<<

LES DISQUES

Bach — Mozart — Wagner — Musiques contemporaines.

Abondance ces derniers mois de grandes œuvres religieuses ou lyriques enregistrées intégralement, d'une part, de grands disques de musique contemporaine, d'autre part. Nous avons sélectionné ici les meilleurs enregistrements représentant ces deux tendances de l'édition actuelle. A tout seigneur tout honneur : donnons la vedette au plus génial et au plus abondant de tous les musiciens, pour l'une de ses œuvres les plus riches et, curieusement, les plus mal connues. L'Oratorio de Noël de Jean-Sébastien Bach vient de bénéficier d'une gravure d'origine autrichienne pleinement satisfaisante (1). Certes, on le sait, cette œuvre monumentale, composée à la hâte, intègre de très nombreuses pages précédemment destinées à des Cantates, voire à la Passion selon saint Marc. Outre que ces doubles utilisations n'avaient rien de scandaleux à cette époque, elles n'em­ pêchent pas cet Oratorio de posséder son style propre et son unité profonde. Richesse mélodique, variétés instrumentales et rythmi­ ques : rarement le Cantor aura développé à un tel point les aspects divers de son unique génie. Hans Swarowsky dirige cette version enregistrée en mai et juin, l'an dernier. Sous sa baguette sont rangés l'Orchestre National de Vienne, le Wiener Kammerchor, ainsi que cinq solistes peu fami­ liers aux oreilles françaises et que l'on découvrira avec ravisse­ ment. La soprano , la contralto , les ténors Thomas Page et Kurt Equiluz, la basse Kieth Engen. C'est du grand art, inspiré, puissant que tous nous offrent ici. Us sont servis, en outre, par une prise de son et une gravure d'un niveau élevé. N'oublions pas d'ajouter que le discophile bénéficiera encore ici d'une plaquette remarquable à tirage limité qui contient notam­ ment une étude passionnante et savante sur l'Oratorio de Noël, due à l'Abbé Cari de Nys.

Bien que l'on n'en comptât pas moins de onze versions enre­ gistrées différentes, Les noces de Figaro attendaient encore que se produise dans un studio d'enregistrement cette rencontre mira­ culeuse entre une œuvre, un chef et ses interprètes d'où jaillit la

(1) La Guilde Internationale du Disque, (3 x 30 cm) : SMS 2585. LES DISQUES 427 perfection. C'est désormais chose faite, sous le patronage de la Deutsche Grammophon Gesellschaft et grâce au génie musical de l'un des meilleurs chefs lyriques de notre temps : Karl Bohm (1). Pour être équitable il faudrait citer ici tous les interprètes : du premier rôle au choriste il n'en est pas un qui ne soit à féli­ citer chaudement. On se bornera à mentionner les plus remar­ quables. D'abord l'Orchestre et les Chœurs de l'Opéra de Berlin, formations de tout premier ordre qui peuvent rivaliser avec les plus prestigieuses. En second lieu, il faut associer dans un égal hommage Gundula Janowitz et Dietrich Fischer-Dieskau, couple terribles d'aristocrates jouant avec leur cœur et celui des autres. Leurs voix superbes, conduites avec un art et une sensibilité sou­ verains, placent à elles seules ces disques au plus haut niveau de référence. Mais il serait injuste de ne pas louer aussi — surtout, diront certains — le Figaro de Hermann Prey, qui sait si bien mêler le rire aux larmes, la vulgarité à la distinction naturelle. Et encore le Chérubin de Tatiana Troyanos ; mieux qu'aucune autre jeune cantatrice cette nouvelle venue nous fait oublier les inconvénients du travesti et traduit le trouble d'un adolescent qui s'éveille à l'amour. Une interprétation bien à l'image de celle de l'œuvre tout entière telle qu'en elle-même enfin Karl Bôhm la change : sensible, délicate, toute en nuances, disant à qui sait entendre les subtiles alternatives du cœur humain.

Les hasards d'une production particulièrement riche dans les dernières semaines de l'an dernier, nous offrent encore deux ver­ sions exemplaires de deux chefs-d'œuvre de . Encore soumis aux influences de ses grands prédécesseurs, Weber et surtout Beethoven, Wagner, « dans les périls et les sou­ cis », termine en 1841, à Meudon, l'un des plus grands opéras romantiques : Le Vaisseau Fantôme. C'est l'un des derniers sur­ vivants de la génération des grands chefs d'orchestre encore mar­ qués par un certain romantisme, Otto Klemperer» qui le dirige ici, à la tête de l'orchestre New Philharmonia de Londres et des Chœurs de la B.B.C. (2). Le résultat est d'un souffle lyrique enthousiasmant, particuliè­ rement bien mis en valeur par les sortilèges d'une prise de son faisant appel à toutes les subtilités de la stéréophonie pour créer

(1) Deutsche Grammophon Gesellschaft, (4 x 30 cm) : 104 962/65. (2) La Voix de Son Maître- Electrola, (3 x 30 cm) : 91763/65. 428 LES DISQUES un véritable spectacle enregistré. On croirait sentir les vents qui battent le rivage norvégien où aborde le Hollandais maudit. C'est Théo Adam qui incarne ici l'éternel navigateur solitaire. Il a la voix puissante et terrible, le souffle inépuisable des reve­ nants de l'au-delà. Anja Silja a interprété Senta sur d'innombrables scènes, en particulier à Bayreuth, elle connaît toutes les subtilités du rôle. Nul aujourd'hui ne saurait chanter avec plus de talent la fameuse « Ballade ». Quant à Martti Talvela et Ernst Kozub, ils donnent aux rôles respectifs de Daland et Erik un relief tel qu'on ne peut plus les imaginer dans une interprétation différente de la leur. Avec le prélude de la Tétralogie, L'Or du Rhin, Wagner nous introduit dans un univers philosophique et sonore différent qu'il enrichira et perfectionnera par la suite jusqu'aux limites de l'éso- térisme, ouvrant ainsi les portes à la musique d'aujourd'hui. C'est encore un grand chef lyrique et romantique, mais d'une tout autre génération, qui conduit au triomphe le présent enre­ gistrement : Herbert von Karajan (1). Bien sûr pour les wagné- riens de longue mémoire, les conceptions de Karajan sont parfois surprenantes, mais, le moment de surprise passé, il est rare qu'ils ne s'y rallient pas, reconnaissant en tout cas qu'elles révèlent de grandes beautés, souvent mal mises en valeur par des prédéces­ seurs plus chevronnés mais moins inspirés. La Philharmonique de Berlin est là, bruissant de tous ses bois, chantant de toutes ses cordes, sonnant de tous ses cuivres, obéis­ sant aux moindres injonctions d'un chef exigeant, traduisant sans les trahir ses plus secrètes intentions. Elle est bien ce chœur que Wagner charge d'exprimer les sentiments de la foule. Pour dia­ loguer avec elle le producteur a réuni une troupe exemplaire de chanteurs, dominée par le Wotan inégalable de Dietrich Fischer- Dieskau. Les discophiles peuvent sans hésiter ranger cette version aux côtés des trois ou quatre meilleurs enregistrements lyriques de ces mois.

Pour d'assez mauvaises raisons Pierre Boulez refuse de diriger dans son pays natal. Regrettons-le et écoutons ses enregistrements qui témoignent de la maturité d'un musicien complet, scrupuleux. cultivé, toujours en quête de perfection. Son dernier disque, réalisé avec l'Orchestre symphonique de la B.B.C., devrait être un « best-seller » (2). Deux classiques de la (1) Deutsche Grammophon GeselUchaft, (3 x 30 cm) : 104 966/68. (2) C.B.S., (30 cm) : 72 652. LES DISQUES 429 musique du xxc siècle sont inscrits à son programme : la Suite de l'Oiseau de Feu d'Igor Stravinsky et la Musique pour cordes, per­ cussion et célesta de Bêla Bartok. L'interprétation de Boulez est presque une re-création tant ces partitions rabâchées sont ici re­ pensées, fouillées, éclairées par le génie de l'interprète d'une lu­ mière qui semble évidente. Même s'il possède déjà une version satisfaisante de ces deux œuvres, tout discophile devrait écouter celle-ci. Dans le domaine de l'inédit et de la recherche contemporaine le grand événement de ces derniers mois aura été la sortie de l'album « Avant-Garde » : six disques d'abord proposés en sous­ cription avec un succès très encourageant, vendus actuellement en coffret ou séparément à un prix qui reste très modique (1). A placer au-dessus du lot : les quatuors à cordes des Polonais Lutoslawski et Penderecki et du Japonais Myuzumi, interprétés par le Quatuor La Salle ; à égalité d'intérêt avec deux œuvres puis­ santes ei étonnantes de Stockhausen, Gruppen pour 3 orchestres et Carré pour 4 orchestres et 4 Chœurs. Ces deux disques nous prouvent brillamment que la musique d'aujourd'hui peut toucher le cœur autant que l'esprit. Eveillant peut-être davantage la curiosité que l'admiration, il faut aussi écouter la façon inouïe dont Vinko Globokar se sert d'un trombone, y faisant passer à la fois le souffle et la parole, enregistrant seul, en « re-recording », une œuvre de sa composition pour cinq trombones. Il faut encore s'émerveiller ou s'amuser du traitement que Gerd Zacher a fait subir au vieux roi des instru­ ments, l'orgue, pour rivaliser avec les œuvres de musique électro­ nique ou concrète. Le Match pour deux violoncelles et une batterie-arbitre de Mau- ricio Kagel est, disent les spécialistes, une œuvre plus à voir qu'à entendre. La Musique pour instruments de la Renaissance qui l'accompagne est, en revanche, d'un grand intérêt proprement mu­ sical. Du disque consacré à la musique chorale, on retiendra enfin particulièrement une œuvre de Ligeti, Lux Aeterna, qui, par son lyrisme, devrait plaire même à ceux qui s'effrayent des audaces de la musique d'aujourd'hui. Serait-ce seulement de l'Est aujourd'hui que nous viendrait la lumière musicale ? En tout cas ce panorama riche et passionnant de l'avant-garde ne nous offre pas le moindre musicien français ou vivant en France. C'est ailleurs qu'il faudra les chercher ; par exemple dans la remarquable collection « Erato-O.R.T.F. ». Celle-ci

(1) Deutsche Grammophon Gesellschaft, (6 x 30 cm) : 104 988/93. 430 LES DISQUES nous a proposé récemment deux disques de musique française con­ temporaine d'un intérêt exceptionnel. Enregistré par les solistes des chœurs de l'O.R.T.F., dirigés par Marcel Couraud, les Cinq Rechants d'Olivier Messiaen trouvent ici enfin une interprétation et une gravure pleinement satisfaisantes. On mesure mieux l'importance de cette œuvre qui a déjà vingt ans. On en goûte les charmes poétiques puissants. L'accompagnent au verso de ce disque : Nuits de Xenakis, à l'inspiration moins sen­ suelle, mais à la poésie non moins prenante ; et le déjà célèbre Stabal Mater de Penderecki, incorporé depuis sa composition à l'admirable Passion selon saint Luc. Au total : un disque de musi­ que contemporaine varié et accessible à tous les publics (1). Marius Constant dirige, d'autre part, les solistes des Chœurs et l'Ensemble Ars Nova de l'O.R.T.F., interprétant deux œuvres de Maurice Ohana : Syllabaire pour Phèdre et Signes (2). Témoi­ gnages éclatants de ce « lumineux rayonnement » que le commen­ tateur de ce disque, Pierre Darmangeat, distingue si justement dans l'art de ce musicien chez qui le souci de s'exprimer dans le langage de son temps n'étouffe jamais une sensibilité qui est de tous les temps. MAURICE ROY

(1) Erato, (30 cm) : STU 70 457. (2) Erato, (30 cm) : STU 70 443.