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MI HAI DE BRANCOVAN

LA VIE MUSICALE

« Salomé », au Palais Garnier

Il y a quatre ans, au Grand Théâtre de Genève, Rolf Liebermann faisait ses débuts de metteur en scène en situant Parsifal au lendemain d'une explosion nucléaire. Idée apparem• ment à l'origine d'une mode, puisqu'on la retrouve dans la Salomé que Jorge Lavelli et son décorateur de toujours, Max Bignens, ont montée, en janvier dernier, à l'Opéra de Zurich, d'où elle vient de gagner le plateau du Palais Garnier.

Au lever du rideau, on découvre — non sans surprise — un bunker de béton enfoui dans une immense étendue de sable d'où émergent, restes de feu notre civilisation, une colonne dorique, un Christ en croix, une carcasse de voiture, un empennage d'avion. Il est, certes, difficile de trouver un lien quelconque entre ce paysage figé, désolé, d'un surréalisme pouvant évoquer certaines toiles de Tanguy, et l'action du premier des chefs-d'œuvre lyri• ques de . Néanmoins, et c'est là le miracle de cette production, on n'est aucunement gêné par ce que ce décor peut avoir de totalement gratuit, toute l'attention du spectateur étant, d'un bout à l'autre de la représentation, captée par la prodigieuse direction d'acteurs de Lavelli. Jamais, peut-être, les désirs, les souffrances, les craintes, voire les fantasmes de ces hommes et de ces femmes — personnages bibliques ou rescapés de quelque cataclysme, qu'importe ? — n'ont été mis à nu de cette façon, avec une telle vérité, une telle exactitude : voilà, évidemment, ce qui compte, et qui fait tout le prix de cette mise en scène puissante et originale. 758 LA VIE MUSICALE

Salomé est une jeune fille capricieuse, en pleine crise d'ado• lescence. Le fait que le premier homme qu'elle ait désiré physi• quement ose lui résister, la repousse même, la plonge dans un état de rage voisin de l'hystérie : elle trépigne, galope d'une extrémité à l'autre du plateau, se roule par terre, et ne retrouve son calme que pour méditer vengeance — une vengeance qui lui permette en même temps de satisfaire son désir. Si cette créature ô combien perverse ! réussit malgré tout à être attachante, c'est qu'elle n'a nullement conscience de commettre un crime, et ignore jusqu'à l'existence du remords. Etre de chair, le prophète n'est pas insensible à cette jeune princesse qui le provoque en lui déclarant ouvertement sa passion, et on sent qu'il lui faut toute sa volonté, tout son courage pour vaincre la tentation. Titubants, à moitié saouls, Hérode et Hérodias sont des pantins grotesques, dont la vie conjugale semble se résumer à une inter• minable scène de ménage. Quant aux Juifs, toujours prêts à se quereller dès qu'il s'agit de doctrine, Lavelli les dépeint avec le même humour féroce, le même sens de la caricature. Le seul point faible de cette mise en scène est, en définitive, la Danse des sept voiles, jamais erotique, mais, hélas ! souvent obscène. On attendait avec un mélange de crainte et de curiosité la première Salomé d'Edda Moser, mozartienne que l'on avait d'autant plus de peine à imaginer dans ce rôle terrifiant que sa voix commençait à donner, ces dernières années, d'inquiétants signes de fatigue. Rien de tel cette fois-ci, puisque son vibrato, si fort naguère, a pratiquement disparu, et que son timbre a recouvré sa pureté, sa fraîcheur. Edda Moser n'en est pas pour autant une vraie Salomé : la faiblesse de son grave l'oblige à avoir recours, dans ce registre, à une sorte de Sprechgesang ; et il lui arrive trop souvent, notamment dans la scène finale, de respirer en plein milieu des longues phrases de Strauss, dont elle rompt ainsi la continuité. Scéniquement non plus, elle n'est pas le personnage, car, malgré sa beauté et son immense talent d'ac• trice, il est impossible de la prendre pour une jeune fille de quinze ans. Robert Tear est, en revanche, l'un des plus prodigieux Hérode qu'il m'ait été donné de voir et d'entendre : avec l'Héro- dias de Viorica Cortez, il forme un couple décadent à souhait. John Brôcheler prête à Jochanaan son timbre émouvant et sa haute stature, à Narraboth sa magnifique voix de LA VIE MUSICALE 759 ténor. Excellents également, Anne Gjevang dans le rôle du Page, et Michel Sénéchal dans celui du premier Juif. Au pupitre, le jeune chef américain d'origine japonaise, , donne à l'extraordinaire partition de Strauss tout son relief, toute sa force, sachant faire attention à chaque détail sans pour autant jamais perdre de vue l'unité, l'inexorable progression dramatique de cet acte de près d'une heure trois quarts. Conduit de main de maître, l'Orchestre de l'Opéra était somptueux.

« La Fille du régiment », à l'Opéra-Comique

Quel prodigieux festival de chant ! June Anderson, que Paris découvrait avec émerveillement, en juin dernier, dans , a vraiment tout pour plaire : charme, beauté, intelligence, sensibilité, musicalité. Elle vocalise avec une facilité, un naturel déconcertant, monte comme si de rien n'était jusqu'à des hauteurs stratosphériques, sait aussi bien faire rire qu'émouvoir, porte l'uniforme à ravir, prononce le français impeccablement, possède une voix d'une étoffe rare, un legato fabuleux. Bref, une Marie de rêve, que l'on espère retrouver très prochainement dans d'autres rôles. A ses côtés, le prodigieux : aigus claironnants, ravissantes demi-teintes, élégance du style, son Tonio est une magistrale leçon de chant, tant pour ce qui est de la technique que de l'interprétation. Seule sa diction laisse quelque peu à désirer, mais on ne s'en aperçoit pour ainsi dire plus au bout d'un certain temps. L'excellent Michel Trempont incarne avec sa drôlerie habituelle le brave Sulpice, tandis qu'Hélia T'Hézan campe, grâce à son talent d'actrice et à une voix cassée dont elle se sert à merveille, une irrésistible marquise de Ber- kenfield. Précis et énergique, dirige avec un enthousiasme contagieux cet ouvrage charmant et sans préten• tion, le premier de ceux que Donizetti écrivit en français. Enfant abandonnée, qu'ont adoptée, au berceau, les soldats du 21e régiment des grenadiers de l'Empereur, Marie découvre tout à coup qu'elle est la fille de la marquise de Berkenfield, laquelle veut lui faire faire un riche mariage ; mais ses pères adoptifs ne l'entendent pas de cette oreille, et veilleront à ce qu'elle épouse celui qu'elle aime, le fidèle Tonio. Convaincu du caractère totalement irréel de cette histoire, le très jeune metteur 760 LA VIE MUSICALE en scène Bruno Stefano a décidé de la situer dans un musée imaginaire. Il l'a fait avec beaucoup d'humour et de brio, dans de jolis décors signés Bernard Arnould. L'action se passe désor• mais dans la tête de Marie, petite employée du musée : les soldats s'animent progressivement, sortent de leurs vitrines, se déplacent avec des mouvements saccadés d'automates. Cela faisait longtemps que la salle Favart n'avait plus vécu des heures pareilles. Une véritable pluie de fleurs s'est abattue, à la fin de la représentation, sur June Anderson et Alfredo Kraus, que le public, chauffé à blanc et nullement pressé de s'en aller, était, selon toutes les apparences, fermement décidé à applaudir, à ovationner jusqu'au matin. Une soirée exceptionnelle, qui réta• blit des points de repère que l'on avait un peu perdus à force d'assister à des spectacles quelconques ou franchement médiocres. Cette Fille du régiment est fort opportunément venue nous rappe• ler ce que devrait être une représentation d'opéra : quelque chose d'exaltant.

« La Cenerentola », au T.M.P.-Châtelet Après une Italiana in Algeri manquant singulièrement de verve, d'esprit, une Cenerentola à mourir d'ennui : triste façon de clore cette saison Rossini dont, cruelle ironie, les moments les plus forts auront sans doute été les soirées où les opéras étaient données en version de concert ! Bien monté, la Cenerentola est un ouvrage délicieux : témoin la production que l'on a pu voir, ces dernières années, à Glynde- bourne. Confié à Klaus Michael Griiber (mise en scène) et Eduardo Arroyo (décors et costumes) — équipe qui, il y aura bientôt dix ans, nous gratifia déjà, au Palais Garnier, d'une Walkûre de sinistre mémoire —, il devient plat, long, monotone. Lourde, statique, sans humour ni imagination, la direction d'ac• teurs est presque inexistante. Chaque fois — et cela se produit souvent — qu'il est placé au fond du plateau, donc très loin de la salle, le chœur est, naturellement, à peu près inaudible : jamais un metteur en scène attentif à la musique ne commettrait pareille faute. Il n'y a pas, à proprement parler, de décors, mais une cuisinière, sortie tout droit de quelque supermarché, pour le château de Don Magnifico, un immense lustre, qui descend lente• ment presque jusqu'au niveau des planches, pour le palais du LA VIE MUSICALE 761 prince, enfin, un superbe carrosse, scintillant et... vide. Ces objets exceptés, le plateau est nu : était-ce bien la peine d'en utiliser, pour une fois, toute la profondeur ? Beaux éclairages, bien que la scène soit trop souvent plongée dans une obscurité que n'aurait pas reniée Wieland Wagner. Musicalement, l'on était, heureusement, plus gâté, surtout grâce au remarquable travail que Donato Renzetti a fait avec le merveilleux London Sinfonietta Opéra Orchestra : des sonori• tés magnifiques, un jeu unissant brio et subtilité, des tempi allants, des ensembles mis en place avec la plus grande minutie, bref, du Rossini comme on aime l'entendre. Assez inégale, la distribution était nettement dominée par Claudio Desderi, l'ita- lianissime Don Magnifico de Glyndebourne : quel timbre, quelle aisance, quelle volubilité ! Touchante et toujours musicale, Julia Hamari (Angelina) ne fait toutefois oublier ni Teresa Berganza ni . Ténor intelligent et raffiné, au style et à la technique irréprochables, John Aler (Don Ramiro) a une voix un peu courte pour une salle de la taille et — surtout ! — de l'acoustique du Châtelet. Les autres rôles étaient nettement moins bien servis : William Shimell « savonne » sans vergogne les nom• breuses vocalises de Dandini ; Silvia Baleani et Laura Zannini sont de médiocres Clorinda et Tisbe ; Roderick Kennedy, un Alidoro correct, mais assez quelconque. Au total, une soirée qui n'eut rien de bien réjouissant (1).

« Guerre et Paix », de Prokofiev, par l'Opéra de Sofia

Invité par le Théâtre des Champs-Elysées pour une saison de huit jours, l'Opéra national de Sofia nous a offert les premières représentations scéniques de cet ouvrage, qui n'avait été donné jusqu'à présent à Paris qu'en version de concert, et il y a de cela vingt-cinq ans. Prokofiev tenait beaucoup à Guerre et Paix, qu'il n'eut cependant jamais la satisfaction de voir dans son intégralité. 11 en existe plusieurs versions, qui sont autant de tentatives du compositeur de concilier ses propres exigences avec celles du

(1) Bien plus réjouissante est la lecture de l'irrésistible livret de Jacopo Ferretti, que l'on trouvera, en italien et en traduction française, dans le numéro 85 de l'Avant-Scène Opéra, à côté de quelques excellentes études sur la Cenerentola. Le numéro 86, lui, est consacré au Nabucco de Verdi. 762 LA VIE MUSICALE

redoutable Comité des affaires culturelles, sans l'aval duquel il est vain d'espérer faire jouer une œuvre en Union soviétique. Sans être la plus longue, la version que choisit l'Opéra de Sofia met néanmoins la résistance du public à rude épreuve : deux parties de près de deux heures chacune, séparées par un entracte d'une vingtaine de minutes seulement. On s'ennuie ferme pendant la première, consacrée essentiellement aux amours de Natacha Rostova, lesquelles n'ont inspiré à Prokofiev qu'une musique impersonnelle, d'un lyrisme plutôt fade : rien à voir avec la passion brûlante de son Roméo et Juliette, par exemple. La seconde moitié est, certes, animée par un tout autre souffle, et les personnages de Koutouzov et de Napoléon ont bien plus de relief que ceux d'André Bolkonski ou de Pierre Bezoukhov. Il reste que, si ces chœurs, ces tableaux exaltant le courage du peuple russe font inévitablement penser à Boris Godounov ou à la Khovanchtchina, c'est pour révéler l'immensité de la distance qui les en sépare : je ne donnerais pas l'ensemble des meilleurs moments de la Guerre contre une seule mesure de Moussorgski ! Mais venons-en au spectacle proprement dit, qui impres• sionnait surtout par l'extrême homogénéité de la distribution. Ne pouvant, pour des raisons évidentes, donner ici les noms des interprètes des cinquante-sept personnages de cet opéra (sans aucun doute, un record absolu !), je me contenterai de citer Stefan Elenkov, qui prête au maréchal Koutouzov une de ces voix de basse comme seule la Bulgarie sait en produire, Stefka Mineva, une mezzo au timbre rond (Hélène Bezoukhova), ainsi que Roumiana Bareva (Natacha) et Petko Marinov (Pierre Bezoukhov). Rousslan Raytcheff dirigeait avec compétence un orchestre de qualité, qui semblait toutefois un peu pauvre du côté des cordes. Inutile de s'attarder sur la mise en scène de Boris Pokrovski, conventionnelle et d'une efficacité limitée, ou sur les décors plutôt sommaires de Josif Soumbatachvili, dont la principale sinon l'unique vertu est de permettre d'enchaîner les tableaux presque sans interruption. En décembre prochain, Mstislav Rostropovitch donnera, en concert, la création française de la version vraiment intégrale de Guerre et Paix : il faudra s'armer de courage, car la soirée commencera, comme pour Parsifal, à 18 heures !

MIHAI DE BRANCOVAN