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Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » Le Temps de l'histoire

3 | 2000 L'enfant de justice pendant la guerre et l’immédiat après-guerre

Jacques Bourquin and Jean-Jacques Yvorel (dir.)

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/rhei/147 DOI: 10.4000/rhei.147 ISBN: 978-2-7535-1640-3 ISSN: 1777-540X

Publisher Presses universitaires de Rennes

Printed version Date of publication: 15 November 2000 ISSN: 1287-2431

Electronic reference Jacques Bourquin and Jean-Jacques Yvorel (dir.), Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 3 | 2000, “L'enfant de justice pendant la guerre et l’immédiat après-guerre” [Online], Online since , connection on 20 March 2021. URL: http://journals.openedition.org/rhei/147; DOI: https://doi.org/10.4000/rhei.147

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Le contrôle de la jeunesse est, en , pendant la période de la guerre 1939-1945, un enjeu primordial, sujet de nombreux discours et débats. Les partisans du gouvernement de Vichy l’ont installé au cœur du dispositif de la Révolution nationale : le contrôle apparaît comme l’agent de la régénération et de la rénovation du pays. Après la guerre, avec d’autres moyens et d’autres desseins, le gouvernement de la Libération et ceux qui lui succéderont feront aussi de la jeunesse une de leurs préoccupations privilégiées : on avait besoin de la jeunesse pour reconstruire le pays. L’enfance délinquante, elle, fera l’objet de deux grands textes législatifs, l’un du gouvernement de Vichy en 1942, l’autre du gouvernement provisoire en 1945, textes entre lesquels des liens plus étroits qu’on ne serait porté à le penser d’emblée seront mis ici en évidence. Cette troisième livraison du Temps de l’histoire est issue, pour l’essentiel, d’un séminaire organisé en 1997–1998, par l’AHES-PJM et la mission histoire du CNFE PJJ, sur le thème de “l’enfant de justice pendant la guerre et l’immédiat après-guerre”. Cet enfant de justice, qui est-il ? Pourquoi et comment le devient-il ? Quelles institutions sont prévues pour lui ? Quelles peuvent être sur lui les incidences de la guerre, de l’exode, des persécutions raciales ? Quelles représentations en a-t-on ? Quelles lois nouvelles viennent organiser ce secteur ? A ces questions, ce numéro cherche à apporter quelques réponses. Il s’organise en trois parties : une analyse de l’activité législative de la période en matière d’enfance délinquante ; une découverte de “l’enfant coupable”, illustrée de quelques témoignages ; une étude des discours, des pratiques et des représentations qui se développent autour de l’enfance délinquante et “irrégulière”.

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TABLE OF CONTENTS

Préface Jacques Bourquin and Gisèle Fiche

Présentation Jacques Bourquin

L'enfant de justice pendant la guerre et l'immédiat après-guerre : L'activité législative

La législation « relative à l'enfance délinquante » : De la loi du 27 juillet 1942 à l'ordonnance du 2 février 1945, les étapes d'une dérive technocratique Approche sémiotique et comparative des textes

La loi du 27 juillet 1942 ou l'issue d'une querelle de monopole pour l'enfance délinquante

L'enfant de justice pendant la guerre et l'immédiat après-guerre : Les jeunes

Brèves considérations sur les chiffres de la délinquance juvénile Vincent Peyre

René Biard, Claude Charmes, deux « enfants de justice » pendant la guerre Jacques Bourquin

Un enfant de la guerre devant le juge des enfants Jean Mérat

La misère inconnue : récit autobiographique Vincent Peyre

L'enfant de justice pendant la guerre et l'immédiat après-guerre : Les discours et les pratiques

L'Université et l'enfance délinquante : 1939-1945 Jean-Jacques Yvorel

Rééduquer la jeunesse délinquante sous Vichy : l'exemple du « Carrefour des enfants perdus » de Léo Joannon Gabrielle Houbre

De l'enfance irrégulière à l'enfance délinquante (1945-1950), itinéraire d'une pensée, naissance d'un modèle. Jean-Pierre Jurmand

La protection de l'enfance et de l'adolescence en Bretagne dans les années 1940: un montage régional original ? Mathias Gardet

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Pistes de recherche

La famille assiégée de l'intérieur : jeunes parricides au XIXème siècle Sylvie Lapalus

Comptes rendus d'ouvrages

Gilles Ragache, « Les enfants de la guerre. Vivre, survivre, lire et jouer en France 1939-1949 » , Perrin, 1997, 322 pages Jacques Bourquin

Juliette Jover, Maurice Capul, Patricia Timsit (sous la direction de) « L'enfance en difficulté dans la France des années 40. L'exemple de Toulouse Saint-Simon » Editions Erès, Ramonville-Saint-Agne, 1999, 348 p. Jacques Bourquin

Pierre Giolitto, « Histoire de la jeunesse sous Vichy » Paris, Perrin, 1991, 691 p. Vincent Peyre

Wilfred Douglas Halls « Les jeunes et la politique de Vichy » préface Jean-Pierre Rioux Paris, Syros, 1988, 502 p. Jean-Jacques Yvorel

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Préface

Jacques Bourquin and Gisèle Fiche

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Le Temps de l'histoire consacre son troisième numéro à un sujet jusqu'alors plus ou moins laissé dans l'ombre, « l'enfant de justice pendant la guerre et l'immédiat après- guerre ». Les archives, abondantes, sont encore peu connues et ce numéro devrait inciter les historiens à se pencher plus nombreux sur ce thème. On a beaucoup évoqué la montée de la délinquance juvénile entre 1942 et 1946, mais aussi le sort des enfants et des jeunes victimes de la guerre, les deux phénomènes n'étant pas sans lien. La période 1940-1950 fut un temps fort de la législation concernant l'enfance délinquante, mais aussi une période où institutions et professions nouvelles, en particulier celle d'éducateur, se créent, se développent, non sans une certaine continuité avec les premières réformes de l'avant-guerre. Ce n° 3, coordonné par Jacques Bourquin et Jean-Jacques Yvorel, est le fruit d`un séminaire organisé en 1997-1998 par L'AHES-PJM et la mission histoire du CNFE-PJJ de Vaucresson. Notre n° 2, « Cent ans de violence à enfants » a été favorablement accueilli, en particulier par les revues d'histoire, ce qui nous encourage à poursuivre. Un n° 4 est en préparation : il sera alimenté principalement par les actes d'un colloque organisé en décembre 1999, à la Sorbonne, en collaboration avec le CREDEHESS de l'Université Paris-I, et dont le thème était « Images de l'enfance et de la jeunesse irrégulière, XIXème-XXème siècles ». D'autres numéros sont prévus : « La justice des mineurs, établissements et tribunaux en et au Québec, XIXème- milieu du XXème siècle », un numéro à dimension internationale qui fera écho à deux journées d'études organisées sur ce thème en 1999 et 2000, à l'Université de Montréal et à l'Université d'Angers. Un projet de numéro spécial est en cours d'élaboration avec la Mission de recherche Droit et Justice du ministère de la Justice et l'Université de Potiers, à partir d'un bilan de la recherche historique sur la justice. Le Temps de l'histoire s'est définitivement inscrit dans la durée ; nous comptons sur votre soutien et par avance vous en remercions.

AUTHORS

JACQUES BOURQUIN Chargé de mission « histoire » au CNFE-PJJ, Vaucresson. Président de l'Association pour l'histoire de l'éducation surveillée et de la protection judiciaire des mineurs (AHES-PJM)

GISÈLE FICHE Directrice du Service des études et de l'international, CNFE-PJJ, Vaucresson

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Présentation

Jacques Bourquin

Le contrôle de la jeunesse est, en France, pendant la période de la guerre 1939-1945, un enjeu primordial, sujet de nombreux discours. Les partisans du gouvernement de Vichy l'ont installé au cœur du dispositif de la Révolution nationale. Ce contrôle apparaît comme l'agent de la régénération et de la rénovation du pays. Après la guerre, avec d'autres moyens et d'autres desseins, le gouvernement de la Libération et ceux qui lui succéderont tenteront également de récupérer la jeunesse. Cette troisième livraison du Temps de l'histoire est issue, pour l'essentiel, d'un séminaire organisé en 1997-1998, par l'AHES-PJM et la mission histoire du CNFE PJJ, sur le thème de "l'enfant de justice pendant la guerre et l'immédiat après-guerre". L'histoire de la jeunesse pendant cette période commence à être connue, avec les ouvrages de Wilfried Halls,1 Pierre Giolitto2 et Gilles Ragache3; par contre, le secteur de l'enfant de justice est encore peu éclairé. Cet enfant de justice, qui était-il ? Pourquoi et comment le devenait-il ? Quels types d'institutions étaient prévus pour lui ? Quelles pouvaient être sur lui les incidences de la guerre, de l'exode, des persécutions raciales ? Quelles représentations en avait-on ? Quelles lois nouvelles venaient organiser ce secteur ? Nous avons bien conscience de n'avoir répondu qu'imparfaitement à certaines de ces questions. Ce numéro n'est qu'une première approche de ce thème. Il sera, on le souhaite, à l'origine d'autres travaux, en particulier de l'étude des très nombreux dossiers de ces mineurs, conservés dans les institutions et aux archives départementales. Le dossier est divisé en trois parties. Une première est centrée sur l'activité législative de la période. Christian Rossignol fait une approche sémiologique et comparative des deux textes importants que sont l'acte dit "loi du 27 juillet 1942" et l'ordonnance du 2 février 1945 sur l'enfance délinquante. Il voit là deux étapes d'une dérive technocratique derrière laquelle se profile l'invention de la notion d'enfance inadaptée, véritable produit du courant de la neuropsychiatrie infantile. Michèle Bacquemin-Girault étudie plus particulièrement la loi de 1942, qu'elle considère comme l'issue d'une querelle de monopole entre un courant socio-judiciaire, qui se situe dans l'héritage des comités de défense des enfants

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traduits en justice apparus à la fin du XIXème siècle, et un courant plus réformiste, celui de l'Éducation surveillée à l'intérieur de l'Administration pénitentiaire. La seconde partie est consacrée aux jeunes. Vincent Peyre expose quelques considérations sur les chiffres de la délinquance juvénile entre 1936 et 1952, dont on souligne les pointes particulièrement importantes entre 1941 et 1946. Jacques Bourquin a lu deux autobiographies de mineurs de justice de la période (René Biard et Claude Charmes), rédigées et publiées il y a une trentaine d'années ; il resitue ces deux expériences dans le contexte socio-politique, juridique et institutionnel de l'époque. Jean Mérat trace le portrait d'un jeune qui passe devant le juge des enfants en septembre 1945. Vincent Peyre présente le témoignage inédit de Monsieur N., enfant tzigane qui traverse la période de la guerre dans une succession de placements familiaux et institutionnels. Le tout sur fond de violence, d'abandon, de rejet. Ce texte, écrit 40 ans après les faits, exprime une souffrance jamais cicatrisée. La troisième partie aborde le champ des discours et des pratiques. Jean-Jacques Yvorel s'est penché sur les discours académiques de l'époque relatifs au thème. Il nous fait part de ses lectures de plusieurs thèses de droit, de médecine et de philosophie produites entre 1939 et 1945 sur l'enfance irrégulière et l'enfant "coupable". Gabrielle Houbre, à partir de film de Léo Joannon, Le carrefour des enfants perdus, sorti en mars 1944, évoque l'enfance et l'adolescence délinquante vue par le cinéma. Ce film, tourné "sous haute protection" et "sous haute surveillance", montre les velléités de réforme en matière de rééducation des mineurs délinquants pendant la guerre. Jean-Pierre Jurmand, à partir d'une lecture très rigoureuse de revues de l'éducation spécialisée de l'après-guerre, en particulier de la Revue de l'Éducation surveillée et de Rééducation entre 1946 et 1950, restitue ce qu'il analyse comme la construction d'un modèle, l'itinéraire d'une pensée à partir de la mission réformatrice de la direction de l'Éducation surveillée créée en 1945. Cette période qui succède à la guerre apparaît comme un moment de transition, où l'on passe d'un paradigme médico-social à un nouveau type de savoir progressivement influencé par l'apparition des sciences humaines. Mathias Gardet évoque le montage qui se met en place en Bretagne, dès fin 1940, dans le domaine de la protection de l'enfance et de l'adolescence : la création du centre de jeunesse de Ker Goat, institution quasi mythique, l'apparition des premiers éducateurs issus le plus souvent du scoutisme et la création, en 1943, de la Fédération bretonne de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence, qui donnera naissance au secteur de l'enfance inadaptée. Ce cahier inaugure une rubrique "Pistes de recherche", qui viendra compléter à l'avenir le dossier thématique central. Pour la première prestation du genre, Sylvie Lapalus, à partir de dossiers de procédure et de la presse spécialisée, étudie le parricide juvénile au XIXème siècle. Ce crime, bien que rare, est hautement symbolique puisqu'il porte atteinte à la cellule de base de la société, la famille. Son auteur, rejeté aux marges de l'humanité, plonge la société dans l'embarras, la confronte à ses propres limites et incertitudes. En donnant la parole à des acteurs sociaux ordinairement réduits au silence, cette étude éclaire en creux les relations parents-enfants et part à la rencontre de nombreuses problématiques soulevées au XIXème siècle autour de la jeunesse.

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NOTES

1. Wilfried Douglas HALLS, Les jeunes et la politique de Vichy, Paris, Syros, 1988, 502 p. 2. Pierre GIOLITTO, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Paris, Perrin, 1991, 699 p. 3. Gilles RAGACHE, Les enfants de la guerre, Paris, Perrin, 1997, 322 p.

AUTHOR

JACQUES BOURQUIN Président de l'Association pour l'histoire de l'éducation surveillée et de la protes tion judiciaire des mineurs (AHES-PJM).

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L'enfant de justice pendant la guerre et l'immédiat après-guerre : L'activité législative

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La législation « relative à l'enfance délinquante » : De la loi du 27 juillet 1942 à l'ordonnance du 2 février 1945, les étapes d'une dérive technocratique Approche sémiotique et comparative des textes

« Aujourd'hui comme hier, l' fort vers une science du droit objective, qui se contente de décrire son objet, se heurte à la résistance obstinée de tous ceux qui, méconnaissant les frontières qui séparent la science de la politique, croient pouvoir, fixer, au nom de la science, le contenu que devrait avoir le droit, c'est-à-dire qui croient pouvoir déterminer le droit juste et par là même un étalon de la valeur du droit positif. C'est en particulier la métaphysique de la doctrine du droit naturel qui, à nouveau réveillée, se dresse avec cette prétention face au positivisme juridique. » [Hans KELSEN, avril 1960] Introduction1 Sous l'impulsion de joseph Barthélemy, garde des Sceaux du maréchal Pétain, la loi du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants a fait l'objet d'une importante réforme, concrétisée par une loi du 27 juillet 1942, "relative à l'enfance délinquante". A la Libération, cette loi a été abrogée par l'ordonnance du 8 décembre 1944, additionnelle à celle du 9 août 1944, "sur le rétablissement de la légalité républicaine". Le 2 février 1945, une nouvelle ordonnance "relative à l'enfance délinquante" abrogeait à son tour et remplaçait la loi du 22 juillet 1912, ainsi que les textes l'ayant complétée ou modifiée2. Puis, une seconde, du 1er septembre 1945, créait, au sein de l'administration centrale du ministère de la justice, une direction de l'Éducation surveillée et supprimait la sous-direction correspondante relevant de l'Administration pénitentiaire. Ces ordonnances sont, selon Michel Chauvière, « d'abord une réponse conjoncturelle qui profite de la réaffirmation de l'indépendance du pouvoir judiciaire comme ouvre de libération nationale ». Leur objet serait, selon lui, de rétablir les prérogatives de la justice et de permettre au pouvoir judiciaire de regagner un peu d'autonomie, en dépit des avancées

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"unifiantes" de la neuropsychiatrie infantile. Cette interprétation mérite, à mon sens, l'épreuve d'un examen attentif des textes à la lumière du contexte et des circonstances qui ont présidé à leur production. La période qui suivit la défaite de juin 1940 et celle qui suivit immédiatement la libération de la France en 1945 présentent en fait, du point de vue de la dynamique sociale, plus de points communs que ne le laissent supposer des évidences solidement enracinées. L'invasion de juin 1940 est apparue aux Français comme un jugement de l'histoire, rendu à l'encontre de la IIIème République, de son "régime des palabres", de la corruption de ses institutions et d'un "parlementarisme flasque". Au lendemain de la défaite, tout le monde ou presque exulte devant le naufrage de la vieille bourgeoisie et répudie la IIIème République. La victoire de 1945 apparaîtra aux Français également comme un jugement de l'histoire, rendu cette fois à l'encontre du "gouvernement de Vichy", des crimes qu'il a commis ou couverts de son autorité, et en faveur de l'héroïque "résistance" du peuple français. Les mêmes qui, quatre ans auparavant, approuvaient à une écrasante majorité l'armistice et la remise du pouvoir constituant entre les mains du Maréchal répudient globalement et sans bénéfice d'inventaire le régime qui en est résulté. Dans ces situations, par soif de quelque chose de nouveau et de différent, une large majorité des Français se rallie à l'idée de construire immédiatement un nouveau régime et ceux qui accèdent au pouvoir prétendent réformer de fond en comble les institutions sociales du pays et les valeurs sur lesquelles elles se fondent. Dans ces deux cas, une telle entreprise aura été menée dans les pires conditions qui soient. Dans un pays vaincu, désorganisé par la guerre, polarisé sur ses conflits intérieurs et occupé par une puissance étrangère, d'abord. Dans un pays détruit par les combats de la Libération, affamé et au bord de la guerre civile, ensuite. Un regard en arrière fait apparaître le régime précédent comme définitivement discrédité. Or, sans passé récent pouvant constituer une référence acceptable et sans un consensus minimal quant aux institutions qu'il s'agit de mettre en place, on ne peut construire un système juridique ex nihilo et les tentations totalitaires sont fortes. En 1940, alors que l'armée d'occupation se comporte encore de façon correcte, bon nombre d'intellectuels français, fascinés par le dynamisme de l'Allemagne, avaient été sensibles aux chants des sirènes de l'idéologie d'un national-socialisme qui n'avait pas encore montré son vrai visage. En 1945, les intellectuels français adhèrent massivement ou sont conduits à se situer en référence à l'idéologie sociale très cohérente que diffuse un puissant Parti communiste, réhabilité par sa participation à la résistance contre l'occupant mais toujours au service d'un projet totalitaire, et qui, lui non plus, ne s'est pas encore pleinement dévoilé. Nombreux sont ceux qui se refusent à en voir le vrai visage. C'est dans de telles circonstances, particulièrement favorables à la production, hors tout véritable débat démocratique, de lois qui dérogent aux principes de ce que nous avons coutume d'appeler un "État de droit", qu'ont été élaborés les textes qui fondent encore aujourd'hui l'action de notre justice des mineurs. Sous la pression d'intérêts corporatistes, des textes dérogatoires au droit commun sont finalement venus légitimer un ensemble institutionnel relativement autonome, qui se révèlera par la suite d'une efficacité désastreuse mais particulièrement difficile à réformer. Nous montrerons, à travers l'analyse des textes législatifs du 27 juillet 1942 et du 2 février

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1945, en quoi ceux-ci portent la marque des circonstances qui ont présidé à leur élaboration. La loi du 27 juillet 1942, relative à l'enfance délinquante Élaborée par les services du ministre de la justice, joseph Barthélemy, dès le début de l'année 1941, elle s'inscrit dans une réforme d'ensemble de l'Administration pénitentiaire et de l'Éducation surveillée, qui en tend accorder une priorité à la question de l'enfance délinquante. Son projet, amendé par le Conseil supérieur de l'Administration pénitentiaire fin septembre 1941, fut adopté par le Conseil d'État le 11 décembre de la même année3. Le texte, publié au journal officiel du 13 août 1942, est précédé d'un "Rapport au Maréchal de France, chef de l'État français", qui tient lieu d'exposé des motifs et où nous croyons reconnaître la plume du garde des Sceaux lui- même. Grand professeur de droit, libéral et républicain, joseph Barthélemy est représentatif d'un milieu intellectuel très influent dans l'entre-deux-guerres, celui des juristes et celui de l'Institut. D'abord spécialiste de droit administratif, il est devenu rapidement un constitutionnaliste de réputation mondiale. Appelé par ses pairs à la faculté de droit de Paris, en 1913, pour y occuper la chaire du prestigieux juriste et homme politique Nicolaos Politis, selon les voeux de celui-ci, il prend également, la même année, la succession d'Adhemar Esmein à l'École libre des sciences politiques. Au cours d'une active carrière d'avocat au barreau de Paris, poursuivie de 1903 à 1932, il se lie d'une profonde et durable amitié avec son confrère Pierre-Marie Gerlier, futur archevêque de Lyon. Enfin, de 1919 à 1928, il ajoute à son expérience de juriste celle de neuf années d'activité parlementaire, au cours desquelles il sera, à quatre reprises, amené à représenter la France à la Société des nations. En 1924, inscrit au groupe de la Gauche républicaine démocratique, il est vice-président de l'Alliance républicaine démocratique dont le leader est Pierre-Étienne Flandin qui, 17 ans plus tard, après l'éviction de Laval le 13 décembre 1940, le fera appeler à Vichy. Au cours de sa carrière professorale, dans un ouvrage intitulé Le problème de la compétence dans la démocratie, il démontre que « Le gouvernement de la démocratie est celui qui exige le plus de technicité [mais que] les gouvernants de la démocratie sont ceux dont on exige le moins de technicité ». Il préconise donc une collaboration plus étroite du technique et du politique, mais il n'entend pas pour autant confier le pouvoir aux techniciens ; bien au contraire, dans un petit ouvrage publié en février 1941 et intitulé Provinces, pour construire la France de demain, il dénonce avec une certaine prescience les dangers d'un pouvoir technocratique. Le Traité de Droit constitutionnel qu'il publie en 1925 avec le doyen Duez, réédité et augmenté en 1933, réimprimé en 1985, constitue encore aujourd'hui un classique et une référence. C'est cet ouvrage que celui qu'il considère comme « l'un de ses meilleurs élèves »,4 Michel Debré, remettra au Général de Gaulle, afin d'alimenter les réflexions d'où sortira la constitution de 1958. Il y défend l'idée d'une nécessaire continuité et stabilité des institutions qu'il suffit selon lui de retoucher ou de "remanier". Opposé à toute révision constitutionnelle globale, il est cependant partisan d'un renforcement de la stabilité de l'exécutif, ainsi que d'une meilleure séparation des pouvoirs et d'un renforcement de l'indépendance des juges. Contre Maurras, qui condamne la séparation des pouvoirs, et le ministre de l'Intérieur Pucheu, qui réclame « des tribunaux qui condamnent sur ordre », il écrit en 1943 : « Dans une bonne organisation constitutionnelle, un particulier ne peut être frappé dans sa personne ou

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dans ses biens qu'en vertu d'une disposition expresse de la loi. S'il appartient au gouvernement ou à ses organes de requérir contre la personne ou ses biens la peine appliquée par la loi, ce n'est pas lui qui peut ordonner l'application de cette peine ; cet ordre spécial appartient à la Justice, gardienne des personnes et des propriétés. La juridiction, chargée d'ordonner les atteintes à la liberté ou à la propriété, doit être composée de juges professionnels, offrant des garanties, en possédant pour eux-mêmes, indépendants du gouvernement, faisant partie d'une organisation unique ou d'une hiérarchie, sous le contrôle d'une juridiction suprême exerçant sa surveillance sur le personnel et sur les décisions. »5 Contre les idées de l'amiral Bard, préfet de Police, qui dénonce « la notion démodée du respect de la personne humaine et les garanties de la procédure judiciaire », il répond dans un discours devant le Conseil d'État, en juin 1941 : « L'Autorité que nous voulons est celle [...] qui acceptera le primat sur l'État de la morale et du droit, qui fondera son action sur le règne de la loi [...]. L'autorité enfin doit respecter la personne humaine. [...] Autorité n'est pas arbitraire. Autorité n'est pas brutalité. Un régime rationnel d'autorité est un régime de légalité forte, contrôlée, sanctionnée. » Imposé par le Maréchal lors de la constitution du cabinet Darlan, Joseph Barthélemy occupe au sein du gouvernement une place particulière et fait figure de "poids lourd"6. Il y sera - politiquement isolé et à contre-courant de l'évolution du régime - le dernier personnage important à être resté, jusqu'à son éviction par Laval en mars 1943, fidèle au Maréchal. Son collègue jean Berthelot, secrétaire d'État aux Communications jusqu'en avril 1942, écrira à son sujet : « Le garde des Sceaux, que nous préférons dans l'intimité appeler joseph, souffre le martyre. Professeur de droit, dernier représentant au ministère du libéralisme parlementaire, il est plus attaché que quiconque aux principes. Mais sa capacité de résistance est limitée. Lorsque le pouvoir politique lui réclame des armes, il croit de son devoir de ne pas les lui refuser Il libère sa conscience en protestant, puis il s'incline ; il critique impitoyablement les lois de circonstance qu'il présente, et les signe ; il déplore l'emploi de l'appareil justicier à la répression des idées, et le met en branle. Comme il a raison de répéter que lorsqu'on s'engage dans la voie des juridictions exceptionnelles, on ne peut savoir quand et où l'on s'arrêtera ! »7. Alors que l'autorité occupante adresse à de multiples reprises des plaintes officielles au Maréchal sur les insuffisances de l'esprit répressif du garde des Sceaux et que le journal mène contre lui une campagne incessante, il dénonce « la croyance naïve et quasi religieuse en la toute-puissance de la répression » et rappelle, en citant Montesquieu, que l'aggravation des pénalités est rarement suivie d'une diminution de la criminalité. Il ajoute : « L'important c'est d'enlever à l'homme tenté de commettre une infraction l'espérance qu'il échappera au châtiment. » Dans ses mémoires, il écrit encore, en 1943 : « Que se soient déchaînés jusque dans les conseils du gouvernement une folie répressive, une hystérie punitive, un sadisme de l'incarcération et même un goût du sang [... ] j en ai souffert, j'ai toujours fait barrage ;j'ai mené à chaque conseil des luttes homériques contre mes collègues. Mais la magistrature ne s'est jamais laissée entraîner par cette furie. [...]Jamais, en dépit de mes efforts constants, les juges, les vrais, n'ont été aussi dédaignés, aussi mal vus des pouvoirs publics, aussi dépouillés de leurs attributions naturelles pour la sauvegarde de la liberté, de la propriété et de l'honneur des citoyens. "On arrête plus facilement la justice qu'un train ", me disait avec mépris . On leur a enlevé une grande partie de la répression que l'on trouvait trop faible et trop lente entre leurs mains. On l'a confiée aux préfets qui ne se sont pas embarrassés des mêmes scrupules. »

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Telles sont les circonstances dans lesquelles joseph Barthélemy poursuit, contre vents et marées, une oeuvre législative importante, au sein de laquelle la réforme de la Justice des mineurs et de l'Éducation surveillée occupe une place importante. Elle s'inscrit dans le cadre d'une politique de la jeunesse voulue par le Maréchal et vise à substituer à l'optique répressive une perspective de reclassement social. Le Rapport au Maréchal de France, chef de l'État français, qui tient lieu d'exposé des motifs de la loi de 1942, prend tout d'abord acte des faiblesses de la loi du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et adolescents et la liberté surveillée. Cette loi présumait une irresponsabilité absolue des mineurs jusqu'à l'âge de 13 ans, la question de la responsabilité étant, au delà de 13 ans, liée à celle du discernement. « Le législateur de 1912 a tenté, par la construction d'un système compliqué, nuancé, subtil, d'établir un compromis entre les principes traditionnels du droit pénal et les nouvelles conceptions visant le relèvement des mineurs. L'expérience a montré qu'il n'a pas réussi dans son entreprise. En fait les magistrats ont dû corriger les effets de la loi par une application extensive de la notion de discernement. « Les tribunaux ont fait de la notion de discernement un usage prétorien : pour appliquer au plus grand nombre de mineurs délinquants des mesures éducatives, ils les ont déclarés irresponsables. C'est ainsi que, pendant la période de 1930 à 1935, 70 p. 100 d'entre eux ont été acquittés comme ayant agi sans discernement. La question du discernement paraît donc inutile ; k projet la supprime.8 » La suppression de la question du discernement est la principale innovation de la loi de 1942. Elle a été souvent interprétée, à mon sens à tort et de façon tendancieuse, comme une présomption d'irresponsabilité pénale. Ainsi, par exemple, le Professeur Donnedieu de Vabres écrit dans son commentaire : « L'article 17, en supprimant la question du discernement et en lui substituant une présomption d'irresponsabilité pénale, réalise, quant au fond du droit, la principale innovation de la loi.»9 Mais cette interprétation ne peut être retenue, parce que, d'une part, l'article 17 ne comporte rien de tel10et que, d'autre part, il ne s'applique qu'aux « mineurs reconnus auteurs ou complices d'un délit ou d'un crime », cette reconnaissance impliquant ipso facto la responsabilité.11 C'est pourquoi, lorsque joseph Barthélemy écrit que « pour appliquer au plus grand nombre de mineurs délinquants des mesures éducatives [les juges] les ont déclarés irresponsables », il indique par là ce que les dispositions de la loi qu'il présente visent à éviter. Le problème qu'il s'attache à résoudre est le suivant : en droit, le discernement, autrement dit la capacité de l'auteur d'un acte à se représenter la norme, est la condition sine qua non de la qualification de son acte comme délit ou crime. Il en résulte qu'une personne ayant agi en état de non-discernement ne peut se voir imputer un délit ou un crime et que, réciproquement, le fait de se voir imputer un délit ou un crime constitue une présomption de discernement et de responsabilité pénale. Il reste que, dans la pratique, la question préalable du discernement, qui doit obligatoirement être posée et résolue dans la sentence, est souvent délicate à trancher. Il est fréquent, dans ces conditions, que les juges se préoccupent moins de la réalité psychologique du discernement que des conséquences juridiques de leur réponse. Le juge qui décide que le mineur a agi en état de discernement et qui qualifie l'acte est en effet tenu d'appliquer l'une des peines prévues par le code pénal. Pour éviter de devoir appliquer les dispositions d'un code pénal essentiellement répressif et alors que l'expérience a montré les effets néfastes de l'emprisonnement, il est fréquent qu'il décide que le mineur a agi en état de non-discernement.

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Le problème que s'attache à résoudre joseph Barthélemy est analogue à celui qui a motivé sa réforme de la cour d'assises12 ; il s'agit d'éviter que la décision sur les faits ne soit massivement influencée par la perspective de la peine.13 La solution "transactionnelle" qu'il retient consiste à supprimer la question préalable du discernement et à fournir au juge une échelle graduée de sanctions, dites « mesures de protection et de redressement », distinctes de celles que prévoit le code pénal applicable aux adultes, et dont l'application n'est plus conditionnée par une réponse négative à la question du discernement. Il laisse ainsi au tribunal une marge d'appréciation plus étendue, mais il s'agit toujours de mesures de contrainte, associées à des crimes ou délits qui présupposent la responsabilité du délinquant. L'information préalable obligatoire avait été introduite par la loi de 1912 sur l'initiative du Comité de défense des enfants traduits en justice. La loi de 1942 applique cette règle à tous les mineurs, y compris pour les contraventions de simple police. La saisine du juge d'instruction appartient exclusivement au procureur de la République. Afin d'éviter que l'intérêt des personnes lésées ne prime sur celui du mineur, elle est refusée tant aux administrations publiques qu'aux plaignants, qui ne peuvent saisir directement le juge d'instruction d'une plainte accompagnée de constitution de partie civile. Le procureur de la République est de ce fait seul juge de l'opportunité des poursuites. Notons également que l'instruction obligatoire, menée conformément aux règles du code d'instruction criminelle et aux dispositions de la loi du 8 décembre 1897, assure au mineur le bénéfice des garanties du droit commun et exclut toute procédure expéditive telle que le flagrant délit ou la citation directe. La désignation d'un défenseur à l'ouverture de l'instruction n'est pas formellement requise, mais elle est impliquée par la rédaction de l'article 4 qui dispose qu'une mesure de placement provisoire peut être prise « à la demande du défenseur ». Le juge d'instruction a d'abord pour mission de rechercher si le mineur est l'auteur de l'infraction et, dans la négative, il rend une ordonnance de non-lieu. « S'il paraît au contraire que le mineur est l'auteur d'un fait qualifié crime ou délit, le juge d'instruction réunit les éléments d'information propres à permettre d'apprécier s'il y a possibilité de rendre le mineur à sa famille ». Dans ce cadre, une enquête sociale sur la situation matérielle et morale du mineur et de sa famille avait été rendue obligatoire par la loi de 1912. La loi de 1942 permet au juge d'instruction de « faire procéder à une enquête, sil l'estime utile ». Il en est de même de « l'examen médical et psychologique », dont l'opportunité est désormais laissée à l'appréciation du juge. Les mesures provisoires. Pour les mineurs de 13 à 18 ans, la loi de 1912 ne dérogeait pas au droit commun et le juge d'instruction pouvait, par mandat de dépôt ou d'arrêt, décider l'internement du jeune prévenu en maison d'arrêt. Une circulaire joseph Barthélemy, du 31 mars 1942, signale aux procureurs généraux les inconvénients de cette pratique. Les contacts avec les détenus adultes sont difficilement évitables et la prison a un effet démoralisant sur le mineur. La loi de 1942 dispose donc que, pendant la durée de l'instruction, la garde du mineur pourra être confiée : 1°) à ses parents ; 2°) à une personne digne de confiance ; 3°) à une oeuvre habilitée ; 4°) à un établissement hospitalier ; 5°) à une institution relevant de l'Éducation nationale. Ce n'est qu'en cas de nécessité absolue ou d'impossibilité de prescrire l'une de ces mesures que le juge d'instruction pourra, par voie d'ordonnance motivée et non plus par simple mandat de dépôt ou d'arrêt, décider de placer le mineur en détention provisoire. Cette ordonnance prescrira l'isolement du jeune détenu ou sa

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séparation absolue d'avec les détenus adultes. Elle sera en outre, dans les trois jours suivant sa signification, susceptible d'appel devant la chambre du conseil du tribunal civil, qui devra statuer dans les 48 heures. La procédure instituée par la loi de 1942 reste proche du droit commun. L'instruction terminée, le mineur comparaît devant la chambre du conseil du tribunal civil composée de trois magistrats professionnels. Elle statue à huis clos après avoir entendu le mineur, les témoins, les parents ou tuteur, le ministère public, le défenseur et, s'il y a lieu, le juge d'instruction. La chambre du conseil peut, si elle estime que la prévention n'est pas établie, prononcer la relaxe. Dans ce cas, le parquet apprécie l'opportunité de signaler la situation du mineur aux services chargés de la protection de l'enfance et de la jeunesse. Dans le cas contraire, la chambre du conseil peut décider que le mineur sera placé sous le régime de la liberté surveillée ou renvoyer l'affaire devant le "tribunal pour enfants et adolescents". Il est à noter que le choix de la chambre du conseil du tribunal civil - plutôt que celle du tribunal correctionnel - comme instance de jugement de première instance a pour objet et pour effet de soustraire le mineur au droit pénal et de mettre l'accent sur la recherche de responsabilité plutôt que sur la culpabilité.14 Lorsque le tribunal pour enfants et adolescents est saisi, soit sur renvoi de la chambre du conseil, soit sur appel du ministère public contre la décision de relaxe de la chambre du conseil, le président ordonne le placement du mineur dans un centre d'observation institué auprès de ce tribunal. Il nomme alors un juge rapporteur, qui fait procéder à l'enquête sociale et à l'examen médical et psychologique si ceux-ci n'ont pas été précédemment ordonnés, ou à un complément d'enquête si la précédente lui paraît insuffisante. La chambre du conseil joue dans ce cas .le rôle d'une juridiction d'instruction de second degré. Le tribunal pour enfants et adolescents est composé de trois magistrats spécialisés. Il est présidé par un magistrat de cour d'appel assisté de deux magistrats de première instance. En outre, lorsque le tribunal est appelé à juger un mineur inculpé de crime, aux magistrats sont adjoints deux assesseurs « choisis parmi les personnes figées de plus de 30 ans remplissant les conditions générales d'accès à la fonction publique et qui se sont déjà signalées par l'intérêt qu'elles portent aux questions concernant l'enfance. » Cette disposition est directement inspirée de la loi du 25 novembre 1941 réformant la cour d'assises, qui introduit le principe de l'assessorat. Elle vise à ne pas priver le jeune inculpé de la garantie que constitue, pour les majeurs, la participation des jurés. Les mesures pouvant être décidées par le tribunal pour enfants et adolescents sont soit une sanction pénale, lorsqu'au vu d'une exceptionnelle gravité des faits il l'estime nécessaire, soit une « mesure de protection et de redressement » dont la sévérité et la durée peuvent être graduées depuis la remise à ses père, mère ou tuteur ou le placement chez une personne digne de confiance, jusqu'au placement dans une « institution d'éducation surveillée du ministère de la Justice »15 ou une « colonie corrective du ministère de la Justice »16. Les décisions du TEA peuvent être attaquées par voie de recours en cassation selon le droit commun. Il résulte de ce bref exposé des principales dispositions de la loi du 27 juillet 1942 que celle-ci constituait un véritable code de l'enfance délinquante. Elle abrogeait et remplaçait non seulement la loi du 22 juillet 1912 et celles qui étaient venues la modifier, mais également les articles 66, 67, 68 et 69 du code pénal, ainsi que la loi du 5 août 1850 sur l'éducation et le patronage des jeunes détenus.

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Tout en abandonnant une conception traditionnelle principalement répressive, elle garantissait une spécificité du domaine du judiciaire, « protecteur des personnes et des biens », contre une tendance, qui se dessinait, à confondre la situation des mineurs de justice et celle des autres enfants « déficients ou en danger moral». Ses rédacteurs parvenaient à établir un bon compromis entre la revendication d'une plus grande flexibilité du droit des mineurs et un bon niveau de sécurité juridique17 assuré par le respect des principes et des formes du droit. Ils entendaient ainsi faire bénéficier les jeunes inculpés des mêmes garanties juridiques que les majeurs. « Le juge ne statue pas avec des passions, des préjugés, sur des racontars, écrit joseph Barthélemy, il veut des preuves, il exige des faits, bien établis, constants, irréfutables. Il veut la lumière sur tous les points, la justification de toutes les imputations, même secondaires. [ ...] Vive le juge lent et scrupuleux. »18 L'article 35 de la loi ajournait son entrée en vigueur à la publication d'un décret d'application qui, de fait, pour des raisons tant techniques que politiques, ne verra jamais le jour. Ce décret supposait en effet l'organisation préalable et la mise en place effective des organismes appropriés. La loi prévoyait la création de tribunaux pour enfants et adolescents en petit nombre et fortement constitués ; il restait donc à en préciser le siège, le mode de recrutement, le ressort. Elle exigeait également que les centres d'observation, pivots de la réforme, soient situés à proximité immédiate des tribunaux. Ces centres doivent être ouverts et équipés avant l'entrée en vigueur de la réforme. Or, au moment où le texte de la loi paraissait au journal officiel, le ministre des Finances, Pierre Cathala, travaillait déjà à la candidature de son ami et successeur présomptif de joseph Barthélemy, Maurice Gabolde. L'entrée en vigueur de la loi se heurta donc à des difficultés matérielles et budgétaires qui, à elles seules, suffiraient à expliquer le gel de la réforme, si des raisons plus directement politiques n'étaient également intervenues. Le dernier gouvernement constitué par Laval sera composé d'hommes de second plan, mais qui lui sont entièrement dévoués. Leur projet concernant ce qu'il est désormais convenu d'appeler « l'enfance déficiente et en danger moral » et qui deviendra bientôt « l'enfance inadaptée » est bien différent de celui de leurs prédécesseurs. La « Coordination » des services concernés échappe désormais au ministre de l'Éducation nationale au profit de celui de la Santé, et c'est au docteur Grasset, fidèle parmi les fidèles de Pierre Laval, qu'est confié ce poste après qu' ait refusé le portefeuille qui lui était offert. L'Administration pénitentiaire, et par voie de conséquence l'Éducation surveillée, échappent à la tutelle du ministère de la justice, au profit de celle de l'Intérieur où sévit , secrétaire général de la . Lorsque Laval parvient enfin à se débarrasser de joseph Barthélemy, en mars 1943, Maurice Gabolde, que ses collègues ont surnommé von Gabold, lui succède. C'est un partisan actif et déterminé de la collaboration, ancien procureur général à la cour suprême de Riom et rédacteur de l'article 10 de la loi relative aux sections spéciales rendant celle-ci rétroactive. Il s'embarrasse peu des principes et des formes du droit. Il est cependant à noter qu'il intervient peu sur ce dossier, se bornant à contresigner la loi instituant les cours martiales, qui permettra notamment à Darnand de faire fusiller sans jugement 12 enfants révoltés de la Maison d'éducation surveillée d'Eysses ainsi que bon nombre de détenus dans les prisons. Fidèle à l'exemple allemand, le gouvernement Laval ne réforme pas les institutions démocratiques existantes ; il les empêche de fonctionner, les vide de leur substance, et

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en crée d'autres à côté. C'est ainsi que, le 25 juillet 1943, il crée le « Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral», qui concerne « tant l'enfance déficiente et en danger moral que l'enfance délinquante » et se trouve doté de moyens financiers exceptionnels eu égard à la situation de l'époque. J'ai montré par ailleurs19 que, composé principalement de médecins, ce conseil met en place les institutions nécessaires à la généralisation de la « politique d'hygiène raciale » que les autorités d'occupation souhaitent étendre à toute l'Europe et prépare l'élimination des « anormaux », « déficients » et « délinquants ». Sur proposition de jean Chazal, une loi du 3 juillet 1944, « relative à la protection des mineurs déficients ou en danger moral » institue, dans chaque département, un « Conseil de protection de l'enfance » dont tous les membres sauf un sont nommés par le préfet. Ce conseil a pouvoir « de décider, après examen médico-psychologique et, le cas échéant, passage par le centre d'observation et de triage, le placement des mineurs déficients ou en danger moral dans une institution appropriée ». (Article 9) « C'est-à-dire, explique Chazal, qu'il devra placer dans les établissements de protection de l'enfance l'ensemble des enfants dont les familles n'accceptent pas le placement volontaire, enfants qui, par ailleurs, ne relèvent pas de l'autorité judiciaire. »20 Ces projets seront interrompus par la libération de Paris en août 1944. La Libération et les ordonnances de 1945 Ceux qui créèrent la IVème République voulaient « faire du neuf », écrit . Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que l'accent médiatique ait été mis sur le changement et la solution de continuité. Officiellement, « le régime et l'ouvre de Vichy ont purement et simplement été effacés de l'histoire après la Libération ».21 Une ordonnance « relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental »22, promulguée le 9 août 1944, à Alger, déclare « nuls et de nul effet, tous les actes constitutionnels, législatifs et réglementaires, ainsi que les arrêtés pris pour leur exécution, sous quelque dénomination que ce soit, promulgués sur le territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu'à l'établissement du Gouvernement provisoire de la République française. Cette nullité doit être expressément constatée ». Le général de Gaulle déclarait, le 25 août 1944, à Georges Bidaut : « La République n'a jamais cessé d'être... Vichy fut toujours et demeure nul et non avenu. » En fait, on ne peut pas remonter le temps et, si ce n'est dans les phantasmes des dirigeants totalitaires, on ne peut faire que ce qui a eu lieu n'ait pas existé. Il était théoriquement, pratiquement et politiquement impossible de faire globalement abstraction de la législation mise en place entre 1940 et 1944 ; les libérateurs n'en avaient pas les moyens et ne tenaient vraisemblablement pas à se retrouver dans une situation analogue à celle de la fin de la IIIème République. A y regarder de près, d'ailleurs, l'ordonnance du 9 août 1944 ne s'applique qu'aux textes dont « la nullité est expressément constatée » et tous les autres restent en vigueur au moins pendant une période dite « de transition ». Il en résulte que cette ordonnance, logiquement incohérente23 et juridiquement inutile,24 peut être interprétée comme une dénégation. « En bien ou en mal, écrit encore Paxton, le régime de Pétain avait laissé des traces indélébiles dans le pays. [...] Avec le recul du temps et dans une optique sociale, [...] on s'aperçoit qu il y a probablement continuité beaucoup plus que rupture entre Vichy et les gouvernements qui lui succèdent. »25 Ceci, à mon sens, ne signifie pas qu'il n'y ait pas eu rupture et recomposition d'un équilibre des forces politiques, mais que les ruptures, les changements les plus importants ont été amorcés pendant la période d'occupation. Finalement, conclut Paxton, les innovations que l'on attendait de la constitution de la IVème République « se ramènent pour les textes à des compromis et pour leur application aux pratiques de la IIIème».

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Pour expliquer cette continuité, trois éléments doivent, à mon sens, être pris en considération : l'épuration tout d'abord, qui frappe sélectivement ; le fonctionnement de l'administration publique ensuite ; la conjoncture idéologique et politique enfin. L'épuration frappe avec une rigueur sélective les différentes composantes politiques du régime précédent. Il n'est pas surprenant que des intellectuels engagés et les chefs des partis activistes et résolument pronazis aient été rapidement et sévèrement condamnés. Il n'est pas surprenant non plus que les tribunaux aient condamné sévèrement les miliciens qui ont combattu la résistance aux côtés des Allemands. A contrario, parmi les hommes politiques et les hauts fonctionnaires ayant effectivement influencé ou participé à la mise en oeuvre de la politique du régime, il est moins aisé d'expliquer lesquels ont surnagé, lesquels ont sombré et pourquoi. Paradoxalement, ce sont les traditionalistes, les représentants de ce qu'avec Paxton nous avons appelé « le Vichy de la hiérarchie et de l'autorité », qui paient le plus lourd tribut à l'épuration, alors même qu'ils ont eu de moins en moins d'influence politique et qu'ils n'étaient plus au pouvoir dans les années les plus noires du régime. Certains, comme Raphaël Alibert, Jacques Chevalier ou Pierre Caziot, sont condamnés à des peines de prison, à la déchéance de leurs droits civiques et civils, à la confiscation de leurs biens. Joseph Barthélemy meurt en prison le 14 mai 1945, avant l'ouverture de son procès. Seuls s'en tirent ceux qui, après 1942, ont franchi le pas qui les a conduits à participer activement à la Résistance ou qui ont eu, en quelque sorte, la "chance" d'être emprisonnés ou déportés, comme le général de La Porte du Theil ou jean Borotra. Deux explications rendent compte de cette sévérité : ces hommes, qui souvent jouissaient d'une grande autorité morale, ont été en quelque sorte la vitrine et la caution du régime ; c'est à leur rhétorique que s'est ralliée la grande masse des Français en 1940 ; c'est souvent dans leur langage que s'exprimaient la plupart des courants politiques, y compris ceux qui les combattaient. C'étaient des hommes en vue, écrit Paxton, « ayant à leur disposition des pages de journaux, des heures de radio et des plate formes publiques. Lorsque le gouvernement se lança dans de grandes réformes, le régionalisme par exemple, ce sont eux qui parlèrent à tous les échos des provinces et de la tradition pendant que les experts, suivant sans bruit leur petit bonhomme de chemin, établissaient des super préfectures allant à l'encontre de ce dont rêvaient ces conservateurs »26. Mais, au lendemain de la Libération, ces traditionalistes sociaux n'ont plus ni alliés ni place sur l'échiquier politique dominé par le Parti communiste, la SFIO et le MRP. Vichy aura été leur dernière tribune. Ils apparaissent désormais comme les représentants d'un ordre social révolu. Il n'en va pas de même pour les représentants du « Vichy de la rationalisation et de l'expansion industrielle » ; les technocrates, les hommes d'affaires, les administrateurs sortent pratiquement indemnes de la tourmente. Dans l'administration, par tradition, le linge sale se lave en famille. Parmi les hauts fonctionnaires, seuls ceux qui ont occupé des fonctions ministérielles sont déférés devant la Haute Cour de justice. Les autres seront traduits devant des « commissions d'épuration » internes aux administrations, qui leur infligent des sanctions mineures : blocage de l'avancement, rétrogradation ou mise à la retraite d'office. Les experts et les « spécialistes » qui ont oeuvré dans l'ombre des cabinets ministériels ne sont pas inquiétés. Les postes de haut niveau, devenus vacants du fait de ces sanctions, seront pourvus par promotion interne. Autrement dit, l'épuration a écarté les responsables de la politique du régime, mais ceux qui l'avaient inspirée et ceux qui l'avaient exécutée prennent leur place ; « l'appareil bureaucratique, écrit Paxton, est solidement défendu par ses technocrates, au point d'être pratiquement 27 inaccessible aux non professionnels ».

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A cela s'ajoute le fait que les mouvements issus de la Résistance sont tout aussi partisans du dirigisme - notamment en matière économique - que l'étaient les ministres de Darlan et que l'est le puissant Parti communiste français. « Les grands commis, plus influents que jamais et forts de leur récente expérience de planification, sont solidement armés pour le dirigisme des régimes d'après guerre et le règne des experts. »28 C'est pourquoi, note encore Paxton, c'est au-delà des épiphénomènes que constitue le retour sur la scène politique de telle ou telle personnalité qu'il faut chercher la survivance du régime de Vichy. « Elle existe, mais beaucoup plus discrètement, dans les services entiers qui continuent à fonctionner et les orientations politiques qui subsistent. » Encore convient-il de préciser que ces modes de fonctionnement et ces orientations politiques ne sont pas celles des hommes de la Révolution nationale de 1940-1941, mais celles des technocrates qui les ont progressivement évincés. Sur le plan politique, le bilan de la Libération est celui d'un renversement d'alliance. Pendant la période d'occupation, pour accéder au pouvoir, les technocrates, représentants des classes possédantes, s'étaient alliés avec les traditionalistes en qui ils voyaient les garants du maintien de l'ordre social. Très peu touchés par l'épuration, ils partagent désormais avec les anciens résistants la même hostilité aux conceptions des traditionalistes, le même souci d'une gestion de spécialistes, le même idéal de modernisation et d'expansion industrielle planifiée. « Les traditionalistes, ces hommes en vue ayant toutes les sympathies du maréchal Pétain et façonnant la rhétorique et le style du régime, n'en ont pas moins constaté que, durant ces quatre années, on s'est irrévocablement éloigné de la France qu'ils rêvaient : équilibrée, rurale, personnelle. D'une part, afin de satisfaire aux exigences de l'occupant, il fallait évidemment donner priorité au rendement, ù l'efficacité, au dirigisme. D'autre part, les techniciens entrés de plain pied à Vichy après guerre voulaient faire du neuf, tout comme la Résistance, et ont entraîné le régime dans leur sillage ; la France sera telle qu'ils la voulaient : urbaine, efficace, productive, planifiée, impersonnelle. »29 Ainsi, alors qu'ont disparu les exigences d'une autorité d'occupation et lorsque disparaîtront les nécessités qu'impose la « reconstruction nationale », les technocrates ne perdront jamais le terrain qu'ils ont conquis à la faveur de la période d'occupation. Dans les années qui suivent la Libération, les magistrats sont aussi mal considérés que sous le régime précédent et aussi peu indépendants que sous la IIIème République. Dans certains secteurs, non directement concernés par la production, les conditions d'une dérive technocratique et totalitaire du fonctionnement administratif se trouvent réunies. Le secteur d'activité qui nous concerne en est un exemple : le communiste marseillais François Billoux, précédemment chargé au sein du Comité français de libération nationale de prévoir les mesures à prendre en ce qui concerne la Santé et la Jeunesse, devient ministre de la Santé à la Libération. Or, écrit Bernard Comte, « dans la France libérée où se réinstalle l'État républicain, l'élan révolutionnaire semble accaparé par un Parti communiste qui parle haut et règle ses comptes ». Plus grave encore, la doctrine qu'expose le Parti communiste lors de son Xème congrès, moins de deux mois après la fin de la guerre, est bien proche des conceptions et de l'idéal technocratique qui, en 1943, cimentait le projet du « Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral »30. Il s'agit, indique Roger Garaudy, membre du Comité central, dans le discours qu'il adresse aux intellectuels, « de renouveler la tradition rationaliste et matérialiste de la Révolution française qui créa l'unité française. [...] N'oublions jamais le message de nos grands ancêtres les Rationalistes et les Matérialistes du XVIIIème siècle...».

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L'intervention de Georges Cogniot, également membre du Comité central et député de Paris, laisse transparaître le projet de faire de la science et de la technique des outils de domination sociale : « Nous sommes adeptes de la seule doctrine de l'efficacité, de l'optimisme rationnel et du développement illimité de l'homme, de la doctrine selon laquelle la société et la vie nationale peuvent se perfectionner à l'aide d'une technique et d'une science aussi valables que la technique et la science du monde physico- chimique. »31 François Billoux fera donc siennes les conclusions du Conseil technique de 1943 et décidera de la reconduction et de l'extension de la poli tique correspondante. Au sein des cabinets ministériels, les technocrates les plus représentatifs de ce même conseil poursuivront, avec des objectifs renouvelés, la mise en place d'un dispositif à justification humanitaire, mais structurellement totalitaire, qu'ils ont conçu pendant la période d'occupation. La recomposition administrative à la Libération Aussitôt après la Libération, l'attribution des compétences en matière de politique de l'enfance est l'occasion d'une partie de poker menteur qui se joue à trois entre les administrations de la Santé, de l'Éducation nationale et de la justice des mineurs. Forte de la « haute mission » qui lui est reconnue, l'Éducation nationale se présente comme la mieux placée pour coordonner le dispositif. Elle entend bien ainsi retrouver ce pouvoir dont elle a été privée en 1942 au profit de la Santé. La justice des mineurs, menacée sous le régime précédent, tente également de regagner une part de son autonomie. Mais, dans une phase de reconstruction de l'appareil d'État dominé par la menace que fait peser le projet révolutionnaire du Parti communiste32, le décret du 26 décembre 1944, qui fixe les attributions du ministère de la Santé, accorde à ce dernier la tutelle de l' « Enfance inadaptée ». L'administration de la Santé A la veille de la Libération, dix ARSEA33 ont été mises en place sur l'ensemble du territoire et cinq sont en voie de constitution. Parmi elles, 5 sur 10 sont équipées d'un Centre d'observation et de triage et quatre disposent d'une école de « cadres rééducateurs ». Le sort de ce dispositif se décidera au ministère de la Santé au cours de quelques entretiens officieux34 entre le ministre communiste François Billoux, d'une part, jean Chazal, Georges Heuyer et Henri Wallon, tous trois membres ou collaborateurs du Conseil technique de 1943, d'autre part. A l'issue de ces entretiens, le ministre retiendra les conclusions de ces derniers. Le dispositif institutionnel issu des travaux du Conseil technique sera reconduit, étendu, renforcé. De 10 en 1944, le nombre des ARSEA passe à 16 en 1946 et 17 en 1947. Leurs attributions, et bientôt celles de leur union nationale, l'UNAR, à la tête de laquelle nous retrouverons un autre membre éminent du Conseil technique, le Professeur Lafon,35 seront précisées par deux circulaires du 1er octobre 1945 et du 5 mai 1947. Elles assureront la « coordination » des oeuvres privées et publiques. Il leur est également demandé d'ouvrir et de gérer un Centre d'observation et de triage, ainsi que les établissements de rééducation nécessaires et de créer une école de cadres rééducateurs. Parmi les conseillers techniques du ministre de la Santé, c'est à Louis Le Guillant, précédemment chargé de la mise en place de ce dispositif sous l'occupation, qu'échoit la responsabilité de la "coordination". C'est un ancien élève de Georges Heuyer, disciple de Henri Wallon, et sa candidature est proposée par Jean Chazal, également ancien membre du Conseil technique, auquel il succède à cette fonction.

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Pour soutenir son entreprise, Le Guillant fonde la revue Sauvegarde, dans le premier numéro de laquelle il justifie ainsi sa politique : « elles [les ARSEA] constituent ainsi une formule originale, semi-officielle, semi privée, une sorte de secteur dirigé de la protection et de l'assistance à l'enfance inadaptée. Les avantages en sont multiples : elles peuvent créer sans délai et gérer des organismes divers... » La revue Sauvegarde restera longtemps la principale revue à fonction doctrinale et politique du secteur de l'éducation spéciale. Elle est placée sous l'autorité du conseiller technique du ministre de la Santé qui y défend la thèse de l'unité du problème de l'enfance inadaptée. « L'enfant inadapté, délinquant ou en danger moral, que ce soit par arriération, insuffisance du développement ou trouble du caractère, doit être considéré comme une unité biologique structurale et non envisagé sous l'angle classique et fragmentaire de l'aspect prévalent sous lequel il se présente et qui le stigmatise (retard scolaire, inadaptation sociale, délinquance, etc). « C'est ainsi que, dans cette première période, ont été développées la ligne générale et les réalisations des associations régionales. Pour ceux qui ont accepté la notion fondamentale de l'unité du problème de l'enfance inadaptée, les faits sont là pour démontrer l'absence de sectarisme lié à cette doctrine. » [sic].36 C'est dans cette même revue que sera publiée in extenso, sur trois numéros, la Nomenclature et classification des jeunes inadaptés issue des travaux du Conseil technique de 1943. Les principes et la terminologie qu'elle met en place s'imposeront presque sans partage pendant au moins 30 ans et c'est sur elle que s'appuieront les annexes XXIV au décret du 9 mars 1956, fixant les conditions d'agrément des établissements. Le financement du dispositif reprend également les principes mis en place avant la Libération et les généralise. Le nouveau système de Sécurité sociale, institué par les ordonnances d'octobre 1945 et qui sera progressivement étendu à de nouvelles catégories de travailleurs, vient s'intégrer, puis progressivement se substituer au dispositif de remboursement des prix de journée instauré par la loi du 5 juillet 1944. La prise en charge par la Sécurité sociale, au titre de l'assurance maladie, des enfants « inadaptés adaptables » concerne d'abord les enfants d'assurés sociaux placés dans des établissements médico-pédagogiques agréés. Elle sera progressivement étendue à l'ensemble des enfants qualifiés d'inadaptés, à l'exclusion de certains délinquants. Cette évolution et ses corollaires, l'obligation de considérer les établissements de "l'enfance inadaptée" comme des services de soins médicaux et les problèmes des enfants dont ils s'occupent comme relevant d'une approche médicale, rencontrent peu d'opposition dans un secteur déjà largement dominé par une idéologie médicale. L'Éducation nationale Le corps des instituteurs et son principal représentant, le Syndicat national des instituteurs - très puissants sous la IIIème République, vivement critiqués et malmenés sous le régime précédent - ont vu leur influence politique singulièrement réduite. Il en résulte une aversion des enseignants à l'égard des institutions héritées de ce régime. Cette aversion est d'autant plus forte qu'au sein des ARSEA le rapport de force politique est largement en faveur de l'initiative privée. Sur le plan institutionnel, en dépit de la "haute mission" reconnue à l'Éducation nationale, celle-ci reste fidèle à des traditions administratives centralisatrices contraires à tout esprit d'innovation et que les différents courants d'"éducation nouvelle" ne parviendront pas à transformer. En ce qui concerne l'accueil des enfants en difficulté scolaire, l'Éducation nationale est largement sous-équipée. La loi de 1909 est restée pratiquement inappliquée ; à peine

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plus d'une quarantaine de classes de perfectionnement ont été ouvertes dans quelques grandes villes. C'est d'ailleurs en tirant argument de cette impuissance de l'école publique à assurer ses missions que les établissements d'initiative privée vont pouvoir proliférer, les responsables de l'Éducation nationale se contentant généralement d'émettre Lies protestations et de camper sur des positions de principe. Certains psychiatres et hommes politiques, comme Georges Heuyer et Henri Wallon, se montreront remarquablement habiles à exploiter cette situation. Henri Wallon, psychiatre et militant communiste, collaborateur de Daniel Lagache pour la Nomenclature et classification des jeunes inadaptés, sera secrétaire d'État à l'Éducation nationale en 1944, puis député communiste en 1945 et 1946, président de la commission chargé de la réforme de l'enseignement qui aboutira à la rédaction du rapport LangevinWallon. Durant son bref passage au secrétariat d'État, une première expérience de dépistage et de contrôle psychologique des élèves du primaire sera décidée. Elle sera suivie dans le secondaire, en 1946, de l'installation d'un premier centre médico-psycho-pédagogique au lycée Claude Bernard à Paris. La préoccupation essentielle semble être en fait de libérer les classes des éléments qui en perturbent le fonctionnement et de dépister pour recruter la clientèle des divers établissements. "Dépistage" et "triage" se font principalement sur la base de tests et plus particulièrement du test de QI. En la matière, c'est René Zazzo, militant communiste, ancien assistant et disciple d'Henri Wallon, qui fait figure de spécialiste. Pour Mlle Mezeix, inspectrice générale de l'Éducation nationale et, elle aussi, ancien membre du Conseil technique de 1943, il s'agit d'éliminer les « arriérés inéducables, imbéciles légers et profonds, mongoliens, épileptiques aux crises trop fréquentes et les enfants atteints de troubles graves du caractère, tous sujets qui relèvent d'établissements médico- psychologiques du ministère de la Santé publique et de la Population. » En dépit d'une rivalité ancestrale avec le secteur privé, l'Éducation nationale prend bien sa place dans le processus que Michel Chauvière qualifie de « naturalisation de l'enfance inadaptée ». En 1950, pour faire pièce à la revue Sauvegarde, sera créée la revue Les cahiers de l'enfance inadaptée, « seule revue laïque de l'enfance inadaptée » au dire de ses fondateurs. Dans sa rédaction nous retrouvons, outre Mlle Mezeix et le secrétaire général du SNI, Henri Wallon, Georges Heuyer et René Zazzo. La Justice des mineurs Dans le cadre de la « législation sur le rétablissement de la légalité républicaine », la loi du 27 juillet 1942 figure parmi les « actes de l'autorité de fait » dont « la nullité est expressément constatée ».37 Pourtant, écrit le juriste Alfred Légal, dans un commentaire de 1946 : « On ne saurait dire qu'on puisse relever dans l'ensemble de ses dispositions des traces sensibles d'une influence quelconque de l'occupant, alors qu'en revanche les réformes quelle prévoyaient étaient pour la plupart, dans leur principe, judicieusement conçues. » 38 En fait, dès avril 1944, avait été constituée à Alger une commission d'étude du droit de « l'enfance coupable », dont le rapport préconisait une réforme de la loi de 1912. A la Libération, la réalisation de cette réforme devait être confiée à une nouvelle commission, dont nous ne connaissons pas la composition exacte, mais au sein de laquelle jean Chazal, l'un des piliers du Conseil technique de 1943, et Hélène Campinchi semblent avoir joué un rôle prépondérant. L'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante L'objet de cette réforme, concrétisée par une ordonnance du 2 février 1945, entrée en vigueur le 1er octobre 1945, est plus restreint que celui de la loi de 1942. Elle consiste en

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une révision, en apparence modeste, de la loi du 22 juillet 1912, dont elle reprend l'ordre des matières tout en s'inspirant de certaines dispositions de la loi de 1942. Mais un examen attentif du texte et de l'usage qui en sera fait montrera qu'il comporte de graves atteintes aux principes fondamentaux du droit des pays démocratiques et accentue une dérive technocratique aujourd'hui encore difficile à contenir. Dans l'exposé des motifs publié au journal officiel du 4 février 1945, le législateur déclare sans ambages son intention de « se dégager des cadres traditionnels de notre droit, dont on est d'accord pour juger qu'ils ne sauraient assurer utilement le relèvement de l'enfance ». Il ne fait pas mystère des considérations, plus médico-psychologiques que juridiques, qui orientent son texte. Il s'agit de créer une « juridiction spéciale pour juger les enfants » qui permette de « substituer aux mesures répressives des mesures d'éducation et de redressement » et de prendre en compte « les conceptions nouvelles qui se sont fait jour sur le plan psychologique et pédagogique [et] ont révélé qu'il y avait dans une loi vieille de plus de 30 ans des principes trop rigoristes qu'il conviendrait d'assouplir [et] des dispositions désuètes à abolir ».39 La notion de discernement et celle de la responsabilité du mineur constituent une nouvelle fois un enjeu essentiel de la réforme. Mais le législateur de 1945, à la différence de celui de 1942, n'entend pas simplement renoncer à la question préalable du discernement ; il prétend purement et simplement abolir « la notion de discernement qui ne correspond plus à une réalité véritable »40. La différence est importante : « Désormais, tous les mineurs jusqu'à l'âge de dix-huit ans auxquels est imputée une infraction à la loi pénale [... ] ne pourront faire l'objet que de mesures de protection, d'éducation ou de réforme, en vertu d'un régime d'irresponsabilité pénale qui n'est susceptible de dérogation qu'à titre exceptionnel et par décision motivée. La distinction entre les mineurs de 13 ans et ceux de plus de 18 ans disparaît comme aussi la notion de discernement qui ne correspond plus à une réalité véritable. »41 En toute rigueur, ce texte est contradictoire dans les termes et juridiquement incohérent. On ne peut simultanément imputer à une personne une infraction à la loi et la déclarer irresponsable car, dans un contexte juridique, responsabilité et imputabilité sont indissociables. Dire qu'une personne est juridiquement responsable ne signifie pas autre chose que le fait qu'une infraction à la loi, un délit ou un crime peuvent lui être imputés ; a contrario, déclarer une personne juridiquement irresponsable signifie qu'aucune infraction, aucun délit ou crime ne peuvent lui être imputés. Autrement dit, les actes commis par des personnes placées sous un régime d'irresponsabilité pénale ne peuvent être qualifiés de délit, ni ces personnes de "délinquants". Il en résulte que placer une catégorie de la population sous un régime d'irresponsabilité équivaut à la priver de droits et de libertés ; et le lien inaugural qui unit responsabilité et liberté ne peut être dénoué sans graves conséquences.42 Ce texte est donc également en contradiction avec les objectifs qu'il prétend poursuivre. Car qu'est-ce qu'éduquer sinon conduire un individu à se concevoir comme sujet de droit et d'obligations morales et juridiques ? Et comment prétendre "rééduquer'' un individu réputé irresponsable de ses actes ? Comme Hans Kelsen l'a amplement démontré, « un individu n'est obligé juridiquement à une certaine conduite que si la conduite contraire de sa part est la condition d'une sanction dirigée contre lui. [ ... ] Il s'ensuit qu'il n'est capable d'obligation que s'il est capable d'action et, plus précisément, capable de délits ». A contrario, un individu qui n'a pas la capacité délictuelle, c'est-à-dire qui ne peut agir de façon telle que sa conduite provoque une sanction, ne peut pas être sujet d'une obligation.

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Enfin, ce texte présente certaines contradictions internes. Ainsi, l'article 2, qui dispose que le juge « pourra cependant, lorsque les circonstances et la personnalité du délinquant lui paraîtront l'exiger, prononcer une condamnation pénale », réintroduit de fait sans le dire les notions de responsabilité et de discernement que l'exposé des motifs prétendait abandonner. Il réintroduit également, aux 2ème et 3ème alinéas, une distinction entre « mineurs figés de plus de 13 ans » et « mineurs figés déplus de 16 ans » que l'exposé des motifs déclarait abolie. Les multiples dérives qu'inaugure ou accentue ce texte découlent peu ou prou de cette prétention à abolir la notion de discernement et participent d'une même démarche. Il en est ainsi, par exemple, de l'affirmation qu'il convient de « juger non l'acte mais celui qui l'a commis ».43 C'est, d'un point de vue strictement juridique, une aberration.44 Nous verrons plus loin qu'elle constitue en fait une concession aux médecins et aux travailleurs sociaux, qui leur permettra d'entrer de plain-pied dans la procédure et de formuler, à partir d'éléments souvent invérifiables, des jugements globaux sur une personne, une famille, une institution. Ainsi la nouvelle rédaction de l'article 67 du code pénal, qui implique qu'une sanction pénale peut être décidée « en raison des circonstances ou de la personnalité du délinquant », déroge-t-elle au principe de l'égalité devant la loi, en permettant de juger non un acte mais une « personnalité », critère flou, qui n'est pas susceptible d'une qualification juridique et engendrera des inégalités de traitement choquantes. Un mineur condamné à une sanction pénale et qui, après quelques semaines d'internement, aura purgé sa peine sera rendu à une entière liberté. Un autre, auteur de faits analogues mais exempté de peine en raison de sa « personnalité » ou de « la situation matérielle et morale de sa famille » et soumis en conséquence à une mesure de « protection ou d'éducation », restera exposé à un internement jusqu'à sa majorité. L'information préalable avait été rendue obligatoire dans tous les cas par la loi de 1942 ; elle devait être menée exclusivement par un juge d'instruction dans le respect des formes du droit commun. Ce que l'ordonnance de 1945 qualifie désormais d' « enquête » ne prendra la forme d'une instruction proprement dite que dans les cas les plus graves. Ce n'est qu'en cas de crime ou en cas de délit grave, lorsque la manifestation de la vérité présente des difficultés, que le procureur de la République choisira de déférer l'affaire à un juge d'instruction. Dans les autres cas, le juge pour enfants est saisi et la procédure revêt un caractère expéditif que le texte justifie par la recherche d'un « système plus efficace et plus rapide ». L'article 8 dispense explicitement le juge des enfants des formalités résultant de la loi du 8 décembre 1897, relatives au premier entretien, à la communication du dossier, à la présence obligatoire du défenseur aux comparutions. De plus, par des formules intentionnellement vagues, le texte autorise le juge à fonder ses décisions sur des "témoignages" qui n'auront pas été recueillis dans les formes requises pour une déposition. L'article 10 mentionne que le juge des enfants, à défaut de choix, fait désigner un défenseur d'office, mais sa présence n'est pas obligatoire au cours des opérations d'instruction et il ne sera convoqué qu'à l'audience de jugement. En dépouillant ainsi de tout formalisme l'information menée par le juge des enfants, le législateur de 1945 a instauré une procédure qui se rapproche plus des pratiques de "l'enquête officieuse" que de l'enquête juridique. Sous le régime précédent, l'enquête sociale, de même que l'examen médical et médico- psychologique, avaient un caractère facultatif ; ils sont désormais obligatoires. C'est

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ainsi que, dans les cas graves, lorsque c'est le juge d'instruction qui est saisi, il est, à la différence du juge des enfants, lié par les règles ordinaires de l'instruction définies par la loi du 8 décembre 1897. Néanmoins, les investigations concernant la personne du mineur - enquête sociale, examen médico-psychologique, etc. - restent soumises aux mêmes règles que l'information dirigée par le juge des enfants et soulèvent les mêmes critiques. Elles sont assimilables à une enquête de police, dont le cadre formel est défini de manière particulièrement lâche. L'institution du juge rapporteur, chargé de suivre au jour le jour le déroulement de l'enquête sociale, a en effet disparue. Notons également que, sous le régime de la loi de 1942, afin que l'intérêt des personnes lésées ne prime pas sur celui du mineur, le procureur de la République était seul habilité à saisir le juge d'instruction et, de ce fait, seul juge de l'opportunité des poursuites. La victime ou la personne lésée, privée de la voie pénale, se trouvait réduite à porter sa demande de réparation devant les tribunaux civils. L'ordonnance de 1945 décide sur ce point d'en revenir au droit commun. La personne lésée peut donc désormais intervenir au procès à titre de partie civile, lorsque l'instance aura été introduite par le parquet. Elle peut également prendre l'initiative de saisir le juge des enfants ou le juge d'instruction et de déclencher ainsi l'action civile et l'action pénale. Cette solution est certainement la plus mauvaise, car le tribunal pour enfants est une juridiction d'exception dont l'incompétence à l'égard des intérêts civils n'est pas douteuse, ne serait-ce que du fait que des personnes privées en font partie. « Nous hésitons à penser, écrit Henri Donnedieu de Vabres, que cette dernière disposition justifie la prétention qu'a l'ordonnance d'être une loi essentiellement protectrice de l'enfance. » Les mesures provisoires pouvant être prescrites pendant la durée de l'instruction et dans l'attente du jugement différent peu de celles que prévoyait le régime précédent. Deux différences sont cependant notables concernant leur application. Sous le régime de la loi de 1942, le juge d'instruction ne pouvait placer le mineur en détention provisoire, par voie d'ordonnance motivée, qu'en cas de nécessité absolue ou d'impossibilité de prescrire l'une des mesures énumérées. Dans tous les cas, les mesures provisoires décidées par le juge étaient immédiatement susceptibles d'appel devant la chambre du conseil, laquelle était tenue de se prononcer dans les 48 heures. Désormais : 1°) La détention préventive peut résulter d'un simple mandat de dépôt ou d'arrêt et ne fera l'objet d'une ordonnance motivée que si le mineur est âgé de moins de 13 ans. 2°) Le texte dispose que les mesures provisoires sont susceptibles d'appel dans les conditions du droit commun. Mais, comme le note justement Henri Donnedieu de Vabres, « la faculté que l'ordonnance donne au juge de prescrire l'exécution provisoire de sa décision (art. 22) paralysera l'effet de l'appel ».45 De plus, le mandat de dépôt ou d'arrêt, dont les effets sont plus graves que les autres mesures puisqu'il entraîne l'incarcération, ne fait pas l'objet d'une ordonnance motivée et n'est pas susceptible de recours. La possibilité d'appel apparaît donc, dans ce cas, comme un simple élément de décor destiné à donner au texte une allure démocratique. La procédure judiciaire prévue par la loi de 1942 restait proche du droit commun et en respectait pour l'essentiel les principes. Il en ira désormais autrement ; les nouvelles dispositions, commente Alfred Legal, « accentuent son autonomie par rapport à la procédure ordinaire et s'attachent à la rendre moins formaliste, plus expéditive, tout en développant les moyens d'enquête appropriés ».46 La compétence de la chambre du conseil du tribunal civil est supprimée et l'institution du juge des enfants, juge unique appelé à jouer un rôle prépondérant tant au cours de

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l'instruction que pour la décision et son exécution, ainsi qu'à la présidence d'une juridiction spéciale, constitue la principale innovation. Lorsque le juge des enfants est saisi, l'éventail des possibilités qui lui sont offertes est très large. Il peut, s'il l'estime opportun, se borner à l'information et renvoyer l'affaire pour décision à un autre juge.47 Son enquête terminée, et lorsque les éléments juridiques de l'infraction sont réunis, il n'est pas pour autant tenu de déférer le mineur qui lui est présenté devant le tribunal ; il lui est même recommandé de l'éviter, « sil s'agit d'un délit sans gravité, si le mineur ne présente pas de tares sérieuses, si la famille offre toutes garanties », car la saisine du tribunal pour enfants « complique et allonge inutilement la procédure ». Il peut donc, sans en référer au tribunal, clôturer son information par un classement pur et simple de l'affaire, ou par une mesure bénigne telle qu'une simple admonestation ou la remise de l'enfant à sa famille. Il peut aussi se prononcer, avant toute décision sur le fond, pour une mesure d'attente - ou de mise à l'épreuve - dont il fixe la durée, et placer le mineur sous le régime de la liberté surveillée. Il peut encore décider de retenir la cause pour la juger lui-même sur le fond et statuer définitivement sur le sort du mineur. Il n'est pas tenu, dans ce cas, de provoquer les conclusions préalables du ministère public ; il peut statuer sans débat, et l'ordonnance ne sera pas rendue en audience publique. Il peut enfin, s'il estime que la gravité des faits le justifie, se dessaisir entre les mains du juge d'instruction ou renvoyer l'affaire au tribunal pour enfants. Mais, ce faisant, il ne renonce pas à ses droits juridictionnels, puisqu'il présidera lui-même l'audience à laquelle la cause sera appelée. Le tribunal pour enfants était, sous le régime de la loi de 1942, présidé par un magistrat de cour d'appel, assisté de deux magistrats de première instance. Sous le régime de l'ordonnance de 1945, il ne constitue plus une juridiction distincte ; il est présidé par le juge des enfants, magistrat de première instance,48 assisté de deux assesseurs non magistrats. Les assesseurs sont « choisis parmi les personnes de l'un ou l'autre sexe, âgées de plus de trente ans, de nationalité française et s'étant signalées par l'intérêt qu'elles portent aux questions concernant l'enfance ». Ce seront généralement des médecins, psychiatres, responsables associatifs ou travailleurs sociaux. Le juge des enfants et les assesseurs sont désignés par le ministre de la justice, qui dispose pour cela d'une grande liberté de choix, et délégués dans leurs fonctions pour une durée de trois ans. La loi de 1942 admettait déjà la participation de deux assesseurs, personnes privées, à l'administration de la justice, mais cette participation était limitée au jugement des affaires criminelles dans lesquelles les assesseurs tenaient un rôle de jurés. Désormais, ils participent à tous les jugements, statuent avec le président sur tous les points de fait et de droit, civil ou pénal ; ils cumulent en quelque sorte des fonctions de juge et d'expert. L'institution du juge-rapporteur, chargé de superviser « au jour le jour » le déroulement de l'enquête sociale et médico-psychologique, disparaît. Devant le tribunal pour enfants, le mineur doit être en principe convoqué, mais il est invité à se retirer après interrogatoire et audition des témoins. Notons à ce sujet qu'il est contraire aux principes de la procédure pénale des pays civilisés de voir un prévenu exclu des débats au terme desquels une sanction peut être prise contre lui. Le tribunal a également la faculté de dispenser totalement le mineur de se présenter à l'audience

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lorsqu'il estime que « son intérêt l'exige ». Enfin, en cas d'absence, il peut juger par défaut, ce qu'interdisait la loi de 1942. En cas de crime reproché à un mineur de 16 à 18 ans, le tribunal pour enfants se réunit au siège de la cour d'assises, où il est complété par le jury tiré au sort dans les conditions prévues par le code d'instruction criminelle. Dans ce cas, le président du tribunal pour enfants (le juge des enfants) aura les mêmes pouvoirs que le président des assises et le tribunal pour enfants les mêmes pouvoirs que la cour d'assises. On pourra s'étonner des pouvoirs ainsi conférés à ce tribunal, composé d'un seul magistrat professionnel et habilité à décider de sanctions très graves pouvant aller jusqu'à la peine de mort, alors même que sa décision ne sera pas susceptible d'appel sur le fond. Les mesures pouvant être décidées par le tribunal pour enfants lorsqu'il statue sur le fond varient selon qu'il s'agit d'un mineur de 13 ans, de 13 à 16 ans ou de 16 à 18 ans. Pénalement irresponsables, les mineurs de 13 ans ne peuvent faire l'objet que de mesures de garde ou de redressement. Ces mesures, réputées non coercitives, peuvent néanmoins entraîner le retrait de l'enfant de sa famille et son placement dans une institution spécialisée ou à « l'Assistance publique » jusqu'à sa majorité civile, fixée à 21 ans. Les mesures concernant les mineurs de 13 à 16 ans doivent être en principe des « mesures d'éducation et de protection ». Toutefois, le tribunal peut, « lorsque les circonstances et la personnalité du délinquant paraîtront l'exiger », prononcer une condamnation pénale. Dans ce dernier cas, le mineur bénéficiera automatiquement de « l'excuse atténuante de minorité », qui a pour effet de modifier la nature de la peine en matière criminelle et de minorer la durée de l'emprisonnement ou le taux de l'amende en matière correctionnelle. Les peines, pour les mineurs âgés de 16 à 18 ans, sont les mêmes, mais le tribunal a la faculté d'exclure l'accusé du bénéfice de l'excuse atténuante de minorité et de le condamner aux mêmes peines que celles applicables aux majeurs. Le texte de l'ordonnance se prétend moins répressif que les régimes précédents, mais il ne l'est en fait que dans sa présentation et par des formules ou des recommandations faites aux juges, dont le contenu n'est pas juridiquement contraignant. En prétendant substituer à des mesures répressives des mesures « de protection » ou « d'éducation et de relèvement », dont l'application posera dans la pratique de graves problèmes, il n'en a pas pour autant atténué la sévérité des peines encourues par les mineurs. Il est de plus à noter que les sanctions pénales infligées à un mineur condamné seront le plus souvent d'une durée plus courte que les mesures de « protection et d'éducation » applicables aux mineurs non condamnés ; alors même que peines et mesures éducatives sont susceptibles de s'exécuter dans les mêmes établissements.49 En outre, le mineur condamné retrouvera, à l'issue de sa peine, une entière liberté ; alors que les mesures dites « éducatives », essentiellement révisables, constituent en quelque sorte un régime de sentence indéterminée. Le mineur non condamné restera, souvent jusqu'à sa majorité, soumis à l'emprise du juge des enfants et des systèmes sociaux chargés de sa «protection » ou de sa « surveillance ». Nombre de mineurs soumis à ce régime sauront en tirer les conséquences et commettront un délit, une «faute signée », c'est-à-dire témoignant d'une « intention délibérée », dans le seul but de faire reconnaître leur responsabilité et de provoquer une sanction pénale. Un tel acte constituera pour eux une chance d'échapper à ce "système" avant l'âge de leur majorité ; mais aussi, possiblement, un moyen de forcer leurs juges à établir un lien clair entre la faute et la punition et, en revendiquant l'une

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et l'autre, de faire naître une responsabilité et une personnalité, autrement dit de se sentir des hommes. Notons enfin que les dispositions relatives au paiement des amendes sont également révélatrices de l'esprit du texte. Sous les régimes antérieurs, les personnes civilement responsables du mineur (parents ou tuteur) étaient, conformément au droit commun, tenues solidairement responsables des restitutions, dommages, intérêts et frais. Désormais, en vertu de l'article 6 de l'ordonnance, les personnes civilement responsables seront également tenues responsables du paiement des amendes. Or, l'amende est une sanction pénale, et cette disposition est contraire au principe constamment consacré par la jurisprudence qui veut que, en vertu du caractère personnel de l'acte qui fonde la responsabilité pénale, le recouvrement de l'amende ne saurait être poursuivi contre une autre personne que l'auteur de l'acte. Cette disposition de l'ordonnance revient donc en fait à considérer, implicitement, les parents comme coauteurs ou complices du délit ou crime commis par leur enfant. Ils sont ainsi implicitement reconnus coupables d'un défaut d'éducation ou de surveillance, et cette disposition permet de les condamner sans que les faits qui leur sont reprochés n'aient été ni énoncés, ni établis, ni juridiquement qualifiés. Les voies de recours contre les décisions du tribunal pour enfants sont, en principe et en apparence, largement ouvertes. L'article 23 de l'ordonnance dispose que « les jugements du tribunal pour enfants sont susceptibles d'appel de la part du ministère public et du mineur dans les conditions du droit commun ». Cependant, contrairement au principe qui, en matière pénale, établit le caractère suspensif des voies de recours, l'article 22 dispose que « dans tous les cas », c'est-à-dire y compris en cas de sanction pénale, le tribunal pour enfant peut ordonner l'exécution provisoire de ses décisions. Aucun délai n'est en contrepartie imposé pour le jugement d'appel. L'intérêt d'une telle procédure est donc, compte tenu des délais d'appel, très limité. Le pourvoi en cassation reste possible, mais il n'a d'effet suspensif, après appel, que dans les cas exceptionnels où une condamnation pénale est intervenue et pas pour les mesures d'éducation ou de redressement. Il est la seule voie de recours contre les jugements rendus par le tribunal pour enfants en matière de crimes imputés à des mineurs de 16 à 18 ans. L'ordonnance du 1er septembre 1945, « portant institution à l'administration centrale du ministère de la justice d'une direction de l'Éducation surveillée » Cette ordonnance, prise en complément de la précédente, reprend également les principales dispositions du titre IV de la loi du 27 juillet 1942. Elle crée, au sein de l'administration centrale de la justice, une direction de l'Éducation surveillée et supprime la sous-direction correspondante qui relevait de l'Administration pénitentiaire. Ces textes ne contenteront pas pleinement les partisans d'une réforme radicale qui tendrait à effacer toute démarcation en "enfance délinquante" et "enfance inadaptée", pour soustraire entièrement les jeunes délinquants à la justice et confier la connaissance de leurs causes non plus à des tribunaux mais à des organismes administratifs. La présomption de « l'irresponsabilité pénale des mineurs traduits en Justice » est assurément un cadeau politique accordé aux psychopédagogues et autres neuropsychiatres, auxquels il assure une source de clientèle inépuisable et un pouvoir auquel ils aspirent de longue date. Ils ne manqueront pas d'en tirer argument pour

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revendiquer le transfert à l'administration de la Santé de la tutelle de ce secteur d'activité. Sur le plan politique, en effet, la partie est restée longtemps indécise, et, lorsque l'ordonnance est signée le 1er septembre, le projet du garde des Sceaux, Pierre-Henri Teitgen,50 et de son collègue à la Santé et à la Population, Robert Prigent, est de voir ce secteur, à terme, rattaché à l'administration de la Santé. C'est à la ferme opposition du premier directeur de l'Éducation surveillée, le magistrat catholique Jean-Louis Costa, et à son personnel que celle-ci doit d'être restée au sein du ministère de la justice malgré les pressions des dirigeants des ARSEA.51 Il n'en reste pas moins que, bien loin de rétablir les prérogatives de la justice ou de restaurer une autonomie du pouvoir judiciaire, les ordonnances de 1945 s'inscrivent dans un processus qui conduit à substituer de fait, sinon de droit, à l'autorité judiciaire un pouvoir médico-psychiatrique et administratif. En bref : La mauvaise qualité technique de ces textes, comme celle de beaucoup d'autres promulgués dans la même période, ne saurait s'expliquer simplement par un manque de compétence de ses rédacteurs ou par la précipitation dans laquelle le « gouvernement provisoire de la République » a légiféré. Il convient de prendre en compte le fait que, dans une période politiquement troublée, l'élaboration interministérielle d'un texte résulte de la confrontation de points de vue et d'intérêts divergents. Or, comme l'énonce abruptement D. Rémy, « la moitié des départements ministériels ne sont que des lobbies déguisés en administration ».52 Le texte des ordonnances de 1945, dont l'un des principaux inspirateurs semble avoir été Jean Chazal, porte les traces de confrontations entre juristes et partisans de l'unité du problème de l'enfance inadaptée. Il témoigne d'un rapport de forces manifestement en faveur de ces derniers. Par des dispositions qui dérogent aux principes fondamentaux du droit commun, les ordonnances de 1945 instituent une juridiction d'exception de l'espèce de celles que joseph Barthélemy qualifiait de « champignons vénéneux des temps d'orage ». En renonçant à présenter l'enfant délinquant devant une véritable instance judiciaire, faisant ensuite du juge des enfants moins un magistrat chargé de dire le droit qu'un "spécialiste" appelé à choisir le traitement le plus approprié, posant enfin comme principe que l'enfant "délinquant" doit faire l'objet non d'une sanction mais d'une mesure de "rééducation", ces ordonnances sont conduites à écarter les règles les plus essentielles et jusqu'aux garanties fondamentales de la procédure. Le système qu'elle mettent en place se distingue sans doute par une grande "souplesse" mais, en contrepartie, il fait du juge des enfants une sorte de travailleur social investi de pouvoirs exceptionnels et habilité à décider des cas individuels de façon discrétionnaire. Il n'assure ainsi qu'un degré minime de sécurité juridique et ouvre la porte à l'arbitraire et au rapport de force. L'argument le plus souvent avancé pour justifier ces mesures est celui de la nécessité d'une « personnalisation de la peine ». Aucun cas d'enfant n'étant semblable à un autre, l'application de normes juridiques générales qui encadrent les décisions juridictionnelles empêcheraient les juges de tenir compte des particularités des cas concrets. La faiblesse de cet argument est patente ; elle tient notamment au fait qu'il n'explique ni pourquoi il serait plus nécessaire de tenir compte des particularités des cas concrets lorsqu'il est question de mineurs que lorsqu'il est question de majeurs, ni, a fortiori, pourquoi le minimum requis de sécurité juridique serait inférieur lorsque la décision concerne des mineurs.

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Le caractère purement stratégique de l'argumentation apparaît clairement dans les recommandations que le procureur Chazal, devenu président du tribunal pour enfants de la Seine, adresse aux magistrats.53 L'affirmation que le juge des enfants doit être « un psychologue s'attachant à pénétrer profondément la personnalité du jeune délinquant » sert d'abord à justifier l'institution du juge unique par le fait que le mineur délinquant doit être jugé « par le magistrat qui l'a connu avant l'audience et a pu l'étudier dans sa personnalité ». Il justifie ensuite une procédure expéditive par la nécessité que le juge « puisse se consacrer au travail psychologique, social éducatif qui, au premier chef, est le sien ». Mais le caractère fallacieux de cette justification se révèle à la page suivante, lorsque Chazal écrit que « l'audition du mineur au cours de l'enquête est donc facultative. Certains juristes s'en étonneront et c'est cependant, à notre avis, une sage disposition. [...] Il est inutile, dans les affaires d'une extrême banalité, autant sur le plan du délit que sur celui de son auteur, d'obliger le magistrat à appeler une première fois le mineur devant lui en cours d'enquête et de le faire à nouveau comparaître le jour où la décision sera rendue. [...] Les renseignements d'usage et surtout l'enquête sociale constituent alors des éléments d'appréciation suffisants ». En fait de "connaissance approfondie", Chazal rappelle aux magistrats que rien ne leur interdit de juger un enfant qu'ils n'auront jamais vu et les invite en fait à s'en remettre au jugement des psychiatres et travailleurs sociaux. Ce texte porte la marque de l'ambition et l'apogée de l'influence des inventeurs de « l'enfance inadaptée », pour qui «L'enfance inadaptée est une, [alors que] la délinquance n'est qu'un accident ».54 Leur ambition est de faire de cette notion une notion apte à englober toutes les formes de difficultés connues. « Tous ces mineurs, délinquants ou non délinquants, écrit encore Chazal, sont inadaptés aux conditions de la vie familiale et de la vie sociale normale. Il impor te donc d'obtenir leur adaptation. Comment y parvenir ?En les éduquant. Mais pour les éduquer, il est souvent indispensable de les soigner ».55 C'est encore dans la façon dont Chazal envisage les soins et l'éducation qu'il convient de donner à ces « inadaptés » que se révèlent le mieux les fondements idéologiques de la démarche qui fonde « l'excellente ordonnance du 2 février 1945 ». Après avoir évoqué la mission des psychothérapeutes des « établissements d'observation ou de rééducation », où « l'on fera appel à la puissance de la suggestion, où l'on donnera à l'enfant la confiance qui lui fait défaut, on l'apaisera par la confession », il indique enfin ce qu'il entend par éducation « Parler psychothérapie nous amène à parler éducation. Éduquer c'est amener un être à sentir, à penser, à agir, à se comporter d'une certaine façon. » Les moyens ? Il mentionne d'abord « une forme traditionnelle d'éducation, l'éducation par la parole [qui] s'adresse directement à l'intelligence », mais c'est seulement pour mémoire et pour indiquer que « cette forme d'éducation est souvent insuffisante lorsqu'on a pour mission d'élever des enfants irréguliers ». « D'autres méthodes doivent être mises en oeuvre. Quelles sont-elles ? « Le conditionnement, d'abord. Il importe de conditionner l'enfant en créant en lui des automatismes : automatismes dans l'action et même automatisme des sentiments, de la pensée, automatismes constructeurs sans doute, mais aussi inhibiteurs d'habitudes acquises. Conditionner c'est donc atteindre le sujet de l'extérieur en faisant appel à ses fonctions neuropsychiques. C'est ainsi que le dressage, l'organisation des réflexes conditionnels par l'association d'impressions agréables à ceux que l'on veut obtenir de l'enfant, et d'impressions désagréables à ceux que l'on veut abolir, la suggestion, autant par l'image visuelle ou verbale que par le rythme, la subordination de certains actes à des impératifs ou à des interdictions, le développement de certaines attitudes corporelles qui favorisent tel ou tel comportement moral,

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constituent les aspects les plus classiques des méthodes de conditionnement. Ces méthodes sont certainement efficaces, autant parce qu'elles dégagent le champ de la conscience d'un ensemble d'activités mineures et de gestes journaliers dans la façon de se comporter dans la vie courante, que parce que l'automatisme est toujours sûr et précis. »56 Nous aurions peine aujourd'hui à qualifier d'éducatif un projet qui relève au mieux du dressage ou de l'endoctrinement et ne déparerait pas dans un manuel à l'usage des mouvements de jeunesse totalitaires. Il exprime des conceptions qui portent la marque des années qui ont fait la fortune de son auteur. Pour les tenants de telles conceptions, l'intérêt individuel se confond avec l'intérêt social et celui du mineur délinquant se trouve dans une soumission totale au médecin et à l'éducateur. Toute procédure formelle offrant une garantie des droits du mineur et de sa famille ne peut que faire obstacle à leur « redressement ». C'est aussi pourquoi, ajoute Chazal, « nous savons encore que nous ne parviendrons à rééduquer de nombreux enfants que si nous les éloignons d'un milieu familial déficient et trouble. »57 Conclusions : Le bilan des « années incertaines » Dès les débuts du processus d'institutionnalisation du "secteur enfance inadaptée", les tares et les contradictions du système mis en place sont déjà repérables. Fernand Deligny est l'un des rares innovateurs de cette époque dont l'histoire ait pu garder trace, grâce au succès de ses livres dû à un incontestable talent d'écrivain. Le caractère discutable et la portée limitée de certaines conceptions qu'il a pu développer n'altèrent ni la valeur de son témoignage ni la pertinence de ses analyses, dont certaines gardent une actualité. « Parmi toutes les manières qu'une société peut étaler pour camoufler sa malfaisance vis-à-vis des enfants mal partis, l'oeuvre charitable, le scoutisme et la psychiatrie abusive, sont les plus courantes. Ces trois malencontreuses marraines de l'enfant difficile font que famille, instituteurs et braves gens se laissent, en toute bonne foi, dérober leur part de responsabilité. Ils croient abandonner une tâche difficile pour qu'elle soit confiée à des mieux qualifiés qu'eux. Et c'est là que commence le triste cirque que je veux décrire, cirque dans lequel les clowns de bonne volonté ne manquent pas... ».58 Dans la perspective d'une reconstruction de l'appareil d'État, nous aurions pu nous attendre à ce que chaque administration ait pour principal souci de se recentrer sur ses missions fondamentales et d'articuler son action sur celle des autres ministères. Nous aurions pu attendre une reconstruction en profondeur des structures d'un secteur d'activité à peine conçu, faisant en sorte de confier : - à l'administration de l'Éducation nationale le soin d'organiser l'éducation et l'enseignement des enfants en difficulté, - à celle de la Santé la distribution des soins médicaux lorsque ceux-ci sont nécessaires, - à la justice le soin de sanctionner les crimes et délits et d'assurer le respect des libertés individuelles. En fait, nous retrouvons chez les hauts fonctionnaires des trois principales administrations concernées un même attachement à défendre "l'unité" du problème de "l'enfance inadaptée", en l'absence de tout fondement technique ou historique et au prix d'un inextricable imbroglio administratif. Nous retrouvons un même projet politique dissimulé derrière des considérations "techniques" : "dépister" pour recruter la clientèle des divers établissements de rééducation et catégoriser pour répartir ces clientèles, une même propension à se situer en concurrence plutôt qu'en complémentarité, à défendre un pouvoir, un territoire.

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Vingt ans plus tard, dans son rapport au Premier ministre, François Bloch-Lainé écrira encore « Certaines réalisations du ministère des Affaires sociales sont très proches de celles de l'Éducation nationale ou de la Justice. D'où il résulte que les discussions se prolongent sur le tracé des frontières et font perdre beaucoup de temps et d'énergie à des talents qui mériteraient un meilleur emploi. »59 Dans les années les plus noires de l'occupation allemande, une conjoncture favorable à la neuropsychiatrie infantile avait permis à ses militants d'imposer une interprétation techniciste et naturaliste du problème des enfants en difficulté. Les « années incertaines » qui suivirent et la conjoncture idéologique de la Libération fournirent un terrain encore plus favorable au développement d'ambitions psychiatriques annoncées de longue date. Au terme de ces « années terribles », nous devons constater que, dans le domaine concerné, l'apport des mouvements issus de la Résistance est à peu près nul. Les technocrates promus par le gouvernement de Pierre Laval occupent les postes clefs et sont au pouvoir pour longtemps encore.

NOTES

1. Nous tenons tout particulièrement à remercier Jacques Bourquin, de qui nous tenons l'essentiel des documents utilisés pour cette étude. 2. Notamment les lois du 22 février 1921, du 26 mars 1927 et du 30 mars 1928. 3. Au sujet des avatars de l'élaboration du projet, voir, dans ce même numéro, l'article de Michèle BECQUEMIN-GIRAULT 4. Avec Pierre MENDES-FRANCE 5. Joseph BARTHÉLEMY, 1943, "Champignons vénéneux des temps d'orage : les tribunaux spéciaux", in Ministre de la Justice, Vichy 1941-1943, Paris, Pygmalion, 1989. 6. L'amiral Darlan l'a surnommé 35.000 tonnes, en référence à la jauge du plus gros cuirassé existant. 7. Jean BERTHELOT, Sur les rails du pouvoir (1938-1942), Paris, Robert Laffont, 1968, p. 185. 8. Rapport au Maréchal de France, chef de l État français, JO du 13 août 1942, p. 2778. 9. H. DONNEDIEU DE VABRES, "Commentaire de la loi du 22 juillet 1942" Recueil Dalloz, 1943, Législation, p. 35. 10. Art. 17. - Tous les mineurs de dix-huit ans reconnus auteurs ou complices d'un crime ou d'un délit ne sont, en principe, l'objet que d'une mesure de protection et de redressement. Toutefois, peuvent être l'objet d'une mesure répressive dans les conditions prévues par l'article 23 de la présente loi les mineurs figés de seize à dix-huit ans auteurs d'un crime ou d'un délit et les mineurs de seize ans en cas de crime seulement, si le tribunal pour enfants et adolescents l'estime nécessaire. 11. Il convient de noter également que la loi de 1942 annule les dispositions de 1912 sur la présomption absolue d'irresponsabilité pénale des mineurs de 13 ans. 12. La loi du 25 novembre 1941 relative à la cour d'assises associe la cour et le jury pour statuer sur toutes les questions de fait et de droit soulevées par la poursuite. Après 1945, le code de procédure pénale a conservé ce principe.

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13. " Le jury statuait sur le fait et non sur la peine. Dans ces conditions, sa décision sur le fait était influencée par la perspective de la peine. On ne s'étonnait que faiblement lorsqu'un jury décidait que le 24 décembre à 23 heures il ne faisait pas nuit ; un coupable de crime innommable voyait déclarer qu'il n'était pas, malgré l'état civil et la notoriété, le père de la victime de l'attentat ; ainsi on inventait les circonstances atténuantes. Les jurés s'étaient mis en révolte contre certaines dispositions législatives ". 14. Même si la frontière entre responsabilité et culpabilité est parfois difficile à établir, on peut dire que la procédure civile a pour fonction de cerner une responsabilité et d'ordonner la réparation du dommage causé, alors que la procédure pénale établit une culpabilité et sanctionne une violation de la loi. 15. Anciennement nommées "colonies pénitentiaires". 16. Anciennement nommées "colonies correctionnelles" et dont le régime est plus rigoureux que celui des colonies pénitentiaires. 17. Sur les notions de sécurité juridique et de flexibilité du droit, voir Hans KELSEN, Reine Rechtslebre, Vienne, Franz Deuticke, 1934. Trad. française : Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, pp. 334-341. 18. Joseph BARTHÉLEMY, op. cit., p. 214 et 260. 19. Christian ROSSIGNOL, Inadaptation, handicap, invalidation ? Histoire et étude critique des notions, de la terminologie et des pratiques dans le champ professionnel de l'Éducation spéciale, Thèse de doctorat d'État, Strasbourg 1, 1999, chapitre I. 20. Intervention de Jean Chazal, Procès-verbal de la séance du 30 mars 1944 du Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral. 21. Robert PAXTON, La France de Vichy, Paris, Seuil, 1974, p. 309. 22. JO des 10 août et 12 septembre 1944, H Art. 1er. La forme du Gouvernement de la France est et demeure la République. En droit, celle-ci n'a pas cessé d'exister. 23. Cette ordonnance comporte en fait deux définitions de l'ensemble des textes qu'elle vise à abroger - une définition en compréhension (tous les textes promulgués entre le 16 juin 1940 et le 25 août 1944), - une définition en extension (les textes dont la nullité est expressément constatée). Ces deux définitions ne constituent pas le même ensemble ; le second est un sous- ensemble du premier. 24. Une définition en compréhension des textes abrogés est inutile, car il est de toute façon nécessaire d'identifier chacun des textes abrogés et de préciser dans chaque cas ce qu'il doit advenir des actes juridiques et administratifs pris en application de ces textes. 25. Robert PAXTON, op. cit., p. 310. 26. Robert PAXTON, op. cit., p. 321. En 1941, on oppose « les jeunes cyclistes », ministres technocrates du gouvernement Darlan, très à droite et partisans de la collaboration comme , Jacques Benoist-Méchin ou , aux « anciens Romains », libéraux et humanistes que sont joseph Barthélemy, Jérôme Carcopino ou Lucien Romier. 27. Sur la stabilité des grands corps de fonctionnaires, voir notamment PAXTON, op. cit., pp. 313-320. A titre d'exemple, il montre notamment, en s'appuyant sur les annuaires des grands corps de l'État, que, pour la Cour des Comptes, organisme technique, 98 % de ses membres en service en 1942 figurent dans l'annuaire de 1946 et 99 % dans celui de 1949. Pour l'Inspection des Finances, dont les hauts fonctionnaires ont peuplé les ministères et dont le recrutement a pratiquement doublé pendant la période

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d'occupation, 97 % des inspecteurs généraux en activité en 1948 l'étaient déjà en 1942, et tous ceux qui ont été recrutés sous Vichy restent en place après la guerre. 28. Robert PAXTON, op. cit., p. 313. 29. Robert PAXTON, op. cit., p. 328. 30. Au sujet du Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral, voir Christian ROSSIGNOL, "Quelques éléments pour l'histoire du "Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral" de 1943 approche sociolinguistique et historique", le Temps de l'histoire, n°1, février 1998, pp. 21-39. 31. Les citations des discours de Roger Garaudy et Georges Cogniot sont tirées d'un fascicule intitulé Les Intellectuels et la Renaissance française, Paris, Parti communiste français, 1945. 32. Aussitôt après la Libération, le pouvoir est partagé entre l'appareil d'État et les Comités locaux ou départementaux de Libération qui menacent de prendre le pouvoir par la force. Ce n'est qu'après le retour d'Union soviétique de Maurice Thorez, en novembre 1944, que le Parti communiste acceptera la dissolution et le désarmement de ses " patriotiques" en contrepartie de son intégration dans l'appareil d'État. Mais il réclame en échange une juste part du pouvoir quant au nombre et à l'importance des portefeuilles ministériels. 33. Associations régionales de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence, instituées par le gouvernement de Pierre Laval sur proposition du Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral. 34. D'après Michel CHAUVIÈRE, op. cil., pp. 154 et suivantes. 35. Président de la première commission du Conseil technique de l'enfance déficiente ou en danger moral. 36. Louis LE GUILLANT, in Sauvegarde, n°22, juin 1948 37. Ordonnance du 8 décembre 1944, additionnelle à celle du 9 août 1944 précédemment citée. 38. Alfred LEGAL, "Commentaire de l'ordonnance du 2 février 1945", Recueil Sirey, 1946, p. 249. 39. Exposé des motifs,» du 4 février 1945, p. 530. 40. Jean Chazal justifie ainsi cette orientation : n Peut-on, dans la plupart des cas, parler du discernement de l'enfant, lorsque l'on sait que ni sa volonté, ni son intelligence ne sont suffisamment formées pour lui permettre d'exercer un choix ? II est déterminé autant par les pulsions et les tendances qui l'animent que par les influences extérieures qui l'atteignent. L'enfant est à la fois "tendanciel" et plastique". Il ne sait efficacement résister, ni à lui même, ni à son milieu. Il doit être protégé, soigné. éduqué et non condamné. [...1 L'enfant de justice sera ainsi traité conformément à sa nature ». Les enfants devant leurs juges, Paris, Éditions familiales de France, 1946, p. 30. 41. Exposé des motifs, p. 530. 42. « La responsabilité colle à la liberté : si celle-ci venait à s'en défaire, elle irait inévitablement vers le crime ou la folie «, écrit Jean-Marie Domenach ; c'est ce qu'il adviendra effectivement de bon nombre de mineurs placés sous ce régime. 43. Pour le législateur de 1945, il s'agit d'apporter à la procédure « les aménagements désirables à l'égard des enfants pour lesquels comptent avant tout, beaucoup plus que la nature du fait reproché, les antécédents d'ordre moral, les conditions d'existence familiale et la conduite passée susceptibles de déterminer la mesure de relèvement appropriée ». Le juge des enfants devra donc obligatoirement « procéder à une enquête approfondie sur le compte du mineur,

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notamment sur la situation matérielle et morale de la famille, sur le caractère et les antécédents de l'enfant, car ce qu'il importe de connaître c'est, bien plus que le fait matériel reproché au mineur sa véritable personnalité, qui conditionnera les mesures à prendre dans son intérêt. [...] L'enquête sociale elle-même sera complétée par un examen médical et médicopsychologique, sur l'importance duquel il n est point nécessaire d'insister (article 8). 44. C'est à un acte et non à une personne que la norme associe une sanction. Même si, du fait qu'un acte est difficilement dissociable de celui qui l'a commis, il est d'usage courant de dire que Monsieur X a été jugé et condamné, c'est en fait un acte et non son auteur qui est qualifié, jugé et sanctionné. « Sans doute a-t-on accoutumé de dire que l'on impute le mérite, le péché, le crime, à la personne qui doit répondre de la conduite ainsi caractérisée. Mais, comme on l'a déjà remarqué antérieurement, le sens véritable de ces assertions est que la personne doit être récompensée pour son mérite ou, plus exactement encore, que le mérite de la personne doit recevoir sa récompense ; ou que la personne doit expier pour son péché, ou plus exactement que le péché de cette personne doit être expié; que le criminel doit être puni, -plus exactement que son crime doit trouver la peine qui convient. [...] L'imputation de la récompense au mérite, de l'expiation au péché, de la peine au crime, inclut en ellemême cette imputation à la personne que le langage courant fait seule apparaître. » Hans KEL SEN, op. cit., p. 126. 45. Henri DONNEDIEU DE VABRES, "Commentaire de l'ordonnance n°45-174 du 2 février 1945 [relative à l'enfance délinquante]", Recueil Dalloz, 1945, Législation, p. 173. 46. Alfred LEGAL, "Commentaire, de l'ordonnance du 2 février 1945", Recueil Sirey, 1946, p. 250. 47. La loi autorise le tribunal premier saisi à renvoyer l'affaire devant une autre juridiction (tribunal du lieu de l'infraction, tribunal de la résidence des parents, de l'enfant luimême ou encore de son lieu de placement). Cette disposition déroge à la règle qui stipule qu'un tribunal compétent ne se dessaisit pas. 48. Le texte prévoit une dérogation qui concerne « le tribunal de la Seine qui connaît chaque année beaucoup plus de la moitié des affaires de délinquance juvénile de l'ensemble de la France , la spécialisation des juges a paru justifier la délégation à la présidence du tribunal pour enfants et à son ministère public de magistrats de la cour d'appel ». Or, commente Donnedieu de Vabres, cette organisation spéciale pour le tribunal de la Seine complique la réglementation légale et «les données statistiques que nous avons reproduites ne confirment pas l'allégation de l'exposé des motifs touchant la proportion numérique des affaires annuellement jugées par le tribunal pour enfants de la Seine ». Quand bien même il en serait ainsi, on comprendrait mal comment l'importance numérique des délinquants parisiens justifierait qu'ils soient jugés différemment des autres. Il semble en fait que cette curieuse disposition ait été introduite pour favoriser la carrière de jean Chazal. 49. l'article 16 notamment, permet au tribunal pour enfants le placement du mineur non condamné dans une institution publique d'éducation correctionnelle. 50. Pierre-Henri Teitgen a, sous la pression des communistes, remplacé à ce poste le professeur de droit démocrate chrétien François de Menthon, jugé trop laxiste dans la conduite de "l'épuration". 51. Une "note technique" de l'équipe de Robert Lafon à Montpellier, adressée à Mme Campinchi au ministère de la justice, en témoigne ' A partir du moment où le délinquant n'est plus sous le coup d'une peine et doit faire l'objet d'une mesure de rééducation, il tombe automatiquement dans la catégorie des mineurs déficients

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et en danger mental. Il y a en fait un problème, celui de l'enfance inadaptée, terme admis par le Conseil technique. Les maisons de l'Éducation surveillée n'auraient donc plus de raisons d'être rattachées administrativement au ministère de la Justice. » Cité in Michel CHAUVIÈRE, Enfance inadaptée: l'héritage de Vichy, Paris, Éditions Ouvrières, 1980, p. 166. 52. D. RÉMY, Les lois de Vichy, Paris, Romillat, 1992, p. 19. 53. Jean CHAZAL, "Notes pratiques et pratique des parquets", Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1946, pp. 310-313. 54. Dechaume (psychiatre à Lyon), cité in Michel CHAUVIÈRE, op. cit., p. 52. 55. Jean CHAZAL, "Enfants de justice, Enfants éducables", Conférences du Méridien, L'enfance délinquante, 1946, pp. 31-39. 56. Ibid. p.34 57. Jean CHAZAL, Les enfants devant leurs juges, Paris, Éditions familiales de France, 1946, p. 18. 58. Fernand DELIGNY, Les vagabonds efficaces, Paris, Maspéro, 1975, préface d'Émile. COPFERMAN, P. 11. 59. François BLOCH-LAINÉ, Étude du problème général de l'inadaptation des personnes handicapées. Rapport présenté au Premier Ministre, décembre 1967, Paris, La Documentation française, Notes et études documentaires, février 1969.

ABSTRACTS

French legislation concerning young delinquents A comparative approach of the law of 27July 1942 and of the law of 2nd februaryy 1945. The law on Juveline Courts which was passed in 1912 was reformed in 1942 on the initiative of J. Barthélemy, Minister of Justice of the collaborationnist French government. In 1945, during the from German occupation, a number of edicts targeted the re-establishing the Republican State. Two of those edicts dated of 2nd February and lst September 1945 are generally analysed as being a reaffirmation of the autonomy and of the prerogatives of the judicial power. Christian Rossignol questions this interpretation of the edicts of 1945. He highlights the fact that these two texts of law, produced under exceptional historical circumstances, do not obey many democratic principles of common law, particularly the separation of judicial powers i.e. the procedure of investigation and the act of judgment. The author shows how, under the presure of corporate interests, the edicts of 1945 allowed the rising of institutions which are autonomous of the judicial power and which prooved to be disastrous in their performances and impossible to reform.

Sous l'impulsion du garde des Sceaux Joseph Barthélemy, la loi du 27 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants a fait l'objet d'une réforme importante, concrétisée par une loi du 27 juillet 1942, relative à l'enfance délinquante. Abrogée à la Libération, cette loi a été remplacée par les ordonnances des 2 février et 1er septembre 1945.

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Ces ordonnances ont été généralement interprétées comme une réaffirmation de l'indépendance et des prérogatives du pouvoir judiciaire. Une analyse de ces textes, en rapport avec les contextes et circonstances qui ont présidé à leur production, conduit à nuancer cette interprétation. C'est en effet dans des circonstances particulièrement favorables à la production, hors tout véritable débat démocratique, de lois qui dérogent aux principes de ce que nous avons pris l'habitude d'appeler un "État de droit" qu'ont été élaborés les textes qui fondent encore aujourd'hui notre Justice des mineurs. Sous la pression d'intérêts corporatistes, des textes dérogatoires au droit commun sont finalement venus légitimer un ensemble institutionnel relativement autonome, qui se révélera par la suite d'une efficacité désastreuse, mais particulièrement difficile à réformer. Nous mettons en évidence, à travers l'analyse des textes législatifs du 27 juillet 1942 et du 2 février 1945, les marques des circonstances qui ont présidé à leur élaboration.

INDEX

Geographical index: France Chronological index: XXème siècle, Deuxième guerre mondiale Mots-clés: histoire de la protection de l'enfance, histoire du droit, loi du 27 juillet 1942

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La loi du 27 juillet 1942 ou l'issue d'une querelle de monopole pour l'enfance délinquante

1 Depuis plus d’un siècle, et parallèlement à l'œuvre scolaire, des lois successives ont organisé le dispositif de protection de l’enfance dans un double mouvement : enrayer la morbidité infantile et résorber la criminalité juvénile. Depuis lors, de nombreuses institutions se partagent le domaine de l’enfance à protéger en fonction de leurs missions et de leurs spécificités.

2 Sur le versant du droit pénal des mineurs, les législations de 1912, 1935 et 1945 sont considérées comme des étapes importantes en particulier dans les affiliations faites par le législateur qui, à l’aube de la Ve République, remania les structures du dispositif1 dans le but de constituer un « système complet de protection de l’enfance ». Mais alors qu’il se référait aux dispositions financières et institutionnelles de la loi du 3 juillet 1944, promulguée avant la fin du régime de Vichy, il ne faisait, en revanche, aucun cas de la loi du 27 juillet 19422, destinée à créer des tribunaux pour enfants et adolescents dotés de « centres d’observation »3. Cette loi annonçait pourtant, avec quelques singularités conjoncturelles, des orientations juridiques et organisationnelles qui s'établirent dans les années qui suivirent pour constituer les charpentes du dispositif actuel4. Malgré ses intentions réformistes, la loi de 1942 fut en effet l’objet d’une relative amnésie. Il en reste peu de traces dans les pratiques comme dans les écrits. Abrogée à la Libération, elle fut, sur certains points, refondue dans l’ordonnance de 1945. Son impact institutionnel fut faible pendant les trois années de sa mise en vigueur, hormis des dispositions hâtives au sein de l’Éducation surveillée5 dont certaines ont d’ailleurs précédé sa promulgation.

3 Comprendre l’élaboration de cette législation « évanouie » oblige le chercheur à se confronter au problème des sources6 disparues ou éparpillées émanant du gouvernement de Vichy qui légiférait à partir de décisions prises par des hauts techniciens sous l’égide du maréchal Pétain. Une explication exhaustive nécessiterait des recherches approfondies ; je n’en proposerai ici qu’un éclairage partiel. Il délaissera les questions concernant l’application institutionnelle de la loi (créations de tribunaux pour enfants et de centres d’observation) pour mieux montrer comment les

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caractéristiques de la législation furent conditionnées aux enjeux politiques et institutionnels qui présidèrent à son avènement. Les objectifs de la réforme 4 La loi du 27 juillet 1942 fut confectionnée pour remplacer la législation de 1912 estimée, pour le moins, désuète sur certains points7, et qualifiée, pour le pire, de duperie8. La nouvelle législation procédait à quelques innovations remarquables. Elle accentuait l’autonomie du droit pénal de l’enfance, et affirmait la spécialisation des juridictions des mineurs qui existaient seulement dans quelques grandes villes, tout en préconisant des réformes quant aux méthodes de redressement et aux établissements de l’Éducation surveillée. Un regard rétrospectif la jugerait complexe. En fait, l’objectif de cette loi consistait à simplifier le système de 1912, trop compliqué, trop lent, trop subtil. Pour ce faire, la loi de 1942 cherchait autant à unifier certains principes qu’à établir des arrangements pragmatiques en intégrant les difficultés du moment : inflation de la délinquance, pénurie de moyens institutionnels et financiers.

5 En premier lieu, le législateur avait eu le souci d’uniformiser le régime des mineurs. En effet, la loi de 1912 avait institué de nouvelles catégories : les moins de 13 ans, les 13-16 ans et les 16-18 ans9. Les mineurs de 13 ans devaient obligatoirement faire l’objet une information préalable au jugement et la question du discernement pour cette tranche d’âge avait été supprimée, dès 1912, au profit d’une présomption légale et irréfragable d’irresponsabilité pénale. En 1942, la nouvelle législation cherchait à établir des principes communs à tous les mineurs de 18 ans sur les bases de 1912 qu’elle modifiait partiellement. Ainsi, elle instaurait une procédure qui exigeait une information préalable avant d’engager des poursuites quel que soit l’âge de l’enfant10. En outre, elle supprimait complètement la notion du discernement restée en vigueur pour les mineurs de 13 à 18 ans, en raison d’un usage jugé « prétorien » de ce critère. Parallèlement, elle faisait disparaître la présomption irréfragable d’irresponsabilité pénale portant sur les moins de 13 ans, pour établir en général la primauté des mesures de protection et de redressement11. Tous les mineurs bénéficiaient donc, en principe, du même régime. Mais la loi de 1942 conservait en exception à ce principe les délinquants et les criminels âgés de 16 à 18 ans pour lesquels elle préconisait des sanctions graduellement répressives, en les assimilant pénalement aux majeurs12. Cette mesure avait été conservée dans le souci de sauvegarder l’ordre public, préoccupation dans laquelle s’inscrivaient aussi les dispositions prévues à l’encontre des adultes coauteurs des crimes ou des délits commis par les mineurs.

6 Un deuxième objectif, également lié à l’accroissement du nombre de délits, s’était imposé : il fallait filtrer les flux d’enfants susceptibles d’être jugés. Pour hâter le traitement des affaires, autant que pour rendre plus performantes les tâches des juridictions spécialisées, la procédure avait été conçue en trois temps13. Le premier correspondait à la phase de l’instruction au terme de laquelle le mineur devait, si nécessaire, comparaître devant une juridiction civile de première instance, la chambre du conseil. Ensuite, cette juridiction devait étudier le cas de l’enfant et statuer sur l’opportunité d’une mise en accusation. Le cas échéant, la chambre du conseil saisissait le tribunal pour enfants et adolescents. Le tribunal ne devait intervenir que dans le troisième temps de la procédure. Ainsi, l’idée de 1912 qui consistait à répartir les jugements en distinguant les cas par tranches d’âge (moins de 13, 13-16 et 16-18 ans) et par le degré de responsabilité, disparaissait dans une réorganisation des juridictions pour une meilleure distribution des flux d’enfants.

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7 Dans la lignée des réformes juridiques antérieures, la loi prônait d’individualiser les décisions. Pour y parvenir, deux moyens avaient été retenus : la spécialisation de la juridiction14 et l’observation approfondie du mineur 15. La loi ordonnait en effet la création de tribunaux spécialisés dont la répartition géographique devait être fixée ultérieurement, par décret. Le tribunal devait être composé d’un magistrat de Cour d’appel et de deux magistrats de première instance. Ceux-ci étaient assistés de deux assesseurs, hommes ou femmes, en cas de crime seulement.

8 Les tribunaux devaient fonctionner en lien étroit avec des centres d'observation situés à proximité, dont la loi prévoyait également la création. L’observation devait être suivie de près par un magistrat, jusqu’aux résultats qui permettraient de statuer. Déjà présente dans l’esprit du législateur de 1912, l’idée d’observer le mineur pour une meilleure adéquation du jugement, n’avait été concrétisée que par les enquêtes et les examens médicaux pour les mineurs de 13 ans. Le vœu de créer des centres d’observation avait ensuite été formulé en 1925 par la 4ème sous-commission de réforme pénitentiaire, à la suite d’un rapport effectué par le Dr Paul-Boncour16. Parallèlement, certains règlements avaient amené l’idée de « triage » (circulaire de 1926, décret de 1929, circulaire de 1935). Le décret-loi de 1935 prévoyait un placement préventif pendant la durée de l’enquête sociale et de l’examen médical pour les mineurs vagabonds. Dans les pays voisins, des centres d’observation avaient été institués dans la foulée des innovations concernant les juridictions des mineurs. C’est le modèle italien qui inspira le législateur de 194217.

9 La nouvelle loi reprenait en outre la disposition de 1912 selon laquelle les jugements pouvaient être revus en fonction de l’évolution de la situation du mineur18.

10 L’Éducation surveillée devait servir de modèle19. La loi prévoyait des réformes au niveau de ses structures, de son personnel et des méthodes de redressement. Elle préconisait la création d’établissements qui serviraient de guides aux œuvres privées. Les appuis cognitifs proviendraient des sciences médicales, de la pédagogie et de l’expérience acquise dans les mouvements de jeunesse.

11 Enfin la législation permettait de recourir à une grande variété de ressources institutionnelles tout en préconisant leur coordination. A chacune des étapes de l’instruction et du jugement, il était possible d’utiliser des mesures diversifiées et une large gamme de services et d’œuvres appartenant aux secteurs publics et privés. Le choix des établissements était laissé à l’appréciation des juges. Plutôt qu’un classement par catégories de mineurs établi sur des compétences institutionnelles, l’organisation prônée privilégiait une distribution souple mais coordonnée des flux d’enfants, incluant des possibilités de réciprocité entre l’Éducation surveillée et les autres institutions. Les établissements étaient soumis à des contrôles20 administratifs ; les œuvres privées devaient en outre obtenir l’habilitation du ministère de la Justice21.

12 Les activités de ce dispositif se déroulaient sous l’égide d’une coordination interministérielle placée sous l’autorité du Chef de l’État. Les signataires de cette loi : Joseph Barthélémy (Justice), Pierre Cathala (Finances), Raymond Grasset (Santé), (Education nationale), l’Amiral Platon (Famille) représentaient les pôles de cette coordination. Les points sensibles 13 Sous le peigne fin des juristes de l’époque22, les points sensibles du texte législatif devenaient de véritables paradoxes. Ils apparaissaient soit en raison d’un manque de

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précision par rapport aux dispositions antérieures abrogées par la législation (mais non remplacées), soit dans des contradictions entre l'intention législative et son projet d'application.

14 Par exemple, l’élimination de l’irresponsabilité totale en faveur des moins de 13 ans laissait supposer qu’un enfant de 6, 7 ou 8 ans pouvait, dans certains cas et en dépit d’une excuse atténuante de minorité, encourir une condamnation, qui n’excluait pas la peine de mort.

15 Quant à la suppression de la notion de discernement, elle équivalait à faire disparaître les possibilités d’acquittement, auparavant attribuées en cas de non-discernement. Parallèlement, le traitement infligé aux 16-18 ans par l’article 23, était singulièrement répressif dans l’esprit. Cependant, la loi omettait de préciser les applications des peines encourues (peine de mort, condamnation à perpétuité, déportation) pourtant suggérées par l’assimilation de cette tranche d’âge aux majeurs. Comparativement aux dispositions antérieures de l’article 67 du Code pénal dorénavant abrogé, les articles 23 et 39 de la nouvelle loi n’apportaient aucune précision sur ce chapitre. Ces châtiments et leurs lacunes juridiques sont à mettre en lien avec les hésitations qui subsistaient depuis 1906, lorsque la majorité pénale est passée de 16 à 18 ans23. Dès qu’il y avait une nouvelle inflation de criminalité, les questions du traitement des 16-18 ans, et de l’abaissement de la majorité pénale, étaient de nouveau agitées. Les lois de janvier et d’avril 1941, sur « les stages obligatoires dans les chantiers de jeunesse » et les mesures prises à l’encontre des plus de 16 ans, auteurs d’agressions nocturnes avaient d’ailleurs été conçues dans cet ordre d’idées.

16 Si la loi avait pour vocation de favoriser l’investigation sur le milieu et la personnalité du mineur, et d’individualiser son traitement, elle ne se donnait pas les garanties de son application. D’une part, les enquêtes sociales et l’examen médical ne revêtaient aucun caractère obligatoire. D’autre part, l’intervention de la juridiction spécialisée et l’utilisation des centres d’observation n’entraient en jeu qu’en dernière instance (de même que le recours à la liberté surveillée), ce qui alourdissait la procédure pour les mineurs concernés.

17 Le texte ne supprimait pas complètement le recours aux maisons d’arrêt pendant l’instruction reprenant ainsi l’ambiguïté de la circulaire du 21 mars 1942. Il réduisait considérablement les possibilités de défense et d’appel, en comparaison des dispositions de 1912. Enfin, une grande prudence était observée quant au nombre et à la répartition des structures que la loi se proposait de créer, alors qu’elle faisait preuve d’une large possibilité de connexions avec des institutions non judiciaires.

18 Comment expliquer ces paradoxes par rapport aux intentions ostensiblement réformistes de cette loi ? Dans quelles mesures ces paradoxes étaient-ils liés au contexte social, économique et politique du régime de Vichy ? Ont-ils été les aboutissements fâcheux de divergences de points de vues qui auraient opposé les auteurs du texte législatif ?

19 Une investigation plus poussée révèle en effet que deux groupes d'acteurs étaient alors concernés par le problème de l'enfance délinquante. Les prétendants à l’enfance délinquante 20 Le texte législatif de 1942 peut être considéré comme l’aboutissement de nombreux travaux antérieurs qui visaient à réformer la prise en charge de l’enfance appelée

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jusque là « coupable ». Des projets et des propositions de loi apparurent à foison : Rollin (1935), Lagarde (1936), Rucart (1937), Delattre (1937), Campinchi (1937) Matter (1938).

21 Mais cet élan réformiste ne fut pas constitué d’un rassemblement de volontés unanimes. Plusieurs courants issus de rivalités institutionnelles superposées et cristallisées au début du siècle24 restaient en opposition et s’adressaient mutuellement de sévères critiques de légitimité dont on continue à mesurer l’héritage aujourd’hui. En résumé, la question du traitement de l’enfance coupable réactivait les rivalités entre un corps judiciaire devenu influent dès le début de la Troisième République et une administration pénitentiaire exsangue quant aux moyens dont elle disposait. Au premier groupe était allié une grande partie du secteur privé associatif25 concerné par l’enfance malheureuse, déficiente, ou coupable sur lequel se greffaient les prérogatives naissantes du ministère de la Santé, qui assumait l’héritage de l’Assistance publique, tout en s’équipant d’experts médicaux dans le domaine de la psychiatrie infanto- juvénile. Les lois de 1889 et de 1898 avaient entériné des changements de conceptions : dorénavant les enfants coupables étaient en premier lieu des victimes d’un milieu familial indigne ou carencé. Pour les milieux socio-judiciaires, l’enjeu principal était d’intégrer l’enfance coupable dans le lot des enfants en danger moral, soignables, rééducables. Pour les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire, il s’agissait de garder cette population en la maintenant au statut de catégorie spécifique « d’enfance délinquante », au prix de certaines réformes institutionnelles. Le courant socio-judiciaire 22 Le secteur associatif était issu des mouvements philanthropiques (Société générale des prisons, Sociétés de patronage, Comités de défense des enfants traduits en justice). L’orientation des activités était préventive26 : éviter la récidive après détention, ou éviter l’emprisonnement. Les juges du tribunal de la Seine tels Henri Rollet, l’un des promoteurs de la loi de 1912, puis le substitut Baffos, avaient été actifs dans la dépénalisation du vagabondage, la transformation de la correction paternelle et de la déchéance de puissance paternelle en assistance éducative en 1935. Les pratiques mises en œuvres par les services sociaux attachés aux tribunaux avaient progressivement infléchi les conceptions en matière de délits occasionnés par les mineurs. L’idée que ces enfants étaient avant tout « en danger moral » et qu’il fallait les « préserver » s’imposait progressivement. Les méthodes de redressement des mineurs étaient inspirées des techniques du case-work. Les cas passaient par un examen du milieu familial, éventuellement, une consultation médico-psychologique et au besoin, un placement en foyer d’observation et de rééducation. Ces pratiques existaient principalement dans le département de la Seine où s'activaient quatre services sociaux spécialisés. Parmi eux, le Service social de l’enfance avait ouvert le foyer de Soulins dès 1929 pour l’observation et la rééducation des enfants. D’autres initiatives avaient pris forme dans les grandes villes de province, souvent dans la continuité d’un patronage. Ces interventions visaient le relèvement des parents défaillants, une scolarité régulière, des prises en charges adaptées aux anormaux et un reclassement par le travail. Elles se conjuguaient avec des œuvres rééducation, généralement d’origine confessionnelle, dont les méthodes variaient selon les ressources locales et les convictions des fondateurs, par exemple : l’ESSOR occitan fondé par l’abbé Plaquevent en région toulousaine, le Sauvetage de l’enfance de Lyon, et les services et établissements du Hinglé dirigés par Mme de la Morlais en Bretagne27. Ce courant recevait l’appui technique et scientifique des personnalités de la neuro-psychiatrie infantile dont un des principaux représentants était à Paris, le Dr George Heuyer. Des experts en Droit,

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Pierre de Casabianca, Donnedieu de Vabres, pour ne citer qu’eux, offraient à ce mouvement le profit de leurs influences. Politiquement, toutes ces initiatives s’inscrivaient globalement dans les idées de la démocratie chrétienne. En outre, une œuvre multiconfessionnelle comme le Service social de l’enfance en danger moral de Paris était également soutenu par les milieux socialistes et par des juristes comme Mme Campinchi, fille du député radical socialiste corse, Adolph Landry, et épouse de César Campinchi, auteur d’un projet de loi en 1937. Le courant réformiste de l'Éducation surveillée 23 D’un autre côté, les fonctionnaires de la pénitentiaire, dont l’inspecteur général Jean Bancal, préconisaient d’émanciper l’Éducation surveillée de l’administration pénitentiaire, pour en réformer les méthodes et l’organisation des établissements. Ces mesures s’imposaient car au lendemain de la première guerre, l’équipement de l’administration pénitentiaire était détérioré et unanimement critiqué. En répercussion, sur les quinze structures d’avant-guerre, six avaient été fermées. Une baisse considérable des effectifs d’enfants28 avait eu lieu au profit des patronages. Par ailleurs, suite aux succès des romans d’Edouard Quet29 et d’André Lorde30 qui avaient précédé la législation de 1912, la presse et l’opinion étaient restées sensibles au sort des enfants difficiles ou malheureux. Pendant les années 1920, des journalistes avaient entrepris de grandes enquêtes sur les traîtements de l’enfance malheureuse, coupable et déficiente. En 1924, Louis Roubaux avait fait paraître des reportages dans le « Quotidien » de Paris après avoir visité Eysse, Aniane, Belle-île, Clermont et Doullens. Il avait déclaré que « ces écoles professionnelles (étaient) tout simplement des écoles du bagne »31. Trois ans plus tard, Raymond de Nys avait consacré à « l’enfance maudite »32 une série d’articles dans le journal « Le petit parisien ». Ce journaliste était favorable aux patronages. Concernant l’Éducation surveillée, il considérait « qu’il n’y avait plus guère de tortionnaires dans ces maisons d’enfants mais qu’il fallait surtout éduquer le personnel de surveillance »33. En 1929, Alexis Danan, alors journaliste à « Paris soir », réalisa également une enquête dans laquelle il rendait compte en 17 articles des différentes initiatives de prises en charge institutionnelles des « enfants anormaux »34 en France, en Suisse et en Autriche. Lors de son enquête, M.Mouton, directeur des affaires criminelles à la Justice, M.Cazeaux à l’Intérieur et M.Estèves à la pénitentiaire lui avaient refusé l’autorisation de visiter une maison de correction. Piqué, Alexis Danan se rendit néanmoins grâce à la recommandation d’un juge dans un établissement de correction. Ce reportage quasi clandestin lui inspira son dixième article intitulé « La maison des méchants garçons »35. Il en dénonçait l’aspect disciplinaire et y voyait un lieu de “perdition définitive ». Par la suite, il fut l’instigateur virulent des campagnes de presse contre les bagnes d’enfants en 1934, puis en avril 193736 à la suite du décès d’un colon à la colonie d’Eysses.

24 Malgré des tentatives de réformes réglementaires au cours des vingt années précédant la guerre, rien n’avait fondamentalement changé au sein des établissements de l’administration pénitentiaire. La guerre avait ensuite engendré une profonde désorganisation dans la prise en charge des mineurs. Quartiers spéciaux des prisons, colonies correctionnelles, et maisons d'éducation surveillée avaient du être fermés ou évacués37. En 1940, la prison de Fresnes fut en partie réquisitionnée par l’armée allemande. Le nombre des mineurs incarcérés atteignit 325 pour une capacité de 240 cellules38. Devant cette situation, un centre de détention préventive fut ouvert hâtivement le 1er avril 1941 pour les garçons relevant du tribunal de la Seine, au 19 rue de Crimée à Paris. Quant aux établissements de redressement, après la fermeture définitive de la colonie d’Eysses le 15 août 1940, il ne restait plus qu’un seul

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établissement pour les filles et quatre pour les garçons. Cependant, dès le début de l’année 1940, des modifications importantes étaient engagées, et symbolisées par des changements terminologiques39. Alors que l’Éducation surveillée n’était encore qu’une simple sous-division de l’administration pénitentiaire, Jean Bancal préconisait de construire une « cloison étanche » ou de procéder à « une opération chirurgicale » entre les deux administrations, les établissements et le personnel. Par ailleurs, considérant les activités des tribunaux pour enfants, Bancal considérait qu’un « juge bien informé », serait un remède efficace à l’usage aléatoire qui était fait du discernement.

25 Les deux courants n’étaient pas en opposition sur tous les points et se rejoignaient, notamment sur les perspectives de confier les jugements à un seul magistrat spécialisé et de permettre aux femmes d’exercer dans la magistrature. Ces idées qui avaient été introduites de part et d’autre dans les différents projets antérieurs, n’ont pas été retenues par la loi. Sans doute ces questions n’étaient-elles pas « mûres », ou du moins apparaissent-elles secondaires par rapport aux difficultés du moment qui poussaient à établir d’autres priorités. Les orientations politiques de Vichy face à la désorganisation sociale 26 Typique du cadre idéologique de la Révolution nationale, le « Rapport au Maréchal de France »40 qui précédait le texte législatif affirmait la volonté de faire de la jeunesse française « une jeunesse forte saine de corps et d’esprit, préparée aux tâches qui élèveront les âmes ». Au lendemain du traumatisme de la défaite et de la panique des élites, c’est la volonté de ramener la paix et l’ordre à l’intérieur du pays qui provoqua la décision de l’armistice du 25 juin 1940. Un régime de type charismatique autour de la personnalité de Philippe Pétain se mit en place alors que s’installait une collaboration d’État entre la France et l’Allemagne jusqu’en novembre 194241 (avant la période collaborationniste). Les préoccupations qui sous tendaient la législation de juillet 1942 étaient certes, liées à l’augmentation de la criminalité juvénile qui sévissait en particulier dans les centres urbains, mais elle était amplifiée par la désorganisation due à la guerre.

27 Le parc des institutions susceptibles de prendre en charge les mineurs délinquants souffrait d’une grande pénurie. D’une part, en région parisienne, plusieurs établissements privés avaient été fermés. Les services sociaux étaient occupés à l’évacuation des populations et au transfert des enfants placés vers la . D’autre part, l’état des prisons était devenu catastrophique. Suite aux bombardements, des établissements pénitentiaires avaient été évacués alors que le nombre de prisonniers avait triplé entre 1938 et 194242, du fait des internements politiques. Les quartiers réservés aux mineurs avaient dû être libérés pour les adultes. Le phénomène de débordement des effectifs se doublait de l’exode des détenus et du personnel, afin de soustraire ces populations aux bombardements en zone de combat et d’éviter d'éventuelles libérations par les Allemands. Enfin, des écoles avaient également fermé leurs portes, faute de chauffage. Les enfants, victimes des dislocations familiales, erraient dans les rues. Ou encore, ils maraudaient, parfois avec l’acquiescement tacite des parents, sinon leur complicité. Car l’urgence portait avant tout sur le ravitaillement, avec toutes les tentations qui en résultaient43.

28 Le Dr Petchot-Baquet, du Commissariat général à la famille, déclarait en janvier 1942 que le nombre d’enfants criminels était passé de 15.000 enfants en 1937 à 45.000 en 1940 et que depuis il ne cessait de croître44. Il constatait un relâchement général des mœurs et s’alarmait sur le sort des fruits d’unions passagères ou irrégulières, qui

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seraient contaminés par l’alcoolisme et la débauche. Cette enfance là, moralement abandonnée, deviendrait à coup sur une jeunesse délinquante et révoltée.

29 Par ailleurs, le contre-amiral Bard, préfet de police45, mesurait régulièrement la température de Paris. La peur des dirigeants portait sur les effets des privations imposées à la population où se multipliaient les suicides et les abandons d’enfants. C’était, selon lui, un terrain favorable à l’agitation communiste ou gaulliste. Le préfet reprochait à la magistrature de ne pas être assez répressive. Il soupçonnait les milieux communistes d’utiliser les éléments féminins non-communistes pour déclencher des campagnes d’agitation en faveur des prisonniers et de l’enfance.

30 Une autre question tourmentait les acteurs de la Révolution nationale : le problème récurrent de la dénatalité. Il était d’autant plus préoccupant que les années 40-41 enregistraient une baisse importante des naissances et que le dynamisme démographique de la France était très inférieur à celui des voisins italiens et allemands. Constatant que les dirigeants de ces deux pays ne se donnaient même pas la peine de dissimuler tous les espoirs malveillants qu’ils fondaient sur la dénatalité française, les membres du gouvernement de Vichy adoptèrent par mimétisme défensif cette conception de Mussolini : « Les peuples féconds sont des peuples forts et inversement les peuples stériles sont faibles. Lorsque ces derniers seront réduits à un amas de misérables vieillards, ils plieront à bout de souffle sous la poussée d’un jeune maître »46. Parallèlement au limogeage des instituteurs et des inspecteurs d’académie suspectés d’agitation politique et à l’épuration d’une magistrature jugée trop laxiste, les dirigeants de Vichy bâtissaient un ordre social centré sur la cellule familiale comme base indispensable au bien-être de la Nation et de l’État. Pour ce faire, ils encourageaient l’expansion du corps médical et son organisation corporatiste. En complément, ils déployaient des politiques d’encadrement de la jeunesse et favorisaient le développement des chantiers de jeunesse et des Compagnons de France, tout en y exerçant une surveillance active.

31 Pour régler la question de l’enfance délinquante dans ce désordre ambiant, deux projets furent élaborés en parallèle et sans concertation préalable officielle entre 1940 et 1941. L’un fut échafaudé par la direction de la Famille sur l’initiative du Médecin Commandant Sautriau, de Jacques Chevalier, de Maître Garcin, et du Docteur Petchot- Baquet. Ce projet visait l’enfance coupable sous l’angle de l’enfance moralement abandonnée dans la perspective d’une refonte du Code de la famille47. L’autre avait été concocté par Jean Bancal, inspecteur général adjoint des services de l’administration pénitentiaire et par Fernand Contencin, directeur de l’administration pénitentiaire et des services de l’Éducation surveillée48. Ce dernier projet avait été réalisé sur la demande du ministre de la Justice, Joseph Barthélemy, qui entreprenait une réforme d’ensemble de l’administration pénitentiaire. Deux projets en concurrenceUn code de l’enfance intégré au Code de la famille, avec le Tribunal pour enfants et adolescents comme auxiliaire49

32 En septembre 194050, le bureau « Enfance » de la direction de la Famille avait officiellement la charge de la petite enfance, de l’enfance malheureuse, des mineurs prostitués, des vagabonds, de la correction paternelle et de la surveillance des enfants placés. Il réclamait, entre autre, les mineurs délinquants, avec cette précision : « Ils dépendent actuellement du ministère de la Justice, il y aurait le plus grand intérêt à confier à la Direction de la famille, déjà chargée des mineurs vagabonds, le relèvement social de ces enfants » car « l’enfance est UNE et (...) l’enfance délinquante n’est pas par nature distincte de l’enfance prédélinquante ». Cette orientation, préconisée par Garcin et de Lagrange s’inscrivait

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dans « une refonte méthodique du Code de la famille », estimée urgente, en raison des conséquences regrettables que la loi du 29 juillet 1939 avait produit sur la distribution des allocations familiales51. Le secrétariat d’État à la Famille et à la Santé avait entrepris la réalisation d’un système complet de législation sur la famille qui prévoyait une division en trois unités : civile, économique, sociale. Toute la difficulté, d’après Jacques Chevalier était de « refondre sur le plan familial la législation individualiste issue de la Révolution et du Code civil »52. Déclarant que le secrétariat d’État à la Famille et à la Santé était le seul parmi les services gouvernementaux à disposer du personnel nécessaire : directeurs de la santé et de l’assistance, délégués régionaux à la famille, médecins assistantes sociales etc., Jacques Chevalier considérait qu’il fallait doter en crédits les services sociaux et les œuvres privées, et notamment multiplier les assistantes sociales spécialisées près des tribunaux. Il défendait l’idée selon laquelle le pays et les œuvres devraient « perdre l’habitude de tout attendre de l’État”, mais partant du constat que « l’initiative privée (avait) déjà pris une large part de l’assistance de la famille et de l’enfance », il considérait que l’État devait « empêcher les œuvres qui se trouvent en difficulté de disparaître, de donner à l’initiative privée un nouvel élan, de saisir le pays par une propagande active et soutenue de la question de vie ou de mort » qui se posait devant lui en ces termes : « natalité – Famille »53.

33 Famille et Justice devaient être deux administrations solidaires selon le principe suivant : le T.E.A devenait l’auxiliaire de la famille. Sur cette instance centrale devaient aussi s’articuler les services sociaux, la police féminine, les médecins, les centres d’observation et de triage, et enfin les centres de rééducation. Le tout devait constituer un ensemble technique54 dont l’unité serait assurée par des Conseils de protection de l’enfance qui réaliseraient toute l’œuvre de prévention avant l’entrée en action du tribunal pour enfants et adolescents. Dès le début de l’instruction, l’enfant pourrait être placé dans un centre d’accueil et de triage. Les enfants déjà aux prises avec la Justice seraient envoyés dans des centres d’observation et de triage où ils seraient longuement observés afin qu’un diagnostic soit établi, avant d’être dirigés vers le centre de traitement ou de rééducation approprié. Il s’agissait de centres médico-sociaux, (et non pas de centres de Justice) destinés à former « la pièce maîtresse du système de prophylaxie morale applicable à l’enfance en danger moral ». Les Conseils de protection de l’enfance seraient institués à tous les échelons administratifs du pays. Le T.E.A serait composé d’un juge unique qui pourra être assisté d’un médecin, d’une femme qualifiée et d’un membre de l’enseignement ; le juge serait membre de droit des C.P.E.

34 Néanmoins, le rapport de Petchot-Baquet concevait que des mesures de répression puissent être infligées aux plus pervertis, sauf en cas de déficience mentale ou de défaillance parentale. Dans ce cas l’internat de redressement pouvait éventuellement appartenir à l’administration de la Justice, mais le mineur n’en échapperait pas pour autant au contrôle du secrétariat d’État à la Famille et à la Santé. En modèle du système de rééducation, il était proposé : 1) au stade de la prévention de la délinquance, l’ESSOR occitan de l’abbé Plaquevent ; 2) Immédiatement après le délit, les établissements de Mme de la Morlais qui avait adjoint aux services sociaux de la Cour d’appel de Caen et de Rennes, les fermes rééducatives du Hinglé ; 3) après la punition, l’œuvre du père Aune, « L’étape », située en Provence qui réhabilitait les jeunes libérés, par le travail et l’acquisition d’un métier.

35 Pour appliquer cette politique, il fallait avoir les coudées franches afin de lutter contre les prérogatives des ministères qui revendiquaient « des attributions sur tels ou tels aspects

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du problème (…) agissent isolément, sans coordination, sans direction commune ». La réorganisation de l’Éducation nationale et l’encadrement des chantiers de jeunesse venaient compléter ce vaste programme pour lequel Jacques Chevalier avait réclamé « qu’aucun texte de loi ou décret ne soit publié sans avoir reçu le visa du secrétaire d’État à la Famille ».

36 Les résistances allaient provenir de la Justice qui, de son côté, travaillait à sa propre réforme. Un projet de loi portant code de l’enfance délinquante55, sur le modèle de l’Éducation surveillée

37 Du côté de l’administration pénitentiaire, il s’agissait de lutter contre cette tendance qui amenait la confusion de toutes les catégories de mineurs et de conserver « l’enfance délinquante » en s’inscrivant dans la continuité de l’élan réformiste de 1936. Joseph Barthélemy avait entrepris une réforme d’ensemble de l’administration pénitentiaire dont la réalisation était devenue aléatoire en raison des troubles conjoncturels. Mais l’Éducation surveillée, moins directement affectée, pouvait recevoir quelques retouches. Aussi accorda-t-il une priorité à la question de l’enfance délinquante pour laquelle il préconisait « d’abandonner résolument la conception répressive traditionnelle »56. Le ministre avait confié les travaux préparatoires à Bancal, « à cause de sa thèse57 », et à Contencin « en raison de son zèle »58. Des correspondances écrites avaient eu lieu entre la direction de l’administration pénitentiaire à Vichy et le directeur des services à Paris, M. Papot. Par ailleurs, le directeur de la pénitentiaire avait été informé par Jean Renaudin du projet du secrétariat général à la Famille et à la Santé, des expériences modèles du secteur privé, et des velléités d’expansion des services de Mme de la Morlais. Celle-ci avait écrit directement au Maréchal Pétain pour proposer l’application de son système à toute la France59. Le directeur de la pénitentiaire considérait qu’il fallait remédier sans retard à ce véritable « état d’anarchie ». Selon lui, la question de l’enfance délinquante se trouvait « fâcheusement compliquée par beaucoup de confusion dans les idées et dans les textes (...) et par le zèle parfois intempestif de bonnes volontés, le plus souvent idéalistes et généreuses mais trop fréquemment aussi incompétentes, susceptibles ou même intéressées, et enfin par un excès de candeur et de sensiblerie peu compatible avec une saine appréciation des réalités ». Il adressait une sévère critique aux établissements de type « Bon Pasteur » parce qu’ils favorisaient la contamination en mélangeant toutes les catégories. Il estimait que toutes ces œuvres privées étaient désireuses de tirer les meilleurs profits possibles et qu'« il s’ensuivrait fatalement des rivalités et des luttes d’influence auprès des juridictions pourvoyeuses pour obtenir de celles-ci la faveur d’affectations selon leurs désirs ». Il ajoutait que « l’ingérence sans cesse accrue de leurs représentants dans l’œuvre de justice, ainsi que leur tendance à pousser à une extension croissante du champ de recrutement des mineurs par autorité de justice (...) contribuait à l’accentuation progressive de la confusion de la situation des mineurs de justice et des autres ».

38 Devant les prérogatives de la Famille, garder les enfants traduits en justice alors que les crédits d’équipement étaient quasi inexistants était un pari difficile. Dans cette configuration, la solution fut de recourir au système du modèle et de la doctrine. Créer peu de centres, mais bien les équiper, déployer des méthodes efficaces, réorganiser les I.P.E.S. et les colonies correctives... bref, montrer l’exemple, voilà ce qui permettrait à l’Éducation surveillée de conserver ses attributions dans un contexte aussi peu favorable. Deuxième condition : les œuvres privées devaient se soumettent à une

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discipline, se spécialiser en catégories de mineurs ou en type d’activité (artisanat, agriculture...) et s’astreindre à des contrôles.

39 Le texte législatif élaboré par Bancal et Contencin au début de l’année 1941 était assez proche de la version finale, mais il n’avait intégré ni les prétentions, ni les préoccupations des protagonistes du système famille/T.E.A. Par rapport à la forme définitive de la législation, l’esprit du premier projet était plus répressif et son écriture laissait moins de flou juridique. Le texte avait été annoté de commentaires manuscrits qui comportaient notamment le dénombrement suivant « 20.000 infractions d’enfants dont 5 à 6.000 sérieux, 2.000 en maisons d’Éducation surveillée ». Les rédacteurs du Code prévoyaient d’abaisser la majorité pénale à 16 ans, considérant qu’« aucune œuvre éducative n’est possible à partir de certains âges ». Si l’idée de supprimer les sanctions répressives était avancée, des restrictions subsistaient pour les mineurs de 16 ans, convaincus de crime et d’avoir agi « avec discernement ». Ceux qui seraient passibles de la peine de mort, des travaux forcés à perpétuité et de la déportation encourraient une condamnation à la peine de 10 à 20 ans d’emprisonnement dans un quartier spécial d’une colonie correctionnelle60. En outre, l’intention d’instituer la chambre du conseil en première phase de la procédure avait été annotée « très bien ». La limitation des voies de recours était commentée ainsi : « on fera examiner la culpabilité par la chambre du conseil, et les mesures seront toujours provisoires, c’est analogue à une garde d’enfant, c’est une juridiction spéciale. On peut toujours revenir par l’incident à la liberté surveillée. Ce tribunal ne prononce pas de peine, simplement des mesures sur lesquelles il est possible de revenir ». Car en fait, l’essentiel de la réforme reposait sur la conviction qu’une autorité judiciaire spécialisée, sollicitée à bon escient, équipée de centres d’observation et connectée à un dispositif public et privé, allait être le remède miracle. Il fallait faire confiance à cette juridiction puisqu’il lui était possible de revenir sur les jugements. Les procédures de défense devenaient donc superflues.

40 Si l’administration pénitentiaire avait été mise au courant des projets du Commissariat général à la Famille au cours du premier trimestre 1941, ces derniers, en revanche semblaient ignorer les perspectives de réforme de la Justice. De ce fait, la question de l’enfance délinquante prit l’allure d’une querelle de monopole. Les négociations pour le partage des pouvoirs se déroulèrent au sein du Conseil supérieur de l’administration pénitentiaire en septembre 1941 à Vichy. La résolution du Conseil supérieur de l’administration pénitentiaire 41 Considéré comme un recul, un retour à des méthodes répressives, coûteuses, inopérantes et retardataires par rapport aux législations étrangères (Scandinavie), le Code de l’enfance délinquante fut vivement critiqué par les défenseurs de « l’enfance moralement abandonnée »61. Outragés par le fait que les grands experts tels que Henger, Magnol, Donnedieu de Fabres, Lespinasse, Riser n’avaient pas été consultés, et considérant que la différence entre enfance délinquante et prédélinquante ne présentait « qu’un intérêt spécifiquement judiciaire » , les protagonistes de la Famille préconisaient un ajustement avec leur propre projet de loi. La chose fut faite le 26 septembre 1941 dans une salle de l’hôtel Carlton à Vichy, mais dans le camp de la Justice. En effet, sous la présidence de Joseph Barthélemy, le Conseil supérieur de l’administration pénitentiaire, donna à la législation sa tournure définitive aux prix de quelques altercations.

42 La fonction qui fut dévolue au Conseil supérieur de l’administration pénitentiaire en ce mois de septembre 1941 fut celle d’une instance parlementaire délestée de toute

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considération politique. Restructuré par le décret du 4 septembre 1940, cet organisme rompait avec une organisation plus ancienne « le Conseil supérieur de prophylaxie criminelle » et venait remplacer les trois organismes consultatifs qui fonctionnaient depuis 1935 auprès du ministère de la Justice. Il avait été conçu pour être orienté avant tout vers l’action. Pour ce faire, il avait été considérablement allégé. Des 64 membres précédemment concernés, l’effectif avait été réduit à 24 membres de droit, un président et un vice-président62. Bien que l’appareil judiciaire y fut fortement représenté, la composition du groupe permettait d’établir un lien indispensable entre les divers départements ministériels. Ce conseil réunissait des représentants de la Justice : MM. Pernot, Dayras, Camboulives ; de la Famille : M. Denis ; de la Jeunesse : M. Le Guen ; de l’Enseignement technique et primaire : MM. Froment et Joly ; des membres de l’administration pénitentiaire et de l’Éducation surveillée : MM. Contancin, Dequiat, Bancal, Pinatel, Matthieu, Ceccaldi63 ; des magistrats du tribunal de la Seine : MM. Baffos, Cenac, Perrier, Bashet (les trois derniers étaient excusés) ; des représentantes des services sociaux attachés aux tribunaux : Mmes Guichard (Sauvegarde de l’adolescence de Paris), et Spitzer (S.S.E. Paris, excusée) des experts en Droit : MM. Donnedieu de Vabres, Legal, de Casabianca (excusé), des experts en psychiatrie juvénile : M. Heuyer et Mme Badonnel (section de préservation de Fresnes, excusée).

43 Le ton fut donné par Joseph Barthélemy : il s’agissait de spécialiser la prise en charge de l’enfance délinquante dans un souci de clarté et de réalisme. L’essentiel de la discussion porta sur l’abaissement de la majorité pénale et sur les velléités du Commissariat général à la Famille.

44 Sur le premier point, c’est Heuyer, en expert astucieux, qui fit pencher la balance en faveur du maintien de la majorité pénale à 18 ans : « 16 ans, c’est trop tôt, la puberté n’est pas finie (...) l’orientation professionnelle est encore possible (...) si vous passez la majorité pénale à 16 ans, c’est, d’après mon enquête64, 26 à 37% des délinquants qui vont vous échapper ! » Face à cet argument, les résistances tombèrent partiellement. Il fut décidé de maintenir des sanctions spécifiques pour les 16-18 ans, mais la question de l’application des peines fut éludée. Dans un courrier postérieur à cette réunion, Ceccaldi avait donné quelques précisions quant aux lacunes juridiques concernant l’application des peines (qui auraient pu être : mort, travaux forcés à perpétuité, déportation, dégradation civique). En réponse à la virulente critique de Joseph Magnol qui en octobre 1942 avait demandé une révision de la législation, Ceccaldi indiquait que l’omission des peines avait été volontaire : « Ces peines criminelles sont en principe applicables aux mineurs qui les ont encourus sans aucune atténuation légale. Le législateur aurait voulu laisser peser une menace sur les enfants les plus pervers. En fait, le tribunal pour enfant n’appliquerait jamais cependant la peine criminelle. »

45 Le deuxième point fut abordé sans détour par le ministre de la Justice : « La Famille réclame-t-elle le jugement de l’enfant délinquant ? ». Les échanges furent tendus mais la résolution émergea sous la pression de Richard, représentant des finances. Déclarant que trois ministères étaient concernés par l’enfance délinquante (Jeunesse, Famille, Justice), il souhaitait que ne s’organisent pas trois systèmes. Comme une conciliation approfondie lui semblait impossible à obtenir, Richard proposa plusieurs fois que l’on ajourne les questions d’organisation. Mais l’idée d’un ajournement faisait craindre des dépenses supplémentaires en raison de l’élévation du prix des constructions. Les différents protagonistes s’orientèrent alors vers une solution médiane et économique :

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la réciprocité. « Plutôt que de multiplier les centres, coordonnons ! », suggéra Barthélemy. Il fut donc décidé de modifier l’article 27 : les centres d’observation contrôlés par la Famille et la Santé pourraient être utilisés par la Justice et inversement. En contre partie, les Finances voteraient les crédits pour l’ouverture de trois centres d’observation au ministère de la Justice. Par économie également, il fut décidé de ne pas systématiser les enquêtes sociales et les examens médicaux. Il aurait fallu pourvoir tous les territoires juridictionnels en personnel et en locaux. Or le conseil considéra que la province n’aurait jamais les moyens de s’équiper comme à Paris.

46 Le 21 mars 1942, Joseph Barthélemy adressait une circulaire aux procureurs généraux stipulant qu’ils devaient inviter leurs substituts « à rechercher, au siège du tribunal ou dans les environs immédiats, un établissement public ou privé, ou encore une personne charitable, susceptible de prendre l’enfant en attendant que l’autorité judiciaire statue sur son cas ». Il signalait « les possibilités que peuvent offrir les foyers dépositaires de l’Assistance publique, ainsi que les hôpitaux ».

47 Le 31 mars 1942 Yves Bouthilier, ministre des Finances informa les services de l’administration pénitentiaire de Paris que la somme de 2.942.650 F serait allouée pour le fonctionnement des cinq T.E.A et des six centres d’observation en 1943. Cette somme incluait une reconduction du budget de 1942 car seuls trois centres provisoires avaient fonctionné.

48 Un mois après la promulgation de la loi, le chef du gouvernement décrétait que la coordination entre les différentes administrations concernant l’enfance déficiente et en danger moral serait assurée sous sa responsabilité directe, par délégation des pouvoirs aux secrétaires d’État65.

49 Dorénavant, tant que le traitement de l’enfance délinquante conserverait un versant pénal, comme le stipulait la loi du 27 juillet 1942, l’Éducation surveillée avait toutes les chances de conserver ses attributions sous la tutelle de la Justice, et ce, malgré les velléités du ministère de la Santé après la Libération. Conclusion 50 Ce serait une erreur d’isoler la loi du 27 juillet 1942 comme si elle était un avatar du régime de Vichy. Cette loi s’inscrit dans une continuité par rapport aux évolutions antérieures mais les conjonctures liées à la défaite ont précipité les décisions politiques. La faiblesse des budgets de l’État, l’accroissement de la criminalité, la désorganisation sociale et les concurrences institutionnelles ont poussé le législateur à des compromis difficiles et à des arrangements pragmatiques à moindre coût, à tel point que l’application législative fut presque nulle. Cette loi eut toutefois un effet durable sur le traitement de l’enfance délinquante car elle en affirmait le versant pénal tout en introduisant une nouvelle conception de la minorité pénale. Cette orientation ne fut jamais remise en question, même par Hélène Campinchi, pourtant sensible à la cause des enfants « en danger moral », lorsqu’elle fut chargée après la Libération, de préparer l’ordonnance du 2 février 1945. En ce sens, et sur plusieurs autres points (la suppression du discernement, la spécialisation des juges, l’observation du mineur, le contrôle des établissements privés), la loi de 1942 préfigurait l’ordonnance de 194566. Du côté de la protection civile, le courant de dépénalisation de l’enfance coupable se poursuivit pendant les années de guerre par des programmes de rééducation et de prévention étayés sur des conceptions médicales et familialistes. Les docteurs Heuyer et Lafon, le ministre Grasset et le juge Chazal entérinèrent cette politique, déjà visible en 1942, lorsqu’ils instaurèrent le Conseil technique de l’enfance déficiente et en danger moral

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en juillet 1943. Ce dispositif conforta la suprématie du domaine de la Santé sur l’enfance inadaptée. Certaines questions restèrent en suspend jusqu'à la Libération : l’intervention d’un juge unique, l'entrée des femmes dans la magistrature67, l’émancipation et la restructuration de l’Éducation surveillée68 ; ces projets de réformes, conçus avant la guerre, trouvèrent des résolutions partielles sous Vichy : une collégialité de juges spécialisés, des assesseurs éventuellement féminins, l’entreprise de différencier l’Education surveillée de l’administration pénitentiaire. Lorsque cet élan réformiste aboutît grâce aux nouvelles conjonctures de 1945, les rivalités structurelles entre les institutions de la Santé-Population et de la Justice n’en cessèrent pas pour autant. En effet, dans le contexte de la restauration d’après guerre, il fut envisagé que l’Éducation surveillée passe sous la tutelle du ministère de la Santé. C’est dire combien le traitement de « l’enfance à problèmes » demeure une question récurrente, dépendante des enjeux nationaux, sans cesse soumise aux rapports de forces politiques et institutionnels. Comme chaque nouvelle loi s’élabore en fonction des contextes socio-économiques, elle se justifie en se proclamant plus simple, plus souple, plus progressiste que celle qu’elle remplace. Si la loi de 1942 voulait abolir le système de 1912 estimé « trop compliqué, trop lent, trop subtil » , la nouvelle législation de 1945 dénonçait le caractère « réactionnaire chimérique et compliqué de l’acte du gouvernement de Vichy » pour annoncer qu’elle serait « libérale pratique et simple »69. Les dispositions de la législation de 1958 qui fondent le système dualiste contemporain s’établirent également selon ce mécanisme évolutionniste, caractéristique du droit positif.

NOTES

1. Ministère de la Justice, La protection de l’enfance en danger, Vaucresson, mai 1960, pp. 9-14. 2. Loi n°683 du 27 juillet 1942, J.O., 13 août 1942, p. 2778, rectifiée le 25 août 1942. 3. Ibid., Art. 27 : Centres d’observation. 4. Michel CHAUVIÈRE, Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy, Les éditions ouvrières, Paris 1987. 5. Christian SANCHEZ, « Les centres d’accueil et de triages de l’Education surveillée 1941-1950 », in Le temps de l’Histoire n°1, février 1998, Vaucresson CNFE-PJJ, p. 121. 6. Je remercie Michel Chauvière et Jacques Bourquin pour leurs conseils et leurs indications, ainsi que Patricia Gillet, conservateur des Archives nationales, pour ses orientations. 7. Selon l’avis de d’Hélène CAMPINCHI, avocate à la Cour d’appel de Paris, juriste auprès de patronages et de services sociaux de la Seine. 8. Propos d’Henry BERTHELEMY, doyen de la faculté de Droit à Paris, cité par Jean BANCAL, Essai sur le redressement de l’enfance coupable, Paris, Sirey, 1941, p. 38. 9. En 1906, la minorité pénale était passée de 16 à 18 ans. Cette loi stipulait que l’excuse de minorité ne s’appliquait pas aux 16-18 ans. Elle « préfabriquait » ainsi la catégorie des 16-18 ans qui subsista en 1912. 10. Loi n°683 du 27 juillet 1942, J.O., 13 août 1942, p. 2778, Art. 3.

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11. Ibid., Art. 17. 12. Ibid., Art. 23. 13. Ibid., Art. 2, 7 et 10. 14. Ibid., Art. 14. 15. Ibid., Art. 8 et 27. 16. Dr Gilbert ROBIN, « L’enfant nerveux, retardé et instable, Revendications législatives-Réformes indispensables » in Le siècle médical, 1er mai 1929. 17. J.O. du 13 août 1942, « Rapport au maréchal de France, chef de l’Etat français », (préambule à la) Loi n° 683 du 27 juillet 1942. 18. Ibid., Art. 22. 19. Ibid. « Rapport au maréchal de France, chef de l’Etat français ». 20. Mesures datant de 1933 et 1938 en ce qui concernent les œuvres privées. 21. J.O. du 13 août 1942, Loi n° 683 du 27 juillet 1942, Art. 31. 22. Voir les articles de DONNEDIEU DE VABRES, Hélène CAMPINCHI, et Michel BOITARD dans la revue Etudes de science criminelle et droit comparé, Sirey, Paris, 1945. 23. Hélène CAMPINCHI, « La majorité pénale », in Union des Sociétés de Patronage, Recueil des Bulletins 1941-1943. 24. Voir Henri GAILLAC, Les maisons de corrections 1830-1945, éd. Cujas, Paris, 1991, pp. 157-159, pour plus de clarté sur cette question complexe qui intègre les politiques anti-cléricales des républicains, les variations dans les redistributions des charges du ministère de l’Intérieur à la fin du XIXe, le rattachement de l'administration pénitentiaire au ministère de la Justice en 1911, la naissance du ministère de la Santé en 1920, et les impacts sur les répartitions des effectifs d’enfants dans les institutions. 25. Avant la guerre, les magistrats confiaient quatre fois plus de mineurs aux œuvres privées qu’à l’administration pénitentiaire. 26. Michèle BECQUEMIN-GIRAULT, Protection de l’enfance et dynamique préventive, mémoire de DEA de sociologie sous la direction de Michel CHAUVIÈRE, EHESS, 1998. 27. Voir Michel CHAUVIÈRE, op.cit., pp. 35-37 et 47-49. 28. Henri GAILLAC, op. cit., pp. 261-264. 29. Edouard QUET, En correction, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, 1906, in 8°, 310 p. 30. André LORDE, Pierre CHAINE, Bagnes d’enfants. Drames en 4 actes…d’après le roman : En correction de M. Edouard QUET, imprimerie de l’illustration théatrale, Paris, 1910. In 4°, 36 p. 31. Henri GAILLAC, op.cit., p. 280. 32. Raymond DE NYS, « L’enfance maudite » in Le petit parisien, du 22 décembre 1927 au 23 janvier 1928. 33. Raymond DE NYS, op. cit., 31 décembre 1927. 34. Alexis DANAN, « La grande pitié des enfants anormaux », in Paris Soir, du 19 février 1929 au 10 mars 1929. 35. Alexis DANAN, op. cit., 28 février 1929. 36. A. N. BB 30 1703. 37. Pierre PEDRON, La Prison sous Vichy, éd. de l’atelier, Paris, 1996, p. 88. 38. Geneviève MAZO, Le centre d’observation et la Loi du 27 juillet 1942 relative à l’enfance délinquante, thèse pour le doctorat en droit, ed. Van Etten, Paris, 1944, p. 37. 39. Voir la Circulaire d’Armand CAMBOULIVES sur « La terminologie en matière pénitentiaire du 25 février 1940 » in Union des Sociétés de Patronage, Recueil des Bulletins 1941-1943 ; et la Loi du 23 août 1940 qui rebaptisait les M.E.S. en I.P.E.S.

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40. J.O. 13 août 1942. 41. D’après Jean-Pierre AZEMA, « Vichy, repères historiques » in Les cahiers de l’animation n° 49-50, Institut national d’éducation populaire, ministère de la Jeunesse et des Sports, avril 1985. 42. Pierre PEDRON, op. cit. , pp. 63-64. 43. D’après le rapport d’activités du Service social de l’enfance de Paris, années 1940-1942, archives de l’association Olga Spitzer. 44. Henri GAILLAC, op. cit., p.361, dénombre 11 879 enfants jugés en 1937 et 34 781 en 1942 ; Hélène CAMPINCHI, op. cit., p. 163, compte 1650 mineurs jugés en 1935 et 3452 en 1942 au T.E.A. de la Seine 45. A.N. AG 2 520. 46. A.N. AG 2 605, Rapport du Dr MASSE (1939) adressé à SAUTRIAU pour étude en avril 1941. 47. A.N. AG 2 605, textes du Code, projets de refonte, études des difficultés d’application, suggestions, notes. Malgré plusieurs plans, ce projet n’aboutit pas sur un nouveau Code mais sur des modifications du Code de 1939. 48. Directeur de l’administration pénitentiaire depuis le 30 août 1940 et successeur de Camboulives, nommé directeur des Affaires civiles et du Sceau. 49. A.N. AG 2 605, notes de CHEVALIER et exposé du Dr PETCHOT-BACQUET 50. Loi du 18 septembre 1940 relative à l’organisation et à l’action du secrétariat d’Etat à la Famille et à la Santé. 51. Les familles nombreuses et nécessiteuses étaient défavorisées. 52. A.N. AG 2 605, CHEVALIER à SAUTRIAU, 10 juin 1941. 53. Ibid. 54. A.N. AG 2 605, d’après le Dr PETCHOT-BACQUET, janvier 1942. Ce système est également décrit dans l’ouvrage de Michel CHAUVIÈRE, op. cit., p. 48. 55. A.N. BB 30 1711. 56. Pierre PEDRON, op. cit., p. 87. 57. Jean BANCAL, Essai sur le redressement de l’enfance coupable, Paris, Sirey, 1941, 82 p. 58. A.N. BB 30 1711, Discours de Joseph BARTHÉLEMY à la réunion du Conseil supérieur de l’administration pénitentiaire, le 26 septembre 1941. 59. Mme de La Morlais était inspirée par les idées d’Alexis Carrel. Elle affiliait son service social près du tribunal au Service social de l’enfance de Paris. Si le S.S.E. est resté silencieux durant cette période c'est parce qu'il était affecté par une pénurie de personnel, de moyens financiers, et atteint par les politiques antisémites de Vichy. 60. Ce point n’apparaît plus dans le texte final. 61. A.N. AG 2 605 CM 19 D 62.Décret du 4 septembre 1940 in Union des Sociétés de Patronage, Recueil des Bulletins 1941-1943, p. 188. 63. Il s’agit de Pierre Ceccaldi. 64. Georges HEUYER, « Enquête sur la délinquance juvénile, étude de 400 dossiers », in Pour l’enfance coupable, 1942. 65. Loi n° 815 du 26 août 1942. J.O. du 29 août 1942, p. 2954 66. Voir l’analyse de Philippe ROBERT, Traité de droit des mineurs, I.M.E. Besançon, 1969, pp. 95-96. 67. Ces deux points, évoqués le 21 septembre 1941, furent rejetés par la majorité des membres du conseil. La présence des femmes dans la juridiction était toutefois envisagée par le biais des « assesseurs » en cas de crime.

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68. Michel CHAUVIÈRE, « L'émergence de l'Éducation surveillée en France…vers 1945 » in (textes réunis par) Michel CHAUVIÈRE, Pierre LENOËL et Eric PIERRE, Protéger l'enfant, P.U.R., 1996. 69. Philippe ROBERT, op. cit., p. 95.

RÉSUMÉS

La loi du 27 juillet 1942 fut conçue pour régler les insuffisances de la législation de 1912 dans le contexte de désorganisation sociale de la Deuxième Guerre mondiale. Son élaboration fut le résultat d'une concurrence entre deux catégories d'acteurs impliqués dans la protection de l'enfance. Alors qu'il était une prérogative de l'Éducation surveillée, le traitement de l'enfance délinquante fut convoité par une partie du secteur associatif socio-judiciaire, sous la pression des politiques familiales du régime de Vichy. L'Éducation surveillée conserva le traitement de l'enfance délinquante au prix d'un effort stratégique. Le compromis fut un arrangement pragmatique de coordination imposé par souci d'économie. Effacée des mémoires du législateur, cette loi, peu appliquée, puis abrogée, n'en constitue pas moins une étape dans l'histoire de la construction du dispositif. Elle préfigure sur de nombreux points les dispositions de l'ordonnance de 1945.

The law of 27th July 1942 analysed as the result of a quarel about the monopoly of treatment of juvenile delinquency. The law of 27th July 1942 was passed in the context of social disorganisation of the second world war.Michèle-Becquemin-Girault shows how the elaboration of this law was the result of competition between two categories of child protection authorities. The treatment of juvenile delinquency was up until then a prerogative of a public body "l'Éducation surveillée". At that time it became also coveted by private social and educational institutions backed by the family policy of the Vichy government. Through a strategic effort, the public department of "Éducation surveillée" kept the treatment of juvenile delinquency for itself. A compromise was found between the two parties by a pragmatic proposal of coordination imposed by the economic realities of the time.This law marked a step in the history of the construction of the actual system of treatment of youth delinquency. Many of its clauses were kept in the 1945 reform.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : XXème siècle, Deuxième guerre mondiale Mots-clés : droit pénal des mineurs, éducation surveillée, histoire de la protection de l'enfance, hygiénisme, justice des mineurs, loi du 27 juillet 1942, régime de Vichy, traitement de la délinquance

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L'enfant de justice pendant la guerre et l'immédiat après-guerre : Les jeunes

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Brèves considérations sur les chiffres de la délinquance juvénile

Vincent Peyre

1 Nous avons perdu la belle simplicité qui faisait croire naguère que les chiffres de la justice, en l’occurrence ceux du compte général, donnaient une image fidèle de la délinquance. Il s’agit tout autant de la politique pénale, de l’activité de la police et des tribunaux, ou plus trivialement des imperfections de la statistique1. Ajoutons à cela que la période de guerre peut rendre aléatoire la collecte nationale des données. C’est ainsi qu’il a été impossible de reconstituer les chiffres de l’année 1939, pour cause de désorganisation de l’administration liée à la défaite, et que les départements annexés d’Alsace et de Lorraine disparaissent dans les années 1940 à 1944, les données des cours d’appel de Bastia et de Rouen en 1943…

2 Pour autant, la lecture de ces chiffres, pour peu qu’on les prenne pour ce qu’ils sont, n’est pas dépourvue d’enseignements. Pour les interpréter, il est cependant nécessaire de partir d’une série un peu plus longue, prenant en compte les données de l’avant- guerre et celles de l’après-guerre. C’est ce que nous ferons sur la période allant de 1936 à 1952. Perspective générale 3 Prenons d’abord, en une perspective rapide, une donnée élémentaire : le nombre de mineurs (garçons et filles) déférés en justice chaque année [voir fig. 1]. On remarque bien une augmentation massive du nombre des mineurs déférés pendant la période de guerre, particulièrement marquée pendant les années 1941 à 1943, et poursuivie pendant les années suivantes, pour revenir aux chiffres d’avant-guerre en 1950-1951. Les irrégularités de la courbe sont pourtant quelques peu troublantes. Pourquoi une baisse si sensible en 1944 et plus encore en 1945 ? Il n’est guère d’autre explication plausible que la désorganisation résultant des opérations de guerre.

Figure 1 : Mineurs déférés

4 Les choses rentrent dans l’ordre à partir de 1946. Rappelons que l’ordonnance du 2 février 1945 entre en application le 30 octobre de la même année. L’un de ses effets est

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de faire chuter la proportion des classements et non-lieux qui, de 30 à 40 % les années précédentes, tombe à 21,5 % dès 1946, puis à 16, 17 % en 1951 et 1952.

5 Notons encore que la population juvénile variant peu durant notre période, la courbe des données rapportées à cette population, improprement appelées « taux de délinquance », est tout à fait parallèle à celle que nous donnent les chiffres absolus. Il s’agit encore, pour les 10-17ans, de générations creuses comptant environ cinq millions d’individus. Il en ira autrement quelques années plus tard, puisque dès 1963 on en sera à six millions et demi : la génération du baby boom arrive alors. Cette stabilité démographique a sans doute aidé à la mise en place de la justice des mineurs.

6 Il est plus difficile d’expliquer pourquoi la proportion de filles parmi les déférés, constamment tenue entre 16 et 20 % dans la décennie précédente, chute dans les années pour se tenir ensuite et durablement aux environs de 10 %. Changement du regard sur la déviance féminine ? Sans doute en partie, nous verrons la catégorie des « délits de mœurs » s’étioler progressivement. [voir fig. 2 et 3]

figure 2 : « taux de délinquance »

figure 3 : pourcentage de filles parmi les mineurs déférés

Structure de la délinquance

7 Pour examiner les variations de la structure de la délinquance en termes d’âge et de types de délits, nous nous bornerons à trois années de la période plus restreinte qui nous intéresse directement ; la dernière année d’avant guerre – 1938, l’année 1942, celle où l’appareil de l’ « Etat français » est au mieux de sa forme, 1947 enfin, première année « normale » de l’après-guerre.

8 Si, comme nous l’avons vu, les volumes globaux varient considérablement, puisque pour 100 mineurs jugés en 1938, nous en avons 261 en 1942 et encore 179 en 1947, la structure par âge varie peu2. Les 16-17 ans sont la moitié ou un peu plus, les 13-15 ans font un gros tiers, les moins de 13 ans 11 à 13 %. Mais on peut déjà noter, premier indice de la tendance à une plus forte répression sous Vichy, que la catégorie des plus jeunes augmente de près de deux points en 1942.

9 Les variations en termes de types de délits poursuivis sont plus considérables. Elles ne se font cependant pas nécessairement dans le sens attendu. On ne s’étonne pas de voir les délits contre les biens progresser de façon massive entre 1938 et 1942, la seule catégorie des vols simples étant multipliée par plus de trois et passant en pourcentage de 58 à 75. On est plus surpris de constater que les délits contre les personnes ne diminuent pas seulement en valeur absolue, mais aussi en valeur relative : 1243 jugements individuels pour « coups et blessures volontaires » (9,3% du total) en 1938, 1085 seulement en 1942 (3,1%). Si nous nous bornons à la catégorie plus réduite mais significative des crimes et délits impliquant mort d’homme (assassinats, meurtres et homicides involontaires), on passe de 63 jugements la première année à 54 la seconde.

10 Pour ce groupe, c’est seulement en 1947 que l’on enregistre une hausse massive, se traduisant par un doublement des chiffres (104). Donnée plus impressionnante encore si l’on se borne aux seuls crimes d’assassinat, meurtre et parricide : respectivement 3 et 4 en 1938 et 1942, 29 en 1947. Si rien, dans les données disponibles ne permet de l’affirmer, il est tout à fait probable que l’on est alors dans les suites directes de la guerre et que sont jugés des crimes commis pendant et à l’occasion des hostilités.

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11 En ce qui concerne les « délits de mœurs » enfin, peu de variations significatives, sinon en ce qui concerne les condamnations pour avortement (si l’on peut les ranger dans cette catégorie), rendues plus probables par la législation vichyssoise : 13 en 1938, 87 en 1942, mais encore plus en 1947 (137).

12 Au total, ces chiffres ne nous donnent qu’une information pauvre sur l’évolution des comportements juvéniles délictueux. Pour n’en prendre qu’un exemple important pour époque, les délits liés au ravitaillement n’apparaissent en tant que tels que dans la statistique de 1946, en raison d’une législation édictée par le gouvernement de la libération. Mesures et peines 13 Nous entrons ici sur un terrain plus solide : le compte général mesure essentiellement l’activité des cours et tribunaux. Rappelons qu’avant 1945 le juge avait à décider si le jeune avait ou non « agi avec discernement ». Il ne peut être condamné (à une peine de prison ou d’amende) que dans le premier cas, mais dans le second, il peut être placé – y compris dans une colonie pénitentiaire – avec ou sans l’accompagnement d’une mesure de liberté surveillée. En réalité, pour la période qui nous intéresse, le changement de la législation implique une modification de l’intitulé des rubriques plus qu’une modification substantielle de leur contenu. Que la notion de discernement disparaisse ne bouleverse pas la typologie des mesures et que la vieille appellation de colonie pénitentiaire soit remplacée par celle d’institution publique d’éducation surveillée n’empêche que c’est dans les mêmes lieux que les jeunes sont placés pour plusieurs années dans des conditions très voisines.

14 Le changement majeur, de l’avant guerre à la période de la guerre, nous l’avons vu est celui du volume des poursuites. Pendant l’une ou l’autre période, une bonne moitié des mineurs jugés sont remis à leurs parents, avec ou sans mesure de liberté surveillée et dans des proportions comparables ils sont placés dans des institutions privées ou des colonies pénitentiaires (20 à 17%). Le nombre des places disponibles n’est probablement pas extensible. Par contre, le nombre des peines fermes (prison ou amende, que les statistiques ne permettent pas de distinguer) augmente massivement, multiplié par près de 3,5 en cinq ans : 4500 en 1942, soit 13% du total. Si nous prenons les seuls 16-18 ans, c’est à une proportion de près de 21% que nous arrivons.

15 Les chiffres disponibles ne nous permettent malheureusement pas de distinguer les garçons et les filles à cet égard, mais nous savons que quand elles sont placées, ce qui est fréquent, c’est presque toujours dans des institutions religieuses. [fig. 4]

figure 4 : placements et peines fermes

Derrière les chiffres

16 De ce rapide survol, mais les chiffres disponibles ne permettent guère d’aller plus loin, il ressort surtout que – guerre ou pas guerre – la justice des mineurs de l’époque s’occupe surtout de la masse des délits banals contre les biens. C’est l’image du « voleur de poules » qui vient à l’esprit, s’agissant d’une société encore largement rurale et fort préoccupée par les problèmes de ravitaillement à ce moment. Si d’autres types d’infraction apparaissent comme en progression, nous l’avons vu pour l’avortement, c’est toujours avec des chiffres très modestes et de façon marginale.

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17 C’est ainsi que l’on ne trouvera pas trace, puisque cela se passe ailleurs, de la déportation des enfants juifs à partir de 1942, encore que l’on sache que quelques uns ont trouvé refuge dans des maisons d'éducation surveillée.

18 Rien donc ou presque qui permette d’évoquer une époque troublée, mais bien plutôt l’idée dune pratique routinière et répétitive. Le seul changement majeur réside dans la majoration massive des la propension à punir dans les années quarante et un-quarante trois avant que la machine se dérègle temporairement. Le retour à la « normale » dans l’après-guerre et la mise en application de l’ordonnance de 1945 ne marque pas un rupture. Il a fallu plusieurs années pour que les pratiques se modifient substantiellement. La départementalisation des tribunaux pour enfants, en 1951 seulement, marque probablement une étape aussi importante que celle de 1945.

NOTES

1.. Voir l’introduction de Henri Michard à Maurice Levade La délinquance des jeunes en France, 1825-1968, T.1, Vol. 1, Paris, Cujas, 1972, pp. 21-71. Voir aussi l’analyse critique de Jean-françois Gazeau : L’épreuve du double tour, Vaucresson, CRIV, 1983. 2.. Les tableaux de chiffres sont reportés en annexe.

RÉSUMÉS

Les données retenues portent sur la période 1936-1952 et sont extraites du Compte général de la justice. Elles ne rendent que très imparfaitement compte des évolutions de la délinquance juvénile elle-même, mais bien plutôt de l'activité des services de police et de justice et donc de la politique des poursuites. Après une très forte augmentation du nombre des mineurs déférés pendant les années 1941-1943, on revient progressivement à des chiffres proches de l'avant- guerre, retrouvés au début des années cinquante. Les changements les plus importants sont l'augmentation de la punitivité sous le régime de Vichy, marquée par une multiplication des peines et une diminution massive de la proportion des filles parmi les mineurs poursuivis dans l'après-guerre.

Short comments about the figures used to quantify juvenile delinquency. The figures used in this contribution come from the annual report of the department of Justice for the years 1936-1952. For this reason, Vincent Peyre insists that this work highlights more the activity of the prosecution system than the reality of juvenile delinquency. The contribution shows in particular how the number of prison sentences increased during the years of the Vichy government and it also shows that there was a very big drop in the number of girls concerned by penal prosecution in the aftermath of the war.

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INDEX

Index géographique : France Index chronologique : Entre deux guerres, Deuxième guerre mondiale, Trentes glorieuses Mots-clés : enfermement judiciaire, histoire de la justice, statistique

AUTEUR

VINCENT PEYRE Chercheur CNRS

Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 3 | 2000 62

René Biard, Claude Charmes, deux « enfants de justice » pendant la guerre

Jacques Bourquin

Introduction

1 L'enfant de justice pendant la guerre, il faudrait le découvrir à partir d'une analyse de ces très nombreux dossiers de mineurs qui ont été constitués dans les centres d'accueil et les centres d'observation et de triage apparus dans l'application de la loi du 27 juillet 1942 sur l'enfance délinquante. Il y a là une sorte de regard kaléidoscopique sur ce mineur, celui du policier, du juge, du médecin, de l'assistante sociale et de ce nouveau venu qu'est l'éducateur. Tous ces regards s'additionnent dans une optique de classification, de triage, mot clé de l'époque, où il s'agit de distinguer, parmi ces mineurs, ceux qui sont rééducables de ceux qui ne le sont pas. Il y a là un travail qui devrait intéresser les historiens ; les archives sont nombreuses et relativement accessibles.

2 Notre projet, bien moins ambitieux, est tout autre. Nous avons recherché des récits autobiographiques de ces mineurs, qui aient fait l'objet de publication, des témoignages dans leur subjectivité, leurs zones d'ombre, leurs enluminures, leurs oublis volontaires ou non, tout en sachant que ces récits avaient été le plus souvent écrits et publiés plus de vingt ans après les faits.

3 Les années 1970-1980 nous paraissaient avoir été relativement prolixes en ouvrages autobiographiques sur la prison, sur les maisons de correction. Dans la foulée des travaux de Michel Foucault sur la peine, sur l'enfermement, dans la militance qui s'en suivit avec la création du groupe d'information sur les prisons, ces témoignages étaient recherchés et souvent préfacés par des intellectuels. Michel Foucault avait préfacé, en 1973, De la prison à la révolte de Serge Livrozet ; Claude Mauriac avait fait de même, en 1980, avec L'acharnement de Roger Knobelspiess.

4 Le problème des maisons de correction, dont Michel Foucault avait soulevé le voile avec Surveiller et Punir, intéressait aussi les éditeurs et de nombreux anciens colons

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publièrent leurs souvenirs : Jean-Guy Le Dano, René Biard, Claude Charmes, Alain Kerdavid, Henri le Lyonnais... Ils avaient eu quelques devanciers célèbres, entrés dans le patrimoine littéraire : Jean Genet, qui évoquait en 1944, dans le magnifique Miracle de la Rose, son séjour à la Colonie de Mettray à la fin des années 1920, et Albertine Sarrasin, qui construisait une oeuvre à partir de son passage à Fresnes chez les mineures au cours des années 1950. Seuls René Biard, auteur de Bagnards en culottes courtes, publié à la Table ronde en 1968, et Claude Charmes avec Le maximum, publié chez Stock en 1974, évoquaient en tant que mineurs la période de la guerre. Ils sont nos deux témoins privilégiés.

5 Mais quel statut devons-nous donner à leurs écrits ? Ni l'un, ni l'autre ne sont des professionnels de l'écriture.

6 René Biard, dont c'est le premier ouvrage, nous laisse entendre qu'il prévoit d'autres publications ; nous n'en avons pas retrouvé la trace. Il apparaît toutefois comme le seul auteur de son autobiographie. Son préfacier, A. Legouy, aumônier des prisons, nous confirme dans cette idée lorsqu'il écrit : « R. Biard écrit comme il parle, il parle comme il a appris à parler dans le monde où il a vécu... c'est une langue vivante »1. On sent, à la lecture de l'ouvrage, combien l'auteur est influencé par la langue des truands, celle d'Albert Simonin, célèbre auteur de romans policiers de l'époque.

7 Le cas de Claude Charmes est différent. Si le nom d'aucun coauteur ne figure sur la couverture, la page de titre à l'intérieur du livre mentionne « souvenirs recueillis par Jacques Perrier ». C'est ce que Philippe Lejeune appelle « une autobiographie parlée », « une parole avant l'écriture »2. Le récit de vie a une origine orale ; c'est un moyen de faire l'autobiographie de ceux qui n'écrivent pas, technique ethnographique largement utilisée par la collection "Terres humaines", chez Plon, depuis une trentaine d'années. On se souvient aussi de la parution au Seuil, en 1996, de Grenadou paysan français, fruit d'une collaboration entre l'autobiographe Emphraïm Grenadou et un journaliste, Alain Prévost. Les exemples se multiplient pendant les années 1970 ; les éditeurs s'empressent d'exploiter cette nouvelle demande du public, friand de témoignages, de récits de vie.

8 Qu'en est-il pour Claude Charmes ? Le synopsis de son livre nous apprend que, lors de sa libération en juillet 1974, il est passé dans une émission de télévision, alors qu'on est en pleine période de révoltes des prisons. L'émission a un fort impact. Claude Charmes est sollicité pour des interviews à Hambourg, à Londres, à New York. Il entre dans l'actualité internationale. L'idée d'un livre est lancée. Il faut faire vite. D'où vraisemblablement le recours à Jacques Perrier. Le maximum sort au dernier trimestre 1974. Le livre a du succès, car il est réédité l'année suivante au "Club pour vous", chez Hachette, dont la diffusion est très large. On peut supposer que l'auteur, en raison de son niveau d'études - à sa sortie de prison, il prépare un doctorat en droit - aurait pu se passer de l'aide de J. Perrier, mais n'était-il pas plus simple, sur le plan psychologique, de raconter à un autre une histoire douloureuse plutôt que de l'écrire soi-même. Deux auteurs, deux statuts d'écriture différents.Un contexte familial difficile 9 René Biard a 15 ans en 1940, Claude Charmes en a 8 : un adolescent, un enfant. Tous deux ont fait, dès leur prime enfance, l'objet de multiples placements chez des nourrices, dans des institutions. On est avec eux dans l'univers des familles dissociées, parents divorcés ou séparés ; l'un comme l'autre apparaissent comme une parfaite illustration des thèses de l'époque dans le secteur de l'enfance irrégulière ou déficiente

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le lien entre la délinquance juvénile, l'inadaptation sociale et la dissociation familiale, la guerre intervenant comme une cause supplémentaire et non négligeable.

10 Le Dr Georges Heuyer, un des pionniers de la neuropsychiatrie infantile qui aura un rôle important dans la constitution du secteur de l'enfance inadaptée pendant la guerre, écrit dans un rapport qu'il rédigea en 1947 sur les enfants victimes de la guerre : « La dissociation familiale est le facteur le plus important des troubles psychiques de l'enfance et de la jeunesse, en particulier dans les troubles de la délinquance juvénile et infantile. »3

11 Il signale aussi que, entre 1938 et 1944, « le nombre d'enfants vagabonds confiés à des oeuvres privées a été multiplié par 6 »4.

12 Cette dissolution familiale, poursuit G. Heuyer, est accentuée par les 8 millions de mobilisés pendant près d'un an, les 1.951.000 prisonniers, dont les 4/5 resteront en captivité jusqu'en 1945. A ces chiffres, il ajoute « 780.000 requis du STO, 200.000 déportés, 40.000 fusillés »5. « Les adolescents, du fait de l'absence de leur père restés en compagnie de leur mère, se sont montrés souvent autoritaires, violents, brutaux ». Le Dr Simone Marcus-Jeisler, dans une enquête de 1946 sur « Les effets psychologiques de la guerre sur les enfants et les jeunes gens en France »6, insiste sur le lien qui existe entre la mobilisation et l'augmentation importante de dépôts d'enfants à l'Assistance publique entre août et octobre 1939, dont le chiffre a été multiplié par 3,5.

13 René Biard est placé très jeune en nourrice chez un oncle et une tante auxquels il va fortement s'attacher, mais à l'âge de 10 ans, en 1935, pour des raisons liées surtout à la mésentente entre son père et son oncle, il se retrouve placé à l'Institut Théophile Roussel à Montesson, qu'il décrit comme « une formidable école de redressement moral »7.

14 Il s'agit d'une institution bien connue dans la région parisienne, qui fut ouverte à la fin du siècle dernier par le département de la Seine pour accueillir les enfants difficiles de l'Assistance publique et les mineurs de la correction paternelle. On ne sait guère ce que fut le statut d'enfant placé de René à Montesson. Il y restera jusqu'en mars 1940, date où son père demande à le reprendre. Ce retour chez le père sera de courte durée ; il y rencontre une belle-mère qu'il ne connaissait pas. Après quelques jours, d'un commun accord avec le père, René retourne chez l'oncle et la tante de son enfance. « C'est, nous dit-il, après 5 ans de Montesson un moment de bonheur qui commence : Ca y est, je suis heureux ! »8. René trouve rapidement un emploi de souffleur de verre dans une fabrique de lampes à Colombes, mais cela ne va guère durer.

15 Claude Charmes nous explique que ses parents ont divorcé dès la période de sa naissance : « J'ai été trimbalé de nourrices en institutions »9. Il a très peu de relations avec son père, qui vit à Paris où il occupe un emploi de metteur au point chez Rolls Royce. Il évoque à peine sa mère, qui vit avec un autre homme. Il a une sueur qui est placée.

16 Au moment de la déclaration de guerre, en septembre 1939, Claude Charmes est placé en nourrice à Milly-la-Forêt, près de Fontainebleau, dans la famille du chef de gare. L'exode, les premiers mois de l'occupation, la rencontre avec la délinquance 17 C'est une évidence de dire que la période de la guerre a contribué à l'augmentation de la délinquance juvénile. Les chiffres apportés par Henri Gaillac en sont une illustration : 12.165 décisions de Justice à l'égard des mineurs délinquants en 1939, près de 13.000 en 1940, 35.000 en 1942, plus de 40.000 en 1945. Ce chiffre ne commencera à décroître qu'après 194610.

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18 On peut dire de l'exode de mai juin 1940 qu'il est, plus que la mobilisation, le premier grand traumatisme social de cette guerre. Il va toucher, selon W.D. Halls11, près d'un cinquième de la population française, ce qui représente plusieurs millions d'enfants, parmi lesquels 90.000 enfants perdus ne retrouveront leurs familles qu'après plusieurs semaines, voire plusieurs mois, et parfois seulement après la guerre. Simone Marcus- Jeisler parlera d'enfants vivant en bande, « ayant perdu contact avec leurs parents pendant l'exode, errant en groupe dans les campagnes, vivant de rapine et de charité avant de se fixer quelque temps autour de grandes villes comme Toulouse, Lyon, Marseille ». « Ils furent, ajoute Simone Marcus-Jeisler, rapidement dispersés et remis à des patronages »12.

19 Après juillet 1940, les internats de toute sorte, dont ceux de l'Éducation surveillée, regorgent d'enfants, de jeunes de toute provenance, alors que beaucoup des personnels de ces institutions sont sous les drapeaux. Des incidents graves éclateront le 18 juin 1940 à la Maison d'éducation surveillée de Saint-Hilaire13, mais aussi à l'Institut Théophile Roussel de Montesson, que nous évoquerons dans le cadre de cet article14.

20 Contrairement à beaucoup de jeunes français de l'époque, René et Claude n'auront pas leur père prisonnier et ne feront pas l'exode ; ils le verront passer. Ils font partie de ceux qui, malgré la menace de l'avancée allemande, restent chez eux. C'est toutefois à cette occasion que tous deux rencontreront une situation qui peut préfigurer la délinquance. Juin 1940, René perd son emploi. Il l'exprime dans un langage imagé : « Avec les Allemands qui rallègent, les tauliers ont fermé la grille. » Il va voir le marchand de journaux qui est en face de son HBM15. Ce dernier lui propose d'aller vendre des journaux au stade de Colombes où sont enfermés « des gens qui appartiennent à la 5ème colonne ». L'exploit est d'entrer dans le stade. Cela ne dure qu'un jour ; le lendemain il n'y a plus de journaux et les détenus de la 5ème colonne ont été envoyés ailleurs. C'est l'exode : « Les habitants des HBM s'enfuient. » Ce n'est pas le cas de l'oncle de René qui pense que ça ne servirait à rien de partir « on manquerait d'essence, ils sont plus rapides que nous »16

21 René assiste à quelques pillages de magasins auquel il apporte sa collaboration : « Les gens alentours, bien probes, bien honnêtes allèrent faire un tour au Familistère que les gérants avaient abandonné. [ ... ] C'est par brouettes pleines que les provisions se sont fait la paire. [...] J'y vais aussi, mais je n'ai pas pris de précaution, je ne peux que remplir mes poches. [... ] La conscience est tranquille disent les gens, [...] toujours ça que les boches n'auront pas. »17

22 Henri Amouroux évoque, dans son ouvrage sur l'occupation, de véritables pillages de magasins à Paris pendant les jours de l'exode18.

23 Très vite le problème de ravitaillement va devenir la préoccupation essentielle des familles, débouchant sur le système D et le marché noir. Le Dr Simone Marcus Jeisler écrit : « Déjà pendant l'exode, les réfugiés ont vécu d'expédients, de pillages auxquels les enfants ont été associés. Le marché noir qui va se développer progressivement va devenir une nécessité qui est une désobéissance au gouvernement de Vichy, mais qui peut prendre aussi des allures patriotiques en détournant les produits des réquisitions allemandes. » 19

24 René assiste à l'arrivée des troupes allemandes dans Paris ; un soldat lui demande d'aller lui chercher un carton de cigarettes Balto dans un bureau de tabac. René gardera les 5 marks. L'Allemand n'aura jamais ses cigarettes.

25 Premier acte de délinquance ? Premier acte de résistance ?

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26 A 70 kilomètres plus au sud, à Milly-la-Forêt, Claude Charmes regarde passer le flot des réfugiés qui vient de Paris. Une voiture s'arrête, une femme lui demande où elle pourrait acheter du sucre et de l'huile. Le petit Claude se propose d'y aller. Il gardera la pièce de dix francs et l'automobiliste ne le verra jamais revenir.

27 La guerre, facteur de délinquance ?

28 Claude nous apprend que, quelques jours plus tard, il a volé de l'argent dans la recette du chef de gare pour acheter des sunset gums (l'ancêtre du chewing gum). La réaction est rapide et violente : il se retrouve, malgré ses 8 ans, une journée et une nuit à la gendarmerie ; on le ramène à Paris, chez sa mère, où un beau-père, ancien sous-officier des spahis, l'accueille à coups de ceinturon.

29 Le retour chez la mère s'avère difficile. Les conflits avec le beau-père sont quasi quotidiens. Claude fait des séjours punitifs à la cave, que le beau-père qualifie de "gnouf". Régulièrement menacé de placement en maison de correction, suite à divers chapardages, Claude s'oppose de plus en plus, devant une mère indifférente. Seule l'école, où il est bon élève, demeure un lieu privilégié. Les menaces arrivent à exécution début 1941. Claude, âgé de 9 ans, est placé à l'école Théophile Roussel de Montesson, où René Biard vient de passer 5 ans.

30 René profite pleinement des premiers mois de l'occupation à Paris. Après avoir vendu pendant quelques jours le Petit Parisien, il change d'organe de presse et devient vendeur du Parizer Zeitung à Pigalle. Cela rapporte beaucoup plus et René découvre une première forme de collaboration.

31 Son commerce devient vite florissant sur l'axe Pigalle-Place Blanche. Il y adjoint la vente de souvenirs de Paris pour « une clientèle prête à acheter n'importe quoi à n'importe quel prix ».

32 René se fait bien arrêter deux ou trois fois par la police - il est mineur -, mais cela n'a pas de conséquences. Seuls son oncle et sa tante s'inquiètent de ses absences de plus en plus fréquentes et de son activité peu définie - il lui arrive de plus en plus souvent d'être rabatteur pour des boites spécialisées de Pigalle - ; le commissaire de Police leur répond « Votre neveu ne fait pas l'imbécile, laissez-le faire. » C'est l'apprentissage du système D que découvre René, comme bien d'autres de ses contemporains.

33 La frontière entre le licite et l'interdit est de plus en plus floue.

34 Les choses vont toutefois se gâter en mai 1941. René explique que « les affaires sont en perte de vitesse ». Le système D est légitimé. Il devient nécessaire. G. Heuyer parle « du renversement des valeurs morales; [...] le mensonge, le vol ont pu être des vertus pendant la guerre »20. Le marché noir devient une source d'enrichissement facile dont certains jeunes sauront profiter. Marcel Aymé décrit dans Le chemin des écoliers, roman écrit en 1946, de jeunes lycéens qui vivent fort bien du marché noir, tout en poursuivant la préparation de leur baccalauréat. Le retour à des valeurs plus conformes à la norme morale sera un des problèmes de l'après-guerre.

35 La clientèle se raréfie, nous explique René Biard. « Les militaires se font de plus en plus rares, le front de l'Est va en utiliser beaucoup. »21 Il rencontre un ancien de Montesson. Tous deux vont se faire prendre pour un vol à l'arraché en plein boulevard de Clichy, le 31 mai 1941. Après une nuit au commissariat, René découvre le quartier des mineurs de Fresnes, où il est placé en détention provisoire. Il est à la 4ème division, celle des mineurs. C'est, dit-il, « une prison de malades, de malades qui meurent de faim. Chez les mineurs, c'est un désastre ». Il a quelques idées sur la notion de l'honnêteté : « Elle est une

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vertu d'homme ayant dîné. [...] Le marché noir est roi, tout se vend, s'achète, se troque [...] et les mois de cabane dégringolent : le charbon vaut 8 mois de tôle, le sucre 13 mois, les pneus de vélo 15 mois... »22

36 Fresnes, c'est aussi pour René le souvenir des otages de la 1ère division : « Ils chantaient la Marseillaise et l'Internationale à heures fixes. »23

37 Le 27 septembre 1941, René comparaît devant le tribunal pour enfants et adolescents de la Seine : son père est présent, bien qu'il travaille en Allemagne où il a un emploi. Il propose d'y emmener son fils. Ce ne sera pas le choix du tribunal. René est acquitté en tant que mineur non discernant et placé jusqu'à sa majorité dans une "Maison d'éducation surveillée" (MES)24.

38 Cette décision demande une explication. On peut être étonné de cet acquittement en tant que mineur non discernant pour un garçon de 16 ans. En 1941, la loi de 1912 sur l'enfance délinquante est toujours en vigueur, qui distingue les mineurs discernants et les mineurs non discernants pour lesquels le tribunal peut choisir une mesure d'éducation. C'est ce dernier choix qui sera fait pour René, le tribunal atténuant ainsi sa responsabilité pénale. Un an plus tard, l'acte dit "loi du 27 juillet 1942" sur l'enfance délinquante mettra fin à cette notion de discernement pour la remplacer par celle d'éducabilité du mineur délinquant. La voie éducative sera la voie privilégiée, mais elle en exonérera le plus souvent les mineurs de 16 ans, pour lesquels l'excuse de minorité sera rarement envisagée.

39 Le tribunal pour enfants et adolescents de la Seine envoie René Biard à la Maison d'éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer en vue de sa rééducation et de sa formation professionnelle. Le temps des internatsRené à la MES de Belle-Île-en-Mer, puis à celle de Saint-Maurice 40 Belle-Île est une ancienne colonie pénitentiaire et maritime construite en 1880, à vingt kilomètres de la côte, pour les mineurs délinquants. Depuis 1927, elle porte le nom de Maison d'éducation surveillée. On a changé le nom, mais le projet reste très répressif et pénitentiaire. C'est suite à une révolte des pupilles de Belle-Île, en août 1934, que débutent les campagnes de presse contre les bagnes d'enfants et les premières velléités de réforme de ces institutions.

41 En 1941, la MES de Belle-Île n'a guère profité de ces réformes ; l'univers que nous dépeint René tient plus du pénitencier que de la maison d'éducation. Il est toutefois surpris de l'accueil des surveillants qui souhaitent qu'on les appelle "père"25, alors que le pupille n'est évoqué que par son numéro de matricule. René est affecté au dortoir marine, « 60 cages grillagées de l m 90 sur 1 m 10, sur la porte desquelles figure le numéro de matricule du pensionnaire ». Il a le souvenir de l'homosexualité ambiante, la relation des "mignons" et des "caïds" : « Il faut se défendre pour ne pas être macqué. » Le climat maritime ne lui convenant guère, c'est pour des raisons médicales que René quittera Belle-Île en février 1942. Il aura l'impression de n'y avoir rien appris et conclura dans son langage de petit truand : « Le tribunal s’est mis la balance dans l'oeil en m'envoyant à Belle-Île. »26.

42 Il est à remarquer que ce départ de Belle-Île correspond aussi à un vidage progressif de l'institution. L'île était devenue un point stratégique du mur de l'Atlantique et la majorité des pensionnaires seront envoyés, début 1942, à la MES de Saint-Maurice, qui sera la destination de René.

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43 L'accueil à Saint-Maurice, René en a gardé un souvenir ambigu : « On est accueilli dans la cuisine, tout respire la propreté, [...] je me régale ; il y a bien longtemps que je n'ai rien mangé d'aussi bon, [...] mais ici on ne dit pas père, on dit monsieur » et, pour ne pas l'avoir dit, René reçoit sa première "dérouillée". C'est la mise en condition.

44 Saint-Maurice, ouvert en 1872, a la même histoire que Belle-Île ; c'est une ancienne colonie pénitentiaire. Saint-Maurice a néanmoins cet avantage d'avoir été, en 1937-1938, un des fleurons de la réforme des établissements pour mineurs. Malgré les archaïsmes pénitentiaires qui subsistent, l'administration a fait appel, dès avant la guerre, à la Direction de l'enseignement technique pour poser les bases de la réforme. Saint-Maurice, qui reçoit toujours des mineurs placés par les tribunaux, se modélise, depuis 1938, sur l'image de l'école professionnelle.

45 Les réformateurs de 1938, qui dirigent toujours l'établissement en 1942, ont écrit en 1939 : « On ne peut dire que les principes de l'éducation des pervertis, des délinquants soient différents de ceux des garçons normaux ; ils sont souvent les mêmes et ne varient que dans leur application. »27 Il s'agit de réintroduire le jeune délinquant dans une normalité éducative, ce qui se conçoit bien dans l'esprit de la loi du 27 juillet 1942 et des projets qui l'ont précédée.

46 René Biard a plutôt un souvenir positif de Saint-Maurice : « Rien n'est ici comparable à Belle-Île, la propreté y règne, la ferme bienveillance de nos surveillants28 me fait admettre que je suis plus un pensionnaire qu'un détenu. » Suite à sa demande, René Biard est affecté à la formation de menuisier. Au bout de neuf mois, si son comportement et ses résultats scolaires ont été bons, l'élève (on ne dit plus pupille) aura droit à une permission de dix jours. Début 1943, René a obtenu sa permission ; il se retrouve à Colombes chez son oncle et sa tante. Au cours d'une balade à Pigalle, il rencontre un souteneur qu'il a connu en 1941 et qui lui propose de travailler avec la Gestapo pour « participer à des filatures, à la recherche de ceux qui troublent l'ordre, qui se planquent. [...] Tu auras du pognon, un ausweiss »29. René ne donne pas suite et rentre à Saint-Maurice. La guerre se poursuit ; « On chante Maréchal nous voilà en traversant en rang les rues de la Motte Beuvron. »30. Le sport a une place de choix ; après l'apprentissage, c'est la seconde priorité de "l'Ecole de Saint-Maurice" ; René ne s'y adonne guère.

47 Philippe Rey-Herme, jeune jésuite qui soutient, en avril 1944, à l'Université de Paris, une thèse de doctorat ès lettre sur la rééducation de la jeunesse délinquante, évoque longuement, dans l'ouvrage qu'il en a tiré, la réforme de Saint-Maurice : « Il ne s'agit pas de mettre les jeunes délinquants dans l'impossibilité de nuire, [...] mais défaire d'eux des membres normaux de notre société, [...] adapter à la vie normale d'une communauté humaine des enfants qui, par suite d'une mauvaise éducation, d'une hérédité chargée, de troubles plus ou moins innés ou simplement d'une volonté trop faible, se sont laissés aller à des actes anti- sociaux. »31

48 L'image de l'enfant délinquant, celui que l'on appelle l'enfant coupable en 1937, s'apparente aussi à l'enfant victime de sa famille, de sa mauvaise éducation. Ce mal éduqué, il faut l'enlever à sa famille, envisager sa rééducation en internat. Seuls les plus pervertis, dont la notion est assez mal définie, peuvent relever de la sanction.

49 Le directeur de Saint-Maurice affirme que « plus que la formation morale, la formation professionnelle constituera le soubassement de l'oeuvre de rééducation »32. Ph. Rey-Herme réagit à « cette affirmation, qui, écrit-il, n'est pas sans danger ». Il évoque ce jeune qu'il a rencontré, qui sort d'une maison d'éducation surveillée avec un CAP de serrurier en

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poche ; il est félicité par le sous-préfet qui le donne en exemple à ses camarades. A peine descendu de l'estrade, le nouveau diplômé se tourne vers ses camarades « A nous maintenant les coffres-forts Fichet. »33

50 On a beaucoup parlé de "remoralisation" de la jeunesse sous Vichy. Qu'en était-il de l'action morale pendant la guerre à Saint-Maurice ? « La morale est action, écrivait V. Hourcq, le directeur, l'homme se forme moralement par ses actes [...] jusqu'à ce que bien agir devienne non seulement une habitude, mais une joie. »34

51 Différemment, Ph. Rey-Herme lie l'éducation morale à l'idéal et se réfère en éducation aux techniques du scoutisme. Les deux propos se rejoignent et sont constitutifs des projets de rééducation de mineurs délinquants qui se développent pendant la guerre et au lendemain de la guerre : une pédagogie centrée sur le groupe de jeunes, qui ira dans un premier temps chercher ses références dans les mouvements de jeunesse et plus particulièrement dans le scoutisme.

52 En mai 1944, René réussit son CAP de menuisier. Quelques jours plus tard, c'est le débarquement, une nouvelle qui va fortement perturber les élèves de Saint-Maurice : va-t-on nous libérer ? faudra-t-il attendre la vingt-et-une35 ? va-t-on remettre en cause toutes les décisions de Justice36 ? Les questions sont sans réponse.

53 René a son CAP, ce qui lui donne une permission de dix jours. En juillet 1944, il est à Colombes, à Paris ; il oubliera de revenir ; il ne sera pas le seul. Les archives de Saint- Maurice que nous avons consultées37 et les quelques témoignages oraux que nous avons eus38 laissent entendre que les fugues de Saint-Maurice et les non-retours connurent, entre juillet et août 1944, une très sensible augmentation. Claude à Montesson 54 9 ans, c'est bien jeune, pour se retrouver à l'Institut Théophile Roussel à Montesson. Le directeur qui l'accueille laisse entendre à Claude qu'il en aura jusqu'à 21 ans : « trois fois le temps de mes souvenirs les plus éloignés »39, pense intérieurement le jeune pensionnaire.

55 Montesson, institution laïque par excellence, ouverte en 1895, a donné à ses pavillons des noms qui se réfèrent à l'esprit des lumières et à la République : « La Fontaine, jean Macé, Diderot, d’Alembert, Condorcet, Victor Hugo, Michelet ». Pourtant, comme l'écrit Claude Charmes, « l'esprit ne semblait guère souffler sur cette institution ». 400 élèves répartis suivant leurs aptitudes scolaires. Claude, qui à 9 ans était déjà dans la classe du certificat, se retrouve à Montesson avec des pensionnaires de 14 ans.

56 Un autre pavillon, appelé Ambroise Rendu, du nom d'un édile parisien, mais aussi le "petit château", sert d'isolement punitif. Claude y a fait des séjours : « On y dort, on s'y masturbe »40, mais, précise-t-il, « j'y répétais inlassablement toutes les récitations que je savais ».

57 Il est le premier de sa classe. Le jour de sa première communion, il reçoit les félicitations du cardinal Suhard, archevêque de Paris. Mais le climat de Montesson ne lui convient guère et ses fugues succèdent aux fugues. L'une d'elles laissera un souvenir durable dans l'institution : il saute du Pont du Pecq dans la Seine pour échapper aux poursuivants ; il sera repêché par des mariniers et son retour à Montesson en fera une vedette.

58 Les fugues de Claude se multiplient. Elles se font à plusieurs. L'une d'elles, en 1943, durera trois semaines du côté de Bagnolet au nord de Paris : « C'était la belle vie, la liberté, pas de problèmes ; [...] nous avions fabriqué une cahute avec des planches et de la tôle

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goudronnée. Après avoir cambriolé quelques boutiques, on partageait nos larcins en frères, une quatrième part servait au troc le lendemain pour se procurer des cigarettes. »41

59 Ce sont les gitans qui alertèrent la police et les Allemands ; le lendemain ils étaient de retour à Montesson. « Début 1944, à Montesson, on ne nous donnait presque plus rien à manger, [...] tous les mômes maigrissaient à vue d'oeil, je volais le mélassé que l'on distribuait aux chevaux de la ferme, cela calait l'estomac. »42

60 L'ultime fugue, celle qui réussit, eut lieu au printemps 1944, peu avant le débarquement. En cavale, la liberté. Le temps de la Libération 61 La période qui précédé le débarquement et la Libération n'est pas sans évoquer un climat de désorganisation progressive du pays, voire même de "guerre civile", comme l'évoque Gilles Ragache43. Elle amènera à la constitution de bandes d'enfants laissés à eux-mêmes, vivant dans une sorte de no man's land de la loi44. Parfois, délinquance et actions héroïques se joignent. Le directeur de Saint-Maurice, en 1944, évoque deux fugueurs de son institution qui seront tués sur les barricades à Paris pendant les journées de la Libération. Des héritiers de Gavroche...

62 René Biard et Claude Charmes vont vivre "en cavale" ces moments forts de l'histoire du pays. René ne retourne pas à Saint-Maurice. Il s'installe à Pigalle. Il est à nouveau contacté par deux français de la Gestapo qui s'apprêtent à quitter Paris en lui proposant de les accompagner. René plus lucide que patriote leur répond « qu'il a plus de confiance en ceux qui viennent que dans les Fritz qui décarrent ». Il devient chasseur dans une boîte de nuit, couche dans les hôtels de passe sous la protection d'une mère maquerelle qui l'a pris sous sa coupe. Le 19 août, les murs de Paris sont couverts d'affiches. La libération approche. On lui dit que le Palais de justice est en flammes. René se rend sur place et, déçu, voit qu'il n'en est rien : « Les miliciens cavalent après les FFI, les FFI après d'autres mecs », écrit-il. Il se fait arrêter, montre sa permission de Saint-Maurice. On lui propose de s'engager dans les FFI. Il reste extérieur au combat de la Libération ; il ne sera pas un partisan. Il renvoie dos à dos les anciens collabos et les nouveaux libérateurs, « ceux qui l'ont foutu au trou pendant dix ans »45. Blasé, René commente les événements loin des idéaux du moment : « Ceux qui hier goûtaient la joie d'être les plus forts s'en vont aujourd'hui mitraillette dans le dos, [...] cela me fait doucement marrer. » « Avec l'arrivée des Américains, poursuit René, les GI46 prennent le haut du pavé avec leurs dollars. [...] Il n'y a pas de travail mais du fric partout. »47

63 René se lance alors dans le trafic de faux billets : « J'achète 50 billets de cent francs, j'aurai un bénéfice de quatre mille francs. » L'affaire est risquée. Il se fait très vite arrêter, pour se retrouver à Fresnes, puis à Saint-Maurice où il est mis au mitard. René aura alors le temps, ainsi qu'il l'écrit, de faire le compte de son temps d'enfermement : depuis le 17 mars 1935, date de son arrivée à Montesson, « 129 mois, 3870 jours, 92880 heures, parce qu'à l'âge de 10 ans mon père et ma mère ne s'entendaient pas. »48

64 Fin mars 1944, Claude tente, avec deux camarades, sa dernière cavale de Montesson, celle qui réussira. Elle les conduit à Saint-Germain-en-Laye, puis à Mantes où, pendant quelques jours, ils vivent sur une petite île de la Seine une vie de Robinson. Début avril 1944, ils sont à Caen et se placent chez des agriculteurs, auxquels ils racontent qu'ils sont frères et que leurs parents ont été tués pendant les bombardements du quartier de la Chapelle à Paris. Ils ne réclament que le gîte et le couvert et on ne leur pose pas trop de questions ; en échange ils doivent fournir un travail qui, au fur et à mesure des jours, se révèle de plus en plus dur. Ils partent, pour se faire arrêter deux heures plus tard à

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l'octroi de Caen. Ils sont confiés par la police à un orphelinat, où le directeur de Montesson devrait venir les chercher. L'épisode de Caen ne dure que quelques jours. Après un incident, Claude et un de ses deux compagnons de fugue partent vers Ouistreham sur la côte, où ils sont hébergés par des soldats allemands cantonnés près des blockhaus du Mur de l'Atlantique. Le 6 juin, ils sont aux premières loges : « La terre tremble, les canons tirent à la volée, des parachutistes, c'est le débarquement. » Les deux garçons se réfugient dans une cave. C'est un parachutiste qui les retrouvera le soir dans les décombres de la maison. C'est la première cigarette américaine, le chewing gum, bien meilleur que le sunset gum de Milly-la-Forêt, précise Claude.

65 Les deux garçons se séparent, Claude devient la mascotte d'un groupe de soldats anglais avec lesquels il met deux semaines pour arriver à Caen. Il constate alors que l'orphelinat avait « été rasé par un tapis de bombes ». « J'ai pensé, ajoute-t-il, que la chance est revenue. »49

66 Les semaines qui suivent, Claude les intitule « la grande vadrouille d'un Gavroche ». Il porte un blouson américain, un pantalon et des bottes de saut canadiennes, on l'appelle "Frenchie" ou "Boy"50. « Ce sont mes premières vacances », écrit Claude. Il découvre « l'opulence et la liberté » au milieu « du bordel indescriptible de la libération »51. Il passe des anglais aux américains, aux canadiens. C'est avec eux qu'il arrivera à Paris au moment de la libération de la ville, pour échouer dans un centre de réfugiés à Saint-Mandé, où il raconte qu'il est belge et que ses parents ont été déportés. Il voit les dernières barricades de l'insurrection parisienne, assiste « en badaud insensible et un peu morbide à l'exécution d'un milicien qui suait de peur »52.

67 L'épisode de Saint-Mandé ne va pas durer longtemps. Claude ne souhaite revoir ni sa mère, ni son beau-père. Il part vers Luna Park53 à la Porte Maillot, où des forains lui proposent de faire le rabatteur auprès des soldats américains. René Biard, 4 ans plus tôt, l'avait précédé dans des activités de ce type. Puis il se fait arrêter sur les Champs- Élysées : « Les agents n'ayant plus de miliciens à rattraper, ils redeviennent soupçonneux. »54. Le retour à l'ordre social ?

68 Il a 12 ans. Le directeur de Montesson n'en veut plus. On l'envoie à l'hôpital Sainte- Anne, au pavillon Esquirol, « où j'aiderai les infirmières ». En décembre 1944, Claude est confié à l'Assistance publique : « J'étais, écrit-il, avec les sans famille et les enfants trouvés. Ma famille m'avait abandonné et j'étais désormais un gamin perdu. »55 Épilogue 69 La guerre se termine. René Biard est presque majeur. Il attendra toutefois la « vingt-et- une », en mai 1946, pour quitter Saint-Maurice et retrouver la liberté. Liberté bien éphémère, puisque, en 1951, il sera condamné à dix ans de travaux forcés.

70 Pour Claude Charmes la fin de la guerre correspond à son placement à l'École de réforme de Chanteloup, une institution pénitentiaire qui reçoit, depuis le début du siècle, les mineurs de moins de 14 ans.

71 C'est dans cet établissement, qu'il qualifie « d'école de la paresse et d'abrutissement », qu'il renoue avec « ses rêves et sa révolte » : « 60 gosses de 10 à 14 ans réputés difficiles que le directeur considérait comme pas bons à grand chose. »56

72 La création de la direction de l'Éducation surveillée, en septembre 1945, va amener à Chanteloup un changement que Claude qualifie de "radical". Un couple d'enseignants, venant de l'Éducation nationale, remplace la direction pénitentiaire de l'établissement. Monsieur et Madame Vincendon, disciples d'Adolphe Ferrière, un des pionniers de

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l'éducation nouvelle, sont chargés par la nouvelle Éducation surveillée, qui vient de conquérir son autonomie sur l'Administration pénitentiaire, de réformer Chanteloup.

73 Claude écrit : « Nous sommes traités comme des enfants normaux. »57 Il retrouve les activités scolaires où il réussit si bien, il découvre la musique, des rudiments de scoutisme avec les jeunes élèves officiers de l'école de cavalerie de Saumur qui viennent faire du "social" à Chanteloup. « Ce furent, écrit Claude, 18 mois de détente, de jours heureux, sans histoire et pas une seule tentative d'évasion ; [...] d'ailleurs nous aurions pu partir par la porte, elle était constamment ouverte. »

74 L. Vincendon, dans un ouvrage qu'elle a consacré à Chanteloup, évoque Claude Charmes : « Il nous arriva un beau matin précédé d'une fâcheuse réputation. [...] Il a l'air droit, énergique. [...] Il a déjà l'air d'un homme absolu, capable du meilleur comme du pire, nous choisissons le meilleur. [... ] Il a une volonté extraordinaire, capable d'extrêmes opposés, mais pas de choses moyennes. Sa mère n'a pardonné aucune de ses erreurs enfantines. Il n'a peur d'aucune souffrance, un entrain endiablé, [...] un désir vorace d'apprendre, [...] mais il nous donnait des inquiétudes dans ses rapports avec des adultes peu compréhensifs, indifférents. [...] Nous ne l'avons eu qu'une seule année. »58

75 Ce projet de Chanteloup, un des plus audacieux de l'Éducation surveillée de l'après- guerre, sera éphémère et ne durera que jusqu'en 1951. Il ouvrait peut-être trop de nouveaux horizons pour les enfants les plus jeunes de l'Éducation surveillée et ne les préparait pas à passer, à 14 ans, à l'IPES voisine de Saint-Hilaire, dont le régime était beaucoup plus dur.

76 Un nouveau texte a été promulgué, le 2 février 1945, sur l'enfance délinquante. Il s'inscrit dans la continuité de la loi de 1942, mais il apporte un élément complémentaire essentiel : la création du juge des enfants.

77 Le juge Chazal, un des tout premiers juges des enfants en 1945, écrivait, en évoquant les jeunes qui passaient devant lui : « Il faut atteindre chaque sensibilité, chaque intelligence dans leurs tendances et leurs aptitudes particulières. [... ] La liberté dans l'action est la condition même des méthodes d'éducation nouvelle, elle suppose la confiance. »59 La confiance, c'est peut-être la première fois que Claude la rencontre. Malheureusement, on ne peut rester à Chanteloup que jusqu'à 14 ans. C'est ce même juge Chazal qui le, reçoit dans son cabinet, à Paris, en 1946, pour lui trouver une nouvelle solution.

78 Les parents refusent, malgré la demande du juge Chazal, de reprendre Claude chez eux. C'est une immense déception pour le jeune garçon : « Je n'entendais plus le juge. Finis les châteaux en Espagne. Quel idiot j'avais été de croire à la douceur d'un foyer ! Moi, j'avais changé, mais mes parents étaient toujours les mêmes. »60 Après deux placements successifs au Patronage Rollet à Paris, puis dans un foyer à Bois-le-Roi, c'est, écrit Claude, « le retour du cycle infernal : délit, évasion, gendarme, orphelinat »61.

79 Ce ne sera pas l'orphelinat. Claude a aggravé sa situation judiciaire après un séjour à Fresnes, puis dans un hôpital psychiatrique. Il se retrouve à l'institution corrective d'Aniane, une ancienne maison de correction que la direction de l'Éducation surveillée n'a pas encore réformée et où l'on reçoit les mineurs les plus difficiles, dont les criminels.

80 Claude sortira d'Aniane en 1952, à 20 ans, avec un CAP de mécanique générale qui lui permet de réussir un concours dans l'armée de l'Air. Un vol de moto fera capoter ce

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projet. L'armée de l'air ne veut plus de lui et Claude s'engage dans un régiment de tirailleurs sénégalais, d'où il se fera réformer au bout d'un an.

81 René Biard et Claude Charmes connurent, après leur adolescence, de longues années de prison. Les vertus de la rééducation dont ils avaient fait l'objet restaient encore à prouver.

82 Nous ne pouvons avoir accompagné si longtemps ces deux jeunes dans leurs pérégrinations de la guerre en ignorant le message d'adulte qui donne sens à leur travail biographique.

83 René Biard conclut son livre par une sorte d'appel à la société avec l'espoir que « tous les enfants perdus, les petits copains à la recherche de leur vie d'homme, tous les mineurs délinquants puissent ne pas endurer ce que nous avons dû endurer »62.

84 Claude Charmes, s'il écrit ne pas vouloir délivrer de message, lance « un dernier cri d'angoisse à tous ceux qui ne savent pas se faire entendre : personne n'a le droit de dire à un homme, même s'il a commis un crime abominable, vous êtes irrécupérables. J'étais potentiellement irrécupérable, ce que j'ai réussi d'autres peuvent y parvenir, il faut les aider en leur donnant des motivations » ; « La stimulation, conclut-t-il, c'est le moteur de l'action. »63

NOTES

1. René BIARD, Bagnards en culottes courtes, Paris, La Table ronde, 1968, p. 9. 2. Philippe LEJEUNE, Le pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1975, p. 264. 3. Georges HEUYER, `Psychopathologie de l'enfant victime de la guerre", Revue de la sauvegarde, janvier 1948, p. 5. 4. Ibid., p. 5. 5. Ibid., p. 16. 6. Simone MARCUSJEISLER, "Réponse à l'enquête sur les effets psychologiques de la guerre sur les enfants et les jeunes gens en France", Revue de la sauvegarde, février 1947, pp. 3 à 24. 7. René BIARD, op. cit., p. 30. 8. Ibid., p. 30. 9. Claude CHARMES, Le maximum, Paris, Stock, 1974, p. 17. 10. Henri GAILLAC, Les maisons de correction, Paris, Cujas, 1972, p. 361. 11. Wilfred Douglas HALLS, Les jeunes et la politique de Vichy, Paris, Syros, 1988, p. 19. 12. Simone MARCUS JEISLER, op. cit., p. 8. 13. "Nus dans leurs cellules, roués sous les coups, ils attendirent la mort pendant deux jours", écrit, le 14/12/40, l'envoyé spécial de Paris soir, Jean Steve. 14. M. BLONDEL-PASQUIER, La maison d'éducation de Montesson, Mémoire de la Faculté de médecine de Paris XII, 1993. 15. Habitation à bon marché de la loi Sellier, qui préfigure les HLM. 16. René BIARD, op. cit., p. 54. 17. Ibid., p. 55.

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18. Henri AMOUROUX, Histoire des français sous l'occupation, Paris, R. Laffont, 1993, Tome 1, p. 414. 19. Simone MARCUS JEISLER, op. cit., p. 7. 20. Georges HEUYER, op. cit., p. 7. 21. René BIARD, op. cit., p. 64. 22. Ibid., p. 85-86. 23. Ibid., p. 91. 24. Officiellement on parle d'IPES (Institution publique d'éducation surveillée) depuis la circulaire du 25/02/40 ; le terme MES restera le plus souvent employé, jusqu'à la création de la direction de l'Éducation surveillée en septembre 1945. 25. Ibid., p. 122. 26. Ibid., p. 150. 27. Cité par Philippe REY HERME, Quelques aspects du projet pédagogique dans la rééducation de la jeunesse délinquante, Paris, VRIN, 1945, p. 186. 28. On les appelle moniteurs depuis 1927. On parle de moniteurs éducateurs à partir de 1938. 29. René BIARD, op. cit., p. 158. "Ausweiss" laissez-passer. 30. Ibid., p. 162. LIPES était implantée sur la commune de la Motte-Beuvron dans le Loir-et-Cher. 31. Philippe REYHERME, op. cit., p. 146-147. 32. Ibid., p. 186. 33. Ibid., p. 187. 34. Ibid., p. 186. 35. 21 ans. 36. René BIARD, op. cit., p. 165. 37. Archives de Saint-Maurice, CNFEPJJ, Vaucresson. 38. Témoignages enregistrés de René Courtois, directeur de Saint-Maurice en 1944, et de R Chaumorcel, élève à Saint-Maurice en 1944, CNFEPJJ, Vaucresson, 1986 et 1995. 39. Claude CHARMES, op. cit., p. 126. 40. Ibid., p. 31. 41. Ibid., p. 37. 42. Ibid., p. 39. 43. Gilles RAGACHE, Les enfants de la guerre, Paris, Perrin, 1997, p. 21. 44. Lire AISHA, Décharge publique, Maspéro, 1980, p. 29 et suivantes. 45. René BIARD, op. cit., p. 185. 46. GI : abréviation américaine de Government Issue ; nom donné aux soldats de l'armée américaine à partir de 1942. 47. Ibid., p. 192. 48. Ibid., p. 244 49. Claude CHARMES, op. cit., p. 41-42. 50. Ibid., p. 41-42. 51. Ibid., p. 47. 52. Ibid., p. 48. 53. C'était un grand parc d'attractions. 54. Ibid., p. 50. 55. Ibid., p. 51. 56. Ibid., p. 56.

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57. Ibid., p. 62. 58. L. VINCENDON, Chanteloup, Blainville-sur-Mer, L'amitié par le livre, 1979, p. 264. 59. Jean CHAZAL, Les enfants devant leur juge, Paris, Ed. Familiales françaises, 1946, p. 56. 60. Claude CHARMES, op. cit., p. 66. 61. Ibid., p. 68. 62. René BIARD, op. cit., p. 248. 63. Claude CHARMES, op. cit., p 236.

RÉSUMÉS

René Biard, un adolescent, Claude Charmes, un enfant, tous deux aux prises avec des problèmes familiaux et les difficultés inhérentes à la période de la guerre, vont se trouver placés dans des institutions correctives. Ce seront aussi de longues périodes de fugue, d'errance sur fond d'occupation, puis de libération du territoire.Tous deux ont publié, vingt-cinq ans après, leurs souvenirs de cette période. Nous vous restituons notre lecture en développant le contexte social, judiciaire, institutionnel de l'époque, où se rencontrent des établissements pour mineurs dont le poids pénitentiaire pèse encore lourd sur les quelques velléités de réforme éducative.

René Biard Claude Charmes, two children of justice" during the war. René Biard, a teenager, Claude Charmes, a child, both being in troubles with their family and war difficulties, they have placed in reformatory. In these troubles times, they wandered and ran away in an occupied country finally liberated.25 years after, both have published their memory. We give you back our understanding of it, emphasizing upon the social, judiciary and the institutional environment of this period when one meet establishment, places where penitentiary weigh is still influencing the few attempts on educational reform.

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Un enfant de la guerre devant le juge des enfants

Jean Mérat

1 Le 5 septembre 1945 un jeune de 17 ans était arrêté Porte de Clignancourt par les forces de l’ordre. Le même jour, ces dernières effectueront une perquisition dans un hôtel meublé. Dans la chambre du mineur, elles trouveront une feuille maladroitement rédigée, l’adolescent se raconte1.

2 « Elevé chez ma mère jusqu’à l’âge de 15 ans, je commençais ma vie d’aventure car nous autres jeunes gens de 1941 à 1944 nous avons vécu une liberté autrement que tout autre jeune (...), un peu gangster, un peu voyou plutôt ». Pour Jean, la guerre fut, semble-t-il, un espace de liberté. En cet automne 1945, l’équilibre allait se rompre ; il se fait prendre place Pigalle en portant une valise pleine de vêtements. La police économique avait l’oeil, de nombreux jeunes se retrouvaient au poste suite au transport d’un bagage volumineux. Pendant l’interrogatoire, Jean affirmera avoir acheté les vêtements à un inconnu pour les revendre en « prélevant un petit bénéfice». Le système D fonctionnait toujours en cette fin d’année 1945.

3 En fait, les années d’occupations ne furent pas toujours faciles. A Savigny, centre d’observation du Tribunal pour enfants du département de la Seine, le jeune se confie : « pendant cette période, il n’y avait pas à manger, je ne gagnais pas beaucoup, j’avais toujours faim ». Jean, de nationalité italienne, vivait avec sa mère, femme de ménage, et son demi frère à Montreuil sous bois. Il n’avait jamais connu son père. Il quitta l’école en 1941 à 14 ans sans son certificat d’études ; il fit un début d’apprentissage comme mécanicien, puis vint le temps des petits boulots et sûrement de la faim.

4 Toujours sur la même feuille manuscrite, trouvée dans sa chambre, l’adolescent poursuit son récit. « Après 2 ans à peine de ce genre de vie coulante, je rentrais à partir de novembre 43 dans le fameux maquis, une vie de cow-boy... 3 mois de guerre, d’embuscades et de vie errante ». L’aventure continuait pour lui, aventure qui le conduira à la prison du Cherche Midi, et enfin dans un camp en Allemagne d’où il sera libéré par les américains. Ainsi, lors de son arrestation en 1945, place Pigalle, il sera trouvé porteur d’une arme à feu. Il voulait retrouver celui qui avait dénoncé son groupe de résistants.

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5 Au vue de ce qui précède, Jean donne le sentiment d’avoir senti le souffle de l’histoire. La feuille manuscrite était le plan pour « monter avec des amis un scénario du film de [sa] vie ». En attendant le mineur vivait seul dans un hôtel meublé. De retour du camp, un médecin lui aurai conseillé de se reposer ; il ne travaillait donc pas, grâce à des allocations perçues au titre de déporté. Il vivotait avec bien sûr des petites combines qui le conduiront devant le juge des enfants.

6 Un psychiatre qui vient le voir au centre de Savigny conclura : « il semble que ce soient les circonstances exceptionnelles, la vie du maquis et de déporté qui l’ait passagèrement déséquilibré (...) [Jean] n’est ni un arriéré, ni un aliéné, ni un pervers. Il apparaît seulement comme passagèrement déséquilibré, exalté, hyperimaginatif ».

7 Le juge, le 14 décembre 1945, le confiera à la garde de sa mère sous le régime de la liberté surveillée.

NOTES

1. Les sources : Archives, ville de Paris, dépôt de Villemoison, Cabinet juge des enfants n° 2. N° Boite 1418 W 51. Ordonnance n° 10062 (Jean n’est pas son prénom)

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AUTEUR

JEAN MÉRAT Etudiant en histoire

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La misère inconnue : récit autobiographique

Vincent Peyre

Avant-propos C'est l'histoire d'un « enfant de la guerre » d'origine tzigane et, à ce titre, victime lui et toute sa famille des persécutions raciales conduites de concert par Vichy et les Allemands. C'est quarante ans plus tard qu'il en fait le récit, écrit en 1982. C'est par l'Assistance publique qu'il a été pris en charge, si l'on peut dire, et non par la justice des mineurs. Cela est du à son jeune âge : il n'avait que onze ans quand ses mésaventures ont commencé. Le manuscrit se présente sous la forme d'une liasse de dix-huit feuillets dactylographiés en simple interligne. L'orthographe et la ponctuation originales le rendent difficile à déchiffrer. Comme le dit son auteur "J'avais treize ans d'âge, aller à l'école, mais c'est une chose que je n'ai jamais connue". Nous avons restitué une orthographe et une ponctuation courantes. Parfois, monsieur N. n'a pas non plus l'habitude de taper à la machine, un mot manque ou est rendu incompréhensible. Les mots incertains ou ajoutés sont placés entre crochets. Quelques courts passages qui nous sont apparus comme tout à fait répétitifs ou plus rarement tout à fait incompréhensibles ont été omis. Nous ne croyons pas que le sens du texte en soit altéré. Il a été remis par monsieur N. à un éducateur de l'Education surveillée qui avait en charge l'un de ses enfants. Il a manifesté explicitement le désir de le voir publié. Il y écrit d'ailleurs "Le jour où mon livre sera lu...". Dépositaire d'une copie, j'ai estimé alors inopportun d'en faire état publiquement : ce fils, âgé seulement de 15 ans, étant à l'époque devenu une "vedette" dans le monde de la justice des mineurs pour la multiplicité de ses délits et risquant, après de nombreuses tentatives de prise en charge éducative et de multiples incarcérations, une lourde condamnation pénale. Ajoutons qu'après de longs séjours en prison, il a échoué dans un hôpital psychiatrique1. "La misère inconnue" n'a guère besoin d'être commentée : le message que son auteur a voulu délivrer est très explicitement énoncé. La misère inconnue

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Je suis né à Saumur, ville du Cadre noir, pays de l'école de cavalerie et du Carrousel. J'ai vu le jour un mardi, le 15 janvier 1930. Ce jour là ma destinée était déjà tracée : oui, d'embûches et de misères ! Un poids très lourd pour les frêles épaules de ma jeunesse. Nous étions six enfants, quatre frères et deux soeurs. Nous étions des enfants de famille très pauvre. Oui, jusqu'en 1939 nous avons connu bien des souffrances, mais cela était de la douceur auprès de ce qui nous attendait, car bien souvent nous allions au lit sans manger ou en classe sans manger par le manque de moyens pécuniers ... Mon père était pêcheur et braconnier. Il faisait vivre toute sa famille avec le produit de sa récolte, c'est à dire de ses poissons d'eau douce et aussi de sa récolte d'escargots. Ma mère partait le matin de très bonne heure avec sa baladeuse, rue par rue, pour vendre le produit de cette pêche à la sauvette, jouant à cache cache avec la police. Il faut que vous sachiez que bien souvent elle se retrouvait en cellule pour dix heures et moi- même quelquefois malgré mon jeune âge. Je me retrouvais allongé avec ma mère sur les dalles de ciment et même quelquefois frappé ! Oui, tout cela parce que je prenais la défense de ma pauvre mère qui se donnait tant de mal pour subvenir aux besoins de ses enfants. Hélas, bien souvent ses marchandises étaient confisquées pour soi-disant les hôpitaux ou les orphelinats. Hélas, en ce temps là j'étais bien loin de penser que moi aussi je devais devenir à mon tour orphelin de père et de mère et mes chers parents étaient loin de se douter de ce qui les attendait dans les jours à venir où l'on devait souffrir toute notre vie. Car nous étions marqués au fer rouge comme les bêtes à l'abattoir, et cela jusqu'à la fin de mes jours ! Car la misère continue, cela n'a jamais cessé. Voyez jusqu'où cela peut aller ! Si je vous raconte aujourd'hui ma vie c'est pour faire savoir jusqu'à quel point l'être humain peut être cruel et méchant. fin du premier récit2 N° 2. Suite à mon récit Moi qui vous en parle, je connais très bien ce genre de gens là, j'ai appris par ma mère à les reconnaître au premier coup d'oeil, faux et fourbes, tout ce que l'on voudra sauf des êtres humains ! Je ne vois aucun nom à leur donner, j'aurais peur de leur fournir une décoration. Moi qui vous écris ce livre, tout ce que je vous raconte n'est que vérité. Je n'invente rien. J'ose espérer, cher lecteur, que mon livre ne vous donnera pas envie de vomir et que vous saurez l'apprécier à sa juste valeur. Ma vraie misère commence en l'an 1939, début de cette guerre mondiale. Nous habitions rue du Pressoir à Nantilly, canton de Saumur, dans une seule pièce. Chambre et cuisine faisaient partie d'un tout. Nous avions pour meubles deux lits, une armoire, une table et le feu de la cheminée. Nous couchions à six dans le même lit, trois au pied, trois à la tête. Pour literie, nous avions deux couvertures. Mes parents couchaient à même le sol sur une couette conçue de plumes de poules, mais nous étions heureux. Cela a duré jusqu'à ce jour, le 21 mars 1941. Je m'en rappelle comme si cela était aujourd'hui. Oui, cela sera toujours présent à mon esprit. Je ne peux m'en défaire. Nous étions tous couchés, il était onze heures du soir. Mes parents étaient encore à table, discutant sur la journée du lendemain, faisant des projets pour leurs enfants, essayant de nous rendre heureux le mieux possible. Mais les choses devaient tourner autrement. Oui, la guerre devait nous séparer définitivement. C'est à partir de ce jour que j'ai compris que l'humanité était cruelle et lâche. Donc, ce soir là, comme je viens de vous le relater, il était onze heures du soir. La nuit était très froide quand, tout à coup, on frappa à la porte. Nous avions tous le souffle en suspens, mes parents se regardaient l'un l'autre, des regards inquiets, et pourtant nous

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étions loin de penser que les boches étaient à la porte, de la kommandantur de Saumur qui se trouve place Bilange, hôtel Budan. C'est là que ma misère a commencé et à ce jour présent elle continue de plus en plus. Ceci est le récit de ma vie, qui est bien triste à raconter. C'est pour cela que je veux avant de mourir que l'humanité sache ce que j'ai pu endurer comme souffrances aussi bien morales que physiques par tous ces gens qui se disent bons et braves. Je sais, je vous mets l'eau à la bouche, impatients de lire cette triste vie vécue que je vais vous raconter. Les boches rentrent à la maison, suivis de la milice à Pétain et de la Gestapo, tous Français pour la plupart. Ma mère se précipite sur la porte pour ouvrir. De là, deux boches suivis de la milice à Pétain, faisant partie de la Gestapo, pénètrent à l'intérieur comme de vraies brutes. De là, j'ai vu des choses terribles qui ne peuvent paraître croyables et pourtant vraies. La milice s'est précipitée sur mon père pour l'emmener. C'est là que tout a commencé. Mon père a été frappé à plusieurs reprises, puis il est tombé à terre terrassé par les coups, frappé à la tête à plusieurs reprises. De là, ils nous ont tous fait lever. Nous avions tous une peur incontrôlable. Ils ont pris une de mes soeurs, âgée de treize ans, qui est maintenant à Sainte-Gemme sur Loire dans un hôpital psychiatrique, qui n'a jamais retrouvé la raison après avoir été violée à plusieurs reprises sous les yeux de tous mes petits frères et soeurs sans pouvoir rien faire. Moi-même - j'étais âgé de onze ans - je me suis précipité sur eux et j'avais réussi à en mordre un à la jambe, ce qui m'a valu un coup de botte dans les flancs. De là je suis tombé dans la cheminée avec deux côtes défoncées. C'est de là que ma mère, pour protéger ma vie et celle de mes frères et soeurs, s'est jetée à leurs pieds, les mains jointes, pour ne pas qu'ils me tuent, car il avait sorti son pistolet, prêt à me tuer. Et oui, il n'y a qu'une mère pour faire cela. Elle a donné son corps pour nous sauver et j'étais là, présent. Sous mes yeux que nous avons vu toutes ces horreurs. Je ne pensais pas que certains hommes pouvaient être aussi écoeurants, car ce qu'ils ont fait subir à ma pauvre mère cela dépassait l'imagination. Je ne pensais pas que les gens pouvaient être aussi pourris. Pour moi, soixante pour cent de l'humanité au dernier degré est pourrie. Il faut passer par où j'ai passé pour dire ce que personne n'oserait dire. Je n'ai rien à perdre, pour moi le bonheur et le soulagement de mes souffrances sera le jour où je fermerai les yeux. Je ne regretterai rien sur cette terre maudite, car j'ai perdu tout ce que j'avais de plus cher au monde, oui, le jour où j'ai perdu mon père le 21 mars 1941, fusillé à La Brielle, près de l'école de cavalerie de Saumur, Maine et Loir, 49. De là ma mère a disparu en Allemagne. Je ne l'ai jamais revue, ni mes frères et soeurs. A partir de ce jour, nous sommes restés enfermés six jours dans cette maison sans manger ni boire. Nous avions un puits, mais il était à l'extérieur. Le dernier des enfants était une fille âgée de 18 mois et je me souviens que, par le manque de nourriture, elle perdait le fondement. Donc, six jours après jour pour jour, nous avons été libérés de la mort certaine par une femme que nous ne connaissions pas. Tout ce que j'ai appris par la suite, c'est qu'elle faisait la retape avec les boches. Mais il faut croire qu'elle avait encore un peu de coeur car elle a prévenu la gendarmerie de Saumur qui est venue nous ouvrir cette porte et de là nous a emmenés à l'hôpital de Saumur, rue Seigneur. Nous avons été confiés à la crèche provisoirement, gardés par des religieuses qui ne nous ménageaient pas les coups. Nous étions gavés de coups plus que de pain. Cela devait durer cinq mois.

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De là nous avons été transférés à la Population, nous faisant des promesses grosses comme des châteaux en Espagne, nous promettant monts et merveilles. J'étais loin de me douter de ce qui allait m'attendre. Ce que j'avais subi était du gâteau auprès de ce que j'allais voir et surtout subir. Oui, avec tout ce que j'ai vu je n'arrive pas à croire que je suis encore vivant. Ce qui prouve que la race humaine est coriace. En ce temps là j'avais la jeunesse, je me raccrochais, je voulais vivre. Mais si cela était à refaire et connaître tout ce que je sais, je préférerais crever. Pour certaines personnes nous avons droit au mot crever. Je suis arrivé à treize ans d'âge. Aller à l'école, mais c'est une chose que je n'ai jamais connue. Mais il faut croire que pendant la guerre à l'Assistance publique on ne connaissait pas le mot école. Car ici faut vous dire que j'avais tombé sur un inspecteur qui était encore pire que les boches. De toute manière, il était pour eux. J'ai vu de mes propres yeux les boches venir dans le baraquement où nous étions logés, faisant partie de l'hôpital d'Angers, emmener à une heure du matin dix-sept jeunes gosses âgés de 14 ans à 16 ans que je n'ai jamais revus. Et tout cela parce que nous avions été voler dans les cuisines des boches, car on crevait tous de faim. C'est pour cela que mes pauvres camarades ont disparu d'avoir eu trop faim, sur l'ordre de notre cher directeur. Ce qui prouve qu'il y avait vraiment de bons français qui aujourd'hui, je suis certain, vivent encore. Et on les salue bien bas en les appelant Monsieur. Nous avons été plusieurs à ne pas être pris car nous nous étions cachés. Sinon, nous aurions subi le même sort. De là, j'ai été placé chez un cultivateur, à Saint-Jean-de-la-Croix. C'est là que va commencer mon calvaire, un vrai chemin de croix. Dès mon arrivée, l'on m'a montré ma chambre : dans la paille avec les vaches, le tout garni d'une couverture. Ensuite, mes vêtements sont disparus sur le dos de ses enfants. Comme nourriture, j'avais droit au gras de lard, pattes de poules, têtes et culs de volailles de toutes sortes. Je me couchais à onze heures du soir après avoir tiré les vaches et fait les litières et rangé les brocs de lait, ce qui était beaucoup trop pour moi, car avec les journées que je remplissais j'étais devenu squelettique. Le matin, je me levais à cinq heures trente, de là je me précipitais sur les bottes de paille pour refaire les litières. Ensuite, j'allais au broyeur couper les betteraves pour les vaches et les chevaux, je reprenais les seaux et les brocs pour recommencer la traite. A sept heures, j'avais fini. J'allais me passer un coup de chiffon sur ce qui me servait de visage, de ce qui me restait par la fatigue. Je me lavais dans la cour, j'étais comme ivre. De là, j'attendais que ces braves gens veuillent bien m'appeler pour prendre mon petit déjeuner, si on pouvait appeler cela déjeuner. Car il faut que vous sachiez que j'étais un bâtard de l'Assistance publique, tout le monde ne peut avoir la chance d'en dire autant : bien souvent c'était cela leurs mots doux. Mon déjeuner se composait d'un bol d'eau chaude et d'un soupçon de lait et d'un morceau de pain très petit. Il est vrai que c'était la guerre. Tout cela sans commentaire. Et si je mettais trop longtemps, la fille aînée m'enlevait mon bol sous le sourire des autres et de ses parents, quelquefois accompagné de quelques gifles. Tout cela, pour corser la chose, avec bon poids. Et quelquefois par dessus le marché par le père, tout cela accompagné d'un grand sourire. De là, on me donnait mon sac en toile avec mon morceau de pain et toujours accompagné de l'éternel morceau de lard. Je menais les vaches dans le pré, ma binette sur le dos, tout près du champ où je travaillais tout en surveillant les vaches, jusqu'au soir à la tombée de la nuit. C'est ce que l'on pouvait appeler des journées bien remplies. Cela a duré près d'un an, à souffrir le martyre.

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Je me souviens, cela était un dimanche car même le dimanche je travaillais. Ma seule sortie, c'était le dimanche à la messe basse à six heures du matin. Ils étaient très pieux. Cela durait environ trente minutes, c'était le seul endroit où j'étais heureux, ce qui me faisait en tout et pour tout une heure de semi-liberté, si liberté il y a. Comme je vous le disais ci-dessus, il se trouve que ce dimanche là, après la messe, j'avais été envoyé en plaine biner les soleils, car pendant la guerre ils en faisaient de grandes surfaces, ce qui remplaçait l'huile de noix. C'étaient des rangs énormes de 4 à 500 mètres. Donc, ce jour là, j'étais parti pour la journée. Jusqu'à la tombée de la nuit j'en avais fait sept rangs, en plein soleil, pendant que ces messieurs-dames passaient leur dimanche à battre la manille - les bâtards sont faits pour cela - ou à jouer aux dominos avec leurs enfants qui étaient aussi pourris que les parents. Nous savons tous à quoi s'en tenir. Donc, ce jour là je rentre à la ferme comme de coutume. Je m'occupe des bêtes en attendant le souper, car je n'avais pas le droit de rentrer avant que l'on veuille bien m'appeler pour rentrer. Le premier mot que l'on m'a posé, c'est combien de rangs j'avais fait. Après cet interrogatoire, nous passâmes à table. C'est à dire que pour moi c'étaient les restes, assez bons pour un esclave, les restants de midi car le dimanche nous ne mangions jamais ensemble. Ils préféraient manger les gâteaux et boire les bons vins avec les boches, cela était beaucoup plus rentable. Sitôt fini, je rentre dans l'écurie aux vaches pour m'allonger sur ma litière, car je couche à même la paille. Le lendemain, je me suis levé comme les autres jours, et bien fatigué. Ce jour là j'étais resté plus longtemps à la ferme car il fallait que je mélange du tourteau avec des betteraves pour les bêtes. Il était environ dix heures du matin, j'étais prêt à partir aux champs, lorsque mon bourreau m'appela à la maison. A peine rentré, je pris une correction comme jamais je n'en avais encore pris, à coups de sabots de bois et, pour adoucir, des coups de fouet. Tout cela soi disant que j'avais saboté le travail en coupant quelques soleils. Voilà la récompense de mon dimanche. Je me souviens que j'ai été plus de trois semaines avant de pouvoir m'asseoir correctement à cause d'un mauvais coup que j'avais reçu au bas des reins. Cela m'avait donné un hématome aussi gros qu'un oeuf. Malgré mes souffrances j'étais obligé de travailler comme par le passé. Un jour vint une assistante sociale faisant partie de l'Assistance publique qui faisait ses tournées dans les fermes pour voir soi disant les pupilles. Je vais vous raconter en réalité ce qui se passait. Donc, ce jour là j'étais dans les champs, on était venu me chercher pour me présenter à cette chère madame. J'étais très heureux de la voir, car j'avais beaucoup de choses à lui raconter. Donc, je lui fais le récit de toutes mes souffrances que j'endurais et pour me réconforter l'on me donna tort, me racontant que c'étaient des braves gens, qu'ils étaient très bons et que moi je ne valais rien. On alla même jusqu'à me menacer de m'envoyer en maison de correction si je ne voulais pas obéir aux quatre volontés de monsieur et de madame. Donc, ce jour là on avait amené un trousseau fourni par la Population, mais je ne devais jamais en voir la couleur et pour récompenser madame l'inspectrice on l'invita à manger, sans parler des pots de rillettes et un jambon, une motte de beurre et quelques volailles dans le coffre de la onze de madame. Et là dessus, elle repart le devoir accompli. Si moi, le pupille, je crevais, ce n'était pas bien grave car à cette époque on les ramassait à la pelle. Inutile de dire que nous étions les mal aimés. J'appréhendais le départ de madame, je savais ce qui m'attendait pour avoir osé me plaindre. Hélas, le départ de ma chère inspectrice arriva. Moi, je repartis à mes

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occupations, travailler pour ne pas changer. J'en étais arrivé à être heureux d'aller travailler. Là, je ne subissais pas les sarcasmes et les insultes et les coups. Mais ce jour là je n'avais rien perdu pour attendre. Effectivement, à mon retour des champs je pris une bonne correction pour avoir osé me plaindre, des bâtards en veux-tu en voilà, mais cette fois-ci par toute la famille. Après cela je rentrais à l'étable pour vaquer à mes occupations coutumières, à part que ce jour là je n'avais pas le droit de souper. Trois semaines après, c'était un dimanche et j'allais à la messe comme à la coutume, mais il faut croire que ce jour là le Bon Dieu était avec moi car, dans le village, il se trouvait que j'avais une bonne personne pour moi, c'était la boulangère. Dès qu'elle m'aperçut elle me fit rentrer et me demanda qui m'avait frappé ainsi. Je lui expliquais tout ce qui s'était passé. Une fois mon récit terminé elle me fit manger. Cela faisait très longtemps que je n'avais mangé ainsi, il y avait si longtemps que je ne m'en rappelais plus. Je ne pouvais y croire. Elle me renvoya en me promettant de s'occuper de l'affaire. Effectivement, un mois après, un beau jour l'on venait me chercher - inutile de vous dire la joie que j'avais - pour me conduire au dépôt. Hélas, j'y suis resté que douze jours et un beau matin, sans prévenir, car l'on disposait de ma personne comme d'un sac de pommes de terre et je n'avais aucun droit à la parole. Donc, il était cinq heures du matin, on me prie de m'habiller et de prendre mes paquets qui, il faut bien le dire, furent vite préparés car je n'avais pas grand chose dans la malle en osier. De là, on m'envoie à la gare Saint-Lau d'Angers, toujours accompagné de mon garde-chiourme. Ce qui me fit rêver tout le long du voyage c'est que c'était trop beau pour être vrai. Et pourtant c'était vrai, mais dans l'autre sens. J'ai atterri à l'école départementale, maison de redressement et de correction à Aumale, Seine-Inférieure. Cela se passait en 1942 au mois d'octobre. Je devais y séjourner près de 18 mois de souffrances et de brutalités, souffrant le martyre de jour comme de nuit. Sitôt arrivé je passe à la douche et tout cela très froid, bien entendu, pour me réchauffer, suivi d'un gardien nommé C.3, vrai nom de famille, une brute épaisse qui se permettait de frapper les gosses à coups de trique qui lui servait de canne. J'en avais de bons souvenirs un peu partout. Pour mon premier jour, une fois ma douche terminée, on m'emmena au coiffeur me faire la coupe réglementaire à ras, aucun problème pour se démêler. Ensuite je passais au soufre pour la désinfection. De là on me présenta au directeur qui s'appelait de son vrai nom monsieur V., qui était une ordure incomparable auprès d'une poubelle. On m'avait placé, ou plutôt j'étais devant lui comme un sac puant au garde à vous. J'ai écouté son discours sans avoir le temps de poser une parole. De là j'ai été présenté au surveillant général qui s'appelait de son vrai nom L. Le plus grand plaisir, pour moi et mes petits camarades, aurait été de le rencontrer beaucoup plus tard et de lui faire subir au centuple les souffrances morales et physiques qu'il nous a fait subir. Ce que je vous écris n'est rien auprès de la réalité. D'ailleurs, j'ai toujours pensé que c'était un boche puisque notre directeur, lui, en était un. Ensuite nous avions un surveillant qui lui était un chef avec un grand F, un gros bras, une brute sans nom. Lui, son vice était de rentrer au réfectoire au moment des repas, si l'on pouvait appeler cela repas : c'était le plus souvent une gamelle d'eau chaude avec un morceau de rutabaga ou un topinambour et quelquefois de la viande, plus exactement de la graisse de boeuf. Nous avions droit à des biscuits vitaminés pour nous empêcher de crever, mais je ne saurais vous dire le goût qu'ils avaient car ces braves gens les gardaient pour eux-mêmes, ainsi que viande, sucre et matière grasse. Nous, on mangeait ce qui restait.

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Donc, pour en revenir à ce cher monsieur A., notre surveillant-chef, un enfant qui avait le malheur de ne pas se lever assez vite à son entrée était littéralement propulsé dans les airs d'où il se retrouvait soit la tête la première dans le mur, ou bien à même le sol, sur le ciment. Bien souvent, c'étaient des saignements de nez ou des fractures des bras ou des jambes. De là on vous transportait à l'infirmerie, comme cela rien ne savait en dehors et tout restait incognito. Ce sont des choses que tous les gens d'Aumale ignoraient car c'était comme une forteresse de SS. J'ai vu un jour monsieur L. frapper sur un enfant. Je croyais qu'il allait le tuer. Ce jour là le gosse s'est retrouvé à l'infirmerie avec un bras cassé et le visage tuméfié et plein de marques sur tout le corps par les coups de ceinturon, les coups de pied, sans oublier les coups de poing. Et comme j'avais voulu m'en mêler, cela me faisait tant de peine de voir mon petit camarade de treize ans frappé aussi injustement pour avoir volé un rutabaga pour manger, vu que l'on crevait de faim...4 Nous étions jeunes et nous voulions vivre. Ce serait maintenant, je me laisserais crever. Je n'aurai rien à regretter sur cette terre maudite car, comme je vous l'ai dit précédemment, je le dis du fond de mon coeur. Le matin, on se levait à six heures. Nous défilions en rang deux par deux au pas cadencé jusqu'au lavoir pour la toilette, été comme hiver, dehors torse nu, rhume ou pas rhume il fallait se soigner soi-même. Ensuite, c'était la corvée de nettoyage. Sitôt après nous allions au réfectoire prendre notre soi-disant petit déjeuner : de l'eau chaude avec du lait écrémé. De là nous étions rassemblés sur un rang deux par deux. Nous allions à la ferme. Elle l'école départementale possédait une très grande ferme qui n'a été entretenue que par des enfants de dix à seize ans, les plus vieux, nous. Neuf kilomètres à parcourir au pas cadencé, suivis de surveillants de droite et de gauche, une cravache pendant à bout de bras, menaçante, qui hélas tombait plusieurs fois avant l'arrivée à la ferme. De là nous étions dirigés par équipes à nos travaux journaliers. Moi, je travaillais au jardin qui était immense. Tous les bêchages, plantations, binages nous passaient par les mains, gardés de près par nos surveillants. C'est tout juste si nous avions le droit de nous relever car les coups pleuvaient. Il n'était pas question de répondre, aussitôt l'on nous menaçait d'aller quérir le chef jardinier. Pour nous, il n'en était pas question. Lui ne voulait pas se salir les mains. Lui, c'était le fouet et croyez moi, on en avait assez. On travaillait dix heures par jour comme des mercenaires, sans relâche, pour aboutir à rien. Nous n'avions aucune récompense et aucun égard pour nous. Nous étions des déchets de la société. Nous étions en trop, à croire que nous avions pris la place des autres. Nous n'avions pas le droit de vivre, comme si nous avions été responsables de notre parution sur la terre. Et pourtant je ne demandais pas grand chose : vivre et être heureux comme tous les autres enfants de France. Je n'en veux pas à la guerre, j'en veux uniquement à l'humanité qui n'a jamais rien fait pour moi. Je n'ai aucun remerciement à lui faire. J'ai vu et connu des gardes chiourmes voulant abuser de notre personne. Tout ceci afin de vous montrer à quel point nous avons pu souffrir aussi bien moralement que physiquement. Et le dimanche c'étaient les instruments de cuivre, la répétition. J'étais clairon et à l'occasion des grandes fêtes l'on défilait dans les rues d'Aumale pour amuser la galerie, regardés et dévisagés comme des bêtes curieuses. Nous étions montrés du doigt et appelés les bâtards de l'Assistance publique. Ensuite l'on rentrait et nous restions dans la cour en attendant l'heure du repas pendant que ces messieurs sablaient le

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champagne après les efforts qu'ils venaient de fournir. Ce qui prouve que ce n'est pas toujours celui qui gagne l'avoine qui la mange. Un jour j'ai été mis en cellule. A ma sortie je pesais 34 kilos, à l'âge de treize ans. Si je ne suis pas crevé, c'est que le destin n'en avait pas fini avec moi. Il faut croire que mon chemin de croix n'était pas encore fini. Effectivement, je n'étais pas rendu au bout. Jusqu'à maintenant je vois toujours autant de misère, sauf qu'elle est plus raffinée, mais pour moi cela ne fait aucune différence. Dix huit mois après j'étais réintégré dans mes foyers, c'est à dire à la Population. Mon cher directeur avait bien voulu rappeler sa brebis égarée. Nous étions début 44 et le changement commençait à se faire sentir. Alors tous ces braves gens songeaient à retourner leur veston. La nourriture du râtelier n'allait plus être la même car ils commençaient à mettre au point ce qu'ils devaient faire. Mais avant ce jour il y avait encore du bon temps à prendre aux frais de leurs esclaves. Oui, c'est bien le mot qu'il faut dire car nous étions réduits à l'état de l'esclavage. De là je me suis retrouvé chez un vigneron près de Gennes dans le Maine-et-Loire, entre Saumur et Angers. Cher monsieur C., un buveur acharné. Là j'avais un semblant de chambre meilleur au point de vue literie. Quant au reste, cela ne valait pas mieux. Je taillais les vignes et débourrais les ceps au pic, cela était très dur pour ma petite taille. Oui, je suis un petit homme, mais qui a fait le travail des grands. J'avais droit à 20 francs d'argent de poche par mois, chose que je n'ai jamais vu apparaître dans mes mains. J'y restais jusqu'à la fin de la guerre et j'en suis parti en allant voir les gendarmes de Gennes. Je venais d'être attaché dans l'écurie aux chevaux et frappé jusqu'à en perdre connaissance. Et tout cela parce que j'avais pris un pot de rillettes dans le cellier la nuit pour manger car là aussi je crevais de faim. Décidément, c'était devenu chose courante. Mais je vous prie de croire que je les digérais. Donc, après cette bonne correction je me suis retrouvé dans mon lit. Il faut croire qu'ils avaient pris peur : à la reprise de ma connaissance ils étaient tous autour de mon lit, gâteaux, jambon fumé, tout ce que je pouvais désirer tellement ils tremblaient de peur. Je n'ai rien pris de ce qu'ils m'ont offert. Je gardais ce que je voulais faire sous silence et dans la nuit je me suis sauvé. Je m'en rappellerai toujours car cette nuit nous fûmes bombardés par les Américains et je me souviens que quelques minutes après mon passage le pont sautait. Encore une fois je ne devais pas crever. De là je me suis rendu à la gendarmerie en leur montrant toutes les marques que j'avais un peu partout sur tout le corps et les jambes, sans parler de la tête, dont je porte aujourd'hui les traces. Je me souviens qu'aussitôt le chef m'a emmené dans son appartement, près de sa femme et de ses enfants. Pour une fois j'étais tombé sur des êtres humains, chose qui était rare, cela était comme le pain. Ils se sont mis aussitôt à me donner les premiers soins. Ils ne savaient pas quoi faire pour me rendre heureux. J'étais servi comme un roi, chose qui ne m'est arrivé qu'une seule fois dans ma vie. Et de là j'ai été couché dans un vrai lit avec des draps et de la lumière partout. Pour un gosse comme moi qui n'avait vu que de la misère depuis le début de la guerre, pour moi, ce qui m'arrivait c'était un conte de fée. Lorsque je me suis réveillé le matin il était onze heures, j'avais dormi quinze heures sans me réveiller une seule fois. De là j'ai appris que ce cher monsieur C. avait été arrêté mais non puni car cela marchait encore au pot de rillettes et à la motte de beurre, car les boches étaient encore chez nous, donc le marché noir était toujours présent avec certains dirigeants

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de la Population. Voilà comment la justice marche, quoique maintenant c'est le pognon. Cela n'est pas meilleur, c'est beaucoup plus discret. De là je me suis retrouvé encore une nouvelle fois au foyer de la Population. Nous sommes en 1945, les boches foutent le camp. Je suis âgé de 16 ans, je commence à devenir un homme, je n'étais plus décidé à me laisser maltraiter. Je décidais de faire du sport : lutte libre et haltérophilie. Je deviens puissant, mes anges gardiens s'en aperçoivent, surtout principalement notre sous-directeur, un genre de Martiniquais. Je ne suis pas raciste, mais celui là je le détestais et je n'étais pas le seul dans le même cas. Ce parvenu, car il faut bien le dire ce n'était qu'un parvenu. Je l'ai vu pour la première fois faire son entrée au foyer avec son vélo-tandem, c'est tout ce qu'il possédait comme richesse. Dans les premiers débuts il était tout miel. Mais cela, au fil des jours, a très vite changé. Comme il était ancien boxeur amateur et bien planté il n'hésitait pas à nous envoyer au tapis pour un oui ou un non. C'est vous dire la bonté qu'il pouvait être vis à vis de nous les pupilles. Comme c'était lui le dirigeant du foyer, les trois gardiens que nous avions étaient sous son contrôle et quand il apparaissait ils tremblaient comme des feuilles. En un seul mot, c'était le matador, le dompteur d'hommes ou plutôt de jeunes gosses. Sa plus grande spécialité : maquereau, car les jeunes filles pupilles faisaient très bien l'affaire. Vu que dans ce milieu nous étions un peu tous ignorants, on acceptait tout ce que l'on voulait bien nous raconter et malheureusement certains de ces pauvres pupilles le croyaient dur comme fer. Aujourd'hui il se trouve qu'il est directeur, roule en voiture tout ce qu'il y a de plus cher, se paye plusieurs pavillons et tout cela, j'en suis sur, à notre compte. Naturellement je ne pourrais pas le prouver car moi je ne suis que la cinquième roue de la charrette. Car beaucoup se dégonfleraient. C'est là que l'on voit le courage humain des ordures. Il en manque pas, on peut les ramasser à la pelle dans toutes les professions. Oui mais quelquefois tout à une fin. Voici pourquoi je vous dis cela : cela se passait un dimanche, le dimanche après-midi. L'on nous sortait endimanchés, engoncés dans notre costume bleu de bure comme de vrais séminaristes. Et puis nous partions par les rues deux par deux, accompagnés de deux surveillants, tout cela pour nous montrer à de braves gens comme des bêtes de cirque, ou plutôt des êtres venus d'un autre monde. Après cette traversée générale on rentrait dans notre foyer. Donc, ce jour là, comme je viens de vous le relater, je n'étais plus décidé à me laisser faire car je n'avais pas accepté de défiler dans les rues menés comme des chiens à la laisse. A ma rentrée, je fus présenté à mon cher directeur, car ceci était un vrai tribunal à la seule différence, c'est que nous n'avions pas droit à la parole. De là le grand patron se levait en me regardant avec un sourire de faux jeton, me priant de mettre les mains derrière le dos. Mais ce jour là je n'étais plus d'accord. Alors ce monsieur s'est permis de me frapper d'un direct au foie. Je me suis contracté et de là à mon tour j'ai frappé, chose qui ne m'était jamais arrivée. Mais j'étais cette fois bien décidé à me défendre. Ce qui prouve que j'avais bien fait car il n'a jamais osé recommencer. A partir de ce jour tous mes camarades, tant que j'étais au foyer, n'ont jamais été frappés. J'étais leur dieu, leur protecteur et j'en étais fier. Mais hélas cela n'a duré qu'un moment. Une fois ma punition enlevée, je fus présenté à la direction principale d'où je fus dirigé chez deux vieilles demoiselles comme maraîcher.

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Je fus très heureux, j'avais une belle chambre pour moi tout seul et je mangeais à ma faim à la même table. J'étais considéré comme un être humain, ce qui ne m'était encore jamais arrivé. J'avais tout ce que je désirais, ils étaient tous aux petits soins pour moi. J'y suis resté jusqu'en 1948. De là je suis retourné au foyer car comme elles étaient âgées elles avaient vendu - dommage pour moi - et s'étaient rendues dans une maison de retraite. Je suis d'ailleurs allé les voir plusieurs fois. J'ai toujours regretté d'avoir perdu ces braves gens qui ont vraiment été très bons pour moi. Depuis, je n'ai jamais retrouvé les mêmes. Ce qui prouve que le bonheur n'arrive qu'une seule fois. Nous étions début 1949. Je suis resté 18 mois au foyer sans jamais sortir. Inutile de vous dire que j'étais vraiment malheureux. J'en ai vu de toutes les couleurs, du vert à l'arc en ciel. On travaillait à rénover le foyer comme de vrais tâcherons. La seule chose que nous avions de bien était la nourriture. Une belle chose quand même, nous mangions à notre faim. Quant au reste, cela laissait à désirer. Mais un beau jour j'ai pris un coup de sang. J'avais 19 ans et comme la majorité était à 21 ans, cela me faisait encore deux ans à les supporter. C'était beaucoup trop, je ne pouvais plus les voir, ils me donnaient la nausée. C'est de là que mon vrai destin devait se jouer. Je me suis permis d'adresser une lettre à mon directeur, lui demandant une audience. La réponse ne se fit pas attendre. Je me suis préparé le mieux possible et de là on m'a présenté à mon directeur de la Population. Une fois entré, l'on me fit asseoir. Je regardais ce bureau pour le première fois, comme une bête égarée. Je n'étais vraiment pas à mon aise. Je m'étais promis de raconter tout ce que j'avais sur le coeur, mais rien ne sortait. J'étais cloué et je voyais très bien que tous ceux qui m'entouraient se réjouissaient de ma gêne. C'est de là que le directeur me demanda ce que j'avais à lui dire. Je lui annonçais que je venais d'avoir 19 ans et que je voulais m'engager dans l'armée pour une durée de cinq ans. Comme j'étais mineur il fallait le consentement de mon directeur. Celui-ci, surpris, me dévisagea plusieurs fois en me faisant la morale comme quoi j'étais encore très jeune pour entrer dans l'armée. Mais ma décision était faite. Naturellement, l'on me déconseilla de m'engager, tout cela pour la forme, car ils étaient trop heureux de se débarrasser de moi. Ils savaient très bien que j'en savais assez sur leur compte. Un accord favorable me fut donné. J'en fus très heureux car une fois dans l'armée j'étais libre. C'est pour cela que je me suis engagé, non pas par patriotisme, car après avoir passé ce que je venais de passer pendant cette guerre, cela m'avait rassasié. Une fois le consentement accordé l'on m'emmena au 6ème Génie à Angers et de là je contractais mon engagement dans l'infanterie coloniale pour une durée de 3 ans à Madagascar, car en 1948 c'était la révolte. De là j'étais débarrassé pour toujours de cette maudite Assistance publique. Je laissais derrière moi toutes ces souffrances que j'avais enduré pendant près de dix ans. Mais les souvenirs étaient resté au fond de mon coeur et cela jusqu'à ma mort. Et je n'oublierai jamais, j'en ai trop vu pour cela. Ce sont des choses que l'on n'oublie pas. Après deux ans de service militaire, je fus réformé. C'est bien ce que j'avais dans la tête. Après deux ans l'on s'aperçut que je n'étais pas assez grand ! Rien d'étonnant, dans l'armée tout peut arriver. De toute manière je ne demandais que cela car la folie du patriotisme n'a jamais été ma grande passion. Donc, le 20 janvier 1951 je me suis présenté aux bureaux de la Population pour retirer mon livret de caisse d'épargne. C'était un nouveau directeur qui paraissait très bon. Il me fit remettre ma valise en osier et l'argent de mon livret qui se montait à 3.475 francs.

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De là on me serra la main en me souhaitant beaucoup de bonheur et bonne réussite dans l'avenir. Après m'avoir fait un grand discours l'on me mit dans la rue. C'est de là qu'a commencé ma nouvelle vie d'un homme libre. Comme je n'avais pas beaucoup d'argent je ne pouvais faire aucun projet et encore moins trouver un logement avec le si peu d'argent que je disposais. Et naturellement pas de travail ni de famille, encore moins d'amis vu que je ne connaissais personne. J'étais comme un nouveau né qui vient de voir le jour. Donc j'ai couché à l'hôtel durant cinq jours et après cela je me suis retrouvé dans la rue, sans logement ni argent et encore moins de travail. Alors j'ai vendu le peu de vêtements que je possédais pour une somme vraiment minime. Après avoir couché un peu partout, dans les granges, dans les meules de foin, dans les habitations démolies par la guerre, j'étais devenu un véritable clochard, méconnaissable car je n'avais plus de vêtements pour me changer et je pouvais à peine me laver, vu que je n'avais rien. C'est avec ma chemise que je me lavais au bord de l'eau tout en me cachant pour ne pas me faire arrêter par les gendarmes comme vagabond. Et pourtant cela m'est arrivé plusieurs fois et le tribunal m'a condamné pour la première fois à un mois ferme. Pour un bâtard de l'assistance publique cela était très bien. Et de là, quand je suis sorti je n'étais pas plus avancé. Ce que je me rappelle, c'est que j'avais relaté mon passé. C'est très loin et c'était la guerre, voilà la réponse que l'on m'avait fait quand j'ai parlé de mes parents. A vous de comparer. Comment voulez vous qu'aujourd'hui je ne sois pas un révolté après avoir vu tout ce que j'ai vu. C'est bien là la reconnaissance de certains Français qui se disent français avec un grand F. et qui mènent une vie confortable sur cette terre aux dépens de tant d'hommes et de femmes et d'enfants qui sont morts pour leur laisser la vie. C'est pour cela que moi, aujourd'hui, je n'irais pas me sacrifier pour toute ces ordures, faux et lâches jusqu'au fond de l'âme. Hélas, j'en ai tellement vu que j'en suis arrivé à détester mon prochain. Et pourtant je sais qu'il y a encore de braves gens, mais on ne choisit pas sa destinée, c'est elle qui vous prend. Cela est comme la mort, quand l'heure est sonnée faut y aller. C'est la seule justice qui existe. Riches comme pauvres, tout le monde fait le grand saut. J'en suis très heureux. Le plus triste, ce sont les enfants. Je suis parti comme saisonnier pour faire la cueillette des fraises et des haricots. Le si peu que je gagnais me permettait de survivre et de ne pas coucher dehors car j'avais droit à la grange. C'était mieux que rien et comme je n'avais pas été élevé dans la soie je trouvais cela tout naturel. Il ne m'en fallait pas plus pour être heureux. Avoir été dans la misère cela a quand même son bon côté car l'on supporte beaucoup mieux la misère que tous ces gros pleins de graisse qui ont toujours eu ce qu'il leur fallait. Je n'ai jamais cherché la richesse, je me contente de peu et si je devais devenir riche un jour cela me laisserait indifférent et je serais le premier à aider les orphelins et les vieux. Hélas, cela ne m'arrivera jamais. Et puis, un jour, j'ai fait comme tout le monde, j'ai rencontré la femme qui devait me donner le meilleur d'elle-même, bonne et courageuse, une femme de ma race et aussi une bonne mère de famille. Je me suis marié à Gravigny dans l'Eure, cela fait maintenant trente ans. Je suis père de famille de douze enfants, dont huit garçons et quatre filles et grand-père plusieurs fois. Et je vis très pauvrement, oui, j'ai beaucoup de mal à élever ma grande famille et pour subvenir aux besoins de ma famille cela est très dur. Je reste dans un petit village de 1.500 habitants, tous fermiers et tous crevards. Il faut que vous sachiez que je suis arrivé dans ce bled cela fait maintenant huit ans, et je suis arrivé avec un autocar, cela était mon logement puisque l'on ne pouvait pas me

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louer de logement vu que j'avais trop d'enfants. Il aurait fallu que j'en tues la moitié. Mais comme cela n'était pas dans mon tempérament j'ai préféré loger mes enfants dans un autocar. Alors, naturellement, pour tous les paysans nous n'étions que de vulgaires romanichels voleurs de poules et tout ce que l'on voudra, sauf des gens comme les autres. Et nos bons gendarmes s'en donnaient à coeur joie, car dès qu'il se passait un vol c'était pour nous. On ne cherchait pas plus loin, alors perquisitions, insultes et même bien souvent nous étions frappés. Cela leur arrive encore assez souvent, surtout chez les malheureux. Là, ils n'ont aucune crainte de suite, nous n'en valons pas la peine. Et même quelquefois ils se permettent de traiter ma femme de putain ou bien de salope ou de mère vache pour avoir osé mettre douze enfants au monde. J'ai porté plainte à plusieurs reprises pour abus de fonction et insultes. Mais hélas, pour des gens comme nous on ne s'arrête pas pour si peu. Cela n'en vaut pas la peine, nous sommes trop bas. Ce que je pense de cette belle justice, ce n'est pas beau. Si j'avais de l'argent on m'appellerait Monsieur, même qu'il serait mal gagné. J'arrête sur ce chapitre car je pourrais en dire long là-dessus, c'est pour vous dire que je ne me suis jamais trompé sur cette race humaine. Quand je vous dis qu'elle est pourrie je suis dans la vérité. Hélas, cela est pourtant vrai. Car, cela fait quatre ans, j'avais trouvé un emploi comme chauffeur ... au C.H.U. d'Arpajon. J'y suis resté trois ans. Mais tous les jours la gendarmerie ou la police étaient rendus sur les lieux de mon travail pour un oui ou pour un non, tant et si bien que j'ai été licencié pour motif que le C.H.U. n'était pas une caserne de police, ce qui était tout à fait normal. Aujourd'hui, il se trouve que je suis chômeur sans rémunération vu que j'étais fonctionnaire. Cela fait un an que je suis dans cette situation qui pourrait devenir tragique. Je m'étais mis beaucoup de crédits sur les reins. Et voilà la misère qui recommence et de cela je suis persuadé que cela se terminera avec la fin de mes jours. Le plus triste, c'est pour mes enfants qui peinent et souffrent en même temps de nous voir de nouveau dans cette misère et aussi d'être montrés du doigt comme si c'était leur faute. Pour moi il y a deux catégories de gens : les vrais et les pourris, à 80%. Je le cries du fond de mon coeur, pensez y en lisant ces lignes qui, je suis sur, vous remuer ont les tripes, c'est que nous et nos enfants, dans l'au-delà, nous aurons des jours meilleurs. Car si vraiment il y a un Dieu, nous devrions avoir un petit coin de paradis. Nous, on va pas à la messe pour se faire voir ou regarder les gens de leur tenue vestimentaire, on est de vrais chrétiens, on croit en Dieu, on ne fait pas de simagrées pour se faire bien voir. Ceux qui vont à la messe devraient savoir que nous devons nous aimer les uns les autres puis aider son prochain du mieux que l'on peut, c'est du moins ce qui est écrit dans la Bible. Mais les gens ne sont que des égoïstes et ne pensent qu'à se goinfrer comme des porcs. Le sens du devoir, ils l'ont oublié par les repas trop copieux et une vie trop heureuse de bien dormir et de coucher dans de bons lits et aussi de passer de bons Noëls sans penser à tous ces pauvres malheureux qui n'ont rien à se mettre sous la dent, ainsi que ces chers petits enfants qui aimeraient tant connaître un vrai Noël. Je suis placé pour le savoir car cela est très dur de voir dans le regard de vos enfants le désir immense qui déborde de leur petit coeur qui bat au même rythme que celui de tous les autres enfants. Cela me fait beaucoup de peine et c'est là que je pense à ma jeunesse, car moi aussi je n'ai jamais eu de Noël, moi qui croyais que c'était pour tout le monde. Et bien non, ce n'est pas vrai. Moi qui vous en parle, je le sais par expérience, mon enfance n'a été que déboires, embûches et misères. Il se trouve qu'aujourd'hui ce sont mes enfants qui subissent le même sort que leurs parents.

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Ma femme aussi a passé autant de misères que moi, à part que cela a duré moins longtemps. Mais où elle était à l'âge de six ans ! Etre enfermé dans des camps de concentration en France, cela aussi existait grâce à Marthe Richard, la plus grande putain du monde. C'est elle qui a fait ouvrir les camps avec la milice à Pétain. Le premier camp : beaucoup de gens sont loin de penser qu'il y a eu des milliers de malheureux enfermés à l'autodrome de Monthléry, gardés par des gendarmes français et la milice à Pétain ainsi que par les boches, qui certains étaient meilleurs que les Français. Même des gens qui osaient porter l'uniforme représentant soi-disant la France abusaient des mères de famille et même des gamines. Ensuite ils ont été transférés dans d'autre camps. A Mulsanne, près du Mans, c'était le même principe et le même travail, à part que quelquefois on faisait transférer une famille entière en Allemagne, des gens qui n'en sont jamais revenus. Mais de ceux-là on n'en parle pas, ce sont que de vulgaires romanichels. Ensuite on les transférait à Jarzaux (?) près du Mans. Ils ne sont pas restés trop longtemps car le Gestapo travaillait pour eux. On leur avait fait un nouveau camp tout ce qu'il y avait de moderne, entouré de barbelés et de fusils-mitrailleurs. Ce camp se trouvait à Montreuil-Bellay dans le Maine et Loir. D'ailleurs, vous pouvez encore vous y rendre pour votre plaisir et vous verrez encore des blokhaus et des cellules sous terre. Ils étaient 7.000, hommes, femmes et enfants. Si je vous en parle, je n'invente rien car moi-même j'avais une tante qui était paralysée des jambes et des mains et qui, hélas, s'est retrouvée elle aussi enfermée. Il n'était pas nécessaire d'aller en Allemagne ou à Buchenwald car en France le nom Buchenwald existait aussi. Ils étaient trois ou quatre cents par baraquement, couchés dans la paille, tassés les uns sur les autres comme des porcs. Inutile de vous dire l'exemple pour les enfants car la nature parle, c'est ce qu'il y a de plus humain. Les plus fautifs ce sont les inhumains qui ont enfermé ces pauvres gens. Le seul mal qu'ils avaient fait c'est d'être des forains sans domicile fixe, mais cela ne les empêchait pas d'être aussi français que les autres, sinon plus, et de faire des mères de famille plus honorables que certaines salopes qui se promènent aujourd'hui dans les rues et qui sont toujours prêtes à critiquer leurs prochains, eux qui en ont plus que les autres à se reprocher. Donc, ce camp de Montreuil-Bellay était le camp des martyrs. Il s'est passé des choses atroces par le manque de suffisance de nourriture. Quelquefois des gens passaient et jetaient des boules de pain par dessus les barbelés. Les gosses se précipitaient et les grandes personnes se jetaient dessus pour en avoir un morceau. Et le plaisir de ces salauds qui les gardaient était quelquefois de leur donner comme dessert une rafale de mitrailleuse. Il arrivait parfois que gosses ou hommes étaient touchés. De cela, on ne s'occupait pas, c'était tellement amusant. Et même des gens sont morts sur leur grabat. Ils restaient parfois plusieurs jours avant de les enlever, parmi les vivants. L'infection se propageait. Ou bien encore ils venaient avec plusieurs gros camions et de là ils prenaient au hasard tous ceux qui leur tombaient sous la main. Ils emplissaient leurs camions de chair humaine pour une destination inconnue, sans comptés tous ceux qui sont morts et enterrés au cimetière de Montreuil-Bellay. Mais avant de mourir, ils ont passé par des souffrances atroces. Voilà ce que le bon Français a fait pour tous ces gens là. Et aujourd'hui ce sont toujours les mots amers qui nous reviennent à la bouche, les souffrances et les douleurs. A part quelques personnes qui ont bien voulu s'occuper de notre sort, ceux là se comptent sur le bout des doigts, nous pouvons les passer au crible, même encore à l'heure actuelle.

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Ces gens là m'ont écoeuré. Oui, mon épouse et moi-même nous pensons que si les fours existaient encore ils n'hésiteraient pas à nous y mettre de suite pour ne pas gêner tous ces salauds de vivre à leur guise. Je le vois par moi-même quand nous allons aux courses ou ailleurs, nous sommes regardés comme des chiens de faïence. Quand je pense qu'à l'heure actuelle les gens parlent d'humanité ! Et bien, parlons en d'humanité ! Elle est belle et fraîche lorsque vous voyez des gens prendre plus soin des bêtes que des gens ! Cela me donne la nausée lorsqu'en France il y a encore des milliers de malheureux qui souffrent toute une vie et meurent dans la misère la plus totale. Je ne suis pas contre les gens qui veulent bien s'occuper d'animaux, bien au contraire, car moi aussi j'aime les bêtes. Mais les gens conçus de chair humaine sont prioritaires, voilà comment je vois les choses. Quand je pense que ma femme et moi, sans oublier mes pauvres enfants, après avoir vu tout ce que nous avons vu et voir les gens comment ils se comportent, cela me lève le coeur. C'est pour cela qu'aujourd'hui toutes mes vérité je vous les cries du fond de mon coeur. Et pourtant, que sont-ils plus que moi, rien sinon que pourriture. Des morts vivants qui baladent leur corps avant le grand saut. Ils feront comme les autres, ils n' emporteront rien. Je suis devenu comme le sadique, cela me fait un très grand plaisir pour certains, car ce sont ces gens là qui font grandir la misère. Libre à vous de penser ce qui vous plaira, car la seule chose que l'on ne peut m'enlever c'est la pensée. Oui, moi-même j'ai couché dehors avec tous mes enfants en plein hiver, tout cela parce qu'il n'y avait pas de place pour mes enfants. Un gosse qui pisse au lit n'a pas le droit d'être au chaud et pourtant nous avons tous passé par là, mais il faut croire que ces gens là ne s'en souviennent pas, à moins qu'ils soient faits autrement. Il nous est même arrivé de chercher une chambre d'hôtel avec les moyens en poche, mais l'on nous refusait, tout cela parce qu'il y avait des enfants en bas âge : cela risquait de détériorer la literie. Nous, on voulait bien nous coucher, mais les gosses dehors ! Voyez vous-même ce que cela représentait pour moi. Il nous est arrivé une fois en plein Paris de de chercher une chambre pour la nuit jusqu'à près de minuit sans résultat, nous faisant comme réponse complet. Et ce jour là je me suis rendu au commissariat de police dans le 14ème arrondissement. Là, expliquant les faits, nous sommes tombés sur un agent de ville très compréhensif, chose qui ne m'arrivait pas souvent. Il faut vous dire que celui là sortait de l'ordinaire, qui lui nous emmena à l'hôtel qui se trouvait soi- disant complet. Après vérification nous avons eu tout de suite notre chambre, ce qui prouve que les gens sont vraiment pourris, car aussitôt elle nous a apporté du lait et à manger pour nous et les autres enfants. L'agent lui-même a réglé cela de sa poche, c'est pour cela que je vous le répète, il n'était pas comme les autres. Malheureusement il en manque. Je vous parle de cela vingt-cinq ans à l'arrière. C'était sûrement une personne qui avait du passer de sales quarts d'heure pendant la guerre, c'était de cela sûrement qu'il était humain et qu'il comprenait la vie. Je me souviens qu'une fois dans un petit bled il y avait eu un vol de choux-fleurs. Il en manquait soi-disant une caisse et, d'après les renseignements, j'avais été vu par des braves gens qui n'ont que cela à faire : à regarder par les fenêtres. Donc, ce jour là je vis les gendarmes venir me chercher avec un side-car, comme quoi ils voulaient me voir pour mon fascicule militaire. Vu que je n'avais rien à me reprocher, je m'y suis rendu. Une fois arrivé, ce n'était plus la même chose. Le brigadier, une canaille comme rarement j'en ai vu et pourtant, Dieu seul le sait, il n'en manque pas. Donc, j'eus à faire à ce cher brigadier. Sa première question a été de me demander si je n'étais pas maraîcher. Naturellement, j'ai répondu

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que je ne l'étais pas. De là il m'a demandé où j'avais mis les choux-fleurs. Vous pensez que lorsqu'il m'a posé la question je suis tombé des nues, je ne voyais pas où il voulait en venir. C'est de là que cela a commencé. J'ai été frappé pire que du temps des boches à coups de pieds et à coups de poing jusqu'à la perte de connaissance. Ce jour là cela m'a valu trois dents en moins, le visage tuméfié par les coups et une ouverture à la tête. De là l'on m'a mis en cellule et à cinq heures du soir j'ai vu un gendarme qui m'a ouvert la porte, que je n'avais jamais vu auparavant, me priant de l'excuser, que ... ils avaient trouvé le voleur, avec les excuses les plus plates. Et le voleur, c'était le cantonnier du bled, faisant fonction de garde champêtre. Naturellement j'ai été voir le médecin qui n'a jamais voulu me fournir un certificat médical, car il faut vous dire que dans ce bled ce ne sont que de bons cultivateurs qui marchent la main dans la main. Alors je n'ai pas pu porter plainte. De toute manière, cela serait revenu au même résultat, on se serait moqué de moi et l'on ne m'aurait certainement pas cru. C'est ce que l'on peut appeler l'esprit sadique. Dans certains cas, les gens s'amusent du malheur des autres, ils s'amusent comme ils peuvent ! Tout cela se passe de commentaires au pluriel. Inutile de vous dire jusqu'où peut aller l'être humain. Il faut vous dire qu'une fois je suis tombé en panne avec un 1.400 kilos. C'était mon logement avec mes chers enfants et ma femme. Je ne me souviens plus du jour mais ... je pense que c'est autour des années soixante. Il avait tombé de la neige, près de 80 centimètres. Ceci se passait à Chartres. Nous étions arrêtés sur un dépotoir car c'étaient les seules places où nous étions autorisés de stationner, parmi les immondices puants. Cela était très bon pour les enfants. J'en ai perdu aucun, cela tient du miracle. Donc, comme je vous le disais, nous étions encerclés par la neige et en plus de cela un très grand froid. Nous étions arrêtés devant un camp militaire et eux, ces messieurs, avaient des Jeeps garnies de chaînes, cela ne les gênais nullement pour circuler. Je me souviens que j'avais demandé à certains hommes, qui eux étaient en civil, de me remorquer ou bien de me prêter une pelle pour déblayer la neige. La seule réponse qu'ils m'ont faite c'est de se mettre à rire à grands éclats et tout cela pendant que mes enfants risquaient de mourir de froid, car nous avions comme chauffage uniquement un réchaud à gaz et comme le gaz était gelé nous étions sans feu. Je suis resté 48 heures bloqué dans la neige, d'où j'ai d'ailleurs manqué de perdre mes enfants par le froid qui était monté en flèche. Quoique si j'avais perdu mes enfants cela n'aurait eu aucune importance pour ces braves gens, car à la place du coeur ils avaient un pavé. C'est pour cela que les trois- quarts de la race humaine je ne peux plus les voir car ce sont les trois-quarts des égoïstes. Tout ce que je peux en dire c'est que les vrais bons sont à compter sur le bout des doigts. Si je vous en parle c'est en connaissance de cause. J'ai vu des choses atroces comme beaucoup n'ont pas vu, dont je ne leur souhaite pas, seulement un tout petit peu, pour les apprendre à vivre. Hélas, comme je vous le disais précédemment, par une forte grippe je me suis dégagé de cette maudite neige avec mon courage et ma volonté, car je ne voulais pas voir mes enfants mourir à cause de certaines ordures qui, j'espère, aujourd'hui sont crevées comme des chiens. Pour moi ce serait une grande joie. Enfin toujours est-il que j'ai réussi à me dégager par mes propres moyens. Aussi incroyable que cela puisse paraître je me suis sorti de cette impasse avec une poêle à frire sur plus de 700 mètres. Harassé de fatigue et de froid, je réussis à me sortir de là mètre par mètre et à me rendre dans le centre de Chartres. Ce sont des religieuses qui

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sont venues à mon camion et nous ont apporté des aliments bien chauds et des brocs d'eau bouillante, ce qui a réchauffé tous mes enfants avec la vapeur. Cela faisait trois jours qu'ils étaient sans nourriture et tout cela grâce à toute ces canailles qui se disent Français et qui pour moi sont tout juste bons à crever comme des chiens galeux. J'ose espérer que le jour où mon livre sera lu certaines de toutes ces ordures en prendront connaissance, cela leur donnera peut-être à réfléchir sur la conduite à tenir envers de pauvres malheureux et surtout pour tous ces pauvres gosses. Cela vaut bien la peine que l'on parle de l'enfance malheureuse à la télé. Je me demande ce qu'ils ont fait pour les miens. Ce n'est pas la peine de faire autant de manières comme ils en font et tout cela grâce à tous ces services sociaux qui ne font rien pour les familles déshéritées. La seule chose qu'ils savent faire la plupart du temps c'est de vous placer vos enfants, tout cela pour vous rendre soi-disant service. Nous ne l'avons d'ailleurs jamais accepté. Je ne suis pas raciste, mais si j'étais un homme de couleur ou un étranger quelconque, là je serais aidé tout de suite. Je ne suis pas jaloux, il faut que tout le monde vive, mais au moins que l'on pense aux petits français. Tant pis si cela vous vexe, mais je préfère dire ce que j'ai sur le coeur que de jouer les faux jetons et pourtant il n'en manque pas. J'ai dû aller au Secours catholique pour des vêtements avec tous mes enfants. Comme chez moi ce n'est pas la richesse, je suis obligé de passer par là pour vêtir mes enfants à seule fin qu'ils soient à peu près propres pour l'école. Et l'on sert avant les étrangers et, vous pouvez me croire, comme il faut. A croire qu'ils en ont peur. Nous passions après.

NOTES

1. L'histoire de la prise en charge éducative de ce garçon à L'Education surveillée est rapportée par Danielle Bitan sous le titre "Une histoire pleine d'histoires... ou le récit d'une tentative d'alternative à l'incarcération des mineurs difficiles" in Vaillant M. (dir.) Les prises en charge difficiles, CFEES, Vaucresson, 1987, pp. 58-83. 1.. Le manuscrit comporte, comme ici, un trait sur toute la largeur de la page en dessous duquel on trouve la mention reproduite "fin du premier récit", textuellement "faint du premier rècies N° I". De tels intertitres n'apparaîtront plus ensuite. Nous n'avons pas respecté les séparations ultérieures introduites par l'auteur, qui semblent correspondre à la fin des séances de dactylographie. On peut imaginer l'effort que cela lui a demandé et qu'il ne pouvait guère frapper plus d'une page à la suite. 2.. Tous les noms de personnes figurant dans le texte ont été remplacés par des initiales. 3.. Manque ici le passage où monsieur N. voulait sans doute raconter les conséquences pour lui de cette intervention.

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INDEX

Index géographique : France Index chronologique : XXème siècle, Deuxième guerre mondiale Mots-clés : récit de vie

AUTEUR

VINCENT PEYRE Chercheur au CNRS

Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 3 | 2000 95

L'enfant de justice pendant la guerre et l'immédiat après-guerre : Les discours et les pratiques

Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 3 | 2000 96

L'Université et l'enfance délinquante : 1939-1945

Jean-Jacques Yvorel

Introduction Entre 1939 et 1945, une petite quarantaine de thèses se rapportant à l'enfance délinquante sont soutenues dans les universités françaises qui, malgré les événements, continuent de fonctionner. Ce sont ces discours académiques que nous avons cherché à analyser. Constitués sur un même registre, ils forment un corpus relativement homogène et s'inscrivent dans une tradition qui permet des comparaisons. Nous avons repéré trente-sept thèses consacrées à l'enfance délinquante publiées entre 1939 et 1945 [voir liste enfin d'article]. Notre mode de recherche empirique ne permet pas de prétendre à une quelconque exhaustivité. Nous avons utilisé, pour établir notre liste, le Catalogue des thèses et écrits académiques, qui ne contient que les noms des auteurs et les titres des doctorats soutenus dans les facultés françaises. Outre les oublis toujours possibles lors de la lecture de sept volumes de références, l'absence d'index thématique ne permet pas de détecter les travaux consacrés à l'enfant de justice quand le titre n'est pas à cet égard explicite. Aussi avons-nous complété nos investigations en utilisant la bibliographie établie par JeanClaude Farcy1 et celle due à Monique Brisset et Éric Pierre, qui complète la réédition de l'ouvrage d'Henri Gaillac sur Les maisons de correction2. D'autre part, nous n'avons pas eu accès à tous ces textes ; l'état de conservation de certains documents ne permet pas leur communication et ils n'ont pas encore été transférés sur microfiches. De plus, toutes les thèses de province soutenues entre 1939 et 1945 n'ont pas été déposées à la Bibliothèque nationale. Nous avons finalement consulté 21 textes. Notre étude s'ouvre sur une présentation des caractéristiques d'ensemble de ces écrits. Ce traitement global nous a permis de distinguer trois niveaux de discours dont nous analyserons les développements dans une seconde partie. Nous verrons enfin si les circonstances marquent les propos des impétrants docteurs ou s'ils s'inscrivent dans une continuité avec les interprétations précédentes de la délinquance juvénile, celles de l'Entre-deux-guerres, voire du XIXème siècle. I) CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES DISCOURS ACADÉMIQUES

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Très courtes au début du XIXème siècle, les thèses tendent à "grossir". Les juristes et les "littéraires" sont généralement plus prolixes que les médecins, puisque les premiers rédigent entre 150 et 340 pages (moyenne 210 p.) contre 30 à 130 pages pour les seconds (moyenne 90 p.). Notons cependant que, dans notre sélection, certains textes sont très courts3 et il arrive même que, contrairement à l'usage, ils ne soient pas imprimés4 ; il faut voir là une conséquence des difficultés de l'époque et un effet des pénuries. A l'exception de ceux qui ont suivi une carrière publique comme Fernand Joubrel, un des animateurs de l'éducation spécialisée, ou Philippe Rey-Herme, futur professeur de l'Institut catholique et auteur d'une histoire des colonies de vacances,5 nous ignorons presque tout des auteurs. En nous fiant aux prénoms, nous avons simplement pu constater la présence de neuf femmes parmi les trente-sept rédacteurs. Au regard du nombre de doctorantes qui, avant guerre, ne dépasse pas 15%, il y a donc une réelle sur- représentation. L'enfance et le "social" sont bien des domaines féminins.6 La thèse peut être appréhendée comme un "genre littéraire", mais un genre dont les "règles narratives" seraient très liées au fonctionnement des facultés. En principe, il ne convient pas dans cet exercice universitaire, pour la période considérée, de faire preuve d'originalité ou de chercher à révolutionner le savoir scientifique : le doctorat est d'abord un acte d'allégeance à des maîtres qui sont parfois imités jusqu'à la caricature. C'est rarement dans ce type de littérature que nous trouvons, pour le XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle, les ruptures épistémologiques et autres révolutions de la pensée. Par contre, ces mètres linéaires d'imprimés, saisis dans leur totalité, sans s'arrêter aux quelques textes marquants qui peuvent émerger par exception, constituent un bon reflet des idées et des théories professées dans les amphithéâtres par les universitaires les mieux installés. I-1 L'apparente domination du discours médical Durant la période que nous étudions, il n'existe que des thèses de droit, de médecine, de pharmacie, de lettres et de sciences. Les travaux d'histoire, de philosophie, de sciences sociales ou de psychologie sont rattachés au doctorat ès lettres. Les économistes voient leur sort lié à celui des juristes. Le doctorat ès sciences englobe la biologie et les sciences naturelles, ainsi que tout ce que nous nommons aujourd'hui "sciences dures". En recherchant dans le Catalogue des thèses et écrits académiques les mémoires consacrés à "l'enfant de justice", nous pensions que les facultés de droit fourniraient le plus grand nombre de réfé rences. Or l'essentiel de la littérature doctorale a été l'oeuvre des disciples d'Esculape et non des héritiers de Thémis. Les lettres, la philosophie pour être plus précis, fournissent quant à elles deux titres,7 les sciences et la pharmacie aucun. L'importance du discours médical dans le champ de la déviance juvénile ne se traduit pas seulement dans cette supériorité numérique des thèses de médecine, mais aussi dans l'usage, par les juristes eux-mêmes, d'un vocabulaire médical emprunté essentiellement à la neuropsychiatrie infantile. Georges Heuyer, le père fondateur de la discipline, est cité par tous les auteurs.8 Un avocat stagiaire lyonnais consacre même son mémoire au "pervers de constitution",9 c'est-à-dire à une catégorie clinique créée au début du siècle par l'aliéniste Ernest Dupré10 et intégrée dans la nosographie pédopsychiatrique d'Heuyer.11 Cette domination est cependant toute relative car, si les juristes s'aventurent fréquemment sur les terres d'Hippocrate, les hommes de l'art n'hésitent pas à commenter les textes de loi. Georges-Dominique Pesle nous propose même un tour d'horizon des législations étrangères d'une dizaine de pages. Si l'on y ajoute sa

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présentation de la législation française, c'est presque un quart de cette thèse de médecine qui est consacrée au droit.12 Mais, surtout, les propositions qui concluent parfois les écrits des thérapeutes sont exclusivement législatives ou réglementaires. Les doctorats qui traitent de la déviance juvénile sont en définitive peu marqués par le champ disciplinaire dans lequel ils s'inscrivent. Les "docteurs ès délinquance juvénile" utilisent les mêmes mots, quelle que soit la faculté dont ils dépendent. Les termes médicaux abondent dans les mémoires juridiques et les expressions juridiques émaillent les dissertations médicales. L'analyse lexicologique des titres permet cependant de relever quelques écarts. I-2 Les mots pour le dire La désignation du sujet de la recherche doctorale peut prendre deux formes, parfois associées, dans des titres et sous-titres qui se veulent explicites et sont donc généralement assez longs. Dans la première, un problème est désigné par un substantif - la protection, la délinquance, la criminalité, le meurtre... - puis complété par un adjectif qualificatif ou un complément déterminatif - juvénile, infantile, chez l'enfant... - qui renvoie au jeune âge des individus concernés. Dans la seconde, la population objet de l'étude est nommée - la jeunesse, l'enfance, les mineurs... - puis elle est qualifiée de délinquante, coupable, irrégulière, etc. Nous nous sommes simplement attaché à mesurer la fréquence des substantifs qui servent à désigner le mineur de justice et celle des adjectifs qui le qualifient. Lorsqu'il s'agit de donner un nom à la population étudiée, les mots enfance et enfant(s) arrivent largement en tête, tant en lettres et droit (8 occurences) qu'en médecine (16 occurences). Le mot mineur (et ses dérivés féminin ou pluriel) vient en seconde position, là encore chez les juristes (4 occurences) comme chez les médecins (6 occurences). Si, dans la première forme syntactique évoquée plus haut, la délinquance est généralement qualifiée de juvénile, jeunesse n'apparaît qu'une fois et jeune jamais. Par contre, la notion d'adolescent est utilisée, au niveau des titres, par les seuls médecins (3 occurences). Faut-il y voir le poids du champ médico-psychologique dans l'effort de définition et de construction du concept même d'adolescence ?13 Notre corpus traitant de l'enfant de justice, celui qui relève des tribunaux, et non de l'enfance déficiente ou inadaptée en général,14 le qualificatif de délinquant/ délinquante ne pouvait que dominer (9 occurences au total), d'autant que la loi du 27 juillet 1942, qui entend réorganiser la justice des mineurs, utilise dans son titre l'expression enfance délinquante. La locution enfance coupable, avec 2 occurences chez les juristes et 3 chez les médecins, survit assez bien au XIXème siècle qui l'a vu naître. Exception faite du mineur pervers de constitution déjà cité et des enfants abandonnés,15 les lettres et le droit s'en tiennent à ce court registre lexical. Il n'en est pas de même du côté de la médecine. Le vocabulaire des thérapeutes est beaucoup plus étendu. Ils utilisent notamment tous les qualificatifs de la neuropsychiatrie infantile, comme déficiente, anormal,16 irrégulière... Peut-on voir là l'écho des débats du Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral créé en 1943, où les psychiatres comme Georges Heuyer, Daniel Lagache, Robert Lafon occupent le premier rang ? Remarquons simplement que le terme générique retenu par le Conseil technique, enfance inadaptée, ne séduit pas nos auteurs.17 II) ÉTIOLOGIE, NOSOGRAPHIE, TRAITEMENT Dans les travaux que nous avons pu lire, la déviance des mineurs génère trois niveaux de discours. Nos auteurs s'interrogent sur les causes de la délinquance juvénile, sur son étiologie pour reprendre leur expression favorite. Ensuite, à l'exception de l'avocat

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chilien Carrasco-Barrois, qui s'intéresse exclusivement aux Théories sur les causes de la criminalité infantile18 tous s'efforcent de classer les enfants de justice, de construire des nosographies plus ou moins complexes, qui permettent de ranger chaque garçon ou fille dans une case bien déterminée. Enfin, brièvement dans les thèses de médecine, plus longuement dans celles de droit,19 les rédacteurs suggèrent des solutions "prophylactiques" et "thérapeutiques". II-1 Une étiologique éclectique A l'exemple du docteur Marrec, qui affirme : « Depuis plus de quarante ans en France la notion de criminel-né est périmé»20 lorsqu'il se penche sur les causes de la délinquance juvénile, tous nos auteurs s'entendent pour rejeter la conception "anthropologique" de Cesare Lombroso. Les théories purement sociologiques qui attribuent la déviance - juvénile ou non aux conditions sociales sont elles aussi délaissées, sauf par Mario Carrasco-Barrois qui se distingue encore une fois en écrivant dans sa conclusion : « Nous sommes entraînés à conclure que ce sont les facteurs sociaux les vraies causes de la criminalité infantile, comme de la criminalité en général. Ils agissent non seulement en donnant aux délinquants l'occasion de l'acte délictueux, et à leur personnalité morale une orientation antisociale, mais ils contribuent aussi, puissamment, à la naissance de la criminalité 21 pathologique. » La quasi totalité de nos spécialistes pourrait finalement se reconnaître dans les propos du docteur Gamet : « Nous concevons plus facilement la réalité d'une théorie éclectique en matière d'étiologie de l'enfance coupable. Il nous semble que la délinquance des mineurs est l'aboutissement d'un triple courant familial social et individuel. L'enfant naît avec un certain bagage de troubles caractériels liés à son hérédité. [... ] La famille et la société à leur tour, [ ... ] graveront leur sceau, [ ... ] et modifieront le devenir de l'enfant vers l'adaptation à la vie normale dans la collectivité, ou au contraire vers le conflit social. »22 Cet éclectisme, le mot est aussi utilisé par Guy Rey dans l'introduction de son travail,"23 débouche sur des inventaires à la Prévert, où le social voisine avec le pathologique, la maturité pubertaire avec le quotient intellectuel, l'alcoolisme parental avec le défaut de formation professionnelle. Les auteurs essaient de regrouper les éléments de leurs énumérations dans des sous-ensembles dont le contenu varie d'un texte à l'autre. Joubrel distingue les causes physiques (maladies somatiques, comme les encéphalites) et les causes psychiques, qu'il divise en héréditaires et sociales!24 Le docteur Gamet classe l'hérédité tuberculeuse dans les facteurs familiaux,25 alors que son collègue Vanhems la range dans les « tares pathologiques héréditaires »26. Ce dernier, dans sa conclusion, positionne l'alcoolisme des parents parmi les causes sociales..., avant d'en faire quelques lignes plus loin un facteur héréditaire.27 Nous pouvons malgré tout dégager les grandes lignes de l'analyse causale de la délinquance juvénile, telle que les élèves des facultés de lettres, de droit ou de médecine les perçoivent. II-1-l. Quand le cinéma est plus menaçant que le chômage (Une appréhension particulière des causes dites sociales) Qu'ils soient médecins ou juristes, nos doctorant(e)s ne rejettent pas. l'existence de facteurs sociaux dans la délinquance juvénile. Certes, comme nous l'avons vu, ils ne mettent pas tous la même chose sous l'étiquette "social" ; mais l'essentiel n'est pas le classement de telle ou telle observation sous telle ou telle rubrique. Plus significatif est, nous semble-t-il, la faible place, voire l'absence totale, d'une réflexion sur les classes sociales, les conditions de travail, la pauvreté, la misère, le chômage, dans les analyses "sociologiques" de nos auteurs.

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Du côté des médecins, seuls Guy Rey et Pierre Flot se penchent succinctement sur l'origine socioprofessionnelle des parents : « Il nous a paru intéressant de rechercher la participation de chaque classe sociale (étant entendu qu'il s'agit de la profession des parents et non de celle des enfants). Et remarquant au passage que la "clientèle" étrangère figure dans l'honorable proportion de 20%, nous avons trouvé 58 familles d'ouvriers (soit près de 40%), 19 employés, 9 commerçants, 9 forains, 1 agriculteur, 1 profession libérale et 53 (soit plus d'un tiers) sans profession reconnue. »28 « Le milieu familial est le plus souvent modeste. Les parents sont petits cultivateurs, marins pêcheurs, ouvriers... »29 L'abbé Rey-Herme n'est guère plus prolixe. Il se contente d'affirmer, sans indiquer de sources, que « 80% des jeunes délinquants appartiennent à des milieux ouvriers ou commerçants, et 4% seulement à des familles exerçant une profession libérale. »30 Ajoutons que, dans les études de cas qui illustrent les propos généraux, les observateurs n'oublient jamais d'indiquer que le père (ou la mère) est éthylique ou épileptique, mais nous disent rarement quel emploi il (elle) occupe et s'il (si elle) est au chômage. Les conditions de travail ne sont guère mieux traitées que les CSP. Philippe Rey-Herme, dans un chapitre sur les « données actuelles des disciplines annexes capables de préciser le problème », consacre deux pages au « milieu scolaire et de travail ».31 Son analyse des conditions de travail se réduit à une remarque sur les moqueries dont les apprentis peuvent être victimes de la part de leurs aînés.32 Une ou deux notations sur « l'absence aujourd'hui fréquente de la mère retenue loin du foyer par le souci de consolider un budget en équilibre toujours instable »33 complète ce très bref panorama.34 La pauvreté et la misère ne sont pas totalement laissées dans l'ombre. Les mauvaises conditions de logement sont même assez unanimement dénoncées. « Le taudis rend toute vie familiale impossible, chacun aura envie de fuir le foyer si peu confortable, d'où l'instabilité familiale », écrit par exemple René Vanhems,35 en accord sur ce point avec tous nos auteurs. Le mot chômage n'apparaît que dans le texte d'André Gamet et, quand l'absence de travail est mentionnée, pour les mineurs comme pour leurs parents, elle est "psychologisée", interprétée en tant que signe de paresse ou d'aboulie. De même le turn-over ne saurait être autre chose que la manifestation d'une instabilité psychique structurelle.36 L'organisation socio-économique est en définitive très peu interrogée. On consacre beaucoup plus de lignes à l'analyse des effets (supposés) criminogènes du cinéma37 qu'à l'étude de l'influence des conditions matérielles d'existence. Le plus "sociologue" de nos docteurs, André Gamet, rédige 32 lignes sur les effets de la misère et du chômage et 137 lignes agrémentées d'un tableau statistique sur la nocivité du septième art. Il faut dire que la contestation politico-sociale est décrite en 1943, par l'un des maîtres à penser du problème de l'enfance malheureuse, comme une pathologie : « L'hygiène mentale doit agir dès la naissance et même avant. [ ... ] Sinon, des conséquences graves en découleraient. Elles vont depuis les simples irrégularités scolaires et familiales et les mauvais rendements intellectuels et professionnels, si fréquents, jusqu'à l'hostilité ouverte envers la société, et dont la délinquance est la manifestation individuelle essentielle, et l'agitation sociale la traduction collective principale. »38 Nous comprenons mieux, quand l'agitation sociale, - faut-il lire Front Populaire ou Résistance ? - devient un problème d'hygiène mentale, pourquoi les facteurs sociaux sont rabattus sur la responsabilité individuelle ou réduits à l'anecdotique. Voilà comment le cinéma devient, après le théâtre et la lanterne magique et avant la télévision, une raison majeure du développement de la criminalité infantile.

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En définitive, la "reine" des causes sociales, celle qu'aucun de nos auteurs n'oublie de mentionner, est la dissociation familiale. Avant de traiter cet aspect particulier qui mérite un développement autonome, nous examinerons le poids de l'héréditarisme dans les discours étiologiques des "années noires". II-1-2 Le poids de l'héréditarisme A l'exemple de Louis Bagon, les observateurs recherchent systématiquement les antécédents héréditaires auxquels ils attribuent une partie du caractère et du comportement du jeune délinquant dont ils retracent le parcours : « Le mineur a une lourde hérédité. Le père alcoolique a été condamné 7 fois pour des motifs très variés. Un oncle du père a été atteint de troubles nerveux. [ ... ] C'est très vraisemblablement un hérédo-syphilitique. [ ... ] La mère a eu plusieurs fausses couches et 2 enfants prématurés. »39 Nous comprenons aisément à la lecture de cet exemple que l'hérédité dont il est question n'a guère à voir avec la génétique moderne. A cette époque, la transmission héréditaire de caractères acquis n'est pas plus invraisemblable que l'existence d'un génome stable. Qu'un rachitique victime d'un climat délétère et d'une mauvaise alimentation puisse engendrer un autre rachitique est une idée assez largement partagée. Cependant, nous voyons que l'usage du concept d'hérédité est poussé beaucoup plus loin. Quand on explique la délinquance du fils par la tuberculose de l'un des parents,40 ce n'est plus une tare spécifique qui est transmise, mais un quantum de dégénérescence, une part de son essence. Ainsi, notre rachitique peut donner naissance à un hystérique, un alcoolique, un morphinomane... ou un assassin, qui seront ce qu'ils sont parce que fils ou fille de rachitique. Voilà qui permet de passer du registre du pathologique au registre du comportement social (alcoolisme, toxicomanie, délinquance, etc.) ; dans tous les cas de figures, cette transduction fournit une étiologie génétique. Cette théorie, mise au point au milieu du XIXème siècle par l'aliéniste Augustin Bénédict Morel,41 permet d'expliquer aisément que les mêmes causes produisent des effets différents, tout en conservant à l'hérédité son caractère d'universalité. Cet héréditarisme sert aussi d'arme contre la psychanalyse, dont les succès croissants risquent d'empiéter sur le domaine encore fragile de la pédopsychiatrie, et excuse par avance tous les échecs de la prise en charge : « Si les perversions morales de l'enfant sont acquises et déterminées par des conflits affectifs, une éducation bien comprise peut éviter l'éclosion des anomalies morales. D'autre part, celles-ci, une fois acquises, mais indépendantes de la constitution de l'individu, peuvent être guéries par l'analyse. Tel est le verdict des psychanalystes. Pour Heuyer et ses élèves, au contraire, chaque fois que la déviation du caractère ou du sens moral est un facteur héréditaire ou constitutionnel, le même essai éducatif sera bien aléatoire quant à ses résultats. »42 Si le primat de l'hérédité dans l'étiologie de la délinquance ne fait aucun doute pour les médecins, les juristes, comme Perreau, sont plus circonspects. Dans sa thèse consacrée aux « pervers de constitution », il doute parfois de l'innéité de cette psychopathie, même s'il reconnaît « l'indissociabilité des notions d'hérédité et d'éducation » : « C'est pourquoi nous critiquons le terme même de "pervers de constitution», en ce sens que nous ne pensons pas qu'il y ait là un instinct inné. C'est avec l'achèvement de la formation du caractère que se fixent les tendances. »43 La transmission intergénérationnelle des tares constitutionnelles à l'origine des déviances infanto-juvéniles étant généralement admise, comment nos auteurs articulent-ils cette hérédo-génèse avec un grand facteur social : la dissociation familiale ? II-1-3 La dissociation familiale : première cause de la délinquance juvénile ?

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S'il est un point sur lequel tous nos auteurs sont en accord, c'est bien sur l'influence de la dissociation familiale. A grand renfort de statistiques, celles qu'ils produisent44 et celles qu'ils rappellent,45 ils postulent unanimement à un lien de causalité entre la dissociation du couple parental et la délinquance des enfants. Le "concept" de dissociation est très large et englobe toutes les structures familiales qui s'écartent peu ou prou du modèle dominant, à savoir la famille conjugale, légalement constituée, dont tous les membres sont en vie. Guy Rey inclus même le travail salarié des parents (lire des femmes) dans les facteurs de dissociation : « Combien voyons-nous de milieux dissociés par le veuvage, la séparation, le divorce, le remariage, le concubinage, enfin le travail des parents les soustrayant de la maison pour la journée entière, tous ces facteurs qui font que l'enfant prefère la rue au foyer où il est délaissé. »46 Nous n'allons pas reprendre ici la question de la construction et de la déconstruction de cette catégorie largement traitée par ailleurs, même si le stéréotype fonctionne toujours.47 Relevons seulement que l'action délétère des familles anormales (le terme est utilisé par nos auteurs) est souvent stipulée par le fait même de la corrélation statistique (puisque 60% des mineurs délinquants ont une famille désunie ou amorale, la désunion ou l'amoralité familiale est une cause de la délinquance). Les systèmes explicatifs les plus élaborés font appel au paradigme éco-sociologique de "l'imitation", du "mauvais exemple", de "la rue". Contrairement à Georges Heuyer qui cherche à construire un système cohérent articulant dissociation familiale et hérédité,48 nos rédacteurs juxtaposent simplement les deux "causalités". II-2 Une nosographie eugéniste ? L'activité taxinomique n'est pas nouvelle. Elle connaît à la fin du XIXème siècle un développement considérable. Cet acharnement classificateur concerne particulièrement les enfants, qui constituent « une sous population soumise depuis longtemps à un processus très raffiné de délimitation ».49 La Seconde guerre mondiale ne freine pas vraiment, dans ce domaine, la production de catégories. Comme nous l'avons déjà dit, ce ne sont généralement pas les impétrants docteurs qui révolutionnent la science et inventent donc les nouvelles grilles de classement, mais ils rendent compte des débats en cours, A la lecture du corpus que nous avons constitué, nous voyons immédiatement que la catégorisation est l'oeuvre des médecins ou plus précisément des psychiatres. Les juristes ou les "littéraires", qui sont à l'origine de bien des dénominations comme enfance coupable, malheureuse, moralement abandonnée, mineurs vicieux, etc., ne produisent plus de nouvelles sous-divisions ni de nouveaux intitulés génériques et semblent se rallier à la "science positive" des neuropsychiatres. Les thèses, toutes disciplines confondues, exposent donc les nosographies réalisées par les pédopsychiatres ou en utilisent certains éléments. La lecture continue des situations particulières de mineurs qui émaillent les propos généraux permet de saisir la nature et de comprendre la construction des catégories nosographiques. La présentation de ces "cas cliniques" commence par un résumé des éléments de type étiologique (moralité de la famille, antécédents médico-psycho- sociaux de la parentèle et du mineur, parcours scolaire et professionnel, description de l'habitat). Viennent ensuite des informations sur le caractère, le comportement du mineur et les résultats des tests qu'il a subis. La conclusion s'appuie uniquement sur cette dernière partie symptomatique et prend la forme d'un classement associé à une proposition : « Il s'agit d'un sujet amoral, anémotif, inaffectif En somme, il s'agit d'un pervers et plus tard contagieux. Il est à placer dans une maison d'éducation surveillée. »50

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Nous retrouvons là cette double nosographie qui sera systématisée en 1944 par le Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral avec, d'un côté, une classification dite "médico-psychologique" et, de l'autre, une classification dite "médico-pédagogique". La première adoptera, nous dit le professeur Lagache, « un point de vue aussi descriptif que possible, en évitant défaire intervenir les théories et les doctrines ; c'es-tà-dire que la symptomatologie doit jouer un rôle plus important que l'étiologie et la pathogénie ».51 La seconde est établie, toujours selon Daniel Lagache, « du point de vue de l'assistance et du traitement dont les enfants relèvent » et indique la destination des mineurs en fonction de leur place dans la nosographie médico- psychologique. Notons que la liste des solutions est singulièrement réduite : si la première taxinomie comporte plus de 20 pages, la classification médico-pédagogique tient en une demi-page.52 Elle consiste surtout à répartir la population en trois grandes catégories les éducables, les semi-éducables et les inéducables. La procédure qui consiste in fine à mesurer la dangerosité présumée du sujet sans prendre en compte la cause des troubles et à préconiser la solution la plus adaptée à la protection de la société relève bien d'une forme de défense sociale, d'eugénisme plus ou moins radical. La forme de la transgression prend finalement une importance considérable et le mineur récidiviste53 ou criminel54 a peu de chance d'échapper à la catégorie la plus grave : le pervers constitutionnel. L'imprégnation eugénique de la période est encore plus nette quand on se penche sur les solutions préconisées par nos auteurs. II-3 Le traitement entre pouvoir médical et tentation eugénique Les solutions proposées par nos auteurs peuvent être rangées sous diverses rubriques. Viennent d'abord des propositions très générales, comme de « réformer la censure en matière de cinéma, de théâtre et de littérature » 55 ou de renforcer « les lois contre le divorce ». 56 Arrivent ensuite des plans de réorganisation du dispositif de prise en charge de l'enfance irrégulière. L'esprit de la réforme est assez bien résumé par GeorgesDominique Pesle, élève d'Heuyer : « La coordination des divers pouvoirs judiciaire, pédagogique, médical, social est indispensable. »57 Nos rédacteurs proposent généralement la création d'un dispositif unifié de prise en charge de l'enfance malheureuse et l'édification d'un code de l'enfance. Tous militent pour la spécialisation des magistrats de la jeunesse. Quant aux méthodes de rééducation, pour Joubrel, pour Rey-Herme, pour Pesle, elles peuvent se résumer en une phrase : « utilisation au maximum de la méthode scoute ». Mais, surtout, l'immense majorité de nos docteurs en droit ou en médecine insistent sur le rôle fondamental du dépistage et se félicitent du développement des centres de triage et d'observation institués par la loi du 27 juillet 1942.58 Consciemment ou non, cela revient, d'une part, à confier l'essentiel du pouvoir décisionnel aux médecins et plus particulièrement aux neuropsychiatres et, d'autre part, à exclure les enfants classés pervers constitutionnels. Il s'agit avant tout de repérer ces derniers, que tous nos auteurs, à l'exception de Carrasco-Barrois, considèrent comme inéducables. II-3-1 L'exclusion des inéducables Philippe Rey-Herme, prêtre catholique, peut difficilement être soupçonné de verser dans l'eugénisme radical et matérialiste d'un Alexis Carrel59 ;il écrit pourtant à propos des enfants classés constitutionnellement pervers : « On doit en général se contenter de les mettre dans l'impossibilité de nuire, sans pouvoir espérer jamais les rendre à une vie à peu près normale ».60 I L'opinion de notre philosophe est partagée par tous les médecins qui, à l'exemple du docteur Marrec, affirment que « les seules mesures qui se justifient consistent

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à placer l'enfant dans des conditions telles qu'il lui sera impossible de nuire à la société ».61 Selon le docteur Guy Rey, qui adopte en la matière les idées de ses confrères, cette mise à l'écart doit s'appuyer sur un dépistage précoce : « Nous devons nous attacher à les [les pervers] dépister le plus tôt possible, afin de les isoler et de les soustraire à la collectivité comme l'on fait pour les malades contagieux ».62 Ce double programme d'étiquetage/exclusion reçoit l'agrément du docteur Gamet, qui le formule avec plus de brutalité langagière : « L'édifice de préservation de l'enfance ne peut être entièrement bâti que s'il comprend des mesures de dépistage précoce des pervers contagieux. [...] Tous les suspects dépistés seront examinés par des médecins spécialisés en neuropsychiatrie infantile et en toutes questions relatives à l'enfance coupable. - La sanction sera l'élimination formelle de tous les individus contagieux, pervers constitutionnels et pervertis. - Il ne peut être question ici de faire preuve de sensibilité ».63 André Gamet, ancien externe des hôpitaux de Lyon, élève de l'École du service de santé militaire et diplômé de médecine légale et de psychiatrie, ne nous indique pas comment il entend procéder pour éliminer « tous les individus contagieux, pervers constitutionnels et pervertis ». Il n'est pas le seul à rester silencieux sur la méthode. Le docteur Marrec, lui aussi élève de l'École du service de santé militaire et ancien externe des hôpitaux de Lyon, est plus précis : « Il faut substituer à la notion métaphysique et arbitraire de la responsabilité la notion objective de la nocivité du criminel, de la témébilité [sic] du pervers et créer des établissements spéciaux intermédiaires à l'asile et à la prison, des asiles de sécurité pour les anormaux dangereux, les psychopathes vicieux, les imbéciles moraux, dangereux, difficiles, etc., en un mot pour les sujets atteints de perversions instinctives. »64 Pour les gens de droit, ce programme se heurte à un obstacle juridique : « Cette absence de reconnaissance légale [du pervers] fait aussi que son dépistage clinique ne peut être qu'une indication à veiller, mais non à agir. »65 Notre juriste, André Perreau, propose alors d'introduire une distinction légale entre "mineurs corrigibles" et "mineurs inamendables",66 la séparation des deux groupes étant l'oeuvre de centres d'observation et de triage où officient des neuropsychiatres. Dès lors, « l'asile de sûreté [...] assurera l'élimination des pervers et [...] deviendra un des centres de protection de la Société contre les inamendables et les incorrigibles ».67 Dernier point et non le moindre, ce "traitement", qui se traduit par un enfermement de très longue durée, voire définitif, peut s'appliquer à un enfant préventivement, avant qu'il ait commis un crime ou un délit. Pour Vanhems, 5 % des 1150 mineurs délinquants réunis au centre de triage de la Faculté de médecine de Lyon appartiendraient à la dangereuse catégorie des pervers.68 Au centre d'accueil d'Ille-et-Vilaine, le docteur Pierre Flot découvre 7,5% d'amoraux pervers chez les garçons et 21% chez les filles.69 Les tribunaux pour enfants et adolescents traitent environ 50.000 affaires par an70 ; si le programme eugénique préconisé par nos "thésards" et par leurs maîtres avait été mis en place, c'est rapidement plusieurs dizaines de milliers de places d'asile de sûreté qu'il eût fallu construire ! III) "SCIENCE NAZIE" ET RÉFLEXION FRANÇAISE SUR LA DÉLINQUANCE JUVÉNILE Si nous trouvons chez Gamet quelques propos xénophobes sur la colonie étrangère « source de contamination pour les mineurs autochtones »,71 c'est la seule trace de racisme déclaré, et notre corpus ne révèle aucune marque d'antisémitisme. Bien sûr, les propos de Fernand Joubrel sur les chefs72 ne pas sont pas très éloignés des discours du maréchal sur le même thème, mais il est difficile de parler d'adhésion au fascisme. La marque la plus patente d'une certaine appétence pour l'idéologie nazie est lisible dans

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la thèse de Gamet précédemment citée. La trace est assez ténue. Notre médecin militaire reprend les critiques formulées par la presse collaborationniste contre les Compagnons de France. Ce mouvement de jeunesse, pétainiste mais opposé aussi bien au racisme et à l'antisémitisme qu'à la création d'un mouvement de jeunesse d'État unique, est accusé d'être un repère de délinquants et un lieu de contamination délictueuse.73 La teneur de certains propos ne doit pas nous tromper : sur le plan scientifique, nos auteurs ne sont pas, à une exception près sur laquelle nous reviendrons, influencés directement par les théories professées en Allemagne par les animateurs de l'Institut de l'empereur Guillaume d'anthropologie, de théorie héréditaire et d'eugénisme.74 Aucun ne mentionne l'ouvrage, jugé fondamental par Hitler, de Baur, Fischer et Lendz, Menschliche Erblichkeitslehre und Rassenhygiene75 ou les écrits de Heyde, le psychiatre, "père" de l'euthanasie des malades mentaux. Nos docteurs ès délinquance juvénile citent Georges Heuyer,76 Etienne Martin ou Pierre Mazel, ses homologues lyonnais, le docteur Male qui a soutenu en 1927 une thèse sur Le rôle de l'hérédo-syphilis dans l'étiologie des troubles mentaux de l'enfance, mais aussi Louis Albanel ou Henry Joly, juristes qui écrivaient sur le sujet dans les années 1900. Leurs références sont donc françaises et laissent de côté les eugénistes les plus radicaux de l'hexagone, tels Charles Richet, Alexis Carrel ou Justin Godard. Les analyses qu'ils produisent, les solutions qu'il proposent ne sont pas originales, mais directement issues de cette littérature spécialisée des années d'avant-guerre. Une thèse pourtant tranche avec la retenue (toute relative) majoritaire et défend la mise en place d'une politique prophylactique directement inspirée par les lois du Reich : celle de la juriste Françoise Liévois. Soutenue en 1944, mais imprimée en 1946, La délinquance juvénile, cure et prophylaxie ne fait pas partie de notre corpus initial. III-1 Une "prophylaxie" radicale Dès l'introduction, Françoise Liévois soutient une position relevant d'un eugénisme radical peu répandu en France : « Au nom de cette liberté qui n'est qu'un mythe, elle [la France] laisse procréer et croître en son sein l'enfant du tuberculeux, du syphilitique, de l'alcoolique et du fou même. Elle n'ose attenter à l'intégrité physique de l'être dont il ne peut que sortir un danger ou une charge pour elle, mais elle envoie à la mort le plus beau, le meilleur de sa puissance génératrice. »77 Elle annonce ensuite le plan en deux parties de son travail : « La première examinera le régime juridique et pénitentiaire applicable à l'Enfance. [... ] La deuxième partie de notre étude s'intitulera Les projets et les Espoirs : Projets de cure [... ] Espoirs en une prophylaxie de la délinquance juvénile. [...] Cette seconde partie constituera notre thèse proprement dite, celle que nous soutenons. »78 C'est bien Outre-Rhin que madame Liévois va chercher le modèle sur lequel elle fonde tant d'espoirs : « Dans les droits modernes, le problème [de la prophylaxie] fut étudié en lui-même et résolu comme en Allemagne et en Italie, ou seulement abordé indirectement et réglé partiellement par des dispositions politiques, sociales ou économiques comme en Angleterre et aux États-Unis. Enfin, comme en France, il n'a pu être envisagé que tout récemment. »79 Elle vante les premières expériences américaines : « Ayant, à se défendre contre une triple immigration parfois indésirable (Indiens, jaunes, Noirs), il était logique que la grande République américaine prît, une des premières, de sévères mesures pour protéger sa descendance. »80 J Et elle revient sur l'exemple allemand, prix d'excellence en la matière : « C'est l'Allemagne qui était allée le plus loin en promulguant le 18 octobre 1935 la loi sur la santé du mariage complétée par les lois de Nuremberg essentiellement raciales.»81 Elle félicite nos voisins germaniques pour les 56.244 stérilisations réalisées durant l'année 1934, avant d'assurer : « Il ne s agit pas quant à nous défaire du racisme, nous n'avons

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en effet aucune raison de supposer qu'un habitant de Stockholm soit supérieur à un Madrilène ou inversement. Mais à l'intérieur d'une même race [ ... ], il est avéré que des êtres sains ont plus de chance de créer des êtres normaux que les pauvres déchets d'humanité qui s'accouplent au hasard des beuveries et dans l'ombre des taudis. »82 Elle stigmatise ceux qui osent prétendre que la stérilisation est « une méthode scientifiquement absurde » et « un crime odieux [...] contre la race humaine toute entière », avant de s'exclamer : « Ce n'est pas un crime contre l'humanité d'enfanter des monstres qui voleront, violeront, pilleront ! »83 Conclusion S'ils ne basculent généralement pas dans l'eugénisme "dur", nos auteurs n'en proposent pas moins une mise à l'écart des "inéducables". Ce projet n'est pas neuf. Ses fondements intellectuels sont à chercher, d'une part, du côté de la théorie de la dégénérescence et plus globalement de la pensée héréditaro-eugéniste et, d'autre part, dans les préoccupations de la défense sociale nouvelle. Il prend, durant la période 40-45, un sens nouveau. Vouloir créer des asiles de sûreté pour enfants pervers quand les malades mentaux subissent une « extermination douce »84 n'est pas une proposition technique neutre. Dans la France occupée, l'exclusion avait toutes les "chances" de se transformer en extermination, « l'élimination formelle » en élimination réelle.

NOTES

1. Jean-Claude FARCY, Deux siècles d'histoire de la Justice en France, 1789-1989, Notices bibliographiques, Paris, CNRS éditions, 1996, CD-ROM. 2. Henri GAILLAC, Les maisons de correction, 1830-1945, Paris, Cujas, 1991, 463 p. La bibliographie occupe les pages 379 à 463. 3. Par exemple Louis BEGON, Étude du meurtre chez l'adolescent, Paris, E. Le François, 1940, 32 p. 4. C'est le cas de la thèse d'Émile CHAUVEL, Contribution à l'étude médicale et sociale de la délinquance juvénile, Paris, 18 p. dactylographiées. 5. Philippe REY HERME, Les colonies de vacances en France, Paris, Fleurus, 1961, 3 vol. 6. Nous savons que, jusqu'à la seconde guerre mondiale, les rares femmes médecins furent majoritairement confinées dans la pédiatrie. Bénédicte VERGEZ, Le monde des médecins au XXème siècle, Bruxelles, Complexe, 1996, pp. 63-64. 7. Il s'agit des thèses de Philippe REY HERME, Quelques aspects du progrès pédagogique dans la rééducation de la jeunesse délinquante, Paris, Vrin, 1945, 190 p., et de Mario CARRASCOBARROIS, Théories sur les causes de la criminalité infantile et juvénile, étude critique, Paris, Jouve, 1942, 158 p. Notons que CARRASCO-BARROIS, s'il soutient une thèse de lettres, n'en est pas moins juriste, puisqu'il est avocat, inscrit au barreau de Santiago du Chili. 8. Sur la naissance de la pédopsychiatrie, voir Nadine LEFAUCHEUR, "Psychiatrie infantile et délinquance juvénile. Georges Heuyer et la question de la genèse "familiale" de la délinquance», in Laurent MUCCHIELLI, Histoire de la criminologie française, Paris, LHarmattan, 1994, pp. 313-332.

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9. André PERREAU, Le mineur pervers de constitution, contribution à l'étude de l'enfance coupable, Lyon, Bosc Frères & L. Riou, 1942, 152 p. 10. Ernest DUPRÉ, "Les perversions instinctives", Rapport au Congrès des aliénistes de France, Tunis, 1912, rééd. in Pathologie de l'imagination et de l'émotivité, Paris, Logre, 1925, pp. 357-427. 11. Georges HEUYER, Enfants anormaux et délinquants juvéniles, Paris, Steinheil, 1914. HEUYER fut chef de clinique dans le service de DUPRÉ. 12. GeorgesDominique PESLE, L'Enfance délinquante, vue d'un centre de triage, Paris, OTI, 1945, 67 p. 13. Gabrielle HOUBRE, "Adolescence, adolescent, adolescente au 19ème siècle", in Adolescence nouvelle folie ? IVème journée d'études cliniques de l'Union pour la défense de la santé mentale (UDSM), Fontenay-sous-Bois, 1996, pp. 8-23 ; François MARTY (dir.) L'adolescence dans l'histoire de la psychanalyse, repères, Pans, les Cahiers du collège international de l'adolescence, 1996, 279 p. ; Agnès THIERCÉ, Histoire de l'adolescence (1850-1914), Paris, Belin, 334 p. 14. Christian ROSSSIGNOL, "Quelques éléments pour l'histoire du Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral. Approche sociolinguistique et historique", le Temps de l'histoire, n° 1, février 1999, p. 21-39. 15. DOUMERC (Melle), Des enfants abandonnés et de leur condition juridique, Toulouse, 1945. 16. Anormal est en fait utilisé une fois comme substantif dans Gisèle ETIENNEY, Enfance déficiente en Côte-d'Or et assistance aux anormaux, Lyon, 1944, et une fois comme qualificatif dans Georges GROSSE, Protection médico-légale des enfants anormaux criminels, Paris, 1940. 17. Sur les enjeux de la dénomination et sur la signification du choix d'inadapté, voir Christian ROSSIGNOL, Inadaptation, handicap, invalidation ?Histoire et étude critique des notions, de la terminologie et des pratiques dans le champ professionnel de l'éducation spéciale, Thèse Strasbourg I, 1999, pp. 141-143. 18. Mario CARRASCO-BARROIS, op. cit. 19. Voir par exemple la thèse de Femand JOUBREL, L'Enfance coupable (plan de réforme de la législation et des institutions existantes), Saint-Brieuc (Faculté de Rennes), Imprimerie moderne, 1942, 214 p. 20. Jean MARREC, Homicide volontaire chez l'enfant. Contribution à l'étude de l'enfance coupable, Lyon, Bosc Frères & L. Riou, 1943, (n.p.). 21. Mario CARRASCO-BARROIS, op. cit., p. 151. 22. André GAMET, Contribution à l'étude de l'enfance coupable. Les facteurs familiaux et sociaux (A propos de la cartographie lyonnaise de la délinquance juvénile), Lyon, Emmanuel Vitte, 1941, pp. 21-22. 23. Guy REY, Mineurs délinquants récidivistes. Contribution à l'étude de l'enfance coupable, Lyon, Bosc Frères & L. Riou, 1943, p. 13. 24. Fernand JOUBREL, op. cit., pp. 36-39. 25. André GAMET, op. cit., pp. 39-40. 26. René VANHEMS, Étude statistique portant sur 1.150 observations de mineurs délinquants réunis au Centre de triage de la Faculté de médecine de Lyon, Lyon, Imprimerie des Facultés, 1939, pp. 52-53. 27. Ibid., p. 115. 28. Guy REY, op. cit., p. 22.

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29. Pierre FLOT, Constatations médicales et sociales relatives à la délinquance juvénile en Bretagne, Paris, R Foulon, 1945, p. 22. 30. hilippe REY HERME, op. cit. p. 46. 31. Ibid., pp. 49-50. 32. Ibid., pp. 50. 33. Ibid., pp. 46. Voir aussi Guy REY, op. cit., p. 21 34. Sur ce thème, voir Christian LÉOMANT, "Travail de la femme et délinquance juvénile. Essai de présentation des conditions de production d'un fait social", Annales de Vaucresson, n° 13, 1975, pp. 111-125. 35. René VANHEMS, op. cit., p. 22. 36. Sur ce point, voir Jean-Jacques YVOREL, "De Gavroche aux apaches, sources et méthode d'une histoire des illégalismes juvéniles", in Frédéric CHAUVAUD, JacquesGuy PETIT, (dir), L'histoire contemporaine et les usages des archives judiciaires (1800-1939), Paris, Honoré Champion, 1998, pp. 457-458. 37. Sur les 21 textes que nous avons lus, 16 consacrent un développement aux effets pervers du cinéma. 38. Robert LAFON, "Les bases d'une psychologie médicale pratique", conférence aux journées régionales de l'enfance malheureuse, avril 1943, cité par Michel CHAUVIÈRE, Enfance inadaptée : l'héritage de Vichy, Paris, les Editions ouvrières, 1980, p. 78. 39. Louis BEGON, op. cit., p. 24-25. 40. Par exemple René VANHEMS, op. cit., p. 52-53 et Émile CHAUVEL, op. cit., p.16. 41. Augustin Bénédict MOREL, Traité de la dégénérescence physique, intellectuelle et morale de l'espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives, Paris, 1857, 750 p. 42. André GAMET, op. cit, p. 21. 43. André PER REAU, op. cit., p. 44. Tous les médecins qui ont effectué un stage dans un centre de tri ou une maison d'arrêt donnent leur pourcentage de dissociation toujours supérieur ou égal à 50%. 45. Outre les chiffres de l'incontournable Georges HEUYER, l'étude du criminologue lyonnais M. RAUX (1890) et les statistiques d'Henry JOLY sont fréquemment citées. 46. Guy REY, op. cit., p. 21. 47. Sur ce point, voir Nadine LEFAUCHEUR, Dissociation familiale et délinquance juvénile, les avatars scientifiques d'une représentation sociale, Paris, Rapport pour la CNAF et Christian LÉOMANT, "Dissociation familiale et délinquance juvénile. Remise en cause d'un stéréotype", Annales de Vaucresson, n° 12, 1974, pp. 119-139. 48. Nadine LEFAUCHEUR, Psychiatrie..., art. cit., pp. 328-329. 49. Olivier FAURE, Sylvie DAD, Françoise TETARD, "La volonté de classer", les Cahiers de la recherche sur le travail social, n° 19, 1990, p. 10. 50. Jean MARREC, Homicide volontaire chez l'enfant. Contribution à l'étude de l'enfance coupable, Lyon, Bosc Frères & L. Riou, 1943, (n.p.), observation n° XVI. 51. Daniel LAGACHE, Procès verbal de la réunion du Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral du 30 mars 1944, cité par Christian ROSSIGNOL, op. cit., p. 143. 52. Ibid., p. 144. 53. Guy REY, Mineurs délinquants récidivistes. Contribution à l'étude de l'enfance coupable, Lyon, Bosc Frères & L. Riou, 1943, 64 p. 54. Jean MARREC, Homicide volontaire chez l'enfant. Contribution à l'étude de l'enfance coupable, Lyon, Bosc Frères & L. Riou, 1943, 64 p., et Louis BEGON, Etude du meurtre chez l'enfant et chez l'adolescent, Paris, E. Le François, 1940, 32 p. 55. André GAMET, op. cit., p. 120.

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56. Ibid., p.117. 57. Georges Dominique PESLE, op. cit., p. 62. Le pouvoir central s'efforcera de mettre en place cette coordination en créant notamment les Associations régionales de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (ARSEA). Voir Michel CHAUVIÈRE, op. cit. 58. Geneviève MAZO, Le Centre d'observation et la Loi du 27 juillet 1942 relative à l'enfance délinquante, Paris, H. Van Etten, 1944, 215 p. 59. Sur l'eugénisme et le frein que représente le catholicisme, voir Anne CAROL, Histoire de l'eugénisme en France : les médecins et la procréation, XIX-XXème siècle, Paris, le Seuil, 1995, 381 p. 60. Philippe REY-HERME, op, cit., p. 59. 61. Jean MARREC,op. cit., p. 68. 62. Guy REY, op. cit., p. 61. 63. André GAMET, op. cit., pp. 121-122. C'est Gamet qui souligne. 64. Jean MARREC, op. cit., p. 63. 65. André PERREAU, op. cit., p. 139. 66. Ibid., p. 141. 67. Ibid., p. 141. 68. René VANHEMS, op. cit., p. 116. 69. Pierre FLOT, op. cit., p. 46. 70. Voir, dans ce numéro, l'article de Vincent PEYRE 71. André GAMET, op. cit., p. 74. 72. Fernand JOUBREL, op. cit., p. 187-192. 73. André GAMET, op. cit., p. 105-107. Sur les Compagnons de France, voir Pierre GIOLITTO, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Paris, Librairie académique Perrin, 1991, pp. 507-513. 74. Sur le rôle et la responsabilité des scientifiques dans la mise en place de l'extermination des malades mentaux, handicapés, asociaux et bien sûr des Tziganes et des juifs, voir Benno MÙLLER-HILL, Science nazie, science de mort. L'extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux de 1933 à 1945, Paris, Odile Jacob, 1989, 246 p. 75. Théorie de l'hérédité humaine et hygiène raciale. 76. C'est un véritable magistère qu'exerce Georges Heuyer ; il est cité par tous les auteurs que nous avons lus. 77. Françoise LIÉVOIS, La délinquance juvénile, cure et prophylaxie, Paris 1946, p. 7. 78. Ibid., p. 10 79. Ibid., p. 127. C'est nous qui soulignons. (81) Ibid.,. p. 128. 80. Ibid.,. p. 128. 81. Ibid.,. p. 128. 82. Ibid.,. p. 130 83. Ibid., p. 130 84. Max LAFONT, L'extermination douce, Rennes, AREFPPI, 1988, 256 p. Dans sa thèse, LAFONT ne traite pas de l-Alsace, directement administrée par les autorités allemandes. L'extermination des malades mentaux et autres indésirables n'y fut pas douce.

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RÉSUMÉS

L'auteur a lu des thèses de droit, de médecine et de lettres concernant la délinquance juvénile publiées pendant la période 1939-1945. A. quelques exceptions près, l'idéologie nazie n'inspire pas les écrits académiques. Classification des délinquants, analyse des causes ou solutions du problème avaient été proposées avant la guerre, mais, dans le contexte de l'Occupation, ces écrits prennent une autre signification.

The university and the delinquent childhood 1939-1945. The author has read many doctorate theses of medecine, law and literature dealing with juvenile delinquency and published during the 1939-1945 period. With very few exceptions, the Nazi ideology did not inspire those academic works. The propositions of classification, the analyses of the causes of criminal behaviour and the projects of treatment were the same as the ones already made before the war. But by taking into account the context of the Occupation, JJ. Yvorel wonders if the meaning of these theses should not be reconsidered.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : XXème siècle, Deuxième guerre mondiale Mots-clés : enfance délinquante, statistique, théorie, université

AUTEUR

JEAN-JACQUES YVOREL Historien, chargé d'étude au CNFE-PJJ, Vaucresson

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Rééduquer la jeunesse délinquante sous Vichy : l'exemple du « Carrefour des enfants perdus » de Léo Joannon

Gabrielle Houbre

En 1944, sort dans les salles de cinéma françaises Le Carrefour des enfants perdus, de Léo Joannon. Le film, dont l'action débute en août 1940, raconte la création et le fonctionnement d'une structure de type nouveau destinée à la rééducation des jeunes délinquants. Elle est mise en place par Jean Victor, aidé par Ferrand et Malory, anciens détenus respectivement de Belle-Ile, Eysses et Mettray. Jean Victor, à l'instar de ses deux acolytes, conserve la mémoire de son expérience traumatisante des maisons de correction, et veut imposer pour la jeunesse dite coupable des méthodes éducatives basées sur la confiance et non sur la répression. Après avoir essuyé quelques refus dans les bureaux de l'Hôtel du Parc, il obtient l'aide d'un haut fonctionnaire de Vichy _ Gerbault _ qui lui permet de monter son établissement à Auteuil : « Le Carrefour, centre de formation professionnelle ». Il recrute près de trois cent « pensionnaires » au tribunal pour enfants, n'hésitant pas à réclamer des enfants difficiles. Parmi eux se trouve Joris, récidiviste et forte tête qui, pour s'« évader »1, n'hésitera pas à fomenter une révolte dans le centre. Le Carrefour est saccagé, un moniteur tué et l'établissement dissous. Mais Jean Victor, avec l'aide de ses pensionnaires repentis, réussit à persuader Gerbault que l'expérience menée au Carrefour mérite d'être poursuivie. Il se lance alors dans la construction d'un second centre, à Courbevoie. Reconnaissant chez Joris des qualités propres à en faire un « chef », il le convainc de se détourner définitivement de la délinquance et du caïadat pour se préparer à diriger à son tour un centre de rééducation. Il est intéressant de voir comment voisinent dans le film une tradition « humaniste », délibérément placée dans le sillage de l'action d'Alexis Danan contre les bagnes d'enfants dans les années 1930, et les multiples marques du régime de Vichy jusqu'à l'exaltation fascisante du « chef ». I/ L'enfance et l'adolescence délinquantes : un thème filmique récurrent 1)De la littérature au cinéma

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Dans les premières décennies qui suivent sa naissance, le cinéma ne fait pas oeuvre originale quand il traite la question de la jeunesse délinquante mais s'appuie au contraire sur des fictions écrites déjà existantes. Certains romans ou pièces de théâtres de la Belle Epoque sont ainsi adaptés dans une première version muette, rapidement suivie par une seconde version parlante. Le Coupable (1897), roman de François Coppée, en est le premier exemple. Il paraît à une époque où se multiplient les travaux scientifiques qui, d'une part, délimitent l'enfance et l'adolescence comme des classes d'âges spécifiques dans la vie de l'individu et, de l'autre, les présentent comme une période porteuse de mille dangers virtuels pour la société2. Le roman raconte l'histoire d'un jeune garçon _ issu des amours illégitimes d'un fils de magistrat venu faire ses études de droit dans la capitale et d'une grisette bien vite abandonnée3 _ qui sombre dans la délinquance jusqu'à devenir un criminel. Il dénonce l'inadaptation des colonies agricoles au problème posé par l'enfance dite coupable et connaît un succès populaire suffisamment important pour être réédité plusieurs fois avant la seconde guerre mondiale. En 1917, André Antoine, fondateur du Théâtre libre, s'empare du roman pour en réaliser une version filmique muette qui demeure aujourd'hui incomplète : certains plans semblent avoir disparu sous l'effet de la fragilité du négatif ou de la censure. Les scènes subsistantes, parmi lesquelles plusieurs sont situées à l'intérieur d'une colonie agricole de redressement (ronde des gamins, travail de menuiserie en atelier, gamins qui fument en trompant la surveillance...), montrent l'art novateur d'André Antoine dans le recours fait aux extérieurs studio ou dans l'utilisation des flash-back. En 1936, c'est au tour de Raymond Bernard4 de tourner une version cette fois parlante du Coupable avec Pierre Blanchar, Madeleine Ozeran et Margueritte Moreno. Un processus similaire s'enclenche avec la publication en 1906 d'un roman d'Edouard Quet, En correction, qui retrace cette fois l'histoire d'un fils de bonne famille envoyé pour une faute légère dans une colonie agricole par un père abusif. Quelques années plus tard, André de Lorde et Pierre Chaine tirent de ce roman une pièce de théâtre dramatique en 4 actes, intitulée Bagnes d'enfants et représentée pour la première fois au théâtre parisien de l'Ambigu le 1er juin 1910. Dans la préface, les auteurs déclarent s'attaquer au principe de l'autorité paternelle « dont les lois tolèrent encore tous les abus, et à l'institution des maisons de correction, qui, dans l'état actuel, sont trop souvent de véritables prisons et des foyers de corruption »5. De cette pièce Emile Chautard qui, à l'instar d'André Antoine, vient du théâtre, tire en 1914 un film muet portant le même titre de Bagnes d'enfants (avec Dorival et Josette Andriot) avant que Georges Gauthier, en 1933, ne filme une version parlante qui sortira sous le titre de Gosses de misère, la censure ayant refusé le titre initial6. 2) Les années 30 ou le renouveau de la création filmique Un certain renouveau apparaît à partir du milieu des années 30. A côté des traditionnelles adaptations d'oeuvres littéraires sont produites de véritables créations filmiques qui puisent désormais leur inspiration directement dans l'actualité. Rien d'étonnant à cela : c'est en effet dans les années 1930, à un moment où la courbe de la délinquance juvénile est paradoxalement plutôt basse, qu'une vigoureuse campagne de presse, orchestrée en partie par Alexis Danan (journaliste à Paris-Soir), se développe à la suite d'une série de drames survenus dans différentes maisons de correction. Ainsi la fuite de 15 adolescents de Mettray (octobre 1933) et surtout la révolte des adolescents détenus à Belle-Ile (27 août 1934) frappent l'opinion publique. La participation des touristes à la poursuite des adolescents sur l'île par les autorités publiques retient particulièrement l'attention de Jacques Prévert, comme le rapporte

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André Heinrich dans sa préface très documentée au scénario de La Fleur de l'âge7. L'écrivain compose alors « La Chasse à l'enfant », sans doute à la fin de 34 ou au début de 358, poème mis en musique par Joseph Kosma et enregistré en octobre 36 par une des interprètes préférées de Prévert, Marianne Oswald9. L'écrivain entreprend ensuite, en 35 ou au début de 36, l'écriture du scénario de L'Ile des enfants perdus, inspiré par cette révolte. En août 36, Prévert et Marcel Carné, qui doit réaliser le film, s'inquiètent d'une éventuelle censure et font parvenir au ministère de la Justice du gouvernement Blum un synopsis du film. Mais, en septembre 36, des jeunes filles s'enfuient de la maison de redressement pour l'« Oeuvre de préservation et de sauvetage de la femme » que dirigeait l'actrice Marcelle Géniat à Boulogne_Billancourt10. Cette nouvelle révolte a pour effet immédiat de réactiver la campagne de presse et incite, semble-t-il, le ministre de la Justice à laisser le synopsis au fond d'un tiroir. Marcel Carné, dans une interview à Ciné_Liberté publiée le 1er novembre 1936, se plaint alors ouvertement de l'attitude des autorités publiques : « Je voulais faire un film sur les bagnes d'enfants. J'avais les capitaux, je demandais une simple garantie morale et je n'ai pu l'obtenir, alors que certains metteurs en scène croix de feu (ne citons personne), obtiennent du ministère toutes les autorisations, tous les appuis dont ils disent avoir besoin. Le gouvernement de Front populaire ne se rend il pas compte de l'importance du cinéma ? »11 En avril 37, le drame d'Eysses (la mort d'un enfant atteint de tuberculose après un séjour de 38 jours dans un cachot humide) réactualise le sujet du film. Annoncé par la production en avril, le film sera en fait reculé. Après la chute du deuxième cabinet Blum (avril 1938), le projet sera repris mais définitivement bloqué par la censure en juin 39. Preuve de l'opiniâtreté de Prévert, le projet resurgit à la Libération sous un autre titre, La Fleur de l'âge12. En avril 1947, le tournage commence à Belle-Ile avec un casting éblouissant (Arletty, Martine Carol, Paul Meurisse, Serge Reggiani...), pour s'interrompre définitivement en juin 47, à la suite de multiples difficultés financières et techniques13. Si le gouvernement Blum fit grise mine au projet de Prévert et de Carné, trop corrosif, il eut en revanche l'occasion de se réjouir de la publicité que Prison sans barreaux, long métrage de Léonide Moguy sorti avec succès dans les salles en 1938, fit à sa politique judiciaire en faveur des mineurs14. En effet le film, qui eut pour conseiller technique Alexis Danan, valorise nettement l'action du ministère de la justice du Front populaire lorsqu'il évoque la transformation d'une « Maison de correction privée reconnue d'utilité publique » en une « Maison d'éducation surveillée » pour jeunes filles, placée directement sous l'autorité bienveillante de l 'Etat (le tout sur fond sonore de Marseillaise...). Les méthodes foncièrement répressives de l'établissement connaissent alors un renouveau total sous l'impulsion de la nouvelle directrice envoyée par le ministère, qui impose une autorité basée sur la confiance et la transparence. On peut certes sourire du didactisme très marqué du film et de ses effets de style « Eisensteiniens »15, mais son analyse se révèle particulièrement précieuse pour qui s'intéresse au traitement de la jeunesse délinquante. On le voit donc, Léo Joannon, lorsqu'il réalise Le Carrefour des enfants perdus en 1943, s'inscrit dans une tradition solidement ancrée. Il n'est d'ailleurs pas le seul, au même moment, à vouloir fixer sur la pellicule le problème de l'enfance et de l'adolescence déviantes et des moyens de leur « rééducation ». Outre les efforts déjà évoqués de Jacques Prévert et de Marcel Carné, il faut également signaler le premier film de Robert Bresson, Les Anges du péché (1943), qui met en scène l'action d'une oeuvre catholique de

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redressement pour les jeunes filles, ainsi que La Cage aux rossignols (1945) réalisé par Jean Dréville, avec le populaire Noël_Noël. Il est à noter que la conception de ce dernier film remonte à 1937 _ période décidément décisive en matière de projets cinématographiques _, même si le tournage n'a débuté qu'en avril 44, en partie à Saint- Hilaire ; l'action se déroule pour l'essentiel dans un établissement de rééducation pour jeunes orphelins, vagabonds ou délinquants. II/ Le Carrefour des enfants perdus : un tournage sous haute protection et sous haute surveillance 1) Joannon et Vichy Quand Léo Joannon (1904-1969) se lance en 1943 dans le tournage du Carrefour des enfants perdus, il a déjà une vingtaine de films derrière lui. Et si la plupart nous laissent fort peu de souvenirs, plusieurs ont rencontré un succès certain auprès du public dans les années 30. C'est d'ailleurs sans doute beaucoup en raison de sa renommée qu'Alfred Greven, qui s'occupe pour l'Allemagne des affaires touchant au cinéma, décide de l'engager avec d'autres pour travailler dans le cadre de la Continentale, maison de production allemande à Paris dont il est le directeur16. Il convient de rappeler ici avec Jean-Pierre Bertin_Maghit17 que l'Allemagne a mis le cinéma français sous tutelle dès juillet 1940 en zone occupée. En zone dite libre, il existe dans le gouvernement de Vichy, un service du cinéma dépendant du Secrétariat général à l'Information, lui- même attaché à la présidence du Conseil. L'Etat, par le décret du 2 décembre 1940 qui institue le Comité d'Organisation de l'Industrie Cinématographique (COIC), structure à son gré le monde du cinéma en laissant apparemment la gestion de la profession aux professionnels eux-mêmes, selon la méthode corporatiste. D'autre part, dans le cadre de la loi du 4 octobre 1941 qui instaure une Charte du travail, le ministère du Travail décide par le décret du 17 avril 1943 de mettre en place une Famille Professionnelle des Spectacles (FPS). Celle_ci coiffe toutes les industries dont l'activité a pour objet la réalisation de spectacles, et par conséquent le COIC. Une Commission provisoire d'organisation chargée d'en étudier les modalités d'application est nommée comportant trente-huit membres dont dix-huit professionnels pour le cinéma : à sa tête Léo Joannon, qui dirigera également quelque temps une des branches de la FPS. Le réalisateur joue donc le jeu de Vichy, et on s'explique bien le régime de faveur qui sera celui du Carrefour des enfants perdus. Tourné en extérieurs et en studios dans le dernier trimestre de 1943, il sort à la fin du premier trimestre 1944 sous l'égide de la MAIC (Maîtrise artisanale de l'industrie cinématographique), maison de production soutenue par le régime en place et dont Joannon est l'administrateur délégué. Le film bénéficie en outre de la participation financière du Secrétariat général à la Jeunesse comme de la Direction générale du cinéma : le premier subventionne le projet à hauteur d'un million de francs tandis que la seconde concourt pour trois millions (remboursables) au budget estimé à près de douze. Le Comité d'attribution des avances du Crédit national (dépendant du COIC) concède dès lors une provision de trois millions cinq à Joannon pour monter le film18. D'après une critique de Combat (13 mai 1944), le ministère aurait en outre fournit une partie de la figuration grâce à plusieurs centaines de jeunes garçons détournés, le temps du tournage, d'un centre de travail dépendant de ses services. Il est certain que Vichy a regardé avec beaucoup de bienveillance le scénario original et que, en échange de son soutien moral et financier, il s'est arrogé un droit de censure tout à fait explicite : « il est entendu que cette convention comportera des clauses garantissant au secrétariat général de la Jeunesse un droit absolu de regard et de contrôle sur le plan moral et national. Ce contrôle sera exercé au nom du

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secrétariat général de la jeunesse par M. Schiltz, chef adjoint de la propagande et chargé des questions de cinéma », précise ainsi une lettre du secrétariat général à la jeunesse, datée du 20 mai 1942, à Joannon19. Le Carrefour des enfants perdus est, dès son origine, perçu une caisse de résonance virtuelle du régime en place : « Bon film de propagande par les temps actuels. Les subventions accordées par les deux ministères de la Jeunesse et de l'Information montrent l'intérêt que le Gouvernement porte à ce genre de production », note par exemple le rapporteur du Crédit national lors d'un premier examen du dossier (20 juin 1942)20. Un an plus tard, alors que le dossier passe pour la deuxième et dernière fois devant le Comité d'attribution des avances (20 août 1943), l'auteur du rapport recule devant d'évidentes connivences entre le film et le régime, et se montre davantage circonspect dans sa conclusion : « le sujet garde malgré tout certains inconvénients du film de propagande »21. Au point que Joannon aie modifié son scénario pour rendre plus discrets ses liens avec le gouvernement. Ainsi dans l'une des plus scènes les plus révélatrices se déroulant dans les services gouvernementaux de l'Hôtel du Parc, où Jean Victor se fait renvoyer de bureau en bureau par des fonctionnaires débordés par leur intense activité en faveur de la jeunesse. Dans une version plus ancienne du scénario22, certaines réalisations du Secrétariat à la jeunesse étaient directement évoquées comme par exemple les chantiers des compagnons de Provence23, regroupant la « jeunesse saine, normale », à l'opposé de la « jeunesse victime des préjugés bourgeois, qui contient des forces ignorées, c'est la jeunesse douloureuse, la jeunesse abandonnée », victime de l'incurie des gouvernements précédents : autant de répliques supprimées dans la dernière mouture. De la même façon, dans la scène du tribunal où Jean Victor récupère les enfants qu'il va placer sous son autorité, le scénario prévoyait que le juge présente le Carrefour comme un « centre de rééducation créé sous les auspices du secrétariat à la Jeunesse », précision qui disparaît dans la version finale. Malgré ces retouches, Combat a beau jeu de dénoncer lors de sa sortie le « film à thèse pour servir la propagande du Secrétariat de la Jeunesse » (13 mai 1944), tandis que, dans le Comoedia du même jour, Max Bihan concède tout en défendant le film : « Si c'est un film réalisé sur patronages officiels (...) s'il a été soumis, sur scénario ou sur pellicule, à l'approbation de l'administration et des dames patronnesses (...) si les Hauts patronages doivent nous offrir de temps en temps de la propagande de cette sorte, faisons du film de propagande ». 2) La censure de Vichy De fait, plusieurs scènes coupées dans le scénario original témoignent des pressions exercées sur Joannon. Ainsi celles qui mettaient en cause la dissolution de l'institution familiale et le dévoiement de l'autorité parentale. Dans l'une d'entre elles, située de nuit au dortoir du Carrefour, un gosse voit dans un cauchemar son père le frapper à coups de tisonniers quand un autre préfère dormir parterre parce qu'on devine qu'il n'a pas l'habitude d'un lit. Plus tard, Jean Victor demande à l'assistante sociale de convoquer les parents des enfants (parmi lesquels bien entendu une prostituée, un fou, un alcoolique etc.), au grand dam de ces derniers. Les craintes des jeunes garçons sont d'ailleurs vaines, puisqu'aucun des quarante-deux parents convoqués ne se présentera au Centre. Mais le film fut surtout amputé d'une séquence essentielle et qu'il importe ici de restituer. Nous sommes de nouveau dans les scènes se déroulant à l'Hôtel du Parc, quand Jean Victor accompagné de ses deux acolytes, Malory et Ferrand, tente d'obtenir

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d'un fonctionnaire guindé l'autorisation d'ouvrir son centre de rééducation en se livrant à un réquisitoire contre les « bagnes d'enfants » : Jean Victor : « Il ne faut plus que l'on traite les enfants comme des bêtes et que les pénitenciers soient des fabriques de révoltes. On les bride, on les écrase sous prétexte de les redresser et puis [ensuite] on les rejette à la rue comme des épaves. Ce système-là a fait faillite. C'est une honte pour notre pays de l'avoir toléré si longtemps...Il ne doit plus y avoir de bagnes pour les enfants » [...] Le fonctionnaire : « Il ne faut rien exagérer ! Moi qui vous parle, j'ai appartenu autrefois à l'administration pénitentiaire. Je connais bien la question...je vous assure qu'il court beaucoup de légendes sur les pénitenciers de jeunes délinquants » Jean Victor se contenant : « Pourtant il y a des faits qui ne sont pas niables » Le fonctionnaire dit tranquillement avec son sourire sceptique : « Oui...quelques petits abus...des cas isolés...dont la presse s'était emparée avant la guerre...permettez-moi de vous le dire...heureusement ils ont été d'ailleurs sévèrement réprimés...maintenant tout cela est très surveillé, croyez-moi...Ces jeunes chenapans sont conduits avec beaucoup plus de douceur qu'on ne l'imagine... » Malory, incapable de se contenir s'est levé d'un bond : « Eh bien ! vous en avez un culot, vous ! » Le fonctionnaire stupéfait balbutie : « Comment ? » Jean Victor intervient : « Excusez mon ami, Monsieur. Il est étonné et il y a de quoi ! Si vous êtes de bonne foi...alors c'est qu'on vous cache tout » Ferrand, ouvrant tout à coup sa chemise et montrant sur son cou une longue cicatrice, crie à son tour : « Et ça ? C'en est de la douceur ? Un coup de poinçon d'un gardien à l'atelier de menuiserie à Eysses... » Malory avec indignation : « Et la chimie ? Vous savez ce que c'est que la chimie ? » Un préau de pénitencier. Les détenus marchent en cercle. Leurs sabots sur les pavés font un piétinement qui continuera comme fond sonore sur les scènes suivantes, aussi bien évoquées que réelles. On voit un gardien et un enfant, en uniforme de détenu, sur un fond de mur. L'enfant, une bûche dans chaque main, fait des mouvements de flexion des genoux. Devant lui, un gardien, nerf de boeuf en mains, regarde. L'enfant exécute son mouvement de plus en plus difficilement. L'enfant semble obéir à la voix de Malory. Il y a synchronisme total entre l'image et la voix : Voix de Malory : « Une bûche dans chaque main...les bras horizontaux et les pieds joints...Pendant toute une journée, vous entendez...il fallait rester comme ça...en fléchissant régulièrement sur les genoux...pour se redresser ensuite. Une deux, une deux.... » Brusquement, l'enfant lâche les bûches et tombe. Le gardien le frappe sauvagement à coups de nerf de boeuf Voix de Malory : « on en pouvait plus, on tombait, alors le nerf de boeuf entrait dans la danse... » Retour à Malory qui dit avec horreur (fond sonore de piétinement des sabots) : « La douceur, heint [sic] ? » Jean Victor dit à son tour d'une voix tremblante de colère et d'indignation (fond sonore de piétinement des sabots) : « savez-vous comment on mange la soupe à Belle_Ile ? Quand votre tête ne revient pas à un gardien ? » On voit sur le fond de mur un jeune détenu agenouillé, mains derrière le dos. Devant lui, un gardien debout, une gamelle à la main. Un gardien passe la gamelle sous le nez du gosse pour la lui faire sentir, puis la pose à terre devant l'enfant agenouillé.

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Fond sonore de piétinement des sabots, voix de Jean Victor : « A quatre pattes ! Comme un chien ! Ah ! C'était la grande distraction, quand j'y étais...C'est tellement amusant un gosse qui crève la faim, à qui sa ration suffit à peine pour se nourrir...c'est tellement spirituel de l'empêcher de la manger... » Le gosse regarde l'écuelle mais n'y touche pas...Soudain le gardien frappe dans ses mains. Le gosse se baisse, prend la gamelle entre ses dents. Il relève légèrement la tête, entrouvrant les lèvres et serrant les dents, tâchant d'attraper avec la bouche un peu du liquide qui coule sur son visage et ses vêtements. Le gardien se tord de rire. L'enfant reste la gamelle vide entre les dents, les yeux grands ouverts et l'on voit rouler deux larmes sur ses joues. Retour à Jean Victor qui dit d'une voix enrouée : « Il ne faut pas trop vous étonner que ces jeunes chenapans, comme vous dîtes, deviennent plus tard des criminels...Quand on sème la haine, on récolte la haine... » La porte de la chambre s'ouvre et un homme entre sans bruit [Gerbault]. Il attend que la conversation soit finie et écoute sans rien dire...Il a un visage fin, des yeux vifs, une mise correcte. Il écoute... Jean Victor qui conclut lentement : « Il y en a pourtant quelques-uns qui s'évadent ! Alors c'est le cachot noir...la cellule tombeau...le frigo...comme on l'appelle.... Le plus longtemps qu'on pouvait y résister, c'était trois jours...Celui qui voulait tenir davantage...par orgueil, par fureur, celui-là...on ne le revoyait pas...Il était fou. » On voit une rangée de quelques portes donnant sur un souterrain sombre où la lumière ne pénètre que tout à fait au bout du couloir et encore à peine. Impression d'humidité suintante, de silence...de sépulcre...Image terrible. Un silence. La voix de Jean Victor s'est tue. L'image s'impose au spectateur avec ses trois portes guichetées, cette pénombre, cette moiteur. Soudain un cri s'élève derrière une des portes...un cri dément, inhumain, horrible...Puis de nouveau, c'est le silence... La mise en cause du fonctionnement des établissements carcéraux pour mineurs et de leur personnel a irrité l'administration pénitentiaire. Celle-ci a en effet vivement réagit à la vision du film, sans doute au nom de la continuité du service à l'Etat. Le représentant du ministère de l'Intérieur (dont dépendait alors l'AP depuis août 1943) fut le seul de la Commission de censure à refuser l'autorisation de sortie au film quand il fut présenté en mars 194424. Joannon dut aller plaider sa cause à Vichy et le directeur général du cinéma s'expliqua dans une lettre à l'administration pénitentiaire : « La réalisation montre essentiellement les bienfaits d'une action rééducatrice dans un esprit plus humain et social. Les critiques qu'elle implique à l'égard de certaines méthodes ne concernent que des errements que l'administration pénitentiaire a amplement réformés depuis plusieurs années et dont l'évocation est d'ailleurs faite avec discrétion. Dans son ensemble, tout le film tend à créer une opinion sympathique à l'égard des institutions nouvelles que, depuis l'Armistice, le gouvernement a consacrées à la formation civique et morale de la jeunesse française jusque dans ses éléments les plus déshérités. »25 L'argumentation ne persuada en rien l'administration pénitentiaire qui obtint la suppression de cette partie de la scène. III/ Rééduquer la jeunesse déviante 1) un film contre les bagnes d'enfants On ne peut nier que le film de Joannon milite en faveur d'une amélioration dans le traitement de l'enfance délinquante. Le thème, il faut le rappeler, est d'actualité et Joannon pouvait d'autant plus espérer toucher un large public que le titre semblait tout autant évoquer les enfants perdus lors de l'exode que de réels délinquants, subterfuge

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qui n'échappe pas à Combat quand il remarque qu'« avec un titre pareil, [le film] provoquera des files d'attentes aux guichets des salles qui le projetteront » (13 mai 1944). Il est vrai qu'après l'armistice, environ 1/5e de la population erre le long des routes de France en essayant d'échapper aux allemands et près de 90 000 enfants sont séparés de leurs parents et perdus temporairement de cette façon26. C'est le cas de Joris et la Puce dans le film, lequel s'ouvre d'ailleurs par des images et des annonces évocatrices de l'exode et des séparations. La délinquance juvénile est par ailleurs en très forte augmentation pendant la guerre et l'occupation, pour les raisons énoncées par Henri Gaillac : l'exode favorise les vols dans les maisons abandonnées, les jeunes s'adonnent au marché noir, le chômage, l'absence de père...27. Vichy se démarque de la politique menée en ce domaine par ses prédécesseurs. Le 27 juillet 1942, la « Loi relative à l'enfance délinquante » est promulguée, qui fait un pas de plus dans le sens de l'autonomie pénale par rapport à la loi de juillet 1912. Le nouveau texte supprime la notion de discernement et pose le principe de la rééducation du mineur qui tend à se substituer à celui de la punition, le recours à la sanction répressive étant très restreint28. En outre, l'exposé des motifs de la loi précise : « toute réforme de la législation de l'enfance délinquante serait illusoire si elle n'était accompagnée d'une réforme de l'organisation et des moyens de rééducation ». C'est en partie dans cet esprit qu'il convient de placer l'action de Jean Victor/Léo Joannon. Sa dénonciation violente _ et sans doute sincère _ des établissements pour enfants29 est à placer dans le sillage de celle d'Alexis Danan30 dans les années 30, relayée par des personnalités aussi éminentes que Jacques Prévert et Marcel Carné. Il n'est pas anodin que la première scène nous apprenne que Jean Victor était journaliste avant d'être mobilisé et qu'il avait justement écrit des articles sur l'enfance criminelle avant la guerre. Le changement de méthode prôné par le fondateur du Carrefour rappelle à bien des égards celui qu'opérait la nouvelle directrice mise en place par le ministère de la Justice du Front populaire dans Prison sans barreaux (1938), film qui avait bénéficié de la collaboration technique d'Alexis Danan lui-même. On y trouve la même compassion à l'égard des enfants, la même recherche d'un climat détendu. Dans la scène du réfectoire, Jean Victor incite par exemple les enfants à parler et tente de leur faire saisir le caractère novateur de leur placement et du comportement qui doit désormais être le leur : « on n'est pas en prison ici ». La brutalité et la répression physique sont pareillement rejetées : lors d'une révolte, Jean Victor arrête ainsi Malory qui veut corriger un gamin selon les vieilles méthodes pour, encore et toujours, chercher à convaincre par le discours et non par la force. Le thème de la confiance à établir entre les éducateurs et les enfants est largement exploité. Les premiers confient par exemple aux seconds des couteaux « qui coupent » contre la promesse de ne pas les faucher l'espace du repas. Lorsque trois sont finalement comptés manquants, se pose la question des limites à observer : l'assistante sociale s'inquiète auprès de Jean Victor : « vous leur faites un peu trop confiance », tandis que Ferrand pense au contraire « peut-être pas assez », débat que tranche bien évidemment Jean Victor par cette formule équilibrée « juste ce qu'il faut ». Jamais il ne dérogera à cette règle essentielle de la confiance, même après qu'elle ait été bafouée par des enfants mutinés et bien décidés à détruire le « Carrefour ». Pour obtenir le maintien de son institution et la possibilité d'ouvrir un nouveau centre, il ira jusqu'à lâcher seuls dans la ville les enfants munis de bons de solidarité afin qu'ils rassemblent l'argent nécessaire ; scène qui s'inscrit dans le droit fil de celle de Prison sans barreaux ou la directrice risquait le pari d'envoyer la détenue la plus révoltée (et coutumière de

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fuites) s'acquitter en son nom d'une commission en ville. Dans les deux cas, le même effet de suspens avec l'arrivée in extremis des protagonistes au moment où l'on pensait que l'entreprise de la confiance avait échoué. 2) Une pédagogie en phase avec les principes de Vichy La rééducation des enfants mise en oeuvre par les éducateurs du « Carrefour », sous la houlette de Jean Victor, emprunte des chemins clairement balisés par le régime en place. Ainsi ne doit-on pas s'étonner de n'apercevoir aucun livre dans les mains _ ou à portée de mains _ des enfants. Il n'est pas question ici d'instruction scolaire _ « Nous nous attacherons à détruire le funeste prestige d'une pseudo-culture purement livresque, conseillère de paresse et génératrice d'inutilités », écrivait Pétain dès août 194031 _ mais de formation professionnelle qui consacre le triomphe du manuel sur l'intellectuel. Les ateliers de menuiserie, ou autres activités, doivent préparer la réinsertion sociale des enfants par l'acquisition d'un métier artisanal hautement valorisé, notamment à travers l'outil de travail. Ainsi, doit-on sans doute interpréter comme une preuve de folie le comportement de Rougiers _ jeune « détenu » souffrant de paranoïa -_, qui se livre lors de la révolte au saccage d'une machine et qui, pour finir, tue d'un coup de marteau le moniteur qui lui reprochait cet acte sacrilège : « Touchez pas aux machines. Nous aussi dans le temps on a rouspété quand on était pas content, mais même dans les grèves on a jamais touché aux machines ». Si Joannon évite toute allusion à la religion, dont les rapports avec l'édification de la morale et de l'éducation sont âprement controversés dans les milieux cléricaux et gouvernementaux dès 194032, il reprend en revanche la promotion du sport largement diffusée par Vichy, notamment sous la houlette du prestigieux ministre des sports Jean Borotra (1940_1942). Le « Carrefour » est équipé d'un minimum d'installations sportives (portique avec échelle et cordes à grimper), et lors de la construction du nouveau centre à Courbevoie, Jean Victor annonce fièrement à Gerbault le futur terrain de sport, avec pistes de courses à pied, volley ball, portiques : « ce sera tout à fait moderne », assure-t-il. Encore une fois l'esprit de cette philosophie se retrouve grandement dans un article de Pétain consacré à l'éducation nationale : « Nous ne devons jamais perdre de vue que le but de l'éducation est de faire de tous les Français des hommes ayant le goût du travail et l'amour de l'effort. Leur idéal ne doit plus être la sécurité d'un fonctionnarisme irresponsable, mais l'initiative du chef, la passion de l'oeuvre et de sa qualité. Restituer dans toute leur plénitude ces vertus d'homme, c'est l'immense problème qui se pose à nous. La formation d'une jeunesse sportive répond à une partie de ce problème. Les projets actuels du ministre de la Jeunesse visent à rendre à la race française, santé, courage, discipline. Mais le sport, pratiqué exclusivement ou avec excès, pourrait conduire à un certain appauvrissement humain. La restauration de l'esprit artisanal fournira à l'action bienfaisante du sport un contrepoids et un complément nécessaires. »33 De la même façon, le rejet du « fonctionnarisme irresponsable » et plus généralement celui de la bureaucratie, auxquels ces lignes font allusion, trouve un écho dans plusieurs scènes du film. Ainsi de l'attaque violente contre les « faux cols » du ministère qui entravent la démarche de Jean Victor dans la séquence située dans les couloirs et les bureaux de l'Hôtel du Parc ; comme le mentionne François Garçon34 : « Le récit réduit donc la bureaucratie à une attitude pantouflarde, à une routine qui asphyxie le révolutionnaire », car le qualificatif -_ qui ne figurait pas sur le scénario original _ est en effet employé par le fonctionnaire, éberlué par le comportement passionné de Jean Victor et de ses deux amis. Deux autres scènes appuient le trait en mettant en cause la

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paperasserie induite par les abus de la bureaucratie. La première voit les pensionnaires révoltés du Carrefour entreprendre la destruction systématique de leurs dossiers personnels et de tous les papiers administratifs, la seconde délivre cet échange de répliques entre Malory et Jean Victor lors de la construction du nouveau centre : « Tu t'en sors de tes papelards ? - oh, tais-toi, je n'ai plus le temps de faire autre chose ». Le film reflète bien d'autres aspects du régime de Vichy et en particulier une misogynie peu « surprenante »35 qui tranche avec une valorisation appuyée de la virilité, par exemple dans les modes de communication entre les principaux protagonistes masculins, dans leur comportement et dans leur gestuelle (voir les tête-à-tête entre Jean Victor et Joris, leur proximité physique, les contacts ponctuels...).Mais il se distingue surtout par le recours à la rhétorique pétainiste de la discipline, de l'effort, du travail, et de l'abnégation : « Seul, le don de soi donne son sens à la vie individuelle, en la rattachant à quelque chose qui la dépasse, qui l'élargit et la magnifie. (...) Qui est incapable de s'intégrer à un groupe, d'acquérir le sens vital de l'équipe, ne saurait prétendre à « servir », c'est-à- dire à remplir son devoir d'homme et de citoyen. », proclamait ainsi le maréchal dans un message adressé « A la jeunesse de France » le 29 décembre 194036. Le primat de la collectivité sur l'individu est ici affirmé à travers le terme d'« équipe ». Georges Lamirand, premier secrétaire général à la jeunesse nommé par Vichy, le reprend devant la jeunesse de Bordeaux lors de son discours du 22 avril 1941 : « Il n'y a qu'une Equipe, l'Equipe FRANCE _ un seul Chef : PETAIN. »37. Le même terme revient à plusieurs reprises dans Le Carrefour, par exemple lorsque Jean Victor confie un premier commandement à la forte tête Joris : « Choisis tes hommes, fais ton équipe ». Car « équipe » a bien pour corollaire immédiat « chef », celui qui parfois constitue l'équipe et qui toujours la dirige fermement. Et c'est surtout l'exaltation vibrante du « chef » qui classe le film parmi les rares réalisations fascisantes du cinéma français de l'Occupation qui, dans sa très grande majorité, n'a pas été un cinéma politique ou socio_politique, inféodé à Pétain, au nazisme, ou au fascisme38. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une pure propagande doctrinale en faveur du fascisme, mais plutôt de références sémantiques parfois assez appuyées et en tout cas très révélatrices du discours pétainiste ambiant. Il ne s'agit certes pas ici d'analyser l'organisation générale du culte du chef - et d'abord autour de Pétain lui-même _ pendant la France de Vichy, mais simplement de rappeler comment il a été utilisé en direction des jeunes. Le discours de Lamirand à la jeunesse de Bordeaux est ainsi truffé d'incantations répétitives : « J'ai pour mission de vous tenir le langage d'un Chef, c'est-à-dire, de vous exposer en toute objectivité la situation et de vous donner les ordres de notre Chef suprême [Pétain] (...) Au moment le plus crucial de la défaite, la France s'est donnée un Chef, un vrai Chef, un Chef prestigieux (...) : LE MARECHAL PETAIN (...) Et toi, jeune étudiant, qui demain sera l'un des chefs de ce pays, n'oublie pas que pour être digne de son commandement, le chef doit être vraiment le meilleur _ le meilleur sur tous les plans _ et que cela exige aussi des efforts continus et des abnégations soutenues. Apprends, jeune étudiant, à devenir un chef social. Le Chef social, le Chef actuel, le Maréchal, l'a défini (...) : c'est celui qui sait à la fois se faire obéir et se faire aimer. »39 Dans le film, la personnalité et les méthodes éducatives de Jean Victor sont très fortement inspirées par cette idéologie vichyste, principalement quand il joue son rôle de chef aux prises avec Joris, la forte tête, le meneur. Il est impossible de ne pas être frappé par les similitudes terminologiques retrouvées dans les dialogues, en particulier

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dans le derniers tiers film quand il apparaît que Jean Victor cherche à faire de Joris son « double ». Au jeune voyou encore fasciné par les caïds, il répond, didactique : « un chef, c'est un caïd qui travaille pour ses hommes ! Tandis qu'un caïd, c'est un mauvais chef qui se fout de ses hommes et qui les fait bosser pour lui ! C'est un dégueulasse ! ». Et dans la dernière du film, alors que Joris pleure la mort de son petit frère : « on est jamais tout seul quand on vit pour les autres, tu seras un chef, un grand (...) Tu seras meilleur chef que moi, Joris ». Le passage de flambeau est d'ailleurs soigneusement préparé et un ensemble de plans, dans la scène de la révolte, mettent en relief la rivalité Jean Victor/Joris, en même temps qu'ils annoncent le dénouement : plan américain : Joris s'arrête juste devant l'écusson du Carrefour dont il prend pour l'heure le contrôle. C'est l'instigateur et le meneur de la révolte, lui est arrêté de face, les autres le regardent. A son signal, les gamins se précipitent comme de simples exécutants pour mettre à sac le bureau qui renferme leurs dossiers personnels, tandis que Joris surveille et dirige la manoeuvre, immobile. plan rapproché : Joris, jubilatoire, et l'écusson du Carrefour (osmose) plan moyen : collectif de gamins qui renversent tout plongée sur un des exécutants en train de déchirer des papiers : il est presque anonyme, on ne voit pas son visage pendant son acte plan rapproché : Joris, décidé, avec derrière lui la pancarte « bureau du chef Jean Victor », qui amorce l'intrigue humaine principale entre les deux « hommes » ; le plan est prémonitoire du passage de flambeau qui arrive dans la dernière scène. Joris ne bouge que la tête pour surveiller les opérations plan américain : de nouveau les gamins qui détruisent pêle-mêle dossiers et papiers plan rapproché : Joris planté devant le « bureau du chef » plan américain : l'écusson du centre et les pelles (allusion au travail manuel, à la terre), sont jetées à terre (mais pas la pancarte indiquant le « bureau du chef ») plan rapproché : Joris toujours devant le « bureau du chef » plan américain : le matériel est jeté par la fenêtre, toujours anonymat des exécutants gros plan : les papiers volent dans la plus grande anarchie plan américain : l'oeuvre de destruction, plan rapproché : Joris qui dirige la manoeuvre fait signe à ses camarades de passer à autre chose, les gamins filent et dépassent la porte du bureau du chef : on se demande quelle va être la réaction de Jean Victor... « Que l'on ne s'y trompe pas. Malgré les apparences, ce style, ces mots sont nouveaux dans le cinéma français », écrit François Garçon à propos de la glorification de l'état de « chef » dans Le Carrefour des enfants perdus40. De fait, le film sortit précédé d'une solide réputation rapportée par Max Bihan dans le Comoedia du 13 mai 1944 : « C'est un film à thèse, c'est une bande type et révolution nationale réunis, portant sur la rééducation de la jeunesse par des procédés revus et corrigés sur la misère de l'adolescence délinquante ». Les paradoxes du film, mêlant méthodes éducatives progressistes et esprit fascisant, donnent lieu à une critique contrastée mettant en relief soit l'un, soit l'autre de ces deux points. Ainsi Vedettes, magazine de cinéma, délaisse prudemment les aspects politiques pour saluer brièvement l'« oeuvre contre les bagnes d'enfants », qui « mérite à tous égards d'être défendue » (13 mai 1944). Plus engagé, Le Réveil du peuple précise que Jean Victor « entreprend de régénérer cette jeunesse corrompue ou simplement dévoyée en faisant appel à sa fierté, à sa sensibilité, à sa raison, en usant de psychologie et non de violence » ; pour Pierre Maudru, une des grandes réussites de cette psychologie réside dans l'explication donnée à Joris « que ce

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qui faisait de lui un révolté n'était que le besoin inné de commander, d'être un chef » (10 mai 1944). Tout à l'extrême-droite, François Vinneuil () délivre dans le Je sais tout du 28 avril 1944 un long article où, après avoir consacré une colonne à une violente diatribe antisémite artificiellement rattachée au film, après avoir regretté que la doctrine de la révolution ne « soit pas très bien fixée » dans le film, il se réjouit néanmoins de la « note dominante de virilité » et de ce que « la maison du Carrefour est humaine, mais de style autoritaire, dominée par la notion du chef ». De la même façon, Georges Blond dans La Gerbe du 4 mai 1944, souligne le caractère de « chef » de Joris et note que Jean Victor et ses deux compagnons sont « remués par la climat de la Révolution nationale à son début ». A côté de cette presse collaborationniste qui globalement soutient le film, Combat, un des principaux organes de la Résistance, se partage : à la première critique de François-Charles Bauer, favorable quoique très ambiguë, qui regarde la scène de l'Hôtel du Parc comme « sent[ant] la vraie révolution » (6 mai), répond une semaine plus tard, un article nettement plus incisif signé P.F. et intitulé « Un film de propagande qui risque de desservir la cause qu'il veut défendre ». Il désavoue le film et l'accuse notamment de servir la politique de la jeunesse de Vichy, en incitant les jeunes à entrer dans ses centres. Autant de lectures différenciées qui pouvaient être tirées du film, autant de reflets, aussi, de ses équivoques.

NOTES

1. Le Carrefour n'est en fait pas verrouillé ; « ce n'est pas une prison » prend soin de souligner Jean Victor à une poignée de ses pensionnaires en passe de faire le mur. 2. Sur la notion d'adolescence, voir Gabrielle HOUBRE, « Adolescence, adolescent, adolescente au XIXe siècle », Adolescence, nouvelle folie ?, actes de la IVe journée d'études cliniques de l'UDSM, Fontenay-sous-Bois, imp. de l'UDSM, septembre 1997, pp. 7-23. Voir aussi la bibliographie générale sur les maisons de correction qui accompagne la réédition de 1991 de l'ouvrage d'Henri GAILLAC (Les Maisons de correction 1830_1945, Paris, Cujas), pp. 397-422 pour la période 1880-1918. 3. Selon le classique schéma amoureux de la bourgeoisie de la première moitié du siècle ; voir Gabrielle HOUBRE, La Discipline de l'amour. L'éducation sentimentale des filles et des garçons à l'âge du romantisme, Paris, Plon, 1997, 454 p. 4. Réalisateur, entre autres, de la mémorable version de 1933 des Misérables, avec Harry Baur, Charles Vanel et Charles Dullin. 5. André de LORDE et Pierre CHAINE, préface aux Bagnes d'enfants, L'Illustration théâtrale, n°154, 2 juillet 1910. 6. Raymond CHIRAT, Catalogue des films français de long métrage 1929-1939, cinémathèque royale de Belgique, 1975, « Bagnes d'enfants ». 7. Préface au scénario La Fleur de l'âge (Jacques Prévert, La Fleur de l'âge et Drôle de drame, Paris, Gallimard, 1988, pp. 11-25), dans laquelle j'ai puisé le détail événementiel de l'histoire du film. 8. Publié dans Paroles en 1945.

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9. Editions Enoch, distribué en 1992 par Polygram. 10. Alain et Odette VIRMAUX, « La malédiction », Le Cinématographe, n°123, octobre 1986, p. 42. 11. « Marcel Carné nous parle de Jenny », interview par Jeanine Bouissounouse, Ciné_Liberté, 1er novembre 1936. 12. Entre temps, en 1943, Léo Joannon avait tourné Le Carrefour des enfants perdus, titre trop proche de L'Ile des enfants perdus. 13. Sur les difficultés de tournage, voir également les souvenirs de la script du film, Jeanne WITTA_MONTROBERT, La Lanterne magique. Mémoires d'une script, Paris, Calmann_Lévy, 1980, pp. 175_182. 14. Jean Zay décida d'ailleurs de l'envoyer en sélection officielle à la Mostra de Venise en 1938 pour représenter la France ; il y a obtenu la « Coupe du ministère de la culture populaire ». 15. Il est vrai que Moguy, né à Saint-Pétersbourg en 1899, n'a émigré en France qu'en 1929. Prison sans barreaux, tourné avec Annie Ducaux, Maximillienne, Roger Duchesne, Ginette Leclerc et Corinne Luchaire à partir de dialogues d'Henri Jeanson, est son deuxième film et son plus grand succès populaire. 16. Maurice Tourneur, Marcel Carné, Christian-Jacques et Georges Lacombe. 17. Jean-Pierre BERTIN_MAGHIT, Le Cinéma sous l'Occupation, Paris, Orban, 1989, chap. 2 : « La mainmise allemande », pp. 21_33 18. Archives de production déposées à la Bibliothèque du film (BIFI), CN41, devis du 20 août 1943 ; le budget est ainsi établi : pour le scénario, 350 000 fcs personnel technique : 1 807 600 fcs (dont le réalisateur Joannon 450 000 fcs) interprétation : 1 815 000 (dont René Dary 300 000 + 45 000 fcs d'indemnité de costumes, Julien 120 000 fcs, Raymond Bussières 120 000 fcs, Serge Reggiani 100 000 fcs) studios et laboratoires : 4 388 250 fcs divers : 2 535 000 fcs imprévus (5%) : 534 795 fcs frais généraux (7%) : 748 710 fcs 19. Archives de production de la BIFI, CN41. 20. Ibid. 21. Ibid. 22. Ibid. ; l'exemplaire était destiné au directeur général de la cinématographie. 23. Les Compagnons de France ont été fondés en 1940 par Henri Dhavernas ; voir Wilfred D. HALLS, Les Jeunes et la politique de Vichy, Paris, Syros, 1988, p. 277 et suiv. 24. Claude Céran in Les Soirées de l'OFDA, Lyon, 1946, p. 29. 25. Lettre du 13 avril 1944, AN, F 42, 17, citée par Jean-Pierre BERTIN_MAGHIT, Le Cinéma sous l'Occupation, op. cit., p. 102. 26. Wilfred D. HALLS, Les Jeunes et la politique de Vichy, op. cit., p. 19 27. Henri GAILLAC, Les Maisons de correction 1830_1945, op. cit., p. 361 28. Art. 17 : les mineurs de moins de 18 ans « auteurs ou complices d'un crime ou d'un délit ne sont, en principe, l'objet que d'une mesure de protection et de redressement » ; mais les 16_18 ans, auteurs d'un crime ou d'un délit, et les moins de 16 ans, auteurs d'un crime, peuvent être « l'objet d'une mesure répressive ». art. 18 : « mesures de protection et de redressement que le tribunal pour enfants et adolescents peut prendre à l'égard d'un mineur auteur d'un crime ou d'un délit » : 1° « remise à ses père, mère ou tuteur ou à la personne qui en avait la garde »

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2° « placement chez une personne digne de confiance ou dans une oeuvre habilitée » 3° « placement dans une institution relevant du secrétariat d'Etat à la santé, du secrétariat d'Etat à l'éducation nationale ou du commissariat général à la famille » 4° « placement dans un institut médico-pédagogique d'enfants anormaux ou arriérés 5° « placement dans une institution publique d'éducation surveillée du ministère de la justice » - 6° « placement dans une colonie corrective du ministère de la justice ». Rappelons que cette loi n'a pas été validée par le gouvernement issu de la Libération, mais qu'elle inspira l'Ordonnance du 2 février 1945. 29. A noter qu'il continue à utiliser les termes de « pénitencier » et de « bagnes » alors que depuis la loi du 23 août 1940, l'expression « institution publique d'éducation surveillée » remplace celle de colonie pénitentiaire dans l'article 66 du Code pénal 30. Voir Alexis DANAN, L'Epée du scandale, Paris, Laffont, 1961, 308 p. 31. « L'éducation nationale », Revue des Deux Mondes, 15 août 1940 in Philippe PÉTAIN, Paroles aux Français : messages et écrits 1934-1941, Lyon, Lardanchet, 1941, p. 224. 32. Voir Pierre GIOLITTO, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Paris, Perrin, 1991, p. 159 et suiv. 33. « L'éducation nationale », op. cit., p. 227. 34. François GARCON, « La tardive tentation fasciste du cinéma français, septembre 1942-septembre 1943 », in Marc FERRO, Film et histoire, Paris, EHESS, 1984, p. 122. 35. François GARCON, dans « La tardive tentation fasciste... », op. cit., parle non sans naïveté de « misogynie surprenante » ; voir sur ce point Noël BURCH et Geneviève SEILLIER, La Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956, Paris, Nathan, 1996 et Francine MUEL-DREYFUS, Vichy et l'éternel féminin, Paris, Seuil, 1996. 36. « A la jeunesse de France », message du 29 décembre 1940, in Philippe PÉTAIN, Paroles aux Français..., op. cit., pp. 231-234 . 37. Georges LAMIRAND, France nouvelle, à nous... jeunes ! Votre chef vous parle, allocution de M. Lamirand à la jeunesse de Bordeaux (22 avril 1941), Paris, imp. Périer, p. 11 ; « équipe » fait également, dans ce discours, référence à l'unité nécessaire du pays, et condamne formellement le gaullisme. 38. François GARCON, « La tardive tentation fasciste... », op. cit., pp. 115-_116 ; l'article s'intéresse, en plus du Carrefour des enfants perdus, à deux autres films qui exploitent également des thèmes fascisants : Mermoz (1942, de Louis Cuny) et Coup de tête (1943, de René le Hénaff).. 39. Georges LAMIRAND, France nouvelle, à nous... jeunes !..., op. cit., pp. 3-4 et 9. 40. François GARCON, « La tardive tentation fasciste... », op. cit., p. 116.

RÉSUMÉS

Le problème de la rééducation des délinquants juvéniles a toujours inspiré la fiction cinématographique. Après une courte présentation des oeuvres françaises consacrées à cette question, l'auteur analyse Le carrefour des enfants perdus. Ce film de Léo Joannon présente la

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position officielle du régime de Vichy. Avec sa rhétorique du chef, c'est une bonne représentation de l'idéologie de la Révolution nationale.

Reeducation of the delinquents youngsters during the Vichy regime. The author analyses "Le Carrefour des enfants perdus", a film by Leo Joannon which presents the official position of the Vichy regime about the mode of reeducation for juvenile delinquants. The main point of the work done by Gabrielle Houbre shows the emphasis put in the role of the leader as a key to understanding the film. This very peculiar type of fascination for the leader is confirmed as one of the main points of the ideology of the National Revolution

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : XXème siècle, Deuxième guerre mondiale Mots-clés : cinéma, enfance délinquante

AUTEUR

GABRIELLE HOUBRE Maître de conférence en histoire à Paris-VII Denis Diderot

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De l'enfance irrégulière à l'enfance délinquante (1945-1950), itinéraire d'une pensée, naissance d'un modèle.

Jean-Pierre Jurmand

Introduction Là où hier nous parlions de rééducation, nous parlons aujourd'hui plus volontiers d'aide éducative ou d'aide à l'éducation ; là où il était question de réadaptation, puis plus tard d'intégration et plus récemment d'insertion, nous évoquons plus facilement les conditions à l'insertion et insistons sur l'accompagnement. Le discours sur l'éducatif après la guerre fut porteur d'un projet substitutif d'éducation. Le discours normatif était alors identifié, confondu avec le projet lui-même, à la différence d'aujourd'hui où la disjonction se fait au profit d'une préparation et dans un dispositif plus large, nécessairement partenarial. Le statut du discours a donc lui-même changé. Il n'épuise ni la réalité de la délinquance juvénile, ni celle de l'enfance en danger, débordées, concurrencées, réduites à d'autres notions ("les violences urbaines", les "incivilités" et "l'enfance maltraitée"). Sous quels effets ce changement ? La combinaison de plusieurs facteurs, qui se situent à des niveaux différents, y a contribué pour le secteur de la Protection judiciaire de l'enfance : le rôle de l'État, qui s'est transformé, la lente évolution de la révolution pédagogique et de la prise en charge éducative qui, en quarante ans, a toujours été dans le sens d'une plus grande individualisation, et puis la brusque rupture dans la situation socio-économique. Or, au moment où semblait triompher un modèle de prise en charge conçu pour des individus isolés, inadaptés, en risque de marginalisation et d'exclusion, porté à bout de bras par certains pionniers de l'Éducation surveillée, il s'est vu en partie invalidé par une situation au milieu des années 70, qui ouvrit dans les années 80 à l'extension et surtout à la territorialisation d'une problématique1 devenue essentiellement sociale. En partie seulement disqualifié, car il reste de ce modèle un savoir-faire, une compétence attentive aux droits de l'individu en quête d'identité et de reconnaissance.2

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La construction de ce modèle s'est faite à partir d'un élément de base, la catégorie de "l'enfance délinquante", qui, entre 1945 et 1950, dans un nouveau contexte juridique et institutionnel, évolue en référence aux savoirs et aux connaissances disponibles à cette époque. Sur quel horizon cognitif va évoluer et se consolider une catégorie qui accompagnera la pensée de la rééducation et trouvera un aboutissement sur le plan juridique dans l'ordonnance de 1958 ? Une brève enquête épistémologique à travers les premiers numéros de la Revue de l'Éducation surveillée, qui deviendra Rééducation en 1947, nous servira d'approche pour appréhender ce changement de paradigme. I - "En attendant"... Dans son introduction au "Plan de réforme des services de l'Éducation surveillée et des institutions protectrices de l'enfance en danger moral",3 Jean-Louis Costa note que « la Chancellerie a pu en quelques mois doter les mineurs délinquants d'un nouveau statut juridique et les services de l'Éducation surveillée d'une organisation répondant aux conceptions les plus récentes de la criminologie et de la pédagogie ». Outre « une législation moderne, souple, pratique » dont elle dispose, la direction de l'Éducation surveillée « possède une doctrine neuve mais déjà éprouvée ». Le moment est venu pour elle « de réaliser un ensemble de réformes positives dans le triple domaine judiciaire, social et pédagogique ». A ce moment, il souhaite apporter « des solutions juridiques sociales et pédagogiques » au « problème de l'enfance délinquante, déficiente ou en danger moral » ; elles doivent être « rassemblées dans un système unique de protection ». Au moins sur le plan législatif, après l'étape déterminante que constituent les ordonnances de 1945, la direction de l'Éducation surveillée devra se consacrer à une vaste entreprise avec un objectif final : la fusion et la codification « des législations éparses concernant les mineurs en danger », la fusion et la codification des juridictions et des procédures, en bref, « l'élaboration d'un droit autonome de l'enfance de Justice ». Il constate « qu'en l'état actuel de la législation et de notre organisation administrative où trois ministères (Justice, Santé publique et Éducation nationale) se partagent les attributions en la matière, l'édification d'un droit de l'enfance paraît impossible : mais il est temps de commencer à en réunir les matériaux en organisant d'une part, la protection judiciaire, d'autre part, la protection sociale et pédagogique de l'enfance inadaptée ». L'organisation de la protection judiciaire passe par la « complète refonte des textes qui régissent l'enfance en danger moral ». Les nouveaux textes constitueront « un véritable code du Droit de l'enfance » et « c'est dans ce code de l'enfance que doit s'insérer la législation de l'enfance délinquante ». En attendant l'élaboration d'un droit autonome de l'enfance de Justice, il constate que l'ordonnance du 2 février 1945, « qui accentue l'autonomie du Droit de l'enfance », est un texte de droit et de procédure qui fixe un cadre : « elle se borne à ouvrir une fenêtre sur la rééducation » (p.12) ; « elle ne prend pas parti sur la question des méthodes d'observation et de rééducation. C'est volontairement qu'elle s'arrête au seuil de la pédagogie » (p.13). Costa, après avoir envisagé l'enfance malheureuse sous sa forme juridique et procédurale, se propose de l'examiner sous l'angle social et humain ; « Les mineurs délinquants, les prédélinquants, les enfants physiquement ou moralement abandonnés, les enfants victimes appartiennent à la même famille : ce sont des irréguliers et des inadaptés. » (p. 18) Leur irrégularité, leur inadaptation transcendent la catégorie juridique, administrative et technique dans laquelle ils sont plus ou moins bien classés. «L'enfance irrégulière est une », avait-il été déjà proclamé dès 1941-1942.4

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Unifiés par les mêmes causes, les mêmes effets, la même nature, ces enfants « sont justiciables des mêmes remèdes » (p.19). Est-ce à dire qu'ils relèvent d'un système unique de protection, d'une même protection sociale et pédagogique ? Le ministère de la Santé publique avait tenté de fixer un régime administratif et pédagogique de l'enfance inadaptée par l'acte du 3 juillet 19445 :« Cette réforme d'inspiration essentiellement médicale était à l'époque prématurée. » Le Comité interministériel de coordination prévu par le décret du 24 décembre 1945 est chargé de reprendre cette réforme, mais « sur de nouvelles bases ». La défense de la thèse de l'unité du problème de l'enfance inadaptée est une notion fortement théorique contredite par la réalité historique. Cette doctrine défendue par la revue Sauvegarde, contemporaine de la Revue de l'Éducation surveillée, illustre la tentation de rallier tout un secteur à une cause.6 Qui pourra donc, du moins doctrinalement, prétendre unifier l'enfance "malheureuse", "irrégulière" ou "inadaptée", sachant qu'initialement elle relève pour les anormaux et les déficients de la Santé et de l'Éducation nationale et pour les délinquants de la justice ?7 Les efforts de la neuropsychiatrie infantile dans l'entre-deux-guerres se voient récompensés par une conjoncture, de 1940 à 1944, qui va favoriser un secteur socioprofessionnel acteur de premier plan dans la politique sociale sectorielle. Des associations régionales encadrent les équipements pour l'enfance, plus particulièrement en matière de dépistage et d'observation. Ces associations sont surtout des lieux de technicisation (le médico-social) et contrôlent les écoles de cadres de la rééducation. L'adaptation sociale de l'enfance irrégulière est le thème mobilisateur du secteur et, en tant que problème social, elle nécessite un travail d'équipe et de coordination. En 1942, l'Association lyonnaise pour la sauvegarde de l'enfance avait confié à l'Institut de psychologie et de pédagogie l'organisation d'une session pour l'information du personnel chargé d'éduquer les enfants irréguliers ou difficiles. Pour Déchaume et Girard, la délinquance n'est pas une catégorie à part entière ; elle n'est que la conséquence de l'irrégularité. Le délit ne crée pas l'irrégularité ; il ne fait que le révéler sur le plan social. « L'enfance anormale est une, que l'enfant soit vu par le juge ou le médecin, l'instituteur ou l'assistante sociale ; le problème est le même, qu'il soit posé aux parents, aux magistrats, aux responsables d'une colonie de vacances, d'un patronage, d'un mouvement de jeunesse, aux orientateurs professionnels ou aux patrons. Chacun ne peut adopter sa solution particulière qui sera fragmentaire. Seule une politique d'ensemble permettra d'obtenir une organisation complète, équilibrée, ordonnée et tenant compte de tous les aspects du problème. »8 Ces propos sont écrits début 1944. D'un point de vue doctrinal, cette approche avait été consacrée par la création, par arrêté du 25 juillet 1943, du "Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral". « En moins de deux années, 1943 et 1945, deux politiques publiques distinctes parleurs assises et par leurs cibles apparentes, mais en très forte interférence, se succèdent et connaissent un début de mise en ouvre : la politique de l'enfance inadaptée à la Santé et la politique de l'Éducation surveillée à la Justice. »9 Si la politique de l'une a précédé la politique de l'autre, comme l'a à plusieurs reprises analysé Michel Chauvière, comment l'Éducation surveillée va- telle rattraper le retard pris en matière doctrinale, alors qu'elle a à gérer des institutions, certes en voie de réforme mais au passé pénitentiaire, avec des méthodes correctives fondées sur la surveillance et à l'opposé de techniques utilisées dans l'observation fondées sur le diagnostic.

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Comment l'Éducation surveillée va-t-elle résister à l'emprise technicienne tout en en bénéficiant, c'est-à-dire en l'adoptant et en répondant aux exigences de l'autorité judiciaire ? L'unité de l'enfance inadaptée avait trouvé son fondement dans une doctrine médicale susceptible de dépasser toutes les catégories et stigmatisations particulières. Comment revendiquer l'appartenance de l'enfance délinquante à la famille de l'enfance inadaptée, tout en maintenant sa spécificité par le rattachement au monde judiciaire ? Car la jeunesse délinquante ne peut pas se dissoudre dans l'enfance inadaptée. L'exercice est périlleux. D'autant que la revendication d'appartenance commune renvoie à la nécessité de rompre un isolement. La mission réformatrice de la direction de l'Éducation surveillée ne se limite pas aux seules institutions qu'elle gère ; elle a reçu de l'article second de l'ordonnance du 1er septembre 1945, 1ère section, « des attributions assez larges pour pouvoir entreprendre, au- delà de la réforme des Maisons d'éducation surveillée, celle de toutes les institutions qui concourent, sous le contrôle de l'autorité judiciaire, à la protection de l'enfance délinquante ou en danger »10 Elle devient le bras séculier de la justice pour tout ce qui touche l'enfance délinquante et en danger ; « sa compétence s'étend à toutes les questions concernant le dépistage, l'accueil et l'observation, le placement et la rééducation, la surveillance en cure libre et le reclassement social, des enfants et des adolescents délinquants vagabonds, difficiles ou vicieux, en danger physique ou moral ». Des attributions dans le domaine de la conception, auxquelles s'ajoutent des pouvoirs de gestion des institutions d'État et de contrôle des institutions privées. Forte de ces attributions, « la Direction est appelée à jouer un rôle important dans le secteur de l'enfance inadaptée ». Mais la protection de l'enfance inadaptée n'est pas seulement du ressort de l'autorité judiciaire ; elle l'est aussi de l'autorité administrative représentée par divers départements ministériels, principalement aux ministères de la Santé publique et de l'Éducation nationale, chacun ayant en charge une catégorie particulière de mineurs. La direction de l'Éducation surveillée ne peut pas l'ignorer. « Il importe que la direction de l'Éducation surveillée responsable du relèvement des mineurs de justice agisse en liaison avec les autres services intéressés. » Faut-il, comme le fait André Philipp, ministre des Finances, préconiser la fusion des services de l'enfance inadaptée et faire coïncider ainsi l'unité de doctrine à l'unité de direction : « C'est à mon avis dans le cadre d'une politique d'ensemble, obéissant à une unité de conception et de direction que doit être assurée la protection de l'enfance inadaptée. Car le problème est unique, qu'il s'agisse de mineurs délinquants, vagabonds, victimes, abandonnés, déficients. Leur infortune ou leur déchéance provient des mêmes causes sociales ou pathologiques et produit, à des degrés divers, les mêmes dérèglements. Leur protection et leur réadaptation obéissent aux mêmes principes et utilisent des techniques identiques ou voisines. » Mais, ajoute-t-il, « En attendant de régler, le moment venu, par des dispositions communes législatives, administratives et financières, le statut de l'enfance irrégulière [...] et de fusionner tous les services de l'enfance, il importe de soutenir la direction de l'Éducation surveillée dans son action bienfaisante. »11 Pierre Ceccaldi est partisan d'une « coopération utile entre les principaux services participant à la protection de la jeunesse inadaptée » des trois principaux ministères. L'une des principales raisons de ce rapprochement est la nécessité d'être reconnu comme un partenaire à part entière, de briser l'isolement dans lequel l'Administration

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pénitentiaire tenait l'Éducation surveillée, de participer à une entreprise commune en définissant ses propres compétences ; ainsi pourra-t-elle « bénéficier plus largement des enseignements de la médecine et de la pédagogie et faire profiter, en retour, les autres administrations de l'expérience qu'elle a acquise dans la psychologie criminelle et la rééducation des enfants et des adolescents les plus difficiles ». La distinction ne peut se faire qu'en adhérant à une cause commune. Forte de ces attributions, la direction de l'Éducation surveillée ne peut renoncer à sa mission. A plusieurs reprises elle a dû, par son représentant Jean-Louis Costa, s'opposer au projet d'annexion au ministère de la Santé. De plus la situation sociale exige qu'elle ne se dérobe pas à sa fonction qui la rattache au ministère de la justice, à savoir « la lutte contre la criminalité juvénile ». « En attendant le jour où pourra être ainsi résolu le problème unique de l'enfance délinquante, déficiente ou en danger moral, une triche urgente sollicite le ministère de la Justice. C'est la lutte contre la criminalité juvénile qui, malgré la fin de la guerre, continue de croître d'une façon alarmante. »12 En effet, 1946 est une année où la courbe de la délinquance est remontée. Si la spécificité de la délinquance est maintenue, pour des raisons déjà indiquées par Michel Chauvière, comment la direction de l'Éducation surveillée va-t-elle, dans ses attributions de conception, marquer sa différence, alors qu'elle puise à une source commune et qu'elle ne représente qu'une branche du tronc commun de l'enfance inadaptée ? Cette distinction va-t-elle réserver un sort différent aux mineurs délinquants ? En décembre 1950, Jean-Louis Costa présente un rapport au cycle d'études sur la délinquance juvénile organisé par l'ONU à Rome, qui porte comme titre : « le traitement en institution du mineur délinquant ».13 D'emblée il tient à préciser que le mot traitement est pris ici dans un sens très large, que l'acception courante ne doit pas faire limiter à l'aspect médical des méthodes employées. Il met en garde contre une observation du mineur délinquant qui ne se résumerait qu'à un diagnostic médical ; celle-ci doit être totale, « tant au point de vue biologique que psychologique et social », car le but est « de prendre toutes mesures appropriées de rééducation qui peuvent comporter une part plus ou moins large de soins médicaux, mais qui sont avant tout de nature psychopédagogiques ». Si l'on se réfère à la nomenclature et classification des jeunes inadaptés présentée par le professeur Lagache en 1944,14 celui-ci proposait dans le préambule deux types de classification. L'une dite médico-psychologique, où l'on se place « d'un point de vue clinique, en se fondant sur la description des faits, l'autre médico-pédagogique où l'on se place d'un point de vue pratique, en se fondant sur le mode de traitement et les institutions dont les jeunes inadaptés relèvent ». A l'époque, la première approche avait été privilégiée car, comme le note Chauvière, « si le Conseil technique a pu instruire la légitimité et maîtriser les moyens du dépistage des inadaptations (les faits), en revanche il est incapable pour l'heure de maîtriser les conditions pratiques et institutionnelles de la rééducation ».15 Or, que dit Costa quelques années plus tard, fort d'une institution et d'une pratique : « Le traitement d'un mineur délinquant n'est autre que sa rééducation au sens le plus large », c'est-à-dire que la rééducation est le traitement lui-même ; elle se confond avec lui, tout comme la pensée de la rééducation est la rééducation elle-même ; elle se définit elle-même et devient une catégorie en soi ; elle est à la fois le moyen et la fin. La rééducation se veut un projet global. Elle désigne en même temps ceux qui en feront l'objet ("les mineurs délinquants"), en dessinant un profil : les uns sélectionnés pour être susceptibles de répondre à un type de rééducation fondée sur la normalisation

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sociale et personnelle, les autres devant faire l'objet de "techniques particulières", moins pédagogiques et sociales que médicales. La rééducation se définit aussi par ce qu'elle n'est pas, par ses marges qui l'aident à délimiter son projet. L'adoption de la notion d'enfance inadaptée, d'inadaptation, était devenue l'enveloppe, la clôture d'un champ suffisamment large et souple pour englober de nombreuses pratiques, unité à la fois inclusive et exclusive qui devait préfigurer l'unité de la fonction rééducative.16 La fonction rééducative vue par l'Éducation surveillée tente à son tour de refaire une unité à son profit, de redistribuer une classification qui justifierait sa légitimité à intervenir. Elle le fait sur des bases reconnues comme indiscutables à l'époque, mais en infléchissant le caractère médical, en se le réappropriant pour mieux affirmer sa mission éducativo-sociale. Sur quelles bases se fait ce réajustement ? Quelle est la grammaire du discours éducatif ? Le discours de l'enfance inadaptée change incontestablement le regard sur l'enfance délinquante, mais en même temps elle le construit. Les mineurs délinquants se manifestent et sont connus comme ayant commis un acte anti-social ; c'est à ce titre qu'est révélée leur irrégularité, qu'est justifiée leur appartenance à l'enfance irrégulière et qu'ils relèvent de la rééducation. La doctrine de l'unité de l'enfance inadaptée constitue un saut conceptuel qui a bouleversé et dépassé les anciens clivages, stigmatisations et représentations, mais elle propose de nouvelles catégorisations et surtout une échelle des degrés d'avancement dans les causes de l'irrégularité que l'observation est chargée d'évaluer. L'observation détermine la nature de l'inadaptation ; s'agit-il d'une insuffisance, d'un manque, d'un défaut, d'une faute pour déterminer la condition de la réadaptation : soin ou rééducation ? 17 Les catégories juridiques liées au délit ou à des notions comme le discernement sont inadaptées, inefficaces et vieillies ; quand il faut éduquer ou corriger, seul compte la connaissance de la personnalité et l'efficacité même du traitement des enfants irréguliers dépend de sa précocité. Pour Déchaume et Girard, nous l'avons vu, la délinquance n'est pas l'a cause de l'irrégularité mais sa conséquence sur le plan social : « Cette entrée dans la vie sociale révèle l'inadaptation des enfants ; mais elle ne crée pas l'irrégularité qui préexistait à la puberté. » 18 D'où l'idée, partagée par Heuyer, que le passage au délit est une manifestation trop tardive pour intervenir, le signe d'une chronicité et d'une irréversibilité de l'irrégularité : « Toutes les statistiques affirment que la plus grande majorité des délinquants ont passé le cap de la puberté. Après quinze ans, les modifications du caractère restent souvent aléatoires et se font plus souvent en mal qu'en bien. » D'où la crainte d'une "contamination morale", dont les principales institutions publiques d'Éducation surveillée ne sont pas à l'abri : « Le grief le plus grave que l'on puisse faire à ces institutions réside dans l'absence de triage des mineurs qui leur sont confiés. [...] Il ne s'agit plus d'institution publique d'éducation, mais d'institution publique de contamination. »19 La logique voudrait que l'enfance délinquante sorte du champ très préventif et prophylactique du projet médico-social, qui suppose qu'une thérapie éducative soit efficace que si elle n'est pas trop tardive. La force, le défi de Costa sera de maintenir les délinquants dans le champ d'une pédagogie spéciale, en appliquant et transférant les rigueurs du diagnostic médical. Cela se fera, on le verra, au prix d'un trouble, d'un effacement dans le raisonnement. Il -Les "sciences" de l'observation

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La nomenclature est une pièce maîtresse incontournable de la conceptualisation de l'enfance inadaptée et de la classification des enfants inadaptés. La sous-commission de la catégorisation et du dépistage du Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral, créée par arrêté du 25 juillet 1943 et à laquelle siège Lagache, s'occupe plus particulièrement de la standardisation de la nomenclature, afin de donner des définitions valables pour tous ceux qui traitent de l'enfance déficiente et en danger moral. « Le critérium essentiel qui est à la base de toutes les définitions est celui de l'adaptabilité c'est-à-dire le critérium social qui permettra le reclassement des enfants déficients et en danger moral », selon G. Heuyer.20 En effet, le préambule prend bien soin de noter que « l'inadaptation se qualifie selon la situation dont elle est corrélative ; exemple : inadaptation familiale, inadaptation scolaire, inadaptation professionnelle ». L'inadaptation se fait en relation avec un milieu, en situation. Situation qui est susceptible d'être décrite et objet clinique. « Est inadapté un enfant, un adolescent ou plus généralement un jeune de moins de vingt ans et un ans que l'insuffisance de ses aptitudes ou le défaut de son caractère mettent en conflit prolongé avec la réalité et les exigences de l'entourage conforme à l'âge et au milieu social du jeune. » Non seulement la situation est observable mais la nature de l'inadaptation va déterminer la nature de la solution et les conditions de la réadaptation. « L'insuffisance », qui fait l'objet de soin, et le « défaut », qui se corrige, englobent trois catégories de mineurs « selon la nature des troubles qui dominent le tableau clinique I - Les malades II - Les déficients III - Les caractériels. Dans l'ensemble les malades sont des sujets qu'il faut soigner, les déficients et les caractériels des sujets qu'il faut rééduquez » Aux deux types de traitement de ces sujets, le soin et la rééducation, répondent deux types d'équipements, médicaux ou éducatifs. Les services de trois ministères, la Santé, l'Éducation nationale et la justice, sont principalement concernés. Mais l'ensemble n'est pas rigide. Cette catégorisation de la nomenclature fixe un cadre de référence à partir duquel peuvent être conçues des combinaisons et des passerelles entre les catégories : « Cette distinction n'a rien d'exclusif: il est bien certain que le jeune malade peut relever tôt ou tard de mesures éducatives et que le déficient ou le caractériel peuvent bénéficier de traitements médicaux ou de la psychologie. » De plus, certains troubles, comme les troubles névrotiques « dans la catégorie des malades », peuvent se retrouver chez les caractériels comme « troubles affectifs-moteur ». De même, des formes de débilité, qui dépendent de la catégorie des déficients, peuvent s'exprimer comme « des troubles différenciés de comportement social », sous forme de suggestibilité qui ressortent des troubles du caractère. Ainsi « les jeunes délinquants peuvent être des malades, des arriérés, des névrosés, des pervers, des caractériels ». Mais, de manière générale, les troubles renvoient à des catégories de jugement scientifique, pratique et moral. En ce qui concerne les caractériels, où les rapports entre l'individu et le monde extérieur sont maintenus, l'enjeu éducatif apparaît plus évident. Ils ne sont marqués ni par une déficience ni par l'irréductibilité d'une maladie, mais leur caractère les exposent à une inadaptation ; l'excès ou le manque lié à leur caractère ont des conséquences dans un lien avec leur environnement. « Le caractère est l'ensemble des dispositions et attitudes qui commandent la manière d'être et de réagir de l'individu dans ses rapports avec le monde extérieur et avec lui-même. Les caractériels sont des sujets qui, bien qu'inadaptés parfois gravement, n'apparaissent pas

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d'emblée comme des déficients et encore moins des malades : ils se présentent comme proches des normaux mais d'un caractère plus ou moins `faible" ou "mauvais" » "Faiblesse" qui fait rentrer les caractériels sous la rubrique « troubles du caractère » (troubles affectifs moteurs - troubles différenciés de comportement social), et caractère plus ou moins "mauvais" qui les fait rentrer dans la rubrique « troubles de la moralité ». Les troubles de la moralité sont des troubles de caractère et de la conduite, dont un trait dominant est qu'ils sont condamnés par le jugement moral dans un groupe social déterminé ; ce sont des dispositions ou des actions dont on dit qu'elles sont mauvaises, qu'elles sont des défauts ou des fautes. Plutôt des troubles à la moralité que de la moralité. Une fois admis les termes de délinquance infantile et juvénile, de délinquant, la délinquance des jeunes doit être comprise non pas seulement « comme infraction définie par le code et poursuivie judiciairement », mais s'étendre aux « réactions anti-sociales au sens large ». Trois types de comportements délictueux caractérisent la délinquance juvénile : le vol, le mensonge et la fugue. Si les comportements délictueux apparaissent comme des réactions anti-sociales, les comportements pervers « constituent des infractions à une "nature" dont l'idéal varie avec le groupe social ». « Le jugement moral dans un groupe déterminé » ou une condamnation à partir d'un idéal qui « varie avec le groupe social » introduisent pour la première fois des éléments relatifs et arbitraires dans les critères de jugement. Ce qui sera l'une des caractéristiques conceptuelles de l'éthique du professeur Lagache. La participation active à l'hégémonie de la technicité médico-psychique qui domine l'enfance inadaptée ne doit pas masquer les contradictions et les divergences à l'oeuvre dans le monde de la psychiatrie infantile, en particulier sur le plan doctrinal. Les conceptions constitutionnalistes de la psychiatrie classique, inspirées par Dupré, sont concurrencées et dénoncées par les conceptions psychologiques d'inspiration psychanalytique ou simplement clinique, dans la ligne de Janet. Les deux cohabiteront encore longtemps dans l'univers doctrinal de l'Éducation surveillée et dans la pratique de l'observation. L'article du Professeur Lagache, dans la Revue de l'Éducation surveillée, n°3, 1946, illustre le moment décisif où s'opère une mutation dont profitera l'Éducation surveillée : une nouvelle dynamique ouverte par la psychologie clinique, même si elle ne sera pas accompagnée d'une collaboration de l'auteur,"' 21puisque celui-ci, pressenti pour diriger le Centre d'observation de Savigny en 1945, déclinera l'offre.22 Néanmoins, par cet article, il ouvre une fenêtre conceptuelle qui renouvelle le regard sur la délinquance juvénile, par une méthode souple, évolutive, adaptable au projet d'éducabilité tournée vers l'individu en devenir ; elle intègre les acquis de la psychologie de la première moitié du XXème siècle, tout en bénéficiant des découvertes de la psychanalyse. Lagache reconnaît aussi sa dette à l'égard de la psychiatrie ; elle a été une excellente école, mais il veut ouvrir un nouveau champ pour l'observation, en dépassant les techniques spécialisées et les typologies au bénéfice d'une représentation globale de l'individu. Sa méthode intégrative, synthétique, vise à la connaissance et à la reconnaissance du sujet dans sa réalité psychique. L'action éducative demande à être intégrée par l'enfant et l'adolescent et non pas à leur être imposée. Une psychologie implicite préscientifique prévaut dans les métiers de l'éducation. Si on lui ajoute une « conscience méthodique », c'est la psychologie clinique (p. 31). La méthode clinique23 revient, d'une part, à « appliquer à l'observation du cas individuel des connaissances générales empruntées à la pathologie et jouant le rôle de règles

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d'interprétation des symptômes » ; d'autre part, à « accommoder sa façon de voir aux particularités du malade. [... ] En d'autres termes, le diagnostic doit viser le cas à la fois dans ce qu'il a de typique et dans ce qu'il a d'individuel, de manière à adopter une ligne de conduite aussi adéquate que possible à la réalité, à mettre en ouvre un traitement sur mesure et non à plaquer un schéma nosographique et thérapeutique » (pp. 31-32). Le but recherché est une « représentation de l'ensemble du cas ». Le clinicien a affaire à des « êtres humains concrets et complets ». La clinique se veut proche de la réalité du sujet ; elle est l'art du concret et du particulier. « La psychologie clinique n'est pas la psychologie médicale. » La signification scientifique, les indications, la portée des examens psychométriques « n'ont de sens que dans la perspective d'ensemble du cas, de l'individu complet et concret en situation » (p. 32). La psychologie clinique ne se confond pas avec la psychopathologie des maladies mentales. « Les jeunes délinquants ne sont pas dans la grande majorité des cas des malades mentaux » ; en général, la plupart d'entre eux sont « des caractériels, c'est-à-dire des sujets présentant, avec des troubles du caractère, des comportements inadaptés ». Quelle sera alors la tâche du psychologue clinicien ? Il part d'une « représentation intuitive de l'ensemble de la personnalité du délinquant » qu'il va peu à peu modifier par la découverte de détails et de nouveaux faits ; « ainsi sa pensée chemine oscillant de l'ensemble aux détails et des détails à l'ensemble », jusqu'à ce qu'il soit « parvenu à une représentation suffisamment probable des comportements délictueux et du délinquant » (p. 33). Aucune source de données n'est à négliger : « Nous rejetons l'emploi exclusif de toute technique spéciale ; nous le rejetons comme anti-clinique, car ce qui est clinique au contraire c'est l'intégration de données de différentes natures dans une représentation d'ensemble. » (p. 35) Mieux, la situation d'observation est elle-même à prendre en compte ; elle devient une situation sociale en soi, de référence : « La situation de l'examen clinique est une situation sociale réelle et particulière et il est extrêmement instructif d'étudier comment le délinquant réagit à cette situation. » (p. 34) La leçon n'en sera tirée que bien des années plus tard. La deuxième phase de l'étude clinique est la synthèse ou intégration des données : « La situation, c'est-à-dire l'ensemble des circonstances et des conditions du milieu (entourage familial, scolaire, professionnel) qui constituent le contexte psychosocial de la délinquance. Il importe de très bien démêler le sens et la structure du "monde personnel" du délinquant ; car c'est précisément la situation, non peut-être telle qu'elle est objectivement, mais telle qu'elle est vécue, qui conditionne la délinquance. » (p. 35) Véritable point de vue phénoménologique, qui s'éloigne d'une fausse objectivité pour prendre en compte la subjectivité du mineur, la représentation que se fait le jeune de son rapport au monde, et tenter de trouver du sens à son comportement. En effet, le comportement ne se réduit pas à des données matérielles, « il a une signification intrinsèque et d'autre part il exprime la réalité psychique du sujet ». La reconnaissance du sujet s'opère dans le cadre d'une relation entre le psychologue et le sujet, « dont elle pose l'existence et la valeur en tant que personne ». Les données psychologiques ne prennent leur sens que par leur intégration à un ensemble. L'objectif de la psychologie clinique est de parvenir à la représentation des grands ensembles que sont l'histoire individuelle et la totalité de l'existence et d'y intégrer l'expression des éléments de la délinquance : « envisagée selon ces deux dimensions, longitudinales et transversales, la totalité de l'existence conditionne la délinquance et la délinquance elle-même colore la totalité de l'existence » (p. 38). Vision dynamique : la

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délinquance n'est pas étrangère à l'être, mais elle n'est plus la totalité de l'être ; l'histoire personnelle ne se réduit pas à la délinquance. Ainsi Lagache pense-t-il que la manière d'observer n'est absolument pas indépendante de ce que l'on veut observer et fonde-t-il une convergence entre la méthode et l'objectif. Le délit s'inscrit dans une histoire personnelle et non plus dans la structure de la personnalité. L'observation se fait de façon ouverte, en réajustant ses propres représentations du mineur, en vérifiant le sens des observations, en prenant la dimension subjective des actes posés par le mineur, en ne réduisant pas ces actes à des causalités univoques ou uniques. Bref, en rendant vivante et non pas figée la situation d'observation. Ce même souci d'ouverture, d'adaptation constante de l'outil d'observation à l'objet d'observation par la contextualisation, de faire converger la méthode et l'objectif, l'exigence éthique, comme nous dirions aujourd'hui, est partagé par Guy Sinoir,24 directeur du Centre d'observation de Savigny de 1945 à 1946. A partir du moment où, avec ses contemporains, il constate que l'enfermement du mineur est une méthode totalement inadaptée à l'évolution de l'enfant, selon le principe de la pédagogie moderne « qui veut qu'à des enfants conviennent des méthodes pour enfant », « le fait de vouloir observer le mineur oblige nécessairement de le placer dans un cadre qui lui convienne ». L'observation entraîne la mise en observation dans le cadre le mieux approprié à l'objet étudié. Du même coup disparaît la prison et s'ouvre le centre ou l'institut d'observation.25 Voir évoluer un mineur dans un cadre qui lui convienne, avec « des activités normales », crée une « situation qui provoque des réactions sincères et significatives ». L'observation répond à la nécessité de « renseigner une personne déterminée, le magistrat, sur ce que vaut un délinquant malgré son délit et, dans l'affirmative, sur les chances d'une dissociation entre lui et la tendance qui l'y a conduit » (p. 39). Le délit est l'occasion de l'étude de la personnalité,26 qui doit aider à son appréciation. « C'est déjà à quoi tendait l'expertise du médecin et l'enquête du service social. » Mais l'expertise médicale, puis l'examen médico-psychologique et l'enquête sociale, donnent un champ réduit de la connaissance du mineur. « Connaître la personnalité d'un individu requiert donc de placer cet individu en condition de réagir un assez grand nombre de fois. »27 En observant le mineur dans la vie quotidienne, on aura une chance de voir apparaître « l'existence d'une tendance, source de ses réactions », qui pourra dans certains cas fournir « l'explication du délit ou du moins sera l'une des conditions qui l'aura favorisé ». L'observation, pour recueillir des informations objectives, doit s'abstenir d'interprétations moralisantes sous peine, en faussant les réactions naturelles, « fussent-elles amorales ou immorales », dans le cas de la délinquance donc, de ne pas saisir les « mécanismes vrais », « le mouvement de la délinquance ». De l'analyse de ces mécanismes de l'acte, on déduira non les causes de la délinquance, mais « les conditions qui se sont trouvées réunies pour y conduire le mineur. Ici apparaît une notion qui est propre à l'esprit d'observation, celle de condition par opposition à la notion courante de cause ». Le délit est à penser en lien avec des facteurs : « L'humain est un tout trop complexe pour que rien ne s y manifeste qui ne soit combinaison de facteurs. » Ni moralisme, ni déterminisme : « C'est à notre sens l'un des progrès que doit apporter la création du centre d'observation, que de préparer les esprits mis en présence d'un délit de mineur à ne penser ni moralisme, ni liberté certaine en face du délit à éviter, ni nécessité simple de le commettre. »

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Sinoir pense donc aux qualités requises pour l'exercice de travail d'observation et aux conditions de réussite de ce travail. « Il ne saurait suffire de juxtaposer les éléments et composantes pour reconstruire la réalité », sous prétexte que ces éléments conditionnent le délit et que ces composantes s'intègrent dans la complexité de la personne du délinquant. La synthèse d'observation, si importante, « relève d'une technique nouvelle » qui doit utiliser à la fois des moyens d'expression proche de la littérature et une exigence d'objectivité proche de la science. Ainsi le contenu de l'observation et les moyens de l'expression sont-ils en liens étroits. La préoccupation de Sinoir reste que « les mineurs soient jugés non selon le code, mais selon leur personne, non selon ce qu'ils auraient dû faire ou éviter, mais selon ce qu'ils pourraient faire ou ne pas faire ». Véritable profession de foi humaniste. Il voudrait renverser le mode de jugement en substituant aux catégories pénales de condamnation, des catégories fondées sur la potentialité, sur l'éducabilité.28 A la base, il croit qu'en connaissant les conditions qui ont favorisé la délinquance, « le mécanisme », on pourra les remplacer. Cette croyance, cette illusion l'éloigne certainement de Lagache qui ne tirait pas de sa méthode une telle conclusion, mais il est en rupture avec une autre inspiration de l'observation conçue par G. Heuyer qui, lui, ne croit pas au renversement des tendances. « L'esprit d'observation » défini par Sinoir marquera tout le secteur de l'observation, y compris Henri Michard qui en reste le principal artisan. Lorsqu'il élaborera les premiers éléments pour une politique de prévention et de « l'observation en milieu ouvert », il dira : « Et d'abord insistons sur le fait que, lorsqu'il est question de délinquance, on ne doit jamais employer le mot de cause, mais toujours celui de facteur ; [ ... ] il y a toujours intrication complexe d'un ensemble d'éléments ». 29 Si l'on compare la manière dont G. Heuyer, à la même époque et toujours dans le n° 1 de la Revue de l'Éducation surveillée, traite du même sujet, la différence est frappante. L'auteur constate qu'il est absurde et inutile de punir un déficient mental, « inaccessible à la menace d'une sanction pénale », et qu' « il doit être surveillé, éduqué, utilisé selon les aptitudes ». Le même problème, dit-il, se pose « pour les sujets ayant des troubles du caractère. Ce n'est pas une mesure répressive qui améliore les troubles du caractère, qui redresse un adolescent dévoyé ». Il part de la législation nouvelle concernant les mineurs. Selon lui, « l'or donnance du 2 février 1945 s'inspire essentiellement du principe de l'individualisation de la mesure à prendre à l'égard du mineur délinquant ». Il emprunte une démarche médicale qui consiste à poser un diagnostic sur le caractère de l'adolescent délinquant suivant une classification des « catégories caractérielles », pour préconiser une mesure, un remède non pas selon le délit, mais suivant le caractère du sujet. Il y a là une proposition alternative de substitution aux catégories juridiques, pour l'organisation d'une sortie du pénal des mineurs.30 A l'adolescence se fixe définitivement le caractère, marqué par des tendances qui deviennent alors constitutives de la personnalité, « certaines tendances plus fortes, qui, lorsqu'elles ont un caractère anti-social, ont la valeur d'une tendance anormale pathologique ». Dans ce cas, même si le délinquant qui commet une infraction du code à cause de ses troubles de caractère « est un malade », il ne doit pas être remis au médecin pour un traitement, car « il n y a pas de grande modification à espérer dans les caractères anormaux des adolescents après la puberté; tels ils sont, tels ils resteront ».

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Du moins peut-on espérer que, « si l'on ne modifie pas le caractère du sujet, on peut modifier le milieu dans lequel on le place, pour donner au jeune délinquant des habitudes nouvelles, pour l'entraîner à des réflexes conditionnés qui, s'ils ne modifient pas les tendances profondes de son caractère, lui permettent cependant une activité moins dangereuse dans le milieu nouveau où il a été placé ». Il n'y a pas de traitement des troubles, simplement la possibilité d'en atténuer les effets pour empêcher les individus de nuire. Pour ce "milieu nouveau", l'important est de trouver une classification des caractères pour déterminer ceux qui pourront s'adapter et ceux qui ne le pourront pas. Les pervers31 seront les grands perdants de cette classification, rejoignant la cohorte des incorrigibles, des inamendables, «faisant d'eux des récidivistes incessants » qu'il faut isoler des autres.32 « La connaissance de ces troubles de caractère dans une maison d'éducation surveillée est de la plus grande importance du point de vue de la discipline ». On voit que ce type d'observation a pour but essentiellement d'opérer une sélection à partir de critères qui se veulent scientifiques. Si l'on s'en tient au règlement provisoire,33 le groupe d'accueil qui reçoit les mineurs à leur arrivée au centre d'observation n'a-t-il pas cette fonction ?"34 «L'observation au groupe d'accueil tend [...] à rechercher si le mineur peut participer à la vie collective sans constituer un danger à raison de son indiscipline, de sa perversité ou de son état de santé. » (article 2) « Les mineurs ne constituant pas un danger de contamination morale sont affectés à une division normale, les pervers et les indisciplinés à une division spéciale, les malades à l'infirmerie. » (article 3) Plus loin il est indiqué : « Trois semaines après son arrivée au centre, le dossier du mineur est adressé au psychiatre. Après avoir examiné le mineur, celui-ci fait connaître ses conclusions et indique s'il relève de méthodes pédagogiques, de méthodes spécifiquement médicales ou s'il doit être placé dans un hôpital psychiatrique. » (article 19) Le séjour au centre d'observation a essentiellement pour but d'étudier la personnalité du mineur et de tirer des conclusions en vue de sa réadaptation sociale (article 16). Les observations sont rassemblées dans un rapport. « Les conclusions ont trait aux causes de la délinquance, aux degrés de d difficulté que présentera le relèvement du mineur. » (article 31) Le degré de difficulté du relèvement du mineur dépendra en grande partie de l'établissement de la cause et permettra une classification des mineurs : - mineur dont l'état nécessite un traitement exclusivement médical ; - mineur dont l'état nécessite une rééducation plus ou moins longue, plus ou moins facile à obtenir ; - mineur dont l'état constitue un danger de contamination (article 33). Donc, d'un bout à l'autre de l'observation, du début à la fin, la classification est un souci constant en vue d'une sélection35 à partir de la triple référence de « l'état physique, mental ou caractériel »,36 pour évaluer les chances de relèvement, de réadaptation sociale et ne pas compromettre la vie collective et institutionnelle. Cet espace de normalité exige non seulement de la discipline, mais doit établir ses normes pour remplir sa mission d'évaluer les chances de réadaptation par la voie de la rééducation. La ligne de « défense sociale », implicitement présente chez Heuyer et appliquée dans les établissements en termes de sélection, n'est pas absente des préoccupations de Jean- Louis Costa. Le comportement du délinquant « pose par ailleurs des problèmes de défense sociale dont la solution suppose un compromis constant avec les nécessités humaines du traitement ».37

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Ce compromis s'illustrera encore pendant quelques années par le maintien d'un type d'établissement où les méthodes seront disciplinaires et où la pédagogie, dite progressive, sera sélective. Une première distinction des établissements est faite par l'ordonnance du 2 février 1945, entre « institutions d'éducation professionnelle, d'éducation surveillée et d'éducation corrective »,38" l'État continuant « comme par le passé à recevoir les mineurs les plus difficiles mais encore des sujets amendables ». L'État se réserve donc une double mission « 1 - Redresser les mineurs difficilement éducables dans ses établissements du 1er degré (institution d'éducation surveillée) et du 2ème degré (institution d'éducation corrective) ; « 2 - Gérer quelques établissements modèles (internats appropriés d'éducation professionnelle...). » 39 La première tâche de la direction de l'Éducation surveillée est de substituer aux méthodes correctives traditionnelles des méthodes éducatives dans les institutions publiques, y compris dans des établissements d'éducation corrective. Un même règlement provisoire (arrêté du 25 octobre 1945) est appliqué à tous les établissements de l'État. « Mais déjà se dessine entre les institutions une spécialisation tenant compte à la fois de l'âge des pupilles, de leur degré d'amendabilité et de leurs aptitudes professionnelles. » Une catégorisation plus poussée devra être envisagée. « Si les mineurs délinquants sont, en grande majorité, atteints de troubles du caractère, on trouve parmi eux toutes les formes de la déficience : intellectuelle, motrice, sensorielle, physique. » Les délinquants, qui ont tendance à faire partie de la catégorie des troubles du caractère, peuvent être atteints des mêmes affections que les déficients ou les malades. Ils constituent un monde en soi. « Dans ce petit monde, se côtoient des normaux et des anormaux, des enfants et des adolescents, des éducables, des sujets difficiles, des irréductibles. » En fonction de la catégorisation des mineurs, il faut établir une classification des institutions. Cette classification est progressive « dans k sens de la sévérité ». S'il reconnaît que « le régime des institutions d'éducation surveillée sera certainement très proche de celui des institutions d'éducation professionnelle, tandis que les institutions d'éducation corrective, appelées à recevoir les sujets atteints de perversions constitutionnelles, auront une physionomie toute différente. Les institutions d'éduca tion professionnelle et d'éducation surveillée seront des établissements ouverts, les institutions correctives des établissements fermés. Les premiers appliqueront des méthodes éducatives faisant appel à l'adhésion des pupilles, les secondes appliqueront des méthodes correctives assorties d'une ferme discipline » (p. 53). Est-ce à dire que ces institutions échappent à la règle générale et ne participent pas à la mission de la direction de l'Éducation surveillée ? Les mineurs qui y sont placés sont-ils des exclus des méthodes de rééducation ? 40 Jean-Louis Costa ajoute : « La nomenclature de l'ordonnance ne doit pas faire illusion. Les institutions d'éducation professionnelle, les institutions d'éducation surveillée et les institutions d'éducation corrective mettront en oeuvre les mêmes techniques, utiliseront les mêmes activités :formation affective, rééducation du caractère, enseignement scolaire, formation professionnelle, éducation physique. En particulier la formation professionnelle sera la base de la rééducation, [...] meilleur moyen de préparer leur reclassement social. » Les établissements sont donc plus moins adaptés aux types de mineurs, définis selon des critères de dangerosité et d'amendabilité, mais l'objectif reste le même, alliant la défense sociale au traitement humain. Quelques années plus tard, Jean-Louis Costa revient sur cette sélection indispensable. Pour ceux « qui sont dangereux pour eux-mêmes et pour la société », leur cas « ne relevant d'aucun traitement médical confirmé, il faut bien envisager pour eux [dans la même ligne

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qu'Heuyer] des établissements spéciaux où ils ne puissent pas nuire et où, pourtant, puissent toujours être redressées les erreurs de diagnostic. En France, cette fonction est jusqu'ici assumée par les institutions d'Aniane (garçons) et de Cadillac et Lesparre Ales), mais la création d'établissements mieux adaptés a été décidée dans son principe et entre dans sa phase de réalisation ».41 En effet, ces établissements mieux adaptés verront le jour sous le nom d'Institutions spéciales d'éducation surveillée préparées par la loi du 24 mai 195142 et, paradoxalement, seront le lieu d'un retournement complet de méthode. Les mineurs difficiles pourront bénéficier de méthodes non plus correctives et disciplinaires, mais possédant une valeur éducative supplémentaire. En attendant, Jean-Louis Costa continue de raisonner avec la double catégorie de mineurs, ceux qui relèvent du soin et ceux qui relèvent de la pédagogie. Pour les malades, il importe de distinguer « les infirmes incurables », que les médecins appellent souvent « les pervers », et « ceux qui peuvent être guéris par un traitement à prédominance médicale ». L'emploi de la catégorie médicale est ici purement métaphorique, c'est-à-dire qu'elle a une fonction idéologique au service d'une idée, pour les besoins de la cause qu'il faut conforter, et non de la réalité. On change de registre, on fait référence à une catégorie professionnelle, sans en appliquer les remèdes (les soins). En l'occurrence il faut sortir les inéducables de la rééducation par le biais d'une référence médicale et d'une sélection « fondée sur les causes biologiques du comportement délictuel ». Désormais il faut, pour « la grande masse des délinquants normaux, éducables, tenir compte également de leur origine sociale ». La véritable phase de la rééducation peut commencer et faire preuve d'adaptabilité à la cause du reclassement, en employant des critères sociaux et bientôt pédagogiques, les deux principales références de Costa en matière de rééducation, deux axes de son Plan de réforme. La première sélection doit commencer avec l'aide des centres d'observation. « Il appartient ensuite aux établissements de la continuer en recherchant toujours avant tout la rééducation de chaque enfant. » La spécialisation des établissements (institutions de soins et écoles) ne doit pas empêcher les uns d'avoir « des classes et des ateliers spécialisés » et les autres de tenir compte « des caractères physiologiques de ses élèves ». La sélection « se continuera dans la progression qui est le second principe de base ». Mais, ici encore, quelques précisions sont nécessaires ; et elles sont importantes, car elles annoncent un changement de mentalité, lent mais sensible, vis-à-vis du système progressif en vigueur dans les plus anciennes institutions et une inflexion prudente vers l'adaptation à la situation du mineur : « La progression ne doit pas être rigide. Elle n'est pas autre chose que l'adaptation continue de la rééducation à la situation présente du mineur, adaptation rendue possible par une observation permanente du comportement quotidien et par des examens périodiques (médicaux, psychologiques, etc.) ». La garantie des contrôles autorise cette ouverture graduelle, qui va du passage d'un groupe à un autre à la stabilisation dans un seul groupe qui favorise la stabilité affective du jeune. Ainsi, plus on s'éloigne de la ligne de défense sociale qui s'inspire du souci de protection de la société et fait plutôt confiance aux méthodes coercitives, plus on se rapproche de la méthode rééducative qui suppose de prendre en compte les besoins du mineur et d'accorder confiance en sa capacité à se réformer. Paul. Lutz, magistrat inspecteur à l'Éducation surveillée, n'a aucun doute sur cette capacité et sur les moyens à mettre en oeuvre pour la développer. La maladie est pour lui un mode de désignation du mineur qui le rend passif et inapte à toute mobilisation

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de lui-même. « Donner à un délinquant l'idée qu'il est malade, susceptible de recourir à un traitement comme tout autre malade, paraît une attitude pédagogiquement fâcheuse »43. La pédagogie au contraire est un mode plus proche de l'objectif du reclassement social et qui passe par la réhabilitation. « La rééducation du mineur à qui des troubles du comportement peuvent être imputés (délinquance-vagabondage-correction paternelle) s'appuie d'abord sur une idée de réhabilitation, généralement étrangère aux autres catégories de mineurs. » La spécification des mineurs dont s'occupent les services de l'Éducation surveillée passe par un mode d'approche qui privilégie la conscience de l'individu. « La rééducation des mineurs dont s'occupent les services de l'Éducation surveillée doit amener l'adolescent à prendre conscience du caractère anormal de ses actes en vue de le réhabiliter non seulement aux yeux de la société, mais d'abord à ses propres yeux. » D'où le refus de Lutz de voir réuni sous une même direction technique et administrative toutes les inadaptations, celles qui relèvent d'une irrégularité du comportement et celles qui relèvent d'une irrégularité physique ou mentale, que l'on ne peut assimiler l'une à l'autre. Il marque sa différence et son engagement. La réhabilitation sociale est l'objectif de la rééducation ; elle se double d'une réhabilitation personnelle qui devient la véritable alternative éducative. En 1950, Jean- Louis Costa dira, en parlant du traitement des mineurs délinquants : « Cette rééducation tend d'abord à un reclassement social indispensable. Mais elle ne tend pas qu'à cela. A travers le reclassement social, grâce à lui, et au-delà de lui, elle tend à une réadaptation personnelle en profondeur. » Le premier objectif est d'éviter la récidive ; le second, grâce à l'apprentissage d'un métier, d'être reclassé socialement ; et «finalement il s'agit d'aboutir à une véritable "conversion "de l'individu ». Au tournant des années 1950, cette "réadaptation personnelle en profondeur", cette "véritable conversion de l'individu"44 seront les objectifs portés par des pionniers comme Paul Lutz qui permettront de surmonter les crises de la prise en charge institutionnelle, se nourrissant des sciences humaines, à qui ils offriront un large champ d'exploration. Dans le trajet qui va de la doctrine de l'unité de l'enfance inadaptée à la différenciation de l'enfance délinquante, le processus ne se fait pas au détriment de celle-ci par son exclusion, mais par un nouvelle division en son sein. "Les délinquants normaux" seront retenus pour le projet de rééducation. Aux autres, prisonniers de leur acte anti-social, la société n'accorde pas de valeur symptomatique ; elle doit pouvoir s'en défendre. Ainsi voit-on se construire et être désignée une catégorie de mineurs conceptuellement placés dans la délimitation de l'inadaptation sociale. Dans ce lent processus de différenciation, la dette à l'égard du médical est clairement assumée, en particulier dans l'observation, mais la distance est prise quand il faut préciser sa place dans le champ de la rééducation. Pour preuve, le compte rendu de Lutz, dans le n° 2 de la Revue de l'Éducation surveillée, d'un ouvrage déjà cité : L'Enfance irrégulière, psychologie clinique, de J. Déchaume et P.F. Girard. « Ouvrage capital. » Il en reconnaît l'importance pour la « cause de l'enfance », surtout pour l'observation, mais il met en garde contre « ce qui pourrait devenir une "somme" à laquelle on aurait recourt pour trancher un problème » et contre le danger pour les jeunes éducateurs de « porter une étiquette trop étroite et partant une appréciation trop figée » des mineurs. Les auteurs eux-mêmes, constate-t-il, reconnaissent qu'à un pronostic on ne peut apporter une prescription médicale « et que les indications se situent souvent sur le plan pédagogique ».45

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La pédagogie, pendant ces années-là, est, avec les méthodes d'éducation active, un des supports de référence pratique et théorique, car elle est la seule à avoir dégagé un espace propre à l'enfance et à son développement, monde que l'enfance délinquante devait réintégrer. La réussite de cette intégration passe aussi sur le plan cognitif par un ensemble de connaissances, d'études et de savoirs qui servent à la définition de l'enfance délinquante. III - 1950 : Les enjeux d'une définition La période 1945-1950 est une période de transition pour l'Éducation surveillée, pas simplement pour se démarquer, comme on l'entend habituellement, de son passé pénitentiaire, mais pour assurer une mutation théorique, pour s'assurer d'une légitimité. Pour notre propos, de 1945 à 1950, des premiers numéros de la Revue de l'Éducation surveillée et de Rééducation au IIème Congrès international de criminologie, ce sont les mêmes auteurs qui se meuvent dans le champ de l'enfance délinquante ; pour certains, leur place a changé par rapport aux années précédentes où leur point de vue doctrinal avait constitué un progrès indéniable, ralliant l'enfance délinquante à l'enfance irrégulière sous la bannière du discours médico-psychologique. Dans le domaine de l'observation, ce discours est encore largement dominant ; il avait épousé parfaitement, dès la création du tribunal pour enfants, le caractère individuel de la mesure judiciaire. Mais, paradoxalement, il a soustrait au sujet une part de responsabilité au profit d'une catégorisation scientifique et rigide, et il court après la croyance que chaque cas renvoie à une catégorie répertoriée à laquelle correspond une pratique appropriée. L'alliance du médecin et du magistrat promettait, à elle seule, de conquérir la citadelle de la délinquance. L'ambition non dissimulée du groupe français au Ilème Congrès n'est pas l'accumulation d'un savoir total, mais une méthode absolue de recherche. Le rassemblement de tous les rapports élaborés par la Commission française sur les facteurs criminogènes doit donner lieu à une «fiche statistique globale », exploitable méthodologiquement pour l'étude et l'explication de la délinquance juvénile. Désormais, aux facteurs bio-psychologiques déterministes viennent s'ajouter des facteurs sociaux,46 élargis y compris aux institutions. De plus, la souplesse introduite par la psychanalyse renouvelle l'approche du sujet dans sa relation à lui-même et à l'autre et le place dans un autre rapport que celui d'extériorité posé par le diagnostic médical. Par l'élargissement des facteurs et par la restitution de l'histoire du sujet, l'acte délinquant comme acte anti-social prend une autre dimension, un autre sens. A ce titre les figures marquantes du Congrès ont été de Greef et Lagache. En décembre 1949, s'était tenue à Paris, à l'initiative de l'ONU, une session d'études européennes sur la délinquance juvénile qui donne lieu à un rapport rédigé par Pierre Ceccaldi. Il y apparaît que l'enfance délinquante, loin d'avoir été noyée dans l'enfance irrégulière dont elle fait partie,47 est devenue un modèle théorico-pratique où une réalité sociale coïncide avec une somme de savoirs, en réalise la synthèse : « La délinquance juvénile ne doit pas être considérée comme un fait en soi, mais comme le point d'aboutissement d'une série de facteurs d'ordre physique, mental, psychologique, social, économique et éventuellement politique, qui appellent une action coordonnée et totale. Celle-ci ne doit pas se limiter au redressement de la situation créée par l'existence de la délinquance juvénile, mais remonter aux causes de celle-ci, et, en les supprimant, réduire dans toute la mesure du possible l'importance de cette délinquance. »48 La connaissance des causes de la délinquance a des vertus préventives. En terme de cure, le traitement de l'inadaptation

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(« de la mauvaise adaptation de l'enfant au milieu dans lequel il est appelé à se développer, et qui le plus souvent n'est pas aménagé en fonction de ses besoins propres ») peut être riche d'enseignement et contribuer à l'étude de la psychologie infantile : « L'étude psychologique et médicale de l'enfance délinquante, ainsi que les pratiques retenues pour sa rééducation, sont donc à des titres divers utilisables pour la connaissance de la psychologie et du comportement de l'enfant dit "normal': » La normalisation de l'enfance délinquante est en marche, son intégration passe par une définition large qui, partant de la mauvaise adaptation au milieu, étend les causalités sociales et l'étude psychologique à tous les enfants, et donc a priori à l'enfance en danger. La définition de l'enfance délinquante a une double valeur intégrative, « d'une part de réintégrer dans un monde normal les enfants délinquants et d'autre part d'éviter à l'ensemble des enfants "normaux" de le devenir ». Ces changements viendront nourrir une légitimité théorique qui gagnera de nombreux milieux professionnels. L'enfance délinquante, qui, comme l'a souligné Jean-Jacques Yvorel, est une construction sociale issue du XIXème siècle, devient à cette époque un enjeu cognitif.49 Dès lors, l'horizon indépassable sur laquelle est posée la pensée de la rééducation va évoluer. Cet horizon est idéologique, constitué par des valeurs et des idées essentiellement humanistes après la guerre ; l'influence des sciences humaines dans les années 50 va faire évoluer la problématique "réformiste" de l'individu, de son inadaptation à la société provoquée par un comportement qui, lui-même, est l'otage de causalités sociales. Retournement de la critique, au regard de laquelle les institutions deviendront oppressives. En 1945, il faut avant tout vérifier l'engagement institutionnel dans un cadre judiciaire, conforter un choix social et politique. On pourrait appliquer la formule du "statut qui précède le métier", employée par Jacques Bourquin à propos de la fonction d'éducateur, et dire de l'ensemble de l'institution que les statuts qui l'aident à se situer précèdent l'oeuvre rééducative. Dans cette construction, l'idée de rééducation à l'Éducation surveillée ne suit pas une progression linéaire ; elle s'inspire de mouvements et travaux divers ; elle se développe de façon horizontale comme un buisson, dans des directions opposées, par chevauchement, superposition, glissements, renoncements et emprunts. Cette pensée se construit à la manière d'un langage. On peut alors légitimement se poser la question : entre ruptures revendiquées et héritage non formulé, voire refoulé, entre réformes et continuité, y a-t-il une part d'inconscient dont la pensée de la rééducation serait prisonnière, un impensé de la pensée que l'on pourrait déceler dans les discours des acteurs impliqués dans ce champ ? Conclusion La période 1945-1950 est une période charnière où, à l'Éducation surveillée, seraient distingués principalement deux courants de pensée l'un que l'on pourrait qualifier de "scientifique" ou encore positiviste et l'autre à tendance plus "littéraire" ; l'un qui fait de l'objectivité et du déterminisme ses principes, qui s'est épanoui dans l'entre-deux- guerres, représenté par la psychiatrie infantile et certaines branches de la psychologie, et l'autre qui laisse une part importante à la subjectivité, exalte la liberté et la personne, privilégie la situation, l'existant, effleuré par la psychanalyse, et qui s'appuie sur des courants philosophiques qui, au lendemain de la seconde guerre, prennent un nouvel essor : l'existentialisme, le personnalisme et la phénoménologie. 1945-1950 est une période de transition où l'on voit un paradigme encore triomphant coexister avec un modèle en construction. Au nom d'une certaine scientificité, le paradigme médico-social qui se voulait un projet social prophylactique, avait dénoncé

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l'inefficacité des catégories juridiques appliquées aux mineurs délinquants et des mesures répressives dont ils faisaient l'objet. Ce courant, qui a marqué tout le secteur de la rééducation, va poursuivre son chemin, en particulier dans le centre d'observation. Sur son flanc, émerge et se constitue, à l'aube des années 1950, un ensemble de savoirs, un nouveau modèle fondé sur une alliance avec les sciences humaines, qui, s'avançant sur le terrain des causalités, va explorer les arcanes du rapport de l'individu avec les autres et avec lui-même. Désormais, aux précédents déterminants vont se substituer peu à peu des catégories psychologiques et sociologiques adaptées au projet d'éducabilité, dissolvant bientôt la raison institutionnelle dans le relationnel. Elles forgeront le paradigme éducativo-social.

NOTES

1. Sujet traité à plusieurs reprises par Francis BAILLEAU en ce qui concerne la délinquance des mineurs ; par ex., "Délinquance des mineurs : question de justice ou d'ordre social", les Cahiers de la sécurité intérieure, n°29, 1997, pp 77-88, et "La Justice des mineurs : des principes à la pratique", Sauvegarde de l'enfance, n°5, 1998, pp 290-297. D'une façon plus générale, pour tout le secteur du travail social, voir "A quoi sert le travail social ?", Esprit, mars-avril 1998. Par ex. Philippe ESTEBE, pp 49-50, Michel AUTÈS, pp. 68-69. 2. Jacques ION, Le travail social au singulier, Paris, Dunod, 1998, pp. 101-102. 3. Jean-Louis COSTA "Plan de réforme des services de l'Éducation surveillée et des institutions de l'enfance en danger moral", Revue de l'Éduca- fion surveillée, n°4, 1946. Pour une présentation de ce plan, voir Jacques BOURQUIN, Bulletin de IAHESPJM, ri 13 et 14, nov. 96 et mars 97. 4. Définition proposée par l'équipe Dechaume-Girard à Lyon à cette époque, citée par Michel CHAUVIÈRE, L'enfance inadaptée : l'héritage de vichy, Paris, Les éditions ouvrières, 1980, p. 80, note 6. Du même auteur, voir aussi "La délinquance n'est qu'un accident", Empan, n 32, décembre 1998, pp. 34-37. 5. Sur l'acte du 3 juillet 1944, voir Michel CHAUVIÈRE, op. cit., pp. 67-68. 6. Michel CHAUVIÈRE, op. cit., pp. 174 et 182-185. 7. Dès 1914, G. Heuyer avait établi, par l'examen psychiatrique, un terrain commun entre l'arriéré scolaire, l'écolier anormal et le délinquant juvénile, unifiés « par les mîmes troubles de l'intelligence et du caractère ». Georges HEUYER, Enfants anormaux et délinquants juvéniles, Paris, 1914, p. 21. 8. Dr. J. DECHAUME, Dr. P.F. GIRARD, L'enfance irrégulière, psychologie clinique, Paris, 1946, p. 239. 9. Michel CHAUVIÈRE, "Questions pour un non-événement quelles alternatives à l'Éducation surveillée en 1945", le Temps de l'histoire, n° 1, pp. 41-42. 10. Pierre CECCALDI, Revue de 1 Éducation surveillée, n°4, 1946, p. VII. Pour une présentation de cet article, voir Vincent PEYRE, Bulletin de l'AHESPJM, n° 9, juin- septembre 1995. 11. "Lettre de Mr André PHILIPP", Revue de l'Éducation surveillée, n° 2, p. 3.

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12. Jean-Louis COSTA, op. cit., Introduction, pp. 3-4. 13. Reproduit dans Rééducation, n *29, 1951. 14. Reproduite dans la revue Sauvegarde, n°2, 3, 4, 1946. 15. Michel CHAUVIÈRE, op. cit., p. 100. 16. Michel CHAUVIÈRE, op. cit., pp. 97-103. 17. Un des thèmes du n°1 du Temps de l'histoire, pp. 21-54. 18. J. DECHAUME et P.F. GIRARD, op. cit., p. 240. 19. Ibid., pp. 233-234. Tout comme Dechaume affirmait que la délinquance n'est qu'un accident, Françoise LIÉVOIS [La délinquance juvénile (cure et prophylaxie), Paris, PUF, 1946] dit qu'elle ne veut pas aborder « le problème de l'enfance par le détail [...] le détail pitoyable de la délinquance " (pp. 121122). La délinquance de l'enfance n'est qu'une conséquence de l'enfance en danger moral (p. 10 et p. 59). Seule une politique préventive pourrait éviter qu'un enfant en danger moral puisse devenir un délinquant qu'il est potentiellement. Le mineur délinquant est plus un malade qu'il faut soigner qu'un coupable qu'il faut punir (p. 5). Victime, il l'est à cause de l'hérédité de son milieu, mais aussi victime de la société qui l'a laissé... naître, « victime d'une imprévoyance sociale » (p. 159). « Prenons des assurances contre leur naissance. » Ramenons « ces porteurs de tares héréditaires » à un accident, à un détail, pour que la société se consacre enfin à l'édification d'une jeunesse saine, seule véritable cause digne d'intérêt. Quand on sait que cette proclamation eugénique fut soutenue sous forme de thèse en 1944, on ne peut qu'avoir un mouvement de recul. A quoi s'ajoute un trouble quand l'auteur salue, au moment de la parution du livre, en 1945, la nouvelle législation des mineurs et loue les efforts entrepris par l'Administration pénitentiaire pour améliorer, humaniser, réformer les établissements publics. Modernisation et rationalité étaient à l'ordre du jour pour ce courant qui prit son essor au début des années 30 et pour qui la santé était devenue la norme de référence absolue. Les contemporains n'ont pas dénoncé l'ambiguïté des propos, et l'auteur peut tranquillement et opportunément dédicacer un exemplaire de son ouvrage, que l'on trouve à la bibliothèque de Vaucresson, à « Mr Ceccaldi, sous-directeur de l Éducation surveillée, en remerciement de l'appui si précieux » donné pour la documentation. 20. Cité par Michel CHAUVIÈRE, op. cit., p. 93. 21. En novembre 1943, il avait organisé une session pour le service de l'Éducation surveillée, à l'Université de Clermond-Ferrand où il avait été contraint de se replier après avoir quitté son poste à Strasbourg. 22. « L'ouverture du Centre de Savigny-sur- Orge allait favoriser la naissance d'une nouvelle technique, la psychologie clinique dans le sens où Lagache l'entendait. » Christian SANCHEZ, Sous le regard de Caïn, l'impossible observation des mineurs délinquants. Le CO de Savigny, 1945-1972, Erès, 1995, p. 151. Sur la place et le rôle qu'a tenu Lagache dans l'immédiat après-guerre et, pendant quelques années, dans les champs de la psychologie et des institutions, nous pouvons désormais nous référer à la mise au point faite avec justesse et justice par Annick OHAYON, L'impossible rencontre, psychologie et psychanalyse en France, 1919-1969, Paris, La découverte, 1999, pp. 277-297. 23. Déjà, dans la nomenclature, la méthode du point de vue clinique avait été décrite ainsi : « Dans la définition et la classification des jeunes inadaptés, il importe de se placer d'un point de vue aussi descriptif que possible, en évitant défaire intervenir les théories et les doctrines, c'est-à-dire que la symptomatologie doit jouer un rôle plus important que l'étiologie et la pathologie. »

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24. Cet « autre psychologue (déformation), conseiller d'orientation, professionnel ouvert aux théories cliniques, qui présidera à la destinée du Centre mais aussi et plus encore, lorsqu'il sera rappelé à un autre poste à l'Administration centrale, à celle de l'évolution de la psychologie clinique à l Éducation surveillée ». Christian SANCHEZ, op. cit., p. 85. 25. Guy SINOIR, "Utilité de l'observation du mineur délinquant avant le jugement", Revue de l Éducation surveillée, n°1, p. 35. 26. Ce principe, contenu dans la loi du 22 juillet 1912, est édicté par le décret du 15 janvier 1929 : « Ce qu'il importe de connaître c'est, bien plus que le fait matériel reproché au mineur, sa véritable personnalité, qui conditionne les mesures à prendre dans son intérêt. » 27. On verra en effet se multiplier le nombre de postes d'observation à Savigny. Voir Christian SANCHEZ, op. cit., "Qu'est-ce que l'observation directe ?", p. 113. 28. Ainsi, en conclusion d'une conférence faite à la session d'études des juges des enfants à Marly-le-Roi en 1949, il cite, pour illustrer ce propos, De Greef : " Ce que tout homme attend d'un autre homme c'est de ne pas être jugé sur un acte ou sur un moment de lui- même mais en fonction de toutes les possibilités qui sont en lui. » Etienne DE GREEF, Les instincts de défense et de sympathie, Paris, PUF, 1947, p. 227. 29. "Le problème de la prévention", Rééducation, n° 31-32, 1951, p. 4. 30. Suivant la formule d'Hélène Campinchi, « les mineurs sont sortis du droit pénal », Les problèmes de l'enfance délinquante, Paris, 1945, p. 48. 31. Depuis 1914, la référence d'Heuyer reste et restera la même : « La perversion constitutionnelle U de Dupré (1910). Voir Nadine LEFAUCHEUR, "Psychiatrie infantile et délinquance juvénile", in Laurent MUCCHIELLI (dir.), Histoire de la Criminologie française, Paris, L'Harmattan, 1995, pp. 317-330 ; et Annick OHAYON, op. cit., pp. 174-184. 32. Le risque de contamination est une obsession du corps médical. Voir, par exemple, Dechaume et Girard : « Il faudra faire le diagnostic des enfants contagieux au point de vue moral pour les isoler. Toute oeuvre de rééducation sera vaine, si elle doit être compromise par ces mineurs, [...1 redoutables éléments de perversion. Ils doivent être découverts le plus rapidement possible et éliminés impitoyablement. » (p. 242) Tous les contemporains n'ont pas cette radicalité eugéniste. Voir, par exemple, Duchêne sur les problèmes de l'enfance délinquante, op. cit., pp. 28-29, qui propose le placement du sujet pervers dans un « centre d'observation spécialisé ». Il faudra attendre 1950 pour voir la notion de "pervers" discutée et définitivement relativisée dans le n" 24 de Rééducation, numéro spécial consacré aux "pervers». 33. Règlement provisoire des centres d'observation et des institutions publiques d'éducation surveillée (Arrêté du 25 octobre 1945, avec rectificatif). 34. A Savigny, dans les faits, cela se déroule différemment, mais l'esprit est le même : « Le temps de l'accueil est celui de l'apprentissage de la discipline, celui du triage. » Christian SANCHEZ, op. cit., p. 147 et aussi l'accueil en « observation interne », pp. 99-100. 35. « La première préoccupation du centre d'observation sera la sélection des mineurs sur les critères de dangerosité relative à sa santé mentale ou somatique. » Christian SANCHEZ, op. cit., p. 68. 36. Jean-Louis COSTA, op. cit., p. 45. 37. Jean-Louis COSTA, "Le traitement en institution du mineur délinquant", Rééducation, n°29, 1951, p. 2. 38. Art. 16. Le principe, la philosophie du choix de placement, du type de mesure, ont été fixés par l'exposé des motifs de l'ordonnance. 39. jean-Louis COSTA, Plan de réforme, op. cit., p. 50.

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40. « Pour les pervers inéducables, il faut organiser ser quelque chose;; [...] la réalisation d'un ou deux établissements de défense sociale fournirait une solution très acceptable ». Revue de l Éducation surveillée, n° 5, nov. 1946, pp. 32-33. Si l'on admet qu'un sujet est un pervers, « le souci de la défense sociale doit alors prendre le pas sur le désir de rééducation ». Dr. Duchêne, in L'Enfance délinquante, p. 29. 41. Jean-Louis COSTA, "Le traitement en institution du mineur délinquant", Rééducation, n°29, 1951, p. 10. 42. Jacques BOURQUIN, Empan, n°32, déc. 1998, p. 27. 43. Revue de 1 Éducation surveillée, n°2, p. 82. 44. Il n'est pas étonnant de voir Henri Michard défendre cette thèse dans la revue fondée par Emmanuel Mounier, philosophe du personnalisme : « Toute rééducation vraie ne peut être que personnelle ; par delà la socialisation du délinquant, elle vise sa libération, l'épanouissement de sa personne ». Esprit, juillet 1950, p. 69. 45. J. DECHAUME et P.F. GIRARD, op. cit., p. 243. 46. "Dans la genèse des actes délictueux de l'enfant il y a donc interdépendance étroite du social et du biopsychologique : autrement dit rencontre de circonstances, favorables et d'un terrain réceptif" Henri Michard, Esprit, juillet 1950, p. 66. 47. Comme le note Henri Michard : « L'enfance délinquante ne constitue pas une catégorie isolée, essentiellement distincte des autres catégories d'enfants irréguliers. Elle s'en distingue presque uniquement par le fait que le délit est un passage à l'acte" (donc marque plus ou moins son auteur et entraîne une réaction sociale plus ou moins vive). Son étiologie se confond donc en très grande partie avec l'étiologie des inadaptations infantiles ». Esprit, février 1950, pp. 64-65. 48. Rééducation, n°21, février 1950, p. 5. 49. "Les fondements de la justice des mineurs", à paraître dans les Actes du colloque Justice et pouvoir".

RÉSUMÉS

1945-1950 est pour l'Éducation surveillée, sur le plan doctrinal et interprétatif de la délinquance juvénile, une période de transition entre, d'une part, l'héritage d'un secteur qui tendait à sortir l'enfance inadaptée du point de vue moral et répressif au bénéfice de catégories médicales et, d'autre part, l'émergence de pratiques éducatives qui n'ont pas encore trouvé leur cohérence conceptuelle. Techniquement, théoriquement mais aussi idéologiquement, et malgré une cohabitation qui se prolonge, l'énonciation des facteurs et des causes individuelles et sociales de la délinquance ne peut plus, après la guerre, se référer seulement à un discours marqué par une tonalité hygiéniste, prophylactique, sélective voire eugénique qui domine dans les années 1930-1940 les milieux médico-psychiatriques. Une nouvelle culture, à partir des années 1950, plus humaniste, fondée sur la dynamique individuelle et la relation interindividuelle, puisant dans les sciences humaines, donnera à la notion d'éducabilité des arguments et une ouverture théorique. La voie de la normalisation de l'enfance délinquante passera par une interprétation psychosociologique.

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1945-1950: The arrival of a new model of thinking and of representing delinquent youngsters. Regarding doctrine and interpretation of juvenile delinquency, 1945/1950 has been a transitory period between, on the one hand, a trend to remove maladjusted children from a moral and repressive approach to a medical classification and, on the other hand, emerging educational practices which have not found yet their theoretical consistency. From a practical, theoretical and also ideological point of view, and in spite of a persisting medical approach, stating individual and social causes and factors of delinquency after World War 2 could not only refer to the sanitary, prophylactic, segregative and even eugenic perspective that predominated in the 30ies/50ies psychiatric spheres. From the 50ies, arising from social sciences and based on the individual dynamics and the inter- individual relationship, a more humanistic new approach will provide the notion of "educability" with arguments and theoretical groundings. The way to normalization of juvenile offenders will run through a psycho-sociological interpretation.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : XXème siècle, Trentes glorieuses Mots-clés : éducation spécialisée, éducation surveillée, enfance délinquante, méthode pégagogique, métier d'éducateur, psychologie, traitement de la délinquance

AUTEUR

JEAN-PIERRE JURMAND Formateur au CNFE-PJJ de Vaucresson

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La protection de l'enfance et de l'adolescence en Bretagne dans les années 1940: un montage régional original ?

Mathias Gardet

Les années quarante, marquées par la drôle de guerre, la défaite, l'Occupation, le partage de la France en plusieurs zones, le gouvernement de Vichy, puis la Libération et tous les espoirs qu'elle porte, enfin l'immédiat après-guerre et la philosophie de la Reconstruction, sont souvent présentés comme un moment de rupture dans la société française. Dans toutes ces années se développe en effet un sentiment d'urgence, voire de culpabilité : il faut sauver les enfants de la guerre « qui sont en danger et risquent de se perdre ». C'est pendant toute cette période aussi que sont mises en œuvre des initiatives et des actions nouvelles dans le domaine de la Protection de l'enfance et de l'adolescence. Les législations bougent. Des structures de coordination se mettent en place. Des méthodes d'encadrement sont expérimentées. De nouveaux établissements s'ouvrent, dans une grande pénurie, mais animés par la ferveur de toute une génération de pionniers. Des réseaux différents d'acteurs et de notables s'entrecroisent. De nouvelles professions commencent à s'organiser, les éducateurs - jeunes hommes et jeunes femmes formés dans de premières écoles à Montesson, Toulouse, Lyon, Montpellier… - puis, à partir de 1945, les juges pour enfants, auxquels viennent s'associer les assistantes sociales, les médecins psychiatres et les premiers psychologues de l'enfance. Il est possible de parler d'un certain volontarisme de l'Etat sous Vichy, puis à la Libération dans les politiques développées autour de ce secteur et dont les principales orientations ont été analysées par Michel Chauvière1. Pour donner quelques exemples : à partir de 1943, un service de coordination et un conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral sont institués, afin de mettre en place une politique régionale et déterminer dans quelles conditions le dépistage, l'observation et la rééducation des mineurs doivent être assurés. De même, à partir de cette même année, sont fondées des Associations régionales de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence

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(ARSEA), chargées entre autres de créer un centre d'observation et de triage pour les enfants et une école d'éducateurs. Elles sont appelées de plus à coordonner l'ensemble des établissements de leur région et attribuent les subventions. L'application et la réalisation de telles directives, aux niveaux local et régional, nous amènent cependant à nous interroger sur cette rupture que représenteraient la guerre et l'après-guerre et sur son impact réel dans le paysage contrasté et aux racines très anciennes des établissements et services prenant en charge les enfants dits à l'époque « déficients » ou encore « en danger moral ». Elles nous renvoient aussi à l'articulation subtile et complexe entre initiatives privées et pouvoirs publics, ainsi qu'au problème du partage des domaines et des espaces d'intervention entre les établissements, les services de coordination, les services de placements et les ministères. La Bretagne offre à cet égard un champ d'observation privilégié de par l'ancienneté, la complexité et la variété des structures existant sur le terrain et surtout du fait de la qualité des archives conservées sur cette période. J'ai pu tout d'abord avoir accès aux archives personnelles de Hubert Noël, premier directeur de Ker Goat, un petit centre d'accueil pour jeunes garçons en difficulté, ayant fait l'objet pour la plupart d'une mesure judiciaire. Ce centre, créé dès le mois d'août 1940 près de Dinan, est devenu très rapidement le symbole, le mythe fondateur d'une nouvelle façon d'appréhender et d'encadrer le mineur de justice, la fameuse idée de « rééducation ». J'ai consulté par la suite les archives de Jacques Guyomarc'h, déposées et classées depuis peu au Centre des Archives de la Protection de l'Enfance et de l'Adolescence (CAPEA) à Angers. Ce fonds d'archives, d'une ampleur et d'une richesse exceptionnelles, permet de bien saisir les enjeux et les réseaux locaux et régionaux grâce à la position clé occupée durant cette période par Jacques Guyomarc'h. Cet ancien membre de la Jeunesse étudiante chrétienne, formé dans les écoles de cadre de la jeunesse de la région parisienne, se retrouve tout d'abord responsable de l'école régionale de cadres de la jeunesse à la Haye-en-Mordelles près de Rennes entre 1941 et 1942. Puis, à partir de 1944, il est nommé quasi simultanément secrétaire général de la Fédération Bretonne de Sauvegarde de l'Enfance et de l'Adolescence (FBSEA) et directeur du centre d'accueil et d'observation de la Prévalaye, la première siégeant à Rennes, le second installé dans sa proche périphérie. La naissance de Ker Goat : de l'œuvre d'une dame à l'impossible gestion ministérielle Pour ce qui est des prémices de la création du centre d'accueil du Hinglé près de Dinan, surnommé rapidement Ker Goat, je possède encore peu d'informations, faute de connaître précisément l'itinéraire de sa fondatrice et inspiratrice, Anne-Marie de la Morlais. Le personnage est d'autant plus difficile à cerner que le mythe qui entoure la création de ce centre est fort. Je m'aperçois moi-même que malgré plusieurs entretiens effectués avec Hubert Noël, je me suis fait en quelque sorte piégé par un certain nombre de déclarations présentées comme des évidences, or de nombreuses questions sont restées en suspens. Je sais que Anne-Marie de la Morlais était la femme d'un général, mère de plusieurs enfants. Dans les souvenirs de Hubert Noël, c'était une belle femme, grande, avec des yeux bleus. Elle avait commencé comme assistante sociale rattachée au Tribunal de Saint-Brieuc, mais je ne sais pas dans quelle école elle a été formée. Avant de créer le centre, elle s'était déjà attelée depuis plusieurs années aux problèmes de la protection de l'enfance, puisqu'elle avait créé et dirigé dès 1937 le « service social de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence des Côtes du Nord », puis en 1939, le « service social de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence d'Ille-et-

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Vilaine » installé au Palais de Justice de Rennes. Ces deux services étaient fondés sur le modèle du tout premier service social français ouvert à Paris en 1923 notamment par Olga Spitzer et Cloé Owings et faisaient partie, semble-t-il, de la première génération des services sociaux, encore peu nombreux, créés en province par la suite. Ils fonctionnaient comme leur homologue parisien en liaison étroite avec le Tribunal, c'étaient des œuvres privées qui travaillaient « à côté et sous la direction des juges ». Le siège du service des Côtes du Nord était ainsi situé à deux pas du Tribunal et dans la présidence de son comité, on trouvait un magistrat, un juge d'instruction et un avocat. Ces services effectuaient principalement des enquêtes sociales à la demande des juges et géraient les placements officiels ou officieux des mineurs qui font l'objet d'une mesure judiciaire. Comme leur nom l'indique leur action s'étendait avant tout sur le département2, avec une permanence respectivement à Saint-Brieuc et à Rennes, et des contacts avec les tribunaux des arrondissements de Dinan, Guingamp et Lannion pour le premier et ceux de Fougères, Redon, Saint-Malo et Vitré pour le second. C'est donc surtout dans une logique départementale que les deux services sociaux créés par Anne-Marie de la Morlais déployaient leurs activités ; les trois autres départements de la Cour d'appel s'étant dotés peu à peu de services similaires : la « société Vannetaise de protection de l'enfance en danger moral et des condamnés libérés » fondée en 1935, et qui devient en 1942 la « société Morbihannaise pour la protection de l'enfance délaissée et délinquante » et est transférée peu après au Palais de justice de Vannes ; la « société du Sud-Finistère pour la protection de l'enfance délaissée et délinquante », fondée en 1937 sur l'initiative du Parquet de Quimper, et qui couvre en 1940 tout le département ; la « société Nantaise de patronage des enfants malheureux et coupables de la Loire-Inférieure » fondée en 1888 et qui ouvre une permanence en 1940 au sein du Palais de justice de Nantes3. La plupart de ces services, émanant pour certains d'entre eux d'anciennes sociétés de patronages pour jeunes détenus, pratiquaient avant tout les placements, principalement dans des fermes, quand le mineur n'était pas remis tout simplement à ses parents. Dans une enquête effectuée en 1942-1943 par un jeune avocat breton, Henri Joubrel, à la demande du directeur régional de la Santé et de l'Assistance, Pierre Bianquis, il est ainsi surprenant de constater que la grande majorité des mineurs ayant comparu sont remis à leur famille. Sans reprendre le détail des chiffres, ni insister sur la désorganisation des services qui comptabilisent à cette époque, les proportions sont tout de même parlantes. Sur le nombre de mineurs ayant comparu en justice pendant l'année 1942 (pour la seule Cour d'appel de Rennes, soit les cinq départements bretons), plus de 60% sont remis à leurs parents sous le régime de la liberté surveillée, ou avec une amende ou bien seulement avec simple admonestation ; autour de 11% sont confiés à des patronages ou à des tiers et à peu près 8% sont confiés à l'Assistance publique ou à l'Administration pénitentiaire. Il reste tout de même environ 20% qui sont condamnés à la prison avec ou sans sursis. C'est pour une partie de ces 20%-là, que certaines personnes charitables, certains philanthropes, souvent à titre individuel, cherchent à agir, reprenant à leur compte les discours et les initiatives en cours depuis le milieu du XIXe siècle : « il faut sortir les enfants des prisons, il faut éviter la contamination avec les adultes, une partie d'entre eux sont, du fait de leur jeune âge, rééducables ». C'est ce qu'entreprend Anne-Marie de la Morlais dès 1940, en fondant le centre de Ker Goat. Elle part du constat qu'il n'existe en Bretagne pratiquement aucune structure d'accueil, hors des prisons, pour les mineurs prévenus. Elle bénéficie pour ce faire de son expérience et de ses contacts en tant qu'assistante sociale, ainsi que des moyens et

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du réseau de relations tissées notamment à travers les deux services sociaux qu'elle a mis en place. Elle loue ainsi au nom du service social des Côtes du Nord une ferme plus ou moins abandonnée, dite « la ville aux cailles » dans la commune du Hinglé, près de Dinan ; mais on parle alors volontiers de l'œuvre de Mme de la Morlais. En ouvrant ce centre fixe, baptisé « ferme d'accueil », seul du genre dans la région, en dehors de la très vieille institution de Belle-Ile-en-Mer, Anne-Marie de la Morlais assoie et étend les capacités des services sociaux qu'elle dirige. Elle prospecte en effet sur l'ensemble des prisons et dépôts de la Cour d'appel, aussi bien à Nantes qu'à Rennes ; elle établit, ou renforce, par la suite des contacts avec le service social de la rue du Pot de fer et le Tribunal de Paris, et parvient à obtenir que lui soit confié un certain nombre de mineurs. Le démarrage semble toutefois laborieux, il n'y a qu'un garçon à l'ouverture du centre le 8 août 1940, seulement douze fin septembre, et encore tous ne sont pas confiés par jugement. Les ressources du centre sont par là-même maigres : un prix de journée très bas pour les garçons confiés par le ministère de la Justice, une pension versée selon le bon vouloir des familles pour les autres et une petite subvention puisée dans le capital des deux services sociaux, quelques dons glanés ici et là chez les âmes de bonne volonté4. L'originalité du projet résulte de l'encadrement choisi pour diriger la ferme. Anne- Marie de la Morlais fait appel à un jeune étudiant en droit, scout de France, Hubert Noël, qui accepte le poste à titre bénévole pendant la période des vacances universitaires. Il est épaulé durant le premier mois par son jeune frère Robert, ainsi que par une équipe de deux ou trois autres jeunes issus également du scoutisme. Pourquoi avoir fait appel à de jeunes scouts et pourquoi Hubert Noël ? Les réponses sont encore à affiner. Selon Hubert Noël, c'est par l'intermédiaire d'un autre chef scout qu'il aurait été contacté par Madame de la Morlais. Peut-être est-ce dû aussi au fait que le père d'Hubert Noël soit avocat à Rennes ? S'il semble bien que Ker Goat soit le premier centre à être dirigé et encadré entièrement par de jeunes scouts à peine plus âgés que les mineurs dont ils ont la charge, les contacts entre le scoutisme et la rééducation sont plus anciens et sont loin de tenir de l'évidence. Lors d'un colloque organisé en mars 19945, nous avions évoqué l'existence de premières tentatives, initiées dans l'entre- deux-guerres, de faire appel à de jeunes cadres issus du scoutisme dans les institutions pour mineurs de l'Administration pénitentiaire, notamment à Saint-Maurice. Nous avions aussi mis en évidence les ambiguïtés, voire les paradoxes, des positionnements adoptés par les mouvements scouts envers leur vocation « sociale », tout particulièrement lorsqu'il s'agissait de créer des troupes scoutes au sein des établissements et de leur faire faire ou non la promesse. L'idée de service, de B.A., inhérente au scoutisme a certes conduit certains jeunes à accepter des missions d'encadrement, comme celle d'Hubert Noël, les mouvements scouts devenant pendant la seconde guerre et surtout à la Libération de véritables viviers pour les premières générations d'éducateurs. Faut-il en conclure que ces initiatives individuelles ont été encouragées, portées par leur mouvement, marquant ainsi un tournant dans l'histoire du scoutisme… Rien n'est moins sûr. Preuve en seraient les lettres reçues par Hubert Noël de son aumônier, qui sans le détourner de sa mission, montre sa perplexité et son inquiétude face au risque de pénurie de cadres pour sa propre troupe : « Mon bien cher grand fils, ta lettre a achevé de me tirer d'inquiétude. Je viens de passer quinze jours chez moi à Saint-Briac et à mon retour, j'ai appris avec de vagues détails ton départ et celui

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de Robert. Le peu que je savais m'inquiétait beaucoup. Je craignais pour vous quelque mauvais tour et pour me rassurer, j'allais voir Madame ta sœur qui me fournit des éclaircissements satisfaisants. Le lendemain ta chère lettre m'a tout expliqué. Si j'avais été là, et si tu étais venu me demander conseil je t'aurais dit : Mais ! Tes garçons ! Et j'aurais fait la même réflexion à Robert. Et cependant je ne puis vous blâmer d'avoir accepté ce dur et ingrat service, je suis fier de votre énergie et de votre dévouement. Cela cadre d'ailleurs avec l'idée de l'aboutissement de notre scoutisme et même l'évangélisation de ce milieu est une chose qui m'a toujours tenté et à laquelle je me serais volontiers donné si Dieu avait voulu disposer ainsi de moi. Je conçois bien cher Hubert que tu aies connu des heures pénibles et que tu aies senti le besoin d'un frère scout auprès de toi. Le cher vieux Robert était certes le mieux désigné. Il a très chiquement accepté de partager tes tâches et tes peines. Bien chers garçons si généreux, la pensée de votre aumônier va souvent vous retrouver. Il prie pour vous et vous bénit. Mais nos garçons ! »6 Reste par ailleurs encore à déterminer pourquoi cette rencontre entre scoutisme et rééducation s'est faite, il faudrait pour cela continuer à remonter précisément les premiers réseaux, l'itinéraire de ces premiers acteurs : Jacques Guérin-Desjardins, Jacques Rey, Guy Houist… Anne-Marie de la Morlais, elle-même, a-t-elle été guide de France ? Au bout de deux mois d'existence, les ressources de Ker Goat semblent s'épuiser et l'habilitation du centre par le ministère de la Justice pas entièrement acquise. Anne- Marie de la Morlais adopte alors une toute autre stratégie pour le moins surprenante. Elle s'adresse au secrétariat général à la Jeunesse, à l'époque en pleine expansion, avec la création de très nombreuses écoles de cadres, centres de formation professionnelle, foyers, chantiers de jeunesse7… Elle obtient le 15 ou le 16 octobre 1940 que Ker Goat soit pris en charge par le secrétariat comme centre de jeunesse et que Hubert Noël, qui accepte de prolonger momentanément sa mission au dépend de ses études, soit formé au même titre que les autres responsables de centre dans une école de cadres près de Paris. Ce dernier est accrédité ainsi comme chef du centre rural de la jeunesse de la ferme de la Ville aux Cailles, Le Hinglé (Côtes du Nord). Le conditions posées par le secrétariat général à la Jeunesse pour une telle prise en charge et les difficultés de gestion qui s'en suivent montrent cependant que le statut de Ker Goat est très différent de celui des autres centres et que les frontières entre la « jeunesse qui va bien » et la « jeunesse qui va mal » sont loin d'être abolies : « Les pupilles ressortissant de l'autorité judiciaire et ceux qui, n'ayant pas seize ans, ne peuvent rentrer dans la catégorie des jeunes chômeurs, dont s'occupe exclusivement la direction des centres de jeunesse, seront nourris sur les fonds du secrétariat, mais ne bénéficieront en aucune façon des avantages pécuniers prévus. Le centre de Jeunesse du Hinglé deviendra le centre de représailles où seront envoyés les têtes dures des autres centres »8. Autrement dit, Ker Goat devient un établissement disciplinaire et les mineurs accueillis auparavant par le centre ne perçoivent pas les indemnités que touchent ceux qui sont envoyés par le secrétariat général à la Jeunesse. Dès la mi octobre, plusieurs contingents d'équipiers sont ainsi envoyés, et le nombre de garçons accueillis s'élève à 35. S'ouvre alors un deuxième « chantier » dans la ferme dite « des Vaux », à proximité de la première. La coexistence des deux types de populations s'avère rapidement difficile et les différences de traitement ne font que s'aggraver. Les « jeunes chômeurs » envoyés par le secrétariat sont vêtus de pied en cap avec de beaux uniformes, ils reçoivent une paie bi-mensuelle et bénéficient de permissions régulières. Les mineurs placés par les tribunaux passent l'hiver sans vêtements de rechange, parfois sans

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chaussure, ils touchent un pécule bien moindre (5frs par semaine au lieu de 5frs par jour) et sont consignés à demeure au centre. Six mois après, ce mélange apparaît comme invivable, le secrétariat général à la Jeunesse reconnaît une spécialisation à Ker Goat, réservé dorénavant aux seuls garçons envoyés par les tribunaux et ordonne le 3 mars 1941 le transfert de ses contingents d'équipiers vers un autre centre de jeunesse à Coadout. Cette spécialisation, célébrée comme une victoire par Hubert Noël, montre l'ambivalence des politiques de jeunesse sous Vichy qui, derrière un discours unitaire, reproduit les vieux clivages datant de plus d'un demi siècle. Quels que soient les délits commis par les jeunes « chômeurs » qui ont motivé leur renvoi des autres centres et leur assignation disciplinaire à Ker Goat délits souvent plus graves que ceux qui ont motivé le placement des mineurs par les tribunaux, souligne Hubert Noël il ne saurait être question de les mélanger aux jeunes délinquants. Cette spécialisation, loin d'améliorer le sort du centre de Ker Goat, le condamne à plus ou moins terme à la faillite, la prise en charge par le secrétariat étant devenue paradoxale. Dans un premier temps, le secrétariat, par l'intermédiaire de son délégué régional, Ferdinand Loysel (VIIe région qui comprend aussi les cinq départements) continue à promettre son aide, à envoyer des chefs d'équipes formés dans ses écoles de cadre et à donner aux fermes du Hinglé l'appellation de « centre rural de jeunesse », Hubert Noël étant convoqué aux réunions régionales et nationales au même titre que les autres chefs de centre. Dès le mois d'avril, les réticences des responsables du secrétariat sont de plus en plus manifestes. Les problèmes de partage de la responsabilité et de la gestion du centre, du contrôle des populations accueillies et de l'équipe d'encadrement se posent alors de façon accrue. En 1941, lors des négociations autour de la spécialisation du centre, Mme de la Morlais avait réussi à imposer le service social de sauvegarde des Côtes du Nord comme intermédiaire obligé pour toutes orientations importantes données au centre et à se garder en tant que directrice un certain nombre de prérogatives : « Le service social de sauvegarde consentirait à sous-louer ferme et matériel et à laisser les fermes-accueils du service social, gérées et administrées par le ministère de la Jeunesse (comité Sully) à condition que le centre accueille uniquement : 1) Les enfants délinquants ou en danger moral du ressort de la Cour d'appel de Rennes, remis par le service social de sauvegarde 2) Les enfants délinquants ou en danger moral du Tribunal de Paris remis par le service social de l'enfance en danger moral (19 rue du Pot de fer). Pour ces derniers, enquêtes et dossiers seraient remis directement du service social de Paris au service social de sauvegarde Pour les enfants du ressort de la Cour d'appel de Rennes, les enfants seraient confiés par le Tribunal non au centre de jeunesse, mais au service social de sauvegarde, dont les fermes accueils seront habilitées incessamment. La directrice du service social gardera la direction morale de ces fermes accueils c'est-à-dire : Elle choisira les rééducateurs d'accord avec le ministère de la Jeunesse Elle apportera les modifications voulues pour l'organisation de ce centre spécial d'accord avec le ministère de la Jeunesse Elle suivra les garçons dans le centre au point de vue rééducation et tiendra fichiers et observations, provoquant les consultations du médecin-psychiatre, si besoin est. Elle aura un bureau au centre »9. Cette position est renforcée par la nomination le 19 avril 1941 de Hubert Noël en tant que secrétaire général du service social de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence à

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Dinan. Par ailleurs, la majorité des garçons provenant dorénavant de la Cour d'appel de Rennes, un comité de surveillance a été établi dont le président n'est autre que le procureur général de cette même Cour d'appel, qui agit en tant qu'arbitre en cas de conflits. La correspondance fournie entre Hubert Noël et Ferdinand Loysel, durant les mois d'avril, mai, juin 1941, fait ainsi état des nombreuses difficultés inhérentes à cette triple « tutelle ». Pendant le mois d'avril 1941 par exemple, Ferdinand Loysel, se plaint amèrement de ne pas avoir été tenu informé des incidents survenus avec les autorités allemandes ayant trait à la cérémonie aux couleurs10, ni de la fugue de 4 garçons du Hinglé : « Non seulement je n'ai pas reçu de compte-rendu à ce sujet mais j'ai reçu la visite de Madame de la Morlais, qui en me parlant longuement des joyeux événements de la fête de Pâques ne m'a pas dit le moindre mot au sujet de la visite des autorités allemandes (…) D'autre part, je lis dans l'Ouest-Eclair du 17 avril 1941 que 4 garçons du Hinglé ont volé 2 bicyclettes et que leur fugue s'est trouvée facilitée du fait que l'économe du camp leur avait confié une somme de 700 frs. Il y a là un procédé de rééducation des jeunes voleurs qui frise l'inconscience et dont les résultats ne se sont d'ailleurs pas fait attendre. Je m'aperçois avec peine qu'au lieu de tenir compte d'observations très bienveillantes et dont le but est de sauver la vie du centre du Hinglé, on continue les anciens errements avec les mêmes résultats. On s'imagine qu'avec de bonnes paroles on arrivera à obtenir de moi un appui sous le couvert duquel il restera possible de ne tenir aucun compte des observations des autorités supérieures. Cette attitude me peine d'autant plus que je n'ai pas hésité à me porter garant du centre du Hinglé pour obtenir tant du secrétariat général que de la Mission de Restauration paysanne et du Comité Sully, un appui que l'on ne semble guère disposé à accorder et ce ne sont pas des incidents comme celui-ci qui contribueront à redonner à ces organismes la confiance qu'ils ont perdue. Je me suis vu dans l'obligation de tenir Monsieur le Procureur général au courant des faits sur lesquels je vous prie de me faire parvenir un compte-rendu dans les plus brefs délais »11. Dans sa réponse, dont nous possédons le brouillon corrigé, Hubert Noël, outre les justifications offertes, pointe avec acuité le problème de l'autorité de référence pour le centre : « Vous me parlez de l'affaire des quatre garçons qui se sont fait arrêter à Broons et vous me reprochez de ne pas avoir fait un rapport à ceux dont nous dépendons, de qui dépendons nous ? Je crois que dans cet inimaginable fouillis (mot raturé remplacé par « mélange ») ministériel, nous pouvons nous le demander. C'est pourquoi, hésitant à qui l'adresser, un rapport a été fait sur le champ, non pas à la Jeunesse, non pas à l'Administration pénitentiaire, mais bien au président de notre comité de surveillance, Monsieur le Procureur général ». Derrière ces conflits de pouvoir se posent les problèmes de l'emprise de la fondatrice de l'œuvre et celle de la mauvaise image de marque renvoyée par le centre de Ker Goat, dont l'aspect misérable (plusieurs cas de gale sont signalés) et les affaires de fugues et de vols « font tache » parmi les autres centres ruraux qui cherchent à développer la mystique d'une jeunesse saine, robuste et travailleuse. Dans une lettre de la fin du mois d'avril 1941, Jean Pénard, adjoint du centre formé lui aussi dans une école de cadre, retransmet une longue conversation qu'il a eue avec Ferdinand Loysel et Guy Houist, ancien responsable des écoles de cadres devenu délégué départemental à la Jeunesse. Ces derniers expriment ainsi leur volonté de prendre leur distance vis à vis de Mme de

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la Morlais lui reprochant, outre son omniprésence, de ne pas sélectionner suffisamment les garçons accueillis au centre : « Il est impossible que cela s'arrange, car Mme de la Morlais a bluffé tout le monde, en disant partout que le centre marchait à merveille, alors qu'au fond ce n'est pas vrai : l'hygiène et la tenue des garçons sont lamentables. Ils sortent comme ils veulent du centre, il y a des coups durs tous les jours. D'ailleurs, elle est de bonne foi : elle voit un peu tout en rose et n'est pas assez pratique. Je crois, continue Loysel, que je me bats en vain, en ce moment, car personne ne voudra accepter la charge de ce centre, maintenant après tous les problèmes qui sont arrivés cette dernière semaine, si Mme de la Morlais reste là (…) Particulièrement, ce que je reproche à Mme de la Morlais c'est de ne pas choisir ses garçons. Quand elle arrive dans les prisons de Nantes, ou de Rennes… ou d'ailleurs, elle prend tout. Elle aura de sérieux pépins (...) Mais comment trancher la question, tous les garçons lui sont confiés personnellement » Ils proposent alors de créer en amont un centre de triage (ce que sera plus tard le centre de la Prévalaye) et de n'envoyer à Ker Goat que des garçons triés sur le volet : « Ce qu'il faudrait par dessus tout, c'est un centre de triage : on y placerait les nouveaux arrivants et on les soumettrait à une étude très serrée afin de voir ce qu'il faut faire. Il y aurait dans ce centre une discipline plus rigoureuse : ce serait par exemple, une propriété fermée et nettement délimitée, assez grande : il y aurait un règlement connu de tous : une sorte de pension, de collège, mais en plus petit et en moins beau, où les garçons travailleraient. Alors seulement après un certain stage dans ce centre, on pourrait les remettre dans le plan de la vie, c'est-à-dire, dans une ferme comme les vôtres . Et puis il faudrait un centre pour les plus durs » Houist me dit « Ce sont des malades, il faut les traiter comme des malades ; les mettre d'abord dans un endroit propre et ordonné, où ils sentent une organisation ; puis après cette convalescence on pourrait les mettre dans un centre comme le vôtre ». Et il m'a rappelé les maisons suisses et les maisons belges, où l'on fait de nettes séparations entre les plus mauvais, les moins mauvais, les assez bons, les bons… ». Ils envisagent enfin, à plus ou moins long terme, de se retirer définitivement de la gestion du centre au profit du secrétariat général à la Famille12, tout en précisant que les cadres formés dans leurs écoles resteront eux au sein du secrétariat général à la Jeunesse : « D'ailleurs, je crois que tôt ou tard, la Famille prendra cela en mains, car elle n'a pas de responsabilités bien définies. Vous, les chefs, resteriez toujours dans le mouvement de la jeunesse »13. Faute d'arriver à un accord pour transmettre la gestion de Ker Goat, le secrétariat général à la Jeunesse menace à plusieurs reprises de fermer purement et simplement le centre durant le mois de mai 1941, puis encore en juin, un ultime délai étant finalement accordé jusqu'en septembre 1941. Cette décision entraîne le désarroi et la fureur des jeunes chefs du centre ainsi qu'en témoigne un rapport rédigé par le technicien agricole Pierre Le Vavasseur : « Nous avons commencé le nettoyage des céréales et des champs, au fond ceci ne vous intéresse plus, puisqu'aujourd'hui 15 mai, vous nous avez laissé tomber comme une sale chaussette. « L'union des Français relèvera la France ! » Laissez moi rire de la bonne entente du Français. Aucun ministère n'arrive à s'entendre avec les autres. La Jeunesse ne peut pas s'entendre avec personne. Alors comment voulez-vous relever la France, si vous ne montrez pas l'exemple. Nous sommes ici une équipe de chefs ! Nous sommes unis tous comme des frères avec des liens encore plus sacrés : par l'amitié, le devoir et le service.

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Notre centre est un des pus durs, des plus difficiles. Alors que tout va bien et par contre coup du licenciement des autres camps des Côtes du Nord, vous avez décidé de notre sort, c'est-à-dire de nous faire sauter. Eh bien non ! Nous ne sauterons pas, nous resterons quand même et nous marcherons malgré tout ! Même s'il faut nous financer nous même »14. Les tractations avec le commissariat général à la Famille finissent par aboutir, par l'intermédiaire du directeur régional de la Santé et de l'Assistance, Pierre Bianquis. Ce dernier après une visite du centre accepte de discuter de la passation. Les conditions de la reprise sont draconiennes, il obtient la démission collective du conseil d'administration, proche du service social des Côtes du Nord, qui jusque là avait la charge du centre, il négocie le retrait de Mme de la Morlais, ou bien bénéficie de son déplacement (elle est appelée auprès du Tribunal de Caen15), ainsi que le départ temporaire d'Hubert Noël, qui reprend ses études. En décembre 1941, il nomme un chargé de mission en la personne du major Charles Péan de l'Armée du Salut, afin d'étudier la remise en route du centre. Le rapport d'inspection de Charles Péan est très sévère, soulignant les conditions d'existence extrêmement précaires et l'état de désorganisation du centre16. L'engagement du commissariat reste cependant très circonspect, Pierre Bianquis et Charles Péan obtiennent pour le centre une forte subvention du Secours national, mais se garde bien de toute gestion directe. Ils reconstituent un comité au sein du service social des Côtes du Nord, la structure gestionnaire reste donc associative. Ils nomment en mars 1942, un nouveau chef en la personne de Georges Bessis, au profil assez proche de celui de Hubert Noël, et garde une partie de l'ancienne équipe. Georges Bessis est en effet âgé de 27 ans, ancien éclaireur unioniste, il avait été le chef-adjoint de Guy Houist dans les stages de formation de l'École de cadres de la jeunesse de Sillery, près de Épinay-sur-Orge, Seine-et-Oise. De même, un de ses adjoints, Paul Lelièvre, éclaireur de France, avait fait un stage en décembre 1940 à l'École régionale de cadres de la jeunesse de la Haye en Mordelles puis, janvier 1941, au Centre de jeunesse de Val-Flory à Marly- le-Roi. Il avait été tout d'abord chef d'équipes à Prat-Ar-Raz, près de Quimper, avant d'être nommé en août 1941 à Ker Goat. En octobre 1943, il avait fait partie de la première session de formation de l'École nationale de cadres rééducateurs de Montesson. La direction du centre avait été quant à elle déjà recentrée depuis le mois de juillet 1941 dans une grosse demeure bourgeoise à équidistance des deux fermes, et des baraquements avaient été installés sur une lande à proximité. Le prix de journée forfaitaire alloué par garçon accueilli étant nettement insuffisant pour le fonctionnement de Ker Goat, le commissariat comble le déficit chaque année sans pour autant fixer une subvention qui serait reconductible. Ce n'est qu'à partir de 1944, que le centre est repris en gestion directe par la Fédération bretonne de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence, nouvellement créée, mais qui elle aussi joue le rôle d'intermédiaire associatif. La Fédération bretonne de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence, entre coordination régionale et pouvoirs locaux A partir de 1943, suivant les directives du secrétariat d'Etat à la Famille et à la Santé, à qui venait d'être attribuée la coordination des services de l'enfance déficiente ou en danger moral, sont instituées un peu partout en France des Associations régionales de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (ARSEA). Selon l'analyse de Michel Chauvière, cette orientation marque un tournant, une phase nettement plus technicienne sous forme « d'une planification rationnelle,

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dotée de moyens financiers exceptionnels »17. L'opération est menée tambour battant, la Fédération bretonne, créée en mars 1944, est en effet la neuvième ARSEA (après celles de Toulouse en janvier 1943, de Lyon et de Clermont-Ferrand en mars 1943, de Montpellier en mai 1943, de Marseille en octobre 1943, de Paris et de Grenoble en novembre 1943 et de Lille en décembre 1943) et elle est suivie de près par la fondation des ARSEA d'Orléans et de Nancy en avril et en juin 1944. Cette politique qui apparaît comme très dirigiste s'avère en fait beaucoup plus pragmatique, prudente et soucieuse de ménager les susceptibilités locales lorsque l'on retrace les négociations menées sur le terrain. Par ailleurs, malgré la promulgation de statuts- types définissant pour ces associations un drôle de profil, à mi-chemin entre le privé et le public, avec par exemple un conseil d'administration comptant plus du tiers de fonctionnaires, les aménagements sont nombreux. Le cas de la Bretagne est à ce titre exemplaire, du fait même de l'existence de vieilles institutions, de sociétés et de services sociaux fortement implantés dans les cinq départements. Le rôle des services sociaux auprès des tribunaux avait été d'ailleurs conforté par une circulaire du Ministre secrétaire d'Etat à la Justice, Joseph Barthelemy adressée aux procureurs généraux de toutes les Cours d'appel : « Ma Chancellerie estime, en effet, au vu des résultats particulièrement heureux obtenus par ce procédé dans certains départements, que le moyen le plus rapide de mener à bien la réalisation des centres d'accueil est de confier cette tâche aux « services sociaux de sauvegarde de l'enfance » qui fonctionnent déjà dans certains ressorts et peuvent être constitués à bref délai dans les autres. Votre première préoccupation doit donc être de susciter la création d'un tel organisme au siège de votre Cour, à moins qu'une œuvre privée déjà fondée ne soit susceptible d'y remplir le même office »18. La naissance précoce de ces sociétés de sauvegarde en Bretagne, proches des tribunaux, se partageant ou - peut-être se disputant - parfois même à plusieurs un même département, provoque dès 1941 des velléités d'harmoniser les activités de ces différentes initiatives privées. Sous l'égide du directeur régional de la Santé et de l'Assistance, le docteur Pierre Bianquis, se constitue ainsi un « comité régional de coordination » chargé de « coordonner les activités des diverses œuvres et sociétés s'occupant de l'enfance délinquante et moralement abandonnée, d'assurer les liaisons entre elles, de leur faciliter leur tâche et d'assurer les liaisons entre les subventions et fonds qui pourraient leur être alloués »19. Les objectifs assignés à ce comité préfigurent ainsi avant l'heure la définition des futures ARSEA. Le montage effectué pour mener à bien ces tâches ressemble fort aussi à la composition du conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral, mis en place au niveau national en 1943, ainsi qu'à la configuration des conseils d'administration des ARSEA, avec un savant dosage entre représentants de la Justice, de la Santé et des notabilités locales. Le président de ce comité n'est autre que le premier président de la Cour d'appel de Rennes ; son vice-président le procureur général et parmi les autres membres figurent le directeur régional de la Santé et de l'Assistance ; le délégué régional à la Famille ; le délégué régional à la Jeunesse ; le délégué d'Ille et Vilaine du Secours national ; le conseiller à la Cour ; délégué à la Protection de l'enfance ; M. Cathala, président de la Chambre honoraire ; Pierre Bonzat, professeur des facultés de droit et Abel Durand, adjoint au maire de Nantes. Malgré les ambitions affichées par le comité régional de coordination, ses réalisations restent modestes et sa vie est de courte durée. Seule une analyse de ses archives - mentionnées par Jacques Guyomarc'h, mais absentes dans son fonds permettraient de comprendre les difficultés, voire peut-être les résistances, rencontrées. Les seules indications que je possède sont cependant évocatrices du champs de manœuvre limité accordé à cette époque à toute entreprise de coordination régionale. Jacques Guyomarc'h dans une notice sur la Fédération nous indique ainsi

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que « la tâche essentielle de ce comité fut de provoquer la fusion des diverses sociétés privées dans le cadre départemental et l'unification des statuts départementaux »20. Pour sa part, Henri Joubrel, dans son enquête effectuée en 1942-1943, nous confirme ce décalage entre les intentions et les actions réalisées par le comité et signale d'une phrase laconique son auto-dissolution : « Le but de ce comité était d'assurer la liaison entre les divers services sociaux de sauvegarde de l'enfance, de leur donner des directives générales, de les contrôler et de faciliter leur tâche. Il demanda à ces différents organismes de le saisir dorénavant, avant le 1er novembre de chaque année, d'un projet de budget pour l'année suivante. Il se proposait de juger de l'importance des subventions nécessaires à chacun, de façon à appuyer les demandes auprès des ministères compétents. La première conséquence de l'institution de ce comité régional fut de réduire à un par département le nombre des services sociaux de protection de l'enfance. Ainsi fusionnèrent, dans l'Ille-et-Vilaine, la « société de patronage des libérés et des enfants moralement abandonnés » et le « service social de sauvegarde de l'enfance et l'adolescence » ; dans le Morbihan, également deux œuvres. Le comité régional tint aussi la main à ce que fussent appliquées les instructions de la Chancellerie tendant à supprimer la détention préventive des mineurs dans les prisons, pour la remplacer par le placement, durant l'instruction, dans les établissements hospitaliers. Le comité régional de coordination, qui avait ainsi rempli sa tâche essentielle, cessa de se réunir »21. Il faut attendre en fait environ deux ans pour qu'une nouvelle tentative de coordination soit entreprise. La Bretagne d'habitude si précoce dans ce secteur, ayant même tenté de mettre sur pied avant la lettre un comité régional, n'est pourtant que la neuvième ARSEA. Le compte-rendu de la réunion constitutive qui a lieu le 23 mars 1944 à Rennes, donne la juste mesure des réticences et des problèmes soulevés. Sont présents à cette réunion le procureur général ; le représentant du préfet régional ; Charles Péan, chargé de mission à la coordination des services de l'enfance déficiente et en danger moral, Pierre Bianquis directeur régional de la Santé et de l'Assistance ; le délégué à la Jeunesse ; Maître Pincson du Sel, avocat et président du service social des Côtes du Nord ; M. Hervé et Mlle Pourcel, délégués de la société finistérienne de service social ; M. et Mme Gravot, délégués du service social du Morbihan ; Mlle Lalouette, assistante sociale déléguée de la Protection de l'enfance de Nantes, Paul Lelièvre (nommé en janvier 1944 directeur provisoire à Ker Goat en remplacement de Georges Bessis, avant de devenir officiellement directeur du Centre en août 1945, à la mort en déportation de ce dernier) ; Jacques Guyomarc'h ; le service social d'Ille et Vilaine est pour sa part excusé, son président étant démissionnaire. Le procès verbal de la réunion retransmet l'intensité des débats, ne serait-ce que par les annotations et corrections manuelles qu'il comporte. Dès le titre, les mots « association régionale » sont raturés et remplacés par « Fédération bretonne », insistant de ce fait sur la personnalité des cinq services sociaux qui revendiquent haut et fort leur autonomie et souhaitent devenir les entités de base de ce nouvel organisme. Ils manifestent aussi leur réserve quant aux statuts, s'élevant contre les affiliations individuelles, ne voulant accepter aucun membre en dehors des membres de droit, des membres des associations départementales, des membres représentant les établissements et souhaitant que les membres actifs ne soient autres que ceux des sociétés. Le Docteur Bianquis doit alors préciser « qu'il s'agit de sauvegarder la lettre de la loi et qu'en fait il y aura sans doute plus de membres actifs. D'autre part, il ne faut pas oublier

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que c'est le conseil d'administration qui prend les décisions et que les sociétés ont la majorité au sein de ce conseil. Il n'y a donc pas à craindre que des membres actifs extérieurs aux sociétés leur donnent des directives ». Ils font part enfin de leur crainte de perdre leur indépendance financière, le Docteur Bianquis est alors obligé de souligner « à ce sujet que l'association régionale n'a pas l'intention de détourner à son profit les subventions que les sociétés obtiennent. Il ne s'agit que des subventions d'Etat (des crédits importants seront à répartir par l'intermédiaire des associations régionales qui auront à contrôler l'emploi des subventions contrôle large, mais cependant effectif) »22. Les statuts adoptés à l'issue de la réunion témoignent de la recherche d'un équilibre diplomatique avec les associations départementales préexistantes. On y retrouve de même que dans les statuts-types des membres de droit « es-qualité » de l'Administration publique, fixés au nombre de cinq : le procureur général ou son représentant, le recteur d'Académie ou son représentant, l'inspecteur divisionnaire, le directeur départemental de la Santé, le conseiller délégué à la Protection de l'enfance, le directeur départemental de la Population et de l'Entr'Aide Sociale ; membres de droit qui dominent dans la composition du bureau. Par contre le terme de Fédération est maintenu et la présence des cinq services sociaux explicitement spécifiés dans l'article 3 sur la composition de l'association, ainsi que dans celle du conseil d'administration : chacun des cinq services pouvant choisir deux mandataires23. Dans une notice rédigée sur la FBSEA deux années plus tard, son secrétaire général, Jacques Guyomarc'h, définit avec humour la spécificité bretonne : « La Bretagne est sans contredit une des provinces de France qui s'attache le plus à garder farouchement son caractère et sa personnalité propres. Le breton est jaloux de son indépendance et de son initiative (…) Fédération et non association, M. Bianquis précisait en effet que la situation en Bretagne se présentait autrement que dans les autres régions. L'organe de liaison nécessaire ne doit pas être imposé aux services privés fonctionnant dans les cinq départements bretons. Il appartient à ceux-ci de constituer une fédération qui prendra en charge directe les établissements à caractère régional, coordonnera l'activité des services sociaux départementaux qui conserveraient leur indépendance entière. Le caractère breton apparaissait ainsi avec son aspect bien particulier. Cette formule aurait pu sembler ailleurs être l'écho d'un conservatisme outrancier. La magnifique unité de la Fédération, l'équipe harmonieuse et amicale qui l'anime, prouvent que cette formule du respect souverain de l'initiative de chacun était celle qui convenait. La Fédération bretonne n'est pas un chapeau et un nom mis sur tout ce qui se fait en Bretagne pour l'enfance déficiente et délinquante, la Fédération est l'âme commune de tous ceux qui, de tout leur cœur et de toutes leurs forces, font, chacun à leur place, dans leur département et à la région, ce qu'ils pensent devoir être fait. Quand un breton s'est donné à une tâche, il n'a pas besoin qu'on le dirige, qu'on lui explique, qu'on le commande… »24. A la différence du comité de coordination précédent, la Fédération bretonne de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (FBSEA) réussit à s'imposer sur la scène régionale et à développer un certain nombre d'activités qui la transforment en intermédiaire incontournable. Elle devient elle-même en l'espace d'une année gestionnaire de deux établissements-clés sans passer par l'intermédiaire d'un des cinq services sociaux. Elle reprend tout d'abord dès le 7 juillet 1944, la gestion directe du centre de Ker Goat, symboliquement important, puisqu'il s'agit du premier petit centre d'accueil de la région, présenté comme un modèle du genre pour les créations postérieures, comme celle du centre d'accueil du Prado, ouvert le 14 mai 1944 par la société de patronage des enfants et adolescents de la Loire Inférieure. Jusqu'à la

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création, à partir de 1946, d'autres petits centres comme ceux de Kéraoul dans le Finistère (inauguré officiellement le 11 octobre 1946 et géré par la société de patronage de la Loire inférieure) ou de Kerforn (ouvert en 1948 à Lorient et géré par la société Morbihannaise), Ker Goat continue à faire office de centre d'accueil régional. Jacques Guyomarc'h présente cette reprise comme une façon de soulager le service social des Côtes du Nord qui en avait jusqu'alors la lourde charge ; cette passation ne semble cependant pas avoir été si simple. Dans le rapport d'activité de 1945, Jacques Guyomarc'h signale ainsi les difficultés financières de Ker Goat « par faute de l'ancien inspecteur de l'assistance de Saint Brieuc, le centre n'ayant pas encore touché un seul remboursement de prix de journée »25. Le 9 octobre 1944, la Fédération ouvre le centre d'accueil de la Prévalaye près de Rennes, là encore en gestion directe. Elle reprend donc à son compte la première tentative d'ouvrir un centre d'accueil dans le département, initiée dès le mai 1943 par le Docteur Daussy, au sein de l'hôpital psychiatrique de Rennes, dont il est le médecin chef et géré par le service social de sauvegarde d'Ille-et-Vilaine. Le lien est renforcé par la nomination de Jacques Guyomarc'h qui se retrouve à la fois secrétaire de la Fédération et directeur du centre. Dès l'année suivante, La Prévalaye devient centre régional d'observation et est officiellement habilité à la garde des mineurs (délinquants, vagabonds, correction paternelle, déchéance de puissance paternelle, enfants victimes, pupilles difficiles ou vicieux de l'assistance publique). La Prévalaye draine alors une grande partie des enfants en cours d'instruction sur l'ensemble de la Cour d'appel et devient un des principaux pourvoyeurs pour les établissements de la région. En 1946, Jacques Guyomarc'h se félicite alors du rayonnement de la Fédération : « L'année a été marquée par une plus grande cohésion des 5 sociétés de sauvegarde. La Fédération est devenue réellement cette année leur conscience commune. Un certain nombre de réunions de ces 5 sociétés ont prouvé qu'elles formaient sous l'égide de la Fédération une seule et même équipe ». En soulignant toutefois qu'il a pu pour la première fois assister à l'assemblée générale de la société finistérienne et celle de la société Nantaise et d'Ille et Vilaine, il montre bien que cette coordination ne coulait pas de source26. L'ancrage de la Fédération s'effectue aussi par la procédure d'affiliation ; une procédure qui « donne des droits et quelques obligations dont la principale est l'acceptation de certaines directives données par l'Association régionale pour que l'équipement de la région se fasse de façon suivie et méthodique »27. Cette affiliation s'effectue de façon indirecte pour les centres gérés par les services de sauvegarde départementaux, mais aussi de façon directe pour les grosses institutions religieuses , notamment pour filles, qui de par leur ancienneté et le lien entretenu avec la congrégation qui les gèrent fonctionnent de façon plus ou moins autonome. La longue campagne entreprise par Jacques Guyomarc'h auprès de ces établissements témoignent aussi des difficultés et des résistances rencontrées. A la fin de l'année 1944, Jacques Guyomarc'h constate ainsi que « à part les cinq services sociaux de sauvegarde de l'enfance auprès des tribunaux, il n'a pas été possible d'établir les contacts nécessaires pour obtenir l'affiliation d'œuvres de la région ». Il lui faut pratiquement huit ans et de nombreuses démarches pour que les plus importantes institutions acceptent de s'affilier : Sur les six « refuges » et « Bon Pasteur » que possède la région, cinq sont affiliés à la FBSEA, et le sixième appartient au même ordre que deux déjà affiliés. Cette affiliation a permis à la fédération

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bretonne d'apporter son appui à ces établissements pour effectuer au cours des six dernières années, une évolution devenue nécessaire. La formation professionnelle a pu être substituée aux travaux principalement en aidant les établissements à obtenir des subventions et des prix de journée plus élevés. Les sessions de formation organisées par la Fédération bretonne, les rencontres des Supérieures et religieuses de ces établissements (dont certaines ont suivi les cours de l'école de l'Institut catholique de Paris) avec des directeurs et les éducateurs des nouveaux centres de garçons gérés par ou affiliés à la fédération, ont été fructueux de part et d'autre28. En Bretagne, la mise en œuvre des politiques de coordination régionale, initiées par le gouvernement de Vichy, apparaît donc comme laborieuse. Elle se heurte à des susceptibilités locales et doit composer avec les initiatives et les expériences menées sur le terrain, parfois depuis plus d'un demi-siècle. Par ailleurs, la conjoncture de la guerre, certes propice à des rencontres imprévues, voire improbables - comme celle entre de jeunes cadres, issus des mouvements de jeunesse, à qui est confiée la prise en charge les enfants et adolescents confiés par les tribunaux - est aussi porteuse de nombreux contretemps, d'incertitudes, de contradictions… Le partage des compétences et des champs d'intervention entre ministères, principalement ceux de la Santé, de la Justice et du secrétariat général à la Jeunesse, négocié en haut lieu, semble beaucoup plus flou et incertain dès qu'ils se retrouvent confrontés localement à un cas concret, comme la reprise de la gestion d'un centre, menacé de faillite. Il en va de même pour le projet des ARSEA. Elles se développent à grande échelle à partir de 1943, le mouvement est repris à la Libération avec la création en tout de 16 associations, d'une revue, « Sauvegarde » en 1946 et, en 1948, d'un organisme fédérateur : l'Union nationale des associations de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence : UNARSEA. Penser cependant que le projet aurait emporté systématiquement tous les suffrages auprès des Administrations publiques et en particulier du secrétariat d'Etat à la Famille et à la Santé, redevenu à la Libération ministère de la Santé publique, serait ne pas tenir compte des personnalités et des sensibilités de ceux qui les dirigent, ainsi que des nombreuses restructurations apportées. C'est ce que ne manque pas de signaler à Jacques Guyomarc'h, le Docteur Bianquis, destitué de son poste en Bretagne, envoyé en tant que médecin militaire d'un camp près de Hambourg, avant d'être réhabilité en tant qu'inspecteur divisionnaire de la Santé dans la région de Rouen : « Voilà bien longtemps que je ne sais plus rien de vous et de votre travail. Hélas, ce ne sont pas les soucis qui ont dû vous manquer, d'autant plus que d'après ce que j'ai pu apprendre, le ministère ne semblait nullement disposé à favoriser l'action des associations régionales. Mais maintenant cela va peut-être changer, puisque la Santé « pure » se trouve de nouveau subordonnée à un ministère plus social. Prigent qui a été à la tête de la Famille va probablement développer les services qui ont une action moins immédiate et restreinte, parmi lesquels j'espère, ceux de l'enfance déficiente »29.

NOTES

1.. Michel Chauvière, Enfance inadaptée : l'héritage de Vichy, Paris, éditions ouvrières, 1980, 316 p. (réédition en 1987) ; voir aussi Jacqueline Roca, De la ségrégation à

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l'intégration, l'éducation des enfants inadaptés de 1909 à 1975, CTNERHI, décembre 1992, 338 p. 2.. Une étude des dossiers gérés par les différents services sociaux permettrait certainement de révéler des réseaux ainsi que des circulations de mineurs hors département, en fonction des liens établis notamment durant la formation des assistantes sociales. Par ailleurs, le Tribunal de la Seine reste pendant longtemps un des grands « pourvoyeurs » de délinquants dans toute la France. 3.. Henri Joubrel, La délinquance juvénile en Bretagne, Centre régional d'éducation sanitaire, Rennes, 1943, 116 p. 4.. Ainsi naquit, Ker Goat , documents réunis dans un album souvenir par Hubert Noël. 5.. Mathias Gardet, Françoise Tétard (sous la direction de), Le scoutisme et la rééducation dans l'immédiat après-guerre : lune de miel sans lendemain ?, Marly-le-Roi, Document de l'INJEP n°21, juin 1995. 6.. Lettre du 6 septembre 1940 de M. Beauregard à Hubert Noël, Dossier 16 octobre 1940-5 mars 1941, fonds Hubert Noël. 7.. Voir notamment Wilfred D. Halls, Les jeunes et la politique de Vichy, Syros, Paris, 1988, pp. 317-333. 8.. Ainsi naquit, Ker Goat , doc. Cit. 9.. Dossier 16 octobre 1940-5 mars 1941, fonds Hubert Noël. 10.. Cette cérémonie consistant à hisser puis à baisser le drapeau français matin et soir avait été interdite par les occupants depuis le mois de mars 1941. 11.. Lettre du 19 avril 1941, dossier 6 mars-30 juin 1941, fonds Hubert Noël. 12.. L'histoire de ce ministère, appelé avant la guerre ministère de la Santé publique, reste encore un vaste chantier, durant la seule période du gouvernement de Vichy, il est modifié à huit reprises, il comporte entre autres un Commissariat général à la famille chargé plus spécifiquement des problèmes de l'enfance ; quelques indices sont fournis dans A. Rauzy, S. Picquenard, La législation de l'aide sociale, Paris, Berger- Levrault, 1955, pp. 61-65 ; voir aussi Michel Chauvière, « Qui coordonnera et comment », op. cit., pp. 55-59. 13.. Lettre du 23 avril 1941 de Jean Pénard, dossier 6 mars-30 juin 1941, fonds Hubert Noël. 14.. Rapport du 10-15 mai, dossier 6 mars-30 juin 1941, fonds Hubert Noël. 15.. Elle essaye d'y créer sans succès le pendant de Ker Goat pour la Normandie, avant d'être nommée assistante sociale des armées alliées à Berlin à partir de 1945-1946. 16.. Charles Péan, Au gré du vent, Ed. Camaz Yverdon, Suisse, 1975, 245 p. ainsi que sa préface au livre de Henri Joubrel, Ker Goat ou le salut des enfants perdus, éditions familiales de France, 1945. 17.. Op. cit., p.56-59. 18.. Bulletin officiel du ministère de la Justice, Bibliothèque du ministère de la Justice, Just621, l'importance de ce texte m'a été aimablement signalée par Françoise Tétard. 19.. P.V. du 9 décembre 1941, cité par Jacques Guyomarc'h dans une notice sur la FBSEA rédigée le 21 mai 1953, fonds Jacques Guyomarc'h, CAPEA, 1C23. 20.. Ibidem. 21.. Henri Joubrel, op. cit., p. 21-22. 22.. Procès verbal de la réunion du 23 mars 1944, Fonds Jacques Guyomarc'h, CAPEA, 1C130. 23.. Statuts de la FBSEA adoptés le 23 mars 1944 et déposés le 23 mai 1944, Fonds Jacques Guyomarc'h, CAPEA, 1C120.

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24.. Notice rédigée en 1946 pour la revue Sauvegarde, Fonds Jacques Guyomarc'h, CAPEA, 1C106. 25.. Rapport d'activités de la FBSEA pour l'année 1945, Fonds Jacques Guyomarc'h, CAPEA, 1C131. 26.. Rapport d'activités de la FBSEA pour l'année 1946, Fonds Jacques Guyomarc'h, CAPEA, 1C132. 27.. Notice sur la FBSEA de 1953, doc. cit. 28.. Notice sur la FBSEA de 1952, Fonds Jacques Guyomarc'h, CAPEA, 1C123. 29.. Lettre du 27 novembre 1945, Fonds Jacques Guyomarc'h, CAPEA, 1C104.

RÉSUMÉS

Le centre de Ker Goat, créé dès le mois d'août 1940 près de Dinan, est devenu très rapidement le symbole d'une nouvelle façon d'appréhender le mineur de justice, la fameuse idée de "rééducation". L'originalité du projet résulte de l'encadrement choisi pour diriger la ferme : l'appel à de jeunes scouts. Cependant, les conditions difficiles, voire misérables, de son démarrage et les laborieuses tractations menées tout d'abord avec le secrétariat général à la Jeunesse, puis avec le commissariat général à la Famille, montrent que le tableau est souvent à nuancer. Ce n'est qu'à partir de 1944 que le centre est repris en gestion directe par la Fédération bretonne de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence. Cette dernière, issue d'une politique volontariste de l'État sous Vichy, impose avec difficulté son rôle de coordination régionale face aux pouvoirs locaux préexistants, que représentent notamment les services sociaux des cinq départements bretons. The protection of chilhood and adolescence in Brittany during the years 1940: an original regional assembling ? Created in August 1940 near Dinan in Brittany, the Kergoat Centre became quickly emblematic of a new way of treating juvenile delinquents. Boy scout leaders were chosen to implement the new concept of "reeducation". At the beginning, material conditions were very poor and, in 1944, the Fédération bretonne de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence took over the management of the centre. This organization, which was a part of the wilful state policy of the government of Vichy, met difficulties in carrying out its role of regional coordinator over the pre-existing local authorities.

INDEX

Index géographique : France, Ker Goat Index chronologique : XXème siècle, Deuxième guerre mondiale Mots-clés : histoire de la protection de l'enfance, méthode pégagogique, rééducation, secteur associatif

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AUTEUR

MATHIAS GARDET Historien, CAPEA, Université d'Angers

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Pistes de recherche

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La famille assiégée de l'intérieur : jeunes parricides au XIXème siècle

Sylvie Lapalus

1 « Je puis avoir cinq ans et me crois un parricide » : les lecteurs de L'enfant se souviendront peut-être du « fils Vingtras qui a voulu assassiner son père »1. Mais si le XIXe siècle retentit des cris de rage contre la toute-puissance paternelle, si les "enfants du siècle" étouffent dans le carcan familial, les conflits entre générations qui éclatent tout au long du siècle dans la littérature se soldent rarement par un parricide.

2 Dans la réalité de la France du XIXe siècle, il n'en va pas autrement même si la criminalité de sang, en nette régression, tend à se replier sur la famille. Pour n'être pas fréquent, le parricide juvénile n'en est pas moins symbolique, cristallisant fantasmes et angoisses d'une société vieillissante qui valorise l'idée de famille et se croit assaillie par une horde toujours plus nombreuse de jeunes criminels2. Le parricide s'entend ici dans le sens que lui donne l'article 299 du Code pénal, autrement dit comme "le meurtre des père et mère légitimes, naturels ou adoptifs, ou de tout autre ascendant légitime". Ce bataillon d'élite de l'armée active du crime que nous nous proposons d'étudier est formé des accusés de moins de 21 ans jugés aux assises pour crime de parricide3. Le choix de la majorité civile comme âge butoir ne va pas de soi : période de l'existence encore floue au XIXe siècle4, la jeunesse est difficile à cerner, y compris chez les lexicographes pour lesquels elle varie en fonction du sexe, du milieu social, des lieux... La minorité pénale - 16 ans jusqu'en 1906 puis 18 ans après cette date - a cet inconvénient majeur de refléter avant tout une réalité judiciaire et répressive qui est loin de coller à la réalité vécue au quotidien par les jeunes criminels5. C'est pourquoi, en réservant toujours une attention particulière aux mineurs tels qu'ils sont définis par le Code pénal, nous avons pris le parti d'élargir la base de notre corpus jusqu'à l'âge de 21 ans : même si les réalités socio-économiques ne coïncident pas toujours avec les catégories élaborées par le législateur et si le marqueur de la fin de la jeunesse est bien la formation d'un nouveau couple, la majorité civile - qui se distingue aussi de la majorité matrimoniale plus tardive - met un terme à la puissance paternelle, décisive pour notre propos et accompagne souvent le départ des garçons pour le service militaire. La faiblesse numérique des effectifs ainsi circonscrits constitue une deuxième

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difficulté6 : le parricide, crime déjà rare en soi, est plutôt un acte de maturité. Mais comme pour l'étude de ce crime dans sa globalité, l'objectif ne saurait être d'ordre quantitatif : il s'agit plutôt de dégager les contours d'une éventuelle spécificité juvénile du parricide, ce qui suppose de cerner un objet sans s'y restreindre exclusivement, avec ce souci constant de se référer à l'ensemble des parricides.

3 En braquant l'objectif sur la levée d'un tabou majeur, l'étude des jeunesses juvéniles, outre qu'elle donne la parole à des acteurs sociaux ordinairement réduits au silence, part à la rencontre de nombreuses problématiques soulevées au XIXe siècle autour de la jeunesse criminelle, tout en éclairant en creux les relations parents-enfants et les valeurs familiales vécues au quotidien. C'est pourquoi après avoir tenté de cerner les figures juvéniles du parricide puis exploré les marges vers lesquelles sont ainsi refoulés ces jeunes criminels, nous porterons notre attention sur le malaise et les incertitudes auxquels ils confrontent la société du XIXe siècle. Figures juvéniles du parricide 4 Pour être peu nombreux et certainement moins flamboyants que les Apaches, les jeunes parricides n'en possèdent pas moins une identité propre que les circonstances du crime aident à repérer.

5 Au XIXe siècle, même si de jeunes parricides figurent dans les fastes criminels7, le meurtre d'un parent n'est certainement pas un crime de jeunesse.

6 Les mineurs de 16 ans ne représentent que 1,8% de l'ensemble des accusés comparaissant dans de telles affaires8. Sur tout le siècle, à l'échelle nationale, les cours d'assises, avec une moyenne annuelle de 12 affaires, n'ont jamais à juger au cours de la même année plus de deux cas de parricide impliquant des mineurs. Les 16-20 ans, quant à eux, constituent un peu moins de 14% des accusés. D'après le juriste André-Michel Guerry, le parricide occuperait le quinzième rang dans la série des crimes commis avant l'âge de 21 ans et remonterait dans la hiérarchie au fur et à mesure de l'accroissement de l'âge des accusés9. Il n'est pas exclu que la jeunesse, en motivant des non-lieux, ait joué en faveur de certains accusés : c'est essentiellement en raison de leur âge - respectivement 15 et 17 ans - que les magistrats repoussent toute idée de complicité même morale du frère et de la soeur de Joseph Seguin, 29 ans, accusé du meurtre de son père10. La jeunesse d'un éventuel suspect renforce souvent le caractère improbable d'un crime que sa nature rend déjà impensable : si la justice s'égare autant dans l'affaire Benoît, jusqu'à traîner aux assises un innocent voisin simplement un peu belliqueux, c'est que, outre la bonne notoriété de la famille Benoît, "l'invraisemblance qu'un crime aussi atroce pût être l'ouvrage d'un fils âgé de 19 ans et d'une nièce âgée de 17 ans" a imposé l'évidence de coupables "venus du dehors"11. C'est aussi sans compter que, malgré les règles observées en matière de complicité12, les mineurs inculpés dans des affaires de parricide ne sont pas nécessairement eux-mêmes des parricides à proprement parler mais des complices sans lien de parenté avec la victime.

7 Le filtre judiciaire biaise sans doute aussi notre approche d'une telle population criminelle. Si les juristes déplorent régulièrement l'absence de définition d'un âge légal en deçà duquel la responsabilité pénale des actes ne saurait être imputée à leurs auteurs, la pratique judiciaire tend à n'inculper que des individus âgés de plus de 13 ans13 tandis que la chancellerie déconseille les poursuites contre les enfants de moins de 7-8 ans. Le plus jeune parricide rencontré au cours de nos recherches est une fillette de 7 ans "ayant menacé de tuer son père et sa mère" et en laquelle "on reconnaissait [...] une intelligence nette, un mobile très clair du crime, une préméditation des plus

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astucieuses14". C'est Parent-Duchâtelet15 qui relate le premier cette affaire restée en dehors de la sphère judiciaire puisque l'enfant a été placée dans un couvent par les soins de l'administration : il ne s'agit il est vrai que de menaces, sinon d'une tentative de parricide provoquée intentionnellement par une voisine dans le but de tester les intentions criminelles de la fillette. Il n'est pas non plus interdit de penser que la correctionnalisation ait pu s'appliquer à des criminels dont le renvoi devant la cour d'assises ne pouvait être que difficilement envisagé par les magistrats. C'est dire que par le biais du filtre judiciaire, certaines affaires de parricide impliquant des mineurs sont susceptibles d'avoir échappé à notre attention.

8 De toute manière, cette déperdition d'affaires que nous déplorons ne saurait être trop importante car si le crime de parricide peut être commis jusqu'à un âge élevé, qui n'a a priori pas d'autre limite que la plus ou moins grande longévité de la victime potentielle, la probabilité demeure faible de commettre un tel acte aux âges tendres de la vie : le crime suppose en effet une certaine constance dans l'intention, doublée d'un vrai sens pratique si ce n'est d'une réelle aptitude à anticiper les événements, capacités qui semblent de prime abord peu compatibles avec la jeunesse. En outre, l'intention homicide ne suffit pas pour faire un criminel et généralement, la moindre vigueur physique des adolescents rend de tels actes attentatoires à la vie d'adultes, fussent-ils âgés, assez rares. L'alternative consistant à utiliser des armes sollicitant moins la force physique nécessite a contrario d'autres compétences qui, la plupart du temps, font encore défaut aux jeunes rebelles : le choix du poison suppose un tant soit peu d'en connaître les modes d'action ou les posologies nocives, il implique aussi de pouvoir matériellement se procurer des substances vénéneuses et de se montrer suffisamment habile pour les faire ingérer par les victimes à leur insu; quant aux armes à feu, délaissées par les mineurs mais utilisées plus que la moyenne par les 16-20 ans, elles requièrent une pratique minimale, certes vraisemblable dans le contexte majoritairement rural dans lequel évoluent ces jeunes gens. Si Louise Martin, la plus jeune empoisonneuse de notre corpus - 15 ans - s'est assuré l'aide d'une complice de 17 ans pour mettre fin aux jours de son père avec du vitriol bleu16, Jean Richaud, âgé de 13 ans seulement, n'a besoin de personne pour ajuster son père avec un revolver17. La tâche est évidemment facilitée dès lors que l'intégrité physique sinon mentale du parent se trouve atteinte - il perd ainsi sa dignité aux yeux de son enfant.

9 Même si le taux de complicité associé aux affaires de parricides juvéniles n'est guère supérieur à celui des autres parricides, le criminel juvénile est dans l'ensemble un criminel sous influence : aux jeunes âges de la vie, la complicité criminelle ne se vit pas de la même manière que chez les adultes.

10 La jeunesse n'exclut toutefois pas toujours l'acte criminel solitaire - essentiellement masculin - ni l'assassinat commis personnellement par le jeune criminel. Le revolver ou le fusil dispensent d'attendre certains moments propices - comme la sieste de la victime - et rendent possibles l'affrontement meurtrier avec un père d'ordinaire redouté. Les jeunes ne sont pas non plus systématiquement en position de subordination par rapport aux adultes : si les opérations criminelles dirigées contre son père ont été conduites sous la houlette de sa mère et de l'amant de celle-ci, c'est bien Augustine Castel qui en est la véritable instigatrice; pour le magistrat, la seule explication réside dans l"intelligence au-dessus de son âge"18 dont fait preuve cette jeune fille de 15 ans qui avait cyniquement promis à son père le "grand dodo".

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11 Globalement cependant, les jeunes parricides tendent à se distinguer des criminels adultes par leur absence d'autonomie, qu'il s'agisse des mobiles qui les motivent ou de leur passage à l'acte. Il est toujours plus facile de s'assurer la complicité d'un adolescent sur lequel on peut faire pression quotidiennement, à qui l'on peut en outre promettre à moindres frais des friandises ou un foulard, plutôt que d'acheter au prix fort les services d'un étranger par nature moins fiable. Mais l'attachement sentimental constitue un gage de fidélité autrement sûr : après le meurtre commis de concert sur la veuve Boyer, Léon Vitalis, 24 ans, continue d'exercer une "influence singulière, magnétique, comme irrésistible" sur sa complice et amante de 17 ans, Maria Boyer, à tel point qu'il doit être exclu du prétoire pendant l'interrogatoire de la jeune fille. Dans le cadre familial, les jeunes criminels ont tendance à épouser facilement les querelles parentales. Le plus souvent, c'est un fils qui prend le parti de sa mère, voire sa défense en cas de dispute violente19 : cédant finalement aux suggestions criminelles de sa mère qui vit séparée de son mari depuis plusieurs années, Victorin Meille tue son père avec le fusil qu'elle lui a fourni quelques jours auparavant. L'union des plus faibles fait la force au sein du foyer familial et le fils de 20 ans n'a été que le bras armé de sa mère20. L'influence maternelle, parfois plus insidieuse, n'en est pas moins dangereusement efficace : sans précisément conseiller à son fils de 19 ans, Claude, de tuer son père, la dame Roudaire ne cessait d'exprimer devant lui des voeux criminels détournés tels que : "Et puis s'il mourait, je pourrais réaliser ma dot, vendre mes terres et t'acheter une boulangerie" tant et si bien que le jeune homme finit par passer à l'action, seul; la mère, "moralement bien plus coupable" que son "grand garçon" entièrement sous sa coupe, bénéficie en définitive d'une ordonnance de non-lieu : elle n'a pas pris de part directe au crime21 ! Dans certains cas, la tentation est forte de faire pression sur les jeunes inculpés pour les obliger à endosser l'entière responsabilité du crime, leur minorité les faisant échapper aux travaux forcés et à la peine de mort - la croyance populaire veut même les croire exonérés de tout châtiment.

12 L'acte criminel proprement dit témoigne d'une hiérarchie qui ravale les plus jeunes au simple rang d'exécutant ou au moins de guet. La mise à égalité des différents participants du crime, rompant avec ce principe, est destinée à instaurer une solidarité qui ne va pas toujours de soi aux yeux des adultes : il faut marquer du sceau de la culpabilité un adolescent qui pourrait ne pas avoir conscience des enjeux du crime et surtout des conséquences d'aveux inopportuns. Dans le meurtre commis de nuit sur Léonard Bouleau, c'est le partage du crime qui assure la solidarité des coupables : le jeune François, 13 ans, reçoit des mains de sa propre mère le marteau avec lequel il est invité à frapper le cadavre paternel sur lequel se sont déjà successivement acharnés l'amant de sa mère puis celle-ci22. A défaut de les rendre acteurs à part entière, les adultes ne peuvent prendre le risque de cantonner les jeunes dans le simple rôle de spectateurs : c'est un crime de famille qui se commet en famille. Le parricide se vit comme une cérémonie fondatrice visant à régénérer le lien familial - désormais consenti et non plus subi - quand il ne s'agit pas tout simplement de créer dans le sang de nouveaux rapports de solidarité - dans le cas de trios criminels contre un mari devenu trop gênant, impliquant par exemple la mère, son amant et un enfant.

13 Mais l'horreur du crime condamne bien évidemment cette solidarité criminelle et invite les observateurs à refouler ces jeunes meurtriers aux confins de l'humanité. Des criminels aux marges de l'humanité

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14 Dangereux et inquiétant, le jeune parricide l'est certainement pour la société du XIXe siècle qu'il fascine et interpelle sans équivoque. La Gazette des Tribunaux joue de telles angoisses en insistant dans ses titres sur la jeunesse de ces accusés un peu particuliers, les rajeunissant au besoin dans la description qu'elle en fait; le journal judiciaire aime à montrer ces jeunes qui n'ont pas toujours l'apparence de criminels et qui s'amusent durant l'audience ou en prison, insouciants de leur avenir. En refusant de se reconnaître à travers eux, la société s'interroge sur leur degré d'humanité et ne veut voir en eux que des individus s'étant toujours inscrits hors des normes et porteurs des stigmates de la monstruosité.

15 La lecture que la société se propose de faire tant du présent que du passé des jeunes parricides fustige la constante inadaptation au monde de ces derniers, leur persistance à se mettre d'emblée hors des normes qui cimentent la société.

16 C'est d'abord en dehors des normes familiales pourtant prégnantes23 que se définissent les jeunes criminels. En raison du crime commis, crime familial s'il en est, les jeunes parricides ne sont pas des enfants issus de familles décomposées par le divorce ou l'union libre24. Mais ils mettent à mal le modèle bourgeois de la famille. Les magistrats s'ingénient en effet à repérer ces multiples écarts à la norme familiale bourgeoise qui se sont accumulés avec constance dans le passé des jeunes parricides. Le principe intangible selon lequel l'adolescent doit être l'objet d'une surveillance de tous les instants25 vole en éclats devant "ce funeste abandon où tant de gens des classes ouvrières laissent leurs enfants"26 et qui seul peut aider à comprendre la triste destinée de ce garçon pâtissier de 16 ans, Henri Vitu, condamné à 10 ans de réclusion pour avoir commis une tentative de parricide sur son père. Comment expliquer sinon les condamnations pour vagabondage qui encombrent les casiers judiciaires de certains accusés27 ? Les hommes de loi ne manquent pas non plus une occasion de morigéner ces parents que l'affection pour leur enfant - par tendresse excessive, par remords de l'avoir mis en nourrice ou voué à la bâtardise - rend aveugles : l'amour parental, qui se mérite, ne doit nullement servir à tout excuser. Le crime de parricide alimente donc le discours alarmiste sur la perte des valeurs familiales qui affecterait la société du XIXe siècle d'autant plus que les parricides juvéniles ne se contentent pas d'évoluer en marge des normes familiales, ils vont même jusqu'à les défier franchement. Beaucoup plus que pour les parricides adultes impliqués de manière privilégiée dans des conflits d'avoir et d'héritage, le crime juvénile traduit fondamentalement une violente contestation de la norme familiale, à savoir la puissance paternelle, pierre angulaire de la famille au XIXe siècle : le parricide est avant tout une révolte des fils contre leurs pères, dans une moindre mesure des petits-fils contre leurs grands-pères28, sans parler des cas de révolte sur deux générations - le père et le fils contre celui qui est respectivement leur père et grand-père. Les garçons n'ont toutefois pas l'exclusivité de ce genre de comportement : en l'espace de neuf mois, deux fratricides puis un parricide - qui ont "suivi l'ordre dans lequel on avait usé [du] droit de correction"29 - témoignent de l'obsession d'Anne-Marie Boeglin à vouloir abolir le droit de correction, emblème par excellence de l'autorité paternelle; le double fratricide réitère un parricide par procuration finalement accompli. L'existence même du parricide sape la famille dans son essence et sa légitimité : comment la famille, placée au centre du dispositif disciplinaire et présentée de manière récurrente au cours du siècle comme le rempart absolu face à toutes les formes de délinquance et de criminalité prétendument en recrudescence, peut-elle en même temps engendrer le crime suprême dont l'interdit

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constitue le fondement de la société ? La famille contre laquelle se retourne le criminel, dans un acte d'autodestruction, se révèle après coup avoir été le terreau de la criminalité - le jeune parricide mord le sein qui l'a nourri.

17 Plus gravement encore, en donnant l'impression d'échapper à tout contrôle social, les jeunes parricides sont perçus comme des dangers pour la société. L'école et la religion, deux vecteurs privilégiés de la norme sociale, deux garants de la société, sont censées apporter ce qu'éventuellement le jeune "n'a pas trouvé dans sa famille, ces notions de devoir, de morale, de religion qui élèvent l'âme et aident à combattre les mauvais instincts"30. Or le jeune âge des parricides fait porter l'attention sur leur manque d'instruction et de religion31 : Henri Vitu n'a reçu qu'un "commencement d'éducation; mais il a été obligé d'échanger ses livres de classe, qu'il avait à peine ouverts, contre un livret de garçon pâtissier [...]. Il a été négligé sous un autre rapport encore, et n'a pas reçu d'instruction religieuse : il a fait en quinze jours sa première communion, cet acte si important de la vie". Mauvais fils, le futur parricide a aussi souvent été un mauvais écolier, un mauvais croyant32 et finalement un mauvais citoyen comme Jean-Napoléon Sevin qui a voulu s'exonérer du service militaire en rendant sa mère veuve le jour de Noël alors que la nation sort meurtrie de la guerre contre la Prusse33. En semant le trouble dans les familles, en ébranlant les bases de la société civile, c'est finalement la grande famille de l'Etat que ces jeunes criminels mettent en danger : jusqu'à la Troisième République, dans la continuité de l'Ancien Régime, le régicide fait même figure de métaphore politique du parricide puisque les peines des deux crimes sont assimilées34. Les cas de parricides juvéniles montrent sans ambiguïté aux observateurs la carence des institutions mises en place pour remédier aux défaillances familiales, scolaires et morales : le passé des jeunes parricides révèle par exemple l'échec de pratiques substitutives comme la correction paternelle. Les parents peuvent bien agiter le spectre d'un parricide pour emporter la décision d'internement dans une maison de correction, au besoin en joignant des articles de presse relatant des histoires de parricide35, la mesure est dilatoire : malgré plusieurs séjours en maisons de correction - dont celle de Mettray durant trois mois -, Camille Morris, 17 ans, a pourtant fini par commettre une tentative de parricide sur son père36. Et 23% des accusés de moins de 21 ans sont déjà entachés d'antécédents qui n'ont la plupart du temps pas été signalés aux autorités compétentes, qu'il s'agisse de brimades, coups ou mauvais traitements envers la future victime. Grandi en dehors des normes sociales, le jeune parricide trouve alors tout naturel de fouler aux pieds les assises d'une société en mutation qui assiste au triomphe des valeurs bourgeoises : il refuse d'être un travailleur docile et efficace, il dilapide allègrement l'argent, il se livre éhontément à la dissipation, il veut "jouir et jouir vite37" tout en prétendant être nourri par ses parents jusqu'à sa majorité civile. Le jeune Vitu déjà cité, qui argue de la misère comme mobile de son crime, se voit vertement tancé par le président de la cour d'assises : "La misère n'est jamais une excuse, mais chez vous moins que chez personne. Il fallait travailler, et vous n'auriez pas eu besoin de recourir à votre père". La futilité même de certains mobiles constitue une remise en cause de l'interdit social fondamental du crime : tout en admettant ne pas avoir à se plaindre de la conduite de son père à son égard, Jean Lapeyrière, 14 ans, concède que la motivation de son crime tient à ce que son père ne voulait pas lui laisser apprendre la musique et l'autoriser à acheter un cornet à piston avec le produit de ses propres gages38 !

18 C'est donc jusque dans le crime que le jeune criminel s'écarte des normes. La transgression opérée ressort tout autant de sa jeunesse que de son acte. Avec le

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parricide, d'un seul coup, les jeunes criminels brûlent toutes les étapes de la carrière criminelle : "En un jour, elle a franchi tous les degrés du crime", lit-on dans la Gazette des Tribunaux à propos d'Hortense Lahousse déjà citée. Si les parricides mineurs ne sont pas des criminels endurcis - aucun d'entre eux n'a de casier judiciaire -, les 16-20 ans accélèrent brutalement le rythme car plus de 46,5% d'entre eux en ont un - mais il ne s'agit souvent que de délits mineurs passibles de peines correctionnelles. Comment dès lors magistrats, criminologues et législateurs pourraient-ils endiguer un processus criminel qui, comme dans l'affaire Vitu, était indécelable : "Voici devant le jury un jeune homme, un enfant même (il n'a que 16 ans et demi), qui vient se défendre contre l'horrible accusation de tentative de parricide. A lui ne peuvent s'appliquer les vers du poète : Quelque crime toujours précède les grands crimes. C'est par le parricide qu'il a débuté. Rien, jusque là, n'avait fait pressentir qu'il pût un jour se rendre coupable d'un crime si affreux. On pouvait lui reprocher du penchant à l'oisiveté, quelques liaisons dont la précocité pouvait présager une jeunesse fougueuse; mais sa probité, son caractère n'avait attiré sur lui aucun reproche sérieux"39.

19 En multipliant les transgressions, le jeune criminel apparaît comme un marginal qui se serait exclu de l'humanité et dont l'image d'asocial qu'il renvoie à la société se trouve confortée par un caractère taciturne et sournois ou encore une réputation de terreur du village.

20 Crime monstrueux, le parricide sonne le glas de la vision rousseauiste de l'enfance. Dépouillé d'une part de son humanité, le jeune parricide prend la figure erratique de l'animal, du monstre voire du dégénéré40.

21 Par son rapport vicié à l'animalité, le jeune parricide se voit lui-même identifié à l'animal et sa cruauté envers les bêtes ne fait que mieux ressortir sa propre bestialité. Les actes de barbarie envers les animaux, immanquablement épinglés dans le passé des criminels, sont lus a posteriori comme annonciateurs de la criminalité, au moment même où s'abaisse le seuil de tolérance à la violence et où se fait jour un intérêt croissant pour les animaux41. Réactivant la grande peur de la sauvagerie des classes populaires42, ces conduites violentes sont envisagées comme des présages troublants d'exactions autrement terribles : cruel envers les animaux, Pierre Rivière l'est aussi à l'égard des enfants43 - mais quel garçon n'a pas un jour imposé les pires tourments à un animal sous son pouvoir ? A l'inverse, dans la perspective d'une éventuelle remise de peine, le président de la cour d'assises qui a jugé Achille L. pour matricide considère comme un élément positif la pitié que ce jeune homme de 19 ans a toujours manifestée pour les animaux44. Le caractère fruste que les observateurs croient déceler chez les jeunes criminels ôte toute humanité au jeune criminel qui se voit finalement assimilé à la bête : Louis Touze, "brute" de 18 ans qui a porté une main criminelle sur son père, est qualifié d'"animal domestique" par son défenseur45. L'acharnement des criminels sur leur victime incite également les commentateurs à les ravaler, tels Maria Boyer et son complice, au rang de "bêtes fauves" soumises à de sanguinaires instincts sans rapport avec "la nature humaine". Pour des chroniqueurs citadins, le contexte rural qui sert souvent de toile de fond à ces crimes et la sauvagerie atavique attribuée au paysan rendent ce genre d'assimilation tout naturel quand ce ne sont pas les criminels eux- mêmes qui traitent leur victime de "vieux cochon" ou de "vieille bête" ! Cesare Lombroso ne repère-t-il pas dans le monde animal des équivalents du parricide, en particulier les renardeaux dévorant la mère renarde46 ?

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22 L'animalité de ces jeunes parricides ne tarde pas à être perçue comme un signe de monstruosité et pas seulement à cause du crime contre nature qu'ils ont commis ou du déchaînement de violence qui l'a accompagné. A la croisée des discours savants et journalistiques qui traquent impitoyablement tout stigmate porteur de sens47, la monstruosité est d'abord censée se lire dans la difformité des corps, ce à quoi s'emploie consciencieusement la Gazette des Tribunaux dès lors qu'elle a affaire à un jeune criminel. Le moindre développement hors norme suscite l'effroi alors que les fiches signalétiques retrouvées dans les dossiers judiciaires se veulent beaucoup plus neutres : la jeune Hortense Lahousse devient objet de "curiosité, crainte et stupeur" en raison de son "développement physique extraordinaire : l'élévation de sa taille, l'ampleur de ses formes, la grosseur de sa tête, la proéminence de son front", sans parler de son visage "viril et accentué dans le bas surtout", "énorme", "hors de proportion avec [son] sexe, mais particulièrement avec [son] âge"48. La difformité physique qui ne devient évidente qu'après le crime n'est toutefois que l'expression d'une difformité autrement grave et troublante : celle de l'âme.

23 La pulsion irrésistible du geste parricide ne renvoie pas seulement à la jeunesse du criminel - l'impossibilité de réprimer ses désirs étant considérée comme un caractère distinctif de la jeunesse - car s'il faut en croire Ernest Dupré, le parricide se définit d'abord comme une "perversion du sentiment filial"49. Si la défaillance de l'autorité paternelle ou le décès maternel prématuré - qui a privé l'enfant "de cette tendresse maternelle qui aurait pu le préserver du mal"50 - peuvent renforcer certaines tendances pathologiques, ils ne sauraient en aucun cas expliquer la nature pervertie d'un enfant. Monstre psychologique et moral, le jeune parricide est un dégénéré, autrement dit "constitutionnellement et à un degré quelconque, depuis la déséquilibration mentale jusqu'à l'idiotie, un anormal" selon Régis51 qui, dans le sillage de Morel, fait de la dégénérescence la terre d'élection du parricide. Ce qui est si inquiétant dans la jeunesse de ces criminels, c'est qu'elle ne renvoie pas à une enfance sauvage loin de toute humanité comme le jeune Victor de l'Aveyron : c'est bien d'un petit d'hommes dont il s'agit, mais demeuré à un stade primitif de l'évolution humaine52. Le parricide n'est pas l'apanage des sauvages pour Lombroso, il est inscrit dans la tradition européenne, "avant que les idées de morale et de droit eussent atteint le degré d'évolution des derniers siècles"53 et cette coutume meurtrière s'est conservée chez certains peuples "par transmission héréditaire". Le parricide est par excellence un crime de famille qui se transmet de génération en génération comme le souligne avec insistance Paul Moreau de Tours54. L'audition d'un familier de Jean Laprade, jeune homme de 19 ans qui comparaît pour un triple parricide - sur ses parents et sa grand-mère - le confirme : le propre père de l'accusé avait dans sa jeunesse maintes fois menacé et maltraité sa mère finalement tombée sous les coups de son petit-fils55 ! L'esprit d'imitation, inhérent à la jeunesse, témoigne assez des prédispositions héréditaires et de l'innéité du crime chez ces jeunes dégénérés. Le parricide figure en première place parmi "les crimes les plus affreux, les plus barbares" dont le point de départ "physiologique, atavistique" est à chercher "dans ces instincts animaux qui peuvent bien s'émousser pour un temps dans l'homme [...] mais qui renaissent tout à coup sous l'influence de certaines circonstances"56. Lombroso y voit la raison pour laquelle "on les remarque surtout à l'âge où commence la puberté". Chez les jeunes parricides plus encore que chez les adultes - la jeunesse restant communément associée à la fragilité émotionnelle -, l'absence de larmes sur les lieux du crime comme dans l'épreuve de la confrontation avec le cadavre atteste l'insensibilité du criminel-né, son manque de remords renvoie à

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son amoralité innée. En définissant le parricide comme une affection mentale située au point de rencontre des trois types de monomanie homicide qu'il a repérés, Esquirol ne manque pas de signaler qu'il peut être commis à tout âge, même chez les enfants. Pour lui, la fillette de 7 ans dont nous avons déjà évoqué le cas est de toute évidence née avec un penchant pervers - en témoignent ses relations douteuses avec des petits garçons. Conjugué à une "funeste [et très précoce] propension à l'onanisme", "ce malheureux défaut" impossible à "déraciner" est jugé seul responsable de la monomanie dont elle est atteinte : du même coup, "l'on peut craindre que, la cause subsistant toujours, alors cette idée se fortifiant avec l'âge, puisse faire rencontrer à l'enfant une facilité pour l'exécution". La perversité morale se nourrit aussi de mauvaises lectures : la fillette prétendait avoir appris comment "on égorge quelqu'un" dans "un mauvais roman qu'on avait laissé traîner chez elle"57.

24 Le contraste est alors saisissant entre le mensonge et la perfidie attribués sans l'ombre d'un doute au monstre juvénile et la candeur supposée - en raison de leur seul âge - des enfants appelés à témoigner à l'audience.

25 Dans le contexte ambiant des idées lombrosiennes et du déterminisme biologique, le jeune parricide est décrit tout à la fois comme un animal, un monstre et un dégénéré. La société du XIXe siècle, impuissante à comprendre ce crime qui la nie, rejette sur ses franges, mais sans pouvoir l'exclure complètement, un criminel irrécupérable dont elle ne sait que faire. Ambiguïté des statuts et des peines 26 Avorton monstrueux, le jeune parricide apparaît comme un être inclassable que sa jeunesse, en le privant de statut, n'exempte pas pour autant du châtiment.

27 Le parricide met en évidence le flou si ce n'est l'absence de statut de ses auteurs pourtant avides de s'affirmer en tant qu'individus.

28 En qualifiant souvent d'enfants des jeunes criminels certes rarement mariés mais déjà pubères, la société ne voudrait voir en eux que des êtres asexués. Devant la force des évidences en porte-à-faux avec l'interdit majeur du sexe qui imprègne tout le siècle, leur jeunesse rend leurs amours encore plus coupables, emblématiques d'une criminalité intrinsèque. Le jugement porté oscille entre des verdicts sans appel de sexualité dévoyée et de chasteté suspecte - pour les plus âgés. Hors du mariage et de la maturité, les relations sentimentales n'ont pu être que "légèrement acceptées" : Hortense Lahousse a certainement cédé à "un instinct de libertinage", non aux "emportements de l'amour". Aussi l'évidence de leur déviance lubrique brutalement révélée par le parricide fait-elle violence aux adultes bien-pensants, qu'il s'agisse d'une sexualité jugée contre nature et donc condamnable en soi - telle celle d'un Frédéric Benoît qui s'est entiché d'un jeune homme après avoir séduit sa cousine et complice58 - ou pire encore des "pratiques honteuses de la débauche solitaire" auxquelles se livre sans répit le fils Petit - pratiques dont le caractère criminel est confirmé avec une force cinglante par l'inceste post-mortem qui clôt le matricide et brise ainsi doublement les liens sacrés de la filiation59 ! A l'inverse, Chabot, jeune maçon de 20 ans jugé pour tentative de parricide sur son père, intrigue tout autant par sa chasteté monacale que Pierre Rivière par sa peur viscérale du contact avec les femmes. Par sa présence inconvenante ou son absence qui pose question mais fait sens, la sexualité des jeunes parricides, forcément pathologique, signe la perversité du criminel. La mesure est comble quand un des mobiles du crime est la rivalité amoureuse opposant un enfant à

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l'un de ses parents : Vitalis, le complice de Maria Boyer, était aussi l'amant de la mère qui a succombé sous leurs coups géminés !

29 Par la transgression, le parricide apporte une réponse au déni formel que la société a opposé au besoin d'indépendance de ces jeunes sans statut. Le refus des parents Dufau d'avaliser l'idée fixe de leur fils - s'embarquer pour l'Amérique - marque leur arrêt de mort60. Dans le cadre rigide de l'autorité paternelle, l'interdiction qui est parfois faite aux jeunes de se louer comme domestiques ou au contraire leur engagement précoce dans le monde du travail génèrent de graves différends. Dans certaines circonstances, la question du salaire est vécue avec une telle intensité qu'elle peut conduire au crime comme c'est le cas pour Jean Lapeyrière, 14 ans, déjà cité, qui refuse le bon droit avec lequel son père prétend toucher tous ses gages de berger. Reconnus pour la plupart aptes à travailler, y compris les moins âgés, ces jeunes gens ne disposent pas pour autant du droit de s'engager où bon leur semble - le père Lapeyrière avait déjà retiré son fils de la maison dans laquelle celui-ci s'était engagé à l'insu de sa famille - tandis que l'obtention d'un salaire ne change rien à la soumission qui est attendue d'eux : Delmouly père, après la fuite de son garçon de 17 ans parti une fois son salaire en poche, a porté plainte contre lui61. Même si le nouveau maître est plus ou moins tacitement investi de l'autorité paternelle, l'embauche hors de la maison familiale implique un relatif desserrement de l'autorité sinon l'octroi aux jeunes, dans la pratique, d'une liberté à laquelle ils ne sont pas prêts de renoncer. Si le défenseur d'Hortense Lahousse, pour disculper sa cliente, met en avant qu'à 15 ans, une jeune fille sait bien "que quand elle veut être libre, elle peut fuir la maison paternelle", l'accusation ne manque pas de démonter cet argument contredit par le principe de puissance paternelle. A plus de 80%, les jeunes parricides vivent chez leurs parents : les rancoeurs se nourrissent de cette cohabitation plus ou moins bien supportée. Le parricide ne renvoie pas toujours à une contestation radicale de la puissance paternelle en tant que telle, il révèle parfois par son existence l'échec d'une exigence juvénile de "démocratie familiale" : "Quand mon père me commandait quelque chose de convenable, je lui obéissais. Dans le cas contraire, je refusais de lui obéir", clame le jeune Delmouly62.

30 Que la demoiselle Lahousse ait tué seulement pour un peu plus de liberté ne saurait raisonnablement constituer un mobile suffisant aux yeux des magistrats : les revendications juvéniles, par essence, ne sont pas recevables. Qu'ont-ils besoin, ces jeunes gens, de faire état de leur soi-disant sens de l'honneur, qu'est-ce que ce droit à l'affection parentale qu'ils réclament ? Impuissants à se faire entendre parce que leur jeunesse, non valorisée dans la société du XIXe siècle, les réduit immanquablement au silence, les jeunes parricides ne voient plus que le crime pour défier ce mépris et mettre un terme à la surdité ambiante. Vécu dans la douleur, le manque d'attention des adultes, s'il ne l'explique à lui seul, n'est pourtant pas étranger au passage à l'acte criminel. Même après le crime qui a poussé jusqu'à l'extrême l'idée très précise que les jeunes parricides se font des relations parents-enfants, la parole juvénile reste inaudible : le magistrat instructeur, qui ne relève pas particulièrement la constante sévérité paternelle, souligne en revanche avec insistance les déclarations du fils accusé qui admet avoir "dit quelquefois, mais très rarement, des choses [qu'il] n'aurai[t] pas dû dire". Si parents et familiers sont invités à recenser sans omission les griefs parentaux contre un jeune accusé, il est difficile aux magistrats de laisser ce dernier "expliquer les motifs de ses ressentiments contre son père", dénoncer "sans s'émouvoir les capricieuses préférences du chef de famille", supputer "les dettes de la maison, la

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valeur du patrimoine, dans un langage et sur un ton qui annonçaient chez ce jeune homme de 19 ans, une habitude malheureuse, un goût bien précoce de ces calculs, de ces appréciations d'intérêt matériel". Au-delà du crime qui parasite et distord évidemment les perceptions, les revendications juvéniles sont difficilement perceptibles par les oreilles adultes. Comment concevoir que l'infamie ressentie à la suite d'un enfermement en maison de correction ait pu pousser au crime d'un père63 ? En dehors de considérations d'héritage, comment entrevoir que le remariage paternel, indispensable à l'économie d'un ménage amputé par le décès de l'épouse, puisse être ressenti douloureusement par un enfant tout empreint du souvenir maternel ? Comment accepter qu'un jeune homme appelé à obéir puisse contester les modalités de l'exercice de l'autorité paternelle et choisir librement sa future64 ? Qu'il puisse avec raison dresser le portrait d'une mère vindicative et chicanière ?

31 Autant de désirs d'émancipation et de rêves d'individualisme65, autant de souffrances et d'insatisfactions que les adultes ont d'abord déniés ou méconnus et que le crime, ensuite, a d'emblée irrévocablement condamnés.

32 Le sort réservé aux jeunes criminels atteste également l'attitude ambivalente de la société à leur égard car si leur âge est un facteur important dans l'élaboration du verdict, il n'en demeure pas moins que les peines prononcées traduisent une sévérité que ne saurait effacer une perception plus fine du crime.

33 Au sommet de la hiérarchie pénale, le parricide est d'après l'article 323 du Code pénal un crime sans excuse - l'enfant doit tout souffrir plutôt que porter une main sacrilège sur ses parents. L'article 13 du Code pénal associe à ce crime monstrueux un supplice particulier : le coupable condamné à mort est conduit sur le lieu de l'exécution en chemise, pieds nus et la tête couverte d'un voile noir avant d'être exposé sur l'échafaud pendant la lecture par l'huissier de l'arrêt de condamnation. En 1832, Pierre Ballière, condamné à l'âge de 18 ans au supplice des parricides pour meurtre sur son aïeule, se voit gratifié de la remise du poing coupé66 mais ce n'est là qu'une anticipation de la réforme pénale adoptée au même moment67. Le parricide n'exclut toutefois pas l'admission de circonstances atténuantes ni surtout, comme pour tout autre crime, l'atténuation de la peine qu'entraîne la minorité de l'accusé - article 67. Dans ces conditions à défaut de prévenir, et quand il n'est pas simplement question d'acquittement, la détention en maison de correction des mineurs de 16 ans déclarés avoir agi avec discernement devient fatalement moyen de répression. La peine maximale de 20 ans d'emprisonnement en maison de correction - l'équivalent pour les mineurs de la peine de mort ou des travaux forcés - parfois assortie d'une surveillance de 10 ans, fait peser la répression au plus jusqu'à l'âge de 35 ans. Quand le discernement fait défaut68, la même mesure corrective, sans valeur pénale, accompagne parfois l'acquittement jusqu'à la vingtième année de l'accusé. Pour les mineurs, l'attention portée à l'existence de complices plus âgés est évidemment très forte.

34 Comme l'atteste néanmoins l'inégal intérêt porté par les magistrats aux griefs réciproques des parents et des enfants, le Code pénal privilégie la protection des parents contre leur progéniture : le lien de filiation unissant le parricide à sa victime, déclaré circonstance aggravante en matière de coups et blessures, devient une circonstance constitutive du parricide tandis qu'à l'inverse, le crime commis par un parent sur son enfant non nouveau-né est réprimé selon les règles du droit commun69. Paradoxalement, alors que le parricide semble au XIXe siècle être globalement réprimé moins sévèrement que ne le laisseraient supposer les rigueurs du Code pénal, la relative

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indulgence des cours d'assises ne s'applique pas aux jeunes accusés ayant atteint la majorité pénale : si la peine de mort épargne effectivement plus souvent les jeunes de 16-20 ans que les adultes, les acquittements, en baisse au fil du temps, leur sont en revanche accordés avec plus de parcimonie. Outre qu'il profite d'abord aux jeunes filles, l'acquittement est le plus souvent motivé par l'éventuelle influence subie par l'accusé ou la survie de la victime. Il est vrai que certains acquittements, rares cependant, tel celui de la jeune Boeglin déjà évoquée pour un double fratricide suivi d'un parricide par le poison - "moyen le plus lâche parmi les plus atroces" -, ne s'expliquent guère - avant le recours en cassation, l'affaire Boeglin s'était soldée par la peine de mort70 ! Par souci d'éviter ce genre d'acquittements "scandaleux" ou dans la perspective redoutée d'une peine capitale, certains cas, souvent sans justification objective, sont déqualifiés au profit d'une incrimination de coups et blessures contre ascendants. De la même manière, l'article 64 du Code s'appliquant au parricide, les rapports d'expertise mentale, préférant taxer les jeunes accusés d'"idiots" ou de "débiles" plutôt que de "fous", contribuent plus à des atténuations de peine qu'à de véritables acquittements. Par leur nature et a fortiori quand elles impliquent des jeunes accusés, les affaires de parricide suscitent donc de toute part gêne et malaise : à propos d'un parricide particulièrement atroce qui lui est soumis, un président de cour d'assises évoque "les derniers scrupules d'une conviction mal à l'aise" qui aboutissent parfois à des verdicts empreints de faiblesse71. Les circonstances atténuantes, admises certes pour plus de la moitié de ces jeunes parricides, sont elles aussi moins fréquentes que pour l'ensemble des effectifs : elles se justifient en majorité par l'âge de l'accusé puis dans une bien moindre mesure, outre les motifs déjà évoqués pour un acquittement et l'intervention possible des parents pour récupérer leur enfant, par des considérations sans rapport direct avec l'âge des accusés : l'absence de préméditation - théoriquement sans influence légale pourtant -, la conduite après le crime - il est bien de se repentir et d'avouer -, l'état d'ivresse au moment du crime... C'est dire que dans une certaine mesure, hormis le cas particulier des mineurs, la répression s'abat avec plus de rigueur sur les jeunes parricides que sur les adultes : 48% des condamnés de notre corpus âgés d'au moins 16 ans le sont à la lourde peine des travaux forcés à perpétuité. La mort étant ainsi évitée72, la valeur pédagogique du verdict - qui se dit comme telle dans les enceintes judiciaires - s'impose sans ambiguïté. En outre, une fois promis à la peine suprême, les parricides, contrairement à Pierre Rivière, obtiennent rarement une commutation ou même une réduction de peine. Sauf celui de la jeunesse en effet, les magistrats ne manquent pas d'arguments pour refuser un allégement de la peine, et ce d'autant plus qu'une mesure de clémence pose ensuite le problème du retour de l'accusé sur les lieux du crime : après expiration de sa peine de 20 ans de travaux forcés alors qu'il n'a lui-même que 20 ans au moment de la condamnation, Charles Kragen sera invité à rester "dans la colonie pénitentiaire, où son travail et son genre d'industrie pourra trouver un utile emploi73". Face à de jeunes gens, les magistrats se sentent habilités à assortir la sentence d'une admonestation en bonne et due forme. Prise de panique face à ces jeunes parvenus tout en haut de l'échelle pénale sans qu'elle s'en rende compte et surtout sans qu'elle le comprenne - leur jeunesse rend leur acte insonsable -, la société n'a plus d'autre choix que de veiller à s'en protéger car en tuant un parent, ils ont aussi tué tout espoir d'être amendés ou dressés.

35 Si la sévérité est de mise, le regard porté sur le parricide se modifie et s'affine pourtant en concomitance avec l'émergence de l'enfant comme sujet de droits74 dans le contexte législatif des lois de 1889 et 1898. Progressivement, loin de la vision organiciste du

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parricide-né, l'idée fait son chemin que la famille peut dans certains cas générer elle- même le crime. L'appréhension du parricide, déjà délicate en soi, se complexifie bien au-delà des cas de légitime défense éventuelle. La méfiance croissante à l'égard de certains pères qui outrepassent leurs droits en bafouant ceux de leurs enfants rend l'opinion publique, et par là même juges et jurés, plus compréhensifs envers ces enfances malheureuses que la raison ne peut plus se contenter d'expliquer par une quelconque perversité naturelle : on ne naît pas toujours parricide, on peut le devenir, ce qui s'avère peut-être pire. En 1898, après le meurtre de son père, Angella Quévreux, jeune fille de 20 ans à la physionomie "délicate" et à la réputation sans tâche, se voit finalement acquittée par la cour d'assises : c'est pour mettre fin à la "tournée" que son père, homme violent et haineux qui ne ménage pas ses coups, prétendait donner à son jeune fils qu'Angella l'a frappé sur la tête avec une barre en fer. Mais le père Morris, décrit comme "implacable" et "dénaturé" par le président des assises, fait encore plus figure de bourreau domestique et dans le pays, malgré la notoriété de cette famille, l'opinion publique désapprouve la dureté paternelle : Morris père, en effet, invitant régulièrement son fils de 17 ans à "manger avec les cochons", a exclu le jeune Camille de la table familiale, lui interdisant l'entrée du château familial et le réduisant à quémander en cachette son pain auprès des domestiques. La présence importune de ce jeune garçon à la personnalité instable et rétive - il a été renvoyé de plusieurs maisons d'éducation - ne saurait justifier une telle conduite : Camille est également acquitté75. La famille, en plus de fournir éventuellement de mauvais exemples à ses membres, peut devenir criminogène par la violence clandestine, tant physique que morale, qu'elle impose à ses jeunes membres. Dans la pratique des cours d'assises se dégage alors, au vu d'une paternité abusive ou fautive, et plus uniquement défaillante, une distinction subtile entre parricide monstrueux et parricide tolérable, qui tend du même coup à rééquilibrer en faveur des enfants la dissymétrie répressive édictée par le Code pénal.

36 A partir des années 1880, avec la montée en puissance de l'école criminologique française et de ses idées sur l'influence criminogène du milieu social, l'intransigeance face au crime de parricide laisse donc la place avec le temps à une perception plus nuancée de la réalité familiale soumise à jugement.

37 De sujet voué à la docilité, le jeune parricide prétend devenir "son propre maître" selon l'expression souvent employée, prendre en main les rênes de son destin au prix d'une transgression majeure qui dévoile brutalement l'envers du décor familial mais aussi scolaire et moral. Par son acte criminel, il signale sans équivoque les failles, les dérives ou les dysfonctionnements de la société dans laquelle il était invité à s'insérer en douceur. Le criminel, parce qu'il se tapit au sein même de l'institution familiale censée pourtant couper court au crime, pose à la société une énigme génératrice de crainte et de malaise. Le parricide sanctionne dans le paroxysme un besoin juvénile d'exister de manière autonome, il est pour certains jeunes l'ultime réponse à l'insatisfaction générée par leur situation familiale. Si dans une certaine mesure, elle essaye peu à peu de prêter attention à cette souffrance juvénile, la société, au fond, n'est pas encore en mesure de valider de telles exigences d'émancipation et ne peut guère cautionner, incapable qu'elle est dans un premier temps tout simplement de les comprendre, des revendications qui ne peuvent alors se faire entendre que dans la transgression criminelle. C'est que le parricide juvénile met en scène des acteurs historiquement et socialement marqués dans leur quête identitaire76, des jeunes persuadés que le milieu familial et social dans lequel ils évoluent ne leur offre pas d'autre alternative que le

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crime - aucune échappatoire, aucune possibilité d'évitement, aucune forme de dérobade ou d'esquive ne semble à leur portée.

NOTES

1. Jules VALLÈS, L'enfant, Paris, Gallimard, coll. "Folio classique", p. 41 et p. 400. 2. Michelle PERROT, "Quand la société prend peur de sa jeunesse en France, au XIXe siècle", vol. 1, pp. 19-28, in Michelle PERROT (pres), Les jeunes et les autres, Vaucresson, Centre de recherches interdisciplinaires de Vaucresson, 1986. 3. Cette réflexion s'inscrit dans le cadre d'un doctorat sur le parricide en France au XIXe siècle (1825-1914), entreprise sous la direction de Francis DÉMIER (Paris X). 4. Giovanni LÉVI, Jean-Claude SCHMITT [dirs], Histoire des jeunes en , t. 2 : L'Époque contemporaine, Paris, Seuil, 1996, 410 p. 5. Cf. Frédéric CHAUVAUD, "Violence juvénile, violence familiale (1830-1880)", 1848, n° 8, 1992, pp. 39-48. 6. Soit 150 affaires pour lesquelles nous disposons de dossiers assez complets. 7. Par exemple : Armand FOUQUIER, "Benoît le parricide", pp. 1-19, in Causes célèbres de tous les peuples, Paris, Lebrun, 1859, t. 2. 8. Données établies d'après le Compte général de l'administration de la justice criminelle en France qui paraît à un rythme annuel à partir de 1827. 9. André-Michel GUERRY, Essai sur la statistique morale de la France, Paris, Crochard, 1833, pp. 23-26. L'étude porte sur la période 1825-1830. 10. AN BB/20/161/1, aff. SEGUIN, Drôme, 1852. 11. AN BB/24/2006. DOS 5883/S8, aff. BENOÎT, 1832. 12. Selon l'article 59 du Code pénal qui s'applique au parricide, le complice encourt la même peine que l'auteur principal du crime alors que le fils complice du meurtre de son père n'est pas considéré comme un parricide mais comme un simple meurtrier. 13. Les plus jeunes parricides dont nous avons retrouvé la trace, en raison de leur comparution devant la cour d'assises, sont effectivement âgés de 13 ans. La loi du 13 mars 1912 fixe ensuite jusqu'à cet âge la période d'irresponsabilité pénale absolue et ne fait comparaître aux assises que les jeunes de moins 16 ans inculpés avec des individus plus âgés. 14. Cesare LOMBROSO, L'homme criminel. Étude anthropologique et médico-légale, Paris, F. Alcan, 1887, p. 128. 15. PARENT-DUCHATELET, "Enfants vicieux et criminels", Annales d'Hygiène publique et de Médecine légale, t. VII, 1832, pp. 173-194. Sur ce cas, voir aussi Jean-Etienne ESQUIROL, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, Paris, J.B. Baillière, 1838, t. 1, pp. 385-386; Bénédict MOREL, Études cliniques. Traité théorique et pratique des maladies mentales considérées dans leur nature, leur traitement et dans leur rapport avec la médecine légale des aliénés, Nancy, Grimblat et veuve Raybois, 1852, t. I, p. 224; Paul MOREAU DE TOURS, De l'homicide commis par les enfants, Paris, Assalin et Cie, 1882, p. 126; Cesare LOMBROSO, L'homme criminel, op. cit. 16. AN BB/20/134, aff. MARTIN, Var, 1846.

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17. AN BB/20/150/1, aff. RICHAUD, Hautes-Alpes, 1850. 18. AN BB/20/114, aff. CASTEL, Finistère, 1841. 19. Mais on n'oubliera pas l'affaire Rivière où les schémas sont inversés : Pierre présente rétrospectivement le matricide comme le seul moyen de sauver son père des tracasseries de son épouse. Cf. Michel FOUCAULT, Moi, Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère... Un cas de parricide au XIXe siècle, Paris, Gallimard, coll. "Folio/ Histoire", 1994, 424 p. 20. Gazette des Tribunaux, 03/08/1876. 21. Gazette des Tribunaux, 10/08/1884. 22. AN BB/20/80, aff. BOULEAU, Haute-Vienne, 1835. 23. André BURGUIERE, Christiane KLAPISCH-ZUBER, Martine SEGALEN, Françoise ZONABEND, Histoire de la famille, Paris, Armand Colin, 1986, 2 vol. 24. Sur 101 victimes de parricides juvéniles dont nous connaissons précisément le statut matrimonial, seules 6 sont remariées, 4 vivent séparées de leur conjoint, une seule est divorcée, une mère est célibataire. 25. Cf. Henry BOUR, La criminalité juvénile. Étude sociale et juridique, Épinal, Impr. nouvelle, 48 p. 26. Gazette des Tribunaux, 08/10/1845 et AN BB/20/136, aff. VITU, Seine, 1846. 27. Jean-Jacques YVOREL, "De Gavroche aux Apaches. Sources et méthodes d'une histoire des illégalismes juvéniles", pp. 451-462, in Frédéric CHAUVAUD, Jacques-Guy PETIT, "L'histoire contemporaine et les usages des archives judiciaires (1800-1939)", Histoire et Archives, hors série n° 2, Paris, Honoré Champion, 1998, 491 p. 28. Notre corpus compte seulement 16% d'accusées et moins de 24% de victimes de matricide. 29. Gazette des Tribunaux, 16/09/1839. Le père, trop conciliant à l'égard de la jeune fille, s'était déchargé tour à tour sur ses deux fils aînés de son droit de correction avant d'être obligé de le reprendre après leur mort. 30. Gazette des Tribunaux, 21/02/1873. 31. Cf. Jean CAMPMAS, Le parricide, Villeneuve-sur-Lot, Impr. de Edouard Chabrié, 1878, 128 p. L'auteur, un ecclésiastique, montre comment une éducation sans Dieu peut conduire au parricide. 32. Michel BÉE, "Pierre Rivière, une névrose chrétienne au XIXe siècle ?", pp. 81-97, in Actes du 105e Congrès des Sociétés savantes, t. 2 : "Histoire de la Normandie et questions diverses", Paris, C.T.H.S., 1984. 33. BB/24/2039/1. DOS 1512/S73, aff. SEVIN, 1873. Être l'aîné des fils d'une veuve constitue en effet un cas de dispense. Cf. Léon ROGER-MILÈS, Nos femmes et nos enfants, Choses sanglantes et criminalité, Paris, Flammarion, 1893, p. 318. Avant les lois adoptées sous la Troisième République, la perspective du service militaire - et donc le refus paternel d'un éventuel remplacement - peut être brandie comme une menace par un père soucieux de faire rentrer dans le rang un jeune homme désobéissant. 34. Code pénal, article 86 modifié par la loi du 10-15 juin 1853. 35. Cf. Pascale QUINCY-LEFEBVRE, Familles, institutions et déviances. Une histoire de l'enfance difficile (1880-fin des années 1930), Paris, Economica, coll. "Économies et sociétés contemporaines", 1997, p. 16 et p. 136. 36. Gazette des Tribunaux, 04/03/1891. 37. Michelle PERROT, "Quand la société...", art. cit., p. 27. 38. Gazette des Tribunaux, 16/08/1886. 39. Gazette des Tribunaux, 08/02/1846.

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40. Cf. Jean-Claude CARRON, "Le paradigme de l'enfant criminel", pp. 66-68, in A l'école de la violence. Châtiments et sévices dans l'institution scolaire au XIXe siècle, Paris, Auber, "Coll. historique", 339 p. 41. La Société Protectrice des Animaux (SPA) naît en 1846 et la loi Grammont qui réprime pénalement les mauvais traitements commis en public contre les animaux est adoptée le 2 février 1850. 42. Cf. notamment Maurice AGULHON, "Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au XIXe siècle", Romantisme, n° 31, 1981, pp. 81-109. 43. Cf. Daniel FABRE, "La folie de Pierre Rivière", Le Débat, n° 66, sept.-oct. 1991, pp. 115-117. 44. BB/24/2092. DOS 1411/S05, aff. L., 1905. 45. Gazette des Tribunaux, 18/12/1837. 46. Cesare LOMBROSO, L'homme criminel, op. cit, p. 3. 47. Outre les travaux de Cesare LOMBROSO, voir Edmond LOCARD, "L'enfance criminelle", Enfance, oct. 1913, pp. 748-757. 48. Gazette des Tribunaux, 17/11/1847. 49. Ernest DUPRÉ, Les Perversions instinctives, Paris, Masson et Cie, 1912, p. 33. 50. BB/24/2086. DOS 3653/S1901, aff. M., 1901. 51. Emmanuel RÉGIS, "A propos du parricide", Revue de Psychologie clinique et thérapeutique, juin 1901, p. 165. 52. Loin de la logique aliéniste et criminologique, la conscience populaire voyait en Pierre Rivière un gaillard inachevé de 20 ans qui n'était pas sorti de l'enfance, ce qu'un psychanalyste contemporain qualifie d'"impasse pubertaire" : cf. François MARTY, Psychose pubertaire et histoire à propos du cas de Pierre Rivière, Doctorat de Psychopathologie et de Psychanalyse, Paris VII, 1993. 53. Cesare LOMBROSO, L'homme criminel, op. cit., p. 45. 54. Paul MOREAU DE TOURS, De l'homicide..., op. cit., p. 25. 55. AD Lot-et-Garonne, 4U130, aff. LAPRADE, 1879, audition de F. Chambon, 29 nov. 1878. 56. Cesare LOMBROSO, L'homme criminel, op. cit., p. 665. 57. Jean-Etienne ESQUIROL, Des maladies mentales..., t. 1, p. 228. 58. AN BB/24/2006. DOS 5883/S8, aff. BENOÎT, 1832. 59. AN BB/24/2032. DOS 5814/S65, aff. PETIT, 1865. Sur l'onanisme, voir en particulier Françoise JACOB, "Les aliénistes français et les jeunes adolescents déviants au XIXe siècle", pp. 197-204, in Benoît GARNOT, Ordre moral et délinquance de l'Antiquité au XXe siècle, Actes du colloque de Dijon, 7-8 octobre 1993, Dijon, Publications de l'Université de Bourgogne, Série du Centre d'Études historiques, n° 3, 1994, 523 p. et Régine PLAS, "Tatouages et personnalité criminelle", pp. 157-167, in Laurent MUCCHIELLI, Histoire de la criminologie française, Paris, L'Harmattan, coll. "Histoire des sciences humaines", 1994, 535 p. 60. Gazette des Tribunaux, 20/04/1878. 61. AD Tarn, 1U290, PV de gendarmerie, 21/04/1877. 62. Même référence, interrogatoire du 07 mai 1877. 63. AD Tarn-et-Garonne, 1U324, aff. VAISSE, 1888. 64. Avant 25 ans pour les garçons et 21 ans pour les filles, puis 21 ans pour les deux sexes à partir de 1907, les jeunes désireux de convoler doivent obtenir l'autorisation parentale.

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65. Michelle PERROT, "Les échanges à l'intérieur de la famille. Approche historique", pp. 97-106, in François de SINGLY, La famille. L'état des savoirs, Paris, La Découverte, coll. "Textes à l'appui", série Sociologie, 1991, 450 p. 66. AN BB/24/2006. DOS 4198/S8, aff. BALLIÈRE, 1832. 67. Considérée comme un vestige de barbarie, l'ablation du poing droit qui précédait la décapitation des parricides disparaît en effet du Code pénal révisé. 68. Au vu des dossiers, il nous a été impossible de saisir les critères servant à définir la notion de discernement, notion embarrassante et controversée par plus d'un juriste au XIXe siècle. 69. Voir dans Le Temps de l'Histoire (n° 2) les actes du colloque "Cent ans de répression des violences à enfants" (CNFEPJJ/Paris I), qui s'est tenu le 27 avril 1998. 70. AN BB/24/2009/2. DOS 4069/S, aff. BOEGLIN, 1839. 71. AN BB/20/208/1, aff. NICOLAS, Vaucluse, 1858. 72. 67% des jeunes entre 16 et 20 ans condamnés pour parricide le sont à la peine de mort ou aux travaux forcés à perpétuité. 73. AN BB/20/233, aff. KRAGEN, Vosges, 1861. 74. Voir le Temps de l'Histoire n° 2. 75. Gazette des Tribunaux, 04/03/1891. 76. Denis BERTHOLET, "La souffrance d'exister", pp. 227-237, in Les Français par eux- mêmes (1815-1885), Paris, Olivier Orban, 1991, 362 p.

RÉSUMÉS

Au XIXème siècle, le parricide juvénile, bien que rare, est un crime hautement symbolique puisque, non content de nourrir les peurs concernant la criminalité juvénile, il porte atteinte à la cellule de base de la société, la famille. Criminel sous influence, le jeune parricide se voit rejeté aux marges de l'humanité, faisant tour à tour figure d'animal, de monstre si ce n'est de dégénéré. Plongeant la société dans l'embarras, il la confronte à ses propres limites et incertitudes sans parvenir pour autant à se faire entendre d'elle comme le montre la sévérité avec laquelle sont punis ces jeunes criminels. En donnant la parole à des acteurs sociaux ordinairement réduits au silence, l'étude des jeunesses parricides éclaire en creux les relations parents-enfants et part à la rencontre de nombreuses problématiques soulevées au XIXème siècle autour de la jeunesse.

Family besieged from inside: young parricides in the xixth century. In the XIXth century, although rather rare, juvenile parricide is a highly symbolic crime. Indeed, not only does it fuel the fears related to crime committed by young people, but it although undermines the basic social unit - the family. As a criminal under influence, the young parricide is set aside on the fringes of humanity, appearing in turn as an animal, a monster or even as a degenerate. He puts the society in an awkward position because he confronts it with its own limits and uncertainty; and none the less he doesn't manage to be heard by this society - the severe punishment that is given to these young criminals proved it. Because it allows social agents who are usually reduced to silence to talk, the study of young parricides indirectly highlights the relationship between parents and children, and is in line with a number of issues raised in the XIXth century concerning youth.

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INDEX

Index géographique : France Index chronologique : XIXème siècle Mots-clés : enfance délinquante, histoire de la justice, parricide

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Comptes rendus d'ouvrages

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Gilles Ragache, « Les enfants de la guerre. Vivre, survivre, lire et jouer en France 1939-1949 » Paris, Perrin, 1997, 322 pages

Jacques Bourquin

1 Gilles Ragache avait clôturé le séminaire de l’AHES-PJM sur l’enfant de justice pendant la guerre et l’immédiat après guerre.

2 Acteur anonyme de cette période où j’avais entre 4 et 9 ans, j’avais lu ce livre avec passion et émotion. Me revenaient à la mémoire mille souvenirs enfouis que je partageais avec les enfants nés au moment du front populaire, avant de devenir les enfants du Maréchal et ceux de la Libération.

3 Gilles Ragache, dans cette étude très fouillée, nous introduit dans ce monde ignoré de l’histoire de la guerre, celui des enfants. Derrière le drame, celui de la défaite, de l’exode, de l’occupation, avec son cortège de pères disparus, de pères prisonniers, de bombardements, d’enfants juifs déportés, la vie continue. L’auteur nous décrit le quotidien de cette enfance qui passe par la cour de récréation, par le « ciné », par la lecture des journaux pour enfants qui épousent à des degrés divers les idéologies de l’époque. C’est une part importante du livre, G. Ragache a tout lu de cette littérature enfantine. Il a rencontré de très nombreux témoins, plus particulièrement en Normandie, sa terre d’origine, région particulièrement éprouvée en 1940 et en 1944. Les enfants parlent, se souviennent, fantasment, reconstruisent et apparaissent comme des témoins privilégiés, hors des présupposés culturels, des idéologies, malgré l’enjeu politique dont ils sont l’objet.

4 Cette génération d’enfants, celle du maréchal, on surveillera ses lectures, on essaiera d’encadrer, d’organiser ses activités dans un souci d’endoctrinement, de création d’une jeunesse sur un modèle unique. Dans l’ensemble, les mouvements de jeunesse, à l’exception de quelques groupements très politisés, ne s’engageront que timidement dans cette voie.

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5 Comme l’analyse fort bien Gilles Ragache, il s’agit d’une génération d’enfants où en définitive, on est peu adolescent, l’absence des pères, près de 2 millions de prisonniers, amène à une évidente responsabilisation, mais aussi à une augmentation de la délinquance juvénile qui ressemble à celle des adultes. Délinquance, sur fond de marché noir, de trafic de toutes sortes, où malgré le discours moral officiel progressivement disqualifié, le jeune a bien du mal à repérer la frontière entre l’interdit et ce qui relève de l’indispensable système « D ». On retrouvera au moment de la Libération, écrit G. Ragache, des bandes d’enfants vivant de rapine, de mendicité… Le sortir de la guerre ne sera pas facile pour bien des jeunes pour lesquels on parlera de « rééducation ». Les luttes d’influence pour encadrer, pour protéger l’enfance reprendront de plus belle, entre catholiques et laïcs, entre communistes et ceux qui ne le sont pas, les cœurs vaillants contre les vaillants… Toute une nouvelle presse enfantine se développe auprès de ces mouvements où les diverses branches du scoutisme et des Eclaireurs se feront la part belle.

6 Ce sont en fait les enfants du baby boom qui sortiront de la période de la guerre, le nombre des naissances augmente des 1942, s’amplifie à la Libération pour atteindre des sommets à partir de 1947. Les classes de l’après guerre sont bondées, les colos refusent du monde, toutefois les enfants continuent à évoluer dans un univers qui est encore marqué par la guerre, avec les restrictions qui durent, les baraquements dans les régions détruites qui se pérennisent, et une reconstruction qui transforme progressivement le passage urbain.

7 Dans son dernier chapitre G. Ragache se demande si pour l’enfance de cette période on peut parler de temps immobile. Cette guerre a laissé des marques indélibiles chez bien des enfants, certains ont gardé le silence d’une période qui fut pour eux trop douloureuse (déportation, mort des parents…). Certains y ont perdu avec la destruction de leur maison, de leur village, de leur quartier, toute une part de leur enfance. G.Ragache s’interroge sur ce que la mémoire a filtré… « Les enfants quelque soient les circonstances, les cicatrices, ont de même continué à jouer, à rêver, à rire ». Le tragique et le comique furent souvent sans démarquage clair entre les deux, d’autres ont vécu cette période comme une sorte de parenthèse. Le quotidien ne fut pas toujours tragique et c’est à l’école que le temps semble avoir été le plus immobile.

8 Voici un livre qui nous ouvre avec richesse et sensibilité de nouveaux horizons sur la connaissance de l’occupation, du régime de Vichy, de la Libération, mais aussi sur la connaissance de l’enfance.

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Juliette Jover, Maurice Capul, Patricia Timsit (sous la direction de) « L'enfance en difficulté dans la France des années 40. L'exemple de Toulouse Saint-Simon » Editions Erès, Ramonville-Saint-Agne, 1999, 348 p.

Jacques Bourquin

Voici un ouvrage qui nous plonge en pleine période de guerre à Toulouse. L'exode est encore proche ; de nombreux réfugiés se sont repliés dans le Sud-ouest. Les problèmes liés à l'enfance se multiplient abandon, délinquance, errance... C'est dès juin 1941 que va ouvrir l'institut pédotechnique Saint-Simon, qui est l'objet de cette recherche à dimension historique. L'institut tient à la fois de l'école des cadres pour former de jeunes éducateurs, un métier qui est en train de naître, et du centre d'observation, qui sera le point central du dispositif mis en place par la loi du 27 juillet 1942 sur l'enfance délinquante. Deux personnages pionniers président successivement à cette institution et sont au cœur du livre : un prêtre, l'abbé Plaquevent, qui dirigera Saint-Simon jusqu'en 1947 ; un médecin psychiatre, le docteur Chaurand. Deux fortes personnalités des origines du secteur de l'enfance inadaptée, dont ils représentent deux étapes successives, celle d'un engagement qui s'apparente au sacerdoce, celle de la professionnalisation. L'abbé Plaquevent, aumônier du Bon Pasteur de Pau à la veille de la guerre, est très sensible aux théories et aux pratiques de l'éducation nouvelle (Decroly, Ferrière...). Il est issu d'un milieu familial très imprégné de la pensée de Marc Sangnier et du Sillon lui-même est proche de la revue Esprit et de l'humanisme chrétien d'Emmanuel Mounier. Dès 1937, il pense à un plan d'action pour le sauvetage de l'enfance en danger moral et des mineurs traduits en justice ; c'est la pleine période des campagnes de presse contre les bagnes d'enfants. En août 1939, il crée une association, L'Essor, dont le but est « le

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reclassement social, la formation et l'orientation professionnelle de la jeunesse et de l'enfance privée de milieu éducatif ». En décembre- 1940, l'abbé Plaquevent est sollicité par le gouvernement de Vichy, pour participer à l'élaboration d'un plan national d'intervention auprès de l'enfance abandonnée. C'est dans le cadre de ce plan qu'il ouvre, en juin 1941, l'institut pédotechnique Saint-Simon. Il a le soutien de j. Chevalier, secrétaire d'État à la Famille et la santé, et du Secours national. Est-ce cette proximité avec le gouvernement de Vichy qui fit de l'abbé Plaquevent, pendant une bonne trentaine d'années, un des absents de l'histoire de l'éducation spécialisée ? Les auteurs posent la question. Une des singularités du projet de Saint-Simon, c'est le couplage entre le centre d'observation et le centre de formation, une interrelation forte entre la théorie et la pratique. Très influencé, comme beaucoup de ses contemporains, par le centre d'observation de Möll en Belgique, qui fait figure de modèle depuis le début du siècle, l'abbé Plaquevent a toutefois une vision très dogmatique de l'observation : elle doit se faire à tout moment ; il ne faut rien rater du comportement du jeune. Ce projet aboutit à une sorte de "voyeurisme" qui ne sera pas sans questionner les jeunes éducateurs stagiaires qui expérimenteront, dans des rotondes construites à cet effet, la technique du "voir sans être vu". Un lointain héritage du panoptique de Bentham. L'influence de l'abbé Plaquevent est considérable auprès de ses stagiaires. Il enseigne la psychologie, une philosophie spiritualiste, la morale. La fonction d'éducateur, plus qu'un métier, se réfère pour lui au don de soi, à une sorte de sacerdoce mi-laïc, mi- religieux que l'on retrouve à l'époque à l'école des cadres d'Uriage avec Dunoyer de Segonzac, mais aussi chez Madame de la Morlais, la fondatrice du centre de Kergoat. Comme on est loin de cet autre personnage quasi contemporain, qui ouvre un COT à Lille en 1943, Fernand Deligny. Il est à remarquer qu'il n'est jamais évoqué dans le livre. Connaissait-on, en 1945, Graine de crapule à Saint-Simon ? Le second personnage de cette histoire, c'est André Chaurand. Il apparaît à Saint-Simon au moment du départ de l'abbé Plaquevent. Ce jeune psychiatre est très proche de la revue d'Henri Hey, L'évolution psychiatrique, courant très dynamique de la psychiatrie et de sa rencontre avec la psychanalyse. Pendant la guerre, A. Chaurand a travaillé à l'hôpital de Saint-Alban en Lozère avec les Dr Tosquelles et Bonnafé, tenants de ce qui deviendra la psychiatrie institutionnelle. En arrivant à Saint-Simon, André Chaurand abandonnera le modèle par trop "idéocratique" de son prédécesseur, pour le remplacer par une image plus professionnelle de l'éducateur. Il restera favorable à l'interrelation théorie pratique facilitée par le dispositif de Saint-Simon : les élèves suivent les cours le matin ; la formation se poursuit l'après-midi au centre d'observation, avec ou sans les jeunes. S'il y a une rupture avec le projet de l'abbé Plaquevent, c'est que le docteur Chaurand n'impose pas un modèle idéal ; il donne une formation ; il est sensible à la relativité des choses, à leur évolution dans le temps ; il ne souhaite pas, comme son prédécesseur, figer un savoir dans une théorie ou dans des écrits définitifs. Au-delà de ces deux personnages, si riches et si différents, qui expriment si bien les interrogations autour de cette profession naissante, celle d'éducateur, le livre nous apporte une multitude d'informations sur la conception et les pratiques de l'observation en cette période pionnière, sur ces jeunes qui séjournent à Saint-Simon

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entre 1941 et 1947 : aspects familiaux, étiologiques..., mais aussi sur toutes les représentations que l'on a à l'époque de l'enfant délinquant, de l'enfant en danger. Cette recherche, menée à partir de très nombreux témoignages et d'un important dépouillement d'archives publiques et privées, pèche parfois par l'accumulation d'informations pas toujours analysées. L'ouvrage est néanmoins d'un intérêt majeur, car il introduit dans l'histoire encore peu connue de l'enfance inadaptée une dimension régionale indispensable à la connaissance de ce secteur.

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Pierre Giolitto, « Histoire de la jeunesse sous Vichy » Paris, Perrin, 1991, 691 p.

Vincent Peyre

1 Pierre Giolitto est spécialiste de l’histoire de l’enseignement, on lui doit entre autres une Histoire de l’enseignement primaire au XIXème siècle, on ne s’étonnera donc pas de lui voir consacrer une grande part de cet ouvrage à la politique scolaire et universitaire de Vichy et à la vie scolaire pendant cette période.

2 Foisonnant, nourri d’anecdotes, d’exemples et de portraits d’acteurs grands et petits, il nous fait pénétrer dans l’intimité du sérail vichyssois, avec ses clans, ses intrigues et ses insurmontables contradictions. Il nous montre aussi un corps enseignant rétif certes à l’idéologie cléricale et anti-républicaine officielle, objet d’ailleurs de la méfiance du nouveau pouvoir (les écoles normales d’instituteurs seront supprimées dès l’automne 1940), mais longtemps passif dans sa masse et qui ne basculera que progressivement dans une opposition et une résistance actives qui resteront le fait d’une minorité.

3 Il nous montre aussi une jeunesse objet de tous les soins du nouveau régime soucieux de l’engager dans la croisade pour la « révolution nationale », combat définitivement perdu en 1942 avec le collaborationnisme actif du gouvernement Laval et la mise en place du « service du travail obligatoire ».

4 En comparaison, la place réservée au traitement de « l’enfance coupable » qui fut, on le sait, une des préoccupations du régime, ne trouve ici qu’une place modeste (deux pages) dans le chapitre consacré à « la famille, divinité nouvelle ». Est par contre fort bien décrit l’effort considérable déployé pour enrégimenter et endoctriner une jeunesse abandonnée à elle-même au lendemain de l’exode et de la défaite, c’est ce que l’auteur appelle « la folle aventure des chantiers de jeunesse », de même que l’échec des tentatives d’un clan minoritaire et fascisant du régime pour créer un mouvement de jeunesse unique sur le modèle des Hitlerjungends ou des Balilas. Est à cette occasion fournie une large description des rapports complexes et ambigus du régime avec les mouvements de jeunesse et leur éloignement progressif, y compris de la part du

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scoutisme catholique, pourtant ferme soutien du maréchalisme dans les premières années, de même que la hiérarchie de l’Eglise, à peu d’exceptions près.

5 Mais ce qui marque peut-être le plus les politiques de l’enseignement et de l’éducation, c’est un profond anti-intellectualisme. « La jeunesse que veut le Maréchal » est « propre de toutes les propretés physiques et morales » - il y a une obsession vichyste de la propreté -, elle est gaie, fière et virile, mais elle n’a que faire des spéculations intellectuelles et de la critique. Georges Lamirand, qui n’était pas des plus extrémistes, s’adressant aux jeunes en 1942, s’exclame : « il faut avoir la foi du charbonnier, il faut suivre le chef aveuglément. Chercher à comprendre, mais vous n’avez rien à comprendre… Croire, obéir, combattre… ». Aux antipodes de la jeunesse d’avant- guerre, veule, adonnée aux plaisirs, élevée dans la perversion du sens moral par des maîtres aussi douteux qu’André Gide.

6 Parfois difficile à suivre parce que le parti pris thématique du plan oblige à des redites et à des retours, l’ouvrage vaut surtout, à notre sens, par ce qu’il nous donne à voir de la vie de Vichy et sous Vichy et de ses acteurs individuels et collectifs.

7 On pourra être plus réservé sur ses interprétations. C’est ainsi que le chapitre terminal, fort élogieux, sur « l’ordre des chevaliers d’Uriage », se conclut par l’affirmation qu’Uriage (tout de même entré en dissidence dès 1942), représenterait « … un pétainisme qui, par-delà ses erreurs d’appréciation conjoncturelles, se trouve porteur d’un certain nombre de valeurs universelles », montrant par là que l’auteur éprouve malgré tout quelque sympathie pour l’idéologie vichyssoise.

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Wilfred Douglas Halls « Les jeunes et la politique de Vichy » préface Jean-Pierre Rioux Paris, Syros, 1988, 502 p.

Jean-Jacques Yvorel

Publié en Anglais en 1981, traduit en 1988, le livre de Halls est la première synthèse sur Vichy et les jeunes. C'est toujours, sur le sujet, un ouvrage essentiel, rédigé à partir des fonds d'archives consultables. La première partie, essentiellement politique, intitulée Les jeunes et leurs mentors, est divisée en cinq chapitres. Les deux premiers présentent les diverses tendances d'un "État français" très composite et rend compte des grands traits de l'évolution interne d'une politique pas vraiment cohérente. Il tracent parallèlement le portrait des hommes qui incarnèrent, en matière d'enseignement et de "jeunesse & sport", la France de Vichy. Il conserve pour l'essentiel la distinction entre Old Guard et New Order introduite par Paxton dans son livre pionnier. Le troisième chapitre (L'Église et l'enseignement) analyse la politique de Vichy à l'égard de l'enseignement catholique. Le chapitre IV traite des enseignants et notamment des instituteurs. Il semble que le régime ne les aimait pas beaucoup et qu'ils n'aimèrent jamais beaucoup le régime. Le dernier chapitre de cette première partie se penche sur L'enrégimentation de la je-nesse et montre comment le projet d'une organisation unique pour la jeunesse, souhaité par les plus actifs partisans de la collaboration avec l'Allemagne, a échoué.' La seconde partie traite du projet culturel et idéologique du gouvernement de Vichy. Les contradictions du régime ne sont pas moins aiguës en matière de réforme morale (chapitre VI) que lorsqu'il s'agit de déterminer la place du sport dans l'éducation générale (chapitre VII). Halls étudie ensuite Le révisionnisme culturel (chapitre VIII) et notamment les efforts de la Révolution nationale pour imposer une nouvelle lecture de l'histoire, qui gomme la Révolution française et ses conséquences. Enfin, contradiction fondamentale, le régime, même s'il compte quelques sympathies pour le régionalisme, invite la jeunesse à chanter la gloire d'une France une et indivisible, alors que les Allemands dépècent le territoire. La troisième et dernière partie nous permet d'entrer plus avant dans le processus de mise au pas des jeunes français. En effet, Halls nous invi-te au sein même des

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organisations de jeunesse. Il consacre un court chapitre (15 pages) aux Compagnons de France, avant de s'étendre un peu plus sur les Chantiers de jeunesse. Les écoles de cadres, dont la célèbre école d'Uriage où s'expérimentèrent des méthodes pédagogiques actives qui inspirèrent parfois le champ de l'éducation spécialisée, ne sont pas oubliées (chapitre XII). Les organisations de jeunesse collaborationnistes et néo-nazies ne sont pas laissées dans l'ombre : nous les suivons jusqu'à leur ultime dérive et leur absorption dans la division SS Charlemagne. L'ouvrage est clos par un chapitre consacré au service du travail obligatoire en Allemagne. Le STO consomma le divorce entre un régime de plus en plus fantoche et la jeunesse qu'un vieux maréchal avait rêvé de conquérir. La synthèse de Halls n'est pas sans défaut. Ça et là nous trouvons quelques approximations comme, page 196, quand il attribue au régime de Vichy l'invention de la liberté surveillée et du tribunal pour enfants, institués en fait dès 1912 ! Surtout l'auteur, prisonnier de ses sources, privilégie une histoire institutionnelle, vue "d'en haut", qui laisse en définitive peu la parole aux jeunes. L'ouvrage n'en constitue pas moins une toile de fond indispensable pour qui veut travailler sur "l'enfant de justice" durant la guerre.

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