L'AFFAIRE HERNU

Patrice Hernu

Frédéric Charpier

L'AFFAIRE HERNU Histoire d'une calomnie

Éditions Ramsay © Éditions Ramsay, Paris, 1997 À mon fils, Joakim-Charles, afin qu'il sache qui était son grand-père.

Le procès

Dès la parution du premier numéro de L'Express du 31 octobre 1996, accusant Charles Hemu sans aucune preuve, trois de ses fils (Jean-Charles, Jean-Michel et Patrice) ont engagé un procès devant le tribunal de grande instance de Paris par l'intermédiaire de notre avocat maître Serge Lewisch. Mais, la veille de l'audience, dans son numéro du 16 janvier 1997, L'Express a publié pour la première fois de pré- tendues « preuves », c'est-à-dire un document en roumain sans signature ni tampon ni preuve de son origine, indiquant que Charles Hemu aurait reçu à plusieurs reprises de l'argent pour le prix de sa trahison, et des transcriptions en russe de conversations politiques de Charles Hernu avec un diplomate soviétique au début des années 1950. Un amalgame était créé pour tenter de faire L'AFFAIRE HERNU croire que Charles Hernu avait reçu de l'argent en échange de ces « informations » politiques. Une procédure pénale a donc été engagée contre L'Express pour tentative d'escroquerie au jugement, faux et usage de faux. Par jugement du 26 mars 1997, le tribunal civil a déclaré notre procédure recevable, ce que contestait L'Express, et a décidé de surseoir à statuer en attendant le résultat du procès pénal. Compte tenu des résultats de l'enquête que nous publions dans cet ouvrage, nous avons déposé une nouvelle plainte devant le doyen des juges d'instruction afin que toute la vérité soit faite sur la véritable origine de ces accusations et sur le rôle qu'ont pu jouer la DST et son ministre de tutelle. Nous demandons également au ministre de l'Intérieur d'ouvrir une enquête interne sur le comportement de ses services dans cette affaire. Je remercie mon avocat, maître Serge Lewisch, et tous ceux qui ont apporté leur aide à ce livre, notamment Guy Penne et les membres du Club des Jacobins restés fidèles à l'amitié qu'ils ont toujours portée à mon père.

Avant-propos

Je n'ai pas souvenir d'avoir appelé mon père « papa ». Pour moi, comme pour beaucoup d'au- tres, c'était « Charles ». Disons-le tout de suite, comme mes autres frères, je ne l'ai fréquenté que par épisodes du fait de ses divers mariages, et je ne peux dire qu'il m'ait élevé. D'autres s'en sont chargés, faisant de ma vie une vie itinérante. Jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, je n'ai jamais vécu plus de deux ans de suite dans la même ville. Saint-Germain-en-Laye, Ébreuil dans l'Allier, Lyon, , Boulogne-Billancourt, la porte Champerret, Anet, en Eure-et-Loir, Évreux, Buffon en Côte-d'Or, Semur-en-Auxois, le vallon des Auffes à Marseille, Aix-en-Provence, Clermont- Ferrand, Asnières et le quartier Convention dans le XV arrondissement sont les principales étapes de ce tour de d'une jeunesse sans vrais repères ni racines. Le périple s'acheva à Cachan, dans le Val- de-Marne, où je fus candidat aux élections législa- tives, en 1973, poussé par François Mitterrand, pour y faire face à l'arrivée de Georges Marchais. Mon engagement au Parti socialiste — j'avais participé au congrès d'Épinay - ne résultait pas d'un mimétisme filial. A vingt ans, je militais aux côtés de après avoir, comme prési- dent de l'association des étudiants, connu Roger Quilliot à Clermont-Ferrand lors des événements de 1968. Je m'étais ensuite engagé dans les clubs d'éducation populaire Léo-Lagrange puis avais col- laboré au programme « Changer la vie » sous la houlette de Jean-Pierre Chevènement. J'ai pu alors apprécier la rigueur intellectuelle et les fortes convictions républicaines de cet homme. Ma sensi- bilité m'orientait vers les questions d'environne- ment et de fiscalité. Idées pour lesquelles je combats toujours, là où elles peuvent être utilement défendues.

Mon père, devenu ministre en 1981, me confia quelques-uns de ses petits secrets, pensant, peut- être, que je pourrais un jour en faire bon usage. Mais de ce père, je ne conserve que quelques sou- venirs — trop peu nombreux certainement, j'aurais aimé en avoir davantage. Le plus souvent, je le rejoignais en vacances, à Saint-Tropez, abandonnant ma tante ou mes grands-parents qui se dévouaient à notre éducation en comptant chaque sou. Du jour au lendemain, pendant un mois, je troquais la culotte de laine tri- cotée à la maison pour le bermuda et le T-shirt « Saint-Trop » rayé bleu et blanc qu'une poignée d'« initiés » du village s'évertuaient à mettre à la mode. Le premier souci de mon père était de trier dans ma valise pour ne garder que le présentable. Habillé selon son goût, je me souviens l'avoir accompagné à la table de Brigitte Bardot et à celle de Gérard Philipe dont la vieille voiture décapo- table fascinait le gosse que j'étais. Je me souviens de ce magnifique acteur faisant inlassablement le tour du vieil ormeau de Ramatuelle avec toute une ribambelle d'enfants qui lui couraient après. Quel honneur pour moi de m 'asseoir à la droite du Cid que j'avais vu, avec ma classe, à la Comédie- Française ! Ombres et lumières que j'ai aimées les unes comme les autres. L'apparence et la réalité. J'ai donc plus souvent vu mon père en vacances qu'à Noisy-le-Sec, où il a été deux fois candidat aux élections législatives ou aux alentours de la rue de Ponthieu et de son numéro 53 dont l'ascenseur explosa, lors d'une certaine nuit bleue soufflé par une bombe de l'OAS dirigée contre mon père. J'ai vécu soutenu par l'immensité des rêves d'un petit garçon. Rien ne me disposait donc à me consi- dérer véritablement et pleinement comme le fils de Charles Hernu. Pour mes frères, c'était encore plus vrai. En fait, c'était déjà « Charles ». Il en était d'accord. Cela l'arrangeait, même sur la plage où il racontait aux jolies filles que j'étais son frère. Il était donc « Charles » et le resta jusqu 'à sa mort. Je refis sa connaissance plus politiquement dans les années 1970 en décidant de fréquenter le Club des Jacobins. Lieu « infâme » où, selon L'Express, se rencontraient de sombres et légers personnages qui avaient eu l'audace de lutter contre la IV Répu- blique, de dénoncer la montée du drame algérien, de prôner la détente, de défendre l'indépendance de la France et son « bouton nucléaire », bien avant 1958, de dépasser les clivages traditionnels, de militer pour l'union d'un humanisme transcendé, où se mélangeaient catholicisme, laïcité républi- caine et franc-maçonnerie. Le gouvernement de gauche, après 1981, ne m'a pas rapproché de mon père. Au contraire. Mais quand ma propre vie cachanaise, tant familiale que politique, s'est fracassée sur le mur de l'hypocrisie, j'ai retrouvé un père et un ami. C'était trois mois avant sa mort. En quelques touches, voici l'image que je garde de lui. D'abord, ce qui frappait, c'étaient ses yeux, son regard clair, extraordinairement bleu. Il ne vous regardait jamais de biais, mais c'était en face, droit dans les yeux, qu'il vous parlait. On a dit, et c'est vrai, qu 'il aimait les femmes, mais n 'y avait-il pas, justement, en lui, quelque chose d'un séducteur ? Avec ses yeux, charmeurs, à la Michèle Morgan. Ensuite, son physique un peu corpulent en impo- sait. Mon père était solidement charpenté. C'était un homme qu 'on remarquait. Il avait une présence ; rien à voir avec ces physiques un peu fluets de tech- nocrates soucieux de leur ligne. Si l'homme était élégant, rien en lui ne laissait paraître la moindre extravagance. Il ne portait pas sur lui sa réussite. Son appartement de Villeurbanne n 'avait rien de clinquant ni de démesurément ostentatoire. Situé dans un quartier plutôt simple, dans un immeuble moderne, il était décoré d'un fourmillement d'objets exotiques, le plus souvent des cadeaux, que mon père avait rapportés des quatre coins du monde. Devenu ministre de la Défense, il conduisait seul, dans sa ville de Villeurbanne, sa petite Austin ; il ne s'entourait pas, au milieu de ses électeurs, de ses gardes du corps, n'ayant rien à craindre de ceux dont il n'avait jamais cessé de se sentir proche. Le seul garde du corps dont il ne se sépa- rait jamais, c'était Stan, son berger allemand. Enfin, il y avait sa voix, un peu aiguë, presque nasillarde qu'il modulait au fil des coupes de cham- pagne qu'il buvait depuis qu'un de ses médecins lui avait dit, après avoir soigné son ulcère, que c'était le seul vin qui lui était permis. Des yeux fascinants, donc, un physique et une voix, trois points de repère qui n'auraient pu échapper au portraitiste, et que, en tout cas, je n 'ai pas oubliés. D'un caractère jovial, mon père n'était jamais à court de plaisanteries. Il savait faire rire et cela l'amusait. S'il dormait peu, il riait beaucoup. Lors des dîners officiels, il essayait toujours de trouver le bon mot, et n 'était jamais avare de compliments avec les femmes. Plus j'y pense, plus je crois que mon père avait, en effet, tout du séducteur... Plus j'y pense, plus je crois que c'était un homme d'une grande simplicité, d'une authentique humanité. Avec, il va s'en dire, comme tout homme, ses défauts. J 'ai ressenti sa mort comme une terrible injus- tice, un pied de nez de la vie. Les derniers temps, il était malade, affaibli par le poids de la trahison de certains de ses amis. Il dissimulait des pontages répétés. Dans l'affaire du , il avait pris sa part de responsabilité, au-delà de la vérité imputable. En flamand, Hernu, ça voudrait dire quelque chose comme « attention, il va faire gros ». Gros comme le cœur. Ses amis, avant, l'appelaient, « le Charles ». Gros comme la colère. Son premier livre fut La Colère usurpée, qui répondait au Courrier de la colère de Michel Debré. Gros comme le courage et l'idéal de cet arrière-grand-père, Eugène Hernu, député de la Commune pour le sud-est de Paris, déporté à Nouméa avec Louise Michel. « Charles » n 'avait pas connu son grand-père. Il ne savait rien de lui. Il savait simplement qu'il avait existé.

Le souvenir de cet ancien communard refit sur- face un certain samedi 16 janvier. Je regardais mon père, étendu, souriant presque du tour qu'il venait de faire. Il semblait rajeuni, royal au cœur de la chapelle ardente dressée dans la mairie de Villeur- banne. Peu de jours auparavant il avait reçu comme sa future belle-fille ma femme Samia. Pour lui rendre un hommage intime nous demandâmes qu'on nous laisse quelques instants seuls avec lui pour nous recueillir. J'avais passé de longues années à exister comme en parallèle d'une filiation avérée par les actes mais restée en partie virtuelle. J'ai juré tout haut que face à l'injustice je défendrais sa mémoire. Je ne pensais pas que le destin allait rapidement me mettre au pied du mur. Je ne pensais pas qu'un jour un grand hebdomadaire laisserait entendre en conclusion de la plus grande accusation de tous les temps qu 'il était mort par peur du rendez-vous que l'histoire lui avait donné avec son passé. Le lende- main de sa mort, il devait se rendre en Roumanie... Ce 16 janvier, pour la première fois de ma vie, devant l'injustice de sa mort, j'ai pu enfin lui dire « papa ». Le jour de ses funérailles, j'ai promis de défendre la mémoire de mon père. J'ai tenu parole. Je n'aurais jamais imaginé à quel point son honneur serait sali... Le 31 octobre 1996, L'Express l'accuse d'avoir été, dans les années 1950 et 1960, un agent de l'Est. Accusation gravissime puisqu'il a été ministre de la Défense, de 1981 à 1985. Ministère le plus sen- sible qui soit puisqu'il y va de la défense du pays, de ses armées, de sa force de frappe. Ces révéla- tions sont parvenues à la DST en 1992 sous la forme d'un rapport de la Securitate roumaine, qui comporterait plusieurs notes et synthèses. Une de ces notes affirme que mon père aurait touché de l'argent pour prix de sa trahison. L'ensemble fait une cinquantaine de pages où l'on ne parle pas que de mon père. Telle est l'histoire que L'Express raconte, en octobre 1996, à ses lecteurs. A l'automne 1992, Jacques Fournet, alors direc- teur de la DST, se rend à l'Élysée et fait part au président de la République du dossier qu 'un officier de renseignements roumain, Mihaïl Caraman, a remis à la DST. Selon une note datée de 1963, qui récapitule les activités de renseignements de mon père, celui-ci a été recruté par un diplomate bul- gare au début de l'année 1953. Il lui a fourni notamment des « portraits » (éléments biographi- ques) de François Mitterrand et de Gaston Def- ferre, plus une synthèse. En 1956, un diplomate soviétique, un certain Vla- dimir Ivanovitch Erofeev, relaie, cette fois, le Bul- gare. Cette année-là, lors d'un voyage à Moscou, mon père aurait mystérieusement disparu un soir et ne serait rentré à son hôtel qu'à quatre heures du matin, en déclarant: « À Moscou, les prosti- tuées racolent en taxi. » Lors des élections législatives de 1958, selon L'Express, les services de l'Est investissent sur mon père l'équivalent de trois cent mille francs d'aujourd'hui. Cette année-là, un faux diplomate roumain, Mihaïl Caraman, l'a récupéré, avec l'ac- cord des Bulgares et sous contrôle des Russes. En 1963, le KGB reprend mon père, désormais « direc- tement traité par la centrale soviétique ». A aucun moment, dans son article, L'Express n 'utilise le conditionnel ou n 'émet la moindre réserve. Selon lui, la DST a authentifié les docu- ments et François Mitterrand a décidé de classer ce dossier, mon père étant mort, en ajoutant qu 'on « ne refait pas l'histoire ». Édouard Balladur et Charles Pasqua garderont le secret sur cette affaire. Ce récit s'accompagne de plusieurs encadrés et photographies. On y rappelle des précédents, Gun- ther Guillaume, en RFA, qui entraîna dans sa chute, en 1974, celui dont il était le proche conseiller, le chancelier Willy Brandt, et John Profumo, ministre de la Guerre britannique qui partagea entre 1960 et 1963 avec un officier du GRU la même maî- tresse, ce qui l'obligera à démissionner. Une pho- tographie montre Pierre Mendès France et mon père à une tribune, en compagnie de Jacques Duclos, ancien dirigeant du PCF, aujourd'hui décédé. Soit une présentation, très classique, qui confère à l'ensemble une certaine crédibilité. Du moins, en apparence. Selon L'Express, Jacques Fournet, directeur de la DST, a affirmé au Président qu 'après « des véri- fications très poussées réalisées par les spécialistes de la DST » la véracité des documents a été confirmée. Ces accusations sont reprises dans entier, les journaux télévisés américains y consa- crent leur une. Les révélations de L'Express sont traduites dans toutes les langues - l'article est même intégralement reproduit dans l'hebdomadaire espagnol Cambio 16. Aucun pays n'y échappe, bien que les réactions soient, dans l'ensemble, scepti- ques. Certaines personnes, c'est sûr, doivent se dire que la nouvelle est tellement énorme qu 'il doit bien y avoir un brin de vérité. Le 31 octobre 1996, tous les kiosques de France,

1. Service de renseignements militaire soviétique. tous les couloirs de métro, arborent les affiches de L'Express : « Charles Hernu était un agent de l'Est ». Désormais la France entière sait.

Pour moi, l'affaire débute la veille, le 30 octobre. A 17 heures, un journaliste de TF1 réussit à me joindre, enfin, au ministère de la Santé pour m'informer du contenu d'un dossier à paraître, le lendemain, dans L'Express, où mon père est « mis en cause ». - En avez-vous entendu parler ? Je lui dis que non. - Avez-vous une idée de ce qu 'on peut lui repro- cher ? De pseudo-révélations sur l'affaire du Rainbow Warrior ou de nouvelles attaques sur son passé durant la guerre ? Je n'imagine rien d'autre. Et pourtant, c'est bien de tout autre chose qu'il s'agit. Le journaliste m'annonce que L'Express affirme que mon père a été un agent de l'Est. J'en reste coi. - Vous voulez que je vous raconte ? J'ai dû dire : « Bien sûr ! » Alors j'écoute le journaliste débiter par le menu toutes les péripéties de mon père manipulé par des agents de l'Est qui vont, le rétribuant pour ses ser- vices, s'en servir à tour de rôle. Je ne suis pas certain d'avoir bien retenu alors tout ce flot d'accu- sations portées avec une effroyable précision. Mon père a fait cela, ceci et encore ça. A telle date, il a été recruté, à telle autre, il a touché de l'argent, transmis des synthèses, des portraits. François Mit- terrand a fait classer le dossier, les documents ont été authentifiés par les spécialistes de la DST... Tout est dit comme si c'était vrai. Comme s'il n'y avait aucun doute possible. Je reste sans voix. - Voulez-vous réagir ? faire une déclaration ? Que pourrais-je dire ? Je n'ai pas lu l'article en question et tout va trop vite pour que je puisse sérieusement réfléchir, mais réagir, oui bien sûr: pourrais-je me dérober alors qu'on accuse mon père d'avoir été un traître à son pays ? Une heure plus tard, j'arrive à TF1 où on m'at- tend. L'interview se déroulera dans un salon-bar. On me met le magazine entre les mains. La terrible accusation qui s'étale sur la couverture me para- lyse. Je ne peux pas aller plus loin. Je suis inca- pable de lire l'article. La question qu 'on me pose est directe : - Qu'est-ce que ça vous fait d'être le fils d'un espion ? Plutôt cinglante l'entrée en matière. Les mots se bousculent pour sortir. Que dire d'autre que « je suis sous le choc », que je ne peux croire à toute cette histoire. Je me souviens que je suis à deux doigts de dire que j'aurais plus facile- ment admis que mon père fût un agent américain. A tout prendre, ça m'aurait semblé plus rationnel. Mais je ne dis rien de tout cela : mon père était bien trop intègre pour être l'agent de quelque puis- sance étrangère que ce soit. Ma « réaction » enregistrée, je rentre chez moi, dans un état indéfinissable. Autour de moi, tout me semble irréel. C'est comme ça qu'on doit être quand on apprend qu'on est « le fils d'un espion », traître à son pays. Je ne sens rien hormis cette peur de plonger dans L'Express, d'y lire ses révélations. Non, me dis-je, tout cela n'est que pure invention. C'est ridicule. Vers la fin de la soirée pourtant, après que mon épouse m'y a encouragé patiemment, je parviens à lire lentement, ligne après ligne, mot après mot, l'article de l'Express. Seul, dans ma cuisine, le cœur un peu battant au début, la gorge serrée, avec l'impression de me jeter à l'eau ou dans le vide, je découvre au bout de trois pages que L'Express tra- vestit sans vergogne la réalité même si je ne sais pas tout de la vie de mon père. J'ai l'impression d'avoir reçu un coup de fouet. Je rédige un com- muniqué - très virulent me semble-t-il - que j'adresse à toute la presse : l'AFP, les quotidiens, les hebdomadaires. Une heure après, le téléphone commence à sonner. Les questions pleuvent. Les radios veulent une réaction, courte de préférence. J'obtempère à tout. Finalement, je débranche mon téléphone, tard dans la nuit. Assailli par les sou- venirs, dont certains remontent à ma lointaine enfance, et assommé par ce que la France entière saura demain, je flotte dans les limbes d'un som- meil fugace. Cette nuit-là, je me sens vraiment seul.

Le lendemain, je découvre l'affiche de L'Express et c'est comme si on m'épinglait une étoile jaune sur la poitrine. Je n'ose imaginer ce que mon père aurait ressenti s'il avait vu sa photo barrée du mot « espion » placardée partout. On a beau se dire que c'est invraisemblable, impossible, comment s'empê- cher de douter ? Et si l'opinion publique allait y croire, à cette histoire ? Ce matin-là, mon premier supplice fut la visite au libraire. Sept heures trente du matin, la tête basse, je prends tous les journaux et me dirige tranquille- ment vers la caisse. Là, j'essaye un mot dans l'espoir d'obtenir un peu de compréhension, quelque chose comme « tout de même ils exagè- rent ». La caissière, gênée, me dit : « Ils ne savent plus quoi inventer », avant d'ajouter : « Évidem- ment dans votre position, c'est moins marrant que pour nous. » J'acquiesce, et je pense : « ça aurait pu être pire. » D'habitude, je lis les journaux au café, mais cette fois, je remonte et, à l'abri, épluche les réactions de la presse. Elle se contente de relater ce que dit L'Express. L'accueil est très réservé, même si elle en fait sa une. Elle reprend les éléments avancés, sans les considérer comme exacts. Mon commu- niqué de la nuit a été reproduit un peu partout. En revanche, sur les ondes des radios, c'est une tout autre musique, un vrai déferlement. On ne parle que de ça. Ça tourne au roman fleuve. Mes frères, Jean-Michel et Jean-Charles, m'ap- pellent. Leur réaction se résume à « c'est des conneries de journalistes ». Du côté de la gauche, en revanche, c'est le black-out total. Ce jour-là, je ne recevrai aucun coup de fil des anciens amis de mon père. En revanche, côté journalistes, ça n'arrête pas. France 2 m'invite à son « 13 heures », France 3 et Europe 1 ne sont pas en reste. Entre deux appels, je lis et relis l'article de L'Express, afin de dresser une liste aussi exhaustive que pos- sible de toutes les invraisemblances de cette his- toire, prétendument celle de mon père. Après le studio de France 2, c 'est un interview de France 3 dans une cour, tandis que M6 m'attrape, elle, dans la rue. Entre-temps, j'accepte pour Europe 1 un enregistrement d'une demi-heure qui sera diffusé le lendemain matin. Un vrai parcours du combattant. Le soir, François Bayrou et son directeur de cabinet me reçoivent. Mon groupe écologiste dis- cute depuis des mois avec l'UDF. Je comprendrais que les révélations de L'Express puissent remettre en cause nos projets. Mais, dis-je, je dois assumer la défense de mon père et je ne crois pas une seule seconde à sa trahison. François Bayrou me rassure instantanément : - Patrice, il n 'en est pas question, ça ne change rien. Au contraire, nous sommes solidaires. Tu n'as aucun souci à te faire. Non seulement on te sou- tient, mais si tu as besoin d'une aide, on te l'appor- tera. Ce soutien-là me va droit au cœur. Le Club des Jacobins, que mon père a créé en 1951, me reçoit, le directeur de cabinet du prési- dent de la République aussi. De partout arrivent des démentis, les déclarations se succèdent. Rares sont celles qui avalisent les révélations de L'Express qui bénéficie, promptement, de l'appui du quotidien Le Monde. Le reste de la presse se montre prudente. Mais les démentis, aussi autorisés qu'ils soient, s'ils fragilisent les accusations de L'Express, ne sauraient rétablir seuls la vérité ni effacer l'infâme affront fait à l'honneur de mon père. Avec mes frères et l'Association pour la défense de la mémoire de Charles Hernu, je porte donc l'affaire en justice. Cette démarche n'est cependant pas suffisante. Aussi décidons-nous de mener notre propre enquête, avec l'aide d'un petit groupe d'amis. Ce que nous découvrons au bout de plusieurs mois est tout bonnement stupéfiant. Deux certitudes : pre- mièrement, mon père n'a jamais été l'agent d'une quelconque puissance étrangère ; deuxièmement, cette affaire est une des plus formidables opéra- tions de désinformation que la France ait connues de toute son histoire. Enfin, que penser des « méthodes » journalisti- ques de L'Express ? Nous laissons le lecteur en juger.

Première partie

LES CLOAQUES DE LA GUERRE FROIDE

La première boue

Né le 3 juillet 1923 à Quimper, mon père a dix- sept ans lorsque la chambre Front populaire vote les pleins pouvoirs à Pétain. Il fait ses études à Lyon, au collège des Minimes. Son père, qui accomplit un court séjour dans la gendarmerie durant sa carrière militaire, lui impose, à l'âge de quinze ans et demi, une formation prémilitaire à la société du Tir au canon, installée dans l'ancienne caserne « La Part-Dieu » de Lyon. En 1940, il entre aux Cadets du Lyonnais. Cette association de jeunes prône la vie au grand air, se soûle de bavardages dans ses locaux exigus, défile lors de fêtes et d'anniversaires. Les sorties à la cam- pagne y sont prisées. On y cultive un certain goût de l'effort physique et on y manifeste une attirance pour la vie Spartiate : on dort à la belle étoile ou sous la tente, on coupe du bois. Un corps sain dans un esprit sain. Et comme il est courant à cette époque, les cadets portent un uniforme : pantalon de golf bleu marine, chemise kaki avec insignes et

Témoignage d'Yves Bonnet, ancien patron de la DST (Lettre adressée à Patrice Hemu)

J'ai connu Charles Hernu dans les derniers jours de l'année 1982 alors que, récemment, dans les fonctions de directeur de la Surveillance du terri- toire, je me présentais aux ministres avec lesquels j'aurais à travailler. Je le revis, d'abord épisodiquement, puis de manière très organisée, un mardi sur deux, de 8 heures à 9 heures, pour un petit déjeuner de tra- vail. De ce fait, je suis en mesure d'apprécier, sur les dossiers les plus confidentiels, qui tenaient à la sécurité de la défense, et qui représentaient, de très loin, la majeure partie de l'activité du service, le comportement de Charles Hernu, quant au problème de l'espionnage soviétique. A de nombreuses reprises, j'eus à exposer au ministre le résultat de nos investigations et à lui soumettre, tant pour ce qui concerne le contre-