CHRONIQUES Mihaï de Brancovan

Loin de la Bastille ne lumière d'une transparence de cristal, des couchers de soleil dignes de Turner, des calli, salizzade, et autres campielli où il faut se donner beaucoup de mal pour rencontrer l'ombre d'un touriste: jamais, assuré­ ment, la Sérénissime n'est aussi belle, aussi magique, aussi captivante qu'en hiver. Pour quelqu'un qui aime la musique, et plus Don Carlos de verdi particulièrement l'art lyrique, un séjour à Venise n'est pleinement réussi que s'il comporte une Roberto Devereux visite à . Ainsi nommée (relevons, au de Donizetti passage, qu'en Italie le phénix est un oiseau La Vie parisienne femelle !) parce que sa construction fut décidée d'Offenbach au lendemain de l'incendie du premier Teatro di San Benedetto, cette salle où l'or, le bleu et le rouge s'unissent en une harmonie parfaite compte, en effet, avec celles de Gabriel à Ver­ sailles et de Cuvilliés à Munich, parmi les plus magnifiques du monde. Et puis, quoi de plus naturel, de plus légitime que le désir d'assister à une représentation d'opéra dans lavillemême qui vit ce genre, né à Florence et confiné, tout d'abord, dans les cours princières, devenir réelle­ ment populaire? N'oublions pas que c'est ici, dans la cité des doges, que fut ouvert, dès 1637, le premier théâtre public et payant; bientôt suivi de tant d'autres qu'avant la fin du siècle l'on y pouvait déjà dénombrer pas moins d'une dou­ zaine de salles d'opéra! Comment, dès lors, s'étonnerqu'une tellemultitude de chefs-d'œuvre aient vu les feux de la rampe précisément à Venise,depuis l'Incoronazione di Poppea (1642) jusqu'à The Rake's Progress (1951)? Plusieurs d'entre eux sont, bien sûr, cette année, à l'affiche de La Fenice, laquelle fête, par une

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REVUE DES DEUX MONDES MARS 1992 MUSIQUE

saison exceptionnellement longue (15 décembre 1991 - 23 décembre 1992, ce qui constitue, sans doute, un record absolu pour l'Italie, privée, en général, de spectacles lyriques les mois de sep­ tembre, octobre et novembre) et particulièrement brillante, le bicentenaire de son inauguration : , The Turn ofthe Screw, Semiramide, la Traviata, créés à La Fenice même, mais aussi l'Italiana in Algeri, que l'on vit pour la première fois au Teatro di San Benedetto. La saison comprend également des ouvrages « non véni­ tiens »: Lucia di Lamermoor, Turandot, Semele (Haendel), Wozzeck, ainsi qu'un grand gala dirigé parGeorges Prêtre le 16mai prochain, deux cents ans jour pour jour après l'ouverture du théâtre. C'est un opéra français de Verdi, Don Carlos, donné dans sa version italienne en quatre actes, Somptuosité qui marqua le début des célébrations. La repré­ des costumes sentation à laquelle j'assistai, la veille de Noël, et nudité était, malheureusement, d'un niveau assez des décors variable. Un seul artiste dominait de bout en bout le plateau, tant par ses qualités scéniques que vocales: Samuel Ramey, noble et émouvant dans le rôle de Philippe II ;son entrevue orageuse avec le Grand Inquisiteur (Mikhaïl Ryssov)fut l'un des moments les plus forts de la soirée. Alexandru Agache prête au marquis de Posa un timbre d'une belle étoffe; il manque cependant de présence, et se montre trop souvent d'une prudence, d'une réserve exagérées, comme s'il craignait d'atteindre les limites de moyens pourtant consi­ dérables. La jeune Daniela Dessi incarne une Elisabeth de Valois très digne, distante, presque froide; si la voix est agréable, conduite avec élégance, les attaques, elles, gagneraient à être plus nettes, plus franches. Nadine Denize, que, fort heureusement, il nous arriva d'entendre dans des jours meilleurs, lutte contrele rôle, ilest vraidiabo­ lique, d'Eboli, criant systématiquement dans l'aigu. Quant à l'Américain MichaelSylvester,il est sûrement le Don Carlos le plus terne et insipide

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que j'aie jamaisvu. Dirigé avec fougue par Daniel Oren, un chef fidèle à sa religion au point de ne manier la baguette que le crâne couvert d'une calotte noire, l'orchestre ne brillait pas plus par la précision que par la qualité de la sonorité. La somptuosité des costumes d'époque de Piero Tosi contrastait avec la relative nudité des décors de Mario Ceroli et Gianfranco Fini. Classique, fidèle au texte, la mise en scène du cinéaste Mauro Bolognini ne réservait pas de surprises.

Sitout le monde, ou presque, connaît le nom de l'architecte de l'Opéra de Paris (l'ancien 1), bien L'Opéra de Monte-Carlo moins nombreux sont, en revanche, ceux qui accueille savent que c'est le même Charles Garnier qui les plus signa les plans de l'Opéra de Monte-Carlo; et, par grands artistes... la force des choses, plus rares encore les privilé­ giés qui eurent la chance d'y pénétrer, ce Palais Garnier en miniature n'offrant, en effet, que cinq cent vingt-quatre places: un vrai théâtre de cour. Point d'amphithéâtre ici ni de loges, hormis celle princière : la salle, carrée et assez fortement inclinée, se réduit à la corbeille et aux fauteuils d'orchestre, de sorte que l'on voit parfaitement de partout. L'acoustique, elle aussi, est admirable. Sans doute sommes-nous à des années-lumière de ce que certains appellent 1'« opéra populaire ». Il reste qu'assister à une représentation lyrique dans un cadre d'une pareille intimité procure un plaisir qui n'a strictement rien à voir avec ce que l'on peut éprouver à l'intérieur de ces volumes immenses, impersonnels et froids, auxquels il est de plus en plus difficile d'échapper lorsque l'on habite une grande capitale. Inauguré, au terme de six mois seulement de travaux, en janvier 1879 (soit quatre ans après le Palais Garnier), l'Opéra de Monte-Carlo joua - surtout pendant le long règne de Raoul de Gunsbourg, qui dura de 1893 à 1951 - un rôle capital dans l'histoire de l'art lyrique. Plusieurs dizaines d'ouvrages y furent donnés en création

208 MUSIQUE mondiale, dont, pour n'en citer que quelques­ uns, le , de Massenet (un habitué de cette scène, puisque sept de ses opéras y eurent leur première 1), Pénélope, de Fauré, l'En­ fant et les Sortilèges, de Ravel, ou la Rondine, de Puccini. Et les plus grands chanteurs y furent régulièrement applaudis : Caruso, Chaliapine, Thill, Lubin, Môdl, Schwarzkopf, Crespin... Fidèle à son illustre passé, cette maison que dirige avec talent, depuis 1984,John Mordler propose, ... dont chaque hiver, une saison certes brève (un peu Mariana Nicolesco plus de deux mois), mais d'un très haut niveau et Roberto Alagna artistique. Témoin la parfaite homogénéité de la distribution réunie pour le premier des quatre spectacles que l'on verra cette année: Roberto Devereux, un très beau Donizetti, qui exige - d'où sa rareté -la présence de deux interprètes hors du commun, donc difficiles à trouver. Nil'un ni l'autre ne manquaient cependant à l'appel à Monte-Carlo, où ils avaient pour noms Mariana Nicolesco et Roberto Alagna. Tempérament de feu, la première vit les pas­ sions - amour, haine, jalousie - comme les violentes colères de la reine Elizabeth d'Angle­ terre avec une intensité dramatique d'autant plus frappante qu'elle n'altère jamaisen rien l'extrême pureté de sa ligne de chant : une artiste comme on en rencontre peu, dotée d'une voix très personnelle que, malgré l'importance du rôle, elle ne cherche pas un seul instant à ménager. Jeune ténor français d'origine sicilienne, révélé, voici trois ans, par le concours Pavarotti de Philadel­ phie, Roberto Alagna (Roberto Devereux) séduit, lui, par l'éclat du timbre, l'élégance du style, la facilité de l'aigu : déjà l'un des plus grands, il pourrait bien - sauf accident de parcours ­ devenir le Domingo ou le Pavarotti de demain. Autre jeune artiste d'avenir : l'Italienne Gloria Sca1chi, dont la belle voix chaude de mezzo a fait merveille dans le rôle de Sarah.Robert McFarland, un baryton solide comme il y en a tant aux

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Etats-Unis, incarnait le duc de Nottingham. Dans la fosse, l'excellent Orchestre philharmonique de Monte-Carlo était mené d'une main experte et énergique par Gianfranco Masini. Surle plateau, le spectacle qui s'offraità nos yeux n'était, hélas! pas vraiment à la hauteur de cette Une cour d'Angleterre interprétation. Lafaute en incombe moins à lona­ misérabiliste than Miller, auteur d'une mise en scène somme toute assez neutre, qu'au décorateur Roni Toren, pour lequel les appartements de Sarah,la Tour de Londres ou le palais de Westminster sont, à quelques détails près (une tapisserie ici,quelques barreaux là), manifestement interchangeables: toujours les mêmes murs quasi nus et barbouillés d'un apprêt blanchâtre laissant supposer que la reine d'Angleterre, tout comme son ministre Nottingham, n'avait pas les moyens de les faire peindre correctement... Heureusement que les surtitres (truffés de fautes d'orthographe et, souvent, mal synchronisés !) prenaient la peine, précaution nullement inutile, de préciser, au dé­ but de chaque tableau, le lieu de l'action! Les costumes (signés Clare Mitchell) n'étaient guère plus réussis, ceux des dames surtout, vastes crino­ lines qui, épousant et amplifiant les mouvements respiratoires de leur prisonnière, accompa­ gnaient immanquablement chaque note aiguë d'un brusque soulèvement de leur partie postérieure!

Dans bien des théâtres, et non des moindres - Vienne, Munich, etc. -, il est d'usage de clore l'année par une opérette. Leursspectateurs n'ont cependant pas toujours, comme les Toulousains en décembre dernier, la chance inouïe de fêter Noël et la Saint-Sylvestre en compagnie de deux amuseurs de génie tels qu'Offenbach et Jérôme Savary: le Capitole affichait, en effet, du premier, la Vie parisienne, dans la désopilante mise en scène que le second avait réglée, un an plus tôt, au Grand Théâtre de Genève.

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SiOffenbach reste, aujourd'hui encore, sans rival dans l'art de faire rire en musique - et pas n'importe quelle musique, car il n'en est pas de mieux écrite ou de plus raffinée que la sienne -, Savary n'a, lui, pas son pareil pour animer une scène. Entraîné par une imagination débordante, ila même tendance à en fairetrop, comme s'ilétait indispensable qu'à chaque instant il se passe quelque chose. Vue par lui, la Vie parisienne est une chaîne ininterrompue de gags se succédant à un rythme étourdissant. Il y en a vraiment pour tous les goûts : des macabres (le défunt colonel de la chanson paraissant, un bandage ensanglanté autour de la tête, dans une loge d'avant-scène), des coquins (ces ravissantes serveuses en petite culotte qui passent leur vie à ramasser des choses par terre), des satiriques (extraordinaire numéro de Jacques Sereys en académicien gâteux se dégonflant tel un pneu crevé). Les décors de Michel Lebois comme les costumes de Michel Dussarat sont un enchantement. Irrésistible en baron suédois, Michel Trempont était entouré de MartineMarch,une Gabrielle vive PaulEthuin et piquante, Isabelle Vernet, une Métella explo­ dirige avec verve sive à souhait, dont la voix bouge toutefois l'Orchestre du exagérément, Nicolas Rivenq et Francis Dudziak, Capitole parfaits dans les rôles des deux jeunes gandins, Gardefeu et Bobinet, Ricardo Cassinelli(le Brési­ lien), Marion Sylvestre (la Baronne), Catherine Antonicelli (Pauline).]'ai déjà citéJacques Sereys, qui était à la fois le bottier Frick et le valet Prosper. N'oublions pas, enfin, Jean-François Fabe (Ur­ bain, Alfred) et Marie-Thérèse Orain, laquelle incarnait cette excentrique de Madame de Quimper Karadec, personnage habituellement sacrifiéet que l'on a eu bien raison de rétablir dans ses droits, car en son absence le dénouement de l'intrigue devient incompréhensible. Paul Ethuin dirigeait avec verve et précision l'Orchestre du Capitole.•

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