L'image Du Porc Dans L'œuvre Gravée De Hans Grundig
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« Du lard ou du cochon ? : l’image du porc dans l’œuvre gravée de Hans Grundig (1933-1935) » Jeanne-Marie-Portevin Membre du Parti communiste et de l'Association des artistes révolutionnaires (Asso)1 sous la République de Weimar, Hans Grundig a 32 ans lorsque Hitler accède au pouvoir. Alors qu’il est doublement menacé par son engagement politique et son mariage avec l’artiste Lea Langer d’origine juive, il reste en Allemagne et décide de faire de son art, qu’il avait dédié dans les années 20 à la cause du prolétariat et à la lutte des classes, une arme dans le combat contre la dictature, demeurant fidèle au manifeste d'Asso2. Dès 1933, il commence un cycle de gravures qu’il regroupera plus tard sous le titre évocateur Des animaux et des hommes, et qui constituent, selon les vœux de son auteur, une satire de l’Allemagne nazie. La gravure à la pointe sèche fait son entrée dans son oeuvre en même temps que se met en place la dictature. Reproductible, facilement diffusable, comparable par son austérité et les matériaux qu'elle mobilise à l'écrit, la gravure est la forme par excellence de l'art résistant et se développe à cette époque en tant que telle. Lea Grundig raconte, dans son autobiographie, l'arrivée triomphante de la presse dans leur atelier et leur travail désormais fébrile : « La veille au soir, nous préparions le beau papier épais, nous coupions les grandes feuilles en des petites, nous les trempions et les disposions. Le lendemain nous voyait imprimer. [...] Notre espace se couvrait de tirages. Ils étaient couchés, étroitement les uns à côté des autres, sur les lits, la table, les chaises et les armoires. Et nous- mêmes, les pattes noires, dans une blouse maculée d'encre, excités et transpirants, nous travaillions de toutes nos forces »3. L'emploi d'animaux dans un projet satirique n'est quant à lui pas nouveau dans l'oeuvre de Hans Grundig. Ainsi, une affiche de 1931 pour la troupe de théâtre Agitprop Die Linkskurve (Le Tournant à Gauche) fait apparaître un singe marqué d'une croix gammée, se trémoussant dans une danse endiablée aux côtés d'un pachyderme en soutane et d'un dindon aux couleurs du SPD, le parti socialiste allemand. Les profiteurs et les manipulateurs du peuple s'y trouvent ainsi métamorphosés en 1 L'Association des artistes révolutionnaires d'Allemagne (ARBKD) est fondée à Berlin, en 1928, par Otto Nagel. Elle s’étend à Dresde où une cellule particulièrement active, dirigée par le graveur Herbert Gute, est constituée en mars 1929, et que l’on nomme, selon la formule lapidaire d’Otto Griebel, "Asso". Hans et Lea Grundig en sont les membres fondateurs avec, entre autres, Eugen Hoffmann et Wilhelm Lachnit L’Association se conçoit comme une « organisation sœur » de l’Association des artistes révolutionnaires de Russie (AChRR) et pousse à « la réunion de tous les artistes plasticiens révolutionnaires qui se tiennent sur le sol de la lutte de classes prolétarienne » (Statuts de l'ARBKD). 2 De fait, on peut y lire cette déclaration placée en en-tête: "L'art est une arme ...". (in Charles Harrison, Paul Wood, Art en théorie: 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p. 439) 3 Am Vorabend bereiteten wir das dicke, gute Papier vor, schnitten die großen Bogen in kleine, wässerten sie ein und legten sie bereit. Der andre Tag sah uns beim Drucken. […] Unser Raum bedeckte sich mit den Drucken. Sie lagen eng nebeneinander auf Betten, Tisch, Stühlen und Schränken. Und wir selbst, mit schwarzen, Pfoten, in farbverschmierten Kitteln, erregt und schwitzend, arbeiteten aus Leibeskräften.“; Lea Grundig, Gesichte und Geschichte, Berlin, Dietz Verlag, 1961, p. 144. Entre 1933 et 1938, Hans Grundig réalise soixante gravures. animaux grotesques. Ce procédé est vieux comme le monde. Depuis toujours les hommes ont, de fait, cherché à trouver des correspondances entre l’homme et la bête, en dotant l’animal de caractéristiques psychologiques ou en cherchant sur la figure humaine les traits d’une espèce animale, comme le montrent les nombreux dessins réalisés par Charles Le Brun en 1671. Largement tributaire de cette physiognomonie qui apparaît dès l’Antiquité, fleurit au Moyen-âge et se développe au fil des siècles, la figure de l’animal devient une forme privilégiée de la satire et de l’art engagé. L’animal, miroir de l’homme, est employé pour révéler la nature profonde de l’être humain et démasquer les hypocrisies, ainsi qu’il apparaît dans les célèbres fables d’Esope comme celles de La Fontaine. Dans Les Caprices de Goya, recueil de gravures commencé en 1797 et publié en 1799, les animaux travestis révèlent et dénoncent les folies et absurdités du comportement humain. De la même manière en France, quarante ans plus tard, dans les Scènes de la vie privée et publique des animaux, Grandville livre une satire acerbe de la société dont il distribue les rôles à des animaux vêtus à la mode contemporaine. L’utilisation d’animaux à des fins satiriques a donc une longue histoire qui s’accélère en Europe autour des décennies 1820-1850 et qui fera parler Grandville d’« animalomanie ». En Allemagne en particulier, au XIXe siècle, les revues satiriques abondent de ces représentations. L’œuvre de Hans Grundig se rattache à cette tradition et déploie ainsi tout un bestiaire où loups, ours et chevaux occupent une grande place, mais qui fait aussi la part belle à des espèces plus exotiques comme le kangourou ou le tigre. Les images des ours et des loups ayant déjà été évoquées dans nos précédents travaux, il conviendra ici de considérer la figure du porc qui apparaît d'ailleurs comme la forme la plus explicitement satirique de l’œuvre de Hans Grundig. Presque universellement, le cochon symbolise la goinfrerie, la voracité ; il est l’emblème des tendances obscures, de l’ignorance, de la luxure et de l’égoïsme. Animal impur dans la tradition judéo-chrétienne, il est considéré comme le siège du Mal. Son nom représente, de plus, un parangon du langage injurieux et s’est mué en adjectif dans le langage courant. Le porc est par excellence une image dégradante, immédiatement reconnaissable. Dans une planche de 1934, gravée par Hans Grundig, le porc en tant qu’il est le symbole du mal est confondu avec le national-socialisme, lui-même mal absolu. On le découvre ici en compagnie de deux loups, dans un paysage désolé, juste signifié par deux arbres morts à l’horizon. Plus tard, l’artiste adjoindra à cette image un titre sans équivoque : Deutschland erwache !, Allemagne, réveille- toi !, célèbre slogan nazi. Mais même sans ce titre, l’image est transparente, qui montre un des porcs effectuant le salut hitlérien, nous incitant à la considérer comme une allégorie. Toutefois, son caractère explicite suffit à mettre en échec le jugement porté par les sémiologues, et en particulier, Christian Vandendorpe à propos de l'allégorie, laquelle serait précieuse sous un régime totalitaire pour formuler des discours codés autrement étouffés par la censure4. Ajoutons que cette clarté a partie liée avec le projet de l’artiste, comme nous le verrons plus tard. Avec les porcs dressés sur leurs pattes arrière, la scène propose un jeu constant d’allers et retours entre anthropomorphisation de l’animal et animalisation de l’homme. Ce procédé de rabaissement typiquement satirique, utilisé depuis l’Antiquité, est un des dispositifs les plus redoutables, car il vise l’intégrité physique et morale de l’individu. L’artiste ajoute néanmoins à l’image d’autres qualités qui participent d’une esthétique générale de la laideur. On est frappé ici par la confusion, l’illisibilité des corps qui amplifient le thème déjà présent du monstrueux, comme par exemple avec ce cochon bicéphale, cet amas de chairs immondes dont la compacité provoque une sensation d’étouffement alors même que le champ est ouvert. Quant aux zones fortement obscures qui apparaissent dans les coins de la gravure, semblant 4 Christian Vandendorpe, « Allégorie et interprétation », Poétique, n°117, février 1999, p. 93. obliger les porcs à refluer vers le centre, elles accroissent encore l’angoisse de l’indéchiffrable, et agissent en même temps comme des sortes d’équivalent plastique d’une violence aveugle que le spectateur subit déjà. Contents d’eux-mêmes, enfermés sur leur petit terrain de paille, les animaux ne semblent pas se soucier de ce qui se passe autour d’eux, à l’exception des deux chiens, les oreilles en alerte, les crocs acérés, prêts à l’attaque. Le ciel tourmenté, lourd des menaces à venir, que l’on retrouve sans cesse à cette époque chez Hans Grundig, et la ligne d’horizon trop haute renforcent encore le sentiment d’une insupportable claustration. Enfin, la multiplication des lignes, l’entremêlement irrégulier des hachures, le faible contraste clair-obscur produisent au plan plastique une confusion des valeurs qui semble aussi devoir être comprise de façon absolument littérale. Quant au choix de la technique, celle de la pointe sèche, il confirme ce propos. Ce qui est visé ici n’est pas le noir velouté, mais bien cette encre qui fuse et salit l’image. L’artiste donne ainsi à voir son image de l’Allemagne depuis l’arrivée des nazis, une Allemagne plongée dans « une nuit profonde et effroyable », ainsi que l’écrira plus tard sa femme Lea Grundig5. Dans une lettre datée de mai 1946, Hans Grundig résumait a posteriori son projet, et écrivait : « Autant que ma force artistique me le permettait, j’ai représenté l’effroyable période d’une barbarie indicible. » A travers ces mots, on découvre aussi la pertinence et la nécessité du mode satirique comme déclaration toujours indirecte : par la distance même qu’elle instaure avec le réel, elle permet au fond de le dire.