philippe devraient rendre leurs différents rapports en 2022. La commission pluridiscipli- naire des frères de Saint-Jean. La communauté est la pre- mière à avoir lancé des travaux de recherche. Elle est aidée par une dizaine d’historiens, théo- logiens, psychologues et systé- miciens. La commission historique des dominicains. Elle est com- posée de trois historiens, dont Tangi Cavalin, son pilote, avec Nathalie Viet-Depaule et Sabine Rousseau. Leur travail dans les archives et à partir d’entre- sait certes pas « en harmonie avec tiens sera complété par des Aux yeux du père la doctrine commune de l’Église, consultations sur des sujets concède-t-il, mais elle pouvait, ponctuels auprès d’un conseil Thomas, ses actes peut-être, ne pas être absolument scientifique d’une dizaine – donc ses relations impossible à cause d’exemples analo- d’universitaires (Étienne gues dans l’Ancien Testament ». Des Fouilloux, Denis Pelletier, avec des femmes – exemples qu’il emprunte à saint Michel Fourcade…), qui seront ne pouvaient être Thomas d’Aquin, dans un passage notamment chargés d’une où le théologien médiéval réfléchit relecture critique du rapport jugés de l’extérieur : pour savoir s’il peut y avoir des ex- de la commission. ce que la morale ceptions aux préceptes moraux. Aux yeux du père Thomas, ses La commission théologique réprouvait relevait actes – donc ses relations avec des des dominicains. Elle regroupe dans son cas femmes – ne pouvaient être jugés le dominicain Thierry-Marie de l’extérieur : ce que la morale ré- Hamonic et la religieuse d’une intention prouvait relevait dans son cas d’une auxiliatrice Geneviève spéciale de Dieu. intention spéciale de Dieu. Un peu Médevielle, tous deux plus tard, lorsqu’il exposera sa ver- théologiens moralistes, sion de l’affaire à l’évêque de Beau- chargés d’étudier les textes vais (4), il admettra que les dénon- du père Thomas Philippe. Le père Thomas Philippe en 1992. L’Arche ciations sur sa vie personnelle à question de fausse doctrine. » De l’Eau vive étaient « bien réelles dans La commission pluridiscipli- PPP pour accéder aux archives du t Une affaire fait, la sentence fut d’autant plus la matérialité des faits ».