La Revue Litteraire
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PIERRE DE BOISDEFFRE LA REVUE LITTERAIRE Jean Lacouture : Pierre Mendès France 'avais, l'année dernière, consacré un feuilleton au J Mauriac (1) de M. Jean Lacouture et je n'avais pas ménagé les éloges envers cette biographie attachante — quitte à observer qu'elle privilégiait l'homme de gauche et le journaliste « engagé » au détriment de l'homme intérieur et du romancier chrétien. Cette critique a sans doute paru bien modeste à l'auteur, comparée au torrent d'éloges qui avait accueilli son livre. Mais il me semble que rien n'est plus redoutable à la bonne santé de la littérature que ce concert d'hyperboles auquel, aujourd'hui, tend à se réduire la critique (lorsqu'elle ne verse pas dans le dénigrement systématique ou le silence homicide). Pour ma part, et avec la sérénité que donne une distance de douze mille kilomètres, je continuerai à parler des livres de l'année avec la plus entière liberté, comme si je les lisais sur la planète Sirius. Un homme d'Etat de la stature de Pierre Mendès France, qui fut aussi malhonnêtement vilipendé par ses adversaires poli• tiques qu'exagérément loué par certains journalistes de son clan, a droit à cette impartialité. Par un de ces procédés dramatiques auxquels les biographes d'aujourd'hui ont souvent recours, le livre de Jean Lacouture s'ouvre sur la nuit historique de juin 1954 où — pour la deuxième fois, mais ce devait être la bonne — un avocat de quarante-sept ans, brun, court, trapu, la mâchoire énergique, dépourvu d'élégance mais non de conviction ni d'allure, qui venait d'être désigné par le président de la République pour affronter l'Assemblée nationale, sollicitait son investiture. Pierre Mendès France l'obtint cette fois-ci, parce que, six semaines après (1) François Mauriac, Editions du Seuil, 1980. 394 LA REVUE LITTERAIRE la chute de Dien Bien Phu, il était devenu évident qu'il fallait faire la paix en Indochine si l'on voulait éviter un désastre irré• parable et que personne ne voulait affronter la responsabilité d'une capitulation où le régime risquait de disparaître. Interrompant cette glissade aux abîmes que fut l'histoire de la IVe République, ainsi s'ouvrit une parenthèse qui a bien failli être celle du redressement. Par bien des côtés, les sept mois au pouvoir de Pierre Mendès France annoncent le style de gouvernement qui sera celui de Charles de Gaulle. Mais une Constitution funeste aura finalement raison des efforts d'un homme de caractère et d'une action décisive qui, en plus d'un point (l'Indochine, la Tunisie, la C.E.D.) engageait l'avenir, rom• pant avec l'illusionnisme et la lâcheté d'un régime aux abois. Notons en passant que Jean Lacouture aurait pu trouver d'autres prologues : ainsi aurait-il pu nous montrer l'étudiant de dix-sept ans venu entendre l'incomparable orateur qu'était Edouard Herriot ; le jeune avocat s'installant à Louviers ; le député déchu, comparaissant, pour désertion, à la barre d'un tribunal vichyssois ; ou le jeune parlementaire déjà chevronné, lancé dans l'arène par le président Vincent Auriol qui souhaitait lever l'hypothèque d'une négociation directe avec le Viêt-nam. Depuis quelque temps déjà, Mendès France, luttant contre toute idée d'internationaliser le conflit, se présentait comme l'homme de la paix en Indochine. Proposant la négociation directe avec l'adversaire, il était sans illusion sur ses chances d'être entendu. Pourtant, ce jour-là (le 3 juin 1953), Pierre Mendès France avait su trouver un langage neuf qui avait touché un auditoire qui, pourtant, en avait entendu d'autres. Habile tout autant qu'exemplaire, le président désigné avait évoqué les trois chefs qui avaient marqué sa vie d'homme public : « Tout jeune, j'admirais en Raymond Poincaré l'homme d'Etat digne de la France qu'il gouvernait. Député, j'étais appelé par Léon Blum à faire partie de son second ministère ; une vague d'enthousiasme populaire exaltait sa générosité et son intelligence. Et, cinq ans plus tard, c'est le général de Gaulle, symbole de la continuité française et animateur de la résistance, qui... m'appelait au gouvernement d'Alger... » « Si je n'obtiens pas la décision que je sollicite, avait ajouté l'orateur d'une voix grave... je n'en ressentirai aucune amertume. Je resterai persuadé que j'aurai servi ma patrie en faisant enten• dre des vérités qui finiront par prévaloir ; la seule question est de savoir si vous le ferez prévaloir aujourd'hui... ou bien si elles s'imposeront plus tard, après des souffrances nouvelles. » LA REVUE LITTERAIRE 395 Ce langage — qui nous paraît aujourd'hui bien banal — avait fait sensation. L'hémicycle avait été remué jusqu'à faire mentir le dicton qui veut qu'un bon discours change « parfois les opinions, jamais les votes ». L'orateur avait rassemblé une majorité inattendue (301 voix contre 119) mais il lui en aurait fallu 314 pour obtenir l'investiture. Un an plus tard, les commu• nistes, craignant de se voir désavoués par leurs électeurs, vote• ront, cette fois, au secours de la victoire, et Mendès France obtiendra 419 voix. C'était le 18 juin 1954. L' « expérience Mendès France » commençait. Quel était donc ce personnage, déjà notoire, mais inconnu du grand public et qui, aujourd'hui encore, garde une part de son mystère ? Jean Lacouture s'est posé la question et, en bon biographe, il s'est appliqué à découvrir ses racines. Les ancêtres de Pierre Mendès France, les Mendès de França, fuyant l'Inqui• sition portugaise, débarquent à Bordeaux en 1684. Nous les connaissons bien, grâce à l'importante documentation rassemblée et archivée par Pierre Mendès France lui-même, qui s'est inté• ressé à l'histoire de sa famille. L'ancêtre, Louis Mendès France, est négociant ; il passe à Agen, puis revient à Bordeaux où les siens vont fonder leur fortune sur la colonisation de Saint- Domingue et le commerce des esclaves. Isaac Mendès, qui a trouvé naturel de revenir des îles avec deux esclaves, se voit condamné par un tribunal royal à les émanciper, en vertu du bref de Louis X le Hutin qui a aboli l'esclavage sur le terri• toire français. On s'étonne de voir l'anticolonialiste Jean Lacou• ture protester contre ce jugement qu'il va jusqu'à assimiler à un « lugubre pogrom judiciaire » ! Un siècle plus tard, naît à Limo• ges, en 1874, Cerf Mendès France — futur père de l'homme d'Etat. Ce commerçant épouse à Strasbourg Palmyre Cahn : mésalliance d'un sépharade avec une ashkénaze ! (Ce n'est pas la première dans sa famille !) Son beau-père, le vieil Isidore Cahn, « extrêmement nationaliste et antiprussien » s'est toujours refusé — bien qu'habitant Strasbourg — à apprendre l'allemand. Les jeunes époux Mendès France se marient à Strasbourg sous le régime allemand mais ils s'installent à Paris où leur fils Pierre naît en 1907. « Le ménage de mes parents fut heureux. Mon père aimait tendrement sa femme, bien qu'il ne fût pas toujours retenu de la tromper. Ma sœur Marcelle et moi avons vécu, dans un climat d'harmonie, une jeunesse sans besoin. La biblio• thèque familiale était bien fournie et variée. Mon père aimait surtout Hugo, Balzac, les Goncourt, Zola, Anatole France, les Dumas : on les trouvait chez nous, reliés en beau cuir rouge... » 396 LA REVUE LITTERAIRE Le père de Mendès France était athée, « rigoureusement areligieux » ; mais sa mère jeûnait le Yom Kippour. Quant à son père, qui, tout jeune, s'était passionné pour l'Affaire Dreyfus, il fut stupéfait, servant dans l'artillerie sous les ordres de son héros, devenu colonel, de découvrir en Alfred Dreyfus, un chef autoritaire, intransigeant sur le règlement, une vraie « culotte de peau ». Dans l'enfance laïque de Pierre Mendès France, l'influence profonde ne sera pas celle de la synagogue, pas même celle de la famille juive, mais bien celle de l'école. A l'école primaire supérieure Turgot, le jeune Pierre — élève brillant, premier de sa classe — décide qu'il ne sera pas commerçant comme son père, mais professeur. Sa mère le décide à faire du droit. Droit, Sciences politiques : le jeune homme est un bûcheur, il apprend à parler en public. A seize ans, il a déjà choisi son camp : le voilà radical, dans le sillage d'un demi-dieu débonnaire qui n'est autre qu'Edouard Herriot. Nous sommes en 1924, à l'époque de l'Action française et de la Chambre bleu horizon. Pour répon• dre aux attaques des Camelots du Roy, le jeune Mendès participe à la fondation de la LAURS (Ligue d'action républicaine et socialiste), dont il va devenir, deux ans plus tard, le secrétaire général : il y rencontre des garçons qui s'appellent Marc Jacquier et Maurice Papon, Georges Pompidou et Léopold Senghor, Robert Marjolin et Maurice Schumann. Il brûle les étapes : le voici docteur en droit, inscrit au barreau de Paris et, presque aussitôt, avocat, publiant deux ouvrages, l'un consacré à l'Œuvre financière du gouvernement Poincaré (il admire la technique de l'homme d'Etat, il n'est pas d'accord avec sa politique), l'autre à la Banque internationale : à l'époque des nationalismes déchaî• nés, il se déclare mondialiste. A la fin de 1929, le hasard l'amène à cent kilomètres de Paris, à Louviers, petite ville normande, qui vit du textile. A la surprise de ses amis, il décide de s'installer là. Arrive la crise. Le jeune avocat défend des ouvriers, des employés qui ne peuvent payer leur loyer, des fermiers que leurs propriétaires veulent saisir, bref de petites gens. Peu à peu, ses plaidoyers prennent une signification politique plus précise.