Le Saulchoir : une école, des théologies ? Henry Donneaud

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Henry Donneaud. Le Saulchoir : une école, des théologies ?. Gregorianum, 2002. ￿hal-02494616￿

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Henry Donneaud

Les théologiens utilisent depuis longtemps la notion de « lieu théologique ». Les historiens de la théologie contemporaine exploitent encore fort mal celle de « lieu de la théologie ». Aussi est-ce un hommage appuyé que nous devons rendre aux Professeurs J.-D. Durand et Sergio Bastianel : dans une journée d'étude consacrée aux philosophes et théologiens catholiques français du XXe siècle, ils ont eu à cœur d'honorer non seulement des personnalités, mais aussi des lieux. Il y a là une intuition des plus fécondes : la théologie n'est pas seulement affaire d'individus, si géniaux soient-ils ; sa vitalité et son progrès doivent beaucoup à des facteurs tels que la tradition, l'héritage, la communauté, l'échange, la confrontation entre proches. Dans son manifeste de 1937 Une école de théologie, le Saulchoir, M.-D. Chenu écrivait : « Nous ne concevons pas notre régime de travail intellectuel en dehors de notre vie religieuse dominicaine1 ». Certes, il évoquait surtout, ici, l'exigence de contemplation indispensable selon lui à une pratique vivante de la théologie ; mais aussi, le climat de communion fraternelle que la tradition dominicaine a toujours tenu pour le terreau de toute fécondité intellectuelle : Quaerere veritatem in dulcedine societatis, disait déjà S. Albert. Or il n'y a pas là que pieuse recommandation à usage de moines intellectuels. Il y a aussi une réalité historique, jusqu'ici mal mise à jour par les historiens de la théologie contemporaine : l'influence du caractère communautaire, c'est-à-dire des filiations, des échanges, des points communs comme des diversités présents à l'intérieur même des hauts lieux de la théologie catholique au XXe siècle. Pionnier dans cette élaboration en cours des outils conceptuels et topographiques de l'histoire de la théologie contemporaine, Étienne Fouilloux a suggéré ce qu'il appelle une « relève » ou un « passage de témoin »2 : le premier réveil des sciences ecclésiastiques en France, sous Léon XIII et Pie X, avait trouvé ses principaux acteurs dans le clergé séculier, au sein des séminaires et surtout des nouveaux Instituts catholiques, mais la répression anti-moderniste, en frappant durement ces derniers, a comme essoufflé, voire éreinté ces lieux de la théologie, en particulier et Toulouse. C'est alors qu'un certain relais, avec une impulsion nouvelle, semble pris, à partir des années 1920, et par des intellectuels laïcs, les « théologiens en veston », et par certains grands ordres religieux, au premier chef les jésuites et les dominicains, avec leurs lieux spécifiques. Notre Saulchoir, lieu phare de la théologie dominicaine au XXe siècle, occupe ainsi une place de choix dans cette sorte d'âge d'or de la théologie catholique francophone que furent les années 1920 à 1960. Plutôt que de brosser une fresque historique du Saulchoir, - entreprise déjà bien esquissée par les acteurs ou héritiers de ce lieu et maintenant affinée par ses historiens critiques, - notre interrogation portera sur la qualification thomiste de la production salicétaine. Si l'on tient pour pertinente, sans trop la durcir, l'hypothèse d'Étienne Fouilloux répartissant en deux grandes familles le mouvement « progressiste » ou rénovateur de la théologie catholique entre Modernisme et Vatican Il, avec la filiation thomiste d'une part, la filiation blondélienne de l'autre3, le Saulchoir trouve place naturellement au cœur de la

1 Nous utilisons la réédition : Marie-Dominique CHENU, Une école de théologie : le Saulchoir, avec les études de Giuseppe Alberigo, Etienne Fouilloux, Jean Ladrière Jean-Pierre Jossua, Paris, Éd. du Cerf, 1985, p. 122. 2 Etienne FOUILLOUX, Une Église en quête de liberté, La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II, 1914-1962, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 106-107. 3 Cf. Ibid., p. 109. 1 première. Or c'est un lieu commun, depuis Gilson parlant de la « grande famille des “thomistes”4 », que d'insister sur la pluralité des thomismes contemporains, à l'intérieur même de ce grand courant rénovateur. Le Saulchoir apparaît alors comme l'une des composantes spécifiques, l'un des rameaux bien individualisé de ce thomisme rénovateur. La pointe de notre interrogation portera précisément sur la nature de ce thomisme du Saulchoir, sur son unité et sa diversité. L'unité du lieu est-elle représentative d'une véritable unité intellectuelle ? Et si unité intellectuelle il y a, ne recouvre-t-elle pas, malgré tout, une non moins réelle pluralité des sensibilités thomistes à l'intérieur même de cette « école de théologie » ? C'est en fait la question de l'unité ou de la pluralité du thomisme salicétain que nous posons.

1 . Une réalité institutionnelle

Certes, la topographie connaît au moins deux Saulchoir, - sans oublier l'actuel qui en est un troisième. Le premier Saulchoir était cet ancien couvent cistercien situé à Kain- la-Tombe, dans la banlieue de , en Belgique, à quelques kilomètres de la frontière française, dans lequel trouva refuge le couvent d'étude (ou studium) de la province dominicaine de France en 1904, suite à l’expulsion des religieux par le gouvernement Combes. Pour des raisons plus matérielles que politiques, ce n'est qu'en 1938-1939, que le studium put rentrer en France, et s'installer à Étiolles, sur au sud de Paris. Le prestige déjà acquis par le Saulchoir entraîna le transfert du nom lui-même sur les bords de la Seine. En 1971, enfin, suite à une réforme générale du système des études, le couvent d'Étiolles fut vendu et ce qu'il restait du studium transféré à Paris intra muros, au couvent Saint-Jacques reconstruit à neuf pour la circonstance. Sa bibliothèque, rue de la Glacière, a relevé le nom du Saulchoir qu'elle porte encore. La véritable unité du Saulchoir lui vient de sa mission institutionnelle. Le Saulchoir, c'est d'abord et avant tout un studium, le couvent d'étude de la province dominicaine de France : lieu dans lequel tous les jeunes frères clercs de la province passent pour y recevoir leur formation intellectuelle et religieuse. Les années 1920-1960 correspondent à la période la plus faste du catholicisme français eu égard aux vocations : une moyenne de quinze novices chaque année pour la province de France. D'où, au Saulchoir, un corps abondant de frères étudiants, atteignant souvent la centaine à partir des années 1930, à quoi il faut ajouter une vingtaine d'étudiants d'autres familles religieuses (en particulier les Missionnaires de Notre-Dame de la Salette ou Salettins)5. Durant toute notre période, la structure de cette formation est stable. Quant à la durée d'abord, avec trois années de philosophie et quatre de théologie, soit sept années consécutives. Quant au contenu surtout : la Ratio studiorum de l'ordre, jusqu'à la fin des années 1960, détermine que l'enseignement soit essentiellement basé sur la doctrine et les textes mêmes de Saint Thomas. Outre la philosophie, il se compose avant tout des deux parties majeures de la théologie dite spéculative ou systématique : dogmatique et morale. On ne pouvait baigner dans un cadre plus thomiste. Pour enseigner ces frères, un collège de lecteurs, au nombre de quinze à vingt, dirigé par le régent des études. La mission de ces lecteurs consistait avant tout en la transmission aux frères étudiants de la doctrine de Saint Thomas par le commentaire direct de ses œuvres. Toute la recherche qui pouvait éclore de ce terreau intellectuel, si novatrice fût- elle, ne faisait que procéder de cet enseignement élémentaire, lui-même codifié ne varietur,

4 2 Etienne GILSON, Le Philosophe et la théologie, Paris, Fayard, 1960, p. 216 (Paris, Vrin, 2005 , p. 178). 5 D'après les différents Catalogus generalis ou Catalogus Provinciœ Franciœ Ordinis Prœdicatorum, le Saulchoir comptait 95 frères dont 54 étudiants en 1921, 128 dont 91 étudiants en 1931, 150 dont 105 étudiants en 1949, 157 dont 95 étudiants en 1958, 122 dont 73 étudiants en 1968. 2 dans son contenu comme dans sa forme. Le commentaire de la Somme de théologie constituait ainsi une rigoureuse matrice intellectuelle, imprégnant en profondeur les maîtres comme les disciples, si loin que leur vie apostolique pût ensuite les conduire de l'univers doctrinal de Saint Thomas. 2. Une réalité légendaire

D'un autre point de vue, non plus historique mais historiographique, le Saulchoir se présente comme une réalité également une, mais d'ordre mythique ou légendaire, à la manière d'une légende dorée. Étienne Fouilloux ne craint pas de dire du Saulchoir qu'il « est devenu une sorte de mythe derrière lequel il n'est pas facile de débusquer la réalité6 ». Non seulement aujourd'hui mais dès les années 1930, lorsque l'on parle du Saulchoir, c'est davantage cette entité légendaire qui est visée, que la réalité institutionnelle et historique du studium.

Les mystères du Rosaire salicétain

De cette épopée mythique, Étienne Fouilloux donne une esquisse chronologique joliment illustrée, à la manière dominicaine, par analogie avec les mystères du Rosaire. Un « Saulchoir joyeux », dans les années 1920-1930, stimulé par l'application fervente de la méthode historique à l'œuvre de S. Thomas et par la régence flamboyante du P. Chenu (1932-1942). C'est l'heure de gloire du second renouveau thomiste, auquel le Saulchoir apporte, par sa compétence historico-critique, la marque nouvelle du médiévisme scientifique. Les réalisations prestigieuses se multiplient, plus ou moins directement issues du Saulchoir, comme l'essor de la Revue des sciences philosophiques et théologiques fondée en 1907 et le lancement du Bulletin thomiste en 1924, la fondation de l' « Institut historique d'études thomistes » en 1920 puis de la « Société thomiste » en 1922, l'édition de la Somme de théologie dite de La Revue des Jeunes à partir de 1925, les nombreuses contributions aux Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge et à La Vie intellectuelle, le lancement des collections « Bibliothèque thomiste » en 1921 puis « Unam Sanctam » en 1937, les nombreuses contributions au Dictionnaire de théologie catholique. C'est dans cette ardeur fleurie de succès qu'est rendu possible le déménagement du Saulchoir de Kain à Etiolles, entre 1938 et 1939. Puis un « Saulchoir douloureux », dans les années 1940-1950, blessé par les « purges » successives commandées depuis Rome. La mise à l’Index, en 1942, du manifeste de Chenu Une école de théologie paru en 1938 s'accompagne de sa destitution de la régence et de son éloignement du Saulchoir où il est interdit d'enseignement. Cette mesure veut sanctionner sèchement non pas tant l'application de la méthode historique à S. Thomas que la remise en cause plus ou moins explicite de certains fondements de l'intellectualisme théologique thomiste. La seconde charrette, en 1954, qui éloigne Congar et Péret du Saulchoir en les privant d'enseignement, se justifie moins par la crise des prêtres ouvriers, que par les orientations jugées aventureuses de leur théologie, - en particulier, pour le premier, son ecclésiologie, avec ses implications œcuméniques et pastorales7. Et enfin un « Saulchoir glorieux », dans les années 1960, porté par la gloire des anciennes victimes salicétaines désormais comptées parmi les plus célèbres autorités théologiques de Vatican II, avec au premier chef Congar et Chenu, sans oublier les PP.

6 Etienne FOUILLOUX, Une Église en quête de liberté…, p. 125. 7 Etienne FOUILLOUX, « Frère Yves, Cardinal Congar, dominicain : itinéraire d'un théologien », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques 79 (1995), p. 379- 404 (393-394).

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Camelot, Gy ou Dubarle. C'est ce dernier Saulchoir dont les soubresauts consécutifs aux événements de mai 1968 précipitèrent l'autodissolution entre 1969 et 1974. Cette trilogie permet d'évoquer d'heureuse manière toutes les grandes heures du Saulchoir : ses réalisations, ses épreuves, sa consécration finale. Force est pourtant de constater qu'elle polarise excessivement l'attention sur les deux figures majeures du Saulchoir, Chenu et Congar. Surtout, elle propose du Saulchoir une vision doublement réductrice : d'une part en surestimant les critères de la créativité et de la recherche théologique par rapport à la fonction d'enseignement ; d'autre part et surtout en tendant à forcer l'unité doctrinale du Saulchoir, ou, ce qui revient au même, à en masquer le pluralisme interne. En résumé, le Saulchoir de Chenu et de Congar, - à supposer que son unité elle-même soit aisée à définir, - tend à éclipser plusieurs autres Saulchoir, c'est-à-dire plusieurs autres sensibilités ou manières d'être thomiste au Saulchoir.

Aux origines du mythe

D'où vient ce Saulchoir mythique, avec sa part de vérité et ses ombres portées ? Nul doute qu'il ne faille lire l'acte de cristallisation de cette légende dorée dans le manifeste de Chenu lui-même, Une école de théologie : le Saulchoir. Sans entrer dans ce texte si connu et tant de fois étudié, relevons seulement deux choses. D'un part Chenu lui-même, tout au long de son œuvre, présente le Saulchoir comme une entreprise parfaitement cohérente, en pleine possession de son programme, de ses forces, de ses ambitions, consciente des défis à relever et des moyens nouveaux à mettre en œuvre. Il ne dit absolument rien de possibles divergences internes, d'écarts de sensibilité. Il ne parle que du Saulchoir tel qu'il le voit et le veut, de ce qu'Étienne Fouilloux appelle « le Saulchoir selon Chenu8 ». D'autre part, ce texte, malgré ou à cause de son retrait de la circulation, est vite devenu légendaire, au sens d'une projection sur la réalité de ce qui au départ était plutôt de l'ordre de l'idéal. Du statut de programme ou de manifeste, il est passé peu à peu, à celui de description, d'appartenance effective, d'identité réelle : voilà ce qu'était le Saulchoir au temps du P. Chenu, voilà ce qu'il est en son être profond. Outre l'influence du texte en tant que tel, il faudrait longuement analyser celle de la riche, chaleureuse et foisonnante personnalité de Chenu lui-même. Avant, pendant ou après sa régence, il ne fut jamais un homme de parti, un sectaire idéologique, mais au contraire un extraordinaire rassembleur, au zèle stimulant et à la vitalité contagieuse, qui savait encourager ses frères, les pousser à donner le meilleur d'eux-mêmes, dans les voies les plus diverses, y compris celles qui ne lui étaient pas naturellement familières. Comme, exemple entre dix autres possibles, d'encourager chaleureusement Marie-Dominique Philippe à étudier la métaphysique d'Aristote9. De sorte que même ceux de ses frères du Saulchoir qui ne partageaient pas toutes ses options intellectuelles lui vouaient affection et admiration. Nul doute qu'une part importante de cette unité légendaire du Saulchoir ne provienne du charisme personnel de Chenu, surtout durant les dix années « joyeuses » de sa régence, plus que de ses options intellectuelles. En sens inverse, et sans qu'il nous revienne de le faire ici, il faudrait montrer comment le mythe du Saulchoir tire aussi l'une de ses origines de ses adversaires, en particulier de ceux qui lui reprochèrent très vite son intérêt excessif pour la méthode historico- critique. Bien avant que le Saulchoir de la fin des années 1930 ne donne l'impression, sous la plume de Chenu, de relativiser l'autorité doctrinale de S. Thomas, la méfiance et bientôt les

8 Etienne FOUILLOUX, Une Église en quête de liberté…, p. 130. Marie-Dominique Philippe, Les trois sagesses, Paris, Fayard, 1994, p. 217, dit assez justement à propos de la plaquette de Chenu : « En réalité, elle ne montrait pas ce qu'était le Saulchoir, mais l’idée que le P. Chenu se faisait du Saulchoir. » 9 Marie-Dominique PHILIPPE, Les trois sagesses…, p. 208-209. 4 critiques contre sa tendance historiciste apparaissent dès le début des années 1920, lors de la mise en place de l'Institut historique d'études thomistes et des débuts de la collaboration avec Étienne Gilson10. Typiques d'un certain « thomisme romain », elles trouvèrent écho auprès de Maritain et de l'abbé Lallement11, via le P. Garrigou-Lagrange : Ces lecteurs du Saulchoir comme le P. Roland-Gosselin, Chenu, quelques autres, semblent croire qu'ils comprennent beaucoup mieux S. Thomas que Jean de Saint-Thomas ne l'a compris. Ils en viennent à parler sans respect des plus grands commentateurs ; si la jeune école dominicaine continue, elle-même détruira l’estime de nos plus grandes autorités après S. Thomas. Et elle fera plus de mal que de bien. Il faudra lui dire cela, mais en douceur ; le dire pourtant12. Quoique sans beaucoup de gravité en elles-mêmes, ces critiques purent ensuite aller se fondre dans la dénonciation beaucoup plus virulente des dérives anti-intellectualistes du « Saulchoir selon Chenu », accréditant ainsi le mythe d'un Saulchoir unitaire.

Force persistante du mythe

Deux exemples historiographiques illustrent l'actualité persistante de cette assimilation entre le Saulchoir comme école de théologie avec le Saulchoir « selon Chenu ». La contribution de Jean-Pierre Jossua, ancien élève et ancien professeur au Saulchoir, à la réédition de Une école de théologie, s'intitule « Le Saulchoir revisité13 ». Le dominicain, confessant sa filiation directe avec Chenu sans cacher certaines prises de distance ultérieures, y affirme l'influence durable du manifeste de Chenu sur le Saulchoir de la fin des années 1950, lorsque lui-même y étudiait. L'intérêt d'une analyse de son texte est de découvrir comment il semble sans cesse attribuer aux options du programme intellectuel qu'il revisite un sujet unique, le plus souvent appelé « le P. Chenu », mais aussi et presque indifféremment « Le Saulchoir » (p. 83), « la tendance du Saulchoir » (p. 88), « les maîtres du Saulchoir » (p. 86), « les théologiens qui ont fait le Saulchoir » (p. 90), comme si tout ce qui valait de l'un valait des autres, en un unique sujet d'action. Ce Saulchoir y apparaît sous la lumière d'une intense limpidité intellectuelle, sans que l'historien sache s'il s'agit du Saulchoir programmatique, celui de Une école de théologie, ou du Saulchoir réel. Par ailleurs, en une comparaison intéressante, Jossua met en regard la brochure de Chenu avec le manifeste, postérieur d'une dizaine d'année, venu d'une autre contrée du thomisme contemporain, celle de Maritain et de ses amis, intitulé Sagesse et publié en 1951. Il ne craint pas de parler de « notre manifeste du Saulchoir » (p. 87) ; citant les auteurs de l'autre camp, il évoque « quelques frères de Paris », sans préciser que ces trois dominicains (Thomas Philippe, Jean de Menasce, Paul Philippe) avaient été eux-mêmes élèves puis enseignants au Saulchoir (brièvement pour le dernier, il est vrai, entre 1942 et 1945). Une mention aussi schématique paraît symptomatique de la tendance à arrimer le thomisme du Saulchoir ou tout simplement son programme intellectuel sur le seul Chenu.

10 André DUVAL, « Aux origines de l’“Institut historique d'études thomistes” du Saulchoir (1920 et ss) », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques 75 (1991), p. 423-448. 11 Yves CONGAR, Journal d'un théologien 1946-1956, édité et présenté par Etienne Fouilloux, Paris, Éd. du Cerf, 2000, p. 38, rapporte ainsi les sentiments de celui qui était son professeur de philosophie à l'Institut catholique de Paris et surtout l'un des parrains de sa vocation dominicaine, en 1924-1925 : « L'abbé Lallement avait voulu que tout en entrant dans la Province de France, je fisse mes études à Saint-Maximin, ou du moins à l’Angélique, auprès du P. Garrigou. Il considérait en effet le Saulchoir avec beaucoup de méfiance, au moins du point de vue intellectuel. Le Saulchoir, c'était une école de méthode historique, où on faisait des fiches à longueur de journée ; c'était le P. Roland-Gosselin, c'est-à- dire l'acceptation de l'idéalisme et l'abandon d'une fidélité contemplative à saint Thomas. [Il] estimait que l'idéal du Saulchoir était de mériter et d'obtenir l'approbation des gens de l'Université, de la Sorbonne, c'est-à-dire des “Modernes” ; de passer pour “larges” ». 12 Lettre de Garrigou-Lagrange à Maritain, 8 mars 1925, citée par Michel FOURCADE, Feu la modernité ? Maritain et les maritainismes, Thèse de doctorat, dactylographie, Montpellier, 2000, p. 597. 13 Jean-Pierre JOSSUA, « Le Saulchoir revisité : 1937-1983 », dans Marie-Dominique CHENU, Une école de théologie…, p. 81-90. 5

Comment ne pas noter, d'ailleurs, que le principal point de divergence justement relevé par Jossua entre les deux textes porte sur le statut reconnu à la doctrine de S. Thomas : « relativité restreinte » pour Chenu, - avant de devenir « inévitablement relativité généralisée » par l'élan même ainsi initié ; « fondements définitifs » avec ouverture à des « accroissements de vérité » pour Maritain et les siens. Rien n'est pourtant moins sûr que de croire l'ensemble, voire la majorité des enseignants du Saul•choir, jusqu'au début des années 1960, gagnés par un tel abandon de l’autorité privilégiée et pérenne de S. Thomas. Lors d'un colloque consacré à la mémoire du P. Maydieu, Michel Fourcade présenta une communication destinée à baliser le type de thomisme auquel appartenait ce dominicain, en particulier du fait de ses études au Saulchoir et de ses liens avec de nombreux enseignants du studium14. Notre historien procède pour cela à une stimulante esquisse de géographie thomiste, en particulier par la distinction de deux « variétés » de thomisme, l'une et l'autre issues de « l'héritage dispersé » du P. Ambroise Gardeil (p. 162), le fondateur du Saulchoir qui en fut le régent de 1893 à 1911: d'une part, via ces disciples de Gardeil que furent les PP. Garrigou-Lagrange et Dehau, Maritain et les siens, dont le thomisme se caractérise par une visée de sagesse rigoureusement intellectualiste, fidèle à l'école dominicaine des Grands commentateurs, avec une forte note antimoderne ; d'autre part « l'équipe du Saulchoir », autour de noms comme Chenu, Sertillanges, Roland-Gosselin, Congar, Deman, marquée par la promotion de la fibre scientifique et historique, avec le souci prioritaire d'actualiser S. Thomas par un large dialogue avec la pensée contemporaine. Fourcade nomme ces deux manières thomistes de se situer en regard de la modernité « thomisme de rupture » pour la première, « thomisme de continuité » pour la seconde (p. 169) : Oui, diversité de l'héritage du P. Gardeil : là où le Saulchoir cherchait avec le monde moderne des voies de dialogue, d'insertion, de continuité, acceptant ses questions et ses formulations, jouant sur son terrain, Maritain privilégiait des voies de rupture (et certes sans omettre de dégager et sauver les « vérités captives »), le glissement de terrain constituant à ses yeux l'indispensable préalable à une authentique refondation15. Nul doute que cette distinction ne manque pas de pertinence, ni qu'elle n'offre un précieux stimulant à l'élaboration d'une cartographie du thomisme contemporain. Mais elle ne saurait suffire à nous éclairer sur la réalité complexe du thomisme salicétain, en particulier sur sa pluralité. Car ce que Fourcade appelle « le Saulchoir » ou « l'équipe du Saulchoir » (p. 162) recouvre plus notre Saulchoir mythique, « selon Chenu », que le Saulchoir de l'histoire. Sans doute est-il d'autant plus excusable de cette simplification que Maritain lui-même, peu familier de la maison et se considérant souvent comme injustement traité par ses ténors, la véhiculait lui-même à loisir. Comme en témoigne cet extrait d'une lettre de 1946 : Le P. Chenu et ses amis du Saulchoir (les actuels professeurs) sont en général d'une grande générosité et d'une grande science, il y a là des jeunes que j'aime beaucoup – mais il y a quelque chose qui manque : avec tout leur zèle, leur ardeur, leur fraîcheur, ils souffrent d'une espèce de complexe que Péguy aurait appelé sorbonnard : érudition, scientisme, effort pour assimiler tout le moderne sans avoir un estomac assez solide ; un tas d'idées excellentes qui restent en l'air parce qu'elles n'ont pas passé au feu des intuitions centrales ; thomisme sincère mais oscillant ; manque de force intellectuelle. Tout cela est très difficile à définir et fait des nuances qui intéressent surtout les débats intérieurs du thomisme. Mais le résultat est qu'ils tournent autour de 16 la sagesse comme des papillons plutôt qu'ils n'y pénètrent .

14 Michel FOURCADE, « Le R.P. Maydieu et La Vie intellectuelle à la charnière de deux thomismes », dans Jean- Augustin Maydieu, Actes des colloques de novembre 1995 et janvier 1996, numéro spécial n° 2 de Mémoire dominicaine, Paris, Éd. du Cerf, 1998, p. 155-177. 15 Ibid., p. 165. 16 Jacques Maritain à Jean Marx, 24 mai 1946, cité ibid., p. 163. 6

Nous retrouvons ici l'assimilation entre les deux types de griefs anti-salicétains, - une propension à l'historicisme d'une part, une dérive anti-intellectualiste de l'autre, - cette double critique entretenant l’idée trop simpliste d'un Saulchoir unifié. Comment donc échapper au piège dualiste qui enferme le Saulchoir dans une manière unique de thomisme lorsque l'un des héritiers de Chenu et Maritain lui-même corroborent cette présentation ?

3. Une réalité intellectuelle plurielle

Il ne s'agit certes pas de faire éclater le Saulchoir, ni en tant qu'institution, ni même en tant que figure emblématique d'un programme de renouveau théologique, mais de revaloriser la diversité des sensibilités thomistes qui furent à l’œuvre à l’intérieur de la maison. Avant d’analyser uns incontestable pluralité synchronique, ne négligeons pas de rappeler la pluralité diachronique qui a peu à peu façonné la singularité exceptionnelle du Saulchoir, car c’est elle qui explique à la fois son unité et ses divergences.

Pluralisme diachronique

La pluralité diachronique du thomisme salicétain a été finement esquissée par Jean-Pierre Jossua dans un précieux article sur le Saulchoir vu de l'intérieur17, puis explicitée par Etienne Fouilloux. Trois équipes se succèdent à sa tête jusqu'à la condamnation de 1942. « Le Saulchoir selon Gardeil18 », jusqu'en 1914, se caractérise par un thomisme hautement spéculatif, très ferme face aux dérives anti-intellectualistes du modernisme, mais non sans un réel souci de rénovation intérieure, par approfondissement des fondements bibliques et historiques, une approche actualisée de la théologie fondamentale (apologétique), tout cela avec une vive exigence de rigueur universitaire. « Le Saulchoir selon Lemonnyer-Mandonnet19 », dans les années 1920, « manifeste une entrée décisive de l’histoire dans la méthode de travail20 ». Il ne s'agit plus seulement d'ouvrir les futurs philosophes et théologiens de la maison à des approches complémentaires de la métaphysique, mais de promouvoir une nouvelle manière d'étudier et enseigner S. Thomas, avec introduction de nombreux cours historiques et la floraison, dans la production salicétaine, des études médiévales. « Le Saulchoir selon Chenu », dans les années 1930, « avec l'arrivée d'une troisième équipe21 », marque l'irruption de l’Histoire (avec un grand h) : sans renier l'héritage antérieur, la maison ouvre son travail théologique aux nouvelles réalités ecclésiales et sociales (JOC, œcuménisme), aux nouvelles problématiques (l'expérience religieuse) ; elle découvre de nouveaux « lieux théologiques en acte22 », sans craindre de critiquer, dans le thomisme, même dominicain, certaines scléroses fixistes ou intellectualistes encore accentuées par la répression antimoderniste. Suite à la condamnation de Chenu en 1942 et jusqu'en 1956, s'ouvre ce que Jossua appelle « une période difficile de 1'histoire du Saulchoir23 ». Ce n'est pas seulement la brutalité de l'intervention romaine qui explique ce malaise persistant, mais les divisions internes de la maison. Jossua s'en tient à ce propos à une division bipolaire : d'une part le

17 Jean-Pierre JOSSUA, « Le Saulchoir : une formation théologique replacée dans son histoire », dans Cristinanesimo nella storia 14 (1993), p. 99-124. 18 Etienne FOUILLOUX, Une Eglise en quête de liberté…, p. 129. 19 Ibid., p. 129-130. 20 Jean-Pierre JOSSUA, « Le Saulchoir : une formation théologique… », p. 103. 21 Ibid. 22 Marie-Dominique CHENU, Une école de théologie : le Saulchoir…, p. 142. 23 Jean-Pierre JOSSUA, « Le Saulchoir : une formation théologique… », p. 105. 7 régent imposé par Rome, Thomas Philippe, avec ses quelques amis « de tendance spirituelle et spéculative, proches de Saint-Maximin »; d'autre part, « une veille garde salicétaine, de tendance historique et marquée par un attachement zélé aux Constitutions de l'Ordre ». Nul doute que cette bipartition ne corresponde à une part de la vérité, en particulier d'un point de vue politique : face à l'autoritarisme romain manifesté par Thomas Philippe, le gros des troupes de la maison a comme instinctivement resserré ses rangs pour la défense d'une liberté et d'une identité proprement salicétaines. Ce schéma nous paraît pourtant insuffisant, car il accorde trop à 1'opposition entre le Saulchoir et 1'extérieur (Rome, Saint-Maximin), masquant d'autant la variété interne des sensibilités intellectuelles.

Pluralisme synchronique

Pour tenter une ébauche de représentation de ce pluralisme synchronique, nous pouvons nous aider de l'expression proposée par Michel Fourcade, « l'héritage dispersé du P. Gardeil24 », en prenant soin de suivre cette dispersion à l'intérieur même du Saulchoir. Un thomisme de « classique observance » reçoit et conserve d’Ambroise Gardeil une perspective proprement scolastique, caractérisée par la fidélité aux grands commentateurs, un rigoureux intellectualisme spéculatif, un attrait pour les prolongements spirituels de la théologie et une très faible voire suspicieuse considération envers les sciences historiques. Ce dernier aspect marque un certain fléchissement de la magnanimité intellectuelle qui était celle du fondateur du Saulchoir. Les deux frères Thomas et Marie- Dominique Philippe peuvent ici côtoyer Paul Philippe (pour un bref passage, il est vrai, dans les bagages du premier, de 1942 à 1945), le P. Guérard des Lauriers, mais aussi le P. Héris, figure tutélaire de l'héritage d'Ambroise Gardeil, qui enseigne la théologie dogmatique sans discontinuer de 1920 à 1950. Beaucoup plus que de Saint-Maximin, avec lequel elle n'entretient que peu de relations, cette mouvance peut se sentir doctrinalement proche du P. Garrigou-Lagrange, le principal disciple romain d'Ambroise Gardeil. Un thomisme « historico-doctrinal » s'attache franchement à l'application de la méthode historique en vue d'une intelligence renouvelée de la pensée de S. Thomas, par-delà les commentateurs classiques, certes, mais sans imaginer dépasser en rien le cadre intellectuel et la synthèse doctrinale du maître. L'héritage d’Ambroise Gardeil se mélange ici à celui de son vieux compagnon Pierre Mandonnet. Dans les années 1940-1950, Hyacinthe Dondaine en dogme et Jean Tonneau en morale en sont les figures marquantes. L'étude scientifique des sources bibliques (Ceslas Spicq, André-Marie Dubarle) et patristiques (Thomas Camelot, Irénée Dalmais) s’accomplit toujours dans le souci d'une transcription théologique cohérente avec l'intellectualité thomiste. De jeunes lecteurs comme Albert Patfoort, Marie-Joseph Le Guillou, Pierre-Marie Gy, Pierre-Marie de Contenson ou François-Paul Dreyfus font ici leurs premières armes avant de rejoindre d'autres instances d’enseignement ou de recherche. Un thomisme « critique », essentiellement chez les philosophes, se soucie de confronter la métaphysique de S. Thomas avec les systèmes modernes et contemporains, non pour dépasser le réalisme thomiste, mais pour le faire dialoguer loyalement avec la pensée séculière. Dans le lignage du jeune Ambroise Gardeil des années 1890 et surtout du P. Sertillanges de la période moderniste, nous trouvons ici Marie-Dominique Roland-Gosselin (mort prématurément en 1934 et auquel se rattachait le plus volontiers Augustin Maydieu), puis Louis-Bertrand Geiger, Dominique Dubarle et, lorsqu'il rejoint le Saulchoir à la fin des années 1950, Benoît Montagnes. Un thomisme du « dépassement de soi », - si lié qu'il soit aux précédents, souvent chez les mêmes personnes, - prépare plus ou moins explicitement un au-delà du

24 Michel FOURCADE, « Le R.P. Maydieu… », p. 162. 8 thomisme. Axant de plus en plus sa réflexion sur les nouveaux lieux de la théologie, les nouveaux défis apostoliques et ecclésiaux, les nouveaux instruments conceptuels, perméable de l'intérieur à d'autres approches philosophiques comme la dialectique post-hégélienne25, il en vient à voir en S. Thomas un modèle plus qu'un maître, justifiant par son esprit un dépassement de sa doctrine. Les Chenu et Congar de la maturité en sont les figures emblématiques, avec un Henri•Marie Féret puis un Pierre-André Liégé. C'est ce surgeon du thomisme salicétain que le thomisme romain s'est acharné à combattre dès la fin des années 1930 et qu'il a voulu extirper de la maison par l'éloignement successif de Chenu en 1942- 1943, de Congar et de Féret en 1954.

Un équilibre difficile

Cette ébauche de géographie doctrinale salicétaine mériterait de nombreuses précisions et affinements. Contentons-nous ici de quelques remarques. Les mêmes hommes peuvent évoluer, parfois simultanément, dans plusieurs de ces mouvances. Ainsi Chenu et Congar, dans les années 1930, commençaient à ouvrir des pistes neuves sans cesser de défricher l'étude historique de S. Thomas, apportant des contributions notables au thomisme historico-doctrinal de la maison. Congar, à l'en croire, continuait même à communier avec Thomas Philippe dans « l'esprit de Jean de Saint- Thomas26 ». Les passerelles restaient donc nombreuses entre les différentes appartenances thomistes. La distinction ne tourna à la rupture qu’à la fin des années 1960, lorsque le « thomisme du dépassement de soi », mis en œuvre par de nouveaux ouvriers, eut vraiment opéré la marginalisation de S. Thomas. Lors de la régence du P. Chenu, de 1932 à 1942, le « thomisme du dépassement de soi » joue un rôle décisif dans l'image que la maison donne d'elle-même, surtout au regard de l'extérieur, et en particulier, pour inquiéter, à Rome. Mais il ne fait pas l'unanimité à l'intérieur, même si la stimulante et rayonnante autorité du régent suscite un climat général d'ardente studiosité. Il se réduit en fait au trio Chenu-Congar-Féret, auquel il faut peut-être ajouter Thomas Deman. Dans son Journal de l'après-guerre, Congar évoque avec nostalgie cet âge d'or où régnait au Saulchoir une « unité d'équipe », sans cacher que celle-ci se réduisait en fait aux trois amis, « communiant au même propos “prophétique”27 ». La révocation brutale de M.-D. Chenu en 1942 entraîna la dispersion de cette équipe de pointe du Saulchoir. Au P. Cordovani, maître du Sacré Palais, qu'il visitait à Rome en compagnie du P. Féret en mai 1946 et qui lui demandait comment allait le Saulchoir, Congar répondait : « On y travaille sérieusement ; la crise de 42 est oubliée mais cet effet au moins en demeure que nous ne formons plus une équipe et que la communauté de travail est brisée28. » Nul doute que la tentative de reprise en main autoritaire du Saulchoir, en 1942, par Thomas Philippe et son compagnon Paul Philippe, n'ait suscité un front commun de résistance intérieure face à l'intrusion « romaine », opposition d'autant plus forte que plusieurs lecteurs menacés d'éloignement dans le sillage du M.-D. Chenu purent rester sur place (Féret, Deman)29. Mais cette union de défense salicétaine ne signifiait pas le ralliement de tous à la ligne « prophétique » de l'équipe Chenu. Lorsqu'il s'est agi, après la guerre, de retrouver un

25 Pour M.-D. Chenu, cf. Henry DONNEAUD, « La constitution dialectique de la théologie et de son histoire selon Marie-Dominique Chenu », dans Revue thomiste 96 (1996), p. 41-66. Pour Yves Congar, cf. Benoît-Dominique de LA SOUJEOLE, Le sacrement de la communion, Essai d’ecclésiologie fondamentale, Paris, Éd. du Cerf, 1998, p. 181-210. 26 Yves CONGAR, Journal d'un théologien…, p. 52. 27 Ibid., p. 69. Cf. p. 24-25 : « Nous formions avec le P. Chenu et le P. Féret une équipe qui se sentait une mission commune. » 28 Ibid., p. 109. 29 Etienne FOUILLOUX, « Autour d’une mise à l’index », dans Marie-Dominique Chenu, Moyen-Âge et modernité, « Les Cahiers du Centre d’études du Saulchoir, n° 5 », Paris, Éd. du Cerf, 1997, p. 25-56 (52). 9 régime normal de marche, les clivages intérieurs se révélèrent profonds, comme en témoigne cette analyse de Congar, lors de son voyage romain de mai 1946 : Même l’affaire Chenu terminée, finie – on nous dit qu’elle l’est – reste que le Saulchoir est blessé, diminué. Il n’y a plus d’unité d’équipe ; le P. Thomas Philippe est incapable de faire cette unité et cette équipe, d’être l’animateur dont nous avons besoin. Certains éléments (Spicq, Tonneau, Héris) se dressent délibérément contre la nouvelle tendance, représentée au maximum par le P. Féret, à chercher un renouvellement et une orientation en accord avec les grands appels de l’Église contemporaine : ceci dans une unité d’équipe animée par un propos commun, s’exprimant dans un cadre de vie commune harmonisée à ce propos (liturgie, ouverture apostolique du couvent)30. L'opposition entre « thomisme romain » imposé du dehors et « thomisme salicétain » ne suffit plus à expliquer ces divergences. Les divergences traversaient la maison elle-même, et le corps même de ses lecteurs. La tendance intellectuelle la plus représentative du Saulchoir, car dominante en nombre et en influence durable, jusqu'aux années conciliaires, nous semble finalement être le « thomisme historico-doctrinal ». A l'égard du « prophétisme » des Chenu, Congar et Féret, ses représentants pouvaient aller de la franche sympathie (Dondaine, Hamer) à une certaine méfiance (Spicq, Tonneau), mais tous restaient foncièrement fidèles à l'univers doctrinal thomiste revigoré par l'étude historique des sources. Indice qui ne trompe pas, lorsqu'il fut temps de remplacer Thomas Philippe à la régence et de rendre aux lecteurs du Saulchoir la direction de leur studium, en 1948, c'est à des hommes de cette mouvance qu'on la confia : Héris régent transitoire, comme caution d'orthodoxie offerte à la vigilance romaine, Spicq vice-régent, et Camelot maître des études, avant de devenir lui-même régent de 1950 à 1956. Jean-Pierre Jossua témoigne lui-même de la prééminence de cette via media historico-doctrinale au Saulchoir, lors de son arrivée aux études en 1957, au début de la régence de Jérôme Ramer : certes, « l'esprit du P. Chenu d'après-guerre » n'avait pas droit de cité dans l’enseignement, mais nombre de lecteurs, surtout les plus jeunes, étaient « ouverts aux renouveaux théologiques d'alors : biblique, liturgique, patristique, œcuménique, missionnaire » ; c'est « la méthode historique qui dominait », au service d'un « enseignement de la théologie entièrement fondé sur le commentaire de la Somme », permettant ainsi aux jeunes dominicains « d'opérer une saisie globale du champ théologique dans sa cohérence31 ». Régnait donc encore ce qui paraît être la borne frontalière décisive séparant « thomisme historico-doctrinal » et « thomisme du dépassement de soi » : l'inscription pérenne de la théologie dans l'univers doctrinal de S. Thomas, les nombreux apports du retour aux sources, de l'histoire et du dialogue avec la pensée moderne favorisant son développement, mais non son dépassement, encore moins sa marginalisation. Malgré des signes avant-coureurs de fragilité et de remise en cause, cet équilibre dura jusqu'à la crise de 1968-1969, date à laquelle le régime des études fut entièrement modifié. Une étude ultérieure pourrait tenter de scruter le lien entre l'implosion du studium du Saulchoir, fermé en 1974, et l'éclatement de la référence doctrinale à S. Thomas. Mais le sujet reste encore trop sensible pour faire l'objet d'une analyse sereine.

Ce balisage à nouveaux frais de l'épopée salicétaine voulait servir à illustrer la pertinence de la notion de « lieux de la théologie ». Mettre le doigt sur le risque de simplification unitaire véhiculé par un tel outil historiographique ne signifie pas le récuser. Il apparaît au contraire que les différents rameaux du thomisme salicétain, malgré leurs divergences parfois douloureuses, se réfèrent tous à un héritage commun, selon trois niveaux : héritage fondateur et constitutif de S. Thomas lui-même, héritage prochain d'un maître comme Ambroise Gardeil, dont la magnanimité intellectuelle a pu susciter une floraison aussi variée, héritage vivant assumé par les uns et les autres comme un cadre doctrinal toujours

30 Yves CONGAR, Journal d'un théologien…, p. 69. 31 Jean-Pierre JOSSUA, « Le Saulchoir : une formation théologique… », p. 106-107. 10 perfectible dans le sens d'un développement homogène. La confrontation et le débat à l'intérieur d'un tel héritage doctrinal ont produit parmi les plus beaux fruits du thomisme contemporain. Mis en sommeil en même temps que son patrimoine natif, le Saulchoir saura peut-être se réveiller un jour, pour ne pas rester définitivement un simple objet d'histoire.

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