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Cahiers du monde russe Russie - Empire russe - Union soviétique et États indépendants

53/2-3 | 2012 L’invention de la Sainte Russie L’idée, les mots et les images

Wladimir Berelowitch et Olga Medvedkova (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/monderusse/7701 DOI : 10.4000/monderusse.7701 ISSN : 1777-5388

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 15 septembre 2012 ISSN : 1252-6576

Référence électronique Wladimir Berelowitch et Olga Medvedkova (dir.), Cahiers du monde russe, 53/2-3 | 2012, « L’invention de la Sainte Russie » [En ligne], mis en ligne le 15 octobre 2013, Consulté le 13 avril 2020. URL : http:// journals.openedition.org/monderusse/7701 ; DOI : https://doi.org/10.4000/monderusse.7701

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Les auteurs de cet ouvrage collectif se sont efforcés de saisir la notion de « Sainte Russie » dans sa longue durée. Bien avant son apparition dans les textes au XVIe siècle, elle faisait déjà partie de la tradition médiévale d’un transfert de sainteté, à partir des lieux saints (Jérusalem, Rome, Constantinople) vers le nouveau pays chrétien. Après la chute de Byzance en 1453, ce transfert prit en Russie une tournure particulière de sorte que, dès le XVIe siècle, un durcissement idéologique conduisit les élites ecclésiastiques et politiques russes à mettre en place un système de protection contre le monde catholique et protestant. Cela provoqua une « second schisme » de la chrétienté, bien plus important pour la Russie que ne le fut celui de 1054. Le XIXe siècle fut un autre grand moment d’épanouissement de la « Sainte Russie », lorsqu’une partie de la société cultivée opéra, en imitant et en amplifiant l’expérience des nationalismes européens, un retour vers le Sacré, voyant dans la Russie médiévale un État et une société chrétiens ayant conservé la tradition la plus ancienne, donc la plus pure : celle de l’Église d’Orient. Cette idée – inspiratrice d’œuvres artistiques et littéraires, ainsi que de constructions idéologiques – se réalisa également dans des recherches savantes. Les antiquités chrétiennes collectées (manuscrits, icônes, objets liturgiques) se transformèrent dès lors en objets historiques. Ce fut, ensuite, l’élaboration des outils conceptuels, des méthodes et du vocabulaire, qui devait permettre à ce nouveau domaine d’intégrer le concert des disciplines historiques. Enfin, la découverte esthétique allait renouveler le sujet : au début du XXe siècle, qui marque le terme de cette enquête, l’invention de l’art russe médiéval se fit en écho à la passion pour les Primitifs en Europe, en prévision des primitivismes d’avant-garde.

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SOMMAIRE

In memoriam Gilles Veinstein Olivier Bouquet

Avant-propos Monica Preti

Introduction Wladimir Berelowitch et Olga Medvedkova

La naissance de l'idée

Видение Храма и Града О иерусалимской символике скульптурных икон на фасадах русских храмов XII-XIII веков Алексей М. Лидов

Парадоксы «Святой Руси» «Святая Русь» и «русское» в культуре Московского государства 16-17 вв. и фольклоре 18-19 вв. Михаил В. Дмитриев

Формирование представлений о Святой Руси и их отражение в русской иконописи Ирина Бусева-Давыдова

Два этапа дисциплинарной революции в России XVII и XVIII столетия Виктор Живов

La construction de la sainte Russie Les pèlerinages des gouverneurs moscovites au XVIIe siècle Aleksandr Lavrov

Les résurgences, entre les textes et les images

Fedor Buslaev (1818-1897) À l’origine de l’histoire de l’art médiéval russe Olga Medvedkova

La découverte des « cantiques spirituels » par les folkloristes et ethnographes russes du XIXe siècle Wladimir Berelowitch

Рублев до Рублева Образ Андрея Рублева в русской культуре до открытия его подлинных произведений Levon V. Nersesjan

Kоллекционирование памятников христианской древности в Русском Музее императора Александра III Надежда В. Пивоварова

Le moine-peintre et le primitif L’invention des « Primitifs » russes dans une perspective internationale François-René Martin

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Le paysage russe comme lieu de méditation dans les Récits d’un pèlerin russe Bernard Marchadier

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In memoriam Gilles Veinstein

Olivier Bouquet

Gilles Veinstein (photographie N. Clayer)

1 Gilles Veinstein nous a quittés au matin du 5 février, des suites d’une longue maladie. Depuis 1980, il était membre du comité de rédaction des Cahiers du Monde et russe et soviétique, devenus Cahiers du Monde russe. S’il était un éminent historien ottomaniste connu des spécialistes comme du grand public, avant tout pour ses œuvres sur les domaines du sultan, c’est par l’étude des territoires du nord-est de l’Empire avant la conquête russe qu’il avait débuté sa vie de chercheur. Dans les années 1970-1980, plusieurs de ses travaux contribuèrent à la connaissance des pays du Danube et de la

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mer Noire, à une époque où les dimensions islamiques et ottomanes des khanats échappaient en partie à l’historiographie russe et soviétique. C’est à ce titre qu’il fut estimé par ses collègues comme parfaitement qualifié pour prendre la tête, à l’EHESS, du centre d’études sur l’URSS, l’Europe orientale et le domaine turc (1980-1995), dont il avait été directeur-adjoint à partir de 1976. Jusqu’à la fin de sa carrière et de sa vie, il ne cessa d’œuvrer aux rapprochements de l’étude des aires impériales russe et ottomane. C’est la raison pour laquelle la revue, dont il était un membre actif, souhaitait lui rendre un dernier hommage.

2 Né à Paris le 18 juillet 1945, Gilles Veinstein fut reçu à l’École normale supérieure en 1966 et à l’agrégation d’histoire en 1970. Dès la fin des années 1960, il s’était orienté vers l’étude de l’Orient islamique. Sa rencontre avec Alexandre Bennigsen, le spécialiste des musulmans soviétiques de la VIe section de l’EPHE, fut décisive. C’est lui qui attira l’attention du jeune étudiant sur le monde des Ottomans et qui l’encouragea, ainsi que Claude Cahen, à apprendre le turc à l’École des langues orientales sous la houlette de Louis Bazin. Dans la foulée, il fut initié à la paléographie ottomane au contact des meilleurs maîtres de l’époque : Pertev Boratav, Irène Beldiceanu Steinherr et Nicoara Beldiceanu. Chef de travaux, à la VIe Section de l’EPHE entre 1972 et 1976, il gravit ensuite tous les échelons de l’EHESS (maître-assistant et maître de conférences (1977-1986), puis directeur d’études en 1986). Par ses publications, ses interventions dans des colloques internationaux, son enseignement qui attirait des disciples venus d’Europe et de Turquie, il ne tarda pas à s’affirmer comme un des meilleurs spécialistes du monde ottoman et, en France, comme le principal et le plus brillant moteur de ce domaine. Directeur de l’URA 1065 du CNRS (« Histoire de l’Empire ottoman, de l’Europe orientale et de la Turquie ») à partir de 1984, il opéra la fusion de celle-ci avec l’équipe d’études turques qu’avait créée Louis Bazin et que dirigeait alors James Hamilton : ainsi naquit l’URA 1425 « Études turques et ottomanes », toujours vivante aujourd’hui sous le nom de « Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centre-asiatiques » (UMR 8032). Après son élection au Collège de France en décembre 1998 à la chaire d’Histoire turque et ottomane, vint le temps des grandes synthèses, marqué par la publication d’un essai sur les successions des sultans, d’un exposé magistral sur les relations de l’Empire ottoman avec l’Europe, et la parution régulière du résumé de ses cours, toujours savants, clairs et originaux. Son entrée au Collège traduisait la reconnaissance des études ottomanes comme discipline scientifique autant qu’elle soulignait le rôle de pionnier qu’il avait joué dans le désenclavement universitaire de la philologie turque. En ce sens, il était toujours resté fidèle à l’esprit d’Alexandre Bennigsen, disparu en 1988, et dont il avait coédité deux ouvrages collectifs sur les musulmans soviétiques.

3 Il faut rappeler le rôle que le maître avait joué sur son disciple lorsqu’il l’incita dès le début à consacrer ses travaux au nord de la mer Noire. En témoignent les deux premiers articles publiés par Gilles Veinstein en 1969 et 1970, qui portaient respectivement sur les missionnaires jésuites et agents français en Crimée au début du XVIIIe siècle, et sur les Tatars de Crimée et la seconde élection de Stanislas Leszczynski. Par la suite, il avait élargi son étude des rapports russo-turcs et du khanat de Crimée à la question de l’émergence du problème cosaque : histoire du commerce, de la fiscalité, des sociétés. Épousant les intérêts d’Alexandre Bennigsen et de la remarquable équipe qui l’entourait, notamment Chantal Lemercier-Quelquejay, il fit dans l’ensemble de ses travaux un usage des archives impériales propre à déconcerter ceux qui l’avaient un peu vite étiqueté comme un historien de la Turquie : il s’en était notamment servi pour

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étudier des questions comme le peuplement et le commerce de la Crimée au XVIe siècle, le trafic moscovite des fourrures précieuses, de l’étain et des oiseaux de proie du Grand Nord. De la comptabilité ottomane, il avait tiré de précieuses informations sur la pêche à l’esturgeon et la collecte du caviar dans la mer d’Azov qui avait attiré l’attention de plusieurs hydrologues soviétiques. La mise en place des institutions ottomanes dans les pays occupés et la persistance de législations locales antérieures suscitaient particulièrement son intérêt. Son étude des registres de recensement et de la correspondance de Soliman le Magnifique avec les rois de Pologne lui permit d’offrir des éléments d’interprétation nouveaux sur les cosaques zaporogues qui suscitèrent d’importants débats chez d’éminents ukrainologues. Gilles Veinstein avait en effet montré que les premiers raids ne devaient pas être seulement interprétés comme une riposte populaire spontanée aux incursions tatares : ils étaient en fait commandités par les nobles polono-lithuaniens, gouverneurs des forteresses du limes, les Pretwicz, les Sieniawski, ou les Sanguszko. Ces derniers s’étaient opposés à l’avance ottomane dans la région, champions politiques des droits historiques de l’État lithuanien, également désireux de développer leurs intérêts économiques.

4 De même, alors que plusieurs historiens de la mer Noire avaient vu dans l’arrivée des Turcs le point final d’une longue tradition d’échanges, Gilles Veinstein s’était dit frappé par la continuité des courants commerciaux déjà mis en place dans les derniers temps des colonies vénitiennes et génoises. Il l’avait notamment constaté dans le cas du commerce entre l’Empire ottoman et la Moscovie, via la Pologne, dans lequel les textiles anatoliens, l’argent et les épices s’échangeaient contre l’étain, les gerfauts, les dents de morse et surtout les fourrures du Grand Nord, article essentiel de l’étiquette impériale stambouliote. Les agents de ce commerce, facteur essentiel de la politique régionale, comprenaient, du côté ottoman, des marchands de la Cour et des particuliers, chrétiens, juifs, mais aussi musulmans. Ces derniers, loin de dédaigner de s’adonner au négoce, montrait Gilles Veinstein, ne craignaient pas de s’aventurer jusqu’en terre infidèle.

5 Si dans les premiers temps, notamment lors d’un colloque d’historiens franco- soviétiques tenu à Moscou en 1978, les résultats de ses recherches semblaient passer inaperçus, ils rencontrèrent ultérieurement une attention soutenue et une compréhension particulière de la part de l’Institut d’études ukrainiennes de Harvard. Son directeur, Omeljan Pritsak, l’avait invité à deux reprises, en 1981 et en 1986, à soumettre ses travaux à de fructueuses discussions dont avait résulté une collaboration suivie qui s’élargit ensuite à l’Institut d’études orientales de Kiev. Il est vrai qu’à cette époque, conjointement à ses travaux sur les relations des sultans avec le monde russe, Gilles Veinstein se tournait davantage vers des questions foncières et fiscales dont il établissait l’importance pour l’économie et les sociétés ottomanes en Anatolie ou dans les Balkans. Mais le spécialiste du monde musulman qu’il était devenu au fil des ans, loin de l’éloigner de l’intérêt qu’il portait aux domaines territoriaux des steppes et des confins, ne cessait d’approfondir – sa bibliographie des vingt dernières années en témoigne – l’étude des sociétés qui y vivaient et des pouvoirs qui s’y imposaient. Si Gilles Veinstein était devenu le meilleur des ottomanistes, il garda toujours un goût singulier pour les Turcica-Russica et fut sensible aux progrès et aux évolutions conjointes des historiographies impériales de la période moderne.

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AUTEUR

OLIVIER BOUQUET CETOBAC, EHESS, Paris

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Avant-propos

Monica Preti

1 En 2010, dans le cadre de l’« Année de la Russie en France », le musée du Louvre présentait sous le titre de Sainte Russie une grande rétrospective de l’art russe, depuis les origines jusqu’au règne de Pierre le Grand1. L’événement donnait matière à réflexion, et ce pour plusieurs raisons : par l’ampleur de son programme et par son caractère inédit autant que par son contenu même et l’étrangeté que pouvait revêtir, de ce côté de l’Europe, les deux mots qui le spécifiaient. Ce que nous proposaient Jannic Durand, du musée du Louvre et Tamara Igumnova, du Musée historique d’État de Moscou, c’était en somme, à travers les dix siècles du premier millénaire russe, l’évocation d’une idée dans son déploiement historique. Mille ans d’histoire de la « Sainte Russie », depuis l’émergence des « Russes » dans l’historiographie latine et byzantine au IXe siècle jusqu’à la révolution politique et culturelle imposée par Pierre le Grand. Suivre cette histoire dans ses principales étapes : baptême de Vladimir, premier épanouissement chrétien des XIe-XIIe siècles entre prépondérance byzantine et influence latine, coupure de la domination mongole, second épanouissement de l’art chrétien au XIVe et XVe siècles, affirmation de Moscou comme « Troisième Rome » au siècle suivant, crises du « Temps des Troubles », conflits et renouveaux, enfin, sous l’égide des premiers Romanov jusqu’au règne de Pierre, tel était, dans ces grandes lignes, le programme que se proposait de remplir cette vaste rétrospective. Bien sûr, elle donnait la mesure de l’extraordinaire complexité géographique, religieuse, artistique et idéologique du phénomène en question.

2 Cependant, pour les historiens d’art et pour ceux, notamment, qui ont fait de la muséographie et de son histoire leur objet d’étude, l’événement ajoutait un questionnement supplémentaire. C’est qu’il constituait une première pour le Louvre et venait remédier, dans une certaine mesure, à l’absence presque complète de l’art russe dans les collections du musée. Ainsi, l’exposition Sainte Russie renvoyait le Louvre à sa vocation universelle, inscrite, dès l’origine de l’institution, dans la lignée de l’encyclopédisme des Lumières, mais aussi, on peut le rappeler, dans la perspective et les limites de l’impérialisme napoléonien. Elle attirait notre attention non seulement sur une histoire au long cours, celle des rapports entre le monde russe et l’Europe, mais plus précisément sur les similitudes et les échanges entre ces deux aires de culture,

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dans le contexte d’une modernité post-révolutionnaire qui lia avec l’intensité que l’on sait mémoire culturelle et thème national, à travers l’élaboration de l’idée patrimoniale, les démarches de l’érudition ou les pratiques du collectionnisme. Sur ce dernier point, l’enquête mériterait d’ailleurs d’être poussée en amont de l’ère révolutionnaire et au-delà des limites de la France, comme nous y invite le cas, très remarquable par sa précocité et par son arrière-plan diplomatique, de la collection d’icônes russes des Lorena, constituée dans les années trente du XVIIIe siècle, documentée à Florence dès le début des années 1760 et aujourd’hui conservée à la Galleria dell’Accademia2. Un cas qui reste à étudier et qui constitue le premier exemple à notre connaissance du dépaysement d’un ensemble d’icônes qui, dans un nouveau contexte religieux et culturel, perd sa fonction cultuelle pour se constituer en « collection ».

3 Quoi qu’il en soit, les questions que soulevait cette exposition, les directions d’enquêtes qu’elle suggérait, s’accordaient bien à ce qui constitue désormais, pour les grands musées, un bonne part de leur mission. Ils ne sont plus de simples lieux de dépôt abritant les œuvres d’art mais des lieux de recherche. Comme l’observait récemment Salvatore Settis, ces « machines à conserver » deviennent des « machines à comprendre ». Travailler à cette nouvelle mission dans un cadre pluridisciplinaire, ouvrir les collections du musée et ses expositions temporaires à d’autres champs de connaissance, c’est précisément la fonction de l’Auditorium du Louvre. Ainsi, le colloque L’invention de la Sainte Russie qui y a été organisé le 26 et 27 mars 2010 et conçu avec Wladimir Berelowitch, François-René Martin et Olga Medvedkova, se proposait d’ouvrir le sujet dans deux directions, les assises historiques et les idées constitutives de la notion de « sainte Russie » d’une part, de l’autre les mythes liés à cette notion.

4 Les intervenants du colloque ne se sont pas contentés d’éclairer de leurs commentaires la période de l’histoire russe que l’exposition s’était fixée pour cadre. Ils ont prolongé l’enquête bien au-delà du règne de Pierre le Grand et montré comment, à la faveur des courants nationalistes et romantiques des XIXe et XXe siècles, l’idée de « Sainte Russie » a été reformulée pour revêtir une forme qui a pu perdurer jusqu’à nos jours. Surtout, ils nous ont permis de mesurer l’influence que cette idée exerça, selon un processus analogue à celui de l’historiographie occidentale, sur les milieux universitaires, parmi les historiens et les historiens de l’art, pour se diffuser ensuite plus largement dans l’ensemble des élites cultivées, littéraires et artistiques, et conditionner jusqu’aux pratiques du collectionnisme public et privé. Enfin, ils ont éclairé, sur certains points, la situation de l’art russe dans le vaste mouvement de constitution de répertoires artistiques nationaux qui traversa l’Europe à la charnière des XIXe et XXe siècles. Aussi sommes-nous heureux de voir ces deux jours de colloque aboutir à un recueil d’articles qui ne manquera pas d’ouvrir à son tour de nouvelles directions de recherches. Il nous aidera à mieux connaître une civilisation qui nous fascine depuis longtemps, mais que nous avons parfois tendance à percevoir sous l’angle un peu facile de l’exotisme culturel, alors que certains de ses aspects nous renvoient avec insistance à notre propre histoire.

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NOTES

1. Sainte Russie : L’art russe des origines à Pierre le Grand, catalogue d’exposition (Paris, musée du Louvre, 5 mars ‑ 24 mai 2010), sous la direction de J. Durand, D. Giovannoni et I. Rapti, P. : Musée du Louvre Éditions-Somogy, 2010. 2. Oriente ed Occidente a San Marco da Cosimo il Vecchio a Giorgio La Pira. Alla riscoperta della collezione di icone russe dei Lorena, catalogue de l’exposition (Museo di San Marco, Florence, 5 octobre ‑ décembre 2004), sous la dir. de G. Conticelli et M. Scudieri, Florence : Mauro Pagliai, 2004, p. 49-62.

AUTEUR

MONICA PRETI Responsable de la programmation Histoire de l’art et Archéologie, auditorium du musée du Louvre

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Introduction

Wladimir Berelowitch et Olga Medvedkova

1 Si, par curiosité, on s’amuse à interroger l’Internet russe sur l’usage, surtout actuel, de l’expression « Sainte Russie », on trouvera des résultats qui pourront surprendre. La locution Svjataja Rus’, dans ses différentes formes déclinées, s’y rencontre dans 1 563 000 occurrences, rien de moins, parmi lesquelles 133 000 images1. Des organisations, des sites Internet, des publications plus ou moins régulières l’ont prise pour nom. Elle est très fréquemment utilisée dans les titres d’ouvrages2. Elle se reproduit dans des discours et des représentations qui vont du sermon ecclésiastique au slogan politique, en passant par des manuels scolaires, des peintures historiques et des pancartes de manifestants3. Les langues occidentales ne sont pas en reste, même si, bien sûr, l’usage de ces mots y est beaucoup moins fréquent. L’Internet nous indique ainsi 96 000 occurrences en anglais (« Holy », auxquelles s’ajoutent les 61 000 « Saint Russia »), 65 000 en français (« Sainte Russie »), 28 000 en allemand (« Heilige Russland »)4.

2 L’idée de la « Sainte Russie » ne date pas d’aujourd’hui. Elle a été, et reste de nos jours, une de ces idées qui accompagnent massivement l’histoire d’un pays, de la même façon que, par exemple, la « douce France » ou la « France républicaine » accompagne celle de la France. Ce constat, évident pour quiconque est tant soit peu familier avec la culture russe, ne signifie pourtant pas pour autant que l’on connaisse bien, encore moins que l’on puisse interpréter facilement, la genèse, la fortune et les multiples vicissitudes de cette idée. Bien au contraire : elle est si indéfinie et si floue qu’elle permet, aujourd’hui plus que jamais, une banalisation et une vulgarisation extrêmes. Mais si l’expression russe est aujourd’hui principalement (bien que non exclusivement) marquée par une vision nationaliste, il n’en a pas été de même dans le passé : ses sources, comme on le verra, sont bien plus anciennes et plus profondes que les courants nationalistes de la Russie d’aujourd’hui. Par ailleurs, elle s’est si bien imposée aux yeux des Occidentaux depuis le XIXe siècle qu’elle a été reproduite à l’identique comme une sorte de « vérité » de la Russie et de « sa » religion, ou bien tolérée comme une sorte de particularité russe incompréhensible et intouchable, une jumelle de « l’âme russe » aussi imperméable à l’investigation que la sacralité elle-même, mais participant, au bout du compte, d’un

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exotisme attendrissant, même si certains mauvais esprits, comme Gustave Doré, s’en saisirent pour s’en gausser.

3 C’est sans doute pourquoi, du côté russe comme du côté occidental, l’histoire de cette notion a été peu visitée, hormis quelques articles ou chapitres d’ouvrages, depuis les études pionnières d’Aleksandr Solov’ev et de Michael Cherniavsky qui furent les premiers à en comprendre l’importance historique et culturelle5. En son temps, le théologien, ancien procureur du saint-synode et ministre des Cultes Antoine Kartašev a pu s’étonner que la Russie ait été la seule nation chrétienne qui se soit arrogé le titre de « sainte », tout en la créditant de cet exploit qui, selon lui, lui faisait porter une responsabilité particulière6. Il fut probablement le premier à s’interroger, de façon aussi frontale, sur cette étrangeté dans l’histoire de la chrétienté : comment l’idée de sacralité a-t-elle pu être, dirions-nous aujourd’hui, appropriée par des gens ou des groupes de gens qui parlaient au nom d’un pays ou d’une nation, et qui défiaient ainsi l’idée même d’universalité qui avait présidé aux débuts du christianisme ? Comment une idée aussi étrange avait-elle pu se diffuser largement dans la culture russe ?

4 À la suite d’Aleksandr Solov’ev dont il avait probablement lu le premier article, Kartašev situait la naissance de l’expression au XVIe siècle, mais, à la différence de cet historien qui croyait que la « Sainte Russie » avait été construite par analogie avec le Saint-Empire, Kartašev lui prêtait des origines bien plus anciennes, quasi ontologiques : il était persuadé que ses racines plongeaient dans les profondeurs de la nation russe, puisque, comme c’est attesté depuis le début du XVIIe siècle, l’expression se rencontre, et très couramment, dans la littérature orale, que ce fût dans les chants épiques (byliny), les cantiques spirituels (duhovnye stihi) ou d’autres formes.

5 De fait, l’histoire de la « Sainte Russie » est longue. L’expression est apparue explicitement au moins à la fin du XVIe siècle, mais elle s’appuyait déjà, probablement, sur une tradition, qui remontait peut-être au XIe siècle, d’un classique transfert de la Terra sancta, à partir des lieux reconnus (Terre sainte, Rome, Constantinople) vers le nouveau pays chrétien. Ce type de translation, bien connue dans l’ensemble de l’Europe, a pris en Russie une tournure particulière après la chute de Byzance qui laissa la Russie « seul » pays de l’orthodoxie régnante. Dès le XVIe siècle, une crispation idéologique, en partie liée à la Réforme, ainsi qu’à l’invention de l’imprimerie et de la gravure, conduisit les élites ecclésiastiques et politiques russes à formuler et à mettre en pratique un système de protection contre le monde environnant, surtout catholique et protestant (bien plus que musulman), ce qui conduisit à une sorte de « second schisme » de la chrétienté, plus important pour la Russie que ne le fut celui de 1054.

6 Mais en même temps que la Russie officielle, ecclésiastique et politique, se drapait dans sa « sacralité » en son centre (Moscou), elle se trouva soudain vouée aux gémonies par tout un énorme pan de l’Église : la crise religieuse, puis l’éclatement de l’Église russe à la fin du XVIIe siècle (le Raskol) firent émerger dans les catacombes une « vraie Sainte Russie », celle des vieux-croyants, attachée à ses origines, qui récusait son « faux- semblant » officiel au sein duquel elle vit paraître plusieurs Antéchrists successifs, et qui se posa, dans ses multiples variantes et sectes, du XVIIe au XXe siècles, comme la seule gardienne du flambeau.

7 Cette « Sainte Russie » là put fleurir au XVIIIe siècle, d’autant plus qu’elle n’était plus guère concurrencée du côté des élites officielles, à mesure qu’elles adoptaient, au moins chez les laïcs, des modèles culturels occidentaux et que la religion orthodoxe se

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trouvait reléguée soit dans le clergé et la paysannerie, soit dans des pratiques plus ou moins traditionnelles au sein de l’élite, ce qui produisit une nouvelle fracture dans la société russe, à la fois socioculturelle et religieuse, dont on ne saurait dire que l’historiographie a vraiment mesuré les conséquences.

8 Ces schismes et ces fractures préparèrent la résurgence de la « Sainte Russie » au XIXe siècle, qui fut son deuxième grand moment d’épanouissement. Avec les guerres napoléoniennes et particulièrement celle de 1812 au cours desquelles l’expression devint si courante qu’elle apparut sur les champs de bataille, puis, encore davantage, avec l’émergence en Russie de courants romantiques, une partie des élites cultivées opéra une sorte de retour vers le sacré, réalisé à travers le prisme de la philosophie allemande. Il s’agissait de penser la Russie médiévale comme un État et une société chrétiens qui avaient survécu à leurs homologues européens et qui avaient conservé la tradition chrétienne la plus ancienne et donc la plus pure : celle de l’Église d’Orient. Des slavophiles des années 1830-1840 aux philosophes dits « religieux » du début du XXe siècle en passant par Dostoevskij, cette idée devint offensive, conférant à la Russie la mission de sauver le monde. Mais comme, à la fin du règne d’Alexandre Ier et surtout sous Nicolas Ier, le gouvernement de l’Empire cherchait à replacer l’idée de « Sainte Russie » au centre de ses constructions idéologiques officielles, cette idée produisit derechef, pour cette raison même, des effets répulsifs, soit qu’elle fût purement et simplement classée comme un oripeau mensonger de l’autocratie russe, soit qu’elle devînt l’enjeu de diverses influences concurrentielles, qui cherchaient à se réapproprier l’idée, comme l’avaient fait, et le faisaient plus que jamais depuis 1905, les vieux-croyants. L’activité des groupes artistiques réunis à Abramcevo et à Talaškino, la critique de Stasov, l’architecture de Ropet, les cycles picturaux de Nesterov et de Vasnecov, pour ne citer que les plus connus, ou, dans un tout autre domaine et sur un tout autre registre, l’œuvre de Vladimir Solov’ev peuvent être choisis comme des témoins expressifs de cette vitalité de la « Sainte Russie ».

9 Mais l’idée de « Sainte Russie » ne fut pas seulement l’inspiratrice de productions artistiques, littéraires ou idéologiques, elle suscita également, indirectement, des recherches savantes. C’était, en premier lieu, la collecte d’antiquités chrétiennes qui, d’objets de culte, se transformaient en objets historiques, donnant naissance à nombre de collections de manuscrits, d’icônes, de miniatures, d’objets liturgiques. C’était, en second lieu, la collecte d’informations au sujet de ces antiquités (photographies, relevés d’églises anciennes) qui s’organisait au sein de nouvelles sociétés savantes, dont la plus ancienne fut la Société d’histoire et des antiquités russes (Obščestvo istorii i drevnostej rossijskih) créée en 1804. C’était, en troisième lieu, l’élaboration du vocabulaire, des outils conceptuels, des méthodes qui devaient permettre aux disciplines anciennes et nouvelles d’interpréter les objets découverts. Dans ce dernier domaine, notamment, les Russes se mirent à l’école des Allemands, des Français et des Italiens. Ces emprunts, explicites ou implicites, prirent la forme apparente de traductions en russe, d’enseignements, de séjours académiques ou de simples voyages. Et c’était enfin, en quatrième lieu, la transformation des objets historiques en objets esthétiques qui allaient renouveler complètement le sujet. Paradoxalement, cette transformation-là, la plus moderne et radicale, parfois en avant des courants similaires européens, fut en partie élaborée dans les milieux qui, avant la fin du XIXe siècle, se présentaient aux yeux de la société éduquée comme les plus archaïques et conservateurs, ceux des vieux- croyants.

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10 Le va-et-vient, déjà classique, entre Russie et Occident prit, ici, des formes spécifiques, notamment lorsqu’il s’agissait de la découverte des Primitifs. En effet, la découverte de l’art russe médiéval fit écho à celle des Primitifs italiens, puis français, enfin germaniques et flamands. Mais ce mécanisme était si subtil, si occulté par le discours national, que le terme même de « Primitifs » que nous voulons introduire délibérément dans le cas russe, n’y apparut que bien plus tard. De fait, ce fonds commun européen ne fit place à la Russie qu’à l’époque des avant-gardes : ainsi, Matisse considéra les icônes russes – qu’il avait découvertes accrochées à côté de ses propres œuvres dans les collections du vieux-croyant Ščukin – comme faisant partie d’un ensemble qu’il définissait comme de l’art naïf. Or, si le rôle des Primitifs et des primitivismes dans la culture occidentale du XIXe et du début du XXe siècle fait l’objet de travaux très fournis depuis une vingtaine d’années, la Russie n’y trouve que récemment sa place. L’exposition « L’art russe dans la seconde moitié du XIXe » (Musée d’Orsay, 2005-2006), puis, et surtout, l’exposition « Sainte Russie » au Louvre en 2010 sont des signes d’une prise de conscience dans ce domaine. Du côté de l’histoire, et notamment de l’histoire des idées, la récente publication du dernier essai d’Alain Besançon7, tout comme le recueil présent, montre un regain d’intérêt pour un sujet qui reste à explorer.

11 Les directeurs de ce numéro des Cahiers ont voulu profiter de l’exposition « Sainte Russie » déjà mentionnée ainsi que d’un colloque qui l’accompagna, pour offrir une étude critique et historique de l’idée de « Sainte Russie ». L’ensemble présenté ici souffre de lacunes considérables, tant du point de vue des périodes que des thèmes. Néanmoins nous nous sommes efforcés de faire en sorte que les sujets abordés concernent, tout à la fois, l’histoire politique et religieuse, l’histoire des idées, l’histoire des formes artistiques (peinture, sculpture), enfin l’histoire des disciplines concernées par la construction de la « Sainte Russie ».

NOTES

1. Interrogation effectuée sur yandex.ru le 16 mars 2013. 2. Nous citerons, pour seul exemple qui nous paraît significatif, le dictionnaire encyclopédique Svjataja Rus’. Enciklopedičeskij slovar’ russkoj civilizacii [La Sainte Russie. Dictionnaire encyclopédique de la civilisation russe], Oleg A. Platonov, dir., M. : Pravoslavnoe izdatel’stvo « Enciklopedija Russkoj civilizacii », 2000. Le même auteur, dont les écrits se sont par ailleurs distingués par une vision très nationaliste, xénophobe et antisémite de l’histoire russe, dirige la publication depuis 2002 et chez le même éditeur (qui a pris, depuis, le nom d’« Institut de la Civilisation russe Ioann Snyčev métropolite de Saint-Pétersbourg »), d’une encyclopédie plus développée sous un titre légèrement différent : Svjataja Rus’. Bol’šaja enciklopedija russkogo naroda [La Sainte Russie. Grande encyclopédie du peuple russe]. 3. Par exemple, des pancartes portées par des personnes qui manifestaient à Moscou le 17 août 2012 contre les Pussy Riot : « Pod pokrovom Svjatoj Troicy so Svjatoj Rus’ju [Sous la protection de la Sainte-Trinité, avec la Sainte Russie].

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4. Interrogation effectuée sur Google le 16 mars 2013. 5. Aleksandr V. Solov’ev, « ‘Svjataja Rus’’ (očerk razvitija religiozno-obščestvennoj idei) [La ‘Sainte Russie’. Essai sur le développement d’une idée religieuse et politique] », Sbornik Russkogo arheologičeskogo obščestva v korolevstve S.H.S., vol. 1, Belgrade, 1927, p. 77-113. L’article fut traduit en anglais. Michael Cherniavsky, « Holy Russia: A Study in the History of an Idea », American Historical Review, 63, April 1958, p. 617-637 ; également son ouvrage : Tsar and People: Studies in Russian Myths, New York: Random House, 1969. 6. Dans deux articles publiés en 1928 et 1936, repris et augmentés dans A.V. Kartašev, Vossozdanie Svjatoj Rusi [La recréation de la Sainte Russie], P. : Izdanie Osobogo Komiteta, 1956 (reprint, M. : Stolica, 1991). 7. Alain Besançon, Sainte Russie, P. : Éditions De Fallois, 2012. On trouvera ci-dessous des aperçus historiographiques dans les articles de Mihail Dmitriev et d’Irina Buseva- Davydova.

AUTEURS

WLADIMIR BERELOWITCH EHESS, Université de Genève

OLGA MEDVEDKOVA Centre André Chastel, CNRS

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La naissance de l'idée

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Видение Храма и Града О иерусалимской символике скульптурных икон на фасадах русских храмов XII-XIII веков La vision de la ville et du temple : La symbolique de Jérusalem dans les icônes sculptées sur les façades des églises russes des XIIe et XIIIe siècles A vision of city and temple: Jerusalem symbolism in sculptural icons on facades of twelfth-century Russian churches

Алексей М. Лидов

1 Как становится понятным в свете новых исследований, воспроизведение Святой Земли было одной из основ средневековой культуры, сохранявшей свое значение в самых отдаленных частях христианского мира1. Это являлось неким стержнем, вокруг которого выстраивались все остальные формы литургического и художественного творчества, включая не только создание архитектурных памятников, иконографических программ и богослужебных предметов, но и возникновение новых обрядов, драматургии света, среды запахов или собственно литературных текстов2. Стремление приобщиться к пространству, где произошли важнейшие события истории спасения, породило многовековую традицию «Новых Иерусалимов», которые с раннехристианских времен получили распространение и на Востоке, и на Западе. Речь идет как об особых проектах воспроизведения иерусалимского Гроба Господня и других святых мест, так и о более общей концепции, согласно которой каждый храм воспринимался как образ Нового Иерусалима, Царства Небесного на земле.

2 В полной мере сказанноe относится к Древней Руси. Понимание Руси как избранной Святой Земли и Нового Израиля относится к числу самых важных идеологем русской культуры, нашедших отражение уже в древнейших текстах, таких как «Слово о Законе и Благодати» митрополита Илариона или знаменитая надпись над алтарной апсидой Софии Киевской3. В этих текстах главный собор Руси отождествляется со Святым Градом и Новым Иерусалимом, а киевские князья Владимир и Ярослав сравниваются с

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Давидом и Соломоном – великими строителями Града и Храма. Однако влияние этого топоса на древнерусскую визуальную культуру долгое время оставалось неосмысленным. 3 На наш взгляд, именно в этом контексте может быть правильно понята скульптурная декорация владимиро-суздальских храмов, которая принадлежит к самым примечательным и широко известным явлениям искусства домонгольской Руси4. Созданная примерно в течение столетия с середины XII в. по середину XIII века5, она не имеет ясных истоков и очевидного продолжения в древнерусской традиции, равно как и прямых аналогий в искусстве христианского мира. Это во многом усложнило понимание ее иконографических программ, которые при всем разнообразии конкретных памятников XII-XIII вв. обнаруживают типологически общие черты, позволяющие говорить о едином и вполне специальном символическом замысле. 4 Истолкование этого замысла уже на протяжении полутора столетий занимает умы исследователей, предложивших большое число интерпретаций. Можно выделить два основных направления. Одни исследователи (В. Доброхотов, Ф. Халле, Д.В. Айналов, В.Н. Лазарев) искали объяснение в тексте псалмов Давида, считая, что в скульптурной декорации воплотилась одна из главных идей Псалтири — «Все дышащее да хвалит Господа!» (Пс. 150: 6)6. Другие авторы стремились истолковать скульптурные образы в рамках народно‑фольклорной языческой традиции, а также — светской культуры7. В частности, не отрицая значения псалмов, мысль о светском характере рельефов отстаивал А.Н. Грабар. Его авторитетное мнение оказало значительное влияние на западную науку8. Н.Н. Воронин критически оценивал оба направления, он связывал содержание скульптуры с пророчествами Давида о Богоматери и государственно‑политическими идеями9. Последняя точка зрения была развита и обоснована В.П. Даркевичем 10.

5 Г.К. Вагнер, много лет занимавшийся изучением владимиро-суздальской скульптуры, пытался соединить различные подходы, объясняя своеобразие иконографических программ переосмыслением религиозных символов в духе народных представлений11. Предлагая многообразные и сложные интерпретации, Г.К. Вагнер признавал, что проблема остается нерешенной12. 6 Приступая к решению данной задачи, на наш взгляд, необходимо поставить вопросы, связанные с объяснением наиболее оригинальных черт скульптурной декорации: 1. Откуда возникла идея резного декора, заполняющего все стены, и что явилось импульсом для вынесения иконографической программы на фасады храма? [илл. 1,4] 2. Как объяснить доминирующие в декоре мотивы «женских ликов», львов, пальмообразных орнаментов и возможность их сочетания с чисто иконными образами? [илл. 2] 3. В чем смысл центрального образа Давида на троне, и какую роль он играет в иконографическом контексте храмовой декорации? [илл. 3, 5]

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7 По нашему мнению, ключ к ответу на первые два вопроса дает текст ветхозаветного видения Иезекииля, в котором описывается явленный пророку храм: От верха дверей как внутри храма, так и снаружи, и по всей стене кругом, внутри и снаружи, были резные изображения, сделаны были херувимы и пальмы; пальма между двумя херувимами, и у каждого херувима два лица. С одной стороны к пальме обращено лице человеческое, а с другой стороны к пальме лице львиное; так сделано во храме кругом.(Иез. 41: 17-19)

8 Образ Иезекииля воспроизводит черты исторического храма Соломона, описанного в Третьей книге Царств (гл. 6-7), но при этом говорится не о конкретном сооружении, а о видении Небесного храма, которое стало в христианской традиции одним из важнейших ветхозаветных образов Горнего Иерусалима13.

9 Видение Иезекииля воспринималось как явленная Богом икона и именно в этом качестве приводилось защитниками иконопочитания. В «Словах» Иоанна Дамаскина находим: Бог показал Иезекиилю храм, который имел, говорит [Писание], резные лица львов и [изображения] пальм, и людей, и херувимов, от самого пола даже до потолка храма.14 10 Таким образом, скульптурная декорация на фасаде храма, включающая резные изображения «львов, пальм, херувимов и людей», имела совершенно определенный литературный источник в Священном Писании. Выявленный источник позволяет предположить, что интересующий нас символический замысел состоял в уподоблении владимиро-суздальских церквей храму из видения Иезекииля и в воплощении идеи Небесного Иерусалима, иконный образ которого на фасаде церкви должен был явственно напомнить о храме как «Царствии небесном на земле» и «Горнем граде», где в конце времен обретут спасение праведники.

11 На наш взгляд, видение Иезекииля позволяет понять не только концепцию изобразительного решения в целом, но и истинный смысл наиболее важных мотивов. К их числу принадлежат так называемые «женские лики» или «маски», [илл. 2] в которых видели «пережиточные формы славянского культа богини-матери» (М.В. Алпатов, В.Н. Лазарев)15, изображения дев, идущих за Дщерью Царя (Пс. 44: 15-16), «символы Девы Марии», связанные с посвящением храма Богоматери (Н.Н. Воронин)16, и даже поэтические образы, символизирующие народ Владимиро-Суздальской земли (Г.К. Вагнер)17. 12 Однако, по всей видимости, «лики» представляли образы херувимов, которые, согласно видению Иезекииля, располагались «по всей стене кругом» в храме Небесного Иерусалима. Сохранившиеся изображения (храм в Боголюбове, первый Успенский собор, а также церковь Покрова на Нерли), находят иконографические параллели в трактовке небесных сил в христианском искусстве XI-XII вв.18. Отметим своеобразную прическу с ниспадающими и как бы уложенными в две косы волосами, трапециевидные вороты, диадемы и ленты. Наиболее близки скульптурным образам ангельские лики-маски в центре изображений шестикрылых херувимов,

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серафимов и тетраморфов, которые могли быть показаны как с нимбами, так и без них19. Характерно, что на четырехликой капители из Боголюбова похожие лики имеют нимбы20 — прямое указание на их принадлежность к небесным силам. Отметим также, что само изображение ангелов на капители достаточно традиционно. 13 В романской иконографии Небесного Иерусалима город-храм окружен своеобразным поясом из ангельских образов. Иногда это просто лики в арках-вратах городских стен (Откр. 21: 12), к примеру, на знаменитой фреске из Сан Пьетро аль Монте в Чивате (XI в.)21,17. В этой связи примечательно, что во владимиро-суздальской скульптуре XIII в. появляются «лики», вписанные в арочки22. В одной из первых программ церкви Покрова на Нерли «лики» показаны по семь на каждой из трех стен23, они образуют своего рода дополнительный фриз, расположенный над аркатурно-колончатым поясом [илл. 1]. Эта особенность также может быть прояснена благодаря обращению к иконографии Небесного Иерусалима в романском искусстве. В ряде миниатюр (например, в Апокалипсисе Сен Севера XI в. — Париж, Нац. б-ка, lat. 8878, fol. 207v-208)24 оглавные изображения ангелов показаны непосредственно над расположенными по периметру арками, образующими городскую стену, тогда как в самих арках представлены двенадцать апостолов.

14 Если наше истолкование верно, то возникает возможность понять изначальный символический смысл аркатурно-колончатого пояса. Вероятно, он был призван создать образ Иерусалимской стены, которая в романских изображениях Небесного града традиционно показывается в виде сплошной аркады, окружающей город25. Знаменательно и появление образов святых в аркатуре на стенах владимиро-суздальских церквей. Как и апостолы в романских миниатюрах, они выступают в качестве обитателей и защитников Горнего Иерусалима, а аркатурный пояс со святыми создает символическую границу храма как воплощенного Небесного града26. Не кажется случайным и число ликов на стенах церкви Покрова на Нерли, вероятно, оно напоминает о «семи духах Божьих», которые, согласно Апокалипсису, сопровождают Господа в конце времен (Откр. 4: 5; 5: 6; 8: 6)27. Сакральное число здесь может обозначать время явления Небесного Иерусалима, сходящего с небес. 15 Знаменательно, что на романских кадильницах, сделанных в виде Небесного Иерусалима, образы ангелов сочетаются с пальмовидным орнаментом, изображениями львов и львиных масок [илл. 6]. Помимо 20 сохранившихся кадильниц XII в.28 до нас дошло и подробное описание их идеальной иконографии, изложенное в гл. 59-60 знаменитого «Манускрипта Теофила»29. В трактате говорится, что кадильница делается «в виде города, увиденного пророком на горе», на башнях города должны быть «поясные изображения херувимов, как бы сидящих на своих крыльях», внизу — арки с евангелистами среди «ангелов и зверей», между арками — литые головы львов30. Говорится и о другом поясе «изображений ангелов со щитами и копьями, как бы поставленных для охраны стен»31. Для нас особенно важно, что Теофил в своем руководстве XI в. прямо указывает в качестве образца

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драгоценной кадильницы «город, увиденный пророком на горе», т. е. город- храм, описанный в видении Иезекииля (Иез. 40-49). 16 В декоре литургической утвари XI-ХII вв. можно найти аналогии не только фризу ангельских образов, но и другим иконографическим мотивам владимиро-суздальской резьбы32. Отметим, что речь идет о рельефных (литых и чеканных) изображениях, что усиливает аналогию с монументальной скульптурой. Кажется принципиально важным, что романские мастера, создавая в малых фopмах образ Небесного Иерусалима, обращаются к ветхозаветным прообразам и видениям (в отличие от фресок и миниатюр, где преимущественно используется текст Апокалипсиса). Их привлекает конкретность образа храма Соломона, возможность изображения города‑храма в виде церковного здания. 17 Наиболее важную тему владимиро-суздальской скульптурной декорации составляет повторяющийся на всех фасадах образ царя Давида на троне33 [илл. 3, 5], который заменяет здесь традиционное для иконографии Небесного Иерусалима изображение Христа-космократора, восседающего на троне, сфере или небесном своде. Царь, псалмопевец и помазанник Давид прообразует Христа. Это древнее сопоставление нашло яркое воплощение в первой миниатюре Хлудовской Псалтири IX в., где юный Христос в медальоне показан над Давидом на троне (изображение обрамляет арка, символизирующая храм)34. Сопоставление образов Христа и Давида неоднократно встречается в иллюстрациях Псалтырей как в Византии, так и на Западе. К примеру, во фронтисписе Псалтыри XI в. из Ватиканской библиотеки (Vat. Bibl. Cod. gr. 752, fol. 18v) Христос на троне показан над стоящим Давилом, который облачен в императорские одеяния с лором35. Примечательно, что и по сторонам от тронного Христа изображены сцены явления ангела женам-мироносицам и Воскрешения Лазаря, т. е. недвусмысленно выражена мысль о грядущем воскресении, подчеркивающая теофанический характер образов Христа и Давида. 18 Скульптурные образы XII в. позволяют отметить три аспекта этой преобразовательной символики: прославляющий, литургический и эсхатологический. Поза, трон, нимб и корона Давида говорят о святом царе‑космократоре. Лента, опоясывающая стихарь, в изображениях церкви Покрова на Нерли напоминает как об императорских, так и литургических одеяниях36. Псалтирь в руке знаменует песнопения и храмовое богослужение 37. Ораторское благословение отставленной и поднятой рукой вызывает в памяти теофанические образы Христа38. Эта символика находит концентрированное выражение в образе Престола уготованного над головой Давида в центральной закомаре южного фасада Дмитриевского собора. Престол не только символ Троицы, от которого нисходит голубь Святого Духа, но и воплощенная идея алтаря-жертвенника, а также изображение Престола, уготованного для Высшего Судьи39. По сторонам от Престола уготованного представлены две сидящие фигуры в нимбах и с раскрытыми свитками в руках. Г.К. Вагнер видел в них изображения пророка Нафана и жреца Садока, добившихся восшествия Соломона на царский трон40. Однако более вероятно, что все изображения объединяет идея Теофании и,

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соответственно, около теофанических образов Престола уготованного и Давида появляются изображения пророков Исайи и Иезекииля, оставивших наиболее важные описания теофанических видений41. 19 Тема последней теофании царя и первосвященника, видимо, является ключевой для понимания образа Давида в контексте символики Нового Иерусалима, сходящего с небес в конце времен42. Давид имеет особые права на этот контекст, поскольку Иерусалим — Град Давида. Именно он сделал его Городом великого Царя, святым местом, где была установлена скиния и по замыслу Давида возведен храм его сыном Соломоном43. Давид — один из самых важных предвозвестников Нового Иерусалима, его пророческие псалмы традиционно иллюстрируются изображениями Небесного града44. В романской иконографии Давид на троне иногда изображается в обрамлении стен Небесного Иерусалима (Дижонская Библия, л. 13 об., 1098-1109 гг.)45, что позволяет говорить о концептуальной подготовленности программы владимиро-суздальских храмов. 20 И все же замена Христа образом Давида в иконе Небесного Иерусалима является специальным и редким решением, которое становится более понятным в свете идей заказчика первых владимиро-суздальских храмов. Как известно, деятельность Андрея Боголюбского была направлена на утверждение Владимира в качестве столицы Руси и центра новой митрополии46. Кажется весьма вероятным уже высказывавшееся предположение, что князь мог отождествлять себя с Давидом, создающим Иерусалим47. Отголоски этого глобального замысла могут быть замечены в летописных свидетельствах, церковной книжности, топонимике и архитектурно-археологических реалиях48. Современники сравнивали главные соборы Андрея Боголюбского со Святая Святых — Храмом Соломона, при этом сам князь сравнивался и с Давидом, и с Соломоном49 в соответствии с средневековой традицией, рассматривавшей царственных предков Христа, отца и сына, как авторов одного великого проекта по созданию града и храма50.

21 Князь Андрей строит свою резиденцию в Боголюбове как священный «град», состоящий из дворца и храма, по словам современников, уподобися царю Соломону, яко домъ Господу Богу и церковь преславну сея святыя Богородица рождества nocpeде города камену создавъ Боголюбомъ и удиви ю паче всихъ церквии; подобна moе святая святыхъ, юже бе Соломон царь премудрый создалъ, тако и сии князь благоверный Андрей и створи церковь сию в память собе…51 22 В данной связи примечательно, что самое возвышенное место в Боголюбове носило древнее название «Сионы»52. Строя свою резиденцию как дворец‑храм и «святой град», Андрей Боголюбский следовал древней христианской традиции, наиболее известный пример которой — строительство Карлом Великим на рубеже VIII-IX вв. своей резиденции в Аахене, задуманной как земной образ Небесного Иерусалима53.

23 Видимо, скульптурная икона Небесного Иерусалима, вынесенная на фасады храмов, была важной частью идейного замысла Андрея Боголюбского. Иконографически она, скорее всего, была разработана романскими

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мастерами, присланными, по свидетельству В.Н. Татищева, «от императора Фридерика первого, с которым Андрей в дружбе был…»54. Об этом свидетельствуют все ранее отмеченные иконографические параллели в романских изображениях Небесного Иерусалима. Однако отсутствие прямых западных аналогий делает весьма вероятным редакторское участие самого высокообразованного князя Андрея, который уделял значительное внимание созданию особой религиозно-политической идеологии своего княжества55. 24 Подобная иконографическая программа, беспрецедентная в византийской традиции, могла появиться только в эпоху ослабления контроля со стороны православной иерархии. Напомним, что на время строительства первых соборов приходится конфликт князя Андрея с Константинопольским патриархатом: изгнание греческого епископа Леона, отклоненное прошение об учреждении митрополии, самоуправное поставление в епископы Феодора, затем осужденного на смерть в Киеве56. Видимо, только в этой ситуации «латинские образы» могли приобрести статус программной иконы, в которой отразились как эсхатологические чаяния, так и имперские амбиции честолюбивого князя57. 25 Одним из зримых импульсов к созданию скульптурной декорации могла стать романская литургическая утварь, которую, возможно, принесли с собой мастера «от немец» в качестве дара Фридриха Барбароссы58. По заказу императора создавались церковные предметы, воплощавшие образ Небесного Иерусалима, к самым известным принадлежит паникадило из Аахенской капеллы59. В этой связи знаменательно свидетельство очевидца о золотых «иерусалимах» в церкви Боголюбова и Успенском соборе, т. е. в двух первых храмах князя Андрея: а трие ерусалимъ велми велиции, иже от злата чиста, от каменья многоценъна устрои: и всими виды и устроеньемъ подобна быста удивлению Соломонов святая святыхъ.60 26 По предположению некоторых исследователей, в составе Большого Московского сиона до нас дошла часть одного из этих «великих» иерусалимов романской работы61 [илл. 7]. В отличие от далеких романских храмов, литургические предметы в формах церковных зданий воспринимались как убедительные образцы, к тому же концептуально и ярко воплощавшие иерусалимскую идею.

27 Примечательно, что владимиро-суздальские иконографические программы не имеют прямых аналогий в монументальных декорациях романских храмов, хотя и воплощают ту же важнейшую для эпохи тему Теофании. Символически наиболее близкие решения дает литургическая утварь, и в первую очередь романские кадильницы. Именно они, по уже цитировавшемуся свидетельству Теофила, делались «в виде города, увиденного пророком на горе», т. е. изображали Небесный Иерусалим как город-храм из видения Иезекииля (Иез. 40-48), текст которого (Иез. 41: 17-20), согласно нашей гипотезе, лежал в основе символического замысла скульптурной декорации фасадов владимиро-суздальских храмов.

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28 Литургические сосуды могли повлиять не только на символику, но и на особый художественный образ владимиро-суздальских храмов. Сходство храмов с драгоценными литургическими сосудами подчеркивало обильное золочение фасадов. Согласно свидетельству современника, Андрей Боголюбский и въ Боголюбомъ, и въ Володимере городе верхъ бо златомъ устрои и комари позолоти и поясъ златомъ устрои, каменьем усвети, и столпъ позлати, и изовну церкви и по комаромъ же поткы золоты и кубъкы и ветрила золотомъ устроена постави…62 29 Археологические данные свидетельствуют, что золоченой медью были обиты значительные участки фасадов, включая барабаны церквей63. Важную роль в создании образа играли и «золотые врата». Все это свидетельствует о том, что бело-золотые храмы могли быть задуманы как увеличенные до гигантских размеров церковные иерусалимы.

30 Данный источник мог сохранять свое значение и после смерти князя Андрея при создании гораздо более подробных и причудливых скульптурных декораций эпохи Всеволода и Всеволодовичей. Однако здесь мы не предполагаем анализировать многочисленные мотивы, равно как и эволюцию скульптурного декора. Наша цель — определить символический замысел и общую идейную основу скульптурных программ XII-XIII вв. Иконографический контекст, в котором могут быть истолкованы все основные сюжеты храмовой декорации, определен символикой Небесного Иерусалима и последней Теофании. При этом тема Горнего града, имплицитно присутствующая во всем христианском искусстве, представлена во владимиро-суздальских церквах как конкретная, акцентированная, исторически обусловленная программа, позволяющая многое понять в культуре XII-XIII вв. и, видимо, дающая импульс к новому осмыслению проблематики искусства Северо-Восточной Руси.

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31 Post Scriptum

Видение Иезекииля в культуре XII века

32 Новая гипотеза происхождения иконографии фасадов Владимиро- Суздальских храмов, которая изложена выше, в свое время вызвала живое обсуждение, поддержку, равно как и критику коллег. Я использую предоставившуюся возможность, чтобы ответить на возражения некоторых коллег и в первую очередь на подробную статью А.М. Высоцкого, целиком посвященную разбору нашей теории64. Камнем преткновения стал вопрос о возможности и вероятности использования текста Видения Иезекииля как одного из главных источников символики скульптурной декорации русских храмов XII века.

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33 Первоочередное значение имеет известность самого текста в православном мире и конкретнее, в культуре домонгольской Руси. Мы можем быть уверены в том, что описание храма из Видения Иезекииля было известно практически каждому образованному человеку. В Византии широкое распространение имела Книга пророков с толкованиями, где текст каждого пророка предварялся толкованием Феодорита Кирского и заканчивался житием Иезекииля, написанным Дорофеем или Епифанием Кипрским. Не все пророки вошли в книгу, некоторые представлены лишь в выдержках, но это не относится к книге Иезекииля, приведенной полностью. Книга пророков с толкованиями была переведена и хорошо известна на Руси еще в XI веке. Согласно древнейшему из дошедших до нас русских колофонов Книга пророков была переписана в 1047 г. для новгородского князя Владимира Ярославича попом Упырем Лихим, однако описание Небесного храма в книге никак специально не выделено. Толкование Феодорита Кирского (V в.) просто пересказывает текст Иезекииля. 34 При этом есть основание полагать, что в православной традиции описание Иезекииля принадлежит к самым известным и в богословском отношении наиболее примечательным разделам текста Иезекииля. Это связано с полемикой вокруг иконопочитания. Св. Леонтий Неапольский в VII в. привел это описание в качестве важнейшего аргумента в защиту икон. Св. Леонтия и его парафраз описания Иезекииля цитирует св. Иоанн Дамаскин в трех защитительных словах против порицающих святые иконы. Несколько позднее в 787 г. тот же текст произносится на Седьмом Вселенском соборе в числе основных доказательств в пользу святости и древности иконопочитания65. Декорация Небесного храма, явленного пророку Иезекиилю самим Богом, воспринималась в православной традиции как один из наиболее авторитетных иконных образов. Мало сомнений, что Андрей Боголюбский, богослов и книжник, был знаком с текстом Иезекииля и его богословским толкованием в трудах иконопочитателей. 35 При этом нам ничего не известно о специальном интересе к тексту Иезекииля в византийской и русской культуре XII века. Однако именно в это столетие он приобрел исключительное значение в латинской традиции. В середине столетия ведущие богословы эпохи – Ришар и Андрей из парижского аббатства Сен Виктор – создают два новых трактата комментирующих видение Иезекииля66. В истолковании декорации Небесного храма (Иез. 41,17-20) богословы XII века следуют основополагающему комментарию Блаженного Иеронима начала V века67. 36 Св. Иероним подчеркивает мысль о «разуме и мере» в декорации Святая святых, созданной самим Богом. Он отмечает, что мастерство исполнения было таким, «что изображения казались не вырезанными, а сделанными отдельно и прикрепленными». Согласно этому истолкованию, херувимы на стенах символизируют многознание, пальмы являются знаком победы. Каждый херувим, расположенный между двух пальм, имел два лица. Лицо человеческой истолковывалось как образ разума, а лицо львиное как образ гнева, «придающего силы душе сражающегося». Согласно св. Иерониму именно эти качества (разум и душевная стойкость) нужнее всего перед

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входом в святилище храма, которое становится доступным после того, как при помощи нового много знания (херувимы) достигается победа над врагом (пальмы). Комментарий св. Иеронима акцентирует высокий смысл созданной самим Богом программы изображений на стенах «святая святых». При этом сам текст воспринимается как очевидный образец для подражания. 37 Текст комментария Иеронима с огромной вероятностью был известен романским художникам. Примечательно, что он был воспризведен (в пересказе XI в.) в имевшей широчайшее распространение Латинской Библии с комментариями (Biblia Latina cum glossa ordinaria), которая с середины XII в. становится на Западе едва ли не главным источником библейских знаний68. 38 В интересующем нас контексте важно, что в середине XII в. появляется желание представить Небесный храм Иезекииля в графических образах. Возникает особый тип иллюстрированной рукописи, а именно «Комментарий на Видение Иезекииля» Ришара Сен Викторского, который сопровождали рисунки‑иллюстрации, изображающие архитектурные структуры храма Иезекииля. Сохранилось значительное число списков: исследователю этой рукописи Вальтеру Кану известно 13 сохранившихся списков со второй половины XII в. – по конец XIII века69. Однако, видимо, списков существует больше, поскольку мне посчастливилось держать в руках неизвестный профессору Кану список начала XIII в., хранящийся в Отделе рукописей Firestone Library в Принстонском Университете. 39 Ришар Сен Викторский комментирует лишь первую и восемь последних глав из 48 известных в книге Иезекииля. То есть первую Теофанию на реке Ховар с видением «подобия четырех животных» и заключительное явление города- храма, «показанного пророку на горе». Рисунки, включенные в текст комментария, начинаются с общего плана храмового комплекса и продолжаются в изображениях отдельных архитектурных сооружений [илл. 8]. Детализированные рисунки, иполненные в два цвета (красный и желтый) и сопровождаемые поясняющими надписями, напоминают функциональные диаграммы, которые могли быть повторены любым квалифицированным писцом. Их подчеркнуто прикладной характер подчас заставляет забыть, что речь идет об образе Небесного храма. 40 Влияние этих иллюстраций может быть отмечено в романском зодчестве XII в. Речь, в первую очередь, идет о мотиве повторяющихся аркад на фасадах, не имеющих никакого функционального смысла70. Выразительный пример использования данного мотива находим в Владимиро-Суздальской архитектуре XII в. – декорации фасадов в княжеской резиденции в Боголюбово, построенной, по всей видимости, мастерами Фридриха Барбароссы, стремящемся воплотить в дворцово-храмовом комплексе идею Небесного града. Романские мастера, работавшие для Андрея Боголюбского, могли знать иллюстрированный комментарий Ришара Сен Викторского. В любом случае, они принадлежали к культуре, именно в третьей четверти XII в. сосредоточено размышляющей над символическими смыслами Видения Иезекииля и возможностью их визуального воплощения.

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41 Оценив важность текста в культуре XII века и актуальность его использования при создании храмовой декорации, необходимо ответить на еще не проясненный вопрос. Как связан с видением Иезекииля центральный образ владимирских фасадов – царь Давид, восседающий на троне. Как было показано ранее, Давид в данном символическом контексте является прообразом Христа в последней Теофании. Интересующий нас аспект проясняет одна деталь в уже рассмотренной иконография фронтисписа византийской Псалтыри 1059 г. из Ватиканской Библиотеки (Vat. Bibl. Cod. gr. 752, fol. 18v)71. Над стоящим Давидом в императорских одеяниях показан Христос на троне, благословляющий отставленной правой рукой. Для нас наиболее интересно изображение пророка с книгой, возможно Иезекииля, слева и несколько выше стоящего Давида. Декларативное сопоставление Христа и Давида ясно увязано с пророческими видениями. Несомненно, самым важным из этих видений был текст первой главы из книги Иезекииля, описывающей теофанию с подобиями животных на реке Ховар. 42 Примечательно, что в христианской экзегезе видения Иезекииля из первой главы и описание храма в последних нередко объединялись в одно символическое целое. Характерный пример находим в комментарии Ришара Сен Викторсского. Во многих толкованиях указывается, что образы «херувимов, львов, пальм и людей» из декорации Небесного храма восходят к видению «подобий животных» на реке Ховар. На редкой иллюстрации из Библии Рипола XI в. два видения представлены вместе в одной символической сцене. Описание декорации Небесного Храма содержало в себе аллюзию на «Великую Теофанию» первой главы Иезекииля. 43 Значение этой Теофании трудно переоценить. Видение с подобиями животных, истолкованными как символы евангелистов, встречаются в древнейших программах алтарных апсид, например, в росписях Бауита VI в.72 Уже древнейшие изображения указывают на связь Теофании и Второго пришествия. Так мотивы видения Иезекииля включаются в миниатюру со сценой «Вознесения» из Евангелия Раббулы 586 г. Христос в мандорле, опирающейся на многоочитые крылья, символы евангелистов и огненные колеса, показан возносящемся и одновременно как бы сходящим с небес. Мысль о Втором пришествии, заключенная в самом новозаветном тексте (Деян. 1, 11), подчеркивают изображения ангелов, в покровенных руках которых золотые венцы, предназначенные для святых праведников в день Страшного суда. Возможность такой интерпретации заключена в тексте Апокалипсиса (Отк. 4, 6-9), перефразирующем Видение Иезекииля с важнейшим добавлением темы богослужения четырех животных, которые «ни днем, ни ночью не имеют покоя, взывая: свят, свят, свят Господь Бог Вседержитель, который был, есть и грядет» (Отк. 4, 8). 44 В этом богослужении участвуют и двадцать четыре апокалиптических старца, которые в западной традиции часто включаются в изображение «Видения Иезекииля» (яркий пример миниатюра из апокалипсиса Сен Севера середины XI в.).

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45 Для понимания интересующего нас символического замысла существенно, что Теофания Иезекииля является здесь частью образа Небесного Иерусалима, где и происходит богослужение. Знаменательно, что те же апокалиптические мотивы и иерусалимский контекст присутствуют и в монументальных «теофаниях» романских порталов. Наиболее известные примеры XII в.: королевский портал Шартра, скульптурная декорация собора в Муасаке или Сен Трофим в Арле. В современной научной литературе по иконологии романских порталов выделяются разные типы теофаний (в частности теофании Первого пришествия, от Воплощения до конца времен, Второго пришествия и собственно Страшного суда). Однако для наших целей эти дефиниции не столь значимы. Гораздо важнее другое: тема Теофании, присутствующая на фасадах Владимиро-Суздальских храмов, является доминирующей в романской скульптурной декорации. При этом она осмысляется в контексте Видения Иезекииля и символики Небесного Иерусалима, что дополнительно подтверждает наше мнение об возможности использовании авторами владимирских скульптурных икон описания Небесного храма Иезекииля в качестве главного источника.

ANNEXES

Список иллюстраций

1. Южный фасад церкви Покрова на Нерли. XII век

2. Центральное прясло южного фасада церкви Покрова на Нерли. XII век

3. Царь Давид на троне. Западный фасад церкви Покрова на Нерли. XII век

4. Дмитриевский собор во Владимире, вид на западный фасад. XII век

5. Царь Давид на троне. Рельефы южного фасада Дмитриевского собора во Владимире. XII век

6. Кадильница Гозберта. Сокровищница собора в Трире. XI век

7. Большой Московский иерусалим (сион). Основа – романская работа XII века, главка – конец XV века. Оружейная Палата Московского Кремля

8. Храм Иезекииля. Иллюстрация к комментарию на Видение Иезекииля Ришара Сен Викторского. XII век (Paris, Bibl. Nat., Lat. 14516, fol. 240)

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Fig. 1. Église de l’Intercession de la Vierge (Pokrov) sur la Nerle, XIIe siècle, façade sud

Fig. 2. Église de Pokrov sur la Nerle : Travée centrale de la façade sud, XIIe siècle

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Fig. 3. Le roi David sur son trône. Façade ouest de l’Église de Pokrov sur la Nerle, XIIe siècle

Fig. 4. Cathédrale Saint-Dimitri à Vladimir, vue sur la façade occidentale, XIIe siècle

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Fig. 5. Le roi David sur son trône. Cathédrale Saint-Dimitri à Vladimir, reliefs de la façade sud, XIIe siècle

Fig. 6. Encensoir de Gozbert. Trésor de la cathédrale de Trèves, XIe siècle

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Fig. 7. Grande « Jérusalem » (ou « sainte-Sion ») de Moscou (XIIe - fin du XVe siècle). Palais des armures du Kremlin

Fig. 8. Le temple d’Ézéchiel. Illustration du commentaire sur la Vision d’Ézéchiel par Richard de Saint-Victor, XIIe siècle (Paris, Bibl. Nat. Lat.14516, fol.240)

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NOTES

1. В данной научной работе использованы результаты проекта «Восток и Запад Европы в Средние века и раннее Новое время: общее историко- культурное пространство, региональное своеобразие и динамика взаимодействия», выполненного в рамках программы фундаментальных исследований НИУ ВШЭ в 2013 году. А.М. Лидов, «Новые Иерусалимы. Пересоздание Святой Земли как порождающая матрица христианской культуры» in А.М. Лидов, ред.-сост., Новые Иерусалимы: Иеротопия и иконография сакральных пространств, М., 2009, с. 5-10. 2. А.М. Лидов, Иеротопия: Пространственные иконы и образы-парадигмы в византийской культуре, М., 2009. 3. К.К. Акентьев, «Мозаики киевской Св. Софии и «Слово» митрополита Илариона в византийском литургическом контексте», in К.К. Акентьев, ред., Литургия, архитектура и искусство византийского мира, СПб., 1995, с. 75-94. 4. Настоящая статья является дополненным и переработанным вариантом работы: А.М. Лидов, «О символическом замысле скульптурной декорации Владимиро-Суздальских храмов XII-XIII веков», Древнерусское искусство. Византия, Балканы, Русь. XIII век, М., 1996, с. 172-184. Скульптурной декорации владимиро-суздальских храмов посвящено большое число исследований, среди которых особое значение имеют следующие работы: А.А. Бобринский, Резной камень в России, М.. 1916, вып. 1.; F.W. Halle, Die Bauplastik von Wladimir-Susdal: Russische Romanik, Berlin, 1929 (далее — Halle, 1929); Н.H. Воронин, Зодчество Северо- Восточной Руси XII-XV веков, М.. 1961-1962, Т. 1-2. (далее — Воронин, 1961-1962); Г.К. Вагнер, Скульптура Древней Руси: Владимир, Боголюбово. XII век. М., 1969 (далее — Вагнер, 1969). В последней работе — историографический обзор всех существовавших к моменту издания книги мнений (с. 7-44). Среди публикаций, вышедших после нашей статьи, отметим: Г.В. Попов, «Декорация фасадов Дмитриевского собора и культура Владимирского княжества на рубеже XII-XIII вв.», Дмитриевский собор во Владимире. К 800-летию создания. М., 1997, с. 42-59; С.М. Новаковская-Бухман, «Царь Давид в рельефах Дмитриевского собора во Владимире», Древнерусское искусство: Византия, Русь, Западная Европа: искусство и культура, СПб., 2002, c. 172-186; Она же, «Об истоках иконографии и символики образа царя Давида на фасадах владимирских храмов XII века», Византия в контексте мировой культуры: К столетию А.В.Банк, СПб., 2008, с. 503-517; М.С. Гладкая, Рельефы Дмитриевского собора во Владимире: Опыт комплексного исследования, М., 2009 (с анализом предшествующей литературы, с. 205-210); Л.И. Лифшиц, «Изображения царственного отрока в тимпанах фасадов Дмитриевского собора во Владимире», Лазаревские чтения 2011. Искусство Византии, Древней Руси, Западной Европы, М., 2012, с. 184-201. 5. Скульптурная декорация сохранилась в фрагментах от собора Рождества Богородицы в Боголюбове. 1158 г. (Воронин, 1961-1962, Т. 1, c. 201-261; Вагнер, 1969, c. 66-95) и первого Успенского собора во Владимире, 1160 г. (Воронин, 1961-1962, Т. 1, c. 149-186, 354-375; Вагнер, 1969, c. 95-121, 207-220), а также в хорошо сохранившихся скульптурных программах церкви Покрова на Нерли,

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1166 г. (Воронин, 1961-1962 г. Т. 1, c. 262-301; Вагнер, 1969, c. 125-191) и Дмитриевского собора во Владимире, 1193-1197 гг. (Воронин, 1961-1962, Т. 1. c. 396-437; Вагнер, 1969, c. 231-415). От XIII в. до нас дошли скульптурные фрагменты собора Рождества Богородицы в Суздале, 1222 г. (Воронин, 1961-1962, Т. 2, с. 19-42; Г.К. Вагнер, Белокаменная резьба Древнего Суздаля: Рождественский собор. XIII век М., 1975) и декорации Георгиевского собора в Юрьеве-Польском (Воронин, 1961-1962, Т. 2, с. 68-107; Г.К. Вагнер, Мастера древнерусской скульптуры: Рельефы Юрьева-Польского, М., 1966). Важная попытка обощения – диссертация, опубликованная в виде книги: М.С. Гладкая, Рельефы Дмитриевского собора, М., 2009. 6. См. В. Доброхотов, Памятники древностей во Владимире Кляземском, М., 1848, c. 140-141; Halle, 1929, s. 60-62; D. Ainalov, Geschichte der russischen Monumentalkunst der vormoskowitischen Zeit, Berlin, 1932, s. 78-82; В.H. Лазарев, Скульптура Владимиро- Суздальской Руси, ИРИ, М., 1953, Т. 1, с. 404, 414, 416. 7. Поиск неканонических источников открыл Н.П. Кондаков, который находил объяснение символике в «Голубиной книге». См.: И. Толстой, Н. Кондаков, Русские древности в памятниках искусства, СПб., 1899, вып. 6, с. 26-58, 36. В крайней форме этот подход воплотился в следующем высказывании: «Стены этих храмов представляют собой претворенные в камне языческие народные верования, своего рода пластический фольклор» (А.Г. Ромм, Русские монументальные рельефы, М., 1953, с. 12). 8. А.Н. Грабар считал, что во владимиро-суздальской скульптуре соединились «традиции ученого искусства» со «стихией народного творчества», и отмечал, что «фигура Давида, влекущая за собой интерпретацию всей скульптурной композиции как иллюстрации к псалмам, была искусственно приставлена к знакомым вам по более ранним памятникам светскому циклу». См.: А.И. Грабар, «Светское изобразительное искусство домонгольской Руси и “Слово о полку Игореве”», Труды Отдела древнерусской литературы, Л., 1962, Т. 18, с. 254-263, 258, 261. 9. Воронин, 1961-1962, Т. 1, с. 268-269, 432, 435, 437. 10. В.П. Даркевич, «Образ царя Давида во Владимиро-Суздальской скульптуре», Краткие сообщения Института археологии, вып. 99 (1964), с. 46-53 (далее — Даркевич, 1964). 11. Вагнер, 1969, c. 114, 195, 320; Г.К. Вагнер, Г.Ф. Владышевская, Искусство Древней Руси, М., 1993, с. 90. 12. Вагнер, 1969, с. 44. Мы не рассматриваем здесь теории, появившиеся после выхода нашей статьи в 1996 г., так или иначе повлиявшей на исследователей. 13. Историко-филологический комментарий данного фрагмента текста Иезекииля и его сравнение с описанием храма Соломона см.: W. Zimmerli, Ezekiel, 2: A Commentary on the Book of the Prophet Ezekiel, Chapters 25-48, Philadelphia, 1983, p. 382-388. Word Biblical Commentary, vol. 29: Ezekiel, 20-48 / By L.C. Allen, Dallas, 1990, p. 212-236. Интересна средневековая традиция истолкования этого описания храма. Греческий комментарий Феодорита Кирского (V в.) просто пересказывает текст Иезекииля (PG. Т. 81. Col. 1225-1226). В латинской

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традиции основополагающее значение имел комментарий св. Иеронима (IV- V вв.): Corpus Christianorum, Series Latina, vol. 75, Turnholt, 1964, p. 599-602. 14. Цитируется св. Леонтий Неапольский: Иоанн Дамаскин. Три защитительные слова против порицающих святые иконы или изображения (пер. А. Бронзова), СПб., 1893, с. 137. Это свидетельство «Леонтия, епископа Неаполя Кипрского, из пятой книги об апологии христиан против иудеев и о святых иконах» было прочитано и на VII Вселенском соборе (787 г.): Деяния Вселенских соборов, изданные в русском переводе при Казанской Духовной Академии, Казань, 1891, Т. 7, с. 130. 15. Идея, высказанная М.В. Алпатовым, была осторожно поддержана В.Н. Лазаревым и так вошла в академическую «Историю русского искусства»: ИРИ, Т. 1, с. 399-100. 16. Воронин, 1961-1962, Т. 1, c. 319, 268-269. 17. Вагнер, 1969, c. 140, 142. 18. Аналогии можно найти как в византийской, так и в романской иконографии. Многочисленные образы ангелов в росписях Софии Киевской позволяют увидеть все конкретные параллели. 19. Ближайшая аналогия — лики в медальонах в центре изображений шестикрылых ангелов, сохранившихся в скульптурной декорации южной стены Георгиевского собора в Юрьеве Польском. 20. Вагнер, 1969, с. 88-94. 21. La Gerusalemme celeste: Immagini della Gerusalemme celeste dal III al XIV secolo, Milano, 1983, p. 148-149 (далее La Gerusalemme celeste, 1983); B. Kuhnel, From the Earthly to the Heavenly Jerusalem: Representations of the Holy City in Christian Art of the First Millenium, Rome – Freiburg – Wien, 1987, p. 145-149 (далее — Kuhnel, 1987). 22. Г.К. Вагнер, Белокаменная резьба древнего Суздаля, ил. 46-51, с. 66-70. 23. Вагнер, 1969, c. 140-143. 24. La Gerusalemme celeste. 1983, p. 151; El «Beato» de Saint-Sever ms. lat. 8878 de la Bibliothèque nationale de Paris, Madrid. 1984. 25. Характерные примеры приведены в каталоге: La Gerusalemme celeste, 1983, p. 150-156. 26. Изображения на фасаде, расположенные выше аркатурно-колончатого пояса, могут восприниматься как находящиеся внутри града. 27. О символике числа 7 см.: D. Forstner, Die Welt der christlichen Symbole, Innsbruck, 1966; V.F. Hopper, Mediaeval Number Symbolism, New York, 1938. 28. Монографическое исследование таких кадильниц с подробным каталогом сохранившихся памятников см.: М.Т. Gousset, “Un aspect du symbolisme des encensoirs romans: La Jerusalem Céleste”, Cah. Arch., 1982, vol. 30, p. 81-106. 29. C.R. Dodwell, The Various Arts: De Diversis Artibus, Oxford: Clarendon Press, 1961 (reprint 1986); J.G. Hawthorne, C. Stanley Smith, On divers arts: The Treatise of Theophilus, Chicago, 1963; Манускрипт Теофила «Записка о разных искусствах», Сообщения ВЦНИЛКР, 1963, вып. 7, c. 148-153 (далее — Манускрипт Теофила, 1963). 30. Там же, c. 148-149.

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31. См.: Манускрипт Теофила, 1963, c. 149. 32. Характерно обилие зооморфной символики, изображений львов, грифонов, птиц, сочетающихся с пальмовидными орнаментами. Встречаются и отдельные мифологические мотивы, к примеру, кентавры. Яркий образец такого декора дает сделанный в виде города-храма серебряный сосуд конца XII в. из сокровищницы Сан-Марко в Венеции. См.: I. Kalavrezou, “Incense Burner in the Shape of a Domed Building” in H. Evans and W. Wixom, eds., The Glory of Byzantium: Art and Culture of the Middle Byzantine Era (843-1261), New York, 1997, no 176, p. 250-251; M. Da Villa Urbani, “Perfume brazier in the form of a domed building,” Byzantium 330-1453 (London, 2008), no 176, p. 423; Architecture as Icon. Perception and Representation of Architecture in Byzantine Art, Princeton, 2010, n° 2, p. 160-161. 33. Вагнер, 1969, c. 160-162; Даркевич, 1964, с. 46-53. Долгое время ряд исследователей полагал, что, в отличие от церкви Покрова на Нерли где изображения сопровождают надписи с именем Давида, в Дмитриевском соборе был представлен царь Соломон (Н.П. Кондаков, Г.К. Вагнер и др.). Однако и там была обнаружена надпись, позволившая с уверенностью идентифицировать образ тронного царя как Давида. См.: Г.К. Вагнер, «Об открытии резных записей среди фасадной скульптуры Дмитриевского собора во Владимире», Советская Археология, 1976, № 1, с. 270-272. 34. М.В. Щепкина, Миниатюры Хлудовской Псалтыри, М., 1977, л. 1 об. 35. См.: Е.Т. De Wald, et al., eds., The Illustrations in the Manuscripts of the Septuagint, vol. 3: Psalms and Odes, p. 2: Vaticanus Graecus 752, Princeton, 1942. 36. Лента, скорее всего, имитирует императорский лор, но при этом напоминает и ленту, опоясывающую синдон архиерея в обряде освящения храма. Об этих одеяниях см.: А.М. Лидов, «Образ “Христа-архиерея” в иконографической программе Софии Охридской», Византия и Русь, М., 1989, с. 66-68. Возможность такой интерпретации образа и одеяний находит поддержку в святоотеческой традиции, в которой подчеркивается мысль об архиерейском достоинстве Давида: «Как будто облеченный епископством… Сам он был и жертвой, и жрецом, и жертвенником» (Иоанн Златоуст, Беседы на книгу Бытия, М., 1993, Т. 2, с. 846). 37. О символике и иконографии образа см.: H. Steger, David Rex et Propheta: Konig David als vorbildliche Verkorperung des Herrschers und Dichters im Mittelalter, nach Bilderstellungen des achten bis zwolften Jahrhunderts, Nurnberg, 1961. 38. О теофанических образах Христа см.: Ihm Chr. Belting, “Theophanic Images of Divine Majesty in Early Medieval Italian Church Decoration,” in W. Tronzo, ed., Italian Church Decoration of the Middle Ages and Renaissance, Bologne, 1989, p. 43-59; Y. Christe, Les grands portails romans: Études sur l’iconologie des théophanies romanes, Genève, 1969. 39. Th. Von Bogyay, “Hetimasia”, Reallexikon für byzantischen Kunst (RBK), 1971, Bd. 2, Col 1189-1202. 40. Вагнер, 1969, с. 356 41. Их образы традиционно включаются в иконографию Теофании: J. Lafontaine Dosogne, “Theophanies –visions auxquelles participent les prophètes dans ľart byzantin après la restauration des images”, in A. Grabar, éd., Synthronon: Art et Archéologie de la fin de ľAntiquité et du Moyen Âge, P., 1968, р. 135-143. Недавно

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Л.И. Лифшиц предложил считать фигуры по сторонам от Этимасии изображениями евангелистов, однако нам по‑прежнему версия об образах пророков представляется более вероятной: Л.И. Лифшиц, «Изображения царственного отрока в тимпанах фасадов Дмитриевского собора во Владимире», Лазаревские чтения 2011. Искусство Византии, Древней Руси, Западной Европы, М., 2012, с. 189. 42. Знаменательно, что тема Теофании была ключевой и в скульптурной декорации романских порталов XII в. В новейшей литературе различают несколько символических версий этой темы: Р.К. Klein, “Programmes eschatologiques, fonction et réception historiques des portails du XII s.”, Cahiers de civilisation médiévale, 1990, vol. 33, p. 317-349. 43. Словарь библейского богословия, под ред. К. Леон-Дюфура, Брюссель, 1974, c. 253-256, 413-419. 44. А.М. Лидов, «Образ Небесного Иерусалима в восточно‑христианской иконографии» in А. Баталов, А. Лидов, ред.-сост., Иерусалим в русской культуре, М., 1994, с. 17-19, ил. 3. 45. Kuehnel, 1987, p. 164-165, fig. 125. 46. Ю.А. Лимонов, Владимиро-Суздальская Русь: Очерки социально‑политической истории, Л., 1987, c. 48-64. 47. Даркевич, 1964, с. 46-53. 48. См.: Воронин, 1961-1962, Т. 1. 49. Полное собрание русских летописей (ПСРЛ), СПб., 1908, Т. 2, с. 581; Памятники литературы Древней Руси (ПЛДР): XII век, М., 1980, с. 324-325. 50. Характерно, что в христианской иконографии они часто изображаются вместе, как, например, в композиции «Сошествия во ад». 51. ПЛДР: XII век, с 24-325. 52. Воронин, 1961-1962, Т. 1, с. 201. 53. Резиденция в Аахене стала на средневековом Западе архитектурным и символическим образцом. См.: К.J Conant, Caroligian and : 800–1200, London – New York, 1990, p. 46-51; E. Kleinbauer, “Charlemagne’s Palace Chapel at Aachen and Its Copies”, Gesta, 1965, vol. 4, p. 2-11. 54. В.Н. Татищев, История Российская с самых древнейших времен, М., 1768, Кн. 1, с. 293, 500; Кн. 3, с. 127, 487. См. также: Воронин, 1961-1962, Т. 1, с. 330-331. Об участии романских мастеров во Владимирском строительстве см. важный очерк на основе современных архитектурно-археологических исследований: О. Иоаннисян, «Ломбардские зодчие на Руси: “Русская романика” XII века», Пинакотека, Т. 16-17, 2003/1-2, с. 10-19 55. Об этом см. в статьях Н.Н. Воронина: «Сказание о победе над болгарами 1164 г. и празднике Спаса», Проблемы общественно-политической истории России и славянских стран, М., 1963, с. 88-91; «Житие Леонтия Ростовского и византийско-русские отношения второй половины XII в., Византийский Временник, 1963, Т. 23, с. 23-46; «Из истории русско-византийской церковной борьбы XII в.», Византийский Временник, 1965, Т. 26, с. 190-218. См. также:

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Ю.А. Лимонов, «Летописец Андрея Боголюбского», Культура Древней Руси, М., 1906, с. 113-117. 56. См.: Н.Н. Воронин, «Андрей Боголюбский и Лyка Хризоверг» Византийский Временник, 1962, Т. 21, с. 29-50. 57. Надо отметить, что в этих образах не было ничего принципиально чуждого православной вере, хотя в целом они были совершенно не традиционны. 58. Не исключено, что частью этого или другого дара императора были происходящие из Владимира романские эмалевые браслеты (armillae), составляющие часть парадных одеяний. См.: В.П. Даркевич, «Романская церковная утварь из Северо‑Восточной Руси», Культура Древней Руси, М., 1966, c. 65-68; P.E. Sehramm, Herrschaftszeichen und Staatssymbolik, Stuttgart, 1955, s. 547 (автор связал браслеты с Андреем Боголюбским); H. Swarzenski, Monuments of Romanesque Art, London, 1967, p. 181. PI. 181; Die Zeit der Staufer: Katalog der Ausstellung, Stuttgart, 1977, Bd 1, № 541, s. 402-404; Bd. 2. Abb. 331-332 (по стилю автор датирует браслеты 1175-1180 гг.). 59. Паникадило было подарено императором около 1166 г. в связи с канонизацией Карла Великого: P. Lasko, Ars Sacra: 800-1200, London, 1972, p. 216, pl. 246. 60. ПЛДР: XII век, с. 326-327. 61. P.B. Jurgenson, “Romanische Einflusse in der altrussischen Goldschmiedeplastik”, Zeitschrift fur bildende Kunst. 1928-1929, Bd. 10, S. 236-252; В.П. Даркевич, Произведения западного художественного ремесла в Восточной Европе X-XV вв., М., 1967, с. 23-25; И.А. Стерлигова, «Иерусалимы как литургические сосуды в Древней Руси», Иерусалим в русской культуре, с. 52-55. 62. ПЛДР: XII век, с. 326-327. 63. Воронин, 1961-1962, Т. 1, с. 185. 64. А.М. Высоцкий, «Храм Иезекииля как источник наружного скульптурного декора Владимиро-Суздальских храмов XII-XIII вв. Sic et Non», Древнерусское искусство. Русь и страны византийского мира. XII век, СПб., 2002, c. 255-269. Примечательно, что большая статья посвящена разбору двух докладов с опубликованными ко времени написания статьи короткими тезисами. 65. См. выше прим. 14 66. Ришар Сен-Викторский акцентирует мысль, что изображения были как внутри, так и снаружи храма: Richardi S. Victoris, «In Visionem Ezechielis”, PL, T. 196, Col. 588-589; Andreae de Sancto Victore, “Opera,” T. 6: Expositionem in Ezechielem, M.A. Singer, ed., Turnholt, 1991, p. 171. В работе с латинскими текстами я пользовался ценными консультациями ныне покойного М.Л. Гаспарова, за что приношу ему глубокую признательность. 67. Последующие латинские авторы не добавили практически ничего нового к комментарию Иеронима. О значении книги Иезекииля в латинской традиции см.: W. Neuss, Das Buch Ezechiel in Theologie und Kunst bis zum Ende des XII. Jahrhunderts, Munster, 1912.

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68. Biblia Latina cum glossa ordinaria. Facsimile Reprint of the Editio Princeps Adolph Rusch of Stassburg 1480/81. Brepols; Turnholt, 1992, vol. 3, p. 304. 69. W. Cahn, “Architecture and Exegesis: Richard of St.-Victor’s Ezekiel Commentary and Its Illustrations,” Art Bulletin, LXXV, 1994, p. 53-68 70. J. Gardelles, «Recherches sur les origines des façades à étages d’arcatures des églises médiévales», Bulletin monumental, CXXXVI, 1978, p. 113-133. 71. См. прим. 35. 72. A. Iacobini, Visioni dipinti: Immagini della contemplazione negli affrechi di Bawit, Roma, 2000.

RÉSUMÉS

Au milieu du XIIe siècle, sous le règne du prince Andrej Bogoljubskij, un type architectural inhabituel d’église russe est apparu dans Vladimir, la nouvelle capitale. Il combinait la structure en croix grecque inscrite avec la décoration romane. Selon certaines sources écrites, les premières églises de ce type furent construites par des maîtres de l’Occident latin envoyés au prince Andrej par Frédéric Barberousse. Les décorations sculpturales de ces églises témoignent d’un concept symbolique composite. Cet article soumet l’hypothèse selon laquelle l’iconographie des sculptures de Vladimir et de Suzdal symbolise la Jérusalem céleste. La vision d’Ezéchiel (Ez. 41:17-19), faisant état d’un décor sculptural du Temple céleste en serait la source écrite la plus probable. Cette vision explique l’apparence du décor sculpté sur les façades des églises, alliant les images des chérubins, des palmiers, des lions et des humains. On y trouve aussi la clé des principaux thèmes iconographiques, parmi lesquels les énigmatiques « masques » pourraient être des représentations des chérubins sur toute la muraille du pourtour du Temple céleste. La ceinture d’arcades centrales des façades avaient certainement pour objet d’évoquer le mur de Jérusalem. La représentation du roi David sur son trône, thème principal des trois façades, peut être interprétée dans ce même contexte de Jérusalem. On peut observer de très proches analogies dans l’iconographie romane, notamment dans la décoration des encensoirs représentant la Jérusalem céleste. Dans ce contexte, les « jérusalem d’or » liturgiques, qui avaient probablement fait partie du cadeau de Frédéric Barberousse au prince Andrej, avaient pu être utilisés comme une sorte de modèle pour les nouvelles églises russes et leurs extraordinaires décorations sculpturales.

A vision of city and temple: Jerusalem symbolism in sculptural icons on facades of twelfth- century Russian churches In the mid-twelfth century, under the reign of Prince Andrei Bogoliubskii, an unusual architectural type of Russian church appeared in the new capital of Vladimir. It combined the Byzantine cross-in-square structure with Romanesque decoration. According to some written sources, the first churches of this type were built by masters from the Latin West who had been sent to prince Andrei by Frederick Barbarossa. The sculptural decoration of these churches demonstrates a shared symbolic concept. This paper hypothesizes that the iconography of Vladimir-Suzdalian carvings symbolizes the Heavenly Jerusalem. The most likely literary source for it is the vision of Ezekiel (Ez. 41:17-19) describing the sculptural decoration of the Heavenly

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Temple. Ezekiel’s vision sheds light on the combination of cherubs, palm trees, lions and humans of the carved decoration on the church facades. The same text gives a key for understanding the principal iconographic themes. Among them, the enigmatic “masks,” which could be the depictions of cherubs by all the wall round about in the Heavenly Temple. The arcades in the middle of the facades probably meant to invoke the image of the walls of Jerusalem. The repetition on the three facades of the major theme, the image of King David enthroned, could be interpreted along the same lines. The closest analogy one may find in Romanesque iconography is the decoration of censers depicting the Heavenly Jerusalem. In this context, the liturgical “golden jerusalems,” which probably were part of Frederick Barbarossa’s gift to Prince Andrei, could have been used as models for the new Russian churches and their extraordinary sculptural icons.

AUTEUR

АЛЕКСЕЙ М. ЛИДОВ Université Lomonosov, Moscou

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Парадоксы «Святой Руси» «Святая Русь» и «русское» в культуре Московского государства 16-17 вв. и фольклоре 18-19 вв. Les paradoxes de la Sainte Russie : la « Sainte Russie » et le « russe » dans la culture de l’État moscovite des XVIe-XVIIe siècles et dans le folklore des XVIIIe-XIXe siècles The paradoxes of “Holy Russia”: “Holy Russia” and “Russianness” in sixteenth- and seventeenth-century Muscovite culture and eighteenth- and nineteenth- century folklore

Михаил В. Дмитриев

1 Представления (правильнее сказать – дискурсы, в том смысле, какой восходит к Мишелю Фуко) о «Святой Руси» – очень странный феномен русской традиционной культуры. Странно, что сколько-нибудь полных аналогов этим дискурсам в западнохристианских культурах мы не находим. Странно и то, что атрибут «святости», резервируемый средневековым христианским сознанием за Церковью, переносится на страну и «нацию» (а точнее на то, что мы сегодня принимаем за «страну» и «нацию»). Странно, в частности, и то, что эти представления весьма быстро и прочно проникли в фольклор восточных славян. Когда и как сложился этот дискурс? Каковы его функции в культуре древней Руси и России? В каком смысле Русь – свята? Что подразумевается под «Русью» и «русским» в контексте этого дискурса? В систему каких иных представлений нужно помещать дискурс «Святой Руси», чтобы адекватно его понять? Как этот концепт связан с дискурсами протонационального или национального самосознания? По строгому счету, ответов на эти вопросы пока не найдено.

2 В нашей краткой статье мы дадим обзор исследований, касающихся темы «Святой Руси», напомним, вслед за А.В. Соловьевым, о фазах её складывания, попробуем проследить пути её проникновения в русский фольклор и

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зададимся вопросом о том, как в дискурсе Святой Руси отразились присущие Московскому государству представления о «русскости». 3 Первой научной работой, специально посвященной теме «Святой Руси» стала опубликованная в 1927 году статья А.В. Соловьева1, который установил, что выражение Святой Руси впервые появляется в сочинениях А.М. Курбского. В 1950-е годы Соловьев посвятил той же теме небольшую заметку2, а М. Чернявский попробовал проинтерпретировать связанные со «Святой Русью» представления в контексте реконструированного (или – сконструированного) им дуального противопоставления «мифа царя» и «мифа народа», которое, по мнению Чернявского, стало структурой русской культуры в эпоху Ивана Грозного3. Существует краткая, но очень важная для понимания концепта Святой Руси блестящая эссеистическая статья С.С. Аверинцева4, посвященная, однако, вопреки названию, не теме «Святой Руси» непосредственно. Несколько проникновенных замечаний об этом феномене содержатся в книге Г.П. Федотова5, которому осталась неизвестна работа А. Соловьёва. К этой теме прикасаются и статьи А. Кореневского, М.Ю. Савельевой, Ф. Кэмпфера, Р. Прайса6, которые тем не менее в проблематику не углубляются. В. Лепахин посвятил «Святой Руси» серию религиозно-культурологических эссе7. Само выражение «Святая Русь» было распространено в публицистике русской послереволюционной эмиграции и вернулось в российскую публицистику теперь8. Однако, в целом, если мы сегодня и осведомлены о том, когда тема «Святой Руси» появилась в сохранившихся памятниках высокой письменности и как она распространялась в культуре 17-го - 18-го веков, мы не имеем ни ответа на вопрос, почему же – в отличие от стран западного христианства – стало возможным именование Руси – святой; ни объяснения укоренённости этого внешне «этно-национального» концепта в народной среде (если же признать «Святую Русь» выражением «национального самосознания», то окажется, что русский крестьянин опередил в этом отношении и своих собратьев по сословию из Европы, и русских националистов); ни объяснения, что же всё- таки понималось под «святостью» Святой Руси.

* * *

4 Источники, в которых буквально, эксплицитно присутствует дискурс Святой Руси представлены рядом литературно-публицистических памятников9 и фольклорными записями. Однако есть много вербальных текстов и иконографических памятников, которые говорят фактически о том же самом, хотя и не употребляют выражение «Святая Русь». Это существенно усложняет задачу реконструкции содержания и функций данного дискурса.

5 В сочинениях А.М. Курбского «Святая Русь» встречается девять раз10 (главным образом, в «Истории о Великом князе Московском»): шесть раз как «святорусская земля», дважды – как «святорусская империя» и однажды – как «святорусское царство». 6 Термин «святая Росиа» встречается и во второй редакции «Послания к великому князю Василию, в нем же о исправлении крестного знамения и о

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содомском блуде» («[…] тебе пресветлейшему и высокопрестолнейшему государю великому князю светлосияющему в православии христианскому царю и владыце всех, броздодержателю же всея святыя и великиа Росиа […]»), которая дошла до нас в сборнике 1580-х годов. В первой редакции этого сочинения, созданной в 1520-е годы, такая формула («святая Росиа») отсутствует.

7 А.В. Соловьев выражал уверенность, что выражение «Святорусская земля» – не изобретение Курбского («Конечно, не Курбский создал эти выражения, а взял их как давно известное понятие из былин или обиходного языка»11). М. Чернявский считал такое мнение априорным и неприемлемым, и попробовал обосновать точку зрения, что концепт «Святой Руси» возник во времена Курбского (или был создан Курбским) к контексте конфронтации «земли» и «государства», общества и царя, и был выражением «мифа», протипоставлявшего «народ» – самодержцу12. Так или иначе, вопрос о времени появления дискурса «Святой Руси» не решен. Появилась ли она третьей четверти 16 века под влиянием текстов Курбского, или Курбский заимствовал её из культуры своего времени, сблизив с понятием «Священная римская империя», сказать пока невозможно. Тем не менее, трудно отрицать, что если не самый термин «Святая Русь», то дискурс, говорящий о святости Руси, появился в восточнославянском обиходе до Курбского. Стоит обратить внимание, что уже в 14 веке константинопольский патриарх Филофей Коккин в послании к Дм. Донскому назвал русских «святым народом» («обитающий в тех краях святой Христов народ»). Кроме того, Соловьев справедливо указывал на более или менее очевидное родство между выражением «светлая Русь» и «Святая Русь», и это родство, видимо, можно считать не только фонетическим, но и этимологическим, смысловым, учитывая специфику византийско-православных представлений о «божественном свете». Кроме того, корни «свет» и «свят» часто заменяли друга в русском языке того времени.

8 Известная фраза «Повести временных лет», передающая впечатления русских послов от посещения храма Св. Софии в Константинополе, приписанные князю Владимиру и выраженные митрополитом Иларионом восторженные мнения о приобщении Руси к христианству, восхваление «светло-светлой Земли Русской» в «Слове о погибели земли Русской», наличие удвоенного эпитета «светло-светлый» в ряде других древнерусских текстов, очень тесное сближение слов «светлый», «свет» и «святой» в «Повести о Флорентийском соборе», сравнение Александра Невского с «солнцем земли Русской» – всё это составляет, по мнению А.В. Соловьева13, генеалогическую линию, которая в 16 веке приведет к появлению «Святой Руси» под пером А.М. Курбского. В «Слове иже на латыню», в фразе «в поднебесной сияя благочестием, богопросвещенная земля Русская веселится» эпитеты «святая» и «светлая», как пишет Соловьев, «почти сошлись», хотя никогда не выступает ни то, ни другое слово14. В «Слове о житии и преставлении Дмитрия Ивановича», написанном в середине 15 века, говорится, что Дмитрий Донской «внук же бысть православнаго князя Ивана Даниловича, събирателя Руской Земли, корене святого и богом насаженаго саду». Соловьев обращает внимание на

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сближение слов «святой», «сияющий» и «светлый» в «Плаче о пленении Московского государства», который скорбит о падении «толикаго многонароднаго государьства, християнскою верою святою греческаго, от Бога даннаго закона исполненаго и, яко солнце на тверди небесней, сияющаго и светом илекътру подобящася»15. 9 Те тексты, которые после 1453 года говорят о богоизбранности Русской земли и ее исключительном благочестии, также, разумеется, подготавливали почву для рождения самого концепта «Святой Руси». Приведём, вслед за А. Соловьевым, один из них («Слово иже на латыню»), имея в виду, что общее число таких высказываний весьма велико: Богопросвященная земля Русская святым правлением Божия церкви тебе подобает во вселенной под солнечным сиянием с народом истинного к вере православия радоваться, одеявся светом благочестия, имея покров Божий на себе многосветлую благодать Господню…16; 10 о Василии Тёмном: Богоизбранный, боговозлюбленный, богопочтенный и богопросвещеный и богославный богошественник правому пути богоуставного закона; 11 ему же василевс говорит: яко восточнии земли суть рустии и большее православие и вышъшее христианство Белыя Руси.17 12 В сущности, спор о роли Курбкого в рождении концепта «Святой Руси» не релевантен, а релевантен тот факт, что с начала 17 века понятие «Святая Русь» бесспорно присутствует не только под пером книжников, но и в фольклорном сознании, а позднее, в 18-19 вв. становится и одним из топосов русского фольклора.

13 Квазифольклорное употребление этой темы было замечено А.В. Соловьевым уже в записях, сделанных англичанином Ричардом Джемсом в 1619 году в Москве18. Согласно этим записям, приезду патриарха Филарета в Москву летом 1619 г. была посвящена созданная, видимо, духовенством песня, которая дважды упоминает «Святорускую землю»: Зрадовалося царство Московское и вся земля Святоруская «И дай, господи, здоровъ был православной царь, князь великий Михайло Федорович, а ему здержати царьство Московское и вся земля Святоруская!»19 14 Благодаря Ричарду Джемсу, таким образом, мы видим уникальный момент: превращение сконструированного авторского текста высокой культуры в спонтанно воспроизводимый текст культуры фольклорной. Механизм пре- вращение темы «Святой Руси» из литературной в фольклорную продемонстрирован и в «Повести об Азовском осадном сидении донских казаков»20, которая была составлена начальником войсковой канцелярии (войсковым подъячим) донских казаков Ф.И. Порошиным в конце 1641 - начале 1642 гг.21 Казаки называются «людьми божиими»22 и «светорусскими богатырями»23. В критический момент осады, не надеясь на спасение, они молятся перед иконой Иоанна Предтечи:

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Почитаем мы ужъ себя за мертвой труп. З два дни, чаю, уже не будет в осаде сидения нашего. Топере мы, бедные, роставаемся с вашими иконы чудотворными и со всеми христианы православными: не бывать уж намъ на Святой Руси!24. 15 Соловьев, ссылаясь на этот текст, указывает на предполагаемое заимствование из былины о Добрыне Никитиче: «не бывать то нам на Святой Руси// Не видать то нам свету белого»25. Однако, не исключено, что последовательность была обратной: дискурс святой Руси пришел в фольклор из литературных и окололитературных текстов 17-го века. Так или иначе, по меньшей мере к 1640-м годам концепт «Святой Руси» стал достоянием фольклорного сознания.

16 В народных исторических песнях о Северной войне речь трижды заходит о Святой Руси26. В «Сказании о трех богатырех земли светоруские, о Илье Муромце, о Иване Потоке, о Олеше Поповиче», записанном не позже 1738 года, мы уже постоянно имеем дело со «святорусскими богатырями»27. Позднее былина о Потоке и «святорусских богатырях» встречается в сборнике Кирши Данилова28: Во стольном городе во Киеве, у ласкова князя Владимира было пирование-почестной пир на три братцы названыя, святорусские могучие богатыри: а на первова братца названова – святорусскова могучева богатыря, на Потока Михайла Ивановича.29 17 В том же сборнике «Святая Русь» упоминается в былине о Дюке Степановиче, на что указывал и А.В. Соловьев: […] а бежали гости-корабельщики, собирали перья на синем море, вывозили перья на святую Русь, продавали душам красным девицам.30 18 В былине «Михайла Скопин» из того же сборника, про героя говорится: А Скопин-князь Михайла Васильевич – он правитель царству Московскому, обережатель миру крещеному и всей нашей Земли Святорусския […]».31 19 В многочисленных других фольклорных записях 19-20 вв, в духовных стихах термин «Святая Русь» и его дериваты встречаются, как хорошо известно, весьма часто. Так, в былинах, записанных П.Н. Рыбниковым, «Святая Русь» как отдельное выражение встречается здесь часто32, «матушка Святая Русь» – не редко33. Часто встречаются и богатыри святорусские34.

20 Аналоги есть и в украинском фольклоре. Польским собирателем Лукашевичем в 1830-е годы была записана украинская песня, в которую включено послание невольника к матери и отцу из «бусурманского» плена, где герой тоскует по возвращению на Святую Русь:

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Визволь, Боже, бидного невольника На Свято-Руський берег, На край веселий, меж народ хрещений!35 21 В другой украинской песне мы читаем: У нас было, братцы, на Святой Руси, На Святой Руси, на Тихом Дону, На Тихом Дону на Иваныче, Сходился тут хорош-пригож козачий круг, Донское козачье со Яицкими, Гребенские с Запорожскими.36 22 Что же такое – «Святая Русь» русских и украинских фольклорных текстов? Обращаясь к этому вопросу, мы сталкиваемся с одной из самых больших неожиданностей: оказывается, что «святорусская земля» этих текстов – это вовсе не историческая Русь, а некое метафизическое истинно христианское православное пространство, совпадающее в народном воображении с пространством святой земли Палестины (или метафизической Палестины) и имеющее своим центром… Иерусалим37! Особенно выразительны в этом отношении былины, говорящие о святом Егории38. Егорий рождается от царя Федора и царицы Софии… в Иерусалиме: Как во городе во Ерусалиме, При царе было при Федоре, При царице было при Софее, Породила она Федору три дочери, Ещё четвертаго Егория Храбраго 23 Однако местный «царь Мартемьнища» полонил трёх сестёр и Егория, и стал убеждать Егория уверовать дьяволу, а не Христу. Егорий отказывается, и тогда Мартемьянища подвергает Егория страшным пыткам, после чего его помещают в погреб, а находящаяся рядом собака приговаривает: «Не бывать Егорию на святой Руси», не видать солнца и не слыхать звону колокольного, ни пения церковного39. Однако «по Божиему велению, по Егорьеву умолению» поднялись «ветры буйные со святой Руси» и разбили засовы погреба. Поэтому выходит Егорий на святую Русь, Идет во свой во Ерусалим град. Ерусалим град он пуст стоит, Одне церкве, и стоит одна Церковь Божия соборная, богомольная: Во той во церкви его матушка, Святая Софея Премудрая, На святые иконы Богу молится40. 24 Необходимо обратить внимание: под Святой Русью тут не может не пониматься та земля, в центре которой стоит… Иерусалим, где Егорий родился и действует. Иначе говоря, «Святая Русь» должна бы быть Палестиной нашего сегодняшнего географического воображения. София Премудрая, мать Егория, шлёт сына в чисто поле, и «святой Егорий поезжаючи, святую веру утвержаючи», прорывается сквозь дремучие леса (обратим внимание: это «палестинские» леса, так как дело происходит в Святой Руси-Палестине), и, наконец, «наезжает» на ворота «кесарийския, иерусалимския» и поражает «царища Мартемьтянища»41.

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25 То же самое устанавливается из текста знаменитого «духовного стиха» о «Голубиной книге». Здесь оказывается, что наша «сыра земля» (она же – «Святая Русь»), которую в океане держит рыба-кит, имеет стоим центром Иерусалим с Гробом Господним. Иордан и гор Фавор тоже оказываются расположены на Святой Руси. Ограничимся лишь единственным примером. В одном из вариантов «Голубиной книги»42 премудрый царь Давыд Евсеевич отвечает на вопрос о том, «Отчего у нас во земле цари пошли, отчего зачались князья-бояры, отчего крестьяны православные?» следующим образом: Оттого у нас в земле цари пошли – От святой главы от Адамовой; Оттого зачались князья-бояры – От святых мощей от Адамовых; От того крестьяны православные – От свята колена от Адамова.43 26 Как мы хорошо знаем по всему контексту наших фольклорных памятников, «крестьяны православные», как и князья-бояры нигде кроме «Руси» не встречаются и встречаться не могут. Несколько ниже сказано, что кривда шествует «по всей земле, по всей вселенныя, по тем крестьянам православным»44, и, таким образом, православная земля-Русь оказывается по размеру равной вселенной… Всякие сомнения относительно того, где именно пребывают «православные крестьяны», снимаются при дальнейшем чтении текста. Отвечая на вопрос о старшинстве «белого царя» над другими царями, Давид Евсеевич говорит: У нас Белый царь будет над царямы царь. Почему же Бел царь над царямы царь? У нашего царя у Белаго есть вера православная, Область его превеликая надо всей землей, Надо всей землей, над вселенною: Потому же Бел царь над царямы царь. Свято-Русь-земля всем землям мати. Почему же Свято-Русь земля всем землям мати? На ней стоят церквы апостольския, Богомольныя, преосвященныя; Оны молятся Богу распятому, Самому Христу, царю небесному: Потому Свято-Русь-земля всем землям мати.45 27 Ясно, что пространственно Святая Русь здесь прямо соответствует той территории, которая заселена православными христианами и находится под властью «белого» православного царя. Её центр, как видно из других фрагментов и вариантов «Голубиной книги» – Иерусалим, и в соответствии с этой логикой и Ильмень озеро («всем озерам мать»), и находится около Иерусалима. При этом в виду имеется, как далее поясняет наш текст, – именно «надначальный град Иорасолим», а Ильмень озеро оказывается главным ещё и потому, что в него впадает… Иордан!46 Таким образом, ещё раз обнаруживается, что Святая Русь – это некое метафизическое, внефизическое пространство всех православных христиан с Иерусалимом в центре.

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28 Соответственно, «православность», а не география, не государственность и уж тем более не «этничность» есть критерий, выделяющий «Святую Русь» среди иных пространств. Поэтому оказывается невозможным видеть в дискурсе «Святой Руси» выражение «этнических» или этно-национальных идей и представлений. Дискурс коллективной идентичности православных обитателей Святой Руси едва ли не полностью растворён в собственно религиозных мотивах. Эти мотивы оказываются при этом почти не совместимы с логикой нашего сегодняшнего понимания «русскости» как чего-то «национального» или «прото-национального» или, по крайней мере, как чего-то связанного с политико-государственным сообществом. Святость Руси – это не понятие, размещающееся на шкале, которая позволила бы сопоставить статус Русской земли со статусом других стран, «наций» и государств, потому ни страны, ни земли, ни народы, ни государства не подразумеваются этим имплицитным сопоставлением. «Святость» метафизической «святорусской земли» русских фольклорных текстов есть атрибут всего православного, православного вообще; «Русь» свята поскольку она православна; она православна потому что она свята и, соответственно, всякая православная земля или всякие православные в любой земле – «русские». Иначе говоря, свойственное нашему сознанию представление о «этнической», национальной, политической, культурной и иной идентичности – кроме идентичности религиозной! – здесь отсутствует. Это очень проникновенно уловил С.С. Аверинцев47, а Г.П. Федотов задолго до Аверинцева обронил одно невероятно важное наблюдение: «святая Русь» русских духовных стихов есть категория церковного самосознания 48. Более или менее систематическое изучение источников, говорящих о «Святой Руси», показывает, что интуиция Федотова и тонкие констатации Аверинцева подтверждаются. Однако нашему современному сознанию чрезвычайно трудно примириться с тем, что дискурс, который видится нам как «национальный» оказывается на поверку экклезиологическим. Осознать это сложно прежде всего потому, что почти невозможно подойти к нашему вопросу, отрешившись от современных представлений о странах, государствах, этносах, народах и нациях, которые предполагают, что в культура всех локальных обществ или подразумевает объективно существующую или вырабатывает некую символическую или «этническую», или «национальную», или «этнонациональную», или «протонациональную» или, по меньшей мере, политико-государственную субстанцию. А если допустить, что существовали постплеменные христианские культуры, самосознанию которых такие дискурсы были органически чужды? Не была ли такой культурой византийская (по крайней мере до 13 века)49? Не была ли такой культурной древнерусская и русско-московская? 29 Источники Киевского и московского периода русской истории позволяют допустить, что такая гипотеза имеет право на существование. Как понять иначе, например, процитированную А.В. Соловьевым фразу из «Послания» епископа Симона (около 1224): «небесные граждане Русского мира»? Комментарий самого Соловьева таков: «Русский мир» состоит из двух: верхний это святые, небесные граждане, нижний – земные, феноменальные

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«Их совокупность создает “Русский мир” (Святую Русь, скажем мы)»50. Но могут ли «святые» и «небесные граждане» быть русскими, греками, поляками, немцами и пр.? В процитированным А.В. Соловьевым высказывании мы, в самом деле, ещё раз встречаем парафразу дискурса «Святой Руси». Другими парафразами того же дискурса были, фактически, и представления о «Руси-Новом Израиле», «Руси – Третьем Риме», «Руси – православном царстве51». Всё это вместе взятое составляет очень существенное отличие «протонациональных» представлений Московской Руси от протонациональных представлений и дискурсов, присущих «латинской» культуре. Разные формы выражения, причины и культурные последствия этой асимметрии ещё предстоит изучить и объяснить.

NOTES

1. А.В. Соловьев, «Святая Русь» (очерк развития религиозно-общественной идеи): Сборник русского археологического общества в Королевстве СХС (1927), c. 77-113 – отдельный оттиск с двойной пагинацией. Англ. перевод: Holy Russia: The History of a religious-social idea, Mouton, 1959 (= Musagetes. Contributions to the History of Slavic Literature and Culture, ed. by D. Cizevsky, XII). 2. A.V. Soloviev, «Helles Russland - Heiliges Russland », Festschrift für Dmytro Cyzevskyj zum 60. Geburtstag, Berlin, 1954, s. 282-289. 3. M. Cherniavsky “Holy Russia: A Study in the History of an Idea”, American Historical Review, 63 (April, 1958), p. 617-637 (позднее в слегка измененном виде статья включена в книгу M. Cherniavsky, Tsar and People: Studies in Russian Myths, New York: Random House, 1969, p. 101-127. 4. S. Averintsev, “The Idea of Holy Russia”, in P. Dukes, ed., Russia and Europe, London: Collins and Brown, 1991, p. 10-23. 5. Г.П. Федотов, Стихи духовные: Русская народная вера по духовным стихам, М., 1991, c. 95-97. 6. А. Кореневский, «“Новый Израиль” и “Святая Русь”: Этноконфессиональные и социокультурные аспекты средневековой русской ереси жидовствующих», Ab Imperio, 2001, № 3, c. 123-142; М.Ю. Савельева, «Трансформация представлений о “Святой Руси” от Царства к Империи», Человек верующий в культуре Древней Руси.Материалы международной научной конференции 5-6 декабря 2005 г., Спб.: «Лема», 2005, c. 42-60; Ф. Кэмпфер, «Представления о русском христианстве и концепция “Святой Руси”», Тысячелетие введения христианства на Руси: 988-1988, Юнеско, 1988, c. 154-163; R.M. Price, “The Holy Land in Old Russian Culture”, in R.N. Swanson, ed., The Holy Land, Holy Lands, and Christian History (= Studies in Church History, 36), Woodbridge, 2000, p. 250-262. Эта работа осталась мне недоступной. В сборнике работ замечательного французского историка В.А. Водова

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(V. Vodoff, Autour du mythe de la Sainte Russie : Christianisme, pouvoir et société chez les Slaves orientaux (Xe-XVIIe siècles), P. : IES, 1998) о дискурсе «Святой Руси» речь не идёт. 7. В.В. Лепахин, Иконичный образ святости: пространственные, временные, религиозные и историософские категории Святой Руси, Ч. 1-4 - Православие.Ru / Интернет-журнал, 8 июля 2005 г. (http://www.pravoslavie.ru). 8. А.В. Карташев, «Судьба “Св. Руси”», Православная мысль, 1928, вып. 1; А.В. Карташев, «“Святая Русь” в путях России», Париж, s. a. (Курсы к познанию России, 3) [этот текст влкючен почти без изменений в Воссоздание Св. Руси]; А.В. Карташев, Воссоздание Св. Руси, П., 1956; А.В. Карташев, «Русское христианство», Путь, 1936, № 51, 19-31; Ю.Г. Малков, Русь Святая: Очерки истории православия в России, М.: Изд-во «Правило веры», 2002; Г. Малков, диакон, Контрреволюция духа: Святая Русь и возрождение России (церковно-политические очерки), М.: Белый берег, 2006 и др. 9. Сведения о литературных текстах, упоминающих «Святую Русь», были собраны А.В. Соловьевым. В нашей статье 2008 года, на которую я опираюсь в дальнейшем изложении (М.В. Дмитриев «Конфессиональный фактор в формировании представлений о “русском” в культуре Московской Руси», in Mikhaïl V. Dmitriev, ed., Religion et ethnicité dans la formation des identités nationales en Europe. Moyen Âge – époque moderne, М.: Индрик, 2008, c. 218-240), они рассмотрены в параллели с текстами, говорящими о «Руси – Третьем Риме» и «Руси – Новом Израиле». 10. Подсчет М. Чернявского (Cherniavsky, Tsar and People, p. 107-108). 11. Соловьев «Святая Русь», c. 15 (91). В английском издании работы добавлено, что Курбский изобрел только термин “святорусская империя”, по кальке с Священной Римской империей (p. 27, note 2). 12. Cherniavsky, Tsar and People, p. 102-117. 13. См. Соловьев, «Святая Русь», c. 2-4 (78-80); Soloviev, “Helles Russland - Heiliges Russland”, s. 282-285. 14. Soloviev, “Helles Russland - Heiliges Russland”, s. 284. 15. Там же, s. 285-286. 16. Цит. по: Соловьев, «Святая Русь», c. 7 (83), прим. 1. 17. Там же, c. 8 (84). 18. Англичанин Ричард Джемс, оказавшийся в России в 1618-1620 гг. в составе английского посольства, был в Москве в момент возвращения сюда из польского плена патриарха Филарета Никитича, и для него была записана кем-то из русских песня, посвященная этому событию (См. ПЛДР, Конец XVI начало XVII веков, М.: Худ. Литература, 1987, c. 616 (комментарии Г.М. Прохорова). Н.А. Криничная обратилась к вопросу, была ли песня плодом народного творчества или придворным литературным произведением, и пришла к выводу, что текст не является ни литературным, ни фольклорным в собственном смысле слова и что «автора песни следует искать в средних слоях населения столицы» (Н.А. Криничная, Народные исторические песни начала XVII века, Л.: Наука, 1974, c. 169-175).

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19. «Песни, записанные для Ричарда Джемса в 1619-1620 гг.», ПЛДР. Конец XVI начало XVII веков, c. 538-539. 20. Памятники литературы Древней Руси. XVII век, Книга 1, М., 1988, с. 139-154. 21. Там же, с. 623 (комментарии О.В. Творогова). 22. «Повесть об Азовском осадном сидении донских казаков», Памятники литературы Древней Руси, с. 141, 144, 146. 23. Там же, с. 141, 143. 24. Там же, с. 151. 25. Soloviev, “Helles Russland - Heiliges Russland”, s. 286. 26. О.Г. Агеева, «К вопросу о патриотическом сознании в России первой четверти 18 века», in Л.Н. Пушкарев, ред., Мировосприятие и самосознание русского общества (XI-XX вв.). Сб. Статей, М., 1994, с. 47. 27. «Сказание о трех богатырех земли светоруские о Илье Муромце, о Иване Потоке, о Олеше Поповиче», А.П. Евгеньева, Два новых списка текста XVIII в. Былины о Михаиле Потыке, Труды Отдела древнерусской литературы, 13 (1957), c. 486-491. 28. А.А. Горелов, ред., Древние российские стихотворения, собранные Киршею Даниловым, СПб.: Тропа Троянова, 2000 (Полное собрание русских былин, Т. 1.), c. 195 («Поток Михайла Иванович»). 29. Там же, c. 195 («Поток Михайла Иванович»). 30. Там же, c. 56 («Дюк Степанович»). 31. Там же, c. 241-242 («Михайла Скопин»). 32. Песни собранные П.Н. Рыбниковым. В трёх томах, под ред. Б.Н. Путилова, Т. 2, Былины, Петрозаводск: Карелия, 1990, c. 106 (трижды), 107, 124, 127, 131, 132, 148, 181 (дважды), 182 и т.д. 33. Там же, Т. 2, Былины, c. 110, 129, 140 и т.д. 34. Там же, Т. 2, Былины, c. 97, 104, 114, 115 (дважды), 116, 125 дважды, 127, 128, 179,181. 35. Б.П. Кирдан, Украинские народные думы, М., 1962, c. 84. 36. Там же, c. 66. 37. Подробнее об этом : М.В. Дмитриев, «“Святая Русь” в русском фольклоре XIX в.», Prospice sed respice. Проблемы славяноведения и медиевистики. Сборник научных статей в честь 85-летия профессора Владимира Александровича Якубского, СПб.: Исторический факультет Санкт-Петербургского государственного университета, 2009, c. 181-202; M.V. Dmitriev, « Lа “Sainte Russie” des textes folkloriques russes: un concept “national” ou confessionnel? », in M. Dmitriev, éd., Confessiones et nationes. Discours identitaires nationaux dans les cultures chrétiennes: Moyen Âge-XXe siècle. (à paraître)

38. Калеки перехожие. Сборник стихов и исследование П. Безсонов, Часть 1, М., 1861, c. 471-493 и далее. Г.П. Федотов уже указал (хотя и очень бегло) на парадоксы того, как звучит тема «Святой Руси»-Палестины в этом и некоторых фольклорных циклах (Г.П. Федотов, Стихи духовные, c. 96-97).

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39. Или: «Не бывать Егорью на святой Руси, // Не видать Егорью света белаго, // Не видать Егорью солнца красного»; «Выходил Егорей на святую Русь, // Увидал Егорей свету белаго» (Калеки перехожие, c. 471-472). 40. Там же, с. 477-478. 41. Там же, с. 481. 42. № 80 в издании Безсонова (Повенецкий уезд, Шунгский погост). Калеки перехожие, часть 1, вып. 2, М., 1861, c. 287-292. 43. Там же, c. 287. 44. Там же, c. 292. 45. Там же, c. 288. 46. Там же, c. 289. 47. «It is important to grasp that this concept in no way refers to what we now call the national idea, or to geographical and ethnic criteria. Holy Russia is an almost cosmic category. At least, within its limits (or its limitless extent!) both the Eden of the Old Testament and the Palestine of the gospels have their place» (Averintsev, The Idea of Holy Russia, p. 16). 48. Федотов, Стихи духовные, c. 95-96 («Есть у певца слово, которое удовлетворяет признакам понятия Церкви по его внутреннему звучанию, не имея ничего церковного по форме и по происхождению. Это слово Русь, «святая Русь». Национальное имя народа сливается для певца с пределами христианского мира и, следовательно, с пределами Церкви»). 49. Известно, что образованные византийцы называли себя и православных подданных империи «ромеями». Об особенностях византийских дискурсов «протонациональной» идентичности см., например: V. Tapkova-Zaimova, «Quelques remarques sur les noms ethniques chez les auteurs Byzantins », Studien zur Geschichte und Philosophie des Altertums, Budapest, 1968, p. 400-405; Г.Г. Литаврин, «Некоторые особенности этнонимов в византийских источниках», Вопросы этногенеза и этнической истории славян и восточных романцев, М., 1976, c. 198-216; Г.Г. Литаврин, «Византийцы и славяне – взаимные представления» in Г.Г. Литаврин, Византия и славяне: Сборник статей, СПб.: Алетейя, 1999, c. 590-602; J. Koder, Byzantinische Identität – einleitende Bemerkungen; E. Chrysos, «The Roman Political Identity in Late Antiquity and Early Byzantium», in K. Fledelius, ed., Byzantium. Identity, Image, Influence. XIX International Congress of Byzantine Studies, University of Copenhagen, 18-24 August, 1996. Major Papers, Copenhegen, 1996, p. 3-6; 7-16. Ср.: D. Angelov, Imperial Ideology and Political Thought in Byzantium, 1204-1330, Cambridge, 2007; A. Kaldellis, Hellenism in Byzantium: The Transformations of Greek Identity and the Reception of the Classical Tradition (Greek Culture in the Roman World), Cambridge, 2007; Gill Page, Being Byzantine: Greek Identity before the Ottomans, Cambridge University Press, 2008. 50. Соловьев, «Святая Русь», c. 5 (81). 51. В потенции и в почти необходимом расширении, in extenso, – царстве всех православных.

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RÉSUMÉS

Très souvent le thème de la « Sainte Russie », prenant forme dans les sources littéraires russes à l’époque moscovite et largement présent dans le foklore russe postérieur, suscite l’ironie de la part de ceux qui écrivent sur la Russie. On y voit, dans la plupart des cas, une expression d’un nationalisme naissant mégalomane et démesuré. Et cependant, l’article montre que le phénomène de la « Sainte Russie » est beaucoup plus complexe. Il s’agit de l’équation totale, non- allégorique et non-métaphorique, de la « Sainte Russie » à la « véritable » et unique Terre sainte de Palestine. Dans l’ensemble, nos sources témoignent de ce que dans les textes littéraires d’avant Pierre le Grand et dans les textes folkloriques russes tardifs la représentation de la « Sainte Russie » n’avait rien à voir avec « l’ethnicité » ou la « nationalité », et que la géographie imaginaire de la « Sainte Russie » était une géographie métaphysique, sans lien direct avec les réalités spatiales de la Russie historique. La « Sainte Russie » apparaît dans ces discours comme une hypostase de la Terre sainte du Proche Orient. Pourquoi une telle démarche mentale n’est- elle pas du tout concevable dans la culture chrétienne occidentale ? Et cette particularité bizarre de la Russie par rapport à l’Occident, que révèle-t-elle ? De quoi relève-elle ? Ces questions attendent d’être explorées en profondeur.

The paradoxes of “Holy Russia”: “Holy Russia” and “Russianness” in sixteenth- and seventeenth- century Muscovite culture and eighteenth- and nineteenth-century folklore The concept of Holy Russia gained currency in Russian literary sources in the eighteenth century and later became very common in Russian folklore. It is usually considered as the expression of early megalomaniac “nationalism.” The article shows that the reality is much more complex and intriguing. A closer and non‑a priori look at our sources leads us to the conclusion that “Holy Russia” was viewed not as similar or equal to Palestine in terms of dignity and holiness, but as identical to the Holy Land of Palestine, without allegoric or metaphorical interpretation of this parallelism. Thus Holy Russia appears as a hypostasis of the Palestinian Holy Land. This astounding and paradoxical discourse has nothing to do with the ethnic or cultural identity of a “nation.” The corresponding deviations of Muscovy’s (and Russian folklore’s) allegedly “proto‑national” discourses from Western patterns deserve deeper exploration.

AUTEUR

МИХАИЛ В. ДМИТРИЕВ

МГУ им. М.В. Ломоносова, МоскваCentral European University, Budapest

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Формирование представлений о Святой Руси и их отражение в русской иконописи Formation des représentations de la Sainte Russie et leur reflet dans l’iconographie russe The concept of Holy Russia: Its inception and reflection in Russian iconography

Ирина Бусева-Давыдова

1 Словосочетание «Святая Русь» в настоящее время известно в первую очередь из литературы XIX-начала XX в. Славянофилы, В.С. Соловьев, В.И. Иванов, А.В. Карташев, Г.П. Федотов, С.А. Аскольдов – все не только пользовались им, но и пытались раскрыть его суть. Первоисточником, откуда перечисленные авторы почерпнули именование Руси святой, были былины. На этом основании подразумевалось, что соответствующее понятие оформилось еще во времена Владимира Красное солнышко, то есть в IX-X вв. Но поскольку существующие записи былин относятся в основном к XIX и в редких случаях к XVIII в., использовать их в данном случае некорректно.

2 А.В. Соловьев считал, что первый известный текст, где встречается понятие «Святая Русь», принадлежит князю Андрею Курбскому. По мнению Соловьева, оно возникло у Курбского как аналог латинского наименования «Священная Римская империя» (подобно тому как позднее императорская титулатура «serenissimus» оказалась усвоенной царю Алексею Михайловичу в виде эпитета «тишайший»)1. Однако по-русски слова «святой» и «священный» отнюдь не тождественны: священное – то, что освящено, а святое – то, что освящает. Святое безусловно выше священного и является его истоком («святая Троица», но не «священная Троица»). Вряд ли Андрей Курбский имел в виду только кальку иноземного названия, поскольку употреблял эти слова и в другом контексте. Лишь в двух случаях он пишет о «Святорусской империи», и оба раза в значении «государство» («служил много лет верне

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империи Святоруской»). Однако когда князь переходил к обличению противников, то называл их губителями «Святорусской земли»2. Называя врагов царского духовника Сильвестра порождениями ехидны, он развернул сравнение следующим образом: «Уже у матери свое [своей. – И. Б.-Д.] чрево прогрызли, сиречь земли святоруские, яже породила их и воспитала»3. В данном случае именование России святорусской землей несет явственный фольклорный оттенок (мать-земля), а Курбский употребляет его, чтобы подчеркнуть не только крайнюю аморальность противников (убийство матери), но и кощунственность их деяния (мать-святая). Хотя самые ранние списки «Истории о великом князе Московском» относятся к первой трети XVII в., текст Полной редакции считается аутентичным авторскому, и вряд ли можно считать процитированные отрывки интерполяцией переписчика. 3 Ценный материал для истории формирования понятия «святая Русь» представляют списки «Послания Филофея московскому великому князю Василию Ивановичу о Третьем Риме». Вторая редакция этого послания, написанная в 1580-е годы, содержит новацию, исключительно важную для нашей темы. Именно в ней появляется определение «Святая Великая Россия», отсутствовавшее в первой редакции и других сочинениях филофеевского цикла4. Автор послания обращается к «государю великому князю светлосияющему в православии христианскому царю и владыце всех, броздодержателю же всея святыя и Великия Росиа»5. Н.В. Синицына справедливо связывает этот факт с подготовкой к учреждению патриаршества, а также ставит его в контекст борьбы с «латинством». Кроме того, помимо словосочетания «святая Русь», в литературе XVI-начала XVII в. встречаются и иные формы, выражающие близкое содержание. Так, в «Повести о житии царя Федора Ивановича», написанной патриархом Иовом, говорится о «святаго сего царьствия» богохранимой державе и о «святом избранном достоянии» Господа – «великия Росийския державы благочестивого царя нашего… царьствии»6.

4 Исследователи уже отмечали, что слова «святая Русь» содержатся в одной из наиболее древних записей русского фольклора – в песне о въезде в Москву патриарха Филарета Никитича после польского плена, которая внесена в записную книжку участника английского посольства Ричарда Джемса в 1619-1620 гг. Пастор Джемс был человеком хорошо образованным (окончил Оксфордский университет) и любознательным. В его записной книжке, сохранившейся в Оксфордской Бодлеанской библиотеке, содержится краткий англо-русский словарь и шесть русских народных песен исторического содержания, записанных по-русски, скорописью первой четверти XVII в. Упомянутая песня начинается словами: «Зрадовалося царство Московское / и вся земля Святоруская»7. Для Ричарда Джемса было записано всего шесть песен, что никак нельзя считать репрезентативной выборкой. Тем не менее выражение «святоруская земля» встречается в записях дважды. О его распространенности свидетельствует и «Повесть об Азовском осадном сидении донских казаков», написанная в 1641 г., где турки (!) иронически сравнивают казаков с «богатырями светорускими», а казаки с горечью восклицают: «Не бывать уж нам на святой Руси!»8.

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5 Итак, можно констатировать, что понятие «святая Русь» («святорусская земля») бытовало в народной культуре уже в первой половине XVII столетия. Отсутствие более ранних записей фольклорных памятников не позволяет проследить точное время его возникновения, но, по нашему мнению, нет оснований отодвигать эту дату вглубь веков. Надо думать, что процесс формирования представлений о «Святой Руси» в верхнем и нижнем слоях культуры происходил параллельно, поскольку сами эти слои все же составляли единое целое. Общим истоком указанного процесса, несомненно, послужила массовая канонизация русских святых, предпринятая макарьевскими соборами 1547 и 1549 гг., которая имела ошеломляющее воздействие на общественное сознание. Хотя почти все канонизированные святые до того почитались местно, а некоторые, возможно, и общецерковно, собирание их воедино наглядно обнаружило масштабы явления. В результате канонизационных мероприятий православный месяцеслов официально пополнился более чем шестьюдесятью русскими святыми. Это число превосходило количество всех русских святых, канонизированных начиная со времен Киевской Руси, т.е. за пять с лишним столетий. 6 Небывалое возрастание святости в Русском государстве не могло не сопоставляться с ситуацией в других православных странах, где святость в основном «убывала» (за счет уничтожения реликвий иноверцами и оттока их на Русь). Разумеется, было соответствующим образом осмыслено и учреждение патриаршества, повысившее сакральный статус Русской Церкви и Русского государства до максимально возможного уровня. Учитывая все эти обстоятельства, неудивительно, что Иерусалимский патриарх Досифей в конце XVII в. называл Русь «святой державой» и «святым царствием»9. Впечатляющую картину русской святости нарисовал в своей челобитной Алексею Михайловичу Никита Пустосвят: Бог своею милостию в твоей государеве отчине, в велицей Росии, угодников своих прославил, и многоцелебными их мощми и чюдотворными раками всю землю твою, аки небеса многими пресветлыми звездами, украсил, и почтил ю паче всея вселенные, иже неизреченным своим промыслом из Рима белый клобук и угодника своего Антония на камени по водам, аки на колеснице, легце прислал, наипаче же и Богоматери своея, премилостивыя нашея заступпницы и помощницы… иконе и боготелесней своей ризе благоизволили в царстве твоем и преименитом граде Москве быти, и источает нам неоскудную свою милость, [потому что] в российском твоем государеве царстве, исстари самая истинная християнская православная вера.10 7 В результате Россия XVI-XVII вв. естественным образом воспринималась ее обитателями как Святая земля. Свято уже само ее происхождение, изложенное в стихах о Голубиной книге – памятнике, восходящем к ряду апокрифов, в том числе «Беседе Иерусалимской», и известном в списках с начала XVII в.: Оттого зачался наш белый свет – От святого Духа Сагаофова; Солнце красное от лица Божья, Самого Христа Царя небесного, Млад-светел месяц от грудей Божьих;

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Звезды цястыя от риз Божьих; Утрення заря, заря вецерняя От очей Божьих, Христа Царя небесного; Оттого у нас в земле ветры пошли – от Святого Духа Сагаофова, от здыханья от господнего; Оттого у нас в земле громы пошли – От глагол пошли от господниих.11 8 Таким образом, мир сотворен не просто Богом, а из Бога, то есть изначально имеет неоспоримо сакральную природу. Квинтэссенцией сакральности, возникшей в результате даже не теофании, а Боговоплощения (воплощения по крайней мере двух ипостасей святой Троицы в мир), объявлена Святорусская земля – мать всем землям, так как На ней стоят церквы апостольския, Богомольныя, преосвященныя. Оны молятся Богу распятому, самому Христу Царю небесному, - Потому Свято-Русь-земля всем землям мати.12 9 Храм в любой культуре ощущался преимущественной областью сакрального, его значение архетипично. Кроме того, в русской традиции храм имел особый сакральный статус благодаря рассказу «Повести временных лет» об испытании вер: как неоднократно отмечалось, именно восприятие интерьера Софии Константинопольской фигурировало в качестве решающего аргумента для принятия христианства князем Владимиром. В русских городах было множество храмов, что неукоснительно отмечали иностранные путешественники. Крупные городские улицы именовались по стоящим на них церквам (из ранних примеров – Никольская, Ильинка и Варварка в Москве). Таким образом, святость как бы истекала из освященных алтарей вовне, образуя костяк городской структуры. Кроме того, и территориальное деление города было теснейшим образом связано с его храмами (семисоборное деление Новгорода, шестисоборное – Пскова, московские «сорока»). Перекрестки улиц назывались крестцами, и каждый крестец словно воспроизводил генеральный план Иерусалима, который «на четыре углы крестным знамением назнаменован».

10 Помимо множества отдельных храмов с их освященными территориями (церковную землю нельзя было распахивать или занимать светскими постройками, даже если храм развалился или сгорел), на Руси было немало «святых обителей» – монастырей. Святость их земли, проистекшая от святости насельников, в XVII столетии, очевидно, осознавалась более отчетливо, чем в предшествующий период. Об этом можно судить по возникновению и распространению икон, где святые показаны на фоне своей обители или держащими ее «на воздусех». Существует и уникальный иконографический извод, где объектом моления служит сам монастырь – Соловецкая обитель [илл. 1]. Обычно считалось, что подобная иконография вызвана развитием повествовательности в живописи XVII в., стремлением конкретизировать житие святого или охранительной ролью последнего по отношению к своей обители. Однако отмеченное появление «архитектурных

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ведут», которые имели название «Обитель преподобных Зосимы и Савватия» или «Обитель Соловецких чудотворцев», говорит о том, что сама обитель приобрела исключительно высокий сакральный статус. Троице-Сергиев монастырь в «Сказании Авраамия Палицына» назван «горой господней», «холмами святого Израиля», его ограда – «ограда Христова»13. 11 Иконы сами по себе также были важнейшим источником святости: их «домом» служили не только отдельные храмы, но и целые города и территории. Судя по рассказу о чуде от Абалацкой иконы Богоматери (1662 г.), в народе считали, что разные иконы (разные Богородицы) имели на Русской земле собственные области с разграниченными полномочиями: <…> упрашивала Одегитрия Казанская Богородица у Знамения Пресвятыя Богородицы во области ея: Поступись де ты, пресвятая Богородица, во своей области на нее, Овдотью [вдову, которая имела видение. – И.Б.-Д.], положить явление. – И она ей, Знамение Пресвятая Богородица, не поступилася в своей области: У тебя де область велика. – И она, Казанская Пресвятая Богородица, положила на млада мужа явление свое.14 12 Икона Казанской Богоматери явилась в Тобольске, Абалацкой Богоматери (Знамение) – в селе Абалак, где и проживала вдова Авдотья Бакшеева. Хотя история с чудесами от этих икон тесно связана с местными обстоятельствами, в ней явно отразились общенародные представления о чудотворной иконе как «genius loci».

13 На некоторых иконах в качестве самостоятельного сюжета изображалось явление чудотворного образа, ангела или Богоматери внутри монастырских стен («Явление Богоматери преп. Сергию Радонежскому», «Явление Богоматери преп. Кириллу Белозерскому») или же явление иконы на избранном ею месте (часто на древе – «Богоматерь Феодоровская», «Богоматерь Югская», «Богоматерь Оковецкая-Ржевская» и др.). Эти зримые иерофании опять-таки свидетельствовали об освящении земли, происходившем в довольно широких масштабах. Показательна возникшая не позднее XV в. повесть о явлении Тихвинской иконы Богоматери15. В ранних редакциях чудотворный образ является фактически четырежды – вначале «в области великаго Новаграда во Обонежской пятине, на реке Ояти, в Вымоченицах», затем «на Кожеле на Куковой горе», «на Тихвине, над рекою на горе» и, наконец, на другом берегу той же реки16. В редакциях XVII в. количество явлений (остановок на пути) умножается до семи, начинаясь с Ладожского озера (Нево), включая Смолково на Ояти и два отдельные явления «на горе Кукове» и «в месте Кожеле»17. Повторение мотива служит, во-первых, его усилению: икона неоднократно и наглядно демонстрирует свою чудесную силу. Во-вторых, очевиден маркирующий характер явлений – и в Вымоченицах, и на Куковой горе, и на Тихвине строятся церкви (или часовни) с богородичными посвящениями. Общий смысл остановок на пути следования чудотворного образа – наполнение земли благодатью через освящение отдельных ее участков. 14 Иконы ставили во всех жилых и нежилых помещениях, кроме бани и отхожего места, «и не только внутри домов, но и за всеми дверями, даже за воротами домов; и это бывает не у одних бояр, но и крестьян в селах, ибо

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любовь и вера их к иконам весьма велики»18. Таким образом, обжитое пространство обязательно было освящено. Пространство между населенными пунктами отмечалось памятными, межевыми, обетными и поклонными крестами; слово «крест» включалось в многочисленные русские топонимы – Кресты, Крестцы, Крестовое, Крестовка, Спасский Крест, Варварин Крест и т.п. Генезис подобных названий мог быть различным, но в любом случае они воспринимались как сакральные, наделенные охранительной функцией. Иконы и кресты служили стационарными точками иерофаний19. 15 Совершенно исключительное значение в контексте идеи Святой Руси приобрел Новый Иерусалим – Воскресенский Новоиерусалимский монастырь – патриарха Никона, строительство которого началось под Москвой в 1656 г.20 Попытка перенести на Русь точную копию Святых мест Палестины, с использованием чертежей итальянца Бернардино Амико, для русской культуры была абсолютно беспрецедентной и послужила поводом для восприятия Московского государства именно как нового Иерусалима, пришедшего на смену «недостойному» старому. Это стало одной из причин контаминации в народном сознании различных сакральных топосов, что подметил Ф.И. Буслаев при анализе «Повести града Иерусалима», или «Повести о Волоте Волотовиче»21. По его словам, смешение географических и исторических сведений… доведено в нашей повести до последней крайности. На Руси город Иерусалим, в нем церковь Софии, премудрости Божией, сооруженная царем Соломоном. В соборной церкви Софии, премудрости Божией, стоит гроб господень. 16 А в духовном стихе о Голубиной книге на вопросы «Который город городам отец?» и «Кая земля всем землям мати?» отвечается: «Иерусалим-город городам отец; Святая Русь-земля всем землям мати»22. Можно предположить, что в народном сознании «Святая Русь» (со столицей Москвой) стала универсальным сакральным топосом, вобравшим все остальные.

17 Представления русского народа о святости своей земли отразились не только в песнях и духовных стихах, но и в различных заговорах. Почти все они начинаются однотипно, что свидетельствует об общепринятости запечатленной в них картины мира: Стану я, раб Божий, благословясь, пойду перекрестясь, из дверей в двери, из ворот в ворота, выйду я в чистое поле.23 18 В поле, произносящий заговор обнаруживал Христа, Богоматерь и святых: Есть сидит в чистом поле сама Пресвятая Богородица Мати Божа; стоит престол Господень; в стречу мне, рабу Божьему, святой Мамонтий, святой Созонтей, Лука Залушник, Стефан Попутник, Труфан и Руфан святые и милостивые.24 19 Важно, что для этой встречи достаточно было всего лишь перекреститься и выйти за ворота, т.е. предполагалось, что Русская земля есть постоянное место обитания небесных сил. Святые даже занимались ее обработкой, насаждая лечебные травы: «Святой отец Абрам все поле орал, Симеон Зилот садил, Илья поливал, Господь помогал»25. Более того, там же, в чистом поле за порогом, расположены Гроб Господень, могила бедняка Лазаря, «Сионская улица», гора Сион или не названная по имени «святая гора», причем на

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Сионской горе можно даже переночевать – достаточно лечь в церковной ограде и сказать: ложусь я, раб Божий, спать на Сионских горах, во святой церкви: кладу трех ангелов в головах: одного подслушивать, другого подглядывать, третьяго подсказывать.26 20 Представления о близости святых характерны не только для неортодоксального христианства: бывший дьякон Благовещенского собора, один из законоучителей раскола Федор Иванов также был уверен, что «и по земли Бог сам ходит существом, но нам тленным человеком невидимо и непостижимо»27.

21 Отчасти убежденность народа в реальном близком присутствии сакральных персонажей основывалась на литературных рассказах об их явлении. В XVII в. такие рассказы не только умножились количественно, но и приобрели новые качественные особенности. Важнейшей из них в интересующем нас плане была обыденность обстановки явления или видения, его тесная связь с конкретными реалиями. Замечательный пример содержится в «Сказании Авраамия Палицына». Во время осады поляками Троице-Сергиева монастыря преподобный Сергий явился пономарю Иринарху и известил его, что послал в Москву, к московским чудотворцам, своих учеников – Михея, Варфоломея и Наума. Некий немощный старец, лежавший в монастырской больнице, усомнился в истинности этого видения. Внезапно он услышал шаги («топот ног идущу») и, обернувшись, узнал Сергия («позна чюдотворца по образу, написанному на иконе»). Преподобный заверил старца, что действительно отправил учеников за помощью, но монах, «прост сый», поинтересовался, на каких лошадях они поехали (к тому времени в обители почти не осталось лошадей). Тогда Сергий объяснил, что ученики взяли трех слепых меринов, которых конюший Афанасий Ощерин из-за нехватки корма выгнал из монастыря. Свидетельство святого подтвердилось как исчезновением меринов, так и словами поляков, видевших троих монахов на лошадях – «под двема лошади кари, а под третьимъ стреката [пегая. – И.Б.-Д.] <…> добре худы, но яко крылаты»28. В приведенном рассказе поражает теснейшее переплетение «небесного» и «земного»: бесплотный святой топает ногами; его столь же бесплотные ученики, чтобы добраться до Москвы, нуждаются в лошадях; все осажденные уверовали в истинность видения только после того, как не нашли слепых меринов и не узнали ничего об их судьбе. 22 Столь же бесхитростен рассказ крестьянки Авдотьи Бакшеевой о чуде от Абалацкой иконы Богородицы (1662 г.). В соответствии с архетипом подобных повествований Авдотья, услышав глас от иконы Богоматери, не объявила об этом духовнику и «православным христианом», за что была наказана болезнью. Богородица обратилась к Авдотье вторично, пользуясь совершенно обыденной лексикой: «А для чего ж ты, Овдотья, не скажешь всему православному християнству? Не поруди де ты, Овдотья, моих словес! Или де ты, Овдотья, меня стыдишеся?»29 23 Понятно, что Русь, в отличие от окружавших ее иных государств и «дикого поля», выглядела исключительной областью тео- и иерофаний. Однако в народном сознании они были не столько причиной святости земли, сколько

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ее следствием. Святость Руси, судя по литературным и фольклорным источникам, образовалась в результате долгой православно-христианской практики – не просто наличия церквей, но возношения в них молитв и осуществления христианских ритуалов. Аналогию можно найти в библейской книге Иисуса Навина, где иудейские воины, совершив обрезание (то есть восстановив Завет с Богом), сотворили пасху на поле под Иерихоном. После этого Иисусу явился архангел и повелел снять обувь, сказав: «место бо, на немже ты стоиши, свято есть» (Нав. 5: 15). Очевидно, что святость места в данном случае (в отличие от явления Бога Моисею на Синае) объяснялась не иерофанией, а совершившимся на ней предварительно религиозным ритуалом («и ядоша от пшеницы земли оноя опресноки», там же, 5: 11). Именно этим Русская земля в глазах ее обитателей отличалась от иных земель: Как у нас в Москве да хорошо добре… Лучше вашего да татарского: Как по всей Москве все церкви стоят, Все церкви стоят в колокол звонят, В колокол звонят, люди сходятся, Люди сходятся да богу молятся.30 24 Итак, в XVII столетии представление о святости Русской земли существовало не только в виде официальной идеологемы, но и в непосредственном ощущении народа. В XVIII в. положение существенно изменилось: секуляризация культуры, начатая Петром I и продолженная его преемниками, сделала понятие Святой Руси неактуальной в качестве государственной идеи. Казалось бы, и народное восприятие собственной земли как святой должно было исчезнуть или по крайней мере уменьшиться. Однако разрыв между верхним и нижним слоем культуры, обусловленный петровскими реформами, наоборот, способствовал консервации уже имевшихся в народе представлений, и определенную роль в этом сыграли произведения иконописи XVII-начала XX в.

25 Условные «света» (фоны) и поземы древнерусских икон не связаны с земным миром, они принципиально неизобразительны. Горки и палаты представляют собой род топографических знаков, одинаковых для обозначения Палестины, Константинополя, «града Ласии» из жития св. Георгия и Киева или Москвы. Все города и местности, пропущенные сквозь призму средневекового художественного восприятия, нивелируются и трансформируются в некий специфически-иконный архетип. При этом условные изображения архитектуры и пейзажа не могут объясняться основной для иконы функцией «возведения ума к первообразному»: в данном случае «первообразы» не только имеют земное происхождение, но и никогда не переходили в иное, «обоженное» состояние. Редукция пейзажных и архитектурных форм была следствием их маргинального положения в контексте изображенного сюжета. Ни иконописца, ни молящегося не интересовал реальный облик, например, горы Фавор, поскольку она имела значение только как подножие преобразившегося Христа. Любопытно, что казанец Василий Гогара, путешествовавший по Святым местам в 1634 г., по поводу Фавора не обошелся протокольной констатацией, как в подавляющем большинстве своих

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описаний, но посвятил ей восторженный отзыв: «А Фаорская гора велми кругла и прекрасна, а древеса на ней велми прекрасны же, что нигде таких древ не мог наехати»31. Очевидно, путешественник представлял себе Фавор по образу иконных горок, и полное несоответствие реального ландшафта ожиданиям русского человека XVII столетия побудило автора высказать свою оценку. 26 В XVII в., и особенно во второй половине этого столетия, в некоторых сюжетах появились несколько идеализированные, но вполне узнаваемые изображения русских монастырей и городов – в том числе Москвы. Приоритет здесь, очевидно, принадлежит Симону Ушакову, иконографически точно изобразившему Московский Кремль на иконе «Похвала образу Богоматери Владимирской» («Насаждение древа государства Российского», около 1668, Государственная Третьяковская галерея) [илл. 2 – фрагмент]. В результате создалась любопытная ситуация: фрагменты узнаваемого русского ландшафта включались в сакральное пространство иконы и становились неотъемлемой частью моленного образа. Надо думать, это не могло не способствовать сакрализации Русской земли в обыденном сознании. 27 Уподобление Руси Святой земле (точнее, Святой земли – Руси) становилось все более наглядным по мере развития новых черт в иконописи, приблизивших иконные пейзажи к реальным. Царский иконописец Федор Зубов изобразил Илью Пророка в пейзаже, гораздо более напоминающем среднерусский, чем палестинский (1672; Ярославский историко- архитектурный и художественный музей-заповедник) [илл. 3]; в палехском «Рождестве Христовом» (1785; Гос. Эрмитаж) иерусалимский храм завершается кокошниками и луковичными главами, подобно русским церквам XVII-XVIII вв. На иконе Ивана Егорова Грекова «Свв. князь Александр Невский и великомученик Феодор Стратилат» (третья четверть XVIII в.; Государственная Третьяковская галерея) панорама Александро-Невской лавры в Санкт-Петербурге настолько плотно закомпонована со сферой небесных явлений, что ее сакральный статус выглядит самоочевидным. 28 Однако историзм мышления, возникший уже в первой трети XIX в. и стимулировавший развитие исторической живописи, заставил отказаться от таких уподоблений. Священник Василий Владимирский, написавший в 1860-е годы несколько статей о современной ему иконописи, критиковал смешение в пейзаже русских и палестинских элементов. Он писал: Живописцы… будучи мало знакомы с географией, ошибаются довольно нередко и делают промахи довольно крупные… В одной церкви на изображении бегства во Египет весь горизонт унизан остроконечными вершинами елей <…> Наоборот, на иконе святителя Митрофана [Воронежского. – И.Б.-Д.] у живописцев можно видеть изображение пальмы!32

29 Невозможно представить, чтобы русский иконописец считал, будто в Воронеже растут пальмы. Экзотическая для русской природы растительность в данном случае являлась остатком синкретичного восприятия России и Палестины в едином контексте Святой земли.

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30 Под влиянием такой рационалистической критики в иконописи официальной церкви идея Святой Руси постепенно сошла на нет. Однако с иконописью и менталитетом старообрядцев дело обстояло по-иному. После церковного раскола середины XVII в. Русская земля, с точки зрения старообрядцев, оказалась осквернена «никонианством»: святые места на ней хотя и остались, но находились вне досягаемости. Это легендарный град Китеж, ушедший под воду при нападении татар (легенда была переосмыслена старообрядцами как образ сохранения старой веры), и Беловодье – мифическая местность у китайской границы, где будто бы жили «по старому закону» 500 000 человек. Главной же локализацией Святой Руси мыслилось историческое прошлое – суверенное пространство «древлего православия». Прошлое должно было постоянно воспроизводиться в иконах, которые сохраняли не только старые сюжеты, но и старые художественные формы и даже живописные приемы. Вся русская традиционная иконопись Нового времени являлась старообрядческой, и именно она сохранила отнесенную в прошлое и в то же время перманентно живую идею Святой Руси. 31 Тема обилия русских святых воплотилась в старообрядческих иконах под названием «Собор Российских святых». Идея соборного празднования памяти русских святых появилась еще в середине XVI в., после прославления сонма чудотворцев на Московских Соборах 1547 и 1549 гг. Первую службу в честь «новых российских чудотворцев» составил Григорий, инок суздальского Спасо-Евфимиева монастыря, но она была отвергнута при патриархе Никоне, так как существовала только в рукописях и не вошла в печатные издания XVI-первой половины XVII в. Тем не менее старообрядцы не только не отказались от празднования совокупной памяти всех русских святых, но и создали соответствующую иконографию, известную с конца XVIII-начала XIX в. [илл. 4]. Композиция иконы «Святии все Российстии чюдотворцы» поражает и художественным воплощением, и теологическим замыслом. К Пресвятой Троице и Софии Премудрости Божией в преддверии Страшного Суда (на что указывает Престол Уготованный) обращаются с мольбой за русский народ неисчислимые сонмы святых. В действительности на иконе представлено около 180 фигур, но расположение их в 11 рядов друг над другом, плотной массой от нижнего до верхнего поля, создает ощущение нерушимой стены. Пейзаж в нижней части, с характерными холмиками- грядками, типичен для старообрядческой иконописи Поморья и при всей своей условности ассоциируется с небогатой северной природой. 32 Еще более репрезентативное и развернутое воплощение идея Святой Руси получила в знаменитой «минейной серии» – иконах с изображением святых на каждый день года, исполненных знаменитыми иконописцами из села Мстёра Иосифом Семеновичем Чириковым и Михаилом Ивановичем Дикарёвым. Их творчество, старообрядческое и по конфессиональной принадлежности, и по художественной форме, тем не менее привлекло внимание Императорского двора – возможно, в связи с предстоящим в 1888 г. празднованием 900-летия христианства на Руси. Для Введенской церкви Мраморного дворца в Петербурге требовалось написать 366 икон с единоличными изображениями.

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33 В настоящее время известно 230 икон серии, исполнявшихся на протяжении примерно полутора десятилетий – с 1884 по 1901 г.33 Все они построены однотипно: фигура святого, показанная в фас (прямолично), высится над пейзажным поземом с горками, травами и «палатами» [илл. 5]. Этот прием был заимствован из элитарной, так называемой «строгановской» иконописи конца XVI-первой половины XVII в., на которую ориентировалась стилистика как минейной серии, так и вообще значительной части старообрядческого искусства конца XVIII-начала XX в. На первый взгляд иконы серии могут показаться стилизацией, если не имитацией «строгановских» образцов. Пропорции фигур и в том, и в другом случае несколько удлинены, взор святого обращен на предстоящего перед иконой, десница обычно приподнята в благословляющем жесте, одежды расписаны орнаментами или покрыты золотыми пробелами. В верхней части находится изображение Господа Вседержителя или Спаса Еммануила. Традиционный «строгановский» эстетизм здесь сохраняется в полной мере. 34 Однако, как ни странно, среди «строгановских» произведений практически нет икон описанного типа. Святые там обычно предстают в трехчетвертном повороте, обращаясь в молении к Спасителю, Св. Троице или Богоматери с Младенцем, изображения которых помещены в углу средника. Пейзаж присутствует в исключительных случаях, преимущественно на больших храмовых иконах, и служит для размещения сцен жития. Ландшафты с низкой линией горизонта характерны для икон второй половины XVII- XVIII вв., где представлены преподобные с основанными ими обителями. Таким образом, формально мстёрские иконы минейного типа эклектичны: позы святых заимствованы из древней иконописи, облик – из «строгановских писем», принцип построения пейзажного позема, как и тональная растяжка голубых фонов – из произведений второй половины XVII-XVIII вв. Тем не менее при ближайшем рассмотрении иконы Чирикова и Дикарёва обнаруживают вполне определенную концепцию, отлившуюся в адекватную художественно- символическую форму. 35 Вернувшись к древней фронтальной позе святого, мстёрские иконописцы устранили или значительно ослабили чрезвычайно важную для «строгановских» мастеров тему посредничества, заступничества святого за молящегося перед Спасителем (Св. Троицей, Богоматерью). Если святые на иконах конца XVI-XVII вв. обращались к вышним силам, то в минейной серии они предстоят молящемуся как главный объект молитвенного обращения. Несмотря на небольшой размер икон минейной серии (около 31 х 28 см), фигуры выглядят исключительно монументальными. По вертикали они занимают всю высоту средника – нимбы обычно касаются верхнего поля, а ноги почти достают до нижнего, что придает святым гипертрофированный масштаб. Низкая линия горизонта, мелкие пейзажные формы и уходящая вдаль земля также свидетельствуют о гигантских размерах «заступников», которые высятся над простором, как несокрушимые башни; лазурный цвет фонов создает впечатление, что головами они упираются в небесный свод. Фронтальная поза благословляющего святого архетипически несет идею покровительства и защиты, подобно иконографическим изводам Богоматери

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Оранты и Знамения. Молящийся также смотрит на пейзаж сверху, с высоты птичьего полета: далеко внизу вздымаются горы, расстилаются реки и озера, стоят храмы и палаты. Это может расцениваться как вовлечение человека в сферу сакрального – именно так должен видеть мир Спаситель, написанный на верхнем поле. Чтобы достичь такого впечатления, мстёрские иконописцы используют элементы прямой перспективы, поставив их на службу своим задачам.

36 Пейзажи «минейной серии» в принципе узнаваемы: за спиной св. Зосимы Соловецкого, например, раскинулся Соловецкий монастырь. На иконе «Св. Петр митрополит» тщательно вырисован Московский Кремль в том виде, который он приобрел через 450 лет после кончины святого, с высокой колокольней Ивана Великого и шатровыми башнями из красного кирпича. Иконописцы совершенно не стремятся показать древний исторический вид ансамблей – св. Моисей Угрин, окончивший свои дни в Киево-Печерском монастыре в XI в., предстает на фоне лаврской колокольни, построенной в XVIII столетии. Получается, что икона показывает святого не в какой-то момент его исторического жития, а в момент его явления молящемуся; фактически это образ явления того или иного чудотворца на Русской земле. Все происходит здесь и сейчас, что, с одной стороны, роднит икону с принципами светского пейзажа, а с другой – манифестирует присутствие сакрально-потустороннего в обыденной жизни, то есть подспудно реализует идею Святой Руси. 37 «Минейная серия», как было сказано выше, появилась по заказу императорской фамилии, и ее принципиальные особенности несомненно были согласованы с заказчиками – а возможно, и продиктованы ими. Однако иконы Чирикова и Дикарева оказали настолько сильное влияние на иконопись конца XIX-начала XX в., что они явно выразили не чьи-то индивидуальные предпочтения, а некие чрезвычайно актуальные тенденции. В это время философы и литераторы продолжали обсуждать понятие «Святая Русь». В.С. Соловьев считал его национальным идеалом; В.И. Иванов относил Святую Русь в область умопостигаемых метафизических понятий; некоторые славянофилы видели ее в прошлом. Ни один мыслитель тем не менее не считал Святую Русь перманентно существующей, как бы разлитой в реальной действительности. 38 Однако, как справедливо заметил современный исследователь В.В. Лепахин, в понятии «Святая Русь» есть принципиальное и коренное отличие от ветхозаветного понятия «избранный народ». На Руси избран и свят не народ, а земля, страна.34 39 Действительно, в мироощущении русского народа, наиболее полно сохраненном старообрядцами, Русская земля была и оставалась святой: ее святость – неотъемлемое качество «матери-земли» и страны в целом. Это чувство, наглядно выраженное в иконах XVII-XIX столетия, в той или иной степени обнаруживается у представителей разных слоев русского общества конца XIX-начала XX в. Не случайно художник и философ Николай Рерих обратился к теме Голубиной книги: одна из его картин, созданная в 1911 г., так и названа «Книга Голубиная (Помин о четырех королях)» (Смоленский

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государственный объединенный исторический и архитектурно- художественный музей-заповедник). Гигантская раскрытая книга изображена в центре полотна, на площади, посреди многоглавых русских храмов. А знаменитая картина Исаака Левитана «Над вечным покоем» (1894; Государственная Третьяковская галерея), с бескрайним, чисто русским простором, который словно освящает собою маленькая церковь на мысу, подтверждает, что Святая Русь действительно стала общезначимой парадигмой русского национального и религиозного ренессанса, получившего название «серебряного века».

ANNEXES

СПИСОК ИЛЛЮСТРАЦИЙ

1. Обитель Соловецких чудотворцев. Икона. Дерево, левкас, темпера. Вторая половина XVII в. Рыбинский государственный историко- архитектурный и художественный музей-заповедник.

2. Похвала образу Богоматери Владимирской. Икона. Дерево, левкас, темпера. Около 1668 г. Иконописец Симон Ушаков. Государственная Третьяковская галерея.

3. Св. Илия Пророк. Икона. Дерево, левкас, темпера. 1672. Иконописец Федор Зубов. Ярославский художественный музей.

4. Образ всех Российских чудотворцев. Икона. Дерево, левкас, темпера. Первая треть XIX в. Частное собрание, Москва.

5. Св. князь Андрей Боголюбский. Икона. Дерево, левкас, темпера. Начало XX в. Иконописец О.С. Чириков. Государственный Эрмитаж.

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Fig. 1. Monastère des thaumaturges des Iles Solovki. Seconde moitié du XVIIe siècle. Musée d’histoire de l’architecture et de l’art de Rybinsk

Fig. 2. Simon Ušakov. Louange à l’icône de Notre-Dame de Vladimir, détail. Vers 1668. Galerie Tretiakov

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Fig. 3. Fedor Zubov. Le prophète Élie. 1672. Musée d’art de Jaroslavl’.

Fig. 4. Les saints thaumaturges de Russie. Première moitié du XIXe siècle. Collection particulière, Moscou

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Fig. 5. O.S. Čirikov. Le saint prince André de Bogoljubovo. Début du XXe siècle

NOTES

1. Alexander V. Soloviev, Holy Russia: The History of a Religious Social Idea, Gravenhague: Mouton (Musagetes: Contributions to the History of the Slavic Literature and Culture. XII), 1959, с. 27. 2. Андрей М. Курбский, «История о великом князе Московском», Сочинения князя Курбского, Т. I: Сочинения оригинальные, Русская историческая библиотека, Т. 31, СПб., 1914, с. 305, 307, 216. 3. Андрей Курбский, «История о великом князе Московском», подгот. текста и ком. А.А. Цехановича, пер. А.А. Алексеева, Памятники литературы Древней Руси [ далее – ПЛДР]: Вторая половина XVI века. М., 1986. с. 318. 4. См.: Н.В. Синицына, Третий Рим: истоки и эволюция русской средневековой концепции, М., 1998, с. 278. 5. Там же, с. 361; выделено нами. – И.Б.-Д. 6. Иов, патриарх, «Повесть о житии царя Федора Ивановича», подгот. текста В.П. Бударагина, пер. и ком. А.М. Панченко, ПЛДР: Конец XVI-начало XVII в. М., 1987, с. 84, 112. 7. «Песни, записанные для Ричарда Джемса в 1619-1620 г.», подгот. текста и ком. Г.М. Прохорова, ПЛДР: Конец XVI-начало XVII в. М., 1987, с. 538. 8. Повесть об Азовском осадном сидении донских казаков, подгот. текста Н.В. Понырко, ком. О.В. Творогова // ПЛДР: XVII век. Кн. 1. М., 1988, с. 141, 151.

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9. Н.М. Каптерев, «Сношения Иерусалимских патриархов с русским правительством с половины XVI до конца XVIII столетия», Православный Палестинский сборник, Т. XV, вып. 1, СПб., 1892. с. 284. 10. «Материалы для истории раскола за первое время его существования, издаваемые Братством св. Петра митрополита», под ред. Н. Субботина, Т. 4: Историко и догматико-полемические сочинения первых расколоучителей, М., 1878, с. 160-161. 11. Стихи духовные, сост., вступит. ст., подгот. текстов и ком. Ф.М. Селиванова, М., 1991, с. 32-33. 12. Там же, с. 33-34. 13. «Сказание Авраамия Палицына об осаде Троице-Сергиева монастыря», подгот. текста Е.И. Ванеевой, пер. и ком. Г.М. Прохорова, ПЛДР: Конец XVI- начало XVII в. М., 1987, с. 220. 14. Цит. по: Е.К. Ромодановская, А.Т. Шашков, «Сибирские видения 1662 г. в контексте антиниконовской борьбы» in Е.К. Ромодановская, Сибирь и литература: XVII век, Новосибирск: Наука (сер. «Избранные труды»), 2002, с. 327. 15. См.: И.Л. Бусева-Давыдова, «Сказание о явлении чудотворной иконы Богоматери Тихвинской: к семантике архетипа», Чудотворная икона Тихвинской Богоматери: иконография – история – почитание, Науч. конф.: Санкт- Петербург – Тихвин, 24-27 октября 2001 года: Тезисы докладов. СПб., 2001, с. 4-7. 16. А.Л-ъ. «Сказания и повести о святых чудотворных иконах», Русский архив, Год девятнадцатый, 1881, Т. II (1), с. 15. 17. Ф.И. Буслаев, «Новгород и Москва», in Ф.И. Буслаев, Исторические очерки русской народной словесности и искусства, Т. II: Древнерусская народная литература и искусство, СПб., 1861, с. 276-280. 18. Путешествие антиохийского патриарха Макария в Россию в половине XVII века, описанное его сыном, архидиаконом Павлом Алеппским, вып. 3, М., 1898, с. 55. 19. О.Ю. Тарасов, Икона и благочестие: Очерки иконного дела в императорской России, М., 1995, с. 25. 20. Подробнее см: И.Л. Бусева-Давыдова, Россия в эпоху перемен: культура и искусство XVII столетия, М., 2006, с. 183-190. 21. Ф.И. Буслаев, Повесть града Иерусалима, М., 1860, с. 6. 22. Голубиная книга: Русские народные духовные стихи XI-XIX веков, М., 1991, c. 37. 23. Американская славистка И. Левин считает, что подобный зачин «может быть рассмотрен не только как вербальная формула, но и как описание реальных действий» (И. Левин, «Просительные молитвы как источник для изучения народной религиозной культуры Московской Руси», in И. Левин, Двоеверие и народная религия в истории России, М., 2004, c. 95). 24. Великорусские заклинания: Сборник Л.Н. Майкова, послесловие, прим. и подгот. текста А.К. Байбурина, СПб., 1994, с. 12, 30, 130. 25. Там же, с. 101. 26. Там же.

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27. «Материалы для истории раскола…», Т. 6: Сочинения первых расколоучителей , Ч. III: Сочинения бывшего Благовещенского собора диакона Федора Иванова, М., 1881, с. 113. 28. «Сказание Авраамия Палицына…», с. 262, 264. 29. Цит. по: Ромодановская, Шашков, Сибирь и литература, с. 326. 30. Исторические песни XIII-XVI веков, изд. подгот. Б.Н. Путилов, Б.М. Добровольский, М., 1960, с. 72. 31. «Хожение Василия Гагары в Иерусалим и Египет», Записки древнерусских путешественников XVI-XVII вв., М., 1988, с. 70. 32. Священник В. Владимирский, «Ландшафт в церковной живописи», О церковной живописи, Ч. 1 и 2 (Сб. ст.). СПб., 1998, с. 254, 255. 33. М.В. Басова, «Минейные и праздничные иконы М.И. Дикарева и И.С. Чирикова из домовой церкви Мраморного дворца в Санкт-Петербурге: создание, бытование, судьба», Труды Государственного музея истории религии, вып. I, СПб., 2001, с. 47-87. 34. В.В. Лепахин, «“Святая Русь”: к вопросу о содержании понятия», Православный летописец Санкт-Петербурга, № 9, 2002, с. 67.

RÉSUMÉS

La notion de « Sainte Russie » s’est pour l’essentiel formée à la fin du XVIe siècle et était présente dans la culture populaire du XVIIe siècle. La canonisation d’un grand nombre de saints russes, la profusion d’édifices religieux, les phénomènes d’icônes miraculeuses, la fondation, par le patriarche Nikon, du monastère de la Résurrection, dit de la Nouvelle Jérusalem, sont autant de raisons qui ont contribué à faire de la terre russe une terre sainte. Aux XVIIIe-XIXe siècles, cette conception s’est maintenue chez les vieux-croyants et s’est reflétée dans leur iconographie (voir, par exemple, l’apparition de l’iconographie de « l’Assemblée des saints russes »). Dans la « série des ménologes », icônes figurant les saints pour chacun des jours de l’année et réalisées dans le dernier quart du XIXe siècle par les peintres d’icônes renommés I.S. Čirikov et M.I. Dikarëv du village de Mstëra, les représentations des saints s’élèvent sur un fond de paysages garnis de monts, d’herbes et de « palais ». La combinaison de l’idéal (monts peints selon les canons de l’iconographie) et du réel (vues reconnaissables de villes ou de monastères) mène à la sacralisation du représenté, la sainteté se perçoit comme une qualité inaliénable du pays russe. On peut découvrir ce sentiment, à des degrés divers, chez les représentants des différentes couches de la société de la fin du XIXe et du début du XXe siècle alors que la Sainte Russie est véritablement devenue le paradigme universel de la renaissance religieuse et nationale russe.

The concept of Holy Russia: Its inception and reflection in Russian iconography The concept of “Holy Russia” appeared towards the end of the sixteenth century and gained currency in seventeenth-century popular culture. The canonization of a large number of Russian saints, the abundance of religious buildings, the appearance of wonder-working icons, and the foundation by Nikon of the Resurrection (the New Jerusalem) Monastery contributed to the

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sanctification of the Russian land. The concept was preserved by Old Believers in the eighteenth and nineteenth centuries and transpired in their iconography (in icons depicting gatherings of saints, for instance). In the menological series, i.e., icons depicting a saint for each day of the year, created during the last quarter of the nineteenth century by the famous Mstëra icon- painters I.S. Chirikov and M.I. Dikarëv, the saints are depicted standing on a rock ledge above a stylized representation of the ground (pozëm) with hillocks, grass, and “palaces.” The combination of the ideal (canonical, stylized hills) and the real (recognizable panoramas of towns and monasteries) led to the sacralization of the depicted object in such a way that holiness was perceived as an inalienable quality of the Russian land. This feeling prevailed to various degrees among representatives of the different layers of society at the turn of the twentieth century, when Holy Russia definitely became the universally recognized paradigm of the Russian national and religious renaissance.

AUTEUR

ИРИНА БУСЕВА-ДАВЫДОВА Institut d’histoire de l’art de Moscou

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Два этапа дисциплинарной революции в России XVII и XVIII столетия

Deux étapes de la révolution disciplinaire en Russie, XVIIe-XVIIIe siècles The two stages of disciplinary revolution in Russia: the seventeenth and eighteenth centuries

Виктор Живов

Au moment où nous mettions son article sous presse, nous avons eu la tristesse d’apprendre la mort de Viktor Živov, décédé le 17 avril 2013, à Berkeley, à l’âge de 68 ans. Né à Moscou en 1945, Viktor Živov a fait ses études au département de philologie à l’université Lomonossov de Moscou où il a soutenu, en 1992, une thèse de doctorat en liguistique structurale et où il a été professeur jusqu’en 2001. Il a également travaillé à l’Institut de la langue russe à Moscou et a été, depuis 1995, professeur à l’université de Californie à Berkeley. Chercheur inventif en même temps que rigoureux, auteur de dix livres et de nombreux articles dans les domaines de la linguistique et de l’histoire de la langue russe, Victor Živov transformait l’histoire de la langue en une partie intégrante non seulement de l’histoire littéraire et culturelle, mais aussi de l’histoire socio-politique et religieuse de la Russie ancienne. Enseignant enthousiaste et collègue généreux, Victor Živov est regretté par tous ceux qui ont eu la chance de le connaître.(NdlR)

Религиозное дисциплинирование как модернизационный процесс

1 Концепция дисциплинарной революции как одного из основных исторических процессов раннего Нового времени, лежащих в основе формирования универсального по своим функциям (абсолютистского) государства и модерного общества, в наиболее четком виде была изложена в

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книге Филиппа Горского1. Горски полагает, что в этих процессах важнейшую роль играла конфессиональная политика, которая в период Реформации и Контрреформации оказывала доминирующее влияние на социально- политические процессы. Он основывается на парадигме конфессионализации, в рамках которой религиозные цели церковных институций находили понимание и поддержку у светских властей, заинтересованных в этом сотрудничестве как в важнейшем средстве контроля над населением. Государство, реорганизованное на приницпах конфессионализации, обретало благодаря церковным институтам административные возможности дисциплинирования населения2; эти возможности использовались прежде всего в призрении бедных, реформировании образования и более жесткой регламентации сексуальных и брачных отношений.

2 Горски соединяет в своем подходе концептуальные инновации Макса Вебера, Норберта Элиаса и Мишеля Фуко. Он пишет о связи религии с дисциплиной, дисциплины с государством и инициатив снизу и сверху как источников социальных процессов. Как формулирует Горски, state capacity is a function, not only of administrative rationalization, but of the strength of the social infrastructure and the rationality of sociopolitical ethics. The more extensive the infrastructure and the more rational the ethic, the stronger the state will be3.

3 Горски в своей типологии не упоминает Россию, кроме одного сравнения Петра Великого с Фридрихом Великим и указания на то, что при всей централизации петровская бюрократия была коррумпирована и неэффективна, тогда как бюрократия Фридриха отличалась моральным достоинством и эффективностью4. Не говорит он и о православии, рассуждая лишь о католицизме, лютеранстве и кальвинизме. Тем не менее и в России были попытки осуществить дисциплинарную революцию, которая, как и в других европейских странах, оказывалась важной частью государственного строительства.

Первый этап

4 Попытки реформирования религиозной жизни русского населения начинаются после Смутного времени: катастрофа начала XVII в. диктовала в восприятии современников необходимость «исправы», «восстановления» благочестия5. Средневековая русская сотериологическая концепция предполагала, что спасение должно было приходить само собой, вне определенной связи с человеческими усилиями, с нравственным поведением или дисциплиной христианской общины. Спасение состояло в постепенном преображении этого мира в Царство Небесное и осуществлялось не через нравственное совершенствование, но как распространение литургического космоса во внешний для него мир. В литургии Небеса нисходят на землю и преображают ее. Распространение этого обоженного состояния мира, т. е. его спасение не требует человеческих усилий, но осуществляется самодеятельно, так что община верующих должна лишь поддерживать

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богослужебное действие в его преемственности и чистоте. Все прочее, как, в частности, аскетические подвиги, богословское познание, институализованное покаяние или дела милосердия, было факультативным, необходимым в основном лишь для тех, кто превратил спасение в свое каждодневное дело, т. е. для монахов и монахинь.

5 В Смутное время на Россию вместо этого самодеятельного спасения обрушились немыслимые несчастия. Отсюда следовало, что русские плохо молились, плохо оберегали православное благочестие, плохо служили Богу и получили воздаяние за свою неправедность. Это создавало условия для религиозной и нравственной реформы, для формирования нового религиозного движения, целью которого было бы исправление благочестия и нравственное преобразование общества. Насколько распространено было такое восприятие истории, судить сложно, но у определенной группы населения оно несомненно присутствовало, и именно такие, часто небольшие группы оказываются начинателями реформационных процессов. Интересующее нас восприятие очевидным образом присутствовало у девяти нижегородских священников, написавших в 1636 г. челобитную патриарху Иоасафу. Священнослужители просят патриарха издать указ, исправляющий недостатки русской церковной жизни. Сама челобитная наполнена весьма красноречивым описанием этих недостатков, и исправление их представлено как необходимое условие для отвращения тех бедствий, которые уже обрушились на Русь и неминуемо обрушатся опять «грех ради наших»: Во истину гoсударь образ Бoжïи и сновство обругахом и пременихомся ко дщерем сатанинским – ко злым его прелестемъ, и не ощущаемъ Ноева челoвека, сïирeч званïя Христова, творим злая, прïидут ли на ны блaгая? Чего не пострадахом? не пленена ли земля наша? не взяти ли гради наши? не падоша ли без оружïя? не помроша ли скоти и не оскудeша ли нивы? Сïя гoсударь вся нынe содeяся пред очима нашима в наше наказанïе, и никако ж воспомянухомся.6 6 Сходные сетования и опасения можно найти и в челобитной выборного курских детей боярских Г.В. Малышева немногим более позднего времени7, что как раз и указывает на связь реформационного движения с памятью о разорении Смутного времени.

7 Именно в этих условиях обнаруживаются первые начатки дисциплинарной революции. Они в основном связаны с деятельностью церковных активистов, прежде всего так называемых ревнителей благочестия8. Одним из наиболее видных членов этого кружка был Иоанн Неронов, участвовавший в написании нижегородской челобитной 1636 г. и бывший, возможно, ее вдохновителем. Как и в западноевропейских реформационных движениях, цели преобразований соответствовали сотериологическим концепциям реформируемого общества. Особенности русской реформации состояли не в характере этого соответствия, а в характере сотериологических концепций. Первое, что волнует реформаторов, – это «правильные» обряды, в частности, правильное течение литургической жизни: неблагочестие именно в этой сфере отвращает спасение и ведет к погибели.

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8 Первое, на что жалуются нижегородские священники, это многогласие в церковной службе, т.е. одновременное чтение и пение различных частей службы разными священнодействующими церковнослужителями и хором. Эта тема находит продолжение во всем последующем реформационном движении9. Начав с многогласия, нижегородские попы перечисляют далее и другие недостатки в богослужебной практике, которые и представляют для них наиболее опасные преступления против христианского благочестия: Въ церквах гoсударь зeло поскору пeнïе, не по правилом святых отецъ ни наказанïю вас гoсударей, говорятъ голосов в пять и в шесть и боле, со всяким небрежением, поскору. Ексапсалмы гoсударь такоже говорят с небрежениемъ не во един ж голос и в ту ж пору и псалтыр и каноны говорят, и в ту ж пору и поклоны творят невозбранно. А сщенницы гoсударь о том мир не наказываютъ, чтоб стояли въ церькви со страхом и благочинно, по правилом святых апост[о]лъ и святых отецъ и вас гoсударей <…> а се гoсударь литоргïи Бoжïи служат без часов. толко отпустом начинают.10 9 Основной жалобой оказывается, таким образом, указание на неисправности в богослужении, прежде всего его сокращения, «лeности ради», нарушающие установленный святыми отцами порядок. При этом ленивые священники и их прихожане не хотят исправляться и, отделываясь от упреков реформаторов, их настояния выдают за нововведения и требуют указа из Москвы. Многогласием и опущением часов не ограничиваются претензии реформаторов. Они возражают и против перенесения вечерни и утрени, приспосабливающего богослужение к удобному для прихожан времени, но приводящего к тому, что «поют пооутру: пришедшу солнцу на запад, а сoлнце еще въсходит»11. Отсюда, на взгляд нижегородских попов, происходит «людем смута и о вeре поврежденïе»12. Далее идут сетования на скверное поведение прихожан во время богослужения, на то, что они не слушают «со вниманïем» службу, но шумят и ходят по церкви, а «иногда дерутся в цeрквах и бранятся»13.

10 Затем трактуется тема «народного язычества». Праздники церковные должны быть отмечены особым благоговением христиан. В насъ ж гoсударь сïя пренебрегома и, яко что неистинно дeло, презираемо, и вся противно творим и ругателно праздником Господьскимъ: вмeсто радости духовныя, и воздeланïе творят радости бесовской, многими гoсударь еллинскими и бесовскими играми дни сïя проподаютъ. От Рожества Христова и до Богоявленïя дeлают гoсударь по домох игрища и <…> на лица своя полагаютъ личины косматыя и зверовидныя и одежду таковую ж, а созади себе оутверждаютъ хвосты, яко видимыя бeси, и срамная оудеся в лицех носяще и всякое бесовско козлогласующе и об(ъ)являюще срамныя оуды <…> А в навечери гoсударь Рождества Христова и Богоявленïя такожде ходятъ по оулицам толпами и поют бесовскïя песни и кличют коледы, творят затeи бесовскïя14. 11 Развивая эту линию, негодующие священнослужители говорят о скоморохах, скоморошеских играх, медведчиках «с медвeди и плясовыми псицами», о пьяницах и корчемниках, об употреблении нечистой еды, качании на качелях и различных местных обрядах «языческого» происхождения. Во всех этих случаях речь идет не столько о нравственном усовершенствовании

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общества, сколько об исправлении ритуальных практик: с одной стороны, это практики церковно-богослужебные, из которых должны быть устранены различные послабления и нестроения, с другой – это народная внецерковная обрядовость, которая осмысляется реформаторами как антихристианская и которая, на их взгляд, должна быть полностью искоренена. Именно на этих (обрядовых) практиках ставится акцент, именно здесь реформа должна открыть путь к спасению, тогда как другие аспекты христианской жизни, хотя и могут присутствовать, но остаются на втором плане.

12 В ответ на нижегородскую челобитную патриарх Иоасаф выпустил в 1636 г. меморандум, поддерживающий эти требования, но излагающий их в значительно смягченном виде15. Дисциплинирующая эффективность этого меморандума была, видимо, минимальной, однако он превращает частные сетования в религиозную политику и может рассматриваться как веха в истории русской дисциплинарной революции. 13 Конечно, деятельность ревнителей благочестия (боголюбцев) и их предшественников обладала и другими аспектами, в большей степени напоминающими западноевропейские дисциплинирующие реформы (хотя борьба с «народными» суевериями и «бесовскими игрищами» была отнюдь не чужда Реформации). В ней присутствовала проповедь нравственного обновления и стремление создать сообщество сознательных христиан, для которых благочестие было бы внутренним императивом16. Весьма показательно, что в борьбе реформаторов за единогласие фигурировал нетрадиционный для православной духовности аргумент назидательного значения богослужения; можно напомнить, что в традиционном благочестии богослужение было обращено к Богу, а не к пастве, и поэтому существенны были его чистота и полнота, а не понятность и назидательность (что и обусловливало многогласие). Теперь же боголюбцы задаются вопросом: «кая же польза получити предстоящим в церкви людем во время божественнаго пения, егда в гласа два или три и множае вдруг говорят, – никако ничесого, точию шум всуе, и без пользы, и пагуба с великим грехом»17. Это новое понимание, разрушительное для традиционной сотериологии. Спасение ставится в зависимость от индивидуального благочестия, и духовные вожди хотят апроприировать время индивида, чтобы направить общество на путь спасения18. 14 В деятельности боголюбцев присутствовала и проповедь, что в русских условиях было значительной инновацией, поскольку до XVII в. устная проповедь священниками не практиковалась. Как пишет, цитируя Житие Неронова, С.А. Зеньковский в рассказе о его деятельности в Нижнем Новгороде 19, деятельность Неронова по объяснению смысла учения Христа была чем- то совсем необычным и даже революционным для церковных нравов Руси того века. <…> «Иоанн же, почитавше им божественные книги с рассуждением и толковаше всяку речь ясно, и зело просто, слушателям простым. Поучая народ, кланяшеся на обе стороны до земли, со слезами моля дабы вси, слышаще, попечение имели всеми образы о спасении своем»… Но этой умилительной проповедью спасения душ Неронов не ограничивался, но еще просил прихожан и посетителей, «чтобы они и

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дальше несли слово Христово» и проповедовали его «в домах своих» и убеждали бы всех своих близких и самих себя найти путь ко спасению. Этот опыт сделать и мирян носителями слова Божия уже был совсем необычен не только в русской, но даже и в Западной практике средневековья и скорее приближался к типу протестантской проповеди. Церковь не была единственным местом призывов Иоанна ко спасению, так как после церкви он обычно шел на улицы и площади города, «неся с собой книгу великого светильника Иоанна Златоуста, именуемую “Маргарит”, и «возвещал всем путь спасения»20. 15 Когда в 1645 г. на престол вступает молодой Алексей Михайлович, он начинает проводить в жизнь реформистскую программу ревнителей благочестия. Накануне Великого поста 1647 г. царь побуждает патриарха Иосифа выпустить окружное послание, побуждающее духовенство молиться благочестиво и жить в чистоте и трезвости. За этим следует указ, требующий, чтобы по воскресениям народ ходил в церковь, а корчмы и лавки были закрыты (это вполне напоминает деятельность пуритан в Англии этого же периода). Эти действия отнюдь не встречали всеобщего одобрения. Традиционно настроенное духовенство, включая патриарха Иосифа, отнеслось к ним без энтузиазма. С их точки зрения этот проект нравственного возрождения накладывал слишком тяжелое бремя как на них самих, так и на их паству.

16 Алексей Михайлович и ревнители благочестия откладывали более решительные шаги в ожидании кончины патриарха Иосифа, но при этом продолжали свои усилия. 5 декабря 1648 г. царь в обход патриарха выпустил указ, который должен был читаться по всем церквям по воскресениям и праздникам. Этот указ требовал от подданных царя, чтобы они воздерживались от возмущающих благочестие и бесовских деяний. Указ запрещал скоморошеские зрелища, показ дрессированных медведей и дрессированных танцующих собак (все то же, что и в нижегородской челобитной) и пение бесовских песен; православные призывались не посещать ворожей и зелейников. Поскольку время приближалось к святкам, в указе специально говорилось о том, что запрещается носить маски или гадать на луну, возбранялись неблагочестивые процессии и банные бесчинства. Скоморошеские музыкальные инструменты подлежали конфискации и сожжению. Нарушителей предписывалось пороть, а при неоднократном повторении запрещенных действий высылать из городов21. Это была явно боголюбческая программа, отличие было в том, что теперь эта программа шла от верховной власти и отделаться от этих требований становилось труднее, хотя о последовательном исполнении их речь тоже, конечно, не шла, и у царя явно не доставало средств принуждения, чтобы провести меры, не пользовавшиеся популярностью не только у большой части населения, но и у служилой элиты (в частности, бояр и воевод) и духовенства. Указ в определенной степени оставался декларацией, но и декларации имели важное историко-культурное значение. 17 C этого времени дисциплинарные усилия светской и духовной власти идут параллельно22. Следует предположить, что эти параллельные усилия регламентировать религиозную жизнь означали не только сотрудничество

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двух властей, духовной и светской, но и их скрытую конкуренцию (особенно заметную в Уложении 1649 г.23): тот, кто издает приказы, обладает верховной властью в области, к которой приказы относятся. Собственно, реформы патриарха Никона (или, вернее, реформы царя Алексея Михайловича, которые проводил и за которые нес ответственность Никон) укладывались в это же русло: они состояли в реформировании и унификации обрядовых практик и в этом отошении были дисциплинирующими преобразованиями. От дисциплинирования 1640-х годов они отличались не существом, а ориентацией; место некоей неопределенной, но освященной святоотеческой традицией модели благочестия занимает теперь образец современных греков, нередко несогласный с русской традицией и для русских подозрительный. 18 Определенной вехой в дисциплинарной революции был Большой Московский Собор 1666-1667 гг. Этот собор был своего рода компромиссом между притязаниями духовной и светской власти: епископы признали верховную власть царя и осудили «папистские» идеи Никона, но одновременно иерархия вернула себе управление церковными делами, включая и религиозное дисциплинирование24. Реализация этого компромисса зависела от меняющихся исторических обстоятельств: сначала преимущество было у царя, но после избрания в 1672 г. патриарха Иоакима и в особенности после смерти Алексея Михайловича в 1676 г. чаша весов склонилась на другую сторону25. Начиная с 1670-х годов контроль над благочестием населения оказывается практически целиком в руках духовенства. 19 В Деяниях Собора мы находим обширный перечень дисциплинирующих установлений. В него входят и элементарные требования благопристойного поведения верующих во время богослужения, и – в одном ряду с ними – осуждение традиционных «харизматических» нарушений церковной благопристойности. Так, если нищие во время пения учнутъ по церкви бродить и темъ милостини давати не велеть, а велети их смиряти священиком за безъчинство. Тако же бы велети имати и власы растящихъ, и ризы черные носящихъ и босых ходящихъ, иже мнятся блaгоговеини быти, не суть же такови26 (далее идет ссылка на постановления VI Вселенского собора, направленные против странствуюшщих монахов)27. 20 Особое внимание уделяет Большой Московский собор аскетам-харизматикам и юродивым, которые для институциональной церкви могли быть конкурирующим источником святости и благодати. В Деяниях говорится: Суть некоторïи лицемернïи и прелестники, иже живутъ посреди градoвъ, и селъ, во образъ отшелника, и затворника волосати, и въ монашеской свитце. Инииже и въ железахъ сковани. Такожде и наги и боси ходятъ по градам и селaмъ въ мïре, тщеславïя ради, да воспрïимутъ славy от народа, и да почитаютъ ихъ во святыхъ, ко прелести простымъ и невеждамъ. Повелеваемъ убо, отныне да не имете отнюдъ таковым верy, зане познавается, якo не по бoзе, и не въ правдy, и ниже здравымъ oyмомъ сïя творятъ.28

21 В аналогичных терминах дискредитируются и юродивые, которые в русской религиозной жизни XVI-XVII вв. выступают едва ли не как главные носители благодати29. Одним из аспектов дисциплинарной революции была

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институализации спасения. Распределителем спасения должна была быть официальная церковь, которая – в лице иерархии и правильно поставленного духовенства – и руководствовала верующих на пути в Царствие Небесное: несанкционированные агенты были не только лишними; их деятельность была вредоносной. В орбиту официального надзора, переоценки и порою запрета вовлекаются местные святыни и священные источники, чудотворные иконы и предположительно поддельные мощи, – все то, что создавало фактуру религиозной жизни православной общины и было основанием для местной религиозной идентичности.

22 Георг Михельс предлагает считать, что старообрядческое движение было в значительной степени реакцией на дисциплинирование и подавление местных традиций центральной властью, тогда как исправление книг и обрядовые инновации патриарха Никона были лишь вторичным обоснованием более широкого протеста. Он утверждает, что it appears that the Russian Schism resulted from official church policies. By suddenly and drastically intruding into age-long local and personal autonomies, the church generated popular opposition to its reforms. Rejection of the Nikonian reforms was therefore largely a response by communities as well as individuals to the church’s insistence on controlling the religious affairs of Muscovy’s hinterlands.30

23 Такая точка зрения может быть принята лишь частично31, хотя она обладает тем достоинством, что трактует в качестве элементов единого целого различные процессы социального и религиозного дисциплинирования, разнородные негативные реакции на эти процессы и последующую конфессионализацию старообрядчества.

24 Для процесса институализации спасения как части дисиплинарной политики особенно важно было устрожение покаянной дисциплины. Большой Московский собор настаивал на регулярной исповеди («в четыре святые посты») и причастии32. Те, кто уклонялся от долга ежегодной исповеди и причастия без особых причин, должны были быть лишены христианского погребения. Уже в это время регулярная исповедь и причастие стали употребляться как инструменты обнаружения и преследования религиозных диссидентов, прежде всего старообрядцев. Архиереи через своих подчиненных контролировали соблюдение введенных Собором правил33. Важно отметить, что списки исповедников появились уже в 1680-х и 1690-х годах, и эта инициатива принадлежала епископату34. Патриарх Адриан в Инструкции поповским старостам предпринял попытку сделать эту практику обязательной35. 25 Начатая боголюбцами борьба с народными обычаями, верованиями и магическими практиками также находит продолжение во второй половине XVII в. Показательно, что именно в это время появляется обобщенное понятие суеверия в соответствии с лат. supertitio. Эта языковая инновация непосрественно связана с политикой религиозного дисциплинирования: для того чтобы истреблять суеверия, неоходимо было иметь понятийную основу этой деятельности, которая позволяла бы исчислить разнообразные виды суеверий, чтобы ни одного из них не оставить без внимания.

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26 Первое употребление этого слова находится в «Слове о суеверии и суечестии» Симеона Полоцкого36. Симеон пространно рассуждает о разновидностях суеверий, о их внутренней взаимосвязи и об их губительной природе. Он перечисляет подрубрики и приводит многочисленные примеры. Хотя у него много местного материала, вполне очевидно, что классификационную схему он берет из латинского источника, опосредованного восходящего к Summa theologiae Фомы Аквинского37. 27 Симеон начинает с указания на многообразие суеверий и затем перечисляет, впрочем, без свойственной схоластике четкости, о суеверии идолопоклонства, суеверии гаданий и суеверии магических ритуалов. Симеон не проходит мимо и superstitiones indebiti cultus veri Dei, первого разряда в классификации Фомы. Симеон, несомненно знакомый с католическими теориями, оказывается здесь новатором, поскольку раньше данные явления не были предметом обличения, хотя, надо заметить, об этом виде суеверия говорится отнюдь не на первом месте и как бы мимоходом. Симеон пишет: Сyевeрïя видъ есть, чюдесемъ неправеднымъ, или небывшымъ, въскорe и кромe свïдeтелствъ вeрy яти, проповeдати же словомъ, или писанïемъ: Нечестïе же мощи иныя, въмeсто святыхъ: или вещь инy, въмeсто мощей святыхъ подълагати38, 28 однако вслед за этим без всякого перехода говорится о встрече с волком, зайцем или иноком как дурных предзнаменованиях, что у Фомы относится, конечно, к superstitiones divinationum, так что Симеон оказывается не очень тверд в классификации. Как бы то ни было, Симеон не только создает слово суеверие, но и утверждает в русской дискурсивной практике само понятие о суеверии, руководствуясь при этом западными (без сомнения, католическими) образцами39.

29 Таким образом, первый этап дисциплинарной революции в России определяется ведущей ролью институциональной церкви, стремящейся взять под свой контроль религиозные практики православного населения. В соответствии с русскими сотериологическими концепциями религиозная реформа выдвигает на первый план обрядовые преобразования – как регуляризацию богослужения, так и искоренение народных магических ритуалов. В этих же рамках подавляется внеинституциональная харизматическая религиозность (в частности, юродство) и локальные культы, нарушающие монополию институциональной церкви на обеспечение спасения. Возрастает роль покаянной дисциплины и проводится целенаправленная борьба с суевериями, обретающая теоретический фундамент.

Второй этап

30 Инструкция патриарха Адриана поповским старостам 1697 г. была последней попыткой церковной иерархии как независимого института расправиться с девиантными явлениями народной духовности и обеспечить поддержку институционализованным и контролируемым формам религиозной жизни. В

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1700 г. патриарх Адриан умер, и для церкви начался период разрухи и потрясений. Монастырский приказ получил контроль над церковным имуществом и доходами; церковное управление было в полном расстройстве: нового патриарха не избирали, а многие епископские кафедры пустовали годами. Петр Великий даже не делал вид, что он благочестивый православный царь; он брил бороды, развелся с женой и открыто жил с любовницей, предавался кощунственным развлечениям и разными способами старался дискредитировать патриаршее достоинство. Вплоть до середины 1710-х годов церковная политика Петра была по сути деструктивной40. Никто в этих условиях не мог всерьез заботится о религиозном дисциплинировании, в дисциплинарной революции случился перерыв.

31 В середине 1710-х годов религиозная политика Петра I претерпевает существенные изменения. Они, можно полагать, связаны с тем, что Петр стремится не только сокрушить старое, но и создать такие социальные навыки и государственные институты, которые обеспечили бы будущее тем преобразованиям, которые он произвел41. Петр мечтает о построении «регулярного» государства. Сама идея требовала социального дисциплинирования, в том числе и в сфере религиозной. Поэтому политика религиозного дисциплинирования окончательно апроприируется государством. Процесс этот имеет не только значительно более радикальный характер, чем при Алексее Михайловиче, но и отличия по существу: Алексей Михайлович ставил перед собой задачи религиозной реформы и ради этого подчинял себе церковную политику; Петр ставил себе задачи социально- политического преобразования, для которого традиционная религиозность была помехой, в силу чего он и стремится с нею расправиться. Петр, в отличие от своего отца, не религиозный реформатор, а ниспровергатель «клерикального» порядка.

32 Для государства, которое замышлял Петр, было необходимо всеобщее служение; для того чтобы внушить населению этот идеал, Петру нужно было представить служение государству как высшую добродетель. В силу этого служба претендовала на то, чтобы стать не только основой социального успеха, но и главным инструментом христианского спасения. В текстах петровского времени неоднократно утверждалось, что, служа отечеству, спастись можно скорее, чем в молитвенном затворничестве. Эта секуляризованная сотериология подробно аргументируется Феофаном Прокоповичем в Слове в день святого благоверного князя Александра Невского 1718 г. Феофан, с отвращением отвергая мнение некоторых, которые «к монахом глаголют: вы едини блажени, вам единым спастися», утверждает, что спасение предназначено для всех. Это спасение каждого в предписанной ему его состоянием (чином) деятельности (на благо общества, т.е. государства) противопоставляется зловредным клерикальным вымыслам 42: И каковое неистовство в сердца многих вселилося! аки бы другий желает как спастися, а что по званию своему должен, о том ниже помышляя, но и многажды еще званию своему противное творя, ищет пути спасеннаго у

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сынов погибельных, и вопрошает: как спастися? у лицемеров, мнимых святцев, и разве для того безгрешных, яко о грехах своих не помышляют: что же они? видения сказуют, аки бы шпионами к Богу ходили, притворныя повести, то есть бабия басни бают, заповеди бездельныя, хранения суеверная кладут, и так безстудно лгут, яко стыдно бы воистинну и просто человеком, не точию честным нарещися тому, кто бы так безумным расказщикам верил: но обаче мнози веруют, увы окаянства! О слепии спасения искатели! которых такое буесловие услаждает. Сей ли путь спасения? яко помрачен забобонами не знаеш, что ты должен еси Богу, Государю, отечеству, всякому собственно ближнему, словом рещи, что должен званию твоему. А не ведати сего и не творити, не есть ити спасенным путем; ибо не есть то ходити по воли Божией, но паче воли Божией противитися» (Феофан Прокопович, II, 16). 33 Подобная же сотериология, секуляризованность которой ограничена, однако, харизматическим статусом монарха (служение ему может приобретать в силу этого некоторое сходство с религиозным подвигом43), соответствовала позициям Петра I и в существенной степени определяла его церковную политику. Дискредитируя традиционные пути спасения и приравнивая монашество к тунеядству44, Петр несомненно и на спасение через заступничество святых, помощь чудотворных икон, молитвы юродивых и т.п. смотрел как на вредные заблуждения, отвращающие его подданных от верного служения государственным интересам. Именно эта область «незаслуженного» и «незаконного» спасения начинает при Петре пониматься как «суеверие», оказываясь приравнена тем самым к «бесовским» магическим верованиям.

34 Как и в других случаях, сотериологические концепции определяют особенности дисциплинарной революции. Петр стремится свести к минимуму возможность спасаться в монастырских стенах. Пути поступления в монастырь радикально ограничивается. В регламенте 1722 г. запрещается «принимать в монахи человека ниже тридесятаго года возраста»45, и при этом ищущий монашества должен быть свободен от любых обязательств в отношении государства, помещика или любого другого начальника. Принимая в монахини, нужно «смотреть на лета жены, прошло ли оной пятьдесят лет, или шестьдесят»46. Эта дискриминация женщин определяется тем, что для мужчин достаточно других оснований, чтобы не пустить их в монахи, а для женщин барьером может быть только возраст. Стоящая за этими предписаниями идея очевидна: пока человек может делать что-то полезное для государства, он не имеет права тратить время на другие занятия, включая спасение души. О спасении души заботится государство, верная служба спасает человека и спасает общество, а внешнее благочестие только отвлекает сына отечества от его подлинных задач (эта мысль проводится и в Духовном Регламенте, и в ряде других указов Петра). Монастыри не исключение, их основное дело — давать приют бедным, подкидышам и отставным солдатам, на что они и получают жалованье от государства. Число монахов регулируется этой суммой47 и к спасению души отношения не имеет. 35 Понятно, что особенному запрету подвергается странствующее монашество, всегда вызывавшее подозрения у институциональной церкви. По инициативе

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Петра в 1716 г. в архиерейское обещание вставляется дополнительный пункт, обязывающий епископа следить, чтобы монахи не переходили из монастыря в монастырь: Монахов содержать по положенным им правилам и уставам, не дая скитаться из монастыря в монастырь, и ниже в мирские домы, кроме собственнаго моего ведения и письменнаго соизволения ходить.48 36 В феврале 1718 г. издается именной указ, требующий «неистовых монахов и нищих мужеска и женска полу, которые являются в Москве и ходят по гостям и по рядам и по улицам и сидят по перекресткам и из богаделен жалованные и просят милостины по дворам и под окны: имая их, приводить по прежнему в Монастырской приказ»49. Эта тема присутствует и в позднейшем законодательстве.

37 Постоянному преследованию подвергаются в XVIII в. юродивые, их арестуют, их поведение расследуют, их вынуждают признаваться в корыстных мотивах своего поведения, их отправляют в монастырь под начал. Искоренением юродства занимается и сам Петр, и Феофан Прокопович50. С.А. Иванов приводит ряд примеров преследования юродства как петровского, так и послепетровского времени51. Хорошим примером может служить коломенский юродивый Василий, арестованный в 1723 г.52, ходивший в стужу в одной рубахе, командовавший бесами, носивший железный посох весом в пуд; интересная деталь, о которой не упоминает Иванов, состоит в том, что духовные власти квалифицирует его как лжеюродивого, после того как он сознался, что какая-то женщина научила его натираться крапивным настоем, чтобы не мерзнуть; в результате его отослали в Юстиц Коллегию к розыску53. Примеры многочисленны; добавлю, например, сведения о «бродящем человеке Степане Меркульеве», который в 1734 г. как «якобы юродствующий и безумный» был отослан в Главную Полицмейстерскую Канцелярию54.

38 По этой же репрессивной схеме развивается и борьба с «суевериями». Понятие суеверия получает новый репертуар употребления. Если у Симеона Полоцкого суеверия, обусловленные недолжным почитанием истинного Бога, остаются плохо определенной и явно второстепенной категорией, возникающей прежде всего как дань томистским источникам обобщенного понятия (см. выше), то в Петровскую эпоху приоритеты меняются. Именно традиционные православные верования объявляются главными суевериями и становятся основными предметами преследования. Именно они как проявления народной сотериологии, обращающейся к несанкционированным источникам спасения, оказываются в противоречии с дисциплинарным контролем. Как и колдовство и ворожба, они наделяют прибегающего к ним «незаконными» возможностями успеха, нарушающими сотериологическую монополию власти и позволяющими получить даром то, что власть дозирует по заслугам. 39 В Духовном Регламенте вполне отчетливо формулируется связь «суеверия» с неверным представлением о спасении, закрывающим от людей «путь истины», который должен пребывать под полным контролем власти. Дается даже своеобразная дефиниция суеверия:

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[С]ловом рещи, что либо именем суеверия нарещися может, сиесть лишнее, ко спасению не потребное, на интерес только свой от лицемеров вымышленное, а простой народ прельщающее, и аки снежные заметы, правым истины путем идти возбраняющее.55 40 Для лучшего усвоения эта идея воспроизводится несколько раз. В начале раздела о «Делах общих» говорится: Собственно же и прилежно розыскивать подобает оные вымыслы, которые человека в недобрую практику или дело ведут, и образ ко спасению лестный предлагают.56 41 Борьба с суевериями и должна, собственно, истребить «ложный образ» пути к спасению и тем самым установить сотериологическую монополию церковных и светских властей.

42 Первым свидетельством этой смены приоритетов могут служить изменения в архиерейском обещании. В 1716 г. по настоянию Петра в этот текст вносится статья, в которой епископ обязуется yчить и запрeщать дабы расколовъ, сyeвeрïя. и бoгопротивнагo чeствованïя нe было, дабы нeвeдомыx и от цeркви нeсвидeтeлствованныхъ гробовъ за святыню нe почитали. притворныx бeснyющихъ, въ калтyнаx, босыхъ, и в въ рyбашкахъ ходящихъ нe точïю наказывать. но и градскомy сyдy отсылать, и протчиx под oбразомъ блaгочeстïя притворъныхъ и прeлeстныхъ дeлъ дyховънагo и миръскагo чина нe принимали, дабы святыхъ иконъ нe боготворили и имъ ложныхъ чюдeсъ нe вымышляли.57 43 Там, где говорится о юродивых (притворно беснующихся), петровские распоряжения повторяют в ужесточенной форме постановления Большого Московского собора 1666-1667 гг.58, в трактовке «суеверия», однако, имеют место существенные инновации.

44 «Несвидетельствованные гробы» и «ложные чудеса», производимые святыми иконами, представляют собой элементы нового дискурса. Под «несвидетельствованными гробами» понимаются мощи местночтимых святых, еще не канонизированных церковью; местное почитание мощей – неизбежный момент в становлении культа новых святых; поэтому запрет на эти «гробы» фактически означал запрет на почитание новых подвижников. Равным образом и «ложные чудеса» – это просто новые чудеса по преимуществу с новыми (неизвестными прежде в качестве чудотворных) иконами; запрет на «ложные чудеса» фактически означал запрет на новые чудотворные иконы. Таким образом, понятие суеверия расширяется, охватывая вполне традиционные православные религиозные практики, вступающие в противоречие с петровской рационализацией. 45 Развитие этой дисциплинарной парадигмы находим в основном памятнике петровской церковной политики, а именно в Духовном Регламенте. Между этим текстом и архиерейским обещанием имеется прямая связь. В одном из пунктов «Дел общих» об иконопочитании говорится: «О иконах святых смотреть того, что во обещании поставляемых Епископов написано»59, а среди «дел епископов» указывается: Смотрети же должен Епископ, чего смотреть обещался с клятвою на своем поставлении, <…> дабы иконам Святым ложных чудес не вымышлено;

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також о кликушах, о телесах мертвых несвидетельствованных, и прочих всего того добре наблюдать.60 46 Осуждение нерациональных практик повторяется по нескольку раз, причем порою им приписываются корыстные мотивы. Так, в разделе о посещении архиереями своей епархии читаем: Спросит же Епископ священства и прочих человек, не делаются ли где суеверия? Не обретаются ли кликуши? Не проявляет ли кто для скверноприбытства ложных чудес при иконах, при кладезях, источниках? и прочая. И таковыя безделия запретит, со угрожением клятвы на противляющихся упрямцов.61 47 Точно так же повторяется и тема мощей, ср.: О мощах святых, где какия явятся быть сумнительныя, розыскивать: много бо и о сем наплутано.62 48 Об этих традиционных православных практиках говорится в одном ряду с осуждением «народных» религиозных обычаев, осуждавшихся церковью как неправославные в течение столетий, например, веры в двенадцать пятниц63: Например, не делать в пяток и празднованием проводить, и сказуют, что пятница гневается на непразднующих, и с великим на оных же угрожением наступает. Також поститися некиих имянных дванадесять пятниц, а то для многих телесных и духовных приобретений; також собственно, аки важнейшия паче иных времен, службы почитать, Обедню Благовещенскую, Утреню Воскресенскую и Вечерню Пятьдесятницы.64 49 О том, как мог развиваться конфликт между центральной властью, занятой дисциплинированием, и православным населением, преданным традиционным религиозным практикам, свидетельствует следующая история. В 1723 г. черниговский епископ Иродион послал в Синод доношение, в котором он сообщал, что 5 марта поп Терентий, служивший в церкви Вознесения Господня, донес ему, что образ Богоматери испускает слезы, которые видел не только он, Терентий, но и «знатные люди». Епископ Иродион знал, что такие чудеса бывают, и послал двух иеромонахов разобраться с этим чудом. Иеромонахи обнаружили на иконе влажные следы от слез и сосудец, в который были собраны пролившиеся слезы. Икону перенесли в кафедральный собор и на следующий день она даже совершила чудо исцеления с черниговской жительницей Авдотьей Исаковой дочерью, у которой внезапно начало «корчити уста и руки и ноги». По указанию епископа «оная жена духовнику на исповеди о случае сем сказала»65. В своих действиях епископ следовал издавна принятому порядку.

50 У Синода, однако, был другой порядок. В канцелярии к сообщению Иродиона выписали два пункта из Духовного Регламента (цитировавшихся выше), требовавшие, чтобы епископы преследовали недолжное почитание икон и не объявляли их чудотворными «для вспоможения церквей убогих, или новых построения»66. Основываясь на этом нормативном документе, Синод определил образ и истекшие от него слезы «убрав в удобный тому ковчег и, запечатав, прислать». Было приказано и попа Терентия немедленно «выслать под крепким караулом»67. Сношения, высылка и разбирательство заняли некоторое время, так что Петр Великий успел скончаться, что, видимо, и обусловило сравнительную мягкость вынесенного 25 августа 1725 г.

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приговора. На попа Терентия было оказано давление, и он дал показания, чтобы избавиться от бесконечного и тягостного пребывания в тюрьме под следствием. Он показал то, что от него требовали, а именно что «таких слез подлинно не было, а умыслил де он то разгласить в народ ложно для собственного своего прибытку». Синод для помяновения высокославныя и вечнодостойныя памяти Государя Императора снисходительное милосердие показуя, согласно приговорили: по силе имянного Императорскаго Величества <…> указа, по которому велено разглашающим <…> чудеса притворно <…> или подобное тому творящим суеверие чинить наказание и вечную ссылку на галеры с вырезанием ноздрей68, облехча оное публичное наказание, выбить его Терентья плетми и, вместо вечной на галеру ссылки, лишить его священства.69

51 Наказаны должны были быть и те, которые «видели иные слезы текущия, а иные крапли каплящыя»; их должны были «публично бить плетми ж нещадно» и в течение месяца по воскресным дням им предписывалось стоять у церквей и виниться, «оную совершенноую ложь изъявляя». У Иродиона указано было «взять из собственных его архиерейских имений штрафа тысячу рублев, не взирая ни на какия его отговорки, без всякаго отлагательства, которые и прислать в Святейший Синод немедленно»70. Все это следовало сделать, «дабы и впредь, на то взирая, другим так чинить неповадно было»71.

52 В течение всего XVIII в. государственная борьба с «суевериями» то стихала, то нарастала вновь. Тем не менее она оставалась существенным элементом государственной политики. Так, в 1751 г. была признана чудотворной Ахтырская икона Божией Матери, обнаруженная местным священником еще в 1739 г., но переданная им в храм лишь через три года, в царствование относительно благочестивой Елизаветы Петровны. Икона была признана чудотворной после работы нескольких следственных комиссий и чудесного явления Богородицы влиятельной баронессе фон Вейдель72. Было бы поспешно делать из этого единичного случая вывод о наступившем со времен Елизаветы либерализме. В 1766 г. новгородский митрополит Димитрий (Сеченов) распоряжается наложить наказания на всех, участвовавших (явно без всякой корыстной цели) в прославлении в качестве чудотворной иконы Иоанна Златоуста в погосте Михайлове Бежецкой пятины. Жители погоста, включая князя Василия Мещерского, попа Ивана Мокеева и диакона Григория Федорова построили часовню и служили молебны. За это поп и дьякон были посланы (за разглашение ложных чудес) на три года в монастыри в работу на покаяние, дьячек и понамарь – на год, князя Мещерского отлучили от причастия на два года, приказчика Петра Замятина – на три года; девка Акилина при собрании мирском наказана плетьми73. 53 Дисциплинарная революция включает, как и в XVII в., упрочение покаянной дисциплины, утверждение церковного покаяния как институализованного инструмента спасения в противность традиционным надеждам на то, что можно было назвать «незаконным» спасением. Для Петровской эпохи это выглядит несколько парадоксально, поскольку никакого стремления к благочестию у Петра не было никогда и воспитание населения в уважении к

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церковным институциям в его планы явно не входило. Тем не менее Петр требовал регулярной (ежегодной) исповеди, хотя это требование не было частью никакой программы религиозного обновления или возрождения. В этом плане петровские указы отличаются от сходных предписаний церковных реформаторов (ревнителей благочестия, патриархов XVII столетия, участников Московского собора 1666-1667 гг.). Церковные реформаторы стремились создать новое благочестие, более тесно связанное с институализованной церковью, чем традиционное. Петр был безразличен или враждебен к благочестию любого типа, его волновали контроль и дисциплина как таковые. Можно сказать, что устрожение покаянной дисциплины было для Петра вторичным результатом политики финансового и поведенческого контроля. 54 8 февраля 1716 г. Петр издает указ, который обязывал старообрядцев «записываться в раскол»; они должны были регистрировать свой конфессиональный нонконформизм и платить двойной налог74. Эта мера была в большой степени фискальной; она вписывается в набор разнородных государственных актов, направленных на увеличение доходов казны; последствия, однако, были куда более глубокими. Указ означал определенную легализацию старообрядчества (поскольку «раскольники» могли с помощью двойного налога купить нечто вроде легального статуса, хотя преследование старообрядцев не прекращалось до конца царствования Петра) и служил стимулом для его конфессионализации. Конфессионализация старообрядчества75 автоматически порождала аналогичный процесс и среди той части православного населения, которая признавала официальную церковь; конфессионализация сопровождалась религиозным дисциплинированием. 55 Старообрядцы в силу естественных причин предпочитали не платить двойного налога, поэтому возникала задача обнаружить скрытых старообрядцев. С этой целью Петр издал указ от 17 февраля 1718 г. (и ряд позднейших дополнений к нему). Указ требовал, чтобы все вышеписанные люди [«разночинцы и посадники и поселяня» – В.Ж.] в господские праздники и в воскресные дни ходили в церковь Божию к вечерни, к завтрене, а паче же ко святои литургии <…> и по вся б годы исповедывались. И то надзирать в приходех самим священником и прикащиком, и старостам, где случитца. И кто будет исповедыватца и не исповедыватца, тому всему иметь книги погодно и присылать их по епархиам в духовные приказы, и кто по тем книгам явитца без исповеди, и с таких править тех приходов священником штрафы.76 56 Ежегодная исповедь и регистрация этого акта в исповедных книгах должны были стать инструментом, который позволил бы властям отделить старообрядцев от приверженцев официальной церкви и исключить возможность ухода от двойного налогообложения.

57 Это стало началом длительной игры в кошки-мышки, в которой одна сторона постоянно совершенствовала методы детекции, а другая сторона в ответ изобретала новые способы сокрытия. Характер доступных нам данных не дает возможности решить, кто был победителем в этой борьбе,

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продолжавшейся в течение всего XVIII в. Так, старообрядцы давали взятки, чтобы приходские священники записали их как исповедников и скрыли тем самым их принадлежность расколу. В ответ Синод обязал церковников и прихожан доносить на священника, записывшего в исповедные книги лиц, которых никто не видел за исповедью. Донос и последующее наказание были серьезной угрозой, которая могла бы остановить священника от незаконных действий, но нетрудно было найти и другое решение. Прихожанин или прихожанка объявляли, что они больны и звали священника домой для предсмертной исповеди. Потом они выздоравливали, но у священника были законные основания записать их в исповедные книги, хотя никто не вдел их споведающмися. Правительство узнало и об этой хитрости и потребовало, чтобы свидетель присутствовал и при исповеди на смертном одре77. Это, однако же, означало, что уклоняющемуся от исповеди нужно было дать взятку не только попу, но и свидетелю. Дошедшие до нас документы говорят, конечно, о тех случаях, когда обман был раскрыт. Можно предположить, что в большинстве случаев все сходило с рук благополучно, но эти случаи не отражены ни в каких документах и не поддаются статистической оценке. Именно поэтому мы и не знаем, кто победил в этом состязании. Чем строже становился государственный контроль, тем недостоверней делались документы; они вовлекались в порочный круг обмана78. 58 Петр безусловно знал о предшествующих попытках ввести регулярную исповедь; в этих условиях нельзя не рассматривать петровские инновации как продолжение существовавшей традиции. Петр скорее всего осознавал эту преемственность и интерпретировал ее в свою пользу. Как говорилось выше, в XVII столетии светская и духовная власть конкурировали за право контролировать религиозную жизнь населения. Петр наконец выиграл это соревнование и, издавая указы 1716 и 1718 гг., мог с полным правом рассматривать себя как победителя. Но даже и в этом качестве он оказывался продолжателем не только усилий своего отца, но и усилий противоположной партии (патриархов Никона, Иоакима и Адриана), которых царь считал врагами государства. Вне зависимости от исходного предназначения ежегодной исповеди эта мера, проведение которой в жизнь было поручено духовенству, неизбежно приобретала религиозное значение и воспринималась как еще один шаг в политике установления религиозной дисциплины.

59 Именно так эта мера выглядит в таком важнейшем памятнике петровского дисциплинирования, как «Последование о исповедании» Гавриила Бужинского 1723 г.79 Здесь подробно говорится о суевериях как грехах, требующих покаяния, в целом совершенно в том же духе, что и в Духовном Регламенте. Особенность данного памятника состоит в том, что – в соответствии с его основным содержанием – в нем делается акцент на правильной покаянной дисциплине, которая противополагается «суеверным» надеждам спастись на любых других окольных путях. Так, здесь имеется рассуждение о том, что против первой заповеди согрешает тот, «хто святыхъ yгодников бoжïихъ равнo бoжeскою чeстïю почитаeтъ, и на нихъ во всякомъ своeмъ добрe здeшномъ и бyдyщeм надeeтца такъ, какъ на

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самаго бoга»80. Вместо «незаконной» надежды на святых предлагается регулярная исповедь (сакраментальное покаяние). Священник должен был выяснить у исповедающегося, повсегодно ли он исповедался; «Аще не повсегоднo. длячегo такъ нерадилъ o твоемъ спасенïи; А въ правилахъ отеческихъ написано: хто не исповeдается за лeностïю на всякой годъ, тотъ недостоитъ хриcтïаниномъ называтца»81. Сотериологический контроль и здесь оказывается важнейшей задачей религиозной политики, а регулярная исповедь выступает как дисциплинирующая практика, основанная на религиозной доктрине.

Неудачи русской дисциплинарной революции

60 Русская дисциплинарная революция XVIII в. кончается полным провалом. Власть вынуждена отступить даже в таком деле, в принципе поддающемся регламентации, как ежегодная исповедь. Лишь к концу этого столетия принуждение к исповеди перестало быть насильственным, а штрафы за неисповедь были отменены82. Ощутимого результата это не дало: подавляющее большинство населения продолжало верить так, как оно верило и раньше, и это было характерно едва ли не для всех социальных групп (видимо, с некоторыми вариациями в степени): вельможи могли так же пригревать бродячих монахов, как и непросвещенные крестьяне, а получившие семинарское образование священники также поклоняться несанкционированной чудотворной иконе, как провинциальный купец. Возможности государственного контроля были ограниченными, а население умело находило способы его обходить; это умение превращалось в один из важнейших социальных навыков.

61 Нет смысла сводить причины провала русской дисциплинарной революции к какому-либо одному фактору. Скорее, как это часто бывает в истории, здесь действовало сразу несколько причин, накладывавшихся друг на друга. С одной стороны, православная сотериология существенно отличалась от западной. Как отмечал Питер Браун, на Западе спасение было несравненно более институализовано, чем на Востоке. Спасение обеспечивал не тот, кто обладал на это институциональной санкцией (священным чином), а тот, кто плохо поддающимся рационализации образом являет особые благодатные дары83. Конечно, у кальвинистов, о которых пишет Ф. Горски, клерикальные структуры не играют той роли, что у католиков, но спасение оказывается еще более институализованным. Кальвин учит о предестинации к спасению; реализация этого предопределения осуществляется в общине, которая эффективно следит за соответствием поведения его члена его предназначению и навязывает моральные нормы поведения как предопределенным к спасению, так и предопределенным к погибели. 62 В России XVIII в. государство и церковь пытаются взять спасение под свой контроль, но им это не удается. Неинституциональные способы спасения остаются для большинства православных более привлекательными, чем институциональные, контролируемые государством. Спасение могло быть достигнуто с помощью «святых людей», чудотворных икон, святых колодцев

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и т.д. В XVIII в. предпринимались попытки осудить это «незаконное» спасение и исключить его из числа допустимых инструментов православного благочестия. Чрезвычайно показательно, что эти усилия не принесли результатов. Для большинства населения малоизвестная чудотворная икона или подозрительный юродивый оставались куда более действенными и надежными способами избежать вечных мук, чем признание в не вполне понимаемых прегрешениях, произнесенное пред приходским священником, и отпустительная формула, связанная с еще менее понятной властью ключей. В этих условиях церковная власть была вынуждена идти на компромиссы и признавать то, что при Петре I или Екатерине II считалось бы «суеверием». В условиях распадающихся традиций «непросвещенное» благочестие было лучше, чем отчуждение от церкви, и в силу этого духовенство если и не поощряло «суеверные» практики, то относилось к ним с терпимостью. Юродивых перестали отправлять в застенок, а открытие чудотворной иконы больше не влекло за собой пристрастного разбирательства. В подобных обстоятельствах народная религиозность оставалась – и в императорский период и, с теми или иными оговорками, вплоть до сегодняшнего дня – традиционной и по существу нереформированной84. Это имело многочисленные последствия и для религиозной жизни русского общества, и для моделей его культурного поведения.

63 Другой и никак не менее важный момент состоит в том, что власть берет религиозное дисциплинирование в свои руки. Это немедленно превращает данный процесс в один из феноменов чистого принуждения, которое вызывает в обществе отторжение и протест. Нельзя сказать, что момент государственного принуждения полностью отсутствовал в религиозном дисциплинировании, например, в католической Германии времен Контрреформации85. С самого начала, однако, это принудительное дисциплинирование сочеталось там с духовной реформой, выдвигавшей на первый план индивидуальную религиозную чувствительность, которая и легла в основу нового католического благочестия (вопрос о том, какая пропорция населения была затронута духовной реформой, остается дискуссионным, однако очевидно, что католическая Европа существенно опережала в этом отношении Россию). Петр ни к какому обновленному благочестию не стремился. Вообще, для русских властей дисциплина была несравненно важнее каких-либо религиозных ценностей. Поэтому никакой интериоризации дисциплинарных ценностей не происходило, а реакция населения состояла в основном в изыскивании способов избежать государственного контроля и скрыться от принудительного надзора. В своей дисциплинирующей деятельности власть не искала и не находила никаких добровольных сотрудников. Вместо воспитания сознательных подданных и консолидации общества политика дисциплинирования лишь усиливала отчуждение населения от власти. Отказ от этой политики, однако, освобождал не самодеятельное общество, а разобщенные социальные группы, не связанные общими ценностями. Именно это культурно

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фрагментированное общество оказывается результатом провала дисциплинарной революции86.

NOTES

1. Ph. Gorski, The Disciplinary Revolution: Calvinism and the Rise of the State in Early Modern Europe, Chicago – London: Univ. of Chicago Press, 2003. 2. A. Schindling, “Kirchenspaltung, Konfessionsbildung und Konfessionalisierung als ein Grundproblem der deutschen und westeuropäischen Geschichte im 16. Jahrhundert”, in Конфессионализация в западной и восточной Европе в раннее Новое время / Konfessionalisierung in West- und Osteuropa in der frühen Neuzeit, Доклады русско-немецкой научной конференции 14-16 ноября 2000 г., СПб.: Алетейя, 2004, p. 33-43. 3. Gorski, The Disciplinary Revolution, p. 37-38. 4. Там же, p. 175, прмеч. 30. 5. Прот. Г. Флоровский, Пути русского богословия, Изд. 4-е, P.: YMCA-Press, 1988. 6. Н.В. Рождественский, К истории борьбы с церковными беспорядками, отголосками язычества и пороками в русском быту XVII в. (Челобитная нижегородских священников 1636 года в связи с первоначальной деятельностью Ивана Неронова). – Чтения в Имп. Обществе истории и древностей российских, 1902, кн.2, Смесь, 1-31, c. 27. 7. Там же, с. 5. 8. См.: С. Зеньковский, Русское старообрядчество: Духовные движения семнадцатого века, München: Wilhelm Fink Verlag, 1970 [Forum Slavicum, Bd.21]; P. Pascal, Avvakum et les débuts du Raskol : La crise religieuse au XVIIe siècle en Russie, P.: Librairie ancienne Honoré Champion, 1938. Полезный обзор литературы о ревнителях благочестия можно найти в монографии: W. Heller, Die Moskauer “Eiferer für die Frömmigkeit” zwischen Staat und Kirche, Wiesbaden: Harrassowitz, 1988 [Veröffentlichungen des Osteuropa-Institutes München, 56 Bd.]. Концептуальные построения самого автора этой книги не кажутся вполне убедительными. 9. О борьбе с многогласием см.: Н.Ф. Каптерев, Патриарх Никон и царь Алексей Михайлович, Сергиев Посад, 1909-1912 [репринт: М.: Изд-во Спасо- Преображенского Валаамского монастыря, 1996], I, c. 81-105; Зеньковский, Русское старообрядчество, c. 112-123. 10. Рождественский, К истории борьбы с церковными беспорядками, c. 19-21. 11. Там же, 21. 12. Там же, 22. 13. Там же, 23. 14. Там же, 24-26.

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15. Там же, 2-5. 16. А.С. Лавров привлек внимание и к такому обычно игнорируемому аспекту деятельности ревнителей благочестия, как миссионерство, т.е. обращение (порою насильственное) неправославных в православие, A. Lavrov, «Ein vergessener “Eiferer der Frömmigkeit” und Missionar: Daniil von Temnikov» in E. Andor and I.G. Tóth, eds., Frontiers of Faith: Religious Exchange and the Constitution of Religious Identities 1400-1750, Budapest: Central European University, 2001, c. 375-380. С одной стороны, эта деятельность внутренне связана с борьбой против народных «бесовских игрищ», которые рассматриваются как свидетельства иноверия («язычества»). С другой стороны, дисциплинарные революции нацелены на религиозную консолидацию общества и предполагают его конфессионализацию. 17. Каптерев, Патриарх Никон и царь Алексей Михайлович, I, c. 88. 18. Ср.: В.М. Живов, «Время и его собственник в России раннего нового времени (XVII-XVIII века)», in В.М. Живов, ред., Очерки исторической семантики русского языка раннего Нового времени, М.: Языки славянских культур, 2009, c. 49-50). Индивиды, включая традиционное духовенство, сопротивляются, поскольку богослужение оказывается бесконечно долгим. Церковный собор 1649 г. под председательством патриарха Иосифа, противника реформаторской деятельности боголюбцев, высказался против единогласия, указывая, что «[в] Москвe учинила[сь] молва великая i всяких чинов православни[е] людие от церквей Божiх учали отлуча[тися] за долгим и безвременным пeнием» (Чтения в Обществе истории и древностей российских при Московском университете, ЧОИДР, 1894, кн.4, III. Исслед., с. 36-37). 19. Зеньковский, Русское старообрядчество, c. 78-79. 20. Основным источником сведений о деятельности Неронова остается его Житие (см.: Материалы, I, Материалы для истории раскола за первое время его существования, под ред. Н.И. Субботина, Т. I-IX. М., 1875-1890). Ряд важных свидетельств, обнаруженных в последне время, см. в: Н.Ф. Филатов, «Иван Неронов. Пора становления», Труды Отдела древнерусской литературы, Т. 48, 1993, 319-322; Г. Михельс, «О деятельности Ивана Неронова в первые годы никоновской реформы», Русское общество и литература позднего феодализма, Новоибирск, 1996, 23-36; Т.А. Опарина, «Грамота Монастырского приказа 1656 г. о “сыске и поимке” Ивана Неронова», Старообрядчество в России (XVII-XX века), вып. 3, М., 2004, 75-80; А.С. Лавров, «Письмо и челобитная Ивана Неронова», Древняя Русь. Вопросы медиевистики, 2009, № 1 (35), 101-106. Неронов может рассматриваться как центральная фигура для всего боголюбческого движения, поскольку в его случае реформаторство остается актуальным и тогда, когда он стоит на стороне старообрядцев, и тогда, когда он примиряется с Никоном. Он соединяет в себе два враждующих лагеря как две ипостаси одного реформационного движения и свидетельствует о реформаторской природе раннего старообрядчества. 21. Ph. Longworth, Alexis, Tsar of All the London: Secker & Warburg, 1984, p. 54-55.

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22. Ср., например, дальнейшие регламентационные действия царя в грамоте свияжскому воеводе: G.B. Michels, At War with the Church: Religious Dissent in Seventeenth-Century Russia, Stanford: Stanford Univ. Press, 1999, p. 189, 293; текст грамоты: ПСЗ, Полное собрание законов Российской империи [Собрание 1-е], Т.1-45, СПб., 1830, I, № 47, с. 246). 23. Здесь можно упомянуть, что в первой главе Соборного Уложения 1649 года говорится «о богохульниках и о церковных мятежниках» (Соборное уложение 1649 года, Текст, комментарии, под. ред. А.Г. Манькова, Л.: «Наука», 1987, c. 19). Место Уложения 1649 г. в церковной политике Алексея Михайловича неоднозначно. В согласии с ним учреждается Монастырский приказ, сокращавший компетенцию церковной администрации в пользу светской, но вместе с тем предписываются такие нормы православного благочестия, как: «И православным христианом подобает в церкви божии стояти и молитися со страхом, а не земная мыслити» (там же). Вся эта глава была инновацией царских законодателей. Хотя отдельные статьи этой главы могут возводится к различным византийским и западным источникам (см. об этом: там же, 141-145; см. также: А.В. Попов, Суд и наказания за преступления против веры и нравственности по русскому праву, Казань, 1904, c. 150-155), она в целом была плодом оригинального юридического творчества и воплощала политику религиозного дисциплинирования. 24. Каптерев, Патриарх Никон и царь Алексей Михайлович, II, c. 223, 250. 25. Ср.: P. Bushkovitch, Religion and Society in Russia: The Sixteenth and Seventeenth Centuries, New York – Oxford: Oxford University Press, 1992, p. 72. 26. Деяния Московских Соборов 1666 и 1667 годов (под ред. Н. Субботина), изд. 2-е Братства Св. Петра Митрополита, вновь проверенное по подлинной рукописи. М.: Синодальная типография, 1893. Reprint: Westmead: Gregg International Publishers Limited, 1969, л. 45; Материалы для истории раскола, II, c. 137-138. 27. Регламентация монашеской жизни занимает вообще важное место в деяниях собора, в частности, столь характерный для дисциплинарных практик запрет странничества (Деяния 1969, л.25-27об.; Материалы, II, 256-262). Эта традиционная борьба институциональной церкви с харизматической религиозностью (см. о Византии в этом отношении: G. Dagron, « Les Moines et la Ville. Le Monachisme à Constantinople jusqu’au concile de Chalcédoine (451) », Travaux et Mémoires, 4 ,1970, p. 229-276) делается особенно актуальной в России второй половины XVII в. как в виду раскола (который никем не контролируемое монашество могло весьма успешно поддерживать и распространять), так и в силу общего стремления к религиозному дисциплинированию. 28. Деяния Московских Соборов 1666 и 1667 годов, 1969, л. 27об.-28; Материалы для истории раскола, II, c. 262-263. 29. Деяния Московских Соборов 1666 и 1667 годов, 1969, л. 28-28об; Материалы для истории раскола, II, c. 263; ср.: С.А. Иванов, Блаженные похабы: Культурная история юродства, М.: Языки славянских культур, 2005, c. 265-316. 30. Michels, At War with the Church, p. 220. 31. Автор не уделяет достаточного внимания основной проблеме раскола: в результате чего движение ревнителей благочестия, довольно непопулярное и

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встречавшее враждебную реакцию со стороны большинства населения, превратилось в старообрядчество, выражавшее чаяния больших групп населения? На мой взгляд, главным моментом в этой трансформации была апроприация программы ревнителей благочестия государством или, точнее сказать, царем. Эта апроприация сопровождалась сакрализацией царской власти (и была органически с нею связана); царская власть была реконцептуализирована как вездесущая и неограниченная в ее правах на вмешательство в жизнь общества, в том числе и в его религиозную жизнь. Это стало причиной широкого протеста. 32. Деяния Московских Соборов 1666 и 1667 годов, 1969, л. 42об.; Материалы для истории раскола, II, c. 132-133. 33. Об инструкции новгородского митрополита Корнилия 1682 г., см. Michels, At War with the Church, p. 116. 34. Там же, 293, прим. 6. 35. ПСЗ, III, № 1612, с. 413-425, 26 декабря 1697. Списки исповедников отнюдь не были особым изобретением русских архиереев. Та же практика была характерна для католической Европы в период Контрреформации. “After the Council of Trent, diocesan and provincial synods began to order pastors to keep records of parish events such as births, deaths, and baptisms, and of those who fulfilled their Easter obligations” (W.D. Myers, “Poor, Sinning Folk”: Confession and Conscience in Counter- Reformation Germany, Ithaca – London: Cornell Univ. Press, 1996, 116); см. также о Articuli Reformationis, изданных в 1590 Урбаном фон Тренчем, епископом Пассау (ibid, 121). Правдоподобно, что у русских епископов имелась какая-то информация об этой католической практике и мы здесь имем дело с одним из элементов католического влияния. Конечно, документы этого типа были необходимы для контроля, осуществляемого вышестоящими институтами, и поэтому обзаведение ими могло происходить независимо от сходных мер в других странах. 36. [Симеон Полоцкий], Вечеря душевная, М.: Верхняя типография, 1683 л. 32-40, 2-й пагинации [Приложение слов на различныя нужды]; ср.: Е. Смилянская, «“Суеверия” и народная религиозность в России Века Просвещения», Canadian American Slavic Studies, 38 (1-2), 2004, c. 121-154. 37. Фома анализирует проблему суеверий в вопросах 92-96 второй части второй книги Суммы. Понятие superstitio подразделяется на четыре разряда: (1) неправильное почитание истинного Бога; (2) суеверие идолопоклонства; (3) суеверие гаданий; (4) суеверие обычаев (разбирая понятие суеверия, он пишет «primo, de superstitione indebiti cultus veri Dei; secundo, de superstitione idololatriae; tertio, de superstitione divinationum; quarto, de superstitione observationum» (Quaestio 93, Prooemium) (Фома Аквинский, XL, 2-85). 38. [Симеон Полоцкий], Вечеря душевная, л. 33об.-34. 39. Стоит отметить, что в этот же период (последняя треть XVII в.) из польского заимствуется слово забобоны, также означающее ‘superstitio’. Такой повышенный спрос на слова с одним значением не может быть случайным. Мы имеем дело с заимствованием обобщающего понятия, необходимость в

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котором возникает в рамках общего процесса религиозного дисциплинирования населения. 40. Ср.: В.М. Живов, Из церковной истории времен Петра Великого: Исследования и материалы, М.: Новое литературное обозрение, 2004, c. 34-48. 41. См. подробнее: Живов, Из церковной истории времен Петра Великого, c. 54-56. 42. Феофан приводит и наглядный пример пагубного клерикализма: «А от сего является, коликое неистовство тех, котории мнятся угождати Богу, когда оставя дело свое, иное, чего не должни, делают: судия, на пример, когда суда его ждут обидимии, он в церкви на пении: да доброе дело: но аще само собою и доброе, обаче понеже не во время, и с презрением воли Божия, како доброе, како богоугодные быти может? Ищут суда обидимии братия, и не обретают <…> а для чего? судия богомольствует. О аще кая ина есть, яко сия молитва в грех! Сие же разсуждение не для судий единых, но на пример токмо; тожде бо и о прочиих малых, и великих, и малейших чинах годствует» (Феофан Прокопович, Слова и речи поучительные, похвальные и поздравительные, Ч. I-IV, СПб.: Сухопутный Шляхетный Кадетский Корпус, 1760-1774, II, 8). 43. Ср.: E.A. Zitser, The Transfigured Kingdom: Sacred Parody and Charismatic Authority at the Court of Peter the Great, Ithaca – London: Cornell Univ. Press, 2004. 44. См. ПСЗ, VII, № 4450, с. 226-233 – от 31 января 1724 г. 45. Духовный Регламент Всепресветлейшего, державнейшего государя Петра Первого, императора и самодержца всероссийского, М., 1904, c. 117. 46. Там же, c. 118. 47. J. Cracraft, The Church Reform of Peter the Great, Stanford University Press, 1971, p. 260; ПСЗ VI, № 4107, с. 782 от 12 октября 1722 г.; ср. также ПСЗ, VII, № 4151, с. 18 от 18 января 1723 г. 48. ПСЗ, V, № 2985, п. 3, с. 193; ср. еще ПСЗ, VI, № 4015, с. 693, от 21 мая 1722 г. 49. ПСЗ, V, № 3172, с. 576. 50. Об их отношении к юродству см.: Иванов, Блаженные похабы, c. 317-318. 51. Там же, c. 318-322; см. также А.С. Лавров, Колдовство и религия в России: 1700-1740 гг., М.: «Древлехранилище», 2000, c. 257-266. 52. См. о его подвигах: Иванов, Блаженные похабы, c. 319-320. 53. Описание документов и дел, хранящихся в архиве Святейшего Правительствующего Синода (ОДДС), Т. I-XLIX, СПб., 1869-1914, III, стб. 175-179. 54. ОДДС, XIV, № 280/356, стб. 383-384. 55. Духовный Регламент Всепресветлейшего, державнейшего государя Петра Первого, c. 24. 56. Там же, 22. 57. Живов, Из церковной истории времен Петра Великого, c. 204. 58. О преемственности в процессе дисциплинирования, см.: Лавров, Колдовство и религия в России: 1700-1740 гг., c. 399-408. 59. Духовный Регламент Всепресветлейшего, державнейшего государя Петра Первого, c. 23.

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60. Там же, c. 30-31. 61. Там же, c. 41. 62. Там же, c. 23. 63. Об апокрифическом тексте, лежащем в основе этого поверья, см.: А.Н. Веселовский, « Опыты из истории развития христианской легенды, IV, Сказание о 12-ти пятницах», Журнал Министерства народного просвещения, 1876, июнь, c. 326-367; о фольклорной рецепции этой традиции: С.М. Толстая, «Следы древнеславянской апокрифической традиции в полесском фольклоре: “Сказание о 12 пятницах”, in С.М. Толстая, Полесский народный календарь, М.: «Индрик», 2005, c. 543-562. 64. Духовный Регламент Всепресветлейшего, державнейшего государя Петра Первого, c. 22. 65. Полное собрание постановлений и распоряжений по ведомству православного исповедания (ПСПР), Т. I-X, СПб., Пг., 1869-1916, IV, № 1323, с. 168 – 15 июня 1724 г. 66. Духовный Регламент Всепресветлейшего, державнейшего государя Петра Первого, c. 23. 67. ПСПР, IV, № 1323, с. 174. 68. Имеется в виду резолюция Петра I на докладных пунктах Синода от 12 апреля 1722 г. В докладных пунктах говорилось: «Когда кто велит для своего интереса, или суетной ради славы огласить священником какое чудо притворно и хитро чрез кликуши, или чрез другое что, или подобное тому прикажет творить суеверие». В резолюции Петра предписывалось: «Наказанье и вечную ссылку на галеры с вырезанием ноздрей» (ПСЗ, VI, № 3963, с. 652). 69. ПСПР, V, № 1639, с. 169. 70. Там же. 71. Там же, c. 170. 72. Ср.: ОДДС, XXXII, № 189/205, стб. 481-483 – 31 августа 1752 г.; ср.: История явления Ахтырской чудотворной иконы Богоматерин соборного Покровского храма, где она ныне находится, СПб., 1903. 73. ОДДС, L, № 130/381, стб. 170-171 – 23 Марта 1770 г. 74. ПСЗ, V, № 2991, с. 196. 75. Об этом процессе, см.: Лавров, Колдовство и религия в России: 1700-1740 гг., c. 60-74. 76. А.А. Преображенский, Т.Е. Новицкая, ред., Законодательство Петра I, М.: Юрид. лит., 1997, c. 538-539. 77. ПСЗ, VI, № 4022, с?.?15, ?.705; т. 15, с.705; Духовный Регламент Всепресветлейшего, державнейшего государя Петра Первого, c. 110; С.И. Смирнов, Древне-русский духовник: Исследование по истории церковного быта, Чтения в Имп. Обществе истории и древностей российских, 1914, кн. 2, III, Исследования, I- VIII, c. 238.

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78. См. подробнее: V. Zhivov, “Handling Sin in Eighteenth-Century Russia”, in Andrew Kahn, ed., Representing Private Lives of the Enlightenment, Oxford: Voltaire Foundation, 2010, p. 123-148 [Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 2010: 11]. 79. В приложении к этому изданию перепечатывается раздел Духовного Регламента о должности священнической, [Гавриил Бужинский], Последование о исповедании, М.: Московская типография, 1723, л. 34-49об. 80. Там же, л. 11. 81. Там же, л. 6-6об. 82. См.: Zhivov, “Handling Sin in Eighteenth-Century Russia”, p. 146. 83. P. Brown, Society and the Holy in Late Antiquity, Berkeley – Los Angeles: Univ. of California Press, 1982, p. 166-195. 84. Ср.: G. Freeze, “Institutionalizing Piety: the Church and Popular Religion, 1750-1850”, in J. Burbank and D.L. Ransel, eds., Imperial Russia: New Histories for the Empire, Bloomington – Indianapolis: Indiana Univ. Press, 1998, p. 210-249; S. Dixon, “Superstition in Imperial Russia”, in S.A. Smith and Alan Knight, eds., The Religion of Fools? Superstition Past and Present, Oxford – New York: Oxford Univ. Press, 2008, p. 207-228 [Past and Present Supplements, Supplement 3, 2008]. 85. Myers, “Poor, Sinning Folk”, p. 116-123. 86. В недавней монографии М.Д. Долбилова мои выводы рассматриваются как слишком радикальные: наряду с «провалами» были, на взгляд автора, и кое- какие успехи. Как пишет Долбилов, комментируя мои заключения, «можно согласиться с выводом автора о том, что государственное религиозное дисциплинирование в XVIII веке не было успешным как проект трансформации массовой православной религиозности, но применение с конца XVIII века сходной модели конфессиональной политики к другим вероисповеданиям едва ли дает основание говорить о полном “провале”» (М.Д. Долбилов, Русский край, чужая вера: Этноконфессиональная политика империи в Литве и Белоруссии при Александре II, М.: Новое литературное обозрение, 2010, c. 766). С этой оговоркой я, пожалуй, готов согласиться: с католиками и протестантами российские власти справлялись лучше, чем с православным населением. Стоит отметить, однако же, что успех или не успех государственного дисциплинирования зависит не только от того, какими качествами обладает эта политика, но и от того, кто оказывается ее адресатом. «Провалы» были хотя бы отчасти обусловлены, как я пытался показать, и сотериологическими представлениями этого адресата. Нет сомнений, что католики и протестанты исходили из других сотериологических представлений, что, я бы думал, способствавало их податливости. М.Д. Долбилов говорит и о том, что «и в отношении православия XIX век принес более гибкие приемы государственного дисциплинирования, основанные на взаимодействии с хотя бы ограниченной инициативой клира и “низовым” благочестием мирян» (там же). Можно, видимо, согласиться и с этим, хотя оценка результатов всегда субъективна. Отдельные островки реформированного православия в XIX в. несомненно появлялись, но, на мой взгляд, они отнюдь не обеспечивали той интериоризации религиозной

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дисциплины, которая характеризовала описанные Ф. Горски общества. Достаточно вспомнить о распространении в XIX-начале XX в. антиинституционального сектантства (например, штундизма), чтобы «провалы» православного дисциплинирования перестали казаться преувеличением.

RÉSUMÉS

La révolution disciplinaire fut l’un des processus les plus importants de la modernisation de la société dans l’Europe du début des Temps modernes. L’auteur avance l’hypothèse de deux étapes dans la révolution disciplinaire en Russie. La première débuta peu après le Temps des Troubles et se poursuivit tout au long du XVIIe siècle. Les premiers partisans de la réforme religieuse étaient membres du clergé, même si avec le temps leurs efforts furent soutenus et en partie remplacés par la politique de l’État. Les autorités séculières et spirituelles certes collaborèrent mais luttèrent aussi pour s’assurer chacune la domination. Cette lutte prit fin avec la victoire totale de Pierre le Grand qui s’appropria toutes les politiques en matière de gouvernance religieuse et les adopta afin de créer un « État régulier ». Avec cette appropriation, la coercition prévalut définitivement sur l’intériorisation, ce qui conduisit à l’échec de la révolution disciplinaire comme processus de modernisation en Russie.

The two stages of disciplinary revolution in Russia: the seventeenth and eighteenth centuries Disciplinary revolution was one of the most important processes involved in the modernization of society in Early Modern Europe. The author postulates two stages in disciplinary revolution in Russia. The first stage began not long after the Time of Troubles and continued throughout the seventeenth century. The first proponents of religious reform belonged to the clergy, and in the course of time their efforts were supported and partly replaced by state policy. Secular and spiritual authorities partly collaborated but also partly struggled for dominance. This struggle ended in the complete victory of Peter the Great, who appropriated all policies of religious disciplining and adopted them for the task of building a “regular state.” With this appropriation, coercion prevailed over internalization and ensured the failure of disciplining as a modernization process in Russia.

AUTEUR

ВИКТОР ЖИВОВ Université de Berkeley

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La construction de la sainte Russie Les pèlerinages des gouverneurs moscovites au XVIIe siècle The construction of Holy Russia: Muscovite governors’ pilgrimages in the seventeenth century

Aleksandr Lavrov

1 « La notion de spiritualité est particulièrement exemplifiée dans le cas des personnages ayant un statut religieux ou théologique élevé. Mais avons-nous ici un exemple de la spiritualité des mousquetaires (strel’cy), des apprentis de l’Apothèque ou, surtout, de leurs femmes ? », se demandait Frank Kämpfer dans son article consacré à un trouble religieux provoqué par la suppression des icônes privées dans une église moscovite en 16571. Il semble que la recherche récente essaye vraiment de répondre à cette question, qui semblait à l’époque presque rhétorique, en trouvant de nouveaux exemples de la spiritualité (ou de la religiosité en général) des représentants des groupes non- privilégiés. C’est le cas de l’article de Sergej V. Rimskij, consacré aux pèlerinages des Cosaques du Don. Cet historien attire l’attention sur les chartes de passage (proezžie gramoty) qui furent délivrées aux Cosaques pour assurer leur pèlerinage vers le sanctuaire choisi. Ayant étudié cinquante-cinq pèlerinages, effectués entre 1640 et 1661, il montre une claire hiérarchie de l’adoration des saints chez les Cosaques. Ce sont les saints Zosima et Savvatij de Solovki (24), ainsi que les saints protecteurs de Moscou (20) qui attiraient surtout les cosaques-pèlerins. À la troisième place se trouvent les icônes et les monastères consacrés au culte de saint Nicolas de Myra2. Il est remarquable que l’historien n’avance pas tout de suite une explication complète de tous les phénomènes qu’il décrit, mais avoue que, pour le moment, il n’a pas une « réponse claire » sur les causes de la popularité des saints de Solovki3.

2 En travaillant dans les Archives des actes anciens à Moscou, j’ai trouvé plusieurs actes manuscrits portant sur des pèlerinages dont le témoignage pourrait être comparé à celui des documents étudiés par S.V. Rimskij. Il s’agit de neuf suppliques de gouverneurs de villes (voevody) qui voulaient partir en pèlerinage4.

3 Dans leurs suppliques les gouverneurs demandaient la permission de quitter la bourgade qui leur était confiée (si on transposait à notre époque, on pourrait parler de « demande d’autorisation d’absence »). Pour argumenter leur demande, ils devaient

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proposer la candidature d’un remplaçant – généralement, un noble retraité – et limiter leur absence à un ou deux mois. Normalement, la permission était accordée. Voici un exemple d’une supplique ayant abouti : Aux tsars et grands princes (titre) Ivan Alekseevič et Petr Alekseevič et à la grande souveraine, pieuse tsarevna et grande princesse Sofija Alekseevna… votre esclave, Eremko Paškov, se prosterne. Selon votre édit souverain je suis nommé gouverneur à Epifan’, et moi, votre esclave, j’ai fait le vœu de prier au monastère de Saint- Nicolas à Radunicy dans le district de Rjazan’. Je n’ose pas aller d’Epifan’ à ce monastère sans votre ordre souverain. Miséricordieux tsars…. et pieuse grande princesse…., donnez-moi la permission, ordonnez de me laisser dans ce monastère pour la prière pour le délai de votre choix. Grands souverains, ayez pitié, donnez votre permission.5

4 Vers la fin des années 1690 l’argumentation devient plus élaborée, ce qui laisse supposer que pendant cette période l’obtention de la permission d’aller en pèlerinage n’était plus automatique. Les auteurs n’évoquent pas seulement un vœu pieux, mais aussi l’état désastreux de leur santé et l’absence d’obligations administratives urgentes. Je suis nommé gouverneur de Starica selon ton ordre souverain et, par la volonté du grand Dieu, je suis malade depuis plusieurs jours […] et je n’ai maintenant à Starica […] aucune affaire avec un demandeur ou un défendeur, et les affaires criminelles me sont retirées suivant ton ordre souverain, écrivait Jakov Goleniščev-Kutuzov. Cette supplique fut acceptée, mais, contrairement à l’expérience précédente, Goleniščev-Kutuzov n’obtint pas plus d’un mois pour son pèlerinage (contre les deux qui étaient traditionnellement accordés au XVIIe siècle)6. Je ne connais aucun cas de refus – évidemment, tous les gouvernements moscovites du XVIIe siècle, de celui de Mihail Fedorovič jusqu’à celui de Pierre le Grand, considéraient les pèlerinages comme légitimes. Les sources ne donnent aucune possibilité de savoir si les gouverneurs partaient en pèlerinage seuls ou accompagnés de leurs épouses et de leurs proches.

5 J’ai trouvé trois autres suppliques avec une demande d’autorisation à aller à un pèlerinage, mais leurs auteurs ne sont pas gouverneurs, ce qui explique que je n’introduise pas leurs données dans la statistique générale. Il s’agit tout d’abord de la supplique d’un Ivan Detkovskij, dont je suppose qu’il était un noble de Moscou (moskovskij dvorjanin). Cette appartenance probable aux grades de Moscou rapproche Detkovskij des gouverneurs7. Mais il n’envoya pas sa supplique de son lieu de service, plutôt probablement de Moscou. Son cas était un peu particulier. « Et moi, ton esclave, je fus exilé en Sibérie à cause de ta disgrâce souveraine et, me trouvant là-bas, j’ai fait le vœu (d’aller) aux thaumaturges de Solovki », écrit-il dans sa supplique8. Je propose la lecture suivante, strictement hypothétique : se trouvant en exil, Detkovskij fit le vœu que, en cas de pardon du Tsar et de retour dans la partie européenne de la Moscovie, il irait en pèlerinage à Solovki. La permission lui fut accordée.

6 Les deux autres suppliques émanent d’esclaves (xolopy) : normalement, ceux-ci laissaient peu de traces dans la documentation pourtant abondante de la Moscovie. Ici, l’objectif de la demande était un peu différent : les auteurs avaient besoin d’une lettre confirmant le pieux objectif de leur déplacement, pour que les gouverneurs des villes les laissent passer et ne les traitent pas comme des esclaves en fuite. Ces deux suppliques sont signées par trois esclaves et portent toutes deux sur le pèlerinage au monastère de Solovki9.

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7 La systématisation des données des neuf suppliques de gouverneurs, auxquelles on ajoute, à titre de comparaison, une supplique d’un exilé et trois suppliques d’esclaves, peut être effectuée de la manière suivante:

8 Malgré le nombre plus que modeste des suppliques, plusieurs questions peuvent être posées. Comment s’effectuait le pèlerinage d’un noble moscovite, quel était son cadre spatio-temporel ? Quels étaient les cultes préférés des pèlerins? En partant de ce choix des cultes, est-il possible de reconstruire une religiosité noble à part ou, au contraire, ces cultes s’inscrivent-ils plus ou moins dans le cadre de l’« orthodoxie populaire » ?

9 En essayant de répondre à la première question, sur le cadre spatio-temporel des pèlerinages10, il faut tenir compte du fait que les gouverneurs moscovites étaient les représentants du centre envoyés à la périphérie. Ils pouvaient mettre à profit leurs séjours dans les districts éloignés pour visiter tel ou tel sanctuaire, voisin de leur lieu d’affectation. Dans ce cas, on peut parler de la construction mentale des espaces périphériques de la Moscovie, qui furent repensés non seulement comme des « marges » ou des « frontières », mais aussi comme des « lieux de mémoire », possédant un certain statut sacral.

10 La majorité des demandes des gouverneurs était liée à la visite d’un lieu saint, qui ne se trouvait pas directement dans le district qui leur était confié, mais était plus proche et plus accessible depuis leur lieu d’affectation qu’à partir de Moscou. Par exemple, Jakov Goleniščev-Kutuzov, dont la supplique a déjà été citée, gouverneur de Starica (au nord- ouest de Moscou), voulait partir à Toropec (encore plus vers le Nord-Ouest). Dmitrij Tarbeev, envoyé à Pošehon’e (au nord de Moscou), partait à Kirillov-Belozerskij, monastère (vers le Nord). Ivan Zolotarev, envoyé à Kaluga (au sud-ouest de Moscou), partait à Belev (encore plus vers le Sud-Ouest). Ces deux pèlerinages, pendant lesquels les pèlerins devaient parcourir 180, 200 ou 250 kilomètres, peuvent être représentés

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graphiquement comme des vecteurs dirigés du centre de la Moscovie vers sa périphérie.

11 Le pèlerinage de Paškov d’Epifan’ au monastère de Radunickij (150 kilomètres) était aussi un voyage de la province vers la province, mais ici la direction était un peu différente, on peut représenter ce voyage comme une tangente à un cercle dont le centre est Moscou. Le voyage de Semen Loginov constitue une exception : pour venir de Karačev à Belev, il devait parcourir cent vingt kilomètres dans la direction de Moscou (soit un vecteur dirigé de la périphérie vers le centre). Ainsi, tous les gouverneurs qui ont choisi leurs lieux de pèlerinage en province ont aussi choisi des lieux saints relativement proches de leur lieu de service.

12 Deux pèlerinages ne s’inscrivent pas dans cette logique : ceux de Vasilij Lagovčin et d’Ivan L’vov qui voulaient vénérer les « thaumaturges de Moscou ». C’est un clair retour de la périphérie au centre. Nous n’avons aucun élément pour affirmer que les deux pèlerins nobles cherchaient tout simplement un prétexte pour visiter la capitale. Il est incontestable qu’un bref séjour à Moscou leur permettait de régler leurs affaires dans les secrétariats et de voir leurs proches et leurs amis, mais présentait aussi une offre religieuse et culturelle assez large. Par contre, les petites villes provinciales choisies par leurs collègues pour leurs pèlerinages ne pouvaient rien offrir d’autre que le sanctuaire. Dans ce dernier cas, c’est-à-dire, dans le cas majoritaire, le motif religieux devait être dominant.

13 Dans presque tous les cas, quand la date de la commémoration du saint et celle du pèlerinage prévu sont connues, on peut mettre en évidence une relation. Dans le cas de sainte Parascève, la seule date de commémoration est le 28 octobre, tandis que la supplique de Semen Ofrosimov fut déposée avant le 26 juillet. Dans le cas de Nicolas de Myra, on peut choisir entre le jour de sa mort (le 9 mai), auquel renvoie la supplique d’Eremej Paškov (déposée avant le 19 mai), et le 6 décembre, le jour du transfert de ses reliques à Bari (voir la supplique d’Ivan Zolotarev, déposée avant le 11 octobre). Il est possible que Jakov Goleniščev-Kutuzov soit parmi les retardataires : il ne déposa sa supplique que le 5 octobre, tandis que la fête de l’icône Korsunskaja était le 9 octobre. Cependant, on ne sait pas si à Toropec on respectait cette dernière date pour célébrer cette icône miraculeuse. Le cas de Dmitrij Tarbeev est moins évident : il déposa sa supplique avec la demande de permission d’aller au monastère de Saint-Kirill avant le 11 mars, tandis que le jour de la commémoration de saint Kirill de Beloozero est le 9 juin. Cependant, même cet intervalle peut-être expliqué. Pour sa correspondance avec Moscou, Tarbeev utilisait les voies de communication praticables en hiver (zimnij put’), et il est possible qu’il ait reçu sa permission avant la saison des mauvaises routes (rasputica). En tout cas, je pense qu’il a dû être bloqué les deux mois suivants et qu’en agissant ainsi, il a pu rejoindre le monastère pour la date solennelle11.

14 En essayant de répondre à la deuxième question et de caractériser les cultes choisis, nous nous heurtons à plusieurs surprises. Tout d’abord, les cultes les plus renommés ne semblaient pas attirer les pèlerins nobles. L’exemple le plus frappant est celui de la Trinité-Saint-Serge qui est totalement absente des vœux des gouverneurs, ce qui les rapproche des Cosaques du Don. L’étatisation du culte de saint Serge, évident au XVIIe siècle, l’a-t-elle rendu moins attirant pour les pèlerins, privilégiés et non privilégiés ? De plus, le pèlerinage à Solovki, qui était le plus pratiqué chez les Cosaques, est aussi absent chez les gouverneurs. Si on se souvient que les trois esclaves et un exilé ont eux aussi choisi Solovki, on ne peut pas éviter l’hypothèse selon laquelle ce pèlerinage revêt

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déjà au XVIIe siècle un caractère protonational. De plus, aucun gouverneur ne choisit le culte d’un saint prince12, bien qu’un tel intérêt semble typique d’une religiosité noble.

15 Il est plus intéressant de classer les cultes en deux groupes : les cultes anciens, établis, et les nouveaux, en formation. Quelques pèlerinages de gouverneurs se réfèrent aux cultes qui se développaient autour des anciens sanctuaires, qui avaient acquis une attractivité interrégionale récente et qui seront par la suite presque abandonnés. Les cultes de l’icône de la Mère de Dieu Toropeckaja-Korsunskaja et le culte de saint Nicolas Gostunskij relèvent de ce groupe. Il est particulièrement intéressant d’observer que les sites de ces deux cultes n’étaient pas monastiques.

16 Comme nous le savons déjà, la demande du pèlerinage à l’icône Korsunskaja à Toropec se trouve dans la supplique de Jakov Goleniščev-Kutuzov. Il s’agit de l’Hodiguitria (Conductrice, Οδηγήτρια), peinte dans la seconde moitié du XIIIe ou dans la première moitié du XIVe siècle, qui se trouvait dans la collégiale de Toropec. Selon la légende, cette icône fut apportée au pays de Novgorod par la princesse de Polock, la fiancée du prince Aleksandr Nevskij. Le Dit (Skazanie) sur cette icône n’apparaît qu’à la fin du XVIIe siècle, au début du XVIIIe siècle. Ainsi, la supplique de Goleniščev-Kutuzov est-elle une des premières preuves de l’attractivité du culte de l’icône à dépasser le cadre local13.

17 Troisièmement, se pose la question épineuse de la relation entre la subculture religieuse de la noblesse moscovite, que nous essayons de reconstruire ici, et l’« orthodoxie populaire ». À notre avis, deux éléments sont ici pertinents : le culte de saint Nicolas et le rôle des images sculptées. L’icône de Saint-Nicolas de Gostuni attira deux pèlerins, Ivan Zolotarev et Semen Loginov. C’était une icône miraculeuse, trouvée à la fin du XVIe siècle près du village de Gostuni, sur la rive droite de l’Oka, entre Lihvin et Belev. En 1506, l’icône fut transportée au Kremlin, où le grand prince Vasilij Vasil’evič édifia pour elle une église. Ivan Fedorov, le fondateur de l’imprimerie moscovite, était alors diacre de cette église. La copie de l’icône resta dans le village de Gostuni14. Évidemment, le culte fonctionnait de manière binaire, l’église du Kremlin, connue de tous les membres de la cour, suscitait l’intérêt pour Gostuni, le site initial du culte, bien qu’on ne pût y trouver que la copie, tandis que l’icône originale se trouvait au Kremlin. On peut dire que pendant les XVIIIe et XIXe siècles ce pèlerinage perd de sa popularité.

18 Il n’est pas facile de dire s’il s’agit ici d’une icône peinte ou d’une image sculptée. On trouve dans les collections des musées des icônes, avec l’iconographie traditionnelle de saint Nicolas et de sa Vita (s žitiem), qui portent le titre de « Saint-Nicolas de Gostuni ». En même temps, nous avons au moins une statue de saint Nicolas, avec l’iconographie traditionnelle de Saint-Nicolas de Možajsk (c’est-à-dire, avec le glaive et avec le modèle de la ville), qui porte le titre de « Saint-Nicolas de Gostuni » (elle provient de l’église de Saint-Nicolas Gostunskij au Kremlin)15. On pourrait même avancer l’hypothèse de l’existence de deux icônes identiques, dont l’une se trouvait à Moscou et l’autre à Gostuni, et de deux sculptures identiques, dont l’une se trouvait à Moscou et l’autre à Gostuni. Le culte initial se développait-il autour d’une sculpture ou autour d’une icône ? La sculpture ou l’icône était-elle au centre du culte au moment du pèlerinage étudié ? Pour le moment, il est difficile de donner une réponse définitive.

19 On peut avancer l’hypothèse selon laquelle l’icône de Saint-Nicolas à Epifan’, mentionnée dans la supplique de Semen Ofrosimov, serait tridimensionnelle. Les témoignages qui se réfèrent à la première moitié du XXe siècle décrivent cette icône

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(obraz) comme grande et « sculptée (reznoj) »16. Les processions avec cette icône considérée comme miraculeuse attiraient les paysans. Bien sûr, tout cela n’est pas pertinent pour le XVIIe siècle, car le caractère du culte a pu changer au cours des XVIIIe et XIXe siècles.

20 Malheureusement, on ne peut dire grand-chose sur la seconde icône que Semen Ofrosimov voulait vénérer, l’icône de Parascève à Venev. Dans la description de la ville, faite après l’incursion des Tatares au XVIIe siècle, on évoque «l’icône de la Parascève Pjatnica (Vendredi) dans un revêtement d’argent, avec le nimbe en filigrane et avec les ménisques ciselés suspendus (v serebrjanom oklade, v skannom vence i s catami basmennymi)»17. Mais l’apparition commune de ces deux saints, saint Nicolas et sainte Parascève, est très significative. Selon A.V. Pigin, la réunion des noms de saint Nicolas, sainte Barbara et sainte Parascève est caractéristique des textes qui se réfèrent à l’« orthodoxie populaire »18.

21 Il est cependant un cas où il s’agit indiscutablement d’un pèlerinage vers une image sculptée. C’est celui de la supplique du panetier Eremej Davydovič Paškov (1688), qui voulait se rendre à l’icône de saint Nicolas au monastère de Radovicy. Selon l’iconographie, le Saint-Nicolas de Radovicy était présenté avec le glaive dans une main et le modèle de la ville dans l’autre (comme Saint-Nicolas de Možajsk). Mais le Saint- Nicolas de Radovicy avait la mitre sur la tête, contrairement au Saint-Nicolas de Možajsk19.

22 Pour autant, il n’est pas simple de mettre un signe égal entre ces quatre pèlerinages et l’« orthodoxie populaire ». Tandis que les historiens de l’art ont beaucoup contribué à l’étude de la sculpture russe médiévale, les jugements des historiens de la religion restent partagés20. Selon l’opinion la plus répandue, la sculpture est un témoignage de la christianisation tardive, une sorte de compromis entre l’orthodoxie et la tradition préchrétienne de la vénération des images sculptées. Il est légitime de se demander si cette explication est suffisante pour comprendre l’intérêt des nobles moscovites. Leur intérêt pour les icônes sculptées pourrait s’expliquer par l’influence de la piété catholique, surtout polonaise, qui acceptait volontiers les images sculptées ; cet intérêt pourrait être interprété dans le cadre de la religiosité noble.

23 Le classement devient encore plus difficile dans le cas où le culte en question est bien documenté. Pour le culte de Saint-Nicolas de Radovicy, nous connaissons une liste de guérisons, observées entre 1619 et 1722, qui contient 266 noms. La majorité des personnes guéries appartient à la paysannerie locale. Nous pourrions dire qu’il s’agit d’un culte local, majoritairement paysan. Mais cela n’empêchait pas les aristocrates moscovites de participer à ce culte. Les nobles préférèrent le rôle de « donateurs », laissant aux paysans le rôle de « témoins » des miraculés21. Nous trouvons parmi les donateurs du monastère la tsarine Natal’ja Kirilovna, le boyard Kirill Naryškin et la tsarine Evdokija Fedorovna (c’est-à-dire, la mère, le grand-père et la première femme de Pierre le Grand), mais aussi sa sœur consanguine Sof’ja Alekseevna et ses parents les Miloslavskie22. L’intégration de ce culte dans la piété de la famille tsarienne et de l’aristocratie moscovite, et le fait que le culte devient connu à Moscou, présupposent sa répression pendant la « réforme de la piété » de Pierre le Grand. En 1722 l’icône sculptée de Radovicy fut confisquée et apportée au saint-synode23. C’est seulement en 1728, dans le cadre d’une « contre-réforme » religieuse, que l’icône fut rendue à Radovicy, accompagnée par une procession solennelle24.

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24 Cette petite recherche ne peut être considérée que comme une première approche du sujet : pour le moment, il est difficile de dire combien de telles pétitions se trouvent encore dans les archives, car les éditeurs de la Description des documents et de papiers, conservés aux archives moscovites du ministère de la justice semblent ne pas indiquer de façon systématique leur présence dans les rouleaux (stolbcy), ainsi, certaines pétitions ne furent retrouvées que par hasard. Malgré cela, on pourrait parler de trois résultats principaux. D’abord, les pèlerins du XVIIe siècle ne se rendaient pas aux mêmes sanctuaires que les pèlerins du XVIIIe siècle étudiés par Christine Worobec25. Deux exceptions cependant, les pèlerinages vers les sanctuaires de Moscou et vers le monastère de Solovki, montrent clairement les cultes avec une dimension panrusse qui se formèrent au XVIIe siècle et qui gardèrent leur importance jusqu’au XXe siècle. Par contre, plusieurs pèlerinages, qu’on peut repérer grâce aux suppliques, étaient liés à des cultes fragiles, qui pouvaient très vite perdre de leur importance pour les croyants.

25 De plus, nous trouvons des églises paroissiales parmi les sites de pèlerinage. Ce n’était possible qu’avant la réforme de Pierre le Grand, qui visa à concentrer les reliques et les icônes vénérées dans les cathédrales et les monastères.

26 Enfin, on pourrait parler avec prudence de nouveaux éléments dans les pèlerinages. C’est notamment le cas du pèlerinage de Semen Ofrosimov à Epifan’, qui conduisait le pèlerin à la frontière du Champ des bécasses (Kulikovo pole). Même la légende de l’icône de Saint-Nicolas d’Epifan’ raconte que cette icône fut trouvée par des guerriers russes revenant après la bataille au Champ des bécasses en 138026. Ainsi, le pèlerinage vers Epifan’ se transformait-il en un voyage vers l’un des principaux « lieux de mémoire » de l’histoire russe27. Il ne s’agit pas pour moi ici de séculariser le pèlerinage de Semen Ofrosimov en le rapprochant du tourisme cultuel moderne. D’ailleurs, ce pèlerinage s’inscrit parfaitement dans le calendrier liturgique, comme la majorité des pèlerinages étudiés. En revanche, il serait très intéressant d’entreprendre une micro-étude de cette famille noble pour savoir si la référence au Champ des bécasses était tout simplement protonationale, ou personnelle.

NOTES

1. Frank Kämpfer, «Verhöre über das Entfernen von Ikonen aus den Kirchen. Ein Vorgang aus dem Moskau des Jahres 1657», in Unser ganzes Leben… Festschrift Fairy von Lilienfeld, Göttingen, 1982, p. 295-302. Je suis reconnaissant à Christine Worobec, Elena Smiljanskaja et Nadežda Pivovarova pour leurs précieuses remarques qui m’ont permis de préciser certains points de cet article. 2. S.V. Rimskij, « Počitanie svjatyh donskimi kazakami [L’adoration des saints par les cosaques du Don] », Problema svjatyh i svjatosti v istorii Rossii. Materialy XX Meždunarodnogo seminara istoričeskih issledovanij « Ot Rima k Tret’emu Rimu ». Problema svjatyh i svjatosti v kontekste istorii i prava [Des saints et de la sainteté dans l’histoire russe. Travaux du XXe séminaire des études historiques « De Rome à la Troisième Rome », Des saints et de la sainteté dans le contexte de l’histoire et du droit], M., 2006,

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p. 217-231. Les chartes étudiées par S. Rimskij furent publiées au début du XXe siècle, mais n’ont pas retenu jusqu’à maintenant l’attention des historiens. 3. Ibid., p. 230. Sur le culte des saints Zosima et Savvatij de Solovki, voir l’édition monumentale des sources et l’étude de S.V. Mineeva, Rukopisnaja tradicija Žitija prep. Zosimy i Savvatija [La tradition manuscrite des Vitae des saints Zosima et Savvatij], t. 1-2, M. : Jazyki slavjanskih kul’tur, 2001. 4. RGADA (Rossijskij gosudarstvennyj arhiv drevnih aktov – Archives russes des actes anciens), f. 210 (Razrjadnyj prikaz), Stolbcy Novgorodskogo stola, n° 239, l. 4b; l. 20; n° 331, l. 96; Stolbcy Sevskogo stola, n° 35, l. 30, 118; n° 63, l. 237; n° 66, l. 334; n° 74, l. 102, 457. 5. «В.г.ц. и в.кн. Иоанну Алексеевичу, Петру Алексеевичу и великой государыне благоверной царевне и великой княжне Софии Алексеевне в. В.и М. и Б. Р. с. бьет челом холоп ваш Еремко Пашков. По вашему великих государей указу я холоп ваш на Епифане воеводою, а обещание у меня, холопа вашего, в Резанском уезде в монастырь к чудотворцу Николе в Радуницы помолитца, а без вашего великих государей указу я, холоп ваш, с Епифани в тот монастырь ехать не смею. Милосердые в.г.ц. и в. кн. Иоанн Алексеевичь, Петр Алексеевичь и великая княжна София Алексеевна в. В.и М. и Б. Р.с., пожалуйте меня, холопа своего, велите, государи, мне холопу своему в тот монастырь для моления отпустить настолько вы, в.г., укажите. Великие государи, смилуйтеся, пожалуйте», RGADA, f. 210, Stolbcy Sevskogo stola, n° 63, l. 237. 6. «По твоему великого государя указу ныне я, холоп твой, в Cтарице воеводою, и волею великого Бога в болезни лежу многие числа, и обещался я, холоп твой, ис Cтарицы ехать в Торопец помолитца образу Пресвятые Богородицы, и ныне у меня, холопа твоего, в Cтарице за твоим великого государя указом у исцов с ответчиками никаких дел нет, а губные дела у меня холопа твоего отняты», RGADA, f. 210, Stolbcy Novgorodskogo stola, n° 239, l. 10-10ver., Supplique de Jakov Ivanov Goleniščev-Kutuzov, avant 5 octobre 1696. 7. L’identification d’Ivan Detkovskij ne va pas de soi. Le noble de Moscou Ivan Detkovskij est évoqué dans le registre de la cour (bojarskaja kniga) 7148 (N 4). Dans le registre de la cour suivant est évoqué un certain Ivan Ivanovič Detkovskij, qui est aussi noble de Moscou. S’agit-il du même personnage? Dans ce cas, Detkovskij revint de son exil sibérien et son grade lui fut restitué. Ivan Ivanovič Detkovskij est-il le fils d’Ivan Detkovskij-l’exilé ? Dans ce cas, on doit reconnaître que le destin de l’exilé reste inconnu. P. Ivanov, Alfavitnye ukazateli familij i lic, upominaemyh v bojarskih knigah [Listes alphabétiques des personnages mentionnés dans les registres de la cour], M., 1853, p. 125. 8. «Сослан был я, холоп твой, в Сибирь за твою государеву опалу и будучи там обещался соловецким чюдотворцам», RGADA, f. 210 (Razrjadnyj prikaz), Stolbcy Belgorodskogo stola, n° 169, l. 197). 9. RGADA, f. 210 (Razrjadnyj prikaz), Stolbcy Belgorodskogo stola, n° 169, l. 199; Stolbcy Belgorodskogo stola, n° 283, l. 274. 10. Sur les pèlerinages en général voir : H.V. Poplavskaja, « Palomničestvo, strannopriimničestvo i počitanie svjatyn’ (po materialam Rjazanskogo kraja) [Le pèlerinage, l’hospitalité et le culte de sanctuaires (selon les données de la région de

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Rjazan’)] », in Pravoslavnaja žizn’ russkih krest’jan XIX-XX vekov. Itogi ètnografičeskih issledovanij [La vie orthodoxe des paysans russes aux XIXe-XXe siècles. Les résultats des études ethnographiques], M., 2001, p. 251-299. 11. La supplique d’Ivan Detkovskij présente le cas le plus complexe. Elle fut reçue vers la fin mai. Pour venir de Moscou à Arhangel’sk ou à Kem’, on devait voyager pendant l’hiver et l’été. Pour atteindre l’archipel de Solovki, il fallait se trouver à Arhangel’sk ou à Kem’ pendant la période de navigation. Ainsi, le commencement de l’été présentait-il le meilleur moment pour ce pèlerinage. Il me semble que dans ce cas la date fut plutôt définie par les contraintes de la communication. 12. Sur les cultes des saints princes voir: Gail Lenhoff, Early Russian Hagiography: The Lives of Prince Fedor the Black (= Slavistische Veröffentlichungen Fachbereich Neuere Fremdsprachliche Philologien der Freien Universität Berlin, Bd: 82), Wiesbaden, 1997. 13. « Prečistomu obrazu Tvoemu poklonjaemsja… » Obrazy Bogomateri v proizvedenijah iz sobranija Russkogo muzeja [« Nous nous inclinons devant Ton image Très-pure… », Les images de la Mère de Dieu dans les collections du Musée Russe), comp. N. Pivovarova, I. Šalina, T. Vilinbahova, A. Mal’ceva, N. Solov’eva, I. Sosnovceva, N. Turcova, M. Fedoseeva, SPb., 1995, p. 181, N 105 ; O.E. Ètingof, Vizantijskie ikony v Rossii [Les icônes byzantines en Russie], M., 2005. L’histoire de cette icône est dramatique : après la révolution d’Octobre, elle fut transférée au musée de Toropec, d’où elle fut envoyée en 1936 au Musée Russe à Leningrad, où elle fut restaurée. À cause de son très mauvais état, elle ne fut pas intégrée dans l’exposition permanente et n’apparaissait pas même aux expositions temporaires. En 2009, après une demande d’un entrepreneur orthodoxe, l’icône Korsunskaja, malgré toutes les protestations des collaborateurs du Musée Russe, fut transférée à l’église du village d’élite de Sapsan, aux environs de Moscou, où elle se trouve aujourd’hui. 14. Arhimandrit Leonid (Kavelin), « Selo Nikolo-Gostunskoe s ego drevnostjami [Le village de Nikolo-Gostunskoe avec ses antiquités] », Čtenija v Obščestve istorii i drevnostej rossijskih, M., 1861, kn. IV, Smes’, p. 187-198. 15. Anna V. Ryndina, «Die “geschnitzte Ikone” im russischen Sakralraum», in Marianne Stößl, éd., Verbotene Bilder: Heiligenfigüren in Russland, München : Hirmer, 2006 (Forschungsheft des Bayrischen Nationalmuseums, 17), p. 110-111.

16. G.N. Мelehova «Krestnye hody Kulikova polja ( XIX-XX vv.) [Les processions au Champ des bécasses aux XIXe-XXe siècles] » http://moseducation.narod.ru/st/melehova/ 003.htm (dernière consultation le 10 décembre 2011). 17. Мelehova, « Krestnye hody Kulikova polja (XIX-XX vv.) ». 18. Le chercheur cite une prière pendant l’accouchement, ainsi que le texte du Dit sur l’icône de Nicolas Thaumaturge, de la Martyre Barbara et de Parascève (A.V. Pigin, « Skazanie o ikone Nikolaja Čudotvorca, Varvary Velikomučenicy i Paraskevy Pjatnicy [Le Dit sur l’icône de Nicolas Thaumaturge, de la Martyre Barbara et de Parascève] »), in: Slovar’ knižnikov i knižnosti Drevnej Rusi. XVII v. [Dictionnaire des bibliophiles et de la littérature de l’Ancienne Rus’], č. 4. T-Ja. Dopolnenija, SPb., 2004, p. 608. 19. Vladimir, arhimandrit, Opisanie Nikolae-Radovickogo monastyrja [Description du monastère de Saint-Nicolas de Radovicy], 2-e izd. Zarajsk, 1882, p. 49-50. 20. Voir : N.N. Pomerancev, S.I. Maslenicyn, Russkaja derevjannaja skul’ptura [La Sculpture russe sur bois], M., Izobrazitel’noe iskusstvo, 1994; T.M. Kol’cova, Reznye ikonostasy i derevjannaja skul’ptura Russkogo Severa. Katalog vystavki [Les iconostases

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sculptées et la sculpture en bois de la Russie du Nord, Catalogue de l’exposition], Arhangel’sk, M., 1995; Antonina I. Mordvinova, Derevjannaja cerkovnaja skul’ptura v Čuvašii XVI-načala XX v. Avtoreferat… kandidata iskusstvovedenija [La sculpture religieuse tchouvache en bois, du XVIe jusqu’au commencement du XXe siècle), M., 2004; Stößl, éd., Verbotene Bilder. Heiligenfigüren in Russland. 21. Vladimir, arhimandrit, Opisanie Nikolae-Radovickogo monastyrja, p. 1-47. 22. Ibid., p. 7-8, 57. 23. A.S. Lavrov, Koldovstvo i religija v Rossiii, 1700-1740 [Sorcellerie et religion en Russie, 1700-1740], M., 2000, p. 418, 443. 24. Marianne Stössl, «Hinführung», in Stößl, éd., Verbotene Bilder. Heiligenfigüren in Russland, p. 81, 85. Après la fermeture du monastère de Saint-Nicolas de Radovicy en 1935, l’image se retrouve dans l’église de Sainte-Parascève dans le village de Tugoles (district de Šatura) où elle est vénérée par les croyants. Ainsi, c’est le seul culte parmi ceux étudiés à avoir garder sa popularité jusqu’à maintenant. Poplavskaja, « Palomničestvo, strannopriimničestvo i počitanie svjatyn’ », p. 255-260 ; M. Stössl, « Plastische Heiligenbilder in nachsowjetischer Zeit », in Stößl, éd., Verbotene Bilder. Heiligenfigüren in Russland, p. 238 ; Mixail Syrčin, « Obraz Svjatitelja i Čudotvorca Nikolaja, imenuemyj Radovickim [L’image du saint thaumaturge Nikolaj, nommé Radovickij] », Žurnal Moskovskoj Patriarhii, 1992, n 7, p. 35. 25. Christine D. Worobec, “Miraculous Healings”, in Mark D. Steinberg and Heather J. Coleman, éds., Sacred Stories: Religion and Spirituality in Modern Russia, Bloomington : Indiana University Press, 2007, p. 22-43. 26. Il est intéressant que la collégiale à Epifan’, où se trouvait l’icône, soit mentionnée pour la première fois en 1685 (Мelehova, «Krestnye hody Kulikova polja»). S’agissait-il aussi d’un culte relativement nouveau ? 27. Voir : Andrej E.Petrov, « Èvoljucija pamjati o Kulikovskoj bitve 1380 g. v épohu stanovlenija moskovskogo samoderžavija (rubež XV-XVI vv.) : k voprosu o momente transformacii vosprijatija “mesta pamjati” [L’évolution de la mémoire de la bataille du Champ des bécasses en 1380 à l’époque de la formation de l’autocratie moscovite (fin du XVe-début du XVIe siècle) : sur la question du moment de la transformation de la perception du “lieu de mémoire”] », Istoričeskie zapiski, vyp. 7 (125), M., 2004, p. 35-56 ; et aussi : « La mémoire de la bataille de Kulikovo dans l’idéologie de l’État russe des XVe- XVIe siècles », Cahiers du Monde russe et soviétique, 46 (1-2), 2005, p. 305-325.

RÉSUMÉS

Les sources sur lesquelles s’appuie cet article sont relativement peu connues, voire inconnues du milieu scientifique. À ce que nous en savons, les requêtes que soumettaient les gouverneurs pour obtenir l’autorisation de laisser pour un temps les devoirs qui leur avaient été confiés, dans le but d’accomplir un pèlerinage vers le lieu saint de leur choix, n’ont jamais attiré l’attention des chercheurs spécialistes de la religiosité russe. Rédigées selon un formulaire type, ces requêtes

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sont avares de détails sur les raisons du choix et le caractère du vœu. Cependant, grâce à ces documents, nous disposons presque toujours de données sur le rang du requérant et l’époque du pèlerinage, détail important par rapport au calendrier liturgique. Pour autant, la part étudiée de ces requêtes ne constitue vraisemblablement qu’une fraction de ce que recèlent les fonds de la chancellerie et il semblerait prématuré de tirer des conclusions à ce stade de la recherche.

The construction of Holy Russia: Muscovite governors’ pilgrimages in the seventeenth century This article examines sources that have never attracted scholarly attention, i.e., the petitions of Muscovite governors who asked for permission to leave their duties and go on a pilgrimage to a holy site. These petitions have a strictly formalized structure. They contain laconic data about the reasons governing the choice of shrines and about the nature of the petitioners’ vows. They do, however, provide information on the ranks of the petitioners and the times of year when the pilgrimages were to take place. Even the smallest detail is important with regard to the liturgical calendar. However, the petitions studied so far are but a small fraction of the number of petitions held in the archives of the Military Chancellery. It is therefore impossible to make generalized conclusions at this stage of research.

AUTEUR

ALEKSANDR LAVROV Université de Paris IV

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Les résurgences, entre les textes et les images

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Fedor Buslaev (1818-1897) À l’origine de l’histoire de l’art médiéval russe Fëdor Buslaev (1818-1897), the father of the history of medieval Russian art

Olga Medvedkova

1 Au XIXe siècle, le discours sur l’art national d’avant les réformes de Pierre le Grand intervint dans l’espace public russe et devint, pour au moins un siècle, l’une des principales composantes de la construction identitaire. D’abord résidu obsolète, produit provincial d’un peuple non éduqué, cet art national se transforma progressivement, aux yeux des élites russes, en une preuve de la capacité de leur peuple à rester fidèle aux origines du christianisme. Au début du XXe siècle, sous la plume de certains auteurs, l’histoire de l’icône russe – qui avait conservé les types iconographiques byzantins, voire paléochrétiens – prit l’allure d’une utopie esthétique et spirituelle. La codification stricte des procédés artistiques utilisés dans cet art, obéissant aux règles ancestrales, exemplifia la pureté primitive du « peuple russe ». Dès lors, le nationalisme russe prit possession de l’art médiéval russe en le transformant en outil d’enfermement antioccidental, spécifique pour la variante russe de l’idéologie du « peuple élu ».

2 Pourtant, à ses origines, le discours sur l’art médiéval russe venait des milieux des élites universitaires d’origine souvent noble et d’orientation plutôt occidentaliste. C’est en effet au sein de l’université de Moscou que parut, en 1807, la première revue1 comportant des articles consacrés à l’art médiéval russe, éditée par Johann Gottlieb Buhle, venu de Göttingen et que l’on connaît surtout pour son histoire de la philosophie allemande jusqu’à Kant2. Buhle fut influencé par son professeur Ignazio Fiorillo qui fut également celui de Wackenroder, de Tieck et de von Rumohr. Il était nourri de cette « religion romantique » allemande selon laquelle tout est histoire : chaque chose et chaque être n’a pas seulement une histoire, il est le fruit de son histoire, de son développement (Entwicklung). Pour comprendre un peuple (Volk), il faut comprendre son histoire. L’art, en parole et en image, est l’une des principales expressions de chaque peuple. Ainsi, il n’y a pas de meilleur moyen pour comprendre l’âme du peuple (Volksgeist, à quoi correspond narodnost’ dans les textes russes), que d’étudier l’art qu’il avait engendré. L’histoire d’un peuple devient donc moins son histoire politique ou

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militaire que celle de son art, dérivé de sa religion. Cette histoire exige les mêmes méthodes scientifiques que toute autre histoire et doit s’appuyer sur l’étude critique des sources. Elle a toute sa place parmi les autres disciplines historiques.

3 À partir de cet ensemble d’idées, Buhle commença à s’intéresser à l’art russe médiéval3. Mon objet […] est de détruire le préjugé commun en Europe par lequel on est généralement persuadé que les arts n’ont commencé à fleurir en Russie que depuis le règne de Pierre le Grand. Il résultera des recherches que je présente ici, que dès le 13e siècle, l’art de la peinture avoit fait de grands progrès en Russie, que les peintres de cette nation étoient alors rivaux des artistes grecs de Constantinople, et laissoient loin derrière eux ceux des autres nations européennes.4

4 Dans le même article, Buhle affirmait l’existence, chez les Russes, d’un « génie national » qui s’était manifesté à l’époque médiévale et ne leur fut enlevé ensuite qu’à cause du « malheur des temps ». Ce « génie » ne fut en rien inférieur à celui des artistes byzantins que les Russes, leurs élèves, avaient bientôt surpassés.

5 En continuité avec les recherches de Buhle, c’est toujours au sein de l’université de Moscou que l’art russe médiéval devint en Russie une discipline historique à part entière, s’incarnant dans la personne et dans l’œuvre de Fedor Buslaev5, professeur, linguiste, premier historien de l’art russe au sens propre, véritable artisan de la découverte des « primitifs russes », créateur de l’école dite iconographique, celle qui, selon une formule postérieure, « considère les types, en recherche l’origine et la signification […] »6. Aucun de ses écrits ne fut jamais traduit. Si l’Europe reçut néanmoins l’héritage de Buslaev, c’est grâce aux travaux de son élève Nikodim Kondakov (1844-1925)7 dont les travaux furent, dès 1886, traduits en langue française8 et qui connut après son émigration une renommée internationale. Plus tard, c’est son élève André Grabar9 qui développa nombre de ses hypothèses.

6 Dans cet article, nous voudrions insister sur le rôle de Buslaev dans la découverte de l’art russe national et sur l’importance de ses intuitions en l’introduisant dans le dossier consacré à l’« Invention de la Sainte Russie ». Tout en avançant sur les territoires à la fois inconnus et chargés de passions, il sut rester libre de toute construction dogmatique. De fait, il n’y a, dans l’œuvre de Buslaev, aucune « formule » idéologique concernant la « Sainte Russie ». En revanche, une quantité remarquable de réflexions pionnières fournissent des éléments pour l’histoire même de cette notion. Il nous semble qu’il serait impossible d’écrire cette histoire sans une lecture préalable du corpus buslaevien. En tentant donc de dresser, d’abord, le portrait de l’historien, nous nous arrêterons ensuite sur deux de ses essais publiés en 1861 dans le volume 2 du recueil intitulé Essais historiques sur la littérature et l’art russe populaire10 qui, dans l’optique qui est ici la nôtre, nous semblent particulièrement fondateurs. Le premier, intitulé « Novgorod et Moscou »11 expose le fondement de la construction identitaire « du lieu saint » qui tire sa légitimité de la présence dans ce lieu des reliques ou des objets qui fonctionnent comme telles. Le second, « La barbe russe »12, démontre le processus de la création iconographique de la « sainteté russe ».

Portrait de l’historien

7 Pour ce faire, les Mémoires13 que Buslaev dicta à la fin de sa vie nous seront de la toute première utilité. Ce texte, l’un des plus beaux parmi les Mémoires publiés en langue russe au XIXe siècle, serait digne d’une traduction. Il en ressort une personnalité au

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charme rare en Russie. Car il ne s’agit ici ni d’un « penseur » ardent, ni d’un personnage politique, ni d’un homme de pouvoir. Fidèle à sa génération – celle « des années 40 », de Herzen et de Turgenev14 –, profondément touché par le romantisme allemand, Buslaev y raconta sa vie en s’appuyant sur trois notions-clés : civilisation (civilizacija), développement (razvitie), instruction (obrazovanie), qui furent aussi les notions-clés de son œuvre d’historien. La dernière de ces trois notions se dotait d’une nuance originale dans le contexte russe. Depuis l’époque des réformes pétroviennes, la noblesse en Russie adhérait progressivement à la tradition de la pensée politique et morale qui voyait le fondement de l’aristocratie dans l’idée de l’éducation. Cette dernière était considérée, à la fois, comme un privilège et comme un devoir de la noblesse face au « peuple ». Dans le contexte du nouveau paradigme social qui se créait dans la Russie des années 1860, l’idée de la « culture », comme prérogative et devoir, fut récupérée par « les couches instruites de la société » (obrazovannye sloi obščestva), la future intelligentsia, dont la noblesse et les universitaires faisaient partie. Au XVIIIe siècle, la noblesse représentait dans son pays la culture universelle fondée sur l’antiquité gréco- romaine. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, « les couches instruites de la société » percevaient, de plus en plus, la nécessité de se pénétrer de la culture médiévale, nationale et populaire. Ce que les Russes ne laissaient parfois que deviner, les Britanniques le disaient clairement : l’ensemble d’idées que l’on vient d’évoquer fut clairement articulé dans les conférences données en 1870 à Oxford par John Ruskin, d’un an seulement le cadet de Buslaev15.

8 Bien que, dans ses Mémoires, Buslaev fournisse toute une collection de souvenirs et de détails à propos de toutes sortes de choses, c’est surtout la naissance et la formation d’une personnalité – la sienne –, qu’il étudie, en dehors de tout narcissisme, avec une intensité exceptionnelle et un sérieux qui n’empêche ni l’humour ni le sens de l’absurde. Cette personnalité, cet être qui va surgir et se développer au fil de ses souvenirs, dans sa façon particulière de sentir, de penser et d’agir, est un être culturel par excellence, éloigné de toute préoccupation (matérielle, politique et philosophique, dans le sens doctrinaire ou dogmatique) autre que la tâche culturelle. Non seulement il la poursuit comme un idéal, mais il la vit au jour le jour, tout au long de sa vie, aussi discrète, studieuse et « ordinaire » qu’elle puisse paraître. Dans le quotidien de cet étudiant, précepteur, voyageur, puis jeune professeur, chaque lecture est un événement, chaque rencontre avec une œuvre d’art est une révolution, comparable à une révolution naturelle. « Hier, ce fut l’un des jours les plus remarquables de toute ma vie : j’ai terminé la Divine Comédie de Dante », cite-t-il dans ses Mémoires, d’après son journal rédigé en Italie à l’âge de vingt-trois ans16. Est-ce un hasard si les Mémoires de ce professeur et académicien n’embrassent que ses années de formation intellectuelle (umstvennoe razvitie), d’études et de voyages, ces derniers, primordiaux, rendus possible grâce au comte Sergej Stroganov, dont la mort clôt les Mémoires ? À eux deux, Stroganov et Buslaev semblent incarner l’idéal ruskinien d’une élite éduquée, pénétrée des valeurs artistiques nationales et populaires, passées par le filtre de la culture universelle qui leur donne leur véritable place. Chez Buslaev, en effet, ces deux aspects furent inséparables. Sans la lecture passionnée d’Homère et de Dante, sans la connaissance d’une dizaine de langues anciennes et modernes, sans l’étude assidue de l’art européen de l’Antiquité, du Moyen Âge et de la Renaissance, il n’aurait jamais deviné le potentiel que recelait l’art russe médiéval.

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Les années d’études

9 Buslaev naquit le 13 avril 1818 à Kerensk, dans le gouvernement de Penza, dans une famille de la petite noblesse ruinée. Après le déménagement à Penza, le garçon fréquenta le gymnase où Vissarion Belinskij (1811-1848) enseignait alors le russe. Rapidement, Fedor apprit l’allemand et se mit à lire tout ce qu’il trouvait sous la main. À l’âge de seize ans, il passa l’examen d’entrée à l’université de Moscou, qui exigeait une connaissance préalable du grec et du latin – plusieurs enseignements y étaient encore donnés en latin –, et devint, pour quatre ans (1834-1838), étudiant, interne et boursier (kazennokoštnyj), à la faculté des lettres du département philosophique. Solov’ev, Leont’ev, Kavelin, Kalačev, qui devaient ensuite faire époque dans l’histoire et les lettres russes, faisaient leurs études à ses côtés.

10 À l’université, Buslaev étudia le français, le polonais, le sanscrit et l’hébreu. Parmi ses professeurs, se distinguait alors Ivan Davydov (1794-1863), auteur de l’ouvrage sur Francis Bacon. Bien qu’appartenant encore à l’ancienne école et préférant la théorie (la rhétorique et la poétique) à l’histoire, il conseilla à Buslaev de lire Wilhelm von Humboldt qui eut sur le jeune prodige une influence indélébile. Stepan Ševyrev (1806-1864) – membre du cercle des « jeunes gens des archives » (arhivnye junoši), traducteur de Tieck et de Wackenroder, créateur de Moskovskij vestnik et spécialiste de Dante – enseignait à l’université depuis 1832, dès son retour d’Italie. Ses cours étaient consacrés à l’histoire de la poésie (histoire et non esthétique, précisait Buslaev). Il donnait aussi un cours sur les strates littéraire et vulgaire (prostonarodnyj) de la langue russe, un autre sur les origines populaires des épopées homériques, en comparant ces dernières aux récits épiques russes (byliny), et un autre encore sur l’histoire de la littérature russe, essentiellement fondée sur des sources manuscrites. L’importance de Mihail Pogodin17 (1800-1875), historien, paléographe et archéologue, éditeur de Moskovskij vestnik et de Moskvitjanin, secrétaire de la Société d’Histoire et des Antiquités Russes (Obščesto Istorii i Drevnostej Rossijskih) fut plus grande encore. De 1826 à 1844, il fut en charge, à l’université, du cours d’histoire universelle et, à partir de 1835, du cours d’histoire russe. Ce fut Pogodin qui, en utilisant les pièces de sa propre collection (Drevlehranilišče), apprit à Buslaev à lire les manuscrits médiévaux russes. Ce fut le même Pogodin qui l’initia à la lecture de Jacob Grimm, qui fut une véritable « révélation ». Tout au long de sa vie, Buslaev considéra Grimm comme l’un de ses principaux maîtres à penser. Grimm lui fit comprendre, avouait-il, que « chaque mot exprimait initialement une impression visuelle et ne se transformait qu’ensuite en signe conventionnel d’une notion abstraite »18. La parole et l’image dérivaient donc de la même source et avaient la même nature et le même passé : l’historien des époques éloignées ne pouvait comprendre l’une sans l’autre.

11 En 1838, Buslaev termina ses études et entra comme précepteur dans la famille du maréchal et baron Lev Karlovič Bode. Aux enfants Bode, Buslaev enseigna l’italien en leur lisant Dante. Mais il leur lisait aussi les œuvres de l’historien de l’art français Alexis François Rio (1797-1874)19, cet élève de Schelling et lecteur passionné des Italienische Forschungen de von Rumohr20.

12 Pour Rio, l’art médiéval, spirituel et populaire, était supérieur à celui de la Renaissance, réduit à l’imitation de la nature. L’artiste médiéval était le créateur des types idéaux qui se fondaient sur les types antiques (le type de la Vierge, par exemple, sur celui de Minerve) mais qui reflétaient le nouveau contenu spirituel ainsi que le nouveau

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fonctionnement des œuvres. Rio décrivait ce fonctionnement (par exemple, celui des images miraculeuses) en s’appuyant sur les « légendes populaires », auparavant méprisées par les historiens (comme en général par les hommes cultivés en tant que manifestations de la superstition)21. L’introduction de la « légende de l’œuvre » dans le corpus des sources utilisées par l’historien pour la compréhension de son fonctionnement fut sans doute l’une des découvertes de Rio les plus importantes pour l’œuvre future de son jeune lecteur russe.

Le maître à penser

13 Autant Buslaev aimait vivre chez Bode, autant il détesta son « séjour » d’un an au 3e gymnase de Moscou. Par chance, une place de précepteur se présenta de nouveau, cette fois-ci chez les Stroganov. En la personne du comte, Buslaev trouva un maître à penser.

14 Buslaev rencontra le comte Sergej Grigor’evic Stroganov (1794-1882), en 1839. Il était l’héritier de l’une des plus riches familles de marchands et d’industriels du Nord de la Russie, anoblie par Pierre le Grand en 172222. Dans sa jeunesse, il participa aux principales batailles contre l’armée napoléonienne, ainsi qu’à la campagne de 1812. Il devint ensuite homme d’État : membre du conseil d’État, curateur de l’Académie (popečitel’ Moskovskogo učebnogo okruga) (1835-1847) et de l’université de Moscou.

15 Pendant son séjour à Paris en 1813-1814, Stroganov avait admiré aussi bien les collections réunies par Napoléon que l’industrie française contemporaine et avait conclu que l’essor de celle-ci était la conséquence d’un grand nombre d’écoles gratuites de dessin. Il en déduisit que pour développer l’industrie nationale il fallait offrir aux ouvriers russes un enseignement artistique. En 1824, en réponse à l’introduction en Russie du tarif libre-échangiste de 1819 qui permettait l’importation libre des produits industriels étrangers, Stroganov déposa au gouvernement d’Aleksandr Ier le projet intitulé « Les écoles de dessin dans leur rapport aux arts et aux métiers ». Les écoles devaient accueillir les enfants de dix à seize ans, ainsi que les ouvriers, deux fois par semaine. On devait dessiner essentiellement d’après les académies et les gravures européennes. Les professeurs étaient choisis parmi les étrangers. Ce projet ne fonctionna guère. Quand, un an plus tard, Stroganov ouvrit une école de dessin à ses propres frais, la future célèbre Stroganovka23, il se tourna vers d’autres modèles qui, cette fois-ci, provenaient du passé médiéval russe24.

16 Ce tournant était logique. Comme d’autres membres de sa famille25, le comte fut un collectionneur passionné des antiquités grecques et romaines, mais aussi des œuvres des Primitifs italiens. De là, il étendit son amour aux « antiquités russes », à l’art des icônes et à l’architecture russe et byzantine26. C’était d’autant plus naturel pour un Stroganov que sa famille avait possédé dans le passé des ateliers d’icônes et de broderies qui avaient donné leur nom à toute une école de l’art russe du XVIIe siècle27.

17 Les objets de sa collection lui servaient d’objets d’études28, y compris les antiquités russes encore si peu explorées. C’est dans ce domaine que son autorité s’imposa. Ainsi devint-il président de la Société d’Histoire et des Antiquités Russes. Pendant douze ans, il resta par ailleurs à la tête de la commission qui s’occupa de la construction de l’église Saint-Sauveur de Moscou et c’est à architecte de celle-ci, Konstantin Ton, qu’il dédia

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plus tard, en 1849, son ouvrage pionnier consacré à l’église Saint-Dmitri de Thessalonique construite à Vladimir à la fin du XIIe siècle29.

18 Selon Stroganov, cette église appartenait à l’école « lombarde », terme utilisé à cette époque par l’archéologie occidentale. Ce terme décrivait l’architecture du Nord de l’Italie, il traversa les Alpes et passa en France, en Suisse et dans les pays rhénans. On la percevait alors comme un mélange d’éléments aussi bien romans que byzantins30, sorte de « pêle-mêle des anciennes semences qui fit lever une végétation originale »31. Par son association avec l’école « lombarde », Stroganov rapprochait l’architecture russe ancienne de l’histoire de l’architecture médiévale en Occident, la faisant sortir de son enfermement byzantin, si communément méprisé. Il procédait, par ailleurs, selon toutes les règles de l’archéologie médiévale occidentale, en fondant ses conclusions sur les témoignages des chroniques grecques et russes ainsi que sur des documents iconographiques d’une ampleur étonnante, spécialement concernant le culte de saint Dimitri en Grèce et en Russie ainsi que le transport de ses reliques à Vladimir. Une vingtaine d’années plus tard, il allait opposer une critique vigoureuse à Viollet-le-Duc qui opérait l’enfermement de l’architecture russe médiévale dans les limites d’un Orient improbable32.

Les années de voyages

19 C’est avec la famille Stroganov qu’en 1839 Buslaev partit vers l’Europe. Il se souvenait de ce voyage comme d’« une fête perpétuelle ». Durant deux ans, sous l’emprise d’une véritable passion, il tâcha de « tout voir, tout sentir, tout vivre, remplir l’esprit et l’imagination », afin de « se recréer, se réformer »33. Il en allait pour lui comme d’un exploit guerrier ou sportif, exprimé avec des accents cicéroniens. Ainsi, en traversant l’Europe, il n’avait rien remarqué de ses beautés naturelles : il voyagea, d’un monument à l’autre, d’un musée à l’autre, les yeux plongés dans les livres. Avant de partir, il s’était muni du manuel de Karl Gottfried Müller (1797-1840)34, professeur à Göttingen, qui avait été parmi les premiers à étudier l’art dans ses rapports avec la mythologie. Il lut aussi bien Winckelmann que Franz Theodore Kugler (1808-1858), poète et historien berlinois, auteur d’une histoire de l’art dont une grande partie était consacrée aux formes symboliques dans l’art paléochrétien et byzantin, à ses rapports avec l’antiquité, aux Primitifs italiens et particulièrement à l’école siennoise35.

20 À Leipzig, Buslaev passa deux semaines à l’université et à Dresde il fréquenta l’université pendant un mois entier. Au musée de Dresde, il tenta également de s’initier à la sculpture antique. Ce fut ensuite un long séjour à Naples et à Rome, où l’étude de l’art antique se fit au contact de la colonie des peintres russes (le graveur Jordans, les peintres Ivanov et Bruni), des savants et des archéologues qu’il rencontrait souvent par hasard dans les musées et les galeries. Le musée Bourbon, où il avait l’habitude de passer tout son temps libre à Naples, devint pour lui une véritable école d’histoire, grâce à ses collections d’objets de la vie quotidienne. Son sentiment de pénétration dans le passé se renforça encore à Pompéi et à Herculanum.

21 Ses voyages postérieurs en Europe furent moins poétiques et plus professionnellement ciblés. Mais ils furent toujours aussi passionnément voués à l’étude de l’art. En 1864, il alla à Berlin, à Paris et à Florence, pour étudier – au contact des meilleurs historiens de son époque – l’iconographie de l’art byzantin, roman et gothique. À Berlin, il rencontra alors Karl Wilhelm Ferdinand Piper (1811-1889) et fréquenta son musée d’art chrétien

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ainsi que ses cours de « théologie monumentale » que ce dernier enseignait en développant l’idée de l’influence de l’art païen sur la création de l’iconographie chrétienne36. Il rencontra aussi Gustav Friedrich Waagen (1794-1868) qui venait de publier son catalogue de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg37 et sur le conseil duquel Buslaev se pencha sur l’étude des Primitifs néerlandais. À Paris, il fréquenta Adolphe- Napoléon Didron (1806-1867), principal spécialiste français de l’iconographie chrétienne dont il avait déjà lu l’Histoire de Dieu et le Guide du peintre38. Ce dernier ouvrage ne fut pas moins important pour Buslaev que celui de Rio. En 1870, Buslaev visita Strasbourg : il y apprit que le manuscrit Hortus Deliciarum qu’il voulait voir venait de brûler. Il se rendit alors en Italie et y étudia des manuscrits médiévaux à Milan et des mosaïques à Ravenne. En 1874, de nouveau, comme dans sa jeunesse, il passa une année entière à Rome dans la maison des Stroganov en donnant des cours au petit-fils du comte Sergej. « De même que Kerensk est la patrie de mon être physique, Rome est la patrie de mon être spirituel », affirmait-il à la fin de sa vie39.

22 Si Rome lui remplaça sa patrie, la famille du comte Stroganov fut sans doute sa famille d’accueil. Ce n’est qu’en 1846 qu’il quitta sa maison en épousant Anna Alekseevna Sirotinina. Cette même année, il remplaça Davydov à l’université. Il continua à fréquenter le comte, lui servant de secrétaire, relisant ses écrits, notamment son livre sur Saint-Dimitri de Vladimir. Dans les années 1847-1857, pour s’être opposé au projet de nouveau règlement de l’université d’Uvarov, Stroganov tomba en disgrâce ; son amitié avec Buslaev n’en devint que plus intense. Quand, en 1859, la cour le rappela en le nommant précepteur du grand duc Nikolaj Aleksandrovič (c’était au tour du comte de devenir précepteur !), Stroganov emmena Buslaev avec lui pour qu’il enseigne l’histoire russe à l’héritier. De nouveau, Buslaev habita la maison du comte. En 1861 il termina et publia à Pétersbourg ses Essais historiques sur la littérature et l’art russe populaire. À son retour à Moscou, comme pour se récompenser de ses longues études de documents russes – passionnants, certes, mais, laissait-il entendre, esthétiquement un peu décevants –, il donna, pendant trois années, un cours sur Dante. En 1864, il devint le secrétaire de la Société de l’histoire de l’art médiéval russe, créée auprès du Musée Rumjancev. En 1866, le premier recueil publié par cette société ne comportait pas moins de dix articles de Buslaev sur l’histoire de la peinture dans la Russie ancienne, comparée à l’iconographie de l’art chrétien en Occident. Désormais, sa vie était ponctuée par ses recherches et ses publications, ainsi que par des récompenses académiques dont il ne parle presque pas dans ses Mémoires. On n’y trouve pas non plus de détails sur l’avancement de sa carrière. Tous ces protocoles, rapports, résolutions et autres papiers bureaucratiques étaient toujours pour moi écrits en langue de bois (tarabarskaja gramota) et je ne me suis jamais laissé tenter par un honneur administratif, par le poste de doyen ou de recteur, étant pleinement satisfait par le seul titre de professeur, responsable uniquement de moi-même et ne voulant rien savoir d’autre.40

Les mots et les images

23 En se souvenant du moment où, jeune homme, il disait adieu à Rome, il écrivait : Sans doute, depuis ce temps, mon âme fut marquée – profondément et fortement – par un sentiment d’inquiétude et d’insatisfaction, de soif d’un bonheur que je n’ai pas eu le temps de goûter pleinement.41

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24 La Russie n’offrait rien de comparable. Bien sûr, il y avait en Russie des musées, des collections, mais ce qu’il aimait en Italie c’était autre chose. Toute la ville est un musée, écrivait-il à propos de Florence, et toute cette magnificence artistique n’est pas importée de l’étranger, comme à l’Ermitage à Saint-Pétersbourg ou au Louvre à Paris, elle appartient à cette terre.42

25 Écrire sur l’art antique ou européen en vivant en Russie lui parut impossible. Il tenta de le faire en consacrant – en bon lecteur de Rio – l’un de ses premiers articles aux types féminins dans les sculptures des déesses grecques43. Mais il abandonna aussitôt. Il fallut attendre le moment quand, en Russie même, il découvrit un domaine artistique originel (domoroščennoe iskusstvo).

26 En attendant, il se consacra à la langue. La théorie de Jacob Grimm lui servit de flambeau. En reliant le mot à l’image, elle aida Buslaev à dresser un pont entre l’histoire de l’art et la grammaire. La langue russe m’est apparue comme un immense bâtiment, qui se construisait, se reconstruisait et s’achevait avec une foule d’aménagements, durant des millénaires, dans le genre, par exemple, de la Santa Maria Maggiore, dont les parties les plus anciennes remontent au Ve siècle et les parties les plus récentes sont de notre époque. En me promenant sur les rives du golfe de Gascogne, je restaurais dans mon imagination les ruines des temples antiques ; maintenant, avec la même passion, je restaurais les formes anciennes de la langue russe, détériorées par le temps.44

27 Ainsi, pour son doctorat soutenu en 1848, il choisit d’étudier l’influence du christianisme sur la langue slave, en analysant le plus ancien manuscrit en cyrillique, celui de l’Évangile d’Ostromir45 et en comparant, plus généralement, les traductions bibliques en slavon aux traductions en allemand médiéval46. Dix ans plus tard, il publia son Essai de grammaire historique de la langue russe47 – la première depuis Vostokov et Greč –, tout à fait dans l’esprit de la Deutsche Grammatik de Grimm 48. En effet, Buslaev fonda ses recherches linguistiques sur l’étude des textes médiévaux, pour la plupart de nature religieuse, qu’il publia ensuite dans une série d’anthologies commentées.

28 Pour ce faire, il se mit à collectionner les manuscrits ; à l’époque, rares étaient ceux qui s’y intéressaient et le jeune linguiste les achetait au marché pour trois sous. Il se sentit vite attiré par les images dont la plupart de ces manuscrits étaient ornés. Il me semblait que ne pas prendre en considération les miniatures, ne pas les analyser de manière scientifique aurait signifié ne pas saisir ce que le scripteur (pisec) offrait à ses lecteurs ; c’était triste de se sentir attardé dans son éducation esthétique d’homme du XIXe siècle devant un lettré astucieux de la Russie prépétrovienne.49

29 De plus en plus, l’étude des miniatures se trouvait au centre de ses intérêts. Il les analysait en rapport avec le texte qu’elles expliquaient et qu’elles complétaient en lui servant de « lieu de mémoire ». Ce lien intime avec les mots qu’il découvrit grâce à Grimm lui offrait un puissant outil de déchiffrement des images.

L’Orient et l’Occident

30 Parmi les manuscrits qu’il accumula, étudia et publia, il y avait des manuels d’iconographie, ou, comme on les appelait en Russie, des Prototypes des icônes (Ikonopisnye podlenniki). Dès 1845, Didron en publia un, trouvé au mont Athos50. Comme pour tant d’autres romantiques de sa génération, le voyage en Grèce se transforma

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pour Didron en voyage dans l’histoire. Profondément saisi par l’exactitude avec laquelle les artistes grecs de son temps reproduisaient les prototypes anciens, il se croyait comme transféré par miracle dans l’atelier d’un artiste médiéval. En découvrant ensuite le manuscrit du manuel d’iconographie signé par le peintre grec Denys, moine de Fourna (Furnoagraphiote), Didron crut avoir trouvé la clé de tous les mystères de l’art médiéval. Grâce à ce manuel qu’il data du XVIe siècle, il pensa pouvoir reconstruire les prototypes iconographiques perdus et, tout spécialement, les prototypes des œuvres occidentales dont il ne restait rien. Pour l’iconographie byzantine, cet ouvrage est d’une importance capitale. […] Pour l’iconographie latine et même gothique de nos contrées, il est d’une valeur réelle évidente. En effet, entre l’Église grecque et l’Église latine, les relations ont été fréquentes. Jusqu’au schisme, les deux communions n’en faisaient qu’une ; après la séparation, les échanges détournés, directs même, ont été nombreux. En fait d’art, nous avons trouvé de singulières analogies entre la cathédrale de Chartres ou celle de Reims et les églises de Saint-Luc de Livadie…51

31 Dans l’avenir, Didron projetait soumettre ces analogies à une expertise historique. Après l’avoir lu [le Guide du peintre] et l’avoir comparé aux nombreuses statues et figures qui décorent les voussures et les fenêtres de nos cathédrales, on saura réellement ce que l’iconographie grecque a pu donner à la nôtre ; on connaîtra le nombre et la mesure des emprunts que nous avons pu faire à l’art byzantin.52

32 Pour Buslaev la découverte de Didron fut un événement décisif. Pour comprendre le sens perdu des images russes, ces guides – dont les archives russes étaient encore plus riches – étaient essentiels. Mais, par-dessus tout, c’est la méthode de Didron que Buslaev utilisa et qu’il décrivit plus tard comme une « méthode de comparaisons historiques » (sravnitel’no-istoričeskij metod). Ce fut un cas de transfert paradoxal entre la science historique européenne et russe: la grille de lecture des œuvres anciennes, issues de la tradition vivante de la culture patriarcale de l’Orient chrétien, fut découverte par un historien français pour les besoins de l’histoire de l’art occidental et c’est seulement après, déjà approuvée comme un outil de travail par la science archéologique européenne, qu’elle fut reçue et utilisée par la science russe.

33 De fait, tout comme Didron, Buslaev était persuadé de la nécessité de croiser les sources occidentales et orientales, car, tout comme Didron, il croyait en l’unité de l’art chrétien, fondée aussi bien sur les origines communes (notamment antiques et paléochrétiennes) que sur les multiples relations qui se tissaient entre les deux Églises. Si Didron cherchait dans l’iconographie byzantine la clé pour décrypter l’art chrétien occidental, Buslaev puisait dans l’art médiéval de l’Occident les éléments pour déchiffrer les sources russes souvent tardives, pour lesquelles les proto-types byzantins manquaient53. De même que le mot et l’image, l’Orient et l’Occident étaient unis et nécessaires l’un à l’autre. Cette unité, derrière laquelle en paraissait une autre bien plus profonde – celle, schellingienne54, de l’anthropologie et de la mythologie indo- européenne – assurait la solidité des « ponts » et permettait de naviguer entre les époques et les nations, à la recherche du sens des images.

L’originalité de l’œuvre

34 Devrait-on voir dans l’œuvre de Buslaev un cas de « réception » parmi d’autres, si nombreux en Russie ? Les idées venant de l’Europe et appliquées aux réalités russes, passées, présentes ou futures, participaient, depuis longtemps, aux constructions

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identitaires. L’art chrétien fut remis à la mode par les romantiques. Chateaubriand et Hugo l’avaient prôné. Dans les années 1830-1850, les études de l’art médiéval avançaient à grands pas, en Allemagne, en France, en Italie. Les revues et les sociétés savantes se consacraient de plus en plus à cette tâche55.

35 Mais le cas de Buslaev paraît bien plus intéressant. De manière paradoxale, sa force venait de ce que l’on pourrait taxer de défaut, à savoir de l’absence délibérée de tout engagement doctrinaire. Certes, en passant son examen de magistère, il avait étudié l’esthétique de Hegel, mais elle l’ennuya plus qu’autre chose. N’appelait-il pas Hegel « ce philosophe prussien » ?! Comme tant d’autres à son époque, il parlait de la supériorité de l’art médiéval sur celui qui ne fait qu’imiter la nature, mais c’était pour s’arrêter net, car il aimait l’art de la Renaissance. Certes, ce fut un défenseur de l’art populaire qu’il voulait faire comprendre et aimer aux « couches instruites de la société », mais il ne pouvait ni admirer ni haïr la fidélité des Russes aux préceptes byzantins. D’ailleurs, cette fidélité n’avait jamais été absolue. Dès le début du XVIe siècle, affirmait Buslaev, la gravure occidentale avait imprégné l’art médiéval russe. Pour certains, il s’agissait là d’une corruption du goût originel et pour d’autres, en revanche, d’une libération du joug byzantin. Buslaev, quant à lui, restait neutre : il étudiait des cas et, en général, il trouvait le processus plutôt enrichissant56. D’ailleurs, ce n’est pas au XVIe siècle que la chose avait débuté. Les Russes n’avaient-ils pas emprunté dès le XIIe siècle des types iconographiques occidentaux, comme les images gravées sur les façades de Vladimir ? Tous les peuples, affirmait Buslaev, étaient doués d’une étonnante capacité à digérer les emprunts.

36 D’ailleurs, le Guide du peintre publié par Didron, qui avait permis à Buslaev de fonder sa méthode, fut ensuite soumis par lui à une critique virulente. À la suite du savant évêque Porfirij Ospenskij qui voyagea longtemps dans l’Orient chrétien, ramassa des icônes et des manuscrits parmi les plus anciens et les plus importants et publia la critique du Guide de Didron, en le confrontant à toute une série de sources nouvelles 57, Buslaev datait ce manuscrit non pas du XVIe, mais du début du XVIIIe siècle. Même si les œuvres que Denys décrivait pouvaient être du XVIe siècle, elles ne pouvaient pas exemplifier la « pureté » du style byzantin. En revanche, elles portaient en elles des traces de l’influence occidentale, ce qui avait permis à Didron de s’y reconnaître si facilement !58

37 Nous grossissons le trait, en escamotant une évolution qui, certes, existe entre les Essais historiques de 1861 et l’Apocalypse russe illustrée de 1884, mais la constante n’en ressort pas moins. Elle consiste surtout en une érudition qui, tel un bouclier, servit à Buslaev de garde-fou, l’empêchant de céder à la facilité. Un historien de « cas » avant la lettre, c’est aux « faits curieux » (ljubopytnye fakty) qu’il s’intéressa avant tout. Dans les passages théoriques les plus fournis – que l’on trouve dans son Apocalypse illustrée, – il parlait de sa fascination pour le savoir produit par les sciences naturelles, par les analyses microscopiques et chimiques, et de son désir d’en imiter les méthodes en analysant les détails « microscopiques » (mel’čajšie podrobnosti) des textes et des images59. Des sciences de la nature découlait également sa sensibilité pour le « jus » historique, le contexte, le « milieu naturel » dont provenait tel ou tel monument. Dans les manuscrits qu’il étudiait tout comptait pour lui, chaque page ajoutée comme par hasard, chaque commentaire, chaque développement : le manuscrit n’était jamais pour lui un « texte illustré » mais un objet insolite unique qu’il décrivait, tel un naturaliste à la rencontre d’un genre de faune nouveau.

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38 Ce n’est pas une « idée » qu’il puisa donc en Occident, mais un état d’esprit et une passion : celle de l’histoire de l’art. Se nourrissant de la littérature qui lui était accessible en une dizaine de langues, il fit sienne l’ardeur avec laquelle cette jeune branche de l’histoire appréhendait les sources les plus neuves, les moins exploitées, les plus extravagantes, formant des configurations les plus inattendues. La richesse du sens que produisait le croisement des sources textuelles et iconographiques semblait l’enivrer.

39 Ce qui l’intéressait, surtout, c’était la façon dont ce qu’on appelle « art » était « pratiqué » dans la Russie ancienne. En parcourant une multitude de manuscrits – des chroniques, des vies des saints, des « dits » (slova) , des enseignements (poučenija), des alphabets (azbuki), des herbiers (travniki), des recueils composés d’extraits de textes bibliques et de pères d’église (izborniki), des guides de vie morale (pčely), des parémies, des synaxaires, des martyrologues, des ménologues, des ménées (prologi, pateriki, sinaksarii, čet’i-minei), ainsi qu’un ensemble important de la littérature hérésiarque (otrečennye knigi) – il y saisissait la moindre mention des pratiques artistiques. Il y trouvait également des éléments qui permettaient de déchiffrer des images obscures. En réalité, ces deux questionnements allaient toujours de pair (c’était, chez Buslaev, une sorte de malice savante, un « truc » qu’il utilisait, sans pour autant l’afficher). Car comprendre pour qui et comment travaillait l’artiste médiéval lui permettait d’identifier ses sources d’inspiration et de « lire » ses images.

40 Bien sûr, on connaissait déjà, en partie grâce à Didron et à son Histoire de Dieu, le principe médiéval de la transcription – la plus fidèle possible – du texte par l’image, fondement même de l’art chrétien. On savait aussi la valeur originelle de l’Original (le Mandilion, l’image acheiropoïète de la Vierge …) et de sa « copie » qui ne devait pas varier. Mais comment faisait-on pour inventer le nouveau prototype, pour créer les « portraits » des saints nouvellement canonisés, et tout particulièrement des saints russes ? D’où venait l’image ? Comment faisait-on pour représenter des animaux exotiques, des peuples légendaires (comme les cynocéphales), des allégories? D’où venaient les images des monstres ou des démons qui peuplaient les miniatures ? Sans parler des images qui transcrivaient les tournures linguistiques…

41 C’est que, pour Buslaev, l’image, en parfait « lieu de mémoire », fonctionnait exactement comme la langue. La miniature suivait le texte, en absorbant des mots empruntés. Une fois le texte, accompagné des images, était-il lu, les images pouvaient être « relues » sans le texte. Dans ce sens, cet art était réellement un texte pour les analphabètes.

Translatio imperii, translatio reliquiis

42 L’importance qu’il accorda à la légende du Capuce Blanc (Povest’ o Belom Klobuke) compta parmi les intuitions les plus profondes et les plus justes de Buslaev, fondées sur les liens entre les mots et les images. Ce texte, dont la première version datait du milieu du XVIe siècle, était connu en Russie en plusieurs centaines de versions manuscrites. En le puisant dans un recueil du XVIIe siècle de sa propre collection, Buslaev en donna la première lecture dans l’article « Novgorod et Moscou » que nous avons déjà mentionné. À la même époque, dans son épître à l’archevêque Gennadij, Dimitrij Tolmač60 raconta la légende du Capuce Blanc, qui devait démontrer la supériorité spirituelle de Novgorod sur Moscou et qui provoqua par la suite la colère du clergé moscovite.

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L’idée principale de cette légende est qu’une relique (svjatynja) orthodoxe romaine, profanée par les Latins, fut transmise à Novgorod sous la forme d’un Capuce Blanc.61

43 En effet, selon la légende, cette cape de couleur blanche (symbolisant la Résurrection) et tripartite (sur l’image de la Trinité), conçue pour le pape Sylvestre, fut profanée par ses successeurs, transférée pour cette raison à Constantinople où pourtant elle ne s’attarda guère et poursuivit son chemin miraculeux jusqu’à Novgorod : parce que c’est là que s’est répandue et s’est affermie la foi chrétienne ; et puisqu’à Rome la foi orthodoxe avait été éradiquée à cause des Latins, l’honneur de l’orthodoxie fut retiré de Rome et transféré à Novgorod.62

44 La légende du Capuce Blanc connut, depuis cette première lecture buslaevienne, une fortune historiographique plus que considérable63. Elle a été notamment pensée comme l’un des textes précurseurs de l’idéologie « Moscou – Troisième Rome », au même titre que le « Récit du Royaume de Babylone », sujet que nous n’avons pas la place de discuter ici. Ce qui nous importe, en revanche, de mentionner c’est que, dans la collection de textes que Buslaev présentait pour illustrer l’opposition de Novgorod à Moscou, la légende du Capuce Blanc figurait à côté du « Récit de l’icône de la Vierge de Tihvin » (qu’il tirait de deux manuscrits du XVIIe siècle, l’un de sa propre bibliothèque et l’autre de celle du comte Uvarov64).

45 Selon ce récit, l’apparition de l’icône en Russie fut provoquée par la chute de Constantinople. Soixante-dix ans avant cet événement, ne voulant pas se laisser profaner par les Turcs, l’icône de la Vierge Hodiguitria se serait transférée par les voies aériennes à Novgorod et serait apparue au bord du fleuve Tihvin en produisant de nombreux miracles et guérisons. Elle fut placée dans une église spécialement construite pour elle (le monastère de Tihvin), sur le premier pilier à droite de l’entrée. Ce détail, observé par Buslaev, avait un sens particulier. Selon le même « Récit », lorsque certains pèlerins novgorodiens à Constantinople discutaient de la Vierge Hodiguitria avec le patriarche, ce dernier leur montrait l’endroit, le premier pilier droit, où l’icône se trouvait avant sa disparition, remplacée depuis par une autre icône de la Vierge, mais plus petite (!) de taille (meroju men’še).

46 Dans une autre version de ce même récit, l’origine de l’icône était indiquée plus précisément. Selon cette version, l’icône, apparue au bord du fleuve Tihvin, se nommait « Romaine » (Rimljanyni) ou « de Lidda » (Lidskaja). Elle aurait été prise à Lidda sur la demande du patriarche Germain qui, pour la sauver des iconoclastes, l’aurait ensuite envoyée à Rome en la confiant « toute seule » à la mer. Mais cent trente ans plus tard l’icône retourna à Constantinople, pour s’abriter finalement au bord du fleuve Tihvin, après s’être manifestée par des miracles dans de nombreux endroits autour de Novgorod.

47 Cette version attribuait à la Vierge de Tihvin une autorité tout à fait exceptionnelle, car elle la faisait remonter à l’image acheiropoïète, celle qui, selon la tradition patristique que l’on trouve notamment chez André de Crète et Georges de Chypre, apparut aux apôtres Pierre et Jean sur le pilier de marbre de la porte occidentale de l’église de Lidda en Palestine65. Ainsi l’icône de Tihvin, étant l’Original même, reliait Novgorod non seulement à Rome et à Constantinople, mais également à la Terre sainte.

48 De même que le Capuce Blanc, affirmait Buslaev, l’icône de Tihvin était donc une relique qui avait « abandonné » Rome et Constantinople et « choisi » Novgorod pour communiquer à l’histoire locale de cette ville une dimension universelle : sa place dans la succession des royaumes, conservatoires de l’orthodoxie.

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49 Par la suite, la science du XXe siècle allait séparer les sources littéraires et iconographiques (de même que russes et occidentales), en rompant ainsi l’unité de l’objet même de la relique – « capuce » ou « icône » – qui, pour Buslaev, était de la plus grande évidence.

L’iconographie de la sainteté russe : la forme de la barbe

50 Une autre étude, parmi les plus surprenantes de Buslaev, fondatrice pour l’histoire de la « Sainte Russie », fut celle qu’il consacra à la « barbe russe »66.

51 L’article commence par l’évocation de la Geschichte der Kunst des Altertums (Dresde, 1764) de Winckelmann qui, écrivait Buslaev, analysait la représentation de différentes parties du corps et du visage humain, mais ne disait mot sur la représentation de la barbe ! Et ceci pour la raison suivante : l’art antique représentait un idéal attaché à la beauté de la jeunesse. L’art chrétien introduisait le principe de la véracité, contraire à celui de l’idéal : les figures des saints étaient peintes selon la ressemblance (po podobiju). L’image sainte médiévale – fondée sur le dogme de l’incarnation – fonctionnait donc comme un portrait.

52 Ainsi, sans aucune prétention, et comme si cela allait de soi, Buslaev avançait une idée totalement originale. Pour les défenseurs occidentaux de l’art médiéval, c’était avant tout un système d’art spirituel, qui faisait fi de l’imitation de la nature. En s’appuyant sur les sources, Buslaev démontrait que l’art médiéval était attaché à la réalité. Seulement la nature de cet attachement était particulière : il s’agissait d’une ressemblance iconique (ikonopisnoe podobie). Le principe fut formulé durant la période de l’iconoclasme. La « figure de sainteté » fut alors définie, en parole d’abord, et en image ensuite. Elle prenait racine dans la « vie » du saint, pour se transformer, ensuite, en une description iconographique, comme celles réunies dans le Prototype des icônes. L’image imitait la nature non pas vue, mais décrite, extraite du texte et c’est pour dire la même chose que le texte que l’image chrétienne élaborait ses stratégies67.

53 Dans nombre de textes qui décrivaient l’apparence physique des saints, poursuivait Buslaev, le rôle central était joué par leur barbe. Sa forme était tantôt très détaillée, tantôt juste mentionnée, parfois par comparaison avec celle d’un autre saint. C’est par la forme de sa barbe que l’on reconnaissait le plus vite tel ou tel personnage de l’icône. Progressivement, d’un signe de sainteté et d’ascèse (les barbes les plus longues caractérisaient les ermites, comme saint Onuphre, par exemple), la barbe se transforma en Russie en expression de la beauté, tout spécialement de la beauté masculine, considérée comme supérieure à celle de la femme (c’est au nom de la barbe que les moralistes russes médiévaux appelaient la femme à l’obéissance : l’absence de la barbe chez elle signifiait son imperfection et donc sa soumission ontologique à l’homme). Elle devint, par la suite, le symbole de la Russie orthodoxe, fidèle à ses traditions. Le 40e chapitre du Stoglav (1551) interdisant la taille de la barbe (o striženii borody) en fournit un « mode d’emploi » aussi bien pratique que sémantique, que l’on trouvait aussi dans nombre de Paroles, attribués aux autorités ecclésiastiques. Quant à la Russie postpétrovienne, la barbe y reçut encore davantage de « charge » idéologique et sociale, car elle devint un signe visible permettant de distinguer un noble d’un paysan, de reconnaître un soldat ou un homme d’église. Les vieux-croyants s’y attachèrent avec

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fanatisme. Ainsi, pour Buslaev, la « barbe russe » était une construction complexe, composée d’éléments religieux et nationaux (religiozno-nacional’noe vozzrenie). D’un élément iconographique, né d’un besoin de traduire les mots en images, elle devint ensuite une figure morale, esthétique et nationale, pour aboutir en une sorte de superstition idolâtre et nationaliste.

54 Arrivé à ce point, Buslaev s’est arrêté dans son analyse. Mais l’histoire de la barbe en Russie qu’il initia de façon si frappante appelle à des développements. Le XIXe siècle, avec le retour à la barbe des « couches instruites de la société », fournit pour ce genre d’études iconographiques un matériau abondant. Ainsi, par exemple, pourrait-on revoir d’un œil nouveau la galerie des portraits de Russes illustres, sorte d’icônes des saints nouveaux, commandés par Pavel Tret’jakov aux Ambulants, et d’y analyser la forme des barbes de Tolstoj, de Dostoevskij etc. Quant à Buslaev lui-même, il portait bien une barbe, mais, à la différence de tant de ses contemporains qui se déguisaient en ermites ou en paysans, il la taillait toujours soigneusement. [ill.1]

ANNEXES

Illustration

1. Fedor Buslaev. Portrait avec signature. Phototypie par Otto Renar. Publiée dans : Fedor Buslaev, Moi Vospominanija [Mes souvenirs], M. : Lissner et Gešel, 1897.

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Fig. 1. Fedor Buslaev. Portrait avec signature. Phototypie par Otto Renar. Publiée dans : Fedor Buslaev, Moi Vospominanija [Mes souvenirs], M. : Lissner et Gešel, 1897.

NOTES

1. Žurnal izjaščnyh iskusstv izdavaemyj na 1807 god I. Feof. Bule [Gazette des beaux-arts éditée en l’année 1807 par Buhle], kn. I-III. 2. Je remercie Michel Espagne pour plusieurs précisions, dont celle-ci, concernant les historiens et historiens de l’art allemands. 3. Nous laissons de côté la préhistoire de la question, à savoir l’intérêt pour l’art russe médiéval des historiens du XVIIIe siècle, tels que V.N. Tatiščev, M.V. Lomonosov, G.F. Miller, M.M. Ščerbatov, I.N. Boltin, N.I. Novikov et J. Stählin. 4. « Mémoire sur l’antiquité de la peinture en Russie, et en particulier sur le grand tableau connu sous le nom de Tables Caponiennes, qui est conservé à Rome dans la bibliothèque du Vatican, etc. Tiré des lectures académiques écrites en latin, par Mr. Le professeur Buhle, à l’université impériale de Moscou, en 1808 », Journal du Nord, deuxième année, n° XXXII, août 1808, p. 655-656. 5. Egor Redin (1863-1908), « Fedor Ivanovič Buslaev. Obzor trudov ego po istorii i arheologii iskusstva. Reč’ čitannaja v zasedanii Istoriko-filologičeskogo obščestva, posvjaščennom pamjati F.I. Buslaeva, 31 oktjabrja 1897 g. [F.I. Buslaev, Aperçu de ses travaux…] », Har’kov, 1898 ; Vs. Miller, « Pamjati F.I. Buslaeva » [À la mémoire de Buslaev] », Otčet Moskovskogo Universiteta, 1897 ; D.V. Ajnalov, Značenie F.I. Buslaeva v nauke istorii iskusstva [Le rôle de Buslaev pour la science de l’histoire de l’art], Kazan’, 1898 ; D.D. Jazykov, Trudy F.I. Buslaeva (bibliografičeskij ukazatel’) [Les travaux de Buslaev], M., 1898 ; S.V. Smirnov, Fedor Ivanovič Buslaev, M., 1978 ; I. Kyzlasova, « U istokov

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izučenija drevnerusskogo iskusstva. Trudy akademika Buslaeva [À l’origine de l’étude de l’art russe ancien. Les travaux de l’académicien Buslaev] », Iskusstvo, n° 4, 1979, p. 65-69 ; id., Istorija izučenija vizantijskogo i drevnerusskogo iskusstva v Rossii : F.I. Buslaev i N.P. Kondakov (metody, idei, teorii) [L’histoire de l’étude de l’art byzantin et russe en Russie : Buslaev et Kondakov (méthodes, idées, théories)], M., MGU, 1985. Un choix de ses articles a été réédité en 2001 : F.I. Buslaev, Drevnerusskaja literatura i pravoslavnoe iskusstvo, SPb. : Liga Plus, 2001. Les archives de Buslaev se trouvent au CGALI (Central’nyj gosudarstvennyj arhiv literatury i isskustva – Archives centrales d’État de littérature et d’art), f. 69, 80 e.h., 1838-1904 ; RGB (Rossijskaja gosudarstvennaja biblioteka), f. 42, 321 e.h. ; NB MGU (Naučnaja biblioteka MGU), 3 kart. Voir également : Katalog sobranija rukopisej F.I. Buslaeva, nyne prinadležaščih Imperatorskoj Publičnoj Biblioteke, sost. I.A. Byčkov [Catalogue de la collection des manuscrits de Buslaev], SPb., 1897. 6. Louis Bréhier, L’art chrétien, son développement iconographique des origines à nos jours, P. : H. Laurens, 1918, p. 2. 7. W.E. Kleinbauer, « Nikodim Pavlovich Kondakov, the first Byzantine art historian in Russia », Byzantine East, Latin West : art-historical studies in honor of Kurt Weitzmann, Princeton University, 1995, p. 637-643; I.L. Kyzlasova, Istorija otečestvennoj nauki ob iskusstve Vizantii i Drevnej Rusi, 1900-1930 : po materialam arhivov [Histoire de la science nationale sur l’art de Byzance et de la Russie ancienne, 1900-1930], M., 2000. 8. N. Kondakov, Histoire de l’art byzantin, P., 1886 ; Ivan Foletti, Da Bisanzio alla Santa Russia. Nikodim Kondakov (1844-1925) e la nascita della storia dell’arte in Russia, Roma : Viella, 2011 (voir la bibliographie récente dans cet ouvrage). 9. I.L. Kyzlasova, « Novoe o rannem etape naučnoj dejatel’nosti A. Grabara [Nouveaux éléments sur les débuts de la carrière scientifique de Grabar] », in Batalov ed., Drevnerusskoe iskusstvo : Vizantija i Drevnjaja Rus’ : k stoletiju Andreja Grabara [L’art russe ancien : Byzance et la Rus’ ancienne. Pour le 100e anniversaire d’A. Grabar], SPb., 1999, p. 82-96 ; Maria Giovanna Muzj, Un maître pour l’art chrétien, André Grabar : iconographie et théophanie, P. : Cerf, 2005. 10. Istoričeskie očerki russkoj narodnoj slovestnosti i iskusstva. Sočinenie F. Buslaeva, tom II, izdanie D.E. Kozančikova, SPb. : Imprimerie de la société « Obščestvennaja pol’za », 1861. 11. Ibid., p. 269-280. 12. Ibid., p. 216-237. 13. Fedor Buslaev, Moi vospominanija [Mes souvenirs], Izdanie V.G. Von-Boolja, M., imprimerie de G. Lissner et A. Gesel’, 1897. 14. Ce dernier, né la même année que Buslaev et auquel, à la fin de sa vie, l’historien voulait consacrer une monographie. 15. John Ruskin, Lectures on Art delivered before the University of Oxford in Hilary term, 1870, Oxford : Clarendon Press, 1870. 16. Buslaev, Moi vospominanija, p. 223. 17. N. Barsukov, Žizn’ i trudy M.P. Pogodina [Vie et travaux de Pogodin], SPb., 1892. 18. Buslaev, Moi vospominanija, p. 282. 19. A.F. Rio, De la poésie chrétienne dans son principe, dans sa matière et dans ses formes : Forme de l’art, Peinture, P. : Debécourt, Hachette, 1836.

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20. Michel Espagne éd., Pour une « économie de l’art » : L’itinéraire de Carl Friedrich von Rumohr, P. : Éditions Kimé, 2004. 21. Voir, par exemple : J.-A.-S. Collin de Plancy, Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, P. : Guien, 1821. 22. Fils du baron Grigorij Aleksandrovič Stroganov et de la princesse Anna Sergeevna Trubeckaja, il épousa une parente éloignée, la comtesse Natal’ja Pavlovna Stroganova et, grâce à ce mariage, reprit le titre. Voir : Brigitte de Montclos, ed., Les Stroganoff : une dynastie de mécènes : [exposition], Musée Carnavalet, Histoire de Paris, 8 mars-2 juin 2002, P. : RMN, 2002. 23. A. Gartvig, Škola risovanija v otnošenii k iskusstvam i remeslam, učreždennaja v 1825 g. gr. Stroganovym [L’école de dessin dans son rapport aux arts et aux métiers…], M., 1901. 24. En 1844, l’École du comte Stroganov devient une école d’État et il se retire de sa direction. 25. Collection d’estampes d’après quelques tableaux de la galerie de son Exc. Mr. le Comte A. Stroganoff : gravées au trait, SPb. : imprimerie Dreschler, 1807. 26. Son fils Grégoire (1829-1910) fut également un collectionneur passionné et, afin de placer ses collections, construisit un palais à Rome, via Grigoriana. Voir : N. Wrangel, A. Troubnikoff, « Les tableaux de la collection du Comte G. Stroganoff à Rome », Starye Gody, mars 1909 ; Pièces de choix de la collection du comte Grégoire Stroganoff à Rome par Ludwig Pollak et Antonio Munoz, Rome, 1912. Son second fils Paul fut également collectionneur des peintres italiens du XIVe et du XVe siècle (sa collection se trouvait dans son palais pétersbourgeois, rue Sergeevskaja). 27. La question, peu étudiée, de l’école dite des Stroganov est l’une des plus intéressants de l’historiographie de l’art médiéval russe. Le terme apparaît très clairement à la fin des années 1840, notamment dans les publications réalisées avec la participation du comte : Drevnosti Rossijskogo gosudarstva izdannye po vysočajšemu poveleniju, Otdelenie I, Sv. ikony, kresty, utvar’ hramovaja i oblačenie sana duhovnogo, M., v tipografii Aleksandra Semena, 1849 (l’introduction de cette édition écrite de la part de son Comité est signée notamment par le comte Sergej Stroganov), p. XXXV-XXXVI. Voir également : D. Rovinskij, Istorija russkih škol ikonopisanija do konca XVII veka, SPb., 1856, p. 17 etc. Les icônes de l’école des Stroganov sont à cette époque ce que l’on recherche le plus aussi bien dans les milieux des collectionneurs que des vieux-croyants. 28. Ce fut notamment le cas de son célèbre Apollon: Friedrich Wieseler, Der Apollon Stroganoff und der Apollon vom Belvedere : Eine archäologische Abhandlung zur Feier des Winckelmannsfestes 1860, Göttingen : von E.A. Huth,1861. 29. Graf Sergej Stroganov, Dmitrovskij sobor vo Vladimire na Kljaz’me [La cathédrale Saint- Dimitri à Vladimir sur Kljaz’ma], M., 1849. 30. Fernand de Dartein (1838-1911), Étude sur l’architecture lombarde et sur les origines de l’architecture romano-byzantine, P. : Dunod, 2 vol., 1865-1882. 31. Idem, Architecture lombarde, P. : Dujardin, 1892. 32. Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc, L’art russe, ses origines, ses éléments constitutifs, son apogée, son avenir, P. : Vve Morel et Cie, 1877 ; l’ouvrage fut traduit, dès 1879, par Nikolaj Sultanov. 33. Buslaev, Moi vospominanija, p. 157. 34. Karl Gottfried Müller, Handbuch der Archäologie der Kunst, Breslau, 1830.

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35. Paru en première édition en 1838, c’est à l’époque l’un des plus importants ouvrages d’histoire de l’art, traduit notamment en anglais (A hand book of the history of painting, from the age of Constantine the Great to the present time, London, John Murray, 1842) et en russe (Rukovodstvo k istorii iskusstva, M., 1869-1871). 36. K.W.F. Piper, Mythologie und Symbolik der Christlichen Kunst, 2 vols., Weimar, 1847-1851. 37. G.F.Waagen, Die Gemäldesammlung in der kaiserlichen Ermitage zu St. Petersburg nebst Bemerkungen über andere dortige Kunstsammlungen, Munich, 1864. 38. Adolphe-Napoléon Didron, Iconographie chrétienne : Histoire de Dieu, P. : Impr. royale, 1843 ; idem, Manuel d’iconographie chrétienne grecque et latine, avec une introduction et des notes, par M. Didron,… traduit du manuscrit byzantin Le guide de la peinture [du moine Denis], par le Dr Paul Durand, 1845. Sur Didron voir : Jean-Michel Leniaud, « Adolphe-Napoléon Didron ou les « médias » au service de l’art chrétien », in idem, La révolution des signes : L’art à l’église (1830-1930), P. : Éditions du Cerf, 2007, p. 303-331. 39. Buslaev, Moi vospominanija, p. 377. 40. Ibid., p. 363. 41. Ibid., p. 267. 42. Ibid., p. 377. 43. « Ženskie tipy v izvajanijah grečeskih bogin’ [Les types féminins dans les statues des déesses grecques] », Propylées, 1851. 44. Buslaev, Moi vospominanija, p. 282. 45. 1056-1057, aujourd’hui à la BNR, Saint-Pétersbourg. 46. O vlijanii hristianstva na slavjanskij jazyk (1848). 47. Opyt istoričeskoj grammatiki russkogo jazyka, t. I-II, M. : Imprimerie de l’université, 1858 ; suivi de Istoričeskaja hrestomatija cerkovno-slavjanskogo i drevnerusskogo jazyka (1861) ; Učebnik russkoj grammatiki, sbližennoj s cerkovno-slavjanskoj (1869) ; Russkaja hrestomatija (1870) ; Narodnaja poėzija (1887). 48. Göttingen, 1819-1840. 49. Buslaev, Moi vospominanija, p. 324. 50. Didron, Manuel d’iconographie chrétienne. 51. Ibid., p. XXXVI. 52. Ibid., p. XLIII. 53. F. Buslaev, Russkij licevoj Apokalipsis : Svod izobraženij iz licevyh Apokalipsisov po russkim rukopisjam s XVIogo veka po XIXyj, M. : imprimerie du Synode, 1884, p. 50. 54. Friedrich-Wilhelm Joseph von Schelling, Philosophie der Mythologie, 1842. 55. Sur cette problématique, voir les articles d’André Chastel, Édouard Pommier, Dominique Poulot, Françoise Bercé, Laurent Theis, André Fermigier et Bruno Foucart, réunis dans le chapitre « Le patrimoine », in Pierre Nora, éd., Les lieux de mémoires. 56. Il faut citer, à côté de Buslaev, son collègue très estimé par lui, Rovinskij, qui développa le même domaine de recherches. 57. Trudy Kievskoj Duhovnoj Akademii, 1868, juin, p. 537-551 ; E.P. (Episkop Porfirij), « Pis’ma o preslovutom živopisce Panseline », Trudy Kievskoj Duhovnoj Akademii, 1867, octobre-novembre.

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58. Buslaev, « À propos de la méthode historico-comparative », Russkij licevoj Apokalipsis, chapitres III-V, p. 47-162. 59. Ibid., p. 47. 60. Il s’agit sans doute de Dimitrij Gerasimov (vers 1456-1536). 61. « Novgorod i Moskva », Drevnerusskaja narodnaja literatura i iskusstvo, p. 274. 62. Ibid., p. 275. 63. À commencer par: N.N. Rozov, « Povest’ o novgorodskom belom klobuke kak pamjatnik obščerusskoj publicistiki XV veka [Le récit du Capuce Blanc…] », TODRL (Trudy otdela drevnerusskoj literatury), 1953, t. 9, p. 178-219. 64. L’archéologue Aleksej Sergeevič Uvarov (1828-1884), ancien étudiant à Berlin et Heidelberg, président de la Société archéologique de Moscou, collectionneur. Voir, Sistematičeskoe opisanie slavjano-rossijskih rukopisej sobranija grafa A.S. Uvarova [Description systématique des manuscrits…], t. I-IV, M. : Imprimerie de Mamontov, 1893-1894. 65. Une littérature importante est consacrée à ce sujet, à commencer par A. Grabar, « Notes sur l’iconographie ancienne de la Vierge », Cahiers techniques de l’art, t. III, 1954, p. 509. La mention du pilier près de l’entrée occidentale dans la version précédente pourrait être le reliquat du « pilier de Lidda ». 66. « Drevnerusskaja boroda », Drevnerusskaja narodnaja literatura i iskusstvo, p. 216-237. 67. La justesse de cette perception n’allait devenir évidente que bien plus tard, grâce aux études d’un autre Russe, André Grabar, qui hérita de Buslaev à travers l’enseignement de Nikodim Kondakov. Voir : André Grabar, Les voies de la création en iconographie chrétienne : Antiquité et Moyen Âge, P. : Flammarion, 1979 (notamment le chapitre consacré au portrait).

RÉSUMÉS

L’article retrace les principales étapes de la formation et de la carrière scientifique de Fedor Buslaev, professeur à l’université de Moscou, linguiste, premier historien de l’art russe au sens propre, véritable artisan de la découverte des « primitifs russes », créateur de l’école dite iconographique. En l’introduisant dans le dossier consacré à l’ « Invention de la Sainte Russie », nous insistons sur le rôle pionnier de Buslaev dans la découverte de l’art russe national et sur l’importance de ses intuitions. Tout en avançant sur des territoires à la fois inconnus et chargés de passions, il sut rester libre de toute construction dogmatique. De fait, il n’y a, dans l’œuvre de Buslaev, aucune « formule » idéologique concernant la « Sainte Russie ». En revanche, une quantité remarquable de réflexions fournissent des éléments incontournables pour l’histoire même de cette notion.

Fëdor Buslaev (1818-1897), the father of the history of medieval Russian art The article traces the main stages of Fëdor Buslaev’s education and scientific career. A linguist and professor at the University of Moscow, Buslaev was literally the first historian of Russian art, the architect of the discovery of “Russian primitives,” and the founder of the so-called

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iconographic school. Including him in this special issue devoted to the “Invention of Holy Russia” is our way to highlight his pioneering role in the discovery of Russian national art and the importance of his intuitions. Even though he explored unknown fields which roused passions, he could remain free from dogmatism. In fact, there is no ideological “formula” about “Holy Russia” to be found in his work. However, one finds quite a number of reflections providing major elements that one cannot ignore to penetrate the history of this notion.

AUTEUR

OLGA MEDVEDKOVA CNRS, Centre André Chastel

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La découverte des « cantiques spirituels » par les folkloristes et ethnographes russes du XIXe siècle The discovery of spiritual verses (dukhovnye stikhi) by nineteenth-century Russian folklorists and ethnographers

Wladimir Berelowitch

1 Au cours d’un épisode bien connu du Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou (1790), au début du chapitre « Klin », Aleksandr Radiščev met en scène un mendiant aveugle, ancien soldat estropié par la guerre et repenti d’avoir tué avec trop d’ardeur, qui chante un cantique hagiographique consacrée à « Alexis homme de Dieu » (saint Alexis). La scène tire des larmes à toute l’assistance : au chanteur, au voyageur sentimental, aux autres auditeurs et, visiblement, elle est destinée à en tirer encore plus aux lecteurs du Voyage1.

2 Cet épisode fut, à notre connaissance, la première allusion directe qui ait été faite dans une publication russe, à un chant pieux populaire qui sera qualifié plus tard de duhovnyj stih [cantique spirituel]. Ce qui appelle quelques commentaires. D’abord, Radiščev démontre ici une connaissance certaine des réalités russes qu’il décrit. Ce chant précis fut, en effet, on allait le savoir au XIXe siècle, un des duhovnye stihi les plus populaires. Dans un ouvrage qui laisse une place importante au « peuple », y compris à ses chants, Radiščev a donc choisi d’en représenter un genre bien particulier, et dans un contexte – mise en scène, témoignage ou les deux à la fois – qui ajoute à la vraisemblance, puisque ces cantiques étaient généralement, en effet, chantés par des aveugles. Ensuite, le moment choisi par Radiščev pour faire pleurer l’assistance n’est pas fortuit : il s’agit du moment où le futur saint Alexis décide de quitter le monde (Rome). Le chant touche ici à un paradigme (la fuite hors du siècle, la recherche du désert) qui, on allait aussi le découvrir au XIXe siècle, était particulièrement présent dans les cantiques des vieux- croyants et qui imprégnait, de façon plus générale, tout le genre des duhovnye stihi. Ainsi, et ce sera notre dernière observation, le vieillard vénérable, que l’auteur évite de qualifier explicitement de mendiant (alors qu’il s’agit bien de cela) et qui préfigure les

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aveugles qui seront plus tard abondamment décrits par les folkloristes, fait-il communier ici dans un seul motif, le tournant le plus crucial dans la vie de saint Alexis, l’expérience passée de l’aveugle et les aspirations croissantes du voyageur lui-même qui condamne de plus en plus le monde où il vit. De sorte que le vieillard, qui donne en outre une leçon de charité bien ordonnée au voyageur, est un très digne représentant du peuple en lequel l’élite doit puiser la voie de son salut, car il est dépositaire de forces éthiques et spirituelles, qui sont plus ou moins confondues en l’occurrence : la piété de l’aveugle est traitée ici sur un mode purement moral.

3 Voilà donc notre sujet, tel qu’il a été mis en scène par Radiščev : les cantiques populaires, qui furent chantés et recueillis en Russie, en , en Biélorussie, et leur réception par des élites, qui les avaient probablement entendus depuis longtemps d’une oreille distraite, mais qui commencèrent à les découvrir pour de bon et à les publier depuis le début du XIXe siècle. Ces cantiques ont fait l’objet d’une littérature abondante – publications de textes et études savantes – preuve d’un intérêt soutenu de la part de cercles qui ne se limitaient pas seulement à quelques universitaires2. Le phénomène, en lui-même, n’a rien pour surprendre : il s’inscrivait dans un vaste mouvement de collecte et de publication de la littérature orale, qui avait déjà commencé à la fin du XVIIIe siècle. Mais il s’agit ici de chants religieux, et cette forme d’expression spécifique suscite bien des questions : la découverte de ces chants participait-elle de celle de la « sainteté russe », sachant que l’expression même de « Sainte Russie » se rencontra abondamment dans la littérature orale, qu’elle fût épique ou religieuse3 ? Quelle fut, à cet égard, l’attitude des « découvreurs », folkloristes, ethnographes, universitaires ? En d’autres termes, que cherchaient-ils, et quelles purent être leurs arrière-pensées, slavophiles, populistes ou autres ? Quelle put être, d’autre part, l’attitude des autorités ecclésiastiques vis-à-vis de ces créations ? Quelles réactions ces publications suscitèrent-elles dans l’opinion et le public ? Autant de questions auxquelles nous tenterons un début de réponse, sans prétendre à les épuiser : le caractère superficiel et lacunaire de cette étude a pour seule excuse l’absence quasi totale de réflexion spécifique sur cette branche, somme toute, assez importante, de l’ethnographie ou de la « folkloristique » (fol’kloristika) russe, si l’on excepte un article récent (et excellent) dans l’Encyclopédie orthodoxe4.

Premières découvertes

4 L’expression duhovnye stihi semble être apparue pour la première fois, du moins de façon systématique, dans l’ouvrage de Viktor Varencov, publié en 18605. Elle fut fabriquée à partir du mot stihi, qui, dans la bouche de ceux-là mêmes qui les chantaient, et selon de très nombreux témoignages, désignait ces chants à contenu religieux. Cela signifie que les chanteurs les distinguaient des chansons à contenu profane, mais aussi des chants ecclésiastiques, inscrits dans la liturgie. Par ailleurs, l’expression narodnyj stih apparut sous la plume du philologue Aleksandr Hristoforovič Vostokov qui, s’intéressant déjà à la versification russe, y compris populaire, voulut isoler ainsi le chant russe, notamment celui des chants épiques, de la poésie savante6, de telle sorte que, au début du XIXe siècle, les chants populaires étaient souvent présentés comme des poèmes. Enfin, c’est sous le terme stihi que Petr Kireevskij fit en 1848 une première publication importante de cantiques spirituels, sous l’égide de la Société de l’Histoire et des Antiquités de Russie7. Il y eut cependant des précédents qu’il faut mentionner.

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5 D’abord, des stihi pouvaient être réunis dans des recueils manuscrits qui circulaient dans l’Empire et dont on trouve des traces depuis le XVIe siècle et jusqu’au XXe siècle8. C’étaient souvent des cantiques de pénitence (pokajannye stihi), qui visaient à gagner une place au royaume de Dieu9. Beaucoup avaient pour origine les communautés de vieux-croyants, ce qui explique en partie leur extraordinaire longévité, et dans ce cas, ils voisinaient avec des prières pures et simples dont ils ne se distinguaient pas toujours clairement. Ces recueils ne sont probablement pas à confondre, en tout cas sur le plan de leurs origines, avec des chants religieux qui avaient circulé depuis le XVIe siècle dans les parties occidentales de la Russie (Ukraine et Biélorussie), chants dont la composition, sous une forte influence catholique polonaise, et la diffusion avaient eu pour origines les établissements scolaires ecclésiastiques. Dans cette zone, ils portaient le nom de psaumes (psalmy) et de cantiques (kanty). Nous reviendrons encore sur ces différents genres qui furent parfois confondus, ou en tout cas juxtaposés dans les publications du XIXe siècle.

6 Il faut également évoquer un cas qui fut peut-être unique, mais suffisamment important pour qu’on le mentionne, celui du recueil dit de Kirša Danilov, dont le manuscrit rédigé probablement au cours des années 1760, fut publié pour la première fois en 1804 par Jakubovič, transmis ensuite à Nikolaj Petrovič Rumjancev, réédité par Kalajdovič en 1818 et plusieurs fois depuis10. Le recueil de Kirša Danilov s’inscrivait déjà dans une tradition non pas de piété, mais d’intérêt général pour les chansons populaires, puisqu’elles étaient collectées depuis le deuxième tiers du XVIIIe siècle par toutes sortes d’amateurs et de curieux. La notoriété du recueil, dont l’auteur a été précisément identifié grâce à de remarquables recherches récentes11, est due à son ancienneté puisqu’il fut le premier à avoir inclus des chants épiques dans un ensemble assez composite, qui comprenait aussi des chants dits « historiques », des chansons burlesques, etc., et un des duhovnye stihi les plus chantés et les plus énigmatiques que Kirša Danilov avait lui-même intitulé Golubinaja kniga (littéralement : « Le livre de la colombe »). Il est possible qu’aux yeux de Danilov, ce chant n’avait pas de caractère assez particulier pour qu’il le séparât des chants « profanes » qui occupaient le reste du recueil, et aussi que ce chant était suffisamment connu pour qu’il pensât le mêler aux autres. Par ailleurs, ce chant, de style plutôt épique, qui était censé expliquer tous les mystères de la création, se présentait explicitement comme un chant chrétien, orthodoxe et russe, mais il portait des traces évidentes de sources d’inspiration apocryphes ou hétérodoxes, si bien qu’il ne fut pas inclus dans les premières éditions et qu’il fallut attendre 1897 pour qu’il fût publié12. Cet épisode montre ainsi que le caractère incommode de ce type de textes pieux avait pu gêner leur publication dès la première tentative, dans un pays qui était soumis, surtout sur le chapitre de la piété, à une forte censure ecclésiastique.

7 À la fin du XVIIIe et au tout début du XIXe siècle, les chants pieux étaient dotés d’une visibilité suffisante en tant que genre particulier pour que des recueils aient été composés avec des motivations qui pouvaient aussi bien être profanes. Il semble que nombre d’entre eux puissent encore être trouvés dans les archives. Un des chants publiés par Varencov venait d’un recueil manuscrit qu’il avait découvert à la bibliothèque universitaire de Kazan’13. Vostokov découvrit un recueil qu’il data de 1790-1791 et qu’il intitula « Sobranie stihotvorenij, vospevaemyh slepcami na toržiščah » [Recueil de poèmes, chantés par des aveugles sur les marchés]. Par la suite, ce recueil fut entièrement intégré dans la grande publication de Bessonov, dont il sera question

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plus loin. Le même Bessonov utilisa d’autres recueils qui devaient être datés des années 1830 à 185014. Des manuscrits de ce type continuèrent d’être découverts et parfois publiés au XIXe siècle par des folkloristes et philologues. Par exemple, Mihail Nesterovič Speranskij publia en 1904 trois cantiques qui avaient été recueillis en 1845 par un nommé Pavel Smirnov dont nous ignorons tout15.

8 Kireevskij et son réseau furent pratiquement les premiers à s’intéresser aux chants pieux en tant que tels. Il est frappant, par exemple, qu’Ivan Petrovič Saharov, dont les orientations nationalistes étaient évidentes, n’ait pas cherché à les publier, alors qu’ils auraient pu servir à démontrer la piété du peuple russe, à l’appui de la trilogie d’Uvarov : son monumental Chansons du peuple russe (Pesni russkogo naroda) en cinq volumes, publié en 1838-1839, n’en contient pas. Dans les quelques très rares et très fragmentaires publications imprimées des chants pieux qui avaient précédé celle de Kireevskij, ils ne recevaient aucune appellation particulière. Ces premières hirondelles méritent cependant d’être mentionnées. En 1833, un correspondant anonyme de Molva (supplément de la revue Teleskop), évoque, sans les citer, deux cantiques, l’un consacré à saint Alexis, l’autre aux « Deux Lazares, riche et pauvre » dont il situe l’origine dans le « Sud » de la Russie (ce qui doit signifier l’Ukraine). Le commentaire qu’il en fait est que les « gens du peuple » croient que tout chant doit être pieux et que ce trait est typiquement slave16. Dans Moskvitjanin, en 1841, la revue de l’historien Mihail Pogodin, marquée par son orientation slavophile et nationaliste, un correspondant anonyme de Kostroma note que « l’esprit de piété » (blagočestija) se révèle plus que jamais dans la vie des habitants de cette ville, et c’est pourquoi les « rapsodes (rapsody) aveugles, qui ne chantent plus Lazare ou Alexis homme de Dieu à Moscou […] continuent de captiver les cœurs de la foule, dont ils tirent des larmes involontaires et même de l’argent », et de citer un extrait du cantique de saint Alexis17. Son de cloche similaire dans la revue Biblioteka dlja vospitanija, où un auteur, lui aussi anonyme, évoque la Porte du Saint- Sauveur (Spasskie vorota) de Moscou, où, selon lui, à l’époque prépétrovienne, « des mendiants (niščie) infirmes (kaleki) et aveugles, nos rapsodistes (rapsodisty), chantaient Lazare, Alexis homme de Dieu et d’autres stihi, comme ils les appelaient. » La nostalgie de cette époque pousse l’auteur à déplacer immédiatement son propos vers les villages et surtout les foires rurales, où « souvent un vieillard aveugle, au milieu d’une foule rassemblée en cercle autour de lui, lui chante le Jugement dernier, le Livre de la colombe […]. Il se cache souvent dans ce chant populaire sans artifice une beauté et une poésie qu’on chercherait en vain dans les œuvres de bien des poètes… »18 Le monument architectural, lui-même lié à la Russie ancienne et religieuse, est ainsi connoté avec une piété populaire, que l’auteur croit disparue depuis le début du XVIIIe siècle, mais qui reste toujours vivante dans la Russie rurale – construction évidemment très conforme au courant slavophile ou bien, mais dans une certaine mesure seulement, au nationalisme officiel.

Petr Kireevskij

9 La publication déjà mentionnée de Petr Kireevskij s’inscrivait dans un contexte idéologique similaire. Même si nous nous en tenons aux seuls stihi, les cinquante-cinq chants qu’il publia en 1848 n’étaient qu’une partie de ce qu’il préparait. On sait qu’il songeait depuis 1830 à l’édition d’un corpus monumental des chants populaires russes, à l’image de grandes entreprises similaires allemandes et, bientôt, françaises, et que,

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pour ce faire, non content d’en recueillir en personne, il mobilisa un nombre considérable d’amis et de relations, entre autres la famille des Jazykov, Pavel Jakuškin, Vladimir Dal’, Vostokov, Ševyrev, l’historien Pogodin, et beaucoup d’autres ; il fut aussi le premier en Russie à lancer une sorte d’appel à collecter les chansons, qu’il publia dans le journal officiel de la province d’Olonec. Il résulta de cette entreprise un nombre très considérable de textes, dont l’édition, déjà après la mort de Kireevskij en 1856, s’étala sur près de soixante-dix ans, de 1860 à 1874, puis (nouvelle série) de 1911 à 1929, sous l’égide de la Société des Amis des Lettres de Russie (Obščestvo ljubitelej rossijskoj slovesnosti), enfin de 1977 à 1986, et est restée inachevée19.

10 Il semble que Kireevskij ait attaché une importance particulière aux stihi, comme le montre, par exemple, sa correspondance avec Nikolaj Jazykov, qu’il priait d’en collecter le plus possible. Certes cette insistance était due aussi à une crainte de Kireevskij, car, par suite de nouveaux édits interdisant la mendicité, les principaux chanteurs des stihi pouvaient disparaître des villes, mais il était aussi manifestement fasciné par ces chants20 et c’est peut-être pourquoi ils ouvrirent ses premières publications. La préface dont il dota son recueil et dont nous citerons cet extrait important, révèle assez bien les raisons de cet intérêt : Dans le peuple, on appelle Stihi des chants à contenu spirituel, mais aussi purement populaires. Ce ne sont pas des cantiques ecclésiastiques, ni des poèmes composés par le clergé pour l’édification du peuple, mais des fruits de la fantaisie populaire, dont ils portent toute l’empreinte. Les objets religieux concentrent tout l’amour le plus ancien, le plus intime (zaduševnaja ljubov’) de notre peuple ; ses pensées sont presque toujours tournées vers les objets religieux ; et c’est pourquoi, naturellement, il orne ces objets sacrés de fleurs champêtres, lui qui chante souvent des cantiques sacrés qu’il a entendus à l’église. Bien entendu, on ne peut exiger de ces effusions, pleines de simplicité, de sentiment populaire, ni une exactitude dogmatique, ni une adéquation de l’expression à l’importance du sujet ; mais il faut leur rendre cette justice : elles sont pénétrées d’un sentiment de vraie piété. Et c’est pourquoi leurs erreurs, involontaires, n’induiront évidemment personne en tentation, et d’autant moins que ces gens simples distinguent eux-mêmes ces fruits de leur fantaisie de l’enseignement de l’Église. Les Stihi sont chantés dans les maisons, surtout par des vieillards, mais souvent aussi en chœur par toute la famille, pendant les carêmes, lorsque le peuple compte pour un péché de chanter des chansons ordinaires ; mais ils se conservent surtout sur les lèvres des mendiants aveugles qui cheminent, tels les rapsodes grecs antiques, de contrée en contrée, et qui chantent au peuple ces Stihi qu’il aime tant.21

11 La préface de Kireevskij est en grande partie destinée à justifier sa publication aux yeux de ses détracteurs ou censeurs éventuels, ecclésiastiques ou ministériels : en somme, leur dit-il, la piété populaire n’est pas dangereuse. En second lieu, il se place dans une perspective de rigueur, conforme à ses modèles occidentaux (allemands ou slaves). Il est le premier à proposer une définition qui se veut rigoureuse du genre des stihi, et qui est celle de leurs interprètes. Il est aussi le premier à observer que les stihi étaient les seuls chants qu’il était licite de chanter pendant les périodes de carême : or il semble, d’après les observations ultérieures des ethnographes qui allaient livrer plus tard les fruits de leurs observations, que cet ordre des choses était caractéristique des vieux- croyants22.

12 Mais Kireevskij expose aussi, sous une forme plus sophistiquée, des thèmes qui ont déjà été soulevés par ses obscurs prédécesseurs et qui ne sont autres que des grands thèmes slavophiles. S’il n’est pas insensible au charme ou à l’émotion dégagée par les stihi, il insiste sur leur qualité principale : l’expression d’une piété populaire spontanée, même

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si elle peut être inspirée par les pratiques liturgiques. Par ailleurs, son texte suggère, sans y toucher, les origines très anciennes de ces chants en comparant les vieillards aveugles à des rapsodes, porteurs d’une tradition antique, créée par les aèdes, qu’ils transmettent à la postérité. Cette antiquité se double d’une intimité, de sorte que ces chants sont à la fois anciens et modernes, authentiques et révélateurs de sentiments profonds : ils jouent le rôle de révélateurs, d’expressions de l’âme d’un peuple.

13 L’édition reçut un bon accueil, mais limité, et sa résonance immédiate fut faible. Les Annales de la patrie publièrent un assez long compte-rendu, très laudatif, dont l’auteur anonyme citait longuement les stihi – « l’événement littéraire le plus important de l’année »23 – pour les opposer au monde brutal et païen, propre aux chansons populaires profanes : « […] il y a dans ce peuple d’autres chansons, qui glorifient l’humilité chrétienne, la contrition, l’amour du prochain, mais un amour pur, désintéressé, la chasteté, le sacrifice pour la foi et l’enseignement du Saint Sauveur. »24

14 En dehors de cet article ainsi que de deux autres, également très favorables25, nous n’avons pas relevé d’autres échos dans la presse. L’Église, à notre connaissance, garda un silence total sur une publication qui pouvait être embarrassante pour elle, mais qui ne pouvait manquer de la concerner. Même chose du côté des milieux slavophiles, dont les publications, et même de simples allusions aux stihi furent rares, alors que, pourtant, Kireevskij avait fait circuler ses textes manuscrits plusieurs années avant leur publication. Konstantin Aksakov les avait évoqués brièvement dans sa thèse de maîtrise, soutenue en 1846, et consacrée à Lomonosov dans la littérature russe. Après avoir abordé les « chants nationaux » russes de façon générale, il en fait une brève description en commençant par les stihi : Nous avons un grand domaine de chansons religieuses, spirituelles, appelées stihi. Ici s’est exprimée la grande vision religieuse du peuple ; ces stihi ne jouissent pas de popularité ; le paysan sur sa charrette ne les entonnera pas dans la steppe infinie ; ils nécessitent une disposition d’esprit particulière, pénétrée, éloignée de toute plaisanterie, ils sont chantés par quelqu’un devant le peuple qui les écoute. Ce genre de chansons nous est le moins familier ; or ce sont elles, justement, qui sont remplies d’une vision merveilleusement profonde et puissante.

15 Après quoi il passe aux chants « historiques », ce qui montre que dans sa hiérarchie, le chant religieux vient en tête26. Et pourtant, malgré toute l’importance qu’il semble attacher à cette expression de la religion du peuple, il ne reviendra guère à ce sujet, alors qu’il consacrera plusieurs articles aux chansons de gestes. Le même constat, à notre connaissance, peut être fait à propos de Homjakov et des autres slavophiles de cette génération.

16 Même silence aussi du côté nationaliste officiel. Une exception pourtant : Stepan Ševyrev qui, la même année qu’Aksakov, en 1846, dans ses conférences à l’université de Moscou sur la littérature russe ancienne, réserva une place importante à la littérature orale, y compris aux stihi qu’il a lus dans la collection manuscrite de Kireevskij. Au cours de la cinquième conférence, (elles furent publiées la même année par l’université de Moscou) il remercie ce dernier de lui avoir communiqué ces textes et lui rend hommage en ces termes : Jusqu’à présent, personne ne leur a prêté attention ; au contraire, tous, sauf les simples gens, dédaignaient ces sons monotones, sans supposer qu’ils puissent receler quoi que ce soit digne de la science. Mais Petr Vasil’evič Kireevskij ne pensait pas ainsi : joignant la curiosité du savant à un sentiment d’amour profond pour son peuple, il prêta une oreille attentive à ces chants, il les confia au papier et découvrit en eux des beautés qu’on ne leur soupçonnait pas. Je dois exprimer ma

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gratitude au modeste collecteur, car sans son labeur, je n’aurais rien pu proposer à mes auditeurs au sujet de ces chants.27

17 Point à relever, Ševyrev mentionne ici explicitement la méconnaissance et l’indifférence dont faisaient l’objet les stihi dans les milieux cultivés et nous laisse deviner aussi la place, quelque peu marginale, de Petr Kireevskij lui-même, présenté comme un modeste ouvrier au regard de l’« establishment » salonnier et universitaire des « penseurs » slavophiles.

18 Ševyrev aborde les stihi après avoir consacré une place importante aux chants épiques auxquels il les oppose : « des chants des héros (ot bogatyrskih pesen), pour ainsi dire de ce monde obscur de combat contre les forces ennemies, nous passons à présent à un monde lumineux et paisible qui se révèle à nous dans les chants spirituels (v duhovnyh pesnjah) du peuple russe. » Comme c’est déjà banal, et probablement fixé par les récits de Kireevskij et de ses collaborateurs, Ševyrev rappelle que ces chants, « appelés stihi sont chantés par les seuls mendiants aveugles qui demandent l’aumône devant les monastères, les églises aux jours de fêtes, lors des grandes réunions populaires. »28

19 Comme, plus tard, Kireevskij, Ševyrev prend des précautions avant d’aborder son sujet : Je dois avertir qu’il ne faut pas voir ici les croyances (verovanija) du peuple, mais sa fantaisie poétique. En raison des préjugés qui prévalent chez nous, je crains qu’on n’attribue à la Foi du peuple ce qui est le fruit de sa rêverie pure et innocente, et qu’on n’en tire des conclusions toutes prêtes sur son ignorance. Mais en même temps, il faut, bien sûr, observer que toutes les formes de cette fantaisie poétique empruntent leur signification profonde dans les fondements de la Foi.29

20 Un peu plus haut, Ševyrev a pris soin aussi d’observer, sans plus de commentaire, que les stihi dataient de la même époque que les chants épiques (celle de la Rus’ de Vladimir et de la christianisation) et aussi qu’ils portaient sur eux « les signes d’une profonde antiquité » ; cette dernière remarque est légèrement développée plus loin : « bien que ce soit la pensée chrétienne qui se cache dans leurs fondements, on ne peut manquer d’y observer un mélange avec des légendes païennes »30.

21 Ševyrev prend pour base deux stihi, celui du « Livre de la colombe » et celui du « Jugement dernier », car le premier traite des origines du monde, et le second de sa fin, il les cite et les paraphrase très abondamment. L’ensemble, comme il est normal, est rédigé dans un style universitaire savant. Ševyrev s’interroge sur les sources de ces chants qu’il énumère pour treize d’entre eux (note 27). Dans la plupart des cas, les plus évidents, il se réfère aux Écritures, aux Livres liturgiques, aux Vies des Saints, sans faire preuve d’une grande érudition ; il reste perplexe devant l’énigmatique (à son époque) « Livre de la colombe ». Mais le plus intéressant n’est pas là. Ševyrev est le premier à consacrer aux stihi un long développement et à les intégrer dans la littérature russe comprise comme une création nationale, comme l’expression de l’esprit de la nation. Il est aussi le premier à insister sur le mélange qu’offrent les stihi entre christianisme et paganisme, ce qui allait devenir la base analytique de ces créations pendant longtemps. Enfin, on peut observer comment, malgré le style assez lisse de sa conférence, Ševyrev oscille constamment entre plusieurs façons d’aborder les stihi qui sont très différentes, voire contradictoires. Tout en s’excusant presque de la naïveté ou de l’hétérodoxie des « images » (obrazy) développées dans ces chants, il en vante en même temps la beauté. Les origines de ces chants sont très anciennes, ce qui, dans le contexte européen des années 1840, représente une grande qualité dans l’histoire des nations et un grand intérêt pour l’historien31, mais elles les rendent par là même suspectes d’entacher la pureté de leurs vertus chrétiennes. D’où, en même temps, les rappels réguliers auxquels

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se livre l’auteur : le peuple russe est profondément chrétien, sa foi est au-dessus de tout soupçon. À propos d’un chant traditionnel, consacré aux adieux entre l’âme et le corps, il écrit : Comme elle doit être profonde et pure, l’âme du peuple qui représente sous des couleurs aussi lumineuses le dernier instant de l’existence humaine ! Cette dernière inclination de l’âme devant le corps dans lequel elle a vécu, souffert et été heureuse, cet adieu avec lui, cette compassion à son égard montrent le respect que notre peuple est capable de nourrir pour le corps comme temple de l’Esprit, pour citer l’Apôtre32. Mais tous ces sentiments cèdent la place devant une ferme certitude en l’immortalité, qui couvre de sa lumière toute cette triste représentation.33

22 Ševyrev rappelle à plusieurs reprises que ce peuple a été « éduqué » par l’Église et, sur la base d’un poème d’Antonio de Beccari, le compare, à son avantage, aux Italiens qui, au XIIIe siècle, étaient encore très influencés par le paganisme romain (p. 246-247). Enfin, Ševyrev se porte garant de la loyauté du « peuple » envers la monarchie russe, en quoi il devient davantage propagandiste du nationalisme officiel que slavophile. Dans sa lecture du « Livre de la colombe », qui est construit comme une série de questions posées et de réponses qui se trouvent dans ce livre de sagesse, il insiste sur le passage où il est déclaré que le Roi de tous les rois est le « Tsar blanc » (c’est-à-dire le tsar russe), car il a adopté la foi chrétienne, etc. : ainsi, « la reconnaissance du pouvoir et l’obéissance du peuple russe à son égard reposent sur la certitude qu’il est le premier gardien de la Foi orthodoxe »34. Ainsi, comme Ševyrev le dira encore plus nettement en 1862, dans une conférence donnée à la communauté russe de Paris, les stihi sont une preuve des « racines profondes que le christianisme a plongées dans la vie » du peuple russe, puisqu’ils sont chantés par ses « représentants les plus obscurs » (les mendiants aveugles)35.

23 Si modeste que soit cette contribution, les conférences de Ševyrev marquèrent le début d’un intérêt des philologues pour les stihi qui, en même temps que les autres formes principales de littérature orale, entraient désormais dans la littérature russe, avec une principale interrogation qui s’attachait à leurs origines : leur ancienneté, leurs sources, chrétiennes ou païennes. Nikolaj Nadeždin fit un exposé en 1851 devant l’assemblée générale de la Société de Géographie, (dont il présidait la section d’ethnographie), qui fut publié en 1857, après sa mort, dans la revue slavophile Russkaja beseda, sous le titre : « Les mythes et sagas populaires russes, dans leur application à la géographie, et surtout l’ethnographie russes ». Parmi les textes utilisés, il citait longuement le « Livre de la colombe » et le chant consacré à saint Georges (Egorij hrabryj), puisés dans la publication de Kireevskij, pour y retrouver la cosmogonie préchrétienne des « Russes ». Dans le premier d’entre eux, une strophe décrit la terre reposant sur trois poissons, mais la fin de la strophe la montre « fondée par le Saint Esprit » ce qui permet à Nadeždin de comparer ces représentations avec la mythologie de l’Inde ancienne avec laquelle les « Russes » partageaient leurs origines indo-européennes, et de constater que ces images païennes sont subverties par le christianisme : « les deux derniers vers opèrent visiblement ici une correction de cette croyance mythique ancienne-antique (staro-drevnego mifičeskogo verovanija), dont l’enracinement dans le peuple russe doit être rapporté aux tréfonds des temps immémoriaux. »36 La construction est fidèle aux idées de Nadeždin, qui cherchait les racines païennes de la culture russe.

24 Coïncidence ou non, le « Livre de la colombe » suscita au même moment une discussion savante au sujet de ses origines. L’archevêque Macaire publia en 1857 son Histoire de l’Église russe dans laquelle il mentionnait en passant qu’au tout début du XIIIe siècle, le

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bienheureux Abraham de Smolensk avait été faussement accusé d’être un hérétique et de lire des « Livres de la colombe » (Golubinye knigi)37. L’ouvrage suscita des commentaires, notamment celui du jeune philologue Aleksandr Pypin38 qui venait de soutenir sa thèse sur la littérature russe ancienne, puis de Fedor Buslaev, dont l’autorité scientifique, bien que parfois contestée, était en pleine ascension, puis de Ševyrev et de nouveau de Buslaev39. Celui-ci avait commencé à s’y intéresser dès sa thèse de maîtrise, publiée en 184840. Un livre, probablement apocryphe et interdit, du début du XIIIe siècle, intitulé Glubina [Profondeur] ou Glubinnaja kniga [Livre des profondeurs, autrement dit des mystères] était mis en rapport avec le « Livre de la colombe ». Ainsi ce cantique spirituel, dont l’existence dans la littérature orale était attestée depuis la fin du XVIIIe siècle, se découvrait soudain des origines très anciennes et son titre se trouvait expliqué par un simple glissement sémantique entre glubinnaja et golubinaja (la « colombe » étant probablement associée au Saint Esprit). Dès lors, ce chant, au même titre que les byliny, dont la découverte était alors en plein essor, prenait une valeur historique considérable, puisqu’il pouvait être le seul vestige, certes déformé, de textes médiévaux. Encore un peu plus tard, dans un discours prononcé en 1859 à l’université de Moscou, Buslaev affirmait que le chant n’était, pour une part, qu’une reproduction poétique d’un autre et célèbre livre apocryphe, l’Entretien des trois hiérarques (Beseda treh svjatitelej)41, mais aussi des bestiaires médiévaux qu’on trouvait aussi bien en Occident que dans la partie orientale de l’Europe. Pour mieux saisir ces représentations, Buslaev mobilisait des sources iconographiques, pour conclure que « aussi bien en art qu’en poésie, on sent une origine commune : « une fantaisie créatrice profondément pénétrée par la foi, mais en même temps obscure et trouble, alourdie par une multitude de légendes diverses et apeurée par les visions terrifiantes de la double foi ou d’un semi-paganisme. »42 Buslaev était le premier à croiser des sources médiévales orientales et occidentales, la littérature orale (les stihi les plus « archaïques » par leur contenu) et les représentations visuelles. En 1857, dans un article intitulé « L’élément populaire dans la littérature et l’art russes anciens », puis la même année, dans « La représentation du Jugement dernier dans les modèles iconographiques russes »43, il avait développé cette approche dans ce qu’elle avait de plus original.

25 Dans le premier, par exemple, il rapprochait les cantiques spirituels russes qu’il croyait être nés au XIIe siècle, des Kirleisen ou Leisen allemandes ; leur origine remontait au IXe siècle, leur étymologie était le Kyrie eleison grec et il leur attribuait la même appellation (duhovnye stihi). Dans les deux cas il croyait que ces chants « populaires » au sens propre du mot, c’est-à-dire chantés hors le lieu du culte, mais autorisés par l’Église, avaient pour sources directes des prières ou des morceaux de prières. Peu à peu, et, en ce qui concernait l’Allemagne, jusqu’à une période florissante au XIVe siècle, ces chants s’étoffaient de paroles en langues vernaculaires. La même évolution s’observait du côté des Tchèques (Xe siècle) et des Polonais (XIIIe siècle) et enfin, avec une chronologie différente et plus tardive, chez les Russes, qui parachevaient ainsi la chaîne germano- slave44. Cette construction, qui a été critiquée depuis (mais non réfutée, en raison de la pauvreté des sources), est très typique non seulement de la méthode de Buslaev, mais aussi de son univers intime : la piété orientale ne s’opposait nullement, au contraire, à la piété latine, leurs origines étaient communes et elles avaient évolué de façon parallèle pour des raisons à la fois structurelles et génétiques.

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26 Dans la seconde étude, Buslaev s’attachait à croiser les représentations du Jugement dernier dans tous les types de sources déjà mentionnées, parmi lesquelles les stihi (le sujet du Jugement dernier en était un des principaux) tenaient une place très importante. Sa conclusion mérite d’être citée : La gent des mendiants aveugles (slepaja niščaja brat’ja, cette dernière expression est empruntée à des stihi), attroupée près des portes du monastère ou de l’église, chantait pour les entrants et les sortants les grands événements du Dernier Jour qui, selon la tradition, étaient peints sur les portes ou les murs. Ces représentations obscures et mystérieuses devenaient accessibles et compréhensibles à chacun, elles étaient transfusées dans les sons de la langue maternelle, réchauffées par le sentiment, et comme ravivées par la présence du chanteur aveugle.45

27 Buslaev reporte ainsi très audacieusement le présent vers le passé, les mendiants aveugles chantant leurs cantiques dans la Russie de Nicolas Ier ou d’Alexandre II sont d’un seul coup identifiés à ceux d’autrefois : les écouter, se pénétrer de leur chant avec tout son contexte (le lieu, le moment, le chanteur), c’est se permettre de pénétrer un passé révolu dont ils détiennent des clés.

28 Les travaux de Buslaev, comme les autres que nous avons mentionnés, s’appuyaient presque entièrement sur la publication de Kireevskij, dont l’écho ne faisait que s’amplifier à la fin des années 1850, bien après sa publication. Cette montée d’intérêt déboucha sur une série de grandes publications des stihi.

Les grandes publications

29 L’entreprise de Kireevskij, qu’il n’avait pu que commencer, fut prolongée par d’autres. Tout comme dans d’autres domaines (contes, chansons de geste, etc.) la publication des stihi connut une sorte de boom à la toute fin des années 1850 et au tout début des années 1860. Après la mort de Kireevskij, la société des Amis des Lettres russes (alors présidée par Aleksej Homjakov, et fortement influencée par la famille de Kireevskij), confia toute son entreprise de publication des chansons russes à l’un de ses adhérents, le slaviste Petr Bessonov, qui avait fait partie du réseau de Kireevskij et avait déjà édité un recueil de chants bulgares. Bessonov traîna dans cette publication, mais profita de son accès aux archives de Kireevskij, transmises à la Société par la famille, pour publier en 1861-1864 un grand recueil de stihi, sous le titre de Kaleki perehožie [Les infirmes migrateurs]46, puisant à la fois dans le fonds de Kireevskij et à d’autres sources, y compris les siennes propres.

30 Dans toute cette affaire, Bessonov se heurta à un concurrent, Pavel Jakuškin, personnage très haut en couleur que nous avons déjà mentionné. Il se sentait, sans doute avec beaucoup plus de raisons que Bessonov, le légataire légitime de Kireevskij et avait été un de ses principaux fournisseurs de chants populaires. En conflit avec Bessonov, il commença en 1859 à publier dans différentes revues des chants populaires de son propre côté et de son propre chef : il s’agissait de chants qu’il avait recueillis au cours de ses quelque vingt années de pérégrinations en Russie et qui ne faisaient pas partie de la collection de Kireevskij, et aussi d’autres chants, collectés par ses amis, notamment Sergej Maksimov, Mihail Stahovič et Apollon Grigor’ev47. Ces différentes publications furent réunies dans deux éditions successives48. Les seize stihi venaient en tête sous cette appellation, selon une classification qui avait été choisie par Jakuškin comme il l’expliquait dans sa préface : estimant qu’il était trop tôt pour établir des

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classifications étanches (peut-être une pierre dans le jardin de Bessonov), Jakuškin jugeait nécessaire, par commodité, de regrouper tous les chants de façon assez lâche. En tête : les stihi, puis les chants de caractère historique, puis les chants « lyriques », enfin les chansons « rituelles »49. Cet ordre de publication indiquait-il une hiérarchie dans l’esprit de Jakuškin ? Sa modestie (sa mère avait été une serve paysanne) l’empêchait la plupart du temps de sortir de son rôle d’ethnographe collecteur de chants. Toutefois, dans un article plein de furie écrit plus tard et dirigé contre la publication de Bessonov, il laissa peut-être s’exprimer son sentiment à ce sujet. Parmi les nombreux reproches adressés à Bessonov, le principal était sans doute que celui-ci avait détourné à son propre profit une partie de la collection de Kireevskij : « Seul M. Bessonov [contrairement aux autres spécialistes, Buslaev, Zabelin, Rybnikov, qui avaient tous respecté et cherché à enrichir l’héritage de Kireevskij] prit pour lui une partie, peut-être la meilleure, à savoir les cantiques spirituels ( duhovnye stihi), de la collection de Kireevskij pour publier ses Infirmes ambulants… »50

31 Cette observation n’est pas sans intérêt si l’on sait, par exemple, que l’historien Mihail Pogodin, hautement respecté par Jakuškin, avait rédigé pour lui en 1845, à sa demande, une sorte d’instruction pour son entreprise de collection de chants russes. Tout en rendant hommage aux compétences de son correspondant, Pogodin lui conseillait le classement suivant : d’abord ce qu’il est peut-être le premier à appeler les « chants historiques » (pesni istoričeskie, par exemple sur Ivan le Terrible, mais il s’agit aussi, visiblement, des chansons de geste appelées plus tard byliny), puis dans cette hiérarchie de l’intérêt, des chansons « rituelles » (obrjadovye) pour des raisons qu’il emprunte à Šafarik (ces chants sont nourris d’antiquité païenne), et seulement ensuite des stihi spirituels (duhovnye), expression qu’il fut peut-être le premier à employer : « Enfin, prêtez attention aux cantiques spirituels, dont nous avons une grande quantité, et d’excellents. N’importe quel aveugle vous en chantera un cahier entier, à la foire ou lors d’une fête de monastère. »51 L’historien Pogodin, comme d’autres, est à la recherche de chants anciens, relatant le passé de la Russie. Peut-être à la suite de Kireevskij, Jakuškin donne la première place aux stihi non pas seulement – explication possible – parce que dans la hiérarchie traditionnelle en Russie comme ailleurs, la religion venait toujours en première place, mais aussi parce qu’il semble croire que ces chants furent « la meilleure part », comme il l’écrit, de la création du peuple russe.

32 L’année 1860 vit paraître le grand recueil de stihi, désormais duhovnye stihi comme il les appela, de Viktor Varencov, sur la genèse duquel nous savons peu de chose. L’auteur du recueil était, depuis 1857, professeur adjoint à l’université de Kazan’, après avoir enseigné dans des établissements d’enseignement secondaire dans la région de la Volga. Il collaborait avec la revue Russkaja beseda, déjà citée, y publia des traductions de chansons serbes et il avait déjà recueilli des chants populaires pendant ses années d’enseignement52. Un peu comme la collection de Kireevskij, aux publications duquel, du reste, il référait systématiquement « ses » propres chants lorsqu’ils s’y prêtaient, son recueil était composé de sources très variées. D’abord ses prises de notes personnelles, qu’il prit la peine de localiser non seulement géographiquement, mais aussi, parfois, personnellement (tel vieillard aveugle dans tel village de la province de Vjatka, etc.) ; ensuite de nombreux chants recueillis par des collègues de Kazan’, comme Aleksandr Pavlov, Amvrosij Metlinskij53 ou d’autres ethnographes comme Sergej V. Maksimov. Enfin tout un ensemble de chants lui venait de collections ukrainiennes : celle de l’historien et ethnographe Mykola Kostamarov, celle du

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philologue Izmail Ivanovič Sreznevskij qui enseignait alors à Kharkov et de quelques autres.

33 La collecte des chants ukrainiens mérite qu’on s’y arrête. Avant même la publication par Varencov, des stihi avaient déjà été recueillis et parfois publiés dans des recueils de chansons, où ils n’apparaissaient pas comme tels. Depuis les années 1820, et donc avant leurs homologues russes, Maksimovič, Kostomarov, Kuliš et d’autres universitaires et amateurs moins connus, comme par exemple Platon Lukaševič54, s’intéressaient au folklore ukrainien en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’expression de l’âme nationale de ce peuple, et c’est pourquoi ils prêtaient une attention particulière aux chansons dits « lyriques », aux chansons d’amour et surtout aux dumy, chants qu’on datait du XVIe et du XVIIe siècles, relatant des événements historiques, notamment de hauts faits et gestes des cosaques, qui étaient chantés par des aveugles, les kobzari, joueurs professionnels de kobza, immortalisés par Ševčenko dès 1840, et dont ils découvraient les « derniers » représentants. Même des prêtres, qui participaient à l’entreprise générale de collecte d’informations ethnographiques, semblaient plus intéressés par ces « rapsodes » que par des expressions de piété chrétienne populaire55.

34 Les chants de Noël, koljadki et ščedrivki (en russe : ščedrovki), célébrant la naissance du Christ, et dont le style particulier et le caractère pieux, sous la probable influence polonaise, étaient propres aux régions occidentales, non russes, de l’Empire, étaient classés dans des rubriques de chansons calendaires, où elles voisinaient avec des chants de contenu totalement profane, voire païens. Kostomarov, par exemple, distinguait les chants rituels (obrjadnye), les chants historiques (bylevye, c’est-à-dire les dumy), et les chants se rapportant à la vie familiale et sociale (bytovye). Les chants de Noël faisaient partie de la première catégorie, selon une logique purement ethnographique, puisqu’ils s’inscrivaient dans un calendrier ritualisé56. Dans tous les cas, Varencov fut le premier à détacher ces chants de leur calendrier et à les regrouper dans son volume, sous la rubrique générale duhovnye stihi.

35 Dans la préface qui ouvre son ouvrage, Varencov s’inspire largement des théories de Buslaev, auquel il emprunte notamment l’analyse du « Livre de la colombe » et, de façon générale, les hypothèses sur les origines des stihi. Par ailleurs, Varencov est le premier à proposer une classification qui se maintiendra plus ou moins jusqu’à nos jours, en divisant les stihi en trois grandes catégories. Les premiers, les plus anciens, qu’il baptise « historiques », l’histoire de saint Alexis, de Lazare, de saint Georges, le Jugement dernier, et le plus « païen » de tous, le « Livre de la colombe » qu’il place en tête du recueil. Fruits de la christianisation de la Rus’, portant de nombreuses traces de paganisme, souvent dérivés de textes apocryphes qui circulaient dans le monde byzantin, ils étaient chantés par des pèlerins, qu’on appelait et appelle encore kaliki. Du point de vue de leur système poétique, ils se rapprochent des chants épiques (byliny). Les seconds, les virši (ukrainisme, du polonais wiersze), reconnaissables par leur système poétique syllabique et leurs rimes, sont plus récents (XVIe-XVIIIe siècles) et se sont formés sous l’influence ecclésiastique polonaise dans les milieux scolaires d’Ukraine et de Biélorussie. Quant aux troisièmes, ils viennent des vieux-croyants et des sectes qui se sont emparés des duhovnye stihi pour leur propre usage, allant jusqu’à leur prêter un caractère liturgique. Varencov fut ainsi le premier à publier tout un ensemble de stihi d’origine explicitement sectaire, ce qui lui valut d’ailleurs d’être partiellement censuré. Enfin, Varencov fut aussi le premier à ménager dans son recueil deux sections spéciales, consacrées respectivement aux chants ukrainiens et biélorusses.

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36 L’ouvrage de Bessonov fut et resta la plus grande publication de duhovnye stihi qui ait été réalisée : 674 chants (davantage si on compte certaines variantes regroupées sous un même chiffre), publiés en 1861-1864, en six fascicules57. Dans sa préface au premier fascicule, Bessonov commençait par définir son objet, aussi bien les chants que leurs porteurs : Les infirmes migrateurs : l’appellation la plus ancienne, la plus commune et la plus usitée pour les errants (stranniki), les miséreux (ubogie), les aveugles et leurs semblables ; ce sont eux, en partie, qui composaient et le plus souvent étaient les porteurs et les chanteurs des Cantiques (Stihov), œuvres populaires dans lesquelles la création est orientée vers les objets de la foi, vers un contenu principalement spirituel.

37 Puis l’auteur exposait ses motivations dans une note très personnelle : Depuis mon plus jeune âge, j’arrêtais mon attention la plus vive sur ces visages comme sur un phénomène qui venait de la plus profonde antiquité slavo-russe et qui terminait ses jours devant nos yeux. Je les ai observés partout dans mon environnement, je les ai suivis dans les villages, j’ai recherché et retenu avidement tous les témoignages à leur sujet qui ont été transmis dans les textes anciens qui nous sont restés. C’est ainsi que s’est formée ma Recherche : elle était déjà prête il y a plus de dix ans. D’abord ma curiosité fut absorbée par le phénomène lui-même, par les Infirmes migrateurs, par leur situation, leur vie, leurs coutumes, leurs procédés. Les Cantiques, je ne faisais que les écouter, qu’étudier toutes leurs mélodies, mais je les transcrivais peu, ne choisissant que les traits qui éclairaient les particularités de ce phénomène. La connaissance de P.V. Kireevskij, la collection de cantiques qu’il publia bientôt, me convainquit de leur importance, en tant qu’œuvres originales et spontanées de la création populaire, dignes d’une étude particulière.58

38 Cette profession de foi, nous semble-t-il, reflète assez bien la complexité du personnage. Les origines de Bessonov, dont le père ecclésiastique avait enseigné la religion à l’université de Moscou et qui, après des études au séminaire, avait appris la philologie à l’université de Moscou, le situaient à la charnière de l’Église et des milieux universitaires. En même temps, sa proximité avec la Société des Amis des Lettres russes et les milieux slavophiles le prédisposaient à une approche qui combinaient l’intérêt scientifique et l’attrait religieux et idéologique. L’accent qu’il mettait sur les chanteurs, au moins autant que sur les chansons, et qui ne portait pas à conséquence (car on ne trouve guère chez lui de véritable intérêt ethnographique pour ces mendiants), participait d’un style commun aux « collecteurs » de folklore de cette époque : devenant « errants » par eux-mêmes, ils affichaient, avec sincérité ou coquetterie, leur proximité avec la Russie profonde, rurale, populaire. Enfin, Bessonov se posait en héritier de Kireevskij et, peu après Varencov, réaffirmait les lettres de noblesse des stihi, en tant que genre particulier, et très élevé.

39 L’édition ne suivait pas un ordre rigoureux, car Bessonov, à mesure qu’il avançait dans sa publication, ajoutait sans cesse ses dernières découvertes. Surtout, la deuxième partie était massivement composée de chants qui n’avaient fait qu’une apparition timide dans la première : il s’agissait de stihi, souvent ukrainiens et biélorusses, que Bessonov qualifiait de « cadets » (mladšie), par opposition aux « aînés » (staršie), principalement russes. En dehors de cette division fondamentale, sur laquelle nous reviendrons, Bessonov esquissait un classement thématique : « cantiques universels » (mirovye), par exemple le « Livre de la colombe », « cantiques de récits » (bylevye, par exemple la légende de saint Alexis), « cantiques évangéliques » (tous les sujets tirés plus ou moins directement des Évangiles).

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40 Les sources de Bessonov étaient encore plus étendues que celles de ses prédécesseurs, mais du même type. Il avait puisé dans la réserve de Kireevskij, y compris parmi les chants déjà publiés, dans les recueils ukrainiens, dans celui de Varencov, dans les recueils manuscrits dont il découvrit un certain nombre, enfin auprès de nombreux correspondants, qu’il énumérait dans sa préface. Parmi eux, Pavel Rybnikov fut l’un des plus connus car c’est lui qui fut le collecteur du premier grand recueil des byliny, publié de 1861 à 1867, entreprise qui avait commencé sous l’égide de Dmitrij Homjakov (fils d’Aleksej et tout aussi slavophile), et Bessonov59. Celui-ci, qui semble avoir mis au point une véritable stratégie éditoriale, était en correspondance permanente avec Rybnikov, chargé de recueillir toutes les chansons, et particulièrement des byliny et des cantiques au cours de ses pérégrinations dans la région des lacs du Nord de la Russie. Les correspondances échangées entre Rybnikov d’une part, Homjakov et Bessonov de l’autre, témoignent de l’insistance de Bessonov60.

41 Discret pendant la première phase de sa publication, Bessonov livra au public une longue analyse des stihi en préambule du 4 e fascicule. Elle reposait sur la distinction fondamentale entre les stihi « aînés », surtout russes, et les stihi « cadets », surtout ukrainiens et biélorusses. Les premiers étaient « purement populaires » (čisto-narodnye), authentiquement créateurs (istinno-tvorčeskie), n’avaient subi aucune influence du livre, et relevaient d’une tradition ininterrompue depuis les débuts de la christianisation, tandis que les seconds, beaucoup plus récents, portaient les marques d’influences latines et livresques, étrangères à la tradition, influences qu’on pouvait déceler jusque dans leur facture, avec la poésie syllabique, l’emploi des rimes et des strophes, autant de traits ignorés par les Russes. La tradition était celle de l’Orient grec, qui avait été entièrement et naturellement assimilée par les Slaves (les Slaves occidentaux, tchèques et polonais, mis à part), après la période de transition qui les avait fait passer du christianisme au paganisme. Bessonov l’oppose à la tradition latine car la première donnait libre cours à la création populaire qui put ainsi s’épanouir entièrement dans la piété. Comme il l’écrit : C’est sous cette forme que les Cantiques nous sont parvenus, c’est-à-dire les meilleurs d’entre eux, c’est-à-dire purement populaires, d’abord bulgares et serbes, puis surtout grand-russes, ceux que nous baptisons d’aînés. Tous sont orthodoxes, tous appartiennent à la confession gréco-slave ou gréco-russe, comme sont aussi orthodoxes les peuples mêmes qui les ont conservés, leurs créateurs et porteurs, qui les ont chantés et continuent de les chanter. […] Si la supériorité de leur création est si indissolublement liée à l’orthodoxie, nous pouvons en conclure que l’orthodoxie est justement la cause principale de leur supériorité : il suffit de constater que seuls les orthodoxes ont conservé les Cantiques dans toute la pureté et la beauté de leur création. En effet, l’Église antique grecque n’a jamais fait obstacle au développement de la création populaire. Elle ne faisait que le nourrir de son orthodoxie, elle le transformait dans la lumière des images chrétiennes et le conduisait plus loin. […] Tel est le secret de ce phénomène en vertu duquel la création de nos Cantiques ne s’est jamais interrompue et qu’ils portent en eux toute l’histoire d’un développement progressif, dans tous les siècles, depuis les plus anciens, le IXe et le Xe siècles, et de là jusqu’à nos jours, depuis le paganisme jusqu’aux images purement christiques […]. Et voilà pourquoi nos Cantiques, dans toute leur ampleur au sein de l’orthodoxie, sont le plus grand trésor de notre création populaire, notre fierté nationale authentique et juste. Les autres peuples de l’Europe ne les ont pas dans cette pureté, de même qu’ils n’ont pas nos byliny […]61

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42 On reconnaît aisément dans ce développement les thèmes slavophiles les plus saillants, presque réduits à leur plus simple expression, et, ce qui est particulièrement remarquable, appliqués ici à un genre folklorique particulier. Polémiquant peut-être implicitement avec Buslaev, Bessonov n’hésitait pas à développer des arguments historiques pour dénier aux Allemands, aux Tchèques, aux Polonais, à tous les Occidentaux de façon générale, toute créativité dans ce domaine. Héritiers de la pure tradition grecque, les cantiques spirituels devenaient ainsi le genre supérieur du folklore russe, rivalisant avec les chansons de geste, ils portaient la marque de l’authenticité, de la pureté et de l’originalité slave orthodoxe, dont le peuple russe était le meilleur véhicule, car il ne subissait pas le carcan d’une Église étrangère et qu’il restait un tout harmonieux. Comme Bessonov l’écrivait dans une petite note dans son 6e fascicule : « Dans la Grande Russie, la création abondante des Cantiques développa ses tissus sans aucune influence étrangère, dans l’interaction permanente de tout un peuple et de personnalités particulières, dans un usage social, domestique et ecclésiastique… »62

La réception

43 Cet « hymne aux cantiques » que fut l’ouvrage de Bessonov resta sans lendemain. Autant il resta un ouvrage de référence dans toutes les études qui se multiplièrent depuis ce moment sur les stihi, autant il stimula, peut-être, de nouvelles acquisitions dans le travail de leur collecte, autant il suscita peu de sympathie dans ses constructions. C’est pourquoi son accueil fut mitigé. Nous avons déjà évoqué la critique acerbe qu’en fit Jakuškin, qui fut rejoint par d’autres auteurs. Dès les premières fascicules, Bessonov se plaignit de la mauvaise volonté de la presse qui ne voulait même pas publier ses appels à la souscription, car la publication ne reçut aucune autre aide que celle de la Société déjà mentionnée, dont Bessonov allait devenir secrétaire. Il aurait pu se plaindre aussi de la Section de la langue et de la littérature russes de l’Académie des sciences, qui lui fit un accueil fort tiède : à la demande possible de Pogodin, la section se posa la question si elle devait aider financièrement la publication de la seconde partie du Bessonov. Sreznevskij émit un avis assez positif sur l’ouvrage, mais fut manifestement réticent à ce que l’Académie figurât sur l’édition : les méthodes de publication de Bessonov qui accumulait toutes les variantes d’un stih, même si les différences étaient minimes, lui paraissaient trop peu rigoureuses63. Mais Biljarskij fut beaucoup plus sévère : selon lui, les cantiques ne présentaient que très peu de valeur et n’étaient que de pâles et grossières imitations de textes anciens ou sacrés, dites par des mendiants qui ne les comprenaient même pas, autrement dit par la lie de la société. Les confondre avec le peuple et, pire, les rendre porteurs de la création du peuple comme le faisait Bessonov était presque ridicule. En outre, le caractère boulimique de l’entreprise, déjà relevé par Sreznevskij, interdisait toute aide de l’Académie, qui fut en effet refusée à Bessonov64.

44 Sreznevskij avait cependant recommandé que l’auteur présentât son ouvrage au prestigieux et généreux prix Demidov qui était décerné sur concours par l’Académie des sciences. Bessonov l’obtint, ce qui lui permit probablement d’achever sa publication. Mais l’évaluation scientifique de son ouvrage fut confiée à Nikolaj Tihonravov, spécialiste déjà réputé de la littérature ancienne et professeur à l’université de Moscou. Tout en reconnaissant, comme Sreznevskij, que le livre de

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Bessonov avait le mérite d’exister et qu’il présentait la plus grande collection de stihi existante à ce jour (et c’est pourquoi il émettait malgré tout un avis favorable), Tihonravov fit une critique très sévère à la fois de la conception générale du livre et des analyses de Bessonov65. Outre un nombre considérable de graves erreurs et de constructions fantaisistes qu’il corrigeait, il critiquait Bessonov sur quatre points principaux : 1) Il était totalement faux d’affirmer que la tradition russe du chant populaire religieux était plus riche (sur le plan quantitatif) que l’occidentale ; les chanteurs aveugles n’étaient pas un privilège des Russes orthodoxes ; 2) il était tout aussi faux d’opposer les prétendues deux générations de stihi sous le rapport des influences livresques, et même de la chronologie. Dans tous les cas, ils portent de fortes influences de textes, pour la plupart apocryphes, issus de la tradition byzantine, et pour une part aussi, occidentaux ; Tihonravov est persuadé que les chants religieux étaient pour la plupart créés non pas par une masse anonyme (le « peuple »), mais par des gens qui savaient lire, dont des pèlerins (kaliki) : à travers le cantique spirituel, « la légende livresque devenait le patrimoine poétique oral du peuple » (p. 201) ; 3) La division artificielle entre les deux générations de stihi a conduit paradoxalement Bessonov à inclure dans son recueil des poèmes manifestement livresques du XVIIe siècle d’origine polonaise, restés à l’état de manuscrits, qui n’avaient jamais été chantés par le « peuple ». Si on tient compte aussi du fait que Bessonov allait jusqu’à publier vingt variantes d’un même chant, l’ampleur de son édition était en partie artificielle, « gonflée » ; 4) Bessonov incluait dans son corpus des stihi de vieux-croyants et de sectes (y compris des chants de la secte des castrats !) sans le dire, tout en prétendant les en écarter en raison de leur caractère tardif et déformé, allant même jusqu’à couper certaines parties des chants qui relevaient manifestement de l’univers sectaire ; il en résultait une confusion qui empêchait de situer clairement les contextes des chants. Or, écrit Tihonravov, qui va sur ce point encore plus loin que Buslaev66, le Raskol s’était approprié des chants aussi répandus que le récit de Josaphat (en russe : Ioasaf), la vie de saint Alexis, la vie de Joseph « le beau » (celui de l’Ancien Testament) et tout le bloc des Jugements derniers67. Il en a conservés certains, peut-être inventé d’autres, parfois aussi à partir de textes existants, de sorte que l’idée des chants « purement populaires » et « purement orthodoxes » obscurcissait les choses au lieu de les éclaircir. Et Tihonravov en profite pour avancer sa vision des choses, qui prolonge et affine celle de Buslaev68 : d’origines textuelles, beaucoup de chants hagiographiques furent surtout composés au XVIIe siècle, ils étaient prisés à la Cour et dans les milieux privilégiés69 en même temps que la poésie panégyrique jusqu’à l’époque de Pierre le Grand où, méprisés par l’élite, ils « descendirent » dans le peuple, qui, vieux-croyant ou non, les conserva au même titre que les vestiges de la littérature ancienne : il ne restait plus rien de la division des stihi entre les « aînés » et les « cadets ».

45 Bien que discrètes et peu nombreuses, les voix des savants autorisés eurent raison, croyons-nous, des constructions de Bessonov. Tous s’accordaient à saluer cette publication au même titre que d’autres, peut-être plus que d’autres en raison du volume de chants publiés, mais empêchèrent efficacement toute surenchère idéologique ou religieuse autour des stihi. Ceci d’autant plus facilement que l’Église et ses publications restaient prudemment muettes, que les slavophiles ne manifestaient pas d’émotions particulières et que les folkloristes et historiens eux-mêmes se passionnaient davantage pour les byliny et les chansons de mariage des paysans.

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46 Seul Buslaev fit sans doute exception dans ce contexte général. Dans un article publié en 1861 dans Russkaja reč’ et qui se présentait comme un compte-rendu des éditions de Varencov et de Bessonov (1er volume), il ne critiquait en rien les auteurs (il est vrai que l’article « de fond » de Bessonov ne devait paraître qu’en 1863), mais se livrait en fait, chose très rare, à une analyse des cantiques spirituels dans leur ensemble70. Buslaev y développait une vision historique, voyant dans les mendiants aveugles des années 1850-1860 de lointains héritiers des pèlerins qui paraissaient, sous le nom de kaliki perehožie, dans une déjà célèbre bylina : « Les quarante et un pèlerins » (Sorok kalik s kalikoju) : l’ « infirme » (kaleka, appellation récente, choisie par Bessonov pour le titre de son livre) devenait « pèlerin » (kalika, mot médiéval)71. Buslaev s’interrogeait sur la raison d’être de ces chants : pour lui, ils étaient d’origines diverses, peut-être même certains avaient été composés par des mendiants, mais « ils furent appréciés par toute la gent russe, et ils firent partie du trésor commun de sa poésie religieuse, chrétienne, grâce à laquelle elle traduit dans une langue compréhensible l’histoire sainte et les récits ecclésiastiques. […] [Le cantique spirituel] remplace même la prière. » (p. 451-52). Cette traduction poétique, Buslaev la comparait à l’œuvre des peintres qui ornaient les églises russes comme à celle des maîtres artisans qui « traduisaient » les Écritures en peintures et en reliefs sur les murs et chapiteaux des cathédrales occidentales, même si ces derniers faisaient preuve d’un art beaucoup plus évolué (p. 457). Le stih, même celui des vieux-croyants, même lorsqu’il énonçait toutes sortes de sottises, intéressait l’historien au même titre que les chants des Flagellants occidentaux (p. 491). Dans toute cette « grossièreté », il ne fallait pas voir seulement de la « barbarie enfermée dans son immobilité », mais aussi « une certaine circulation des humeurs vitales » (p. 501). Et Buslaev félicitait Bessonov d’avoir ouvert son recueil par des chants qui parlaient des mendiants mêmes qui les chantaient, notamment le premier d’entre eux, consacré à l’Ascension du Christ (nous en proposons une traduction en annexe) qu’il admirait pour sa « profondeur de pensée et sa haute création poétique ». Et d’ajouter aussitôt : « Seule la crainte d’être soupçonné de sympathie pour la narodnost’ (le « génie national », Buslaev désigne évidemment le nationalisme russe, officiel ou non) nous empêche d’oser qualifier ce stih comme la plus belle œuvre dans toute notre poésie chrétienne… » (p. 452). Profession de foi qui nous semble très révélatrice des tensions qui se nouaient autour des cantiques et parmi lesquelles Buslaev semblait rechercher une sorte de point d’apaisement, d’équilibre entre des tendances qui, le plus souvent, s’opposaient ou s’ignoraient.

Après Bessonov

47 Après cette période de découverte des stihi, les publications et les études suivirent dans l’ensemble les voies déjà tracées, et nous ne ferons que les présenter brièvement.

48 La collecte des cantiques prit progressivement un caractère systématique, qu’on peut assez bien percevoir dans les différents programmes et instructions mis au point, principalement, par les principaux centres de collecte ethnographique : notamment la section d’Ethnographie de la Société impériale de géographie de Russie, déjà évoquée ici, qui, après son Recueil ethnographique déjà cité et ses Annales (Zapiski), édita la revue Živaja starina à partir de 1891, la section du Sud-Ouest de la Société à Kiev, qui publiait ses propres Annales, et la Société Impériale des Amis des Sciences de la nature, de l’Anthropologie et de l’Ethnographie (en abréviation : IOLEAE) à l’université de Moscou,

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créée en 1863 et qui publia la revue Etnografičeskoe obozrenie à partir de 1889. Les premières instructions étaient orientées vers l’étude des croyances et religions de peuples primitifs et comportaient toujours une partie de « Vie morale » ou « spirituelle » (duhovnaja žizn’, le terme russe étant équivoque). Très rapidement, les populations de la Russie d’Europe furent incluses dans les objets d’investigation, mais sous le rapport de la vie religieuse, les instructions en restaient à un certain niveau de généralité ou bien, de toute façon, s’attachaient aux croyances et aux superstitions. Les cantiques apparurent explicitement au cours des années 1870, par exemple dans le programme de 1877 qui visait l’Ukraine et la Biélorussie et qui était destiné à aider l’ethnographe Pavel Šejn dans son entreprise de publication72. Nikolaj Jančuk, qui dirigeait la section d’ethnographie de l’IOLEAE, publia en 1889 un programme très détaillé et préorienté, où les croyances de type chrétien étaient classées dans la même rubrique que les autres et où certains cantiques, comme le « Rêve de la Vierge » (Son Bogorodicy) étaient activement recherchés, parce qu’il s’accompagnait de pratiques magiques73. Ce type de questions devint encore plus systématique au tournant du siècle74. La section de langue et littérature de l’Académie des sciences émit également des programmes de collecte.

49 Les résultats de toutes ces enquêtes, organisées ou spontanées, étaient partiellement publiés dans diverses revues, notamment dans celles que nous venons de mentionner. D’autres sont restés dans les archives75. Un coup d’œil sur les bibliographies existantes montre une nette croissance des publications jusqu’à la Première Guerre mondiale76. Le début des années soixante fut assez riche et l’abondance des publications suggère un effet de découverte. Par exemple, le Recueil ethnographique (Etnografičeskij sbornik) de la Société de géographie, édité de 1853 à 1864, attendit 1862 (5e numéro) pour publier des cantiques. Mais l’ensemble reste finalement assez modeste, si on compare ces éditions à la masse très considérable des publications de littérature orale, dominée par les chants profanes. Cela peut s’expliquer de plusieurs façons : la principale est probablement le nombre limité des stihi, dont tous les sujets avaient été en gros publiés dans les années cinquante-soixante. Mais cette remarque s’applique aussi bien aux autres genres, comme les byliny qui firent pourtant l’objet d’un intérêt toujours supérieur. Une autre raison peut être la difficulté à trouver des chanteurs pourvus d’un répertoire étendu : en Russie c’étaient surtout des mendiants ; dans le Nord, les skaziteli, paysans ou pêcheurs non migrants spécialement qualifiés pour chanter des byliny et des cantiques, étaient difficiles à trouver. Une troisième raison pourrait être un manque d’intérêt relatif pour ce genre par rapport aux autres.

50 On peut ramener ces publications à deux catégories : celles qui visaient un domaine plus vaste que les seuls stihi (chansons de toutes sortes, littérature orale) et celles qui prenaient spécifiquement les cantiques comme objet d’édition.

51 Dans la première catégorie, nous trouvons encore de grandes entreprises de publication qui prolongeaient celles des années soixante. Il s’agit, avant tout, des éditions de Pavel Vasil’evič Šejn, qui s’étalèrent sur plus de quarante ans et couvrirent une zone très vaste, en Russie, puis en Biélorussie77. Šejn ou ses correspondants recueillirent un assez grand nombre de stihi, mais il ne s’y intéressait pas particulièrement, soucieux qu’il était d’offrir des panoramas complets du folklore, voire de la vie paysanne dans son ensemble. Il les classait dans des rubriques différentes, parfois en compagnie des chansons des bateliers, des détenus et des voleurs, parfois dans des contextes différents dans un même recueil (par exemple selon

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les fêtes chrétiennes en Biélorussie) mais toujours sous la dénomination russe de stihi ou pesni (chants) spirituels. À l’exemple des folkloristes et philologues ukrainiens, il prêta une attention soutenue aux types des chanteurs et observa, par exemple, que la catégorie des starcy biélorusses (vieillards, mais avec une probable connotation religieuse), dont les chants étaient du reste appelés stareckie, tenaient la première place dans la hiérarchie du prestige, tout comme les cantiques eux-mêmes au regard des chants profanes ; très respectés, ils avaient aussi une haute idée de leur mission.

52 Le folklore ukrainien fit également l’objet d’importantes publications. Yakiv Holovackij (Jakov Golovackij), prêtre uniate et recteur de l’université de Lviv jusqu’en 1868, devenu membre d’honneur de la Société d’Histoire et des antiquités de la Russie, publia en 1863-1871 dans la revue de cette société une très grande collection de chansons78, dont de nombreux chants religieux de Noël (koljadki et ščedrovki) ainsi que des cantiques « classiques » (Lazare, le Jugement dernier, etc.) classés dans la rubrique des dumy « édifiantes et religieuses »79. La publication, tout en répondant aux intérêts, voire à la passion de Holovackij, s’inscrivait dans une vision panslaviste et russophile qui était devenue la sienne. De son côté, Pavel Čubinskij organisa en 1869-1871 pour la Section ukrainienne de la Société de géographie une expédition de collecte de matériaux ethnographiques, dont la publication, à laquelle prirent part Antonovič, Kostomarov et d’autres, s’étala sur sept ans80. La plupart d’entre eux étaient de la littérature orale, dont des chants de Noël et des chants religieux non calendaires regroupés (volume I, 5e chapitre) dans une section intitulée mir duhovnyj [le monde spirituel ou moral] comme dans les programmes cités plus haut.

53 Le Nord de la Russie d’Europe, désormais consacré comme dépositaire d’antiquité, continua d’attirer des ethnographes. Les publications les plus importantes étaient les fruits d’expéditions, pour la plupart organisées par la Société de géographie qui visaient surtout les chants, parmi lesquels les cantiques qui, bien que leur importance numérique fût modeste, étaient souvent classés en tête de la publication, peut-être parce que le genre était très vivant dans le Nord, comme l’attestaient les ethnographes, peut-être aussi parce que les chanteurs eux-mêmes, vieux-croyants ou non, respectaient les cantiques bien davantage que tous les autres chants81.

54 Les publications entièrement consacrées aux cantiques, beaucoup plus rares que les précédentes, furent le plus souvent l’apanage d’éditions très restreintes, circonscrites à quelques chants. Une exception pourtant, la publication de stihi de la région de Kursk par le slaviste Mihail Speranskij82. Il est intéressant de noter qu’il s’agit moins d’une publication de textes (ils sont transcrits, mais Speranskij observe qu’ils n’apportent rien de neuf en eux-mêmes) que d’une longue étude du chanteur, un aveugle rural, chanteur quasi professionnel et très pénétré de sa vocation : à partir de ce cas, l’auteur remonte dans le temps, rejoignant les travaux de Sreznevskij et de Tihonravov, pour tenter de cerner le type social du kalika.

55 Cet intérêt pour les chanteurs de stihi s’inscrivait dans un mouvement général de découverte des skaziteli [chanteurs ou narrateurs de littérature orale], caractéristique de la toute fin du XIXe et du début du XXe siècle. Il était particulièrement important et plus ancien en Ukraine et en Biélorussie, où ces chanteurs et leurs instruments faisaient l’objet d’assez nombreuses publications, notamment dans la revue Kievskaja starina83. En Russie, le stéréotype du mendiant aveugle s’était bien établi depuis les années soixante et gardait tout son attrait. L’ethnographe Sergej Maksimov avait consacré tout un ouvrage à la « Russie vagabonde », et dans un de ses chapitres, intitulé

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« Kaliki perehožie », mettait en scène des compagnies (arteli) de mendiants aveugles chantant des cantiques84. De telles expressions, comme aussi celle de la « gent mendiante » (niščaja brat’ja ou bratija) structuraient des publications moins journalistiques dans les revues savantes85. Mais, peut-être sous l’influence des ethnographes de l’Ukraine et de la Biélorussie et surtout à mesure que la Russie du Nord devenait mieux connue, on découvrait que les cantiques pouvaient être chantés non pas seulement dans le contexte de la mendicité et du vagabondage, mais aussi dans des cadres plus stables, en des lieux fixes, dans le village, voire dans la famille, comme Kireevskij l’avait observé dans sa préface. Rybnikov avait déjà trouvé de remarquables chanteurs de byliny, notamment Trofim Rjabinin, qui chantaient aussi des stihi, et qui même les privilégiaient ; en dehors de ces personnages particulièrement prisés pour leur talent et leur mémoire, les stihi étaient chantés de façon beaucoup plus large par les paysans et les paysannes86. Sur ses traces, Aleksandr Gil’ferding (Hilferding), qui visita les mêmes régions en 1871 pour publier en 1873 un très gros recueil de byliny, confirma et développa des observations similaires87. Même dans le cas de chanteurs aveugles qui vivaient de leur exercice, on découvrait que, comme en Ukraine, les chanteurs de stihi pouvaient avoir une vie plus stable qu’on ne les représentait souvent88.

56 Les études savantes des stihi suivirent la voie tracée par Buslaev et Tihonravov. Elles furent de moins en moins nombreuses et de plus en plus affinées89. Désormais, les auteurs, dont ces deux derniers, cherchaient moins à embrasser le phénomène dans son ensemble que de s’attacher aux cantiques qui paraissaient les plus intéressants du point de vue historique et philologique, pour en reconstituer les sources, le plus souvent byzantines. L’objet de leur recherche n’était plus nécessairement dicté par un stih, mais par un sujet qui traversait plusieurs types de sources surtout textuelles (apocryphes, récits médiévaux) et orales (les cantiques, les byliny), plus rarement visuelles (images populaires ou lubki et icônes). Aleksandr Kirpičnikov consacra ainsi une recherche à la légende de saint Georges, une autre à la Dormition de la Vierge90, Vasilij Močul’skij, parmi d’autres, étudia le « Livre de la colombe »91 dont bien des aspects et images particuliers continuaient de fasciner les imaginations, Varvara Adrianova-Peretc la légende de saint Alexis92. À peu près à la même époque, de 1879 à 1891, Aleksandr Veselovskij (élève de Buslaev) renouvela considérablement la question par des recherches très approfondies sur les stihi, le « Livre de la colombe » et « Egorij le Hardi », encore, ainsi que quelques autres, toujours croisés avec d’autres sources, principalement d’Europe orientale et centrale, devenant la plus grande autorité dans ce domaine93.

57 Parallèlement à ces travaux, en gros spécialisés dans les chants russes « anciens » (« aînés », selon la classification de Bessonov qui, malgré les critiques, resta présente dans nombre de ces écrits et surtout les ouvrages de synthèse94), d’autres universitaires se spécialisaient dans les chants « nouveaux », ukrainiens et biélorusses, principalement autour de la revue Kievskaja starina et à l’université de Harkov’. Ils étaient souvent lus parallèlement aux chants historiques (dumy), car chantés par les mêmes personnes, de même qu’en Russie, les stihi étaient lus en liaison avec les byliny95.

58 Toutes ces publications contribuèrent à banaliser le cantique spirituel. Il était une part intégrante des histoires et des anthologies de la littérature russe, destinées aux étudiants d’universités et même dans les manuels pour les gymnases, au même titre que les chansons de geste et quelques autres genres folkloriques, avec lesquels il

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rivalisait souvent pour la première place dans l’ordre d’exposition ; du point de vue chronologique, il y côtoyait la littérature médiévale : ces ouvrages reproduisaient l’orientation principale des recherches sur le stih. Les dictionnaires encyclopédiques, celui de Brockhaus-Efron, la Grande Encyclopédie (Bol’šaja enciklopedija) de Južakov, le Dictionnaire encyclopédique Granat, tous publiés des années 1890 à la fin de l’Ancien Régime, lui consacraient des articles généraux, mais aussi des notices plus détaillées sur les cantiques les plus connus et anciens, signées par des plumes autorisées, comme Kirpičnikov, Vsevolod Miller, Speranskij. Evgenij Ljackij, qui avait publié quelques travaux sur le folklore, notamment biélorusse, mais qui s’était surtout distingué dans des activités littéraires, publia une édition de stihi pour le grand public en 1912 ; il est significatif qu’il l’eût fait après avoir édité, l’année précédente, un recueil de byliny96.

59 Cette vulgarisation était peut-être facilitée par la découverte musicale de ces chants, et avant tout des chanteurs eux-mêmes, tous du Nord, qui, après avoir chanté « sur place » pour les ethnographes, étaient appelés à se produire dans les capitales. Hilferding invita les premiers, Trofim Rjabinin et Ivan Kas’janov, à Saint-Pétersbourg en 1871, pour chanter des byliny à la Société de géographie97. Puis vinrent à la capitale Vasilij Ščegolenok en 1879, Kas’janov de nouveau en 1892. Mais l’apogée de ces voyages fut atteint en 1893-1894, puis en 1902 avec les voyages d’Ivan Rjabinin, le fils de Trofim, qui fut présenté à Alexandre III et à Marija Fedorovna en 1893, au grand duc Constantin en 1894, chanta au Musée polytechnique, au Musée historique, dans plusieurs sociétés savantes, dans des écoles secondaires et supérieures, à l’Académie des sciences, puis effectua une tournée en Bulgarie, Serbie, à Prague et à Vienne. Or, si Rjabinin était prisé surtout comme skazitel’ des byliny, les duhovnye stihi, que ce vieux-croyant déclaré et connu comme tel plaçait par-dessus tout, eurent une place dans son répertoire, en tout cas à partir de 1892, ce qui était le signe d’une reconnaissance générale, quasi officielle. Encore plus tard, le chœur de paysans de Voronež conduit par Pjatnickij se rendit célèbre en donnant des concerts en 1911-1912 à Moscou, avant d’entamer la brillante carrière que l’on sait : selon les cas, le répertoire comprenait des cantiques98.

60 Rien d’étonnant, dès lors, si les publications des stihi sous forme de partitions, destinées soit aux enfants des écoles, soit à tous les amateurs de chansons populaires, suivirent un cours parallèle à celles des byliny et d’autres chants (« lyriques », « historiques »), qui continuaient à dominer l’édition. Cette mise à disposition du public était devenue possible parce que les publications savantes s’accompagnaient déjà, depuis Bessonov, de partitions imprimées en annexe. Dès les années 1880, certaines expéditions ethnographiques comprenaient des musiciens chargés de ces transcriptions99. Tout ceci fut grandement facilité, un peu plus tard, par l’utilisation de phonographes. Des compositeurs comme Ljadov et Balakirev s’intéressèrent aux chants populaires, dont les stihi, et participèrent à leurs publications, généralement pour le chant en solo100.

61 Quelle était, face à cette diffusion croissante, l’attitude des milieux ecclésiastiques ? En attendant des études approfondies, un examen superficiel des publications fait apparaître, du côté de l’Église, une certaine reconnaissance, voire des attitudes plus actives. La difficulté, pour elle, était de plusieurs ordres. D’abord, les cantiques étaient d’origines inconnues, non contrôlées par l’Église, ce qui était déjà, en soi, aussi problématique que des images pieuses extra ecclésiastiques ; ensuite, les cantiques contenaient, comme on l’a vu, des thèmes et des récits qui non seulement n’étaient pas canoniques, mais pouvaient carrément s’écarter des bases du christianisme ; enfin, la proximité entre ces cantiques et ceux des vieux-croyants les rendait automatiquement

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suspects. Aussi l’Église se distingua par un silence quasi total, ou par quelques rares mises en garde, particulièrement contre les pratiques de type magique qui entouraient un cantique intitulé « Le rêve de la Vierge », mais aussi quelques autres chants (notamment sur la Dormition) et manifestations d’un culte marial chez les paysans russes101.

62 Mais on peut aussi observer, au moins chez certains prêtres, une reconnaissance des stihi qui suivait, avec retard, le même mouvement du côté civil et officiel. Rappelons, pour commencer, que des prêtres prirent part à la collecte des cantiques, soit parce qu’ils faisaient partie des réseaux de la Société de géographie et de l’Académie des sciences et qu’ils répondaient aux programmes et enquêtes de ces institutions, soit de leur propre chef. Avec le temps, ces participations devinrent plus nombreuses, et les commentaires tendirent à devenir plus favorables à la fin du siècle. Il s’agissait plutôt de publications para-ecclésiastiques qui n’avaient pas de caractère officiel, mais étaient couvertes par les autorités. Par exemple, une anthologie de la poésie populaire (byliny, chansons et cantiques) parut en 1894 dans la collection « La bibliothèque paroissiale » (prihodskaja biblioteka), une collection de tous genres, orientée vers l’orthodoxie, et qui était dirigée par Vasilij Ivanovič Šemjakin, un laïc du secrétariat de Pobedonoscev et du Comité des écoles au ministère de l’Éducation nationale. L’auteur, un certain Aleksandr Vasil’evič Oksenov, exposait de façon assez neutre les thèmes habituels touchant aux stihi, et ajoutait, à propos du cantique consacré à l’Ascension, tant prisé par Buslaev : « La fin du cantique est très naïve, de même que la confusion entre l’apôtre Jean et le Père de l’Église. Mais le cantique contient une pensée profonde et élevée : les mendiants en Russie ont toujours vécu du nom du Christ. »102 D’autres éditions, dont une qui était située dans la mouvance de l’archiprêtre Jean de Cronstadt, allaient plus loin et proposaient des cantiques, publiés séparément, pour le chant choral des laïcs103. Ainsi se dessinait une nouvelle attitude, qui consistait à séparer le bon grain de l’ivraie et à admettre que les cantiques étaient mus par d’authentiques élans de la foi chrétienne. C’est ainsi qu’on peut sans doute expliquer qu’en 1893, Ivan Rjabinin ait chanté des byliny et des cantiques pour les étudiants de l’Académie ecclésiastique de Saint- Pétersbourg. Comme l’expliquait l’auteur de l’article publié à cette occasion, Aleksandr Ponomarev, qui était professeur à l’Académie, l’Église devait aller à la rencontre de ces créations populaires, car « notre milieu, celui du clergé, a toujours marché la main dans la main avec le peuple et conduit son éducation (prosveščenie) »104.

63 La présence croissante des vieux-croyants dans l’espace public, surtout après 1905 et le décret de tolérance, la publication scientifique de leurs cantiques dans les revues d’ethnographie, mais aussi, dans la dernière période, de textes et d’études sur le même sujet dans des revues ecclésiastiques comme Bogoslovskij vestnik, Strannik ou Pravoslavnyj sobesednik, allaient dans le même sens. Eux-mêmes commencèrent à publier officiellement, à des fins de diffusion, des recueils de cantiques spirituels105, autant d’éléments qui contribuaient à intégrer le cantique extra-ecclésiastique dans la société russe.

64 Nous sommes conscient d’avoir seulement effleuré un sujet qui mériterait beaucoup d’études détaillées. Du moins espérons-nous avoir montré qu’il est plus complexe qu’il ne peut le paraître et qu’il recèle bien des facettes intéressantes. Commencée dans les années 1830-1840, la découverte des cantiques spirituels en Russie avait à peu près coïncidé avec un mouvement similaire qui se fit en pays tchèque où les premières narodny duchowni pisnê furent publiées en 1831-1832, ce qui n’était évidemment pas un

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hasard. Mais elle coïncida aussi avec une entreprise du même type en France, notamment, à partir de 1845, sous l’égide officielle du comte Salvandy, sans que nous puissions dire aujourd’hui si cette synchronie entre la Russie d’Uvarov et la France de Guizot était autre chose qu’accidentelle. Cependant, à la différence du catholicisme français, qui se porta fortement à la rencontre des chants bretons, l’Église orthodoxe et la société cultivée demeurèrent frileuses. Même les slavophiles et les auteurs nationalistes, pourtant « prédestinés » à ce genre de découverte, restèrent passifs pour la plupart et il fallut un regain de nationalisme officiel à la fin du règne d’Alexandre III pour que les cantiques populaires reçussent un droit de cité. Bien des réticences en jeu empêchèrent que ces témoignages de la foi soient reçus aussi bien que les autres genres de littérature orale. Méfiance de l’Église officielle, méfiance des intellectuels, même nationalistes, à l’égard du peuple, défiance de l’intelligentsia populiste envers les choses sacrées, attrait général pour les byliny, dont on attendait la venue depuis des décennies et qui éclipsèrent constamment les stihi, proximité des cantiques ukrainiens et biélorusses dont on ne savait pas bien quoi faire, magistère austère et sophistiqué exercé par quelques grands spécialistes universitaires, enfin présence sourde et muette, puis de plus en plus ouverte, des vieux-croyants, autant de mouvements de société, d’opinion et d’idées qui rendent l’histoire de la découverte et de la réception des cantiques singulièrement riche et, à certains égards, énigmatique.

ANNEXES

Illustrations

1. Vieux chanteurs de la province d’Orel avec leur guide (povodyr’) », illustration anonyme du livre [Petr Alekseevič Bessonov], Kaleki perehožie : Sbornik stihov i issledovanie P. Bessonova [Les infirmes migrateurs], t. 1, fasc. 1, M. : tip. A. Semena, 1861.

2. Ivan Trofimovič Rjabinin, chanteur de byliny et de cantiques spirituels. Photographie extraite de l’article d’Evgenij A. Ljackij, « Skazitel’ I.T. Rjabinin i ego byliny » [Le chanteur I.T. Rjabinin et ses byliny], Etnografičeskoe obozrenie, XXIII, 4, 1894, p. 105-153. 3. « Tihon Ivanov Semenov, province de Kursk, district de Ryl’sk, village Perestupina, vingt-six ans, 1905 » : photographie illustrant l’article de M.N. Speranskij, « Kurskij lirnik T.I. Semenov [Le joueur de lira T.I. Semenov] », Etnografičeskoe obozrenie, 68-69, 1-2, (1906), p. 3-28.

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Fig. 1. « Vieux chanteurs de la province d’Orel avec leur guide (povodyr’) », illustration anonyme du livre de P.A. Bessonov, Kaleki perehožie [Les infirmes migrateurs], t. 1, fasc. 1, M. : tip. A. Semena, 1861.

Fig. 2. Ivan Trofimovič Rjabinin, chanteur de byliny et de cantiques spirituels. Photographie extraite de l’article de Evgenij A. Ljackij, « Skazitel’ I.T. Rjabinin i ego byliny », Etnografičeskoe obozrenie, XXIII, 4, 1894, p. 105-153.

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Fig. 3. « Tihon Ivanov Semenov, province de Kursk, district de Ryl’sk, village Perestupina, 26 ans, 1905 » : photographie illustrant l’article de M.N. Speranskij, « Kurskij lirnik T.I. Semenov [Le joueur de “lira” T.I. Semenov] », Etnografičeskoe obozrenie, 68-69 (1906), 1-2.

À titre d’exemple, nous traduisons ici un stih particulièrement frappant et assez courant, dans lequel ses interprètes (des mendiants) se mettent en scène eux-mêmes. Bessonov en place une variante en tête de son recueil et Buslaev, comme on l’a vu, l’admirait spécialement. Nous avons choisi une des versions publiées par Varencov, op. cit., p. 59-61). Au milieu de l’été chaud, À la veille de l’Ascension du Christ, La gent mendiante (niščaja bratija)106 se mit à pleurer : « Béni sois-tu, Christ Roi du Ciel ! À qui nous laisses-tu ? À qui nous abandonnes-tu ? Qui, Seigneur, nous donnera à boire, à manger, Nous vêtira, nous chaussera, Nous abritera de la nuit noire ? » Le Seigneur Roi du Ciel de leur dire : - Ne pleure pas, gent mendiante ! Je vous donnerai, aux mendiants, aux miséreux, Une haute montagne d’or. Sachez en user, Sachez la partager ; Vous serez rassasiés et pourvus, Chaussés et vêtus, Abrités de la nuit noire. » Lors saint Jean Bouche d’Or107 de lui dire : « Béni sois-tu, Christ, Roi du Ciel ! Permets-moi de parler Pour la gent mendiante, la gent miséreuse : Ne donne pas aux mendiants de haute montagne,

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De haute montagne, de montagne d’or ; Ils ne sauront en user, Ils ne sauront l’arpenter, Ils ne sauront la partager. Princes et boyards auront vent de la montagne, Pasteurs et autorités auront vent de la montagne, Négociants auront vent de la montagne ; Ils leur prendront la haute montagne, La haute montagne, la montagne d’or ; Ils partageront la montagne entre eux, Ils arpenteront la montagne entre princes, Sans laisser approcher la gent mendiante ; Il y aura là beaucoup de males morts, Beaucoup d’effusions de sang Et de crimes par eux partagés ; Et les mendiants n’auront plus de quoi se nourrir, Plus de quoi se vêtir. Nous donnerons aux mendiants, aux miséreux Ton Nom très saint108 : Les mendiants iront de par le monde (po miru hoditi), Ils te glorifieront, Christ, Ils te loueront à toute heure ; Alors ils seront rassasiés et pourvus, Ils seront chaussés et vêtus, Et abrités de la nuit noire. » Et le Christ Roi du Ciel de dire : - Loué sois-tu, Jean Bouche d’Or ! Tu as su parler Pour la gent mendiante, la gent miséreuse, Que ta bouche soit donc une bouche d’or ! » Et nous chantons le chant : alléluia. (Recueilli à Nolinsk, province de Vjatka)

NOTES

1. Nous citons d’après l’édition suivante : Aleksandr Radiščev, Putešestvie iz Peterburga v Moskvu [Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou], SPb. : Nauka « Literaturnye pamjatniki », 1992, p. 110-112. 2. Pour toute la partie bibliographique de cette étude, nous nous sommes appuyé sur la collection Russkij fol’klor. Bibliografičeskij ukazatel’ [Le folklore russe. Index bibliographique] (cité infra : RF), publiée par l’Institut de littérature russe. Dans l’ordre chronologique des publications recensées : RF, 1800-1855, T.G. Ivanova et A.A. Gorelova, red., SPb. : Dmitrij Bulanin, 1996 ; RF, 1881-1900, T.G. Ivanova, A.A. Gorelova et N.P. Kopaneva, red., L. : BAN, 1990 ; et RF 1901-1916, M.Ja. Mel’c, S.P. Luppov et A.D. Sojmonov, red., Ibid., 1981. Pour la période des années 1856-1880, nous nous sommes servi de plusieurs outils bibliographiques qu’il est inutile de mentionner ici. 3. Voir, à ce sujet, Mihail V. Dmitriev, « ‘Svjataja Rus’’ v russkom fol’klore XIX v. [La “Sainte Russie” dans le folklore russe du XIXe siècle] », in Propice sed respice : Problemy slvjanovedenija i medievistiki [ Propice sed respice : problèmes d’études slaves et médiévales], SPb. : Univ. de SPb., Faculté d’Histoire, 2009, p. 181-202.

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4. N.S. Seregina, S.E. Nikitina, « Duhovnye stihi [Les cantiques spirituels] », Pravoslavnaja Enciklopedija, vol. XVI, M. : « Pravoslavnaja Enciklopedija », 2007, p. 424-428. La linguiste Serafima Evgen’evna Nikitina a consacré de nombreuses études aux duhovnye stihi, notamment Ustnaja narodnaja kul’tura i jazykovoe soznanie [La culture populaire orale et la conscience linguistique], M. : Nauka, 1993. 5. Viktor G. Varencov, Sbornik russkih duhovnyh stihov [Recueil de cantiques spirituels russes], SPb. : D.E. Kožančikov, 1860. 6. Au sujet de Vostokov, voir, par exemple, M.K. Azadovskij, Istorija russkoj fol’kloristiki [Histoire de l’étude du folklore russe], t. 1, M. : 1958, p. 152-153. 7. « Russkie narodnye pesni, sobrannye Petrom Kireevskim, čast’ pervaja. Russkie narodnye stihi [Chants populaires russes, réunis par Petr Kireevskij, première partie. Cantiques populaires russes] », Čtenija v imperatorskom obščestve i drevnostej rossijskih pri Moskovskom universitete, cité infra ČOIDR, n° 9, 1848, « Smes’ », p. I-VII, 145-228. 8. Une abondante littérature a été consacrée à ces livres manuscrits, dont l’étude a coïncidé, pour la plus grande partie, avec celle du Raskol. Pour les études déjà anciennes, on peut mentionner M.N. Speranskij, Rukopisnye sborniki XVIII veka [Les recueils manuscrits du XVIIIe siècle], M., 1963 ; les nombreux travaux de Vladimir Ivanovič Malyšev, qui forma de nombreux chercheurs « de terrain » ; parmi les travaux plus récents, le plus souvent fondés sur le même type d’études de terrain, on peut citer, par exemple, Russkie pis’mennye i ustnye tradicii i duhovnaja kul’tura [Les traditions écrites et orales et la culture spirituelle], M. : Izdatel’stvo Moskovskogo universiteta, 1982 ; K istorii knižnoj kul’tury južnoj Vjatki : polevye issledovanija [Contribution à l’histoire de la culture livresque de la Vjatka méridionale : recherches de terrain], A.A. Amosov, L.A. Petrova, R.G. Pihoja, red., L., 1991 ; Iz istorii duhovnoj muzyki [Contribution à l’histoire de la musique spirituelle], N.A. Gerasimova-Persidskaja, red., Rostov-sur-le- Don, 1992. 9. S.E. Nikitina, Ustnaja narodnaja kul’tura i jazykovoe soznanie, p. 112-118. 10. Sous le titre Drevnie russkie stihotvorenija [Poèmes russes anciens], M., 1804 ; puis Drevnie russkie stihotvorenija, sobrannye Kiršeju Danilovym i vtorično izdannye… [Poèmes russes anciens, réunis par Kirša Danilov et réédités…], M., 1818. Nous citons d’après Drevnie russkie stihotvorenija, sobrannye Kiršeju Danilovym, A.P. Evgen’eva et B.N. Putilov, red., M. – L. : AN SSSR, « Literaturnye pamjatniki », 1958. 11. Il s’agit des travaux de Viktor Ivanovič Baldin, par exemple : V.I. Baldin, « Kirša Danilov : opyt rekonstrukcii biografii, istorija roda i sbornika “Drevnie rossijskie stihotvorenija” [Kirša Danilov : essai de reconstruction d’une biographie, histoire du lignage et du recueil “Poèmes russes anciens”) » in D.A. Redin et al., eds., Rossija i mir : panorama istoričeskogo razvitija [La Russie et le monde : panorama de l’évolution historique], Ekaterinburg, 2008, p. 255-269. 12. Par P.I. Šeffer, dans Izvestija ORJaiS, t. 2, 1er volume. Kalajdovič trouvait ce chant « inconvenable en raison du mélange de choses spirituelles et d’un récit émanant du simple peuple (s prostonarodnym rasskazom) », (édition de 1818, p. XXIX) 13. Varencov, Sbornik russkih duhovnyh stihov, p. 207. 14. Azadovskij, Istorija russkoj fol’kloristiki, p. 103, n. 2 et 3. 15. M. Speranskij, « Duhovnye stihi, zapisannye v Tul’skoj gubernii v ijule 1845 goda Pavlom Smirnovym [Cantiques spirituels, recueillis dans la province de Tula en 1845 par Pavel Smirnov] », ČOIDR, n° 4, 1907, p. 24-38.

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16. « Koe-čto o slavjano-russkih pesnjah [Quelques remarques à propos des chants slavo-russes] », Molva, 6e partie, n° 117, 1833, p. 467-468. 17. « Iz Kostromy [De Kostroma]” Moskvitjanin, vol. VI, n° 12, 1841, p. 467-471. 18. M…, « Spasskie vorota v Moskve [La porte du Saint-Sauveur à Moscou], Biblioteka dlja vospitanija, 4e partie, 1845 (2e année), M., p. 149-150. 19. Au sujet de la collection de Kireevskij et de sa publication, il existe une bibliographie assez importante, qui comprend aussi ses correspondances avec son réseau. Pour une synthèse, voir Azadovskij, Istorija russkoj fol’kloristiki, notamment p. 332-343 ; voir aussi, dans la série Pamjatniki russkogo fol’klora [Les monuments du folklore russe], les trois volumes, pourvus d’un riche appareil critique, intitulés Sobranie narodnyh pesen P.V. Kireevskogo [La collection des chants populaires de P.V. Kireevskij], t. 1 Zapisi Jazykovyh… [Chansons recueillies par les Jazykov], A.D. Sojmonov, red., L. : Nauka, 1977 ; Zapisi P.I. Jakuškina [Chansons recueillies par P.I. Jakuškin], t. 1 et 2, Z.I. Vlasova, red., L. : Nauka, 1983-1986. 20. Lettre du 21 avril 1837, Pis’ma P.V. Kireevskogo k N.M. Jazykovu [Lettres de P.V. Kireevskij à N.M. Jazykov], M.K. Azadovskij, red., M. – L., 1935, p. 76. 21. ČOIDR, n° 9, 1848, p. VII-VIII. 22. Certains des stihi publiés par Petr Kireevskij portent une emprunte thématique et stylistique qui font fortement penser aux chants des vieux-croyants, par exemple l’« Éloge du désert » (n° 55). 23. Dans la rubrique « Kritika », Otečestvennye zapiski, 62, n° 1, 1849, p. 16. 24. Ibid., p. 7. L’opposition entre les vertus paisibles révélées par les stihi et la brutalité des chants épiques, propres aux guerres de la Rus’ médiévale, est probablement empruntée à Ševyrev (voir infra). 25. L’historien Aleksandr Lakier, dans Žurnal ministerstva narodnogo prosveščenija, 63 (1849, juillet), p. 31-38, qui cite in extenso un stih consacré aux saints Boris et Gleb en raison de son caractère « historique » et en évoque quelques autres. Une critique très favorable et anonyme fut également publiée dans Moskvitjanin de Pogodin (qui était assez proche de Kireevskij), 20, 1850, p. 158-164. 26. [K.S. Aksakov], Sočinenija K.S. Aksakova [Œuvres de K.S. Aksakov], vol. 2, M. : Université, 1875, p. 52-53. Souligné dans le texte. 27. Stepan Ševyrev, Istorija russkoj slovesnosti, preimuščestvenno drevnej [Histoire de la littérature russe, principalement ancienne], t. 1, vol. 1, M. : Université de Moscou, 1846, p. 236. La partie de la conférence consacrée aux stihi occupe les pages 235-261. 28. Ibid., p. 235-236. 29. Ibid., p. 236. 30. Ibid., p. 235-236 et 237. 31. Ce sera et c’est déjà, bien entendu, le centre des réflexions sur les chants épiques, sur les contes, sur les chants et rituels accompagnant les fêtes agraires. 32. Épître aux Corinthiens I, 3, 16. 33. Ševyrev, Istorija russkoj slovesnosti, p. 244. 34. Ibid., p. 240-241. 35. Publiée en 1884, bien après sa mort : « Lekcii o russkoj littérature, čitannye Stepanom Ševyrevym [Les conférences sur la littérature russe, données par Stepan

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Ševyrev] », Sbornik otdelenija russkogo jazyka i slovesnosti Imperatorskoi Akademii nauk, vol. 33, n° 5, p. 42. 36. [Nikolaj I. Nadeždin], « O russkih narodnyh mifah i sagah v primenenii ih k geografii i osobenno etnografii russkoj [Des mythes et des sagas populaires russes appliqués à la géographie et particulièrement à l’ethnographie russe] », Russkaja beseda, III, 1857, « Smes’ », p. 1-20. Citation p. 6, et IV, p. 19-63. 37. Nous citons d’après la 3 e édition : Istorija russkoj cerkvi Makarija, mitropolita moskovskogo [Histoire de l’Église russe par le métropolite de Moscou Macaire], t. III, SPb., 1888, p. 66. 38. Dans Otečestvennye zapiski, CXIII, 7 (juillet 1857), p. 8 39. On trouve un résumé de cette discussion dans l’article de Fedor Buslaev publié en 1858, « Pamjatniki drevne-russkoj pis’mennosti [Monuments de la littérature russe ancienne], republié dans : Istoričeskie očerki russkoj slovesnosti i iskusstva [Essais historiques sur la littérature et l’art russes], t. II, SPb., Obščestvennaja pol’za, 1861, p. 119. 40. Fedor Buslaev, O vlijanii hristianstva na slavjanskij jazyk: Opyt istorii jazyka [De l’influence du christianisme sur la langue slave. Essai d’histoire de la langue], M. : Université, 1848, p. 78-79 : Buslaev ne fait qu’effleurer la question des origines du cantique, tout en se référant à des remarques de Kostomarov et de Ševyrev. 41. Saint Jean Chrysostome, saint Basile le Grand et saint Grégoire de Nazianze. 42. F. Buslaev, « O narodnoj poezii v drevnej russkoj littérature [De la poésie populaire dans la littérature russe ancienne], Istoričeskie očerki russkoj slovesnosti i iskusstva, p. 15-21. 43. Respectivement, « O narodnosti v drevnerusskoj literature i iskusstve » et « Izobraženie strašnogo suda po russkim podlinnikam », Ibid., p. 64-96 et 133-154. 44. Ibid., p. 75-77. Buslaev s’appuyait sur plusieurs sources, entre autres sur l’ouvrage de August-Heinrich Hoffmann von Fallersleben, Geschichte des deutschen Kirche bis auf Luthers Zeit, (2e édition, Hanovre : Carl Rümpler, 1854), qu’il fut le premier, avant Tihonravov (voir infra) à appliquer au terrain russe. 45. Ibid., p. 154. 46. Kaleki perehožie était un doublet de kaliki perehožie pour désigner les chanteurs de stihi ; Bessonov croyait qu’il s’agissait étymologiquement du même mot ; voir infra au sujet de l’origine du mot kalika. 47. Voir, à ce sujet, Sobranie narodnyh pesen P.V. Kireevskogo, Zapisi P.I. Jakuškina, t. 1, introductions ; sur Jakuškin, voir le volume publié en son hommage posthume : Sočinenija Pavla Jakuškina [Œuvres de Pavel Jakuškin], SPb. : Vl. Mihnevič, 1884 et A.I. Balandin, P.I. Jakuškin, M., 1969. 48. Russkie narodnye pesni, sobrannye Pavlom Jakuškinym [Chants populaires russes, réunis par Pavel Jakuškin], M. : Gračov, 1860, préface par Fedor Buslaev, publiée pour la première fois dans Letopisi russkoj literatury i drevnosti de Tihonravov (t. 1, 1859, p. 69-157), et la seconde, plus complète : Narodnye pesni iz sobranija Pavla Jakuškina [Chants populaires tirés de la collection de Pavel Jakuškin], SPb. : A.A. Kraevskij, 1865. 49. Pavel Jakuškin, « Neskol’ko slov ot sobiratelja [Quelques mots du collecteur], pour la première fois dans Otečestvennye zapiski, vol. CXXIX, mars-avril 1860, p. 3. Cette

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première édition était précédée d’un article d’Apollon Grigor’ev. La note de Jakuškin est reproduite dans l’édition de 1865. 50. C’est nous qui soulignons. Pavel Jakuškin, « Koe-čto ob izdanii g. Bessonova (v obličitel’nom rode) [Quelques remarques au sujet de l’édition de M. Bessonov (sur le mode accusateur)], Biblioteka dlja čtenija, vol. 179, octobre 1863, p. 112. Cet article a été reproduit dans Sočinenija Pavla Jakuškina, p. 462-480. 51. Nikolaj Barsukov, Žizn’ i Trudy M.P. Pogodina [La vie et les travaux de M.P. Pogodin], vol. 10, SPb., M.M. Stasjulevič, 1896, p. 24. 52. Outre les outils biographiques habituels, voir la brève notice qui lui est consacrée dans N.P. Zagoskin, red., Biografičeskij slovar’ professorov i prepodavatelej Imperatorskogo Kazanskogo universiteta (1804-1904) [Dictionnaire biographique des professeurs et enseignants de l’université de Kazan’, 1804-1904], vol. 1, Kazan’, 1904, p. 52-53 et, surtout, E.A. Bobrov, « V.G. Varencov ; biografičeskaja zametka na osnovanii neizdannyh istočnikov » [V.G. Varencov ; note biographique sur la base de sources inédites], Russkaja starina, vol. 116, décembre 1903, p. 515-522. 53. A.L. Metlinskij, Narodnye južnorusskie pesni [Chants populaires de la Russie du Sud], Université de Kiev, 1854. 54. Voir son recueil de chants ukrainiens : Platon Lukaševič, Malorossijskie, červonorusskie narodnye dumy i pesni [Chansons de geste et chansons populaires de la Petite Russie et de la Russie rouge], SPb. : tip. Praca, 1836. 55. Voir, par exemple, dans le Recueil ethnographique n°1, publié par la section d’Ethnographie de la Société de géographie, une description d’un village de la province de ¢ernigov par le prêtre G. Bazilevič : il signale en passant que des cosaques sachant lire chantent un « psaume » de Noël (psalma) en portant une étoile au cours d’une procession (Etnografičeskij sbornik, I, 1853, p. 320-322). Par contre, (p. 329) il s’attarde assez longuement sur le bandurist Andrej Šut, bien connu localement et devenu célèbre par la suite, car il fut popularisé, entre autres, par Pantelejmon A. Kuliš, dans son ouvrage en deux volumes, Zapiski o Južnoj Rusi [Notes sur la Rus’ méridionale], SPb. : tip. A. Jakobsona, 1856, vol. 1, p. 43. 56. Voir, par exemple, « Narodnye pesni, sobrannye v zapadnoj časti Volynskoj gubernii v 1844 g. Nikolaem Kostomarovym [Chants populaires, recueillis par Nikolaj Kostomarov dans la partie occidentale de la province de Volynie] », in Daniil L. Mordovcev, red., Malorusskij literaturnyj sbornik [Recueil littéraire petit-russien], Saratov, 1859, p. 179-376. Varencov a repris la koljadka qui porte, ici, le n° 190 (p. 547). 57. [Petr Alekseevič Bessonov], Kaleki perehožie : Sbornik stihov i issledovanie P. Bessonova [Les infirmes migrateurs. Recueil de cantiques et recherche de P. Bessonov], 6 fascicules, M. : tip. A. Semena, 1861 (les 3 premiers fascicules regroupés en 1er volume), et tip. Bahmeteva, 1863-1864 (fascicules 4-6, regroupés en 2e volume). 58. Kaleki perehožie, fasc. 1, p. I. 59. Pesni sobrannye P.N. Rybnikovym [Chansons réunies par P.N. Rybnikov], vol. 1-4, M. : tip. A. Semena, 1861-1867. La part la plus importante de cette publication était constituée de byliny et de chansons dites « historiques ». Au sujet de l’histoire de cette publication, voir T.A. Novičkova, « ‘Pesni, sobrannye P.N. Rybnikovym’ : k istorii izdanija i izučenija (po pis’mam i neopublikovannym materialam) [Les “Chansons réunies par P.N. Rybnikov” : contribution à l’histoire de l’édition et de l’étude (d’après

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les correspondances et des documents inédits)] », dans Iz istorii russkoj fol’kloristiki [Histoire de l’étude du folklore russe], 3, L. : Nauka, 1990, p. 5-21. 60. Pesni sobrannye P.N. Rybnikovym, vol. 2, p. I-XVIII. 61. Kaleki perehožie, vol. II, fascicule 4, p. VI. 62. Ibid., fascicule 6, p. XV. 63. Cette façon de procéder était encore nouvelle, à une époque où on recherchait toujours à publier le texte le plus parfait possible et le plus proche d’un original ancien, quitte même à le composer à partir de plusieurs variantes, comme l’avait fait Kireevskij. 64. « Mnenija o knige P.A. Bessonova : Kaleki perehožie. I. Akademika I.I. Sreznevskogo. II. Akademika P.S. Biljarskogo [Avis sur le livre de Bessonov : les infirmes migrateurs. I. De l’académicien I.I. Sreznevskij. II. De l’académicien P.S. Biljarskij] », Izvestija Vtorogo otdelenija Imperatorskoj Akademii nauk, X, 3 (1862), col. 254-259. 65. P.S. Tihonravov, « Razbor knigi ‘Kaleki perehožie’ [Examen du livre “Les infirmes migrateurs”] », in XXXIII Prisuždenie Demidovskoj nagrady [33 e attribution du prix Demidov], SPb. : Académie des sciences, 1864, p. 193-230. Ce texte a été reproduit dans Sočinenija N.S. Tihonravova [Œuvres de N.S. Tihonravov], t. 1, M. : éd. des frères Sabašnikov, 1898, p. 324-358 et notes p. 99-105. Ce texte contient des parties de son œuvre inachevée et inédite de son vivant qui aurait dû être sa thèse de doctorat : Otrečennye knigi drevnej Rossii [Les livres interdits dans la Russie ancienne], dont les différents « morceaux » ont été regroupés dans l’édition ci-dessus, p. 127-255. 66. Buslaev, Russkie duhovnye stihi, p. 484 : sans critiquer ouvertement Bessonov, Buslaev crédite Varencov d’avoir publié des stihi chantés par les vieux-croyants qui, rappelle Buslaev, chantaient aussi le « Livre de la colombe ». 67. Les trois premiers parce qu’il s’agit à chaque fois de renoncement, voire de désert, le dernier pour des raisons eschatologiques. Tihonravov ne le précise pas, parce que c’était trop évident. 68. Buslaev, Russkie duhovnye stihi, p. 486 : cette poésie est « née dans les milieux populaires qui savaient lire ». 69. L’historien Ivan Zabelin allait développer brièvement ce point en évoquant les « mendiants supérieurs » (verhovye niščie) qui étaient spécialement entretenus au palais du tsar Alexis pour chanter des stihi. Nous citons d’après la réédition récente : I.E. Zabelin, Domašnij byt russkih carej [La vie domestique des tsars russes], vol. 2, M. : Jazyki russkoj kul’tury, 2000, p. 296-301. 70. Nous citons d’après l’édition suivante : F.I. Buslaev, « Russkie duhovnye stihi [Cantiques spirituels russes], in Id., Narodnaja poezija : Istoričeskie očerki, SPb. : Académie des sciences, 1887, p. 434-501. 71. L’étymologie et l’origine des kaliki/kaleki donnèrent lieu à une abondante discussion, que nous ne pouvons qu’effleurer ici et à laquelle prirent part Buslaev, Sreznevskij, Veselovskij, Vsevolod Miller, et quelques autres. Buslaev rapprochait kalika, avec vraisemblance, de caliga, la sandale des pèlerins occidentaux, ce qui le servait grandement dans son idée des origines communes, occidentales et orientales, des chants et des pratiques : les pèlerins, quelle que fût leur origine, se retrouvaient en Terre sainte.

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72. O sobiranii pamjatnikov narodnogo tvorčestva dlja izdanija Akademiej Nauk Belorusskogo sbornika g. Šejna [La collecte des monuments de la création populaire pour l’édition par l’Académie des sciences du Recueil biélorusse de M. Šejn], s.l., s.d. Voir le point V, B, n° 9 : « Cantiques spirituels, chantés par des aveugles et des mendiants auprès des églises, dans les cimetières, sur les places et dans d’autres lieux ». 73. Programma dlja sobiranija etnografičeskih svedenij, sostavlennaja pri etnografičeskom otdelenii IOLEAE [Programme pour la collecte d’informations ethnographiques, composé auprès de la section d’ethnographie de l’IOLEAE], N.A. Jančuk, red., M. : tip. E.G. Potapova, 1889, voir n° 236, page 66. 74. Nous pourrions donner une dizaine d’exemples, mais ne citerons que ce programme publié par V.M. Hižnjakov en 1897 à Saint-Pétersbourg : Programma dlja issledovanija narodnoj žizni [Programme pour une étude de la vie du peuple]. Voir le point 212, consacré à la mendicité : « Quels cantiques chantent-ils ? » (p. 38). 75. Celles de la Société de géographie ont été cataloguées par Dmitrij K. Zelenin, Opisanie rukopisej učenogo arhiva IRGO [Description des archives scientifiques de la Société impériale de Géographie], 3 volumes, P. : tip. A.V. Orlova, 1914-1916. Les cantiques y sont moins bien représentés que la plupart des autres genres folkloriques. 76. En nous appuyant sur la bibliographie Russkij fol’klor, nous avons trouvé 30 publications de stihi de 1881 à 1900 (44 si on y ajoute des publications de chants de vieux-croyants et de sectes), 74 de 1901 à 1916 (96 en ajoutant ceux de vieux-croyants). 77. Les chants recueillis en Russie furent publiés dans ČOIDR, 1859, 3, 1868, 1,2,4, 1869, 1, 3, 4, 1870, 1, puis en édition séparée sous le titre Russkie narodnye pesni [Chants populaires russes], M. : Université, 1870 ; puis une nouvelle série commença à être publiée dans ČOIDR, 1879, 3, sans lendemain. Par la suite, Šejn entreprit de publier une somme de la littérature orale russe sous le titre Velikorus v svoih pesnjah, obrjadah, obyčajah i verovanijah, skazkah i legendah [Le Grand Russien dans ses chants, rites, coutumes et croyances, contes et légendes], dont le 1er volume parut en 1898 à l’Académie des sciences (SPb.) et le second, à titre posthume, en 1900. Du côté biélorusse, ce furent, d’abord Belorusskie narodnye pesni [Chants populaires biélorusses], SPb. : Société de géographie (Zapiski IRGO po otdeleniju etnografii), V, 1874, puis Materialy dlja izučenija byta i jazyka russkogo naselenija severo-zapadnogo kraja [Matériaux pour l’étude de la vie et de la langue de la population russe de la région du Nord-Ouest], SPb. : Académie des sciences, en 3 volumes, 1887, 1893 et 1902. 78. Ja.F. Golovackij, « Narodnye pesni Galickoj i Ugorskoj Rusi… » [Chants populaires de la Rus’ de Galicie et de Transcarpathie], ČOIDR, 1863, 3, p. XII-1-130, etc., jusqu’en 1871. L’édition sortit en 4 volumes en 1878. 79. En ce qui concerne ces derniers chants : ČOIDR, 4, 1870, p. 263-288. 80. P.P. Čubinskij, Trudy etnografičesko-statističeskoj ekspedicii v Zapadno-Russkij kraj, snarjažennoj Imperatorskim Russkim Geografičeskim obščestvom, Jugo-zapadnyj otdel [Travaux de l’expédition statistique et ethnographique dans les régions de la Russie de l’Ouest, organisée par la Société Impériale de géographie de Russie, Région du Sud-Ouest], 7 vol., SPb. : Société de géographie, 1872-1878. 81. Voir, par exemple, les expéditions de 1886 et de 1893, conduites par F.M. Istomin et G.O. Djutš : Pesni russkogo Naroda, sobrannye v gubernijah Arhangel’skoj i Oloneckoj v 1886 godu [Chants du peuple russe, recueillis dans les provinces d’Arhangel’sk et d’Olonec en 1886], SP. : IRGO, 1894 et Pesni russkogo Naroda, sobrannye v gubernijah Vologodskoj,

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Vjatskoj i Kostromskoj v 1893 g. [Chants du peuple russe, recueillis dans les provinces de Vologda, Vjatka et Kostroma], SPb. : IRGO, 1899. 82. M.N. Speranskij, « Duhovnye stihi iz Kurskoj gubernii [Cantiques spirituels de la province de Kursk] », Etnografičeskoe obozrenie, 3, 1901, p. 1-66. 83. Voir, entre autres exemples, V. Gorlenko, « Kobzari i lirniki [Joueurs de kobza et de lira] », Kievskaja starina, VIII, 1, janvier 1884, p. 21-50, et 12 (décembre), p. 639-657. La lira était une sorte de vielle, apparue probablement au XVIe siècle, par conséquent moins ancienne que la kobza (sorte de luth), et spécifiquement utilisée par les chanteurs aveugles. 84. Sergej V. Maksimov, Brodjačaja Rus’ Hrista radi [La Russie vagabonde au nom du Christ], SPb. : Obščestvennaja pol’za, 1877, chapitre 3. 85. Par exemple, dans l’enquête monumentale de Petr S. Efimenko publiée en 1877 : Materialy po etnografii russkogo naselenija Arhangel’skoj gubernii [Matériaux en ethnographie de la population russe de la province d’Arhangel’sk], t. 2, Trudy etnografičeskogo otdela IOLEAE, vol. V, 2. Les cantiques sont regroupés dans un chapitre intitulé Stihi niščej brat’ji [Les cantiques de la gent mendiante], p. 38-49). Voir aussi V. Danilov, « Sredi niščej brat’i [Parmi la gent mendiante], Živaja starina, XVI, 4, 1907, p. 200-206. 86. « Zametka sobiratelja [Note du collecteur] » in Rybnikov, op. cit., vol. 3, notamment p. VI-VII, XIX ; et dans une lettre à Izmail Sreznevskij en 1863, citée par I.M. Kolesnickaja, « Pis’ma P.N. Rybnikova I.I. Sreznevskomu [Lettres de P.N. Rybnikov à I.I. Sreznevskij], Russkij fol’klor, Materialy i issledovanija, IV (1959), p. 293. 87. A.F. Gil’ferding, « Oloneckaja gubernija i ee narodnye rapsody [La province d’Olonec et ses rapsodes populaires] », Vestnik Evropy, 34, 3, 1872, p. 93. 88. Voir le portrait détaillé d’un lirnik par M.N. Speranskij, « Kurskij lirnik T.I. Semenov [Le joueur de lira T.I. Semenov] », Etnografičeskoe obozrenie, 68-69, 1-2, (1906), p. 3-28. 89. 83 études (96 avec les vieux-croyants) de 1881 à 1900, 45 études (69 avec les vieux- croyants) de 1901 à 1916. 90. A.N. Kirpičnikov, Svjatoj Georgij i Egorij Hrabryi : issledovanie literaturnoj istorii hristianskoj legendy [Saint Georges et Egorij le Hardi : recherche sur l’histoire littéraire d’une légende chrétienne], SPb. : Impr. Balašev, 1879 ; Id., Uspenie Bogorodicy v legende i cerkvi [La Dormition de la Vierge dans la légende et dans l’Église], : A. Šulce, 1888. 91. V.N. Močul’skij, Istoriko-literaturnyj analiz stiha o Golubinoj knige [Analyse historique et littéraire du cantique sur le Livre de la colombe], Varsovie, 1887. 92. V.P. Adrianova-Peretc, Žitie Alekseja čeloveka Božija v drevnej russkoj literature i narodnoj slovesnosti [La vie d’Alexis homme de Dieu dans la littérature russe ancienne et la littérature populaire], Petrograd : tip. Ja. Balaševa, 1917. 93. A.N. Veselovskij, Razyskanija v oblasti russkih duhovnyh stihov (russkogo duhovnogo stiha à partir du volume 2) [Recherches dans le domaine des cantiques spirituels russes/ du cantique spirituel russe], XXIV études, regroupées en 6 volumes, SPb. : Académie des sciences, 1879-1891. Dès 1872 (Vestnik Evropy, avril, p. 682-722) Veselovskij mit en évidence l’influence bogomile sur les stihi « anciens ». 94. Par exemple Mihail N. Speranskij dans son manuel pour les Cours de jeunes filles de Moscou, Russkaja ustnaja slovesnost’ [La littérature orale russe], M. : tip. A.M. Mihajlov,

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1917, où tout un chapitre est consacré aux cantiques, pour le classement voir p. 364-365. 95. Voir, par exemple, les études de Pavlo Žiteckij dans Kievskaja starina en 1892, publiées aussi en édition séparée : P.I. Žiteckij, Mysli o narodnyh malorusskih dumah [Pensées sur les les dumy populaires de Petite Russie], Kiev : Kievskaja starina, 1893 ; voir l’article du professeur de Harkov’ Nikolaj F. Sumcov, « Zametki o malorusskih dumah i duhovnyh viršah [Remarques à propos des dumy et des cantiques spirituels de Petite Russie] », Etnografičeskoe obozrenie, XXIV, 1, 1895, p. 79-107. Ces mêmes sources firent l’objet d’importantes publications de Vladimir N. Peretc, qui allait devenir professeur à l’université de Kiev, notamment : Malorusskie virši i pesni v zapisjah XVI- XVIII vekov [Les wiersze et chants de Petite Russie dans les manuscrits du XVIe-XVIIIe siècles), SPb. : Académie des sciences, 1899. 96. E.A. Ljackij, red., Stihi duhovnye – slovesa zolotye [Cantiques spirituels – paroles d’or], SPb. : Ogni, 1912 ; chez le même éditeur : Id., red., Byliny – starinki bogatyrskie [Les chansons de geste – chants anciens sur les héros], 1911. 97. Sur ce sujet, voir, entre autres publications, K.V. Čistov, « Severno-russkie skaziteli v Peterburge vo vtoroj polovine XIX veka [Les chanteurs russes du Nord à Pétersbourg dans la seconde moitié du XIXe siècle] », Staryj Peterburg. Istoriko-etnografičeskie issledovanija, 1, 1982, p. 52-69 ; sur Ivan Rjabinin, voir Evgenij Ljackij, « Skazitel’ I.T. Rjabinin i ego byliny [Le chanteur I.T. Rjabinin et ses byliny] », Etnografičeskoe obozrenie, XXIII, 4, 1894, p. 105-153. 98. Ces concerts eurent beaucoup d’échos dans la presse. Voir, par exemple: M.E. Pjatnickij, O bylinah i pesnjah velikoj Rusi [Les byliny et les chansons de la grande Russie], s.l., 1914 ; Koncerty M.E. Pjatnickogo s krest’janami [Les concerts de M.E. Pjatnickij avec les paysans], M : Robert Kenc, 1914. 99. F.M. Istomin et G.O. Djutš, (voir note 81) avaient été accompagnés par un musicien professionnel, S.M. Ljapunov. 100. 30 pesen russkogo Naroda dlja odnogo golosa v soprovoždenii forte-piano iz izbrannyh v 1886 g. G.O. Djutšem i F.M. Istominym. Garmoniroval Milij Balakirev [30 chants du Peuple russe pour solo accompagné de piano, choisis parmi ceux qui furent recueillis en 1886 par F.M. Istomin et G.O. Djutš, harmonisé par Milij Balakirev], M. : IRGO, 1900. Les cantiques viennent ici à la première place. 101. Voir, par exemple, dans la publication périodique Rukovodstvo dlja sel’skih pastyrej [Direction pour les pasteurs ruraux], XXXVI, 19, 1895, p. 8-22 (sur le « rêve ») : ces représentations « versent le poison de la superstition dans la conscience religieuse du peuple inculte (temnogo prostonarod’ja) » (p. 21). 102. A. Oksenov, Narodnaja poezija : byliny, pesni, duhovnye stihi [La poésie populaire : byliny, chansons et cantiques spirituels], V.I. Šemjakin (red.), M. : éd. Sytin, « Prihodskaja biblioteka », p. 194. 103. N. Bol’šakov, red., Sbornik duhovnyh stihov [Recueil de cantiques spirituels], SPb. : Kronštadskij majak, 1907 ; Izbrannye duhovnye stihi dlja narodnogo penija [Cantiques spirituels choisis pour le chant choral populaire], Caricyn : Izd. Kružka revnitelej pravoslavija pri Skorbjaščenskoj cerkvi [édité par le Cercle des zélateurs de l’orthodoxie près l’église de Notre Dame de Consolation], 1913. 104. A.I. Ponomarev, Narodnyj pevec – skazitel’ sredi studentov duhovnoj akademii… [Un chanteur populaire parmi les étudiants de l’académie ecclésiastique…], SPb. : tip.

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A. Trunova, 1893, p. 8 (il s’agit d’un tiré à part de la revue ecclésiastique Strannik (Le Pèlerin). 105. Par exemple : Tekst duhovnyh stihov, ispolnennyh staroobrjadčeskim ljubitel’skim horom (pri bratsve Svjatogo Kresta)… 21 nojabrja 1911 goda v Bol’šoj auditorii Politehničeskogo Muzeja v Moskve [Textes des cantiques spirituels, exécutés par le chœur d’amateurs vieux- croyants (près la communauté de la Sainte Croix) le 21 novembre 1911 dans le grand auditorium du Musée polytechnique de Moscou,] M. : Tip. P.P. Rjabušinskogo, [1911]. 106. Autres et nombreuses variantes : « la gent des petits » (men’šaja bratija), ou encore les « orphelins », les « sans famille », etc. 107. Saint Jean Chrysostome. Dans certaines variantes, c’est saint Jean l’Évangéliste ou encore saint Jean Baptiste, qui est plus ou moins confondu avec le père de l’Église. 108. Quasi jeu de mots : c’était souvent, explicitement, au nom du Christ (Hrista radi) que les mendiants quêtaient l’aumône et, symétriquement, qu’on la leur donnait. Dans plusieurs variantes, particulièrement impressionnantes sur ce point, on trouve aussi : « nous leur donnerons ton Verbe » (slovo), ou encore, dans une seule variante, ton « héritage » (imenie, comme un domaine propre, séparé du « monde »).

RÉSUMÉS

L’article vise à retracer les différentes étapes par lesquelles est passée en Russie, en Ukraine et en Biélorussie la découverte des chants populaires à contenu religieux depuis les années 1840, par Petr Kireevskij, Pavel Jakuškin, Petr Bessonov, Stepan Ševyrev, Varencov, Rybnikov, etc., dont beaucoup étaient proches de la mouvance slavophile ou nationaliste officielle. Définis dès cette époque comme un genre particulier et chantés par une population particulière (les mendiants aveugles), ces chants firent, depuis les années 1860, l’objet d’un enregistrement, puis d’une publication systématique par les ethnographes et firent partie des différents programmes de collecte des textes de littérature orale. De leur côté, des slavistes, à commencer par Fedor Buslaev, puis Tihonravov, Veselovskij, etc. « découvrirent » ces chants à leur manière en recherchant systématiquement leurs sources dans des écrits, le plus souvent apocryphes, des mondes byzantin et occidental. Malgré cette reconnaissance, qui alla croissant jusqu’au début du XXe siècle, ces chants firent toujours objets d’une méfiance persistante pour des raisons à la fois ecclésiastiques (entre autres en raison de leur proximité avec les cantiques des vieux-croyants) et « laïques » car les ethnographes étaient davantage intéressés par les chants épiques et « rituels ».

The discovery of spiritual verses (dukhovnye stikhi) by nineteenth-century Russian folklorists and ethnographers The article aims to trace the different stages of the discovery of popular songs with religious content in Russia, Ukraine, and Bielorussia by Pëtr Kireevskii, Pavel Iakushkin, Pëtr Bessonov, Stepan Shevyrëv, Varentsov, Rybnikov, etc., who for the most part were close to the official Slavophile or nationalist movements. They were by then already defined as a specific genre and recited by a specific population (blind beggars), and starting in the 1960s were recorded, then systematically published by ethnographers, and were part of different oral literature collection programs. Slavicists, first among them Buslaev, then Tikhonravov, Veselovskii, etc., “discovered”

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these songs in their own way by systematically looking for their sources in Byzantine and Western manuscripts of apocryphal literature, for the most part. In spite of this recognition, whose increase continued up to the early twentieth century, these songs were persistently regarded with distrust by the Church – because, notably, of their proximity to Old Believers’ hymns – as well as by laymen, since ethnographers were more interested in epic and “ritual” songs.

AUTEUR

WLADIMIR BERELOWITCH EHESS, Paris Université de Genève

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Рублев до Рублева Образ Андрея Рублева в русской культуре до открытия его подлинных произведений Rublev avant Rublev: l’image d’Andrej Rublev dans la culture russe avant la découverte de ses œuvres authentiques Rublëv before Rublëv: Andrei Rublëv’s image in Russian culture before the discovery of his authentic works

Levon V. Nersesjan

1 Андрей Рублев принадлежит к числу тех немногих русских средневековых художников, которые пользовались известностью и авторитетом еще в древности – его имя присутствует в летописях и агиографических источниках, на него ссылаются русские духовные писатели и церковные документы XV-XVII веков. Количество упоминаний о художнике резко возрастает в XIX столетии, когда возникает устойчивый интерес к русской средневековой культуре и к ее выдающимся художественным достижениям. Однако общеизвестно, что до конца XIX и даже в начале XX века подлинные произведения, которые в настоящее время связываются с именем Андрея Рублева, оставались практически недоступными для исследователей. Так, раскрытие в 1856 году реставратором Н.И. Подключниковым икон из иконостаса Успенского собора во Владимире, оказавшихся в Троицкой церкви села Васильевское в связи с возобновлением соборного иконостаса в 1776 году, было осуществлено им далеко не до конца, если судить по отчету самого Подключникова и замечаниям реставраторов позднейшего времени1. К тому же, факт их раскрытия не получил широкой известности – так, например, иконы из древнего иконостаса не упомянуты ни в одном из изданий популярной книги протоиерея Александра Виноградова История кафедрального Успенского собора в губернском городе Владимире2. Если они и связывались с именем Рублева, то весьма неуверенно, без каких-либо исторических и тем более стилистических оснований – в духе принятых в XIX столетии полулегендарных атрибуций. Одним из характерных примеров

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такого рода является атрибуция профессора Киевской Духовной академии Н.И. Петрова, на которую ссылаются члены церковной общины села Васильевского в письме по случаю изъятия в 1923 г. 26 икон из Троицкой церкви: Н.И. Петров приписывал кисти Рублева деисусные иконы Богоматери, архангела Михаила, Василия Великого, Григория Богослова, Иоанна Златоуста и Николая Чудотворца, полагая при этом, что они происходят из Боголюбского монастыря во Владимире3.

2 Сам Подключников в письме к церковному историку и писателю А.Н. Муравьеву сообщает о том, что граф С.Г. Строганов, увидев сделанные им рисунки с икон, заключил, «что это может быть кисти Рублева»4. В свою очередь, В.Т. Георгиевский в своем комментарии к этому письму отверг мнение об особой древности икон из иконостаса Успенского собора во Владимире и отнес их к первой половине XVI столетия, предположив, что их исполнение было своеобразной «компенсацией» за увоз нескольких древних икон из Владимира в Москву при великом князе Василии III в 1518 году5. Не упоминались эти иконы и ни в одной обзорной работе по русскому искусству первых десятилетий XX века, включая первую «Историю русского искусства» под редакцией И.Э. Грабаря, где раздел посвященный древнерусской живописи был написан П.П. Муратовым6. Новая реставрация икон и их систематическое изучение были начаты только 1918-1922 годах. 3 Росписи Успенского собора во Владимире, раскрытие которых началось в 1859 году с обнаружения академиком Ф.Г. Солнцевым композиции «Лоно Авраамово» на склоне свода в юго-западном углу собора и было продолжено в 1880-е годы палехским иконописцем Н.М. Софоновым, сразу по завершении расчистки были записаны вновь7. Поэтому об этих фресках исследователи могли судить только по поздней живописи Софонова и по акварельным зарисовкам, которые были сделаны им в процессе реставрации [ил. 1]. Не случайно, в русской исторической науке долгое время дискутировался вопрос, к какому этапу древней истории собора следует относить эти фрески – к домонгольскому времени, или же к известной по сообщениям летописей работе Андрея Рублева и Даниила 1408 года8. Хотя второе мнение решительно возобладало уже к концу XIX века, об особенностях рублевского стиля и художественных приемов по росписям Успенского собора в их тогдашнем виде можно было судить лишь весьма приблизительно. После Софонова в этих фресках нас не удивляют ни глухой цвет, ни сухой контур… От Рублева в этих фресках удержалась величественная и широкая композиция, изящество пропорций… и очерка ангельских лиц. Удержалась местами схема широкой и сильной пробелки, указывающая на широкую живописную манеру Рублева в трактовке одежды», – писал в 1913 году П.П. Муратов9.[ил. 2] 4 Раскрытие в 1904 году Василием Гурьяновым местной иконы Троицы Троицкого собора Троице-Сергиевой лавры, которую к этому моменту большинство исследователей достаточно уверенно связывало с именем Рублева безусловно имело чрезвычайно важное значение для истории русского искусства. Однако оно дало не слишком много для решения вопроса о художественных приемах Рублева и о его творческой индивидуальности,

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поскольку почти сразу после раскрытия икона была сплошь прописана Гурьяновым и вновь закрыта окладом. Исследователи могли ориентироваться только на достаточно скупое описание самого Гурьянова и на фотографии, сделанные им в процессе расчистки10 [ил. 3-6]. Примечательно, что после сличения этих фотографий между собой известный искусствовед и реставратор Н.П. Сычев пришел к выводу, что «… первоначальный вид иконы утерян для нас безвозвратно, если, конечно, не будут когда-нибудь удалены следы последней реставрации»11.

5 Таким образом, даже в первые десятилетия XX века, когда русской наукой был накоплен достаточно обширный фактический материал, позволявший выстраивать более или менее цельную и связную картину исторического развития древнерусского искусства (которая в своих наиболее существенных моментах уже была близка к теперешней), творчество Рублева во многом продолжало оставаться, как и в более раннее время, своего рода возвышенным мифом, абстрактным эталоном, которого никто и никогда не видел. Каким же образом в таком случае выносились суждения о творчестве художника и оценивалось его значение для русского искусства? В какой степени эти суждения и оценки были продиктованы особенностями культуры того или иного периода? И насколько они, в свою очередь, определяли процесс ее формирования и развития? 6 Рассмотрение этих вопросов необходимо начать с выставления нижней хронологической границы – т.е., с определения того, какие сведения о Рублеве можно называть «источниками» в строгом смысле слова и с какого времени начинается то, что представляет собой уже позднейшую интерпретацию его творческого пути. Очевидно, что вполне однозначного ответа на этот вопрос не существует, и каждый исследователь выставляет эту границу так, как это представляется удобным для целей его исследования. В настоящей работе, помимо древнейших летописных и агиографических сообщений о Рублеве и об его участии в росписи различных храмов, мы будем рассматривать в качестве источников документы, связанные с преподобным Иосифом Волоцким, в том числе – известный текст из десятой главы его духовной грамоты, содержащей рассказ об Андрее Рублеве и Данииле12. К числу источников можно отнести и упоминания о не дошедших до нас произведениях Рублева, относящиеся к первой половине – середине XVI столетия13, а также известное правило 41-е Стоглава о правильном написании икон Святой Троицы14. Мы исходим из того, что все эти сведения не слишком далеко отстоят во времени от эпохи, в которую жил и творил Рублев, ориентируются на живое предание и реально сохранившиеся произведения, а главное – оперируют той же системой представлений и находятся внутри той же культурной модели, что и рублевское творчество. С другой стороны, упомянутое правило Стоглава уже несколько выходит за границы этой модели – поскольку, несмотря на апелляцию к известным и реально сохранившимся произведениям, собор предлагает их в качестве образца, тем самым не только придавая им особый «превосходный» статус, но и дистанцируясь от них. В отношении Рублева впервые применяется понятие почтенной традиции, «святой старины»,

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обладающей не только экстраординарным художественным качеством, но и непререкаемым духовным авторитетом. 7 Именно эту линию продолжают сообщения о Рублеве в различных редакциях «Сказания о святых иконописцах», известного с XVII века в составе иконописных подлинников15, и в относящемся уже к началу XVIII века «Описании о российских святых», представляющем собой подобие краткого биографического словаря16. Текст Сказания неоднократно публиковался и цитировался на протяжении XIX столетия, и в версии Клинцовского подлинника, опубликованного, в частности, Ф.И. Буслаевым он звучит следующим образом: Преподобный отецъ Андрей Радонежскiй, иконописецъ, прозванiемъ Рублевъ, многiя святыя иконы писалъ, все чудотворныя, яко же пишетъ о немъ въ Стоглаве Святого Чуднаго Макария Митрополита, что съ его письма писати иконы, а не своимъ умысломъ. А преже живяше в послушанiи у Преподобнаго Отца Никона Радонежского. Он повеле при себе образъ написати Пресвятыя Троицы въ похвалу отцу своему, Святому Сергiю Чудотворцу. 8 Помимо Стоглава, Сказание ссылается и на Житие преподобного Никона Радонежского – в следующей статье, посвященной Даниилу: Преподобный отец Данiилъ, спостникъ его, иконописец, зовомый Черный, съ нимъ святыя иконы чудныя написаша, везде неразлучно съ нимъ. И зде при смерти прiидоша къ Москве во обитель Спасскую и Преподобныхъ Отецъ Андроника и Саввы, и написаша церковь стеннымъ письмомъ и иконы призыванiемъ игумена Александра, ученика Андроника Святаго и сами сподобишася ту почити о Господе, яко же пишетъ о нихъ въ житiи Святаго Никона.17 9 Тексты XVII-XVIII веков уже нельзя назвать источниками в строгом смысле слова, прежде всего, потому, что они вторичны по отношению к более древним текстам и представляют собой их краткий пересказ. Все имеющиеся различия объясняются здесь, скорее всего, не наличием у авторов какой-то особой, неизвестной нам информации, а переделкой общеизвестных сведений, приспособлением их к агиографическому канону – не случайно, именно с XVII столетия прослеживается местное почитание Андрея Рублева в числе других подвижников Троице-Сергиева монастыря18. О подобной переделке свидетельствует подчеркнутая сакрализация образа художника («все иконы чудотворные»), дальнейшее сближение его деятельности с традиционным монашеским подвигом («был в послушании у преподобного Никона») и включение ее в один ряд с деятельностью наиболее авторитетных русских святых («написал Троицу в похвалу преподобному Сергию»). Примечателен и общий контекст, в который помещены краткие жизнеописания Рублева и Даниила: ряд святых иконописцев открывают евангелист Лука и Анания, апостол из числа семидесяти, а большую часть его составляют вполне официально и широко почитавшиеся византийские и русские святые – такие, как митрополит Петр, Алимпий Печерский, Дионисий Глушицкий, Антоний Сийский и др.

10 Именно к этим текстам в первую очередь обращаются исследователи XIX столетия, которыми вначале руководил лишь знаточеский интерес

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любителей церковной старины. Само понятие «старины» уже в конце XVIII – начале XIX века входит в культурный обиход, и им оперируют как сторонники, так и противники возвеличивания «славного прошлого». Пусть охотники до старины соглашаются с похвалами, приписываемыми каким-то Рублевым… и прочим живописцам, жившим гораздо прежде царствия Петра: я сим похвалам мало доверяю… Художества водворены в России Петром Великим, – 11 пишет неизвестный автор в 1826 году в альманахе «Северные цветы»19. С другой стороны, необходимо признать, что почтенную древность в эту эпоху, как правило, ценили саму по себе, без особого осмысления и разбора. Не случайно, к примеру, К.Ф. Калайдович, упоминая о приписываемом Рублеву «Распятии» с поздней надписью в собрании графа Мусина-Пушкина, сразу вслед за ним называет еще два предмета из того же собрания, которые вызвали его интерес: икону «Спас Эммануил» письма Симона Ушакова и найденный в Смоленске древний серебряный рубль. Калайдович также дает краткую справку о Рублеве, повторяя некоторые сведения из упомянутых выше «Сказании о святых иконописцах» и «Описании о российских святых» 20.

12 Именно в контексте открытия и публикации различных древностей – в основном, предметов церковной старины – имя Рублева появляется в монументальном труде «Древности Российского государства, изданные по высочайшему повелению», подготовленном известным историком И.М. Снегиревым в 1856 году. Снегирев дает Рублеву значительно более пространную характеристику, нежели Калайдович, причем характеристика эта помещена в неком подобии очерка обо всем древнерусском иконописании. Сам очерк по своему устройству и содержанию поразительно напоминает всё то же Сказание о святых иконописцах – не случайно, разговор о Рублеве Снегирев предваряет перечислением всех русских и греческих мастеров, известных по русским летописям, и отмечает, что всё их достоинство заключалось «в отчетливом воспроизведении заветных образцов». Далее он непосредственно цитирует Клинцовский подлинник, прибавляя, что икона Троицы, написанная в похвалу преподобному Сергию «стоит на правой стороне у царских врат в Троицком соборе». К другим источникам – Стоглаву и Житию преподобного Никона – Снегирев обращается, руководствуясь, прежде всего, указаниями подлинника (в числе известных ему источников были также летописи и Духовная грамота преподобного Иосифа Волоцкого)21. 13 Наиболее существенным моментом в этих источниках для Снегирева была именно безусловная сакрализация образа художника: «Замечательно уважение современников к нему с сотрудниками; они признали его пресловутым, а отечественная Церковь Преподобным». Связь между иконописными достижениями и святостью жизни для него бесспорна – так же как для авторов 43-го правила Стоглава и составителей Сказания о святых иконописцах: Тогда упражнение в иконописи церковной почиталось делом священным, каким занимались сами Первосвятители, а иконописцы наравне со

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служителями церкви; расписание церквей не редко было предметом совещания соборов, поводом к установлению праздников в Церкви, и летописи упоминают об этом, как об исторической достопамятности. От художников, посвятивших себя на этот подвиг, требовалось строгое благочестие и чистота нравов; приступая к нему, они напутствовали себя постом и молитвою. 14 При этом собственно художественная сторона иконописания Снегиреву была, скорее, безразлична, хотя, ориентируясь, по-видимому, на те же подлинники и на мнения, бытовавшие в среде старообрядцев и собирателей, он дает иконам Рублева следующую характеристику: Рисунок в них – строгий и отчетливый; раскраска, хотя твердая и бойкая, но плавная и тонкая, или, как говорят иконники, – облачная: темною она кажется сколько от преобладания вохры и санкиря, сколько и от олифы. На сильных местах лиц вохра не насенена белилами, но пущена в тонкую тень. По своему стилю Рублев был верным византийской школе.22 15 Сегодня такая характеристика кажется, скорее, курьезом, и нет ничего удивительного в том, что единственной иконой, которую Снегирев опубликовал в качестве вероятного рублевского произведения (и, кстати, самой первой иконой, опубликованной в таком качестве) стал образ Макария Александрийского и Макария Египетского, принадлежавший московскому мещанину Даниле Андрееву и созданный не ранее первой половины XVII века 23 – что хорошо видно даже по приблизительному литографическому воспроизведению [ил. 7].

16 Прямую преемственность по отношению к текстам XVII – начала XVIII века демонстрировали не только Калайдович и Снегирев, но и многие другие исследователи. Вплоть до начала XX столетия в основе большинства сообщений о Рублеве – самостоятельных, или включавшихся в общие обзоры русского иконописания – продолжала лежать агиографическая фабула Сказания о святых иконописцах или Описания о российских святых, которая дополнялась сведениями, почерпнутыми из других источников, и все более пространными перечислениями приписываемых Рублеву произведений. Сообщения о Рублеве становились похожи на постоянно переписывавшееся житие, которое, при сохранении основного сюжета, могло в некоторых случаях «обрастать» новыми рассказами о посмертных чудесах, поучениями, толкованиями, молитвами и т. д. Это принцип хорошо заметен у современника Снегирева – Д.А. Ровинского, а впоследствии – у автора «Словаря русских художников» Н.П. Собко, дополнившего текстовые источники о Рублеве источниками изобразительными – миниатюрами лицевых житий XVI-XVII веков с изображением Андрея Рублева24. Присутствует он и у других, менее известных авторов кратких рублевских «жизнеописаний», которые становились всё более трафаретными, поскольку набор сведений был, в конечном счете, одним и тем же, а возможности их интерпретации оставались достаточно ограниченными (на что справедливо указывали уже в начале XX века В.И. и М.И. Успенские в своих критических «Заметках о древнерусском иконописании»)25. 17 Выросший из агиографического канона церковно-археологический взгляд на творчество Рублева во многом сохранял черты культа. О том, насколько

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экзальтированные формы этот культ мог принимать – особенно в соединении с романтическими идеалами, – свидетельствует известный отзыв о «Троице» Рублева другого современника Снегирева – поэта и литератора Н.Д. Иванчина-Писарева: […] я долго стоял пред ней, дивясь живописанию византийцев и совершенно убеждался, что их ученики, итальянцы, до самых – Рафаэля и Леонарда – да Винчи, не могли сравняться с ними. Не только Чимабуэ, Джiотто, Кастанья и Гирландайло, но даже Беллини и самый Перуджино, не оставили ничего подобнаго этой иконе… Осторожно отчищенная (сколько темнота храма позволила мне видеть, я не открыл на ней следов новой кисти), она являет в себе один из лучших и цельнейших памятников византийскаго искусства, ибо стиль рисунка и самого живописания кажет в ней цветущее время онаго.26 18 Стремление во что бы то ни стало утвердить превосходство отечественной культуры над европейской могло быть связано с идеологией славянофильства, к которой Иванчин-Писарев был близок, однако поразительность этого отзыва состоит, прежде всего, в том, что икона, на которую смотрел Иванчин-Писарев, должна была находиться под почти сплошным окладом. Конечно, существует вероятность, что именно в этот момент оклад с нее по какой-то причине был снят. Некоторые основания для такого предположения дает тот факт, что вторую икону, стоявшую в местном ряду Троицкого собора, Иванчин-Писарев упоминает как «украшенную Иоанном IV» – по этой логике он всё-таки должен был заметить годуновский оклад на иконе Рублева. Однако даже если бы оклада на рублевской «Троице» не было, ее первоначальный облик всё равно не мог быть доступен под позднейшими поновлениями. Последнее из них осуществлялось совсем недавно, в 1835 году, палехским иконописцем Малышевым27, и именно живописи Малышева, хорошо известной по фотографии В.П. Гурьянова [ил. 9], и был адресован панегирик восторженного паломника.

19 Отсутствие принципиальной разницы между Палехом и «цветущей Византией», скорее всего, объяснятся тем, что «возвышенным» и «правильным» Иванчин-Писарев считал всякое традиционное искусство, уходящее корнями в священную древность, а сказанные им чуть позже слова «всегда с сожалением смотрел я на иконы записанные новой кистью» следует относить исключительно к церковной живописи европейского типа. Ему как будто даже не слишком важно, является ли автором Троицы именно Рублев: Она, может быть, есть дар Патриарха Филофея Сергiю, и прислана вместе с известным крестом… Если же она было произведенiем одного из живописцев Симеона Гордого, или писана знаменитым Рублевым, то может почесться славою древняго русскаго искусства.28 20 Однако для него существенно, что эта слава является результатом чьей-то личной святости – не случайно, рассуждая о Рублеве в другой своей книге, посвященной Спас-Андроникову монастырю, он вспоминает стихотворение Гердера о явлении Богоматери художнику по его молитве, после чего «живописать и молиться сделалось для него единым»29. К подобным художникам он, безусловно, причисляет и Рублева, и перед нами, таким

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образом, возникает всё тот же образ подвижника и молитвенника, но увиденный уже сквозь призму романтической традиции.

21 В числе наиболее ранних высказываний о рублевской «Троице» принято также приводить слова другого лаврского «паломника» – С.П. Шевырева – историка и литератора, также связанного со славянофилами. В отличие от Иванчина-Писарева, Шевырев, правда, оговаривается, что «в дорогих окладах» ему «были видны только лики трех Ангелов», после чего описывает икону почти в таких же восторженных тонах, завершая свой отзыв сетованием на искажение величавого и прекрасного «греческого стиля». Однако говорит он больше не об абстрактных художественных достоинствах, а об иконографии и ее символике: Все три ангела с любовью склоняют друг к другу головы и составляют как-бы одно нераздельное целое, выражая тем символическую мысль о любвеобильном единении лиц Пресвятой Троицы.30 22 Эти слова Шевырева – едва ли не первый пример того, как экстраординарное духовное содержание древнего образа не связывается по умолчанию исключительно с личной святостью иконописца, а прочитывается через интерпретацию сюжета (кстати, Шевырев вообще не упоминает о Рублеве в связи с этой иконой, из чего можно сделать вывод, что лаврское предание о написании ее Рублевым ему было неизвестно).

23 Иконографическому методу, как известно, было суждено большое будущее. Несколько десятилетий спустя один из основоположников этого метода, Н.В. Покровский, исследуя рублевские росписи во владимирском Успенском соборе, отмечал:

24 византийские и русские художники предпочитают спокойное отношение к сюжету, спокойные сцены и положения и свое личное творчество подчиняют установившемуся воззрению на предмет в памятниках письменности. Каждая деталь в их изображениях имеет свое историческое прошлое, свой точно определенный смысл, изъясняемый путем сопоставления памятников художественных и литературных.31 25 Поиск этого смысла составлял, с одной стороны, сугубо научную задачу, а с другой – мог давать новые основания для сакрализации образа средневекового художника, представляя его не только «молитвенником», но и «философом», или, точнее, молитвенником, которому через его молитву открывается истинная мудрость. 26 В нашу задачу не входит характеристика того обширного материала о Рублеве, который появляется в первые десятилетия XX века – в том числе под впечатлением от реставрации «Троицы» в 1904 году и ее окончательной расчистки – в 1918. Однако отметим, что поиск сокровенного смысла рублевских произведений и прежде всего «Троицы» занимал едва ли не самое важное место в работах этого времени, сосуществуя с собственно искусствоведческими исследованиями и во многом определяя их задачи. Произошло это, вероятно, еще и потому, что такая интенция оказалась до известной степени созвучна культурному фону эпохи – символизму – и характерной для него религиозной экзальтации. Разумеется, касалась она не

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одного только Рублева, но и всей древнерусского иконописания – новый принцип отношения к нему был последовательно сформулирован в известной работе Трубецкого «Умозрение в красках». Однако восприятие именно рублевского творчества становится одним из самых наглядных примеров нового понимания русской иконописи. В работах Трубецкого, отца Павла Флоренского и их современников Рублев из персонажа краткого проложного сказания эпохи позднего средневековья преображается в мистика и тайновидца, творчество которого вдохновлялось откровением и само становилось откровением для других. Этот образ художника оказался чрезвычайно живуч – он пережил даже долгие десятилетие господства советских методов в исторической науке и во многом определяет наше сегодняшнее отношение к Рублеву.

ANNEXES

Список иллюстраций

1. Детали композиции «Страшный суд». Роспись западной части центрального нефа Успенского собора во Владимире. Литография с акварели, сделанной после расчистки фресок Андрея Рублева и Даниила Черного в 1882 г.

2. Трубящий ангел. Деталь композиции «Страшный суд». Роспись арки центрального входа Успенского собора во Владимире. Фотография из «Истории русского искусства» 1913 г. и современное состояние.

3. Андрей Рублев. Святая Троица. Вид в окладе. Фотография 1906 г.

4. Андрей Рублев. Святая Троица. До реставрации В.П. Гурьянова. Фотография 1906 г.

5. Андрей Рублев. Святая Троица. В процессе реставрации В.П. Гурьянова (после расчистки). Фотография 1906 г.

6. Андрей Рублев. Святая Троица. После реставрации В.П. Гурьянова. Фотография 1906 г.

7. Святитель Макарий Александрийский и преподобный Макарий Египетский. XVII в. (?). Икона из собрания Данилы Андреева. Фотография из книги «Древности Российского государства, изданные по высочайшему повелению». М., 1849.

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Fig. 1. Détails de la composition « Jugement dernier » dans la nef centrale de la cathédrale de la Dormition à Vladimir. Lithographie d’après une aquarelle réalisée après la découverte des fresques d’Andrej Rublev et de Daniil Černyj en 1882. Extrait de l’article de N.V. Pokrovskij, « Stennye rospisi v drevnih hramah grečeskih i russkih », Trudy VII arheologičeskogo s’’ezda v Jaroslavle 1887, t. 1, M., 1890.

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Fig. 2. Ange de l’Apocalypse. Détail de la composition « Jugement dernier » dans la voûte de l’entrée centrale de la cathédrale de la Dormition à Vladimir. Photographie extraite de Istorija russkogo iskusstva [Histoire de l’art russe], 1913, et état actuel

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Fig. 3. Andrej Rublev, La Trinité avec sa gaine. Photographie, 1906. Extrait de l’ouvrage : V.P. Gur’janov, Dve mestnye ikony sv. Troicy v Troickom sobore Svjato-Troicko-Sergievoj lavry i ih restavracija [Deux icônes locales de la Trinité à la collégiale de la Sainte-Trinité de la laure de la Sainte-Trinité-Saint-Serge, et leur restauration], Moscou, 1906.

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Fig. 4. Andrej Rublev, La Trinité, avant sa restauration par V.P. Gur’janov. Photographie, 1906. Extrait de l’ouvrage : V.P. Gur’janov, Dve mestnye ikony sv. Troicy v Troickom sobore Svjato-Troicko-Sergievoj lavry i ih restavracija [Deux icônes locales de la Trinité à la collégiale de la Sainte-Trinité de la laure de la Sainte-Trinité-Saint-Serge, et leur restauration], Moscou, 1906.

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Fig. 5. Andrej Rublev, La Trinité, pendant sa restauration par V.P. Gur’janov (après le nettoyage). Photographie, 1906. Extrait de l’ouvrage : V.P. Gur’janov, Dve mestnye ikony sv. Troicy v Troickom sobore Svjato-Troicko-Sergievoj lavry i ih restavracija [Deux icônes locales de la Trinité à la collégiale de la Sainte-Trinité de la laure de la Sainte-Trinité-Saint-Serge, et leur restauration], Moscou, 1906.

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Fig. 6. Andrej Rublev, La Trinité, après sa restauration par V.P. Gur’janov. Photographie, 1906. Extrait de l’ouvrage : V.P. Gur’janov, Dve mestnye ikony sv. Troicy v Troickom sobore Svjato-Troicko-Sergievoj lavry i ih restavracija [Deux icônes locales de la Trinité à la collégiale de la Sainte-Trinité de la laure de la Sainte-Trinité-Saint-Serge, et leur restauration], Moscou, 1906.

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Fig. 7. Saint Macaire d’Alexandrie et saint Macaire d’Égypte. XVIIe siècle (?). Icône de la collection de Danila Andreev. Photographie tirée de l’ouvrage: Drevnosti Rossijskogo gosudarstva, izdannye po vysočajšemu poveleniju (Antiquités de l’Empire russe, éditées sur l’ordre de Sa Majesté), Moscou, 1849.

NOTES

1. «Древние иконы в Троицкой церкви села Васильевского, Шуйского уезда», cообщил Иаков, епископ Муромский, викарий Владимирский, Ежегодник Владимирского губернского статистического комитета. Материалы для статистики, этнографии, истории и археологии Владимирской губернии, Т. II., Владимир, 1878, Стлб. 141-150; «Письмо художника Н.И. Подключникова к Андрею Николаевичу Муравьеву из села Васильевского близ Шуи», публикация и примечание В.Т. Георгиевского, Иконописный сборник, вып. III, СПб., 1909, c. 41-49 (далее – Подключников 1909). См. также: ОР ГТГ (Отдел рукописей Государственной Третьяковской галереи) ф. 67, д. 125, 126, 128, 129, 332, 333, 381, 398, 525. 2. А. Виноградов, История Владимирского Успенского собора, Владимир, 1877; А. Виноградов, История кафедрального Успенского собора в губернском городе Владимире, Владимир, 1891. Переиздано: Владимир, 1905. Никаких сведений о судьбе древнего соборного иконостаса нет и в фундаментальном путеводителе Н.Н. Ушакова, Спутник по древнему Владимиру и городам Владимирской губернии, Владимир, 1913, c. 35-74. 3. Н.И. Петров, Указатель Церковно-Археологического музея при Киевской Духовной Академии, Киев, 1897. c. 49. Письмо членов церковной общины села Васильевское см.: ОР ГТГ, ф. 67, д. 127, л. 43.

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4. Подключников 1909, c. 46. 5. Там же, c. 42-43. 6. П.П. Муратов, «Русская живопись до середины XVII века» in И.Э. Грабарь, ред., История русского искусства, Т. VI. М., 1914, c. 209, 222-234, 237 и др. (далее – Муратов 1913). 7. И.Э. Грабарь,«Андрей Рублев. Очерк творчества художника по данным реставрационных работ 1918-1925 годов» in И.Э. Грабарь, О древнерусском искусстве, М., 1966, c. 128, 133. 8. Н.В. Покровский, «Стенные росписи в древних храмах греческих и русских», Труды VII археологического съезда в Ярославле 1887, Т. 1, М., 1890, c. 204-205 (далее – Покровский 1887); М.И. и В.И. Успенские, Заметки о древнерусском иконописании. Известные иконописцы и их произведения, СПб., 1901, c. 54-58 (далее – Успенские 1901). 9. Муратов 1913, c. 226. 10. В.П. Гурьянов, Две местные иконы св. Троицы в Троицком соборе Свято-Троицко- Сергиевой лавры и их реставрация, М., 1906 (далее – Гурьянов 1906). 11. Н.П. Сычев, «Икона св. Троицы в Троице Сергиевой лавре», Записки Отделения русской и славянской археологии императорского Русского археологического общества, Т. X. Пг., 1915, c. 62. 12. «Отвещание любозазорным и сказание вкратце о святых отцах, бывших в монастырех, иже в Рустей земле сущих», ВМЧ, Сентябрь, Дни 1-13, Стб. 557-558. 13. Б.Н. Дудочкин, Андрей Рублев: Материалы к изучению биографии и творчества, М., 2000, c. 72-75. 14. Е.Б. Емченко, Стоглав. Исследование и текст, М., 2000, c. 304. 15. И.П Сахаров, Исследования о русском иконописании, СПб., 1849. Кн. 2., приложение, c. 14; «Сказание о святых иконописцах» in Ф.И. Буслаев, Исторические очерки русской народной словесности и искусства, Т. 2, СПб., 1861, c. 379-380 (далее – Сказание 1861). 16. «Книга глаголемая описание о российских святых, где и в котором граде или области или монастыре и пустыни поживе и чудеса сотвори, всякого чина святых», ЧОИДР (Чтения в Обществе истории и древностей российских при Московском университете), 1887, Кн. 4, М., 1888, c. 71. 17. Сказание 1861, c. 379. 18. Леонид (Кавелин), архим., «Сведение о славянских пергаменных рукописях, поступивших из книгохранилища Св. Троицкой Сергиевой лавры в библиотеку Троицкой духовной семинарии в 1747 году» ЧОИДР, 1883, Кн. 2. М., 1883, c. 149. 19. «О состоянии художеств в России», Северные цветы на 1826 год, собранные Бароном Дельвигом., СПб., 1826, c. 9-11. 20. К.Ф. Калайдович, «Биографические сведения о жизни, ученых трудах и собрании российских древностей графа Алексея Ивановича Мусина- Пушкина», Записки и труды ОИДР, Ч. II, М., 1824, Отд. II, c. 21.

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21. Древности Российского государства, изданные по высочайшему повелению Отделение I. Св. иконы, кресты, утварь храмовая и облачение сана духовного, М., 1849, c. XXVIII. 22. Там же, c. XXIX. 23. Там же, c. XXXII. 24. Д.А. Ровинский, История русских школ иконописания до конца XVII века, СПб., 1856, c. 6, 9, 29, 69, 176-178; Н.П. Собко, Словарь русских художников, ваятелей, живописцев, зодчих, рисовальщиков, граверов, литографов, медальеров, мозаичистов, иконописцев, литейщиков, чеканщиков, сканщиков и проч. с древнейших времен до наших дней (XI-XIX вв.). Составил на основании летописей, актов, архивных документов, автобиографических заметок и печатных материалов Н.П. Собко. T. I, вып. 1, А, СПб., 1893. Стлб. 168-173. 25. Успенские 1901. 26. Н.Д. Иванчин-Писарев, День в Троицкой лавре, М., 1840, c. 21-22. 27. Гурьянов 1906, c. 5-6. 28. См. примеч. 26. 29. Н.Д Иванчин-Писарев, Спасо-Андроников, М., 1842, c. 83-84. 30. С.П. Шевырев, Поездка в Кирилло-Белозерский монастырь, Ч. 1, М., 1850, c. 13. 31. Покровский 1887, c. 206.

RÉSUMÉS

Andrej Rublev fait partie de ces rares artistes russes du Moyen âge qui jouirent de renommée et d’autorité déjà dans des temps anciens, son nom figure dans les manuscrits et les sources hagiographiques, et tant les écrivains russes que les documents d’église du XVe au XVIIe siècles y font référence. Les mentions de l’artiste s’accroissent singulièrement en nombre au XIXe siècle, quand apparaît un intérêt marqué pour la culture russe médiévale et ses remarquables œuvres d’art. Pourtant, avant la découverte des fresques d’Andrej Rublev et de Daniil dans la cathédrale de la Dormition à Vladimir (1882) et, le plus important, avant celle de son illustre icône de la Trinité de la Laure de la Trinité-Saint-Serge (1904), aucune des œuvres, qui sont aujourd’hui le plus attachées au nom de l’artiste, n’était accessible aux chercheurs ou à un public plus large. L’analyse des propos conservés sur la vie et l’œuvre de Rublev, tenus avant la découverte de ces créations, permet d’observer comment dans les yeux d’un public russe éclairé, le personnage à la courte légende hagiographique de l’époque du Moyen âge tardif se transforme en mystique et visionnaire dont l’œuvre s’inspirait de révélations et devenait elle-même révélation pour les autres. Cette image de l’artiste s’est révélée incroyablement vivace, elle a même survécu aux longues années de l’hégémonie des méthodes soviétiques dans la science historique, et détermine encore pour beaucoup notre relation actuelle à Rublev.

Rublëv before Rublëv: Andrei Rublëv’s image in Russian culture before the discovery of his authentic works

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Andrei Rublëv belongs to the few medieval Russian artists who enjoyed popularity and authority from the start. His name appears in hagiographical sources and the chronicles, and both Russian religious writers and church documents between the fifteenth and seventeenth centuries refer to him. The number of references to the artist sharply rose in the nineteenth century, when interest for medieval culture and its prominent artistic achievements intensified. However, before the discovery of Andrei Rublëv’s and Daniil’s frescos in the Dormition Cathedral in Vladimir (1882) and, above all, of his celebrated HolyTrinity icon in the Trinity Lavra of St. Sergius (1904), none of these works, which are now closely connected with the artist’s name, were accessible to scholars or the general public. Analysis of accounts of Rublëv’s life and work written before the discovery of his works allows us to observe how in the eyes of the enlightened Russian public, the character of a late medieval short hagiography turned into a mystic and visionary whose work was inspired by revelations and became revelation to others. This image of the artist turned out to be enduring – it even survived the long decades of Soviet historiographical methods – and in many ways determines our present relationship to Rublëv.

AUTEUR

LEVON V. NERSESJAN Galerie Tretyakov

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Kоллекционирование памятников христианской древности в Русском Музее императора Александра III La collecte des monuments de l’antiquité chrétienne au Musée russe de l’empereur Aleksandr III The collection of early Christian art in the Russian Museum of His Imperial Majesty Alexander III

Надежда В. Пивоварова

1 Задуманный как окно в Европу град Святого Петра по определению был ориентирован в будущее, а не в прошлое. Его градостроительный замысел, административное устройство формировались как альтернатива патриархальной Москве. Стремление к новизне проявлялось в выборе новых архитектурных решений, предлагаемых заезжими зодчими, в предпочтении новых форм изобразительного искусства, следовании европейской моде. Однако несмотря на происходившие процессы одной из главных составляющих жизни по прежнему оставалась религиозная. Возведение православных церквей, зачастую в формах европейского зодчества, приводило к изменению привычного облика интерьеров, скорее напоминавших храмы западного, а не восточного обряда. Место традиционной иконы отныне занимала в них религиозная картина, исполненная на дереве или в масляной технике на холсте, иконостасы и утварь устоявшихся веками форм — произведения в стиле эпохи. Сложившееся положение меняло отношение к предметам церковной старины: они либо вовсе не допускались в церковный интерьер, либо, по каким-то причинам оказавшись в нем, приобретали статус не богослужебного, а музейного предмета, облеченного мемориальными функциями. В свою

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очередь, это подготавливало почву для создания музея церковных древностей как такового.

2 Отрывочность письменных свидетельств, дошедших до нашего времени, не позволяет воссоздать цельную картину этого процесса. Однако, безусловно, он начался уже в петровскую эпоху. В 1709-1711 гг. по указу Петра Великого на правом берегу Невы, неподалеку от строящейся крепости, возводится небольшая деревянная церковь во имя Пресвятой Троицы1 [илл. 1]. Это был любимый храм Петра, где он присутствовал во время служб и куда пожертвовал серебряные богослужебные сосуды, хранившиеся в царских теремных церквах Московского Кремля2. Потир [илл. 2], дискос и звездица, тарели, водосвятная чаша были изготовлены московскими серебряниками в 1678-1681 гг. по заказу царя Феодора Алексеевича (1676-1682) для церквей Воскресения и Распятия Христова, устроенных при кремлевских царских палатах3. В XIX в. их сберегали в церковной ризнице петербургского Троицкого собора как реликвии, пожертвованные храму самим основателем. О том, что сосуды не использовались во время богослужения, а имели мемориальное значение, свидетельствует их прекрасная сохранность. Таким образом, уже в XVIII в. эти принадлежности храмового богослужения приобрели статус музейных предметов. 3 Аналогичную функцию в XVIII в. имел и походный иконостас, в 1592 г. вышитый в мастерской царицы Ирины Годуновой (1584-1598) и, по преданию, участвовавший в походах царей Алексея Михайловича (1645-1676), а затем и самого Петра Великого4. Во второй половине XVII в. шитый иконостас хранился в Образной палате в Московском Кремле — своеобразном складе древностей: икон, утвари, драгоценностей5. В XVIII в. его вывезли в Петербург и поместили в императорском Зимнем дворце. В 1812 г. по воле императора Александра I древний памятник передали в церковь бывшего увеселительного дворца Екатерины II, с 1836 г. ставшего военной богадельней. Сохранившийся фрагментарно иконостас обрел статус военной реликвии, предмета музейного назначения6. 4 Дело собирания в Петербурге церковных древностей продолжили императрица Анна Иоанновна, в 1732 г. удержавшая после освящения Петропавловского собора драгоценное Евангелия 1678 г., прежде хранившееся в кремлевской теремной церкви Спаса Нерукотворного «за золотой решеткой» 7, и Екатерина II, в декабре 1775 г. забравшая в Петербург второе аналогичное Евангелие из Воскресенского теремного храма и все «золотые сосуды», прежде входившие в комплекты с Евангелиями8. Итак, новыми местами хранения предметов литургической утвари, заказанной царем Феодором Алексеевичем, стали придворный храм во имя святых апостолов Петра и Павла и собор императорского Зимнего дворца9. 5 Особую склонность к русской старине питал император Николай I10. В годы его царствования начинается издание знаменитых «Древностей Российского государства» — роскошных альбомов с рисунками Федора Солнцева [илл. 3]11, а в окрестностях Петербурга — арсенале Царского Села формируется собрание древних утварей и вооружений12. Именно императором Николаем I в 1852 г.

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были приобретены в казну экспонаты «древлехранилища» знаменитого московского историка М.П. Погодина, впоследствии оказавшиеся в Русском музее императора Александра III и составившие лучшую часть его Отделения христианских древностей13. Однако это случилось лишь спустя 45 лет, в 1897 г. и имело свою предысторию. 6 Время правления императора Александра II ознаменовалось учреждением крупнейшего государственного музея — Музея христианских древностей Академии художеств14. Он был основан в 1856 г. при классе православного иконописания. Первоначально устроители музея преследовали вполне конкретные цели — создать хранилище предметов старины и на примере древних образцов обучать будущих иконописцев. Однако вскоре, по мере формирования музея, стало ясно, что он перерастет статус чисто образовательного учреждения. Этому способствовали уже первые поступления коллекций. 7 Делом формирования фондов музея озаботился вице-президент Академии художеств князь Григорий Гагарин (1810-1893). Его руководящая роль в процессе собирания коллекций заранее обеспечивала успех делу. Блестящее образование, полученное Гагариным в Париже и Риме, служба по дипломатической части в Париже, Риме, Константинополе, Мюнхене позволили ему ознакомиться с европейской практикой устройства музеев. Уже в 1855 г. в докладной записке на имя президента Академии художеств великой княгини Марии Николаевны он изложил концепцию создания национального музея. [Лишь] то искусство, которое оживляло Россию в течение осьми столетий, — писал Гагарин, — может быть достойным <…> названия [национального], несмотря на временное пренебрежение, в которое оно упало, когда думали, что одно только искусство на Римском основании достойно уважения <…> Очевидно, чтобы получить полное, резкое и ясное понятие об искусстве в России, должно с твердостью приступить к археологическому и артистическому изучению всех разных переходов Византийского искусства. Обозреть все художественные памятники России недостаточно, должно иметь возможность их анализировать и объяснять, сравнивая их с теми, которые были источниками, причинами или образцами. Для того, чтобы такое изучение принесло пользу для всех, убеждало бы публику и прояснило бы ее мысли, я предложу иметь в виду основание национального музея <…> Цель этого национального музея состоит в том, чтобы показать Россию в ее самом привлекательном виде в прошедшем и настоящем, и через то заставить полюбить ее, ибо можно чувствовать влечение к неизвестному, но сознательную любовь можно питать только к знаемому вполне.15 8 Мы не будем подробно останавливаться на предложенной Гагариным системе группировки и принципах показа материалов в музее. Замысел был поистине грандиозным и предполагал экспонирование памятников, начиная от античных, указывающих на истоки византийского искусства, и заканчивая образцами «влияния Арабо-Персидского стиля на Индию». Однако показ этих произведений не был самоцелью; они должны были составить естественное окружение памятникам русского искусства, которым и отводилось центральное место в экспозиции.

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9 Деятельность по собиранию предметов для музея в первые годы его существования в целом соответствовала программным установкам Григория Гагарина. Не имея возможности получить все произведения в подлинниках, Гагарин прибег к заказам копий, снимков, фотографий. От него же исходил первый почин — передача в музей христианских древностей небольшой коллекции собранных им икон. Удачным оказался и выбор хранителя музея — архитектора А.М. Горностаева (1808-1862), не только отыскавшего и доставившего в Петербург древности из Новгорода, но и обследовавшего на предмет вывоза в Академию склады Министерства внутренних дел. Именно эти памятники стали первыми экспонатами музея. 10 В разыскании предметов для музея Горностаеву помогли уже упомянутые рисунки Федора Солнцева. В 1849 и 1853 гг. в издании «Древности Российского государства» были опубликованы его рисунки деревянных резных фигур святых, так называемой «корсунской лампады» и деревянного резного амвона, хранившихся в одном из западных отделений на хорах Софийского собора в Новгороде16. Эти памятники старины, прежде находившиеся в разных новгородских храмах, оказались сложенными на софийских хорах после вступления в законную силу определения Синода от 21 мая 1722 г., запрещавшего иметь в храмах резные изображения святых17. В результате переписки Г.Г. Гагарина с новгородским епархиальным начальством эти памятники удалось получить для академического музея18. Успех дела был обеспечен заинтересованным участием президента Академии великой княгини Марии Николаевны и в дальнейшем оказывавшей помощь в формировании коллекций. В 1860 г. А.М. Горностаев привез из Новгорода знаменитый ныне софийский амвон 1533 г., резные изображения святых [илл. 4] и фигуры новгородских преподобных и епископов, когда-то находившиеся на крышках их рак (гробниц). Чуть позже в музее оказались Царские врата и паникадило (так называемая «корсунская лампада»), некогда служившие украшением интерьера Софийского собора, но, по ветхости, вышедшие из богослужебного употребления и замененные новой утварью19. 11 Гораздо более сложным оказался процесс получения для музея икон из Министерства внутренних дел, куда с 1840-х годов свозились предметы, изъятые из богослужебного употребления старообрядцев20. Для их хранения был организован так называемый архив или «кабинет раскольничьих вещей», материалы которого предполагалось использовать для составления истории раскольничьих сект в России. Интересные образцы старообрядческого иконописания были обнаружены в Министерстве самим А. Горностаевым, совмещавшим службу в Академии художеств с должностью архитектора Министерства внутренних дел. Получив возможность воспользоваться отдельными старообрядческими предметами для своих лекций, он предложил Академии художеств поднять вопрос о передаче всех предметов из раскольничьего кабинета в Музей христианских древностей. Сложность этого предприятия заключалась в том, что культовые предметы старообрядцев были зачислены в разряд сектаторских. Дела по их конфискации имели гриф секретного делопроизводства, о чем не преминул

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напомнить в своем ответе на запрос Академии министр внутренних дел граф Сергей Ланской: […] я не нахожу удобным представлять на выставку предметы, признанные духовным начальством не согласными с уставами Православной церкви, и потому не могу согласиться на выпуск их, хотя бы даже и во временное пользование.21 12 Однако очередное вмешательство представителей императорского дома позволило обратить дело в пользу Академии. Согласие не передачу вещей из Министерства внутренних дел было получено. В январе 1860 г. свыше 1 000 предметов — икон, мелких медных образов, крестов и складней оказались в музее христианских древностей.

13 Таким образом, Русский отдел музея, хотя бы и в поздних образцах, приобретал вполне конкретные очертания. Нехватка ощущалась в произведениях византийского художества, столь значимых для концепции национального музея князя Григория Гагарина. В 1861 г. в составе музея появляется и этот важнейший раздел. 14 Еще в 1859 г. на средства Русского Императорского дома и Святейшего Синода была организована специальная художественно‑археологическая экспедиция на Святую Гору Афон22. В ее задачи входило изучение афонских памятников, их копирование и фотографирование. Возглавил экспедицию Петр Севастьянов (1811-1867) — юрист по образованию, путешественник и коллекционер по призванию; в состав участников вошли: два художника — ученики Академии художеств M. Грановский и французский подданный H. Воден, топографы K. Зур и Спирида, архитектор-художник Ф. Клагес. На изыскательские работы экспедиции было отпущено 16 000 рублей серебром. 15 Работы на Афоне продолжались в течение 17 месяцев — с мая 1859 по сентябрь 1860 г. Результаты деятельности экспедиции впечатляли: были изготовлены многочисленные копии с мозаик, фресок, икон и миниатюр (в масштабе и в натуральную величину), сфотографированы памятники церковного зодчества, храмовая утварь, составлена наглядная топографическая карта Афонского полуострова. Руководя работами экспедиции, Петр Севастьянов одновременно собирал коллекцию икон, фрагментов стенных росписей и памятников прикладного искусства. По возвращении в Россию он выставил материалы экспедиции на Высочайшее воззрение в залах Академии художеств. По его мысли, все они, за исключением собранной им лично коллекции вещественных памятников, должны были поступить в собственность государства. Однако в высших кругах решили иначе: лучшая часть афонской коллекции икон Севастьянова оказалась в Музее христианских древностей. 16 Теперь, когда основные разделы музея уже были сформированы, оставалось их систематизировать и каталогизировать. Однако в конце 1862 г. умирает А.М. Горностаев. Его место заступает художник-любитель Василий Александрович Прохоров (1818-1882) при котором стройная гагаринская концепция создания национального музея подменяется бессистемным и стихийным принципом пополнения фондов23. Будучи выходцем из духовного сословия, В.А. Прохоров увлекся живописью и поступил в Академию

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художеств, однако не окончил курса и подвизался на поприще преподавателя всеобщей истории в Морском кадетском корпусе. В 1859 г. он был принят в Академию для чтения лекций по истории и археологии и, спустя два года, сменил Горностаева на посту заведующего академическим музеем. В 1862 г. В.А. Прохоров изложил собственную программу формирования музея, цель которого он видел в собирании «памятников по всем отраслям русского искусства и быта народного». В результате такого подхода к комплектованию фондов музей с годами неминуемо утрачивал статус христианского, превращаясь в бессистемное хранилище разнородных предметов, включая древние вооружения, предметы бытовой утвари, народные костюмы и вышивки (в подлинниках и рисунках) и т. п.24 Два поступления предметов старины из хранилищ Московского Кремля мало чем могли изменить ситуацию. В 1864 и 1871 гг. В.А. Прохоров добился передачи в академический музей 100 икон из складочной палатки на Ивановской колокольне и собрания древностей, хранившегося в Мироваренной палате Кремля. В состав последнего поступления входили части собраний премьер- майора П.Ф. Коробанова (1767-1851) и историка М.П. Погодина (1800-1875). Экспонаты знаменитого «Русского музея Павла Коробанова» были завещаны владельцем в пользу государства и с 1851 г. хранились в Оружейной палате Московского Кремля25. В 1852 г. к ним прибавились памятники из «древлехранилища» М.П. Погодина, приобретенные императором Николаем I [илл. 5]. В 1856 г. оба собрания перевезли в Мироваренную палату, где их и увидел В.А. Прохоров. В соперничестве петербургского и московских музеев за право обладания этими памятниками победу одержал Музей христианских древностей Академии художеств, опять же в силу своего привилегированного положения. 17 Но вернемся к деятельности В.А. Прохорова по организации академических коллекций. В 1879 г. он опубликовал каталог Музея древнерусского искусства 26, который не только служит источником для реконструкции состава и принципов устройства его экспозиции27, но и позволяет с пониманием отнестись к суждениям некоторых современников Прохорова, критиковавших его музейную деятельность28. В основу развески икон в музее В.А. Прохоров положил иконографический принцип, объединив в самостоятельные группы «иконы символические», праздники, изображения Богоматери и святых. Для этих икон была отведена «3-я иконная зала». Оставшиеся иконы размещались в 4-й зале, или коридоре, и группировались таким же образом: святые, праздники, евангелисты… Однако этот принцип в какой-то момент нарушался и разные композиции следовали вперемешку. Отсутствие логики в такой экспозиции, как и полная индифферентность ее устроителя к систематизации икон по векам и школам, продемонстрированная на страницах каталога, были очевидны для современников, хорошо осведомленных об устройстве Погодинского древлехранилища в Москве или о первых музейных опытах Н.В. Покровского в Санкт-Петербурге. Изучение русской иконы И.П. Снегиревым, И.П. Сахаровым, Д.А. Ровинским и публикация итогов их работ29 позволяли уже в 1860-70-е годы применять результаты данных изысканий в музейной практике.

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Встречались критики, которые превозносили «прохоровскую развеску» и его каталог. Назовем здесь имя известного критика Владимира Стасова, явно симпатизировавшего В.А. Прохорову, но раздавались и иные голоса. Так, профессор Киевской Духовной академии Ф. Терновский назвал Музей Академии художеств «хламовым нагромождением», которое ничего системного не выражает и не служит ни для чего полезного30. С такой репутацией музей просуществовал до 1884 г., когда (уже после смерти Прохорова в 1882 г.) его решили реконструировать. Однако реконструкция по существу так и не началась. Вплоть до 1895 г. музей находился в прежнем положении. В 1895 г. в связи с начатым ремонтом помещений музея и библиотеки экспонаты запаковали. Их дальнейшая судьба была неопределенной.

18 Между тем, в последнее 10-летие XIX в. в просвещенных кругах русского общества вынашивалась идея создания грандиозного музея отечественного искусства. Ее лелеял император Александр III, увлекшийся произведениями русской школы под влиянием своей августейшей супруги датской принцессы Дагмар, нареченной при крещении Марией Федоровной. Получившая художественное образование в Дании Мария Федоровна продолжала обучение в России у Л. Премацци и И. Макарова, а затем у А. Боголюбова. Последний стал наставником цесаревича и цесаревны в живописи, рисунке и реставрации, а затем и главным экспертом Александра III в области художественного собирательства31. Однако Русский музей, увековечивший в своем названии имя императора Александра III, был создан далеко не сразу. Открытие музея состоялось лишь спустя три года со времени опубликования указа императора Николая II о его учреждении. Согласно «Положению о Русском музее», в Михайловский дворец было решено передать произведения русской школы из императорских дворцов, Академии художеств и Императорского Эрмитажа. В скором времени этот перечень был расширен за счет «христианского музея» Академии художеств. Так, экспонаты бесхозного Музея христианских древностей обрели новый статус. Перевезенные в 1897 г. в Михайловский дворец они заложили основу Отделению христианских древностей Русского музея императора Александра III. Не успев открыться, Русский музей уже имел в своем составе свыше 5 000 предметов. 19 Новый музей был открыт для публики 7 марта 1898 г. К моменту открытия была спешно обустроена экспозиция его христианского отдела, составленная исключительно из предметов Музея Академии художеств [илл. 6]. В основу экспонирования была положена ковровая развеска. Предметы прикладного искусства смело смешивали с иконами, под потолком висели лампады, на полу стояли напольные светильники («толстые и тонкие свещи»). Новые поступления не заставили себя долго ждать. Уже в конце 1898 г. в Музей была продана обширная коллекция древнерусских памятников, собранная В. Прохоровым32. В 1900 г. приобретено собрание древнерусской бытовой утвари художника‑баталиста Василия Верещагина. В 1901 г. — получено в дар собрание памятников прикладного искусства бывшего директора Эрмитажа кн. А. Васильчикова33. Это потребовало

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переустройства экспозиции, в которую, по мере поступления, вводились всё новые и новые памятники. В устройстве новой экспозиции и создании каталога выставленных предметов принимали участие известный ученый — историк и палеограф Н.П. Лихачев и академик живописи М.П. Боткин. Составляя иконную экспозицию, Лихачев удивительным образом смог объединить на стенах залов иконы, обладавшие стилистическим единством и составлявшие прежде целые комплексы. Иконографический подход в экспонировании икон был наконец изжит. 20 Если в первое 10-летие существования Русского музея императора Александра III его устроители были вынуждены довольствоваться уже сложившимися коллекциями, в полном составе принятыми на хранение в музей, то с 1912 г. появилась возможность организовать целенаправленный отбор особо ценных экспонатов. Это изменение в музейной политике было связано с назначением на должность заведующего Художественным отделом Русского музея молодого художника П.И. Нерадовского (1875-1967). Именно в годы его пребывания на посту заведующего в Русский музей поступают наиболее ценные коллекции икон и церковной утвари, организуется новая экспозиция византийского и древнерусского искусства, получившая наименование «древлехранилище памятников иконописи и церковной старины». 21 Свои поездки для собирания памятников церковной старины в 1912 г. Нерадовский начал с монастырей. Он посетил Иосифо-Волоколамский и Муромский Благовещенский монастыри, откуда вывез ценное собрание икон и предметов прикладного искусства. Лицевые покровы на раку чудотворца Иосифа, подвесные пелены под иконы, драгоценная шитая митра — вот далеко не полный перечень того, что удалось получить в ризнице Иосифо- Волоколамского монастыря. Удивительно целостным оказалось и собрание драгоценной серебряной утвари из Благовещенского монастыря Мурома, включавшее подписные и датированные произведения XVII века34. 22 Одним из наиболее важных мероприятий, намеченных музеем на 1912 год, было представление на Высочайшее воззрение с целью приобретения собрания икон и произведений прикладного искусства, отобранных крупнейшими московскими и петербургскими иконописцами и коллекционерами. В этой невиданной акции участвовали завсегдатаи московского антикварного рынка: Д. Силин, Г. Чириков, Е. Брягин, Н. Черногубов, М. Тюлин и другие; содействие в покупке древностей оказывал московский коллекционер И. Остроухов.35 23 Представление древностей императору Николаю II, закончившееся приобретением для Русского музея 59 икон и 5 произведений лицевого шитья на сумму 71 100 руб. имело одно важное последствие — Высочайшее соизволение на ежегодные, начиная с 1913 г., ассигнования из личных средств Его Величества в размере 30 000 рублей на пополнение собрания Отделения христианских древностей. Средства из государственного бюджета позволили в 1913 г. приобрести и самое ценное среди дореволюционных поступлений Русского музея собрание — коллекцию Н.П. Лихачева (1862-1936). В ее состав входили 1 431 икона [илл. 7] и 34 произведения древнерусского

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прикладного искусства. Коллекция была куплена за 300 000 рублей и сразу привлекла к себе пристальное внимание специалистов. Это было одно из немногих собраний, подобранное с научными целями, «лабораторное собрание», как его нередко называли36. 24 Это последнее поступление, подводившее своеобразный итог коллекционированию памятников христианской древности в Петербурге почти за 60 лет, потребовало изменений в музейной экспозиции. В 1914 г. в Русском музее было открыто «древлехранилище памятников иконописи и церковной старины имени императора Николая II». Для создания этой невиданной по тем временам экспозиции были привлечены лучшие художественные силы. Центром экспозиции являлась так называемая «новгородская палата», проект оформления которой был разработан архитектором Алексеем Щусевым. Средства на ее устройство в размере 25 000 рублей пожертвовали миллионеры П. и В. Харитоненко. 25 У восточной стены «Новгородской палаты» был устроен иконостас, перед которым стояли тощие свечи и аналои с шитьем; в центре зала возвышалась шестигранная витрина с небольшими иконами. Все витрины для зала были сооружены из мореного дуба и обтянуты внутри зеленой штофной материей, изготовленной по старым рисункам в Риме. Снаружи их украшала серебряная басма, исполненная московской фирмой Мишукова. 26 Приготовление к открытию древлехранилища потребовало немало усилий. Весь 1913 год прошел в переговорах с московскими фирмами‑поставщиками, мастерами разных специальностей. Долго и мучительно выбирались ткани и рисунок басмы для витрин, производилась их пробная окраска и установка. Для придания древлехранилищу облика церковного интерьера было принято решение изготовить большой хорос и подвесить его на цепях в центре Новгородского зала. В качестве образца для него мастера использовали подлинное звено афонского хороса, привезенное в 1860 г. П.И. Севастьяновым. 27 Открытие новой экспозиции [илл. 8] состоялось 18 марта 1914 г. Огромное собрание греческих, афонских, юго-славянских, итало- греческих, древнерусских, новгородских, строгановских, московских икон и других памятников церковной старины, — писал известный историк искусства Василий Георгиевский, — наполняет целых шесть зал в правом крыле первого этажа огромного здания Русского Музея Императора Александра III, которые представляют как бы одну обширную церковь с притворами и в целом производят необычайное впечатление. Только теперь с открытием этого важного отдела в Музее можно судить, как бедны, как недостаточны и как ошибочны были представления о состоянии древнерусского искусства не только в обществе, но и среди художников… Но теперь древнерусские иконы, сосредоточенные в огромном количестве, удачно размещенные в темных киотах по стенам огромных зал Древлехранилища, доступны для изучения, открывают новый художественный мир, способный доставить глубокий интерес и чувство высокого наслаждения.37 28 Однако эта образцовая экспозиция Русского музея просуществовала недолго. Новый режим требовал новых подходов к показу музейных предметов. Из сознания граждан России изгонялось понятие «церковь».

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Подобие церковного интерьера окажется немыслимым в Русском музее спустя всего три года после устройства древлехранилища.

ANNEXES

Список иллюстраций

1. Троицкий Петровский собор в Санкт-Петербурге. Фото начала XX в.

2. Потир из Троицкого Петровского собора в Санкт-Петербурге. Вклад царя Феодора Алексеевича в Воскресенскую теремную церковь Московского Кремля. 1678 г. ГРМ.

3. Резные образы в новгородском Софийском соборе. Хромолитография с рисунка Ф.Г. Солнцева для издания «Древности Российского государства». Отделение I.

4. Святая Параскева Пятница. Резной образ из новгородского Софийского собора. XVII в. Новгород. ГРМ.

5. Икона. Святой Георгий в житии. XIV в. Новгород. Из собрания М.П. Погодина. ГРМ.

6. Икона. Святые князья Борис и Глеб. Конец XIV в. Москва (?). Из собрания Н.П. Лихачева. ГРМ.

7. Отделение христианских древностей Русского музея императора Александра III. Фото 1898 г.

8. Древлехранилище памятников иконописи и церковной старины Русского музея императора Александра III. Фото 1914 г.

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Fig. 1. Cathédrale de la Trinité-Saint-Pierre à Saint-Pétersbourg. Photographie, début du XXe siècle

Fig. 2. Calice de la Cathédrale de la Trinité-Saint-Pierre à Saint-Pétersbourg. Don du tsar Fedor Alekseevič à la chapelle de la Résurrection du Kremlin, 1678. Musée Russe

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Fig. 3. Icônes sculptées de la cathédrale Sainte-Sophie de Novgorod. Chromolithographie d’après un dessin de F.G. Solncev pour l’édition Drevnosti Rossijskogo gosudarstva [Antiquités de l’Empire russe], section I.

Fig. 4. Sainte Parascève. Icône sculptée de la cathédrale Sainte-Sophie, XVIIe siècle, Novgorod. Musée Russe

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Fig. 5. Saint Georges avec vie, XIVe siècle, Novgorod. Collection de Mihail P. Pogodin. Musée Russe

Fig. 6. Les princes saints Boris et Gleb, XIVe siècle, Moscou (?). Collection de Nikolaj P. Lihačev. Musée Russe

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Fig. 7. Département des antiquités chrétiennes du Musée Russe d’Alexandre III, photographie, 1898.

Fig. 8. Département d’icônes et d’antiquités ecclésiastiques au Musée Russe d’Alexandre III. Photographie, 1914.

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NOTES

1. В.А. Платонович, Троицко-Петровский собор в С.-Петербурге, СПб., 1890; В.В. Антонов, А.В. Кобак, Святыни Санкт-Петербурга, СПб., 1994, Т. 1, c. 130-134, № 44. 2. Историко-статистические сведения о Санкт-Петербургской епархии, СПб., 1883, вып. VII, c. 117; В.А. Платонович, Троицко-Петровский собор, c. 125-126. 3. Подробнее см.: Н.В. Пивоварова, «Деятельность Комиссии “помгола” и поступление памятников церковного искусства в Государственный Русский музей в конце 1920-х — начале 1930 гг.», Проблемы хранения и реставрации экспонатов в художественном музее. Материалы научно-практического семинара. 26-27 апреля 2006 года, СПб., 2006, c. 12-15, ил. 2-4 на с. 13-14. 4. Как и драгоценные сосуды, иконостас ныне хранится в Русском музее. См. о нем: Е. Кутилова, «Вновь реставрированный памятник шитья конца XVI века», Сообщения ГРМ, Л., 1941, № 1, c. 17-20; Ю.Н. Дмитриев, «К истории одного памятника», Там же, М., 1956, [Вып.] IV, c. 58-61. 5. А.И. Успенский, Церковно-археологическое хранилище при Московском дворце в XVII веке, М., 1902, c. 82. 6. В. Шклярский, Историческое описание Николаевской Чесменской военной богадельни, СПб., 1860, c. 9-10. 7. Л.К. Кузнецова, «О некоторых вещах из ризницы Большого собора Зимнего дворца, переданных в 1920-е годы в собрание Эрмитажа», Собор Спаса Нерукотворного образа в Зимнем дворце как памятник духовной и материальной культуры. Материалы научной конференции, СПб., 1998, c. 29. 8. Там же, c. 29-30. 9. Оба Евангелия ныне хранятся в музеях Московского Кремля, а комплекты драгоценной утвари — в Государственном Эрмитаже. 10. Анализ и оценка деятельности императора по отношению к искусству содержатся в работах: Н. Рамазанов, Материалы для истории художеств в России, М., 1863 (глава: «Художества под покровительством императора Николая I- го»); Н. Врангель, «Искусство и государь Николай Павлович», Старые годы. 1913. Июль-сентябрь, c. 53-64 и др. 11. В. Калугин, «“Я рисовал всю жизнь…”. Федор Солнцев и его рисунки российских древностей», Памятники Отечества, вып. 2 (2), 1980, c. 66-70; Г. Аксенова, «Художник, археолог, академик. Жизнь и труды Федора Солнцева», Родина. Российский исторический иллюстрированный журнал, № 3, 2004, c. 101-105. 12. См.: Н.В. Пивоварова, «Русские древности в Царскосельском Арсенале: о составе и историко-культурном значении собрания», Царское Село на перекрестке времен и судеб: Материалы XVI Царскосельской научной конференции. Сб. научных статей, СПб., 2010. Ч. II, c. 153-161. 13. О собрании М.П. Погодина: И.А. Шалина, «Коллекция икон М.П. Погодина», Государственный Русский музей. Из истории музея, СПб., 1995, c. 112-123. 14. Основная литература об этом музее и его экспонатах: Сборник постановлений Совета Имп. Академии художеств по художественной и учебной

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части с 1859 по 1890 год, СПб., 1890, c. 139-141; М. Соловьев, «Музей древнерусского искусства в Академии художеств», Художественные новости, Т. III, № 3, 1 февраля 1885, cтб. 57-66; В.Г. Лисовский, Академия художеств: Историко- искусствоведческий очерк, Л., 1982, c. 103-105; Г.И. Вздорнов, История открытия и изучения русской средневековой живописи. XIX век, М., 1986, c. 116-119; Византиноведение в Эрмитаже, Л., 1991, c. 19-24; И.А. Шалина, «Забытый музей древнерусского искусства», СПб Фонд культуры. Программа «Храм», вып. 9, «Охраняется государством», 4-я Российская научно-практическая конференция. Сборник материалов (сентябрь 1994 — июнь 1995), ч. I, СПб., 1996, c. 56-70; Н.В. Пивоварова, «О составе коллекций Музея христианских древностей Императорской Академии художеств», Там же, c. 71-80; Ю.А. Пятницкий, «Псковские древности в музее древнерусского искусства Академии Художеств в Петербурге», Памятники старины. Концепции. Открытия. Версии. Памяти Василия Дмитриевича Белецкого 1919-1997, СПб. – Псков, 1997, Т. II, c. 186-191; Н.В. Пивоварова, «Из истории коллекционирования памятников русского старообрядчества. Собрание Музея христианских древностей Императорской Академии художеств и его судьба», Искусство христианского мира. Сб. Статей, М., 2001, вып. 5, c. 297-302; Н.В. Пивоварова, «Новгородские древности в собрании Русского музея: основные этапы и источники формирования коллекции», Новгород и Новгородская земля. Искусство и реставрация. Великий Новгород, 2005, вып. 1, c. 42-49. 15. Цит. по: С.В. Дмитриев, «К истории развития идеи создания Российского национального музея в XIX в.: Концепция князя Г.Г. Гагарина (1855 г.)», in М.Б. Пиотровского и А.А. Никоновой, ред., Собор лиц, СПб., 2006, c. 121-124. 16. Ф. Солнцев, Древности Российского государства, М., 1849, oтд. 1. табл. 4; c. 77-78; табл. 46, 47, М., 1853. Отд. 6, № 27, 28, 29. 17. Описание документов и дел, хранящихся в архиве Святейшего Правительствующего Синода: 1722 г., СПб.: 1879, Т. II, первая часть, cтб. 642-646; Н.В. Пивоварова, «Еще раз о Синодальной регламентации художественного процесса в России в первой четверти XVIII века», Вестник Орловского государственного университета (Новые гуманитарные исследования), 21, № 1, 2012, c. 274-277. 18. Подробнее: Н.В. Пивоварова, «О трех церковно-археологических открытиях в Новгородском Софийском соборе в середине XIX в. (по документам Святейшего Правительствующего Синода)», НИС, СПб., 2003, вып. 9 (19), c. 464-466. 19. Хранятся в собрании Русского музея. Инвентарные данные приведены в работе: Пивоварова, «Новгородские древности в собрании Русского музея…». 20. См.: Пивоварова, «Из истории коллекционирования памятников русского старообрядчества…», c. 297-302; Она же, «Вместо предисловия», in Н.В. Пивоварова, cост., Образы и символы старой веры. Памятники старообрядческой культуры из собрания Русского музея, СПб., 2008, c. 6. 21. РГИА, ф. 1284, оп. 206, д. 417 а, л. 154 об. 22. Ю.А. Пятницкий, «Происхождение икон с Афона из собрания П.И. Севастьянова», Сообщения Государственного Эрмитажа, Л., 1988, вып. LIII,

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c. 42-44; N. Pivovarova, “The Mount Athos Collection in the Museum of Russian Art”, Athos. Monastic Life on the Holy Mountain, Helsinki, 2007, p. 36-37. 23. См. о В.А. Прохорове: В.В. Стасов, «Василий Александрович Прохоров», Вестник изящных искусств, 1885, Т. III, вып. 4, c. 320-360; Г.И. Вздорнов, История открытия и изучения русской средневековой живописи, c. 117-125, примеч. 104 на с. 303-304 (библиографический указатель работ о В.А. Прохорове); И.А. Шалина, «Василий Александрович Прохоров — ученый и коллекционер», Коллекционеры и меценаты в Санкт-Петербурге, 1703-1917, СПб., 1995, c. 24-26. 24. Большая часть предметов, за исключением выставленных в экспозиции, не была описана и учтена. 25. См.: Пивоварова, «О составе коллекций Музея христианских древностей…», c. 73-75; О.В. Клюканова, «Памятники древнерусского прикладного искусства с историческими надписями “Русского музея” Павла Федоровича Коробанова», Государственный Русский музей. Страницы истории отечественного искусства XII — первая половина XIX века, СПб., 2002, вып. VIII, c. 107-114. 26. Изменение концепции Музея христианских древностей привело к смене его названия, именовавшегося в годы заведования В.А. Прохоровым «музеем древнерусского искусства». 27. В. Прохоров, cост., Каталог музея древнерусского искусства, СПб., 1879. 28. М. Соловьев, «Музей древнерусского искусства в Академии художеств», Художественные новости, III, № 3, 1 февраля 1885, cтб. 57-66. Статья явилась результатом обследования состояния музея, произведенного М.П. Соловьевым. 29. См., например: [И.М.] Снегирев, «О стиле византийского художества, особенно ваяния и живописи, в отношении к русскому», Ученые записки Императорского Московского университета, М., 1834, Ч. VI, c. 273-286, 418-449; Он же, О значении отечественной иконописи. Письма к графу А.С. Уварову, СПб., 1848; И. Сахаров, Исследования о русском иконописании, СПб., 1849, Кн. 1-2; Д.А. Ровинский, «История русских школ иконописания до конца XVII века», Записки Русского археологического общества, 1856, Т. VIII, c. 1-196. 30. Н. Лесков, «Расточители русского искусства», Новости и биржевая газета, 4, 16, ноября 1884, c. 1-2. 31. Р.Р. Гафифуллин, «Коллекция живописи Александра III и Марии Федоровны в Гатчинском дворце», Император Александр III и Императрица Мария Федоровна. Материалы научной конференции, СПб., 2006, c. 30. 32. Опись русских древностей, составлявших собрание В.А. Прохорова, СПб., 1896. 33. См.: Отчеты Русского музея за соответствующие годы. 34. См.: Н.В. Пивоварова, «Драгоценная церковная и светская утварь в Русском музее императора Александра III: Поступления 1897-1917 гг.», Вестник Свято- Тихоновского богословского университета (в печати). 35. Подробнее см.: Н.В. Пивоварова, «Остроухов и формирование коллекции Отделения христианских древностей Русского музея Императора Александра III», Русское искусство, 2009, вып. III, c. 22-29.

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36. См.: Из коллекций академика Н.П. Лихачева. Каталог выставки, СПб., 1993; Т.Б. Вилинбахова, «Иконы из собрания Н.П. Лихачева», Государственный Русский музей. Из истории музея, c. 106-112. 37. В. Георгиевский, «Древлехранилище памятников русской иконописи и церковной старины имени императора Николая II в Русском музее императора Александра III», Отчет Русского музея за 1914 г., c. 29-30.

RÉSUMÉS

La présente recherche, basée sur des sources issues des archives de Moscou et de Saint- Pétersbourg, traite de l’histoire des collections d’art russe ancien de la Russie impériale rassemblées à Saint-Pétersbourg et explore la période comprise entre le début du XVIIe siècle et les années 1910. Elle s’attache aux collections d’antiquités privées et publiques, et inclut le musée de l’Académie impériale des beaux-arts (1856-1895), ainsi que les collections P. Sevastianov, M. Pogodin et P. Korobanov d’icônes, d’objets sacrés et de sculptures. Une partie de l’étude est consacrée à la collecte et à l’organisation des collections d’art russe ancien au Musée russe de l’empereur Aleksandr III.

The collection of early Christian art in the Russian Museum of His Imperial Majesty Alexander III The article deals with the history of the collections of Old Russian art in St. Petersburg between the early seventeenth century and the 1910s. The study focuses on the history of state and private collections of antiquities and includes the Museum of Old Russian Art of the Academy of Arts (1856-1895), P. Sevastianov’s, M. Pogodin’s, and P. Korobanov’s collections of icons, church plates and carvings. The history of the gathering and organization of the collections of Old Russian art at the Russian Museum of His Imperial Majesty Alexander III is studied in a separate section. This research relies on archive documents of Moscow and St. Petersburg.

AUTEUR

НАДЕЖДА В. ПИВОВАРОВА Musée Russe, Saint-Pétersbourg

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Le moine-peintre et le primitif L’invention des « Primitifs » russes dans une perspective internationale Monk-painters and primitives: The invention of Russian “primitives” in international perspective

François-René Martin

1 En 1904 le peintre d’icônes Gurianov est invité par l’higoumène du monastère de la Trinité Saint-Serge à nettoyer les icônes qui y sont conservées. L’une d’entre elles est déjà célèbre, mais pour des raisons d’ordre historiographique : elle est la seule œuvre identifiée avec certitude, parmi quarante attribuées, à un moine-peintre du monastère Saint-Andronikos de Moscou, qui collabora avec un peintre byzantin, Théophane le Grec, dans les églises du Kremlin à Moscou en 1405. Ce moine-peintre, il s’agit d’Andrej Rublev, a peint peu avant sa mort survenue en 1430, à la demande de Nikon de Radonège, une icône de la Trinité à la gloire de saint Serge1. L’invention de cette œuvre ressemble de prime abord à d’autres découvertes, faisant passer une icône qui était déjà célèbre chez les spécialistes au rang de chef-d’œuvre de l’art russe, admiré par un public plus large. L’opération d’invention s’accomplit par toute une série d’interventions matérielles : l’enlèvement de l’oklad et le nettoyage de l’œuvre, qui permit de retrouver, sous plusieurs couches de repeints, la peinture originale, débarrassée d’une gaine dorée, et qui put apparaître ainsi dans son évidente beauté. L’icône était devenue une peinture ; le moine Rublev un « primitif ». Quant au public qui se pressa alors dans l’église de la Trinité, il ne venait plus tant vénérer une image religieuse mais une peinture de musée2.

2 Cette invention est-elle si différente de celle d’autres peintures de Primitifs, comme celles, longtemps oubliées ou négligées, des Primitifs français ? Déjà, la concomitance de quelques-unes des découvertes les plus spectaculaires est éloquente. 1904 est en effet l’année où, au Louvre, dans le pavillon de Marsan, et à la Bibliothèque nationale, fut organisée l’exposition parisienne des Primitifs français3. Il s’agissait alors d’une exposition de combat, visant à répliquer aux Belges qui avaient organisé à Bruges, deux ans auparavant, la mémorable exposition des Primitifs flamands, et aux Italiens qui avaient célébré leurs propres Primitifs à Sienne. Le commissaire de l’exposition française, Henri Bouchot, cherchait avant tout à montrer qu’il existait une école

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spécifiquement française de peinture au XVe siècle, indépendante de l’école flamande non d’un strict point de vue stylistique mais tout au moins d’un point de vue social – c’est le terme qu’il utilisait – et économique. Si le fondement intellectuel qui justifiait cette exposition fut, pour l’essentiel, mis en pièce par la critique, la manifestation en tant que telle fut une véritable réussite, voyant des foules de curieux, d’amateurs, d’artistes se presser pour découvrir des œuvres qui étaient dans l’ensemble méconnues, parfois presque totalement inconnues en dehors du cercle des érudits : ainsi l’ Annonciation d’Aix, une des œuvres phares de l’exposition, L’Homme au verre de vin, ou encore la Vierge d’Anvers de Jean Fouquet, qui suscita cependant des jugements négatifs de la part du comte Durieu ou de Huysmans. S’il est cependant une œuvre que l’exposition révéla, plus que tout autre, c’est bien la Pietà d’Avignon, une œuvre qui avait moins attiré les regards, à Villeneuve-lès-Avignon, que le Couronnement de la Vierge d’Enguerrand Quarton, clairement dissociée à cette époque de la Pietà. Cette dernière, en effet, était alors une œuvre anonyme qui, d’œuvre cultuelle, était passée rapidement au statut d’œuvre muséale, acquise par le Louvre l’année suivante, devenant même une des œuvres les plus célèbres de la peinture française4.

3 Une autre œuvre fut en quelque sorte inventée en 1904 : le Retable d’Issenheim, et en premier lieu les peintures de Grünewald. Le polyptyque, certes, n’était pas inconnu : il attirait les regards depuis le milieu du XIXe siècle, mais il n’était pas considéré comme une œuvre de premier rang. Juste avant 1870, Alfred Woltmann l’avait hissé au rang de chef-d’œuvre de l’art allemand, mais cela n’en faisait dans son esprit qu’un chef- d’œuvre parmi d’autres œuvres insignes5. En 1891, dans son roman Là-Bas, Huysmans avait attiré l’attention sur une peinture de l’artiste appartenant à un autre retable : la Crucifixion de Kassel. Mais il faut en réalité attendre 1904-1905, puis 1917 et le transfert à Munich à l’Alte Pinakothek, pour que le retable colmarien soit réputé chef-d’œuvre susceptible de représenter l’art allemand dans sa totalité. Ce changement de statut et de nature du Retable d’Issenheim n’a pas dépendu d’une exposition mais s’est en quelque sorte cristallisé dans un voyage et un texte. Entre la visite des expositions des Primitifs de Bruges et de Paris, Huysmans avait décidé de faire le voyage de Colmar, pour voir les Grünewald. Il avait rendu compte de cette visite et de la contemplation des panneaux du Retable d’Issenheim dans un texte testament, Trois Primitifs, publié en 1904, dans lequel il faisait du polyptyque un chef-d’œuvre absolu, un au-delà de la peinture6. Immense et très rapide fut l’impact de la description de Huysmans en Allemagne, où le crédit de la redécouverte, chez les expressionnistes, fut le plus souvent donné à Huysmans7. Quoi qu’il en soit du rôle joué par Huysmans, il est assez intéressant de voir que, là encore, la redécouverte d’un chef-d’œuvre que l’on n’avait pas de peine, à ce moment, à classer parmi les « Primitifs », s’était en quelque sorte cristallisée en 1904.

D’un primitif à l’autre : Henri Matisse et les icônes russes

4 Ces trois « redécouvertes » doivent être bien entendu replacées dans un mouvement plus général, qui se déploie en réalité sur près d’un siècle. Elles relèvent du mouvement que Francis Haskell appelait la « seconde découverte des maîtres anciens » autour de 19008. À la première vague de « redécouverte » des maîtres anciens, et notamment des Primitifs, autour de 1800, qui avait ouvert une longue période de réévaluation des périodes les plus anciennes de la peinture et de redistribution des valeurs, succède une

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seconde vague, marquée par de grandes expositions, mais aussi par l’invention de chefs-d’œuvre restés en quelque sorte en réserve de la critique. Des chefs-d’œuvre difficiles en outre, que le goût primitiviste dominant ne pouvait, jusqu’à la fin du XIXe siècle, aisément assimiler. C’est ainsi que les tableaux d’Enguerrand Quarton ou du maître de Moulins, longtemps vus comme des développements faibles ou périphériques de l’art flamand, furent à ce moment considérés comme des aboutissements de l’art français ; les peintures de Grünewald jusque-là perçues comme « gothiques », c’est-à- dire attardées, vinrent concurrencer et même se substituer à celles de Dürer dans la définition de la germanité. Quant aux icônes russes, elles deviennent dans l’œil des historiens — par exemple Nikolaj Lihačev dans sa Manière de peindre d’Andrej Rublev (1906) — des peintures justiciables des méthodes du connoisseurship, vite convertibles dans la catégorie des primitifs. Mais si ces « redécouvertes » dépendent chacune de circonstances singulières et de contextes nationaux particuliers, elles s’inscrivent dans une véritable dynamique internationale, où chaque nation vient faire valoir ses droits, où chaque collectionneur, connaisseur, savant, artiste à la recherche des sources les plus pures de la peinture est aspiré dans un mouvement incessant de compétition dans le primitivisme et de redistribution de ses valeurs.

5 L’exemple de Matisse l’illustre d’une façon presque idéale. Avec Derain, Matisse avait été fasciné par les maîtres anciens montrés à Paris en 1904. Il était même allé enterrer un de ses jeunes amis, Linaret, mort d’un infarctus dans les salles du pavillon de Marsan, devant L’homme au verre de vin9. Lorsqu’il vient rendre visite à Hugo von Tschudi en 1910 à Munich, le même Matisse a un œil sur Grünewald. Alors que l’on débat chez Tschudi des mérites de Gauguin et de Van Gogh, Matisse pointe la faiblesse en composition de ce dernier en comparant avec La Dérision qui se trouvait dans la salle voisine10. L’œuvre avait été découverte et attribuée en 1909, restaurée en 1910 pour venir enrichir la collection de l’Alte Pinakothek, placée à côté d’un autre chef-d’œuvre de Grünewald, le Saint Erasme et saint Maurice. L’année suivante, Matisse découvre, alors qu’il visite Moscou à l’invitation de Sergej Ščukin, les chapelles des vieux croyants et l’art des icônes. Il déclare à cette occasion : Je connais l’art religieux de plusieurs pays, mais nulle part je n’ai vu une telle révélation du sentiment mystique, parfois même de l’effroi religieux. […]. Les icônes, quant à elles, sont un échantillon des plus intéressants de la peinture primitive […] Je n’ai vu nulle part une telle pureté des couleurs, une telle spontanéité de la représentation. C’est le meilleur patrimoine de Moscou. Il faut venir ici s’instruire, car c’est chez les primitifs qu’il convient de chercher l’inspiration.11

6 En six ans, Matisse avait en quelque sorte traversé l’espace à la fois raréfié et commun des primitifs les plus difficiles, soudainement révélés au public, et cela dans trois scènes distinctes.

7 La découverte faite par Matisse s’inscrivait alors dans un mouvement général de réintégration esthétique, six ans après les enthousiasmes des nouveaux pèlerins du vieil art russe. Pour peu que nous la mettions dans la perspective de ses engouements pour les primitifs des différentes scènes, elle prend une signification particulière : comme si les icônes russes pouvaient figurer l’art le plus achevé de la peinture primitive et en même temps l’art qui n’aurait été révélé que tardivement. Le dernier moment de ces revivals des années 1900-1910 et en même temps le dernier mot d’un primitivisme libératoire, clairement byzantin dans le cas de Matisse :

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J’ai compris la peinture byzantine devant les icônes à Moscou. On se livre d’autant mieux qu’on voit ses efforts confirmés par une tradition, si ancienne fût-elle. Elle vous aide à sauter le fossé.12

La concurrence dans les musées

8 Ces enchères primitivistes, dans l’œil de Matisse, ne sont que la traduction d’une compétition internationale dans la production et la promotion de primitifs nationaux. Une compétition qui implique de la manière la plus forte les institutions, qu’il s’agisse des musées ou des expositions. Les mutations du goût, au XIXe siècle, qui hissent les primitifs au sommet dans la hiérarchie artistique n’ont pas été simplement portées par les collectionneurs et les artistes, mais aussi par les musées et les historiens de l’art, dans une ambiance à la fois universaliste et nationaliste. Chaque nation aspire à avoir des collections qui reflètent sa vocation universaliste. S’il est un musée qui a constitué la matrice de ce modèle, c’est bien le Louvre tel qu’il fut constitué à la Révolution et sous l’Empire. Ce modèle va se transformer au long du XIXe siècle, mais persistera, reprenant une certaine vigueur lorsque les sociétés impériales, à la fin du XIXe siècle, chercheront à faire du musée une institution centrale de leurs capitales13. Le British Museum à Londres ou le Kunsthistorisches Museum de Vienne, le neues Museum de Berlin sont trois autres exemples de ce modèle. Face à ce modèle universaliste est le modèle national, qui met l’accent sur l’art autochtone, l’art créé dans le ressort national. C’est le Louvre, tel qu’il est redéfini après 1815, ou l’Alte Pinakothek de Munich après l’acquisition des primitifs de la collection Boisserée en 1827. Ces deux modèles peuvent s’articuler, se succéder dans un même musée, coexister dans une même nation. Ce qui rend toutefois possible leur coexistence est la nécessité qui se fait de plus en plus forte, dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour une nation ou un empire, de posséder de grands musées, avec des œuvres qui expriment la puissance extérieure mais aussi avec des œuvres qui attestent d’une tradition picturale ancienne et pure14. Tel est le fondement idéologique de la constitution ou de l’enrichissement des grandes collections de primitifs, particulièrement entre 1870 et 1930. Plus peut-être que les grandes bibliothèques ou même les grands opéras qui forment autant de lieux phares dans les capitales qui se développent à ce moment, le musée est un attribut de la puissance étatique, du rayonnement des capitales mais aussi de la cohérence nationale. Les nations rivalisent dans l’accumulation des collections et le gigantisme des bâtiments, symboles de puissance, mais restent soumises à une opération infiniment délicate qui est de circonscrire et protéger de toute influence extérieure une sorte de « réserve » artistique ou patrimoniale, comme il existe dans les États une réserve monétaire ou un stock d’or. Dans cette course à l’accumulation et à la singularisation, les cas que forment la Russie et les États-Unis sont des plus intéressants. La naissance du Musée russe de Saint-Pétersbourg illustre le phénomène d’alignement dans la compétition ; la construction de grands musées à la fin du XIXe siècle dans de grandes villes comme Philadelphie et la constitution pendant la première moitié du XIXe siècle de collections de primitifs de premier plan illustrent enfin le conformisme des sociétés impériales, qui fait qu’une nation peut importer des primitifs sur son sol, à des milliers de kilomètres de leur foyer, créer comme Isabella Stewart Gardner à Boston un musée dans un palazzo néo-florentin, pour manifester sa vocation universaliste, sinon un style de vie international15. En Russie et en Amérique, comme autrefois en Allemagne, en Italie ou en Angleterre, les Primitifs sont les trophées les plus marquants des musées. À

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la faveur de la rehiérarchisation des valeurs artistiques, ce vaste mouvement de fond — la préférence pour le primitif comme le formulait E.H. Gombrich —, aboutit à ce que les peintures jadis décriées comme gothiques ou byzantines deviennent l’expression la plus pure de l’âme des nations. C’est ainsi que la Russie peut opposer aux autres nations ses propres primitifs, enfin visibles, débarrassés des repeints, des oklads, des regards dévots, aptes à concourir dans une compétition destinée à remplir les salles de musées de peintures des « maîtres anciens d’État », comme se plaît à l’écrire Thomas Bernhard16.

Conflits historiographiques et sentiment d’incomplétude nationale

9 Cette compétition muséale au long du XIXe siècle où la place des Primitifs est de plus en plus sensible — d’autant plus sensible qu’elle ouvre la collection en même temps qu’elle fonde un récit national —, se double inévitablement de luttes idéologiques intenses, assumées par les historiens de l’art, qui sont les plus qualifiés pour prendre en charge cette matière universelle et locale forcément problématique, mais qui apparaît comme étant de plus en plus importante dans la définition de la nation. C’est en Allemagne que cette opération d’indexation de l’histoire nationale sur l’histoire de l’art a été faite de la manière la plus sophistiquée, dès les années 1820-1830, au sein de l’École de Berlin, avec des historiens de l’art tels que Franz Kugler et Gustav F. Waagen qui conçoivent, l’un l’histoire universaliste de l’art, l’autre un musée national, avec pour idée que l’art, plus que la politique, est l’épine dorsale de l’histoire17. Hans-Robert Jauss a très bien caractérisé ce renversement essentiel dans l’historiographie, qui fait que l’art plus que la politique posséderait une haute qualité de consistance ou d’inhérence nationale18 ; ce renversement va fonder tous les conflits, dans l’histoire de l’art, qui vont diviser les spécialistes, notamment sur les Primitifs, pour qui chaque discussion érudite sera susceptible d’avoir simultanément une signification savante et politique et de correspondre ainsi à un enjeu disproportionné.

10 Il est difficile de résumer en quelques phrases tous ces conflits qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, touchent à l’histoire de l’art et notamment aux Primitifs. L’on peut néanmoins tenter d’énumérer et de caractériser les principaux : • les conflits sur la priorité nationale dans la formation d’un style. Le plus aigu est sans doute celui qui touche au gothique que se disputent la France et l’Allemagne, dès les années 1840 ; • les conflits sur la primauté dans l’accomplissement d’un style. Ainsi les historiens de l’art allemands qui veulent bien concéder que le gothique soit né en France ajoutent vite qu’il a trouvé son lieu d’épanouissement, de maturité, en Allemagne ; • les conflits sur la continuité temporelle d’une tradition nationale. C’est ce qui fait que les Français se battent, vers 1900, pour faire admettre qu’il existe une généalogie ininterrompue qui va de Fouquet à Poussin, David et Ingres ; • les conflits qui touchent à la continuité stylistique territoriale ou encore, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, la correspondance entre le territoire stylistique et le territoire politique. Le cas russe peut être cité : est-il possible de définir l’art d’un ensemble géographique aussi vaste que la Russie en se fondant sur le foyer limité qu’est Novgorod ? ; • les conflits qui touchent à la domination stylistique d’une nation sur une autre ou, ce qui est à peu près la même chose, à ce qu’un Louis Réau appellera dans les années 1920 l’expansion artistique. Là encore la Russie offre l’exemple d’une nation que les historiens d’art ont

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souvent décrit comme très passive, n’ayant jamais été qu’une terre d’expansion de styles puissants constitués ailleurs. Ainsi Louis Réau peut-il écrire dans son Art russe que ce dernier se montre inférieur par rapport aux arts des grands peuples de l’Orient et de l’Occident dès lors qu’il est « hybride », mi-européen, mi-asiatique, devant plus qu’aucun autre aux apports étrangers : « C’est un art sans rayonnement qui n’a jamais eu aucune expansion et n’a jamais essaimé au dehors. C’est un art retardataire qui, à partir du XIIIe siècle, s’est toujours laissé distancer. Enfin, c’est un art qui, comparé à ceux d’Occident, nous semble discontinu et incomplet […]19 » ; • Les conflits où est en jeu l’existence d’un cheminement stylistique spécifique à une nation. La thèse développée par Kurt Gerstenberg en 1913 sur le , le cheminement spécifiquement allemand de l’art gothique, indépendamment du gothique français et surtout de la Renaissance, est un modèle idéologique susceptible d’être projeté sur d’autres nations20. De période, le gothique devient un caractère stylistique national persistant ou même permanent. Il en est de même, dans le cas russe, de l’art byzantin qui est tantôt compris comme une période de soumission à un idiome étranger précédant l’avènement de l’art spécifiquement russe, tantôt comme un substrat qui définirait en profondeur l’art novgodorien dans ce qu’il a de plus original.

11 Tous ces conflits, ces polémiques qui jalonnent l’historiographie dans la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle, montrent en réalité que, dans la construction des imaginaires nationaux, l’utilisation de la matière artistique est délicate et source de perturbations, au moins dans le domaine historiographique. Le revers de la puissance muséale et de la clarification très spectaculaire qu’elle opère dans la différenciation des écoles et dans la redécouverte des Primitifs qu’elle vient célébrer, est la fragilité presque constitutive des montages historiographiques qui les complètent et tentent de les justifier intellectuellement. Cette fragilité s’observe de la manière la plus vive dans le cas des Primitifs français. En 1904, un Henri Bouchot, le commissaire de l’exposition de 1904, s’épuisera à démontrer que les Primitifs français étaient sinon stylistiquement, tout au moins économiquement indépendants des Primitifs flamands au XVe siècle et que l’École de Fontainebleau, avec ses grands émigrés italiens, ne définissait pas l’art français du XVIe siècle. Autour de 1900, la communauté des historiens de l’art allemands se déchire autour du cas de Dürer, soupçonné d’avoir contaminé l’art allemand en important des motifs italiens lors de ses deux séjours présumés21. Ces deux exemples montrent combien, en Europe, particulièrement dans de grandes nations comme la France ou l’Allemagne, est présent, dans l’historiographie des Primitifs, un sentiment d’incomplétude nationale au sujet de leurs primitifs. Le cas russe manifeste lui aussi un véritable complexe d’incomplétude, mais d’un autre type. Il s’y ajoute la conscience d’un retard historiographique.

Le travail de rattrapage historiographique : icônes ou Primitifs russes ?

12 Avant la redécouverte des icônes et des Primitifs russes, qui se produit dans les années 1904-1920, les historiens de l’art considéraient essentiellement leurs icônes sous leur aspect cultuel ou pour leur valeur historique. Le Manuel illustré du peintre d’icônes de Nikodim Kondakov, élève de Fedor Buslaev, publié à Saint-Pétersbourg en 1905, illustre cette vision encore marquée par la tradition de l’érudition sacrée, héritée de Didron. Mais cependant y apparaît l’idée que l’art des icônes, au XVe siècle, dépend étroitement

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de l’art italien, via l’école italo-crétoise22. Au même moment, quelques collectionneurs et quelques critiques considèrent sous un autre jour les icônes, appréciées pour leur haute valeur artistique, qui les rend désormais comparables avec les peintures des primitifs d’Europe occidentale sans les en faire dépendre. Enfin, et c’est un aspect essentiel de cette conversion, elles sont assimilées par les artistes et les collectionneurs avant-gardistes. Chez Morozov et Ščukin, les chefs-d’œuvre de Cézanne ou de Gauguin voisinent avec des icônes. Et bientôt de jeunes artistes, dès 1910, intègrent cette esthétique dans leur répertoire comme Mihail Larionov et Natalja Gončarova. Comme ce fut le cas pour les autres scènes, l’avant-garde russe trouva ses propres « primitifs », ce qui permettait à la fois d’inventer une tradition nationale et de rejoindre le mainstream primitiviste international.

13 Dans ce travail historiographique de rattrapage, les questions liées à la parenté avec les primitifs occidentaux et à l’accomplissement d’une école spécifiquement nationale sont au cœur des préoccupations des collectionneurs et des érudits. Ainsi Ostrouhov peut-il faire voisiner, dans sa collection, une des plus marquantes de son temps, l’icône russe avec des Primitifs italiens. Cette réintégration des icônes chez des collectionneurs excentriques mais très influents, qui agissent en prescripteurs du goût, précède et autorise le mouvement critique qui va faire des peintres d’icônes les cousins plus ou moins éloignés des Primitifs italiens. Grand admirateur d’Ostrouhov, Pavel Muratov est sans nul doute l’historien de l’art chez qui toutes ces questions sont posées avec le plus d’acuité. Lecteur de Walter Pater et de Bernard Berenson, amoureux de Florence où il séjourne entre 1908 et 1911, Muratov insiste dès 1912 sur la nécessité de posséder un musée national russe, où seraient montrées les icônes : Nous n’avons pas de musée national où soit réunie de façon honorable notre incomparable peinture d’icônes, où soit exposée la beauté ancienne de l’église russe, de la maison marchande russe, de la gentilhommière russe.23

14 Restait alors à faire accéder les icônes à un tout autre niveau de grandeur historiographique, ce que Muratov s’emploiera à faire en premier lieu dans le volume sur la peinture ancienne que lui confie Igor’ Grabar, éditeur d’une Histoire de l’art russe. Dans Les Icônes russes, publié en 1927, Muratov expose son schéma de développement de l’ancienne peinture russe, dont la source se trouve dans l’art byzantin. Un art byzantin qui n’aurait pas été un art enfermé dans des formules rigides, mais connaissant des moments de réveil, comme la « Renaissance byzantine » aux Xe-XIIe siècles, qui coïnciderait avec la première époque de la civilisation russe. Essentiellement byzantine et grecque dans cette première période, la peinture russe n’est plus une province de Byzance au XIVe siècle. S’appuyant sur les travaux de Millet et Diehl, Muratov en vient alors à voir dans la dernière Renaissance byzantine, au XIVe siècle, un mouvement parallèle de celui de l’art toscan, qui suivit ses voies particulières et vint nourrir l’art russe24. Ce n’est qu’au XVe siècle et non un siècle auparavant comme le pensait Kondakov qu’existe une école italo-crétoise influente en Orient, dont dépendent des icônes qui s’opposeraient très distinctement aux icônes russes qui leur sont contemporaines.

Byzance face à Sienne

15 Cette filiation gréco-byzantine, loin de toute influence italienne, est ce qui permit à l’art russe de se révéler, selon Muratov, dans toute sa véritable grandeur. « Grâce à son

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isolement de l’Europe, l’ancienne Russie garda le secret d’une peinture qui se base sur des conceptions et des procédés qu’on ne rencontre guère dans l’art de la Renaissance européenne25. » C’est ce qui lui a permis de conserver, plus directement qu’ailleurs, « la tradition encore plus lointaine et plus belle [de] la peinture de l’antiquité classique »26. Mais pour autant, cet effort de construction d’une généalogie spécifique, préservée de toute influence italienne, n’empêche pas Muratov de recourir à des confrontations visuelles. Comme Ostrouhov le faisait dans sa collection, Muratov multiplie dans l’espace du livre, particulièrement les Trente-cinq Primitifs russes, les rapprochements purement formels permettant de faire résonner des noms parmi les plus consacrés de l’art siennois avec des œuvres russes27. Une icône de l’école de Novgorod, avec son paysage sommaire et ses rochers en escalier, est rapprochée d’une peinture de Duccio. Autre confrontation : la Vierge du Don, alors attribuée à Théophane le Grec, et un des fleurons de la collection Stroganov, aujourd’hui au Metropolitan Museum of Art à New York, la Vierge à l’Enfant de Duccio. Pour Muratov, qui se fondait sur les travaux de Kallab, il s’agissait donc d’un héritage antique, que l’on trouvait aussi bien dans l’art italien que dans l’art des icônes, où il survivait avec une plus grande pureté. Mais au- delà des constructions généalogiques, tous ces rapprochements, chez un historien de l’art qui devait écrire une monographie sur Fra Angelico28, montraient bien que la porte d’accès, en matière de goût, à ces « Primitifs russes », avait bien été celle de Sienne et de Florence.

16 Restait à voir si les historiens de l’art des autres pays, et notamment les spécialistes des Primitifs, allaient valider cette réintégration originale et complexe. Préfacier des Trente-cinq Primitifs, Henri Focillon restait somme toute assez évasif sur la question du développement séparé de l’art occidental et de l’art russe, se contentant d’écrire que l’Orient et l’Occident chrétiens ne constituaient pas « deux mondes symétriques et opposés, de chaque côté d’un arbre de vie ou d’un pyrée, mais qu’ils étaient unis par des échanges et que certains caractères communs de leur art pouvaient s’expliquer soit par le jeu des relations réciproques, soit par la communauté des origines29 ». Dans son Art russe publié à Paris en 1921 et 1922, Louis Réau — qui ne manque pas de rappeler l’importance de Didron dans la redécouverte des icônes russes — valide pour l’essentiel la thèse byzantinisante de Muratov30. Les italianismes de l’art novgorodien ne tiennent qu’à cette source commune. Byzance et non Sienne : en arbitrant dans cette querelle, Réau donnait plus de poids aux thèses qui déplaçaient les origines de l’art occidental vers l’Orient. Il ne faisait que souligner là la manière, très efficace, dont les érudits russes étaient parvenus à imposer leur propre idée des Primitifs : un art aussi abouti que le grand art siennois, mais qui devait tout à Byzance et était resté ainsi original et spécifique.

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NOTES

1. Voir Pierre Gonneau, À l’aube de la Russie moscovite : Serge de Radonège et Andreï Roublev, Légendes et images (XIVe-XVIIe siècles), P. : Bibliothèque russe de l’Institut d’études slaves, CXIV, Institut d’études slaves, 2007. 2. Sur cette invention et plus généralement celle des icônes russes, une introduction limpide se trouve chez Olga Medvedkova, Les icônes en Russie, P. : Gallimard, 2010. 3. Exposition des Primitifs français au Palais du Louvre (pavillon de Marsan) et à la Bibliothèque nationale, cat. exp., P. : Palais du Louvre et Bibliothèque nationale, 1904 ; Henri Bouchot, Les Primitifs français 1292-1500. Complément documentaire au catalogue de l’exposition, P., 1904. Sur cette exposition et les enjeux idéologiques qui l’entouraient, nous nous permettons de renvoyer à : Dominique Thiébaud, Philippe Lorentz, François-René Martin, Primitifs français : Découvertes et redécouvertes, cat. exp., P. : Musée du Louvre, 2004 ; F.-R. Martin, « L’administration du génie national. L’exposition des primitifs français de 1904 », in Enrico Castelnuovo, Alessio Monciatti, éds., Medioevo/Medioevi : Un secolo di esposizioni d’arte medievale, Pise : Edizioni della Normale, 2008, p. 93-108. 4. Voir Charles Sterling, Enguerrand Quarton : Le peintre de la Pieta d’Avignon, P. : Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1983, p. 81 sq. 5. Alfred Woltmann, « Ein Hauptwerk deutscher Kunst auf französischem Boden », Zeitschrift für bildende Kunst, I, 1866, p. 257-262, 283-287 ; A. Woltmann, « Streifzüge im Elsaß V. Der deutsche Corregio », Zeitschrift für bildende Kunst, VIII, 1873, p. 321-331. Sur l’historiographie de Grünewald et ses « redécouvertes » : F.-R. Martin, « Grünewald et ses critiques (XVIe-XXIe siècles) », thèse d’histoire de l’art, université Marc-Bloch de Strasbourg, 3 vol., 2008. 6. Joris Karl Huysmans, « Les Grünewald du musée de Colmar », Le mois littéraire et pittoresque, 63, mars 1904, p. 282-300 ; J.K. Huysmans, Trois Primitifs, P. – Messein, 1905. 7. Voir J.K. Huysmans, Geheimnisse der Gotik : Drei Kirchen und drei Primitive, Munich – Berlin : Georg Müller, 1918 ; Ingrid Schulze, Die Erschütterung der Moderne: Grünewald im 20. Jahrhundert, Leipzig : E.A. Seemann, 1991, p. 8-15. 8. Francis Haskell, L’amateur d’art, P. : Le Livre de poche, 1997, p. 40-89. 9. Roger Benjamin, Matisse’s “Notes of a Painter”: Criticism, Theory, and Context, 1891-1908, Ann Arbor : UMI Research Press, 1987, p. 31-34. 10. La discussion est rapportée par Alfred H. Barr, Matisse: his Art and his Public, New York : The Museum of Modern Art, 1951, p. 109. 11. Henri Matisse, interview à Russkie Vedomosti, 27 octobre 1911, cité par O. Medvedkova, Les icônes en Russie, p. 18-19. 12. « Témoignage » recueilli par Gaston Diehl dans Peintres d’aujourd’hui, collection Comoedia-Charpentier, juin 1943, repris dans Dominique Fourcade, éd., Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, P. : Hermann, 1972, p. 196. Sur le byzantinisme de Matisse, voir Rémi Labrusse, Matisse : La condition de l’image, P. : Gallimard, 1999, p. 81-83, 94-115. 13. Voir notamment les différents essais réunis par Christophe Charles, Le Temps des capitales culturelles (XVIIIe-XXe siècles), Seyssel : Champ Vallon, 2009.

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14. Ces tensions sont au centre des essais réunis par Gwendolyn Wright, éd., The Formation of National Collections of Art and Archaeology, Washington : National Gallery of Art, Hannover – Londres : The University Press of New England, 1996. 15. Question qu’étudie notamment Andrée Hayum, « L’idée de la Renaissance à l’aube du musée européen : les écoles primitives », « The Migration of the Renaissance Primitives and the Early Public Museum in the Anglo-American World », communications dans le séminaire d’Antoine Compagnon, Paris, Collège de France, 18 et 25 mars 2010. 16. Thomas Bernhard, Maîtres anciens : Comédie, P. : Gallimard, 1988, p. 45-46. Voir à ce sujet notre essai : F.-R. Martin, « “Maîtres anciens d’État”. Quelques remarques sur l’histoire des expositions de maîtres anciens », in Dominique Viéville, éd., Histoire de l’art et musées, P. : École du Louvre, 2005, p. 113-125. 17. Ce qu’a bien montré Peter Paret, Art as History: Episodes in the Culture and Politics of Nineteenth-Century Germany, Princeton, Princeton University Press, 1988. Voir par ailleurs Gabriele Bickendorff, Der Beginn der Kunstgeschichtsschreibung unter dem Paradigma “Geschichte”. Gustav Friedrich Waagens Frühschrift “Ueber Hubert und Johann Van Eyck”, Worms : Wernersche Verlagsgesellschaft, 1985. 18. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, P. : Gallimard, 1978, p. 81-122. 19. Louis Réau, L’Art russe, rééd. 3 vol., P.: Marabout université, 1968, vol. 1, p. 32 (1re éd., P. : Henri Laurens, 1921-1922). 20. Voir notamment Hans Belting, The Germans and their Art: A Troublesome Relation, New Haven – Londres : Yale University Press, 1998, p. 49-60. 21. Voir Jan Bialostocki, Dürer and his Critics, 1500-1971, Baden Baden : Valentin Koerner 1986, p. 309 sq. 22. Idée prolongée dans : Nikodim Pavlovich Kondakov, The Russian Icon, Oxford : Clarendon Press, 1927. Et on lira : Ivan Foletti, Da Bisanzio alla Santa Russia: Nikodim Kondakov (1844-1925) e la nascita della storia dell’arte in Russia, Roma : Viella, 2011, qui discute par ailleurs les grandes lignes de notre essai, tel qu’il avait été présenté à l’occasion du colloque du musée du Louvre. 23. P. Muratov, « Muzej izjaščnih iskusstv v Moskve [Le musée des Beaux-Arts à Moscou] », Apollon, SPb., n° 9, 1912, p. 49, cité par Danièle Beaune-Gray, « L’itinéraire intellectuel de Pavel Muratov (1881-1945) », colloque Les premières rencontres de l’Institut européen Est-Ouest, Lyon, ENS LSH, 2-4 décembre 2004, p. 439-458, p. 444 (http://russie- europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=46). 24. P.P. Muratov, Les Icônes russes, P. : J. Schiffrin, Éditions de la Pléiade, 1927, p. 90-98. 25. Ibid., p. 101. 26. Ibid., p. 102. 27. P. Muratov, Trente-cinq Primitifs russes. Collection Jacques Zolotnitzky, P. : À la Vieille Russie, 1931. 28. P. Muratoff, Fra Angelico, P. : Crès, 1929. 29. Henri Focillon, « Préface » à Muratov, Trente-cinq Primitifs russes, 30. Réau, L’art russe, 1968, vol. 1, p. 211-218.

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RÉSUMÉS

La « redécouverte » des vieux peintres russes et des icônes est contemporaine de ce que l’on appelle la seconde redécouverte des primitifs en Europe, autour de 1900. Qu’il s’agisse des peintres français, allemands ou même italiens du XVe siècle ou du début du XVIe siècle, ils devinrent, grâce à des expositions d’envergure à visée nationaliste, comme l’exposition des Primitifs français de 1904, les principaux garants de l’existence d’écoles spécifiquement nationales de peinture. Dans ce vaste mouvement de publicisation, qui suivit une phase de redécouverte strictement érudite, les collectionneurs et les artistes de l’avant-garde ont pu jouer un rôle essentiel. Or ce mouvement, qui a été souvent étudié nation par nation, est en réalité aussi international que concurrentiel. La Russie relève de ce mouvement, mais avec des spécificités qui tiennent tant aux caractéristiques des œuvres elles-mêmes qu’aux constructions intellectuelles des principaux historiens de l’art russe, celles, particulièrement, de Pavel Muratov.

Monk-painters and primitives: The invention of Russian “primitives” in international perspective The “rediscovery” of early Russian painters and icons was contemporaneous with the second rediscovery of primitive art that took place in Europe around 1900. Large-scale exhibitions serving nationalist purposes turned fifteenth- or early sixteenth-century French, German or even Italian painters into tokens of the existence of truly national schools of painting. A good example of this was the 1904 exhibition of the French Primitives. Art collectors and avant-garde artists played an essential role in this vast publicizing campaign which followed the rediscovery of these works by scholars. However, even though this movement has often been studied nation by nation, it was as international as it was competitive. Russia pertained to it while displaying specific features due as much to the characteristics of the works themselves as to the intellectual constructs of major Russian art historians, particularly Pavel Muratov.

AUTEUR

FRANÇOIS-RENÉ MARTIN École nationale supérieure des Beaux-Arts, Paris

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Le paysage russe comme lieu de méditation dans les Récits d’un pèlerin russe Russian nature as a place for meditation in The Way of a Pilgrim

Bernard Marchadier

1 Le livre dont il va être question ici est bien connu du lecteur français. Traduit par Jean Laloy (sous le nom de plume de Jean Gauvain) en 1943 dans les Cahiers du Rhône (Éditions de la Baconnière), présenté par Pierre Pascal dans le N˚ 6 de la revue Dieu vivant (1946), il n’a pas cessé de connaître les rééditions (depuis 1968, aux Éditions du Seuil). Sa renommée est telle qu’il en existe même désormais une adaptation en bande dessinée1. Le comédien Michael Lonsdale en donna naguère lecture au cours d’un spectacle organisé dans la crypte de l’église Saint-Sulpice à Paris.

2 Longtemps, les Récits d’un pèlerin ont passé pour un ouvrage anonyme. Il semblerait maintenant établi2 qu’ils sont dus à la plume d’un moine russe, le père Mihail Kozlov (1826-1884). L’auteur, issu d’un milieu de vieux-croyants de la région de Smolensk, aurait rejoint les rangs de l’Église synodale officielle à l’âge de vingt ans, à l’époque où il fréquentait le père Matvej Konstantinovskij. Son abandon de la religion de sa famille est peut-être dû aux instances de cet ecclésiastique, connu pour avoir été un prédicateur populaire, charismatique et vigoureux, outre qu’il fut aussi le confesseur de Nikolaj Gogol’. Après avoir pris l’habit, le père Mihail Kozlov sera à son tour, comme le père Matvej, missionnaire auprès des vieux-croyants.

3 Nous le voyons se rendre au Mont Athos, où il s’initie à l’hésychasme et à la prière du cœur. Il retourne en Russie en 1860, et c’est en 1867-1868, lors d’un second séjour à l’Athos, qu’il compose, sur son expérience mystique, un ouvrage qu’il intitule « Iskatel’ neprestannoj molitvy » [À la recherche de la prière perpétuelle]3. Une copie manuscrite en est envoyée au starets Ambroise du monastère d’Optino (il s’agit de ce même Ambroise que Dostoevskij s’efforcera de peindre dans ses Frères Karamazov sous le nom de Zosime). Ce premier manuscrit est déjà, à peu de choses près, le texte des Récits tel que nous le connaissons. Le jugeant utile, Ambroise en recommande la lecture, et les

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copies de l’ouvrage commencent à circuler à partir de 1870. C’est en 1881 que le livre paraît à Kazan’ sous le titre Otkrovennyj rasskaz strannika duhovnomu svoemu otcu [Récit sincère d’un pèlerin à son père spirituel]. Une deuxième édition paraîtra en 1884, légèrement modifiée par l’évêque Théophane le Reclus (1815-1894), sous son titre définitif, au pluriel : Otkrovennye rasskazy… [Récits sincères…] et c’est celle qui est régulièrement rééditée en français comme Récits d’un pèlerin russe.

4 Une « suite » des Récits verra le jour en 1911, éditée par la laure de la Trinité-Saint- Serge. Elle est composée d’un cinquième récit et de deux chapitres didactiques sous forme de questions-réponses sur les techniques de prière. Cette partie porte la marque d’une empreinte monastique plus nette et la figure du « pèlerin » s’efface à mesure que le style devient moins alerte et plus édifiant. On s’accorde en général à en attribuer la paternité à l’entourage du starets Ambroise. Elle ne figure pas dans l’édition française courante des Récits4.

5 Quoi qu’il en soit des interventions extérieures qu’a pu subir la première partie des Récits, elle n’en reste pas moins d’une grande qualité formelle, avec une indubitable unité de style. Ce traité de haute spiritualité est aussi un ouvrage littéraire, qui reprend les procédés de la fable classique – les aventures du héros à la recherche du trésor caché – et qui relèverait sans doute par ailleurs du genre picaresque, avec ses récits qui s’emboîtent les uns dans les autres. L’incipit en est exemplaire : Par la grâce de Dieu je suis homme et chrétien, par actions grand pécheur, par état pèlerin sans abri, de la plus basse condition, toujours errant de lieu en lieu. Pour avoir, j’ai sur le dos un sac avec du pain sec, dans ma blouse la sainte Bible, et c’est tout. Le vingt-quatrième dimanche après la Trinité, j’entrai à l’église pour y prier pendant l’office ; on lisait l’Épître de l’Apôtre aux Thessaloniciens, au passage dans lequel il est dit : Priez sans cesse. Cette parole pénétra profondément dans mon esprit…5

6 Et l’histoire peut commencer.

7 Dans la traduction française, l’auteur est dit «pèlerin ». Il est difficile effectivement de rendre autrement en français le mot « strannik », mais il faut garder à l’esprit qu’en russe ce vocable suppose l’idée d’errance pieuse, de « vagabondage mystique ». Le « pèlerin » au sens occidental du terme, ce serait plutôt le « bogomolec », celui qui va prier dans les sanctuaires, ou le « palomnik », mot qui renvoie à la « palme » que portaient les pèlerins de Jérusalem (comme l’anglais « palmer » ou le vieux mot français « paumier »). Avant la Révolution, nous dit Pierre Pascal, « la Russie était parcourue de long en large par des milliers de ces errants. À Kiev, le père Mathieu en recevait chaque jour jusqu’à quarante, Tolstoï les a connus et il les aimait, Bounine les a décrits, Chaliapine les a fréquentés.»6 Sans doute ces errants donnent-ils une idée de ce que furent chez nous au Moyen-Âge les pèlerins de l’Occident, type qu’illustra encore en France au XVIIIe siècle, à un niveau de spiritualité éminent, un saint Benoît Labre. Il est à noter aussi qu’en Russie ce type d’errance ne caractérise pas seulement la paysannerie, et que le rhapsode et pédagogue que fut Grigorij Skovoroda (1722-1794) ou son lointain neveu le philosophe Vladimir Solov’ev (1853-1900) n’eurent jamais de domicile fixe (Skovoroda rédigeant lui-même l’inscription de sa pierre tombale en ces termes : « Le monde a cherché à m’attraper, mais en vain »7). Tolstoj lui-même mourut en vagabond à la gare d’Astapovo.

8 Du Pèlerin russe, le lecteur des Récits ignore le nom. Il sait seulement que, né dans la région d’Orel, le Pèlerin est issu d’un milieu simple mais pas pauvre, et qu’il décide de partir cheminer lorsque, peu de temps après un incendie qui l’a privé de tous ses biens,

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sa femme meurt, le laissant inconsolable. Il est très jeune à cette époque puisqu’à la fin du livre, après treize ans d’errance, il a 33 ans (on est en 1859)8. Une chute qu’il fit dans son enfance lui démit le bras gauche, qui se dessécha. Impropre du fait de cette infirmité aux travaux de la terre, il put apprendre à lire, ce qui est rare à cette époque dans le monde rural9.

9 Si l’errance est imitation du Christ « qui n’a pas où reposer la tête » (Mat. 8, 20) et mode de vie, elle n’est pas sans but géographique. Toujours le Pèlerin va quelque part, vers quelque lieu saint. Son point de départ n’est pas précisé (néanmoins on devine que c’est en Russie d’Europe), mais on sait vers où il dirige ses pas : Irkutsk en Sibérie pour vénérer les reliques de saint Innocent (1682-1741), puis, via Tobol’sk et Kazan’, Odessa pour prendre le bateau qui doit l’emmener en Terre sainte (mais le projet échoue), Kiev pour se recueillir sur les tombeaux des moines des Grottes, Počaev en Ukraine occidentale pour prier la Mère de Dieu. À la fin du dernier récit du second recueil, le Pèlerin part vers l’archipel des Solovki, sur la mer Blanche, pour rejoindre les ermites de l’île d’Anzer, ce « deuxième Athos ». Un coup d’œil sur la carte permet de constater qu’il aura traversé toute la Russie, d’ouest en est et du sud au nord.

10 La Russie qu’il parcourt (parfois à grandes étapes : plus de soixante-dix kilomètres par jour, mais avec des arrêts qui peuvent se prolonger en fonction des rencontres) est la Russie d’avant l’abolition du servage (1861), la Russie des Récits d’un chasseur de Turgeniev et de Guerre et paix, la Russie rurale des romans de Leskov et des récits de Korolenko, avec les personnages classiques que sont le marchand filou, la jeune fille que l’on veut marier contre son gré, l’aubergiste vieux-croyant, l’ivrogne repenti, le prince devenu mendiant, les grandes maisons où, comme chez la princesse Marija de Guerre et paix, de pieuses gens offrent l’asile aux pèlerins et mendiants, exerçant ainsi la vertu de xénophilie (strannoljubie), une Russie pleine aussi des dangers de la forêt : les fondrières d’eau glacée, les brigands qui assomment notre Pèlerin, le loup dont il repousse l’attaque à l’aide de son chapelet.

11 La géographie de la Russie qui nous est présentée est aussi anonyme que le Pèlerin. En sa compagnie, on se trouve le plus souvent dans la steppe immense ou en pleine forêt, loin des grandes routes et des villes. Il lui arrive de cheminer plusieurs jours sans rencontrer âme qui vive. Ces déserts humains ne sont pas l’occasion de rêveries herborisantes comme chez le promeneur solitaire, ni de méditations lyriques sur la puissance des éléments comme chez Tjutčev ; ils sont encore moins école de perfectionnement moral face à la nature comme chez le Thoreau de Walden. Ils sont avant tout le lieu de l’itinéraire de l’âme à la recherche de Dieu dans le silence et la solitude, le lieu du refuge que les ancêtres vieux-croyants du père Mihail recherchaient dans les forêts d’Outre-Volga et la taïga du Nord10. C’est dire si les spectacles du monde et de la nature ne sont pas recherchés. En dehors des grands sanctuaires (qui ne sont jamais dépeints et dont l’auteur ne nous décrit jamais les foules qui s’y pressent ou les miracles qui s’y opèrent) ou des grandes étapes comme Tobol’sk ou Odessa qui sont nommées, on est avec le Pèlerin dans un pays essentiellement sans nom, un pays qui, par le caractère peu différencié, par la non-bigarrure, la pauvreté de ses paysages humains et naturels, semble favoriser l’ascèse du mystique, qui est au départ fuite de la distraction.

12 Quant à l’État russe, sa présence ne se fait ressentir que par l’obligation faite au Pèlerin de présenter son passeport aux représentants des autorités, sans quoi il serait mis aux fers pour vagabondage.

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13 Le Pèlerin imite le Christ dans son dénuement, et la terre russe qu’il parcourt, parce qu’elle est humble elle aussi, laisse deviner cette Palestine que Jésus a foulée, elle est en quelque sorte icône de la Palestine. À trois reprises, lorsque le Pèlerin évoque son projet d’aller sur les Lieux saints, ceux-ci sont désignés comme « vieille Jérusalem »11, ce qui donne à penser qu’il se trouve, lui, dans la « nouvelle Jérusalem », autrement dit que la Russie est « nouvel Israël ». Il s’agit là d’un mythe russe très profond. Encore en 1942, le métropolite Sergej de Moscou, face à l’attaque allemande, suppliera le Seigneur « de sauver sa Nouvelle Jérusalem bien aimée, la Sainte Russie, attaquée par les forces païennes »12. Au XVIIe siècle, ce mythe avait pris une dimension architecturale grandiose avec le monastère que le patriarche Nikon avait construit à l’image du Saint-Sépulcre non loin de Moscou et qu’il appela « Nouvelle Jérusalem ». L’empereur Constantin, en son temps, avait certes lui aussi voulu faire de ce que les Romains avaient rebâti sous le nom d’« Aelia Capitolina » une « nouvelle Jérusalem », mais il s’agissait seulement pour lui d’axer la cité de David non plus sur le temple juif en ruine mais sur le tombeau du Christ, nouveau centre de la ville elle-même centre du monde13. Dans le Saint-Sépulcre constantinien, une urne indiquait l’endroit où se trouvait « l’ombilic du monde ». Elle y est toujours. À partir du patriarche Nikon, auteur d’une véritable translatio Terrae Sanctae, cet ombilic (« pup zemli ») serait désormais en terre russe, devant la réplique du tombeau du Christ14. Hâtons-nous toutefois de préciser que si la notion de Russie comme nouvelle Jérusalem n’est pas étrangère à notre Pèlerin, il ne l’utilise pas autrement que comme cliché implicite, et elle n’est en rien essentielle à sa pensée et à sa spiritualité. Il est tout à fait remarquable, à ce titre, qu’à aucun moment les Récits ne mentionnent le mot de « Russie » (pas plus sous la forme Rus’ que sous la forme Rossija, qui désigne plus particulièrement l’entité politique).

14 Le paysage russe ressort comme favorable à ce qui motive le pèlerinage et qui n’est autre que la recherche de l’union intime avec Dieu dans la prière intérieure, dite aussi « prière intellectuelle » (umnoe delanie), ou « prière du cœur ». Tout le livre est initiation à cette méthode, sous la direction d’un maître spirituel (celui-là même à qui sont adressés les « récits » du Pèlerin).

15 La méthode spirituelle est définie dans cet ouvrage comme « invocation continuelle et ininterrompue du nom divin de Jésus-Christ par les lèvres, le cœur et l’intelligence, dans la représentation (ou l’imagination : voobraženie) de sa présence en toute occupation, en tout lieu et en tout temps, même pendant le sommeil »15. Cette définition est évidemment très importante, et l’auteur et ceux qui ont relu son manuscrit lui ont forcément accordé beaucoup d’attention (elle reste d’ailleurs pratiquement inchangée d’une version à l’autre16). Or il s’y trouve un terme fort étrange, celui « d’imagination » (que le traducteur français esquive bizarrement en parlant de « sentiment de sa présence »). Pourtant le russe dit bien voobraženie (et donc « imagination »), qui évoque si naturellement la « composition de lieu » propre aux Exercices spirituels d’Ignace de Loyola qu’on ne peut manquer d’être surpris 17. On se souvient en effet que les maîtres de la prière du cœur bannissent cette imagination que Simone Weil qualifiera de « combleuse », et qu’en la matière « jamais le novice n’est appelé à se figurer une image extérieure à lui-même »18. Il y a sur ce point une latitude étrange chez notre Pèlerin, mais qui l’était peut-être moins en des temps et dans des milieux qui étaient moins systématiques qu’on ne l’a été depuis19.

16 Cette invocation perpétuelle du nom divin s’obtient par des techniques psychophysiologiques qui peuvent paraître fort mécaniques, et où l’on peut voir une

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amplification du procédé de multiplication des Kyrie eleison pendant les liturgies orientales. La méthode consiste à répéter la formule « Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi » (« Gospodi Iisuse Xriste pomiluj mia ») sous la direction d’un maître spirituel. Au XIIIe siècle Nicéphore l’Hagiorite disait déjà à son disciple: « N’aie d’autre occupation ni méditation que le cri de « Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ! » Aucune trêve, à aucun prix. Cette pratique, en maintenant ton esprit à l’abri des divagations, le rend imprenable et inaccessible aux suggestions de l’ennemi et, chaque jour, elle l’élève dans l’amour et le désir de Dieu. »20 Six siècles après, sous d’autres cieux, la méthode n’a pas changé : le starets enjoint au Pèlerin de prononcer la formule 3 000 fois par jour (en s’aidant, pour compter, du chapelet orthodoxe, cordelette de laine à 100 ou 150 nœuds), puis 6 000 fois, puis 12 000 fois, jusqu’à ce que cette prière devienne une seconde nature, se confondant avec la respiration et les battements du cœur, jusqu’à (et c’est très beau) ce qu’un beau matin ce ne soit plus le Pèlerin qui se réveille pour prier mais que ce soit la prière qui le réveille21. Il peut alors dire, avec le Cantique des cantiques, « Je dors, mais mon cœur veille » (5,2).

17 Le maître livre en la matière, dont le Pèlerin se procure pour les deux roubles qui constituent toute sa fortune un exemplaire tout usé, et qui sera avec la Bible héritée de son grand-père le seul imprimé de sa besace, c’est la Philocalie. Le mot signifie « amour de la beauté », mais d’une beauté toute hellénique, qui se confond avec le bien. Rappelons qu’il s’agit d’un recueil de textes d’une trentaine de saints moines des déserts d’Égypte, du Sinaï et du Mont Athos sur la prière du cœur, établi et publié en 1782 à Venise par Nicodème l’Hagiorite. Cette « prière du cœur », pratique très ancienne chez les Pères du désert, avait été systématisée en théologie sous le nom d’hésychasme au XIVe siècle par Grégoire Palamas puis par Nicolas Cabasilas. Elle devint la théologie spirituelle propre à Byzance et à l’orthodoxie orientale lorsque l’adversaire de Palamas, le moine Barlaam de Calabre, de tendance platonisante et nominaliste, fut condamné par un double concile tenu à Constantinople en 134122. Les pratiques hésychastes se répandirent en Russie au XVe siècle. Peu de temps après Nicodème l’Hagiorite, le moine russe Paisij Veličkovskij (1722-1794) allait publier en Moldavie une Philocalie (« Dobrotoljubie ») slavonne, enrichie de textes de Palamas absents du recueil de Nicodème. Le livre eut un grand succès, et connut huit éditions23. C’est cette Philocalie slavonne que détient le Pèlerin, qui toutefois en donne dans ses Récits des citations non en slavon mais en russe. Puis ce fut en 1877 la monumentale Dobrotoljubie de Théophane le Reclus, qui connut quatre rééditions. L’intelligentsia russe ne découvrit l’hésychasme que dans les années 1860 (comme on le sait, Aleksandr Puškin (1799-1837) et saint Séraphin de Sarov (1760-1833), qui étaient contemporains, n’avaient jamais entendu parler l’un de l’autre). C’est en 1860 en effet que parut à Kiev, sous la plume de l’higoumène Modest, la première étude russe sur Grégoire Palamas, présenté par l’auteur comme héraut de l’anti-occidentalisme24. De nos jours, en Russie, l’hésychasme n’est pas seulement une réalité spirituelle dans les monastères; il tend aussi à être une référence nationale chez nombre de penseurs. On citera à ce propos les travaux intéressants d’un Sergej Horuži, qui cherche à établir une anthropologie sur cette base25.

18 On ne saurait toutefois associer la « prière du cœur » à une anthropologie spécifique à l’homme russe ou « non occidental». La preuve en est dans le succès ininterrompu dans le public français et francophone de la Petite Philocalie (traduite et présentée par Jean Gouillard) depuis sa parution en 1952 (Éditions des Cahiers du Sud). Un Julien Green

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notera dans son Journal au 19 décembre 1977 : « La Philocalie a été pour moi un compagnon de route, le compagnon des heures noires. »26 Déjà, saint François de Sales recommande « l’oraison cordiale »27. L’Occident chrétien a par ailleurs toujours assidûment pratiqué ce qu’il appelle « l’oraison jaculatoire », dont il existe de très nombreuses formules, depuis « Domine, Pater et Deus vitae meae » jusqu’à l’exclamation « Mon Dieu et mon tout » que saint François d’Assise répétait du soir au matin. Saint Ignace de Loyola lui-même recommande une méthode proche de celle des moines d’Orient, qu’il appelle « prière par rythme » : La troisième manière de prier consiste à chaque inspiration ou expiration à prier mentalement en prononçant chaque mot du Pater Noster ou de toute autre prière qu’on récitera en ne prononçant qu’un mot entre l’une et l’autre, on s’attachera surtout à considérer soit le sens de ce mot, soit la personne à qui la prière s’adresse, soit sa propre bassesse, soit la distance qu’il y a entre une telle altesse et une telle bassesse.28

19 Certes, la pratique est moins systématique chez saint Ignace que chez les Pères d’Orient, certes aussi il entre dans ce dernier texte de « l’imagination », mais nous avons vu qu’elle ne semblait pas gêner l’auteur du Pèlerin russe ni lui être étrangère.

20 Il y a dans le deuxième Récit un moment tout à fait étonnant, c’est celui de la rencontre avec l’intendant polonais employé dans un domaine de Sibérie. Comme toujours avec le Pèlerin, l’entretien en vient vite à porter sur la vie spirituelle et sur la Philocalie. Le Polonais se souvient avoir vu ce livre chez son curé à Wilno, mais il oppose au Pèlerin les arguments qui étaient ceux de Barlaam contre Palamas : il y serait recommandé des pratiques douteuses, une sorte de yoghisme chrétien (Barlaam parlait « d’omphalopsychie »). Or le Pèlerin – qui, notons-le n’a pas hésité à engager une conversation spirituelle avec un « schismatique » voire un « hérétique » latin –, après avoir habilement rappelé que bien des Pères de la Philocalie sont aussi vénérés par l’Église catholique, reprend tous les thèmes de la controverse hésychaste du XIVe siècle pour les exposer au Polonais, qu’il convainc si bien que celui-ci lui demande de lui copier un passage de la Philocalie pour le lire avec son épouse 29. Quelle liberté, quelle simplicité dans cet épisode !

21 Rien ne sonne faux en effet dans ce livre, où l’on entend véritablement quelqu’un parler. Il est écrit dans une langue rythmée et naturelle, libre des slavonismes et des formules scolastiques qui encombrent et alourdissent souvent la littérature monastique. Comme il puise par ailleurs au meilleur de la grande tradition ascétique de l’Église, il est libre aussi de la stylisation néo-orthodoxe propre à bien des auteurs du courant slavophile et néo-slavophile30, libre surtout de ce mythe du « saint moujik » national, cet avatar populiste du mythe de la « Sainte Russie » qu’intellectuels, artistes et politiques russes ont tant fait pour répandre à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.

22 On peut aussi penser que si les Récits du Pèlerin russe – du « Russian Pilgrim », du « Russische Pilger », du « Pellegrino russo » – jouissent depuis des générations et dans tant de pays d’un succès ininterrompu, c’est sans doute parce qu’ils reposent sur une expérience spirituelle et humaine authentique, et non sur des concepts artificiels ou sur un monde rêvé, et parce que c’est un ouvrage non idéologisable, finalement imperméable à la folklorisation. Un grand livre classique qui parle de Dieu à tout homme.

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NOTES

1. Le Pèlerin russe, scénario et dessin de Gaëtan Evrard, Édition Coccinelle BD. 2. Voir l’étude (en russe) d’I. Basin dans Simvol, N° 27, 1992, p. 167-190. 3. Dont on pourra lire le texte dans le numéro de Simvol susmentionné, p. 7-74. 4. Elle est disponible sous le titre : Le Pèlerin russe : Trois récits inédits, P. : Seuil, 1976. 5. Même si l’écho en est sans doute fortuit, le lecteur familier de la littérature russe ne peut s’empêcher de rapprocher cette entrée en matière avec le célèbre commencement des Notes d’un souterrain que Dostoevskij publie au même moment (1864) : « Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant. Un homme plutôt repoussant… ». Avec Dostoevskij, le lecteur entre dans la prison de l’ego, quand il s’apprête, avec le Pèlerin, à respirer au grand air du bon Dieu. 6. La religion du peuple russe, Lausanne : L’Âge d’homme, 1973, p. 53. L’historien Vasilij Ključevskij soutenait que les errants constituaient une classe sociale particulière. Voir Michel Evdokimov, Pèlerins russes et vagabonds mystiques, P. : Cerf, 2004, p. 183. 7. « Mir lovil menja no ne poimal ». 8. Il est donc né en 1826 et a le même âge que l’auteur, le père Mihail. 9. D’après le prêtre I.S. Belliustin (dans sa lettre du 22 mai 1857 à l’historien Mihail Pogodin), « sur cent paysans de sexe masculin, dix au plus savent lire le Credo et deux ou trois courtes prières […] Sur un millier d’hommes, il n’y en a pas plus de deux ou trois qui connaissent les Dix Commandements. Quant aux femmes, ce n’est même pas la peine d’en parler. » I.S. Belliustin, Description of the Clergy in Rural Russia, traduite et commentée par G. Freeze, Ithaca – Londres : Cornell University Press, 1985, p. 35. 10. Voir le beau roman de Mel’nikov-Pečerskij qui a pour cadre des communautés de vieux-croyants du XIXe siècle et qui est précisément intitulé Dans les forêts (P. : Gallimard, 1957). Encore au début des années 1980, des géologues soviétiques découvrirent par hasard une famille de vieux-croyants réfugiés depuis plus de quarante ans dans la forêt sibérienne (voir V. Peskov, Ermites dans la taïga, Arles : Actes Sud, 1992). 11. « Staryj Ierusalim », qu’il convient donc de ne pas traduire, comme dans l’édition française, par « antique Jérusalem » (Récits d’un pèlerin russe, p. 100-111). 12. Cité par F. Stepun, « Moskva – Tretij Rim » in Čaemaja Rossija, SPb., 1999, p. 379. 13. Selon le prophète Ezéchiel. Fidèles à cette conception, les cartes médiévales représentent souvent le monde avec Jérusalem en son centre. Voir à ce sujet la très riche et suggestive étude de W. Hamblin et D. Seely Solomon’s Temple: Myth and History, Londres : Thames and Hudson, 2007, notamment p. 90, 101, 106, 109. 14. Voir photographies in G.M. Zelenskaja, Novyj Ierusalim, M., 2003, p. 236-237. 15. Récits, p. 29. J’ai apporté quelques modifications à la traduction, B.M. 16. Voir Simvol, p. 16. 17. Autre rencontre curieuse, et sans aucun doute significative, entre le Pèlerin et saint Ignace : l’Autobiographie que ce dernier dicta à son secrétaire circula longtemps sous le

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nom de Récit du pèlerin (voir Saint Ignace de Loyola, Autobiographie, P. : Seuil, 1962, p. 168). 18. Jean Meyendorff, Saint Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, P. : Seuil, 1959, p. 38. 19. Rappelons qu’au XIXe siècle une adaptation grecque des Exercices spirituels de saint Ignace due à Nicodème l’Hagiorite était couramment lue au Mont Athos. 20. Ibid., p. 62 21. Récits, p. 16. 22. Meyendorff, Saint Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, p. 98. 23. Jean Gouillard, Petite philocalie de la prière du cœur, P. : Seuil, 1979, p. 12. 24. Ioann Ekonomcev Pravoslavie, Vizantija, Rossija : sbornik statej, M., 1992, p. 168. 25. Voir son article (en russe) « Une anthropologie nouvelle fondée sur une expérience antique », Voprosy filosofii, N°1, 2003. 26. La Terre est si belle, P. : Seuil, 1982, p. 214. 27. Introduction à la vie dévote, P. : Seuil, 1962, p. 65. Sur la pratique de « l’oraison du cœur », voir aussi le traité du jésuite J.P. de Caussade (1675-1751) (Traité sur l’oraison du cœur, Desclée de Brouwer, s.d., notamment p. 98-99). 28. Cité in Gouillard, Petite philocalie, p. 21. 29. Récits, p. 94-96. 30. Un Serge Nilus, par exemple, qui, dans son recueil Velikoe v malom (1903), enveloppe de considérations d’une piété douceâtre, trouble et maniérée l’étonnante conversation de saint Séraphin de Sarov avec Motovilov qu’il fait connaître au public pour la première fois.

RÉSUMÉS

Après avoir présenté l’historique de la composition de ce grand classique de la spiritualité russe qui voit le jour dans les années 1880, l’auteur de cette étude s’attache à situer l’errance spirituelle du Pèlerin à la fois dans l’histoire de la mystique, dans la société et dans le paysage russes. Même s’il apparaît que, pour le Pèlerin, la Russie est bien « Nouvelle Jérusalem » – et donc lieu d’une imitatio Christi – le Pèlerin n’en tire aucune conclusion quant au rôle messianique que, selon les auteurs du courant slavophile et néo-slavophile, elle serait appelée à jouer, et il ne mentionne jamais la « Sainte Russie ». Signe sans doute de la profonde authenticité de l’expérience spirituelle du Pèlerin : sa piété n’est guère idéologisable. L’auteur de cette étude voit aussi une preuve de la valeur supranationale de cette mystique dans les rapprochements pertinents qui peuvent être faits avec la spiritualité d’un saint Ignace de Loyola.

Russian nature as a place for meditation in The Way of a Pilgrim After introducing the background of this great classical book on Russian spirituality composed in the 1880s, the author tries to place the spiritual wanderings of the Pilgrim within the history of Russian mystical thought, society and landscape. Even though it appears that, in the eyes of the Pilgrim, Russia is really the “New Jerusalem” and hence the ground for an imitatio Christi, the

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Pilgrim draws no conclusion as to the messianic role which, according to the Slavophile and neo- Slavophile schools of thought, Russia is supposed to play, and he never mentions “Holy Russia.” As it does not readily lend itself to being transformed into an ideology, the Pilgrim’s spiritual experience bears the marks of authenticity. The author also sees evidence of the supranational value of the Pilgrim’s mystical life in the fact that it shares many relevant features with the spirituality of Saint Ignatius Loyola.

AUTEUR

BERNARD MARCHADIER Institut d’études slaves

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