La Persécution Contrariée
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Couv Kaminker 5/07/07 12:45 Page 1 (2,1) Jean-Pierre Kaminker LA PERSÉCUTION CONTRARIÉE Les Kaminker à Valréas (1943-1944) entre antisémitisme d’Etat et bienveillance d’une population L a m b e rt - L u c a s L I M O G E S Jean-Pierre Kaminker LA PERSÉCUTION CONTRARIÉE Les Kaminker à Valréas (1943-1944) entre antisémitisme d’État et bienveillance d’une population Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre, de la Ville de Valréas et du Conseil général de Vaucluse © Editions Lambert-Lucas, Limoges, 2007 ISBN 978-2-915806-12-0 À Dominique AVANT L’ENQUÊTE Je me propose de mener une recherche sur quelques aspects de l’histoire de Valréas, chef-lieu de canton du Vaucluse, du début de 1943 à la Libération et un tout petit peu au-delà. J’ai de bonnes raisons pour éprouver à l’égard de ce temps et de ce lieu un vif désir de connaissance, et j’entends aussi rendre un hommage à la bienveillance avec laquelle furent accueillies et abritées à Valréas certaines personnes pour qui les circons- tances rendaient cette bienveillance indispensable. Trois d’entre elles sont arrivées à Valréas en janvier 1943 sans y connaître qui que ce soit : ma mère, quarante-sept ans, mon frère, douze ans, et moi, dix ans et quatre mois ; et elles y ont vécu la fin de la guerre mieux qu’elles ne devaient l’espérer, dans leur condition de personnes déplacées, menacées peut- être, et momentanément très pauvres. Je dis « déplacées » dans un certain sens ; il ne s’agit pas de contrainte policière, car nous étions là de notre plein gré ; simplement la guerre nous avait mis comme tant d’autres hors de notre lieu, et les gens parmi lesquels nous venions vivre avaient plus d’une raison de nous trouver incongrus. Justiciables ou non de la violence de l’Etat, si je supposais chez une masse appréciable de Valréassiens une disposition à agir selon l’infâme doctrine vichyste, je devrais nous imaginer au moins passibles de l’hostilité publique. Or c’est le contraire dont je me souviens : aucune hostilité, mais beaucoup de bien- veillance, aux conséquences particulièrement tangibles. Voilà ce qui m’intéresse au premier chef dans cette histoire, et cet intérêt naît en partie du fait que la bienveillance dont je parle ne me paraît pas reconnue aujourd’hui autant qu’elle pourrait l’être ; je ne lui vois pas de place bien marquée parmi les idées 8 LA PERSÉCUTION CONTRARIÉE qui se présentent le plus couramment à l’esprit de mes contemporains, quand ils écrivent sur cette époque, ou quand ils en parlent. Quant à l’état présent du monde, tel que je l’appréhende personnellement en cet automne de 1996, lui aussi a de quoi nourrir l’intérêt pour une situation dans laquelle la bienveil- lance a pu naguère prendre le pas sur son contraire. Je ne conserve pas des vingt mois écoulés entre notre arri- vée et la Libération le souvenir d’un seul mot ou d’un seul geste qui nous ait visés, soit à l’école soit en ville, aucun des procédés qu’une collectivité peut infliger à des individus qu’elle rejette ou qu’elle stigmatise, en créant chez eux le sen- timent d’être, comme on dit, montrés du doigt. Mais il est vrai que ce ne serait pas assez pour prouver la bienveillance, et je peux avancer moi-même certaines objec- tions contre le propos que je viens de tenir : d’abord il arrive qu’on se défende involontairement contre les situations indési- rables en s’évitant d’en prendre conscience (comme adulte j’ai largement usé de cette faculté, et j’ai l’expérience des biens et des maux qui en découlent). Ensuite, et très banalement, je dois me dire que la mémoire est déformante, que c’est une eau au travers de laquelle les bâtons droits apparaissent coudés, et que d’ailleurs tous les vieux idéalisent leur enfance. Et je dois même ajouter une observation très générale, c’est qu’en di- sant : « On ne m’a pas brimé », je formule une assertion néga- tive. Or les assertions de cette nature, dans les cas ordinaires comme celui que je traite, sont difficiles ou impossibles à prou- ver. (Cette particularité des négatives n’a peut-être pas la célé- brité qu’elle mérite, au moins chez le type de lecteurs que je me suppose ; mais je la crois très digne d’intérêt, et peut-être que j’aurai l’occasion de l’invoquer à nouveau. On l’admet volontiers dès qu’on imagine les situations que nous créerions si nous disions à quelqu’un : « Prouve-le ». Si un directeur d’école a dit qu’il y avait des poux dans son école, un coup de peigne fin, avec un peu de chance, peut suffire à convaincre. Mais s’il a dit « Il n’y a pas de poux », et qu’on ait l’idée folle de lui demander une preuve, ce sera toute une affaire. Autre exemple, si quelqu’un a dit : « J’ai de l’argent sur moi », et quelqu’un d’autre : « Je n’ai pas d’argent sur moi », et s’il faut prouver, le premier est dans une tout autre situation que le second.) Ces réserves ne doivent évidemment pas m’empêcher de livrer mes souvenirs tels qu’ils sont aujourd’hui dans ma tête, AVANT L’ENQUÊTE 9 car s’ils sont la source du désir d’écrire c’est comme un tout, le prouvable avec l’improuvable. Simplement, pour prouver, je me devrai d’ajouter à ce que je viens de dire, et j’ai d’ores et déjà de quoi faire un pas en ce sens, même dans l’état présent de mon information. Nous n’avions pas de faux papiers. C’est dire que toutes les pièces auxquelles les administrations avaient affaire portaient Kaminker, alors que ma mère s’était fait connaître sous son nom de jeune fille, le seul qui ait été public à Valréas, tant pour elle que pour ses fils, jusqu’à la Libération et au-delà. Ce dédoublement du nom est-il à mettre au compte de la pru- dence ? Peut-être, parce qu’une action en divorce, bien que pendante par la force des choses, le justifiait jusqu’à un certain point. Mais je me demande si ce n’était pas plutôt une demi- mesure assez déraisonnable, revenant à chercher des verges pour se faire battre, car avoir une identité pour le public et une autre pour les autorités, c’était signifier à celles-ci que le nom dont on les faisait dépositaires était inavouable. Durant ces années les inconséquences n’ont pas manqué dans la conduite de ma mère. Elle a certes entouré ses fils de beau- coup d’amour, a su déployer en leur faveur une appréciable énergie nourricière, et s’est toujours montrée capable de les faire vivre dans la bonne humeur, ce que je regarde au- jourd’hui comme son plus grand mérite ; mais elle a mêlé d’étranges lubies à beaucoup de sagacité. Opportune ou im- prudente cette dualité de nom a été accueillie par l’école et par le collège où nous avons été inscrits d’une façon qui me paraît significative. L’administration savait les choses, nécessaire- ment, et j’imagine qu’elle n’en a pas fait un secret pour les enseignants, avec qui elle ne formait qu’un seul monde. Il faut donc qu’il y ait eu une entente plus ou moins implicite pour que tous taisent le vrai nom au profit de l’autre, et cette en- tente sans faille met bien en lumière la bienveillance de la col- lectivité. On peut donc comprendre qu’en énonçant les raisons d’être de ce travail, je ne veuille pas disjoindre l’envie de sa- voir et l’intention de rendre hommage. * Supposons le travail achevé. Il sera évidemment des plus mo- nographiques. Au point qu’on doit se demander quelle idée ayant une portée un peu générale pourrait en sortir qui soit propre à figurer dans les débats où se forgent tous les jours, 10 LA PERSÉCUTION CONTRARIÉE pour la nation, de fluctuantes, de conflictuelles représentations de cette tranche de son passé. Nous verrons bien. Pour l’heure je peux dire au moins de quoi dépendra cette portée : pas seulement des données dont je vais me procurer la connais- sance, mais aussi d’autre chose, dont je suis présentement le maître, à savoir l’hypothèse qui doit guider ma recherche : c’est elle qui règle la mise au jour des données (par exemple, je m’occupe d’une période bien délimitée, ce qui n’y rentre pas n’est pas pertinent, sauf de façon indirecte, si c’est éclairant pour ma période). En outre l’hypothèse est aussi ce qui confère aux données la vertu d’avoir du sens : si elles disent quelque chose, ou plutôt si on peut en dire quelque chose de particulier, qui ne soit ni le pur constat de leur présence, ni la répétition banale de ce qu’on dit couramment sur des données de même ordre, c’est dans la mesure où elles confirment l’hypothèse, ou bien demandent qu’on l’infléchisse, ou font qu’on y renonce (exemple improbable : je recueillerais dans des récits concordants l’affirmation suivante : « Tels commer- çants humiliaient systématiquement les enfants juifs ». En soi cette donnée ne dirait rien d’autre que ce qui est admis d’ordinaire : Vichy a donné libre cours à l’antisémitisme.