Philosophie antique Problèmes, Renaissances, Usages

12 | 2012 Autour de la perception

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/philosant/928 DOI : 10.4000/philosant.928 ISSN : 2648-2789

Éditeur Éditions Vrin

Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2012 ISBN : 978-2-7574-0400-3 ISSN : 1634-4561

Référence électronique Philosophie antique, 12 | 2012, « Autour de la perception » [En ligne], mis en ligne le 01 novembre 2018, consulté le 24 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/philosant/928 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/philosant.928

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Par quelles capacités ou quels mécanismes appréhendons-nous les objets qui nous entourent et généralement le monde ? À cette question, la première qui se pose à qui s'interroge sur la connaissance humaine, n’ont pas manqué de s’intéresser les anciens. À l’heure des sciences cognitives, la question semble échapper à la philosophie, fût-elle phénoménologique, et relever de la psychologie, de la neurologie, voire de la physique ou de la géométrie puisqu’elle fait intervenir les lois de l’optique. L’intérêt de ce numéro est donc, non seulement de nous informer sur les théories de la perception qui avaient cours et entre lesquelles se partageaient les anciens, mais de montrer que, dès l’antiquité, la philosophie était loin d’avoir le monopole de l’analyse de la perception. En réalité, sur ce terrain comme sur d’autres, la philosophie s’est trouvée dès l’origine en concurrence avec d’autres approches et d’autres méthodes, en l’occurrence avec la médecine. Cette situation perdurera tout au long de l’antiquité, comme c’est encore le cas aujourd’hui, et l’on verra que jusque chez un auteur comme Héron d’Alexandrie, volontiers tenu, parce que méconnu, pour étranger à toute philosophie, la question de la vitesse de la lumière mobilise un concept de causalité qui engage en réalité toute une cosmologie et fait de la physique une philosophie autant que l’inverse.

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SOMMAIRE

L’économie des sensations dans la clinique hippocratique Laurent Ayache

Les polémiques sur la perception entre stoïciens et académiciens Jean-Baptiste Gourinat

L’absence de préconception du temps chez Épicure Lecture de la Lettre à Hérodote, 72‑73 Marianne Gœury

La théorie de la vision chez Galien : la colonne qui saute et autres énigmes Heinrich Von Staden

Modernité de la catoptrique de Héron d’Alexandrie Alain Boutot

Varia

Is there an answer to Socrates’ puzzle? Individuality, universality, and the self in Plato’s Phaedrus Voula Tsouna

Les trois amours platoniciens ou la philosophie à hauteur d’homme Anca Vasiliu

Sextus Empiricus et l’ombre longue d’Aristote Emidio Spinelli

Comptes rendus

Jaume PÓRTULAS & Sergi GRAU, Saviesa grega arcaica Livio Rossetti

Enrique HÜLSZ PICCONE, Nuevos ensayos sobre Heráclito : Actas del Segundo Symposium Heracliteum Guido Calenda

Gabriel DANZIG, Apologizing for Socrates. How Plato and Xenophon created our Socrates Louis-André Dorion

Livio ROSSETTI, Le dialogue socratique Agnese Gaile‑Irbe

Suzanne HUSSON, La République de Diogène. Une cité en quête de la nature Louis-André Dorion

Emmanuel BERMON, Valéry LAURAND, Jean TERREL (éd.), Politique d’Aristote : famille, régimes, éducation Refik Güremen

Mary‑Anne ZAGDOUN, L’Esthétique d’Aristote Anne‑Lise Worms

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Marie‑Odile GOULET CAZÉ (éd.), Études sur la théorie stoïcienne de l’action Christelle Veillard

Mauro BONAZZI, Carlos LÉVY, Carlos STEEL (éd.), A Platonic Pythagoras: Platonism and Pythagoreanism in the Imperial Age Constantin Macris

Archives internationales d’histoire des sciences, 1-2 : Pline l’Ancien à la Renaissance Pierre Caye

Bulletin Bibliographique

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L’économie des sensations dans la clinique hippocratique

Laurent Ayache

1 Aucun texte de la Collection hippocratique, pas même le court traité De la vision, ne présente, pour elle-même, une théorie physiologique de la sensation. Les passages qui concernent sensation ou perception sont insérés dans des développements qui relèvent de trois registres : un registre anatomique, notamment à l’occasion de la description des vaisseaux qui passent par les organes sensoriels ; un registre pathologique, les troubles de la sensation (surdité, cécité, nyctalopie, etc.) apparaissant souvent comme des accidents au cours des maladies ; enfin, un registre méthodologique, la sensation du malade et les perceptions du médecin étant présentées comme des guides pour le jugement médical dans le pronostic et la conduite de la thérapeutique.

2 Cette étude se concentrera sur la question particulière de l’usage des perceptions dans l’activité clinique du médecin, c’est‑à‑dire sur le registre méthodologique. Je chercherai à dégager les modalités du recours aux sensations dans l’élaboration du jugement médical. Ce faisant, j’userai indifféremment des termes « sensation » et « perception », en les comprenant dans toute l’étendue du sens que les textes hippocratiques imposent, sans m’enfermer dans une définition préalable de l’αἴσθησις. Mon étude se concentrera sur quelques traités qui possèdent une certaine homogénéité, essentiellement, les traités chirurgicaux et le Pronostic.

3 Le recours à la sensation lors de l’examen clinique apparaît sous deux formes différentes : tantôt le médecin s’informe des sensations du malade, tantôt il recourt à ses propres perceptions. Il convient donc d’étudier ces deux usages.

Le recours à la sensation du patient

4 Les traités chirurgicaux font régulièrement référence à la sensation du blessé pour régler l’activité thérapeutique du médecin. Ainsi, le traité Des fractures expose la technique du bandage d’un membre cassé. L’interrogation du patient sur ce qu’il ressent sert en premier lieu à ajuster le bandage à sa conformation individuelle :

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Voici les signes d’un beau traitement et d’un bandage correct (ὀρθῶς) : si vous demandez au blessé s’il est comprimé, et s’il dit qu’il est comprimé, mais modérément (ἡσύχως), et s’il dit : « surtout à l’endroit de la fracture (μάλιστα […] κατὰ τὸ κάτηγμα) » (c. 5 : Kühlewein, II, 53 = III, 432 L.)1. 5 Par la suite, la force de la compression est adaptée, lors de chaque nouveau pansement, à l’évolution de la blessure. Le médecin est alors attentif à l’expression précise de l’évolution des sensations du blessé : Interrogé, le blessé répondra qu’il est serré un peu plus qu’auparavant (ὀλίγῳ μᾶλλον […] ἢ τὸ πρότερον), surtout sur la fracture (μάλιστα […] κατὰ τὸ κάτηγμα), et sur le reste proportionnellement (κατὰ λόγον) (ibid. : Kühlewein II, 54-56 = III, 436 L.).

6 L’interrogation du blessé et l’écoute attentive de ses réponses sert également à corriger l’application du bandage pour approcher la compression optimale : Voici les signes de la juste mesure (σημεῖα δὲ τάδε τῆς μετριότητος) : si le jour du pansement et la nuit suivante il se sent serré, non pas moins, mais davantage (μὴ ἐπὶ ἧσσον πεπιέχθαι, ἀλλ᾽ ἐπὶ μᾶλλον), et si le lendemain il survient à la main un peu de tuméfaction molle ; tel est le signe d’une juste mesure de la compression (μετριότητος γὰρ σημεῖον τῆς πιέξιος). Vers la fin du second jour il doit se sentir moins serré (ἐπὶ ἧσσον), et le troisième vous devez trouver l’appareil relâché. Si quelqu’un des caractères ici énumérés est en défaut, il faut savoir que le bandage est plus lâche que la mesure (χαλαρωτέρη ἐστὶν ἡ ἐπίδεσις τοῦ μετρίου) ; si quelqu’un de ces caractères est en excès, il faut savoir qu’il a été serré au-delà de la mesure (μᾶλλον […] τοῦ μετρίου), prenant ces points comme des indications (τούτοισι σημαινόμενος) pour, dans la réapplication du bandage, davantage lâcher ou serrer (ibid. : Kühlewein II, 53 = III, 432 L.).

7 L’évolution de la sensation du patient concourt ainsi à conduire le médecin vers le point exact de la juste mesure (τὸ μέτριον, ἡ μετριότης) de la thérapeutique. Le jugement du médecin épouse l’évolution de la sensation du blessé et ajuste l’action en conséquence. Il n’applique pas uniformément une règle universelle, mais se conforme à une méthode de rectification régulièrement renouvelée dont le guide principal est la sensation du patient.

8 Le recours à la sensibilité du patient dépasse parfois ce rôle d’adaptation des principes conceptuels à la diversité des cas et de leur évolution. Au début de ce même traité Des fractures, l’auteur opère une véritable substitution d’une idée par la sensation du patient. Dans ce passage, l’idée produite par la théorie sert seulement de lieu commun, amorçant une démarche dont l’aboutissement est purement sensible.

9 Ce traité s’ouvre en effet sur la question de l’attitude dans laquelle il faut immobiliser un bras luxé ou fracturé. La réponse théorique est qu’il faut placer le bras dans sa conformation naturelle, κατὰ φύσιν. La théorie apporte même une détermination de cette conformation : l’attitude naturelle comprend l’idée de rectitude (ἰθυωρίη) : Le médecin doit, pour les luxations et les fractures, faire, autant qu’il est possible, les extensions dans l’attitude la plus rectiligne : c’est la conformation la plus juste (ἐχρῆν τὸν ἰητρὸν τῶν ἐκπτωσίων τε καὶ κατηγμάτων ὡς ἰθύτατα ποιεῖσθαι τὰς κατατάσιας· αὕτη γὰρ ἡ δικαιωτάτη φύσις). (c. 1 : Kühlewein II, 46 = III, 412 L.). 10 Et pourtant, la recherche de cette position naturelle par le raisonnement est condamnée par l’auteur du traité hippocratique : « Les médecins qui ratiocinent sont alors ceux qui se trompent (οἱ δὲ ἰητροὶ σοφιζόμενοι δῆθεν ἔστιν οἳ ἀμαρτάνουσιν). » (Ibid. : Kühlewein II, 46 = III, 414 L.)

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11 Ainsi, la détermination théorique de l’attitude naturelle conduit à des résultats aberrants : Un blessé […] présenta le bras dans la pronation au médecin qui devait le panser ; celui-ci le força à tenir cette partie comme les archers la tiennent quand ils avancent l’épaule, et il y appliqua le bandage dans cette position, considérant que c’était pour le bras l’attitude naturelle (τὸ κατὰ φύσιν) ; il alléguait en preuve (μαρτύριον ἐπήγετο) tous les os de l’avant-bras qui sont dans la rectitude par rapport l’un à l’autre (ἰθυωρίην κατάλληλα εἶχε), […] à l’appui de son opinion, il invoquait l’art de l’archer (τὴν τοξικὴν ἐπήγετο μαρτύριον). Par son discours et sa pratique, il paraissait habile (σοφός). (c. 2 : Kühlewein II, 47 = III, 418 L.) Un autre médecin, mettant le bras dans la supination, ordonnait de faire ainsi l’extension, et il bandait le bras du blessé dans cette position, considérant que c’était l’attitude naturelle (τοῦτο νομίζων τὸ κατὰ φύσιν εἶναι), ce que la peau même indiquait [τῷ χροῒ σημαινόμενος : la peau, ou peut-être la couleur qu’elle prend dans cette attitude] ; et considérant qu’ainsi les os étaient selon la manière naturelle (τὰ ὀστέα νομίζων κατὰ φύσιν εἶναι οὕτως), parce que l’os qui, au carpe, fait saillie du côté du petit doigt, paraît alors être dans l’alignement (κατ᾽ ἰθυωρίην εἶναι) de l’os à partir duquel on mesure la coudée. Voilà les raisons qu’il alléguait (ταῦτα τὰ μαρτύρια ἐπήγετο) pour montrer que tel est l’état naturel (ὅτι κατὰ φύσιν οὕτως ἔχει), et il paraissait bien dire (ἐδόκει εὖ λέγειν). (c. 3 : Kühlewein II, 49 = III, 422-424 L.)

12 Ainsi, la détermination théorique de l’attitude naturelle par le critère du concept de rectitude n’offre pas de solution unique. Au contraire, le concept est non seulement impuissant à rassembler la diversité, mais il est confronté à une véritable explosion de singularités ; au bandage à la manière de l’archer, l’auteur accorde la rectitude (ἰθυωρίη) des os de l’avant-bras et du bras dans cette position « comme si le membre entier ne faisait qu’un (ὡς ἂν ἓν εἴη τὸ πᾶν) ». Mais il réplique : [Ce médecin] oubliait les autres arts et ce qui se fait par la force comme ce qui se fait par l’adresse, ne sachant pas que l’attitude naturelle est différente dans l’un ou l’autre (ἄλλο ἐν ἄλλῷ τὸ κατὰ φύσιν σχῆμά ἐστιν), et que, dans la même action, il peut arriver qu’autre soit la position naturelle du bras droit et autre celle du bras gauche (ἕτερα τῆς δεξίης χειρὸς σχήματα κατὰ φύσιν ἐστί, καὶ ἕτερα τῆς ἀριστερῆς). En effet, la position naturelle est différente pour lancer un javelot, différente pour tourner une fronde, différente pour jeter une pierre, différente dans le pugilat, différente dans le repos. Quel que soit le nombre d’arts qu’on chercherait, l’attitude naturelle des bras n’est pas la même dans chacun en particulier (οὐ τὸ αὐτὸ σχῆμα τῶν χειρῶν κατὰ φύσιν ἐστὶν ἐν ἑκάστῃ τῶν τεχνῶν). (c. 2 : Kühlewein II, 47‑48 = III, 418-420 L.) 13 Comment dès lors déterminer la position naturelle du membre si le concept de rectitude est impuissant à sélectionner une attitude et à éliminer les autres ? Le traité De l’officine du médecin, chap. 15, corrige cette première approximation en distinguant l’attitude naturelle dans l’action et l’attitude naturelle dans le repos, puis en ajoutant la considération de l’attitude « moyenne » (τὸ κοινόν), et, finalement, celle de l’attitude « habituelle » (τὸ ἔθος). Or, cette dernière est définie comme l’attitude qui est supportée le plus facilement et le plus longtemps par le membre pansé. C’est donc, en définitive, la sensibilité du membre qui, en dernière instance, détermine le choix du médecin. Le traité Des fractures préconise ainsi une position qui, durant tout le temps de la consolidation, occasionne le moins de douleur. Ce critère sensible est tour à tour opposé aux deux positions avancées par les adversaires de l’auteur : 1. contre la position de l’archer : Si, après avoir placé l’appareil, le médecin ordonnait au blessé de garder ainsi le bras, il causerait beaucoup d’autres souffrances plus

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graves que la blessure (πόνους ἂν ἄλλους πολλοὺς προσετίθει μείζονας τοῦ τρώματος). (c. 2.) 2. contre la supination : Si le bras demeurait étendu dans la supination, cela causerait de fortes douleurs (ἰσχυρῶς πονοίη ἄν). (c. 3.) En revanche, si l’on fait l’extension du bras cassé telle que je la recommande, […] le bras, soutenu par une écharpe, sera […] sans douleur pendant la marche (ἄπονος μὲν ὁδοιπορέοντι), sans douleur pendant le coucher (ἄπονος δὲ κατακειμένῳ), et sans fatigue (ἀκάματος) (ibid.). 14 La position naturelle ne peut donc être complètement déterminée par le raisonnement. En définitive, le meilleur moyen de trouver la position la moins douloureuse pour le blessé est de le laisser présenter lui-même son bras.

15 L’idée de « position naturelle » et sa détermination par la rectitude jouent dans ce passage le rôle d’une amorce pour le jugement. L’auteur ne la conteste pas, mais montre que, lors de son application sur des cas concrets, le raisonnement est impuissant à en déduire ce qui convient pour chaque cas, parce que le naturel est surdéterminé par une somme indéfinie de facteurs : non seulement la conformation des os, mais aussi les actions habituelles que le patient impose à son membre, lesquelles, peu à peu, lui impriment une attitude propre, différente selon les activités pratiquées. La sensation du patient condense en elle cette somme que le raisonnement est incapable de déployer. Le blessé ressent ainsi immédiatement ce que le médecin ne peut déduire. C’est pourquoi à l’idée de naturel se substitue le critère sensible du minimum de douleur.

16 Ce procédé qui passe de l’idée à la sensation par substitution plutôt que par subsomption n’annule pas le rôle de l’idée. Il lui confère la fonction d’un lieu commun – toute déligation doit respecter l’attitude naturelle du membre – qui fonde le jugement médical et conduit le médecin à chercher cette attitude en quittant le registre du raisonnement, débordé par la multiplicité des cas, pour se tourner vers ce que le patient ressent.

17 Si la sensation du patient peut ainsi donner congé à l’idée, c’est qu’elle est plus riche qu’un simple donné. Ainsi, lorsque, exprimant une altération du corps, la sensation devient douleur, elle indique par là même, a contrario, une norme. Elle équivaut alors à un jugement immédiat, par le corps lui-même, qui refuse spontanément, dans la douleur, l’altération pathologique, comme il approuve, dans le bien-être, la santé. L’approbation et le refus ne relèvent donc pas d’un jugement sur les sensations, mais bien de la sensibilité elle-même, dans sa dimension nociceptive.

18 Le médecin accueille dès lors la sensation douloureuse, non comme un simple donné, mais déjà comme une prescription. C’est pourquoi la recherche du minimum de douleur peut servir de guide pour approcher cet état naturel différent selon les individus et les localisations des blessures, et évoluant au cours du temps. L’évitement de la douleur dans la déligation ne peut donc pas se résumer à un effet de la gracieuseté du médecin hippocratique. Il s’agit moins du confort du patient que de la quête, par le médecin, de la position naturelle des parties à bander, position impossible à déduire par le raisonnement mais que le patient présente spontanément parce que son corps, de lui-même, résiste aux attitudes qui suscitent de la souffrance.

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Critique de la sensation du patient

19 Toutefois, le médecin doit soumettre cette sensation-jugement du corps malade à un examen critique. En effet, la sensibilité peut tromper, comme le montre ce passage de l’ Usage des liquides : […] La mesure dans chaque cas (τὸ μέτριον ἑκάστῳ), sans la dépasser, nous savons la discerner, comme le chaud pour la peau, par l’excès dans les deux sens (ἐξ ὑπερβολῆς ἐφ᾽ ἑκάτερα) ; pour ne pas commettre d’erreur dans un sens ou dans l’autre, on est renseigné par le dommage ou le manque d’utilité (σημαινόμενος τῇσι βλάβῃσιν ἢ οὐκ ὠφελίῃσιν), comme à propos de l’eau tiède ; il faut en effet profiter des dommages ou des bienfaits, quand il s’en produit, pour aller jusqu’à l’utile ou jusqu’au dommage (μέχρι τοῦ ὠφελέοντος ἢ μέχρι τοῦ βλάπτοντος). L’humectation a peu de force ; le refroidissement et l’échauffement en ont beaucoup, comme par le soleil ; l’eau froide, échauffée comme pour une boisson, convient au malade faible ; mais l’eau chaude ne doit pas aller jusqu’à brûler (ἀλλὰ τὸ μὲν θερμὸν μὴ πρόσω καίειν) ; le patient lui-même en juge (κρίνει δ᾽ αὐτός), sauf dans les cas de perte de la voix (πλὴν τοῖσιν ἀφώνοισιν), de paralysie (παραπληγικοῖσιν), de comas (νεναρκωμένοισιν) ou dans les cas de blessures provoquées par le froid (οἶα ἐπὶ τρώμασι κατεψυγμένοισιν) ou excessivement douloureuses (ὑπερωδύνοισι) ; ce sont des cas d’insensibilité (τούτοισι δὲ ἀναίσθητα) et on brûlerait sans s’en apercevoir. De même, les luxations profondes et considérables ; on a déjà vu des pieds gelés se détacher suite à des affusions d’eau chaude. Dans ces cas, c’est la peau de celui qui fait l’affusion qui est juge (ἀλλὰ τούτοισιν ὁ τοῦ καταχέοντος χρώς, κριτής), et de même pour l’eau froide. Dans les deux cas, peu d’eau n’a guère de force ; beaucoup d’eau en a (τὸ ὀλίγον, ἀσθενές, τὸ δὲ πολὺ ἰσχυρόν) ; aller jusqu’à ce que soit produite l’action proposée (ἐᾷν, μέχρι γένηται, οὗ ἕνεκα ποιεῖται), mais cesser avant d’atteindre l’extrémité (τὸ ἔσχατον προπαύειν πρὶν γενέσθαι). Chacun des deux agents provoque des dommages. […]. La mesure dans chaque cas se détermine à partir de ces données (αἱ μὲν μετριότητες ἐκ τούτων). En général, les traitements susdits sont nuisibles ou utiles (βλάπτει καὶ ὠφελεῖ) d’après les états de plaisir et de bien-être (ἡδονῇσι καὶ εὐφορίῃσι), ou de souffrance et de malaise (ἀχθηδόσι καὶ δυσφορίῃσιν), lesquels paraissent en accord avec chacun des cas (αἳ καθ᾽ ἓν ἕκαστον αὐτῶν ὁμολογέουσαι φαίνονται). (c. 2-4 : Joly 2 164‑165 = IV, 118-120 L.)

20 De ce texte difficile, on peut d’abord tirer une confirmation de ce que l’étude de Fractures a montré : la juste mesure individuelle, τὸ μέτριον ἑκάστῳ, est comprise comme un point critique entre excès et défaut. En l’occurrence, le point critique est situé sur deux échelles dont l’articulation n’est pas précisée : d’une part, celle qui va du plus froid au plus chaud, d’autre part, celle de la quantité d’eau. Il semble que l’eau n’est que le vecteur des principes actifs que sont le froid et le chaud. Si l’échelle de l’eau est proprement quantitative, il n’en va pas de même pour le chaud et le froid, qui sont présentés comme deux principes dont chacun provoque des effets qui lui sont propres. La gradation consiste alors plutôt en un mélange de ces deux principes qui se compensent mutuellement. Ce qui est dit des effets de chacun semble en accord avec les principes généralement admis dans les textes contemporains de la Collection hippocratique : le chaud amollit et rend fluide, le froid raidit et fige.

21 Pour obtenir le maximum d’utilité de l’affusion, le médecin doit aller jusqu’au point critique, sans le dépasser. On pourrait penser que l’absence d’indication du degré de chaud ou de froid approprié provient de l’absence d’instrument permettant sa mesure.

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Mais l’absence conjointe de toute mention d’une quantité d’eau, alors qu’une telle mesure serait facile pour un médecin grec, interdit cette explication. En fait, si le médecin ne peut exprimer le point critique par une mesure quantitative, ce n’est pas par manque d’instrument de mesure, mais parce que cette juste mesure est différente pour chaque cas singulier. C’est pourquoi la sensation du malade est seule juge, en première instance, de ce point critique. Parce qu’elle est susceptible de prendre la forme de la douleur et du plaisir, elle équivaut à un jugement normatif qui indique au médecin l’exact degré de chaleur ou de froid et l’exacte quantité d’eau chaude ou froide supportables sans nuire au corps du patient. Nuisance ou utilité trouvent ainsi leur expression immédiate dans la souffrance ou le bien-être, ou plutôt dans le caractère supportable ou insupportable de la souffrance causée par l’affusion.

22 Ce texte apporte en outre un témoignage sur l’évaluation, par le médecin, de la sensation exprimée par le patient, et sur l’opération effectuée par le médecin lorsque les indications du malade ne sont pas fiables.

23 Cette critique repose sur l’énumération de certains cas exceptionnels, dans lesquels l’expression de la sensation par le malade ne peut guider le médecin : aphonie, paralysie, comas, blessures par le froid ou trop douloureuses. On pourrait penser que, dans les deux premiers cas, le malade est incapable d’exprimer la sensation, tandis que dans les trois derniers, il ne peut même pas sentir convenablement. Mais la fin de la phrase : τούτοισι δὲ ἀναίσθητα, ne semble pas distinguer parmi ces pathologies. Par ailleurs, on sait que la parole peut être comprise comme l’un des sens – c’est notamment le cas dans le traité Du régime (I, c. 23 : Joly3, 18 = VI, 494 L.). C’est pourquoi il faut, semble-t-il, rapporter les « anesthésies » à chacune des cinq causes énumérées. Cela conduit à comprendre la sensibilité de façon assez large, comme capacité de réagir à une altération du corps, capacité qui peut être corrompue tant au moment de la réception qu’au moment de la réaction.

24 L’insensibilité par le froid peut s’expliquer par l’immobilisation des humeurs qui véhiculent la sensation. Quant à l’insensibilité par la douleur excessive, elle peut être rapprochée de l’Aphorisme II, 46 : « Quand deux douleurs se produisent simultanément, mais non au même endroit, la plus forte éclipse l’autre. » (IV, 482 L4.) Il apparaît ainsi que les sensations se mélangent de telle sorte que la plus forte peut dominer le mélange au point de rendre les autres imperceptibles.

25 L’incapacité du patient de réagir à une altération du corps, en quoi consiste l’insensibilité, conduit le médecin à substituer le jugement de sa propre sensation à celui de la sensation du patient. La possibilité de cette substitution suppose une certaine communauté des sensibilités : la douleur ressentie par la peau du médecin peut tenir lieu de critère de la nocivité probable de l’affusion d’eau trop chaude ou trop froide, ou trop abondante, sur le corps de son malade. Toutefois, le fait que cette procédure n’intervient qu’en second lieu, dans les cas exceptionnels pour lesquels le corps malade n’est pas capable de juger lui-même du point critique, doit conduire à limiter la portée de cette communauté sensible. En général, il vaut mieux, pour le médecin, se fier au jugement du malade plutôt qu’au sien propre. La sensation du médecin n’est qu’approximativement exportable pour juger de l’effet de l’affusion sur le malade.

26 On trouve, dans le traité Des fractures, au lieu d’une substitution de la sensation du patient par celle du médecin, une utilisation conjointe visant un jugement par congruence. Il s’agit alors de repérer le lieu précis de la fracture :

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Il faut asseoir le blessé, de manière que la partie saillante de l’os fracturé soit tournée vers la plus vive des lumières qui se trouveront là (πρὸς τὴν λαμπροτάτην τῶν παρεουσέων αὐγέων), pour que l’opérateur pendant l’extension n’ignore pas si les parties ont été suffisamment redressées (εἰ ἱκανῶς ἐξίθυνται). À la vérité, la main de l’homme expérimenté (τοῦ ἐμπείρου τὴν χεῖρα), en appuyant (ἐπαγομένην), ne laissera pas échapper la saillie de l’os cassé, d’autant plus que c’est le point où le contact est le plus douloureux (ἀλγεῖ μάλιστα). (c. 3 : Kühlewein II, 51 = III, 426 L.)

27 Le jugement médical résulte ici de la congruence de trois sensations : les sensations visuelles et tactiles du médecin, la sensation douloureuse du blessé. Le texte ne fait aucun départ explicite de ce qui revient au médecin et de ce qui revient au patient dans ce processus, comme si la douleur du patient était assumée par le médecin lui‑même – comme si, en définitive, les deux éléments corporels en contact, la main qui parcourt le membre et le bras qui souffre de ce contact, appartenaient au même corps.

28 De cet examen critique des sensations du malade, on peut conclure que l’exactitude des sensations est notamment menacée par leur mélange, s’il est intempéré, mais aussi, à l’inverse, que l’un des moyens de vérifier la pertinence d’une sensation est de la rapporter à d’autres, afin de les faire converger dans un jugement congruent. La qualité du mélange, dominé abusivement par une sensation trop forte, ou, au contraire, équilibrant les sensations selon leur importance relative, semble donc déterminer la valeur du jugement. En définitive, la critique de la sensation du patient ne débouche pas sur la mise en œuvre de critères logiques, mais sur la substitution d’une sensation à une autre, ou sur la conjugaison de diverses sensations, du patient et du médecin. Le jugement médical clinique demeure sensible, sans doute parce que la sensibilité est la mieux à même de juger d’une circonstance singulière.

Esthétique du jugement clinique

29 La critique des sensations concerne autant celles du médecin que celles du patient. Outre l’évaluation de la capacité du médecin de percevoir et de juger correctement, sur laquelle je reviendrai plus loin, on trouve, notamment dans le traité Du pronostic, une étude de la valeur du symptôme, lequel constitue le versant objectif de la perception du médecin.

30 Le but du jugement clinique n’est pas, en général, de rapporter la perception d’un signe clinique à l’existence d’une lésion interne, selon un procédé qui sera systématisé, bien plus tard, par la méthode anatomo-clinique. Pourtant, l’auteur du Pronostic n’ignore pas l’expression d’une lésion locale par un symptôme local5. Mais, précisément, une telle relation menace le jugement clinique, comme le montre le c. 12, concernant les urines : Prenez garde de vous en laisser imposer par des urines semblables que pourrait fournir la vessie atteinte de quelque affection ; car alors l’urine donne un signe, non plus du corps entier, mais de la vessie seule (οὐ γὰρ τοῦ ὅλου σώματος σημεῖον, ἀλλὰ αὐτῆς καθ᾽ ἑωυτήν) (Alexanderson, 210 = II, 142 L.)6. 31 A contrario, le jugement clinique doit rassembler ce qui, des perceptions du médecin, exprime l’état du corps malade tout entier. Il doit, à cette fin, faire abstraction des symptômes d’expression locale au profit des symptômes exprimant le corps globalement. La méthode qui permet cette opération consiste à donner de l’importance aux symptômes liés entre eux. En effet, l’état général du patient est le plus souvent exprimé par un ensemble de traits convergents, tandis qu’un symptôme isolé

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n’exprime parfois qu’une altération locale. Le jugement clinique dont le traité Du pronostic enseigne la méthode consiste donc essentiellement en un συντεκμαίρεσθαι, une synthèse des observations du médecin au chevet de son malade. Charles Lichtenthaeler a désigné sous le nom de « principe de congruence » le fondement de cette opération du clinicien. Il comprend sous ce terme trois caractères propres à ce qu’il nomme le « raisonnement hippocratique » : • la relativité des symptômes : « Tout signe, il importe d’en évaluer la portée pronostique à la lumière de tous les autres » ; • le balancement des symptômes : « Lorsqu’un ou plusieurs signes pronostiques paraissent favorables, il faut chercher le ou les mauvais signes qui en infirment la portée, et réciproquement » ; • la complétude de l’examen : « Si nombreux et disparates que puissent être les signes pronostiques, toujours il faut les prendre tous en considération et n’en négliger aucun »7.

32 Ces trois aspects caractérisent convenablement l’attention du praticien à la liaison des symptômes. Comme Littré le soulignait, le traité Du pronostic est un traité, non de sémiologie, mais de pathologie spéciale : il enseigne la méthode clinique dans le domaine des maladies aiguës, en vue, non d’établir des diagnostics, c’est-à-dire de subsumer les observations sous le concept d’une maladie, mais plutôt de rassembler les symptômes perçus dans une évaluation de l’état général du patient. Selon Lichtenthaeler, cette méthode ne s’oppose pas à la présence, dans le Pronostic, d’une nosologie développée par ailleurs8.

33 L’énoncé du principe de congruence sous la forme que lui donne Lichtenthaeler en fait un principe logique qui gouvernerait le raisonnement médical. Cette présentation tend à séparer – abusivement – d’une part l’observation des signes et d’autre part le calcul du pronostic à partir de ces observations. Le traité désigne cette opération de calcul des signes favorables et funestes par λογίζεσθαι ou συλλογίζεσθαι, termes qui apparaissent, dans ce sens, à trois reprises, une fois dans le c. 15 et deux fois dans le c. 25 qui conclut le traité. Or, l’arithmétique des signes exprimée par ce terme n’est pas distinguée de l’observation du malade. Elle ne désigne pas une opération séparée qui prendrait le relais de l’examen clinique, mais elle oriente continuellement l’observation, non seulement en dirigeant le regard du médecin vers la recherche de certains signes, mais aussi en conférant à leur manifestation une tonalité plus ou moins critique selon le jugement provisoire que le médecin a déjà ébauché en considération des signes précédents. Ainsi, le calcul est contemporain de la perception. Au rebours, la perception n’est jamais une simple observation au sens de Claude Bernard. Les verbes σκοπεῖν ou σκέπτεσθαι et leurs dérivés désignent une investigation déjà guidée par une interrogation et comportant une dimension de comparaison : le médecin « doit observer si… » (χρὴ σκέπτεσθαι est régulièrement suivi d’une série de εἰ…), de sorte que le regard juge en même temps qu’il perçoit. Il n’a pas tant pour objets des éléments anatomiques que des éléments de jugement (τεκμηρία) et des signes (σημεῖα). L’étude lexicale ne permet donc pas de distinguer un vocabulaire de la sensibilité et un vocabulaire de la raison. Ainsi, au c. 16, le verbe ἐπισκέπτεσθαι désigne la visée d’une connaissance résultant du calcul, λογιζόμενον9.

34 En revanche, le lexique distingue plus nettement entre d’une part le mouvement d’investigation et d’autre part la connaissance probable qui en résulte et celle sur laquelle il s’appuie. Cela ressort notamment de l’étude du c. 2, lequel décrit le syndrome

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de l’agonisant, resté célèbre sous le titre de « faciès hippocratique ». Dans ce chapitre, le jugement clinique associe quatre termes : 1. σκέπτεσθαι (σκέπτεσθαι δὲ χρὴ ὧδε ἐν τοῖσιν ὀξέσι νουσήμασι, « il faut d’abord examiner ceci dans les maladies aiguës ») désigne l’investigation clinique, en l’occurrence, la recherche de signes d’abord sur le visage du malade ; on trouve σκέπτεσθαι plus loin dans le même sens (καὶ τἄλλα σημεῖα σκέπτεσθαι, « et examiner les autres signes »), et σκοπεῖν dans l’expression σκοπεῖν δὲ χρὴ καὶ τὰς ὑποφάσιας τῶν ὀφθαλμῶν ἐν τοῖσιν ὕπνοισιν, « il faut examiner aussi ce qui apparaît des yeux dans le sommeil ». 2. συντεκμαίρεσθαι (τοῖσιν ἄλλοισι σημείοισι ξυντεκμαίρεσθαι : « rassembler les autres signes en un jugement ») désigne la synthèse des « autres signes », laquelle, quand elle est effectuée, détermine en grande part le σκοπεῖν dans son objet et surtout dans sa tonalité plus ou moins pessimiste. Συντεκμαίρεσθαι, dont c’est la seule occurrence dans le traité, exprime le résultat du συλλογίζεσθαι. 3. νομίζειν, et 4. εἰδέναι, expriment, avec des nuances différentes, le savoir médical. Νομίζειν, dans ses deux occurrences, fait référence à l’opinion que le médecin doit posséder au préalable de la valeur clinique habituelle des signes qu’il va rencontrer (κἢν μέν τι τουτέων ὁμολογέῃ, ἧσσον νομίζειν δεινὸν εἶναι : « s’il accorde quelqu’un de ces points [scil. une insomnie, de fortes diarrhées, la faim], savoir que c’est moins funeste » ; plus loin, ταῦτα πάντα κακὰ νομίζειν καὶ ὀλέθρια εἶναι : « savoir que tout cela [ scil. les signes énumérés immédiatement avant] est mauvais et funeste »). On retrouve νομίζειν dans le même sens aux c. 6, 12 et 13. Ce terme fait référence dans toutes ses occurrences à une vérité habituelle. Εἰδέναι (εἰδέναι χρὴ ἐγγὺς ἐόντα τοῦ θανάτου : « il faut savoir qu’il est proche de la mort »), exprime le savoir que le médecin tire de l’investigation clinique. Ce savoir n’est pas essentiellement différent d’un voir : plutôt que la conclusion d’un raisonnement, plutôt qu’une conjecture sur l’avenir, il exprime, en l’occurrence, la condamnation du malade que le regard du médecin perçoit globalement dans l’apparence présente de son patient.

35 Schématiquement, l’examen clinique associe donc le mouvement d’investigation au savoir habituel et au jugement des autres signes pour déterminer une perception de l’état du patient. Cette dernière se forme progressivement au cours de l’examen.

36 L’étude formelle de ce c. 2 du Pronostic (Alexanderson, 194-197 = II, 112‑118 L.)10 montre que sa structure logique, imposée par la mise en forme, dans un texte, de la pratique du médecin, est débordée par la réalité qu’il décrit. Le texte construit une série de disjonctions dont chaque branche est introduite par εἰ ou ἐάν, ou par une série de ces particules, pour conclure par un pronostic. Le début du texte distingue implicitement, parmi les maladies, les maladies aiguës, puis, parmi les moments de l’examen, l’examen du visage ; enfin, il oppose, parmi les apparences du visage, l’aspect de la santé et celui de l’agonie : Voici ce que ce serait : nez effilé, yeux enfoncés, tempes affaissées, oreilles froides et contractées, et les lobes des oreilles écartés, et la peau de la région du front sèche, tendue tout autour, et aride. Et la couleur du visage tout entier jaune ou noire.

37 Le texte met ensuite en place une dichotomie : si les signes de l’agonie apparaissent au début de la maladie (ἢν μὲν οὖν ἐν ἀρχῇ τῆς νούσου τὸ πρόσωπον τοιοῦτον ᾖ), ou s’ils surviennent après trois jours (ἢν δὲ καὶ παλαιοτέρου ἐόντος τοῦ νοσήματος ἢ τριταίου, τὸ πρόσωπον τοιοῦτον ᾖ). La première branche se subdivise selon deux cas : soit le malade déclare avoir souffert d’insomnie, de forte diarrhée ou de faim, soit il n’accorde aucun de ces points (ἢν δὲ μηδὲν τούτων φῇ). Dans le premier cas, le mal se juge en un jour et une nuit ; dans le second cas, si le syndrome ne cesse pas après ce délai, cela est

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signe de mort. La seconde branche de l’alternative précédente (une maladie plus ancienne) conduit à une investigation plus complexe comprenant l’interrogation et l’examen des autres signes : ceux de l’ensemble du corps et des yeux. Suit une énumération de signes funestes concernant les yeux, puis d’autres traits du visage, dont la conjonction de certains exprime l’agonie : Si en effet les yeux fuient la lumière, ou versent des larmes, ou divergent, ou si l’un devient plus petit que l’autre, ou si le blanc de l’œil devient rouge ou si de petits vaisseaux livides ou noirs apparaissent en lui11, ou si de la chassie apparaît autour des pupilles, ou s’ils sont agités, ou exorbités, ou profondément enfoncés, ou si la couleur du visage tout entier est altérée, savoir que tout cela est mauvais et funeste. Il faut observer aussi ce qui apparaît par dessous des yeux dans le sommeil. Si en effet quelque chose apparaît du blanc, les paupières étant fermées, sans que cela vienne d’une diarrhée ou de la prise d’une potion, ou sans habitude de dormir ainsi, le signe est fâcheux et rigoureusement signe de mort. Si par ailleurs la paupière se retourne, ou devient livide, ou la lèvre, ou le nez, avec quelqu’un des autres signes, il faut savoir qu’il est sur le point de mourir.

38 Malgré son aspect conclusif, ce chapitre ne contient pas toutes les données nécessaires pour pronostiquer. Ainsi, il fait appel à l’examen des signes de l’ensemble du corps (τὰ [σημεῖα] ἐν τῷ ξύμπαντι σώματι) qui seront étudiés plus loin dans le traité. Par ailleurs, l’absence apparente d’ordre dans l’énumération des signes funestes concernant les yeux laisse penser que cette liste n’est pas close.

39 Le texte laisse également des ouvertures entre les branches des alternatives apparentes. Ce qui est présenté comme alternatives renvoie en fait à des séries continues dont le texte ne décrit que les deux extrêmes. Ainsi, la première distinction, entre le visage de la santé et celui de l’agonie, met en place une opposition de contraires plutôt qu’un choix entre contradictoires (οὕτω γὰρ ἂν εἴη ἄριστον, τὸ δὲ ἐναντιώτατον τοῦ ὁμοίου, δεινότατον). Or le texte ignore les cas intermédiaires. Il suppose un faciès hippocratique avéré pour établir trois pronostics en considérant des combinaisons de signes funestes et de circonstances amendantes : si le faciès hippocratique apparaît au début de la maladie et qu’il y ait eu, aux dires du patient, insomnie, diarrhée ou faim, le cas est moins grave et se juge en un jour et une nuit (ἧσσον νομίζειν δεινὸν εἶναι· κρίνεται δὲ ἐν ἡμέρῃ τε καὶ νυκτί, ἢν διὰ ταύτας τὰς προφάσιας τὸ πρόσωπον τοιοῦτον ᾖ) ; si le faciès hippocratique apparaît au début de la maladie, mais sans aucune de ces trois circonstances, et qu’il ne cesse pas en un jour et une nuit, le cas est mortel (εἰδέναι τοῦτο τὸ σημεῖον θανατῶδες ἐόν). Si, enfin, le syndrome survient plus tard, qu’aucune des circonstances précitées, semble‑t‑il, n’amende le cas, et que les autres signes soient funestes, le cas est également mortel (εἰδέναι χρὴ ἐγγὺς ἐόντα τοῦ θανάτου). Le texte laisse pourtant entrevoir d’autres possibilités. Par exemple, la proposition καὶ μήπω οἷόν τε ᾖ τοῖσιν ἄλλοισι σημείοισι ξυντεκμαίρεσθαι (« et qu’on ne soit pas encore capable de rassembler les autres signes en un jugement ») laisse penser qu’un examen des autres signes peut se révéler utile même dans le cas d’un syndrome précoce, en sorte qu’on peut concevoir un faciès hippocratique survenant en début de maladie, avec ou sans circonstances amendantes, associé à d’autres signes funestes ; de même l’expression ἢν δὲ μηδὲν τούτων φῇ, μηδὲ ἐν τῷ χρόνῳ τῷ προειρημένῳ καταστῇ (« s’il dit non sur ces points, et que dans le temps indiqué cela ne passe pas ») ne permet pas d’exclure le cas d’une réponse négative concernant les circonstances amendantes, avec cependant une disparition du syndrome au bout d’un jour et une nuit, ou, à l’inverse, une réponse positive et un

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syndrome qui perdure, hypothèse envisagée dans la formule κρίνεται δὲ ἐν ἡμέρῃ τε καὶ νυκτί (« cela se juge en un jour et une nuit »), κρίνεται ouvrant les possibilités d’une issue heureuse ou défavorable, sans que les termes exacts de ce jugement de la maladie soient établis. Par ailleurs, la conjonction d’un syndrome tardif et de circonstances amendantes est envisagée, puisqu’il est prescrit, dans le cas d’un syndrome tardif, de poser les mêmes questions que dans le cas d’un syndrome précoce. Mais cette hypothèse ne donne lieu à aucun pronostic. Enfin, l’hypothèse de l’absence complète d’autres signes funestes n’est pas envisagée. En outre, la présence de signes incompatibles dans l’énumération des symptômes relatifs aux yeux (yeux enfoncés ou exorbités) et la série de disjonctions qui les relie montre que le médecin ne peut s’attendre à tous les reconnaître sur le même patient. On peut donc penser que son jugement sera d’autant plus sévère que les signes funestes s’accumuleront. Mais le texte substitue à cette gradation du jugement l’expression de pronostics absolus.

40 Le texte semble donc traduire et schématiser selon une architecture logique, dans la forme d’une combinaison de symptômes et de réponses du patient, ce qui relève, dans la pratique, d’un mélange total de ces éléments aboutissant, non à une alternative opposant pronostic favorable ou mortel, mais à une gradation du pronostic dans une échelle continue. Cette présentation qui sépare les cas extrêmes des séries continues pour bâtir des canevas est justifiée par le but didactique de ce texte. En parcourant jusqu’au bout le cheminement conduisant à certains pronostics, tout en laissant ouverts une multiplicité d’autres chemins, le texte enseigne une méthode que le médecin devra renouveler au chevet de chaque patient.

41 La dichotomie qui sépare apparemment de la façon la plus rigide deux genres de cas est celle qui distingue le syndrome survenant en début de maladie et le syndrome survenant après trois jours. Or, les opérations exigibles du médecin dans chacune de ces deux occurrences se rejoignent bizarrement. Si le syndrome survient au début de la maladie, il convient d’interroger le malade, mais cela n’exclut pas, par la suite, d’examiner les autres signes (ἢν μὲν οὖν ἐν ἀρχῇ τῆς νούσου τὸ πρόσωπον τοιοῦτον ᾖ καὶ μήπω οἷόν τε ᾖ τοῖσιν ἄλλοισι σημείοισι ξυντεκμαίρεσθαι, ἐπανερέσθαι χρή). Mais si le syndrome survient plus tardivement, il convient de poser les mêmes questions et d’examiner les autres signes (περί τε τούτων ἐπανερέσθαι, περὶ ὧν καὶ πρότερον ἐκέλευσα, καὶ τἄλλα σημεῖα σκέπτεσθαι), c’est-à-dire de faire la même chose ! La différence ne concerne en fait que la tonalité à la fois de l’interrogation et de l’examen. Le syndrome précoce se tranche de façon extrême. L’interrogation suffit presque à prédire soit la mort, soit la rémission. En revanche, le syndrome tardif exige une méthode plus longue. Le poids des réponses positives ou négatives du patient n’est plus déterminant ; le calcul des autres signes acquiert alors plus d’importance. Cette différence de tonalité n’a pu trouver, dans la formulation écrite, qu’une expression logique trop rigide pour ce qu’il fallait exprimer, sous la forme d’une dichotomie placée, en toute rigueur, trop tôt, puisque le cheminement est similaire dans les deux branches qu’elle oppose.

42 C’est encore une différence de tonalité qui permet de comprendre l’apparente répétition de la considération de la couleur du visage et de l’enfoncement des yeux. Dans la première description du faciès hippocratique, ces symptômes sont en effet déjà envisagés : ὀφθαλμοὶ κοῖλοι […] καὶ τὸ χρῶμα τοῦ ξύμπαντος προσώπου χλωρὸν ἢ μέλαν ἐόν (« les yeux enfoncés […] et la couleur du visage tout entier jaune ou noire »). Or, on les retrouve dans l’examen des autres signes : les yeux ἢ ἐξίσχοντες, ἢ ἔγκοιλοι

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ἰσχυρῶς γινόμενοι12 (« ou exorbités, ou profondément enfoncés »), et, concernant la couleur du visage, τὸ χρῶμα τοῦ ξύμπαντος προσώπου ἠλλοιωμένον (« la couleur du visage tout entier altérée »). Il faut considérer que le regard du praticien revient sur la couleur du visage et sur l’enfoncement des yeux avec une acuité plus grande. Mais alors, il faut conclure que le temps de ce texte n’est pas seulement le temps logique du raisonnement ou de la classification, mais d’abord le temps narratif de l’histoire de la consultation. Le médecin s’approche du patient, considère son visage globalement, puis revient sur les détails et les rapporte à ce qu’il perçoit du corps du patient.

43 Par ailleurs, l’arbre dichotomique laisse transparaître une gradation des pronostics, comme si le texte appliquait sur une évolution continue du jugement un schéma logique peu approprié. Les aboutissements de chaque branche expriment des pronostics qui se situent entre les deux contraires ἄριστον/δεινότατον posés au premier paragraphe : la première branche conduit à juger le cas ἧσσον δεινόν ; la seconde à considérer que les signes présagent la mort : τοῦτο τὸ σημεῖον θανατῶδες ἐόν ; la troisième se subdivise en trois jugements : les signes sont mauvais et funestes (κακὰ καὶ ὀλέθρια) ; le signe est rigoureusement signe de mort (θανατῶδες σφόδρα) ; le malade est sur le point de mourir (ἐγγὺς τοῦ θανάτου).

Méthode d’examen et pronostic du syndrome

En gras : éléments donnant lieu à pronostic. 1. Syndrome précoce, avec circonstance amendante : moins grave. 2. Syndrome précoce, sans circonstance amendante, ne cessant pas après un jour et une nuit : mortel. 3. Syndrome tardif, associé à d’autres signes funestes : mortel. Légèrement grisé : éléments envisagés sans déboucher sur un pronostic. Syndrome précoce : le jugement en un jour et une nuit, l’examen des autres signes. Syndrome tardif : l’interrogation sur les circonstances amendantes. Sur fond blanc : conjonctions d’éléments rendues possibles mais non envisagées. Syndrome précoce, sans circonstance amendante, cessant après un jour et une nuit, associé ou non à d’autres signes funestes. Syndrome tardif sans autre signe funeste.

44 Enfin, un dernier trait notable de ce passage concerne les mouvements de rectification. Ils opèrent dans tous les registres : la modalité de l’observation, la valeur des signes, le jugement pronostique.

45 Dès la première phrase, la modalité du σκέπτεσθαι est rectifiée. Il faut considérer le visage en se demandant s’il est semblable à celui des biens portants, mais surtout s’il

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l’est à lui-même : εἰ ὅμοιόν ἐστι τοῖσι τῶν ὑγιαινόντων, μάλιστα δέ, εἰ αὐτὸ ἑωυτέῳ. Un critère sensible prend la place d’une idée abstraite qui ne sert que d’amorce au jugement. L’état du malade doit être jugé en référence à la santé. Mais, le médecin ne trouvant pas, dans cette idée, de critère déterminant pour le jugement, lui substitue une référence visible – plus ou moins directement, puisqu’il s’agit soit de se souvenir du visage du patient s’il est connu du médecin, soit d’interroger ses proches. La singularité de chaque conformation individuelle interdit d’abstraire un caractère universellement partagé par les visages en bonne santé. C’est pourquoi le médecin doit en définitive considérer l’égalité du visage du patient lui-même, c’est-à-dire opérer un jugement purement sensible.

46 La valeur des signes est elle aussi rectifiée à plusieurs reprises. Ainsi, lors de la reprise de l’examen, la couleur altérée n’est pas exactement identique à la teinte jaune ou noire évoquée au début, et, de la même manière, la saillie s’ajoute à l’enfoncement des yeux et corrige la première approche. Dans ces deux rectifications, un signe absolu (une énumération de couleurs, l’enfoncement des yeux) est remplacé par une évaluation relative à l’état antérieur de la partie (une couleur altérée, une profondeur modifiée de la situation des yeux). Par ailleurs, la référence à l’habitude du patient, ou à la prise d’une potion, amoindrit la valeur néfaste du blanc apparent des yeux, de la même manière que la veille, la diarrhée ou la faim corrigent la valeur du faciès hippocratique.

47 Enfin, le pronostic lui-même peut être rectifié durant l’examen. Il peut ainsi passer de δεινότατον, si le visage est profondément altéré, à ἧσσον δεινόν, si la vision de cette altération est compensée par l’audition des réponses positives du patient concernant les circonstances de l’apparition du symptôme.

48 L’absence d’ordre et de clôture des énumérations, la possibilité de cas intermédiaires dans les alternatives, l’esquisse de séries continues, les différences de tonalité et les mouvements de rectification débordent donc la structure logique de ce texte. Cet écart entre la présentation textuelle du pronostic et la pratique effective qui transparaît à travers cette présentation s’explique par la transposition dans la logique de l’écriture d’un processus qui relève du mélange des sensations. Dans la pratique, le pronostic n’est pas la conclusion d’un raisonnement construit à partir des données sensibles ; il relève d’un jugement esthétique qui exprime l’équilibre mobile des perceptions qui se conjuguent, se confondent, se tempèrent mutuellement, tout au long de la consultation et du suivi médical du patient, modifiant jusqu’à l’opposer à elle-même l’impression générale qu’en tire le médecin. Le jugement ne quitte donc pas le registre de la sensibilité, comme en témoigne par ailleurs L’Officine du médecin (c. 1) qui énumère « … ce qui peut être perçu (ἔστιν αἰσθέσθαι) et par la vue, et par le toucher, et par l’ouïe, et par l’odorat, et par le goût, et par le jugement (καὶ τῇ γνώμῃ) » (Kühlewein II, 30 = III, 272 L.), passage dans lequel, comme l’a remarqué Critias cité par Galien, la γνώμη est, au même titre que les sensations, objet de l’αἰσθέσθαι13. 49 L’évocation de l’examen du malade par les Épidémies IV, 43, dans le désordre, l’incomplétude et l’ambiguïté d’une note elliptique, reflète bien cette opération conjointe de l’observation et du jugement chez le médecin, à quoi s’ajoute l’intrication des sensations du patient et du praticien : [Savoir] que les jugements [se font] par les yeux, les oreilles, le nez, les mains… (τοῖσιν ὄμμασι, τοῖσιν οὔασι, τῇσι ῥισί, τῇ χειρὶ αἱ κρίσεις), et [que] les autres choses par lesquelles on connaît (οἵσι γινώσκομεν) [sont] : le patient, le praticien qui, en chaque cas, touche, ou sent, ou goûte, et a connaissance (γνούς) du reste :

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cheveux, complexion, peau, vaisseaux, tendons [autre traduction possible : nerfs], muscles, chair, os, moelle, cerveau, le sang et ses effets, intestin, estomac, bile, les autres humeurs […] pouls, tremblements, spasmes, hoquets, respiration, fèces : ce par quoi on connaît (οἵσι γινώσκομεν)14. 50 Comme le suggérait déjà Fernand Robert, il faut sans doute comprendre à la lettre l’injonction du traité Des humeurs, c. 8 (Jones15, 78 = V, 488 L.), lequel, après avoir énuméré certains signes que le médecin doit associer dans un jugement, conclut : Ταῦτα διαγεγυμνᾶσθαι, « voilà quelle est la gymnastique à acquérir »16.

51 Dans les Épidémies VI, ce mouvement du médecin autour du malade, recueillant les éléments du pronostic, les choisissant et les mêlant selon leur valeur relative, est résumé ainsi : ῾Η περὶ τὸν νοσέοντα οἰκονομίη καὶ ἐς τὴν νοῦσον ἐρώτησις· ἃ διηγεῖται, οἷα, ὡς ἀποδεκτέον, οἱ λόγοι· τὰ πρὸς τὸν νοσέοντα, πρὸς τοὺς παρεόντας, καὶ τὰ ἔξωθεν (2, 24 : Manetti-Roselli17, 46 = V, 290 L.)18.

52 Ce texte des Épidémies VI trouve son unité si l’on y voit l’abrégé du jugement pronostique. Prenant ce parti, je proposerais la traduction suivante de ce passage, en laissant la traduction d’οἰκονομίη et de λόγοι en suspens : L’économie autour du malade, et l’interrogation sur la maladie : le contenu de son discours, sa qualité, ce que cela indique. Les logoi : ce qui est relatif au malade, à l’entourage, à l’environnement.

53 La première phrase distingue les deux moments de l’investigation clinique : la perception des symptômes dans un mouvement d’inspection tout autour du patient, l’interrogation du malade et l’évaluation de ses propos selon leur contenu, la manière dont ils sont proférés et les indications que le médecin peut en tirer en vue d’un pronostic. Οἱ λόγοι ne désigne à mon sens ni les paroles du malade, ni celles du médecin. Si οἱ λόγοι signifiait les propos du malade, l’expression serait redondante par rapport à ce qui précède. On comprendrait mal, par ailleurs, qu’elle désigne les paroles du médecin, car il serait alors fait mention d’un acte du médecin dans un contexte qui concerne l’élaboration d’un jugement sur l’état du malade ; et quand bien même notre texte évoquerait ici l’activité du médecin, on ne comprendrait pas pourquoi il ne mentionnerait que la parole médicale comme activité auprès du malade. C’est pourquoi il est préférable de penser que οἱ λόγοι désigne des arguments qui s’ajoutent aux données tirées de l’observation directe et de l’écoute du malade. L’énumération qui suit précise donc à quoi se rapportent ces arguments : ce qui est relatif à la connaissance du malade, de son entourage, de son environnement. Cette formule est proche du premier Aphorisme qui lui aussi évoque le malade, l’entourage, l’environnement (τὸν νοσέοντα, καὶ τοὺς παρεόντας, καὶ τὰ ἔξωθεν) 19 concourant, dans un contexte différent, à l’action thérapeutique du médecin. Le mouvement d’ensemble du texte procède par cercles concentriques, depuis la perception et l’écoute du patient jusqu’à la considération des éléments les plus extérieurs.

54 Cette occurrence unique d’οἰκονομίη dans la Collection hippocratique mérite une attention particulière. Le contexte de la formule montre qu’il s’agit ici d’investigation clinique et non de thérapeutique, en sorte que οἰκονομίη ne saurait désigner ici un « arrangement » actif de l’environnement domestique du patient par le médecin. Par ailleurs, le καὶ qui suit ἡ περὶ τὸν νοσέοντα οἰκονομίη ne permet pas de penser que l’οἰκονομίη comprend les questions du médecin, puisque l’interrogation sur la maladie s’ajoute à l’économie autour du malade. Si l’interrogation s’y ajoute, l’οἰκονομίη ne peut

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alors désigner que la gestion des perceptions, car perceptions et interrogation constituent la totalité de l’investigation clinique directe du patient. L’économie autour du malade désigne donc la gestion du corps du médecin autour du corps de son patient, c’est-à-dire la distribution des points de vue dans l’espace qui permet de saisir et d’assimiler au mieux les traits pertinents de l’aspect du malade et de son environnement. Si on rapporte cette formule au c. 2 du Pronostic, elle peut désigner aussi la gestion du temps de la consultation. Le va‑et‑vient entre la considération de l’ensemble et l’examen du détail, le retour du regard, avec une acuité plus soutenue, sur des éléments déjà envisagés, la rectification de l’impression qui se dégage au fur et à mesure des perceptions, tout cela relève en effet d’une économie du temps de la perception. Une telle gestion du temps jointe à celle de l’espace est exprimée, dans un contexte différent, par la triade du temps, du mode et du lieu (ὁ χρόνος, ὁ τρόπος, ὁ τοπός) dans l’Officine du médecin20. S’y ajoutent peut-être les interventions des divers sens selon l’énumération des Épidémies IV, 43, et le produit pondéré de tous ces éléments sensibles21. Sous la forme logique défaillante d’énumérations inachevées et de dichotomies ouvertes, le c. 2 du Pronostic transcrit cette économie sensible des perceptions cliniques.

Anatomie et physiologie de la sensibilité

55 L’évaluation critique des perceptions concerne non seulement les symptômes perçus, mais également la capacité du médecin de percevoir et de juger correctement, comme le montre le Prorrhétique II. Ce traité pose le problème de la désobéissance du malade aux prescriptions du médecin ; l’auteur se demande comment déceler les écarts de régime, tant pour l’alimentation que pour l’exercice. Ces écarts sont aisés à déceler chez le malade alité et soumis à la diète, mais plus difficiles à discerner lorsqu’on a affaire à un homme « qui va et vient et mange beaucoup ». L’auteur prescrit de visiter un tel patient chaque jour dans le même endroit, à la même heure, et surtout quand le soleil vient de se lever. Nécessairement, c’est surtout à cette heure que l’homme vivant régulièrement se trouve, quant à la constitution de la couleur et de tout le corps, dans un état d’égalité (ἀνάγκη τὸν δικαίως διαιτώμενον μάλιστα ταύτην τὴν ὥρην ὁμαλῶς ἔχειν τῆν κατάστασιν τοῦ χρώματός τε καὶ τοῦ ξύμπαντος σώματος) ; et, pour la même raison aussi, c’est à ce moment que l’homme qui le soigne aura l’intelligence et la vue les plus perçantes (διὸ καὶ ὁ ἐπιμελόμενος ὀξύτατός τ᾽ ἂν εἴη καὶ τὸν νόον καὶ τοὺς ὀφθάλμους ὑπὸ τοῦτον τὸν χρόνον) (c. 4 : IX, 14 L.). 56 Dans ce passage, l’auteur du Prorrhétique II utilise ses connaissances physiologiques pour définir les meilleures conditions de la consultation, en jugeant, d’un regard semblable, non seulement de l’état du patient, mais également de celui du médecin qui l’ausculte. Le médecin trouve alors, dans une application réflexive de la médecine, l’outil qui lui permet de juger la relation médicale elle-même. En effet, les processus de la perception et du jugement ne sont pas essentiellement différents chez le médecin et chez le patient. Ainsi, la collecte des observations par le médecin au chevet du malade et l’élaboration du jugement médical sont susceptibles d’une description biologique, au même titre, par exemple, que la description des troubles de la perception ou du jugement chez un patient. C’est pourquoi la gnoséologie qui sous-tend la pratique clinique doit s’accorder aux conceptions biologiques de la médecine hippocratique. C’est le cas dans ce passage : les mêmes raisons permettent de comprendre l’état

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d’égalité du corps du patient et l’acuité de la vue et de l’intelligence du médecin. Tout mouvement, toute nourriture, toute boisson modifie l’équilibre humoral et, partant, l’aspect du corps. Le bruit provoqué par ces activités empêcherait le médecin de discerner les signes de l’évolution de la maladie et ceux d’un écart éventuel de régime, si le patient n’était visité au moment où son corps est, de jour en jour, le plus égal à lui- même, car non encore troublé par les activités quotidiennes. De même, les sens et l’intelligence du médecin disposent de toute leur acuité le matin, car ils ne sont pas encore troublés par les multiples observations et jugements pratiqués dans la journée. Ces observations et ces jugements ne sont rien d’autre, du point de vue médical, que des flux d’humeurs comparables à ceux qui sont suscités par l’activité, la nourriture ou la boisson.

57 En raison de cette réflexivité de la médecine, les passages de la Collection hippocratique concernant l’anatomie de la perception, les pathologies sensorielles et même la thérapeutique de la douleur, bien que rédigés en vue d’un traitement des malades, fournissent des éléments qui contribuent à la compréhension de la conception médicale du jugement clinique effectué par le médecin. Je me bornerai à quelques indications.

58 Malgré la diversité des thèses physiologiques et des descriptions anatomiques dont témoigne la Collection hippocratique, certains caractères communs peuvent être dégagés. En particulier, les traités hippocratiques considèrent en général que des fluides corporels véhiculent la sensation, l’intelligence et la motricité. Cela ressort, d’une part, des pathologies comportant une altération du mouvement du sang ou de l’air dans les vaisseaux, lesquelles impliquent une altération consécutive de la sensibilité, de l’intelligence ou de la motricité, et d’autre part de la pratique thérapeutique visant à réduire une sensation douloureuse par une interruption ou une dérivation du flux dans les vaisseaux. Par exemple, Maladie sacrée, c. 4, explique l’engourdissement [νάρκη] d’une partie par une interception du flux d’air dans les vaisseaux (Jouanna22, 12 = VI, 369 L.). Parfois, le ralentissement du cours du sang est rapporté à son refroidissement, notamment par le phlegme, comme en Maladies II, c. 8, qui explique ainsi l’immobilité et la torpeur du malade (τὸ σῶμα ἀτρεμίζειν καὶ κεκωφῶσθαι, Jouanna23, 139-140 = VII, 16 L.). L’arsenal thérapeutique contre la sensation de douleur comprend l’usage du chaud et du froid, de la saignée, de la cautérisation, pratiques qui visent à dériver, à ralentir ou à interrompre un flux humoral. Par exemple, Lieux dans l’homme, c. 40, prescrit, « pour la douleur de la tête (ὀδύνης ἐν κεφαλῇ), [de] tirer du sang par les vaisseaux ; si la douleur ne cesse pas et dure longtemps, cautérisez les vaisseaux, et la santé se rétablit » (Joly24, 70 = VI, 330 L.).

59 Un même usage de la saignée contre les douleurs expliquées par un rassemblement du sang est attesté par le c. 11 de Nature de l’homme (Jouanna25, 196 = VI, 60 L.). Les indices d’une fonction psychique des fluides corporels sont ainsi nombreux. Maladies I va jusqu’à affirmer : « Le sang dans l’homme apporte la plus grande part de l’intelligence (πλεῖστον συμβάλλεται μέρος συνέσιος) ; aux dires de certains, il l’apporte tout entière. » (c. 30 : Potter26, 176-178 = VI, 200 L27.)

60 Toutefois, à ma connaissance, aucun passage de la Collection n’attribue explicitement la transmission de la sensation aux vaisseaux. Cette imprécision peut en partie s’expliquer par l’absence de distinction nette entre la sensibilité, l’intelligence et la motricité, de sorte qu’il est difficile de délimiter le champ sémantique des termes désignant une faculté ou une déficience psychique. Par exemple, ἀναισθησία désigne parfois l’inconscience, parfois la privation d’une sensibilité spécifique ; il est difficile de savoir

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si νάρκη, l’engourdissement, désigne seulement un trouble moteur, ou s’il s’y joint une anesthésie de la partie engourdie, et la même indécision sémantique pèse par exemple sur le sens de κωφός : muet, sourd, aveugle ou stupide. Mais l’absence d’explicitation des voies de la sensibilité a sans doute une raison plus profonde, que révèle une étude des trajets des vaisseaux.

61 En effet, l’étude des anatomies28 dans la Collection hippocratique ne permet de désigner aucun centre vers lequel les vaisseaux convergeraient pour transmettre des informations sensorielles. Par exemple, la description du c. 11 de Nature de l’homme (Jouanna, 192-196 = VI, 58‑60 L.) reprise en Nature des os, c. 9 (Duminil, 144-146 = IX, 174-176 L.), qu’Aristote, en Histoire des animaux, III, 3, 512b11 sqq., attribue à Polybe, contient quatre paires de vaisseaux, dont la première descend de l’arrière de la tête, par le cou, les jambes et l’extérieur des chevilles vers les pieds, la deuxième descend de la région des oreilles, par les testicules, vers la face interne des pieds, la troisième, partant des tempes, forme un chiasme à hauteur des mamelles puis, par la rate ou par le foie, descend aux reins et au fondement, et la quatrième, partant des yeux, par les bras, la rate ou le foie, aboutit au pénis. La description de Nature des os, c. 8 (Duminil, 144 = IX, 174 L.), qu’Aristote, en Histoire des animaux, III, 2, 511b23 sqq., attribue à Syennésis de Chypre, suit le trajet de deux veines qui partent des yeux pour descendre le long du dos en formant un chiasme, atteindre respectivement le foie et la rate, puis les reins et les testicules. À ces deux veines s’ajoute une nouvelle paire qui part des mamelles et se dirige vers les jambes en formant, elle aussi, un chiasme. Dans ces deux schémas, il n’est question ni du cerveau, ni du cœur, ni des phrènes. Lieux dans l’homme, c. 3 (Joly, 40-42 = VI, 280‑282 L.), décrit neuf vaisseaux de la tête, qui tous partent du sinciput. Un vaisseau descend au milieu du front puis se divise en longeant chaque côté du nez, deux vont à l’angle interne de l’œil, deux passent au milieu de l’espace entre les tempes et les oreilles, deux au milieu de l’espace compris entre ces derniers et les oreilles, deux aux oreilles elles-mêmes. Par ailleurs, ce texte décrit le cheminement de deux veines qui, partant du sinciput, longent les oreilles puis se réunissent en rejoignant la « veine cave » qui descend entre la trachée et l’œsophage à travers le diaphragme et le cœur. Ce schéma ne permet pas de voir dans les vaisseaux des organes de transmission entre les sens et un centre. Le seul lien que Lieux dans l’homme établit entre le cerveau et un organe sensoriel par l’intermédiaire des vaisseaux concerne, au c. 2 (Joly, 40 = VI, 278 L.), les yeux. Mais alors le flux s’effectue de l’encéphale vers les yeux et sert à humecter la pupille. Maladie sacrée n’établit pas non plus un lien direct entre le cerveau et les organes sensoriels. En décrivant le trajet de chacune des deux grosses veines qui montent depuis les pieds, le traité achève sa description ainsi : Juste auprès de l’oreille elle se cache et se divise en cet endroit là : l’embranchement le plus gros, le plus grand et le plus creux aboutit au cerveau, un autre à l’oreille droite, un autre à l’œil droit, un autre à la narine. (c. 3 : Jouanna, 12 = VI, 366 L.)

62 Une telle division met bien en communication l’oreille, l’œil, le nez et le cerveau, mais ne fait pas du cerveau un centre de convergence.

63 Ainsi, même quand elles évoquent certains organes sensoriels et certains organes qui, tels le cœur ou le cerveau, pourraient prétendre à un rôle de centralisation des signaux sensoriels, les anatomies des vaisseaux ne sont manifestement pas construites pour justifier la transmission des informations depuis les sens jusqu’à un centre de convergence qui serait le siège du sens commun ou du jugement. Au contraire, le rôle de l’appareil vasculaire est de servir de support anatomique à la thèse selon laquelle,

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dans le corps, tout communique avec tout. Plusieurs descriptions anatomiques tirées de cette compilation que constitue Nature des os vont dans ce sens, notamment ce passage du c. 11 ( = début de Vaisseaux selon Galien29), qui affirme : Les vaisseaux qui se répandent à travers le corps lui donnent souffle, flux et mouvement (πνεῦμα καὶ ῥεῦμα καὶ κίνησιν), germant en grand nombre d’un vaisseau unique (ἀπὸ μιᾶς πολλαῖ διαβλαστέουσαι) ; où commence et où finit ce vaisseau unique, je ne le sais, car dans un cercle on ne peut trouver de commencement (κύκλου γὰρ γεγενημένου ἀρχὴ οὐκ εὑρέθη). (Duminil, 149 = IX, 182 L.)

64 Une thèse similaire est défendue par Lieux dans l’homme : « Toutes les veines communiquent et s’écoulent l’une dans l’autre (κοινωνέουσι δὲ πᾶσαι αἱ φλέβες καὶ διαρρέουσιν ἐς ἑωυτάς). » (c. 3 : Joly, 42 = VI, 282 L30.)

65 De même l’angiologie du c. 9 de Nature des os ajoute aux quatre paires de veines principales d’une part « des vaisseaux nombreux et variés (πολλαί τε καὶ παντοῖαι) qui partent du ventre et se répandent dans le corps », d’autre part des vaisseaux qui partent des principaux et qui communiquent entre eux (ἐς ἀλλήλας διαδιδόασι) (Duminil, 146 = IX, 176 L.).

66 Pour autant que les fluides sont les vecteurs de la sensation ou de l’intelligence, il faut donc concevoir ces dernières comme des fonctions globales du corps, comme l’affirme Maladie sacrée : « Il existe dans le corps tout entier de la †pensée† tant qu’il participe à l’air (γίνεται γὰρ ἐν ἅπαντι τῷ σώματι τῆς †φρονήσιος†, τέως ἂν μετέχῃ τοῦ ἠέρος). » (C. 16 : Jouanna, 29 = VI, 390 L31.)

67 C’est dans ce cadre et à cette condition que l’on peut comprendre l’affinité élective de certains lieux du corps avec la sensation, comme « la région de la poitrine » qui, selon le c. 19 de Nature des os ( = Vaisseaux), parce qu’elle retient le sang, « de tout le corps, ressent le plus les sensations (παντὸς τοῦ σώματος περὶ τὸν θώρηκα μάλιστά ἐστιν ἡ αἴσθησις) » (Duminil, 158 = IX, 196 L.)32. Comme on le voit, la sensibilité exacerbée de la poitrine n’exclut pas celle du reste du corps. Une thèse similaire est reprise par le c. 17 de Maladie sacrée : En provenance du corps tout entier, des vaisseaux se dirigent vers le cœur qui les maintient liés ensemble, en sorte qu’il perçoit (αἰσθάνεσθαι) toute souffrance (τις πόνος) ou tension (τάσις) qui vient à se produire chez l’homme. (Jouanna, 31 = VI, 392 L.)

68 Toutefois, comme on le sait, Maladie sacrée attribue, non au cœur ni aux phrènes, mais au cerveau, la fonction principale en matière de pensée : il est le messager (διαγγέλλων, c. 16 : Jouanna, 29 = VI, 390 L.) et l’interprète (ἑρμηνεύς, ibid. ; τὸν ἑρμενεύοντα, c. 17 : Jouanna 30 = VI, 392 L.) de la σύνεσις. Des commentateurs de Maladie sacrée rapportent à une influence d’Alcméon ce rôle privilégié du cerveau. Selon Théophraste, en effet, Alcméon pensait que « tous les sens sont en quelque sorte suspendus (συνηρτῆσθαι) au cerveau »33. Hermann Diels34, déjà, pensait qu’Hippocrate avait tiré le rôle de l’air de Diogène d’Apollonie, cependant que l’importance du cerveau, comme siège de la σύνεσις, procédait d’Alcméon. Selon Max Wellman35, l’ensemble du traité serait dérivé d’Alcméon. Harold Won Miller, en 1948, en revient au partage de Diels et tente de dégager ce qui, dans le traité hippocratique, provient de chacun des deux présocratiques36. Or, cette contamination de l’interprétation du traité hippocratique par la pensée d’Alcméon suscite un malentendu concernant la fonction du cerveau et le sens de la σύνεσις dans Maladie sacrée37.

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69 Miller est le meilleur représentant de ce malentendu, quand il déclare : « The principal thesis is unambigous: it is the brain wich, because it has received the phronêsis of pneuma, is the organic center of σύνεσις; and it is the « interpreter » and the « messenger » to consciousness of the sensory impressions of the whole organism38. »

70 En réalité, le cerveau n’est nullement, pour l’auteur de Maladie sacrée, le siège d’un sens commun qui recevrait des informations en provenance des divers sens. Comme on l’a vu, le trajet des vaisseaux ne correspond pas à un tel schéma : le cerveau, s’il est irrigué par des veines en provenance de tout le corps, n’est pas un centre de convergence des voies de la sensibilité. Le c. 16 précise ce qu’il faut entendre par « interprète de la σύνεσις » : C’est lui, en effet, qui est pour nous l’interprète de ce qui provient de l’air (ἐστι τῶν ἀπὸ τοῦ ἠέρος γινομένων ἑρμηνεύς) […]. Or l’air lui fournit la pensée (τὴν δὲ φρόνησιν αὐτῷ ὁ ἀὴρ παρέχεται). Or, lorsque l’homme attire à lui le souffle (τὸ πνεῦμα) [par l’inspiration], le souffle parvient d’abord dans le cerveau (ἐς τὸν ἐγκέφαλον πρῶτον ἀφικνεῖται), et de la sorte, l’air se répand (σκίδναται) dans le reste du corps (loc. cit.).

71 Ainsi, le cerveau ne reçoit pas les sensations pour les interpréter, il n’est pas le messager des processus corporels auprès de l’âme. Sa fonction se situe en amont : il est l’interprète et le messager, auprès du corps, de l’intelligence immanente à l’air ambiant. En diffusant l’air dans la totalité du corps, il distribue à ce dernier l’intelligence qu’il a d’abord reçue39. La σύνεσις désigne donc, non la compréhension des sensations en provenance du corps, mais la répartition de l’intelligence dans les diverses parties du corps, relativement aux circonstances. Dès lors, quand ce même texte affirme : Les yeux, les oreilles, la langue, les mains et les pieds ne font qu’exécuter ce que le cerveau conçoit (οἷα ἂν ὁ ἐγκέφαλος γινώσκῃ, τοιαῦτα ὑπηρετέουσι). Car il existe dans le corps tout entier de la pensée (φρονήσιος) tant qu’il participe à l’air ; or, pour ce qui concerne la compréhension (σύνεσις), le cerveau est le messager (ibid.)40, il faut comprendre que, par son action de ventilation, le cerveau anime chaque partie du corps et permet ainsi aux yeux de voir ou aux oreilles d’entendre. Le manuscrit M qui porte ὑπηρετέουσι (ils « exécutent », selon la traduction de J. Jouanna qui adopte cette leçon41) à la place de πρήσσουσι (Θ : ils « agissent » – leçon suivie par É. Littré), indique de façon plus nette encore que le rôle du cerveau se situe en amont de toute sensation. Comme dans le traité Des lieux dans l’homme, le cerveau est à l’origine, et non à l’arrivée, des flux sensoriels. Si, comme l’affirme le c. 14, c’est « depuis » le cerveau que nous viennent les sentiments (ἐξ οὐδενὸς ἡμῖν αἱ ἡδοναὶ γίνονται […] ἢ ἐντεῦθεν, καὶ λύπαι 42), si c’est « par » lui surtout que nous pensons et que nous concevons, regardons, entendons, etc. (τούτῳ φρονέομεν μάλιστα καὶ νοέομεν καὶ βλέπομεν καὶ ἀκούομεν, ibid.) et si nous éprouvons craintes et terreurs morbides à partir du cerveau (ἀπὸ τοῦ ἐγκεφάλου, Jouanna, 26 = VI, 388 L.), cela ne signifie pas que le cerveau seul sent ou pense, mais que les fonctions psychiques de l’individu sont conditionnées par la ventilation du corps assurée par l’encéphale. Ainsi nous devenons fous à cause de l’humidité du cerveau ; quand, en effet, il est plus humide que dans l’état naturel, nécessairement il bouge, et du fait qu’il bouge, ni la vue ni l’ouïe ne sont stables (Jouanna, 26 = VI, 388 L.).

72 Pour comprendre ce texte, il faut se garder d’imaginer la conscience comme un homoncule siégeant dans le cerveau, homoncule dont les perceptions seraient rendues

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instables par les mouvements de son support. Ce n’est pas ainsi que le médecin hippocratique se représente la pensée. L’humidité, précise le c. 13, élargit les veines : l’étiologie des troubles de la vue et de l’ouïe est mécanique. Par son mouvement, le cerveau perturbe l’aération de l’œil et de l’oreille.

73 La sensation et le jugement ne sont donc pas des attributs du cerveau, mais du corps tout entier, en tant que, par le cerveau, il est ventilé. C’est pourquoi, dans sa critique du prétendu rôle des phrènes ou du cœur, l’auteur conteste non leur capacité de sentir, mais la priorité de leur fonction sur celle du cerveau : « [Le diaphragme] ne ressent rien avant (πρότερον) les autres parties du corps. » (c. 17 : Jouanna, 30 = VI, 392 L.) Cependant, le cœur perçoit au plus haut point (αἰσθάνεται μάλιστα) [l’état de chagrin ou de joie43], de même que le diaphragme. Cependant, aucune de ces deux parties n’a part à la pensée (τῆς μέντοι φρονήσιος οὐδετέρῳ μέτεστιν), mais de tout cela c’est le cerveau qui est la cause (αἴτιος) (ibid. : Jouanna, 31 = VI, 394 L.). 74 Le cerveau est donc la cause de la capacité des phrènes et du cœur, comme du reste du corps, d’éprouver des sensations, car quant à lui, « il perçoit la pensée issue de l’air44 avant (πρῶτος) toutes les autres parties du corps » (ibid.).

75 Les textes hippocratiques, même lorsqu’ils font intervenir l’encéphale, ne supposent jamais une nécessaire réception par le cerveau pour qu’il y ait sensation. Ainsi, dans le c. 2 de Lieux dans l’homme, si l’audition distincte est expliquée par la pénétration du son à travers la méninge dans le cerveau, il y a déjà sensation « de bruit et de clameur (ψόφον καὶ ἰαχήν) » (Joly, 39 = VI, 278 L.) autour de l’oreille. Le gain de qualité peut s’expliquer, non par la nature psychophysique du cerveau, mais par la nature physique du conduit qui y mène et permet un rendu discriminant du son. On trouve d’ailleurs chez Diogène d’Apollonie une explication du même ordre du ψόφον ἄναρθρον produit par un conduit auditif trop large (Théophraste, De sensu, 41 = 64 A 19 D.‑K.) ; mais surtout, le texte même de Lieux dans l’homme confirme cette lecture, en comparant les portées respectives de l’olfaction et de l’audition, et en affirmant que l’absence d’ouverture de la méninge au niveau nasal (il y a là « quelque chose de mou comme une éponge ») réduit la capacité de sentir au loin.

76 De même, lorsque le c. 8 de Maladies II établit l’étiologie suivante d’une cécité survenant lors d’une affection, « Quant à la perte de la vision, elle est due au fait que le cerveau est situé en avant de la tête et qu’il est enflammé » (Jouanna, 139 = VII, 16 L.), la cécité n’est pas nécessairement une cécité corticale. Elle provient peut-être, comme dans Maladie sacrée, d’un effet mécanique, la partie antérieure de l’encéphale comprimant les yeux ou les vaisseaux qui y arrivent. Le c. 4 du même traité décrit un cas similaire de gonflement du cerveau dû au regorgement des petites veines périphériques, conduisant, cette fois, à une surdité : Le cerveau remplit la cavité auriculaire avec sa propre masse et, étant donné que l’air qu’elle contient n’est plus en même quantité qu’auparavant et ne rend plus le même son, elle ne témoigne pas (οὐκ ἐνσημαίνει) des paroles avec autant de netteté, et pour cette raison il y a dureté d’ouïe (Jouanna, 135 = VII, 12 L.).

77 Dès lors, ces traités de la Collection hippocratique paraissent s’accorder sur les points suivants : 1. la sensation, l’intelligence et la motricité ne sont pas nettement distinguées ; 2. lorsqu’un organe comme le cerveau ou le cœur est doté d’une affinité particulière avec la sensibilité ou l’intelligence, celle-ci n’exclut pas la sensibilité des autres parties du corps ;

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3. il y a sensation dès la pénétration dans le corps. La sensation n’exige pas le transfert de l’information à un centre ; 4. le rôle général des vaisseaux est de rendre compte de la solidarité de toutes les parties du corps. Dans la mesure où ils sont les vecteurs de la sensation, ils en assurent, non pas la transmission, mais la diffusion.

78 C’est là, me semble-t-il, la raison majeure du peu d’attention accordé aux voies de la sensibilité : la médecine ne se pose pas la question d’une conversion d’un signal physique en un phénomène psychique, et, de ce fait, elle ne désigne aucun organe pour accomplir cette fonction, ni ne cherche à poursuivre le cheminement des sensations jusqu’à ce centre. La sensation est suffisamment expliquée dès que l’on peut rendre compte d’une modification de l’état général du corps à partir de l’action d’une réalité extérieure.

Conclusions

79 Ces traits communs concernant les conceptions anatomiques, physiologiques et pathologiques de la sensation doivent, pour conclure, être rapportés à l’usage que le médecin lui-même fait des sensations dans sa pratique clinique. Conformément à la réflexivité de la médecine, on doit s’attendre à ce que les directives concernant les perceptions des médecins et l’élaboration de leur jugement au chevet du malade aient pour soubassement les conceptions qu’ils se forgent de la physiologie de la sensation et du jugement. Or, deux caractères dominent la formation du jugement médical : d’une part, qu’il s’agisse de pronostic ou de thérapeutique, le médecin n’applique pas une procédure fixe et universelle pour construire son jugement. Aux règles définitives établies par le raisonnement, il préfère l’attention aux sensations du patient et aux siennes propres, dont il tire une mesure singulière, qu’il renouvelle pour chaque malade, et, pour un même cas, tout au long du suivi de la maladie. D’autre part, dans l’élaboration d’un tel jugement pronostique ou thérapeutique, le médecin ne sépare pas le moment de la saisie des données sensibles de celui de leur synthèse et de leur évaluation. Le calcul des sensations n’est autre que leur tempérament, c’est-à-dire leur continuelle conjugaison, leur renforcement ou leurs compensations mutuelles, selon leur valeur habituelle et l’état général du patient tel qu’il a pu être évalué par les perceptions précédentes. Le jugement n’est pas administré par un principe logique, fût- ce un principe de congruence. Il relève d’une économie du regard, qui, d’un même mouvement, collecte les signes, les soupèse, les balance, condamne ou délivre le malade, ou reste en suspens, dans un jugement esthétique qui n’est pas d’emblée définitif mais au contraire renouvelé, corrigé, ouvert, et, à ce titre, toujours plus compliqué que sa transcription littéraire.

80 Or, les anatomies des vaisseaux nous enseignent que les médecins hippocratiques ne traçaient pas de voies directes entre les organes des sens et un centre où siégerait le principe du jugement et de la conscience. Il y a sensation à la surface, dès le contact du chaud avec la peau, ou la pénétration du bruit dans l’oreille, c’est‑à‑dire dès la modification du corps par un agent extérieur. Ces sensations sont ensuite vraisemblablement véhiculées et mêlées dans les vaisseaux qui n’ont ni origine ni destination, mais qui diffusent dans le corps tout entier et modifient, selon les fluides qu’ils transportent, l’état général de l’individu. Le jugement n’est, semble-t-il, rien d’autre que cette confluence matérielle des humeurs qui véhiculent les sensations.

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81 La maîtrise de l’art médical est donc en quelque sorte une automédication : les directives gouvernant la clinique dressent les éléments d’un régime des perceptions, excluant la considération des symptômes locaux, conseillant les heures propices à l’acuité du regard et de l’intelligence, orientant le jugement par les sens dans le temps et dans l’espace, pour susciter, par la comparaison, un mélange concordant des symptômes perçus et du savoir acquis, dans une crase sans résidu. Au régime des aliments, des exercices et des remèdes pour les malades correspond donc une économie des perceptions pour le médecin.

82 En guise d’épilogue, je voudrais ajouter que le soubassement physiologique de la conception du jugement médical doit être versé au dossier concernant l’énoncé du traité de l’Ancienne médecine selon lequel il faut viser à une mesure ; or il n’y a pas de mesure – pas plus du reste qu’un nombre ni qu’un poids – à quoi l’on puisse se référer pour connaître ce qui est exact, si ce n’est la sensation du corps (τοῦ σώματος τὴν αἴσθησιν) (c. 9 : Jouanna 45, 128 = I, 588-590 L.).

83 Ici encore, le texte avance une idée théorique, celle d’une mesure quantitative, pour lui substituer un critère sensible, la sensation du corps. Celle-ci doit être comprise dans un sens physique, comme le montre l’usage, dans le c. 15, du terme ἀναισθητότερα appliqué à des réalités inanimées pour distinguer les effets du chaud acerbe (τὸ θερμὸν καὶ στρυφνόν) et du chaud fade (τὸ θερμὸν καὶ πλαδαρόν) non seulement sur l’homme, mais aussi sur le cuir, et sur le bois, et sur beaucoup d’autres corps qui sont moins sensibles que l’homme (οὐ μόνον ἐν ἀνθρώπῳ, ἀλλὰ καὶ ἐν σκύτει καὶ ἐν ξύλῳ καὶ ἐν ἄλλοισι πολλοῖσιν ἅ ἐστιν ἀνθρώπου ἀναισθητότερα) (Jouanna, 138 = I, 606 L.). 84 Cette acception physique de la sensation ne contraint pas à réduire le champ de τοῦ σώματος τὴν αἴσθησιν, dans le c. 9, à la sensibilité du corps du malade. Le jugement du médecin, parce qu’il a affaire à des patients toujours différents, ne peut lui-même trouver de mesure sinon dans la sensation, par son propre corps, de l’ensemble des symptômes de chaque malade. Le rassemblement, dans un jugement, de ces perceptions, est une affaire physique : affaire de mélange, dans la totalité du corps du praticien, de ce qui provient de chaque sens et de ce qu’il retient des perceptions précédentes et des valeurs habituelles de ces signes.

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ANNEXES

Pronostic, c. 2 Texte établi par B. Alexanderson, ma traduction mot à mot en face

Σκέπτεσθαι δὲ χρὴ ὧδε ἐν τοῖσιν ὀξέσι Il faut observer ceci dans les maladies aiguës : νοσήμασι· πρῶτον μὲν τὸ πρόσωπον τοῦ d’abord le visage du patient, s’il est semblable à νοσέοντος, εἰ ὅμοιόν ἐστι τοῖσι τῶν ceux des bien portants, mais surtout s’il est ὑγιαινόντων, μάλιστα δέ, εἰ αὐτὸ ἑωυτῷ. semblable à lui-même. Ce serait le plus favorable, Οὕτω γὰρ ἂν εἴη ἄριστον, τὸ δὲ et le plus contraire au semblable, le plus ἐναντιώτατον τοῦ ὁμοίου, δεινότατον. dangereux.

Εἴη δ᾽ ἂν τὸ τοιόνδε· ῥὶς ὀξεῖα, ὀφθαλμοὶ κοῖλοι, κρόταφοι ξυμπεπτωκότες, ὦτα ψυχρὰ Voici ce que ce serait : nez effilé, yeux enfoncés, καὶ ξυνεσταλμένα καὶ οἱ λοβοὶ τῶν ὤτων tempes affaissées, oreilles froides et contractées, ἀπεστραμμένοι καὶ τὸ δέρμα τὸ περὶ τὸ et les lobes des oreilles écartés, et la peau de la μέτωπον σκληρόν τε καὶ περιτεταμένον καὶ région du front sèche, tendue tout autour, et aride. καρφαλέον ἐὸν καὶ τὸ χρῶμα τοῦ ξύμπαντος Et la couleur du visage tout entier jaune ou noire. προσώπου χλωρὸν ἢ μέλαν ἐόν.

῍Ην μὲν οὖν ἐν ἀρχῇ τῆς νούσου τὸ Si au début de la maladie le visage est ainsi, et πρόσωπον τοιοῦτον ᾖ καὶ μήπω οἷόν τε ᾖ qu’on ne soit pas encore capable de rassembler les τοῖσιν ἄλλοισι σημείοισι ξυντεκμαίρεσθαι, autres signes en un jugement, il faut interroger ἐπανερέσθαι χρή, μὴ ἠγρύπνησεν ὁ ἄνθρωπος l’homme, s’il a souffert d’insomnie, de forte ἢ τὰ τῆς κοιλίης ἐξυγρασμένα ἰσχυρῶς, ἢ diarrhée ou de faim ; λιμῶδές τι ἔχῃ αὐτόν.

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Καὶ ἢν μέν τι τούτων ὁμολογῇ, ἧσσον νομίζειν et s’il accorde quelqu’un de ces points, savoir que δεινὸν εἶναι· κρίνεται δὲ ἐν ἡμέρῃ καὶ νυκτί, c’est moins grave. Cela se juge en un jour et une ἢν διὰ ταύτας τὰς προφάσιας τὸ πρόσωπον nuit, si par ces raisons le visage est ainsi. Mais s’il τοιοῦτον ᾖ. ῍Ην δὲ μηδὲν τούτων φῇ, μηδὲ ἐν dit non sur ces points, et que dans le temps τῷ χρόνῷ τῷ προειρημένῷ καταστῇ, εἰδέναι indiqué cela ne cesse pas, il faut savoir que c’est τοῦτο τὸ σημεῖον θανατῶδες ἐόν. signe de mort.

῍Ην δὲ καὶ παλαιοτέρου ἐόντος τοῦ νοσήματος ἢ τριτίου, τὸ πρόσωπον τοιοῦτον ᾖ, Si la maladie étant plus ancienne que trois jours, le περί τε τούτων ἐπανερέσθαι, περὶ ὧν καὶ visage est ainsi, interroger sur les points que j’ai πρότερον ἐκέλευσα, καὶ τἄλλα σημεῖα dits d’abord, et considérer les autres signes, ceux σκέπτεσθαι, τά τε ἐν τῷ ξύμπαντι σώματι, καὶ du corps tout entier et ceux des yeux. τὰ ἐν τοῖσιν ὀφθαλμοῖσιν.

῍Ην γὰρ τὴν αὐγὴν φεύγωσιν ἢ δακρύωσιν ἢ Si en effet les yeux fuient la lumière, ou versent διαστρέφωνται ἢ ὁ ἕτερος τοῦ ἑτέρου des larmes, ou divergent, ou si l’un devient plus ἐλάσσων γίνηται, ἢ τὰ λευκὰ ἐρυθρὰ ἴσχωσιν petit que l’autre, ou si le blanc de l’œil devient ἢ πελιδνὰ ἢ μέλανα φλέβια ἐν ἑωυτοῖσιν, ἢ rouge ou si de petits vaisseaux livides ou noirs λῆμαι φαίνωνται περὶ τὰς ὄψιας ἢ apparaissent en lui, ou si de la chassie apparaît ἐναιωρεόμενοι ἢ ἐξίσχοντες ἢ ἔγκοιλοι autour des pupilles, ou s’ils sont agités, ou ἰσχυρῶς γινόμενοι ἢ τὸ χρῶμα τοῦ ξύμπαντος exorbités, ou profondément enfoncés, ou si la προσώπου ἠλλοιωμένον ᾖ, ταῦτα πάντα κακὰ couleur du visage tout entier est altérée, savoir νομίζειν εἶναι καὶ ὀλέθρια. que tout cela est mauvais et funeste.

Il faut observer aussi ce qui apparaît par-dessous Σκοπεῖν δὲ χρὴ καὶ τὰς ὑποφάσιας τῶν des yeux dans le sommeil. Si en effet quelque ὀφθαλμῶν ἐν τοῖσιν ὕπνοισιν· ἢν γάρ τι chose apparaît du blanc, les paupières étant ὑποφαίνηται ξυμβαλλομένων τῶν βλεφάρων fermées, sans que cela vienne d’une diarrhée ou de τοῦ λευκοῦ μὴ ἐκ διαρροίης ἢ φαρμακοποσίης la prise d’une potion, ou sans habitude de dormir ἐόντι ἢ μὴ εἰθισμένῳ οὕτω καθεύδειν ainsi, le signe est fâcheux et rigoureusement signe φλαῦρον τὸ σημεῖον καὶ θανατῶδες σφόδρα. de mort. ῍Ην δὲ καμπύλον γένηται ἢ πελιδνὸν Si par ailleurs la paupière se retourne, ou devient βλέφαρον ἢ χεῖλος ἢ ῥὶς μετά τινος τῶν livide, ou la lèvre, ou le nez, avec quelqu’un des λλων σημείων, ε δέναι χρ γγ ς όντα το ἄ ἰ ὴ ἐ ὺ ἐ ῦ autres signes, il faut savoir qu’il est sur le point de . θανάτου mourir.

NOTES

1. J’indique la pagination dans l’édition utilisée (ici, Kühlewein 1895-1902) et dans l’édition Littré 1839-1861. Lorsqu’il n’existe pas de traduction française plus récente, je suis la traduction de Littré en la corrigeant le cas échéant. 2. Joly 1972. Je modifie légèrement le texte pour les derniers mots (je ne suis pas la correction de Thivel), et modifie la traduction. 3. Joly 1967. 4. Traduction empruntée à Jouanna & Magdelaine 1999. 5. La Collection hippocratique témoigne par ailleurs de la recherche d’un lien entre les symptômes apparents et les affections cachées. Le traité De l’art, notamment, affirme (c. 11) que le médecin peut, à partir de symptômes visibles, accéder à des maladies cachées au regard des yeux : « ce qui échappe au regard des yeux, tout cela est vaincu par le regard de l’intelligence (῞Οσα γὰρ τὴν

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τῶν ὀμμάτων ὄψιν ἐκφεύγειν, ταῦτα τῇ τῆς γνώμης ὄψει κεκράτηται). » (Texte et traduction de Jouanna 1988, p. 237 = VI, 20 L.) Cf. Vents, c. 3 (Jouanna 1988, p. 106 = VI, 94 L.) et Régime, I, 11 (Joly 1967, p. 13 = VI, 686 L.). 6. Pour ce traité, je suis l’édition d’Alexanderson 1963 ; je traduis (en suivant ici Littré). 7. Lichtenthaeler 1948, p. 52. 8. Voir Lichtenthaeler 1963, p. 43-101. 9. ᾽Επισκέπτεσθαι δὲ χρὴ τὴν ἀρχἠν τοῦ ἐμπυήματος ἔσεσθαι λογιζόμενον ἀπὀ τῆς ἡμέρης ἧς τὸ πρῶτον ὁ ἄνθρωπος ἐπύρεξεν, « il faut considérer le commencement de l’empyème, en comptant à partir du jour où le malade a eu, pour la première fois, de la fièvre. » (Alexanderson, 214 = II, 150-152 L.) 10. Le texte de ce chapitre, établi par Alexanderson 1963, et ma traduction mot à mot en regard sont donnés en annexe. 11. Ou : « le blanc devient rouge ou livide ou de petits vaisseaux noirs y apparaissent ». 12. On peut remarquer que deux signes opposés (les yeux exorbités et les yeux enfoncés) vont dans le sens d’un même pronostic. 13. Galien, In Hippocratis De Officina medici, I, 1 : Kühn XVIII B, 655, 7 = 88 B 39 D.- K. 14. Je suis le texte de Langholf 1990, p. 51 note 78 ( = V, 184 L.), sauf sa ponctuation, et modifie sa traduction. Je retiens notamment, pour le début du texte, la lecture difficile, mais qui me semble juste, de Littré qui fait de αἱ κρίσεις le sujet de la première proposition et entend par ce mot le jugement du médecin (on pourrait aussi y voir les jugements des maladies en des points critiques locaux, avec la même ponctuation). V. Langholf comprend ainsi le début du paragraphe : [il faut affirmer (ou : il a été dit )] qu’[on observe] avec les yeux, les oreilles, le nez, la main. [Il y a] les crises, et les autres choses par lesquelles on fait une observation. Smith 1994, en proposant de corriger ἱδρῶν (manuscrits) par ἰδῶν (« voyant ») plutôt que par ὁ δρῶν (« le praticien ») à la suite de Littré, est conduit à faire du malade lui-même celui qui a connaissance de ses symptômes : « the ill personn, seeing, touching, smelling or tasting, and knowing in the other ways » (p. 136). La suite du paragraphe énumérerait alors peut-être des éléments plus techniques, accessibles au seul médecin. La possibilité même de ces ambiguïtés témoigne à mon sens d’une théorie sous-jacente du jugement médical comme mélange physique de sensations du malade et du médecin. 15. Jones 1931. 16. Robert 1975. 17. Manetti & Roselli 1982 établissent le même texte que Littré. 18. Je remercie M. R. Alessi, qui prépare l’édition de ce texte dans la C.U.F., pour les indications très précises qu’il a bien voulu me communiquer, confirmant, dans l’état de son travail, la leçon que je suis ici. 19. Aphorismes, I, 1 : IV, 458 L. 20. Officine du médecin, c. 2 : Kühlewein II, 30 = III, 76 L. 21. Galien commente Épidémies VI, 2, 24 (Wenkebach & Pfaff 1956, p. 115-118 = Kühn, XVII B, 994-1001) en faisant de ἡ περὶ τὸν νοσέοντα οἰκονομίη le titre générique de ce qui est décrit dans le texte hippocratique : l’usage des savoirs du médecin dans une appréhension globale du patient, de ses propos et de son environnement domestique. La formule similaire ἡ περὶ τὸν κάμνοντα οἰκονομίη est reprise par Galien p. 157 ( = Kühn, XVII B, 63) à propos du texte hippocratique des Épidémies VI, 3, 12 (V, 299 L.). 22. Jouanna 2003. 23. Jouanna 1983. 24. Joly 1978. 25. Jouanna 2002. 26. Potter 1988. 27. J’emprunte la traduction à Littré.

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28. Voir Duminil 1983 et 1998. 29. Kühn, XIX, 128 (le traité est mentionné sous ce titre, comme « complément au Mochlique », dans le glossaire établi par Galien des termes hippocratiques, s.v. παραστάσας). Voir Duminil 1983, p. 86 et sa notice de 1998, p. 75 sqq. 30. Similarité, aussi, du principe de circularité, affirmé dès l’incipit de Lieux dans l’homme : « À mon avis, rien dans le corps n’est commencement, mais tout est également commencement et fin ; en effet, un cercle étant tracé, le commencement ne peut être trouvé » (c. 1 : Joly 1978, 38 = VI, 276 L.), mais ce principe trouve à cet endroit une application en pathologie plutôt qu’en anatomie. 31. Je suis le texte établi par Jouanna 2003, qui comprend des améliorations notables d’un point de vue philologique par rapport aux éditions précédentes, dont certaines placent la phrase entière entre des croix. J. Jouanna conserve cependant φρονήσιος entre des croix, non pour de pures raisons philologiques, puisqu’il montre dans une note détaillée que le génitif partitif sujet n’est pas impossible, mais parce que « pour supprimer toute contradiction, c’est […] κινήσιος que l’on pourrait proposer de lire à la place de φρονήσιος » (p. 120, note 4 de la p. 29). En effet, au c. 7 il est dit que l’air fournit au corps pensée et mouvement (τὴν φρόνησιν καὶ τὴν κίνησιν), et le c. 16 affirme, juste avant notre passage, que « l’air fournit la φρόνησις au cerveau ». J. Jouanna conclut : « Si la pensée est déposée dans le cerveau, il reste que l’air fournit le mouvement au corps ». Pourtant, ces propositions n’impliquent pas que le cerveau soit l’organe exclusif de la pensée. De cela, on ne peut donner de meilleure preuve que cette phrase elle-même. 32. Duminil 1998 traduit : « Les sensations de tout le corps se font sentir surtout à la poitrine ». Je choisis ici la traduction de Littré, considérant παντὸς τοῦ σώματος comme un génitif partitif. 33. ῾Απάσας δὲ τὰς αἰσθήσεις συνηρτῆσθαί πως πρὸς τὸν ἐγκέφαλον. (Théophraste, De sensu, 26 = D.-K. 24 A 5.) 34. H. Diels, ap. D.-K., 6e éd., tome 2, page 68, note de la ligne 11. 35. Wellmann 1929. 36. Ce traité a fait l’objet de plusieurs études de la part de J. Pigeaud, notamment dans Pigeaud 1981, p. 33-41. J. Pigeaud fait remarquer à juste titre (p. 41) que le terme de ψυχή n’est pas dans le texte. Il confère à l’auteur de Maladie sacrée une position « moniste ». Son interprétation demeure cependant confuse à mon sens, notamment quand il fait du cerveau « l’instrument du passage du signifiant au signifié » (p. 36). Voir aussi Pigeaud 1987, p. 5663. 37. Sur l’histoire de l’interprétation du traité, voir la notice détaillée de Jouanna 2003, notamment p. LVIII-LIX pour la question qui nous intéresse ici. Ces pages montrent bien l’effort intellectuel nécessaire pour éviter les projections rétrospectives de nos conceptions sur ce texte (voir aussi p. 121, note 5 de la p. 29). 38. Miller 1948, p. 176. 39. Une telle interprétation se heurte à l’affirmation du c. 16 selon laquelle « l’air se répand dans le reste du corps après avoir déposé [et même, déposé complètement : καταλελοιπώς] dans le cerveau ce qu’il a de plus actif en lui-même, c’est-à-dire ce qui est pensant et contient l’intelligence » (Jouanna 2003, 29 = VI, 390 L.). Cette objection est exposée par J. Jouanna dans la note 4 de la p. 29 (p. 119-121) de l’édition de la C.U.F. Mais, comme on l’a vu et comme on va le voir, plusieurs passages du traité montrent que l’auteur pense que l’air demeure chargé d’intelligence après son passage dans le cerveau, et que la différence est de degré et de priorité : le cerveau reçoit le premier l’air chargé d’intelligence, et par là même, il perçoit de façon plus précise que les autres parties du corps et est à la source de leur animation. Il reste à comprendre καταλελοιπώς comme signifiant qu’aucune parcelle d’intelligence ne parvient à une partie du corps sans avoir d’abord été déposée dans le cerveau, qui est non un réceptacle, mais un relais indispensable, le « messager » de la pensée pour chaque partie du corps.

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40. Traduction Jouanna légèrement modifiée : je supprime désormais les croix entourant φρονήσιος et je remplace « mais » par « or », puisqu’il n’y a pas d’opposition entre la présence de la pensée dans le corps tout entier tant qu’il est ventilé par le cerveau, et l’affirmation que le cerveau est le messager de la compréhension. 41. Grensemann 1968 choisit déjà cette leçon. 42. « La source de nos plaisirs […] n’est autre que cet endroit-là, qui est également la source de nos chagrins […] » (Jouanna, 25 = VI, 386 L., trad. Jouanna.) 43. Il ne convient pas de distinguer une sensibilité physique, que le traité concéderait au cœur et au diaphragme (affectés matériellement par l’état du reste du corps dans la joie ou la peine) et la sensibilité psychique (la conscience) que l’auteur réserverait au cerveau. É. Littré interprète cependant ainsi le texte, puisqu’il traduit ici αἰσθάνεται par « se ressentent ». Mais au c. 14, on trouve ce verbe (αἰσθανόμενοι) pour qualifier la sensibilité par le cerveau. La distinction dans la traduction de Littré (« se ressentent » dans un cas, « ressentant » dans l’autre) n’est donc pas justifiée. 44. Voire la « pensée de l’air » : τῆς φρονήσιος τοῦ ἠερος. 45. Jouanna 1990.

RÉSUMÉS

Qu’est-ce qu’une sensation pour un médecin hippocratique ? Cette question est traitée ici à partir d’une recherche sur le rôle que les traités chirurgicaux et le Pronostic accordent aux sensations du malade d’une part, du praticien d’autre part, dans l’élaboration du jugement médical, selon ses deux moments principaux que sont l’estimation d’un pronostic et le choix d’une conduite thérapeutique. L’hypothèse mise en œuvre est celle de la réflexivité de la médecine hippocratique : la représentation que les médecins se faisaient de l’élaboration du jugement médical à partir des signes sensibles doit être conforme aux théories médicales de la sensation et du jugement. Si cette hypothèse est valide, la pratique clinique hippocratique doit refléter les conceptions médicales de la sensation et du jugement, et peut donc en témoigner. Cette étude confirme cette hypothèse et établit que le jugement résulte, pour les médecins hippocratiques, d’un mélange des sensations. Ces dernières sont comprises comme des processus physiologiques dont les vecteurs de diffusion sont, selon notamment certains textes anatomiques, les vaisseaux. Aucun texte hippocratique, pas même Maladie sacrée, ne localise un siège de la sensation ou du jugement. Les conseils adressés aux médecins pour viser l’exactitude dans un jugement toujours singulier (Ancienne médecine, 9) relèvent d’un régime des sensations (« l’économie autour du malade » d’Épidémies VI) analogue au régime des aliments et des exercices que les médecins prescrivent à ceux qui les consultent. Par‑delà leurs différences doctrinales, une certaine unité des traités qui forment le noyau de la Collection hippocratique est ainsi confirmée. Cette unité est d’abord celle de la théorie du mélange compris comme crase, qui joue dans la conception du jugement médical à partir des sensations un rôle éminent.

To a Hippocratic mind, what is a sensation? This paper aims at addressing this question by examining which role the treatises about surgery and the Prognostikon assign to the sensations either of the patient or of the practitioner, in the working out of a prognosis and the choice of the treatment. The paper bears out the hypothesis according to which the clinical practice of Hippocratic physicians mirrored their views of sensation and judgment, and so gives evidence for

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them. In their view, judgment is the result of a mixing of sensations that in turn are physiological processus spread through vessels: no Hippocratic text, including The Sacred Disease, locates a seat of sensation or judgment. Pieces of advice that aim at helping physicians to form exact judgments (Ancient Medicine, 9) belong to a regulation of sensations similar to the regulation of food and exercises prescribed for their patients. So, beyond their doctrinal differences, the treatises that constitute the core of the Hippocratic Collection show some sort of unity, primarily in understanding mixture as crasis. This notion plays a major role in the view of medical judgment as resulting from sensations.

INDEX

Mots-clés : sensation, médecine, signe, jugement Keywords : sensation, medicine, sign, judgment

AUTEURS

LAURENT AYACHE Lycée Dumont d’Urville, Toulon

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Les polémiques sur la perception entre stoïciens et académiciens

Jean-Baptiste Gourinat

Cet article est la version remaniée d’une communication présentée au séminaire du Centre Léon Robin sur la perception, le 19 janvier 1996. Certains développements ont également fait l’objet d’une communication lors d’une journée d’étude sur Cicéron organisée par C. Grellard, D. Lefebvre et C. Lévy le 31 janvier 2011. Au cours des années, elle a bénéficié de nombreuses discussions sur cette question, notamment avec le regretté Michael Frede, avec David Sedley lors de la présentation de sa communication sur la définition stoïcienne de la phantasia kataleptike au Centre Léon Robin, et enfin avec Håvard Løkke lors d’un récent séminaire au Centre Léon Robin.

1 Un certain nombre des termes et des concepts que nous utilisons encore sont nés dans la philosophie antique. Nous avons souvent oublié le sens qui était alors le leur, ainsi que le contexte dans lequel ils sont apparus. Ce n’est pas la moindre utilité de la lecture des philosophes antiques que de nous permettre de remonter ainsi à la source oubliée de notions que nous croyons connaître, mais dont le sens moderne ne s’est parfois construit que par une succession de transformations à partir du sens primitif.

2 C’est le cas de la notion de perception. Perceptio apparaît pour la première fois dans son sens philosophique dans les Académiques de Cicéron. C’est une des trois traductions qu’il donne du grec κατάληψις. Selon Cicéron, l’emploi philosophique du terme κατάληψις est lui-même une innovation terminologique et conceptuelle de Zénon de Citium. Il s’agit d’une notion centrale dans le débat épistémologique entre stoïciens et académiciens.

3 La question : « existe-t-il des perceptions ? » est en effet au centre de la polémique sur le critère de la vérité. Selon les classifications stoïciennes, il s’agit donc là d’une des subdivisions de la logique : dialectique, rhétorique, espèce définitionnelle, critère1. C’est en un sens une question plus centrale encore, dans la mesure où c’est elle qui détermine la ligne de partage entre dogmatisme et scepticisme. S’il y a des perceptions, on peut être dogmatique, c’est-à-dire stoïcien. S’il n’y a pas de perception, on sera sceptique, puisque l’on suspendra son assentiment.

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4 Dans ces conditions, on ne doit pas s’étonner que le terme ait pris son essor dans les temps modernes à partir du cartésianisme et de sa réfutation du scepticisme. Le sens que le terme prend à partir de Descartes dérive assez directement de l’émergence de la notion dans le stoïcisme et de sa traduction en termes de perceptio par Cicéron. Et si Descartes utilise alternativement percipere et comprehendere dans les Méditations, c’est parce que c’est déjà ce que fait Cicéron (ainsi qu’Augustin dans le Contra Academicos)2. C’est en mettant en parallèle les premières Méditations et les Académiques de Cicéron que l’on peut voir se former notre notion de perception, alors que trop souvent on remonte de Descartes à Aristote, ce qui n’a aucune justification historique.

5 Analyser l’emploi du terme chez Cicéron et, plus généralement, les polémiques entre stoïciens et académiciens dont il se fait l’écho permettra d’une part de rendre aux Académiques de Cicéron la place qui leur revient et, d’autre part, de mieux percevoir le sens originel de la notion de perception.

1. La notion stoïcienne de perception et ses ambiguïtés

A. De la κατάληψις à la perceptio

6 Cicéron utilise trois traductions différentes du terme κατάληψις : cognitio, perceptio et comprehensio (Ac. Pr. II, 17 ; cf. De Fin. III, 17).

7 Comprehensio est la traduction que Cicéron qualifie à deux reprises de traduction verbum e verbo (Ac. Pr. II, 17 ; II, 31). Cette expression est souvent traduite par « mot à mot ». Ainsi Bréhier traduit-il : « κατάληψιν, quam ut dixi verbum e verbo exprimentes comprensionem dicemus » (II, 31) de la manière suivante : « catalêpsis que, je l’ai dit, je traduis mot à mot par compréhension »3. En fait, Cicéron veut dire plus précisément qu’il traduit le mot à partir du mot, c’est-à-dire qu’il traduit le mot à partir de son sens non philosophique d’origine par le mot latin correspondant dans le même sens non philosophique. Comprehensio traduit en effet littéralement l’idée de « saisie avec le poing » qui est celui du terme grec κατάληψις à l’origine, et que Zénon lui conservait métaphoriquement : Une fois qu’elle était acceptée et approuvée, il l’appelait « compréhension », par ressemblance avec les choses que l’on prend avec la main : c’est de là qu’il avait tiré ce nom, que personne n’avait employé avant lui pour désigner une telle chose. (Ac. Post. I, 41.)

8 La traduction de κατάληψις par comprehensio reprend donc dans la langue latine un usage métaphorique que Zénon avait introduit dans la langue grecque pour le terme κατάληψις.

9 L’emploi de la traduction par perceptio repose sur la formation analogique de ce terme latin et du terme grec. Per-ceptio est formé en latin de la même manière que κατά‑ληψις en grec, per-pouvant être considéré comme une traduction de κατά-et -ceptio comme une traduction de –ληψις.

10 Cicéron a donc pu considérer que perceptio constituait un décalque littéral de κατάληψις. En revanche, le sens de « saisie avec le poing » n’est pas conservé, perceptio signifiant plutôt « récolte », ce qui demeure évidemment présent dans le sens que nous employons le plus couramment en français, où la « perception » désigne le service

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chargé de la collecte des impôts pour le Trésor public. Le sens habituel de perceptio en latin est donc plus éloigné de celui du grec κατάληψις que le terme comprehensio.

11 Cognitio enfin traduit plus simplement le sens dans lequel Zénon emploie le terme κατάληψις, autrement dit le sens littéral et non métaphorique que Zénon a donné au terme grec. Cette traduction est néanmoins imprécise, car elle n’indique pas quel type de connaissance est la κατάληψις, alors qu’il est évident qu’il s’agit d’une cognition d’un genre particulier.

12 Les trois traductions adoptées par Cicéron sont donc complémentaires : cognitio traduit le sens littéral non métaphorique, mais de façon imprécise, comprehensio et perceptio précisent le sens de la cognitio, l’un en traduisant la métaphore, l’autre par une analogie morphologique. Cicéron privilégiera comprehensio et perceptio mais il manifeste ainsi un sens remarquable du non-recouvrement des champs sémantiques de deux langues différentes : c’est ce sentiment qui explique son besoin de passer d’une traduction à l’autre.

13 L’usage métaphorique du terme κατάληψις fait partie d’une métaphore plus vaste qui assimile les différents états cognitifs de l’âme aux différentes positions de la main touchant ou saisissant un objet, et c’est cette métaphore développée qui donne le sens précis de ce qu’est la perception. Toujours selon Cicéron, mais cette fois dans la première version des Académiques, le Lucullus, Zénon distinguait nettement la représentation4, l’assentiment, la perception et la science en tant que quatre positions ou états différents de l’âme, comparables respectivement à la main ouverte, la main repliée, le poing fermé et le poing enserré dans l’autre main : Zénon l’exprimait par un geste, car quand il avait montré sa main ouverte, les doigts étendus, il disait : « voilà comment est la représentation ». Quand il avait contracté légèrement ses doigts, il disait que l’assentiment est de ce genre. Puis quand il avait complètement refermé sa main et formé le poing, il disait que c’était la compréhension, et c’est à partir de cette comparaison qu’il a donné son nom à la chose, d’un nom qui n’existait pas auparavant, κατάληψις ; enfin, quand il avait placé sa main gauche sur la droite et qu’il avait enserré son poing étroitement et fortement, il disait que telle était la science, dont personne n’est capable, sinon le sage5.

14 Main ouverte, main repliée, poing fermé et mains refermées l’une sur l’autre sont quatre positions différentes de la main, quatre façons de toucher et de saisir un objet. L’usage de cette métaphore de la main et du poing par les stoïciens est attesté de façon indépendante par , qui ne l’attribue pas à Zénon, mais aux stoïciens en général, tout en la limitant à la science : la science, dit-il par deux fois, est selon les stoïciens « la partie directrice de l’âme disposée d’une certaine manière, comme le poing est la main dans une certaine position (pos echon) »6. Même si Sextus ne l’applique qu’à la science, la métaphore se comprend dans le contexte de l’application des différentes positions de la main aux différents états cognitifs de l’âme, et l’on ne peut donc guère douter qu’il ne s’agisse de la même métaphore, que certains successeurs stoïciens de Zénon ont complétée par la notion technique de pos echon. En rapprochant la métaphore originale de Zénon exposée dans les Premiers Académiques, II, 145 de sa trace dans les textes de Sextus (P. II, 81 ; M. VII, 39) qui comparent la science au poing fermé et serré, on peut supposer que chez les successeurs stoïciens de Zénon qui ont conservé la métaphore de la main, la perception devait être, au même titre que la science, un certain état de l’âme, l’âme πως ἔχον, c’est‑à‑dire l’âme « disposée d’une certaine manière »7. Dans la doctrine stoïcienne, un tel état est caractérisé par sa non-

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permanence, par opposition à une qualification durable (celle qui résulte d’une qualité) : il s’agit d’une position ou d’une disposition, comme la position assise8, le poing ouvert ou fermé9. Il semble que les mouvements soient aussi des pos echonta, mais sur ce point nos sources sont malheureusement moins claires, car Plotin est muet sur cette question, tandis que Simplicius donne « celui qui court » comme exemple de l’un des sens de la catégorie du « quel »10, sens qui précisément semble correspondre au pos echon, mais sans que cela soit explicite 11. En tout état de cause, l’assentiment, comme la représentation et l’impulsion, sont des mouvements de l’âme12, de sorte qu’ils sont bien l’âme pos echon, ce qui implique que, au moins en ce qui concerne l’âme, certains mouvements relèvent bien du pos echon. Les modifications qui consistent dans l’âme pos echon, malgré l’image statique de la main dans une certaine position, sont donc moins des états que des mouvements. Mais, dans certains cas, toutefois, la disposition peut devenir durable : c’est le cas de la science, qui sera décrite comme une disposition ferme et inébranlable, et l’on peut penser qu’il en va de même pour la compréhension : de fait, Plutarque, qui décrit représentation, assentiment et impulsion comme des mouvements, n’y inclut pas la compréhension – mais cela peut être dû soit au contexte, soit au fait qu’il considère la compréhension comme une espèce de l’assentiment. La comparaison entre les différents états de la main et les différentes dispositions cognitives de l’âme (représentation, assentiment, perception, science) est précisément utilisée pour décrire des degrés différents de fermeté et de stabilité dans des processus qui vont du simple toucher à la saisie ferme. Dans la métaphore développée par Zénon telle qu’en témoigne Cicéron, de même que le poing est la main dans une certaine position, la perception est l’âme dans une certaine position, mais ces positions sont loin d’être identiques, et il semble que certaines de ces « positions » soient en fait des mouvements, tandis que d’autres ont plus de stabilité. Une complication supplémentaire vient du fait que certains au moins de ces mouvements de l’âme ne sont pas seulement des mouvements de l’âme, mais sont aussi des facultés (δυνάμεις13).

15 Entre la représentation, l’assentiment et la perception, le texte du Lucullus II, 145 fait seulement état d’une différence de position ou de disposition de l’âme, comparable à différentes positions de la main, différentes façons de saisir un objet, selon une fermeté croissante. Mais, de fait, la description des Académiques I, 41 implique une différence plus radicale entre une pure passivité qui est celle de la représentation et un acte d’approbation et d’acceptation qui commence avec l’assentiment. La représentation consiste simplement à être affecté et modifié par une chose extérieure, à en recevoir une impression, tandis que l’assentiment consiste en une manière d’approbation, une façon d’« ajouter foi » à la représentation, selon l’expression de Cicéron14. C’est donc un acte d’adhésion de l’âme à l’impression qu’elle reçoit, tandis que la représentation est un phénomène passif. C’est ce que la métaphore dissimule quelque peu, mais que confirme Sextus, M. VII, 237, selon qui la perception est, au même titre que l’assentiment et l’impulsion, une modification de l’âme différente de la représentation, qui est passive, tandis que la perception et les autres modifications « sont beaucoup plus des activités » (πολὺ μᾶλλον ἐνέργειαι). 16 Dans la séquence graduée décrite dans le Lucullus II, 145, la perception apparaît comme distincte de l’assentiment, de sorte que l’assentiment apparaît comme l’état intermédiaire entre représentation et perception. Mais il y a en fait deux sens du terme « assentiment » : un sens spécifique et un sens générique15 qui permet de définir tout aussi bien la perception ou compréhension comme une forme spécifique d’assentiment.

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C’est la définition que transmet Sextus, rapportant la polémique d’Arcésilas contre Zénon : ἡ καταλήψις καταληπτικῆς φαντασίας συγκατάθεσίς ἐστιν, « la compréhension est l’assentiment d’une représentation compréhensive » (M. VII 154) ; ἦν καταληπτικῇ φαντασίᾳ συγκατάθεσις, « c’est l’assentiment à une représentation compréhensive » (M. VII, 15516).

17 Cette définition peut être à juste titre rapprochée de la description de Cicéron, qui dit que, « quand » la représentation compréhensive est « reçue et approuvée », Zénon l’appelle « compréhension »17. Dans ce sens, la compréhension est une forme de l’assentiment, qui doit être distinguée d’une autre forme d’assentiment plus faible, qui est l’opinion, définie comme assentiment faible ou assentiment à ce qui n’est pas perçu. L’opinion ainsi définie correspond alors à l’assentiment pris dans le sens spécifique du terme dans le passage du Lucullus I, 145. C’est la position attribuée par le même Cicéron à Zénon dans les Seconds Académiques, II, 42, où la compréhension apparaît comme un intermédiaire entre la science et l’ignorance, qui est décrite alors par Cicéron comme la source de l’opinion. De fait, l’opinion est généralement définie par les stoïciens comme συγκατάθεσις ἀσθένης, ce que Cicéron traduit par imbecilla adsensio18. Si l’on compare les deux textes de Cicéron et le texte parallèle de Sextus, M. VII, 151‑152, on constate que la katalepsis occupe toujours une position intermédiaire et que la science est toujours le terme dernier de la hiérarchie. Mais le terme qui précède la katalepsis et par rapport auquel celle-ci se trouve en position médiane varie d’un texte à l’autre : dans le Lucullus II, 145, c’est l’assentiment qui précède (mais Cicéron ne dit pas en l’occurrence que la compréhension est intermédiaire, il se contente de la mentionner après) ; dans la seconde version des Académiques I, 41, la compréhension est intermédiaire entre la science et l’ignorance (inter scientiam et inscientiam), qui est la source de l’opinion (ex qua existebat etiam opinio) ; chez Sextus, M. VII, 151‑152, la katalepsis est intermédiaire entre la doxa et la science. Sextus dit une fois que la katalepsis est « à la frontière entre les deux » (ἐν μεθορίῳ τούτων), puisqu’elle est « intermédiaire entre les deux » (τὴν μεταξὺ τούτων). La première des deux expressions pourrait avoir un sens légèrement dépréciatif mais elle pourrait aussi dériver de la source sceptique de Sextus19, de sorte qu’il serait sans doute imprudent d’en tirer trop de conclusions quant à la doctrine stoïcienne. En tout état de cause, dans les trois témoignages, la katalepsis occupe une place intermédiaire entre un assentiment inébranlable et un assentiment qui est soit indéterminé, soit faible ou faux, identifiable à l’opinion ou source de celle‑ci20.

18 Quant à la sensation (αἴσθησις, sensus), elle sera elle-même une forme de compréhension ou perception. Zénon aurait en effet considéré la sensation comme la combinaison d’une représentation et d’un assentiment (Ac. Post. I, 40). Mais le terme « sensation » est ambivalent, car quod erat sensu comprensum, id ipsum sensum appellabat (« ce qui était compris par un sens, il l’appelait aussi sensation », I, 41), ou, pour le dire en grec, αἴσθησίς ἐστιν ἀντίληψις <δι᾿> αἰσθητηρίου ἢ κατάληψις, « la sensation est soit une saisie par un organe des sens, soit une compréhension »21. Autrement dit, il y a un sens de « sensation » qui désigne un simple affect sensoriel, une aperception par un organe sensoriel. Mais, dans un autre sens, la sensation, c’est une perception, c’est-à-dire la combinaison d’une représentation sensorielle perceptive et de l’assentiment donné à cette représentation.

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19 On a donc l’ensemble suivant : • la représentation (φαντασία, visum) est comme un impact ou une impression venue de l’extérieur (Ac. Post. I, 40), équivalente à la main ouverte qui effleure les choses du bout des doigts (Ac. Pr. II, 145). • l’assentiment (συγκατάθεσις, adsensio, approbatio) prend soit une forme faible, visant une représentation non perçue – il s’agit alors d’une opinion (δόξα, opinio), comparable aux doigts contractés –, soit une forme forte, visant une représentation perceptive – il s’agit alors d’une perception (κατάληψις, comprehensio, perceptio, cognitio), comparable au poing refermé. • la science (ἐπιστήμη, scientia) est considérée tantôt comme un assentiment ferme et irréversible, à la manière de la main gauche appliquée sur le poing droit, tantôt comme le système composé de tels savoirs (σύστημα ἐξ ἐπιστημῶν τοιούτων22).

B. Les ambiguïtés de la notion de perception

20 Qu’est-ce que saisit la perception ? Une chose ? Une proposition ? Une représentation ? Il y a sur ce point un flottement et une ambiguïté, voire déjà des éléments de polémique.

21 L’image de la main semble indiquer que c’est la chose elle-même qui est représentée, acceptée, perçue et connue : toutes ces opérations apparaissent comme autant d’états successifs de l’âme se refermant progressivement sur son objet.

22 De fait, le modèle du toucher n’est pas seulement une métaphore. Pour les stoïciens, la représentation n’est pas une image23 : ils refusent la conception épicurienne selon laquelle il y aurait dans notre âme des images des choses, les fameux « simulacres ». Pour Zénon, la représentation est une impression24, ce n’est pas une image mentale par reflet ou projection. Il y a une forme de contact de la chose à l’âme, qui, en quelque sorte, touche la chose : même dans la vision oculaire, il y a des espèces de bâtons 25 qui sont comme les doigts de la main dans la métaphore de Zénon. Précisément pour cette raison, il s’agit d’autre chose que d’une simple métaphore. Bien sûr, le terme même d’« impression » est une métaphore 26, car la réalité psychique n’est pas un bloc de cire dans lequel il puisse y avoir de véritable impression. Mais la métaphore fonctionne en l’occurrence plutôt comme un modèle. Le processus est exactement analogue.

23 Dans ces conditions, il semble bien que ce soit la chose même qui soit l’objet de la perception. De fait, Cicéron emploie souvent les expressions rem percipere (« percevoir une chose ») ou res percipere (« percevoir des choses ») : Ac. Pr. II, 26 ; 44 ; 101 ; Ac. Post. I, 31.

24 Pourtant, d’après d’autres textes, il semble plutôt que ce soient des propositions ou des représentations qui sont l’objet de l’assentiment, et donc de la perception. Stobée, Ecl. II, 9, p. 88, 4 (SVF III 171), citant probablement Arius Didyme, écrit : συγκαταθέσεις μὲν ἀξιώμασί τισιν, ὁρμὰς δὲ ἐπὶ κατηγορήματα, « les assentiments portent sur certaines propositions, les impulsions sur des catégorèmes… »

25 Pour Brad Inwood, il s’agirait là de la véritable doctrine stoïcienne, parce qu’elle constitue une version moins simplifiée et plus « précise » que la version de l’assentiment à la représentation27. Si on l’interprète comme un argument ad hominem (c’est-à-dire comme un argument qui reprend une thèse stoïcienne pour la retourner

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contre les stoïciens), l’argument d’Arcésilas rapporté par Sextus, M. VII, 154, paraît aller dans le même sens : Si précisément la perception est l’assentiment d’une représentation perceptive, elle est inexistante, d’abord parce que l’assentiment n’est pas relatif à la représentation mais au langage (car les assentiments portent sur les propositions), et deuxièmement parce qu’on ne trouve aucune représentation vraie qui ne serait pas susceptible de devenir une représentation fausse, comme c’est établi par de nombreux exemples variés.

26 Arcésilas paraît ici tout simplement rappeler à Zénon qu’il ne peut pas y avoir de perception puisqu’il définit la perception comme un assentiment portant sur une représentation perceptive alors que la doctrine de Zénon est bien par ailleurs que l’assentiment porte sur une proposition, et non pas sur une représentation : la notion d’assentiment à une représentation – fût-ce une représentation perceptive – est alors inconsistante.

27 La thèse d’un assentiment à la proposition semble d’ailleurs parfaitement illustrée par un passage de Cicéron, selon qui ea quae… percipi dicuntur, « ces choses dont on dit qu’elles sont perçues », c’est : illud est album, hoc dulce, canorum illud, hoc bene olens, hoc asperum, « ceci est blanc, cela est doux, ceci, c’est mélodieux, cela sent bon, et cela, c’est rugueux » (Ac. Pr. II, 21). Autrement dit, à première vue, ces choses perçues prennent la forme de propositions.

28 Il est clair cependant qu’en réalité la notion de κατάληψις (perception) n’a de sens que par rapport à celle de καταληπτικὴ φαντασία (représentation perceptive). Aussi Cicéron dit-il très souvent que « ce qui est perçu », c’est une représentation, visum. Ainsi en Ac. Pr. II, 77 : — Qu’est-ce qui peut être perçu ? — Une représentation, je crois.

29 Beaucoup d’autres textes disent la même chose (Ac. Post. I, 41 ; Ac. Pr. II, 40 ; 41 ; 99). S’il en est ainsi et si la perception est bien une forme de l’assentiment, alors l’objet de l’assentiment et de la perception est bien une représentation. Pour autant, une telle représentation n’est pas nécessairement d’origine sensorielle. L’ensemble des développements de Cicéron dans les Premiers Académiques, ainsi qu’un texte très éclairant de Galien28, indiquent assez clairement que les représentations perceptives qui peuvent faire l’objet de perceptions ne sont pas seulement des représentations sensorielles. Ainsi le texte de Galien explique-t-il qu’un théorème des Éléments d’Euclide peut faire l’objet d’une perception29. Nous dirions plutôt, en prenant l’autre traduction de Cicéron, que nous pouvons le comprendre ou non. La double traduction de Cicéron par les deux termes « compréhension » et « perception » a donné lieu à deux notions différentes, mais la notion zénonienne inclut les deux notions – la perception des choses sensibles et la compréhension d’objets que nous ne comprenons que par des raisonnements. En revanche, pour les stoïciens – peut-être s’agit-il là d’une doctrine postérieure à Zénon, mais elle n’en est pas moins stoïcienne30 –, comprendre un théorème d’Euclide et percevoir que ceci est blanc, c’est la même opération psychique, celle qui consiste à donner son assentiment à une représentation perceptive de la chose, même si l’origine de la représentation n’est pas la même. Or, l’exemple du théorème mathématique montre très bien pourquoi la notion de perception ou de compréhension n’a de sens que par rapport à la notion de représentation perceptive. En ce qui concerne le contenu propositionnel, le géomètre et le néophyte se représentent exactement la même chose. Mais le géomètre, parce qu’il connaît

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l’ensemble des Éléments, comprend vraiment la proposition, de la même manière que, selon Galien, un profane en mathématique comprend que deux et deux font quatre31 : il serait capable de démontrer ce théorème grâce à sa maîtrise des Éléments. Un profane n’a pas de connaissance en mathématiques, et, à la même proposition, il ne donnera qu’un assentiment faible : il aura l’opinion que le théorème est vrai par exemple parce que le géomètre lui dira qu’il est vrai. Un ignorant ne peut donc pas comprendre le théorème parce qu’il n’en a pas de représentation compréhensive. Pourtant, il se représente la même proposition que le géomètre. Mais son assentiment ne peut pas être le même, il ne peut être que faible, parce qu’il est assentiment à quelque chose qui n’a pas été perçu. Il est clair dès lors que la notion de perception n’a de sens que par rapport à la représentation que nous nous faisons de la proposition32.

30 On notera finalement que la proposition est le contenu de la représentation, parce qu’elle est un exprimable, c’est-à-dire ce qui est parallèle et conforme à une représentation donnée : λεκτὸν δὲ ὑπάρχειν φασὶ τὸ κατὰ φαντασίαν λογικὴν ὑφιστάμενον, « ils disent qu’est exprimable ce qui existe dans une représentation rationnelle » (Sextus, M. VIII, 70). L’alternative entre l’assentiment à la représentation et l’assentiment à la proposition n’en est donc pas vraiment une : il n’y a pas de représentation sans contenu, ni de contenu propositionnel auquel on puisse donner son assentiment si on ne se le représente pas d’une façon ou d’une autre. Toute représentation rationnelle est susceptible d’être exprimée dans le langage et possède un contenu propositionnel. Tout assentiment doit donc être en un sens assentiment à une représentation et en un sens assentiment à une proposition. Mais la proposition est ce qui est seulement sous‑jacent dans un certain type de représentation, ce qui en est exprimable. En ce sens, la notion de perception ne peut se comprendre que par référence à la qualité de la représentation, et non d’après la proposition qui en est le contenu. C’est donc à proprement parler à la représentation que l’on donne ou refuse son assentiment33.

31 Aussi est-ce en percevant que nous « saisissons » les choses. Car ce que nous percevons, ce sont des représentations, mais ce que nous nous représentons, ce sont des choses.

2. La définition stoïcienne de la représentation perceptive

32 La conséquence, c’est qu’une grande part de la polémique entre stoïciens et académiciens sur la perception porte en réalité sur l’existence des représentations perceptives, puisque « s’il n’y a pas de représentation perceptive, il n’y aura pas non plus de perception » (Sextus, M. VII, 155).

33 C’est Sextus, M. VII, 248, qui nous donne une citation littérale de la définition de Zénon : Kαταληπτικὴ δέ ἐστιν ἡ ἀπὸ ὑπάρχοντος καὶ κατ᾿ αὐτὸ τὸ ὑπάρχον ἐναπομεμαγμένη καὶ ἐναπεσφραγισμένη, ὁποία οὐκ ἂν γένοιτο ἀπὸ μὴ ὑπάρχοντος. Une représentation perceptive est celle qui provient de ce qui est, qui est imprimée et marquée conformément à ce qui est, et telle qu’elle ne pourrait pas provenir de ce qui n’est pas.

34 Mais c’est par la traduction latine qu’en donne Cicéron dans le Lucullus que nous savons qu’il s’agit de la définition de Zénon34 :

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Illum ita definisse : ex eo quod esset sicut esset impressum et signatum et effictum. Il l’a définie ainsi : celle qui provient de ce qui est, qui est imprimée et marquée et figurée conformément à ce qui est.

35 Comme l’ont fait remarquer F. Sandbach et plus nettement encore G. Striker, cette définition n’est pas une définition qui permettrait de reconnaître subjectivement une représentation perceptive, mais sa définition d’un point de vue objectif : il s’agit d’en décrire les principales propriétés objectives, et non pas d’en permettre la reconnaissance35. De fait, les stoïciens considèrent qu’il n’y a pas besoin de définir ou de décrire la représentation perceptive ou d’en fournir des marques de reconnaissance. En effet, d’après Cicéron, Ac. Pr. II, 17, « ils affirmaient qu’il n’était pas nécessaire de définir ce qu’est la connaissance ou la perception ou (si nous voulons un mot à mot) la compréhension qu’ils appellent κατάληψις ». La représentation perceptive est en effet reconnaissable à son évidence ; or, rien n’est plus clair que l’évidence (ibid. ; cf. Sextus, M. VII, 364). Cette évidence distingue en effet la représentation perceptive des autres comme les serpents « cornus » ont une marque qui les distingue des autres serpents36.

36 La définition est assez longuement commentée par Sextus, dans un développement qui reprend point par point les éléments de la définition de Zénon, et qui est manifestement d’origine stoïcienne. Il est à première vue assez vraisemblable que le commentaire provient de Chrysippe, dont on sait qu’il avait l’habitude de commenter les définitions de Zénon37, et qui en outre était connu pour citer très fréquemment Euripide38, dont le commentaire rapporté par Sextus cite l’Oreste. Ce n’est toutefois pas sûr, et il se peut que certains éléments remontent à Zénon ou au contraire à une déformation postérieure à Chrysippe.

A. La représentation perceptive provient de ce qui existe

37 Le premier point est que la représentation perceptive est « celle qui provient de ce qui existe » (ἡ ἀπὸ ὑπάρχοντος). Sextus la commente ainsi : La première propriété consiste à provenir de ce qui existe, car beaucoup de représentations dérivent de choses qui n’existent pas, comme dans le cas des fous, et ces représentations ne peuvent être perceptives. (M. VII, 249.)

38 Cette explication est en soi claire, mais, dans sa littéralité, elle n’est pas tout à fait compatible avec la doctrine de Chrysippe, et elle ne va pas sans difficulté. Selon cette explication, cette première propriété (ἰδίωμα) de la représentation compréhensive semble renvoyer à la distinction entre représentation (φαντασία) et hallucination (φανταστικόν). Cette distinction est expliquée dans le De placitis, où elle est attribuée à Chrysippe : Une hallucination est une attraction à vide, un affect qui arrive dans l’âme sans être produit par un objet de représentation, comme lorsque quelqu’un se bat contre une ombre ou qu’il bat des mains dans le vide. Car pour une représentation, il y a un objet susceptible de produire une représentation (τῇ γὰρ φαντασίᾳ ὑπόκειταί τι φανταστόν) ; pour une hallucination il n’y en a pas39.

39 L’objet susceptible de produire une représentation, le « représentable » (φανταστόν) est en effet défini dans le même texte du De placitis comme « ce qui produit une représentation » (τὸ ποιοῦν τὴν φαντασίαν). L’hallucination consiste donc à se représenter un être là où il n’y a rien ni personne : lutter contre un fantôme, ou battre des mains dans le vide, voir un monstre effrayant là où il n’y a personne. Dans la théorie stoïcienne, les représentations sensorielles proviennent des affects des organes

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des sens. Lorsque l’affect, par la suite d’un dérèglement, se produit sans objet, il y a dans l’âme ce que les stoïciens appellent une « attraction à vide ». Les fous et les mélancoliques ont des hallucinations, mais les rêves sont également des hallucinations (Diogène Laërce, VII, 50). La clause selon laquelle la représentation perceptive doit provenir de ce qui existe semble indiquer qu’il doit s’agir d’une véritable représentation et non d’une hallucination.

40 Mais, dans ce cas, l’explication donnée par Sextus ne semble pas provenir directement de Chrysippe, car elle ignore précisément la distinction entre représentation et hallucination, en parlant de « représentations qui proviennent de ce qui n’existe pas », et non pas d’hallucinations. Pour que l’explication avancée par Sextus soit parfaitement cohérente avec la distinction entre représentation et hallucination, il faudrait que Sextus dise que la représentation provient de ce qui est, et non d’hallucinations qui n’ont aucun objet, et non pas qu’il dise qu’il y a beaucoup de représentations qui proviennent de ce qui n’existe pas. De fait, quelques paragraphes plus haut (VII, 245), Sextus présente comme une représentation « à la fois vraie et fausse » et non comme une hallucination la représentation qu’on a dans les rêves et qui se produit à la suite d’une « attraction à vide » : il appelle donc « représentation à la fois vraie et fausse » ce que Chrysippe appelle une hallucination et qu’il distingue en tant que telle de la représentation. Selon les distinctions opérées par Chrysippe, un affect psychique provoqué par une « attraction à vide » n’est pas une représentation, tandis que, selon l’exposé de Sextus, il s’agit d’une représentation à la fois vraie et fausse. À vrai dire, la doctrine exposée alors par Sextus paraît assez confuse, car il range sous la même catégorie de la représentation à la fois vraie et fausse deux cas distincts : celui où l’on a une représentation déformée d’un être effectivement présent (Oreste voit Électre comme une Furie) et celui où, par suite d’une attraction à vide, on voit Dion en rêve près de soi alors qu’il n’est pas là. Or seul le second cas est un cas d’hallucination. Sextus, M. VIII, 68, reprend l’exemple d’Oreste voyant des Furies et y ajoute celui d’Hercule prenant ses enfants pour ceux d’Eurysthée, et les analyse comme des représentations : les premières comme des représentations vides40, les autres comme des représentations « déformées » qui viennent bien des objets mais ne leur sont pas conformes.

41 Comme solution à l’incompatibilité entre l’explication de la première clause de la définition et la distinction entre représentation et hallucination, on pourrait supposer que Chrysippe entendait le terme phantasia à la fois dans un sens générique et dans un sens spécifique : dans un sens générique, le terme désignerait tout affect de l’âme, et dans le sens spécifique, il désignerait une impression causée par un objet extérieur par opposition au phantastikon causé par une attraction à vide de l’âme. On remarquera de fait que le terme pathos est le seul qui soit commun à la représentation et à l’hallucination41, mais que l’idée d’une passivité est aussi ce qui oppose la représentation aux activités de l’âme (impulsion, assentiment, perception42), et que, bien que ce terme soit commun aux deux contextes, aucune source ne définit l’« affect » comme un phénomène général de l’âme qui engloberait à la fois représentation et hallucination, de sorte que, dans ce sens très général, c’est bien le terme phantasia qui semble devoir être employé.

42 Une autre possibilité serait que cette clause de la définition de Zénon ait un tout autre sens, selon lequel la représentation « qui provient de ce qui existe » est une représentation vraie (et non pas une vraie représentation), c’est‑à‑dire une

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représentation conforme à son objet43. Une telle interprétation est suggérée par une distinction attribuée aux stoïciens, selon laquelle les représentations compréhensives font partie des représentations vraies (M. VII, 247), et c’est précisément dans ce contexte que Sextus avance et commente la définition de la représentation compréhensive (M. VII, 248). Cette distinction est différente de la distinction avancée par Diogène Laërce, VII, 46, où la représentation compréhensive est directement présentée comme une espèce de la représentation. L’explication donnée par Sextus de ce qu’est une représentation vraie non compréhensive, reposant sur le cas des fous et des mélancoliques (M. VII, 247), est loin d’être claire, et son exégèse de la définition reporte sur la deuxième clause la condition selon laquelle les représentations compréhensives ne sont pas vraies, en décomposant l’exégèse de la seconde clause en deux conditions distinctes, à savoir d’être vraie et d’être exacte et précise44. La décomposition de la seconde clause en deux éléments distincts d’exégèse pourrait laisser penser que, à l’origine, la première clause pourrait avoir été celle qui incluait l’exigence que la représentation soit vraie. De fait, si la décomposition exégétique rapportée ou opérée par Sextus peut sembler quelque peu artificielle, c’est peut-être parce que la définition originelle de Zénon, ne distinguant pas clairement entre une représentation déréglée et une hallucination comme le fera Chrysippe, incluait dans la première clause les représentations qui ne correspondent pas à leur objet réel, soit que cet objet n’existe pas, soit qu’il soit vu de manière déformée et pris pour ce qu’il n’est pas.

43 Ce qui peut expliquer le plus naturellement l’absence du recours à la distinction entre représentation et hallucination, c’est aussi le fait que l’exégèse reprend les termes mêmes de la définition de Zénon. Or il est suffisamment attesté que c’est Chrysippe qui a imposé la distinction entre représentation et hallucination pour que l’on puisse être à peu près assuré que Zénon n’a jamais fait cette distinction et que, de son côté, il a considéré les hallucinations comme des représentations. S’il en est bien ainsi, les représentations à partir de ce qui n’est pas pouvaient pour lui désigner aussi bien ce que Chrysippe appellera des hallucinations que ce qu’il considérera comme des représentations à la fois vraies et fausses : une trace de cette indistinction paraît en effet exister dans l’exposé de Sextus, M. VII, 249, lorsqu’il range sous la même catégorie de la représentation à la fois vraie et fausse à la fois d’authentiques représentations qui ne font que représenter leur objet de façon erronée (Électre qu’Oreste voit comme une Furie) et des « attractions à vide » produites dans les rêves. C’est seulement lorsque Chrysippe a distingué les hallucinations des représentations qu’a pu s’opérer l’exégèse dans laquelle c’est dans la première clause de la définition que l’on dit que la représentation perceptive n’est pas une hallucination et c’est dans la seconde clause que l’on ajoute que cette représentation doit être vraie. De fait, le vocabulaire avec lequel Chrysippe a exposé la distinction entre représentation et hallucination n’est pas le même que celui avec lequel Zénon a décrit la représentation perceptive. Zénon, dans sa définition, parle d’une représentation qui « provient de ce qui existe », tandis que Chrysippe, dans la distinction entre hallucination et représentation, parle d’un « objet de représentation » ou phantaston qui « produit la représentation » (ποιοῦν τὴν φαντασίαν), ce qui implique clairement un sens causal : une représentation se distingue d’une hallucination en ce qu’elle est causée par un objet extérieur, et non par un simple mouvement à vide de l’âme45. La distinction entre représentation et hallucination proposée par Chrysippe est une explication en termes causaux, visant la manière dont la représentation est produite, puisqu’elle se réfère à la « production » de la

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représentation par son objet. Or une telle préoccupation semble absente de la définition de Zénon et de son commentaire rapporté par Sextus, qui s’intéressent seulement à l’existence ou non d’un objet de la représentation, et non à la question de savoir s’il a effectivement produit cette représentation. On peut douter, comme l’a souligné D. Sedley, que la préposition apo (« qui provient de… »), dans la définition de la représentation compréhensive, ait un sens causal, contrairement à ce que l’on admet souvent46. Peut-être ne faut-il pas pour autant y voir un sens « représentatif » de apo comme le soutient Sedley47, car qu’un tel sens existe ne paraît pas indubitablement convaincant48. Et Sextus témoigne qu’à une certaine époque de l’histoire du stoïcisme, une définition redondante et circulaire de « ce qui existe » a été avancée, puisque les stoïciens ont soutenu que « ce qui existe est ce qui suscite une représentation compréhensive »49. À ce point, comme le souligne Sextus, la définition devient parfaitement circulaire, mais elle confirme qu’à partir du moment où Chrysippe a distingué la représentation de l’hallucination en disant que la première était produite par un objet extérieur, alors que la seconde n’était produite que par un mouvement à vide de l’âme, la clause initiale de la représentation compréhensive a été interprétée dans le sens de la distinction entre la représentation et l’hallucination comme posant que la première condition est que la représentation ne soit pas une hallucination. Comme cette distinction et la connotation causale qu’elle contient n’étaient pas déjà articulées par Zénon (ce qui ne l’empêcha pas de devoir affronter l’argument du rêve, puisque c’est précisément l’un de ceux qu’Arcésilas paraît avoir déployés contre lui), il est probable que cette clause avait un sens plus large chez Zénon, et qu’elle visait à la fois le fait qu’une représentation perceptive devait avoir un objet existant, et qu’elle devait se représenter cet objet tel qu’il existe – sans aller toutefois jusqu’à affirmer que cette conformité allait dans les détails, ce qui est réservé à la seconde clause.

B. La représentation perceptive reproduit fidèlement son objet

44 La deuxième caractéristique de la représentation perceptive est qu’elle « est imprimée et marquée conformément à ce qui existe » (κατ᾿ αὐτὸ τὸ ὑπάρχον ἐναπομεμαγμένη καὶ ἐναπεσφραγισμένη). Cicéron traduit cette clause fidèlement en écrivant : « impressum effictumque ex eo unde esset ». Sextus l’explique ainsi : La seconde propriété, c’est non seulement de provenir d’un objet existant, mais de lui être en outre conforme. Car il y a aussi des représentations qui proviennent d’un objet existant mais ne lui ressemblent pas, comme on l’a montré un peu auparavant à propos de la folie d’Oreste. […] Mais encore c’est une représentation imprimée et marquée, afin que toutes les particularités des représentables soient reproduites avec art. De même que les graveurs s’appliquent à toutes les parties de ce dont ils font la finition, et de même que les sceaux portés aux anneaux impriment toujours tous leurs caractères dans la cire, de même ceux qui perçoivent les objets doivent parvenir à en saisir toutes les particularités. (M. VII, 249‑251.)

45 Dans l’explication de cette seconde partie de la définition donnée par Sextus, il y aurait donc deux points : que la représentation soit vraie, et qu’elle soit en tous points fidèles à son objet. Comme cela vient d’être indiqué, il n’est pas certain que cette décomposition de la clause en deux éléments soit conforme aux intentions initiales de Zénon.

46 Le premier point expliqué par Sextus est qu’il ne suffit pas qu’il y ait un objet de la représentation, mais qu’il faut aussi que la représentation lui soit conforme. Le

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développement de Sextus renvoie ici à la folie d’Oreste. Dans le contexte de l’analyse de la représentation et de l’hallucination, Chrysippe citait des vers de l’Oreste d’Euripide50. Or, dans la pièce d’Euripide, la folie d’Oreste connaît deux étapes différentes : lorsque Oreste reconnaît Électre et s’imagine voir à côté d’elle des Érinyes, il est victime d’une hallucination, puisqu’il voit des Érinyes là où il n’y a personne51 ; mais, lorsque Électre lui saisit le bras pour calmer sa panique, il la voit sous l’apparence d’une Érinye52. Il s’agit alors de ce que Sextus appelle une représentation à la fois vraie et fausse : elle provient d’un être existant mais ne lui est pas conforme53. Cette conformité à son objet ne suffit pourtant pas à définir la représentation perceptive. Car cela n’en fait qu’une représentation vraie.

47 Le second point consiste dans l’exactitude et la précision de la représentation. Sextus dit que « toutes les particularités des représentables sont reproduites avec art » (πάντα τεχνικῶς τὰ ἰδιώματα τῶν φανταστῶν ἀναμάττηται). Sextus s’exprime plusieurs fois de la même manière, en disant que ce sont toutes les propriétés de l’objet qui sont reproduites dans la représentation (M. VII, 248, 250, 251). Mais Cicéron nuance cette affirmation en disant qu’il s’agit en fait de toutes les propriétés « qui peuvent tomber dans la perception » (quod cadere in eam potest) et non de « toutes celles qui sont dans la chose » (omnia quae essent in re : Ac. Post. I, 42). Cicéron ne s’explique par sur le sens qu’il faut donner à cette restriction, mais l’hypothèse formulée par Frede 1987, p. 161, est crédible : une représentation sensible ne saisit pas toutes les propriétés d’un objet, mais seulement celles qui relèvent du sens par l’intermédiaire duquel elle nous parvient, ainsi les propriétés visibles pour la vision, ou les propriétés sonores pour l’audition54. Peut-être cela veut-il dire aussi qu’il y a, dans les cas de représentations sensibles, des propriétés (ἰδιώματα) non sensibles qui ne peuvent tomber sous la perception, dans la mesure où elles ne sont pas immédiatement données dans la représentation perceptive, au moins dans la représentation perceptive sensorielle (par exemple le fait qu’il y a des pores est connu uniquement par déduction55) : de fait, selon la classification de Diogène Laërce, VII, 52‑53, seuls les sensibles sont conçus par une « rencontre » ou « chute » (κατὰ περίπτωσιν) dans l’âme. 48 Quant à la clause selon laquelle la représentation reproduit les propriétés de son objet « avec art » (τεχνικῶς), elle doit être rapprochée d’un argument stoïcien rapporté par Cicéron, celui de l’éducation des sens par les arts. Il s’agit en effet d’un argument par lequel les stoïciens cherchaient à prouver la possibilité de représentations perceptives : grâce à l’art (ars) et à l’exercice (exercitatio), les yeux des peintres voient des choses que nous ne voyons pas, et les oreilles des musiciens peuvent reconnaître un interprète au premier son de la flûte (Ac. Pr. II, 20). Sextus fait une comparaison avec le travail de précision des graveurs de sceaux, qui renvoie évidemment à la comparaison de la représentation à une impression. Mais, alors que sa comparaison n’est qu’une comparaison, Cicéron donne un véritable exemple de ce qu’est le caractère « artistique » de la représentation perceptive.

C. la représentation perceptive ne peut pas être confondue avec une représentation fausse

49 La troisième propriété de la représentation perceptive, c’est qu’elle est « telle qu’elle ne pourrait pas provenir de ce qui n’existe pas » (ὁποία οὐκ ἂν γένοιτο ἀπὸ μὴ ὑπάρχοντος). Cette clause figure aussi dans Cicéron : « quale esse non posset ex eo unde non

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esset ». Selon Sextus, M. VII, 252, elle a été rendue nécessaire par les critiques des académiciens : Quant à « telle qu’elle ne pourrait pas provenir de ce qui n’existe pas », ils l’ont ajouté parce que les académiciens n’ont pas admis comme les stoïciens qu’il serait impossible d’en trouver une qui soit totalement indiscernable (κατὰ πάντα ἀπαράλλακτόν τινα). 50 La même information se retrouve chez Cicéron, Ac. Pr. II, 77, qui précise que c’est une addition de Zénon lui-même, en réponse aux attaques d’Arcésilas56. L’argument académicien dit « des indiscernables » prenait deux formes, l’une selon laquelle il existe des hallucinations qui sont indiscernables des représentations vraies (Sextus, M. VII, 402‑408), et l’autre selon laquelle il existe des objets indiscernables les uns des autres, par exemple les œufs (Sextus, M. VII, 409‑410), mais aussi les jumeaux et les objets produits en série, comme les statues et les cachets imprimés dans la cire (Cicéron, Ac. Pr. II, 85‑86). Il en résulte qu’il ne peut pas y avoir de représentation perceptive, parce que l’on peut confondre une hallucination avec une vraie représentation et parce que la représentation de certains objets identiques ne permet pas d’y retrouver les propriétés distinctives de cet objet, et de le distinguer d’un autre : la première forme d’indiscernabilité remet en cause la première clause de la définition (cf. Sextus, M. VII, 408), tandis que la seconde remet en cause la deuxième (cf. Sextus, M. VII, 409).

51 Il semble que, sous cette forme double, l’argument des indiscernables puisse être attribué à Carnéade, dont Sextus, avant d’exposer les deux arguments de l’indiscernabilité, dit qu’il n’admettait pas la clause selon laquelle la représentation perceptive est « telle qu’elle ne pourrait pas provenir de ce qui n’existe pas » (M. VII, 402). En revanche, quand il explique la troisième clause, dans le texte cité ci-dessus (M. VII, 252), Sextus limite le problème des indiscernables à la représentation, et ne mentionne pas les objets indiscernables. Cela semble confirmé par Cicéron, selon qui Zénon n’aurait introduit la troisième clause que pour répondre à l’argument des représentations indiscernables formulé par Arcésilas : Arcésilas aurait demandé ce qui se passerait si une représentation fausse était de même qualité qu’une représentation vraie, et Zénon aurait donc ajouté que, pour qu’une représentation soit compréhensible, il fallait qu’elle ne puisse être confondue avec une représentation « provenant de ce qui n’est pas » (Ac. Pr. II, 7757). Cependant, tout en soulignant que la représentation perceptive a un caractère distinctif qui la différencie des autres représentations, Sextus mentionne aussi que « celui qui a la représentation compréhensive discerne de façon technique la différence entre les choses qui la sous- tend »58. Or le discernement « technique » ne renvoie pas à la première clause de la définition, mais à la seconde, de sorte que, selon cette explication, la troisième clause, en jouant sur les deux formes de discernabilité, joue un double rôle car elle renvoie bien aux deux premières clauses de la définition. Dans la forme de la polémique attribuable à Carnéade, on constate à la fois une distinction assez nette entre les deux arguments et une tendance à affirmer que l’indiscernabilité des objets conduit à l’impossibilité de distinguer entre une représentation compréhensive et une représentation fausse et non compréhensive (M. VII, 409). Même si Cicéron ne mentionne quant à lui l’argument des indiscernables qu’à propos des objets, il tire du problème des indiscernables (par exemple des jumeaux) l’affirmation qu’il est impossible de distinguer une représentation vraie d’une représentation fausse.

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D. La représentation perceptive est un critère de vérité s’il n’y a pas d’obstacle

52 Selon Sextus, un quatrième point a été rajouté ultérieurement aux éléments de cette définition par des « stoïciens plus récents »59. Selon ces stoïciens, la représentation perceptive serait un critère de la vérité « si elle ne rencontre pas d’obstacle (ἔνστημα) » (M. VII, 254). Cette clause ne fait pas partie de la définition de la représentation perceptive, mais constitue une précision ajoutée à celle‑ci. Cette clause était illustrée par deux exemples, celui d’Admète voyant revenir sa femme Alceste des Enfers, et celui de Ménélas retrouvant Hélène à la cour du roi Protée.

53 À l’issue des dix années de la guerre de Troie, Ménélas croit ramener Hélène chez lui mais il ignore qu’en réalité elle n’a jamais été enlevée par Pâris : Pâris n’a enlevé qu’un fantôme qui ressemble à Hélène. Celle-ci est depuis dix ans en Égypte, à la cour de Protée. Lorsque Ménélas rencontre la véritable Hélène, il n’en croit pas ses yeux. Autrement dit, il ne donne pas son assentiment à la représentation perceptive qu’il a d’Hélène. « Ménélas réfléchissait qu’il avait laissé Hélène sous bonne garde à bord de son vaisseau et qu’il n’était pas incroyable que celle qu’il venait de découvrir à Pharos ne fût pas Hélène mais un démon imaginaire (φάντασμα δέ τι καὶ δαιμόνιον). » (M. VII, 256.) Dans la théorie de Chrysippe, l’imagination ou phantasme (φάντασμα) est « ce vers quoi nous sommes attirés dans l’attraction à vide de l’hallucination »60, de sorte que l’on retrouve à nouveau le vocabulaire chrysippéen de la distinction entre représentation et hallucination, sans que cette distinction soit faite. Quant à Admète, il avait beau se former une représentation perceptive d’Alceste, il ne voulait pas non plus reconnaître sa femme qu’Hercule ramène des Enfers car il « faisait le raisonnement qu’Alceste était morte et qu’un mort ne revient jamais, mais que certains démons font quelquefois des apparitions ». Des obstacles comme les croyances ou les raisonnements empêchent donc que Ménélas et Admète ne reconnaissent leurs femmes. Ils ont donc bien une représentation perceptive de la réalité, mais cette représentation perd son caractère irrésistible et n’agit pas comme critère de la vérité.

54 La différence entre l’analyse de l’exemple de Ménélas par Carnéade et par les « stoïciens récents » est significative de la polémique engagée entre stoïciens et académiciens. Carnéade considère que « le jugement de la vérité est fait d’après la concurrence des représentations », et que, dans le cas de Ménélas, il ne « fait pas confiance à la représentation vraie » d’Hélène parce qu’il en est « détourné » par une autre représentation, à savoir celle qu’il a laissé Hélène sur le navire : c’est pourquoi le critère est une représentation à laquelle aucune autre ne fait obstacle (ἀπερίσπαστος), contrairement à celle-ci (Sextus, M. VII, 179‑181). Les stoïciens récents considèrent que Ménélas a d’Hélène une représentation « qui provient de ce qui est, qui est imprimée et marquée conformément à ce qui est », c’est-à-dire une représentation compréhensive, mais qu’elle a rencontré un « empêchement » (ἔνστημα), et cet empêchement consiste dans les raisonnements que fait Ménélas et dans ce qu’il « voit » qu’il n’est pas « incroyable (ἀπίθανον) » qu’il ait affaire à une hallucination (Sextus, M. VII, 255-257). Dans les deux cas, on a donc affaire à une représentation objectivement vraie, que les stoïciens considèrent comme perceptive, mais qui rencontre un obstacle. Dans le cas des stoïciens, la réaction de Ménélas est exactement inverse de celle que les académiciens dénoncent habituellement comme prouvant l’inexistence de la représentation perceptive : il n’y a pas une hallucination qui est confondue avec une

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représentation, mais une représentation perceptive qui est tenue pour une hallucination. Striker 1990, p. 152‑153, n. 14, pense qu’il y a de la part des stoïciens une « grossière erreur » parce qu’en fait Ménélas n’a pas une vraie représentation d’Hélène, mais que sa « pensée » est bien plutôt « quelque chose comme “ce doit être un fantôme” ou “ce ne peut être Hélène” ». Mais ce que soutiennent les stoïciens, c’est précisément que Ménélas a une représentation conforme d’Hélène, mais qu’il « raisonne » et « réfléchit » différemment, et que, pour cette raison il ne donne pas son assentiment à la représentation initiale – autrement dit, ils font une distinction entre la représentation que reçoit Ménélas, et les pensées avec lesquelles il l’interprète. Il y a donc d’un côté une impression sensible correcte, et d’autre part un raisonnement et une réflexion erronés. La proposition « crédible » que Ménélas formule à propos de la vision de la véritable Hélène, qui est qu’il ne s’agit que d’un fantôme, n’est pas le contenu brut de sa représentation : la représentation que Ménélas a d’Hélène est vraie, mais il la croit fausse et donne son assentiment à une autre représentation. Contrairement à Carnéade, qui limite le cas de Ménélas à une représentation qui en bloque une autre, et empêche la croyance, sans qu’intervienne nullement dans ce contexte l’enjeu de l’existence de la représentation compréhensive, les stoïciens font apparaître une erreur de raisonnement et une représentation crédible : dans la version de Carnéade, il y a seulement deux représentations, celle de l’Hélène sur le bateau, et celle de l’Hélène à Pharos ; dans la version stoïcienne, il y a en plus la représentation « crédible » (mais fausse) que l’Hélène à Pharos n’est qu’un fantôme. Bien que ce ne soit pas dit par Sextus, il est clair que l’erreur initiale de Ménélas, qui a donné antérieurement son assentiment à une représentation non compréhensive – lorsqu’il a cru que l’Hélène de Troie était son épouse –, est ce qui l’empêche désormais de donner son assentiment à la représentation compréhensive qui se présente à lui. De ce fait, la représentation compréhensive ne joue pas son rôle de critère de la vérité.

3. Arguments pour et contre la perception et la représentation perceptive

55 Le principe de la polémique entre stoïciens et académiciens a manifestement été fixé par Arcésilas, ainsi qu’en témoigne Cicéron, Ac. Pr. II, 77‑78 : Zénon a vu avec beaucoup de perspicacité qu’il n’y aurait aucune représentation qui puisse être perçue, si celle qui provient de ce qui est pouvait être du même mode que celle qui provient de ce qui n’est pas. Arcésilas admit à juste titre la définition complétée, et reconnut que le faux ne peut être perçu, et que le vrai ne peut pas l’être non plus si le vrai est tel que le faux. Il s’engagea donc dans ces discussions destinées à montrer qu’il n’y a pas de représentation qui vienne du vrai qui ne puisse pas être semblable à celle qui vient du faux. C’est là l’unique point de débat qui a perduré jusqu’à nos jours.

56 Or nous connaissons deux aspects de la critique académicienne. L’un est le bref résumé des arguments d’Arcésilas contre la perception rapporté par Sextus. L’autre est le vaste ensemble d’arguments détaillé par Cicéron dans le Lucullus et Sextus dans le livre VII de l’Adversus Mathematicos. On notera certes que la version que nous donne Cicéron est celle d’Antiochus, qui n’est pas un stoïcien, mais un académicien, et il s’agit donc d’une version filtrée et modifiée qu’il serait imprudent de prendre pour argent comptant61. Mais il n’en reste pas moins vrai que dans ces « développements longs et variés » (Ac. Pr. II, 41), on ne trouve au fond que l’« unique point de débat » résumé par Cicéron.

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Cependant, les arguments d’Arcésilas lui‑même portent autant sur la notion même de perception que sur l’existence de représentations perceptives, tandis que les arguments postérieurs mettent l’accent sur l’inexistence des représentations perceptives et généralisent ce scepticisme par une thèse selon laquelle il est impossible de se fier aux sens qui nous ont une fois trompé – un principe tout aussi radical que contestable.

A. Les arguments d’Arcésilas

57 Sextus attribue trois arguments contre la perception à Arcésilas. Le premier vise le statut intermédiaire de la perception entre la science et l’opinion : Arcésilas remarque que la science et l’opinion s’opposent comme les sages et les incultes, mais que, comme les stoïciens ne reconnaissent pas d’intermédiaire entre ces deux catégories d’individus, alors la perception ne peut pas exister, car elle ne pourrait appartenir qu’à l’une de ces deux catégories et n’a pas d’existence possible (Sextus, M. VII, 153). L’argument est assez faible, puisque les stoïciens considèrent précisément que la perception est commune aux sages et aux fous – mais peut-être ce point a‑t‑il été avancé en réponse à l’argument d’Arcésilas. Les deux autres arguments attaquent la possibilité de la perception en attaquant la notion de perception comme assentiment à la représentation perceptive. Le premier est que l’assentiment porte sur les propositions et non sur les représentations, et le second qu’il n’y a « aucune représentation vraie qui ne serait pas susceptible de devenir une représentation fausse », autrement dit qu’il n’y a pas de représentation perceptive62. Ce troisième argument est celui dont Cicéron dit qu’il a perduré tout au long de l’histoire de la polémique entre stoïciens et académiciens. Le second argument n’est attesté que de la part d’Arcésilas.

58 Le second argument consiste en une déconstruction de la notion de perception, pour montrer que, définie comme assentiment à la représentation perceptive, elle est inconsistante et contradictoire. Arcésilas objecte que l’assentiment porte sur des propositions et non sur des représentations, et cherche à montrer par là que la notion de perception, parce qu’elle suppose un assentiment à un genre particulier de représentation, n’est pas consistante avec la notion d’assentiment. Selon Couissin 1929, Arcésilas procédait par des réfutations ad hominem, c’est-à-dire en retournant contre son adversaire stoïcien certaines de ses propres thèses. C’est ainsi, que, dans le cas de l’argument sur l’objet de l’assentiment, Arcésilas semble faire appel à sa propre théorie, selon laquelle l’assentiment porterait sur une proposition, mais il se pourrait bien qu’il ait tiré cette formule d’un dogme formulé par Zénon63. Couissin renvoie au passage de Stobée, Ecl. II, 9, p. 88, 4 (SVF III 171), cité plus haut (p. 53) et au fait que les stoïciens considèrent en général que c’est la proposition qui est vraie ou fausse (Diogène Laërce, VII, 65). Mais l’usage logique du terme « proposition » (ἀξίωμα) n’est pas attesté clairement pour un stoïcien avant Chrysippe, de sorte que le passage de Sextus sur l’objection d’Arcésilas est le seul qui puisse donner l’indication d’un usage du terme par Zénon lui-même. Quant au terme « assentiment », il n’est pas attesté avant Zénon et Arcésilas, de sorte qu’il est difficile de déterminer un usage antérieur du terme auquel Arcésilas pourrait se référer : mais on peut toutefois remarquer que l’usage du verbe correspondant, συγκατατίθεναι, signifie « donner son consentement », et ne vise pas des représentations ou des sensations, mais des opinions exprimées par la parole64. De toute évidence, l’emploi du terme « assentiment » appliqué à des représentations est, par rapport à l’usage du verbe « donner son consentement », un usage excentrique,

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sinon idiosyncrasique, et il est donc assez vraisemblable qu’Arcésilas reproche à Zénon de faire un usage déplacé du terme « assentiment » qui, comme il le dit, « ne s’applique pas à la représentation mais au langage » (Sextus, M. VII, 154) et, dans ce cas, la parenthèse selon laquelle les assentiments portent sur des propositions pourrait bien être une simple glose de Sextus. La thèse d’un assentiment aux représentations, probablement instaurée par Zénon, serait quelque chose à quoi Arcésilas objecterait l’usage courant du verbe correspondant65.

59 Il est donc possible que ce soit Chrysippe qui ait développé une version plus complexe de la doctrine de l’assentiment dans laquelle il aurait intégré l’objection d’Arcésilas en cherchant à articuler l’assentiment à la représentation et l’assentiment à la proposition. D’autre part, il semble qu’en liant la représentation et son contenu exprimable dans la définition de l’exprimable66, Chrysippe a dû montrer que l’alternative entre l’assentiment à la représentation et l’assentiment à la proposition n’en est pas vraiment une. Ce faisant, il a dû neutraliser l’argument d’Arcésilas, comme semblent l’indiquer le peu d’importance qui lui est accordé par les auteurs ultérieurs (quelques lignes chez Sextus, rien dans ce qui nous reste de l’argumentation de Cicéron) et le fait que ce point du débat n’ait pas perduré.

60 La tactique d’Arcésilas consiste manifestement à prendre la définition de Zénon et à en réfuter chaque élément. Zénon dit que la perception est un assentiment à une représentation perceptive : Arcésilas soutient donc, pour déconstruire la notion de perception, que l’assentiment ne porte pas sur les représentations et qu’il n’y a pas de représentation perceptive. Il nie séparément chaque élément de la définition, de sorte que même si l’un des deux éléments était rétabli, la réfutation de l’autre élément resterait valide. Toujours selon Sextus, M. VII, 154, l’argumentation d’Arcésilas faisait sur le deuxième point appel à des « exemples nombreux et variés » pour montrer qu’il n’y avait pas de représentation perceptive. D’après l’explication de Sextus, M. VII, 252, selon laquelle, pour les académiciens, il est « impossible de trouver une représentation indiscernable à tous égards », et puisque c’est à cause de cette objection que Zénon avait formulé la dernière partie de sa définition, les exemples nombreux et variés d’Arcésilas devaient contenir déjà une partie au moins des exemples d’hallucinations indiscernables des représentations vraies, exemples qui semblent fournir la partie la plus ancienne de la polémique, dans la mesure où elle est peut-être à l’origine de la distinction entre représentation et hallucination opérée ultérieurement par Chrysippe.

B. Objections académiciennes et défense stoïcienne : la polémique détaillée

61 Comme l’explique Cicéron dans les § 40-41 du livre II du Lucullus, l’essentiel des arguments détaillés des académiciens consiste à admettre une distinction entre les représentations vraies et les représentations fausses, et à soutenir qu’il est impossible de distinguer les unes des autres. Tous ces arguments reprennent donc le principe du second argument d’Arcésilas. Cela signifie que, dans la définition de la représentation perceptive par Zénon, les académiciens acceptaient la deuxième clause mais qu’ils rejetaient la troisième. Ils ne niaient pas qu’il y eût des représentations vraies qui reproduisent fidèlement leur objet, ils niaient qu’il fût possible de reconnaître une telle représentation et qu’il fût possible de la distinguer d’une représentation fausse et illusoire.

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62 Il est difficile de savoir à quels stoïciens et à quels académiciens doit être attribuée la mise en forme des arguments pour et contre que l’on trouve dans les Académiques et dans Sextus. Une partie au moins est nécessairement une version tardive, révisée et filtrée par Antiochus, et n’est pas authentiquement stoïcienne, ce que Cicéron ne prétend pas67. Cicéron se réfère partiellement à Clitomaque, un disciple de Carnéade qui avait rapporté ses arguments (Ac. Pr. II, 98). Il semble donc que la forme canonique des arguments était au moins partiellement établie du temps de Carnéade, mais on ne peut guère savoir si oui ou non elle l’était déjà avant. Quant à Carnéade lui-même, puisqu’il n’a rien écrit, le filtre imposé par le compte-rendu de Clitomaque introduit une incertitude supplémentaire68. En outre, on sait qu’Antipater a beaucoup écrit contre Carnéade : les objections d’Antipater ont dû cristalliser une certaine version de la tradition69. Enfin, on sait que Chrysippe a beaucoup écrit contre les sens (Cicéron, Ac. Pr. II, 75), et qu’il a de ce fait fourni des arguments à Carnéade (Ac. Pr. II, 87). Il est donc possible que les arguments systématiquement développés par les académiciens l’aient été par Carnéade, qui aurait ainsi retourné contre les stoïciens des analyses empruntées à Chrysippe.

63 On a affaire en tout cas à une longue série d’arguments pour et contre, qui se répondent souvent très précisément, sauf lorsque les académiciens sont engagés dans une polémique contre les épicuriens. Certaines analyses d’Épicure ou des épicuriens sont en effet communes aux stoïciens et aux épicuriens, tandis que les stoïciens refusent parfois de se laisser inquiéter par d’autres analyses épicuriennes, utilisées par les académiciens contre eux.

64 Cette longue série d’arguments peut être divisée en quatre grandes catégories. Le tableau en annexe (p. 86) fournit une représentation synthétique des arguments stoïciens et académiciens, disposés en colonnes parallèles. Ce sont les arguments et les exemples que l’on retrouve dans les Académiques et dans Sextus et, pour certains, dans le Contra Academicos d’Augustin. Quelques arguments proviennent d’autres sources.

65 La première catégorie d’arguments, celle des erreurs des sens, est une attaque contre la seconde clause de la définition de la représentation perceptive, celle de la conformité des représentations sensorielles à l’objet qui les produit. Il faut y distinguer entre ce que les stoïciens appellent des représentations fausses, qui sont des erreurs normales des sens dues aux conditions de la représentation sensorielle70, et ce qu’ils appellent les représentations vraies et fausses, qui sont des erreurs dues au dérèglement des sens dans la folie (Sextus, M. VII, 244‑245). Seules les secondes sont d’ailleurs répertoriées comme des objections académiciennes par Sextus.

66 Les représentations fausses sont des exemples qui apparaissaient aussi dans le contexte de la polémique entre épicuriens et académiciens : d’après Cicéron, c’est notamment le cas de celui du cou du pigeon et de la rame brisée. Lucrèce, II, 801, confirme l’usage par les épicuriens de l’exemple du cou du pigeon qui paraît multicolore. Cet exemple ne troublait pas les stoïciens, car il ne s’agissait pas d’une illusion qui induisait en erreur : « Je ne dis pas que tout ce qui m’apparaît est tel que cela m’apparaît. » (Cicéron, Ac. Pr. II, 19.) La position académicienne consiste à faire remarquer qu’il m’apparaît des choses qui n’existent pas (II, 79), ce qui est supposé remettre en cause la fiabilité des sens. Mais les stoïciens admettent l’existence de telles représentations fausses (Sextus, M. VII, 244) et se contentent de faire remarquer qu’il faut précisément distinguer entre ces représentations fausses et les représentations vraies. Un autre argument, celui de la couleur de la mer, que l’on trouve en Ac. Pr. II, 105, semble avoir exclusivement

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appartenu à la polémique académico-épicurienne71. L’argument de la taille du soleil est un argument utilisé par les académiciens contre les épicuriens : Cicéron rappelle en effet que les mathématiciens démontrent que le soleil est dix-huit fois plus grand que la terre alors qu’Épicure, pour maintenir la thèse de la vérité des sensations, pense qu’il peut même être plus petit qu’il n’y paraît72. Les stoïciens n’avaient guère de raison de prendre parti dans cette querelle, mais ils l’ont fait, en y ajoutant comme Épicure l’exemple du feu des étoiles, qui paraît tout petit73. D’après Calcidius, les stoïciens n’étaient pas en peine pour expliquer toutes ces illusions d’optique, ce qui permettait à la fois de comprendre que les choses ne nous apparaissent pas telles qu’elles sont et que l’on puisse néanmoins faire confiance à certaines représentations. C’est en effet le mécanisme de la vision par un cône visuel qui explique pour les stoïciens toutes ces déformations de la vision oculaire. La diminution de l’acuité visuelle avec la distance, et les déformations perspectives induites par le caractère conique de la vision font que les tours carrées paraissent rondes, que le portique paraît aller en diminuant et que le soleil et les étoiles paraissent tout petits74. Cette propriété de la vision ne doit pas pour autant entamer la confiance que l’on peut placer dans une vision perceptive qui répond à de bonnes conditions, et pour laquelle on fera par exemple varier la distance et la position (Cicéron, Ac. Pr. II, 19). Quant à l’argument des bâtiments immobiles qui paraissent bouger depuis un bateau (Cicéron, Ac. Pr. II, 81‑82), il s’agit encore d’un argument que l’on retrouve chez Lucrèce, IV, 389‑390. Augustin, Trin., XV, 12, 21, en a fait un argument des tours qui paraissent bouger depuis la terre ferme, en l’amalgamant avec l’illusion des tours carrées, qui était un des exemples favoris des épicuriens mais que l’on semble avoir retrouvé chez les stoïciens75. Il est donc remarquable que la plupart des éléments de la discussion relatifs aux représentations fausses ne sont pas spécifiques à la polémique académico‑stoïcienne mais sont des éléments empruntés aux analyses épicuriennes.

67 Comme cela a été indiqué plus haut (p. 59 n. 40), les représentations vraies et fausses ne sont pas distinguées par Cicéron des hallucinations. L’un des arguments fondamentaux est certainement celui selon lequel les représentations perceptives sont des représentations saines, non pathologiques76. Pour le reste, les arguments devaient être les mêmes que ceux qui réfutaient les arguments relatifs aux hallucinations.

68 La série des arguments sur les hallucinations indiscernables des représentations vraies constitue précisément la seconde catégorie d’arguments. C’est surtout elle qui a nécessité l’adjonction de la troisième clause, celle selon laquelle les représentations perceptives ne peuvent pas être identiques à celles qui proviennent de ce qui n’existe pas. Les arguments du rêve, du délire éthylique et de la folie ont en effet pour fonction de montrer que nous donnons notre assentiment à des hallucinations qui nous abusent parce qu’elles paraissent exactement identiques à des représentations perceptives77. La défense des stoïciens comportait trois points : le fait que les représentations du rêve manquent de la clarté de celle de la veille ; le fait qu’au réveil ou après la crise de délire nous cessons de donner notre assentiment (il s’agit donc d’un assentiment faible et non d’un assentiment perceptif, ce qui prouve la différence entre les représentations) ; le fait que les fous et les mélancoliques ne donnent pas leur assentiment à leurs représentations vraies parce qu’elles ne sont pas perceptives, ce qui prouve que, malgré leur folie, ils savent que c’est à des représentations perceptives qu’il faut donner son assentiment (M. VII, 247). Le second point ressemble d’assez près à un argument d’Aristote dans la Métaphysique (Γ, 5), selon qui

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il est juste de s’étonner que l’on soit embarrassé de la difficulté de savoir […] si sont vraies les choses qui apparaissent telles à ceux qui dorment ou à ceux qui sont éveillés. Car il est évident qu’ils ne le pensent pas réellement. En tout cas, il n’y a personne qui se mettra en route vers l’Odéon parce qu’il s’imagine une nuit se retrouver à Athènes, alors qu’il est en Libye. (1010b4‑11.)

69 Les stoïciens, comme Aristote, pensent que les rêveurs ne croient pas vraiment à leurs rêves. Toutefois les stoïciens, si tant est qu’ils aient connu l’argument d’Aristote, y ajoutent la notion d’assentiment, qui n’apparaît pas chez Aristote. Pour Aristote, si le dormeur donnait son assentiment, il agirait en conséquence. Chez les stoïciens, l’argument de l’action n’est pas explicitement présent, mais ils soulignent qu’il n’y a pas dans le rêve d’assentiment stable (autrement dit, pas de perception), puisque c’est un assentiment instable, qui cesse au réveil, comme il cesse après une crise de folie ou d’éthylisme. La réponse stoïcienne à l’argument des hallucinations, c’est qu’il est clair, d’après le comportement de ceux qui sont objets d’hallucinations, qu’une hallucination n’entraîne pas la même réaction et le même assentiment qu’une représentation perceptive. En ce sens, tous ces cas apparaissent plutôt aux stoïciens comme des arguments qui prouvent qu’il est possible de discerner une représentation perceptive d’une hallucination.

70 Comme on l’a déjà vu plus haut, l’argument des objets indiscernables, quant à lui, attaque plutôt la clause de la conformité des représentations sensorielles à l’objet qui les produit. Cet argument suppose que nos sens ne peuvent pas distinguer entre deux choses qui seraient « semblables quant à la forme mais différentes en ce qui concerne leur sujet »78. Les deux cas cités à la fois par Cicéron et Sextus sont ceux des œufs et des jumeaux. L’argument stoïcien était identique dans les deux cas : il y a dans un individu quelconque quelque chose qui le distingue de son jumeau, et qui permet à sa mère de le reconnaître79, comme il y a quelque chose dans la représentation perceptive qui la distingue des images des rêves, des hallucinations des fous et des ivrognes. L’examen de tels cas et leur dispute semble remonter aux premières générations de stoïciens, notamment à Ariston et à Persaïos80, et c’est sans doute contre l’argument des indiscernables que Chrysippe a élaboré la notion d’individu qualifié en propre (ἰδίως ποιόν81). Nous ne connaissons pas la réponse que pouvaient donner les stoïciens à l’argument des objets produits en série. L’un d’entre eux, celui des cachets dans la cire, paraît pourtant viser directement la théorie stoïcienne, puisqu’il paraît renvoyer allusivement à la métaphore de l’impression. Il est remarquable enfin que l’argument des objets indiscernables n’apparaisse pas dans le doute augustinien ou cartésien, parce qu’il ne remet pas en cause l’existence du monde extérieur, mais seulement l’exactitude de notre représentation de celui‑ci.

71 La quatrième catégorie d’arguments nie la possibilité de percevoir le sens de certaines propositions. Le contexte n’est plus celui des erreurs des sens ou des objets de représentations sensorielles, mais un contexte strictement dialectique. Cicéron donne comme exemples les sorites et l’argument du menteur, qui sont des sophismes à la réfutation desquels Chrysippe a consacré de longs développements, mais qui ne semblent pas avoir été connus de Zénon ou du moins pas discutés par lui82. Il les réfutait par une résolution (λύσις) ou dissolution (διάλυσις) des sophismes, qui consistait essentiellement à les démonter pour montrer le mécanisme de l’illusion sophistique.

72 À ces séries d’arguments opposant pied à pied des exemples divers de représentations imperceptibles, les stoïciens ajoutaient toute une série d’arguments sur tout ce que

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nous devons aux perceptions : sans perception, il ne pourrait y avoir selon eux ni arts ou techniques, ni mémoire, ni vertu, ni même d’actions, puisque nous ne donnerions notre assentiment à rien et resterions inactifs (Cicéron, Ac. Pr. II, 19‑25). Cette série d’arguments sur la dépendance de l’art et de la vertu (qui est une forme de techne) à l’égard de la perception est cohérente à l’intérieur du système stoïcien, car elle suppose la définition stoïcienne de l’art comme « système de perceptions exercées ensemble relatives à l’un des buts utiles de la vie »83. Mais elle était pour cette raison purement interne au système stoïcien, car elle reposait entièrement sur cette compréhension de l’art comme une forme de compréhension. Il suffisait aux académiciens de leur opposer les arts qui recouraient à la conjecture et ceux qui suivent le vraisemblable (Cicéron, Ac. Pr. II, 107). Bien que Cicéron, dans ces arguments, reste allusif, il est facile de voir qu’une conception de la rhétorique comme une simple routine, telle qu’elle est développée dans le Gorgias, pouvait servir de base à l’argumentation des académiciens sur ce point. Quant à l’argument de l’action qui dépend de la compréhension, c’était un des points d’achoppement essentiels de la controverse, et il est frappant que la position de chacun des antagonistes soit présentée de façon inexacte par l’autre, d’une manière qui en vient à masquer les proximités, et ressemble à un dialogue de sourds. En Ac. Pr. II, 37‑39, Cicéron présente l’argument que les stoïciens opposent aux académiciens sous une forme déconcertante : la compréhension ne peut se faire sans l’assentiment, qui est en notre pouvoir ; mais l’action non plus ne peut se faire sans assentiment préalable ; si on supprime l’assentiment, il n’y a donc ni compréhension ni action. Cicéron présente donc les choses comme si compréhension, assentiment et action étaient indissociables : on ne peut agir sans assentiment (ce qui est effectivement la doctrine stoïcienne), on ne peut avoir de perception sans assentiment (ce qui est aussi la doctrine stoïcienne), et donc on ne peut agir sans perception. Cette conclusion est manifestement incorrecte, car on peut très bien donner son assentiment et agir en conséquence sans que cet assentiment soit perceptif. Certes, cela supprime la possibilité de l’action vertueuse, car celle‑ci repose sur la science et donc sur la compréhension, qui est le préalable de la science. Mais cela n’entraîne pas pour autant l’inaction. Ce qui est paradoxal, c’est que stoïciens et académiciens ont polémiqué sur ce point alors qu’ils semblent en réalité d’accord pour dissocier l’action de la perception.

73 Carnéade objectait en effet à l’argument qui faisait reposer l’action sur la perception que, pour agir, le sage n’a besoin que de représentations crédibles84 et « non empêchées »85. C’est ce qui avait amené Carnéade à distinguer entre un critère d’action, qui est la représentation crédible, et un critère de vérité, qui est la représentation perceptive des stoïciens. Carnéade admettait l’existence de la représentation crédible comme critère d’action mais rejetait l’existence de la représentation perceptive comme critère de la vérité. Cela lui permettait d’esquiver l’objection stoïcienne sur l’impossibilité d’agir dans le cadre du scepticisme. De cette position, nous avons deux témoignages, celui de Cicéron et celui de Sextus, M. VII, 166‑189. D’après Sextus, Carnéade distinguait trois critères, un critère trivial, la représentation crédible (ἡ πιθανὴ φαντασία), un critère pour les choses importantes, la représentation crédible non empêchée (ἡ ἀπερίσπαστος φαντασία), et un critère pour ce qui touche au bonheur, la représentation entièrement parcourue (ἡ διεξωδευμένη φαντασία). La représentation crédible s’oppose à la représentation incroyable, celle qu’Oreste a d’Électre dans sa folie. Certaines représentations crédibles sont obscures (par exemple, celles des objets éloignés) et ne constituent pas un critère. Seules les représentations crédibles vives sont des critères, mais ce critère se révèle parfois faux, de sorte qu’on ne peut pas lui

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donner cet assentiment inébranlable qui est la marque de la perception chez les stoïciens. Le point de départ de l’analyse de Carnéade en ce qui concerne la représentation non empêchée (quae non impediatur) est qu’une représentation n’est jamais isolée, elle est donnée dans un contexte (τὰ ἐκτός) qui peut provoquer une suspicion : l’air, la lumière, le jour, le ciel, la terre, les amis, « et tout le reste » peuvent nous empêcher d’accepter comme critère une représentation crédible. C’est dans ce cadre que Carnéade donne l’exemple de Ménélas rencontrant Hélène à la cour de Protée. Il souligne l’importance de la convergence des représentations (συνδρομὴ φαντασιῶν). S’il y a des empêchements, la représentation n’est pas un critère. 74 Carnéade, selon Cicéron, Ac. Pr. II, 99, pensait qu’« aucune représentation n’avait qualité à entraîner une perception (perceptio) », mais que « beaucoup en revanche suscitaient une approbation (probatio) ». Il règle ainsi sa conduite sur le « probable » selon Cicéron, en réalité la πιθανὴ φαντασία ou représentation crédible, c’est-à-dire celle qui est susceptible d’être crue ou de recevoir notre adhésion. Selon Cicéron, Carnéade lui‑même ou d’autres académiciens ont tiré argument de la conduite du sage stoïcien pour justifier de régler ses actions sur le probable : Ainsi, tout ce qui se présentera sous un aspect probable, si rien ne s’offre de contraire à cette probabilité, le sage en fera usage, et toute sa conduite sera gouvernée de cette manière. Même le sage que vous mettez en scène suit souvent beaucoup de choses probables (multa probabilia), non comprises (non comprehensa), ni perçues (neque percepta), auxquelles il n’a pas donné son assentiment (neque adsensa), mais qui sont semblables au vrai (similia veri), car s’il ne les approuvait pas, toute vie lui serait ôtée. (100) Eh quoi ? en montant sur un navire, le sage comprend-il par son esprit et perçoit-il (comprehensum animo atque perceptum) que la traversée se fera selon son avis ? Comment le pourrait-il ? Mais s’il partait d’ici pour Pouzzoles, qui n’est qu’à trente stades, avec un équipage fiable, un bon pilote, par une mer calme, il lui paraîtrait probable (probabile videatur) qu’il arriverait là-bas sans dommage. Il prendra donc conseil de représentations de ce genre pour agir ou ne pas agir. (Cicéron, Ac. Pr. II, 99‑100.)

75 De fait, il semble bien que les stoïciens aient recommandé de régler l’action sur le probable, faute de pouvoir la régler sur le certain. Le terme « raisonnable » (εὔλογον) figure dans la définition stoïcienne du « devoir » (καθῆκον) dès Zénon86, et semble avoir été repris comme critère d’action par Arcésilas87. Un passage de Philodème citant le stoïcien Dionysios88 et un passage de Sénèque confirment l’importance du raisonnable en reprenant l’exemple de la navigation : Il dit d’abord […] qu’il nous suffira, concernant ces choses et celles qui dérivent de l’expérience, d’être convaincus (πεπεῖσθαι) selon le raisonnable (κατ[ὰ τὴν] εὐλογίαν), tout comme nous le sommes quand nous prenons la mer en plein été, que nous arriverons sains et saufs. (Philodème, De signis, VII, 32-35 = 11, 4‑6.) Nous n’attendons jamais une compréhension absolument certaine des choses (certissimam rerum comprehensionem), parce que la recherche de la vérité est une chose ardue, et nous empruntons le chemin que guide ce qui est semblable au vrai (veri similitudo). Telle est notre voie dans tout devoir que nous entreprenons : c’est ainsi que nous semons, que nous naviguons, que nous faisons la guerre, que nous nous marions, que nous élevons nos enfants. Bien que, dans toutes ces entreprises, le résultat soit incertain, nous nous décidons pour des actes dans lesquels nous croyons pouvoir espérer. Car qui promettra au semeur une moisson, au marin un port, au militaire une victoire, au mari une épouse chaste, au père des enfants respectueux ? Nous suivons le chemin sur lequel nous conduit la raison, non la vérité. (Sénèque, Ben., IV, 33, 2‑3.)

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76 L’une des différences, c’est que la « probabilité » stoïcienne est une probabilité dans l’estimation des événements futurs et du résultat de nos actions, tandis que la représentation « crédible » de Carnéade vise même la réalité actuelle. Cicéron traduit par le même terme, probabilis, le « raisonnable » ou « probable » stoïcien (εὔλογον), qui correspond à une évaluation raisonnable et contient une part d’évaluation objective 89 et la représentation « crédible » de Carnéade (πιθανὴ φαντασία 90) qui, aux yeux des stoïciens, n’est crédible qu’en ce sens qu’elle induit à l’assentiment91. Dans l’argument carnéadien du Lucullus, II, 99-100, Cicéron fait comme si les stoïciens avaient reconnu comme critère d’action le probable/crédible de Carnéade, alors que c’est le probable/ raisonnable qui leur sert de critère d’action. Il est vrai que la position que Philodème prête à Dionysios, selon qui nous devons être « convaincus (πεπεῖσθαι) selon le raisonnable », semble autoriser cette confusion jusqu’à un certain point, mais, même là, les notions restent distinctes. D’autre part, les stoïciens admettent un critère de la vérité différent du critère d’action, la représentation perceptive, alors que Carnéade s’en tient au probable comme critère d’action et de « connaissance » incertaine. On a donc l’impression dans le Lucullus d’assister à un dialogue de sourds entre stoïciens et académiciens qui n’est dû qu’à un choix de traduction qui supprime la différence entre deux termes qui, aux yeux des stoïciens, ont des significations très différentes.

C. Les principes de la polémique

Le principe d’Épicure

77 L’un des arguments évoqués par Cicéron est un principe dont il avoue qu’il est emprunté à Épicure : Si unus sensus semel in vita mentitus sit, nulli umquam esse credendum, « si un sens nous a menti une fois dans la vie, il ne faut plus jamais en croire aucun. » (Ac. Pr. II, 79‑80.) Si ullum sensus visum falsum est, nihil percipi potest, « si une seule représentation sensible est fausse, rien ne peut être perçu. » (Ac. Pr. II, 101.) Ce principe sera repris par Descartes : Prudentiae est numquam illis plane confidere qui nos semel deceperunt (Med. I, AT VII 18). Il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés (Méd. I, AT IX 14).

78 C’est ce principe qui justifie la transformation du rejet de certaines représentations fausses en doute et en suspicion généralisée à l’égard de toutes nos représentations, puisque les stoïciens admettent qu’il existe des représentations sensibles fausses. Cicéron imagine une réponse stoïcienne extrêmement simple : Non concedo Epicuro, « je ne le concède pas à Épicure. » (Ac. Pr. II, 101.)

79 En un sens, il n’y a rien à dire de plus. Les académiciens empruntent, pour critiquer les stoïciens, un argument épicurien. Ce n’est pas une réfutation ad hominem, puisque ce principe n’est pas admis par les stoïciens. Selon les règles de la dialectique, ce n’est même pas une réfutation du tout, puisque précisément, dialectiquement, il n’y a rien à tirer d’un principe que l’interlocuteur n’admet pas. Aussi bien Cicéron se contente-t-il de renvoyer épicuriens et stoïciens dos à dos, ce qui est une attitude académicienne92. Il ne prouve pas que les stoïciens ont tort. Il montre que la position stoïcienne (il y a des représentations fausses et des représentations perceptives) et la position épicurienne (toutes nos représentations sont vraies) sont incompatibles. Ce désaccord entre les

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écoles produit l’abstention académicienne. Mais cela ne réfute pas véritablement l’existence de la perception. Or la polémique sur la représentation perceptive repose effectivement en grande partie sur l’idée que, puisque nous nous laissons parfois abuser par des représentations fausses ou des hallucinations, il n’est pas possible de se fier à nos représentations perceptives. Elle repose donc bien sur un argument non concédé par les stoïciens, de sorte que la position stoïcienne n’est pas réfutée.

Le continuisme perceptif des stoïciens comme clé de la position stoïcienne

80 L’un des points de divergence entre stoïciens et académiciens apparaît dans le traitement de la question des hallucinations. Pour les stoïciens, l’argument de l’hallucination n’est pas probant, puisque, après le rêve ou après la crise de délire, celui qui était sujet à l’hallucination cesse de lui donner son assentiment. Les académiciens n’admettent pas que ce soit un argument recevable : « Ce qui est en question, c’est à quoi ressemblent les choses quand elles apparaissent. » (Cicéron, Ac. Pr. II, 88.)

81 La question n’est pas celle de la recordatio, du souvenir que nous avons de nos hallucinations et de nos représentations lorsque nous recouvrons nos esprits après la crise, c’est celle de la qualité de la représentation (qualis visio) au moment où elle se produit (II, 90).

82 Il y a en fait une différence de perspective entre le point de vue stoïcien et le point de vue académicien. Les académiciens visent au fond une espèce d’image passive et statique, que l’on examine sous tous ses aspects. C’est ce qui apparaît assez clairement dans le critère de la représentation « parcourue » de Carnéade. Comme si la représentation était une image qu’il suffisait de regarder avec suffisamment d’attention pour la parcourir entièrement. Les stoïciens refusent clairement l’idée que la représentation soit ainsi une image statique. La représentation suppose un mouvement continu, et donc un continuisme perceptif.

83 C’est l’un des aspects de la polémique de Chrysippe contre Cléanthe. Zénon avait défini la représentation comme une impression dans l’âme (Sextus, M. VII, 236). Cléanthe, tributaire de l’emprunt que Zénon avait fait à la métaphore du bloc de cire dans le Théétète, 191d‑e93, et pensant qu’il fallait prendre le terme au pied de la lettre, interpréta la représentation comme une « forme en creux et en pleins, comme l’impression du sceau dans la cire » (M. VII, 228). Chrysippe remarqua qu’il serait impossible que l’âme se représente plusieurs choses à la fois ou conserve une représentation en mémoire : « le dernier mouvement obscurcirait toujours la représentation précédente, de même que l’impression d’un second sceau oblitère toujours le premier » (M. VII, 229). Pour lui, la représentation n’est donc pas une empreinte en creux et en pleins, mais une « modification » ou une « altération » de l’âme comparable à la façon dont l’air, « lorsque différentes personnes parlent en même temps, est frappé au même moment de coups différents et innombrables, c’est-à-dire de modifications » (M. VII, 230). L’interprétation de Cléanthe, tributaire d’une interprétation littérale de la métaphore de l’impression, impliquait une conception discontinuiste de la vision, similaire à celle des épicuriens, pour qui la vision se produit parce que de petits effluves se détachant des corps, qui sont comme des images ou simulacres, viennent frapper nos yeux. Cela suppose que nous ne voyons des corps en mouvement que parce que les effluves qui s’en détachent frappent successivement nos yeux (Lucrèce, IV, 794‑801), exactement comme dans la vision cinématographique où nos yeux ne reçoivent qu’une succession d’images fixes mais perçoivent des

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mouvements par persistance rétinienne. L’explication de la représentation par une succession d’empreintes renvoie au même mécanisme. Nous n’aurions pas de représentation continue à travers le temps.

84 La conception de Chrysippe suppose au contraire une continuité de la représentation, en accord avec le continuisme général de la physique stoïcienne. Il n’y a pas plus de discontinuité entre les représentations qu’il n’y a de vide dans la nature. Le test de Carnéade est ainsi quasi synchronique, alors que celui de Chrysippe est diachronique. Il faut du temps pour percevoir et la perception ne se fait pas en un instant : C’est pourquoi nous voulons souvent que la lumière soit modifiée, ainsi que la situation des objets que nous regardons ; c’est pourquoi nous diminuons ou nous augmentons les intervalles, et nous faisons beaucoup de choses jusqu’à ce que l’aspect de la représentation nous donne lui-même confiance dans le jugement qui s’y rapporte. (Cicéron, Ac. Pr. II, 19.)

85 La conception stoïcienne de la perception vise en définitive un acte extrêmement complexe, qui ne suppose pas une simple représentation instantanée, mais un processus inscrit dans le temps, qui implique des affects psychiques continus. Ce n’est pas une image que nous percevons, ni une succession d’images, c’est une modification affective de l’âme, qui est un mouvement94, une impression, et non une empreinte figée. La gravure figée du Théétète est remplacée par une image en mouvement. Nous ne comprenons ou ne percevons ainsi une chose que lorsque nous aurons donné notre assentiment à une représentation qui aura acquis la force de l’évidence. Dans la conception stoïcienne, la continuité du processus de représentation et l’adjonction d’un assentiment sont indissociables de la notion de perception.

86 Il apparaît donc clairement que c’est en ayant encore cette conception stoïcienne à l’esprit que Descartes écrira : Atque ita quod putabam me videre oculis, solâ judicandi facultate, quae in mente meâ est, comprehendo. (Med. II, AT VII 32.) Et ainsi je comprends par la seule puissance de juger, qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux. (Méd. II, AT IX 25.)

87 Pour lui comme pour les stoïciens, comprendre ou percevoir suppose un acte d’assentiment de l’esprit. Descartes en changera le sens, mais sans la conception stoïcienne, il n’aurait sans doute jamais conçu les choses ainsi. Notre notion moderne de la perception, telle qu’elle s’est construite depuis Descartes, est donc tributaire de l’analyse stoïcienne et de la contribution académicienne au débat, sauf sur ce point qu’elle fait souvent de l’impression une simple image statique, alors qu’il s’agit dans le stoïcisme d’une image en mouvement.

88 Mais qui a raison ? Y a-t-il ou non des perceptions ? Y a‑t‑il des représentations perceptives, discernables des représentations fausses et des hallucinations ? La balance, même chez les adversaires des stoïciens, a souvent penché en leur faveur. Voici en effet les lignes que Cicéron écrivit à Atticus, où les arguments d’Antiochus reprennent ceux des stoïciens : Je ne suis pas parvenu à faire en sorte que ma cause paraisse supérieure. Car les arguments d’Antiochus sont fortement crédibles : exprimés par moi scrupuleusement, ils ont la pénétration d’Antiochus et le brillant de mon style, si tant est que j’en aie. (Cicéron, Att. XIII, 19, 5.)

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ANNEXES

Tableau

Antiochus/stoïciens [ou académiciens sceptiques épicuriens]

Erreurs des sens

Ac. Pr. II, 19 Ac. Pr. II, 79 a) cou du pigeon il faut varier les conditions plusieurs couleurs vues, [exemple épicurien] (éclairage, distance) une seule réelle

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Ac. Pr. II, 79 b) rame tordue dans l’eau Ac. Pr. II, 19 Ac. Pr. II, 82 [exemple épicurien] M. VII, 244 [Aug. Trin. XV, 12, 21]

c) bâtiments immobiles paraissant bouger Ac. Pr. II, 81-82 depuis un bateau [exemple épicurien]

d) taille du soleil repris par les stoïciens selon Ac. Pr. II, 82 [exemple épicurien] Calcidius, in Tim., 237

Représentations déformées ( folie)

Oreste prend Électre pour une Érynie M. VII, 244-245

Hercule prend ses enfants pour ceux Ac. Pr. II, 88 M. VIII, 67 d’Eurysthée M. VII, 405

Visions vides

Ac. Pr. II, 51-52 Ac. Pr. II, 48, 88 a) dormeurs (rêve) M. VII, 244-245 ; 247 M. VII, 403-404 manque de clarté + réveil [Aug. Trin. XV, 12, 21]

b) ivrognes Ac. Pr. II, 51-52 Ac. Pr. II, 88 (délire éthylique) assentiment faible

c) fous Ac. Pr. II, 52-53 Ac. Pr. II, 88-89 (crises de folie) M. VIII, 67 [Aug. Trin. XV, 12, 21]

Objets indiscernables

Ac. Pr. II, 56 a) jumeaux mère qui reconnaît ses Ac. Pr. II, 85 jumeaux

Ac. Pr. II, 57 Ac. Pr. II, 86 b) œufs éleveurs de poules à Délos M. VIII 409

c) objets fabriqués en série Ac. Pr. II, 85-86

Propositions indiscernables

a) sorites Ac. Pr. II, 49-50 Ac. Pr. II, 93-94

b) argument du menteur Ac. Pr. II, 98

NOTES

1. Diogène Laërce, VII, 41. 2. Sur le fait que les Premiers Académiques de Cicéron sont une lecture de Descartes parce qu’une « référence traditionnelle dans l’enseignement des jésuites », voir Beyssade 2001, p. 29.

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3. Bréhier 1962, p. 202. Brittain 2006, p. 20 et Kany-Turpin 2010, p. 155, traduisent par « litteraly » ou « littéralement », ce qui est encore moins précis. Les trois traducteurs traduisent de la même manière qu’en II, 31 l’occurrence de verbum e verbo en II, 17. 4. C’est ainsi que je traduirai, de manière purement conventionnelle, le terme grec φαντασία : en principe, ce terme ne désigne pas à proprement parler une « représentation », puisqu’il désigne dans la plupart des cas une impression de l’objet dans l’âme, selon la définition inaugurée par Zénon et empruntée au Théétète (Sextus Empiricus, M. VII, 236 = SVF I 58 ; voir plus bas, p. 53 et 83-84). Il s’agit donc à proprement parler d’une « présentation » plutôt que d’une re- présentation. 5. Cicéron, Ac. Pr. II, 145. 6. Sextus Empiricus, P. II, 81 : ἡ δὲ ἐπιστήμη πως ἔχον ἡγεμονικὸν ὥσπερ καὶ ἥ πως ἔχουσα χεὶρ πυγμή. Cf. M. VII 39. 7. C’est ce que disent les deux textes de Sextus. Le πως ἔχον est la troisième des « catégories » ou « genres » stoïciens, répertoriée comme telle par Plotin et les commentateurs néoplatoniciens. Sur les quatre genres, voir notamment Plotin, Enn. VI, 1 [42], 25, 1-7 ; Simplicius, In Categ. 66, 32-67, 22 Kalbfleisch. Sur le πως ἔχον, voir Alexandre, In Top. 360, 9-13 Wallies ; Plotin, Enn. VI, 1 [42], 30, 1-27 ; Simplicius, In Categ. 67, 2-8 ; 173, 24-28 ; 212, 7-213, 1 K. Pour une présentation de la doctrine des quatre genres, voir Long-Sedley 1987, 27-29, t. I, p. 162-179. 8. Simplicius, In Categ. 67, 4 K. 9. En dehors des deux passages de Sextus cités n. 6 supra, voir Alexandre d’Aphrodise, In Topic. 360, 9-13 W. 10. Simplicius, In Categ. 217, 16-18 K. 11. Simplicius explique qu’il y a trois sens du « quel », dont certains durables, d’autres non, et un seul qui correspond à la qualité. Sur l’articulation complexe des catégories entre elles, voir Duhot 1991. 12. Plutarque, Adv. Colotem, 26, 1122 B. 13. Le témoignage du De anima de Jamblique, cité par Stobée, Eclog. I, 49, 34, p. 369, 6-9 sur les δυνάμεις de l’âme, est disputé par les interprètes qui doutent de son origine stoïcienne : le plus radical sur ce point est Tieleman 2003, p. 38 ; voir aussi la discussion de Goulet-Cazé 2011, p. 80-89, avec de nombreuses références aux discussions antérieures (sauf Tieleman) mais aucune conclusion définie. Or, pour une raison qui m’échappe, les interprètes qui ont discuté l’authenticité stoïcienne du terme ne tiennent pas compte du fait qu’il se trouve à plusieurs reprises chez Hiéroclès, El. Moral. IV, 24 (δύναμις αἰσθητική) ; IV, 42 (δύναμις αἰσθητική) ; V, 48 (αἰσθητικὴν δύναμιν) ; VI, 11 (ἡγεμονικὴ δύναμις) ; VI, 18-19 (ἡ αἴσθησις… δύναμίς ἐστιν ἀρχική). À mon sens, ces occurrences tranchent définitivement la question et ne peuvent laisser de doute sur l’authenticité du terme, au moins en ce qui concerne la « faculté sensitive » et la « faculté directrice » de l’âme. 14. Cicéron, Ac. Post. I, 41: adiungebat fidem. 15. C’est déjà ce qu’avait remarqué Kerferd 1978, p. 255. 16. À quelques lignes de distance, Sextus parle d’« assentiment d’une représentation », au génitif (καταληπτικῆς φαντασίας), puis d’« assentiment à une représentation », au datif (καταληπτικῇ φαντασίᾳ : M. VII, 153). D’après ce qu’il dit dans le reste du passage, il apparaît toutefois avec une certaine évidence que l’assentiment n’est pas pour les stoïciens l’opération effectuée par une représentation (ce que pourrait laisser penser la construction avec le génitif), mais l’opération qui porte sur une représentation, puisque, en VII, 154, Sextus conteste aux stoïciens que l’assentiment soit « relatif à une représentation », πρὸς φαντασίαν. On doit toutefois remarquer qu’il y a selon Cicéron une quasi-acceptation par les sens (« quasi accepta sensibus ») qui est différente de l’assentiment, puisque l’assentiment s’y ajoute (Ac. Post. I, 40). Mais le quasi marque précisément une nuance. La faculté et l’acte d’assentiment sont bien différents de la

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représentation et ne sont pas effectués par cette dernière. Voir plus bas la question de l’assentiment à la représentation ou à la proposition. Peut-être cette quasi-acceptation par les sens, différente de l’assentiment, peut-elle être assimilée à ce que les stoïciens appellent l’εἶξις (voir notamment Plutarque, Virt. Moral. 7, 447 A ; Diogène Laërce, VII, 51, et la discussion de Goulet-Cazé 2011, p. 121-174). 17. Cicéron, Ac. Post. I, 41. Voir Goulet-Cazé 2011, p. 195. 18. Comparer Sextus, M. VII, 151 et Cicéron, Ac. Post. I, 42. 19. Voir sur ce point Ioppolo 2009, p. 87. 20. Pour une comparaison entre Académiques, I, 41 et Sextus, M. VII, 151-152, voir notamment Ioppolo 1986, p. 21-28, Ioppolo 2009, p. 84-91, Goulet-Cazé 2011, p. 188-199. 21. [Plutarque], Opinions des philosophes, IV, 8, 1, 899 D. Le latin antique ne connaît pas le terme sensatio et n’a qu’un seul terme, sensus, pour traduire à la fois αἴσθησις et αἰσθητηρίον. La traduction latine ajoute donc une ambiguïté supplémentaire au texte grec. 22. Stobée, Eclog. II, 7, p. 73, 19-74, 3 W. (SVF II 112). Pour un commentaire de ce texte et l’analyse de la notion de « science », voir Gourinat 2011. 23. Gourinat 1996, p. 36-38. 24. Τυπώσις : Sextus, M. VII, 236 (SVF I 58). 25. Cf. Alexandre d’Aphrodise, De mantissa, 130, 14 Bruns (SVF II 864) ; Galien, Plac. Hipp. et plat. VII, 7, 21 (SVF II 865) : il s’agit de l’air tendu en forme de cône parce qu’il est « piqué » par le pneuma de l’œil décrit par [Plutarque], Plac. IV, 15, 901 D-E (SVF II 866). 26. Alexandre d’Aphrodise, De anima, 72, 11-13 Bruns (SVF II 58). 27. Inwood 1985, p. 56-57. Dans le même sens déjà : Voelke 1973, p. 30. 28. Galien, De animi peccatis, p. 58 Kühn (SVF III 172). Texte, traduction et commentaire dans Goulet-Cazé 2011, p. 219-236. Voir déjà Gourinat 1996, p. 77. 29. Il faut reconnaître qu’il n’est pas certain que l’exemple vienne des stoïciens, qui du reste ne sont pas cités explicitement par Galien. Mais plusieurs témoignages antiques attribuent aux stoïciens l’existence d’une compréhension (katalepsis) résultant d’une démonstration (Cicéron, Ac. Pr. II, 26 ; Diogène Laërce, VII, 45 ; VII, 52) ou d’un raisonnement (Anonyme de Turin, X, Fol. 92v, 12-14). Par exemple, qu’il existe des dieux et qu’ils sont providentiels, c’est ce dont j’ai la perception (κατάληψις) grâce à une démonstration, δι᾿ ἀποδείξεως (Diogène Laërce, VII, 52). Et comme le fait remarquer Sedley 2005, p. 91, « on voit mal comment une katalepsis non sensorielle pourrait être un assentiment à autre chose qu’une phantasia elle-même non sensorielle ». Voir Frede 1999, p. 298, qui recommande d’éviter the rash, and wrong assumption that all cases of cognition are cases of perception in our sense, even though cases of perceptual cognition are paradigms of cognition […] The Stoics surely do not mean to say that we know the theorems of a science, for instance geometry, as a matter of perceptual cognition 30. Sedley 2005, p. 91-92, pense que cette extension de la perception à des représentations non sensorielles, dépassant le modèle du Théétète, doit être attribuée à Zénon lui-même, car il n’avait pas d’autre critère de vérité que la perception. C’est plausible, mais non certain. 31. Cf. Goulet-Cazé 2011, p. 224-225. 32. Voir plus bas, p. 67-69, la difficulté particulière soulevée par deux représentations concurrentes d’un même objet : « cette femme est Hélène » et « il n’est pas incroyable que cette femme soit un fantôme, et non pas Hélène ». Chacune a un contenu propositionnel propre, mais elles proviennent du même objet. 33. Sur l’harmonisation des deux positions, voir Gourinat 1996, p. 70-71, Brennan 2005, p. 56-57, Goulet-Cazé 2011, p. 95-96. 34. Cicéron, Ac. Pr. II, 77. Cicéron ajoute la troisième clause de la définition quelques lignes plus bas, en l’attribuant aussi à Zénon. La définition apparaît tantôt dans la version courte d’abord donnée par Cicéron (Diogène Laërce, VII, 46 ; Sextus, M. XI, 183 ; Augustin, Contr. Acad. II, 5, 11),

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tantôt dans la version plus longue transmise ensuite par Cicéron (Diogène Laërce, VII, 50 ; Sextus, P. II, 4). Sur cette définition l’analyse la plus détaillée est celle de Sedley 2005. 35. Sandbach 1971, p. 16-19 ; Striker 1974, p. 85-86 ; Striker 1990, p. 152. 36. Sextus, M. VII, 252 ; cf. Cicéron, Ac. Post. I, 41. Cette évidence caractéristique des représentations perceptives rejoint malgré tout le deuxième point de la définition, c’est-à-dire la précision qui distingue ces représentations. Il s’agit d’une propriété (ἰδίωμα) de la représentation perceptive. 37. Voir Tieleman 2003, p. 96-97. 38. Diogène Laërce, VII, 180. 39. [Plutarque], Plac. IV, 12, 900 E-F (SVF II 54). L’attribution de la doctrine à Chrysippe est confirmée par Diogène Laërce, VII, 50 (SVF II 55), qui l’attribue au livre II du traité De l’âme. 40. Διακένοι φαντασίαι : l’expression est identique à celle que l’on trouve chez Cicéron, Ac. Pr. II, 49 : « images vides » (visiones inanes). 41. Voir [Plutarque], Plac. IV, 12, 900 D : φαντασία μὲν οὖν ἐστι πάθος ἐν τῇ ψυχῇ γινόμενον, et 900 E : φανταστικὸν δ’ ἐστὶ διάκενος ἑλκυσμός, πάθος ἐν τῇ ψυχῇ ἀπ’ οὐδενὸς φανταστοῦ γινόμενον. 42. Voir Sextus, M. VII, 237 : ἡ μὲν γὰρ πεῖσίς τις ἦν ἡμετέρα καὶ διάθεσις, αὗται δὲ πολὺ μᾶλλον ἐνέργειαί τινες ἡμῶν ὑπῆρχον. 43. Une interprétation forte de ὑπάρχον est souvent développée, notamment par Frede 1987, p. 164-165 et Frede 1999, p. 302-304. Selon cette interprétation, il faut interpréter l’expression dans le sens technique développé par les stoïciens, dans lequel le vrai est défini comme ὑπάρχον (Sextus, M. VIII, 10). La définition signifierait alors que la représentation compréhensive provient de ce qui est vrai, sens que tend à donner Cicéron, par exemple en Ac. Pr. II, 112. « Dans ce cas, le point de la première clause ne serait pas que l’impression cognitive a son origine dans un objet réel, mais dans un fait » (Frede 1999, p. 302). Frede tire notamment argument de la critique de Carnéade rapportée par Sextus, M. VII, 402, où l’exemple d’Héraclès prenant ses enfants pour ceux d’Eurysthée est traité comme une représentation ἀπὸ μὴ ὑπάρχοντος alors que les enfants d’Hercule sont bel et bien présents, et qu’il ne s’agit pas d’une hallucination. Mais il est loin d’être sûr que cette critique de Carnéade rapporte correctement ce que soutenait Zénon, car Sextus, M. VIII, 67, rapportant la position « des stoïciens », dit qu’Hercule a des représentations « déformées », qui sont ἀπὸ ὑποκειμένων μέν, οὐ κατ’ αὐτὰ δὲ τὰ ὑποκείμενα (« provenant des objets, mais non conformes à ces objets »), de sorte qu’il interprète bien l’existant (ὑπάρχον) comme un objet, et non comme une proposition ou un fait. Il n’empêche, comme je vais l’indiquer, que Zénon pourrait bien avoir pris l’expression ἀπὸ ὑπάρχοντος comme se référant à l’objet tel qu’il est, et non pas seulement à l’existence d’un objet. Il me semble donc que Frede 1999, p. 303, a raison de dire que cette clause de la définition contient une « ambiguïté, se référant soit à un objet soit à un fait portant sur cet objet ». 44. Sextus, M. VII, 249-251 ; voir ci-dessous, section (B), p. 63-65. 45. Voir Sedley 2005, p. 76. 46. Sedley 2005, p. 76-77. 47. Voir Sedley 2005, p. 82-86. Sedley interprète notamment le passage de Sextus, M. VII, 245, où Sextus discute le cas du rêveur qui « forge à partir de Dion qui est vivant (ἀπὸ Δίωνος ζῶντος) une attraction fausse et vide comme à partir de quelqu’un qui est à côté de lui ». Selon lui (p. 83), « dans ce passage, la préposition “à partir de” dans “à partir de Dion qui est vivant” ne signifie pas que l’impression est causée par le Dion vivant, mais qu’elle représente le Dion vivant, ou, peut- être plus explicitement, qu’elle représente le Dion vivant comme vivant ». 48. Il est certain que l’apparition de Dion dans les rêves n’est pas causée par Dion, puisqu’il y a précisément une attraction à vide sans que Dion la produise directement : la cause n’est pas Dion, mais un mouvement intérieur de l’âme. Mais que cet exemple et sa description puissent être

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attribués à Zénon paraît pour le moins douteux. En outre, si l’attraction à vide se produit, c’est bien à partir d’une représentation de Dion qui s’est imprimée antérieurement dans l’âme, qui y réapparaît et qui y est remise en mouvement sans stimulation extérieure. Il faut donc distinguer la cause immédiate de l’hallucination (le mouvement à vide) de son origine : la préposition ἀπό n’exprime pas la cause de la représentation, mais elle a peut-être moins un sens représentatif que celui de l’expression d’une provenance. Il ne faut peut-être pas trop surcharger la forme comprimée de l’argument de Sextus : on peut très bien lire l’argument comme disant que c’est à partir d’un Dion qui est bel et bien un être vivant (et qui n’est pas un être imaginaire) et qui a laissé son empreinte dans l’âme qu’il se produit dans l’âme du rêveur un mouvement à vide qui donne l’impression de voir Dion : autrement dit l’image de Dion vivant. Et dans ce cas, il n’y a pas d’usage représentatif de apo : pour que celui-ci soit établi, il faudrait qu’un texte dise d’un objet imaginaire (comme une Furie) ou d’un objet non sensible comme les dieux que nous avons une phantasia apo touton, mais, de fait, dans le cas d’une Furie, Sextus s’exprime sur le mode du « comme si… » (ὡς ἀπὸ ᾽Ἐρινύος, M. VII, 245). 49. Sextus, M. VII, 426 : ὑπάρχον ἐστὶν ὃ κινεῖ καταληπτικὴν φαντασίαν. 50. Voir sur ce point [Plut.], Plac. IV, 12, 900 F-901 A (SVF II 54). 51. Euripide, Or. 255-267 : ce sont les vers cités par Plac. IV, 12, 900 F-901 A. 52. Ce sont les vers auxquels se réfère Sextus, M. VII, 244-245. 53. Sextus, M. VII, 245. Sur tout ceci, voir Gourinat 1996, p. 40-42. 54. Sur ce point, voir Calcidius, In Tim. 220 (SVF II 879). 55. Sextus, P. II, 142. Il n’est pas impossible qu’une telle extension de la notion de perception ou de compréhension à des représentations non sensorielles qui sont conclues d’un raisonnement soit postérieure à Zénon. On comprendrait alors que Zénon ait considéré que ces propriétés non sensibles ne peuvent pas « tomber dans la perception ». Mais on le comprendrait même si Zénon avait déjà admis l’existence de représentations perceptives non sensorielles : même dans ce cas, il fallait bien admettre une différence entre les deux et reconnaître qu’il y a des propriétés qui ne peuvent pas tomber dans une représentation perceptive sensorielle. 56. Selon Striker 1997, p. 265, l’anecdote est dans son ensemble « trop belle pour être vraie ». Déjà Long-Sedley 1987, II, p. 245, notent les qualifications de Cicéron : fortasse (« peut-être »), credo (« je crois »). Voir néanmoins Ioppolo 1997, p. 63 n. 3, pour qui il s’agit seulement de doutes quant à la littéralité des termes exacts employés par Zénon, mais l’historicité ne peut guère être mise en doute. À mon sens, il s’agit plutôt des termes d’un débat philosophique qui n’a jamais donné lieu à une discussion de visu entre les deux philosophes. La version donnée par Numénius semble indiquer qu’il n’y eut jamais d’affrontement direct, et même que Zénon ne répondit qu’indirectement à Arcésilas : « Arcésilas, voyant que Zénon était son rival professionnel et était en position de l’emporter, terrassa les discours qu’il prononçait sans aucun scrupule. […] ce dogme que Zénon avait été le premier à inventer, la représentation compréhensive, comme il voyait que le dogme lui-même et le nom avaient une très bonne réputation à Athènes, il se servait de tous les moyens contre ce dogme. Quant à lui, qui était dans la position la plus faible et qui ne pouvait subir de tort s’il restait tranquille, il se tint à l’écart d’Arcésilas, alors qu’il aurait peut-être eu bien des choses à dire, mais il ne le voulut pas, ou peut-être fut-ce plutôt pour une autre raison et il livra combat contre l’ombre de Platon, qui n’était plus parmi les vivants. » (Eusèbe, P. E. XIV, 6, 12-13 = Numénius, fr. 25 Des Places = SVF I 12.) Même si la version de Numénius tend à laisser penser que l’affrontement fut moins direct que ne le présente Cicéron, et que c’est sans doute pour cette raison qu’il présente le dialogue entre Zénon et Arcésilas comme une saynète fictive, le témoignage de Sextus, M. VII, 252, qui fait de l’addition de la clause une réponse aux pressions des académiciens, confirme sur ce point la version de Cicéron (cf. Ioppolo 1997, p. 64 n. 6 ; voir Frede 1987, p. 163 ; Frede 1999, p. 299). 57. Selon Sedley 2005, p. 88-89, Zénon serait alors passé, sous la pression d’Arcésilas, d’un sens causal de apo dans la définition de la représentation perceptive à un sens représentatif.

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58. Sextus, M. VII, 252 : ὁ ἔχων τὴν καταληπτικὴν φαντασίαν τεχνικῶς προσβάλλει τῇ ὑπούσῃ τῶν πραγμάτων διαφορᾷ. 59. Sextus, M. VII, 253, se réfère seulement à des « stoïciens plus récents ». Comme l’exemple de Ménélas était également utilisé par Carnéade pour illustrer ce qu’il appelait une « représentation non empêchée (ἀπερίσπαστος φαντασία) » (M. VII, 180), on pense généralement que cet exemple a été repris à Carnéade par les « stoïciens plus récents » (voir par exemple Striker 1990, p. 152, n. 14). Il en résulte que les stoïciens « plus récents » pourraient en fait être Antipater, comme le remarque Sandbach 1971, p. 14. Antipater, contemporain de Carnéade, est en effet connu pour avoir passé beaucoup de temps à réfuter les académiciens (Cicéron, Ac. Pr. II, 17), et plus précisément pour avoir écrit de nombreux livres contre Carnéade (Plutarque, Garrul. 23, 514 D = SVF III Ant. 5 ; cf. Cicéron, Ac. Pr. II, 28). On remarquera toutefois que Sextus attribue deux exemples aux stoïciens et un seul à Carnéade, ce qui semble indiquer que la version stoïcienne est la plus complète. En outre, ces deux exemples sont empruntés à Euripide (l’histoire d’Admète est rapportée dans l’Alceste, celle de Ménélas est le thème de l’Hélène), ce qui est caractéristique de Chrysippe, comme on l’a vu ci-dessus, p. 57 et n. 38. Enfin, on sait que Chrysippe a beaucoup écrit contre les sens (Cicéron, Ac. Pr. II, 75), et qu’il a fourni des arguments à Carnéade (Ac. Pr. II, 87). Il n’est donc pas impossible que Carnéade ait repris l’exemple de Ménélas à Chrysippe (on voit mal pourquoi Antipater aurait ajouté un exemple négligé par Carnéade et cherché à renforcer les critiques de celui-ci). À mon sens, aucun argument n’est vraiment décisif, mais Antipater est malgré tout le protagoniste le plus vraisemblable de l’affaire, car la désignation de « stoïcien plus récent » paraît mieux s’appliquer à lui qu’à Chrysippe (cf. Ioppolo 1986, p. 201 n. 28). 60. [Plutarque], Plac. IV, 12, 900 D. Cf. Diogène Laërce, VII, 50, où le phantasme est décrit plus limitativement comme « une vision de la pensée qui se produit dans les rêves » (δόκησις διανοίας οἵα γίνεται κατὰ τοὺς ὕπνους). 61. C’est ce que souligne Striker 1997, p. 258. Brittain 2012 tend néanmoins à montrer que la position épistémologique d’Antiochus est presque entièrement conforme à celle des stoïciens. 62. Sextus, M. VII, 154 (Arcesilas, F. 11 Mette 1984), cité plus haut p. 53-54. 63. Couissin 1929, p. 243 (Couissin 1983, p. 33). 64. Ainsi Platon, Gorg. 501c5 : σὺ δὲ δὴ πότερον συγκατατίθεσαι ἡμῖν περὶ τούτων τὴν αὐτὴν δόξαν ἢ ἀντίφῃς ; (« est-ce que tu nous accordes la même opinion sur ces choses ? ») ; Aristote, Top. III, 116a11-12 : συγκαταθήσεται ἡ διάνοια ὅτι τοῦτ’ ἐστὶν αἱρετώτερον (« l’esprit reconnaît que c’est un meilleur choix ») ; Démosthène, Sur la couronne, 166 (citant Philippe de Macédoine) : συγκατατίθεμαι τοῖς παρακαλουμένοις (« j’accède à vos demandes »). 65. Schofield 1999, p. 328, voit dans l’objection d’Arcésilas la réutilisation de l’argument du Théétète contre l’idée que la vérité est accessible à la perception sensible. 66. Sextus, M. VIII, 70 ; cf. supra, p. 56. 67. Voir les remarques de Striker 1997, p. 258, déjà mentionnées ci-dessus n. 61. 68. En ce qui concerne la position philosophique de Carnéade, Cicéron avait à sa disposition deux autres versions, celle de Philon et celle de Métrodore (Ac. Pr. II, 78). Sur les différences entre ces versions, voir Schofield 1999, p. 334-338. 69. Voir n. 59 supra. 70. Leibniz remarque à juste titre que ces « fausses apparitions… viennent… de la nature de la vision même » (Théodicée, disc., 64). 71. On trouve en effet cet exemple développé par Lucrèce dans le De Natura Rerum, II, 766 sq. Il est possible que Cicéron, qui avait lu Lucrèce (Q. fr., II, 9 (10), 3), et qui en avait peut-être même été l’éditeur (Jérôme, Chron. ad annum 94 a), l’ait trouvé dans le De Natura. 72. Cicéron, Ac. Pr. II 82. L’argument se trouve en effet chez Épicure, Lettre à Pythoclès, 91. C’est Épicure qui soutiendrait que « tout ce qui m’apparaît est tel que cela m’apparaît ». 73. Calcidius, in Tim. 237 (SVF II 863). C’est sous cette forme que Descartes reprendra l’argument : « Et parce que les étoiles ne lui faisaient guère plus sentir de lumière que des chandelles

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allumées, elle n’imaginait pas que chaque étoile fût plus grande que la flamme qui paraît au bout d’une chandelle qui brûle. » (Principes de la philosophie, I, 71.) 74. Calcidius, in Tim. 237 (SVF II 863). 75. L’argument est attribué aux stoïciens par Calcidius, in Tim. 237 (SVF II 863) et aux épicuriens par Sextus, M. VIII, 208. Là encore, Descartes reprendra l’exemple : « des tours qui de loin m’avaient semblé rondes, me paraissent de près être carrées » (Méditations métaphysiques, VI, AT VII 76, IX 61). 76. Cicéron, Ac. Pr. II, 19 ; Sextus, M. VII, 247 ; 424. Sur l’importance de l’opposition entre le normal et le pathologique, voir Frede 1987, p. 157-158, 176-177. 77. Il est troublant de noter que, dans le De trinitate d’Augustin, l’argument du délire éthylique a disparu et que ce sera également le cas dans les Méditations de Descartes. Descartes prétendait n’avoir lu le De trinitate qu’après la rédaction des Méditations, mais cette analogie entre les deux textes laisse planer le soupçon que ce n’était peut-être pas vrai. Il est toutefois possible qu’il ait été influencé par des auteurs dont l’exposé était inspiré par le De trinitate plutôt que par Cicéron. 78. ῾Ομοίων μὲν κατὰ μορφὴν, διαφερόντων δὲ κατὰ τὸ ὑποκείμενον : Sextus, M. VII, 409. Cela semble être une affirmation de Carnéade. 79. Cicéron, Ac. Pr., II 56. Les éleveurs de poules de Délos étaient également capables de dire quelle poule avait pondu un œuf donné (Ac. Pr. II, 57). 80. Il est possible, comme le souligne Ioppolo 1997, p. 67-68, qu’Hermagoras d’Amphipolis, un disciple de Persaïos de Citium, ait écrit un ouvrage sur l’examen des œufs, intitulé Le gaspillage ou Sur la sophistique, contre les académiciens (Suda s.v. Hermagoras). Arnim (SVF I 462) y voit deux ouvrages différents, mais A. M. Ioppolo souligne qu’il pourrait s’agir d’une attaque contre le temps passé par les académiciens à argumenter en faveur des indiscernables – notamment à propos de l’argument des œufs. Sur les jumeaux, voir l’anecdote racontée par Diogène Laërce, VII, 162 (SVF I 347), sur un piège tendu par Persaïos à Ariston, en lui envoyant deux frères jumeaux, l’un pour lui confier une somme d’argent et l’autre pour la récupérer (commentaire par Ioppolo 1997, p. 68-69). 81. Cf. Plutarque, Not. Com. 36, 1077 C-D, et Cicéron, Ac. Pr. II, 84-85. Voir Ioppolo 1997, p. 65 n. 11. 82. Le sorite et le Menteur auraient été inventés par Eubulide de Milet selon Diogène Laërce, II, 108. Ils étaient discutés par Chrysippe (Sextus, P II, 253 ; Diogène Laërce, VII, 44 ; 196-197). L’intérêt de Zénon pour la résolution des sophismes est attesté (Plutarque, Stoic. Repugn. 8, 1034 E-F ; Diogène Laërce, VII, 16 ; 25), mais rien ne prouve qu’il ait discuté de ces sophismes-là. 83. Ζήνων δέ φησιν ὅτι τέχνη ἐστὶ σύστημα ἐκ καταλήψεων συγγεγυμνασμένων πρός τι τέλος εὔχρηστον τῶν ἐν τῷ βίῳ : Olympiodore, In Plat. Gorgiam, 12, 1, p. 70 Westerink (SVF I 731). Voir Gourinat 2011. 84. Cicéron a traduit la πιθανὴ φαντασία de Carnéade par probabile. Mais, pour lui, le terme signifie seulement : « ce qui est susceptible d’être approuvé », sans qu’il y ait la dimension statistique que nous mettons dans la probabilité. « Représentation crédible » serait une traduction plus fidèle. Sur le problème de la traduction de Cicéron, voir Schofield 1999, p. 350. 85. Cicéron, Ac. Pr. II, 33 ; 99-107. 86. Diogène Laërce, VII, 107-108. 87. Sextus, M. VII, 158. Les interprètes sont divisés quant à savoir si Arcésilas reprenait le terme de manière purement dialectique à Zénon ou s’il l’avait repris à son propre compte : voir Ioppolo 1986, p. 121-131 ; Schofield, 1999, p. 332-334 ; Ioppolo 2009, p. 109-130. 88. Il s’agit de Dionysios de Cyrène, stoïcien disciple de Diogène de Séleucie et d’Antipater (voir Dorandi 1994, DPhA D 180). 89. Comme on le voit dans le texte de Philodème, il s’agit du raisonnable (εὔλογον), c’est-à-dire pour les stoïciens de ce qui a plus de probabilités statistiques d’être vrai que d’être faux, comme : « Je serai encore en vie demain » (Diogène Laërce, VII, 76). « La proposition raisonnable est différente de la représentation perceptive », dit Diogène Laërce, VII, 177, commentant une

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anecdote mettant en scène Sphaïros du Bosphore qui se laisse abuser par des grenades en cire et se défend en disant qu’il a cru qu’il était « raisonnable » que ce soient des grenades en cire. 90. Sextus, M. VII, 166. 91. « Une proposition crédible (πιθανὸν ἀξίωμα) est une proposition qui conduit à l’assentiment, comme : “Si un être a mis bas quelque chose, il en est la mère”, mais c’est faux, car l’oiseau femelle n’est pas la mère de l’œuf. » (Diogène Laërce, VII, 75.) 92. Sur l’existence de cette attitude chez Carnéade, voir Schofield 1999, p. 339-342. 93. Voir Ioppolo 1990 et Long 2002, en particulier p. 120-122. 94. Plutarque, Adv. Colotem, 26, 1122 B. Voir ci-dessus, p. 49.

RÉSUMÉS

Le terme « perception » apparaît pour la première fois dans son sens philosophique dans les Académiques de Cicéron, où il traduit le terme technique stoïcien κατάληψις, traduit également par compréhension. La perception n’est pas une « perception sensible » au sens moderne du terme, car elle ne se définit pas comme une impression produite en nous par les choses extérieures, mais comme l’assentiment donné à la phantasia dite compréhensive ou perceptive, c’est‑à‑dire celle qui est conforme à son objet, claire et distincte. Il s’agit pour les stoïciens de l’un des critères de la vérité. Pour contester l’existence de la perception et son rôle-clé dans l’épistémologie stoïcienne, les académiciens ont adopté une stratégie en deux temps : affirmer que l’assentiment porte sur des propositions et non sur des représentations, et contester l’existence d’une représentation perceptive, discernable des représentations fausses. Les stoïciens ont répondu sur ces deux points et ont reconstruit la notion de perception inventée initialement par Zénon dans le cadre de cette polémique, qui a forgé la notion classique de la perception. Le continuisme perceptif des stoïciens et leur conception cinématographique de la perception sensible sont les clés de leur conception de la perception.

The word “perception” first appears in its philosophical sense in Cicero’s Academica, as a translation of a technical term of Stoic philosophy, κατάληψις, also translated by comprehensio. “Perception” in its original sense is not a “sense perception” in the modern sense of the word, since it is not an impression produced in us by external things, but the assent given to the so‑called “perceptive” or “impressive” phantasia, i.e., to an impression conform to its object, clear and distinct. It is one of the criteria of truth of the Stoics. To challenge its key role in Stoic epistemology, the Academics adopted a two-steps strategy: they argued that the assent pertains to propositions, not to impressions, and they challenged the existence of perceptive impressions and their discernibility. The Stoics answered to these two points and rebuilt the notion initially designed by Zeno in the frame of this polemic, putting foundations for the classical notion of perception. The continuity of perception and their cinematographic conception of sense perception was one of the keys of their defence.

INDEX

Mots-clés : perception, stoïcisme, académiciens, katalepsis, phantasia Keywords : perception, stoicism, academician, katalepsis, phantasia

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AUTEURS

JEAN-BAPTISTE GOURINAT Centre de recherches sur la pensée antique, CNRS, Paris

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L’absence de préconception du temps chez Épicure Lecture de la Lettre à Hérodote, 72‑73

Marianne Gœury

Introduction

1 Aux paragraphes 72-73 de la Lettre à Hérodote, immédiatement après avoir évoqué sa théorie des accidents, Épicure évoque le thème du temps, en quelques lignes singulièrement peu claires. En effet, s’il en ressort que le temps a un statut exceptionnel au regard de la canonique épicurienne, le diagnostic précis de cette exceptionnalité n’est pas facile à établir, et les commentateurs dépassent rarement le simple constat de l’obscurité du passage1. Tous s’accordent cependant sur le fait que le mot temps ne renvoie pas à une préconception, ou du moins pas à une préconception au sens classique du terme. Du temps, écrit en effet Épicure, nous ne connaissons que « l’évidence selon laquelle nous parlons de “temps long” ou de “temps court”2 », et le temps se réduit à « un certain accident particulier, en référence auquel nous utilisons le mot temps3 », contrairement « à tout ce que nous recherchons dans un substrat, et que nous rapportons aux prénotions considérées en nous-mêmes »4. Or tout mot doit, selon la canonique épicurienne, renvoyer à une préconception ou à une notion commune, formées à même les sensations ou obtenues à l’issue d’un raisonnement lui-même élaboré à partir de celles‑ci5 ; et les mots qui n’obéissent pas à cette règle sont qualifiés par Épicure de « sons vocaux vides6 ». Le mot temps, naturellement utilisé par tous, ne saurait cependant être considéré de la sorte : il est donc à la fois légitime et dépourvu de contenu énonçable. Pour être légitime, il doit désigner quelque chose de commun aux expériences que nous faisons à chaque fois que nous parlons en termes temporels ; mais nous sommes incapables de donner une formulation de ce noyau commun de toutes nos perceptions temporelles. Pierre-Marie Morel, dans son article sur le temps épicurien7, suggère que, par « notion première », en Hrdt. 388, Épicure entende une notion plus large que la préconception, de sorte que le temps ne ferait pas exception à l’association de tout mot à une notion première, puisque nous aurions une « perception

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immédiate » (ἐπιβολή) de ce à quoi renvoie le mot temps, à laquelle il suffit de se référer pour toute enquête sur le temps. Il nous semble au contraire que les paragraphes 72‑73 de la Lettre à Hérodote tendent précisément à montrer que nous n’avons pas une perception immédiate du temps, et que le mot temps renvoie seulement à une pluralité irréductible de perceptions (celles des différentes durées), ce qui explique l’absence d’une préconception – ou même d’une notion première – du temps : ce sera le premier point de notre analyse.

2 Un tel constat laisse ouverte la question de la nature de ce qui est sous‑jacent au mot temps. Comment éclairer ce paradoxe d’un terme dépourvu de contenu immédiatement assignable, et cependant pourvu de sens ? Il faut pour cela comprendre le raisonnement qu’Épicure engage son lecteur à effectuer pour saisir le contenu du mot temps ; il s’agit d’une reconstitution du processus cognitif mi‑intuitif, mi‑déductif activé lors de chacune de nos perceptions du temps, et qui consiste en une combinaison d’analogie et d’épilogisme. Après avoir tenté d’en restituer les étapes, nous suggérerons que l’on en reste, dans le cas du temps, au stade de la genèse du processus qui mène habituellement à la formation d’une préconception ; ce processus, qui s’accompagne d’évidence à chaque occurrence d’une durée, reste en effet ouvert et n’aboutit jamais à la saisie d’un terme général qui viendrait à la fois le résumer et le clore. Le mot temps renvoie ainsi à une procédure cognitive de troisième degré – le temps est en effet pour Épicure, selon Démétrius Lacon, un « accident d’accidents9 » – qui vient se superposer à la perception des autres phénomènes et qui constitue ainsi en quelque sorte, pour utiliser un terme anachronique, une forme de l’expérience – même si le temps, comme l’âme, fait bien évidemment partie de la physique. Aussi quiconque s’interroge sur le temps doit-il faire un effort intellectuel pour prendre conscience du processus perceptif qui se produit en lui à chaque évaluation de durée. Épicure, en Hrdt. 72‑73, ne donne que des indices de ce mécanisme, que nous essaierons de reconstituer : ce sera le second point de notre argumentation. La mise en évidence de ce mécanisme permettra d’expliquer pourquoi, si nous ne disposons d’aucune préconception ou notion première du temps, nous restons cependant capables de parler « du » temps.

1. L’exclusion d’une préconception du temps

3 Les deux règles fondamentales de la méthode épicurienne sont formulées en Hrdt. 37‑38 : la première engage à « saisir ce qui est placé sous les sons vocaux », et la seconde à « observer toutes choses suivant les sensations, et en général suivant les appréhensions présentes, tant celles de la pensée que celles de n’importe quel critère, et de la même façon les affections existantes ». Le cas du temps fait exception aux deux règles ; à la seconde, parce qu’il échappe à la distinction entre réalités évidentes (saisies par la perception) et réalités inévidentes (déduites par la pensée) ; et à la première, parce qu’il n’y a pas de préconception du temps. Rappelons tout d’abord la formulation de la première règle : Pour commencer, Hérodote, il faut saisir ce qui est placé sous les sons vocaux, afin qu’en nous y rapportant nous soyons en mesure d’introduire des distinctions dans ce qui est matière à opinion – que cela suscite une recherche ou soulève une difficulté –, et pour éviter que tout ne reste pour nous sans distinction dans des démonstrations que nous mènerions à l’infini, ou que nous n’ayons que des sons vocaux vides. Car il est nécessaire que, pour chaque son vocal, la notion première soit vue et n’ait nullement besoin de démonstration, si nous devons bien posséder

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l’élément auquel rapporter ce qui suscite une recherche ou soulève une difficulté, et qui est matière à opinion. (Hrdt. 37‑38.) 4 Dans la première phrase, le terme ὑποτεταγμένα (littéralement « les choses qui ont été placées sous ») peut être compris comme faisant référence, soit aux préconceptions (ou aux « notions premières » évoquées dans la phrase suivante), soit aux substrats concrets de l’expérience, c’est-à-dire aux corps. Le parallélisme entre Hrdt. 38 et Hrdt. 72 invite assez naturellement à choisir la première hypothèse, puisque les préconceptions sont explicitement mentionnées en Hrdt. 72, dans une phrase négative qui reprend, presque mot pour mot, celle de Hrdt. 3810. Selon cette lecture, la préconception est l’un des critères de vérité11. Acquise par inférence inductive à partir de similitudes observées de manière répétée, la préconception permet de saisir l’« esquisse » (τύπον12) de la chose, et elle est donc la condition (acquise) de toute perception, qu’elle permet d’anticiper – « pro‑lepse » signifiant littéralement « saisie à l’avance ». La préconception assure ainsi l’adéquation des mots aux choses, et la possibilité de revenir aux préconceptions garantit la non-vacuité de notre discours.

5 Cette lecture classique de la première règle de la méthode a cependant parfois été critiquée. Une autre interprétation des ὑποτεταγμένα de Hrdt. 37-38 consiste en effet à les identifier à des corps – auxquels se rapporte toujours ultimement ce qui se trouve sous les mots, puisque toute connaissance est issue, directement ou non, de la sensation. La controverse concernant la présence ou non des préconceptions en Hrdt. 38 a des conséquences quant à l’épistémologie épicurienne : en effet, si ce n’est pas aux préconceptions qu’Épicure fait allusion en Hrdt. 38, celles-ci ne font pas partie des éléments fondamentaux de la méthode, et ne constituent pas un critère du vrai, en tout cas pas dans l’état de la théorie épicurienne contemporain de la rédaction de la Lettre à Hérodote13. L’unique occurrence de πρόληψις dans la Lettre à Hérodote (celle du paragraphe 72) a ainsi été longtemps remise en cause par David Sedley, qui se fondait sur une comparaison avec un fragment du Περὶ φύσεως 14 pour affirmer qu’Épicure, lors de la rédaction de la Lettre à Hérodote, n’avait pas encore élaboré le concept de préconception (ni celui d’épilogisme, également présent dans ce passage). Elle a aussi des conséquences concernant le temps : si la mention des préconceptions, en Hrdt. 72, est authentique, Épicure y affirme explicitement qu’il n’y a pas de préconception du temps ; si elle ne l’est pas, il se contente de nier que le temps soit lié à un substrat, thèse beaucoup plus faible. Si David Glidden15, partisan de l’hypothèse d’une addition postérieure destinée à répondre aux critiques adressées à la théorie des propriétés et accidents, juge lui aussi abusif de voir en Hrdt. 38 une allusion aux préconceptions, l’incertitude persistante concernant la datation des textes d’Épicure, le revirement ultérieur de David Sedley et la correspondance fidèle du De rerum natura avec la Lettre à Hérodote conduisent à conclure que la mention des préconceptions en Hrdt. 72 fait partie du texte original d’Épicure et que Hrdt. 38 évoque également déjà les préconceptions. Le temps fait donc exception à la première règle, car il n’y en a pas de préconception : En outre, il faut méditer avec force le point suivant : il n’y a certainement pas à mener la recherche sur le temps comme sur le reste, c’est-à-dire tout ce que nous cherchons en un substrat, et que nous rapportons aux prénotions considérées en nous-mêmes […]. (Hrdt. 72.)

6 Certains, comme Pierre-Marie Morel (nous y avons fait allusion en introduction) ont voulu distinguer la préconception de la « notion première16 » : la notion première exigée par Épicure dans la formulation de la première règle serait plus large que la

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simple préconception, qui repose sur la mémoire, ce qui rend possible l’association du temps, sinon à une préconception, du moins à une « notion première ». Une telle hypothèse ne fait cependant que repousser le problème de savoir ce que recouvre le mot temps : qu’il s’agisse d’une préconception ou d’une notion première, qu’associons- nous exactement au temps ? C’est ce qu’il est difficile de saisir à la lecture de Hrdt. 72‑73, et qu’il est pourtant nécessaire de comprendre, pour garantir la légitimité de cette notion. Pour répondre à cette question, il convient au préalable d’étayer le constat littéral de l’absence de préconception du temps par les raisons conceptuelles susceptibles d’expliquer cette exceptionnalité du temps.

2. Les raisons de l’impossibilité d’une préconception du temps

7 La préconception (πρόληψις) épicurienne est ainsi définie par Diogène Laërce : Quant à la prénotion, ils disent qu’elle est comme une perception, ou une opinion droite, ou une notion, ou une conception générale que nous avons en réserve en nous, c’est-à-dire la mémoire de ce qui nous est souvent apparu en provenance du dehors, par exemple quand on dit que « telle sorte de chose est un homme ». En effet, en même temps que l’on prononce « homme », aussitôt par la prénotion on pense à une image de l’homme, du fait que les sensations précèdent. Et donc pour tout nom, ce qui en premier est mis à ses côtés est clair. Et nous n’aurions pas entrepris de chercher ce que nous recherchons, si nous ne l’avions pas connu auparavant, comme lorsqu’on dit : « Ce qui se trouve là-bas est un cheval ou un bœuf » ; car il faut par la prénotion avoir connu un jour la forme du cheval et du bœuf. Et nous n’aurions pas non plus donné un nom à quelque chose si auparavant nous n’avions pas connu son image par la prénotion. Les prénotions sont donc claires. (Diogène Laërce, X, 33.)

8 Il faut distinguer l’aspect génétique de la préconception de son aspect épistémologique. La genèse de la préconception s’effectue à partir des sensations, la répétition de sensations semblables dans notre âme finissant par imprimer une notion générale. Une fois formée, la préconception devient un critère de vérité, car elle permet une anticipation de la perception, c’est-à-dire la reconnaissance et l’identification d’un type de choses (« c’est un homme »), ou d’une chose singulière (« c’est Socrate »). Les deux caractéristiques essentielles de la préconception sont ainsi le fait qu’elle est issue de la répétition d’un même type d’expérience perceptive, puis sa cristallisation sous la forme d’un contenu de pensée, auquel correspond un mot. Ce second aspect est explicitement nié par Épicure, lorsqu’il précise en Hrdt. 72 que le temps ne doit pas être rapporté « aux prénotions considérées en nous-mêmes ». Dans un article relativement récent consacré à la question du temps épicurien17, Francesco Verde suggère que cette précision signifie que la préconception du temps dépend toujours de réalités extérieures18 ; cependant, comme il le remarque lui-même immédiatement après, toute préconception vient de l’extérieur, et l’on ne peut donc pas en tirer la conclusion qu’il existerait deux types de préconceptions, l’une toujours liée à la perception de réalités extérieures, comme le serait celle du temps, l’autre pouvant faire l’objet d’une cristallisation interne. Accident d’accidents, le temps est toujours évalué par rapport à des accidents eux-mêmes connus dans des corps, ce qui permet de fixer une préconception de ces accidents. C’est ce qui n’est pas possible pour le temps, à cause de sa nature même19 ; il convient à présent de préciser pourquoi.

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L’argument de circularité

9 Le rejet d’une préconception du temps pourrait sembler tout simplement reposer sur une objection de circularité, dans la mesure où le concept même de préconception fait appel au temps, par la répétition qui constitue, à l’origine, la préconception ou encore par celle qui la constitue perpétuellement, à chacune de ses occurrences, si l’on suit l’analyse de David Glidden et sa critique de l’interprétation psychologique communément faite de la préconception épicurienne comme pure représentation cognitive et contenu mental. En s’appuyant sur l’étude d’un passage des Esquisses pyrrhoniennes20 dans lequel Sextus Empiricus défend la thèse épicurienne de l’inutilité de la définition contre la position stoïcienne inverse, Glidden met en effet en lumière l’aspect dynamique de la préconception épicurienne. Sextus Empiricus oppose dans ce passage deux conceptions de la « notion première ». La première, stoïcienne, est d’ordre psychologique : la notion première, que la définition a pour vocation de rassembler en une formule, y est purement représentative, permettant l’anticipation de l’expérience. La seconde, épicurienne, n’est pas représentative, mais recognitive, c’est‑à‑dire qu’elle est indissociable d’une opération mentale de reconnaissance associant un mot à un état de choses. Les préconceptions ou « notions premières » épicuriennes (le terme technique de préconception étant, selon David Glidden, postérieur à la Lettre à Hérodote) sont ainsi selon lui des représentations temporaires, transitoires, susceptibles de se modifier au fur et à mesure de l’accumulation des expériences. Elles sont proches des symptômes qui s’accumulent dans la mémoire, selon la médecine empiriste (dont on connaît aujourd’hui les liens étroits avec l’épicurisme), qui décrit la généralisation progressive des observations du médecin comme une reconnaissance qui s’effectue spontanément, sans raisonnement ni interprétation. La préconception ne consiste pas en une représentation cognitive autonome, mais en un acte, constamment répété, de reconnaissance de divers états du monde comme similaires. L’argumentation de Glidden a pour intérêt de rappeler que la préconception, même conçue comme un contenu cognitif, est indissociable d’un acte dynamique de répétition sensorielle, et que, loin d’être statique, elle est nécessairement revivifiée en permanence par sa propre répétition.

10 Or, dès lors qu’une préconception consiste en un processus qui s’inscrit dans le temps, n’est-il pas circulaire d’envisager une préconception du temps ? Comment passer de la répétition d’une perception à la perception d’une répétition ? Cela ne suppose‑t‑il pas d’avoir déjà une préconception du temps ? Et, dans ce cas, comment parvenir à la préconception du temps sans déjà en disposer ? La constitution de la préconception du temps ne requiert pas, cependant, de disposer déjà de cette préconception, car si le temps est l’une des conditions d’acquisition des préconceptions, il n’est pas pour autant intégré au contenu cognitif de celles‑ci. Par conséquent, le fait que la mémoire et l’anticipation présupposent un processus temporel n’interdit pas de concevoir une mémoire et une anticipation de l’expérience du temps, c’est‑à‑dire de la temporalité de l’expérience. Aucune circularité n’est donc à craindre et ce sont d’autres raisons qui s’opposent à l’existence d’une préconception du temps.

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« Le temps », n’étant pas quelque chose, ne peut faire l’objet ni d’une perception, ni d’une déduction

11 Au livre VII d’Adversus mathematicos, Sextus affirme que la préconception permet d’établir un lien entre le σημαῖνον (le « signifiant », ou le mot) et la chose, désignée en l’occurrence par le terme τυγχάνον, littéralement « ce qui arrive », ou encore « ce qui se trouve être là ». Ce dernier terme est particulièrement pertinent dans le cadre de la physique épicurienne, où atomes et composés atomiques sont en évolution permanente, au sens propre du mot, puisqu’ils sont toujours en mouvement : une « chose » n’est jamais, en effet, que l’état provisoire d’une configuration atomique – ce qui n’empêche pas certaines configurations de se répéter, permettant ainsi le processus de reconnaissance et de désignation, ni d’être stables pendant une durée conséquente. Il s’agit bien, cependant, d’un objet identifiable par la perception, la préconception impliquant l’anticipation d’une expérience répétable, et c’est précisément cela qui semble constituer un obstacle de principe à la formation d’une préconception du temps. En effet, lorsque nous appréhendons une durée, nous ne percevons pas quelque chose, mais seulement l’accident temporaire21 d’un accident, si bien que lorsque nous parlons du temps, nous ne faisons référence à rien d’autre qu’à divers accidents qui durent plus ou moins longtemps. Il ne peut donc y avoir de préconception du temps pour lui-même, puisqu’il est toujours perçu relativement à d’autres réalités, dont il constitue en quelque sorte un aspect. Qu’il soit permanent ou provisoire, un accident n’est certes lui-même qu’un agrégat considéré sous un angle particulier (par exemple sa couleur), mais cela ne l’empêche pas de faire l’objet d’une préconception, qui peut ensuite s’appliquer à divers corps. Il existe bien des préconceptions correspondant à des abstractions, comme par exemple celle de la justice : nous pouvons énoncer les caractéristiques et anticiper l’appréhension d’une action juste22. Toutefois, l’appréhension de la temporalité des choses ne peut en tant que telle faire l’objet d’une anticipation, car, précisément, ce n’est pas la temporalité que nous percevons, mais tel ou tel accident, perçu sous l’angle de sa durée. Rien, dans cette expérience, ne paraît pouvoir faire l’objet d’une mémorisation sous la forme d’un contenu cognitif. On pourrait tout au plus concevoir qu’il existe des préconceptions correspondant à des durées précises, que l’on reconnaîtrait pour les avoir déjà éprouvées ; ce serait cependant une préconception paradoxale, puisqu’elle ne pourrait intervenir que rétrospectivement (une fois la durée écoulée), si bien que l’anticipation n’informerait pas directement l’expérience du sujet, mais sa réflexion rétrospective sur l’accident qui viendrait d’avoir lieu. En outre, il y aurait alors autant de préconceptions que de durées, ce qui contredirait l’unicité nécessaire à une préconception du temps. Le contenu d’une préconception du temps semble donc impossible à préciser.

12 S’il ne fait pas l’objet d’une induction, le temps ne pourrait-il pas faire l’objet d’une déduction, comme c’est le cas pour l’existence des atomes ? Épicure exclut catégoriquement une telle possibilité : « Celui‑ci en effet ne requiert pas une démonstration […] » (Hrdt. 73). Le temps est associé à une forme d’évidence (il faut « nous référer à l’évidence même, selon laquelle nous parlons de “temps long” ou de “temps court” »), il informe naturellement notre expérience, et il ne fait donc pas partie des réalités inévidentes ou invisibles. Il nous faut donc conclure qu’il n’y a pas de préconception du temps, ni induite, ni déduite, et que l’appréhension des durées ne donne pas lieu à la formation d’une préconception. Le paradoxe initial reste dès lors

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entier : la notion et le mot temps sont légitimes, sans toutefois faire l’objet d’une préconception. Quel est le point commun de nos différentes expériences de la durée, à l’origine de l’évocation du temps ? Que recouvre ce vocable ? C’est ce qu’il nous faut élucider pour achever notre analyse de Hrdt. 72-73.

3. La substitution de l’analogie à la préconception

13 La première étape de la partie positive de la méthode recommandée par Épicure pour une enquête sur le temps est une analogie, qui doit venir remplacer le recours à la préconception : […] nous devons, par analogie, nous référer à l’évidence même, selon laquelle nous parlons de « temps long » ou de « temps court », d’une manière conforme <à cette évidence>. Et il ne faut pas changer les termes pour d’autres qui seraient meilleurs, mais il faut se servir à son propos de ceux qui existent ; et il ne faut pas non plus lui attribuer quelque autre chose, dans l’idée que son être est identique à cette caractéristique, mais il faut surtout soumettre à épilogisme cette seule chose : à quoi nous lions ce caractère qui lui est propre, et par quoi nous le mesurons. Celui- ci en effet ne requiert pas une démonstration mais un épilogisme, à savoir que nous le lions aux jours et aux nuits et à leurs parties, tout comme aux affections et aux non-affections, aux mouvements et aux repos, concevant en retour par rapport à ces réalités un certain accident particulier, en référence auquel nous prononçons le mot « temps ». (Hrdt. 72‑73, trad. Balaudé modifiée.)

Les deux sens de l’analogie dans la méthode épicurienne

14 L’analogie est, avec l’épilogisme et la déduction, la principale forme de raisonnement utilisée par Épicure. Elle permet à la fois de former des idées générales et d’avoir accès aux réalités inévidentes : De là vient que les réalités inévidentes sont à rendre manifestes à partir de ce qui apparaît ; de fait, toutes les pensées tirent leur origine des sensations, aussi bien par la rencontre, l’analogie, la ressemblance, la composition, ce à quoi le raisonnement apporte aussi sa contribution. (Diogène Laërce, X, 32, trad. Balaudé modifiée.)

15 Nous choisissons de modifier la traduction de Jean-François Balaudé, considérant que par ἐπινοίαι sont évoqués tous les types de pensées, y compris celles liées à la perception (nous reprenons ici l’analyse proposée par Julie Giovacchini dans sa thèse23). Lorsque la rencontre (περίπτωσις) ne suffit pas à produire directement une préconception, l’analogie, la ressemblance et la composition interviennent pour pallier la défaillance de la perception. Ce qu’Épicure appelle analogie recouvre en vérité une procédure assez vague, qui ne correspond pas seulement au sens moderne de la répétition d’un rapport permettant, à partir de la connaissance de trois termes, de déduire le quatrième. Épicure utilise ce terme en un sens non technique, qui consiste à mettre en évidence des ressemblances entre des réalités perceptibles, ou entre des réalités perceptibles et d’autres qui ne le sont pas24 : dans le premier cas, il s’agit simplement de mettre en lumière des similarités ; dans le second, l’analogie permet de former une préconception de réalités inévidentes – par exemple les atomes.

16 Le premier type d’analogie apparaît par exemple en Men.127, où la classification des désirs est présentée comme le résultat d’un raisonnement analogique25 consistant simplement, semble-t-il26, à comparer entre eux les désirs :

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Et il faut voir, en raisonnant par analogie, que parmi les désirs, certains sont naturels, d’autres vides, et que, parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires, d’autres seulement naturels ; et parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à l’absence de perturbations du corps, d’autres à la vie même. (Men. 127.)

17 Un exemple du second type d’analogie est l’existence d’une grandeur minimale dans l’atome : Enfin, il faut bien penser que ce qu’il y a de plus petit dans la sensation n’est pas semblable à ce qui peut être parcouru, et n’en est pas non plus totalement dissemblable, de telle sorte qu’il présente un caractère commun avec ce qui se laisse parcourir, bien qu’on ne distingue pas en lui de parties. Mais quand, en raison de la ressemblance que procure ce caractère commun, nous pensons distinguer quelque chose de lui, à savoir une partie antérieure, et une partie postérieure, nous parvenons nécessairement à l’égalité entre elles. […] Il faut considérer que cette analogie vaut pour l’élément le plus petit dans l’atome. En effet, il est évident que celui-ci diffère par la petitesse de ce qui est observé dans la sensation mais la même analogie vaut ; car précisément, que l’atome est pourvu d’une grandeur, c’est ce que nous avons affirmé, en suivant cette analogie sensible, nous contentant d’agrandir quelque chose qui est petit. (Hrdt. 58‑59.)

18 L’analogie entre les corps que la perception peut parcourir et leurs extrémités (la plus petite partie d’un corps que nous puissions percevoir), puis entre ces extrémités et les atomes, fonde la déduction de l’existence de parties minimales à l’intérieur même de l’atome. Elle a pour justification physique la commensurabilité des corps et des atomes entre eux, en vertu de l’atomisme de la matière et de la grandeur ; elle repose également sur l’analogie du non-sensible au sensible. Il s’agit ici d’une analogie au sens strict, puisque l’existence du minimum de grandeur dans l’atome est déduite comme devant avoir le même rapport à l’atome que la plus petite longueur perceptible à l’objet auquel elle appartient.

19 Loin d’être incompatible avec la préconception, l’analogie peut donc, selon les deux modalités que nous venons d’évoquer, contribuer au raisonnement par lequel on obtient cette dernière. Aucun de ces deux usages de l’analogie n’est cependant applicable au cas du temps, et c’est pourquoi il doit s’agir ici d’un substitut, et non d’un préalable, à l’obtention d’une préconception.

Le sens particulier de l’analogie en Hrdt. 72-73

[…] nous devons, par analogie, nous référer à l’évidence même, selon laquelle nous parlons de « temps long » ou de « temps court », d’une manière conforme <à cette évidence>. (Hrdt. 72, trad. Balaudé modifiée.)

20 L’analogie qui permet d’obtenir la connaissance d’une réalité inévidente à partir d’une réalité évidente – second des deux cas de figure évoqués précédemment – n’est pas en jeu dans le cas du temps, puisque dans ce dernier cas l’analogie vise l’évidence selon laquelle nous parlons d’un temps long ou d’un temps court. Reste donc l’analogie comparative ; celle-ci peut être comprise en deux sens dans le cas du temps, selon qu’on la lie à la méthode d’inférence inductive, ou qu’on la comprend comme une analogie entre les durées elles-mêmes. Selon une première lecture, l’analogie concerne la comparaison entre elles de choses que nous appelons toutes des durées, et de cette comparaison naît l’idée de mesure temporelle. Celle‑ci repose elle-même sur l’évidence du long et du court temporels, évidence qui s’impose à nous par une autre analogie, avec ce que nous appelons long et court dans l’espace – la mesure des corps et du vide,

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tous deux principes de la physique, apparaît donc ici comme première par rapport à celle des durées. Selon une seconde lecture, les durées sont analogues les unes aux autres, et cela à strictement parler, en un sens technique, du fait qu’elles sont toutes commensurables entre elles, tout comme les parties minimales des atomes rendent toutes les grandeurs spatiales commensurables.

21 Considérons à présent plus en détail le premier sens de l’analogie comparative qu’Épicure mentionne à propos du temps. La première question qui se pose concerne la nature de l’évidence à laquelle doit se référer l’analogie : est-ce l’évidence du temps lui- même, celle du long et du court, ou celle des réalités qu’accompagne le temps (qui sont les jours et les nuits, les affections et les absences d’affections, les mouvements et les repos) ? La seconde question concerne le problème méthodologique de compatibilité qu’il semble y avoir entre l’évidence, l’absence de préconception, et la nécessité de recourir à une analogie.

À quelle évidence se réfère l’analogie ?

22 L’évidence en jeu pourrait être celle d’une perception directe du temps – comme le suppose Carlo Giussani27, suivi par d’autres interprètes tels que Cyril Bailey28, Anke Manuwald29 et Fritz Jürß 30 – ; mais, dans ce cas, l’analogie n’aurait pas lieu d’être, et nous disposerions d’une préconception du temps (fondée directement sur la sensation)31. Une deuxième hypothèse est que l’évidence qui sert de point de départ à l’analogie est tout simplement celle du long et du court, dont nous faisons d’abord l’expérience en mesurant l’espace. L’évidence serait alors celle de la mesure, prioritairement spatiale, mais que nous appliquons, par analogie, au temps. Une troisième possibilité est que l’évidence à partir de laquelle se fait l’analogie soit celle des réalités dont le temps est l’accident et que nous disons être plus ou moins longues. C’est l’avis d’Elizabeth Asmis32, ainsi que d’Anthony Long et David Sedley33 : ce qui est évident, selon eux, c’est ce que nous percevons directement et identifions grâce aux préconceptions selon la méthode habituelle, à savoir les phénomènes auxquels nous associons le mot temps, qui sont donc le point de départ de l’analogie. Nous ne connaissons le mot temps que dans la mesure où nous savons ce que nous voulons dire par « durée d’une maladie » ou « longueur du jour », sans jamais avoir de connaissance du temps isolément des durées, ni donc des accidents que celles‑ci qualifient.

23 Cette réponse nous semble la plus satisfaisante, car elle est cohérente avec l’allusion faite dans la suite du texte à l’épilogisme portant sur les réalités qu’accompagne le temps (« Celui-ci en effet ne requiert pas une démonstration mais un épilogisme, à savoir que nous le lions aux jours et aux nuits et à leurs parties, tout comme aux affections et aux non-affections, aux mouvements et aux repos », Hrdt. 73) : nul besoin d’une démonstration, car la perception du temps se fait pour ainsi dire « à même » l’évidence de la perception des accidents. L’analogie qui doit se référer à l’évidence des réalités pourvues d’une durée doit cependant s’effectuer aussi entre le long et le court, mesurés dans ces réalités elles‑mêmes : on rejoint ici la deuxième hypothèse précédemment citée. L’analogie consiste nécessairement, en effet, en une comparaison entre les durées des accidents que nous percevons : nous rapportons une mesure temporelle (toujours immanente à un accident particulier) à d’autres qui l’ont précédée, et nous nous forgeons ainsi une idée de la durée habituelle de certains types de réalités (la durée d’une journée, par exemple). La question de savoir s’il y a lieu de

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parler d’une commensurabilité réelle des durées entre elles rejoint celle d’un éventuel atomisme du temps épicurien, qui mérite un traitement séparé dépassant les limites de cet article.

24 En l’absence de préconception du temps, comme de notion générale de ce qu’ont en commun toutes les durées, l’analogie mobilisée dans le cas du temps est tout à fait singulière, puisqu’elle prend la forme d’un processus perpétuellement ouvert, qui n’aboutit jamais à aucune abstraction. Épicure insiste à cet égard sur le fait que le temps se manifeste toujours de façon irréductiblement particulière, sous la forme de telle ou telle durée : « concevant en retour par rapport à ces réalités un certain accident particulier (ἴδιόν τι σύμπτωμα) en référence auquel nous prononçons le mot “temps” » (Hrdt. 73). Cet accident (σύμπτωμα) n’est pas une propriété (συμβεβηκός), et il ne saurait l’être, contrairement aux autres qualités, qui peuvent indifféremment être des accidents (provisoires) ou des propriétés (« définitives », c’est-à-dire durant aussi longtemps que l’agrégat qu’elles qualifient) : il est en effet, pour reprendre la formule de Démétrius Lacon, un « accident d’accidents34 ». Le temps ne peut jamais être qu’un accident particulier, par opposition à la généralité de la préconception, car il est par nature labile et éphémère.

25 C’est pourquoi il faut traduire, en Hrdt. 72, τὸν πολὺν ἢ ὀλίγον χρόνον ἀναφωνοῦμεν par « l’évidence selon laquelle nous disons “temps long” ou “temps court”35 » et non, comme il serait grammaticalement possible de le faire, « selon laquelle nous parlons du temps comme long ou court » (ou « selon laquelle nous disons que le temps est long ou court »). Une telle traduction a en effet le mérite de rendre manifeste que le temps n’existe pas sous la forme d’une continuité dans laquelle seraient les choses, qu’il n’existe pas indépendamment des durées. Le temps épicurien n’est pas une réalité continue constituant en quelque sorte un médium sous-jacent, dont les différentes durées perçues seraient autant de portions. Un temps long, c’est toujours un temps long en comparaison d’un temps moins long. Pour Épicure, le mot temps ne renvoie ainsi à rien d’autre qu’à une perpétuelle comparaison entre durées, qui s’effectue de manière immanente à notre perception des accidents, c’est‑à‑dire des durées particulières ; il est donc de nature intrinsèquement comparative. Parler de temps, c’est alors toujours seulement exprimer la mise en rapport d’une durée avec une autre. La comparaison porte en elle-même une évidence : ce jour est par exemple plus long que la nuit qui l’a précédé, et ce rapport quantitatif nous apparaît de façon manifeste ; en revanche, en percevant la durée de ce jour ou de cette nuit, nous ne faisons pas l’expérience de la temporalité ou de la durée en général, et c’est en ce sens que nous n’avons pas de préconception du temps. Épicure rejette ainsi toute idée du temps comme entité séparée, et a fortiori comme cadre fixe servant d’environnement à toutes choses. Dans un article sur la conception aristotélicienne du temps, J.‑F. Balaudé36 insiste sur l’ambiguïté de l’« être dans le temps » aristotélicien. En particulier, il repère et commente la tension suivant laquelle Aristote tente à la fois de reconduire tout mouvement à un certain temps (« être dans un temps »), et de garantir l’unité de tous les temps par leur insertion dans un seul et même temps naturel (« être dans le temps »). À cet égard, Épicure radicalise la désontologisation aristotélicienne du temps : non seulement « être dans le temps », mais même « être dans un temps » (au sens d’avoir une certaine durée) devient une expression trop abstraite pour ne pas induire en erreur.

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La contradiction apparente entre l’évidence du temps, son absence de préconception, et le recours à l’analogie

26 On comprend ainsi mieux comment résoudre le second problème qui se pose à propos de la procédure analogique concernant le temps : le temps n’est en effet ni directement évident (puisqu’il faut faire une analogie), ni une réalité inévidente (puisque lui est associée une forme d’évidence). Cette singularité s’explique par le caractère très particulier de notre appréhension du temps : celle-ci consiste, non pas en la reconnaissance d’un contenu notionnel, mais en une analogie ouverte et sans cesse recommencée entre les différentes durées, que nous percevons toujours comme relatives les unes aux autres. La perception du temps en reste ainsi toujours à un niveau horizontal, s’épuisant dans la comparaison des durées les unes aux autres, sans qu’aucune notion abstraite de durée ou de généralité puisse être extraite de ce processus de comparaison, et ainsi y mettre un terme. L’appréhension du temps relève d’un processus qui met en relation diverses réalités évidentes, et ce n’est qu’en rapport à un accident survenant à même ce processus qu’est utilisé le mot temps : nous concevons « en retour par rapport à ces réalités un certain accident particulier, en référence auquel nous prononçons le mot “temps” » (Hrdt. 73). Le mot temps renvoie donc à une modalité de la mémoire que nous avons d’une série de sensations, et ainsi à un accident cognitif de notre perception.

27 On comprend alors quel sens particulier prend, dans le cas du temps, l’opposition épicurienne du langage ordinaire et du langage savant : faire correspondre au mot temps une préconception, c’est déjà dénaturer le temps en une entité séparée, mais aussi et d’abord dénaturer les expressions temporelles en des expressions savantes, comme s’il y avait quelque chose d’abstrait à comprendre sous ces mots. Faire usage du langage ordinaire en parlant du temps fait donc paradoxalement déjà courir le risque de tomber dans le langage savant, car, dans le cas du temps, le langage ne doit pas, comme d’ordinaire, refléter une sensation (ou désigner le résultat d’une démonstration), mais codifier une activité de comparaison qui prend place de part en part dans le domaine de l’évident (puisqu’il s’agit de rapporter de façon évidente l’une à l’autre des durées elles- mêmes observées de manière évidente, à même des réalités évidentes). Ainsi le régime ordinaire, directement représentatif, du langage, tend-il à devenir, dans le cas du temps, un régime savant, qui suggère une préconception supposée, mais en réalité absente. Le risque de confusion n’en est que plus grand, de même, par suite, que la nécessité de délimiter le bon usage de nos mots. À la limite, quiconque veut faire un usage correct du langage devrait éviter de parler du temps en l’hypostasiant, et il ne faut pas supposer de signification à un discours prétendant porter sur « le temps ». Le langage ordinaire doit se déprendre de son fonctionnement habituel, pour respecter les conditions d’émergence de nos mentions du temps, et les refléter fidèlement : c’est tout le sens de Hrdt. 72‑73.

28 Épicure ne se contente pas de substituer l’analogie à la préconception ; il réfute également la démonstration au profit de l’épilogisme, qu’il fait porter sur trois couples d’accidents. Il nous reste à présent à analyser le fonctionnement de cet épilogisme, qui vient compléter le recours à l’analogie, pour achever notre élucidation du processus cognitif tout à fait original qui accompagne la perception du temps.

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4. La collaboration de l’épilogisme et de l’analogie dans l’appréhension du temps

Celui-ci en effet ne requiert pas une démonstration mais un épilogisme, à savoir que nous le lions aux jours et aux nuits et à leurs parties, tout comme aux affections et aux non-affections, aux mouvements et aux repos, concevant en retour par rapport à ces réalités un certain accident particulier, en référence auquel nous prononçons le mot « temps ». (Hrdt. 73, trad. Balaudé modifiée.)

29 Si l’épilogisme n’a pas de sens explicite dans le corpus épicurien, le texte de Hrdt. 72 est l’un des rares passages où cette notion joue un rôle central. L’épilogisme peut, de manière générale, être défini comme une association de perceptions plus ou moins consciente37, fondée sur une observation durable et permettant d’associer plusieurs phénomènes38. La différence avec l’analogie entre phénomènes évidents est la suivante : l’épilogisme repose sur une accumulation continue d’observations, et non sur une simple mise en rapport, et il ne met en jeu que des phénomènes observables.

30 On peut ainsi comprendre que Hrdt. 72 fasse du temps l’objet par excellence d’un épilogisme : l’impression de durée que nous ressentons lors du déroulement d’un phénomène (d’un mouvement, par exemple) accompagne en effet par principe ce phénomène tout le long de son déroulement, sans rien y ajouter, si ce n’est justement la mise en rapport des différentes étapes de ce déroulement au titre de moments successifs d’un même phénomène. La perception de la durée d’un accident n’est autre, en effet, que l’observation des différentes phases d’un phénomène – y compris son apparition et sa disparition, si bien que chaque perception de durée est de nature épilogistique.

31 L’examen du début du passage nous a conduit à supposer que le terme d’analogie est utilisé en un sens très particulier, puisqu’il s’agit d’une analogie qui n’aboutit pas à un résultat abstrait. De son côté, l’épilogisme est manifestement ici à comprendre comme la simple observation de ce à quoi nous lions notre vocabulaire temporel : les jours, les nuits et leurs parties ; les affections et non-affections ; ainsi que les mouvements et les repos. L’épilogisme a pour rôle l’observation des choses liées au mot temps, ce qui est cohérent avec la réfutation de l’existence d’une préconception du temps, puisque c’est toujours aux réalités évidentes auxquelles est associé le temps qu’il faut revenir pour penser ce dernier. Ce qui est sous-jacent au mot temps ne peut être obtenu que par une réflexion rétrospective fondée sur l’observation de la diversité des réalités auxquelles est associé le temps et sur la compréhension de l’attribution comparative, à chacune d’entre elles, d’une certaine durée (toujours relativement à une autre prise comme repère temporaire) : notre perception du temps prend toujours la forme d’une comparaison entre une durée perçue présentement et une durée précédente. L’épilogisme désigne donc ici l’opération mentale suivant laquelle nous enregistrons le déroulement de différents phénomènes et les conservons en mémoire sous la forme de durées homogènes les unes aux autres. L’analogie intervient alors pour mettre les durées observées par épilogisme comme longues ou courtes les unes en rapport avec les autres, sans toutefois (c’est là sa particularité) conclure à l’existence d’une propriété commune autre que la capacité de chaque accident qu’accompagne le temps d’être comparable à d’autres accidents sous le rapport de la quantité temporelle. Qu’ont en commun toutes les durées singulières ? Précisément, uniquement de pouvoir être rapportées les unes aux autres (dans certaines limites) du point de vue du long et du court. Or cette comparabilité ne constitue aucunement un contenu cognitif fixe (qui

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serait l’objet de notre perception « du » temps), mais s’épuise en l’effectuation de comparaisons, toujours concrètes et particulières, de durées entre elles : elle ne donne accès à aucune qualité commune.

32 Il est remarquable à cet égard que les réalités sur lesquelles porte l’épilogisme soient trois couples d’accidents contraires : les jours et les nuits (et leurs parties), les affections et absences d’affections, les mouvements et les repos. La liste dressée par Épicure mentionne uniquement des cas d’alternances. On peut supposer qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence, et que cela souligne deux caractéristiques essentielles de la perception du temps. Tout d’abord, la genèse de toute perception temporelle est liée à l’apparition et à la disparition d’un accident : c’est seulement une fois qu’un accident n’est plus présent que nous pouvons rétrospectivement en déterminer la durée. En appréhendant une durée particulière, nous ne percevons pas quelque chose qui aurait une consistance ou une texture propre, mais nous mesurons un accident, rétrospectivement. Plus fondamentalement, l’alternance signifie, nous semble-t-il, la succession de deux durées de longueurs naturellement comparables : celles du jour et de la nuit, du mouvement et du repos, de l’affection et de la non-affection. L’évocation de trois alternances suggère donc fortement que la perception et la mesure du temps s’effectuent toujours par comparaison avec une durée proche, c’est-à-dire du même genre et de la même échelle. La durée d’un jour nous semblera en effet plus ou moins longue relativement à celle de la nuit qui l’a précédée, la durée d’un mouvement par rapport à la durée du mouvement ou du repos précédent, et nous évaluerons celle d’un plaisir en fonction de celle de l’absence de plaisir antérieure. En revanche, il n’est guère adéquat, sauf cas particulier, de rapporter la durée d’une affection avec celle d’une nuit, dans la mesure où la première est en général incomparablement plus courte que la seconde.

33 Notre hypothèse est qu’Épicure fait ainsi référence à l’existence d’échelles naturelles de durées. Nous expérimentons le temps selon des types de durées qui se dégagent simplement du fait qu’une durée est d’abord naturellement comparable à certaines autres, et non à toutes les autres. De même que le mot temps ne recouvre rien d’autre que la comparabilité de principe d’une durée avec d’autres durées, de même un ordre de grandeur de durée ne signifie-t-il rien d’autre que la plus ou moins grande aisance avec laquelle nous rapportons une durée déterminée à telle ou telle autre. On peut alors supposer que les jours et les nuits et leurs parties jouent dans la mesure du temps un rôle privilégié parce qu’il s’agit de durées universellement éprouvées, et parce qu’ils correspondent à une échelle de temps médiane, ce qui en fait des unités de mesure commodes, permettant de rendre presque toutes les durées commensurables entre elles. Cela ne signifie pas, en revanche, que le jour ou la nuit représente une unité de mesure abstraite ancrée dans l’ordre naturel des phénomènes. Au contraire, une durée n’est pas en général comparable à toutes les autres : la dernière conséquence à tirer des exemples d’alternances mis en avant par Épicure est en effet qu’il ne saurait exister d’unité de mesure universelle et absolue des durées. Les échelles de durée sont des ordres de grandeurs observés, approximatifs et relatifs, et nullement des unités de mesure objectives et valables pour toutes les durées ; elles sont naturelles seulement au sens où il est aisé de prendre par exemple la durée d’un jour (celle du jour qui précède) comme repère dans la mesure de la durée de certains autres phénomènes du même ordre. Notre perception du temps prend toujours d’abord la forme d’un processus consistant à établir un certain type de rapport quantitatif entre accidents du même genre, dans le cadre d’un registre particulier (celui des mouvements, des affections, ou

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des parties de la journée, qui représentent les principaux ordres de grandeur de durées), sans jamais se résoudre en la perception d’une réalité qui serait la durée.

Conclusion

34 À l’issue de cette étude du passage de la Lettre à Hérodote consacré au temps, la réfutation par Épicure de l’existence d’une préconception du temps nous semble attestée, tant par la lettre du texte de Hrdt. 72‑73 que par une nécessité conceptuelle liée à la singularité de la conception épicurienne du temps, dont nous avons tenté de reconstituer le détail. Le mot temps n’est pas solidaire d’un contenu de pensée, mais de deux choses : l’ensemble des durées, toujours attachées à un accident particulier, et un processus cognitif actualisé à chaque perception de durée, et dont l’originalité est due à un mélange d’analogie et d’épilogisme. Dans le cas du temps, l’analogie recommandée ne se solde pas par un effet de généralité, comme c’est habituellement le cas lorsque celle-ci donne lieu à une préconception obtenue par comparaison (celle de désir naturel et nécessaire, par exemple) ou par la mise en rapport d’une réalité évidente avec une autre, inévidente (celle de l’atome ou de la partie minimale de l’atome). Au contraire, elle est sans cesse relancée par l’épilogisme, en même temps que celui-ci la contrôle en la limitant aux choses évidentes ; en retour, l’analogie sollicite l’épilogisme, en même temps qu’elle le guide, pour la recherche de rapports entre durées et l’établissement d’unités de mesure partielles et provisoires. On peut donc réellement parler, dans le cas très particulier du temps, d’une collaboration de l’épilogisme et de l’analogie, qui n’est pas sans rappeler le jugement réfléchissant kantien : l’épilogisme et l’analogie, selon Épicure, doivent collaborer dynamiquement dans le cas du temps comme le font, chez Kant, l’imagination et l’entendement dans le cas du jugement de goût39. De même que le jugement réfléchissant consiste en un libre jeu des deux facultés en l’absence d’un concept prédéterminant, de même l’analogie établit-elle des rapports entre durées sur la base de données fournies par l’épilogisme, selon une activité sans cesse réactualisée, sans jamais donner lieu à aucune unité de mesure absolue, ni à aucune idée abstraite de durée en général.

35 Le temps n’est inféré, sous la forme de durées, qu’en tant que synthèse directement expérimentée (grâce à l’épilogisme) des différents moments observables d’un certain processus, immédiatement comparée (par une analogie) à d’autres durées précédemment mesurées. Il est ainsi le corrélat et le produit dérivé de séries de sensations. C’est pourquoi la règle enjoignant de se limiter au langage ordinaire (selon lequel nous parlons de « temps long » et de « temps court ») et celle recommandant, pour le temps, le recours à l’analogie et à l’épilogisme sont à comprendre comme complémentaires, et comme formant au fond une seule et même règle de méthode à propos du temps : « le temps » n’est rien d’autre qu’une certaine catégorie de long et de court, qu’une série de mesures comparatives qui demeurent adhérentes aux durées qu’elles mesurent, et par là même aux accidents particuliers sur lesquelles portent celles‑ci.

36 Le temps épicurien est ainsi proche, en un certain sens, d’une forme de la perception : celle de la comparabilité deux à deux des durées de même échelle, c’est-à-dire des phénomènes de même ordre de grandeur selon le long et le court (comme notamment les deux phases d’une alternance). Cette forme ne peut pas faire l’objet d’une préconception, puisqu’elle est le corrélat d’une comparaison sans inférence

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comparative, qui prend la forme d’une combinaison réfléchissante d’épilogisme et d’analogie. Cela ne signifie pas, bien entendu, que le temps ne ferait pas partie de la nature : les durées sont un accident réel des choses. L’« accident particulier, en référence auquel nous prononçons le mot “temps” » évoqué en Hrdt. 73, désigne ainsi avant tout l’ensemble non clos des durées ; cependant, dans la mesure où celles-ci sont toujours perçues les unes par rapport aux autres, il est aussi indissociablement lié à un certain mode de perception des accidents40. Le paradoxe de la réflexion sur le temps est qu’elle donne lieu, dans la Lettre à Hérodote, à une reconstruction complexe, alors même qu’Épicure veut éviter toute spéculation théorique. L’obscurité de Hrdt. 72-73 trouve sans doute là sa source : dans la difficulté qu’il y a à décrire le temps comme le simple corrélat de la comparaison des durées par le sujet, en incitant le lecteur à faire de sa propre perception du temps une reconstitution artificielle, précisément pour mieux en comprendre la naturalité.

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NOTES

1. Morel 2002, p. 195, note ainsi que ce n’est pas seulement l’expression, comme l’affirme Cyril Bailey, mais aussi l’idée générale, qui est « loin d’être transparente ». 2. Hrdt. 72 : καθ᾽ ὃ τὸν πολὺν ἢ ὀλίγον χρόνον ἀναφωνοῦμεν. 3. Hrdt. 73 : καθὸ χρόνον ὀνομάζομεν. 4. Hrdt. 72 (trad. Balaudé 1999). Sauf indication contraire, c’est cette traduction qui est utilisée dans la suite. 5. Cf. Hrdt. 38 : « Car il est nécessaire que, pour chaque son vocal, la notion première soit vue et n’ait nullement besoin de démonstration […] ». Voir également Sextus Empiricus, M I, 57 (255 Us.) et Diogène Laërce, X, 33. 6. Hrdt. 37. 7. Morel 2002. 8. Cf. n. 5 ci-dessus. 9. La formule est attribuée à Épicure par Démétrius Lacon selon Sextus Empiricus (M X, 219 ; HP III, 317) et Aétius (I, 22, 5) : « Épicure dit qu’il (scil. le temps) est un accident , c’est-à- dire quelque chose qui accompagne les mouvements. » 10. Comparer Πρῶτον μὲν οὖν τὰ ὑποτεταγμένα τοῖς φθόγγοις, ὦ ῾Ηρόδοτε, δεῖ εἰληφέναι, ὅπως ἂν τὰ δοξαζόμενα ἢ ζητούμενα ἢ ἀπορούμενα ἔχωμεν εἰς ταῦτα ἀναγαγόντες ἐπικρίνειν […] (« Pour commencer, Hérodote, il faut saisir ce qui est placé sous les sons vocaux, afin qu’en nous y rapportant nous soyons en mesure d’introduire des distinctions dans ce qui est matière à opinion – que cela suscite une recherche ou soulève une difficulté », Hrdt. 37) et τὸν γὰρ δὴ χρόνον οὐ ζητητέον ὥσπερ καὶ τὰ λοιπά, ὅσα ἐν ὑποκειμένῳ ζητοῦμεν ἀνάγοντες ἐπὶ τὰς βλεπομένας παρ᾽ ἡμῖν αὐτοῖς προλήψεις […] (« il n’y a certainement pas à mener la recherche sur le temps comme sur le reste, c’est-à-dire tout ce que nous cherchons en un substrat, et que nous rapportons aux prénotions considérées en nous-mêmes […] », Hrdt. 72). Ainsi, pour Elizabeth Asmis (Asmis 1984, Part I, 1 : « Epicurus’ statement of the rule »), les ὑποτεταγμένα désignent sans ambiguïté les préconceptions, et la première règle de la méthode épicurienne consiste à

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rapporter chaque mot à la préconception qui lui correspond, elle-même fondée (directement ou non) sur l’évidence empirique procurée par la sensation. Pour A. Long et D. Sedley également, « les choses sous-jacentes aux mots » sont bien les préconceptions (Cf. Long & Sedley 2001, p. 208). 11. Le deuxième selon Diogène Laërce, entre les sensations et les affections, auxquelles il faut encore ajouter selon lui les « appréhensions imaginatives de la pensée » destinées à saisir certaines réalités plus subtiles. Voir Long 1971, p. 124. Voir aussi Clément d’Alexandrie, Stromates, II, 4 ; Cicéron, De natura deorum, I, 43 ; Diogène Laërce, X, 32 : les préconceptions sont la catégorie dont toutes les autres sont dérivées. 12. Ce terme apparaît en Hrdt. 35, 45, 46 et 68. 13. De fait, en dehors de l’œuvre de Diogène Laërce, les préconceptions ne sont jamais explicitement posées comme des critères de vérité dans les textes épicuriens qui nous restent. 14. Cf. Sedley 1973. 15. Glidden 1985. 16. « Il me semble bien plus éclairant d’admettre que la notion de prôton ennoèma a une extension plus large que celle de prolepse et qu’elle recouvre non seulement des évidences proleptiques, mais aussi des évidences non proleptiques, comme celle qui accompagne l’usage du mot “temps”. Dès lors, le fait qu’il n’y ait pas de prolepse du temps, parce que celui-ci ne saurait être abstrait de ce qui prend du temps, ne signifie pas que nous ne puissions en avoir une notion première, en l’occurrence une perception immédiate, une epibolè, et que nous ne sachions pas à quoi le mot “temps” renvoie. » (Morel 2002, p. 210.) 17. Cf. Verde 2008. 18. Comme l’indique chez Lucrèce, à propos de la perception du temps, l’expression ab ipsis rebus (nous percevons le temps « à partir des choses mêmes ») : tempus item per se non est, sed rebus ab ipsis consequitur sensus… (De rerum natura, I, 459-460). 19. Cf. Glidden 1973, p. 210-211 : « […] il ne peut pas y avoir de préconception du temps, car le temps comme tel représente une création cognitive, par opposition à un état persistant dont on peut faire l’expérience régulière dans la nature » (“ […] there cannot be a prolepsis of time, because time as such represent a cognitive creation as opposed to a persistent condition regularly experienced in nature”). Épicure n’exclut pas cependant, selon lui, la possibilité d’une préconception de « régularité de régularités », à distinguer du concept de temps, et qu’il caractérise comme pouvant correspondre à une sorte de structure persistant à travers le passage du jour à la nuit, d’une affection à une autre ou à l’absence d’affection. Le contenu de cette notion est cependant, nous semble-t-il, obscur. 20. Cf. Sextus Empiricus, HP II, 212. 21. Un σύμπτωμα, et non un συμβεβηκός qui accompagne le corps pendant toute l’existence de celui-ci. 22. Les épicuriens ont une conception conventionnaliste de la justice : il y a bien une préconception du juste, mais celle-ci ne relève pas d’une vertu de justice ; la justice repose cependant sur la notion d’utilité à la communauté, ce qui explique l’existence d’une préconception de la justice, fondée sur ce principe universel d’utilité commune, malgré les variations ponctuelles en fonction des lieux et des circonstances (voir Maximes capitales, XXXIII- XXXVIII). On peut encore citer la préconception de la causalité, évoquée par Glidden 1973 : la mention de la causalité apparaît dans Περὶ φύσεως, XXX, où D. Sedley a découvert une mention de la « préconception de la cause ». 23. Cf. J. Giovacchini, La Méthode épicurienne et son modèle médical, thèse de doctorat soutenue en mars 2007 à l’université Paris X-Nanterre, p. 162. Nous remercions l’auteur de nous avoir permis de consulter son travail. 24. Cf. E. Asmis : « Ce verbe composé, tout comme les formes analogia et analogos, est utilisé dans le sens d’un recensement des ressemblances, qu’il s’agisse de ressemblances entre les

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phénomènes ou de ressemblances entre les phénomènes et les choses non observées. » (“This compound [analogizein], together with the forms analogia and analogos, is used in the sense of calculating similarities, whether they are similarities among the phenomena or similarities between the phenomena and things that are unobserved.” Asmis 1984, p. 177.) 25. Le terme utilisé est ἀναλογιστέον, terme utilisé également dans le passage sur le temps. 26. J.-F. Balaudé note le caractère vague de l’analogie dans ce passage : « c’est un raisonnement analogique, fondé probablement (car cela reste quelque peu obscur) sur la saisie des similitudes entre les divers types de plaisirs dont nous faisons l’expérience. » (Balaudé 1999, Introduction au livre X, p. 1214.) 27. Cf. Giussani 1896-1898 ; dans son commentaire de De rerum natura I, 30-31, Giussani comprend ἐνάργημα comme se référant à « l’intuition du temps ». 28. Cf. Bailey 1926, p. 241-242. 29. Cf. Manuwald 1972, p. 76-78. 30. Cf. Jürß 1977. 31. C’est la position de F. Jürß, qui pense qu’il s’agit d’une préconception exceptionnelle : « La préconception du temps est donc une exception, car on ne peut la voir en nous par les yeux de l’esprit, comme c’est le cas pour les autres formes de pensée conceptuelles, mais elle se constitue d’abord par abstraction à partir des symptômes, c’est-à-dire de préconceptions de première instance […]. » (“Dennoch ist die Prolepse der Zeit ein Sonderfall, weil mann sie nicht wie den anderen begrifflichen Gedankenformen mit den geistigen Auge in uns selbst erschauen kann, sondern weil sie sich erst in Abstraktion von den Symptomen bzw. Prolepsen erster Instanz konstituiert […]”. Jürß 1991, p. 108.) 32. Cf. Asmis 1984, p. 33, n. 35: « The evident occurrence, as I interpret it, is a property that is perceived to last for a short or long time. Epicurus sums up these properties as nights and days, motions and rests, and feelings or absences of feeling. » 33. Cf. Long & Sedley 2001, I, p. 85. 34. Cf. n. 9 ci-dessus. 35. C’est le parti également pris par Conche 1977, p. 177 (« il faut prendre en compte l’évidence même suivant laquelle nous parlons d’un temps “long” ou “court” ») et par Balaudé 1999, p. 1283 (« nous devons, par analogie, nous référer à l’évidence même, suivant laquelle nous parlons d’un temps long ou court »). 36. Voir Balaudé 2005, p. 154 sq., en particulier p. 161-163. 37. Il existe à ce propos une polémique entre Philip De Lacy et Graziano Arrighetti : pour le premier, l’épilogisme est un raisonnement, alors que pour le second, l’épilogisme relève d’une activité naturelle de l’esprit ; comme nous allons l’expliquer, il nous semble que, dans le cas du temps, l’épilogisme correspond à une façon de percevoir selon la durée qui s’effectue naturellement, tout en étant couplé à une analogie qui, elle, est bien un raisonnement. Cf. P.H. & E.A. De Lacy 1941 (21978), et Arrighetti 1961 (21973). 38. Dans le De signis, Philodème affirme que l’épilogisme prépare l’analogie, en mettant en évidence les ressemblances et différences entre les phénomènes, et notamment en analysant le caractère éventuellement fortuit des ressemblances, ce qui permet de les prendre ou non pour fondement d’une analogie. 39. Cf. Kant, Critique de la faculté de juger, § 35. Kant y parle, à propos du jugement de goût, de l’« animation réciproque de l’imagination dans sa liberté et de l’entendement dans sa légalité ». La « liberté » représentée par l’épilogisme pourrait être ici celle du déroulement de l’expérience tel qu’on l’observe sans rien lui superposer. La « légalité » représentée par l’analogie serait la recherche systématique de rapports permettant de ramener une diversité de durées à une unité (celle justement d’un ensemble de rapports). 40. Le temps peut apparaître en ce sens comme une sorte d’accident non seulement des durées, mais aussi du processus cognitif en jeu lors de chaque perception temporelle. On trouve à ce

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propos dans les fragments du PHerc. 1413 une allusion qui semble faire du temps l’« accident d’un certain type de représentation » : « […] quand vous dites connaître le temps non pensé, le temps comme accident d’une certaine représentation » ([τὸ]ν οὐ νοούμεν[ον] [χρό]νον δὴ ὁπόταν [ὑμ]ᾶς εἴπωμεν νοεῖν, τὸν χρόνον ὡσαν[εὶ] [συ]μβεβηκός τινι [φαντ]ασία[ι ; fr. 37.23 Arrighetti, dans Cantarella & Arrighetti 1972). L’état du papyrus interdit cependant d’en faire un argument propre à confirmer notre hypothèse.

RÉSUMÉS

Le passage de la Lettre à Hérodote consacré au temps (Hrdt. 72-73) est particulièrement obscur. Épicure y affirme explicitement que le mot temps ne renvoie à aucune préconception (prolepse), en tout cas pas au sens habituel qu’a ce terme pour lui, puisqu’il n’existe aucun contenu commun à toutes nos expériences du temps ; et cependant le mot temps n’est pas vide. Cet article vise à résoudre ce paradoxe. Il éclaircit la nature de la perception du temps épicurien et tente de reconstituer le processus cognitif qui la sous-tend. La perception du temps est idiosyncrasique, car elle porte sur une entité de troisième degré : le temps est en effet, selon la formule attribuée à Épicure par Démétrius Lacon, un « accident d’accidents ». Sa perception implique une combinaison d’intuition et de déduction, d’analogie et d’épilogisme, en deçà de la formation d’une préconception – dont nous expliquons l’impossibilité. Elle concerne toujours les durées en tant que nous les rapportons les unes aux autres, selon un « libre jeu » de l’épilogisme et de l’analogie qui ne donne pas lieu à une préconception, mais rend possible de nommer le temps.

The passage from the Letter to Herodotus devoted to the topic of time (Hrdt. 72-73) is particularly obscure. Epicurus states that the word time is not associated with any preconception (prolepsis), not anyway as he usually conceives of it, since there is no content shared by all our experiences of time; however, the word time is not empty. The purpose of this paper is to solve this paradox. It clarifies the nature of the perception of Epicurean time, and tries to reconstruct the cognitive process which underlies it. The perception of time is indeed idiosyncrasic, since its object is a third‑degree entity: Epicurean time is, according to Demetrius Laco, an “accident of accidents”. Its perception implies a combination of analogy and epilogism, which is not followed by the formation of a preconception – we explain in the paper why it is impossible. It always pertains to the durations insofar as we relate them to each other, through a “free play” between analogy and epilogism which does not produce a preconception, but makes it possible to name time.

INDEX

Mots-clés : temps, épilogisme, analogie, préconception Keywords : time, epilogism, analogy, preconception

AUTEURS

MARIANNE GŒURY Académie de Créteil

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La théorie de la vision chez Galien : la colonne qui saute et autres énigmes

Heinrich Von Staden

Cette contribution a son origine dans une conférence présentée au Centre Léon Robin. Je suis très reconnaissant aux participants à cette occasion, et notamment à Pierre Pellegrin et à Gilbert Romeyer Dherbey, pour leurs fort utiles commentaires. Je remercie aussi les directeurs de Philosophie antique pour leur aide et leur disponibilité.

I. Introduction

1 La valorisation épistémologique et méthodologique de la vision par Galien l’a amené à examiner la nature de la vision humaine dans presque chaque période de sa prolifique activité littéraire1. Il accorde à la vision une position privilégiée parmi les cinq sens, en affirmant qu’elle est supérieure aux autres sens en puissance (dynamis) et en précision (akribeia). De plus, il décrit fréquemment l’observation visuelle à la fois comme un point de départ heuristique et comme un outil vérificateur central, même lorsqu’il présente sa science du corps comme une science axiomatique, susceptible d’être parachevée en procédant par démonstration à partir de données indémontrables, à savoir des propositions de base ou archai qui sont auto‑justificatrices, fondations métaphysiquement antérieures2. La vision, en d’autres termes, ne se contente pas de fournir à la partie raisonnante de l’âme, que Galien, suivant Platon et d’autres penseurs, place dans le cerveau3, les témoignages indispensables ; elle est aussi un moyen grâce auquel des hypothèses peuvent être vérifiées, et une pierre de touche pour éprouver ou confirmer les résultats d’une démonstration.

2 Pour établir la supériorité cognitive de la vision, Galien tisse un réseau théorique complexe de fils anatomiques, physiologiques et mathématiques qui se soutiennent mutuellement, nombre d’entre eux étant intégrés dans une perspective téléologique englobante. Réunis, ces fils conduisent aux réponses, problématiques mais

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extrêmement influentes4, de Galien à des questions telles que : en quoi consiste la transmutation du visible en vu ? Comment voyons-nous ? Que voyons-nous ? Et pourquoi la vue est-elle le sens supérieur ? La question peut-être la plus fondamentale, et en même temps la plus difficile, entraînée par les nombreuses discussions de Galien sur la vision est de savoir si ces fils forment un tissu d’une pièce, cohérent, ou s’ils se superposent de façon telle qu’ils produisent des tensions, discordances ou incompatibilités conceptuelles et théoriques5. Une approche utile pour y répondre est peut-être d’examiner d’abord quelques-uns de ces fils individuellement. Comme chez Galien, l’analyse commencera par l’anatomie (II), pour passer ensuite à la physiologie (III) et à la géométrie (IV) de la vision.

II. L’anatomie de la vision : cerveau, nerf et œil

3 Des ventricules antérieurs (c.-à-d. latéraux) du cerveau (κοιλίαι τοῦ ἐγκεφάλου), deux ramifications naturelles (ἀποφύσεις) partent vers l’œil, selon Galien6. Chacune de ces ramifications possède deux tuniques ; l’interne, la plus molle (figure a, 1) est une excroissance de la membrane fine (pie-mère) qui enveloppe le cerveau, alors que l’externe, plus dure (fig. a, 2) est une excroissance de la membrane épaisse (dure-mère) qui enveloppe le cerveau7. À l’intérieur de cette double protection se trouve le nerf optique (fig. a, 3) qui, nous dit Galien, est fort mou8. Par ces aspects‑là, le nerf optique ne diffère pas des autres nerfs sensoriels : tous ont en commun une structure de protection double ainsi qu’une consistance molle et une source cérébrale (alors que les nerfs moteurs sont plus durs et, d’après Galien, prennent leur source dans la moelle épinière)9.

Fig. a. L’œil selon Galien

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4 Le nerf optique possède pourtant des traits anatomiques qui le distinguent des autres nerfs sensoriels et aident ainsi à rendre compte, anatomiquement, de ses pouvoirs uniques, selon Galien. Cinq de ces traits distinctifs valent la peine d’être notés. Tout d’abord, c’est le plus large de tous les nerfs en diamètre, le seul qui comporte un conduit intérieur perceptible (poros, « passage », « canal »), qui court sur toute sa longueur au centre du nerf (cf. fig. a, 4)10. En deuxième lieu, c’est le plus mou de tous les nerfs11. Troisièmement, alors que tous les nerfs sensoriels s’avancent par paires hors du cerveau, les nerfs optiques sont la seule paire dont les éléments se joignent et se séparent au long de leur course vers leur organe sensoriel12. Avant de sortir du crâne (kranion) par un petit orifice (trema, le foramen optique) pour entrer dans l’espace orbitaire de chaque œil, les deux nerfs optiques se joignent, comme Galien l’a justement observé, pour former un « chi » (X), c‑à‑d. le chiasma optique. Cependant, d’après Galien, aucun des deux nerfs ne passe effectivement de l’autre côté ; ou plutôt, ils s’unissent et se séparent en sorte que le nerf optique qui trouve son origine dans la partie inférieure droite du ventricule antérieur (latéral) droit du cerveau pénètre finalement dans l’œil droit, et vice versa13. Galien souligne qu’aucune autre paire de nerfs ne forme un tel chiasma. Quatrièmement, quand le nerf optique pénètre dans la partie arrière ou « racine » (ῥίζα) de l’œil, nous dit Galien, il devient « relâché » ou « détendu » et aplati et il s’étend, « semblable à un filet de pêche » (ἀμφιβληστροειδής 14), c’est-à-dire qu’il devient la rétine (fig. a, 5)15. Aucun autre nerf ne se comporte ainsi. Cinquièmement, Galien affirme à plusieurs reprises, non seulement que la rétine elle- même est nerf, mais encore que si on l’ôtait soigneusement du reste de l’œil et qu’on la repliait sur elle-même, on ne pourrait pas la distinguer de la véritable substance du cerveau16 : « Après être entré dans l’œil, le nerf optique est libéré de son confinement et devient entièrement, sous tous ses aspects, semblable au cerveau (ἐξομοιοῦσθαι κατὰ πάντα ἐγκεφάλῳ)17. » Cela aussi est un trait distinctif de la relation du nerf optique à son organe, l’œil : « On ne trouvera la substance-même qui se trouve dans le cerveau dans aucun autre organe (des sens) »18, c.‑à‑d. mis à part l’œil. La rétine est donc à la fois nerf sensoriel et substance cérébrale.

5 Dans la construction galénique d’une anatomie fonctionnelle, menée téléologiquement, l’unicité de structure anatomique tend à être en corrélation avec l’unicité d’utilité (chreia), d’activité (energeia), de pouvoir (δύναμις : la capacité d’avoir ou de subir un effet) et de fonction (ἔργον) – corrélation que Galien tourne à l’avantage de sa valorisation épistémologique de la vision, comme nous allons le voir (III).

6 Indispensable à la compréhension de la théorie galénique de la vision est son anatomie du globe oculaire (fig. a19) qui est une élaboration de l’anatomie remarquablement précise de l’œil d’Hérophile20. Galien souligne non seulement l’unicité du nerf optique mais encore le caractère unique de la structure et de la composition matérielle de l’œil. Elle consiste, grosso modo, en deux corps sphériques humides – aucun des deux n’est une sphère parfaite – et en une série d’enveloppes partielles, radicalement différentes entre elles, qui les recouvrent. Le corps sphérique postérieur, le plus mou, a la consistance, la transparence et la couleur du verre partiellement fondu et est donc appelé « la substance humide semblable à du verre (τὸ ὑαλοειδὲς ὑγρόν) » (fig. a, 6), qui, par la médiation de sa traduction latine est devenue connue sous le nom d’« humeur vitrée »), alors que la sphère antérieure, plus dure et beaucoup plus petite, est appelée « la substance humide semblable à de la glace (τὸ κρυσταλλοειδὲς ὑγρόν) », c.‑à‑d. l’humeur cristalline ou le cristallin (fig. a, 7)21. Chacun de ces deux corps sphériques est, d’après

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Galien, « parfaitement clair, transparent et brillant » (καθαρὰ καὶ διαυγῆ καὶ λαμπρά)22.

7 Le corps sphérique postérieur dans l’œil (l’humeur vitrée) possède trois enveloppes partielles d’une dureté croissante de l’intérieur vers l’extérieur, chacune émanant du nerf optique. Directement étalée sur l’humeur vitrée se trouve l’extension directe, très molle, aplatie, du nerf optique : la rétine, « la membrane semblable à un filet (ὁ ἀμφιβληστροειδὴς χιτών) » (fig. a, 5)23. Sur la rétine se trouve la tunique choroïde (ὁ χοριοειδὴς χιτών : fig. a, 8), un peu plus dure, continuation directe de l’enveloppe interne du nerf optique, c.‑à‑d. de la couche qui est une excroissance de la pie‑mère24. Sur la tunique choroïde est étalée à son tour une membrane encore plus dure, la sclérotique (ὁ σκληρὸς χιτὼν τοῦ ὀφθαλμοῦ : fig. a, 9), qui est une continuation directe de l’enveloppe extérieure du nerf optique, c.-à-d. une excroissance de la dure‑mère25. Aucune de ces trois membranes ne s’étend tout autour de l’humeur vitrée, comme l’illustre la figure a : sur ses faces postérieure et antérieure, l’humeur vitrée est structurée de façon à laisser des moyens de communication essentiels avec, respectivement, le cerveau et le cristallin. Sur sa face postérieure se trouve une ouverture par laquelle le pneuma psychique sensoriel, transmis des ventricules antérieurs du cerveau par le large conduit (poros : fig. a, 4) dans le nerf optique, peut entrer dans l’œil, et sur sa face antérieure, l’humeur vitrée – ici nue, découverte – rencontre le cristallin (mais cf. ci‑dessous)26.

8 Le corps sphérique antérieur dans l’œil, plus petit et semblable à de la glace (le cristallin : fig. a, 7), est légèrement aplati ou elliptique27. Sa face postérieure s’appuie directement sur la face antérieure légèrement concave de l’humeur vitrée. Les explications téléologiques que donne Galien de cette interface seront examinées ci‑dessous (IV). Anatomiquement, cependant, Galien explique l’absence de ces trois tuniques de la face antérieure de l’humeur vitrée par le fait que les extrémités antérieures de ces tuniques sont toutes insérées dans ce que Galien appelle « le plus grand cercle du cristallin »28, c.‑à‑d. dans ses bords latéraux, là où le cristallin, légèrement elliptique, possède la plus grande circonférence. Toutes ces trois membranes, en d’autres termes, cessent de couvrir l’humeur vitrée à ses bords latéraux.

9 Alors que la face postérieure du cristallin n’est apparemment recouverte par aucune « tunique » – bien que les affirmations de Galien sur cette question soient loin d’être dépourvues d’ambiguïté (voir n. 27) –, sa surface antérieure est partiellement recouverte par différentes couches. La première, située directement devant le cristallin, nous dit Galien, est une tunique extrêmement fine, semblable à une toile d’araignée ou « arachnoïde » (ὁ ἀραχνοειδὴς χιτών : fig. a, 10) 29, connue de nos jours sous le nom de « capsule du cristallin ». Sur son extérieur, la capsule est suivie de l’humeur aqueuse ou « fine » (ὑγρότης τις λεπτή : fig. a, 11), qui se trouve entre le cristallin et le côté postérieur de l’iris30. Galien semble avoir appelé l’iris (fig. a, 12) dans son ensemble « la membrane semblable à un grain de raisin » (ὁ ῥαγοειδὴς χιτών, qui par le latin uva, « raisin », est devenu en français « uvée » et en anglais « uvea », utilisées principalement de nos jours pour ne désigner que la couche postérieure pigmentée de l’iris, plutôt que la totalité de l’iris)31.

10 Dans l’iris se trouve le célèbre orifice connu sous le nom de pupille (κόρη : fig. a, 13)32. Au-dessus de l’iris, sur sa surface extérieure, se trouve une quadruple tunique, plus dure, fine, transparente, et translucide, « la tunique semblable à de la corne » (ὁ

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κερατοειδὴς χιτών33, la cornée : fig. a, 14), qui, à la différence de la « tunique semblable à un grain de raisin » bleutée (c.‑à‑d. de l’iris : fig. a, 12), est claire et transparente. Tout comme les extrémités des trois tuniques de l’humeur vitrée, les extrémités des trois enveloppes du cristallin – la cornée, l’iris et la capsule du cristallin (« l’arachnoïde ») – sont elles aussi toutes insérées dans « le plus grand cercle » du cristallin34. Dans le cristallin sont donc ancrées toutes les enveloppes à la fois du corps sphérique vitré et du corps sphérique cristallin (aussi bien que la gaine couvrant la musculature de l’œil) – fait qui, à un niveau anatomique, signale la primauté du cristallin, selon Galien.

11 Pour Galien, l’anatomie n’est évidemment pas seulement un moyen d’observer par la dissection ou vivisection afin d’établir une description détaillée et définitive des parties du corps ; l’anatomie est aussi un point de départ épistémologique indispensable pour une science du corps, c.‑à‑d. pour l’explication téléologique de chaque partie du corps humain. Plus particulièrement, ses observations anatomiques de l’œil, du nerf optique, des nerfs et muscles oculomoteurs, des veines et artères de l’œil, et des ventricules d’encéphale, souvent accompagnées d’expériences de vivisection, ont fourni un soutien capital à sa théorie de la vision et à ses affirmations répétées qu’il a posé des fondements observationnels et expérimentaux qui garantissent la supériorité de sa théorie sur celles de ses précurseurs. Deux exemples d’expériences célèbres de vivisection effectuées par Galien dans ce cadre méritent d’être cités ici. Ayant observé que deux paires de nerfs s’avancent du cerveau vers l’œil, Galien remarque : Si l’on sectionne le plus large des deux nerfs qui vont vers l’œil [c.‑à‑d. le nerf optique], la perception visuelle de l’animal [vivant] sera détériorée ; mais si l’on sectionne le plus petit des deux [c.‑à‑d. le nerf oculomoteur], on verra que l’œil reste immédiatement immobile. Le défaut de mouvement oculaire [causé en sectionnant le nerf oculomoteur] est un signe que l’on peut aisément détecter… Mais que l’animal ne puisse plus voir dans cet état de blessure qu’on lui a infligée [en sectionnant le nerf optique], est une chose que l’on ne peut déterminer qu’en l’inférant du fait suivant : si l’on approche un objet de son œil, en faisant semblant de vouloir le frapper à l’œil avec l’objet, il ne cligne pas de l’œil35.

12 Cette expérience, comme beaucoup d’autres, permet à Galien de passer d’une anatomie descriptive à une anatomie fonctionnelle, qui à son tour ouvre la voie à la physiologie de la vision (ci‑dessous, III).

13 De même, une autre expérience faite sur un animal vivant permet à Galien d’établir des rapports fonctionnels entre l’œil et les ventricules antérieurs d’encéphale36. Si l’on ouvre le crâne, dit-il, qu’on dénude le cerveau de la dure-mère et que l’on comprime ou incise le quatrième ventricule (ventricule postérieur), on cause ainsi, normalement, trop de dommages pour permettre à l’animal de revenir jamais à son état normal. Néanmoins, si l’incision est rapide, petite, et faite par une main experte, alors une compression très brève et adroite du quatrième ventricule peut permettre à l’animal de se remettre. C’est dans ce contexte que Galien aborde les rapports entre la vision et les ventricules du cerveau : On voit que même lorsque l’on a exposé aux regards le ventricule postérieur [le quatrième] du cerveau, l’animal cligne encore des yeux, surtout si l’on approche quelque objet de ses yeux. Par contraste, si l’on prend un animal dans cet état et que l’on comprime une partie des deux ventricules antérieurs – quelque partie que ce puisse être – à la racine des deux nerfs optiques, dans ce cas, l’animal cesse de cligner des yeux, même lorsque l’on approche un objet de la pupille de ses yeux. Et tout l’aspect de l’œil sur le côté du ventricule du cerveau sur lequel on appuie devient semblable à celui des yeux des aveugles37.

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14 Cette expérience prouve, alors, que les fonctions des deux ventricules antérieurs (latéraux) du cerveau – mais pas celles du ventricule postérieur dans la moelle allongée (myélencéphale) – comportent de quelque façon une responsabilité dans le mécanisme de la vision. Tout comme l’expérience de vivisection sur les nerfs optique et oculomoteur décrite ci-dessus, cette expérience a ainsi conduit à une importante découverte qui a ouvert la voie à la description physiologique de la vision de Galien.

15 Une autre stratégie heuristique et justificatrice qui fait son apparition dans les discussions anatomiques de la vision est la morphologie comparative. Dans les six catégories d’animaux, certains organes diffèrent morphologiquement d’une catégorie à l’autre, observe Galien, tandis que d’autres montrent des caractéristiques constantes à travers ces catégories38. L’œil appartient à ce dernier groupe : à l’exception de sa taille et de la forme de certaines de ses parties, comme la pupille, l’œil fait preuve d’invariabilité. D’une espèce vertébrée à l’autre, la structure de base de l’œil, le nombre et l’agencement de ses parties, ses activités et ses fonctions montrent une invariabilité, comme le confirme, dit Galien, l’observation anatomique39.

16 L’invariabilité de la structure, au-delà des différences d’espèces, et l’unicité d’un grand nombre de caractéristiques de l’œil, sont ainsi des fils conducteurs de l’anatomie descriptive et fonctionnelle de l’œil, remarquablement détaillée, chez Galien. En plus de l’œil lui‑même, Galien décrit d’autres parties qui sont plus ou moins pertinentes pour sa théorie de la vision. Par exemple, il fait une description détaillée des nerfs oculomoteurs qui descendent par les foramina orbitorunda crâniens du cerveau jusqu’aux muscles des yeux, aussi bien que de presque tous les muscles qui font bouger les paupières, les cils et la peau du visage40. De même, il développe amplement la structure anatomique des paupières, des cils, des coins des yeux, des glandes lacrymales, et des artères et veines qui arrivent dans l’espace orbitaire de chaque œil41. Le bref aperçu anatomique ci-dessus donne cependant, on l’espère, un contexte anatomique suffisant pour aborder l’analyse de la physiologie de la vision chez Galien, c.-à-d. de sa théorie de l’utilité (chreia), du pouvoir (dynamis, puissance, faculté), de l’activité (energeia) et de la fonction (ergon) de chacune de ces parties de l’instrument (organon) de la vue.

III. La physiologie de la vision : pneuma , transmission de puissance et altération

17 En se référant à Aristote, Galien affirme que l’essence d’un organisme vivant est à trouver non dans ses parties, mais dans ses activités42. La connaissance anatomique des parties de l’organe visuel est donc un pas nécessaire mais non suffisant vers un projet plus significatif : la connaissance de ses activités essentielles.

18 Peu de concepts sont aussi fondamentaux pour l’explication galénique de l’activité essentielle de l’œil – la vue – que le pneuma. Le pneuma, et notamment le « pneuma psychique » ou « pneuma appartenant à l’âme » (πνεῦμα ψυχικόν), est une pierre angulaire non seulement de la théorie de la vision de Galien, mais aussi de sa théorie de toute sensation, perception et mouvement volontaire. Cependant, la notion de pneuma psychique semble, paradoxalement, avoir été reprise par Galien de l’une des principales cibles de ses polémiques, à savoir Érasistrate (à qui Galien, en dépit de ses nombreux écrits anti‑érasistratéens, a emprunté nombre de ses principales doctrines

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physiologiques, tout en étant, sous certains aspects, débiteur d’Hérophile de manière significative en ce qui concerne l’anatomie43). En désaccord sur les causes et les mécanismes par lesquels ce phénomène arrive, Érasistrate et Galien s’accordaient à reconnaître, en premier lieu, que tout le pneuma ou « souffle » dans le corps provient en fin de compte de l’air extérieur par le biais de la respiration ; deuxièmement, qu’une partie de l’air inspiré subit des modifications d’abord dans les poumons, puis dans le ventricule gauche du cœur ; et troisièmement, que les artères amènent alors le pneuma vital (πνεῦμα ζωτικόν) de la chambre gauche du cœur jusqu’aux ventricules (κοιλίαι) du cerveau44. C’est là, dans le cerveau, que le pneuma vital devient à son tour élaboré (κατεργάζεται) ou raffiné en pneuma psychique, en partie grâce aux circonvolutions ou « filets » vasculaires extensifs ; deux de ces réseaux – le plexus réticule et le plexus choroïde – assurent au cerveau sa vascularisation exceptionnelle, d’après Galien45.

19 Tout comme les nerfs, le pneuma psychique se divise en deux catégories : le pneuma sensoriel (πνεῦμα αἰσθητικόν) coule du cerveau vers chaque organe des sens par les nerfs sensoriels, qui sont relativement mous, alors que le pneuma moteur (πνεῦμα κινητικόν) coule du cervelet vers toutes les parties du corps par les nerfs moteurs, qui sont plus durs, permettant aux muscles des mouvements volontaires46. Il va peut-être sans dire que sa connaissance anatomique détaillée du cerveau et du système nerveux amène Galien à se montrer très critique vis-à-vis des théories de perception cardiocentristes, et qu’il critique longuement Aristote et les stoïciens pour avoir situé la partie dirigeante (τὸ ἡγεμονικόν) de l’âme dans le cœur 47. La dissection, et en particulier les expériences de vivisection sur les animaux (ci‑dessus, II), affirme Galien, prouvent au‑delà du doute que le cerveau est le centre d’où coulent tous les pouvoirs sensoriels et moteurs de l’âme.

20 Dans la théorie de la vision de Galien, comme dans n’importe laquelle de ses doctrines physiologiques, le rapport entre l’observation anatomique et l’explication physiologique est étroit et d’une importance capitale. Comme on l’a signalé ci-dessus (II), selon lui, partout où l’on observe l’unicité anatomique, la fonction et la finalité physiologiques doivent être considérées comme uniques. Dans le cas de la vision, le conduit (πόρος : fig. a, 4) perceptible et exceptionnellement large à l’intérieur du nerf optique sert à permettre à une quantité inhabituellement grande de pneuma psychique sensoriel de couler des deux ventricules antérieurs du cerveau jusque dans l’œil48. De plus, le degré unique de mollesse des nerfs optiques (ils sont μαλακώτατα) sert à les rendre exceptionnellement susceptibles d’être affectés49. De manière générale, la dureté des nerfs moteurs les rend capables d’agir (ποιεῖν, δρᾶν), tandis que la consistance molle des nerfs sensoriels les rend capables d’être affectés (πάσχειν). L’exceptionnelle mollesse du nerf optique fait donc de lui le plus capable d’altération et le plus sensible à l’altération (ἀλλοίωσις)50, ce qui lui permet non seulement de subir mais aussi de transmettre l’altération, et ainsi de transmettre les détails concernant l’objet perçu (τὸ αἰσθητόν) avec plus de précision qu’aucune autre partie du corps51.

21 Ces capacités ou pouvoirs (δυνάμεις) uniques du nerf optique ne sont pas limités à la partie qui se trouve entre le cerveau et l’œil (fig. a, 3) mais s’étendent aussi à la rétine (fig. a, 5) tout du long jusqu’à son insertion dans le cristallin (fig. a, 7). Après tout, la rétine tout entière, en tant qu’extension aplatie et étendue du nerf optique (fig. a, 3), est elle-même à la fois nerf et extension de la substance même du cerveau (cf. II)52. C’est précisément pour protéger ces capacités inhabituelles, dit Galien, que le nerf optique et

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la rétine sont tous deux recouverts par les deux tuniques plus dures qui sont des continuations respectivement de la pie-mère et de la dure‑mère53.

22 Au moins deux sortes de matière différentes arrivant du cerveau à l’œil apparaissent ainsi jouer un rôle dans la vision : (1) le pneuma psychique sensoriel, qui coule des ventricules antérieurs (latéraux) du cerveau jusque dans l’œil par le conduit creux situé dans le nerf optique ; et (2) la substance matérielle du cerveau, étendue finalement jusqu’à l’œil sous la forme de la rétine. Parmi plusieurs problèmes difficiles que présente la physiologie de la vision de Galien se trouvent, d’abord, l’identification précise de la fonction attribuée à chacune de ces deux connexions matérielles entre l’œil et le cerveau et, ensuite, la précision des rapports entre leurs fonctions respectives.

23 À propos de la finalité de la rétine, Galien dit, par exemple : « La première et plus grande utilité, en vue de laquelle elle [scil. la rétine] est envoyée du dessus [scil. du cerveau], c’est de percevoir les altérations éprouvées par l’humeur cristalline et en outre d’apporter et transmettre à l’humeur vitrée son aliment54. » Cette dernière finalité – la transmission de nourriture au corps sphérique postérieur – est effectivement accomplie, dit-il, par de nombreuses petites branches d’artères et de veines insérées dans la rétine à partir de la membrane choroïde du cerveau55, « car avec tous les nerfs issus du cerveau se détache une partie de la membrane choroïde [du cerveau], amenant une artère et une veine ; mais aucun des autres nerfs n’est accompagné de vaisseaux aussi considérables » que l’est le nerf optique56. Pour ce qui est de l’autre finalité de la rétine – percevoir les altérations dans l’humeur cristalline – on essaiera ci-dessous d’expliquer la nature et le rôle de ces altérations (ἀλλοιώσεις) de l’humeur cristalline, que Galien nomme souvent « l’instrument principal de la vision ».

24 Mais d’abord il sera utile d’examiner brièvement quelques questions soulevées par l’affirmation galénique citée à l’instant : si, comme le soutient Galien, la rétine elle- même est responsable de la perception (αἰσθάνεσθαι), et si la rétine, en tant qu’extension de la substance molle du nerf optique et conséquemment de la substance matérielle du cerveau lui-même, est une continuation de la matière du cerveau, alors quelle est la fonction du pneuma psychique ? En particulier, le pneuma optique communique-t-il quelque chose en retour de l’œil aux ventricules antérieurs du cerveau, et si oui, comment ? Un rapide examen des remarques dispersées de Galien sur le pneuma optique est un préliminaire nécessaire à toute réponse à ces questions.

25 Que se passe-t-il lorsque la grande quantité de pneuma optique qui coule du cerveau en passant par le nerf optique arrive à l’œil ? D’après Galien, ce pneuma se mêle à une série de trois corps oculaires humides contigus, passant successivement de l’arrière à l’avant de l’œil. D’abord, il se mêle (κεραννύει) à l’humeur vitrée, puis à l’humeur cristalline (le cristallin) immédiatement adjacente, puis à l’humeur aqueuse (fig. a, 11) qui se trouve entre le cristallin et l’iris57. Le mélange du pneuma avec chacun de ces trois corps s’effectue en profondeur, et le but du mélange est d’assurer en particulier la capacité d’ aisthesis à la substance entière de chacun des deux corps sphériques dans l’œil58 – l’humeur vitrée et le cristallin. Mais si la substance tout entière (οὐσία ὅλη) à la fois de l’humeur cristalline et de l’humeur vitrée est capable de sensation et de perception (αἰσθητική), et si ce pouvoir sensible est une continuation du pneuma psychique de variété sensorielle dans les ventricules cérébraux, et se trouve donc par là en contact ininterrompu avec lui, pourquoi la vision requiert-elle aussi la présence de la rétine ? Après tout, le pneuma sensoriel n’est jamais absent de l’œil, puisqu’il est produit en

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continu dans le cerveau à partir du pneuma vital et arrive donc sans interruption dans l’œil par le nerf optique (à part, bien sûr, dans quelques conditions pathologiques dont Galien discute dans le De symptomatum causis et le De locis affectis59). Les humeurs cristalline et vitrée sont en conséquence continuellement sensibles (αἰσθητικά). Pourtant, Galien affirme aussi que « la première utilité » de la rétine est « de percevoir (αἰσ-θάνεσθαι) les altérations (ἀλλοιώσεις) éprouvées par le cristallin »60. Comme on va le montrer ci-dessous, il se réfère ici précisément aux altérations dans le cristallin « pneumatisé » qui sont provoquées, en fin de compte, par les objets de la perception. Aucun des deux – ni la rétine en tant qu’extension de la substance du nerf optique, ni le pneuma sensoriel en tant que contenu du canal creux du nerf – n’est donc nécessaire comme suppléant compensatoire éventuel de l’autre : dans des conditions non déviantes, tous les deux sont présents en permanence dans l’œil, capables d’aisthesis en permanence. Galien ne semble pas donner de réponse claire et sans équivoque à la question de la relation entre leurs fonctions respectives, mais quelques détails supplémentaires concernant la nature et les activités du pneuma sensoriel peuvent nous aider à avancer vers une solution possible.

26 Si le pneuma psychique sensoriel, en sortant du nerf optique, entre de façon continue dans l’œil d’une personne éveillée, alors ce pneuma doit ou être consommé de quelque façon dans l’œil, ou ressortir de l’œil, pour que l’œil ne devienne pas excessivement distendu ni n’explose à travers ses fines enveloppes, comme un ballon devenant dangereusement trop gonflé lorsque l’on y pompe de l’air sans relâche. L’idée de Galien paraît en effet être, en premier lieu, que le pneuma optique s’échappe régulièrement des yeux à travers l’orifice de l’iris (« la tunique semblable à un grain de raisin »), c.‑à‑d. à travers la pupille (κόρη), puis à travers la cornée. En effet, sans une telle fuite du pneuma sensoriel à l’extérieur de l’œil, la vision ne pourrait avoir lieu61. Le départ de l’un des instruments matériels, sensoriels, de l’âme hors du corps vivant pour l’espace extérieur, un trajet spatial psychique et pourtant corporel, est donc dépeint comme essentiel au bon fonctionnement du plus précis, du plus efficace, du plus privilégié épistémologiquement des cinq sens.

27 C’est principalement dans ses analyses de l’espace visuel extérieur que Galien nous donne sa version des aventures du pneuma optique hors du corps. Cet aspect de sa théorie sera examiné ci‑dessous (IV) dans une analyse des fils mathématiques au sein de sa théorie ; ici, il suffit de faire remarquer qu’à son avis le pneuma sensoriel visuel s’échappant hors de la pupille produit un effet de sensibilisation instantané sur l’air extérieur qu’il rencontre dans sa sortie – effet semblable à celui produit sur l’air par la lumière du soleil : En touchant les limites supérieures de l’air, la lumière du soleil transmet son pouvoir (δύναμις) à l’ensemble. Et la vision (ὄψις) amenée par les nerfs optiques contient la substance qui est pneumatique, et quand elle tombe sur l’air ambiant, elle a pour effet, par son prime impact, une altération qu’il transmet jusqu’à ce point le plus éloigné – le corps environnant étant évidemment une continuation de lui-même [c.‑à‑d. un continuum], de sorte qu’en un instant, il envoie l’altération à l’ensemble même62.

28 À première vue, il peut sembler que le cône visuel (fig. b), qui s’étend de l’œil jusqu’à l’objet de la vue, avec son sommet (A) à l’œil et sa base (BC) à l’objet visuel, consiste entièrement en pneuma sensoriel63.

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Fig. b

29 Galien s’exprime toutefois avec circonspection, n’identifiant pas l’air altéré par le pneuma optique explicitement comme pneuma lui‑même. Plus précisément, il dit que le pneuma émis de l’œil au sommet du cône se heurte immédiatement à l’air extérieur, affectant qualitativement cet air extérieur, et pourtant dans une certaine limite : Ainsi il est probable aussi que le pneuma qui arrive dans les yeux, à son premier impact à la fois s’unit à [l’air] environnant et l’altère qualitativement en lui donnant sa propre nature particulière, mais il ne s’étend pas lui-même jusqu’à la distance la plus éloignée64.

30 Quand on regarde quelque chose, « l’air environnant à ce moment-là devient pour nous la sorte d’instrument (ὄργανον) qu’est le nerf dans le corps à tout moment », c’est-à- dire qu’« il transmet une puissance » qui rend la perception possible65. Peu après, Galien utilise une analogie similaire : il est probable que l’œil est construit comme il l’est parce qu’il a besoin d’utiliser l’air extérieur comme un instrument. Ainsi l’air environnant (ὁ πέριξ ἀήρ) devient pour l’œil un instrument (ὄργανον) pour son propre discernement de ses objets perceptibles (αἰσθητά), comme le nerf l’est pour le cerveau, en sorte que l’œil a la même sorte de rapport avec l’air [extérieur environnant] que le cerveau avec le nerf66.

31 La vue, nous dit Galien, est le seul sens qui utilise l’air extérieur de cette manière comme un intermédiaire au moyen duquel il perçoit l’objet sensible qui l’altère67. Tout comme son contemporain Alexandre d’Aphrodise, Galien est cependant prompt à rejeter la doctrine de Chrysippe et d’autres stoïciens selon laquelle l’étendue d’air en forme de cône entre l’œil et l’objet visuel n’est qu’un bâton (βακτηρία) avec lequel l’œil « sent » ou examine à l’aveuglette l’objet visuel68. Bien plutôt, si la vue perçoit l’objet visuel à travers l’air extérieur comme à travers une partie qui est à la fois conforme à lui [scil. à l’instrument de la vision] et qui lui est attachée, et si la vue seule a reçu cette capacité exceptionnelle, de pair avec la capacité de voir aussi par reflet (ἀνακλασις), il est probable que la vue avait besoin de l’arrivée du pneuma lumineux69 coulant d’en haut [ scil. du cerveau] qui, lorsqu’il tombe sur l’air environnant et, pour ainsi dire, le frappe, le rend semblable à lui-même70.

32 De cette manière, la puissance ou capacité (δύναμις) sensorielle est, alors, transmise tout du long des ventricules antérieurs (latéraux) de l’encéphale jusqu’à l’interface entre l’air extérieur et l’objet de la vision. Mais qu’est-ce que Galien entend par transmission de puissance ? Sa réponse est explicite, et pourtant non dépourvue de défis interprétatifs : « Ce qui est appelé par la plupart des gens une transmission de puissance est en fait un transfert d’altération qualitative, tel qu’il s’en élève aussi dans

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l’air par suite de la lumière du soleil71. » Une διάδοσις δυνάμεως est par conséquent une μετάδοσις ἀλλοιώσεως. Et cette altération qualitative est accomplie à la fois à l’intérieur de l’œil, par le pneuma optique sorti du nerf optique, et à l’extérieur de l’œil, c.‑à‑d. dans le cône visuel d’air extérieur continu, « assimilé » ou « altéré en sa propre nature particulière » par le pneuma optique émis à travers la pupille.

33 Ici il vaut la peine de rappeler que la principale finalité de la rétine est de percevoir (αἰσθάνεσθαι) un changement qualitatif (ἀλλοίωσις) dans le cristallin. Il est peu probable que cela soit une référence à l’altération causée par l’arrivée continuelle du pneuma optique dans le cristallin, surtout étant donné que la fonction du flot continu de pneuma optique du cerveau à travers le nerf optique et par l’humeur vitrée jusqu’au cristallin est censément de rendre ce dernier sensible. Si l’altération perçue par la rétine était cette altération, la rétine percevrait la capacité sensible du cristallin. Galien ne suggère toutefois nulle part que la fonction primordiale de la rétine soit la perception de la capacité sensible de l’œil ou la conscience sensible de soi ou n’importe quelle autre version de « l’œil percevant l’œil ». Bien plutôt, une seconde sorte d’altération a lieu dans le cristallin, et c’est elle que perçoit la rétine. En examinant quels genres d’altération qualitative peuvent avoir lieu dans le cône d’air visuel extérieur, on trouve quelque secours pour préciser la nature de ces deux sortes d’altération et du rapport qui les unit.

34 Non seulement le pneuma optique, quand il sort de l’œil, transmet au cône une altération, en « sensibilisant » l’air qui s’y trouve, mais l’objet visuel perceptible à la base du cône déclenche lui aussi une altération qualitative dans le cône sensibilisé. L’air contenu dans le cône transfère ce dernier changement de la base jusqu’au sommet situé dans la pupille72. Il y a donc dans le cône aussi deux sortes d’altération : l’une est provoquée par le pneuma optique, qui sensibilise l’air extérieur au premier contact, et l’autre est provoquée dans l’air sensibilisé par l’objet visuel ; autrement dit, l’une est déclenchée par le pneuma émanant de l’œil, et l’autre par l’objet vu.

35 Lorsque le changement qualitatif déclenché par l’objet visuel à la base du cône arrive à la pupille, il est transmis au cristallin73. C’est apparemment à cette altération que Galien se réfère quand il affirme que l’utilité primordiale de la rétine est de percevoir les changements qualitatifs dans l’humeur cristalline. Mais s’il en est ainsi, la théorie de Galien comporte des apories supplémentaires. Par exemple, si l’air sensibilisé par le pneuma peut transférer des altérations provoquées par un objet extérieur au cristallin sensibilisé par le pneuma et, à travers le cristallin, à la rétine (qui, comme nous l’avons vu ci-dessus, II, est insérée dans les deux bords latéraux du cristallin), pourquoi le pneuma sensible dans le cristallin ne transmettrait-il pas aussi ces mêmes altérations à l’humeur vitrée sensibilisée par le pneuma ? Et pourquoi la transmission de changement qualitatif ne continuerait-elle pas, à son tour, à remonter de l’humeur vitrée jusqu’au pneuma sensoriel du nerf optique (ou jusqu’à la partie la plus large de la rétine qui couvre l’humeur vitrée), et de là tout du long jusqu’au cerveau ? Ou bien, si le changement qualitatif provoqué par l’objet atteint le cerveau de cette façon, pourquoi Galien s’abstient-il de le dire, et pourquoi rend-il, à la place, les attaches rétiniennes aux bords latéraux du cristallin seules responsables de la perception du changement ? Que la transmission de changement qualitatif par le pneuma optique ne soit pas à sens unique (allant uniquement du cerveau par le nerf optique, etc., vers le cône visuel extérieur) est, après tout, rendu évident par le fait que le pneuma retransmet une altération déclenchée par l’objet visuel jusqu’au cristallin. Ces apories nous ramènent

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aux problèmes évoqués ci-dessus concernant les rôles respectifs, dans la perception visuelle, de la substance du nerf (c.‑à‑d. la substance cérébrale, y compris la rétine) et du contenu du nerf (c.‑à‑d. le pneuma psychique sensoriel qui est, dans ce nerf, le pneuma optique).

36 À l’occasion de la discussion de cette contribution au Centre Léon Robin, il a été suggéré que la réponse pourrait se trouver en partie dans l’emplacement du sommet du cône visuel (fig. b, A). Plus précisément, on a proposé que, puisque la pupille n’est pas un point, mais un petit orifice circulaire, on peut supposer que le sommet du cône s’étend brièvement à travers la pupille jusqu’à un point situé sur le cristallin (c.‑à-d. à travers la fig. a, 13, jusqu’à la fig. a, 7). Malgré le silence de Galien là-dessus, c’est une interprétation plausible du sommet, et pourtant il n’est pas évident qu’elle apporte une solution réelle aux énigmes mentionnées ci-dessus. Elle offre néanmoins l’avantage de fournir au cristallin un point de contact physique, substantiel et direct, avec le cône visuel, en rendant ainsi compte du transfert direct du cône au cristallin de l’altération provoquée par l’objet visuel. Mais si la rétine perçoit cette altération, comme l’affirme Galien, alors l’altération doit se répandre à travers tout le cristallin jusqu’à ses bords extérieurs, puisque le principal point de contact de la rétine avec le cristallin se trouve à la plus vaste circonférence de ce dernier (fig. a), bien loin de l’endroit où le sommet du cône rencontrerait le cristallin. Et si l’altération est transmise par le pneuma dans le cristallin tout du long jusqu’aux bords latéraux du cristallin, pourquoi ne serait-elle pas transmise aussi à l’humeur vitrée (d’autant plus que les humeurs cristalline et vitrée sont immédiatement contiguës), puis au nerf optique. etc. ? En un mot, un problème fondamental soulevé ci‑dessus persiste : les fonctions respectives de la rétine et du pneuma intra-orbitaire dans la réception visuelle et la perception des objets extérieurs. Après tout, comme il a été montré ci‑dessus (II), Galien attribue la supériorité cognitive de l’œil sur les autres instruments de perception dans une large mesure à la quantité exceptionnelle de pneuma sensoriel qui coule dans l’œil, et deuxièmement, au fait que l’extrémité rétinienne du nerf optique est elle-même substance cérébrale. En plus, il affirme que le cristallin ne saurait fonctionner comme instrument principal de la vision, si les deux extrémités antérieures de la rétine n’étaient pas insérées dans le cristallin, en sorte que le cerveau, par son extension (le nerf optique et la rétine), puisse percevoir les changements qualitatifs dans le cristallin, qui dérivent en fin de compte des objets de la vision74.

37 On peut aussi chercher quelques lumières en examinant les réponses de Galien à une question supplémentaire : que voyons-nous lorsque nous voyons ? Bien que ses idées présentent quelques lacunes et peut-être incohérences ici aussi, les principales composantes de sa réponse incluent les suivantes. D’abord, il tend à reconnaître avec Aristote et d’autres prédécesseurs que l’objet primordial et propre de la vision (τὸ οἰκεῖον ou πρῶτον ou ἴδιον αἰσθητόν) est la couleur75. Dans le De placitis Platonis et Hippocratis, par exemple, Galien explique certaines propriétés de l’œil précisément en termes de fonction de perception de la couleur : L’instrument de la vue, puisqu’il doit être capable de faire la distinction entre les couleurs, est devenu lumineux, puisque seuls de tels corps sont par nature capables d’être altérés par les couleurs, comme le rend évident l’air environnant, altéré par les couleurs quand il est particulièrement clair76.

38 Dans ce contexte, il vaut la peine de rappeler que Galien décrit à la fois le cristallin et l’humeur vitrée comme étant par nature particulièrement blancs, clairs ou purs (καθαρόν) et brillants (λαμπρόν)77, semblables respectivement à de la glace

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(κρύσταλλος) et à du verre (ὕαλος), en sorte qu’elles devraient, selon son idée, être exceptionnellement susceptibles d’altérations causées par la couleur, bien que l’humeur vitrée soit inférieure au cristallin pour la limpidité et le brillant.

39 En second lieu, la couleur, nous dit Galien, crée facilement un changement qualitatif dans l’air. C’est une des raisons pour lesquelles le cône d’air qui se trouve entre l’objet de la vision et l’instrument de la vision peut fonctionner de la manière schématisée ci- dessus : « De la même façon que, sur un simple contact de la lumière du soleil, tout l’air est d’un coup rendu similaire par la lumière du soleil, ainsi, l’air est instantanément transformé par la couleur78. » Et ainsi de même, « par nature, l’air brillant, quand il est altéré par la couleur, transmet [envoie au travers] l’altération jusqu’à l’instrument de la vue »79, c.‑à‑d. jusqu’au cristallin.

40 Troisièmement, Galien est toutefois conscient que la perception visuelle inclut beaucoup plus que la discrimination des couleurs. Parmi les objets associés du discernement visuel, il énumère la grandeur (μέγεθος), la forme (σχῆμα), le mouvement (κίνησις), la position (θέσις), et la distance (διάστημα) qui sépare l’objet visuel – le « corps coloré » (τοῦ κεχρωσμένου σώματος) – du spectateur, soulignant qu’aucun autre organe des sens ne peut les percevoir, si ce n’est le toucher, qui peut percevoir incidemment la grandeur et la forme80. Il est frappant que tous ces traits des objets perçus par la vue représentent le cœur du programme anatomique de Galien : l’observation de la taille, de la position, de la forme, de l’emplacement et de la couleur des parties du corps est, d’après Galien et ses devanciers hellénistiques, un fondement indispensable de la connaissance anatomique81. La ressemblance entre les objets de l’organe visuel et ceux de l’anatomiste fait ainsi de la vue un instrument primordial de l’anatomie, laquelle est à son tour un préalable à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique.

41 Quatrièmement, Galien affirme que l’œil voit « le corps qui est vu » (τὸ βλεπόμενον σῶμα) à l’endroit (τόπος) où il se trouve effectivement :« cela apparaῖt clairement dans la perception même », au point que « les géomètres ne le démontrent même pas mais le posent comme une évidence », bien qu’il y ait des preuves géométriques que nous voyons en lignes droites82. L’affirmation que nous voyons les choses « là où elles sont » appelle cependant quelques réserves, comme le montre précisément la démonstration géométrique (cf. ci‑dessous IV).

42 Un examen plus rapproché de « ce que nous voyons » confirme ainsi que la vue est un sens auquel on peut se fier complètement, plus précis qu’aucun autre, et plus apte qu’aucun autre à communiquer à celui qui perçoit des ensembles complexes de données sur les objets extérieurs. Pourtant, les réponses détaillées de Galien à la question « que voyons-nous lorsque nous voyons ? » ne fournissent pas de solution aux apories fondamentales soulevées ci‑dessus.

43 Il nous reste une voie d’exploration significative : le traitement géométrique de la vision par Galien, qu’il doit pour sa plus grande partie à la tradition optique représentée entre autres par Euclide, que Galien désigne par son nom dans ce contexte aussi83.

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IV. La géométrie de la vision : lignes, « rayons », et une colonne qui saute

44 Parmi les questions suscitées par les adaptations galéniques de la tradition mathématique de l’optique, deux sont particulièrement pertinentes ici. Premièrement, la géométrie de la vision chez Galien fournit-elle quelque réponse aux problèmes irrésolus évoqués ci‑dessus ? Deuxièmement, cette analyse géométrique se trouve‑t-elle dans un rapport cohérent avec ses explications physiologiques et anatomiques de la vue ?

45 Dans le De usu partium, livre X, Galien présente la géométrie de l’espace visuel comme un trait nécessaire de sa théorie de la vision, mais dont il aurait aimé se passer. Pendant longtemps, dit‑il, il a évité de discuter de ce trait, à cause de la résistance de son public aux mathématiques. En effet, il décrit les conséquences sociales des mathématiques comme fort désagréables : si vous vous mettez à parler de mathématiques, les gens commencent à s’ennuyer et par conséquent vous fuient. Un rêve et un daimon ont néanmoins poussé un Galien réticent à passer à la géométrie visuelle84.

46 Comme la tradition d’optique géométrique, Galien soutient l’idée que les objets visuels se voient en lignes droites (γραμμαί εὐθεῖαι)85. Et comme certains de ses précurseurs, il appelle parfois ces lignes ὄψεις (« actes de vision », « visions »), que les interprètes modernes traduisent normalement par « rayons visuels »86. Cependant, Galien, à la différence d’Euclide, de Théon d’Alexandrie et d’autres auteurs anciens des traités d’optique géométrique, n’appelle pas ces lignes « rayons » (ἀκτῖνες) – bien qu’il utilise librement le terme de « rayons » pour se référer aux rayons lumineux du soleil87 – mais simplement « lignes » (γραμμαί) ou « lignes droites » ou « lignes qui s’étendent comme de fines toiles d’araignée » ou « actes de vision » (ὄψεις). Le fait que Galien évite avec constance le terme traditionnel de « rayons » a apparemment échappé à l’attention de la plupart des érudits modernes, mais il se peut qu’il soit significatif. Il est peut-être dû, en premier lieu, à la reconnaissance par Galien des limites de l’analogie entre le processus de la vision et les effets du soleil, et deuxièmement, à sa résistance aux versions traditionnelles de la théorie émissionniste de la vision. En particulier, lorsque nous voyons les objets visuels en lignes droites, la pupille, comme il a été montré ci‑dessus (III), n’émet son pneuma lumineux qu’à un point situé devant les yeux, mais pas à la distance la plus éloignée (ci‑dessus III, note 65). De plus, si nous voyons ce que nous voyons en lignes droites, ce n’est pas parce que l’œil émet des rayons, mais parce que l’air sensibilisé par le pneuma optique dans le cône visuel transfère continûment les altérations (ἀλλοιώσεις) déclenchées par l’objet visuel en lignes droites de sa base ou cercle (fig. b, BC), c.-à-d. de l’interface de l’air dans le cône avec l’objet, jusqu’au sommet du cône situé à la pupille (fig. b, A). D’après Galien, si un grain de millet est suspendu à l’axe du cône visuel (c.‑à‑d. à AD dans la fig. b), il cachera le centre du cercle BC (la base du cône visuel) et empêchera ainsi la pupille de le voir88. Galien nous signale ainsi que l’obstruction est due au fait que le millet interrompt le continuum d’air sensibilisé entre l’objet visuel et la pupille, et non à quelque blocage d’un « rayon visuel » émis à partir de l’œil.

47 Les actes de vision (ὄψεις) doivent donc être compris comme une communication ou transmission (μετάδοσις) de changement qualitatif (ἀλλοιώσεως) le long de lignes droites qui vont de l’objet visuel à la pupille de l’œil. À aucun moment ces transferts

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qualitatifs rectilignes ne se courbent ni ne dévient, pas même lorsqu’ils rencontrent un obstacle à l’intérieur du cône visuel, comme un grain de millet.

48 Ces principes de base sont amplifiés pour inclure au moins cinq traits supplémentaires de géométrie visuelle, provenant eux aussi en partie de traditions hellénistiques. Premièrement, chaque objet vu n’est pas vu seul ni isolé ; on aperçoit plutôt à la fois aussi d’autres objets autour de lui, parce que l’air sensibilisé par le pneuma optique à l’intérieur du cône visuel peut aussi tomber sur des objets situés au-delà du corps que l’on regarde principalement89. Dans la figure c, si A est la pupille et BC la première grandeur que l’on regarde, BC sera vue tandis que la grandeur FG sera cachée par BC et par conséquent ne sera pas vue, alors que les grandeurs DF et EG, situées de chaque côté de FG, apparaîtront, bien qu’à une distance différente, de chaque côté de BC90.

Fig. c

49 Deuxièmement, l’objet n’est pas vu par l’œil gauche au même endroit que par l’œil droit, ni par les deux yeux au même endroit que par un seul œil. Ainsi, un objet visuel observé seulement par l’œil droit semble se situer plus à gauche lorsqu’il est proche de l’observateur, mais plus à droite lorsqu’il est plus éloigné de lui, alors que, vu par l’œil gauche seulement, le même objet apparaît plus à droite quand il est proche de l’observateur mais plus à gauche quand il est plus éloigné de lui. Mais si le même objet est vu simultanément par les deux yeux, il semble se trouver dans l’espace du milieu, plus au centre91. En d’autres termes, comme l’illustre la figure d, relative à d’autres objets visuels, un objet n’est pas vu au même endroit par un œil ou par l’autre ou par les deux yeux à la fois. Dans la figure d, où A représente la pupille de l’œil droit et B la pupille gauche, la pupille A seule, sans la coopération de la pupille B, permettra à un observateur de voir la « grandeur vue » (τὸ ὁρώμενον μέγεθος) CD directement sur la grandeur EF, alors que la pupille B seule permettra de voir la grandeur CD directement

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sur la grandeur GH. Les deux yeux ensemble, à leur tour, verront la grandeur CD directement sur la grandeur FG92.

Fig. d

50 Troisièmement, il est caractéristique des procédés de Galien, tout au long de son analyse de la géométrie de la vision, d’alterner démonstrations mathématiques (ἀποδείξεις διὰ τῶν γραμμῶν), comme celles dont les résultats sont illustrés par les figures b‑d, et expériences (πεῖραι) – vivisections comprises – dont le lecteur pourrait lui-même faire l’épreuve (βασανίζειν) et vérifier ainsi les conclusions de Galien déterminées mathématiquement.

51 Parmi les tests visuels visant à prouver la validité de la figure d se trouve, par exemple, « la colonne qui saute » d’un côté à l’autre (ἀθρόως μεταπηδᾶν). Si l’on se tient, affirme Galien, à quelque distance d’une colonne (κίων) en la regardant fixement, et si l’on ferme alors alternativement chaque œil, l’un après l’autre, très rapidement, la colonne semblera sauter d’un côté à l’autre. Si l’on ferme l’œil droit, elle semblera se déplacer vers la droite, alors que si l’on ferme l’œil gauche, elle semblera passer de l’autre côté. Et si on la regarde avec les deux yeux en même temps, la colonne semble occuper une place à mi-chemin entre les places où elle apparaît pour chaque œil séparément93. « La colonne qui saute » prouve ainsi par un test (διὰ τῆς πείρας) ce que la figure d prouve « par lignes » (διὰ τῶν γραμμῶν) ou mathématiquement 94. Galien se sert encore d’autres doubles procédures de ce genre – alternant démonstrations géométriques et expériences ou tests d’observation – pour asseoir l’autorité d’autres traits de sa théorie de la vision, par exemple, de sa théorie des causes de la vision double (cf. ci-dessous). En outre, de temps en temps il utilise aussi une alternance entre des explications géométriques et non géométriques sans avoir recours à des expériences ou à des tests.

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52 Quatrièmement, il arrive parfois que cette coexistence entre raisonnement mathématique et non mathématique ne soit pas pacifique à tous égards. Elle mène non seulement à des explications divergentes du même phénomène, mais aussi à des tensions dans la théorie de Galien. Dans le cas du chiasma optique, par exemple, la raison géométrique avancée pour l’existence de cette structure anatomique unique est qu’elle assure la présence des pupilles des deux yeux, droite et gauche, sur le même plan géométrique et prévient ainsi la double vision95. Cependant, l’explication physiologique proposée par Galien de la finalité du chiasma optique est la suivante : au cas où l’un des yeux serait ou fermé ou complètement estropié, le pneuma optique, dérivant des deux ventricules antérieurs du cerveau par les deux nerfs optiques, se rendra, grâce au chiasma optique, tout entier dans l’autre œil, qui gagnera ainsi une plus grande puissance (δύναμις) visuelle que d’habitude pour compenser la perte d’un œil96. Dans cet exemple, l’explication physiologique du telos du chiasma optique ne fait pas référence à l’explication géométrique de son telos, ni l’explication géométrique à l’explication physiologique. Chacune des deux explications est plutôt présentée comme une explication téléologique, autonome et suffisante du chiasma optique. Il est bien connu que Galien affirme souvent qu’il y a de multiples explications téléologiques d’un seul et même phénomène, et ici aussi il essaie de devancer des critiques de ses procédures explicatives par la remarque suivante : « La nature crée certaines choses dans un but principal et d’autres par surcroît (ἐκ περιουσίας) ; ainsi dans ce cas aussi, la première et la plus nécessaire utilité [du chiasma optique], c’est que chacun des objets visuels extérieurs ne soit pas vu double, tandis que l’utilité [physiologique] dont il s’agit maintenant est la seconde97. »

53 Cinquièmement, des exposés de finalité divergents apparaissent aussi lorsque Galien reste dans le domaine de l’explication géométrique. Ses exposés des raisons de la sphéricité imparfaite du cristallin – « l’instrument principal de la vision » – en fournit un exemple. Une première explication, fondée sur la nature de l’intersection de différentes sortes de sphères, est que la finalité de la forme elliptique, relativement plate, du cristallin est de lui assurer de la stabilité. En effet, explique Galien, un objet inséré ou reposant sur un corps parfaitement sphérique est plus mobile que sur une surface plus plane, étant porté sur une surface convexe et pour cette raison glissante. « C’est la cause (αἰτία) même de la forme du cristallin », car avec cette forme le cristallin peut reposer avec plus de stabilité sur la surface antérieure de l’humeur vitrée (qui est elle aussi un corps sphérique : fig. a, 6), qu’il ne l’aurait fait s’il avait été parfaitement sphérique98.

54 Par la suite, Galien propose cependant une explication géométrique : la finalité de la forme plus elliptique ou plate du cristallin est de lui permettre de « voir » davantage.

55 Les figures e et f illustrent une partie de cette démonstration. Dans la figure e, si AB représente le diamètre de la pupille, cercle parfait, et CD celui d’un cristallin imaginaire, parfaitement sphérique, EF serait alors la partie du cristallin qui communique avec les objets perçus. Dans la figure f, par contraste, les conséquences avantageuses d’un cristallin moins convexe (ἧττον κυρτόν), un peu aplati, deviennent évidentes : ici, c’est GH qui sera la partie du cristallin en communication (τὸ ὁμιλοῦν μέρος) avec des objets perceptibles. Ici, Galien répète qu’un corps parfaitement sphérique communiquera par moins de ses parties avec les objets vus, mais un corps plus plan, comme le cristallin, par plus de ses parties. GH dans la figure f sera donc plus grand qu’EF dans la figure e99.

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Fig. E

Fig. f

56 Cette dernière explication géométrique de la finalité du cristallin implique, comme Galien l’affirme, que si le cristallin était parfaitement plat, c’est‑à‑dire s’il était

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exactement un plan (ἐπίπεδον), il « verrait » encore davantage, parce qu’il communiquerait tout entier, dans son ensemble – et pas seulement avec une partie de sa surface antérieure – avec les objets perçus. Pourquoi donc alors la nature, suprême démiurge dont chaque action et création, d’après Galien, est explicable téléologiquement, n’a‑t-elle pas fait le cristallin parfaitement plat au lieu d’aplati seulement au point d’être elliptique ? Ici, Galien se sert d’une raison non mathématique pour expliquer cette limitation mathématico-morphologique imposée à notre champ de vision : le cristallin doit en fait être arrondi (περιφερής) et elliptique pour résister aux lésions (pour être δυσπαθής)100. La forme du cristallin n’est donc pas une imperfection limitatrice mais une autre « merveilleuse œuvre de la nature » (θαυμαστὸν ἔργον τῆς φύσεως)101 : elle est à la fois sphérique (et donc résistante aux lésions) et aplatie (et donc susceptible de communiquer par la plupart de ses parties avec les objets sensibles).

57 Ces explications téléologiques multiples d’un seul et même phénomène ne sont pas forcément incompatibles102, mais Galien a tendance à présenter chacune comme une explication adéquate et autonome. De plus, il n’est pas évident si et comment Galien concilie ses conclusions sur la finalité d’une plus large surface GH (figure f) et sa théorie qu’une pupille élargie entraîne une vision appauvrie, ou, en ce qui concerne notre problème, sa théorie que seul le sommet du cône extérieur visuel d’air sensibilisé rencontre l’œil à la pupille. Après tout, le sommet touche l’œil – ou peut-être le cristallin, comme il a été suggéré ci‑dessus (III) – en un seul point, et cela mène à poser la question de la nature du rapport entre ce point A dans la fig. b, et l’efficacité vantée de GF dans la fig. f. Cette question aussi, Galien la passe sous silence. De surcroît, les preuves géométriques citées ci‑dessus ne font nulle part référence à la perception rétinienne (αἴσθησις) des changements dans le cristallin et n’en rendent pas compte, bien que ce soit cette perception rétinienne qui soit la vision selon Galien (comme on l’a montré en III). La preuve illustrée par les figures e et f ne situe donc pas le sommet du cône visuel sur le cristallin, pas plus qu’elle ne démontre pourquoi la rétine, qui est en contact direct avec le cristallin à ses extrémités périphériques les plus éloignées (cf. ci‑dessus II, fig. a, 7 et 5), tirerait plus de profit d’un cristallin elliptique, si, comme on l’a montré plus haut (III), le pneuma sensoriel est diffusé de manière égale dans tout le cristallin.

58 Galien réussit fréquemment à établir un rapport cohérent entre ses explications géométrique, physiologique et anatomique de la vue et de ses instruments, soit en arrivant au même point doctrinal par chacune de ces approches, soit en utilisant les différentes explications pour établir de multiples finalités complémentaires et non contradictoires. Parfois, cependant, les fils anatomiques, physiologiques et géométriques entrent en rivalité sans résolution, ou du moins, se retrouvent dans une relation de juxtaposition ou surimposition qui crée des tensions et même des apories à l’intérieur de son système remarquablement détaillé. L’observation anatomique lui enseigne, par exemple, que la rétine – extension de la substance du nerf optique et par là de celle du cerveau – doit jouer un rôle central dans la perception visuelle, alors que la physiologie impose à son système le pneuma psychique sensoriel lumineux que la rétine peut contenir mais non diriger, et dont sa géométrie de la vision ne semble savoir que faire (au moins de celui contenu dans les deux corps sphériques sensibles du globe oculaire).

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59 Malgré tout le brillant des observations de Galien sur l’œil et le cerveau, et malgré toute la richesse de ses explications détaillées, à multiples facettes, de nombreux aspects de la vision, sa théorie de la vision, extrêmement influente, présente plusieurs apories irrésolues et plusieurs lacunes. Sa rhétorique de cohérence systématique ainsi que la facilité et l’agilité extraordinaires avec lesquelles il a recours à des modes d’explication divergents voilent parfois les lacunes et les tensions au sein de sa théorie. De temps en temps, cependant, il signale que les difficultés n’ont pas échappé complètement à son attention : « Peut-être quelqu’un m’interrompra-t-il pour me demander comment, si j’ai omis volontairement beaucoup de choses, cet exposé [de l’œil et de la vision] est complet… À cela la réponse est prompte… : puisque notre démiurge est tellement habile que chacune des ses œuvres n’a pas une seule utilité mais deux, trois et fréquemment un plus grand nombre, par cela même il est des plus facile d’en omettre quelques-unes des plus obscures pour les gens ordinaires103 . »

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NOTES

1. Les témoignages nous lancent un défi redoutable, car au moins quatre des traités dans lesquels Galien a exposé sa théorie ont été perdus : De la démonstration, livres V et XIII ; Des couleurs ; Commentaires sur le Timée de Platon (dont ne nous sont parvenus que des fragments) ; Diagnostic des affections des yeux (voir n. 60). En outre, parmi ceux qui nous sont parvenus, les plus significatifs de ses exposés sur la vision sont éparpillés à travers sept traités : De symptomatum causis, De locis affectis, De symptomatum differentiis, De anatomicis administrationibus, De nervorum dissectione, De usu partium (dorénavant UP), De placitis Hippocratis et Platonis (dorénavant PHP). De plus, pour plusieurs de ces textes, il n’existe aucune édition critique, et là où les détails éparpillés de la théorie de la vision de Galien ne sont pas obscurs, ils semblent fréquemment lacunaires ou contradictoires. Galien fait aussi plus d’une fois référence à ses optikoi logoi, mais il n’est pas sûr qu’il s’agisse d’un texte à part et indépendant ; cf. UP 8.6, 10.6 (III, p. 641, 785-786 Kühn [dorénavant K.] = I, p. 464 et II, p. 74 Helmreich 1907 [dorénavant Helmr.]) ; In Hippocratis Epidemiarum 6.4.22 comm. 4.29 (XVII B, p. 214 K. = CMG V 10, 2, 2, p. 247 Wenkebach). De même, dans le De symptomatum causis 1.2 (VII, p. 91 K.), l’expression ἐν τοῖς ὀπτικοῖς λόγοις ne se réfère pas forcément à un traité à part, mais peut-être aux exposés de la vision dans UP et dans PHP. Pour l’analyse de la vision dans son traité De la démonstration, voir p. ex. UP 16.3 (IV, p. 275 K.= II, p. 384 Helmr.); PHP 7.4.4, 7.5.36-37, 7.5.39, 7.6.24 (V, p. 612, 626, 634 K.= CMG V 4, 1, 2, p. 448, 460, 466 De Lacy); In Hippocratis Prognosticum comm. 1, 23 (XVIII B, p. 72-73 K.= CMG V 9, 2, p. 236 Heeg); cf. von Müller 1895; Jaeger 1914, p. 17, 36; Chiaradonna 2009; Havrda 2011. Voir infra n. 69. 2. Sur la théorie de la méthode scientifique de Galien et sur son épistémologie, voir von Müller 1895 ; Frede 1981 (repris dans Frede 1987, p. 279-298) ; Vegetti 1981 ; Barnes 1982 ; Barnes 1991 ; Hankinson 1991a ; Barnes 1993 ; Vegetti 1994, notamment p. 1708-1717 ; Barnes 2003 ; Hankinson 2008a ; Morison 2008 ; Tieleman 2008 ; Chiaradonna 2011. 3. P. ex. PHP 2.3.24, 5.7.1-4, 8.1.22 (V, p. 225, 479-480, 655 K. = CMG V, 4,1,2, p. 114, 336, 484-486 De Lacy) ; De methodo medendi, 13.21 (X, p. 929 K). Cf. PHP 2.4.17 (V, p. 230 K. = p. 120 De Lacy). Alors que Galien, pour certains aspects de sa théorie de l’âme, s’est montré inconstant, il a invariablement identifié le cerveau comme la source principale (arche) et le siège de la perception et de la raison. Pour sa théorie de l’âme, voir Manuli et Vegetti (éd.) 1988 ; Hankinson 1991b, notamment p. 208-217 ; Hankinson 1991c ; Hankinson 1993 ; Tieleman 1996 ; Tieleman 2003 ; Hankinson 2006 ; Donini 2008. 4. Pour des exemples de l’influence de la théorie de la vision de Galien, voir Lindberg 1967 ; Lindberg 1976, p. 2, 31, 33, 38, 40, 53, 57, 67, 68 ; Lindberg 1978, notamment p. 143-154 ; Sabra 1978, surtout p. 164-165 ; Sabra 1989, vol. 2, p. xxxiv n. 32, lxiii n. 93, 18, 46-47, 50-51, 53, 60, 105, 140 ; Eastwood 1980 et 1982. Cf. Pines 1955. 5. Au XXe siècle les débats sur la théorie de la vision de Galien ont eu tendance à se concentrer sur des questions de provenance et d’influence plutôt que sur la cohérence systématique de la théorie. Werner Jaeger et Karl Reinhardt, par exemple, s’intéressaient surtout à ce qu’ils pensaient être l’origine posidonienne de la théorie de la vision de Galien ; Harold Cherniss à son tour a affirmé que Galien avait emprunté sa théorie principalement au Timée de Platon ; David Lindberg, par contraste, s’est concentré sur des éléments tirés du stoïcisme et d’Euclide dans la théorie galénique, tandis que Paul Moraux a affirmé que Galien, comme son contemporain Alexandre d’Aphrodise, dépendait d’un compte-rendu critique – maintenant perdu – de la théorie de la vision d’Aristote (compte-rendu qui, selon Moraux, mettait en évidence des contradictions au sein des explications aristotéliciennes de la vision dans le De Anima et les Meteorologica) ; voir Jaeger 1914, p. 27-53 ; Reinhardt 1926, p. 188-192 ; Cherniss 1933 ( = Cherniss 1977, p. 447-454), p. ex. 1933, p. 161 : « Galen’s theory is simply that of Plato influenced in one detail by Aristotle » (je souligne ; l’analyse de Cherniss se fonde sur des notes, jamais publiées, de Roger M. Jones) ; Lindberg 1976, p. 10 (« The basic features of the Stoic theory of vision were adopted and elaborated by

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Galen ») et p. 12 (« Galen then proceeds to a brief summary of what is evidently Euclidean optics ») ; Moraux 1984, p. 757-762 ; van der Eijk 2010. Voir aussi Siegel 1970a et 1970b, p. 10-126 (contributions utiles mais entachées d’erreurs de traduction et parfois de contresens sur le grec de Galien). La dynamique du raisonnement de Galien est sans aucun doute co-déterminée par un rapport complexe, et en partie profondément agonistique, avec ses devanciers philosophes, médecins et mathématiciens, mais il faut également mettre en lumière le degré de cohérence systématique de la théorie galénique ainsi que les tensions au sein de sa théorie – une approche prometteuse, comme l’ont montré des contributions plus récentes, telles que Boudon 2002 et Lehoux 2007. 6. L’original grec des livres IX, 6-14 et X (en entier) du De anatomicis administrationibus de Galien – livres dans lesquels il traite du cerveau, des nerfs, et de l’œil – a été perdu, mais survit dans une traduction arabe du IXe siècle, faite par Hubaish, le neveu de Hunain ibn Ishaq. Hubaish a fondé sa traduction sur une traduction syriaque faite par Ayyub d’Edessa, révisée par la suite (ca. 850) par Hunain à la lumière de trois manuscrits grecs maintenant perdus. Hunain, semble-t-il, a aussi révisé la traduction arabe d’Hubaish, qui, sous sa forme révisée, subsiste dans plusieurs manuscrits. Mes citations de cette version arabe s’appuient sur l’édition du texte arabe par Simon 1906, t. I (dorénavant Simon), et sur trois traductions modernes : Simon 1906, t. II ; Duckworth, Lyons, Towers 1962 (dorénavant D.) ; Garofalo 1991a, t. 2, p. 827-854 et t. 3 (dorénavant G.). Sur les branches ou ramifications partant des ventricules cérébraux, voir Anat. adm. 9.9, 9.10, 14.2, 14.4 (p. 9, 18, 235-236, 246 Simon = p. 8, 14, 187-188, 195 D. = p. 834, 842, 1044-1045, 1053-1054 G.). 7. Anat. adm. 10.3 (p. 46 Simon = p. 38 D. = p. 869 G.). 8. Galien compare la substance matérielle du nerf optique au lait qui commence tout juste à cailler, alors que la substance des autres nerfs sensoriels ressemble à celle du lait déjà caillé, c’est-à-dire qu’ils sont plus denses et plus compacts : Anat. adm. 14, 2 (p. 235, 237 Simon = p. 187, 188 D. = p. 1044, 1045-1046 G.). Voir aussi infra n. 21 pour l’utilisation d’analogies similaires pour décrire l’humeur vitrée et le cristallin. 9. Anat. adm. 7.8 (II, p. 612-613 K.= p. 652-654 G.); UP 8.5-6, 9.8, 9.11, 9.13-14 (III, p. 633-639, 717-718, 724-725, 739-743 K.= I, p. 458-463; II, p. 25-26, 30-31, 41-44 Helmr.); PHP 7.5.16 (V, p. 622 K.= p. 456 De Lacy). Voir infra n. 48. 10. Anat. adm. 9.8, 10.2, 14.2 (p. 7, 46, 238 Simon = p. 6, 38, 188 D. = p. 833, 869, 1046 G.). Sur la taille du nerf optique et son conduit, voir aussi Anat. adm. 9.9, 10.1, (p. 9, 34-35 Simon = p. 8, 29 D. = p. 834-835 G.) ; mais ibid. 14.1 (p. 235 Simon = p. 187 D. = p. 1044 G.), Galien souligne que le canal creux du nerf optique (bien que plus large que celui de tout autre nerf) est relativement étroit et difficile à observer : « … il s’agit seulement d’un petit passage creux, difficile à exposer à la vue. On ne peut le détecter que par l’insertion d’une sonde fine, une soie de sanglier ou quelque autre objet d’une finesse comparable ». Voir aussi UP 8.6, 10.12, 16.3 (III, p. 639, 641-642, 644, 813, IV, p. 275 K. = I, p. 463, 465, 467 ; II, p. 93, 384 Helmr.) ; PHP 7.4.4-10, 7.5.17 (V, p. 612-614, 622 K. = p. 448-450, 456 De Lacy) ; De nervorum dissectione, 2 (II, p. 832-833 K. = p. 27-28 Garofalo et Debru, Galien, t. VIII [éd. CUF]) : ἀξιόλογον τῷ πάχει,… μόνοις τούτοις τοῖς νεύροις… σαφῶς ἔνδον ἐστὶν αἰσθητός τις πόρος…Voir infra n. 48. 11. UP 16.3 (IV, p. 273 K. = II, p. 382-383 Helmr.) ; De nervorum dissectione, 2 (II, p. 832-833 K.) : μαλακώτατον, μαλακωτάτην. 12. Anat. adm. 9.8, 10.1, 14.2 (p. 7, 33, 236 Simon= p. 6, 28, 187-188 D.= p. 832-833, 857-858, 1045 G.); UP 9.8, 10.12, 10. 13-14 (III, p. 712-713, 813-814, 829-837 K.= II, p. 22, 93-94, 104-110 Helmr.). Voir infra n. 96-97. 13. Anat. adm. 14.2 (p. 236 Simon= p. 187-188 D.= p. 1045 G.); UP 10.12 (III, p. 813-814 K.= II, p. 93-94 Helmr.). 14. Le mot latin médiéval retina (dérivé de rete) est un calque du terme grec. 15. Anat. adm. 10.2-3, 14.2 (p. 46-47, 237 Simon = p. 38-39, 188 D. = p. 869-870, 1045-1046 G.) ; UP 8.6, 10.1-2, 10.13 (III, p. 639, 642-643, 760, 761-768, 830 K. = I, p. 463, 466 ; II, p. 55-61, 105 Helmr.) ;

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PHP 7.5.25-28 (V, p. 624 K. = p. 458 De Lacy) ; De nervorum dissectione, 2 (II, p. 832-833 K. = p. 27-28 Garofalo et Debru). Voir aussi Meth. med. 1.6 (X, p. 47 K). 16. UP 10.2 (III, p. 762 K.= II, p. 56 Helmr.); PHP 7.5.22, 7.5.28 (V, p. 623, 624 K.= p. 458 De Lacy). Voir aussi UP 8.6 (III, p. 641 K. = I, p. 465 Helmr.) : le cerveau étend « une partie de lui-même » (c.- à-d. le nerf optique et la rétine) jusqu’au cristallin ; De nervorum dissectione, 2 (II, p. 833, 4-5 K. = p. 28, 3 Garofalo et Debru) : chacun des deux nerfs optiques pénètre dans l’œil « sans s’écarter en rien à cet endroit de la nature du cerveau (μηδέν τι παραλάττον ἐνταῦθα τῆς ἐγκεφάλου φύσεως) ». 17. PHP 7.5.17 (V, p. 622 K. = 456 De Lacy). 18. PHP 7.5.30 (V, p. 625 K. = 458 De Lacy). 19. Comme la plupart des représentations schématiques de phénomènes complexes, la figure a est, bien sûr, réductrice et lacunaire, mais elle donne une idée de la version anatomique de l’œil de Galien. 20. Voir von Staden 1989, p. 160-161, 202-206, 237-239, 252-254, 317-318 (T140a) ; id. 2002. 21. Sur l’humeur vitrée et le cristallin voir Anat. adm. 10.3 (p. 47-53 Simon = 39-43 D. = 870-875 G.). Du cristallin (littéralement, « ce qui est semblable à de la glace »), Galien dit cependant : « Ce nom lui a été donné parce que son aspect ressemble à celui de la glace ; mais si on le manie, on sent qu’il est beaucoup moins dur que de la glace » (Anat. adm. 10.2 [p. 42-43 Simon = 35-36 D. = 866 G.]). Voir aussi UP 8.5, 8.6, 10.1-4, 10.6, 10.13 (III, p. 635, 644, 760-762, 766-769, 777-781, 786-789, 830-836 ; IV, p. 160 K. = I, p. 460, 467 ; II, p. 55-57, 59-61, 68-71, 75-76, 105 Helmr.) ; PHP 5.3.6, 7.5.23-26, 9.8.17 (V, p. 446, 623-624, 788 K. = 306, 458, 594 De Lacy). Cf. Meth. med. 1.6, 2.6, 7.2 (X, p. 48-49, 118-119, 459-460 K.) ; De bonis malisque sucis, 6.6 (VI, p. 789 K. = CMG V 4, 2, p. 412 Helmr.) ; De symptomatum causis, 1.2-3 (VII, p. 86-87, 89-91, 93-94, 96-97, 99, 103 K.). Galien compare aussi l’humeur du cristallin à du fromage humide ou liquide et la substance du corps vitré à un fromage encore plus humide et liquide, comme solidifié à demi seulement ; Anat. adm. 10.3 (p. 49 Simon = 40 D. = 872 G.). Cf. supra n. 8. 22. PHP 7.5.24 (V, p. 623 K. = 458 De Lacy). Cf. UP 8.6, 10.1 (III, p. 641, 761 K.= I, p. 465; II, p. 55-56 Helmr.). 23. Voir supra n. 15-18. 24. UP 10.2-3 (III, p. 762-768, 771, 778 K.= II, p. 57-61, 63, 68 Helmr.). Dans la traduction arabe de l’original grec perdu du dixième livre du De anatomicis administrationibus, la membrane choroïde de l’œil est appelée « la seconde tunique » ou « la seconde couche » (c.-à-d. entre la rétine et la sclérotique) ; Anat. adm. 10. 2-3 (p. 45-47 Simon = 38-39 D. = 868-870 G.). 25. Sur la sclérotique, voir Anat. adm. 10.2 (p. 40,43-44, 46 Simon = p. 33-34, 36-37, 38 D. = p. 864, 867, 869 G.). Dans ces passages, Galien décrit la sclérotique comme, entre autres, une tunique ou membrane dure, croquante, nommée cartilagineuse par certains, qui est perforée là où le nerf optique entre dans le côté postérieur de l’œil, et qui s’étend autour de l’humeur vitrée jusqu’à la couronne ou jonction de la sclérotique et de la cornée, d’où la sclérotique devient une tunique stratifiée à quatre couches, à savoir la cornée (voir infra n. 33). Cf. UP 10.2-3 (III, p. 764, 767-768, 770-771 K. = II, p. 58, 60-61, 63 Helmr.). 26. PHP 7.5.25-26 (V, p. 623-624 K. = 458 De Lacy). Chez Galien, la forme de l’interface entre l’humeur vitrée et le cristallin est relativement claire (voir ci-dessous, IV), mais sa nature matérielle ne l’est pas. Dans Anat. adm. 10.3 (p. 48-52 Simon = 40-42 D. = 871-874 G.), qui ne subsiste qu’en arabe, Galien suggère p. ex. qu’une gaine délicate « semblable à une toile d’araignée » (ἀραχνοειδής ?) ou « semblable aux bulles de l’écume » (ἀφρώδης ?, écumeuse) « enveloppe le cristallin à l’extérieur ». Certains médecins, nous dit Galien, « comptent cette gaine comme une des tuniques (χιτῶνες ?) de l’œil, parce qu’elle entoure et habille le cristallin » (p. 48 Simon). Galien ajoute cependant par la suite quelques remarques qui créent au moins autant de problèmes qu’elles n’en résolvent. D’abord, il affirme qu’« il est tout à fait correct de dire que la substance qui a cette structure [écumeuse] ne se répand qu’autour des régions du

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cristallin avec lesquelles l’humeur vitrée est en contact direct, et de décrire comme une gaine délicate ce qui se trouve au creux situé dans la tunique semblable à un grain de raisin » (c.-à-d. dans l’iris-uvée, à la pupille) (p. 48 Simon). Deuxièmement, il dit que « [la gaine] qui habille le cristallin sur sa face postérieure [c.-à-d. la capsule postérieure du cristallin est… comparable à ce que les Grecs appellent coagulation (ἐπίπαγος ?). Nous l’avons souvent vue [c.-à-d. la capsule postérieure du cristallin ?] plus épais(se) que ce qui enveloppe l’humeur vitrée, à un degré comparable à celui auquel ce qui enveloppe l’humeur vitrée est plus fin que la structure qui entoure le cristallin à la pupille. Et souvent aussi, nous avons trouvé qu’elle ressemblait à la paroi membraneuse distendue d’une bulle d’écume. Par conséquence, on utilise l’expression correcte en appelant cela [la capsule postérieure du cristallin] une tunique cystique [vésiculaire], et ce qui se trouve devant [la capsule antérieure du cristallin] une gaine arachnoïde. Car ce qui forme la paroi de la bulle est beaucoup plus fin qu’une toile d’araignée » (p. 49 Simon). Les ambiguïtés de ce passage – et il y en a bien davantage, que je passe ici sous silence – sont-elles dues à Galien ou à son traducteur arabe ? Il est impossible d’en décider. Selon UP 10.6 (III, p. 787 K. = II, p. 75 Helmr.), cependant, la « tunique propre [du cristallin] ne ressemble pas seulement à la pelure d’un oignon sec [cf. Odyssée 19. 232-233], mais elle est encore plus ténue et plus claire que les fines toiles d’araignée, et, ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’elle ne s’étend pas autour de tout le cristallin, qui est complètement dépourvu de protection, privé de tunique là où il s’unit à l’humeur vitrée ». Sur l’humeur vitrée, Galien dit, non qu’elle est une tunique, mais simplement que sa section extérieure est plus compacte et condensée que ses parties intérieures, plutôt qu’elle n’est une tunique (Anat. adm. 10.3, p. 48-49 Simon). 27. Galien ne nomme cette forme lenticulaire ou lentiforme que dans des passages conservés uniquement par la traduction arabe, p. ex. Anat. adm. 10.3 (p. 48 Simon = p. 39 D. = p. 871 G.). Pourtant, cet usage de « lenticulaire » (φακοειδής) est attesté chez d’autres auteurs de textes médicaux grecs : Rufos d’Éphèse, De nominatione partium hominis, 153 (p. 154.12 Daremberg/ Ruelle) ; Rufos ( ?), De dissectione partium hominis, 16 (p. 172.6 Daremberg/Ruelle) ; Aëtios d’Amide, 7.1 (CMG VIII.2, p. 254.19 Olivieri). Sur l’instabilité de la nomenclature grecque antique pour les tuniques des yeux, voir Lloyd 1983, p. 161. 28. D’après Galien, la jonction de la sclérotique et de la cornée se trouve à la couronne ou aux bords latéraux du « plus grand cercle [circonférence] du cristallin ». Parce qu’il a observé sept tuniques ou gaines insérés dans le cristallin à cette jonction – la rétine, la choroïde, la sclérotique, la cornée, l’uvée, la tunique arachnoïde et l’aponévrose qui entoure la musculature de l’œil – il considère cette jonction comme un pivot dans la structure de l’œil et comme une preuve de l’importance capitale du cristallin en tant qu’instrument principal de la vision. Voir p. ex. PHP 7.5.26 (V, p. 624 K. = p. 458.22 De Lacy) ; UP 10.1, 10.2 (III, p. 760, 766 K. = II, p. 55, 59-60 Helmr.) ; Anat. adm. 10, 1-3 (p. 36-37, 39-40, 42-45, 47-48 Simon = p. 30-31, 33-37, 39-40 D. = p. 860-861, 863-864, 866-868 G.), notamment p. 48 Simon : « Par le biais de sa plus grande circonférence, le cristallin entre en relation avec la couronne » (c.-à-d. avec la jonction scléro- kératique). Pour plus de références, cf. supra n. 22. 29. Anat. adm. 10.3 (p. 48-51 Simon = p. 40-41 D. = p. 871-873 G.) ; De methodo medendi, 1.6 (X, p. 47 K.). 30. UP 10.4-6 (III, p. 781-782, 784-785 K. = II, p. 70, 71, 73-74 Helmr.) ; Anat. adm. 10.2 (p. 42 Simon = p. 35 D. = p. 866 G.) ; De symptomatum causis, 1.2 (VII, p. 89-90, 93-94, 96 K.). 31. Anat. adm. 10.2, 10.3 (p. 42-43, 45, 53 Simon = p. 35-36, 37, 43 D. = p. 866-867, 868, 875 G.). Galien explique que le choix du terme « semblable à un grain de raisin » pour faire référence à cette tunique vient du fait qu’elle a un aspect lisse à l’extérieur, mais que sa surface profonde est rugueuse. Certains l’appellent, dit-il, « la couche perforée », à cause de son orifice central (c.-à-d. la pupille) : voir n. 33. L’uvée est décrite comme libre de la cornée et du cristallin, ne leur étant liée qu’à la jonction scléro-kératique. Voir aussi UP 10.4, 10.5-6, 10.15 (III, p. 779, 781-783, 785-787, 839 K. = II, p. 69, 71-75, 111 Helrm.) ; PHP 5.3.6, 7.4.12, 7.4.15, 7.6.28 (V, p. 446, 614, 615,

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635 K. = p. 306, 450, 468, De Lacy) ; De morborum causis, 1.2 (VII, p. 87-98 K.) ; De methodo medendi, 1.6 (X, p. 47 K.) ; De compositione medicamentorum secundum locos, 4. 1-2, 4.4 (XII, p. 705, 709, 716 K.). 32. Cet orifice est circulaire, observe Galien, chez de nombreux animaux, mais en forme de fente pour le bétail. À travers l’ouverture (la pupille), on peut voir l’humeur semblable à de la glace (le cristallin) et sa propre image dans le cristallin, « comme si l’on regardait dans un miroir » : Anat. adm. 10.2 (p. 44 Simon = p. 37 D. = 868 G.). Voir aussi Anat. adm. 10.1, 10.3 (p. 36, 48-49, 51 Simon = p. 30, 40, 41 D. = p. 860, 871-872, 873 G.) ; UP 8.6, 10. 4-6, 10.8, 10.13, 10.15 (III, p. 644, 779-788, 795-796, 830-831, 839-840 K. = I, p. 467 ; II, p. 69-76, 81, 105, 111-112 Helmr.) ; PHP 7.4.11-12, 7.4.15, 7.4.18-19, 7.5.2, 7.7.8 (V, p. 614-616, 618, 639 K. = 450, 452, 470 De Lacy). Cf. Ars medica, 9 (I, p. 330 K.) ; De symptomatum causis, 1.2 (VIII, p. 87-101 K.) ; De locis affectis, 1.2, 4.2 (VIII, p. 22-23, 222-225, 228 K.) ; De morborum differentiis, 8, 13 (VI, p. 862, 877 K.) ; In Hippocratis Prognosticum comm. 1.23 (XVIIIB, p. 71-74 = CMG V 9, 2, p. 236-237 Heeg). 33. Anat. adm. 10.1-2 (p. 37, 40-45 Simon = p. 31, 34-36 D. = p. 861-862 G.), la cornée est blanche ; ses quatre laminae ou « feuilles » peuvent être ôtées, d’après Galien, à l’aide d’un scalpel en forme de feuille de myrte, et chacune des quatre couches a des caractéristiques distinctives qu’elle conserve en chaque endroit de la cornée. Les quatre feuilles de la cornée adhèrent toutes fermement à la jonction scléro-kératique. Sur la cornée, voir aussi UP 8.6, 10.1, 10.3-7 (III, p. 646-644, 760-761, 771-774, 778-785, 787-789, 791-793 K. = I, p. 466-467 ; II, p. 55, 64-66, 68-76, 78-79 Helmr.) ; PHP 5.3.6 (V, p. 446 K. = 306 De Lacy) ; De morborum differentiis, 13 (VI, p. 876-878 K.) ; De morborum causis, 10 (VII, p. 36 K.) ; De symptomatum causis, 1.2 (VII, p. 87-88, 94, 98-101 K.) ; Ad Glauconem de methodo medendi, 2.1 (XI, p. 77 K.) ; De methodo medendi, 1.6 (X, p. 47 K.) ; De compositione medicamentorum secundum locos, 4. 1-2, 4.4 (XII, p. 705, 709, 716 K.) ; In Hippocratis Prognosticum comm. 1.23 (XVIIIB, p. 71-72 K. = CMG V 9, 2, p. 236 Heeg). 34. Voir supra n. 28. 35. Anat. adm. 10.1 (p. 35 Simon = p. 29 D. = p. 859 G.). 36. Anat. adm. 9. 12 (p. 21-24 Simon = p. 17-20 D. = p. 845-847 G.). 37. Anat. adm. 9.12 (p. 23-24 Simon = p. 19 D. = p. 845-847 G.). Parmi d’autres utilisations d’animaux pour l’étude de l’œil, Galien décrit comment observer et disséquer les petits vaisseaux sanguins liés à la sclérotique et qui en partent pour la tunique choroïde de l’œil, sans séparer aucune de ces deux tuniques de l’humeur vitrée. Il faut tenter cette expérience avec un animal tué il y a peu, qui n’a pas été vidé de tout son sang : par exemple, « s’il arrivait qu’un cheval, non affecté par la maladie, s’effondre à la suite d’une longue course (et cela arrive fréquemment), essayez de dégager ces vaisseaux sanguins sur un tel spécimen… [ou] suffoquez un animal jusqu’à ce qu’il meure, soit au moyen d’un nœud coulant, soit en le maintenant immergé sous l’eau, et vous obtiendrez des informations sûres sur ces petites veines », à la fois dans l’œil et ailleurs (Anat. adm. 10.2, p. 45-46 Simon = p. 38 D. = p. 869 G.). 38. Anat. adm. 10.1 (p. 34 Simon = p. 29 D. = p. 859 G.). Voir Garofalo 1991b. 39. Anat. adm. 10.1 (p. 34 Simon = p. 29 D. = p. 859 G.) : « L’œil fait partie de ces organes dont la forme est la même » à travers toutes les catégories d’animaux et, « comme le montre l’étude du pouvoir du nerf optique, à cet égard les différents animaux sont tous pareils et concordent ». 40. Par ex., Anat. adm. 9.8, 9.9, 10.1, 10.4, 14.2, 14.4 (p. 7, 9-11, 34-40, 54-64, 235-238, 246-247 Simon = p. 6, 8-9, 28-33, 43-51, 186-188, 195-196 D. = p. 831-832, 834-835, 859- 864, 876-884, 1044-1046, 1053-1055 G.) ; UP 9.8, 9.13, 10.6-10, 11.14-15, 17.1 (III, p. 712-713, 716-719, 732-733, 789-808, 901-913 ; IV, p. 356-358 K. = II, p. 22, 25-26, 36- 37, 77-90, 155-164, 445 Helmr.) ; PHP 6.3.32-35 (V, p. 529-530 K. = 380-382 De Lacy) ; De nervorum dissectione, 3 (II, p. 833 K. = p. 28 Garofalo et Debru). 41. Voir n. 41; UP 10.11 (III, p. 809-812 K.= II, p. 90-92 Helmr.). 42. Par exemple, PHP 1.8.9-15 (V, p. 202-203 K. = 92-94 De Lacy). Voir aussi Galien, De partium homoeomerum differentiis, 2 (CMG Suppl. Orient. III, p. 53). Cf. Aristote, De partibus animalium, 1, 1640b23-1641a6 ; De anima, II, 1, 412b10-22 ; 4, 416a4-5 ; Pol. I, 2, 1253a23.

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43. Sur Galien et Érasistrate, voir Debru 1996, p. 53-60, 133-137 ; Garofalo 1988, notamment p. 8-15 ; Hankinson 1998, p. 30-35, 105-109, 117-137, 224-227 ; Roselli 1999 ; Vegetti 1999 ; Cambiano 2000. Sur Hérophile, voir supra n. 21 et p. ex. Galien, Anat. adm. 3.2, 6.8, 6.9, 9.1, 9.3, 9.5, 9.9, 10.4, 10.7, 11.1, 12.2, 12.8, 13.1, 14.5 (II, p. 349, 570-572, 712, 719, 731, K. ; p. 12, 59, 70, 84, 141, 164, 173, 252-253 Simon = p. 10, 48, 56, 88, 112, 131, 138, 201 D. = p. 836, 880, 889, 903-904, 956, 976, 987, 1059-1060 G.) ; De venarum arteriarumque dissectione, 1.6 (II, p. 780-781 K. = p. 77 Garofalo et Debru) ; UP 4.19, 6.10, 8.11, 9.6, 10.12, 14.3, 14.11 (III, p. 335, 445, 665-667, 708, 813 ; IV, p. 149, 190, 193 K. = I, p. 246-247, 325, 482-484 ; II, p. 19, 93, 290, 321, 323 Helmr.) ; De semine, 1.16.5, 2.1.15-23, 2.6.13 (IV, p. 582, 596-598, 646 K. = CMG V 3.1, p. 134, 146-148, 200 De Lacy) ; In Hippocratis Epidemiarum, 2.4.1-2 Comm. 4 (CMG V 10.1, p. 312, 318, 322, 330 Pfaff) ; De locis affectis, 3.14, 6.3 (VIII, p. 212, 396 K.) ; De symptomatum causis, 1.2 (VII, p. 88-89 K.) ; De uteri dissectione, 3, 5, 7 (CMG V 2.1, p. 38, 43-44, 46 Nickel) ; De pulsuum usu, 2 (V, p. 155 K. = p. 200 Furley/Wilkie). Cf. von Staden 1991, sur d’autres traits des rapports de la pensée de Galien avec celle d’Hérophile. 44. PHP 1.6.11, 3.8.29-32, 7.3.19-30, 8.8.7 (V, p. 187, 355-356, 606-609, 708-709 K.= 80, 230, 442-446, 528 De Lacy); UP 7.8, 7.9, 8.10, 8.11, 9.4 (III, p. 541-542, 544-545, 663, 665, 698-703 K.= I, p. 393-394, 396, 481, 482; II, p. 11-15 Helmr.). Cf. De usu respirationis, 5 (IV, p. 501-511 K.= p. 120-132 Furley/ Wilkie); De usu pulsuum, 2 (V, p. 153-156 K.= p. 198-202 Furley/Wilkie). Voir Debru 1996, notamment p. 145-163. 45. Sur le rôle du rete mirabile (τὸ δικτυοειδὲς πλέγμα) dans la production de pneuma psychique, voir p. ex. PHP 3.8.31, 7.3.23-29 (V, p. 356, 606-609 K. = 230, 444-446 De Lacy) ; UP 7.8, 9.4, 16.10 (III, p. 541-542, 696-702 ; IV, p. 323 K. = I, p. 393-394 ; II, p. 10-14, 420 Helmr.) ; von Staden 1989, p. 158-159, 179, 223 (fr. 121) ; Debru 1996, p. 156 (plexus réticulé) ; Harris 1973, p. 354-362 ; Rocca 2003, p. 202-219. Sur le pneuma vital et le pneuma psychique, voir Harris 1973, p. 336-363 ; Debru 1996, p. 145-160 ; Manzoni 2001, p. 29-61 ; Rocca 2003, p. 59-66. 46. Voir supra n. 10 et De symptomatum causis, 1.2 (VII, p. 88-89 K.) ; De locis affectis (VIII, p. 174-175 K.). Cf. PHP 3.6.3, 7.5.13-16, 7.5.29, 8.1.1 (V, p. 333, 621-622, 624 K. = 210, 456, 458 De Lacy). 47. P. ex. PHP 2.2-8, 3.1-8 (V, p. 213-359 K. = 102-233 De Lacy). 48. Voir supra n. 11, surtout UP 8.6 (III, p. 641-642 K. = I, p. 465 Helmr.) : « Cette ramification (ἀποβλάστησις, c.-à-d. le nerf optique) est la seule qui ait un passage (πόρος) perceptible, parce que c’est la seule [parmi tous les nerfs] qui contienne une très grande quantité de pneuma psychique. » Aussi PHP 7.5.19-20 (V, p. 622 K. = 456-458 De Lacy) : « C’est par conséquent pour une bonne raison que de tous les nerfs – pas seulement ceux qui se sont développés à partir du cerveau, mais aussi ceux qui l’ont fait à partir de la moelle épinière –, c’est celui de la vision qui a été créé le plus large. Car c’était pour posséder des traits exceptionnels, allant au-delà de ceux du reste des nerfs : … une grande quantité de substance pneumatique devait [passer] à travers lui en partant du cerveau [et] arriver jusqu’aux espaces des yeux. » Voir aussi PHP 7.5.30 (V, p. 625 K. = 458 De Lacy). 49. PHP 7.5.15-17 (V, p. 621-622 K.= 456 De Lacy); UP 16.3 (IV, p. 278 K.= II, p. 385 Helmr.). Cf. UP 8.5 (III, p. 633 K. = I, p. 459 Helmr.) : « Chacun de ces instruments des sens a besoin d’un nerf mou : un nerf, parce que c’est l’instrument (ὄργανον) de la perception (αἴσθησις), et mou, parce que l’instrument du sens doit être en quelque façon disposé (διατεθῆναι) et affecté (παθεῖν) à quelque égard par ce qui est tombé du dehors contre lui, afin que la perception puisse avoir lieu. Et ce qui est mou (μαλακόν) est plus propre à être affecté, ce qui est dur à agir [sur quelque chose]. » Voir aussi De nervorum dissectione, 2 (II, p. 832-833 K.) et supra n. 9, 10 et 13. 50. UP 16.3 (IV, p. 272-276 K.= II, p. 382-385 Helmr.). 51. Ibid.: ἀκριβεστάτη γὰρ ἁπασῶν ἐστι τῶν ἄλλων αἰσθήσεων ἥδε… (IV, p. 273 K. = II, p. 383 Helmr.) ; PHP 7.5.29 (V, p. 625 K. = 458 De Lacy). 52. PHP 7.5.17-18, 7.5.29-30 (V, p. 622, 625 K. = 456, 458 De Lacy). Voir supra n. 17. 53. Voir supra n. 7. 54. UP 10.2 (III, p. 762 K.= II, p. 56-57 Helmr.).

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55. Ici « la membrane choroïde » signifie le repli membraneux qui forme la pie-mère dans les ventricules latéraux (ou « antérieurs ») du cerveau, tandis qu’ailleurs Galien utilise « la membrane choroïde » pour désigner la tunique uvée de l’œil. Voir supra n. 26. 56. UP 10.2 (III, p. 762-3 K.= II, p. 57 Helmr.). 57. Voir supra n. 30. 58. PHP 7.5.26 (V, p. 624 K. = 458 De Lacy). 59. P. ex. De symptomatum causis, 1.2, 1.6 (VII, p. 86-101, 118-121 K.) ; De locis affectis, 1.2, 1.7, 3.1, 3.3, 3.9, 4.2 (VIII, p. 20-22, 66-68, 137, 139, 178, 217-229 K.). Cf. UP 10.5-6 (III, p. 784-787 K. = II, p. 72-75 Helmr.). Sur le traité galénique perdu sur les affections de l’œil, voir Savage-Smith 2002. 60. UP 10.2 (III, p. 762 K.= II, p. 56-57 Helmr.). 61. PHP 7.4.24, 7.5.2-7 (V, p. 617-619 K. = 452, 454 De Lacy). 62. PHP 7.5.7 (V, p. 619 K. = 454 De Lacy). 63. Sur le cône optique (κῶνος), voir Gal., UP 10.12 (III, p. 815-816 K. = II, p. 95 Helmr.) ; Chrysippe, SVF II, fr. 863, 864, 866, 867 ; Lejeune 1948, p. 33-34 ; Mugler 1964, p. 232-234 ; Hahm 1978, p. 62-67, 85, 87 ; Lindberg 1978, p. 140, 146, 153-154 ; Sabra 1978, p. 163-165. 64. PHP 7.4.25 (V, p. 617 K. = 452 De Lacy). 65. PHP 7.5.5-7 (V, p. 619 K. = 454 De Lacy). Voir aussi 7.4.24-25 (V, p. 617 K. = 452 De Lacy). 66. PHP 7.5.31-32 (V, p. 625 K. = p. 460 De Lacy). 67. PHP 7.5.41 (V, p. 627 K. = p. 460 De Lacy). 68. Ibid. Voir aussi PHP 7.7.20-21 (V, p. 642 K. = 474 De Lacy) ; Alexandre d’Aphrodise ( ?), De anima libri mantissa, p. 130.17 et 131.25-26 Bruns ; Diogène Laèrce, 7.157 ( = SVF II, fr. 867) ; Némésius, De natura hominis, 8 (p. 65.6-8 Morani). Cf. Zahlfleisch 1895, p. 380-382 ; Jaeger 1914, p. 29-30 ; Cherniss 1933 ; Hahm 1978, p. 66. 69. Sur le pneuma lumineux (πνεῦμα αὐγοειδές), qui, selon Galien, serait visible pendant la vivisection des nerfs optiques des grands animaux, voir PHP 7.4.4 (V, p. 609-610 K. = p. 448.25-29 De Lacy) : Τοιοῦτον γοῦν τι καὶ κατὰ τὴν ὀπτικὴν αἴσθησιν ἐν τοῖς Περὶ τῆς ἀποδείξεως ἐδείχθη γιγνόμενον. ῞Ὅτι γὰρ ἐπ’ ἐκείνων τῶν νεύρων αὐγοειδὲς φέρεται πνεῦμα τρήματα ἐχόντων σαφῆ κατά τε τὴν ἄνωθεν ἀρχὴν καὶ τὴν εἰς τοὺς ὀφθαλμοὺς ἔμφυσιν, ἐν ταῖς τῶν μεγάλων ζῴων ἀνατομαῖς ἔστι θεάσασθαι. Voir aussi p. ex. Gal. UP 10.4, 10.6, 16.3 (III, p. 780, 785-786 K. ; IV, p. 275 K. = II, p. 70, 74, 384 Helmr.) ; De locis affectis, 4.2 (VIII, p. 218 K.) ; Müller 1895, p. 471-472 ; Mugler 1964, p. 68. 70. PHP 7.5.41 (V, p. 627 K. = p. 460 De Lacy). 71. PHP 7.4.24 (V, p. 617 K. = p. 452 De Lacy). 72. PHP 7.7.4 (V, p. 638 K. = 470 De Lacy). 73. Voir p. ex. UP 8.6, 10.1, 10.2, 10.15 (III, p. 641, 643-644, 761, 762, 838-841 K. = I, p. 464-465, 466-467 ; II, p. 55-56, 57, 110-113 Helmr.) ; PHP 7.7.1-4 (V, p. 637-638 K. = p. 470 De Lacy). Si le sommet du cône d’air se trouve à la pupille, l’altération transmise de la base au sommet du cône doit passer à travers la cornée. Comment cela peut se faire, Galien l’explique ainsi : « Dans le cas des yeux, même s’ils sont complètement recouverts de tous les côtés, l’altération venue des couleurs extérieures atteint facilement la partie du cerveau [c.-à-d. la rétine] qui se trouve dans les yeux. Car en réalité, la tunique semblable à de la corne [la cornée] est mince, claire et pure, en sorte qu’elle n’isole totalement ni cette partie, ni l’altération qui chemine à travers elle ; et immédiatement après la cornée, à la pupille même, se trouve l’humeur du cristallin, à laquelle est naturellement attachée la partie du cerveau qui se trouve dans les yeux [la rétine]< » (UP 8.6 ; III, p. 643-644 K. = I, p. 466-467 Helmr.) 74. UP 10.2 (III, p. 762, 766-767 K.= II, p. 56-57, 60-61 Helmr.); PHP 7.5.26-28 (V, p. 624 K.= p. 458 De Lacy). 75. Voir Boudon 2002. Galien attribue toutefois à la vue aussi la capacité de percevoir la grandeur (μέγεθος), la forme (σχῆμα), le mouvement (κίνησις) et la position (θέσις) de l’objet visuel ainsi

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que sa distance (διάστημα) du spectateur ; cf. UP 16.3 (IV, p. 273 K ; II, p. 383.7-8 Helmr.) ; voir ci- dessous et n. 80-81. 76. PHP 7.7.1 (V, p. 637 K. = p. 470 De Lacy). 77. P. ex. UP 8.6, 10.1 (III, p. 641, 761= I, p. 464-465; II, p. 55-56 Helmr.); PHP 7.5.26-28 (V, p. 624 K.= p. 458 De Lacy); Anat. adm. 10.3 (p. 47 Simon= p. 39 D.= p. 870-871 G.). 78. PHP 7.7.3 (V, p. 638 K. = p. 470 De Lacy). 79. PHP 7.7.4 (V, p. 638 K. = p. 470 De Lacy). 80. PHP 7.5.33-37, 7.6.24, 7.7.20 (V, p. 625-626, 634, 642 K.= p. 460, 466, 474 De Lacy); UP 16.3 (IV, p. 273-274 K.= II, p. 383, 4-18 Helmr.). Cf. Némésius, De natura hominis, 7 (p. 59.19-60 Morani). 81. Voir p. ex. Celse, Medicina, 1, prooem. 24 (Corpus medicorum latinorum, I, p. 21 Marx), et Galien, Anat. adm. passim. 82. PHP 7.5.39-40 (III, p. 816 K.= II, p. 95-96 Helmr.) 83. UP 10.12-13 (III, p. 812-831 K.= II, p. 92-105 Helmr.). Pour des références à Euclide. voir p. ex. UP 10.13 (III, p. 830 K. = II, p. 105,5-11 Helmr.). Sur les traditions antiques d’optique géométrique, voir Lejeune 1948 ; Lindberg 1976, p. 11-17 ; Smith 1981 ; Simon 1988. Sur l’optique d’Euclide, voir aussi Pappus, Collection, 6.86-103. Pour l’optique attribuée à Ptolémée, contemporain de Galien, voir Lejeune 1958, 1989 ; Smith 1996. Selon Knorr 1985, l’auteur de l’Optique attribuée à Ptolémée était Sosigénès. 84. UP 10.12 (III, p. 812,814, 828 K. = II, p. 93.5, 94.9, 103.17 Helmr.) : ἐνύπνιον, δαίμων. Sur le daimon chez Galien, voir von Staden 2003. 85. UP 10.12 (III, p. 815-818 K.= II, p. 94.22-97.4 Helmr.); PHP 7.5.40 (V, p. 627 K.= p. 460 De Lacy). Voir Lejeune 1948, p. 37-41. 86. P. ex. May 1968, p. 471, 493, 495-496 ; Simon 1988, p. 26-28 ; Sabra 1989, p. liv, 44 ; Daremberg, 1854-1856, I, p. 639. Cf. Mugler, 1964, s. v. ὄψις (et p. 10 sur le « rayon visuel », « une ligne abstraite issue de l’œil, appelée ὄψις ou ἀκτίς » chez « les théoriciens de l’optique… à partir d’Euclide »). Mais Siegel 1970a et Lindberg 1976, p. 10-11, suivent les traces de Galien en évitant l’expression « rayon visuel » dans leurs exposés de sa théorie. 87. Pour l’utilisation que fait Galien d’ ἀκτίς pour faire référence à un rayon de soleil, voir p. ex. UP 10.12 (III, p. 818 K. = II, p. 96,25 Helmr.) ; De cuiusque animi peccatorum dignotione atque medela libellum, 5. 4-5 (V, p. 82 K. = CMG V, 4, 1, 1, p. 55 DeBoer) ; De locis affectis 4.8 (VIII, p. 266 K.) ; De tremore, palpitatione convulsione. 6 (VII, p. 621 K.) ; De symptomatum causis, 1.5 (VII, p. 110 K.) ; De compositione medicamentorum per genera, 3.2 (XIII, p. 570 K.) ; De antidotis 1.8 (XIV, p. 47-48 K.) ; In Hippocratis Epidemiarum VI. comm. 6.1.29 (XVIIA, p. 880 K. = CMG V, 10, 2, 2, p. 49, dans une explication de πέμφιξ). À la différence de Galien, Euclide utilise librement ἀκτίς pour faire référence à un « rayon visuel » émanant de l’œil et aux lignes dans le cône visuel (on trouve plus de quatre-vingts usages d’ἀκτίς de ce type dans l’Optique d’Euclide, et plus de soixante dans l’« édition » de l’Optique d’Euclide faite par Théon d’Alexandrie), alors qu’il n’utilise que onze fois ὄψις (le plus souvent, comme sujet du verbe προσπίπτω, pour se référer à la vision – ou à un rayon visuel ? – qui « tombe sur » ou « rencontre » un objet visuel). 88. UP 10.12 (III, p. 816 K.= II, p. 95-96 Helmr.). 89. UP 10.12 (III, p. 818-821 K.= II, p. 97-98 Helmr.). 90. UP 10.12 (III, p. 820-821 K.= II, p. 98 Helmr.). 91. UP 10.12 (III, p. 821-822 K.= II, p. 98-99 Helmr.). 92. Ibid. 93. UP 10.12 (III, p. 822-823 K.= II, p. 99-101 Helmr.). 94. UP 10.12 (III, p. 822 K.= II, p. 99. 16-18 Helmr.) : « Mais si quelqu’un ne comprenait pas ces démonstrations par le biais des lignes (ταῖς διὰ τῶν γραμμῶν ἀποδείξεσιν), il peut se convaincre nettement, s’il a vérifié (βασανίσας) le raisonnement par une expérience personnelle (διὰ τῆς ἑαυτοῦ πείρας). » De même, II, p. 101.2-5 Helmr. : πεπειραμένῳ est opposé à διὰ τῶν γραμμῶν.

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95. UP 10.13 (III, p. 828-830 K.= II, p. 103-105 Helmr.). 96. UP 10.14 (III, p. 835-837 K.= II, p. 109-110 Helmr.). Sur le chiasma optique voir aussi n. 12-13 supra. 97. UP 10.14 (III, p. 837 K.= II, p. 110, 3-7 Helmr.). Pourtant, dans le cas présent il ne s’agit pas de différentes choses – les unes « créées par la nature dans un but principal, les autres par surcroît » – mais plutôt d’une seule et même chose créée par la nature : le chiasma optique, pour lequel Galien apporte des finalités divergentes (voir infra n. 104). Ailleurs aussi, Galien souligne que la nature travaille ou crée ἐκ περιουσίας, par exemple UP 11.13 (III, p. 897-898 K. = II, p. 152 Helmr.) : ἐκ περιουσίας ἐργάζεσθαι πέφυκεν, et ἡ φύσις ἐκ περιουσίας ἅπαντα τὰ μέλη καὶ μάλιστ’ ἀνθρώπων ἐκόσμησε. Pour la nécessité contrastée avec ce qui est « de la profusion » ou « du superflu » ou « du surplus » dans d’autres contextes, voir Aristote, Top. III, 2, 118a5-15 ; Pol. VII, 10, 1329b25-30 ; cf. Démocrite, fr. 144 D.-K. 98. UP 10.6 (III, p. 788-789 K.= II, p. 76 Helmr.). 99. UP 10.15 (III, p. 838-841 K.= II, p. 111-113 Helmr.). 100. UP 10.15 (III, p. 841 K.= II, p. 112, 25-26 Helmr.). 101. Ibid. (II, p. 112, 26-27 Helmr.) 102. Voir ci-dessous et n. 103. 103. UP 10.15 (III, p. 838 K.= II, p. 110-111 Helmr.).

RÉSUMÉS

Du point de vue méthodologique et épistémologique, la vision occupe une place privilégiée dans les œuvres de Galien de Pergame, ce qui explique les tentatives répétées de ce dernier pour en expliquer le fonctionnement. En partie grâce à la dissection et à la vivisection pratiquées sur des animaux de différentes espèces, il développa une connaissance détaillée de l’anatomie de l’œil, du nerf optique, du cerveau, des muscles oculaires et du système vasculaire cérébral et oculaire. Il utilisa avec habileté cet impressionnant savoir anatomique pour élaborer une explication détaillée de la physiologie de la vision. Pour expliquer comment voient les êtres humains, il fit également appel à l’optique mathématique, notamment à l’optique euclidienne. Cependant, en dépit d’efforts remarquables pour intégrer anatomie, physiologie et mathématiques dans une unique théorie cohérente de la vision, une analyse plus attentive montre que son explication de la vision n’est pas exempte de lacunes non négligeables, de difficultés non résolues et de tensions internes.

Vision enjoys a privileged methodological and epistemological position in the works of Galen of Pergamon, and he therefore made repeated attempts to explain how vision works. In part through his dissections and vivisections of a variety of non‑human animals, he developed a detailed knowledge of the anatomy of the eye, of the optic nerve, of the brain, of the oculomotor muscles, and of the cerebral and ocular arteries and veins. He deftly used this impressive anatomical knowledge to construct an elaborate physiological account of vision. In addition, he drew on mathematical optics, notably on Euclidian optics, in order to explain how and what human beings see. Despite his remarkable efforts to unite anatomical, physiological and mathematical strands within a single coherent theory of vision, however, a closer analysis shows that his account is not free of significant explanatory lacunae, unresolved puzzles, and internal tensions.

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INDEX

Mots-clés : vision, dissection, anatomie, optique, physiologie, mathématiques Keywords : vision, dissection, anatomy, optics, physiology, mathematics

AUTEURS

HEINRICH VON STADEN Institute for Advanced Study, Princeton

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Modernité de la catoptrique de Héron d’Alexandrie

Alain Boutot

1 Héron, mécanicien alexandrin du début de notre ère, a été quelque peu malmené par l’histoire et par les historiens. Son nom et ses écrits ont sombré dans un oubli à peu près total jusqu’au début du siècle précédent, époque à laquelle l’ensemble de son œuvre, ou du moins ce qu’il en reste, a été réédité1. Mais les rares commentateurs qui se sont intéressés à lui ont aussitôt souligné la portée théorique limitée des textes désormais disponibles. Ainsi J.-L Heiberg, historien des mathématiques grecques et éditeur des Stereometrica et du De Mensuris de Héron déclare : « Héron n’est pas un savant, mais un technicien appliqué et un arpenteur. Ce point de vue, que l’on a vainement cherché à récuser, a été exprimé pour la première fois par Hermann Diels : “un simple artisan” (ein reiner Banause)2. » Rien ne caractériserait mieux notre auteur que ce passage des Métriques où il explique avoir voulu « rassembler tous les écrits utilisés avant lui et qui lui sont parvenus », ou cet autre de la Balistique, où il se présente comme un vulgarisateur des travaux de ses prédécesseurs qu’il juge trop techniques. Certains, comme l’historienne I. Hammer‑Jensen, n’ont pas hésité à le présenter comme un ignorant qui se serait contenté de recopier des travaux qu’il ne comprenait pas toujours. D’une façon générale, Héron apparaît sous les traits d’un compilateur, plus ou moins bien informé, mais sans véritable originalité, dont le principal mérite serait de nous fournir une sorte de témoignage sur l’état des sciences et des techniques de son temps3.

2 Ce qui vaut pour l’ensemble de son œuvre vaut bien évidemment aussi pour sa Catoptrique. Celle-ci n’est généralement pas envisagée en elle-même, mais se trouve replacée au sein d’une histoire qui va d’Euclide à Ptolémée, histoire dont Héron aurait été davantage le témoin que l’acteur. Albert Lejeune, par exemple, retrace, dans ses Recherches sur la catoptrique grecque, l’émergence de la méthode expérimentale dans l’optique alexandrine de la façon suivante : « On reconnaît aujourd’hui unanimement que les Grecs surent être des philosophes subtils, des mathématiciens géniaux et même de bons observateurs, mais on admet encore généralement qu’ils n’ont jamais dépassé le stade de l’observation généralisée hâtivement. Le traité de Ptolémée nous laisse

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apercevoir que l’optique et la catoptrique ont évolué dans un sens qui fait prévoir la conception moderne de la physique, et nous atteste que les Alexandrins ont à l’occasion pratiqué déjà fort judicieusement la méthode mathématico-expérimentale4. » La Catoptrique de Héron porterait à ses yeux la marque de cette évolution. « La présence de Héron parmi les catoptriciens est probablement l’indice d’une influence externe qui est venue renforcer la tendance expérimentale interne de la catoptrique […] Héron est de la lignée de Ctésibius et de Philon de Byzance, c’est‑à‑dire de ceux dont on admet généralement qu’ils représentent dans la science grecque la tournure d’esprit la plus voisine de notre physique expérimentale5. » Jean Itard explique que « les principaux traités hellénistiques et gréco‑romains [dans le domaine de l’optique] qui nous ont été conservés sont l’Optique d’Euclide, la Catoptrique de Héron, une Catoptrique d’un pseudo‑Euclide (Théon d’Alexandrie ?), l’Optique de Ptolémée. De ces quatre ouvrages, les plus remarquables, ajoute‑t-il, sont le premier et le dernier »6, la contribution de Héron apparaissant donc comme mineure et en tout cas comme secondaire.

3 Cette présentation des choses ne rend pas justice, nous semble-t-il, à Héron. Il y a en effet, dans sa Catoptrique, une argumentation que les historiens ont certes relevée, mais sans en saisir toute la portée et l’originalité. Héron déduit en effet dans ce traité la loi de la réflexion de la lumière d’un principe géométrique, le principe du plus court chemin. « On peut trouver de l’intérêt, commentent P. Brunet et A. Miéli, à sa démonstration de la propriété que présente le rayon lumineux d’avoir l’angle de réflexion égal à l’angle d’incidence. La base essentielle en est le principe que la lumière suit le chemin le plus court, et la démonstration est faite tant pour les miroirs plans que pour les concaves ou convexes7. » Cette démonstration n’a pas, à notre sens, qu’un intérêt anecdotique. Elle se distingue fondamentalement, par son esprit, de la démonstration donnée par Ptolémée de la même loi, et est même totalement nouvelle. Elle obligerait même à corriger l’image de constructeur ou d’inventeur d’engins trop souvent accolée à Héron, qui occulte le mathématicien ou le géomètre. Loin d’être l’artisan appliqué que l’on a dit, Héron sait faire preuve d’imagination et même d’audace. Nous voudrions montrer que loin d’être un simple maillon faisant la transition entre Euclide et Ptolémée, notre alexandrin fait signe en réalité par delà Ptolémée vers l’optique géométrique moderne dont il constitue une sorte de précurseur involontaire. Mais auparavant, il nous faut dire quelques mots sur ce qu’on appelle la « question héronienne », celle de savoir qui était Héron, quand il a vécu et ce qu’il a écrit ; nous nous pencherons ensuite sur la Catoptrique en nous intéressant plus particulièrement à la démonstration de la loi de la réflexion ; en troisième lieu nous mettrons en évidence l’originalité et la fécondité du principe sur lequel elle repose ; et enfin nous dégagerons le contenu épistémologique de ce principe.

I. La vie et l’œuvre de Héron

4 « En dehors de ses œuvres, affirme un commentateur contemporain, D. R. Hill, nous ne savons rien de Héron, et, jusqu’à une époque très récente, l’époque où il vécut était l’objet d’une controverse8. » Thomas Henri Martin recense, dans ses Recherches sur la vie et les ouvrages d’Héron d’Alexandrie, pas moins de vingt‑et‑un personnages ayant porté le nom de Héron dans l’Antiquité. Un seul d’entre eux aurait été mathématicien, celui qui nous intéresse, dont Théon nous apprend qu’il aurait été cordonnier avant de se tourner vers la philosophie. Aucune source littéraire ne le mentionne avant Pappus

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(300 apr. J.‑C.), qui cite ses Mécaniques. Héron cite lui-même Archimède (mort en 212 av. J.‑C.), et semble connaître Appollonius. Il aurait donc vécu entre 150 av. J.‑C. et 250 apr. J.‑C., ce qui laisse malgré tout une marge d’incertitude de quatre siècles. Toutes les époques ou presque ont du reste été proposées pour le situer. Ainsi, Th. H. Martin le fait vivre pendant la première moitié du Ier siècle avant notre ère9. B. Carra de Vaux, éditeur et traducteur du manuscrit arabe des Mécaniques ou l’élévateur des corps lourds, le ramène à l’ère chrétienne, et en fait un contemporain de Ptolémée (IIe siècle), en invoquant la présence de nombreux latinismes dans son œuvre, et le fait que Vitruve (Ier siècle apr. J.‑C.), qui connaît et cite Ctésibius et Philon, ne mentionne jamais Héron. W. Schmidt, l’éditeur allemand, estime au contraire que Héron est antérieur à Ptolémée, car il ignore son évaluation de la circonférence de la Terre. Il le situe au Ier siècle10, en se fondant sur la description, à la fin de ses Mécaniques, d’un pressoir d’un genre particulier dont l’utilisation serait postérieure à 55 apr. J.‑C. selon Pline. D’autres l’ont placé après Ptolémée, en arguant que ce dernier se servait d’instruments moins perfectionnés que ceux décrits par Héron. La question héronienne semble avoir été tranchée aujourd’hui, depuis qu’O. Neugebauer a relevé, dans un article11 paru en 1938, que l’éclipse de lune décrite par Héron au chapitre 35 de sa Dioptrique, éclipse visible à Alexandrie et à Rome, ne pouvait correspondre qu’à celle du 13 mars 62 apr. J.‑C. Comme tout porte à croire que Héron a été le contemporain du phénomène, on peut considérer, avec le préfacier de la réédition de la traduction de B. Carra de Vaux, D. R. Hill, que « la controverse sur les dates de Héron ne présente plus aujourd’hui qu’un intérêt historique »12. Héron d’Alexandrie a donc vécu au Ier siècle de notre ère.

5 Qui était-il ? Eh bien d’abord et avant tout un mécanicien. « Par ses inventions et plus encore par ses ouvrages, notamment par son traité de Mécanique, […] écrit Th. H. Martin, Héron s’était placé au premier rang des mécaniciens grecs ». Il fait partie de la tradition des ingénieurs qui, depuis le IIIe siècle av. J.-C., à Alexandrie, se sont employés à tirer les applications pratiques de certaines découvertes scientifiques, et dont les plus fameux furent Ctésibius et son disciple Philon de Byzance13. La mécanique comportait une partie théorique, consistant en « géométrie, arithmétique, astronomie et physique »14 et une partie pratique. À ce titre, elle traitait, comme l’explique Proclus, aussi bien de l’équilibre des corps et de la position des centres de gravité que de la fabrication d’engins utiles pour la guerre, du fonctionnement d’appareils à prodiges ou de la construction des sphères15. Parmi les écrits de mécanique attribués à Héron et parvenus jusqu’à nous, figurent les Pneumatiques, les Automates, les Belopoiica (les machines de guerre) et les Mécaniques. Le plus connu et le plus long d’entre eux est le premier cité – les Pneumatiques – dont la plus grande partie concerne la description de machines mues par des variations de pression hydrostatique ou aérostatique. Quelques‑unes de ces machines ont une finalité utilitaire, comme la pompe à incendie (I, 28) ou l’orgue hydraulique (I, 52), mais la plupart n’ont d’autre ambition que de divertir : des vases truqués versant, selon le cas, du vin ou de l’eau (I, 9), des oiseaux qui sautent et chantent, des trompettes qui sonnent (I, 15-16), des animaux qui boivent quand on leur donne de l’eau (I, 29 sq), des roues de bronze qui, en tournant, nettoient les pieds de ceux qui entrent dans un temple et aspergent les personnes d’eau lustrale (I, 32), un temple dont les portes s’ouvrent et se ferment automatiquement lorsqu’on allume un feu sur l’autel (I, 38), des figurines qui s’animent sous l’effet de la chaleur (II, 3), etc. Le plus connu de ces dispositifs est incontestablement la fameuse machine de Héron ou « éolipile » (II, 11), qui utilise la vapeur d’eau pour mettre en rotation une sphère. Le dispositif est le suivant : au-dessus d’un récipient rempli d’eau, on place une

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sphère creuse, tournant librement autour d’un axe horizontal, munie de deux tubes recourbés situés aux deux extrémités d’un même diamètre, les courbures étant à angles droits et de sens contraires. Elle est alimentée en vapeur d’eau par un tube, plongé dans le récipient. Sous l’effet de la chaleur, l’eau bout, la vapeur entre dans la sphère, et ressort par les tubes. Héron a réussi à transformer l’énergie calorifique en énergie mécanique. Mais il serait exagéré d’en conclure qu’il aurait anticipé en quelque façon la machine à vapeur, d’abord parce que telle n’était pas son intention, et surtout parce que les problèmes qu’il fallait maîtriser pour obtenir une machine à vapeur efficace étaient totalement hors de portée à son époque. « C’est seulement après un développement long et complexe, explique G. E. R. Lloyd, qu’une machine ayant une puissance supérieure à dix chevaux‑vapeur fut finalement construite à la fin du XVIIIe siècle16. » Le traité des Automates, qui ressemble beaucoup aux Pneumatiques, était lui aussi bien connu à la Renaissance. Il explique le fonctionnement de représentations théâtrales automatiques, mettant en scène des figurines mues par des systèmes de cordes, de poulies, de poids et de contrepoids. Il décrit ainsi une mise en scène de la Légende de Nauplius, montrant les Grecs, de retour du siège de Troie, en train de construire des navires, prendre la mer au milieu des dauphins, et finalement sombrer après avoir été égarés par les feux allumés par Nauplius, alors que le chef de la flotte, Ajax, disparaissait foudroyé par Athéna. Le texte original des Mécaniques, un des principaux ouvrages de Héron, n’est pas parvenu jusqu’à nous. Il en existe cependant une version arabe (du Xe siècle), éditée et traduite en français par B. Carra de Vaux en 1894 sous le titre Les Mécaniques ou l’élévateur des corps lourds. Le premier livre traite de questions cinématiques, comme le roulement des cercles. Il expose aussi le parallélogramme des mouvements, étudie l’équilibre d’un cylindre sur un plan incliné et présente la théorie du centre de gravité. Le second livre contient la description des cinq machines simples (treuil, levier, moufle, coin et vis) et de leurs combinaisons. Le troisième livre analyse le fonctionnement de machines plus compliquées, comme celles permettant de soulever des fardeaux ou les pressoirs à huile ou à vin. Les Mécaniques contiennent également la description du Baroulkos, machine capable de soulever une charge importante grâce à un système d’engrenages.

6 Héron n’est pas seulement un mécanicien, c’est aussi un mathématicien, et d’abord un géomètre. Moritz Cantor va même jusqu’à en faire, dans ses Leçons sur l’histoire des mathématiques (1880), le chef d’une école de géomètres, celle des géomètres romains ayant fleuri de César à Trajan. Cette filiation est fausse, puisque Héron est plus tardif que Cantor ne le pensait, mais elle est néanmoins révélatrice de l’importance qu’on peut lui accorder. Sa contribution la plus significative dans ce domaine est un ouvrage en trois livres, les Métriques, retrouvé seulement en 1896 et publié en 1903. La géométrie héronienne est une géodésie (γεωδαισία – terme qui désigne le partage ou le sectionnement des terres), et traite des méthodes de mesure des longueurs, des surfaces et des volumes. Héron se montre ici fidèle à la vieille tradition faisant dériver la géométrie de la technique de l’arpentage : Comme l’antique tradition nous l’enseigne, la plupart [des géomètres] s’appliquaient au mesurage et au partage des terres, et c’est de là que la géométrie a pris son nom. L’invention de ce mesurage a été faite chez les Égyptiens. Car, à cause de la crue du Nil, beaucoup de terrains, habituellement à découvert, disparaissaient par le débordement du fleuve, et il y avait beaucoup de propriétés privées qu’il était impossible à chaque propriétaire de reconnaître après la retraite des eaux. C’est pourquoi les Égyptiens imaginèrent ce mesurage, qui s’exécute tantôt avec ce qu’on appelle une chaîne d’arpentage (σχοινίον), tantôt avec un roseau, tantôt avec

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d’autres instruments. Le mesurage étant donc nécessaire, l’usage s’en propagea chez tous les hommes désireux de s’instruire17.

7 Héron donne dans ses Métriques un certain nombre de règles permettant le calcul du périmètre des figures planes, de l’aire des surfaces cylindriques, côniques ou sphériques, comme du volume de différents solides. Il est ainsi l’auteur d’une fameuse formule, qu’on appelle encore « formule de Héron », exprimant l’aire d’un triangle quelconque en fonction de la longueur de ses trois côtés : si a, b et c désignent la longueur des côtés d’un triangle et si s est le demi-périmètre, l’aire A du triangle vaut : √s(s–a)(s–b)(s–c)18. Il résout, dans le troisième livre, quelques problèmes de division des aires et des volumes selon un rapport donné. Héron a ainsi laissé une méthode d’approximation rationnelle des racines carrées19 et cubiques 20. Il existe d’autres ouvrages géométriques attribués à Héron, qui reprennent largement les Métriques (Geometrica, De Mensuris, Stereometrica), ou consistent simplement en recueil de définitions (Definitiones), mais leur intérêt est moindre.

8 Héron, le mécanicien et le géomètre, est aussi un physicien, et plus précisément un opticien. Il est l’auteur d’une Dioptrique et surtout d’une Catoptrique. C’est sur cette partie de l’œuvre de Héron que nous voudrions à présent nous arrêter21.

II. La Catoptrique de Héron et le principe d’extrémalité

1. Remarques éditoriales

9 Un certain mystère entoure la Catoptrique de Héron, dans la mesure où aucun traité portant ce titre ne nous est parvenu sous son nom. Nous savons qu’il a écrit une catoptrique par le témoignage de Damien, doxographe du IVe siècle, disciple ou fils de Héliodore de Larisse, qui affirme, dans ses Hypothèses optiques (Περὶ τῶν ὀπτικῶν ὑποθέσεων) : « Le mécanicien Héron a démontré dans sa catoptrique que les droites qui se brisent en formant des angles égaux sont plus courtes que celles qui, ayant les mêmes extrémités, se brisent en formant des angles inégaux22. » Ce qu’on appelle aujourd'hui la Catoptrique de Héron est en réalité un texte latin édité sous le nom de Ptolémée : Claudii Ptolemei de Speculis. Nous commencerons par rappeler l’histoire mouvementée de ce texte, et la façon dont il a finalement été attribué à Héron, en nous appuyant principalement sur les Recherches sur la vie et les ouvrages de Héron d’Alexandrie de Th. H. Martin.

10 Le texte latin Claudii Ptolemei de Speculis a été imprimé à Venise en 1518 dans une collection d’écrits astronomiques, éditée par un médecin physicien, Geronimo Nucerello. Après être tombé dans un oubli à peu près total, ce texte a été exhumé au XIXe siècle par un commentateur italien, G. B. Venturi, dans ses Commentaires sur l’histoire et la théorie de l’optique (1814). En comparant ce texte avec les livres conservés de l’Optique de Ptolémée, Venturi a remarqué que les propositions qu’il contenait, par leur objet et leur démonstration, ne correspondaient à aucune de celles de l’Optique de l’astronome grec, et notamment à aucune de celles figurant dans les deux livres où Ptolémée traite de la réflexion. Ce texte ne pouvant raisonnablement avoir été rédigé par Ptolémée, Venturi a alors émis l’hypothèse qu’il s’agissait de la catoptrique perdue de Héron, en invoquant trois arguments23. • (a) L’auteur du texte latin renvoie, au début, à l’un de ses écrits sur la dioptrique. Or il se trouve que Héron a justement écrit un traité de dioptrique. Précisons que la dioptrique

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antique ne correspondait nullement à la théorie de la réfraction de la lumière, comme c’est le cas aujourd’hui, mais désignait l’art de mesurer les distances. Elle traitait simplement de l’usage de la δίοπτρα, instrument de visée ou ligne de mire employée dans la géométrie pratique (géomètres experts) et l’astronomie. • (b) Ensuite, la thèse attribuée par Damien à Héron dans ses Hypothèses optiques, selon laquelle le rayon lumineux suit le chemin le plus court, ne se trouve ni chez Euclide, ni chez Ptolémée, mais bien dans le Claudii Ptolemei de Speculis. • (c) Enfin tout débouche, dans ce texte, sur des applications pratiques, utilitaires et surtout amusantes, comme c’est justement le cas dans les ouvrages de Héron.

11 L’hypothèse de Venturi a été reprise par Th. H. Martin, ainsi que par l’éditeur allemand, W. Schmidt, qui tient « pour définitivement assuré que nous avons dans le Ptolemeus de Speculis la catoptrique de Héron, quoique sous une forme très abrégée et corrompue »24. Th. H. Martin précise que cette traduction latine n’a pas été faite sur une traduction arabe, à la différence de l’Optique latine de Ptolémée, mais sur un texte grec, comme le montre la présence de nombreux hellénismes (εἴδωλον/πολυθέωρον/ἡμιόλιος/ ἐμβολέα, etc.). Il soutient que cette traduction, datant de 1269, est l’œuvre de Guillaume de Mœrbeke, moine « connu comme traducteur de divers ouvrages d’Aristote, de Galien, de Proclus et de Simplicius »25, et auquel Vitellion avait dédié son Optique de 1274 après avoir utilisé sa traduction26. Cette conjecture lui paraît d’autant plus vraisemblable que « le style de cette traduction offre une ressemblance déplorable avec celui des autres traductions faites par Guillaume de Mœrbeke »27.

12 La traduction latine est non seulement peu fiable, mais aussi, ce qui est sans doute plus gênant, fragmentaire. La faute n’en incombe pas au traducteur seul, car le texte grec, à en croire Th. H. Martin, devait être déjà passablement corrompu. Au terme de cette brève enquête, on peut donc reconstituer les différentes phases de la transmission de notre texte de la façon suivante : un abrégé grec de la Catoptrique de Héron a été rédigé au cours de l’un des premiers siècles de notre ère. Cet abrégé, de mauvaise qualité, est resté pendant longtemps anonyme, avant d’être attribué, par une fausse conjecture, à Ptolémée28. Au XIIIe siècle, G. de Mœrbeke l’a traduit en latin, le texte grec s’étant ensuite perdu. La traduction de G. de Mœrbeke, publiée en 1518 au milieu d’autres textes dans une collection d’écrits astronomiques, « a été citée vaguement, selon Th. H. Martin, par plusieurs écrivains du XVIe et du XVII e siècle, puis elle est tombée dans l’oubli, et elle n’a été mentionnée dans aucune bibliographie, dans aucune histoire de la littérature grecque, dans aucune histoire, soit des sciences mathématiques ou physiques en général, soit de l’optique en particulier »29.

2. Le contenu de la catoptrique

13 Après ces remarques éditoriales, venons-en au contenu même de l’ouvrage de Héron. Nous allons en donner une présentation d’ensemble, avant de nous arrêter plus longuement sur le principe que le mécanicien met au fondement des lois de la réflexion.

14 Dans l’édition de W. Schmidt, la Catoptrique est divisée en dix‑huit chapitres, plus ou moins étendus, consacrés chacun, sauf exception, à la démonstration d’un théorème particulier ou à la résolution d’un problème spécifique. Après un chapitre introductif (chapitre I), le traité s’articule en deux grandes parties, qui ne sont pas distinguées en tant que telles par l’éditeur : une partie théorique constituée par les chapitres II à X où

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sont énoncés et démontrés une série de dix théorèmes, et une partie pratique, regroupant les chapitres XI à XVIII où Héron entreprend de résoudre une série de huit problèmes.

15 Dans l’introduction, Héron commence par rappeler que, selon Platon, « il y a deux sens qui nous conduisent à la sagesse, l’ouïe et la vue »30, et qu’il convient donc de les étudier tous les deux. Après quelques considérations sur la musique et l’harmonie des sphères célestes, il en vient à la science de la vue, qu’il divise en trois parties : (1) l’optique, qui est la théorie de la vision proprement dite ; (2) la dioptrique, qui, comme on l’a dit, n’est pas l’étude de la réfraction, mais traite de la visée optique au moyen d’un instrument permettant des relevés topographiques, la dioptre ; (3) la catoptrique, qui est la théorie des miroirs (κάτοπτρον) et de la réflexion. Il poursuit de la façon suivante : Nos prédécesseurs ont écrit sur l’optique d’une manière satisfaisante, et notamment Aristote. Nous-même avons traité ailleurs de la dioptrique avec l’étendue qui nous a paru convenable. Mais il nous a semblé que la catoptrique était aussi digne d’étude, et offrait d’admirables spéculations. Car c’est par elle qu’on peut réaliser des miroirs où la droite paraît à droite et la gauche à gauche, alors que les miroirs ordinaires font paraître le contraire et contrefont la nature. On peut aussi construire des miroirs où l’on se voit de dos, renversé, la tête en bas, avec trois yeux et deux nez, ou bien avec le visage décomposé, comme dans une profonde douleur. La catoptrique ne permet pas seulement d’obtenir des images de ce genre, mais elle a aussi des applications utiles. En effet qui ne trouverait utile de pouvoir observer les habitants de la maison d’à côté, de voir combien ils sont et ce qu’il font ? Ou comment ne trouverait-on pas merveilleux de voir, de jour comme de nuit, les heures au moyen d’images apparaissant dans un miroir, de sorte qu’il y ait autant d’images que d’heures ? N’est-il pas merveilleux aussi de ne voir dans un miroir ni soi-même ni personne d’autre, mais seulement ce que d’autres voudront ? Puisque cette science (negotium) existe, je pense qu’il est de mon devoir d’honorer l’héritage de mes prédécesseurs en l’exposant, afin de n’omettre aucune partie de ma tâche31.

16 La Catoptrique de Héron repose sur une théorie particulière de la vision, qui n’est pas propre à notre auteur, la théorie des rayons visuels : l’œil émet des rayons qui vont rencontrer les objets, soit directement (vision directe) soit indirectement (vision réfléchie). Cette théorie dite émissive, ou théorie du feu visuel, est sans doute d’origine pythagoricienne. Ainsi pour Alcméon (VIe‑Ve siècle), « la vision s’effectue à travers l’eau qui baigne les yeux : qu’ils contiennent du feu, c’est une évidence : la preuve est qu’un choc provoque des étincelles »32. Cette théorie se maintiendra dans toute l’Antiquité. On la retrouve, avec des variantes, chez Empédocle (Ve siècle)33, qui compare l’œil à une lanterne, Platon34, Euclide, Ptolémée, Galien35 (II e siècle) et enfin Théon d’Alexandrie (IVe siècle). Dans cette théorie, qu’Aristote juge du reste absurde36, la vision s’effectue sur le modèle du toucher. L’œil palpe pour ainsi dire ce qu’il voit. Ses rayons constituent un organe éphémère permettant, selon la remarque de Gérard Simon, de « sentir hors de soi »37. On sait que ce n’est qu’à partir du Xe siècle, avec Alhazen, mathématicien et physicien cairote, que les choses s’inverseront, et que la lumière, au lieu de sortir de l’œil, y pénétrera pour y imprimer des images. La métaphore de la lanterne sera alors remplacée par celle la chambre noire, comme c’est le cas chez Képler qui, dans ses Compléments à Vitellion (1604), conçoit l’œil sur le modèle d’une chambre obscure, avec un orifice qui serait la pupille, un diaphragme qui serait l’iris, un objectif convergent, qui serait le cristallin et un écran où se forme l’image, qui serait la rétine38. C’est cette métaphore, reprise par Descartes dans sa Dioptrique, que nous

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utilisons encore aujourd’hui, sous une forme sans doute plus élaborée. Pour Héron, les choses se présentaient de manière différente : la lumière va de l’œil vers l’objet, et non de l’objet vers l’œil. G. Simon39 fait remarquer à juste titre qu’entre l’optique antique et la nôtre, il n’y a pas seulement une inversion du sens de propagation de la lumière, mais un changement d’objet : alors que l’optique moderne est surtout préoccupée d’établir les lois de la propagation du rayon lumineux, l’optique antique s’attache essentiellement à déterminer le positionnement des images. Il n’en reste pas moins que ce positionnement s’effectue suivant des théorèmes qui, bien qu’ayant été établis à partir d’une hypothèse différente de la nôtre, restent encore valables aujourd’hui, compte tenu de ce phénomène tout à fait remarquable, qu’on appelle le retour inverse de la lumière. Ce sont ces théorèmes que Héron expose dans la première partie de sa Catoptrique, théorèmes qui constituent la base et la justification théorique des dispositifs optiques qu’il étudie dans la seconde partie.

17 Le premier théorème de Héron pose que les rayons visuels vont de l’œil à l’objet en ligne droite40. Héron le prouve en invoquant un principe fondamental : la tendance de la nature à suivre le plus court chemin. Héron commence par appliquer ce principe, que nous qualifierons de principe d’extrémalité, non pas aux rayons visuels, mais aux objets lancés avec force, comme les flèches tirées par un arc. Ces objets tendent à suivre le chemin le plus court. Or, et c’est là le second théorème, les rayons visuels sont émis avec une vitesse infinie : la preuve en est que « lorsque nous levons les yeux, nous voyons immédiatement les étoiles, bien que leur éloignement soit pour ainsi dire infini »41. De la conjonction de ces deux propositions, il résulte que les rayons visuels se meuvent en suivant le chemin le plus court, c’est-à-dire en ligne droite. Cette conclusion présuppose une certaine définition de la droite, comme plus court chemin entre deux points, définition qui ne va nullement de soi, puisque Euclide définissait la droite autrement, à savoir comme la ligne « qui repose également sur ses points »42. Or c’est bien la définition géodésique de la droite, d’origine archimédienne, que Héron retient dans ses Définitions43. Dans le troisième théorème, Héron explique pourquoi les surfaces polies réfléchissent les rayons visuels, alors que les surfaces non polies ou les corps transparents les laissent pénétrer voire même traverser. Le quatrième théorème établit l’égalité des angles d’incidence et de réflexion pour les miroirs plans. Héron le démontre au moyen, nous y reviendrons, du principe fondamental du plus court chemin. Dans le cinquième théorème il généralise la loi de l’égalité des angles d’incidence et de réflexion aux miroirs convexes en utilisant le même principe. Dans le sixième théorème, il montre qu’un miroir plan contient un point dont l’occultation empêche l’image d’être vue. Le septième théorème établit que les rayons issus d’un même point et réfléchis par un miroir plan ne sont ni convergents ni parallèles. Le huitième prouve la même proposition pour les miroirs convexes. Le neuvième théorème établit que les rayons visuels émis par un œil situé au centre d’un miroir concave sont tous réfléchis vers l’œil. Héron prétend ainsi prouver qu’un œil placé dans cette situation ne verra rien d’autre que lui‑même, ce qui est en fait inexact. Le dixième théorème affirme que les rayons visuels émis par un œil situé à la périphérie d’un miroir concave se coupent. Héron aurait pu en conclure, ce que fera plus tard Vitellion, qu’un miroir concave peut donner deux images différentes d’un même objet. Comme certains l’ont fait remarquer44, ces deux derniers théorèmes se retrouvent presque textuellement dans la Catoptrique dite d’Euclide.

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18 Ces théorèmes sont destinés, en principe tout au moins, à servir à la résolution d’un certain nombre de problèmes pratiques ou techniques, que Héron énonce dans la seconde partie de son ouvrage. Il s’agit à chaque fois de trouver un dispositif adéquat, constitué d’un ou de plusieurs miroirs plans, convexes ou concaves, permettant d’obtenir l’effet optique souhaité. Ces problèmes relèvent pour l’essentiel de ce que Th. H. Martin appelle la catoptrique amusante. Nous nous contenterons de les énumérer, sans entrer dans le détail de chacun d’eux. Les deux premiers problèmes consistent à construire des miroirs dextres, c’est-à-dire faisant paraître la droite à droite. Héron décrit deux miroirs de ce genre, le premier cylindrico concave, le second formé de deux parties courbes juxtaposées (en « S »), l’une concave et l’autre convexe. Le troisième problème est de construire un miroir polythéore, c’est-à-dire renvoyant plusieurs images. La solution est un ensemble de deux miroirs plans rectangulaires superposés, articulés autour d’un axe horizontal, formant un angle variable. Le quatrième problème est de construire ce que le traducteur latin appelle un speculum moron, μωρὸν κάτοπτρον, c’est‑à‑dire, suivant la traduction de Th. H. Martin, un miroir nigaud. Ce qualificatif exprimerait, d’après ce dernier, « la mine allongée de ceux qui s’y regardent »45. Le speculum moron est un miroir cylindrique convexe. Le cinquième problème est de construire un miroir dit théâtral. Le miroir théâtral est un ensemble de petits miroirs plans verticaux, disposés en demi‑cercle sur les côtés d’un polygone régulier. Le spectateur, placé au centre de ce demi‑cercle, verra son image se répéter dans chacun des miroirs. Il aura ainsi devant lui, suivant l’expression de Vitellion, « comme un chœur de danse formé par toutes ces images »46. Le sixième problème est de trouver un dispositif permettant de se voir de dos. La solution est un ensemble de deux miroirs plans formant un angle droit placés en hauteur au-dessus du spectateur, leur surface étant orientée vers le sol. Le spectateur situé à la verticale de l’angle formé par les miroirs verra son image par double réflexion dans le miroir qu’il regardera. Il se verra ainsi par derrière, en l’air et incliné, et ajoute Héron, « pensera voler »47. Le septième problème réalise la promesse de l’introduction de faire voir dans un miroir placé dans une maison ce qui se passe à l’extérieur, dans la rue. La solution consiste à installer sous la partie supérieure d’une fenêtre donnant sur la rue un miroir plan horizontal. Celui qui est à l’intérieur de la maison pourra ainsi voir les passants à l’extérieur. Héron ne semble pas avoir vu que son dispositif était en réalité à double tranchant, puisque les passants pourront tout aussi bien voir celui qui les observe. Le huitième problème est presque identique au cinquième problème, celui du miroir théâtral : il s’agit de construire un miroir renvoyant à un spectateur la même image de lui‑même de plusieurs endroits. La solution est le miroir polygonal, ensemble de plusieurs miroirs plans disposés autour du spectateur et situés à égale distance de lui. Le neuvième et dernier problème s’énonce ainsi : construire un miroir où le spectateur ne se voie pas lui‑même et ne voie personne d’autre, mais seulement l’image que quelqu’un d’autre a voulu lui faire voir. La solution consiste à disposer, face au spectateur, un miroir plan incliné lui renvoyant l’image d’un objet caché, image elle- même réfléchie par un autre miroir, parallèle au premier, et lui aussi caché. Héron explique que ce système peut être installé dans un temple, ce qui permet de faire apparaître la statue du dieu, sans que le dieu lui-même ne soit visible. Comme le relève Th. H. Martin à la suite de Venturi, « une seule des promesses du préambule ne se trouve point réalisée dans la suite de l’ouvrage : celle de montrer comment on peut faire voir nuit et jour les heures au moyen de fantômes apparaissant dans un miroir »48. La solution est cependant, selon Th. H. Martin, facile à deviner : elle repose sur

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l’utilisation d’une horloge hydraulique indiquant l’heure au moyen de statuettes apparaissant par une ouverture. Il est possible que Héron, dans son ouvrage perdu Les horloges hydrauliques, ait imaginé un dispositif de ce genre. Et, comme l’explique Th. H. Martin, « il était facile de cacher une horloge de cette espèce, éclairée pendant la nuit, de telle sorte que la statuette de chaque heure apparût dans un miroir, ainsi qu’il est expliqué dans le neuvième problème de la Catoptrique »49. On peut penser que l’ouvrage original de Héron décrivait cette solution et s’achevait donc par une application pratique du dernier problème traité.

3. La démonstration héronienne de la loi de la réflexion

19 Héron invoque le principe du plus court chemin à deux reprises dans sa Catoptrique : pour démontrer la propagation en ligne droite du rayon visuel d’une part, et pour démontrer l’égalité des angles d’incidence et de réflexion d’autre part. Nous avons déjà indiqué les grandes lignes de la première démonstration, celle de la rectilinéarité du rayon. Nous allons maintenant expliciter la seconde, celle concernant le phénomène de la réflexion. Cette démonstration, donnée par Héron, dont l’existence est simplement mentionnée par Damien dans ses Hypothèses optiques50, a été reproduite, sous une forme légèrement différente, par Olympiodore (VIe siècle) dans son commentaire des Météorologiques d’Aristote51.

20 Considérons donc, avec Héron, un miroir plan ΑΒ, et deux points Γ et Δ situés du même côté du miroir. L’œil, source du rayon visuel, est placé en Γ, l’objet vu en Δ. Partant du principe que le rayon visuel doit suivre le plus court chemin pour aller de Γ à Δ, Héron entend prouver l’égalité des angles d’incidence et de réflexion : Qu’ainsi donc les rayons tombant sur les corps polis sont réfléchis, cela a été, pensons-nous, suffisamment démontré. Mais qu’ils font, en se réfléchissant, des angles égaux, aussi bien sur des miroirs plans que sur des sphériques, nous allons le démontrer de la même façon, à savoir par la rapidité de l’incidence et de la réflexion. Il est en effet nécessaire d’entreprendre de le prouver en utilisant de nouveau les droites les plus courtes52.

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21 À y regarder de plus près, le raisonnement de Héron, tel qu’on vient de le présenter, est totalement incompréhensible. En effet, il est clair que le plus court chemin pour aller de Γ à Δ est tout simplement la droite joignant Γ à Δ, et ne passe donc pas par le miroir. Le phénomène de la réflexion contredit de manière flagrante le principe du plus court chemin. En réalité Héron ne tire pas la loi du seul principe, mais du principe associé à une condition supplémentaire : que le rayon visuel doive, à un moment de son parcours, frapper le miroir. Héron affirme en réalité que de tous les rayons visuels venant de Γ, rencontrant le miroir et repartant vers Δ, le rayon visuel effectivement réfléchi est le plus court. Je dis donc, explique-t-il, que de tous les rayons incidents et réfléchis en un même point (i.e. Δ), aussi bien sur les miroirs plans que sur les sphériques, les plus courts sont ceux qui forment des angles égaux, et qu’en ce cas, c’est-à-dire avec les angles égaux, la réflexion se fait conformément à la raison53.

22 Voyons donc la démonstration. Elle comporte une légère distorsion par rapport à l’intention initiale dans la mesure où Héron ne déduit pas directement l’égalité des angles du principe de minimum, mais montre que si l’égalité des angles est réalisée, le principe est satisfait, et qu’il l’est seulement dans ce cas. Soit le rayon visuel allant de Γ à Δ incident au miroir plan ΑΒ au point Α et réfléchi suivant deux angles égaux. Considérons un autre rayon, reliant lui aussi Γ à Δ, également incident au miroir mais en un autre point Β. Héron montre que cet autre rayon est plus long que le précédent, c’est-à-dire que ΓΒΔ est plus long que ΓΑΔ. Pour ce faire, il abaisse la perpendiculaire de Γ sur le miroir, et la prolonge. Elle coupe la droite ΔΑ en un point situé de l’autre côté du miroir : Ζ. Les angles ΒΑΔ et ΖΑΕ sont égaux, étant opposés par le sommet. Puisque, par hypothèse, l’angle ΒΑΔ (angle de réflexion) est égal à l’angle ΕΑΓ (angle d’incidence), l’angle ΖΑΕ est donc égal à l’angle ΕΑΓ. Les deux triangles rectangles ΖΑΕ et ΕΑΓ sont par conséquent égaux, ayant une base commune et deux angles à la base égaux. Par conséquent ΖΑ est égal à ΑΓ. On montre de la même façon (en considérant cette fois l’égalité des triangles ΖΑΒ et ΒΑΓ qui ont deux angles égaux : ΖΑΒ et ΓΑΒ, un

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côté commun : ΑΒ et deux côtés égaux : ΖΑ et ΓΑ) que ΖΒ est égal à ΒΓ. Considérons à présent le triangle ΖΔΒ : le côté ΖΔ est inférieur à la somme des deux autres côtés, ΖΒ+ΒΔ. Or ΖΔ = ΖΑ+ΑΔ = ΓΑ+ΑΔ (le trajet passant par Α), et ΖΒ+ΒΔ = ΓΒ+ΒΔ (le trajet passant par Β). Par conséquent, ΓΑ+ΑΔ est plus petit que ΓΒ+ΒΔ. Ce raisonnement de géométrie élémentaire prouve que le rayon visuel réfléchi à angles égaux est plus court que le rayon réfléchi à angles inégaux (en Β), et que la réflexion obéit à un principe de minimum.

23 La démonstration de Héron ne correspond pas tout à fait, nous l’avons dit, à celle annoncée au début du chapitre et n’est pas, à ce point de vue, absolument satisfaisante. Héron montre bien que si la réflexion se fait à angles égaux, elle obéit au principe de minimum, mais il ne montre pas que la réflexion se fait à angles égaux parce qu’elle obéit à un principe de minimum. Il substitue en quelque sorte le principe à la conséquence. En fait cette distorsion n’est pas très gênante ; on peut en effet penser que Héron ne procède pas de manière progressive mais régressive : il ne part pas du principe pour aller à la conséquence, mais de la conséquence pour remonter au principe qui la fonde. Le principe d’extrémalité constitue la raison du phénomène de la réflexion, et c’est bien ainsi que les commentateurs, du reste, l’ont compris. On peut sans difficulté, du reste, modifier la démonstration de Héron pour la mettre sous la forme désirée54.

24 Héron donne une démonstration parallèle pour les miroirs convexes, mais il serait trop long de l’exposer. Il ne donne pas la démonstration pour les miroirs concaves, contrairement à ce qu’il avait promis. Cette absence n’est pas due à un simple oubli, mais s’explique par une difficulté liée à ce genre de miroirs, qui semblent en effet mettre en défaut le principe du plus court chemin.

4. Originalité de la démonstration héronienne

25 La démonstration héronienne de la loi fondamentale de la réflexion est beaucoup plus originale qu’on pourrait le croire au premier abord. Héron est en effet le seul opticien de l’Antiquité à avoir établi l’égalité des angles d’incidence et de réflexion en utilisant le principe du plus court chemin. Ce principe n’est invoqué ni par ses prédécesseurs, c’est‑à‑dire Euclide et Archimède, ni par ses successeurs, c’est-à-dire Ptolémée et Théon d’Alexandrie. Ceux-ci connaissent bien sûr eux aussi la loi de la réflexion, mais ils l’établissent de manière fondamentalement différente.

26 Ainsi, dans la Catoptrique dite d’Euclide, dont l’authenticité est du reste contestée (elle serait l’œuvre en réalité de Théon d’Alexandrie, compilateur du IVe siècle), la loi de l’égalité des angles d’incidence et de réflexion apparaît comme un théorème, c’est‑à‑dire comme une proposition démontrée à partir d’hypothèses. C’est même le premier des trente théorèmes que compte le traité : « Les rayons visuels sont réfléchis sous des angles égaux par les miroirs plans, convexes et concaves55. » Ce théorème est établi à partir de la définition (ὅρος) suivante qui est en réalité un postulat : Qu’un miroir étant posé sur un plan, il y a proportion telle que la hauteur de celui qui regarde est à la hauteur établie à angles droits sur le plan comme la droite menée entre le miroir et celui qui regarde est à la droite menée entre le miroir et la hauteur établie à angles droits56.

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27 Dans la figure ci-dessus, le miroir est représenté par ΑΓ, l’œil est situé en Β et l’objet vu en Δ. Le postulat affirme que ΒΓ/ΔΑ = ΚΓ/ΚΑ. Les deux triangles ΔΑΚ et ΒΓΚ sont semblables, et par conséquent l’angle d’incidence Ζ est égal à l’angle de réflexion Ε.

28 D’après Albert Lejeune, la loi de la réflexion se présentait de manière sensiblement différente dans la Catoptrique originale d’Euclide, aujourd’hui perdue. Elle n’y apparaissait pas comme un théorème, mais comme un postulat. C’est du moins ce que semble indiquer la démonstration de la proposition XIX de l’Optique, dans laquelle Euclide invoque la loi de la façon suivante : « Puisque le rayon ΓΗ est incident et le rayon ΗΑ réfléchi, ils sont infléchis à angles égaux, comme il est dit dans la Catoptrique (ὡς ἐν τοῖς κατοπτρικοῖς λέγεται)57. » L’utilisation du verbe λέγεται (« il est dit ») indiquerait, selon A. Lejeune, que la loi figurait dans la Catoptrique parmi les propositions indémontrées. A. Lejeune fait remarquer que Théon, dans sa recension de l’Optique d’Euclide, remplace λέγεται par δείκνυται58, « insistant ainsi sur le fait qu’il s’agit désormais d’une démonstration géométrique »59. Théon penserait avoir introduit une innovation importante en réussissant à établir déductivement ce qu’Euclide se voyait contraint de demander à l’expérience. Quoi qu’il en soit, il est clair que ni Euclide ni Théon ne font intervenir à aucun moment un quelconque principe d’extrémalité.

29 Archimède, au IIIe siècle av. J.‑C., avait lui aussi écrit une Catoptrique, mais qui n’est pas non plus parvenue jusqu’à nous. Cependant une note figurant en marge du premier théorème de la Catoptrique dite d’Euclide rapporte un raisonnement du mathématicien, destiné à prouver précisément l’égalité des angles d’incidence et de réflexion. Archimède dit que l’angle Ζ est égal ou plus petit ou plus grand que l’angle Ε. Soit d’abord Ζ plus grand que Ε : Ε est alors plus petit. Supposons inversement que l’œil soit en Δ et que la réflexion ait lieu en sens contraire, de l’œil vers l’objet Β. L’angle Ε sera alors plus grand que l’angle Ζ. Mais il était aussi plus petit : ce qui est absurde60.

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30 Archimède établit la loi par un raisonnement par l’absurde. Si l’angle d’incidence est plus grand que l’angle de réflexion, alors, en changeant les positions respectives de l’œil et de l’objet, cet angle deviendra plus petit, ce qui est impossible. L’hypothèse initiale (inégalité des angles) est donc fausse, et sa négation (égalité des angles) vraie. En réalité, ce raisonnement n’est concluant qu’à la condition d’admettre une hypothèse supplémentaire, qu’Archimède ne mentionne pas, celle du retour inverse de la lumière. Le rayon lumineux, ou visuel pour Archimède, suit le même trajet pour aller de Β à Δ que de Δ à Β. Le silence d’Archimède s’explique sans doute par le fait qu’il considérait ce phénomène comme bien connu. Il l’aurait même établi expérimentalement, selon A. Lejeune, grâce à une méthode de visée, méthode dont on trouve une trace chez Héron61 et Ptolémée62. Quoi qu’il en soit, la démonstration archimédienne de la loi de la réflexion, aussi élégante soit-elle, ne fait intervenir nulle part, elle non plus, un quelconque principe d’extrémalité.

31 Ptolémée, dans son Optique – que nous ne connaissons que par une traduction latine médiévale (due à l’émir Eugène de Sicile) d’une traduction arabe – range la loi de la réflexion parmi les trois « principes (principia) nécessaires à la science des miroirs »63. Le premier de ces principes affirme que « les objets vus apparaissent sur le prolongement du rayon visuel »64 incident, le deuxième, que « chaque point de [l’objet] qui est vu à travers les miroirs apparaît sur la normale qui tombe de l’objet sur la surface spéculaire et la perce »65, et le troisième, que « la position du rayon brisé entre la pupille et le miroir et entre le miroir et l’objet est telle que chacun de ses deux tronçons se rencontrent au point sur lequel s’opère la brisure et forment avec la normale élevée de ce point sur le miroir des angles égaux »66. Ces principes reposent tous sur « l’hypothèse fondamentale de l’optique suivant laquelle l’œil émet un cône de rayons rectilignes qui vont percevoir dans l’espace les objets »67. Ptolémée met en relation le troisième principe, l’égalité des angles d’incidence et de réflexion, avec les lois générales de la mécanique.

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Le rapport d’égalité des angles de la réflexion, explique‑t-il, répond à un processus naturel. En effet, les obstacles s’opposent à peine aux projectiles quant ils sont tangents à leur trajectoire, mais les obstacles situés sur cette trajectoire s’y opposent fortement. C’est pourquoi lorsqu’un obstacle s’oppose à un projectile de plein fouet et fermement, il interrompt la trajectoire et s’oppose à elle […]. Ainsi les parois rejettent les balles qui tombent sur elles à angles droits. Les autres [scil. les obstacles tangents] ne font nullement obstacle, à la façon dont la poignée des arcs ne s’oppose pas aux flèches. Il faut comprendre de la même façon toute espèce de mobile et savoir qu’ils se comportent ainsi68.

32 Ptolémée fait appel ici au parallélogramme des mouvements. Le mouvement d’un mobile est la somme d’un mouvement horizontal (tangent à l’obstacle) et d’un mouvement vertical, perpendiculaire. Après rebond, le mouvement tangent est conservé, alors que le mouvement vertical est inversé. Les rayons visuels obéissent à cette loi de la mécanique, qui sera du reste utilisée par Descartes dans sa Dioptrique. Un rayon visuel normal au miroir est réfléchi vers lui-même. Un rayon oblique conserve, après réflexion, « la position réalisée dans l’interception parfaite, c’est-à-dire que l’angle formé par la droite d’interception parfaite avec la droite d’interception partielle [est] égal à celui formé par la droite inverse d’interception parfaite avec celle de l’interception partielle »69. Cela veut dire que le rayon réfléchi conserve « sa direction relative par rapport au rayon normal et au rayon rasant »70. Ptolémée ne se contente pas de ces considérations théoriques, mais décrit un certain nombre d’expériences destinées à prouver les principes de la catoptrique. Ainsi, en ce qui concerne la loi de la réflexion, il imagine, pour prouver l’égalité des angles, une situation dans laquelle deux observateurs se regardent l’un l’autre dans un même miroir. L’expérience montre que leurs rayons visuels visent le même point du miroir, car ils ne se voient plus si on obture ce point. Leurs rayons visuels suivent donc des trajets réciproques, d’où il résulte « que la réflexion se produit à angles égaux »71. Ptolémée propose ici en quelque sorte une traduction expérimentale du raisonnement d’Archimède. Mais pas plus que son illustre prédécesseur, il n’utilise à aucun moment un quelconque principe d’extrémalité.

33 L’originalité de la démarche de Héron est donc indéniable. L’utilisation du principe du plus court chemin, comme fondement de la loi de la réflexion, a été non seulement inédite, mais elle est restée sans lendemain, du moins dans l’Antiquité. Car après avoir sombré dans un oubli à peu près total, et ce pour des raisons qui ne tiennent pas seulement aux contingences de l’histoire, le principe de Héron va refaire surface à l’époque moderne et acquérir par la suite une portée quasi-universelle. Nous allons retracer l’histoire de sa redécouverte – qui est aussi celle de ses métamorphoses – à travers trois étapes essentielles : l’extension du principe de Héron à la réfraction par Fermat, sa transposition à la mécanique dans le principe de moindre action, et la conciliation du principe de moindre temps et du principe de moindre action dans la mécanique ondulatoire.

III. Modernité du principe de Héron

1. Le principe de moindre temps

34 Le principe de Héron revient sur le devant de la scène scientifique au XVIIe siècle avec Pierre Fermat, qui l’étend au cas de la réfraction. « Originellement, affirme le physicien

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américain Richard Feynman, Héron d’Alexandrie énonça que la lumière se déplace d’une manière telle qu’elle va vers le miroir puis vers l’autre point en empruntant la distance la plus courte possible […]. Ce fut cela qui suggéra à Fermat que peut-être la réfraction devait opérer sur une base semblable »72. Fermat ne connaissait pas Héron, mais a découvert le principe de l’alexandrin, et donc son propre principe, par l’intermédiaire d’un de ses correspondants, Marin Cureau de la Chambre, médecin du roi et auteur d’un traité sur la Lumière, paru une première fois en 1634, puis réédité, sous une forme considérablement augmentée, en mars 1657. Dans ce traité, Cureau de la Chambre aborde la question de la réflexion de la lumière, et se demande pourquoi elle se fait à angles égaux. Il ne propose pas lui-même de nouvelle explication, mais se contente de passer en revue celles qui ont été proposées, qui sont de deux types. « Il y a de si grands esprits, écrit-il, qui se sont exercés sur cette question qu’il est bien difficile non seulement d’ajouter quelque chose à ce qu’ils ont dit, mais encore de prendre parti dans la diversité de leurs sentiments. Car ils ont formé deux opinions là‑dessus, qui sont toutes deux si vraisemblables qu’il y a de la peine à juger quelle peut être la meilleure. En effet, se peut-il rien dire de plus conforme à la raison que lorsqu’ils assurent que l’égalité des angles dans la réflexion se fait selon les lois que la nature garde en tous les mouvements. Car comme celle‑ci emploie en toutes ses actions les moyens les plus courts, elle fait mouvoir les choses par l’espace le plus court : d’où vient que tous les corps vont tout droit à leur centre et que les pesants descendent en bas et les légers montent en droites lignes, parce que ces lignes sont les plus courtes de toutes. De sorte qu’il faut sur cette règle que la réflexion se fasse par les lignes qui soient les plus courtes. Or il est assuré que ces lignes font des angles égaux et que si par impossible les angles n’étaient pas égaux, ces lignes ne seraient pas les plus courtes73. » Cureau de la Chambre ne fait que reproduire ici l’opinion de Héron, qu’il ne cite pas, et pour cause. Même s’il ne mentionne pas ses sources, il est très probable qu’il se réfère en réalité à Vitellion, dont l’Optique avait été publiée pour la première fois en 1572 avec les œuvres d’Alhazen par Friedrich Risner dans l’Opticae Thesaurus74, avant d’être popularisée par Kepler, dans ses Compléments à Vitellion de 1604. Or dans son Optique, Vitellion, qui ne prétend pas faire œuvre originale, reproduit l’ensemble ou presque de la Catoptrique de Héron, la quasi-totalité de ses théorèmes et l’intrégralité de ses problèmes, sans les attribuer explicitement à Héron lui-même, mais seulement, conformément à la tradition, à Ptolémée. En ce qui concerne la question particulière de la réflexion, qu’il aborde dans le livre V, Vitellion part du principe selon lequel la nature ne fait rien en vain et « agit toujours en suivant les lignes les plus courtes » (V, théorème 5), puis affirme, après Héron, que les lignes les plus courtes sont celles qui font des angles égaux (V, théorème 18). Lorsque Cureau de la Chambre reprend cette thèse dans son traité, il la doit donc indirectement au mécanicien. L’explication de la réflexion par le principe du plus court chemin soulève cependant, aux yeux de Cureau de la Chambre, deux objections majeures. Ce principe est mis en défaut, en effet, dans deux cas : celui des miroirs concaves (que Héron, en effet, laisse de côté) et celui de la réfraction. « Si la nature faisait les mouvements par les lignes les plus courtes, affirme Cureau de la Chambre, il faudrait qu’elles se trouvassent dans la réfraction ; cependant celles qui contiennent l’angle de l’incidence et celui de la réfraction sont plus longues que pas une autre qui se tire d’une de leurs extrémités à l’autre […]. Ces objections, poursuit-il, qui ont paru invicibles aux philosophes modernes, les ont engagés à chercher une autre raison de cette égalité d’angles et ils ont cru qu’il fallait chercher dans le mouvement des corps, qui est plus facile à connaître que celui de la lumière, la

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cause de cet effet pour l’appliquer aux rayons. Ils disent donc que quand un corps tombe obliquement sur un plan, il a un mouvement composé de deux autres, à savoir de celui qui est perpendiculaire et de celui qui est parallèle au plan75. » À travers les philosophes modernes, Cureau de la Chambre vise en réalité Descartes, qui donne en effet dans sa Dioptrique de 1637 une explication mécanique de l’égalité d’angles fondée sur la composition des mouvements, explication déjà proposée par Ptolémée. À quoi Cureau de la Chambre objecte que la lumière est une, que ses rayons n’ont qu’une sorte de mouvement, et ne peuvent avoir des inclinations diverses. Il se range en définitive à la première opinion, celle de Héron, qui « lui paraît la plus raisonnable », en dépit des objections qu’elle soulève, et qu’il tente, du reste, de lever. Dans une lettre d’août 1657, Fermat, à qui Cureau de la Chambre venait d’adresser son livre, félicite celui-ci d’avoir préféré justifier l’égalité des angles d’incidence et de réflexion par un principe d’extrémalité : « Je reconnais […] avec vous la vérité de ce principe que la nature agit toujours selon les voies les plus courtes. Vous en déduisez très bien l’égalité des angles de réflexion et d’incidence, et l’objection de ceux qui disent que les deux lignes qui conduisent la vue ou la lumière dans le miroir concave sont très souvent les plus longues, n’est point considérable »76, ce que Fermat montre en effet. Puisque ce principe « a servi à la réflexion, poursuit le mathématicien, pourrons-nous en tirer quelque usage pour la réfraction ? Il me semble que la chose est aisée et qu’un peu de géométrie nous pourra tirer d’affaire »77. La réfraction obéit, comme la réflexion, à un principe de minimum. Cependant, il ne peut plus s’agir à l’évidence d’un minimum de distance, mais selon Fermat, d’un minimum de résistance. La lumière réfractée suit un chemin tel que la somme des résistances opposées par les milieux traversés soit minimale. Dans la correspondance de 1657, Fermat se contente d’indiquer dans quelle direction chercher la solution. Il ne résoudra ce problème qu’en 1661, en identifiant la résistance d’un milieu au temps mis par la lumière pour le traverser. Dans la réfraction, la lumière suit le trajet correspondant au temps le plus bref (principe de moindre temps). Si la lumière réfractée se rapproche de la normale en passant d’un milieu rare à un milieu dense, c’est parce qu’elle retarde en quelque sorte le plus longtemps possible le moment d’entrer dans le milieu offrant le plus de résistance. Cela suppose bien sûr que la lumière se propage moins vite dans les milieux denses que dans les milieux rares, contrairement à ce que pensait Descartes.

35 Fermat n’a pu opérer cette extension du principe de Héron à la réfraction que parce qu’il était en possession, et ceci dès 1638, d’une méthode mathématique très efficace de résolution des problèmes d’extremums. Cette méthode, dite de maximis et minimis, affirme qu’une fonction atteint un extremum lorsque sa première variation, ou, comme on dit aujourd’hui, sa dérivée première s’annule. Voyons comment Fermat l’utilise78.

36 Considérons donc deux points A et B situés de part et d’autre de la surface de séparation de deux milieux 1 et 2 d’indices différents, le rayon lumineux allant de A à B.

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37 Le problème est de déterminer le point de la surface où le rayon se brise. Ce point doit, d’après le principe de Fermat, minimiser le temps. D’après la méthode de maximis et minimis, il minimise le temps si la première variation du temps est nulle. Cette première variation est égale à la différence entre le temps mis par la lumière sur le trajet ACB et le temps mis sur un trajet voisin, soit AXB. En désignant par v1 et par v2 la vitesse de la lumière dans les milieux 1 et 2, la différence des temps vaut XF/v2 – EC/v1. Celle-ci doit être nulle, ce qui impose XF/v2 = EC/v1. Or XF = XC sin r et EC = XC sin i, r et i désignant les angles des rayons réfracté et incident avec la normale. La condition de minimum implique donc que n1sin i = n2sin r , n1 et n2 désignant les indices de réfraction79 des milieux 1 et 2.

38 En se fondant sur le principe du moindre temps, Fermat retrouve donc la loi des sinus que Descartes avait établie en partant, remarquons-le, d’une hypothèse exactement inverse, c’est‑à‑dire en supposant que la lumière allait plus vite dans les milieux denses que dans les milieux rares, plus vite dans l’eau que dans l’air. « Le prix de mon travail, déclare Fermat à son correspondant, Cureau de la Chambre, a été le plus extraordinaire, le plus imprévu et le plus heureux qui fut jamais […] Car… j’ai trouvé que mon principe donnait exactement et précisément la même proportion des réfractions que M. Descartes a établie. J’ai été si surpris d’un évènement si peu attendu, que j’ai peine à revenir de mon étonnement80. » « Est‑il possible, écrit‑il ailleurs, d’arriver sans paralogisme à une même vérité par deux voies absolument opposées, c’est une question que nous laissons à examiner aux géomètres assez subtils pour la résoudre rigoureusement.81 »

39 Le principe de Fermat n’infirme pas, en réalité, le principe de Héron mais le généralise. Il le fait apparaître comme un cas particulier obtenu lorsque les milieux traversés sont identiques. En effet, dans la réflexion, la lumière suit aussi bien le trajet le plus court que le trajet le plus bref, puisque sa vitesse est constante. L’unité des deux principes a été soulignée par Leibniz, du reste, qui les fait dépendre, dans son Unique principe

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d’optique, de catoptrique et de dioptrique (1682), d’un principe métaphysique, celui de la voie la plus facile. « La principale hypothèse commune à ces sciences, d’après laquelle la direction des rayons de toute la lumière est géométriquement déterminée, peut être fondée ainsi : la lumière rayonnant vers un point à éclairer parvient par le chemin le plus facile de tous82. » L’application de ce principe en optique simple entraîne la propagation rectiligne de la lumière, en catoptrique l’égalité des angles d’incidence et de réflexion et en dioptrique la loi des sinus. Leibniz renvoie sur les deux premiers points aux anciens, et plus précisément, pour ce qui concerne la catoptrique à Ptolémée, c’est-à- dire en réalité à Héron : « Ptolémée et d’autres anciens se servirent de cette démonstration (i.e. la démonstration de la loi de la réflexion par le principe du plus court chemin), et tantôt elle apparaît ailleurs, tantôt chez Héliodore de Larisse83. » Un peu plus tard, dans le Discours de Métaphysique (1686), Leibniz explique que « cherchant la voie la plus aisée pour conduire un rayon donné à un autre point donné par la réflexion d’un point donné (supposant que c’est un dessein de la nature), ils [les anciens] ont trouvé l’égalité des angles d’incidence et de réflexion, comme l’on peut voir dans un petit traité d’Héliodore de Larisse, et ailleurs. Ce que M. Snellius, comme je crois, et après lui (sans rien savoir de lui), M. Fermat ont appliqué plus ingénieusement à la réfraction »84. Le petit traité dont parle Leibniz n’est autre en réalité que celui de Damien, disciple d’Héliodore de Larisse (Hypothèses optiques), traité édité à Paris en 1657 par le physicien danois Erasme Bartholin85. La postérité n’a pas retenu le nom de Leibniz, cependant, mais celui de Fermat pour être associé au principe fondamental de l’optique géométrique moderne. En effet le principe leibnizien du chemin le plus aisé ou le plus déterminé est en réalité bien moins déterminant, c’est-à-dire beaucoup plus vague, et donc plus difficilement utilisable que le principe dit de Fermat, qui ne fait intervenir qu’une grandeur objective et mesurable : le temps86.

2. Le principe de moindre action

40 Après avoir été étendu à la réfraction par Fermat, le principe d’extrémalité de Héron a été transposé à la mécanique, où il a pris une signification et une ampleur nouvelles. Laplace, dans son Exposition du système du monde de 1796, retrace ainsi les étapes ayant conduit à cette nouvelle utilisation du principe : Plusieurs philosophes frappés de l’ordre qui règne dans la nature, et de la fécondité de ses moyens dans la production des phénomènes, ont pensé qu’elle parvient toujours à son but par les voies les plus simples. En étendant cette manière de voir à la mécanique, ils ont cherché l’économie que la nature avait eue pour objet dans l’emploi des forces et du temps. Ptolémée [i.e. Héron d’Alexandrie] avait reconnu que la lumière réfléchie parvient d’un point à un autre par le chemin le plus court, et par conséquent, dans le moins de temps possible, en supposant la vitesse du rayon lumineux toujours la même. Fermat, l’un des plus beaux génies dont la France s’honore, généralisa ce principe, en l’étendant à la réfraction de la lumière […]. Il trouva conformément à l’expérience, que les sinus d’incidence et de réfraction devaient être dans un rapport constant, plus grand que l’unité. La manière heureuse dont Newton a déduit ce rapport de l’attraction des milieux fit voir à Maupertuis que la vitesse de la lumière augmente dans les milieux diaphanes [i.e. en passant du vide au diaphane] et qu’ainsi ce n’est point, comme Fermat le prétendait, la somme des quotients des espaces décrits dans le vide et dans le milieu, et divisés par les vitesses correspondantes, mais la somme des produits de ces quantités qui doit être minimum. Euler étendit cette supposition aux mouvements variables à chaque instant [en mettant le principe sous une forme intégrale] ; et il prouva par divers exemples que, parmi toutes les courbes qu’un corps

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peut décrire en allant d’un point à un autre, il choisit toujours celle dans laquelle l’intégrale du produit de sa masse par sa vitesse et par l’élément de la courbe, est un minimum87.

41 La transposition du principe d’extrémalité en mécanique a été opérée par le mathématicien Maupertuis dès 1744. Maupertuis était un tenant de la théorie émissive et corpusculaire de la lumière, et pensait qu’elle allait plus vite dans les milieux denses que dans les milieux rares, sa vitesse étant proportionnelle à la densité des milieux (ou à leur indice de réfraction). Voulant maintenir cette relation de proportionnalité, Maupertuis imagine de substituer au principe de moindre temps de Fermat un autre principe d’extrémalité, celui de moindre action. J’ai pensé, dit-il, que la lumière, lorsqu’elle passe d’un milieu dans un autre, abandonnant déjà le chemin le plus court, qui est celui de la ligne droite, pouvait bien aussi ne pas suivre celui du temps le plus prompt ; en effet, quelle préférence devrait-il y avoir ici du temps sur l’espace ? La lumière ne pouvant aller à la fois par le chemin le plus court et par celui du temps le plus prompt, pourquoi irait-elle plutôt par l’un de ces chemins que par l’autre ? Aussi ne suit‑elle aucun des deux ; elle prend une route qui a un avantage plus réel […] C’est la quantité d’action qui est la vraie dépense de la Nature88.

42 La Nature n’économise ni l’espace ni le temps, mais l’action, celle-ci étant définie comme le produit de la masse par la vitesse et par la distance. De ce principe, on déduit immédiatement la loi de la réfraction de Descartes, comme cela peut se vérifier facilement, du moins si l’on admet que la lumière se propage plus vite dans l’eau que dans l’air. Cette supposition s’étant avérée fausse89, le principe de Maupertuis ne s’applique pas en optique, mais demeure au contraire parfaitement valable en mécanique, domaine où Maupertuis l’avait étendu d’une manière apparemment gratuite. « D’une erreur optique, qu’on ne saurait lui reprocher car elle était celle de son temps, commentent Dugas et Costabel, celle de Newton contre Huyghens, [Maupertuis] fait par chance une vérité mécanique »90. Un point matériel va d’un point à un autre en minimisant l’action. Le principe de moindre action de Maupertuis, après avoir été mis sous une forme intégrale par Euler, sera reformulé par Lagrange puis par Hamilton91, qui le mettront au fondement de la mécanique analytique ou rationnelle.

3. La mécanique ondulatoire

43 Le principe de moindre temps de Fermat, et le principe de moindre action de Maupertuis peuvent être considérés, l’un et l’autre, comme des émanations lointaines du principe de Héron92. Ces deux principes, régissant l’un la lumière, et l’autre la matière, ont longtemps été tenus pour indépendants, les physiciens ne voyant entre eux, de prime abord, qu’une analogie formelle sans base physique réelle. Ces principes ont même paru contradictoires, dans la mesure où la vitesse ne joue pas le même rôle dans l’un et dans l’autre. Alors que la vitesse figure au dénominateur dans le principe de Fermat (un temps est le rapport d’une distance à une vitesse), elle apparaît au numérateur chez Maupertuis (l’action est le produit d’une distance par une vitesse). Il faudra attendre le XXe siècle et Louis de Broglie pour que ces deux principes se trouvent conciliés dans la mécanique ondulatoire. Seule la mécanique ondulatoire, écrit Louis de Broglie, en montrant qu’on doit associer au mouvement de tout point matériel la propagation d’une onde dont la vitesse de propagation varie en raison inverse de la vitesse du point matériel, a véritablement mis en lumière la parenté profonde des deux grands principes [de Fermat et Maupertuis], et la signification physique de cette parenté93.

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44 On peut même tirer de l’identité des principes, élevée elle-même au rang de principe, la relation bien connue : p = h/λ, qui constitue un des fondements de la mécanique quantique. La Catoptrique de Héron nous conduit ainsi de manière assez inattendue aux portes de la physique la plus contemporaine.

IV. Signification épistémologique du principe de Héron

45 Après ce parcours historique, destiné à montrer la postérité et la fécondité du principe de Héron, nous allons nous attacher à en dégager la signification épistémologique. Ce principe inscrit en effet le mécanicien dans une tradition scientifique bien particulière qui privilégie, au rebours de l’expérimentalisme et de l’instrumentalisme, la causalité finale et formelle dans l’explication des phénomènes et promeut les mathématiques au rang de principe ontologique fondamental.

1. Le principe de Héron et la causalité finale

46 La première caractéristique du principe de Héron, d’un point de vue épistémologique, est d’être un principe téléologique. Le rayon lumineux ou plutôt visuel va d’un point à un autre de façon à rendre minimale la distance entre deux points. Il est sous‑tendu par une thèse que l’on peut dire métaphysique, selon laquelle « la nature ne fait rien en vain ». Cette proposition ne se rencontre pas chez Héron, mais chez ses doxographes. Ainsi, selon le témoignage de Damien dans les Hypothèses optiques, Héron dit que « puisque la nature ne veut pas imposer au rayon visuel un chemin inutile, elle le brise suivant des angles égaux »94. De la même façon, Olympiodore affirme, dans son Commentaire des Météorologiques, que « puisqu’il est admis par tous que la nature ne fait rien en vain et ne s’efforce pas inutilement, si on nie que la réflexion a lieu suivant des angles égaux, la nature s’efforce inutilement en suivant des angles inégaux »95. De ce point de vue, la démonstration héronienne de la réflexion se distingue fondamentalement de celle donnée par Ptolémée. Ptolémée ne fait pas intervenir la causalité finale, mais la causalité efficiente. Il déduit la loi en considérant la déviation que le miroir inflige au rayon visuel. La lumière est réfléchie parce que son mouvement est dévié par le miroir. Un miroir s’oppose à la pénétration des rayons visuels perpendiculaires, mais ne fait nullement obstacle aux rayons visuels tangents, qui continuent leur chemin sans être infléchis. Pour déterminer la loi, Ptolémée analyse en quelque sorte l’action ou plutôt la réaction du miroir sur le rayon visuel, l’effet qu’il produit sur son mouvement.

47 On peut éclairer la nature de cette opposition à l’aide de la distinction que l’on établit aujourd’hui entre deux grandes familles de principes physiques : les principes intégraux ou variationnels d’une part et les principes différentiels d’autre part. Le principe de Héron peut être considéré comme un principe intégral avant la lettre. Il énonce une condition portant sur la somme des déplacements élémentaires ou infinitésimaux du rayon visuel depuis son point de départ jusqu’à son point d’arrivée. L’intégrale des déplacements élémentaires calculée d’un point à l’autre doit être minimale, sa variation nulle. Ptolémée, en revanche, qui privilégie la causalité efficiente, adopte un point de vue différentiel. Il ne s’intéresse pas à la somme, mais à la série ou plutôt à la succession des déplacements élémentaires, le rayon visuel apprenant à chaque instant, en quelque sorte, ce qu’il doit faire à l’instant suivant. Il

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s’intéresse plus spécifiquement à ce qui se passe en un lieu singulier, celui où le rayon visuel rencontre l’obstacle constitué par le miroir. Pour dire les choses autrement, Héron envisage le phénomène globalement, Ptolémée l’appréhende localement. Héron ne suit pas la propagation ou la progression du rayon visuel de proche en proche ou d’instant en instant, mais considère l’ensemble du mouvement depuis son point de départ jusqu’à son point d’arrivée. Alors que Ptolémée accompagne le rayon visuel tout au long de son parcours et déduit le point d’arrivée du trajet suivi depuis le point de départ, ce qui paraît après tout bien naturel, notre mécanicien reconstruit, d’une manière assez paradoxale, la totalité du trajet à partir de la donnée des seuls points de départ et d’arrivée.

2. L’acte et la puissance

48 Le principe de Héron, qui, comme on vient de le voir est sous‑tendu par une thèse métaphysique, ne révèle sa véritable originalité et sa signification profonde que replacé dans le cadre d’une distinction métaphysique, celle de la puissance et de l’acte, ou du possible et du réel. Héron admettrait, un peu comme Leibniz, que le réel n’est pas tout le possible, et qu’il y a des possibles qui ne se réaliseront pas. D’un point de vue logique, tous les chemins reliant le point de départ au point d’arrivée sont possibles, mais cette possibilité reste, en tant que telle, purement théorique. Tous ces chemins sont sans doute concevables sans contradiction, mais un seul se trouvera effectivement réalisé, celui qui minimise la distance. Le principe de Héron, comme tous les principes variationnels du reste, fixe en quelque sorte les conditions du passage du possible au réel, de la puissance à l’acte. Il détermine quel est, parmi tous les possibles, celui qui peut passer à l’existence et être réalisé par la Nature. On peut, sur ce point encore, mettre Héron en opposition avec Ptolémée. Ptolémée fonde la loi de la réfexion non pas sur un principe d’extrémalité, mais sur un principe de conservation, la conservation du mouvement. Or, selon la juste remarque de Jean Largeault : « Les principes de conservation et les principes de stationarité [comme celui de Héron] n’ont pas la même portée métaphysique : les premiers identifient des essences ou emploient des essences à identifier des systèmes au cours du temps ou du mouvement : les seconds individualisent »96. Le principe de Héron est un principe d’individuation, l’individuation se faisant par la forme, et non par la matière. La forme (le plus court chemin) détermine l’existence physique. Là où Héron légitime une existence, Ptolémée identifie une essence, le mouvement. Pour Ptolémée, l’existence individuelle reste, dans le fond, inintelligible. Elle dépend de la condition initiale, qui n’est pas rationnelle. L’opposition entre Héron et Ptolémée est au fond la même que celle qu’on retrouvera à l’époque moderne entre Fermat et Descartes, ou encore entre Lagrange-Hamilton et Newton, les premiers mettant en avant des principes finaux, intégraux et globaux, les seconds des principes causaux (au sens de la causalité efficiente), différentiels et locaux.

3. L’idée d’une catoptrique rationnelle

49 Aussi surprenant que cela paraisse, les deux familles de principes que nous venons de distinguer ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Loin de se contredire et d’être mutuellement incompatibles, les principes différentiels et variationnels permettent même d’établir les mêmes lois. Leibniz a souligné à plusieurs reprises, et notamment

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dans son Discours de métaphysique, cette concordance, où il voit l’expression de l’harmonie préétablie entre le règne des causes finales et celui des causes efficientes : Je trouve […] que plusieurs effets de la nature se peuvent démontrer doublement, savoir par la considération de la cause efficiente, et encore à part par la considération de la cause finale, en se servant par exemple du décret de Dieu de produire toujours son effet par les voies les plus aisées et les plus déterminées, comme j’ai fait voir ailleurs en rendant raison des règles de la catoptrique et de la dioptrique97. J’ai coutume de dire, ajoute-t-il ailleurs, qu’il y a, pour parler ainsi, deux Règnes dans la nature corporelle même qui se pénètrent sans se confondre et sans s’empêcher : le Règne de la puissance, suivant lequel tout se peut expliquer mécaniquement par les causes efficientes, lorsque nous en pénétrons assez l’intérieur ; et aussi le Règne de la sagesse, suivant lequel tout se peut expliquer architectoniquement, pour ainsi dire, par les causes finales, lorsque nous en connaissons assez les usages98. L’harmonie de ces deux attributs, déclare pour sa part Maupertuis, est si parfaite que tous les effets de la Nature se pourraient déduire de chacun pris séparément. Une mécanique aveugle et nécessaire suit les dessins de l’intelligence la plus éclairée et la plus libre99.

50 La démonstration mathématique de cette équivalence sera apportée, dans le domaine de la mécanique, par Lagrange puis par Hamilton qui déduiront les équations du mouvement (équations différentielles) du principe de moindre action (principe variationnel).

51 Bien qu’ils permettent d’établir les mêmes résultats, les principes variationnels n’obéissent pas en réalité aux mêmes motivations que les principes différentiels. Non seulement parce qu’ils sont plus propres à « purger, comme dit Leibniz, la philosophie mécanique de la profanité qu’on lui impute »100, mais parce que leur ambition est fondamentalement différente. Alors que les principes différentiels sont orientés vers la prédiction et l’action, les principes variationnels privilégient au contraire la compréhension des phénomènes étudiés. Si les premiers anticipent ce qui sera à partir de ce qui est, les seconds s’attachent à rendre raison de ce qui a été. Ils ne décrivent pas un processus en train de se faire, mais rationalisent le phénomène tel qu’il s’est produit. La raison qu’ils apportent ne relève pas de la raison identitaire, qui réduit l’effet à sa cause, mais est de l’ordre du convenable ou du raisonnable (εὔλογος). De ce point de vue, les principes variationnels ne se rattachent pas, pour reprendre là encore une distinction leibnizienne, au principe de la nécessité ou de l’identité, mais à celui de la raison suffisante ou de la convenance101. Ces principes sont sans doute déterministes, mais leur déterminisme est moins rigide que le déterminisme aveugle du mécanisme. Cette rationalité singulière, plus souple mais tout aussi rigoureuse que la précédente, semble avoir été aperçue par Héron lui‑même, lorsqu’il indique que le rayon visuel, en suivant le plus court chemin, se réfléchit d’une manière conforme à la raison (rationabiliter). On pourrait dire, de ce point de vue, que notre mécanicien a été le promoteur de ce qu’on pourrait appeler « la catoptrique rationnelle », au même titre que Lagrange le sera plus tard de la mécanique rationnelle.

4. Les mathématiques et le réel

52 L’évocation du principe de la convenance ou du meilleur ne doit pas nous amener à penser que le principe de Héron serait d’essence secrètement théologique. Ce principe n’est pas théologique, mais mathématique et géométrique. Il est géométrique non

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seulement parce qu’il utilise des notions de géométrie (droite), ou parce que la démonstration de la loi fait intervenir des théorèmes de la géométrie euclidienne, mais parce que la géométrie se voit élevée au rôle de principe de la réalité physique elle- même. Héron déduit un phénomène physique (le trajet effectivement suivi par le rayon visuel) d’une contrainte géométrique (suivre le plus court chemin). Il ne faut pas se méprendre, en effet, sur la portée du principe. Héron ne veut pas dire simplement que la réflexion « isogonale » possède une propriété parmi d’autres qui serait de correspondre au trajet le plus court, mais que la réflexion se fait à angles égaux pour minimiser le trajet. Autrement dit la condition de minimum n’est pas un accident, mais le principe et la fin de la réflexion elle-même. Héron ne le dit sans doute pas aussi clairement, mais c’est bien ainsi, en tout cas, que ses successeurs l’ont compris. Tout se passe, en d’autres termes, comme si la géométrie contraignait la réalité physique ou sensible. C’est là encore une idée profondément moderne. Elle se retrouve dans la théorie de la relativité d’Einstein, ou encore dans les théories de jauge en physique des particules. On peut sur ce point aussi mettre Héron en opposition avec Ptolémée, qui fait dans son astronomie, sinon dans son optique, un usage instrumental de la géométrie. Sa théorie des cycles et des épicycles n’est‑elle pas autre chose, en effet, qu’un habile moyen de sauver les apparences ?

53 Les principes téléologiques ont souvent intrigué les philosophes et les scientifiques, surtout à l’époque moderne. Comment, par exemple, la lumière peut-elle connaître le chemin le plus court pour aller d’un point à un autre ? Les positivistes, et notamment Mach, les ont ramenés à des artifices de calcul en dénonçant leur arrière-plan théologique et métaphysique. Mais il s’agit là d’une interprétation réductrice et simplificatrice, qui équivaut à les vider de leur contenu propre. Ces principes ne manifestent certes pas l’existence d’une providence mais un ordre mathématique immanent au réel lui‑même. Cela veut dire que les mathématiques ne sont pas un simple langage, mais sont incarnées dans la nature. De ce point de vue, en dépit de l’usage qu’il fait de l’adage : la nature ne fait rien en vain, notre mécanicien serait au fond plus platonicien qu’aristotélicien. Il l’est non seulement parce qu’il reprend à son compte la théorie platonicienne de la vision, mais parce qu’il promeut, à travers son principe, la géométrie au rang de principe de la réalité physique. La nature est fin ou forme, mais cette fin ou cette forme sont mathématiques ou géométriques. Ce platonisme ou ce géométrisme ne nous renvoie pas à un autre âge de la science, mais peut être repéré jusque dans ses développements les plus récents. En restant dans le domaine du monde « inorganique », écrit le mathématicien Maurice Janet, et sur un terrain purement positif, la science contemporaine retrouve, sous un nouvel aspect, l’idée de finalité. C’est une finalité dépouillée des idées anthropomorphiques et théologiques qui se sont trouvées si souvent associées à ce mot. Mais c’est une idée génératrice d’ordre et d’organisation : les trajectoires de la Dynamique se coordonnent, les vibrations propres apparaissent avec toutes leurs propriétés, les solutions des équations de la Physique mathématique manifestent lumineusement leur existence et laissent entrevoir la solidarité intime de toutes leurs parties102.

54 Cette idée d’une finalité purement géométrique de la Nature semble avoir été formulée pour la première fois – dans un contexte scientifique – par Héron, dans un des chapitres de sa Catoptrique, qui s’avère de ce point de vue l’un des textes les plus emblématiques de l’Antiquité.

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TANNERY, P. & CH. HENRY 1894 : Œuvres de Fermat, publ. par les soins de TANNERY, P. & CH. HENRY. 2, Correspondance, Paris, 1894.

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TANNERY, P. & CH. HENRY 1896 : Œuvres de Fermat, publ. par les soins de TANNERY, P. & CH. HENRY. 3, Traductions par P. Tannery 1°) Des écrits et fragments latins de Fermat. 2°) De l’Inventum novum de Jacques de Billy. 3°) Du Commercium epistolicum de Wallis, Paris, 1896.

VER EECKE, P. 1938 : Euclide, L’Optique et la Catoptrique, œuvres traduites pour la première fois du grec en français avec une introduction et des notes, Paris-Bruges, 1938.

NOTES

1. Schmidt 1899-1914 (abrégé ci-dessous en Opera). 2. Heiberg 1925, p. 37. 3. Drachmann 1981, plus nuancé dans son jugement, croit pouvoir affirmer qu’il aurait enseigné les mathématiques, la physique, la pneumatique et la mécanique à Alexandrie, et serait à ce titre l’auteur de manuels à l’intention des étudiants ou des hommes de l’art (architectes, ingénieurs, etc.). Cf. Dictionary of Scientific Biography, New York, 1981, t. 5-6, s. v. « Hero of Alexandria » p. 311. 4. Lejeune 1957, p. 187-188. 5. Ibid., p. 182. 6. Itard 1966, p. 349. 7. Brunet & Mieli 1935, p. 498. 8. Hill 1988, p. 9. 9. Martin 1854, p. 28. 10. Opera, I, p. XXIV. 11. Neugebauer 1938, p. 3-24. 12. Hill 1988, préface, p. 9. 13. On peut joindre Vitruve à cette série. 14. Pappus, Collection mathématique, VIII, 1 (p. 1022, 15-17 Hultsch). 15. Commentaires sur le premier livre des Eléments d’Euclide, 41, 3 Friedlein sq. Pappus évoque, dans sa Collection mathématique, les mécaniciens de l’école de Héron, et explique que la mécanique comportait une partie théorique (géométrie, arithmétique, astronomie et physique) et une partie pratique. « Parmi les arts mécaniques, ajoute Pappus, les plus nécessaires, du point de vue des besoins vitaux, sont les suivants : 1) l’art des constructeurs de poulies, que les Anciens appelaient mécaniciens. Grâce à leurs machines, ils utilisent une force moindre pour élever des poids importants dans le sens contraire à leur tendance naturelle ; 2) l’art de ceux qui fabriquent des instruments nécessaires à la guerre, appelés eux aussi mécaniciens. Des projectiles de pierre, de métal et autres sont lancés à grande distance par des catapultes qu’ils fabriquent ; 3) l’art des fabricants de machines proprement dits. L’on peut faire facilement monter de l’eau d’une grande profondeur grâce aux machines hydrauliques qu’ils construisent ; 4) les Anciens appelaient aussi mécaniciens les fabricants de prodiges. Certains ont inventé des appareils pneumatiques, comme Héron dans ses Pneumatiques, d’autres paraissent imiter des êtres vivants à l’aide de tendons et de cordelettes, comme le fait Héron dans ses Automates et dans son ouvrage Sur les balances ; d’autres emploient des objets flottants, comme Archimède dans son ouvrage Sur les corps flottants, ou des horloges hydrauliques, comme Héron dans son traité Sur les horloges hydrauliques, qui a une connexion manifeste avec l’étude du gnomon ; 5) on appelle aussi mécaniciens ceux qui savent fabriquer des sphères, et construire un modèle du ciel en utilisant le mouvement circulaire uniforme de l’eau » (Collection mathématique, VIII, 2, p. 1024, 12-1026, 4 Hultsch). 16. Lloyd 1993, p. 299. 17. Cf. Martin 1854, p. 437. Geometrica, Opera, IV, p. 176-177. Cf. aussi Metrica, Opera, III, p. 2. 18. Metrica I, 8, Opera, III, p. 18. Cf. aussi Geometrica, Opera, IV, p. 248-249 : « Méthode pour trouver l’aire de tout triangle. Il s’agit de trouver l’aire de tout triangle donné. Faites ainsi qu’il suit :

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additionnez ensemble les nombres des trois côtés ; prenez la moitié de leur somme ; de cette somme retranchez le nombre de chaque côté ; multipliez le reste de la soustraction d’un côté par la moitié de la somme des trois côtés, puis le reste de la soustraction d’un autre côté par le produit de la première multiplication, puis encore le reste de la soustraction du troisième côté par le produit de la seconde multiplication, et extrayez la racine carrée du produit obtenu : ce sera l’aire. » (Trad. Martin 1854, p. 439-440.) 19. Cf. Metrica, I, 8, où Héron donne une valeur aprochée de la racine de 720. La méthode d’approximation d’extraction de la racine carrée de Héron est originale, et diffère de celle d’Archimède qui se fondait sur l’algorithme d’Euclide de division successive. Pour calculer √a, Héron écrit a = r2+ b, d’où √a = r√(1+b/r2) = r+b/2r = 1/2(r+a/r). Ainsi √720 = 26,5+1/3. En réitérant le processus (ce que Héron ne fait pas), on obtient une suite qui converge très rapidement vers la racine. Cette méthode a été utilisée par Newton. 20. Cf. Metrica III, 20, Opera, III, p. 178. La méthode de Héron doit être reconstruite à partir d’un seul exemple numérique (racine cubique de 100). Heath 1921 propose, p. 341-342, une conjecture sur la formule d’approximation utilisée. 21. Tous les ouvrages de Héron sont tournés vers les applications pratiques. Cependant, on ne trouve pas chez lui l’idée de transformer la nature, de tourner le cours des choses à notre avantage. Les applications relèvent dans leur immense majorité de ce qu’on peut appeler la physique amusante, ou étonnante. Héron a donc un côté thaumaturge, faiseur et montreur de prodiges, de dispositifs destinés à susciter l’étonnement. C’est donc un mécanicien philosophe, si tant est que l’étonnement soit le propre du philosopher. 22. Schöne 1897, p. 20. 23. Martin 1871 a montré que l’optique latine, traduite de l’arabe par l’amiral Eugène au XIII e siècle, était bien l’optique de Ptolémée (que l’on croyait perdue). Par conséquent, le texte latin édité sous le nom de Ptolémée ne peut pas être de Claude Ptolémée, auteur de l’Almageste. 24. Mechanica et Catoptrica, Opera, II, p. 306. Bien que ces trois raisons en faveur de l’attribution du texte à Héron ne soient pas contraignantes, elle rendent cependant la chose vraisemblable. Rose a indiqué que la référence à la musique platonicienne des sphères au début de l’écrit pouvait soulever quelques doutes. Néanmoins, on peut observer que Straton, une des sources de Héron dans le Proemium des Pneumatiques, avait élaboré une sorte de théorie ondulatoire pour l’acoustique et l’optique. La relation entre acoustique et optique dans notre écrit pourrait donc renvoyer à Straton, ce qui lève du même coup l’objection. 25. Martin 1854, p. 63. 26. Selon Martin 1854, p. 70. 27. Ibid. 28. Cf. ibid. p. 86. 29. Ibid. p. 56. 30. Catoptrique, Opera, II, p. 316. Dans le Phédon, Platon place en effet la vue et l’ouïe au dessus des autres sens : « Est-ce que quelque vérité est fournie aux hommes par la vue aussi bien que par l’ouïe, ou bien, là-dessus au moins, en est-il comme les poètes même nous le ressassent sans trêve, et n’entendons-nous, ne voyons-nous rien exactement ? Pourtant, si parmi les sensations corporelles celles-là sont sans exactitude et incertaines, on ne saurait attendre mieux des autres, qui toutes en effet sont, je pense, inférieures à celles-là. »(65b1-6, trad. Robin 1926.) 31. Catoptrica, Opera, II, p. 318-320. 32. Selon le témoignage de Théophraste, De Sensibus, 26 = 24 A 5 DK. 33. Cf. Aristote, De la sensation et des sensibles, 437b23, et le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise, Commentaire sur le traité de la sensation d’Aristote : « Empédocle compare la projection de la lumière hors des yeux à la lumière des chandelles. De même en effet que quelqu’un qui se propose de sortir la nuit se prépare une chandelle et l’introduit dans une lanterne […], ainsi, déclare-t-il, le feu enfermé dans les membranes est enveloppé par de fines peaux qui préservent le

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feu des assauts nuisibles de l’extérieur, et ne permettent pas de causer du dommage à la pupille, tandis que l’élément le plus subtil peut sortir de l’œil » (31 B 84 DK, t. I, p. 341, 13-20). 34. Cf. Resp. VI, 508b3-4 : « De tous les organes des sens, l’œil est celui qui tient le plus du soleil » (trad. É. Chambry 1933) ; Tim. 45b6-9 : « [Les dieux] ont fait en sorte que le feu pur qui réside au- dedans de nous et qui est frère du feu extérieur s’écoulât au travers des yeux de façon subtile et continue. » (trad. Rivaud 1925.) 35. Cf. De Usu Partium, X, 12, 815-817. 36. Cf. De la sensation et des sensibles, 438a25 : « Il est complètement absurde de soutenir que l’œil voit au moyen de quelque chose qui en sort et que le rayon visuel s’étend jusqu’aux astres, ou que, après avoir parcouru une certaine distance, il fusionne, comme des auteurs le prétendent, avec quelque autre chose qui sort de l’objet. » Pour Aristote, la vision correspond à l’actualisation du diaphane. 37. Simon 1988, p. 36. 38. Descartes reprend cette métaphore pour laquelle il fournit un schéma dans sa Dioptrique (1637). 39. Simon 1988, p. 25. 40. Nous reprenons dans ce qui suit l’excellent résumé de la Catoptrique donné par Martin 1854. 41. Catoptrica, Opera, II, p. 322. 42. Éléments, I, déf. 4. 43. Definitiones, Opera, IV, p. 16. « Étant donné deux points, la droite est la plus courte des lignes ayant ces points pour extrémités. » 44. Cf. Martin 1854, p. 67 ; Lejeune 1957, p. 138-142. Le neuvième correspond au vingt-quatrième de la Catoptrique d’Euclide, et le dixième au cinquième. D’après Th. H. Martin, Héron aurait reproduit la Catoptrique d’Euclide ; d’après A. Lejeune, la Catoptrique dite d’Euclide serait en réalité l’œuvre de Théon d’Alexandrie, et ce dernier se serait inspiré de Héron. 45. Martin 1854, p. 75. 46. Cf. Martin 1854, p. 75. 47. Catoptrica, Opera, II, p. 352. 48. Martin 1854, p. 81. 49. Ibid. p. 82. 50. Schöne 1897, chap. 14, p. 21. 51. Olympiodori in Aristotelis Meteora Commentaria, 212-213 Stüve. La démonstration figure dans un commentaire du passage suivant des Météores : « Parlons du halo et de l’arc-en-ciel, et indiquons leur nature et la cause qui les produit. » (III, 2, 371b18.) 52. Catoptrica, Opera, II, p. 324, 16-22. 53. Ibid., p. 324, 22-326, 2. 54. La démonstration rigoureuse de la loi de la réflexion est donnée par exemple par R. Feynman, dans son cours de Mécanique, t. 2, Paris, 1979, p. 5. Considérons, sur la figure de la p. 174, le trajet ΓΒΔ. Le problème est de trouver le point Β tel que le trajet ΓΒΔ soit le plus petit possible. Soit le point Ζ, symétrique de Γ par rapport au miroir. Le miroir étant la médiatrice de ΓΖ, on a ΓΒ = ΖΒ. Donc le trajet ΓΒ+ΒΔ est égal à ΖΒ+ΒΔ. On voit immédiatement que ΖΒ+ΒΔ sera minimal si Ζ, Β et Δ sont alignés, et donc lorsque le point Β sera en Α. Mais Ζ, Α et Δ étant alignés, l’angle ΒΑΔ est égal à l’angle ΖΑΕ (angles opposés par le sommet), et donc à l’angle ΕΑΓ. Cela montre que la condition de minimum impose bien l’égalité des angles d’incidence et de réflexion. 55. Euclide, L’Optique et la catoptrique, trad. fr. par Ver Eecke 1938, p. 100. 56. Ibid. p. 99. 57. Ibid. p. 62. 58. Cf. ibid. p. 67. 59. Lejeune 1957, p. 62.

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60. Euclide, L’Optique et la catoptrique, Ver Eecke 1938, p. 100, note 2. Nous avons retenu, en la modifiant, la traduction de Lejeune 1957, p. 51. 61. Cf. Catoptrica, chap. VI, Opera, II, p. 330. 62. Lejeune 1956, III, 4, p. 89. 63. Ibid. p. 88. Le livre I manque, le livre II traite du visible, les livres III et IV des miroirs et le livre V de la réfraction. 64. Ibid. p. 88. 65. Ibid. 66. Ibid. 67. Lejeune 1957, p. 34. 68. Lejeune 1956, III, 19, p. 98. 69. Ibid. III, 20, p. 99. 70. Lejeune 1957, p. 35. 71. Cf. Lejeune 1956, III, 6. Le passage est le suivant : « Ceci se confirme encore quand la position des yeux est telle que chacun voit l’autre au même endroit, ce qui se produit lorsque de l’un et l’autre œil en même temps la vision se fixe sur un seul et même point du miroir. Sinon aucun des deux yeux n’a de l’autre une image propre et cela signifie que les rayons visuels suivent des trajets réciproques. Il en résulte que la réflexion se produit à angles égaux ». A. Lejeune suggère que Ptolémée décrit dans ces lignes la vision réciproque des deux yeux d’un même individu. 72. R. Feynman, dans Feynman, Leighton & Sands, t. 2, p. 5. 73. Cureau de la Chambre 1657, p. 311. 74. Risner, 1572. 75. Cureau de la Chambre 1657, p. 314-316. 76. Tannery & Henry 1894, p. 354-355. 77. Ibid. p. 355. 78. Nous donnons une version simplifiée de la démonstration de Fermat, exposée dans Analyse pour les réfractions (Tannery & Henry 1896, p. 149-151) et Synthèse pour les réfractions (ibid. p. 151-156). 79. L’indice de réfraction n d’un milieu est égal à c/v, c étant la vitesse de la lumière dans le vide, et v sa vitesse dans le milieu considéré 80. Fermat à Cureau de la Chambre, lettre du 1er janvier 1662, Tannery & Henry 1894, p. 457. 81. Synthèse pour les réfractions (Tannery & Henry 1896, p. 152). 82. Unicum opticæ, catoptricæ et dioptricæ principium, Acta eruditorum, juin 1682, trad. fr. Peyroux 1985, p. 10. 83. Ibid. 84. Discours de métaphysique, § 22. 85. Erasme Bartholin devait découvrir, du reste, un peu plus tard, en 1669 , le phénomène de la double réfraction. Leibniz évoque également Ptolémée, c’est-à-dire Héron dans un opuscule de 1697, Essai anagogique sur la recherche des causes : « Il se trouve que les anciens et Ptolémée entre autres s’étaient déjà servis de cette Hypothèse du chemin le plus aisé du rayon qui tombe sur un plan, pour rendre raison de l’égalité des angles d’incidence et de réflexion, qui est le fondement de la Catoptrique. Et c’est par cette même hypothèse que M. Fermat rendit raison de la loi de la réfraction selon les sinus » (Tentamen anagogicum, dans Gerhardt 1890, p. 274). 86. Cf. les critiques formulées par Euler, dans ses Mémoires de l’Académie de Berlin, 1751, à l’encontre du principe leibnizien, rapportées par Janet 1882, p. 711. 87. Exposition du système du monde (1796), livre III, chap. 2, Serres 1984, p. 204-205. 88. Maupertuis 1753, p. 98-99. 89. L’expérience de Fizeau et Foucault, destinée à prouver que la lumière va moins vite dans l’eau que dans l’air, date de 1850. 90. Allard, Bauer & Canguilhem [et al.] 1958, p. 468.

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91. Hamilton redéfinit l’action comme produit d’une énergie par un temps. 92. Celui-ci ayant été transmis à Fermat par l’intermédiaire de Vitellion et de Cureau de la Chambre puis à Maupertuis par l’intermédiaire de Fermat lui-même. C’est en effet à l’occasion d’une polémique autour du principe de Fermat que Maupertuis a été mis sur la voie de son propre principe. 93. Broglie 1974, p. 37. 94. Hypothèses optiques, chap. 14, l. 16-18, dans Schöne 1897, p. 20. 95. Olympiodori in Aristotelis meteora commentaria, 212, 5-8 Stüve. 96. Largeault 1988, p. 142. 97. Discours de métaphysique, § 21. 98. Tentamen anagogicum, dans Gerhardt 1890, p. 273. Cf. aussi Monadologie, § 79-80. 99. Cité par Largeault 1985, p. 30. « Comme la construction du monde, déclare dans le même sens le mathématicien Euler, est la plus parfaite possible et qu’elle est due à un créateur infiniment sage, il n’arrive rien dans le monde qui ne présente des propriétés de maximum ou de minimum. C’est pourquoi aucun doute ne peut subsister sur ce qu’il soit également possible de déterminer tous les effets de l’univers par leurs causes finales, à l’aide de la méthode des maxima et des minima, aussi bien que par leurs causes effcientes. » (Euler 1744, p. 245.) 100. Discours de métaphysique, § 23. 101. « Par la seule considération des causes efficientes ou de la matière, on ne saurait rendre raison, dit Leibniz, de ces lois du mouvement découvertes de notre temps et dont une partie a été découverte par moi-même. Car j’ai trouvé qu’il y faut recourir aux causes finales, et que ces lois ne dépendent point du principe de la nécessité comme les vérités logiques, arithmétiques et géométriques, mais du principe de la convenance, c’est-à-dire du choix de la sagesse. » (Principes de la nature et de la grâce, § 11.) 102. Janet 1932-1933, p. 17.

RÉSUMÉS

Dans sa Catoptrique, Héron d’Alexandrie déduit la loi de la réflexion de la lumière en s’appuyant sur un principe inédit, le principe du plus court chemin. L’article, après avoir retracé les grandes lignes de la démonstration, s’attache à mettre en évidence l’originalité et la fécondité de la méthode utilisée. Le recours à un principe d’extrémalité pour rendre compte des phénomènes lumineux tranche avec l’approche qu’adoptera Ptolémée dans son Optique par exemple, et anticipe par certains côtés l’optique géométrique moderne, dont Héron apparaît comme une sorte de précurseur involontaire. Mais au‑delà de l’aspect purement historique, l’article insiste sur la portée épistémologique majeure du principe héronien, et des principes d’extrémalité en général, qui s’inscrivent dans une tradition scientifique bien précise, et toujours actuelle, celle qui privilégie, au rebours de l’expérimentalisme et de l’instrumentalisme, la causalité finale et formelle dans l’explication des phénomènes et promeut en définitive les mathématiques au rang de principe ontologique fondamental. Dans cette perspective, la démarche suivie dans la Catoptrique révèle non seulement sa profonde modernité, mais pourrait bien apparaître comme une des plus emblématiques qui soient.

In his Catoptrics, Hero of Alexandria infers the law of reflection of light from an original principle, the principle of the shortest path. This paper, after outlining the proof, aims at highlighting the

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novelty and fertility of Hero’s method. By accounting for the phenomena of light by means of a principle of extremality, Hero defines an approach very different from the one adopted e. g. by Ptolemy in his Optics; in some ways this is an anticipation of modern geometrical optics, of which Hero appears as an unintentional forerunner. Outside the purely historical point of view, this paper emphasizes the epistemological significance of Hero’s principle and, generally speaking, of principles of extremality. These principles belong to a particular scientific tradition which is still alive: the tradition which favours final and formal causality over experimentalism and instrumentalism, and finally promotes mathematics to the rank of a basic ontological principle. From this point of view, Hero’s approach in his Catoptrics not only shows it as utterly modern, but could well be seen as one of the most emblematic ones.

INDEX

Mots-clés : optique, mathématiques, causalité Keywords : optics, mathematics, causality

AUTEURS

ALAIN BOUTOT Université de Bourgogne

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Varia

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Is there an answer to Socrates’ puzzle? Individuality, universality, and the self in Plato’s Phaedrus

Voula Tsouna

1 Plato’s Phaedrus is a notoriously complex and intriguing work. It is cast as a conversation between Socrates and his friend Phaedrus taking place in the country outside the city walls – an unlikely location for Socrates, who tells us elsewhere that he never left Athens unless compelled by duty to do so (Crito 52d). Also uncharacteristic is Socrates’ declaration that he is ‘a man sick with passion for hearing speeches’ (228b), and that he followed Phaedrus to the countryside precisely in order to hear him read a speech by the great Athenian orator Lysias on eros, love. As it turns out, eros, here homoerotic love between an older man who plays the role of the lover and the youth who is his beloved, is the first of the three apparently disconnected themes of which the dialogue consists. The first part contains three speeches on eros, one by Lysias and two by Socrates (227a‑257b), while the second part concerns the correct composition and use of rhetorical speeches (257c‑274b) and the third part draws the famous comparison between oral and written speech and explores the conditions for their proper use (274b‑278e). Whatever the verdict on the vexed question of the unity of the Phaedrus,1 arguably, one scarlet thread that runs through all three parts2 is yet another issue articulated by Socrates in the prologue (229e‑230a), namely the pressing need to understand the self.

2 That endeavour is most prominent and explicit in the first part of the dialogue, and especially in the so-called palinode, Socrates’ so-called Great Speech composed in the form of both argument and myth, which famously compares the soul to a team of winged horses and their charioteer and suggests that the former correspond to lower, non-rational elements of the soul, whereas the latter represents the higher element, namely reason. Also, the myth of the palinode narrates the experiences of souls, human or divine, as they travel in the heavens, as well as the deeds and sufferings of human souls when they fall towards the earth and enter some body; and it advances a certain conception of the soul and the self through the allegorical analysis of a distinctly

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human phenomenon, love. The opening phrase of the Phaedrus indicates, I suggest, just where the centre of gravity of the entire dialogue lies: ποῖ δὴ καὶ πόθεν, where to and where from.3 Ostensibly, the question concerns Phaedrus, who answers it promptly. However, the two adverbs also foreshadow the narrative concerning the souls’ travels at the heavenly place from which they come to earth and to which they desire to return.4 One central assumption of the story, as I shall argue, is that the soul is the self and, therefore, understanding the soul implies understanding the nature of the self and gaining the relevant kind of self-knowledge or self‑understanding.

3 Similar claims are advanced or presupposed in other dialogues as well. In particular, the Apology emphasises the paramount moral importance of the soul and indicates the intrinsic relation between the soul and the self, whereas the Charmides and the first Alcibiades, in different ways, have appeared to move away from a conception of the self as something subjective, but try to define the self and self-knowledge in objective terms.5 Especially the Alcibiades has been considered to come closest to the formulation of the view that, ultimately, the self is not subjective and personal or individual, but rather objective and impersonal or universal. For not only does the dialogue identify the self as the soul, but also it maintains that knowing oneself is knowing the divine element in oneself which rules the body and, ultimately, transcends the individuality connected with the body either in an epistemic sense or in an ontological sense or both. For philosophical reasons, therefore, and regardless of whether it was authored by Plato,6 the Alcibiades constitutes an important point of reference for my purposes. The same holds for the Charmides as well, which suggests that the self is identical with something impersonal and objective, i.e., knowledge or the knowing element, although it subsequently raises doubts concerning the self-referential nature of self-knowledge. On the other hand, although the present study contains, inevitably, material pertaining to the psychology of the Phaedrus, it will not engage in depth with the literature on that subject or with relevant comparisons between the account of the soul in the palinode and the views about the soul explored in the Phaedo and the Republic.7 For these topics have been addressed in great detail in the literature and, in any case, the primary concern of this paper is less with psychology as such and more with questions pertaining to the metaphysics of the self and self-knowledge.8

4 The central thesis of this paper is that, although the Great Speech of the Phaedrus presents continuities with the Charmides and the Alcibiades, as well as with the Phaedo and other dialogues, concerning the self and self-knowledge, nonetheless it makes a fresh start by advancing, as I shall argue, the following positions. The soul is the self, conceived individually and not in some other manner. Each soul, human or divine, preserves its individuality both in its discarnate state in the heavens and in its incarnate state on earth. The individual and personal character of the soul is preserved in important ways even in the very act of contemplation, when the soul apprehends Forms. However, the individuality of the soul qua soul (which I call metaphysical individuality) is quite distinct from the individuality typically associated with the body9 (which I call empirical individuality). Strictly speaking, I shall maintain, only metaphysical individuality designates the self; on the other hand, empirical individuality, which is related to the lower element of the soul, is not one of the constituents of selfhood. More-over, I shall contend, the palinode strongly suggests that the individuality of the soul is a precondition or a presupposition for achieving transcendence. This latter notion is defined not in terms of the strict assimilation of the self with the Forms suggested in the Alcibiades, but rather in terms of the ability of the

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rational part of the soul to reach out and contemplate the Forms. Both individuality and transcendence are crucial to the explanation of the phenomenon that the palinode ostensibly aims to explain, namely eros.

5 In virtue of defending the above claims, this paper can be read as a contribution to a debate that began in antiquity and still continues to this day, which concerns the nature of the ideal self and takes, in bare outline, the following form. On the one hand, a large group of interpreters (I call them universalists) defend in different ways the thesis that, since the self in Plato is an immaterial rational element (the driver in the simile of the Phaedrus), it cannot be personal but must be impersonal or, as it is often put, it cannot be individual but has to be universal. For, the reasoning goes, since the self does not comprise the body and since individuality only pertains to the body, it follows that the self has no individuality but is something universal and abstract; or, considered in its contemplative activity alone, the soul is nothing distinct and independent from the universal objects of contemplation. In other words, the contemplative soul is not, strictly speaking, a self, but rather, in the phrasing of the Alcibiades which is a key text for the universalists, is indistinguishable from ‘god and wisdom’ (Alc. 133c), the divine mind and its contents. Numenius was probably the first to have defended this view, which has been revived in the last several decades by representatives of both the continental and the anglo‑american traditions.10 On the other hand, a smaller group of scholars (I call them individualists or particularists) choose to follow Plotinus, who rejects Numenius’ interpretation in favour of the view that the rational self is individual and gives his own reason for that thesis, namely that the self is individual because it exemplifies an individual form (Enn. V.7; cf. also IV.3, 1‑8).11 But even though the particularists assume or assert the individuality of Platonic selves, to my knowledge they never acknowledge that the issue is controversial and never really confront the problem of just how the self is individual or what this might imply. Therefore, I intend to defend anew the individuality of the self; and I also intend to suggest, as mentioned above, that the individuality of the self or soul is not incompatible with the kind of universality and transcendence involved in contemplation, but rather constitutes a presupposition for attaining it. However, my argument concerns the Phaedrus alone and does not purport to draw conclusions regarding the entire Platonic corpus.

6 The paper has two parts. In Part I, I present Socrates’ , the puzzle which motivates the forthcoming search; also I propose that the two speeches preceding the palinode, one supposedly by Lysias, the other by Socrates, pave the ground for the Great Speech by advancing competing conceptions of erotic love, self-knowledge, and rationality. In Part II, which constitutes the core of the paper, I argue for a particularist reading of the palinode and especially of the myth concerning the nature of the soul.

I

7 Socrates sets the philosophical agenda inadvertently, when he rejects for himself the usual endeavour of sophoi, wise men (229c), to give a rational account of myths and mythical figures (229c‑e), stating that his chief problem is to understand his own self . I have no time at all for such things. And the reason, my friend, is this. I am still unable, as the Delphic inscription orders, to know myself; and it really seems to me ridiculous to look into other things before I have understood that. And so I do not concern myself with these matters and, accepting what is generally believed about

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them, as I was just saying, I investigate not these things but myself: Am I a beast more complicated and savage than Typho, or am I a gentler and simpler animal on account of the fact that12 some divine and serene lot is given to it by nature? (229e‑230a).

8 Immediately before the speech competition, then, Socrates states his chief preoccupation, harking back to the Apology. In both places he dissociates himself from the sophoi, the wise men, and their intellectual pursuits, appeals to the Delphic command, and acknowledges the paramount importance of self‑understanding over every other achievement that he might have aspired to.13 Differently from the way in which he conducts the search for self-knowledge in the Apology, however, in the Phaedrus he frames it as a theoretical enquiry concerning the nature of the human self. To understand who he is, Socrates suggests, he must understand what kind of animal he is. In fact, the two questions are presented as parts of the same enquiry: in so far as Socrates is a man, he will know himself if and only if he gets to know what kind of thing man is. As I understand the reference to Typho, the above passage outlines two alternatives, ontological as well as psychological: either man is a supremely complex and savage beast,14 or he is a simpler and gentler kind of creature on account of the fact, precisely, that he naturally has a share in something divine. So, the comparison emphasises not only that Typho is a three-part monster, ‘part-man, part-animal, feathered all over, much like the part-human, part-equine feathered souls of the palinode’,15 but also, importantly, that it is a beast most forceful and savage. If Socrates’ dilemma is to be settled, it will be necessary to provide some general account of the self and of human nature. As it turns out, he will do the exact opposite of what the sophoi, the wise men, do. While the latter rationalise the content of myths, Socrates will mythologise the answer to a philosophical problem.

9 At first glance, the two speeches that follow have no explicit connection with Socrates’ puzzle. They appear to bear on an altogether different subject, eros, erotic love, or rather, to be exact, the alleged absence of eros in a suitor and the benefits that that absence will bring to the boy he is trying to seduce. In fact, I shall argue, they engage us gradually with the enquiry into the nature of the self, for they illustrate in turn two different conceptions of the self that underlie, respectively, the attitudes of their speakers towards eros. Each of these conceptions also involves certain assumptions about rationality, self-control and self-knowledge.

10 The first speech is attributed to Lysias (228d-e), but there is no doubt in my mind that, in truth, it is Plato’s own composition.16 According to Phaedrus (227c), its principal merit lies in the paradoxical position that the speaker defends with some skill, namely, that it is better for a youth to give his favours to someone who, like the speaker himself, is not in love with the youth than to someone who is. Adopting throughout a tone both unemotional and pragmatic, the non-lover tries to convince the boy that the relation he proposes is to their mutual benefit (cf. συμφέρει: 230e): he will get what he needs (ὧν δέομαι: 231a; cf. also 232d), and the boy will receive in return his lasting friendship (cf. φίλοι: 233a) and his benevolent concern for the youth’s future advantage (ὠφελίαν: 233c). Unlike any lover, the non-lover is not pushed into the relationship by the force of his feelings but freely chooses to enter it, and hence he does not repent for what he has offered to the object of his affection when his passion ceases to exist (231a). He does not neglect his own affairs, and then blame the boy for the damage (231a‑b). He does not lose his mind nor does he experience his passion as a sickness from which he is going to recover (231d). He won’t be indiscreet, thus exposing his

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younger partner to gossip and slander (231e‑232b). He won’t raise obstacles to the youth’s education and improvement nor to his integration into society (323b ff.). He won’t be fickle, unpredictable, or intolerant (231d, 233c), nor will he turn sour after the erotic relationship ends. But the opposite things apply to men who fall in love and who, therefore, are bound to be harmful to the object of their erotic passion (cf. 231a‑233c passim).

11 Indeed, it would be hard to imagine a more uninspiring and uninspired love-speech ( λόγος ἐρωτικός: 227c).17 In fact, it does not seem to be about love at all, if eros implies what we are told it implies, i.e., losing oneself to love (231d). Likewise, the rhetoric of the speech is anti-rhetorical in its effect.18 Neither the detached and business-like style nor the cost-benefit analysis proposed would be likely to convince anyone, let alone a very young person, to enter a relationship of this sort. The reason why the suitor does not use the language of love is simply, I suggest, that he feels no such thing. Nor does he give any indication that he is insincere regarding that disclaimer. On the contrary, there is ample reason to believe that, when he says that he does not love the youth, he speaks the plain truth. However, it seems difficult to square the non-lover’s endeavour to satisfy his own needs (231a, 232d) with his assurances that he does not desire the boy’s body regardless of his character (232e), that he does not think of immediate pleasure but rather19 of the boy’s good (232b), and that he would act as a φίλος, a friend, towards the boy by advising him correctly and by improving his character (233a). For given that he is not in love, what reason might he have for approaching the boy other than sexual gratification? What kind of φιλία might he have developed? And, given his thoroughly utilitarian approach, why should we believe that he would give priority to the boy’s benefit over the fullfilment of his own desire?

12 Overall, I suggest, the non-lover comes across as a pedestrian man, cold and calculating, arrogant about his own merits and deserts (cf. 232d‑e, 233d, 234a), smug about his supposed excellence (232d‑e) and his self-control (233c), ruthless about manipulating the boy’s fears of social exposure and personal hurt (231e‑232b, 234a‑b), speaking frankly about his lack of eros but perhaps not so frankly about what it might entail.20 Socrates implicitly points to some of these features in his criticism of Lysias’ style, when he remarks that the non-lover repeats the same things several times over ‘as if he really did not have much to say about the subject, almost as if he just were not very interested in it’ (235a). Generally, we get the feeling that, contrary to the impression that he strives to create, in fact the non-lover focuses on his own desires and perceives the boy in an instrumental manner, as a means to his own pleasure. And since he suggests to the boy that any deserving non-lover will do for the boy’s needs (cf. 233e‑234b), we may infer that something similar applies to himself: any youth will do for his own needs, provided that he has the right age (ὥρας: 234a) and that there are no hedonistic or utilitarian reasons against that choice.

13 The above picture yields, I submit, a certain conception of the self. For the non-lover identifies himself primarily by reference to his sexual drives, his external qualities, and his social skills, in short, things that have to do with the body. Correspondingly, he views the boy as an object of sexual but not erotic desire,21 a potential receiver of profits in exchange for his favours, a partner in a relation of φιλία, friendship, as opposed to eros, mutually cultivated for the physical, material or social advantage of each member of the pair. His effort to remain dispassionate and objective regarding his self-presentation in the speech highlights, in a paradoxical manner, his individuality

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and egoism: a kind of individuality related to the body and its desires, and a concern for oneself of a sort that excludes genuine concern for the boy. Moreover, there is no trace of any wish or ability to transcend his individual point of view and the boundaries of physical desire.22 As to the boy, I suggest that in the eyes of the non-lover he is mainly his body. For there is no mention of any specific feature that would single out this boy from other boys of his age and would explain the non-lover’s preference for him. It is striking that the suitor refers to the boy’s bloom (234a, b), but not once does he mention his beauty. And although he talks in a general way about the boy’s manner (232e) and character (233a), he never alludes to his psyche, soul.

14 Given the kind of self that the non-lover appears to be or to have, whatever self- knowledge he possesses must be of a very superficial kind. He knows that he is not in love and that he is in control of himself. He is aware of the profitable consequences of his self-control: e.g., he is not likely to neglect his own affairs (231b), impair his practical judgement (cf. 233a‑b), or behave in an indiscreet and indecorous manner (cf. 232a). Let us even concede that he knows that he will be generous and benevolent to the youth after he gains his favours, and that he will remain so after the relation ends. More importantly, the non-lover knows what he wants and one way in which he may be able to get it: he desires the boy and speaks well in order to seduce him. However, he shows no trace of self-awareness deriving from deeper reflection on the nature of his desire. Nor does he give us reason to believe that he could really account for it. Equally superficial is his view of what counts as a rational course of action, sound reasoning, or mental health (cf. 231d): e.g., the arguments that he presents to the boy consist, in effect, of means-ends reasoning whose ultimate purpose is to attain the goal of physical desire.23 Therefore, it would seem that, if per impossibile the non-lover were faced with Socrates’ dilemma, he would have to conclude that he is closer to beasthood than to divinity.

15 A very different conception of selfhood emerges from Socrates’ attempt to offer a counterspeech more complete and more valuable than Lysias’ (cf. 235b) on the same subject (237a‑241d). He too presents a non-lover trying to attract the youth of his choice (237b), and he too retains in his own speech Lysias’ central assumption, namely that the non-lover should be praised for his sanity and self‑control, whereas the lover should be blamed for the absence of these qualities (235e‑236a).24 Nonetheless, these similarities between Socrates’ and Lysias’ speeches are undermined, I propose, by the fact that Socrates’ non-lover is actually a concealed lover (237b) who pretends that he is not in love with the youth for reasons that remain unstated. Hence the question arises whether he really is in his right mind (cf. σωφροσύνη: 237e) and how that state could be reconciled with his being in love. From the point of view of style, Socrates’ speech displays precisely the artful characteristics that, according to Socrates, Lysias’ composition lacks, notably, a systematic analysis and classification by means of collection and division, an orderly development of the reasoning, and a correct arrangement and organic unity of different parts (cf. 262c‑264e).25 From the point of view of content, I wish to argue, the concealed lover appears to conceive of himself and of the object of his affection in a entirely new way, which is related to his own definition of the nature and intentionality of eros.

16 From the very start, this speech has a pedagogical dimension. The concealed lover advises the youth26 as to how to deliberate well about any matter including, of course, the present one (237b‑c): the decision ought to be made on the basis of knowledge of,

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and agreement about, the true nature (οὐσία) of a given subject, for in the opposite case the discussants will end up disagreeing with themselves as well as each other (237b‑c). Hence, he suggests, to settle the present issue, i.e., whether a boy should befriend a lover or a non-lover, there is need to define ‘what kind of thing eros is and what power it has’ (237c). Namely, eros, love, is a kind of desire, which cannot be singled out, however, as the desire for beautiful people27, for lovers and non-lovers both do desire beautiful people. Rather the relevant distinction is between two different principles in us, the one inborn and the other acquired, the former determined as a desire for pleasures, the latter as a belief or opinion (δόξα) which aims at what is best (237d‑e). These desires often conflict with each other with the result that one of them prevails: when the former prevails it leads us unthinkingly to pleasure, whereas when belief gains control it guides us through reasoning to the good (237e‑238a). The case of eros is, precisely, a desire of the former kind, which overcomes rational opinion and compels us to take pleasure in beauty (ἡδονὴν κάλλους : 238c), and which acquires additional force from its kindred desires for beauty in human bodies (ἐπὶ σωμάτων κάλλος : 238c).

17 In the sequel of the speech, the concealed lover relies on the distinctions drawn above to show to the boy the bad consequences of yielding to a lover intent on pleasure, as opposed to a non-lover desiring what is best. He argues that, precisely because the former is a slave to pleasure, he will endeavour to turn the boy into the kind of object that will give him as much pleasure as possible, i.e., a weak and inferior creature unlikely to resist the demands of the older man (238e 239a). In particular, that kind of lover will raise obstacles to the boy’s proper physical development (239c d); estrange him from his family and friends (239e 240a); envy him on account of his wealth or possessions (240a); disgust and suffocate the youth by clinging to him at all times (240a d); and finally hurt and betray his beloved when he falls out of love (239a‑241c). However, by far the greatest damage concerns the lad’s intellectual and psychological development: he will be kept away from worthy people and especially from ‘that which would do most to make him wise, namely divine philosophy’ (239b). For this reason above all, the pleasure-seeking lover should be judged to be ‘absolutely devastating to the cultivation of the soul, which truly is, and will always be, the most valuable thing to gods and men’ (241c).

18 Unlike Lysias’ non-lover, then, the concealed lover acts more like a mentor than like a suitor. First, in addition to good oratorical form, his speech exhibits a method of sound deliberation which in fact overlaps, as Socrates makes clear later in the dialogue, with the proper composition of a speech. Namely, I propose, the concealed lover applies the method later identified in terms of ‘divisions and collections’ (266b), which is useful for instruction (265d) and serves here to individuate and also denounce ‘the left-handed’ kind of love (266a), as opposed to the ‘right-handed’ kind praised in the palinode (266a‑b).28 Assuming that ‘divisions and collections’ constitute the object of dialectic (cf. 266c), and given that the concealed lover appears reasonably well versed in it, he is either an expert ‘dialectician’, as Socrates would call him (266c), or at least a lover of ‘divisions and collections’, like Socrates himself (266b). Second, the concealed lover claims that the dialectical method is useful for decision-making because it conveys ‘knowledge of the true nature of a particular subject’ (237c), which constitutes the basis of the subsequent investigation. According to Socrates’ commentary in the second part of the Phaedrus, this is at least the necessary condition of true rhetoric (259e, 260d),

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which Socrates identifies with philosophy (261a). Socrates’ further specification, that the rhetorical art in its entirety is a way of directing the soul by means of speech to do the right thing on both public and private occasions (261a), matches the stated purpose of the boy’s disguised admirer : to help the boy decide, on the basis of the truth about eros and by means of the speech that is being delivered, ‘what benefit or harm is likely to come from the lover or the nonlover to the youth who grants them his favours’ (238e). In the light of these remarks, one may be tempted to infer that the concealed lover is, or aspires to be, a philosopher in the sense indicated above. In any case, he does attribute to philosophy the greatest value, since he claims that the greatest harm caused by the pleasure-seeking lover will be that he will prevent his beloved from engaging in philosophy and improving his soul (cf. 239b, 241c). Third, the definition of eros that he gives is, clearly, of philosophical ilk: eros is a compelling desire to take pleasure in beauty (238c), only enhanced by the desire for beautiful people or things. Regardless of the exact referent of beauty in this context, the definition implies that eros is a desire for something universal, distinct from cognate desires for particulars which also have the property instantiated in the universal.

19 The concealed lover himself illustrates to some extent a tendency to move away from particulars and towards the universal. From a theoretical point of view, as indicated, he deploys a kind of reasoning which involves abstract concepts such as knowledge, agreement, deliberation, desire, and love ; and he defends psychological claims that are supposed to hold universally for man, not only for some individual man. At a psychological and moral level, the concealed lover is of course an individual, and the erotic relation that he is seeking is a relation between individuals. But it seems to me that, unlike Lysias’ non‑lover, the concealed lover does not tie his individuality to matters of the body and does not treat the youth as an object of pleasure that is as good as many others, but rather the opposite holds true. For he does not try to manipulate the boy, but guides him to think for himself. He does not promise, implicitly or explicitly,29 to the youth material and social advantages, but instead he stresses the importance of education and the care of the soul. Not once does he refer to his own needs or to his expectation that the boy will meet them. True, he is sensitive to the boy’s great beauty (μάλα καλός: 237b). But his definition of eros implies that he is in a position to view his desire for the beautiful boy in the right manner, namely as auxiliary to a far more powerful and fundamental desire for beauty. In sum, according to the concealed lover’s account, the eros of an older man for a young boy contains elements of both transcendence and individuality: the older man experiences simultaneously both the desire for (or pleasure in) beauty and the cognate desire for (or pleasure in) the beautiful youth. However, the concealed lover does not explain in just what manner the latter kind of desire lends force to the former or assists in its fulfilment.

20 We are now in a position to determine, at least in part, what kind of self-knowledge the concealed lover has. It goes well beyond his awareness of the attraction that he feels for the boy and the manner in which he may gain the boy’s favours. He knows about good decision‑making and advises the lad accordingly. He is well‑versed in the method of ‘divisions and collections’ and, generally, dialectical discourse. He understands the incomparable value of philosophy and of the cultivation of the soul by means of philosophical education. He speaks with authority about different kinds of desire and about the nature of love. And since he offers a putative definition of erotic love, he can give a theoretical explanation of his desire for the youth and place it in a larger context.

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Regarding the concept of rationality pertaining to the concealed lover, it seems incomparably broader and deeper than the pragmatic calculations of Lysias’ protagonist. It comprises sound deliberation and theoretical reasoning according to the rules of dialectic (237b ff.); concern for logical consistency and interpersonal agreement (237b-c); a systematic contrast between irrational desire and rational opinion, one’s craving for pleasure and one’s judgement of what is best (237d-238a); but also the intimation that, although erotic desire aims at pleasure, nonetheless it is somehow related to the apprehension of an intelligible entity, namely beauty. Even the enumeration of the harmful consequences of yielding to a lover has little to do with pragmatic means‑ends reasoning. On the contrary, it is effected according to psychological and pedagogical considerations and reflects the concealed lover’s care for the well-being of the youth.

21 Even so, Socrates makes a deliberate and persistant effort to distance himself from the contents of that speech. At the outset, he claims that he has heard a better speech somewhere, although he does not remember where and from whom (235c‑d). He disavows having any knowledge of the subject (235c), but presents himself as the passive recipient of the ideas contained in a speech that fills him ‘like an empty jar’ (235d). Then he tries to wriggle himself out of the promise to deliver that speech by telling Phaedrus that he was only teasing him when he criticised Lysias, Phaedrus’ lover ; in fact he had no intention to try to match Lysias’ speech with a better one (236b). Next, he describes himself as an amateur who is being asked to improvise on the same topics as an expert (236d). And before he complies with Phaedrus’ request, he announces that he will cover his head while he will be speaking in order to avoid feeling shame (237a). At the very beginning of the speech he appeals to the Muses to ‘take up [his] burden’30 and grant their aid in the tale (237a). Towards the middle of his performance, he interrupts in order to confess to Phaedrus that he is probably possessed by some divine force, which he identifies as the Nymphs’ frenzy’ (238c-d). Finally, when he realises that he has offended Eros, a god, he informs his putative addressee31 that the speech was by Phaedrus, son of Pythocles, not by himself (244a).

22 Socrates specifies that his unintentional insult to the god of Love lies in the fact that he has endorsed in his counterspeech the fundamental concession of the speech of Lysias, namely that eros implies a kind of madness and that every kind of madness is bad (cf. 235e‑236a). In the palinode, however, he will overturn that assumption in the most spectacular manner.

II

23 The palinode is a recantation that Socrates offers in earnest to the god of Love to purify himself from his earlier hybris and beg for his forgiveness and his blessings (243a, 257a‑b). And although he ostensibly disowns this speech too by attributing it to Stesichorus (244a),32 in fact he makes clear that he assumes full responsibility for its contents. For he says that he will give the same kind of speech as Stesichorus, i.e., a formal recantation, but unlike Stesichorus he will recant before he gets punished for his offense (243b). He announces that he will deliver the speech with his head uncovered and no sense of shame (243b). And, in any case, he must endorse the speech completely, because otherwise he cannot hope for Love’s forgiveness and favour (257a-b).

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24 At the outset, I should like to address the controversial issue whether the myth that constitutes the core of the speech should be taken seriously as a philosophical text. For several interpreters doubt or deny that it should on various grounds. For example, one scholar assesses it as an example of the true rhetoric described later in the dialogue and ascribes to it positive value, but then retracts some of that value by suggesting that the speech is vulnerable to Socrates’ later criticism against written texts.33 Others maintain that myths may not be appropriate means of teaching34 or that they do not constitute a philosophical way of defending a position as true. Yet others point out that the palinode and especially the myth contain ideas and theories found in Plato’s earlier works but not in the later group of dialogues to which the Phaedrus belongs: paradigmatism,35 recollection, separatism,36 and the tripartite soul are all doctrines that Plato has developed in his middle dialogues but that he transforms or abandons completely in his later works.37 They conclude that ‘the truth Plato accepts does not consist of the philosophical theories the speech contains. What if Plato simply wants to communicate instead the idea that philosophy is the most important part of life?’38 On the other hand, there are also many interpreters who take seriously the philosophy contained in the myth of the Great Speech. For instance, one thesis advanced is that the Great Speech including of course the myth is also, essentially, a philosophical text which enjoys the putative status of a spoken discourse.39 A different approach argues for the philosophical credibility of the myth on the basis of the similarities that it has with the doctrines of Plato’s later dialogues and also, importantly, its agreement with the argument for the immortality of the soul which immediately precedes it.40 Since I side with this second group of interpreters, and since I intend to treat the myth as philosophy rather than rhetoric or literature, I ought to give my own reasons for doing so.

25 First of all, it is important to note that the tendency to question the philosophical seriousness of the palinode marks modern approaches only. On the contrary, ancient Platonists treat the myth as serious philosophy and devote much attention to its details.41 The central positions of the myth are also found in later dialogues and especially in the Laws, where they are stated in the form of philosophical doctrines or arguments.42 Also, assuming as many of us do that the palinode is the heart of the Phaedrus, it seems implausible to think that Socrates would retract from its philosophical value in the second part of the dialogue. The opposite ought to be expected: that the sections of the dialogue concerning rhetoric and writing would lend support to the philosophical credibility of the Great Speech. Besides, we should recall that the Great Speech consists of argument as well as myth. While the argument to the effect that the soul is necessarily always in motion and therefore is immortal is an unusually dense and rigorous proof,43 Socrates indicates that myth is more appropriate for the task at hand. For, he says, while it would be very difficult and lengthy to give a proper account of ‘what the soul actually is’ and such an account may be even impossible for a human being (246a), it is easier and shorter to say ‘what the soul is like’ ; this last goal is what the myth aims to achieve (246a). Furthermore, a myth may well be the best device available for exploring a subject which lies beyond the realm of ordinary reason and experience, namely the nature of the soul;44 the same holds for explaining eros in terms of an extra-rational condition, a kind of madness (cf. 243a‑245c). Turning to doctrinal matters, on the one hand, it is arguable that the palinode revives some views that may have been criticised in earlier dialogues or had disappeared long before. On the other hand, in some cases it is not certain that Plato

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has abandoned the relevant views on the basis of previous criticism, whereas in other cases the reemergence of certain positions in the Great Speech can plausibly be explained by reference to the dramatic and philosophical context. For instance, while it is true that paradigmatism is criticised in the Parmenides, there is no decisive evidence that the Parmenides predates the Phaedrus. And in any case, assuming that the Timaeus was completed after the Parmenides, it constitutes strong evidence that paradigmatism was not abandoned on the basis of the criticisms in the Parmenides which, as Parmenides himself says, can be answered. Besides, in the dramatic context of the palinode, paradigmatism seems to be a fairly intuitive way in which Socrates explains to Phaedrus how love for a beautiful youth can lead towards Beauty, and the same consideration applies to recollection.45 As for separatism, i.e., the view that each Form is an independent object complete in itself and intelligible as a whole, it is difficult to ascertain whether it is either asserted or denied in dialogues earlier than the Phaedrus. In any case, the central claim of separatism appears perfectly suitable in order to describe the kinds of objects that the souls standing at the rim of heaven contemplate, whereas there is no occasion in the myth to talk about the relations between Forms – a topic investigated in other dialogues of the group to which the Phaedrus belongs. On another matter regarding the structure of the soul, it is true that the tripartite soul of the palinode does not exactly match the three parts of the soul in the Republic46 or elsewhere. Importantly, there does not seem to be a one-to-one correspondence between the two lower parts of the soul in the Republic and the two winged horses in the Phaedrus and one difference is that in the latter dialogue the roles of the two horses remain underdetermined. On the other hand, there does not seem to be any real conflict between the Republic and the Phaedrus on this point. Moreover, as will become clear, the metaphorical imagery of the myth suits well its philosophical purpose. In particular, the partially defined roles of the horses and especially of the white horse successfully convey the idea that in erotic love impulse cannot be easily distinguished from appetite.47

26 Of course, I do not wish to deny that the myth is a powerful piece of rhetoric as well as of philosophy.48 In fact, the entire palinode pursues both persuasion and truth, and Socrates takes pains to emphasise both these aspects. On the one hand, he asserts that he is by divine gift an expert at love (257a), thus implying that he has the relevant kind of knowledge to be able to give a truthful or approximately truthful account of eros. On the other hand, he has a rhetorical goal, namely to convince Phaedrus to direct himself towards living a life devoted to eros and philosophy (257b). And also he is confident that his speech will ‘convince the wise if not the clever’ that eros is a gift sent by the gods (245b‑c). As we learn from the second part of the Phaedrus, the only kind of rhetoric able to persuade the wise is truthful rhetoric, i.e., philosophical rhetoric (cf. 261a) ; and only the expert orator knows how to convey truth convincingly, by choosing the right sort of speech for the right sort of audience on a given issue (271d). Socrates claims to know the truth about eros and at the same time follows the rhetorical convention of telling his audience that he will speak the truth. And although he disavows expertise in both rhetoric and dialectic (cf. 266b-c), nonetheless he does call himself a lover of speeches (228b) and ‘a lover of “divisions and collections’’’ (266b) and his performance in the Great Speech confirms that he is familiar with both. Here is not the place to decide whether Socrates is the only true rhetor or whether he identifies philosophy and rhetoric. All we need to retain is that the Great Speech both instructs and captures, at least for a time, Phaedrus’ soul.49

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27 On my account the palinode has two principal aims : to redress what Socrates said in his previous speech by producing a eulogy of eros ; and to solve Socrates’ puzzle. These two aims are related : understanding the nature of eros requires understanding the nature of man and every man. In other words, the enquiry into eros is an enquiry into the nature of the self and in particular the human self. From the start, Socrates rejects the assumption on which his previous speech was based, namely that eros is madness and madness is bad. On the contrary, he contends, there are sacred and beneficial sorts of madness (243a) and erotic love is ‘such a sort of madness given by the gods for our greatest good fortune’ (245b).

28 I shall now argue for my first contention, namely that the palinode identifies the self with the soul. Although the thesis that the real self is the soul is, by the date of composition of the Phaedrus, standard Socratic or Platonic doctrine, nonetheless it is not as explicitly stated in the palinode as it is stated, for instance, in the Apology, the Crito, the Phaedo, and the Alcibiades. Therefore I should like to defend it with regard to the Great Speech: the position that the soul is the self, I shall suggest, underlies Socrates’ entire account in the palinode so that ‘the truth about the nature of the soul, divine or human’ (245c) is really the truth or an approximation of the truth about the nature of the self, human or divine. In the first place, that thesis gains support from the argument for the immortality of the soul and especially from the claim that the body appears to move simply because it contains a self-mover, the soul (245c‑245e); it follows that the body is merely an instrument for psychic functions, whereas the soul is the only thing alive in us. Moreover, the simile of the team of winged horses and their charioteer is developed in such manner as to drive a sharp wedge between animate and inanimate substances (246b), reify the body (246c), and explain how the body of empirical living things constitutes a condition of their mortality (246c‑d). Since the body is the thing that dies while the soul is the immortal surviver of that union, it is reasonable to infer that selfhood and personal identity reside in the soul, not in the body. The same inference is strongly suggested by the contention that the soul consists of higher and lower elements, of which the former (the charioteer of the simile) rules the latter;50 one of the lower elements (the black horse of the simile which roughly corresponds to the appetitive part) pertains specifically to the body and its needs (cf. 246d‑e); therefore, by ruling the black horse, the higher element of the soul not only animates but also rules the body. However, it must be noted that although selfhood pertains peculiarly to the ruling element corresponding to reason, nonetheless the two lower parts of the soul, the horses of the simile, are not irrelevant to the self. At the very least, they form a ‘natural union’ together with their driver (cf. ξυμφύτῳ δυνάμει: 246a). And while they (and especially the black horse) are very much associated with the body (μάλιστα τῶν περὶ τὸ σῶμα: 246d‑e), first, they remain distinct from it and, second, they have a divine element, the wings, which enables the driver to lift up the chariot and to nourish the entire soul by gazing at the realities beyond (246e).

29 Moreover, Socrates identifies the soul with the self in the second half of the speech, when he refers in the first person plural to the philosophers’ souls in their discarnate state,51 as they follow the train of Zeus and see the Forms (250b‑c). It is worth quoting the passage in full. Justice and Temperance and the other objects which are precious to souls do not shine through their images here on earth; only a few people, approaching the images through the murky senses, are able to contemplate, though with difficulty, the form of what they imitate. But Beauty was radiant to see at the time when the

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souls, in the company of the blissful chorus – we (ἡμεῖς) following in the train of Zeus while others following in the train of some other gods – saw the blessed sight and vision and were initiated into the mystery that is rightly called the most blessed of all. This we celebrated being ourselves (αὐτοί) wholly perfect and untouched by those evils that awaited us (ἡμᾶς) in the time to come, being initiated into and gazing at sacred apparitions which were perfect, and simple, and unshakeable, and blissful, in pure light, pure ourselves and not buried (καθαροὶ ὄντες καὶ ἀσήμαντοι) in this thing that we are carrying around now and we call a body, imprisoned in it like an oyster in its shell (250b‑c).

30 According to this passage, ‘we’ philosophers are the philosophical souls, who see Beauty and the other Forms as they follow the god of their choice in heaven, and who must carry about their human bodies so long as they live on this earth.

31 I turn now to my next contention, in virtue of which I join the camp of the particularists: the souls are individuals, and they retain their metaphysical individuality both on earth and in the heavens. If this contention is correct, the palinode differs in that respect from the Alcibiades and perhaps also the Charmides52 for, unlike those dialogues, it suggests neither that the individual self eventually becomes one with universals such as wisdom and god (cf. Alc. 133c) nor that the individual self is identical with wisdom understood in some entirely objective manner (Charm. 166c ff.).53 To my knowledge, the contention that the souls retain their individuality on both earth and heaven has not been debated in the literature.54 Therefore, first, I should adduce some textual evidence to support it.

32 It is reasonably clear, it seems to me, that Socrates intends everything he says about the soul to apply to every individual soul qua soul. And something similar holds for the characteristics that the myth ascribes to the eleven choruses of souls following the eleven gods as they patrol the heavens: the features differentiating each chorus apply to each and every soul in that chorus. One possible explanation can be that Socrates uses ‘soul’ (ψυχή) to indicate, collectively, a single kind of thing, of which individual souls (or individual souls of a certain chorus) consist, so that everything that holds true of the soul will also hold true of individual souls.55 In the proof of the soul’s immortality, the ambiguity between ‘all soul’ and ‘every soul’ (cf. ψυχή πᾶσα: 245c), and also between ‘all the soul’ and ‘every soul’ (πᾶσα ἡ ψυχή or ψυχή πᾶσα: 245b)56 seems to me to confirm this reading : since the soul is the kind of thing that always and necessarily moves itself and hence is essentially immortal, every individual soul will have these characteristics (245c‑e) ;57 and since the soul is the kind of thing that cares for everything soulless while patrolling the heavens, individual souls will be engaged in just that activity (246b).58 The fact that Socrates has in mind both the soul collectively and souls as individuals becomes more evident as the myth develops. Every soul has the form (cf. ἰδέας: 246a) of a charioteer yoked to a team of winged horses, which are thoroughly good in divine souls but mixed in the souls of other creatures (246b). Socrates describes the soul’s supra-celestial movement and supervisory activity by using the singular with or without the definite article (cf. 245b), and he also uses the singular with the definite article to refer to the soul that has shed its wings and falls earthwards until it hits upon a solid body (ἡ δέ: 246c). Also, he marks individuality by using the plural to refer to ‘both the horses and the charioteers of the gods’ and to those ‘of other creatures’ (246a‑b). Surely, the fall of the soul and its insertion into a body makes best sense if we take ‘the soul’ (ἡ δέ: 246c) to be an individual: a particular soul loses its plumage, heads downwards, enters a particular body which appears to

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move because of the soul’s power, and this soul together with this body constitute a whole (ξύμπαν: 246c), namely a mortal animal. In sum, to speak of the experiences and deeds of the soul there is need to focus on the soul as an individual. And since the soul is the self, the myth narrates the travels and travails of the self considered individually more than in a collective manner.

33 Metaphysical individuality is highlighted by other features of the myth as well. The gods, who are driving their winged chariots each leading his or her own procession, are each identical with himself or herself, i.e., with his or her own soul.59 They bear names, are distinct from each other, and each has his or her own peculiar characteristics: Zeus has dignity and nobility (252c‑e), Ares can turn murderous (252c), Hera is of a kingly nature (253b), and so on. As mentioned, the characteristics of each god are also shared by the souls who have chosen to follow him or her in the heavens, and especially by those who attend closely the god of their choice, making themselves most godlike (248a). The souls are further individuated by reference to their experiences during the supra-celestial procession. While the god’s chariots climb easily to the high tier of heaven because of the excellent condition of their teams, the other chariots may or may not make it to the high rim on which the gods stand to be carried around by the circular motion of the rim and gaze at the Forms (247b‑c). The extent to which each of these chariots is carried around and able to see Forms varies from one chariot to another, from one soul to another, and it depends on the soul’s tendencies, the behaviour of the horses (the soul’s lower elements) , and the ability of the driver (who, as mentioned, represents reason) (248a‑b). The degree to which each soul contemplates the Forms also depends on accidental factors, which may burden the soul to the point of bringing it from the heaven down to earth (248c). So, while some souls fly high enough for the charioteer to keep his head raised and take a look at the realities beyond the heaven (248a), others see Forms only intermittently (248a), and many do not see Forms at all (248a-b). This last group of souls can be differentiated further in accordance with the opinions that each of these souls holds, mistaking them for knowledge (248b). Thus, unlike the gods all of whom lead a similar kind of life in heaven, each of the other souls has its own supra-celestial history, which is determined by a set of factors relevant only to that soul. These factors also influence the lives that each soul lives on earth during the reincarnation cycle. At least in the first incarnation (cf. 248d), the kind of person into which the soul will enter is chosen according to how much of the Forms the soul has seen (248d‑e). In other words, an individual soul’s supra-celestial history determines the starting point of its first earthly life. Moreover, a soul’s individual choices so long as it is on earth determine both the type of beings that the soul will join and the duration of its incarnate existence (248e‑249c).

34 However, the universalists could still press their case. For they could insist that, even if the soul can be individuated in the above respects, nonetheless it becomes non- individual and impersonal in the very act of contemplating the Forms; for contemplation, they could maintain, involves the assimilation of the knowing soul to its object and hence the abolition of what we commonly consider the self. To meet that objection I wish now to argue that, in fact, individuality constitutes a necessary presupposition for both the contemplation of the Forms in the heavens and their recollection by embodied souls on earth. Recall that the avowed purpose of the palinode is to praise eros and that Socrates has defined eros as a most beneficial kind of madness that the soul of an older man experiences when it sees a particular instance of Beauty, a beautiful boy, and begins to recollect Beauty itself. Assuming that the lover’s soul has looked upon Beauty

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recently and got a clear vision of it, his recollection of the Form is so powerful that he is overcome and literally loses his mind to Beauty forgetting everything else in his earthly life and pursuing the boy who reminds him of that Form. According to this picture, the capacity of an incarnate soul to fall in love is causally determined by the experiences of that soul in heaven : the more and the better it has gazed at Beauty and the other Realities, the easier it can bring them back to memory. And the converse, which holds for most men: their souls have not seen much of the Forms in their discarnate state and therefore are unable to see the Form of Beauty in a particular, so they are unable to truly fall in love.60 The metaphor of the regrowth of the wings conveys not only the universal elements of that extraordinary experience but also its highly individual character. On the one hand, all true lovers have a common experience in so far as they see the Form of Beauty in the particular object of their eros (cf. 249c) ;61 feel fear and reverence at that sight (251a) ; have psycho-physical symptoms, such as sweating and fever, because of the stream of particles that flow from the beauty of the beloved and enter the lover’s eyes (251b) ; feel a kind of seething and throbbing in their soul (251b) ; and suffer excruciating pain when their beloved leaves their sight, but pleasure when they see or remember his beauty (251d). On the other hand, eros also remains a powerful desire of one individual for another. Unlike Lysias’ non-lover who gives us reason to believe that he would readily exchange one boy for another,62 the philosophical lover of the palinode treats his beloved as both a divinity and a particular human being peculiarly suitable to the lover’s own preferences and tendencies. ‘Everyone chooses his love after his own fashion from the ranks of those who are beautiful and then treats the boy like his very own god, building him up and adorning him as an image to honour and worship’ (252d‑e). Moreover, Socrates’ panegyric account of the eros obtaining between philosophers (256a‑b) and also between lovers of honour (256b‑d) points to the personal ties between the members of these couples and to their abiding companionship.

35 To take stock: what I called the metaphysical individuality of each and every soul, and especially each and every human soul, consists in the following features. Every soul is numerically distinct, the same as itself and different from every other soul. It is marked by its own tendencies and makes its own choices. It has its own history and its own experiences. It determines its own future and in particular the nature and duration of the reincarnation cycle. It has the power of recollection, and it can be transported by love. In virtue of these last two features, I shall now maintain, it has also the power to transcend itself.63 To understand how this is possible, we need to turn briefly to another kind of individuality pertaining to human souls, namely what I have labelled empirical individuality.

36 According to the myth, empirical individuality has to do with the black horse of the simile and its interactions with both its white peer and the driver.64 The first thing to emphasise is that the two winged horses are components of the soul and hence essential aspects of the self : in the terms of Republic IV, not only reason but also spirit and appetite are parts of who we truly are.65 According to a standard (and, I believe, correct) interpretation of the picture, these elements create an inherent tension within every human soul : while the rational element, hopefully aided by the spirit, strains the soul upwards towards contemplation, the appetitive element (the black horse of the metaphor), because of its very nature, forces the soul earthwards and into some body. The peculiarly close association of the black horse with some individual body is conveyed by the description of its properties. Unlike the white horse which is beautiful

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and good (καλὸς τε καὶ ἀγαθός: 246b) and of noble descent, the black horse is ugly and bad and of poor stock;66 hence it is responsible for the mixed character of human teams (cf. μέμεικται)67 as well as the inevitably painful and difficult task of driving the chariot of a human soul (246b). Moreover, we are told that the black horse is heavy and tends towards the earth on account of its weight (ῥέπων τε καὶ βαρύνων: 247b). The missing link here is supplied by the Phaedo, which explicitly connects heaviness with bodies: souls who have lived too close to the body and have served its desires are weighed down by the corporeal element, which is ‘burdensome, heavy (βαρύ), earthly, and visible’ (81c); and they are bound to wander in the physical region until they are reincarnated again to become part of some inferior man (81b‑d). The upshot is that appetite makes it difficult to drive the soul upwards towards the Forms. For appetite can find its full expression and fulfillment only if the soul lives the life of the body and caters to its needs.

37 Empirical individuality is foreshadowed in the allegorical narrative of the struggle of the souls to gaze upon the Forms. One soul tries to follow closely the god of its choice and manages to have a view of these Realities despite the fact that the horses68 cause disturbance (θορυβουμένη: 248a). Another sees the Forms only partially and only intermittently, because its horses are unruly (βιαζομένων: 248a).69 But many souls do not manage to see the Forms at all. They are carried round beneath the surface of heaven, jostling, falling upon one another and trying to get ahead of one another amidst great noise, rivalry, and toil; many become lame and many break their wings (248a‑b). The intense physicality of the scene points to the kind of life that such souls will lead when they enter human bodies – a life full of confusion, competition, and pain. Although they are still in heaven, their lower element has got its way;70 their individuality is already very much determined by reference to the body.71 However, there is no doubt that the association of the black horse with the body becomes particularly powerful after the first incarnation takes place. And that situation acquires additional poignancy when human beings fall into the throes of eros. Here too the physicality of the language is unmistakeable. While the noble lover pursues the beautiful youth of his choice because he sees Beauty in him and that sight causes the wings of his soul to grow (cf. 251b‑252b), the black horse in his soul forces him to approach the youth and ask for sexual favours (τῆς τῶν ἀφροδισίων χάριτος: 254a). The black horse heeds neither ‘the pricks nor the whip’, ‘it springs wildly forward’, and ‘it causes all manner of trouble to both his mate and the charioteer’ (254a). Nor does it give up when the charioteer pulls back the reins violently and makes it bleed – not until it extracts the promise to get its own pleasures sometime later (254d). Again, when time supposedly comes, it struggles and neighs and pulls and, getting near, ‘it lowers its head, raises his tail, takes the bit in his teeth and pulls shamelessly’ (254d‑e).72 Even when it subdues itself eventually to the charioteer (254e), its capitulation is not definitive, for after the courtship is properly conducted and the boy eventually reciprocates, the black horse asks again for its dues (255e‑256a). Only the philosopher’s lovers are able to subordinate it entirely. Even the lovers of honour (the second best kind of lovers) must yield somewhat to its urges (cf. 256a‑e).

38 What of the charioteer? What of reason? This question brings us back to our starting point: the issue of transcendence and the debate between the universalists and the particularists. The position that I wish to advocate is this. Reason must retain its individuality because it is yoked together with the non-rational elements of the soul

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and hence cannot become entirely Form-like. But it also must break, albeit temporarily, its own boundaries in order to seek its proper sustenance. (Socrates alludes, I think, precisely to the relevant kind of transcendence when he poses the question whether there may not be something divine in us). The degree to which each incarnate soul can transcend its own boundaries varies. Mostly, it depends on the causal history of the soul before birth and, to a lesser extent, on the training of the lower elements. To substantiate these claims and, especially, to clarify further that concept of transcendence I propose to revisit the myth of the palinode for one last time.

39 At the outset, however, it is useful to supply some context for that concept by outlining the positions of two dialogues mentioned earlier, the Charmides and the Alcibiades, which have been taken to suggest in different ways that the highest achievement of the rational soul is to surpass one’s individual self and become connected somehow with elements of Reality. The Charmides develops its central contention, that sophrosyne is a kind of knowledge, on the grounds of an apparently unwarranted shift from something individual and personal, the self, to something universal and impersonal, knowledge. Although Critias defines initially sophrosyne, temperance, as knowledge of oneself ( ἐπιστήμη ἑαυτοῦ: 164d, 165b‑e), he subsequently modifies that definition into knowledge or science of itself and the other sciences (cf. ἐπιστήμη ἑαυτῆς: 166c). One way of explaining the switch from knowledge of the self to knowledge of knowledge is to suggest that, for Critias as well as for Socrates,73 the correct understanding of a virtue, sophrosyne, as well as of the self possessing that virtue, implies reconfiguring these concepts in some objective manner : sophrosyne is not a feature of some individual self, but rather a feature of the knowing faculty whose principal object is knowledge without qualification.74 The Alcibiades argues in a more direct and explicit manner for the view that genuine self-knowledge entails some sort of transcendence. Namely, Socrates first urges the young Alcibiades to take care of himself by endeavouring to know himself (128a), but then moves on to an analysis of the concept of the self as something entirely different from what we ordinarily take it to be (129b ff.). To wit, he first identifies the self with the soul and demonstrates that knowledge of oneself is knowledge of the soul, not the body (128c‑130c). Subsequently, he removes from the self every element that has to do with the individuality related to the body and maintains that the one-to-one dialectical encounters leading to self‑knowledge are encounters between individual souls (129b‑130c). Next, in a passage whose meaning is much debated (130d), he distinguishes between the self itself (αὐτὸ τὸ αὐτὸ) and each individual self (αὐτὸ τὸ ἕκαστον) and indicates that, for present purposes, it suffices to enquire in a provisional manner into the latter without exploring also the former.75 What follows confirms, in my view, that the self is considered individually, not in a universal manner. For, using the famous image of the mirror (132d‑133c), Socrates argues that the individual soul, aided by its dialectical interaction with another soul, gets to know itself by transcending the limits of its own individuality and contemplating Reality, i.e., wisdom and god (133c). It remains open, I think, whether the soul which effects this transcendence preserves its own individuality or, alternatively, becomes one with divine wisdom.

40 Returning to the myth of the Great Speech, we should recall the image of the ruling part of the human soul (cf. ἄρχων: 237d), the driver of the team, as he tries to make the winged structure ascend towards the rim of heaven while the inferior parts, the horses, pull in the opposite direction. There is no doubt that every team remains the same as

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itself whether it is moving upwards or downwards – in other words, it retains its own individual identity. The difference is that the climb upwards leads to a vision of true beings (ὄντως ὄντα: 247e), which also remain the same as themselves (cf. 247c‑e), whereas the fall of the soul downwards leads to its incarceration in bodies which do not remain the same as themselves but are subject to change. However, when the charioteer manages to pull the entire team up to the rim of heaven, the Forms are not seen by the entire individualised soul, but only by its driver: only he can engage in contemplation, whereas the other two parts of the team cannot.76 As Socrates points out in non-metaphorical terms, ‘the colourless, shapeless, and intangible essence, what really is what it is, with which all true knowledge is concerned, is visible only to the mind (νῷ), the soul’s steersman’ (247c) ; the mind alone is naturally capable of receiving77 the Forms and of being nourished (τρέφεται καὶ εὐπαθεῖ: 247d; cf. also 248b- c) by them. And given that the Forms are in outer space, the driver must stretch his head up and out in order to have a view of them (ὑπερῆρε εἰς τὸν ἔξω τόπον: 248a). From the standpoint of the individual, then, the contemplation of Forms can be said to involve a movement of the mind up and outwards: up with regard to the earth and the concerns of the body; outwards perhaps with regard to accepted views that one tends to presuppose without (further) reflection.

41 Additional features of the myth highlight other important aspects of the concept of transcendence. First, transcendence presupposes the cooperation of all three parts of the soul. Whether the lower elements are gently induced to align themselves to the goal of reason78 or violently compelled to do so, 79 the fact is that reason cannot see Forms without them. Consider the simile: without the winged horses the soul’s ascent would not be at all possible, notwithstanding that the black horse naturally opposes that ascent. Second, the gods alone can effect completely and perfectly the act of transcendence which consists in contemplating the Forms, whereas human souls can perform that act partially and imperfectly in various degrees depending on their individual condition. As mentioned, even the human souls that are godlike cannot have a full and unimpeded view of the Forms but barely see them (cf. μόγις: 248a), while the other souls may not see them at all (248b). Divine intelligence (θεοῦ διάνοια) feeds on mind and pure knowledge, whereas every other soul can take only what befits it (τὸ προσῆκον) (247d).80 The reason is not that god is all mind, whereas humans have extra- rational elements, but rather that the gods have two good horses, whereas humans have a good horse and a bad one. Third, while the metaphor of nourishment might point to some sort of assimilation of the mind with the Forms, as I indicated, that possibility is precluded by several elements of the myth. In fact, the myth preserves all the way through the distinction between the knower and the objects of knowledge, and that distinction holds for the souls of the gods as well as for the souls of men. Each divine soul contemplates the Forms so long as the circular motion of the heaven allows it to do so, but after the soul has beheld these eternal entities and has feasted on them ( ἑστιασθεῖσα) it passes down again within heaven and goes home (247e). And even if the mind were assimilated to the Forms, the other parts of the soul would not be able to do so, for they do not feed on Forms. The horses of the divine souls feed on nectar and ambrosia (247e), which are divine substances to be sure, but not Forms. As for the horses of the human souls, the metaphor suggests, I believe, that there is a kind of nourishment appropriate for them too which, however, does not consist in Forms.81 It follows that the kind of transcendence envisaged by the Alcibiades, according to which the individual self eventually becomes absorbed into ‘wisdom and God’, is ruled out by

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the myth of the Phaedrus. Fourth, the black horse is both an obstacle to and a precondition for transcendence, as is shown by the analysis of eros. For, on the one hand, it frustrates the lover’s pursuit of Beauty in the beloved by clamouring for the pleasures of sex.82 On the other, it is rarely noticed in the literature that the black horse is the force which compels the lover to approach the boy (254a) and enables him to begin his recollection of Beauty and the other Forms by bringing him in the close vicinity of the beautiful particular.83

42 To conclude: the palinode of the Phaedrus does not concentrate on the tension between the soul and the body in a general manner, as the Apology does; nor between objectivity and subjectivity, as the Charmides suggests; nor yet between an individual self and its universal or cosmic counterpart, as the Alcibiades implies. Rather, I have maintained, the palinode determines the area of tension within one’s self, between the higher, ruling part and the lower parts constituting one’s immortal soul. The explanation of eros shows how the struggle between these two elements is severe and why the stakes are so high. If the worse element gets its way, transcendence is impossible: the lovers will live the life of animals (cf. 250e) and then their souls will ‘pass into darkness and the journey under the earth’ (256d), taking the full ten thousand years to return to their disembodied state (cf. 248e). If, on the other hand, the better element controls the worse completely or almost, transcendence is possible and the better souls can have access to the Forms. They lead godlike lives on earth and will be able to journey upwards to the heaven much sooner than other souls (256a‑d). As Socrates remarks, ‘neither human temperance nor divine madness can confer a greater good than this upon man’ (256b).

43 Self-knowledge consists, precisely, in understanding fully that truth in the light of the account provided by the palinode. Moreover, there emerges a new conception of rationality, which focuses on the transcendental activity of the mind, and also makes room for certain conditions that fall outside the realm of ordinary reason. Eros is the most beneficial of these conditions, a form of madness uniquely capable of aiding reason to recollect Beauty and the other Forms. According to this enhanced conception of rationality, the truly rational person is one who is capable of losing one’s mind: becoming oblivious to earthly concerns and pursuing with single-mindedness and devotion the vision of transcendental Realities. As the palinode makes clear, the only persons who have that ability are the philosophers, the lovers of beauty, or those with a musical and erotic nature (248d). Whatever the relation between these categories, it must be an intimate one. For Socrates’ final prayer to Eros is that Phaedrus ‘may simply devote his life to Love and philosophical discussions’ (257b).

44 At long last a solution can be given, at least provisionally, to Socrates’ puzzle. We are both beasts and men, both more complex and simpler, both human and divine. Our humanity is eminently related to the activity and rule of the divine element in us, whereas our body pertains to our animal nature.84 The irreducible tension between these elements is the peculiar characteristic of the human condition. From a philosophical point of view, it is difficult to assess just what this view implies for personal identity. In the end, are we divided personalities in which (ideally) the rational element subdues by force our other psychic components, as the brutal treatment of the black horse might seem to suggest? The answer depends in crucial ways, I think, on how much importance we ascribe to the myth’s suggestion that not only the charioteer but also the horses have their proper nourishment, and also on how

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seriously we take not just the differences but also the similarities between divine and human souls. On the interpretation offered above both these factors carry much weight. Accordingly, the picture that emerges is optimistic as well as realistic. By ensuring that each part of the soul develops in accordance with its own nature, we may aspire to ease the struggle within us and acquire a psychic balance – a kind of dynamic equilibrium between the different parts of ourselves, but not the elimination of our spirited and appetitive aspects in favour of reason. In fact, the total suppression of spirit and appetite could never be achieved. For, as Socrates’ palinode suggests, the contemplative activity of the rational element presupposes the function of extra- rational elements as well. Contemplation and impulse go together in all rational beings, human or divine.85

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NOTES

1. Scholars disagree as to whether the Phaedrus is a unified work or what its unity consists in. See, for instance, Baron 1891; Helmbold & Holther 1952; Rowe 1986; Heath 1989a, and also Heath 1989b; and Rowe 1989. 2. So Griswold 1986, passim. An extensive bibliography on the topic of self-knowledge in Plato is cited at the end of that volume. A more general treatment of the topic of self-knowledge in Plato is found in Ballard 1965. 3. The same conclusion is suggested by Rowe 1986 on different grounds. On his account, the first two speeches of the Phaedrus prepare for the palinode, whereas the second and the third parts of the dialogue look back and comment on it. 4. On the philosophical significance of Plato’s prologues and in particular the first words of each dialogue, see Burnyeat 1997. 5. See Tsouna 2001. 6. The authorship of the first Alcibiades or Alcibiades Major is notoriously difficult to settle and is still debated today. My confidence in its authenticity has been strengthened in the light of the considerations advanced by Denyer 2001, 14-26. As Denyer and others point out (cf. e.g. Annas 1985), in antiquity no one ever doubted that Plato wrote the Alcibiades, but the work was frequently read and frequently cited as « the gateway to the temple » of Plato’s dialogues (see Denyer 2001, 14). Denyer persuasively rejects attempts to deny the authenticity of the dialogue on grounds either of similarities with other works by Plato or of differences from them (op. cit.: 15-17), indicates the insufficiency of stylometric tests for such purposes (17-20), and shows how developmentalist assumptions might lead one to question the authorship of the Alcibiades (20-24). However, my argument does not depend crucially on the assumption that the Alcibiades is by Plato. For, in any case, the Alcibiades clearly belongs to the Platonic tradition and has been read in antiquity as an important commentary on the nature of the self and the importance of self- knowledge. Hence, I shall use it as a point of reference when I consider it useful to do so, in a way that is neutral regarding the vexed question of its authorship. 7. I assume with the majority of interpreters that the Phaedrus postdates the Phaedo, the Republic, and the Symposium. Moreover, it has been plausibly argued that the myth of the palinode is in important respects close to Plato’s later views found, notably, in the Laws: see Bett 1986. 8. Authors generally agree that the human soul as depicted in the Phaedrus is marked by considerable tension between the higher, rational element and the lower, non-rational elements. However, they generate and interpret the tension in different ways and they draw different conclusions about the possibility for humans to resolve the conflict between the aims of the three parts of the soul and to live the philosophical life. For example, one interpreter proposes that the Phaedrus abandons the asceticism of earlier dialogues in favour of a fairly optimistic picture of

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the human soul, according to which the non-rational parts of the soul supply reason with the motivation to engage in philosophy as well as with important insights into the nature of Beauty, and it is possible for reason and the lower elements to work together towards achieving inner harmony (M.C. Nussbaum, « “This story isn’t true”: Madness, Reason, and Recantation in the Phaedrus », in Nussbaum 1986, 200-233). On the contrary, other interpreters argue that the tensions in the human soul are insoluble and the best humans can hope for is to suppress the non-rational elements and devote themselves to philosophy at the expense of the lower parts of the soul (see, most recently, Obdrzalek 2012). 9. E.g. this is the case with the Phaedo and also the Alcibiades. 10. Proponents of some version of the universalist view comprise, notably, Pierre Hadot (see, for instance, Hadot 1993, especially 38-41; Hadot 1995, especially 94-99, 102-103, 242-243); Brunschwig 1996; Duncan 1942; and, most recently, Fossheim 2010. A nuanced approach is found in Sorabji 2006, especially 33-35, 115-117. Narcy 2008 offers a most enlightening discussion of the issue whether and in what sense Plato has a notion of the self. Also, he argues that, in the Timaeus, the distinction between a mortal and an immortal kind of soul, as well as the identification of the immortal kind of soul with an immortal daimon within us, strongly suggests that the real self, namely what is immortal in oneself, is not really oneself but rather an immortal principle given by God. Most recently, Fossheim 2010 outlines the central thesis of his paper in the following terms: ‘What I am going to suggest is that a central topic of the Phaedrus is the human soul as non-individual soul. That is, whether or not there might be something like a world soul as a separate principle in addition to each individual human soul, the human soul is not simply the eternally moving principle of an individual entity. In the Phaedrus, Plato invites us to explore soul not as a principle of individuality, but of community and of identity over and above individuality’ (49). 11. An excellent discussion of this position is found in Kalligas 1997, who engages with much of the relevant literature. However, particularists do not need to endorse the view that the self is individual because it exemplifies an individual form. Another way of individuating the soul could be to conceive of it as an individual set of causal powers. See also n. 63. 12. Cf. the participle μετέχον (230a), which I take to have causal force. See my interpretation of the metaphor immediately below. 13. For later Platonists, this passage constitutes the reference text for the idea that the knowledge of oneself constitutes the necessary prerequisite for every other kind of know-ledge. See, for instance, Olympiodorus in Alc. 10-11 Westerink. 14. Note the exact terms of the comparison in 230a: Τυφῶνος πολυπλοκώτερον καὶ μᾶλλον ἐπιτεθυμμένον, more complex and savage or furious than Typho. 15. Obdrzalek 2012, 83. Obdrzalek also suggests that Typho evokes the comparison of the soul to a man tethered to a many-headed beast in the Republic (588b-589b) and argues that, in the Phaedrus as well as in the Republic, these metaphors yield a pessimistic picture of the human lot. 16. For example, see Shorey 1933, who argues that the speech is a caricature of Lysias’ style by pointing to evidence of conscious parody in the use of the particles. As Shorey points out (op. cit. 131), regarding the authenticity of the speech, the one side of the debate argues that Plato could imitate any style, whereas the other affirms that he would not have applied his criticism of Lysias upon an invention of his own. In fact, Plato often exercises his criticisms upon his own inventions: the refutation of Protagoras’ ‘Great Speech’ in the Protagoras and the rebuttal of the ‘subtler philosophers’ in the Theaetetus are cases at hand. 17. See Hackforth 1952, ad loc. 18. See Rosen 1969, 432. 19. I take the καί as emphatic: see Nehamas & Woodruff 1995, ad loc. Compare the translation of Fowler 1914, 431: ‘not with a view to present pleasure only, but to future advantage also’ (my emphasis).

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20. See the inconsistency mentioned in the previous paragraph. 21. On this distinction, and also on the reification of the boy, see Rosen 1969, 433. 22. For example, see Brunschwig 1996. In the second part of the present article, I shall suggest a different sense of individuality, which can pertain to the soul, discarnate or incarnate. 23. On many accounts, the lower parts of the city and the soul in the Republic can engage in this kind of reasoning: see for instance Kahn 1987; and Cooper 1999. A different view is advanced, notably, by Lorenz 2004. 24. Phaedrus’ reformulation of that presupposition is weaker: ‘I will allow you to presuppose that the lover is more insane than the non-lover’ (236b; my emphasis). 25. Also, Socrates suggests that Lysias’ speech does not express a clear attitude towards its own subject: it is not clear just what Lysias wants to achieve or how he wants to speak. 26. Cf. μειρακίσκος, a very young man, to be distinguished from παῖς, a boy (237b). 27. Given the context, I prefer to translate τῶν καλῶν (237d) as ‘beautiful people’, rather than ‘the beautiful’ (H.N. Fowler 1914) or ‘what is beautiful’ (Nehamas & Woodruff 1995). 28. It is not clear whether these belong to one genus or rather to two different genera. 29. The second part of the speech is apotreptic and hence there is no occasion for the concealed lover to speak directly about the emotions, advantages, etc. of non-lovers including, apparently, himself. 30. This is a quotation from an unknown source. 31. The ‘beautiful boy’ whom he addresses in the palinode is probably the same as the addressee of Lysias’ non-lover as well as of the concealed lover in Socrates’ first speech. 32. Socrates specifies that Stesichorus is the son of Euphemus from Himera, literally the Land of Desire (see Nehamas and Woodruff 1995, 27 n. 56). According to Socrates, Stesichorus delivered a formal recantation for an act of hybris that he had committed, after he had been punished for that hybris by the gods. 33. See Rowe 1986 and 1989. Rowe’s position is more nuanced, however, than it might appear at first sight. For he argues that the palinode plays an essentially dynamic role in the sense that the reader’s perspective on the value and seriousness of its contents changes as the conversation develops. 34. See Smith 1986. 35. I.e. the idea that the Form is the perfect example of the feature for which it stands: Beauty is beautiful and, in fact, it is the most beautiful thing there is – much more beautiful than the beautiful boy whose sight causes his lover to recollect Beauty. 36. Namely, the thesis that Forms are separate both from each other and from their instances. 37. See Nehamas & Woodruff 1995, xlii-xliv. 38. Ibid. xliv. 39. See Heath 1989a. Especially, Heath argues that the palinode is philosophical in so far as it represents an attempt by Socrates to teach Phaedrus something ‘about what is just, fine, and good, an attempt to sow seeds in his soul that will bear philosophical fruit’ (ibid. 159; cf. Phaedr. 276e-277a). Hence it is a different kind of logos from those spoken ‘in the manner of rhapsodes’ (277e), which aim to entertain and persuade without teaching, and which ‘are recited in public without questioning and explanation’ (277e). 40. Bett 1986, 21. 41. See Anonymous. In Plat. Tht. 48.2-4 (= Phaedr. 249e4-5), edited by Bastianini & Sedley 1995; also Alcinous, Didaskalikos, especially 153. 5-6, 26; 155. 26; 157, 27-36; 165, 4-5. For Hermeias, see the relevant parts of the text and commentary in Couvreur 1971; Bernard 1997. For Iamblichus, see Dillon 1973, ad loc., frs. 6-7. For Proclus as well as Iamblichus, see two papers discussing relevant passages: van den Berg 1997; Sheppard 2000. On the relation between human souls and the World Soul see also Plotinus, Ennead IV.3 and 4 and Hermeias, In Platonis Phaedrum Scholia, ad Phaedr. 246b, p. 130-131 Couvreur.

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42. See Bett 1986. 43. See Bett 1986. 44. Cf. Resp. 377a, where it is mentioned that a myth may be false if considered as a whole, but nonetheless may lead towards truth. On the philosophical value of myths, see Partenie 2004: xviii-xix. See also Partenie 2009. The essays of that collection exhibit different ways in which myth and philosophy are essentially interconnected in various Platonic dialogues. A valuable comprehensible treatment of the subject is Brisson 1982. A short assessment of Plato’s use of myth is Murray 1999. 45. As Nehamas & Woodruff 1995 remark (xliv), recollection never emerges again in Plato’s later dialogues. 46. See, most recently, Obdrzalek 2012. 47. I.e., it is debatable whether the white horse corresponds exactly to the spirited part and the black horse to the appetitive part. For example, the white horse does not seem to act in alliance with the charioteer in order to tame the black horse – hence the white horse does not perform in an obvious manner the function of thymos in the Republic. Moreover, the black horse appears to be the element mainly responsible for the amorous impulse of the soul towards the beautiful youth and also for forcing the lover to express his sentiments to the beloved and eventually cause reciprocal eros. But that kind of impetuosity seems closer to the spirit than to the appetite, although of course the black horse is also associated with bodily appetites and in particular sexual desire. I am grateful to Michel Narcy for his remarks on this topic. 48. On the main functions of Platonic myths, see Partenie 2004, xvii-xix. 49. When the palinode ends, Phaedrus joins Socrates in his prayer that god grant him a life of eros and philosophy, and he also says that he has admired Socrates’ speech from its very beginning (257c). 50. Whether or not the rational part actually has the desire to rule is a matter of controversy. For example, see Cooper 1999; Ferrari 2007. A different approach is suggested, most recently, by Obdrzalek 2012, who engages to some extent with the two works previously mentioned. 51. Nehamas & Woodruff 1995 (39 n. 93) point out that Socrates’ confident claim ‘we (scil. the philosophers) were with Zeus’ is uncharacteristic of Socrates and especially of his portrait in the Phaedrus and conclude that we should be cautious or even reluctant to attribute directly to him the views that he is made to express in the speech. Rather, in their opinion, Socrates is projecting here an image that Phaedrus may find appealing. For my own part, I agree that the image has considerable rhetorical force but, as I indicated above, I do not think it follows that Socrates may not subscribe to the philosophical views expressed in the palinode. 52. See Tsouna 1997. 53. See also below, 227-229. 54. The idea that the soul is individuated from the start is noted (but not defended) by Griswold 1986, 100-101. On the other hand, Fossheim 2010 argues for the presence and importance of non- individuality of soul in the Phaedrus mainly on two counts: the soul is a non-individuated force, a basic principle of the cosmos; moreover, the view of the soul advanced by the Phaedrus belongs to a broader social and political context, in which Plato stresses unity and collectivity at the expense of individuality. 55. See Bett 1986, 12-13. 56. The mss. differ, but pace Bett 1986 (14 and n. 23), the presence or absence of the definite article does not seem to make a difference concerning the denotation of the phrase. 57. On the concept of self-mover, see the classic study of Furley 1980. See also Demos 1968. 58. Although Bett’s reading of this passage differs in places from mine (cf. Bett 1986, 14 and n. 23), nonetheless we are in agreement that ψυχή πᾶσα does not refer to the World-Soul. I would add that the same conclusion can be drawn even if we accept the alternative ms. reading πᾶσα ἡ ψυχή.

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59. The immortal gods do not have a body: 246d. 60. See Scott 1999. Compare, for instance, the earlier study of Irwin 1974. 61. This is the main reason why, according to Vlastos, Platonic eros is essentially objective and impersonal and misses something important about that kind of human attachment: Vlastos 1981. A good summary of the leading critical responses to Vlastos is found in Obdrzalek 2012 n. 32. They include Ferrari 1992; Kosman 1976; Griswold 1986, 127 ff.; Nussbaum 1986, passim. On this subject, see also Santas 1982; Gould 1963. 62. See also Phaedr. 256e, which draws a final contrast between the narrow-minded familiarity of the non-lover and the blessings of genuine love. 63. However, the myth may invite the objection that the factors mentioned above presuppose rather than determine the individuality of the soul. If one assumes that numerical identity serves as the principle of individuation, one would have to face the problem of explaining numerical identity without any connection to matter. In my view, the myth leaves open this problem, which finds one solution in Plotinus’ doctrine of individual forms: in outline, Socrates’ soul is different from Callias’ in the sense that Socrates’ soul is an ideal entity logically different from the soul of Callias. As mentioned (n. 11), another way of individuating the soul could be by reference to its causal powers. 64. Since the psychology suggested by that picture has received much attention in the literature, I shall concentrate only on aspects of the simile directly relevant to my argument. 65. Concerning the differences as well as the similarities between the accounts of the tripartite soul in the Republic and the Phaedrus see, most recently, Obdrzalek 2012, who also offers a brief survey of the relevant literature. 66. Moreover, the white horse stands on the right and nobler side, is upright, has good limbs and joints, a high neck, a regal nose, dark eyes, and it is a lover of honour, possesses modesty and self-control and also is a lover of true glory and is guided by words of command (253d). On the contrary, the black horse stands on the left side, is crooked, has bad legs and joints, a short and thick neck, a flat nose, dark colour, grey and bloodshot eyes, is full of insolence and pride, deaf and shaggy around the ears, obedient not to words but to the whip and that even barely (253e). These features are important for the psychological account of the boy’s capture (253c-256e). 67. It is not clear whether τῶν ἄλλων (246b) refers only to humans or to other creatures as well. In any case, I shall be concerned only with human souls. 68. Cf. the two occurrences of the genitive plural τῶν ἵππων in 248a. 69. Concerning human souls, since the white horse is supposed to be thoroughly good and obedient to the charioteer (cf. 253d-254a), the disturbance and unruliness should be attributed to the black horse alone or, alternatively, should be taken to point out that the two horses pull in opposite directions and thus cause the soul to lose its balance and control. Contrast the divine teams, whose horses are well-matched (εὐήνια) and therefore the chariots are balanced (cf. ἰσορρόπως) and move upwards easily (247b). There is disagreement as to how to interpret the differences between divine and human teams. On one view, these differences yield an irremediably pessimistic view of human nature (see, most recently, Obdrzalek 2012, especially 85-86, 97-99), whereas on another the conflict within human souls can be resolved and all three parts can function in harmony in order to live the philosophical life (e.g. Nussbaum 1986). 70. I.e., it has brought the soul in such condition as to force it eventually to submit to the constraints of the body. Ultimately, the reason is both psychological and epistemological: the drivers have been incapable of disciplining their horses and lifting the chariot up to gaze upon Reality; therefore the teams under discussion are nourished by opinion, which they mistake for proper nourishment, i.e., truth (248b). 71. In the spirit of the Phaedo, we might say that every one of them lives the life of the body even before entering some individual body on earth.

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72. On the violence exercised by the ruling element to the black horse, see the insightful discussion of Obdrzalek 2012. 73. Socrates does not object in the least to the transformation of knowledge of oneself into knowledge of itself. The fact that he remains silent about this matter can be interpreted as a dialectical move or, alternatively, as a tacit endorsement of the suggestion that, in the end, the self is simply knowledge of some sort. 74. A variant of this interpretation is defended by Tsouna 1997. However, it is still a matter of controversy how to understand the underdefined concept of the knowledge of itself or knowledge of knowledge. 75. I defended this view in Tsouna 2001, 50-56. Other commentators defend the opposite view, namely that Socrates proceeds to enquire into the nature of ‘the self itself’, although there is disagreement as to whether or not that expression involves some reference to Forms. To my knowledge, the strongest defense of that intepretation is Brunschwig 1996. Useful remarks are also found in Annas 1985. 76. Most scholars hold this view, but there are a few exceptions as well: see the discussion in Obdrzalek 2012 n. 17. 77. Cf. δέξεσθαι: 247d. Note, however, that certain editors bracket the entire phrase. 78. So e.g. Nussbaum 1986. 79. As contends e.g. Obdrzalek 2012, especially 97-98 and n. 37. 80. Cf. Hermeias’ plausible interpretation of the relevant claim: p. 143, 7-11 Couvreur. 81. Pace Obdrzalek 2012, especially n. 37. On this point, see also Griswold 1986, 134-136; Ferrari 1987, 194; Nussbaum 1986, 220; and Vlastos 1981, 39-40. These references are also cited by Obdrzalek 2012 n. 37. 82. Consider again the dynamic process by which the philosophical lover captures the beautiful boy that he loves. At first, the lover’s reason beholds ‘the love-inspiring sight’ (ἐρωτικὸν ὄμμα: 253e) which fills the soul with desire, but nonetheless reason followed by the element corresponding to the white horse refrains from going close to the boy. On the other hand, the element corresponding to the black horse becomes totally unruly and eventually forces the lover to approach the youth (ἰέναι πρὸς τὰ παιδικά: 254a) (254b). As soon as the lover looks upon him, the youth’s beauty brings back the memory of Beauty and of Self-Control standing next to it (254254b). The lover feels such fear and awe that he pulls back violently overcoming the resistance of the lower elements. As mentioned, the process is repeated several times over until the persistence of the element corresponding to the black horse is entirely overcome and both the non-rational parts of the soul learn to obey reason. What enables reason to achieve that feat is, precisely, its power to transcend individual beauty and perceive Beauty in the boy. Moreover, when the beloved returns the lover’s eros and their souls both grow wings, another kind of transcendence becomes also possible, namely the final liberation of the soul from the body and the return of the soul to its discarnate state (cf. 256b-d). 83. Obdrzalek 2012 makes a similar point but in a different philosophical context. 84. This may be viewed as an important departure from the Alcibiades, in which Socrates contrasts the humanity of our body with the divine character of the soul. 85. I am grateful to David Konstan, Richard McKirahan, and Marwan Rashed for their remarks on an earlier version of this paper. A later version has received the benefit of substantial suggestions and criticisms by Paul Kalligas and David Sedley, and I should like to extend to both of them my very warm thanks. My greatest debt is to Michel Narcy for his comments on successive drafts of the paper, and also for his extensive correspondence with me on several exegetic and philosophical points.

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ABSTRACTS

This paper is a contribution to a debate that has its origins in antiquity and still continues to this day, which concerns the nature of the ideal self in Plato and which takes roughly the following form. On the one hand, following the Platonist philosopher Numenius, many interpreters (which I call universalists) maintain that, since the self in Plato is an immaterial rational element, it cannot be personal and individual, but must be impersonal and universal. According to this approach, the contemplative soul is not, strictly speaking, a self, but rather, in the phrasing of the first Alcibiades which is a key text for the universalists, is indistinguishable from ‘god and wisdom’ (Alc. 133c). On the other hand, some scholars (which I call individualists or particularists) follow Plotinus in assuming or asserting the individuality of Platonic selves. But, unlike Plotinus, particularists have never acknowledged that the issue is controversial and have never really confronted the problem of how the self is individual or what its individuality might imply. Therefore I defend afresh the individuality of the self. Moreover, I suggest that it is not incompatible with the sort of universality involved in contemplation but, in fact, constitutes a presupposition for achieving transcendence. However, my argument is restricted to the Phaedrus alone and does not purport to draw conclusions regarding the entire Platonic corpus. In Part I I present Socrates’ aporia, the puzzle which motivates the forthcoming search; also I suggest that the two speeches preceding Socrates’ Great Speech or palinode, one supposedly by Lysias and the other by Socrates, pave the ground for the palinode itself by advancing competing conceptions of erotic love, self-knowledge and rationality. In Part II I argue for a particularist reading of the palinode and especially of the myth concerning the nature of the soul.

Cet article est ma contribution au débat sur la nature du moi idéal chez Platon ; débat commencé dans l’antiquité, mais qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Les positions sont à peu près les suivantes. D’un côté, à la suite du platonicien Numénius, de nombreux interprètes (que j’appellerai universalistes) soutiennent que, puisque le moi chez Platon est un élément rationnel immatériel, ce ne peut être un moi personnel et individuel, mais il doit être impersonnel et universel. Dans cette perspective, l’âme contemplative n’est pas à proprement parler un moi ; elle se confond plutôt, selon les termes du Premier Alcibiade – un texte clé pour les universalistes – avec « Dieu et la sagesse » (Alc. 133c). De l’autre côté, quelques commentateurs (que j’appellerai individualistes ou particularistes) suivent Plotin et supposent ou affirment l’individualité du moi platonicien. Mais, à la différence de Plotin, les particularistes n’ont jamais reconnu qu’il y a là matière à controverse et n’ont jamais réellement affronté le problème de savoir de quelle façon le moi est individuel et ce que son individualité pourrait impliquer. C’est donc une nouvelle défense de l’individualité du moi que je présente ici. En outre, je suggère que son individualité n’est pas incompatible avec la sorte d’universalité qu’implique la contemplation et même qu’elle constitue une précondition de sa propre transcendance. Cependant, mon argumentation se tient dans les limites du Phèdre ; je ne prétends pas tirer de conclusions pour l’ensemble du corpus platonicien. Dans la première partie, j’expose l’aporie à laquelle est confronté Socrate, l’énigme qui motive l’enquête qui va suivre ; j’avance également l’hypothèse que les deux discours qui précèdent le Grand Discours de Socrate, sa palinodie – le premier étant censément composé par Lysias, le second par Socrate –, frayent la voie à la palinodie elle-même en avançant des conceptions rivales de l’amour-eros, de la connaissance de soi et de la rationalité. Dans la seconde partie, je défends une lecture particulariste de la palinodie et plus spécialement du mythe sur la nature de l’âme.

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INDEX

Keywords: ideal self, soul, individuality, contemplation, palinode, Platonism Mots-clés: moi idéal, âme, individualité, contemplation, palinodie, platonisme

AUTHORS

VOULA TSOUNA University of California at Santa Barbara

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Les trois amours platoniciens ou la philosophie à hauteur d’homme

Anca Vasiliu

Un fait a deux faces parce qu’un fait n’est pas seulement un événement dans le monde, mais l’affirmation d’un événement, la mise en mots du monde (the wording of the world). Stanley Cavell, Sens de Walden1 Dans un texte rebattu du Phèdre (264c) Platon affirme la nécessité pour tout discours, autrement dit pour toute œuvre littéraire de la pensée, d’« être constitué à la façon d’un être animé » [ὥσπερ ζῷον συνεστάναι], d’avoir un corps qui ait une partie centrale, une tête, des membres, bref des éléments qui soient solidaires les uns des autres et du tout, se convenant entre eux et au tout [πρέποντα ἀλλήλοις καὶ τῷ ὅλῳ]. Là-dessus maint critique s’étonne que Platon ait si mal appliqué un précepte si bien formulé : comment se fait‑il que, dans une première partie, le Phèdre traite de l’amour et de la beauté, puis dans une seconde, de la rhétorique opposée à la dialectique ? Certains en prennent bravement leur parti : Platon était vieux quand il écrivit le Phèdre, et son art avait perdu de sa souplesse. La plupart font des efforts désespérés pour découvrir une cohésion à laquelle ils ne croient guère ; ils cherchent surtout à subordonner à l’autre une des deux parties, espérant ainsi trouver dans la partie dominante le principe de l’unité de l’ensemble.

1 Si j’ai cité ce texte de Léon Robin, extrait de sa longue étude qui introduit l’édition- traduction du Phèdre aux éditions Les Belles Lettres en 19332, c’est parce qu’il résume parfaitement, me semble-t-il, la situation « classique » dans laquelle se trouve le discours philosophique ancien. Mettant en lumière ce que les historiens ont considéré comme la faille du Phèdre, ce passage montre implicitement que le langage de la philosophie hésite encore chez Platon entre un modèle anthropologique et un modèle épistémologique, entre une pratique singulière de la parole comme une expression propre à chaque individu, et un exercice spécifique d’école, pour lequel le langage de la philosophie est le moyen approprié à la transmission d’un savoir universel et d’une science applicable à tout objet donné. Encore autrement dit, il y aurait là l’expression d’une hésitation fondatrice entre un acte de parole qui pratique sciemment la

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possession d’un pouvoir et un exercice réflexif de la parole qui joue des feux de l’intelligence dans l’art de dire et de faire voir sans viser nécessairement une retombée immédiate extérieure à cet acte de parole, et donc sans instrumentaliser d’emblée le langage. Mais, en formulant cette critique à l’adresse d’une composition jugée hétéroclite (une critique inaugurale de la manipulation ?), l’exégète platonicien de la première moitié du XXe siècle laisse entendre aussi quelle serait selon lui la vocation à laquelle le philosophe antique voue l’être humain, du moins ce qu’il considère comme le meilleur de l’être humain, et s’inscrit ainsi lui-même, de ce fait, dans le temps long d’une certaine postérité de l’Académie. En effet, ce qui permet à un homme de manifester son humanité propre et singulière serait, selon l’exégète de Platon, le pouvoir acquis de parler selon les règles de l’art qui convient au sujet abordé. L’homme accomplirait sa nature d’homme lorsqu’il adresse à autrui un discours non seulement cohérent et raisonnable, mais encore plus semblable en tout point à lui-même que ne le serait son portrait peint ou sculpté, puisque le discours est « vrai » et « vivant », ou « vrai » puisque « pareil à un vivant ». Aussi la parole proférée est-elle image parfaite de celui qui parle, image de ce qu’il y a en lui de plus vivant : son âme et son intelligence. Le discours est ainsi à l’orateur antique ce qu’un fils doit être pour son père : une image à la fois semblable et vivante, à la fois preuve de sa vie et expression accomplie de sa pensée.

2 La question « comment parler au sujet de… l’amour, la vertu, le Beau etc. ? », comment transmettre le contenu d’une définition et, en somme, comment transmettre une science, ne saurait par conséquent être séparée dans ce contexte de la nécessité de savoir faire acte de parole en dehors de toute transmission d’une définition, de savoir répondre et discourir en chaque circonstance donnée, et d’en faire acte comme d’une parole propre autonome, même si celle-ci est adressée et circonscrite à une situation. Car prendre la parole ne signifie pas seulement communiquer un savoir, mais consiste aussi, et surtout pour les Anciens, à pouvoir se montrer en tant qu’homme qui parle à autrui en prouvant ainsi la capacité de dire au plus juste sa pensée et en assumant les effets de la puissance qui s’exerce immanquablement lorsqu’on prend la parole devant autrui. Encore faut-il se rappeler qu’un homme qui prend la parole est pour les contemporains de Platon un homme libre, non un esclave ; et partant se demander si la parole, vraie ou fausse, lui appartient puisqu’il a appris l’art du langage, ou si tout homme qui parle, qu’il soit « simple » ou homme de métier, ne serait pas, toujours, une caisse de résonance, une voix d’emprunt pour la parole d’un autre – ancêtre, Muse ou dieu –, dont il répète délibérément ou à son insu les propos, voire le raisonnement et les figures conventionnelles de l’expression. L’identité de celui qui parle révèle-t‑elle alors l’identité vivante d’un être singulier – Socrate, Phèdre, Alcibiade ou Théétète –, ou se fait-elle l’écho d’un raisonnement à portée universelle qui emprunte une voix particulière pour pouvoir s’exprimer et se faire entendre dans une situation donnée ?

3 C’est à partir de cette perspective que je voudrais exposer, sans ignorer l’arrière‑goût politique qui demeure sous le terme anachronique d’humanisme, terme que ne saurait traduire l’idéal d’une « philosophie à hauteur d’homme », la vocation à laquelle Platon semble vouer l’être humain. Du moins, ce qu’un certain humanisme classique considère comme la définition platonicienne du « meilleur » dans l’être humain. En effet, Platon met en œuvre un moyen par lequel il (nous) devient possible de lire dans ses dialogues une réponse à cette question encombrante pour la pensée : quid d’être‑un-homme, ou du moins, à défaut, comment, quomodo, être « homme » à partir de l’identité propre de

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chaque individu humain ? Non ce qu’est un homme, car la réponse réclamerait alors de définir l’âme, selon l’assertion bien connue de Socrate dans Alcibiade3, mais comment manifester l’acte d’être un « homme » et non seulement d’être un « vivant ». Sans déroger au principe de la connaissance des formes qui interdit tout accès au singulier et à l’identité individuelle en raison de leur soumission au multiple et aux lois du devenir, et sans y consacrer par conséquent un exposé voué explicitement à la détermination de l’être individuel, unique et singulier, le moyen utilisé par Platon consiste en une analyse serrée de l’acte conjoint de penser et de parler. Cette analyse, récurrente dans ses textes, est plus particulièrement présente dans les dialogues dits « socratiques », où le recours à l’altérité constitue le principe régulateur de la connaissance de soi – selon la description du rapport catoptrique à soi par l’autre, description dont l’Alcibiade est encore la référence classique4. Le philosophe cherche ainsi en toute chose, et non au sujet de l’homme en premier, ce qui permet à un homme de penser et d’exprimer l’identité de soi et, sur le même principe, l’identité de chaque objet singulier en ce que celui-ci a de commun précisément avec la possibilité d’être exposé et d’être connu tant par le νοῦς que dans le λόγος, tant dans son intelligibilité séparée du contingent que par une « descente » dans le raisonnement et dans la langue. Les philosophes « platoniciens » d’un humanisme prolongé jusque dans la modernité ont voulu voir dans cette analyse conjointe de la pensée et du langage la raison philosophique qui justifiait l’affirmation de l’homme comme « mesure de toute chose » : « mesure » de ce qui est et de ce qui n’est pas, de ce qui porte sens durablement et de ce qui n’est qu’un hochet transitif dans la vacuité du phénomène sensible de la langue. La sublimité qu’ils y ont attachée ne pouvait que générer la réaction d’une autre forme de sublime, l’excès de la négation, à partir d’une version nietzschéenne de l’humanisme dont les racines sont tout aussi « platoniciennes » que celles du classicisme de la Renaissance et des Lumières.

4 Mais je ne m’engagerai pas ici dans un dialogue avec les uns ou les autres des représentants du platonisme moderne. Je voudrais simplement situer l’analyse conjointe des actes de penser et de parler dans le contexte littéral de quelques dialogues socratiques et montrer cette conjonction à l’œuvre à partir d’un des sujets abordés : celui de la définition de l’amour. Sujet privilégié, certes, puisque l’amour « socratique » n’est pas un « objet » dont on recherche la possession en le définissant, mais un moyen spécifique pour assumer à l’œuvre ce double apprentissage – de l’art de connaître et de l’art de parler. Situer cette analyse ne va toutefois pas sans une mise en perspective propre. Celle que je proposerai ici provient des questions actuelles concernant la définition du statut du langage : relativisme d’une vérité de la phrase ? ou affirmation d’une vérité de sens qui implique une double présence et qui suppose l’horizon d’une éthique ? Il me semble pertinent d’analyser les dialogues sous cet angle puisque Platon lui-même formule à sa manière cette alternative à l’égard du langage. La faille du Phèdre s’avère être dans ce cas la conséquence d’une construction bipartite volontaire, pour montrer le caractère artificiel d’une séparation des genres dans le périmètre du sujet choisi pour cette fin.

5 Prenons donc comme point de départ le dialogue cité par Léon Robin. La leçon de Socrate à Phèdre dresse une ligne de partage nette entre d’une part le « secret » de l’art de parler (ce que Socrate appelle avec ironie l’invention, σοφὸν εὑρών, de Tisias) : « quand on parle, c’est le vraisemblable qu’il faut poursuivre (πάντως λέγοντα τὸ δὴ εἰκὸς διωκτέον εἶναι) et remercier (congédier) le vrai (πολλὰ εἰπόντα χαίρειν τῷ

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ἀληθεῖ) »5, ce qui revient à dire, en d’autres termes, qu’il est juste de plaider même la cause du loup6, et d’autre part le fait propre à l’acte de discourir (λόγου δύναμις) qui est une forme de psychagogie7 et qui, à ce titre, signifie connaître l’âme et la montrer en paroles selon la condition qui fait qu’un homme soit homme accompli, c’est‑à‑dire un maître absolu de ses passions. L’acte de parler exerce ainsi un double pouvoir qui se meut entre la condition irrépressible de l’homme en tant que « lieu où l’être se dit », pour parler en des termes heideggeriens connus (termes qui rappellent d’ailleurs la condition de l’affirmation ontologique chez Parménide), et qui rend le vrai impossible à cacher sur le visage ou dans l’expérience immédiate du sensible, et une action propre aux « mouvements de la langue », pour emprunter une expression à Austin8, action au cours de laquelle tout, vrai ou faux, peut être dit à condition de séparer d’emblée dire et montrer.

6 Sans répéter à l’égard d’un autre objet herméneutique les propos de Barbara Cassin consacrés à ce que signifie en fin de compte la décision du sens dans l’acte de parler (legein), selon les affirmations du livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote9, décision qui légitime le fait d’être un homme, je voudrais déterminer l’acte de parole comme étant chez Platon l’opérateur de ce double pouvoir du langage, dire et montrer, sous la modalité d’un double dévoilement : dévoilement de l’identité singulière de l’homme qui parle en son nom (Socrate enlève alors le voile qui couvrait sa tête lors de son premier discours en réponse à Phèdre, alias Lysias) ; et dévoilement aussi de l’identité sémantique de l’objet de référence qui apparaît comme (une) présence signifiante dans chaque affirmation de son existence et de son sens – que cette affirmation soit celle d’une nomination abstractive et universaliste (l’être ou le Bien), ou qu’elle intervienne au cours d’une narration qui décrit et signifie le passage à l’acte, opère avec l’individuel (comme avec des monades enfermées dans le ton épique) et vise le réel (ou la production du réel), même si nous savons que la narration consiste chez Platon le plus souvent en un mythos. Parler en son nom, même lorsqu’il s’agit de rapporter les paroles d’un autre que soi-même, et mettre l’objet en présence par la parole qui s’y réfère comme gage d’accès à son identité sémantique, sont donc les deux faces d’un fait unique accompli par le discours.

7 Ce fait, appelé de nos jours « vérité de langue » ou affirmation valide lors d’un acte de langage (Socrate s’adresse directement à Phèdre et vise Phèdre en personne en définissant l’amour), ne peut pas être séparé de l’expérience métalinguistique (ici : le fait de se montrer), et cette expérience impose une confrontation et demande en même temps une tentative d’ajustement ou d’adéquation entre langage et évidence – évidence du visible en premier lieu, puisque la vision est l’expérience la plus courante. Le dédoublement entre auteur et acteur du texte, qui « fait recette » chez Platon, exprime la nécessité de prendre en compte cette expérience, d’en prendre acte dans le courant de l’affirmation et de la définition de chaque identité, même (et surtout) lorsqu’il s’agit de structurer un concept. Or le dédoublement (auteur-acteur), qui situe en outre le processus d’ajustement ou d’adéquation dans une tension, traduit dans le contexte platonicien la nécessité d’une « initiation ». L’apprentissage d’un savoir est aussi une initiation au « mystère » de la langue, i.e. à l’art du discours. D’où la nécessité d’un dédoublement quasi permanent qui se produit aussi à l’égard de la personne même de l’acteur mis en scène par l’auteur, acteur qui rapporte alors les paroles d’un tiers : Phèdre lit dans le dialogue éponyme le discours de Lysias (comme une « initiation » pour lui à la parfaite rhétorique) ; Socrate rapporte dans le Banquet les paroles de Diotime (comme une « initiation » à l’éloge de l’amour parfait) etc. Si cette structure du

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texte platonicien tient d’un genre littéraire particulier qui ne nous intéresse pas dans cette étude, la mise en situation de la parole engendrée par cette structure propre à la médiation nécessaire dans une initiation me semble en revanche relever du statut que Platon veut donner à l’acte de la parole dans certaines circonstances et à l’égard de certains objets particuliers du discours. Le danger encouru est celui de déplacer l’intérêt depuis le terrain de l’identité philosophique vers le terrain du jeu littéraire, un jeu de places substituées et de places prises dans l’esprit du lecteur. Mais si on prête l’attention à ce glissement facile et si on redresse la barre en tenant le cap de l’enjeu philosophique, et nécessairement éthique, du dialogue platonicien, ce jeu de rôles et de situations de parole peut devenir l’instrument d’une analyse dont l’objet est justement la constitution du langage philosophique à partir du langage ordinaire des hommes, le sens premier des mots avec lequel Socrate aiguillonne les citoyens d’Athènes et talonne ses disciples pour leur apprendre à raisonner.

8 Je prends comme « thèse » la définition de ces deux faces du fait accompli par un discours : (a) que le langage philosophique ne constitue pour Platon rien d’autre que l’instrument dont l’appropriation et l’usage permettent à un homme d’être pleinement lui-même, en intégrant et en assumant le contenu qu’il assigne à chaque mot comme une expression, et une ostension en même temps, de sa pensée et (b) que le langage philosophique se définit comme une maîtrise de la pratique de l’acte de parole en situation, afin de mettre l’individu qui parle en rapport avec lui-même (en situation de dominer ses passions, en l’occurrence) dès lors qu’il se dévoile comme objet phénoménal en toute circonstance qui le concerne directement10. Une analyse serrée de l’acte conjoint de penser et de parler – j’entends une analyse de l’acte en même temps que de la situation engendrée par l’acte – permet ainsi de baliser le terrain en déplaçant l’intérêt « classique » pour la théorie de la connaissance par les Formes vers une visée plus étroite, immanente à l’acte d’exister : à savoir, le rapport de détermination et d’implication mutuelle du phénomène et du langage.

9 Sous couvert d’un Socrate curieux de tout en même temps qu’entiché de discours, Platon cherche à l’égard de toute chose, et non au sujet de l’homme en premier, ce qui permet à un homme de penser et d’exprimer l’identité de chaque objet singulier en ce que celui-ci a de commun précisément avec la possibilité d’être exposé, « réduit » à l’expression. Ainsi, tout objet (qu’il soit être ou action dans le choix entre immanent et transcendant) peut être connu non seulement comme une altérité par rapport à celui qui le saisit, mais aussi comme une identité à part entière grâce à la faculté appropriée du nous, par une intellection qui fait de lui l’objet de la communication d’un contenu assigné par l’intellect à travers le logos. L’identité est ainsi accessible aussi longtemps que subsiste la possibilité de constituer un objet du logos ou, si l’on préfère, autant que demeure dans le legein, dans l’acte de prédication, un objet de la dénomination et de l’énonciation à partir de chaque objet singulier de l’expérience. Mais la méthode dialectique pratiquée par Socrate ne produit son véritable effet bénéfique sur la pensée – un effet d’éclaircissement du sens par l’art des distinctions entre objets et « vérités » à l’égard des objets – que dans le cadre d’une ontologie dont l’être premier n’est autre que l’homme lui-même et non quelque objet que ce soit dont on cherche la détermination dans l’acte d’exister et on arrête la connaissance sur les principes de production. Si l’objet de l’expérience devient un objet sur lequel on prend pouvoir par l’expression, cette appropriation de l’objet ne sert en réalité qu’à fixer les limites de l’identité de l’objet par rapport à celui qui parle et qui connaît ou prétend connaître cette identité. L’identité est certes conçue en rapport à l’altérité, mais à travers une

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objectivation par le logos, par une pratique appropriée de l’acte du langage. L’appropriation, le saisissement de l’objet par le logos n’est qu’une modalité de marquer la transitivité du langage et sa distance, en même temps qu’une modalité de désigner le véritable « objet » que l’on s’approprie dans l’exercice de cet acte, à savoir l’identité de celui qui profère la connaissance de toute chose donnée.

10 Formulée brièvement, une première réponse de Platon au sujet de cette question centrale de l’identité de l’être en tant qu’homme, serait alors la suivante : est homme, digne de ce nom, celui qui, en s’adressant à un autre, est capable de tout dire de ce qu’il pense à l’égard d’un être, d’un objet ou d’une action, mais sans s’identifier lui‑même à ce « tout » comme si, de fait, il rapportait toujours à l’autre les paroles d’un tiers ; comme si aucune parole ne lui appartenait en entier alors que c’est bien lui qui la profère comme expression de sa pensée. Est homme celui qui sait donc qu’il n’est pas tout ce qu’il sait, tout ce dont il a le savoir par la vision, par la pensée et par l’usage de l’expression ; celui pour qui l’identité avec soi est encore ailleurs que dans les idées et les paroles (noemata kai logoi) dont il a la maîtrise, mais à l’égard desquelles il a acquis aussi le savoir de s’en extraire et de se tenir à l’écart pour une raison précise qui reste à définir. Cette raison, on la devine néanmoins : elle provient de la limite atteinte de l’expression, de l’impossibilité de tout dire de ce que l’homme ressent et connaît, de ce savoir négatif socratique – je sais que je ne sais pas ; je désire m’instruire parce que je n’ai pas la connaissance de ce qui doit être connu, à commencer par moi-même. Mais la conséquence de cette situation projette son ombre bien plus loin : l’homme peut avoir et peut manifester ainsi l’intuition que la part d’inconnu qui motive et nourrit son élan cognitif représente peut-être la part la plus importante qui soit, dès lors qu’elle ménage la place pour ce qui demeure irréductible dans l’expérience directe, et irréductible aussi à toute expression immédiate ou différée. L’accomplissement de la connaissance est donc atteint lorsque la limite de la connaissance est elle-même atteinte et assumée comme immanente à la fois à l’objet et au sujet. Cette « méthode » de Platon inspirera durablement la démarche des Humanistes, à proprement parler, bien que ces derniers aient tenté aussi de l’harmoniser avec les positions d’Aristote, de la Bible, des Pères de l’Église et des théologiens médiévaux. « Se connaître, en effet, c’est tout connaître en soi (qui enim se cognoscit, in se omnia cognoscit) – dit Pic de la Mirandole dans Oratio De hominis dignitate –, comme l’ont écrit d’abord Zoroastre, puis Platon dans Alcibiade. », car « γνῶθι σεαυτόν, idest cognosce te ipsum, ad totius naturae nos cognitionem… excitat et inhortatur – ‘connais-toi toi-même’ nous incite et nous exhorte à l’étude de la nature entière11. »

11 Mais cette réponse de Platon à la question de l’homme à travers les possibilités conjointes de l’opsis, du noein et du legein maîtrisées avec art et appliquées à la recherche de l’identité de chaque chose en soi, réponse dont l’humanisme s’est fait l’écho retentissant, n’est pas complète. Platon va plus loin dans la définition. Il précise à cet égard un point de vue différent, voire nouveau par rapport à celui visé par Socrate dans la pratique dialectique, et par rapport à l’objet abstrait qui est au centre de l’ontologie métaphysique de Parménide. L’affirmation de l’être prend en effet place dans l’homme et se dit pleinement de celui qui sait aimer et sait démontrer, de surcroît, que c’est bien cela que d’être homme : aimer en dépassant les limites conjoncturelles d’une connaissance réduite à la possession de l’objet, et sans en référer pour cela aux principes ; savoir, en outre, en parler puisque parler est un art qui n’est pas seulement transitif mais aussi conatif, servant à la maîtrise des passions, et, en somme, un art dont la pratique certifie pour l’homme la possibilité de tenir l’équilibre exact entre les forces

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opposées qui déterminent par attraction et rejet l’existence physique du monde pour les Anciens. Parler aux bêtes, parler aux dieux – voici en deux mots extrêmes comment la « ruse » du logos, celle qu’Ulysse maîtrisait déjà, se transforme dorénavant en vertu qui définit pour Platon l’homme qui aime au-delà de l’objet, l’homme qui, dès lors qu’il aime ainsi l’amour, connaît aussi ses forces et se connaît non comme un objet mais comme un être capable de se déterminer par ses limites. Or, il me semble que l’audace d’une telle position philosophique ne sera relevée véritablement qu’à la Renaissance, quand la découverte textuelle des Dialogues croisera des idées analogues nourries par la tradition médiévale des poètes. La réaction se fera attendre, mais ne sera pas moins provocatrice dans les temps modernes que n’a été puissant le défi de cette audace relevé par les Humanistes, audace qui consiste à considérer l’homme comme l’unique vivant capable d’affirmer son amour sans nécessité d’en faire la preuve par un acte violent.

12 Levons un premier voile de cette approche théorique en prenant une série d’exemples textuels. Elle concerne l’objet spécifique de l’amour pour Platon12. Aucun mystère n’entoure d’ailleurs cet objet dès lors que j’ai prononcé au départ le nom de l’un des deux dialogues consacrés principalement à définir et à louer l’amour par l’entremise des mots, des phrases et de l’intonation des discours. L’objet de l’amour dont il est question dans le Phèdre comme dans le Banquet, bien que différemment présenté, se décline en trois temps : l’amour de tous les corps qui ont la jeunesse naturelle pour leur beauté, puis l’amour d’un seul corps, beau entre tous parce qu’il permet de voir ce qu’il y a de plus beau que la beauté d’un corps, à savoir la beauté de l’âme (κάλλος τιμιώτερον)13, pour arriver à aimer la beauté tout court, la beauté sans support étranger, sans corps, car identifiée à elle-même éternellement : αὐτὸ καθ᾽ αὐτὸ μεθ᾽ αὐτοῦ μονοειδὲς ἀεὶ ὄν 14. Ces trois sortes d’amours sont les degrés d’initiation au « mystère » de l’amour unique, tels que Diotime les avait un jour présentés à Socrate, lequel les rapporte dans le Banquet en citant le propos de la prêtresse de Mantinée, les paroles d’une étrangère, comme une « initiation » à l’amour à travers l’éloge composé dans les règles de l’art15. Ces trois degrés de l’amour correspondent aux trois types de connaissance que Platon expose ailleurs sous des modalités différentes, mais dont le modèle de la République est bien sûr le plus connu et sera déterminant pour la postérité du Maître : la connaissance intuitive, fournie par une « bonne vue » (elle-même sujette à un certain apprentissage), la connaissance discursive issue d’une parfaite maîtrise de l’art du logos (une techne qui s’apprend moyennant quelques efforts auprès d’un instructeur patenté), et enfin la connaissance contemplative, laquelle permet de saisir l’identité de l’objet en soi en ouvrant ainsi la possibilité de se saisir soi-même dans cette expérience réflexive requise par l’accès à l’identité de l’objet de la connaissance. Cette dernière connaissance – à savoir : la possibilité d’un accès à l’identité de l’être en soi, unique, de chaque chose ainsi posée, αὐτὸ καθ᾽ αὐτὸ ἓν τιθέντες, sans se tromper en considérant l’identité comme réduite à l’être singulier, ἓκαστον εἶναι, de la chose cherchée (selon la leçon clairement exposée dans le Théétète, 153e‑154a) – comprend une particularité par rapport aux deux autres : elle ne s’apprend pas comme telle, n’est pas semblable à un « art » acquis auprès d’un maître qui exerce un métier spécifique à l’objet de l’enseignement. Elle prend acte et se parfait d’elle-même dans le sujet lui-même, à condition que celui-ci ait choisi la bonne voie dans la vie en ayant été conduit par un autre vers ce chemin : τὸ ὀρθῶς ἐπὶ τὰ ἐρωτικὰ ἰέναι ἢ ὑπ᾽ ἄλλου ἄγεσθαι 16. Mais sur ce chemin, il va de soi, chacun se retrouve seul.

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13 Une injonction, voire une exhortation est faite à toutes les étapes au néophyte entré dans le « mystère » de l’institution amoureuse (τῶν ἐρωτικῶν) : il doit à chaque fois « engendrer de beaux discours » (γεννᾶν λόγους καλούς). Il doit, en d’autres termes, faire preuve de sa puissance en donnant naissance à cet « être animé », à cet être de substitution en quelque sorte par rapport à un être animé véritable – en enfantant donc, à chaque fois qu’il franchit une étape, un beau discours. Or le discours tient ici la place du rejeton vivant, de l’enfant dans lequel le néophyte devrait pouvoir se retrouver, mais qu’il ne lui est pas donné d’engendrer puisqu’il s’agit sur ce parcours d’une union dont l’aimant est à l’évidence le seul partenaire, comme un sujet laissé en suspens, l’acte prévalant ici sur l’objet de la même manière que le langage recouvre l’expérience directe de la chose réelle mais ne se l’approprie pas.

14 Les « beaux discours » permettent ainsi de découvrir d’abord la fraternité de tous les corps (ἐπὶ ἑτέρῳ σώματι ἀδελφόν ἐστι) 17. Par la suite, ils permettent de distinguer cette fraternité purement formelle de la parenté véritable, celle qui est au-delà du sang18 tout autant qu’au-delà des formes ressemblantes, et qui unit tout en ramenant l’individu à l’identité avec lui-même (πᾶν αὑτὸ αὐτῷ ξυγγενές ἐστιν). Cette distinction, entre fraternité formelle et parenté essentielle, devient possible après que l’on ait encore enfanté d’autres discours à ce sujet (τἰκτειν λόγους τοιούτους), lesquels louent, par exemple, la belle âme cachée dans un corps dont la présence est sans valeur, est une « petite fleur », dit le texte (τις σμικρὸν ἄνθος ἔχῃ)19. Et encore d’autres multiples, beaux et grandioses discours devront ainsi être mis au monde (πολλοὺς καὶ καλοὺς λόγους καὶ μεγαλοπρεπεῖς τίκτῃ) pour exprimer les pensées qui proviennent de l’élan insatiable vers la sagesse, littéralement vers la philosophie (διανοήματα ἐν φιλοσοφίᾳ ἀφθονῳ), des discours portant sur l’universalité du beau, discours engendrés lorsque le néophyte arrive à contempler la vastitude du beau (ἐπὶ τὸ πολὺ πέλαγος… τοῦ καλοῦ καὶ θεωρῶν)20. 15 On comprend quel est finalement l’objet de l’amour pour Platon : c’est le Beau, bien sûr, la beauté universelle saisie par la contemplation de tout, beauté qui engendre en celui qui la contemple l’élan vers le Bien, élan confondu, pour les humains, avec l’élan vers la philosophie – élan ou excitation dont parle Pic de la Mirandole dans le passage cité plus haut ; « fureurs socratiques que chante Platon dans le Phèdre (Socraticis illis furoribus, a Platone in Phaedro decantatis) », dit encore le même jeune platonicien de la Renaissance dans un autre passage de son Oratio21. Mais cet élan n’aboutit pas à un pouvoir de possession de l’objet par le savoir, car il est comme détourné du chemin droit vers l’objet visé. Il peut en revanche, grâce à cet infléchissement, accomplir sa véritable mission. Pourquoi ce détour de la voie directe est-il nécessaire ? Parce que seul un dieu peut déceler directement l’unité dans tout, selon un passage dont le Timée (68d) offre une formule brève et claire22, alors qu’un homme, même instruit et éclairé par l’initiation, n’a aucun pouvoir comparable de distinction ni, en outre, aucune possibilité de posséder ce qui lui est donné ainsi à contempler dans l’indistinction écrasante du multiple à laquelle il a accès à ce stade de la connaissance. Il aime et connaît jusqu’à un certain point son objet, mais, en fin de compte, sans pouvoir y toucher. Il peut cependant, et doit même d’ailleurs, enfanter des discours, mettre en acte des paroles et les maîtriser par l’art de la composition, comme on engendre, on aime et on instruit ses enfants, même si, ici, il s’agit littéralement d’enfanter des paroles et de les mettre en acte dans un discours construit. Autrement dit, le discours sert ici de substitut à l’objet de la connaissance, dont la possession entière est réservée au dieu seul. Mais, par le

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même acte, l’homme s’avère en possession de ce que le dieu n’a pas, à savoir la maîtrise du logos et le pouvoir d’exprimer et d’exposer ainsi le meilleur de sa nature, son âme et son intelligence des choses, les deux « incarnées » dans une expression qui le représente parfaitement et ne s’identifie toutefois pas à son être entier.

16 Un détour est donc signifié de cette manière : il est nécessaire d’accompagner l’initiation à l’objet véritable de l’amour par un acte vrai de création, car ce dernier à la fois décentre l’homme de lui‑même et lui permet en même temps de se retrouver et de s’accomplir de cette manière, en ayant bouclé la boucle de toutes ses possibilités. L’amour en sortira grandi puisque l’homme aura atteint la complétude de pouvoir qui constitue le propre de son identité : c’est ainsi qu’il sera entièrement lui-même dès lors qu’il a lui-même engendré, c’est-à-dire qu’il a pu se mettre dans les conditions de l’acte dont l’objet est celui même qu’il désire et qu’il cherche, et dont il réalise, comme sujet, une re-création sur un autre support, celui de la parole et du discours. Même s’il ne s’agit que de créer des similitudes (l’art de la parole est comme toutes les technai soumis au règne de la vraisemblance), engendrer des beaux discours doit néanmoins participer comme acte d’une création vraie et entière. La complétude signifie alors le dépassement de la limite inhérente à la nature. La création d’un objet propre à l’homme, et à lui seul, se substitue ainsi à l’objet inatteignable du désir par ce détour. Le rôle du discours est de faire justement le jeu de cette substitution, mais sans en être pour autant lui-même l’objet du désir. Dans le processus de la connaissance platonicienne –appelons ce processus élan vers la philosophie et vers la contemplation du Beau qui assure la connaissance du Bien – le discours opère donc le passage depuis l’objet vers l’acte : polariser l’acte d’aimer à défaut d’une possession impossible de l’objet. Toute possession véritable étant impossible, autant que la connaissance propre du singulier s’avère impossible au sein du multiple, ou que la possession de l’identité en soi d’une forme universelle est considérée comme impossible à l’individu humain, l’acte de mise en paroles de l’amour constitue dans ce contexte un modèle pour la manière dont cette impossibilité peut être contournée et dont la connaissance s’accomplit sans en être amoindrie ou obligée de procéder par réduction. Dire l’amour exprime l’acte même d’une création accomplie sur le coup de l’expression. Pour cette raison, dire l’amour devient exemplaire pour tout acte conjoint de la parole qui montre et qui signifie la connaissance. Car un art accompli du langage désigne en effet plus que les paroles ne disent proprement, dès lors que le discours parfait vise non une maîtrise de l’objet par la connaissance (sur le modèle archaïque du pouvoir de la nomination), mais la possibilité d’une maîtrise de son identité par la maîtrise du sens juste des mots qui montrent cet objet et le signifient en même temps. En somme, par la maîtrise de l’acte de signifier, par la dynamis propre au logos manifestée dans le feu de l’action, dans l’exercice de la parole comme une image volontaire, et parfaite autant que possible, de l’acte d’aimer.

17 De même que le Bien, impossible à atteindre, se reflète dans le Beau et peut ainsi être saisi, la connaissance de tout objet, impossible comme identité, se reflète dans la signification que le langage découvre et que l’homme peut saisir en « fabriquant », amoureusement, des discours parfaits. Mais retenons que pour Platon la condition de l’amour est centrale pour le langage, comme la contemplation (ou pensée spéculative) est pour lui la condition centrale pour la vraie connaissance. Pourquoi l’amour serait‑il la condition centrale (et première en quelque sorte) du langage ? Parce que le langage est foncièrement un acte qui n’agit pas directement ; c’est un acte de la médiation perpétuelle, qui a par conséquent besoin de substituer à la pure transition d’une vérité

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de paroles un milieu actif à partir de soi, une puissance génératrice capable de donner aux mots une force d’impact que seuls le souffle des mots et l’écho de la musique parfaite des sons ne peuvent pas offrir au meilleur des discours qui soit. Art de signifier, le langage n’est pourtant pas un code de signes (d’où la méfiance de Platon à l’égard de l’écriture), dès lors que chaque mot est une limite assumée par la pensée à l’égard de l’expérience dans laquelle s’exerce l’humain. Que le langage puisse être codifié par la suite jusqu’à la dernière de ses figures, cela est une autre histoire qui mérite l’attention, mais dont il ne sera question ici que tangentiellement, dans le rapport entre usage dialectique et usage rhétorique de la parole.

18 La composition de discours représente ainsi la condition propre à l’homme ; une forme de retrait, certes, mais aussi sa seule condition de possibilité par rapport à l’avancée d’une connaissance qui n’est donnée selon Platon qu’aux dieux, et dont l’homme a acquis à ce stade un savoir aussi précieux que décevant. Il sait désormais que la connaissance ne lui est pas donnée par une possession complète et immédiate d’aucun objet, mais par l’unique voie du reflet, et qu’il se doit de maîtriser ce reflet, et de le maîtriser réellement, faute de quoi il risque de perdre tout savoir, et même de mettre, tel Narcisse, sa vie en péril. Mais une fois arrivé là, l’homme, qui a appris qu’il ne possède vraiment rien, se connaît lui‑même comme réfléchi à la fois par cette altérité transcendante à l’égard de son identité et par son acte de parole qui le représente pleinement à l’égard d’autrui. Il découvre ainsi l’identité du « sujet » (qu’il nous soit permis, et pardonné, de recourir à cet inévitable anachronisme terminologique). Cette découverte s’opère lorsque l’homme capable de parler assume et s’approprie ses paroles comme un langage de l’amour et comme un moyen de se découvrir dans chaque être ou objet comme dans une altérité butoir pour soi-même. S’il aime toutefois passionnément ce qu’il connaît de cette manière, et s’il donne naissance, engendre l’objet propre de son acte d’aimer, la beauté recherchée lui apparaît alors réfléchie sans faille dans un discours parfait : un éloge ou un poème – pour Socrate. Que ce discours soit une définition de l’objet visé en même temps qu’une louange, ce n’est pas anodin mais il s’agit, encore une fois, d’une question de genre que je ne traiterai pas ici, bien qu’elle soit déterminante pour une certaine finalité assignée par Platon au langage. Aussi a‑t‑il été aisé de reconnaître la synthèse que je viens d’opérer entre le discours de Diotime rapporté par Socrate dans le Banquet, la leçon à Alcibiade (autour de l’injonction de Delphes, dans l’Alcibiade) et la succession des trois discours dans le Phèdre ; une allusion aussi au sort du prisonnier initié de retour dans la caverne, dans la République VII, prisonnier éclairé qui s’exerce dans l’art de la rhétorique pour échapper au courroux de ses compagnons et pour leur enseigner, malgré eux, la distinction des genres entre les ombres et le principe des réalités. Dans chacune des circonstances citées, c’est la voix de Socrate qui s’entend dans le texte de Platon.

19 Si j’ai évoqué les propos de Diotime relayés par Socrate dans le Banquet, propos sur lesquels je reviendrai, c’est pour souligner ce singulier assemblage platonicien entre théorie et pratique du langage qui suppose que la connaissance soit nécessairement rythmée et conditionnée par l’exercice des discours, par la mise en acte réitérée de l’art du logos. De la conjonction entre la recherche du beau et le témoignage (par l’acte de la parole, donc) que ce désir de beau est bien présent dans le choix du discours approprié, naissent à la fois les beaux discours et l’amour parfait, sans que l’on sache exactement qui détermine qui ou quoi. Quoiqu’il en soit, ces discours, reflets du désir d’aimer, doivent être, comme les « vivants » (hosper zoion), issus d’une rencontre amoureuse. Les discours sont cependant étranges comme « vivants », puisque ce sont des « vivants » qui

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n’ont pas besoin d’un support extérieur à leur être dès lors qu’ils sont le fruit d’une rencontre d’incorporels : la rencontre entre l’acte de bien penser et l’acte de bien parler – tous deux issus de l’élan d’un acte unique, celui d’aimer, acte qui constitue une expression ou une forme d’ostension de l’âme. Aucune inversion, ni aucun désaccord n’est toléré dans cette relation construite sur la réciprocité du reflet. Mais le but visé n’est pas d’arriver à engendrer le discours parfait, l’expression la plus adéquate à une pensée qui maîtrise superbement l’objet dont elle a acquis par contemplation le savoir. À moins, certes, d’en faire son métier. Le but de cette « institution amoureuse », à laquelle Diotime initie Socrate, est de faire naître dans l’initié un homme nouveau, un être vivant digne de ce nom ; de faire naître, en effet, l’homme accompli dans l’être initié.

20 L’union entre l’acte de penser et l’acte de parler (φρονεῖν καὶ λέγειν) n’est alors que la première des conditions. Il faut avoir rempli avec désir et grâce le devoir de cette union de la pensée et du langage, c’est-à-dire en aimant ce devoir comme Socrate qui déclare à Phèdre s’être entiché des divisions et des synthèses (ἔγωγε αὐτός τε ἐραστής, ὦ Φαῖδρε, τῶν διαιρέσεων καὶ συναγωγῶν, ἵνα οἶός τε ᾦ λέγειν καὶ φρονεῖν) 23. Mais en rester là, consiste à s’arrêter sur le seuil d’un acte qui ne produit alors que du vent. Devenu capable de saisir cette aptitude dans l’autre – aptitude à viser l’unité et à la saisir lorsqu’elle se trouve naturellement déployée dans une multiplicité –, il importe maintenant d’arriver à l’imiter. Non à la manière des peintres, mais plutôt à la manière des poètes. Il faut, en effet, pouvoir se mettre avec son esprit sur les traces de cet autre et à son pas, en le suivant comme s’il était un dieu (κατόπισθε μετ᾽ ἴχνιον ὥστε θεοῖο) 24. Platon utilise ici une expression rythmée empruntée à Homère – Ulysse suit les pas d’Athéna ou de Calypso – ou du moins, Platon fait entendre des mots à la manière d’Homère pour signifier que Socrate, ayant parlé ainsi d’amour à l’égard de la dialectique, ne peut désormais qu’emprunter aussi le nom d’un poète qui agit différemment à l’égard de la langue et va sans doute plus loin que lui. Le poète, en effet, divise et unit à son tour les contraires, mais arrive à le faire autrement que par des arguments de mots, des hypothèses et des démonstrations, puisque sa fin est différente de la propédeutique des savoirs dévolue aux philosophes. La parole homérique est théologique ; pour accomplir son but elle chante, raconte et donne à voir. Le passage évoqué du Phèdre (266b) se trouve, on le devine aisément, à la jointure entre les genres, en l’occurrence à la charnière entre les deux arts du langage : la définition de la dialectique et celle de la rhétorique.

21 Mais les deux arts du langage ont pour Platon un but commun. Lorsque dans le Phèdre Socrate décrit donc le bon discours, celui qui est semblable à un vivant, il l’anthropomorphise au même moment où il le profère ; il le présente ainsi presque comme un double de l’orateur qui le compose et le récite25. Si le discours est construit avec quelque « ruse » (mechane ou metis) à la place de l’art accompli du genre, s’il peut se lire à l’envers par exemple, tel l’épitaphe de Midas le Phrygien26, ou s’il peut se reprendre au beau milieu des phrases pour se contredire, ou peut se réciter plusieurs fois pour défendre des buts différents, l’âme du logos « vivant » est alors tordue, monstrueuse, incontrôlable par la raison, dépassant le champ de la vision tout autant que le domaine strict du logos, le domaine de la signification. Le langage ne révèle plus l’objet, ni ne confronte la connaissance avec les limites propres de l’expression. Il résonne, certes, mais les sons seuls qui s’entendent, même articulés et compréhensibles lexicalement, ne suffisent pas pour signifier la vie, car ils ne montrent ni ne

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transmettent rien qui vaille dans ce cas. Poussés dans ce retranchement du vivant, les mots régressent en babils – des sons qui n’ont pas de référent même si l’on reconnaît le nom d’une chose ou les stridulations d’un chœur de cigales –, ou alors demandent que l’on assigne un contenu discursif à des expressions comme « chant des Muses » ou « voix du daimon », sachant toutefois que celles‑ci ne réfèrent à rien d’existant dans l’immédiat. En revanche, être capable d’« enfanter des discours », plus exactement pouvoir donner naissance à un discours qui ait un corps, une tête, des pieds, et que toutes ces parties soient assemblées entre elles de manière à ce que le tout soit constitué comme un vivant (ὥσπερ ζῷον συνεστάναι), si l’on ne cède pas à la tentation de prendre tout ceci pour une métaphore semblable aux précédentes, cette capacité constitue alors l’indicateur d’un processus réflexif dont l’objet n’est pas le logos comme tel mais bien l’homme qui parle. Celui-ci met en acte la parole et engendre ainsi sa propre identité, celle qui a la possibilité d’être transmise ou montrée sans danger de produire un dédoublement trompeur comme un portrait ressemblant mais sans vie. Tout acte de parole réfère à son agent et le met sur une scène commune avec l’objet visé. Capable d’enfanter son identité, c’est-à-dire de la manifester en définissant l’objet de son « dit », et d’être ainsi lui-même auprès des autres, l’homme devient en quelque sorte un homme « nouveau », un homme accompli dans sa nature. C’est bien lui que cherchent à obtenir Diotime par initiation à l’amour et Socrate par accouchement de l’esprit ou par initiation à la dialectique. Si l’on ne cède pas le terrain à la métaphore – et je ne vois ici aucune raison philologique ou philosophique de le faire puisque hoion ou hosper sont des indicateurs de comparaison sur fond de ressemblance formelle ou structurelle et non nécessairement de transfert sur un autre support –, le discours « anthropomorphe » que loue Platon dans le Phèdre, devient alors, tout simplement, le portrait vivant de l’orateur accompli.

22 Revenons encore au Banquet. Vers la fin du discours de Diotime rapporté par Socrate, la contemplation du beau en lui-même, selon lui-même et par lui-même dans une identité unique et éternelle avec soi (αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ μεθ᾽ αὑτοῦ μονοειδὲς ἀεὶ ὄν) 27, est décrite comme un processus de désengagement à la fois à l’égard des distinctions et à l’égard des identifications formelles. À l’inverse de la manière dont est décrit le discours vivant dans le Phèdre, le candidat à la perfection dans les choses amoureuses (τῶν ἐρωτικῶν), une fois arrivé au stade de la connaissance contemplative de l’océan du beau, doit se défaire non seulement de toutes les choses belles (τὰ καλά) qu’il s’est précédemment appropriées en les contemplant, mais aussi des habitudes prises et qui l’ont conduit jusqu’à ce stade, à savoir : la possibilité de distinguer l’accroissement et le décroissement, les parties belles des parties qui ne le sont pas, ainsi que les jugements divergents des uns et des autres sur l’aspect des choses – en un mot, il doit reléguer l’art des distinctions, la dialectique, à son but et ne pas la généraliser en s’arrêtant là. Puis, il doit également se défaire de l’analyse qui procède par représentations (φαντασθήσεται) et éliminer tout ce qui pouvait ressembler pour lui à un visage (οἷον πρόσωπον), à des mains ou à toute autre partie d’un corps (οὐδὲ ἄλλο οὐδὲν ὧν σῶμα μετέχει), et se défaire de tout ceci sur le plan de l’ontologie, de la réalité de ces choses existantes en quelque altérité que ce soit (οὐδέ που ὄν ἐν ἑτέρῳ τινι), comme vivant sur terre ou dans le ciel ou n’importe où ailleurs (οἷον ἐν ζώῳ ἢ ἐν γῇ ἢ ἐν οὐρανῷ, ἢ ἐν τῳ ἄλλῳ), tout autant qu’il doit se défaire des représentations sur le plan du discours et du savoir (οὐδέ τις λόγος οὐδέ τις ἐπιστήμη)28. Or, s’il y a là, de toute évidence, un renversement exact de la manière dont le discours doit être composé – par

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abstraction et non à la ressemblance d’un vivant comme dans le Phèdre –, c’est parce que l’objet de l’amour auquel se réfère Socrate dans le Banquet est différent même si le but de l’acte linguistique reste, à mes yeux, le même.

23 L’art d’aimer et l’art de produire des discours appropriés visent tous les deux leur achèvement devant l’« océan du beau ». Ils vont du même pas et suivent le même chemin. Seulement, le premier s’applique à l’être et le signifie en tant que celui-ci est par rapport à un référent extérieur, et qu’il ne constitue donc jamais la cause ni le principe de lui-même, tandis que le second vise la pensée comme telle, en acte grâce au langage, or le langage, bien appris et bien utilisé, constitue l’expression juste et droite de la raison dont il procède. Le second est en outre téléologique tandis que le premier ne l’est pas. À ce titre, le langage semble pouvoir se suffire à lui-même, voire semble pouvoir se détacher, s’autonomiser en quelque sorte comme signification par rapport au sujet, telle une âme, si celle‑ci pouvait se dire, pouvait exprimer elle-même son identité, et se montrer ainsi séparée du corps. Le langage agit ainsi comme s’il était animé, se mouvant de lui-même. Mais, tant que l’acte de la pensée s’identifie à l’acte de dire (legein) en même temps qu’à la signification des mots (rhemata) et du logos, le sujet qui parle a besoin d’un intermédiaire pour se saisir soi‑même comme son propre objet, ou alors doit accepter de se mettre sur les traces d’un autre que lui-même, emprunter la trace de ses pas et son rythme, à défaut de se substituer à l’autre en lui empruntant son corps. Diotime, encore elle, demande à Socrate de faire de son mieux l’expérience de ses paroles à elle auprès de son esprit à lui : Πειρῶ δέ μοι… τὸν νοῦν προσέχειν ; de passer, autrement dit, au crible de son intellect les mots qui pourraient venir d’ailleurs, pourraient être « inspirés » chez elle. Après tout, cette femme, prêtresse et étrangère, pourrait-elle avoir raison, seule et contre tous ? Il faut des preuves – elle-même, d’ailleurs, les demande à son ami. Il faut exercer ou pratiquer en esprit la puissance révélatrice d’un discours ; y voir aussi les conséquences jusqu’au bout.

24 Autrement dit, savoir exprimer sa pensée en des paroles parfaites consiste à savoir déterminer son véritable objet et à parler de lui en s’adressant à autre chose qu’à l’aspect que l’on peut avoir d’emblée sous les yeux : le visage d’un interlocuteur, aussi aimable soit-il, ou la face des choses, aussi rayonnante soit-elle que la lumière de l’été. Mais il faut aussi savoir maîtriser le pouvoir d’autonomie que les mots acquièrent ainsi, les tenir toujours auprès de soi en connaissant leurs effets pour les avoir vécus ou assumés soi-même en tant qu’« actes » véritables avant de les adresser comme « parole » à autrui. La réflexivité antique joue justement sur ce levier archaïque entre l’acte de dire et l’acte de faire en le plaçant – chez Platon encore comme chez les poètes des mythes cosmogoniques – sur le terrain d’une pensée de la puissance, de la détermination totale et de l’accomplissement par l’eros. Pour cela, il fallait bien que le discours soit comme un vivant, qu’il soit engendré avec un corps, une âme et un lien qui assure l’harmonie de l’ensemble. Mais il fallait assurer aussi la possibilité de faire passer par ce « corps de paroles » la pensée déterminante, et donc donner une structure à la connaissance en accord avec le but recherché, comme si on pouvait avoir une sorte de connaissance préalable de celui-ci, le vérifier par des preuves ou par l’expérience : en termes anciens, aimer par principe avant de connaître la détermination exacte de l’identité par rapport à tel être singulier, savoir, autrement dit, ce qu’il est dès lors qu’il est là, sous les yeux, dans les parages. L’aimer aussi pour pouvoir ou savoir en parler, du moins s’assurer la condition pour cela.

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25 Aussi pourrait-on formuler cette position philosophique en des termes anachroniques certes pour Platon, mais qui peuvent nous éclairer, nous, dans la perspective de l’histoire de la pensée, sur l’enjeu de cette position platonicienne à l’égard du statut du langage comme enjeu spécifique et comme gage d’identité de l’être humain. L’instrument universel vise ainsi, et toujours, les transcendantaux, mais la parole, qui s’entend, se voit et s’adresse à autrui en le touchant, dévoile dans son élan quelque chose à l’égard du concept en soi : il s’agit de la signification, du sens qui ramène le concept vers l’être qui parle hic et nunc et oblige ce dernier à travailler avec les noms et les concepts à partir d’un horizon métalinguistique, en cassant ainsi le mécanisme d’autoréférence propre au langage (conséquent à sa transitivité) et en ouvrant la parole à l’acte en présence, et, il va de soi, à la maîtrise de la puissance persuasive engendrée par le discours. La conséquence immédiate en est l’amorce d’un changement radical de la théorie de la vérité du langage telle qu’elle était entendue et pratiquée par les sophistes du temps de Platon. Le statut du langage quitte alors l’alternative ontologique être-paraître, désignée jusque‑là comme une opposition essentielle pour déterminer l’accès à la vérité par le logos, et se positionne dorénavant dans la complémentarité entre immanent et transcendant – une complémentarité à l’égard de laquelle le langage n’occupe plus toute la surface de la connaissance possible des choses qui existent ou qui n’existent pas, mais laisse désormais une place à ce qui serait la possibilité d’une altérité radicale, silencieuse et ineffable. Voir par exemple, dans le Sophiste, le passage qui conclut la démonstration concernant le rapport entre langage et image29, ainsi que le processus de désontologisation et de désubjectivation du discours (sophistique, en l’occurrence), processus illustré par la demande explicite de désimplication pronominale des interlocuteurs dans la recherche d’une définition du langage propre au sophiste30. Nous avons dans ce cas affaire à une situation qui représente l’inverse exact de ce qui aurait un sens, signifierait quelque chose, mais ne montrerait rien – ce que Barbara Cassin appelle la « possibilité-limite d’une autonomie signifiante » dans le cas d’une théorie aristotélicienne de la signification (sous l’exemple classique du bouc‑cerf)31.

26 Revenons encore aux textes de Platon. L’art de la parole en tout adéquate à la pensée doit par conséquent passer entièrement, se résorber presque dans l’art d’aimer pour qu’une recherche de la connaissance de l’identité en soi de l’être puisse mener l’homme jusqu’au rivage de la Beauté. Lorsque Socrate, se déclarant amoureux d’Alcibiade, tente de le définir pour pouvoir maîtriser cet être beau entre tous par une connaissance parfaite de ce qu’il est, il place son ami dans un lieu propice à saisir les ressemblances, le lieu, catoptrique par excellence, où l’être se reflète lui-même dans et par son propre désir. Pour Socrate ce lieu n’est autre que le langage exprimant en des paroles bien choisies le désir amoureux capable d’engendrer des discours. Mais Socrate ne s’adresse précisément pas à la présence physique d’Alcibiade ni même à son visage. Pour souligner la nature véritable de la relation qu’il entend établir avec lui, il ne tente pas de le décrire. Il joue au contraire sur la négation de l’apparent, tout autant que sur la sonorité des mots, comme s’il regardait l’objet de son amour à dessein de biais, ou en se détournant, tel le démiurge du Timée (28a-b) cherchant à saisir le modèle de la création cosmique ailleurs qu’au bout de ses doigts32. Οὐ πρὸς τὸ σὸν πρόσωπον…, « ce n’est pas à ton visage que je m’adresse mais à toi‑même ; c’est à ton âme que je parle et non à ce que j’ai devant les yeux », dit Socrate à Alcibiade, non sans un évident jeu phonétique πρὸς τὸ σὸν πρόσωπον, tel un effet d’écho, semblable à celui qui se produit inévitablement dans la relation de face-à-face, par l’envisagement direct – πρὸς τὸ… /

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ad aliquid / πρόσωπον –, mais une relation bancale, une relation avec ce qui demeure muet pour l’instant, comme mort. En écho, donc, parce qu’à ce stade Socrate dit et Alcibiade acquiesce et répète aveuglément presque les mêmes mots. Il s’agit de la préparation à la connaissance de soi par le regard plongé dans le regard d’un autre (Alcibiade, 130e). Mais Socrate insiste lourdement sur la nécessité d’établir l’identité de l’autre, comme pour le réveiller à lui-même en suscitant le désir : il faut distinguer avant tout l’identité de la singularité (αὐτὸ τὸ αὐτό par rapport à ἕκαστον), non pour rejeter l’une au profit de l’autre, mais pour établir l’adresse juste de la parole dans la recherche de la connaissance – ici : savoir qui est véritablement celui qu’aime Socrate, lui le premier. De ce que nous disions tout à l’heure : qu’il fallait chercher d’abord ce que c’est que le « soi-même » lui-même (ὅτι πρῶτον σκεπτέον εἴη αὐτὸ τὸ αὐτὀ). Or au lieu du « soi-même » considéré absolument, nous avons cherché ce qu’est chaque « soi- même » en particulier (νῦν δὲ ἀντὶ τοῦ αὐτοῦ αὐτὸ ἕκαστον ἐσκέμμεθα ὅ τι ἐστί). Peut-être, après tout, cela nous suffira‑t-il. […] En conséquence… quand nous nous entretenons, toi et moi, en échangeant des propos (τοῖς λόγοις), c’est mon âme qui parle à ton âme. […] Justement comme nous le disions à l’instant : quand Socrate s’entretient avec Alcibiade par un échange de propos, ce n’est pas à ton visage qu’il parle, mais apparemment c’est à Alcibiade lui-même (οὐ πρὸς τὸ σὸν πρόσωπον, ὡς ἔοικεν, ἀλλὰ πρὸς τὸν ᾽Αλκιβιάδην ποιοὐμενος τοὺς λόγους) ; or Alcibiade, c’est ton âme (τοῦτο δὲ ἐστιν ἡ ψυχή).33 27 Inutile de préciser qu’en parlant ainsi d’Alcibiade, Socrate s’adresse quand même à Alcibiade, même s’il feint de s’en détourner34. Et le jeu continue sur le même ton, ironique certes, et sur la même structure de la composition des arguments, en énumérant tout ce qui pourrait constituer un trompe‑l’œil de l’identité si l’art de la parole, bien aiguisée par la précision de la pensée, ne savait pas détacher le sujet de l’objet afin d’éviter toute confusion et toute emprise : le nom, le corps et les parties du corps, le métier exercé, la fortune propre etc. À l’œuvre, la connaissance discursive précède nécessairement l’acte d’aimer.

28 Je voudrais enfin lever, pour finir, un second voile dans cette approche, toujours à propos de la définition que j’ai formulée au début : est homme celui qui sait aimer et sait dire que c’est bien cela que d’être homme et d’être dans le monde. Platon donne la meilleure preuve à cet égard dans le Phèdre en composant trois discours dans les deux genres (dialectique et rhétorique), sur le thème de l’amour.

29 Il ne s’agit pas, pour Socrate qui parle et agit, de concilier les genres du logos ; ni de substituer logos à eros comme une forme de fougue à une autre forme de fougue, en laissant croire à Phèdre que la maîtrise de soi s’obtient par un art enseigné à l’école assorti du devoir accompli en récitant ou en se rappelant religieusement des mythes. Platon met en œuvre et décrit la manière dont est engendrée et se définit au cours d’un discours l’identité de celui qui parle par rapport à celui qui écoute. Il décrit comment se définit cette identité de l’être en situation d’acte de parole, même lorsque l’orateur la cache, volontairement ou à son insu.

30 Après avoir écouté Phèdre le brillant lire, le visage empourpré de plaisir, le discours matinal de Lysias, et après lui avoir répondu par une réfutation composée à son tour dans les règles de l’art dialectique, Socrate se dévoile et parle à nouveau pour se purifier : καθήρασθαι ἀνάγκη – dit-il cette fois‑ci35. Un péché contre la mythologie vient d’être commis ou frôlé dans les deux discours prononcés : celui de Lysias, rapporté par Phèdre, et celui de Socrate en réponse au premier, mais ne parlant pas en son nom

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propre. puisqu’il choisit de se couvrir la tête comme s’il s’absentait. Qu’est-ce qu’un péché en matière de mythologie ? Et comment doit se purifier quiconque aurait commis une telle faute ? Il y a dans ces cas, dit Socrate, une purification antique (῎Εστι δὲ τοῖς ἀμαρτάνουσι περὶ μυθολογίαν καθαρμὸς ἀρχαῖος) : retourner le mal en bien par le même moyen, i.e. celui de la mythologie – par les vers, le récit, les images. La faute entraîne la cécité, tandis que le repentir ouvre à nouveau les yeux. C’est l’histoire de Stésichore qui le montre. Je ne la répéterai pas ici car elle est bien connue36. Οὐκ ἔστ᾽ ἔτυμος λόγος οὗτος – dire ne signifie pas d’emblée quelque chose, ne signifie même rien (au sens étymologique des mots), n’a pas de sens lorsqu’on cherche à prêter ainsi à des dieux l’outrance qu’à aucun prix un homme n’accepterait à son propre égard : manifester le contraire de son essence. Les mots tiennent leur sens premier de l’acte référé ou signifié par le sujet37. Pécher contre la mythologie, c’est faire violence au langage sous couvert d’histoires invraisemblables, comme si le monde (celui des humains comme celui des dieux) était seulement un fait de paroles (wording the world… 38) pour le meilleur ou pour le pire, et que l’on pouvait lire l’un à travers l’autre en appuyant une démonstration sur des arguments herméneutiques tirés du cru de sa propre fiction. Pécher contre la mythologie, c’est en faire mauvais usage, et en outre, confondre les genres : prendre le récit pour une analogie, par exemple, et ajuster la narration à une relation de proportions qui ne convient qu’à la connaissance structurelle des choses et non à des êtres qui se manifestent par des actes. Les mots, bien qu’ils soient parfois les mêmes, ne recouvrent pas un sens identique quand ils affirment un état immanent des choses ou quand ils racontent une histoire de dieux et de héros. Malin serait alors celui qui trouverait des raisons humaines et des désirs dans l’agissement des dieux pour en faire autant, sans dévoiler l’illusion de ce langage puisqu’il est dupe ou mal intentionné (allusion au Phèdre 262a39). C’est une mauvaise question que de savoir si des histoires comme celle d’Orithye et de Borée sont vraies ou fausses, tel ce mythologème (τὸ μυθολόγημα) qui avait intrigué Phèdre, en arrivant sur le bord de l’Ilissos au sanctuaire d’Agra, et que Socrate, agacé par le bavardage de son compagnon, avait jeté par-dessus bord en envoyant les agrestes figures tératologiques au pâturage des esprits entichés de cette sagesse simplette qui cherche la vérité dans les interprétations des figures et des noms (ἀμηχάνων πλήθη τε καὶ ἀτοπίαι τερατολόγων… κατὰ τὸ εἰκὸς ἕκαστον ἅτε ἀγροίκῳ τινὶ σοφίᾳ χρὠμενος). C’était au tout début du dialogue40. Socrate reprend maintenant son esprit et, purifié du « péché contre la mythologie », tient alors le troisième discours du texte de Platon, un discours tissé presque entièrement de mythes et faisant au départ l’éloge du délire, avec cette frappante « fureur socratique » qui a fasciné tant d’esprits depuis la Renaissance (en particulier Pic de la Mirandole parmi les premiers).

31 Mais Socrate ne parle toujours pas en son nom : il rapporte le logos de Stésichore41. Plus précisément, il commente le premier vers que j’ai cité et ouvre ainsi les yeux de son compagnon sur la valeur sémantique et référentielle du langage épique, en s’étant assuré auparavant que Phèdre était bien là, qu’il était attentif et présent en écoutant Socrate de son mieux. Comme dans Alcibiade42, Socrate s’adresse à Phèdre en parlant de Phèdre, comme s’il pouvait y avoir un décrochement entre l’identité de son interlocuteur immédiat et une image ou un mauvais rêve, un eidolon ou un phantasma, décrochement dû au moins à quelque maladie des yeux (maladie qui d’ailleurs sera évoquée plus loin43), si ce n’est à un défaut de l’âme. Où donc est-il ce garçon à qui je parlais (ποῦ δή μοι ὁ παῖς πρὸς ὃν ἔλεγον) ? Il doit entendre ce que je vais dire (ἳνα καὶ τοῦτο ἀκούσῃ), sinon il risquerait de prendre

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les devants et de donner ses faveurs à qui ne l’aime pas. Il est près de toi (οὓτος παρά σοι) – répond Phèdre – tout contre toi (μάλα πλησίον), toujours à tes côtés tant que tu voudras (ἀεὶ ὅταν σὺ βούλῃ). Alors, mon beau garçon (ὦ παῖ καλέ)44… 32 Phèdre tient désormais le langage de l’aimé et Socrate peut l’aimer et parler de l’amour en présence. (Honni soit qui mal y voit ou pense.) Voici maintenant comment doit s’exprimer son discours [le discours de Lysias, redressé a posteriori par Socrate] : « il n’y a pas de vérité dans un langage » (οὐκ ἔστ᾽ ἔτυμος λόγος οὗτος) [Socrate répète le vers de Stésichore, que je préfère traduire, les raisons en sont évidentes ! : il n’y a pas de sens dans ce langage] qui, la présence d’un amoureux étant admise (παρόντος ἐραστοῦ), prétendra que c’est à celui qui n’aime pas qu’on doit de préférence accorder ses faveurs45…

33 Pour aimer, comme pour enseigner et apprendre, l’acte concerne l’être en présence et le langage ne peut pas et ne doit pas dans ce cas jouer le rôle d’un substitut ontologique comme lors de la connaissance d’un objet en soi. Socrate s’en explique sur le long et étonnant parcours qui suit.

34 Après avoir parlé de manière détournée du langage et de l’homme, sous l’espèce du délire et de l’immortalité de l’âme, en louant le langage du premier et en brossant l’image bien connue du cocher et des deux chevaux pour illustrer les agissements de l’âme, faute de pouvoir définir cette dernière autrement que par l’acte du mouvement par soi, principe du mouvement éternel, Socrate en arrive à la question initiale de son discours : il doit définir l’amour. Il doit pour cela entrer dans le jeu, se mettre lui‑même en jeu, pour définir l’identité de l’acte et de l’objet, après avoir composé, pour se purifier, son propre mythe (lui‑même appelle mythos le récit du cocher qui conduit l’attelage et dompte le cheval révolté). Or Socrate passe alors d’un régime de langage à un autre et nécessairement d’un registre visuel à un autre registre de visibilité. Il annonce d’ailleurs ceci par la référence (métaphorique ?) au danger d’aveuglement, ou d’une possible maladie des yeux. Le « mythe de l’âme » est censé avoir défini et montrer l’acte, le verbe même d’aimer (eran), ἐρᾷ, dit le texte, il aime maintenant (indicatif présent de la troisième personne). Le discours doit désormais faire autant à l’égard de l’objet : ὅτου, il aime quoi ? On doit définir l’objet de l’amour. Or la réponse, et d’ailleurs la solution envisagée par Socrate, consiste à mettre en place, comme dans l’ Alcibiade, le mécanisme catoptrique de l’amour dans l’acte même de la parole proférée. Le passage est célèbre parce qu’il est cité et commenté aussi bien par Plotin (Ennéade I, VI, 8) que par les sophistes tardifs, comme Philostrate par exemple (dans Eikones, le « tableau » de Narcisse). Comme un souffle (οἷον πνεῦμα) ou un son (ἠχώ – l’écho, à proprement parler) renvoyé par une surface lisse (λείων) et solide (στερεῶν) revient à son point de départ, le flot de la beauté retourne vers le bel enfant en passant pas les yeux (τοῦ κάλλους ῥεῦμα πάλιν εἰς τὸν καλὸν διὰ τῶν ὀμμάτων ἰόν), chemin naturel de l’âme ; il atteint celle-ci, la remplit, arrose le passage des ailes et les fait pousser, et remplit à son tour d’amour l’âme du bien-aimé. Il aime donc, mais il ne sait quoi. […] Comme un homme qui a pris une ophtalmie à un autre, il ne peut en dire la cause, et il oublie qu’il se voit lui-même, dans son amoureux, comme dans un miroir (ὥσπερ δὲ ἐν κατόπτρῳ ἐν τῷ ἐρῶντι ἑαυτὸν ὁρῶν λέληθεν). En la présence de l’autre il cesse comme celui-ci de souffrir, en son absence il éprouve les mêmes regrets, et il est regretté de la même façon : il éprouve un ‘contre-amour’, image réfléchie de l’amour (εἴδωλον ἔρωτος ἀντέρωτα ἔχων)46. 35 Ainsi l’identité de l’être engendré par le discours devient-elle, sur le parcours, l’identité d’un être aimé réfléchi dans et par la présence de son amant, comme l’être constitue

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pour la pensée un tout, inséparable de l’altérité du non-être lorsqu’il s’agit de distinguer, pour les définir, la réalité des choses elles-mêmes de la vérité du langage qui est comme une « contre-réalité », en miroir, à leur égard. Car le langage a beau être pareil au phantasma d’Hélène pour Stésichore47, a beau constituer donc un hosper zo(i)on, un simili-vivant seulement, il représente néanmoins l’unique moyen pour l’homme de donner aux choses véritables leur sens, et par là une consistance ontologique et non seulement une épaisseur sémantique. Le détour qui s’engage devient dès lors un témoignage d’amour par l’engendrement des discours, c’est-à-dire par la capacité de composer un éloge à même de porter l’élan de l’homme vers ce qu’il n’est pas, vers cette non-identité qu’il désire connaître et qui peut, en réponse, engendrer la connaissance de soi tout autant que de l’altérité visée par l’amour. L’acte de connaître est bel et bien dans ce cas un acte d’amour : à ce titre il transcende la réalité immanente et ne peut, à ce titre, qu’être divin – mais divin à hauteur d’homme, car c’est l’homme lui- même, accompli par et dans ce processus, qui devient divin, qui devient « autre » puisqu’il n’est pleinement lui-même qu’au terme d’un acte d’initiation de l’ordre d’une traversée de ses propres limites.

36 Le passage conclusif du Phèdre (278b-d), juste avant la prière adressée au dieu Pan, est particulièrement éclairant sur le rôle du langage et sur la nécessité d’un usage approprié à l’objet pour pouvoir définir celui qui parle, et surtout pour pouvoir donner un sens à ses paroles, faire en sorte que le langage signifie en référant à quelque chose de vrai : acte, être ou objet. Assez joué maintenant à propos des discours (τὰ περὶ λόγων). Toi, va trouver Lysias. Dis-lui qu’étant descendus (καταβάντε) tous deux jusqu’au ruisseau [à la source] des Nymphes (ἐς τὸ Νυμφῶν νᾶμα) et à leur sanctuaire (μουσεῖον), nous avons entendu des discours (ἠκούσαμεν λόγων) ; ils nous invitaient à dire à Lysias et à quiconque compose des discours, puis à Homère et à quiconque compose de la poésie, aussi bien sans mélodie que chantée, enfin à Solon et à ceux qui, dans l’ordre des discours politiques ont rédigé des écrits sous le nom de lois : « Si l’un de vous a composé ces ouvrages en sachant ce qui constitue le vrai (εἰδὼς ᾗ τὸ ἀληθὲς ἔχει συνέθηκε ταῦτα), s’il peut leur porter assistance en affrontant la discussion [la réfutation] sur ce qu’il a écrit (ἔχων βοηθεῖν εἰς ἔλεγχον ἰὼν περὶ ὧν ἔγραψεν) ; s’il est capable, par la parole, de montrer lui-même que ses écrits sont peu de chose (λέγων αὐτὸς δυνατὸς τὰ γεγραμμένα φαῦλα ἀποδεῖξαι), alors il ne faudra point nommer un homme de cette qualité d’après ses œuvres d’écrivain, mais d’après l’objet supérieur [la visée] qu’il a poursuivi [avec sérieux] (οὔ τι τῶνδε ἐπωνυμίαν ἔχοντα δεῖ λέγεσθαι τὸν τοιοῦτον, ἀλλ᾽ ἐφ᾽ οἷς ἐσπούδακεν ἐκείνων). » […] Le nom de sage (σοφόν), Phèdre, me semble excessif (μέγα εἶναι) ; il ne convient qu’à la divinité (θεῷ μόνῳ πρέπειν). Mais celui d’ami de la sagesse, de philosophe (φιλόσοφον), ou quelque nom de ce genre, lui conviendrait mieux, et serait d’un ton plus juste48.

37 Ce passage, célèbre entre tous, précise dans un premier temps la nature du trajet effectué par les deux philosophes : c’est une katabase vers la source des Nymphes, en l’occurrence vers la source qui anime et alimente sans cesse l’inspiration, comme la physis anime et nourrit la vie. Mais plus précisément, puisqu’il s’agit de la mise en œuvre des possibilités du logos, cette source désigne le « moteur » de l’inspiration, l’élan, le désir suscité d’emblée par la beauté naturelle, physique. Socrate et Phèdre vont donc là où se dévoile le désir (le lieu naturel « absolu » sous la figure de la jeune fille Orithye49) et où sort de sous terre, au grand jour, ce qui est naturellement beau et qui nourrit la possibilité de mettre ce désir en acte (par l’amour) et en œuvre (par le chant ou par le discours), les deux, amour et chant, ou discours, en même temps,

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comme si l’acte du langage et l’acte qui traduit le désir (ou la volonté) pouvaient et devaient même être simultanés dans leur détermination réciproque. Sont ensuite récapitulés les genres de l’art du langage : discours sophistique (Lysias), discours politique (Solon), poème et récit (Homère). Puis Socrate met l’accent sur l’enjeu central de toute production de langage : savoir définir le vrai (τὸ ἀληθές), savoir ce qui est « vrai » et le viser lors de toute composition afin de rendre ainsi en tout lieu la chose présente en vérité. Osons gloser : viser le vrai constitue la raison de toute production de synthèse par le moyen de deux opérations complémentaires, la réduction du multiple et l’unification par le langage, puisque ce dernier a d’une part la possibilité de distinguer les oppositions et de l’autre de viser la notion commune à tout (ou notion universelle) sous chaque identité déterminée.

38 Vient ensuite le tour d’une définition nécessaire de la méthode, laquelle consiste à mettre le langage en situation d’affronter ses limites : par la négation (ou réfutation) des thèses et par l’acceptation de la limite elle‑même, cette « faiblesse » de tout discours (τὰ γεγραμμἐνα φαῦλα ἀποδεῖξαι) à l’égard de l’identité, du visible et du mouvement. Cette méthode, ou plutôt cet « art » par lequel la pensée devient langage, est évidemment la dialectique. Son but constitue le dépassement de l’œuvre (et donc de la définition de l’homme comme artisan producteur d’une œuvre) par la mise en lumière du véritable enjeu : l’objet qui est vraiment visé, avec sérieux – σπουδαίως ἐφ᾽ οἷς ἐσπούδακεν, dit le texte –, qui a été poursuivi avec zèle à travers l’œuvre, cet objet- là ne s’identifie pas à l’œuvre ni ne se trouve dans celle-ci mais ailleurs. Où ? La réponse de Socrate est ici indirecte. Si le but visé coïncide avec l’œuvre, cet « objet » du dépassement de l’acte est alors nécessairement circonscrit à la perfection du chant, du discours sophistique ou de la rédaction des lois50. Dans ce cas l’ouvrier du logos n’est pas différent des autres ouvriers doués et diligents, qui accomplissent avec art leurs métiers, qui produisent des objets ou des œuvres et qui prennent par conséquent le nom de leur métier en s’y identifiant : prince-gouverneur ou cordonnier. Mais si le but est supérieur à l’œuvre, le maître de la parole vraie tend alors vers une coïncidence avec le divin par la sagesse, ou, toute proportion gardée, dit Socrate malicieux, avec ce qui au moins se situe dans la puissance de l’amour du divin et de la sagesse, en l’occurrence, la philosophie. C’est ailleurs que Platon (toujours sous couvert de Socrate) donne une réponse directe à cette question clef. Le passage 176b‑c du Théétète reprend de près le propos final de Socrate dans le Phèdre mais situe cette fois‑ci le rôle du philosophe et du langage philosophique dans le rapport entre le bien et le mal : la connaissance de leur différence est « sagesse et vertu véritable » (τούτου γνώσις σοφία καὶ ἀρετὴ ἀληθινή) 51. Le langage vraiment philosophique, défendu par Platon (sous couvert de Socrate), vise ainsi à mettre les « transcendantaux » (le Beau et le Bien) au cœur même et non à l’horizon de l’immanent, dans l’agir propre au domaine de l’éthique et non à la lisière d’un arrière‑monde des Idées impossible à atteindre. Mais même sans la précision ajoutée par le Théétète, le passage conclusif du Phèdre que nous venons de citer pourrait constituer le condensé d’un véritable « art philosophique » : le « manifeste » platonicien des enjeux que représente la mise du langage à hauteur d’homme.

39 On ne peut pas accuser Platon, comme on le fait couramment, d’avoir obligé la pensée philosophique à détourner son regard de l’être singulier, puisque c’est bien celui-ci, l’être singulier, qui aime et qui est capable d’en parler, en faisant la preuve de son amour non par un geste de possession mais par un acte de parole adéquat à la vérité du

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sens donné à l’amour. L’être singulier se détermine alors dans l’œuvre non seulement de manière grammaticale, comme sujet désigné par le nom propre ou par le pronom, mais aussi, et surtout, en faisant la preuve que ce qu’il dit est bel et bien ce qu’il pense et ce qui meut son choix et son agir. L’amour joue son rôle à la fois nourricier et moteur précisément là, dans l’audace de cette transparence de bon aloi entre la pensée et l’expression, dans la transparence d’un pouvoir décentré de lui-même, qui entraîne l’être à viser par la parole une vérité en acte. Mais c’est le langage qui tient le rôle d’un plan catoptrique pour l’être et qui signale aussi ce point d’infléchissement radical (appelé conversion, epistrephein) permettant à celui qui parle de se saisir lui-même et de se mettre sur le droit chemin. La connaissance de soi qui s’ensuit, et qui s’appellera « conscience » quelques siècles plus tard chez les disciples gréco-romains de Platon52, est en point d’orgue ce qui tient attachées dans les Dialogues l’épistémologie et l’éthique, à savoir la maîtrise des passions, en un mot : la vertu. C’est elle, et plus exactement la transformation de la connaissance en vertu, la métamorphose du « savoir » en « faire le bien » qui permet de connaître son identité non comme un étant existentiel confondu dans le multiple, tel qu’il est, existentiellement parlant, pour le maître de l’Académie, mais comme l’être propre et singulier à qui il appartient d’agir en accord avec la pensée et la parole proférée, quitte à mettre sa vie en péril comme le prisonnier libéré, de retour dans la caverne.

40 On n’est pas obligé, me semble-t-il, de considérer l’œuvre platonicienne sous un angle strictement anthropologique, extérieur à la méthode dialectique, pour comprendre ce dessein philosophique qui est aussi, à vrai dire, un dessein à visée politique53. On n’est pas obligé non plus d’appeler ce dessein du nom, certes forcé, d’humanisme avant la lettre. Mais il me semble qu’il y a dans les textes suffisamment d’arguments et de preuves philologiques et philosophiques qui vont dans ce sens, à condition d’aimer nous-mêmes la lettre et son usage pour y voir le sens. À condition aussi d’accepter la possibilité d’un dépoussiérage massif de l’œuvre platonicienne, en la sortant de sous le carcan unique de la théorie des Formes immuables et de la séparation du sensible et de l’intelligible dans laquelle l’ont enfermée les siècles d’un enseignement de la doxa, ainsi que l’histoire longue d’un jugement de la philosophie sous le signe d’une alternative entre l’acceptation sans condition ou le refus en bloc d’un « platonisme scolaire »54 transformé en doctrine.

41 La mise en acte de la parole est avant tout une manière d’assumer l’expérience métalinguistique de l’identité de soi et d’autrui comme une limite qui s’exprime quand dire signifie affirmer, statuer et instancier la présence de l’être qui est concerné sans en faire pour autant son objet – j’entends : l’objet d’une possession de l’être et du monde qui le manifeste. Il me semble que Platon est le premier philosophe qui en a eu conscience et qui l’a exprimé, même s’il n’a pas bâti là-dessus tout son « système ».

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NOTES

1. The Senses of Walden, 1972, trad. française par B. Rival et O. Berrada, Théâtre Typographique, Paris, 2007, p. 52. Sur Walden de H. D. Thoreau. 2. Robin 1933, p. XXVI ( = Vicaire 1985, p. XXXVI). 3. 129e-130c. Τί ποτ᾽ οὖν ὁ ἄνθρωπος ; […] μηδὲν ἄλλο τὸν ἄνθρωπον... ἢ ψυχήν. « Qu’est-ce donc que l’homme ? […] l’homme, c’est l’âme. (trad. Croiset 1920). 4. Platon, Alc. 132c sq. 5. Phaedr. 272e (je traduis) et 273b pour la définition de l’art de Tisias. La critique de la vraisemblance apparaît indirectement dans le Sophiste dans la définition de l’image comme l’instrument-maître du sophiste (240a sq.), alors qu’elle est formulée amplement et directement dans le Phèdre (272b-273b), dans le passage que je viens de citer. Le contexte est celui de la définition de l’art oratoire (λεγομένης λόγων τέχνης) tel qu’il serait pratiqué, selon Socrate, dans les tribunaux et dans l’agora. On peut y voir le signe d’une tradition sophistique dont on retrouve la trace aussi chez Aristote (Metaph. 1015a5 et Rhet. II, 1402a13-14), chez Démétrios (Eloc. 120) et chez Antiphon (Tetral. I, β, 8). L’usage du vraisemblable est théorisé et défendu dans un chapitre qui lui est consacré exclusivement dans la Rhétorique à Alexandre (7, 4-14). Dans ce dernier traité, l’ eikos tient une place importante parmi les « Moyens de persuasion issus des paroles, des actions et des hommes » et est mis en connexion avec l’usage des exemples (paradeigmata). Voir pour ce dernier Chiron 2002 (p. LXX- LXXV de l’Introduction pour les rapprochements entre la tradition sophistique et la théorie du vraisemblable). 6. Proverbe cité par Socrate, Phaedr. 272 c. 7. Ibid. 271 c. 8. « Plaidoyer pour les excuses », dans Austin 1994, p. 139. 9. « Parle, si tu es un homme », dans Cassin & Narcy 1989, p. 9-60. 10. Il va de soi que la possibilité du mensonge ou du faux témoignage ne trouve pas de place dans ce contexte, ou alors, si mensonge il y a, il est de l’ordre d’une parole rapportée ou d’une « démonstration d’école » sans fondement ontologique, tel le discours de Lysias rapporté par Phèdre au début du dialogue éponyme. Précisons, pas ailleurs, que cette position ne nous semble pas contradictoire avec la démonstration anti-parménidienne du Sophiste concernant la possibilité de parler du non-être, puisque dans le Sophiste l’enjeu est justement celui d’une définition « phénoménologique » du statut de la vérité du langage, en référant ce dernier à la définition des deux types d’images et des deux genres d’imitation. 11. Oratio de hominis dignitate, trad. Hersant 1993, p. 37. 12. Précisons que notre article n’est pas consacré à la définition des deux faces de l’amour platonicien, eros et philia, thème vaste et qui dépasse nos intérêts dans ce contexte, mais au discours spécifique qui prend comme thème l’amour et cherche le langage approprié à sa définition. 13. Symp. 210b. 14. Ibid. 211b.

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15. Ibid. 210a-211d. 16. Ibid. 211c. 17. Ibid. 210b. 18. Platon lui-même définit ainsi l’amitié comme une parenté au-delà du lien naturel, le lien du sang, dans la Lettre VII, 324d et 350b. 19. Symp. 210b-c. 20. Ibid. 210d. 21. Oratio De hominis dignitate, trad. Hersant 1993, p. 33. 22. « Car seul un dieu sait bien comme on peut mêler en un même tout, pour les dissocier ensuite, des éléments divers (τὰ πολλὰ εἰς ἓν συγκεραννὐναι καὶ πάλιν ἐξ ἑνὸς εἰς πολλὰ διαλύειν), et seul il est aussi capable de le faire. » (Tim. 68d, trad. Rivaud 1925.) 23. Phaedr. 266b. 24. Ibid. 266b : « je marche sur ses pas, je le suis à la trace comme un dieu ». Socrate cite ici, de manière quasi littérale, une occurrence relativement fréquente chez Homère : Ulysse en train de suivre les pas, donc l’agissement et la volonté d’Athéna et non pas la sienne propre ; une seule fois il suit aussi Calypso, de la même manière que sa déesse tutélaire. Le passage est important dans l’économie du Phèdre, car Socrate y définit la méthode dialectique comme moyen de donner la possibilité de parler et de penser (λέγειν τε καὶ φρονεῖν) par le biais de deux opérations du langage : la division et l’unification ou rassemblement, opérations qui permettent d’articuler par les vertus du logos l’un et le multiple. Voir pour les occurrences dans l’Odyssée les références citées par L. Brisson (dans Brisson 1997, n. 358, p. 224) et, pour un commentaire de ce passage concernant la mise en place de la méthode dialectique, Dixsaut 2001, p. 105.) 25. Pour une exégèse de ce thème précis du discours comme « vivant », en l’occurrence l’assimilation du logos à un zo(i)on dans le Phèdre, mais aussi avec des références au Timée, au Banquet et à la République, voir l’article de Brisson 1987. 26. Phaedr. 264d. 27. Symp. 211b. 28. Ibid. 211 a-b. 29. Soph. 241a. 30. Ibid. 238d-239b. 31. « Parle si tu es un homme », dans Cassin & Narcy 1989, p. 40. 32. « Toutes les fois donc que l’ouvrier, les yeux sans cesse fixés sur ce qui est identique [ayant le regard tourné éternellement vers l’identique ; ou encore, ayant pour toujours établi à travers son regard une relation (pros ti) avec l’identique] (῞Οτου μὲν οὖν ἄν ὁ δημιουργὸς πρὀς τὸ κατὰ ταὐτὰ ἔχον βλἐπων ἀεί), se sert d’un tel modèle (τοιούτῳ τινὶ προσχρώμενος παραδείγματι), toutes les fois qu’il s’efforce d’en réaliser dans son œuvre la forme et les propriétés (τὴν ἰδέαν καὶ δύναμιν αὐτοῦ ἀπεργάζηται), tout ce qu’il produit [ou achève] de cette façon est nécessairement beau (καλὸν ἐξ ἀνάγκης οὕτως ἀποτελεῖσθαι πᾶν). Au contraire, si ses yeux [son regard] se fixaient sur ce qui est né/engendré (οὗ δ᾽ ἄν εἰς τὸ γεγονός), s’il utilisait un modèle sujet à la naissance (γεννητῷ παραδείγματι προσχρώμενος), ce qu’il réaliserait ne serait pas beau (οὐ καλόν). » (Tim. 28a-b, trad. Rivaud 1925 légèrement modifiée.) 33. Alc. 130 d-e (trad. Croiset & Desclos 1996). 34. Rappelons que s’adresser à quelqu’un de face (ἀντικρύ) est une quasi déclaration de guerre, ou en tout cas l’expression d’un affrontement de contraires dans le monde grec classique. On n’envisage directement un être, homme ou dieu, que dans des situations particulières, bien établies. Rappelons aussi, par ailleurs, qu’Alcibiade fut pendant toute l’histoire de l’Académie classique le dialogue qui ouvrait le cycle de l’enseignement des doctrines platoniciennes, en l’occurrence l’enseignement de la théorie gnoséologique 35. Phaedr. 243a.

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36. Stésichore retrouve la vue après avoir nié le récit de la trahison d’Hélène ; Homère, qui n’a pas connu ce remède antique, est resté aveugle toute sa vie. Non, ce n’est pas Hélène qui a trahi la couche de Ménélas, c’est son fantôme (phantasma), une représentation, car le langage, à ce propos, n’a aucun pouvoir, n’a littéralement aucune signification. Pour une interprétation récente des passages d’Homère, de Platon et d’Euripide concernant la nature du double d’Hélène, fantôme, figure d’air (eidolon d’aither) ou « statue de nuage » (νεφέλης ἄγαλμα), en rapport avec le statut du langage et la logique symbolique de l’œuvre – voir Bettini 2004 (en particulier p. 228-230). 37. Précisons que parler ici à son propre compte ne veut pas dire parler de soi sous le mode épique (i.e. raconter ses propres exploits). Au sujet de Stésichore justement, et du langage « littéraire » antique qui met en scène un rapport non narratif mais lyrique de l’auteur à soi, voir Schneider 1993 (en particulier p. 24). 38. Allusion à S. Cavell ; voir l’épigraphe de cet article. 39. « Il faut donc, alors, si l’on doit faire illusion à autrui (ἀπατήσειν μὲν ἄλλον), mais sans être soi-même dupe de l’illusion (αὐτὸν δὲ μὴ ἀπατήσεσθαι), que l’on connaisse à fond bien exactement les similitudes de la réalité et ses dissimilitudes (τὴν ὁμοιότητα τῶν ὄντων καὶ ἀνομοιότητα ἀκριβῶς διειδέναι). » (Trad. Robin 1933.) Le contexte est celui d’une discussion concernant les discours dans les tribunaux et l’éloquence politique. 40. Phaedr. 229 c-e. C’est cette même question agaçante : est-il ou serait-il vrai que… ? qui vaut le refus de l’interprétation par Socrate au début du Phèdre, et que dénonce Austin dans l’analyse du langage ordinaire (« Plaidoyer pour les excuses », Austin 1994, p. 148 et n. 6). 41. Phaedr. 244a. 42. Passage cité supra. 43. Phaedr. 255d. 44. Ibid. 243e (traduction Vicaire 1998). 45. Ibid. 244a. 46. Ibid. 255c-e (trad. Vicaire 1985). 47. Le thème est repris dans l’Hélène d’Euripide, v. 540 sq. L’épisode de la rencontre entre Ménélas et Hélène donne l’occasion d’un jeu, presque platonicien, sur les ressemblances et les dissemblances. C’est dans ce contexte qu’apparaît cette formule célèbre : Θεὸς γὰρ καὶ τὸ γιγνώσκειν φίλους – connaître ce qu’on aime, c’est éprouver la présence d’un dieu (v. 560). Pour le rapprochement entre amour et amitié, voir encore le Phèdre, 255e. 48. Trad. Vicaire légèrement modifiée. 49. Remarquons aussi que le lieu choisi par Socrate pour écouter le discours de Lysias et mener le dialogue avec Phèdre est situé non seulement dans la proximité de la source des Nymphes et du lieu où la belle Orithye fut enlevée dans la fougue de Borée, le Vent méchant qui enlève les âmes, mais aussi sous un platane et dans le voisinage d’un gattilier en fleur. Ce dernier symbolise la maîtrise de la fécondité, la stérilité et la chasteté ; selon la tradition populaire les feuilles de gattilier permettent de contenir le désir érotique et sont utilisées dans les pratiques liées aux cultes des dieux dans les villes d’Attique. Le dialogue sur la rencontre entre la rhétorique et la dialectique au sujet de l’amour et du beau est ainsi d’emblée mis sous le signe d’une rencontre initiatique, d’une sorte de descente du langage à la source des possibilités de la vie et de la mort. 50. Il s’agit du passage 278 d-e, qui fait suite immédiate à celui que nous venons de citer. 51. Théétète, 176c (trad. Diès 1926). 52. On considère Apulée comme le premier à associer le terme conscientia au démon intérieur (De Deo Socratis, XVI, 156). Voici le texte : « Ainsi donc, vous tous qui écoutez par mon truchement cette divine théorie de Platon, sachez bien, en vous disposant à chacune de vos actions et de vos réflexions, qu’avec de tels gardiens l’homme ne peut avoir aucun secret ni dans son cœur ni au dehors : le démon s’immisce dans tout avec curiosité, inspecte tout, se rend compte de tout, descend au plus profond de nous, comme la conscience. Ce gardien privé dont je parle, gouverneur personnel,

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garde du corps familier, curateur particulier, enquêteur intime, observateur inlassable, spectateur inséparable, témoin inévitable, improbateur du mal, approbateur du bien… » Proinde uos omnes, qui hanc Platonis diuinam sententiam me interprete auscultatis, ita animos uestros ad quaecumque agenda uel meditanda formate, ut sciatis nihil homini prae istis custodibus nec intra animum ne foris esse secreti, quin omnia curiose ille participet ; omnia uisitet, omnia intellegat, in ipsis penitissimis mentibus uice conscientiae deuersetur. Hic, quem dico, priuus custos, singularis praefectus, domesticus speculator, proprius curator, intimus cognitor, adsiduus obseruator, indiuiduus arbiter, inseparabilis testis, malorum inprobator, bonorum probator… (Beaujeu 1973, nous soulignons). Le contexte néo-pythagoricien dans lequel est formé Apulée à Athènes, vers le milieu du IIe siècle, explique le décentrage du précepte socratique et le rôle accordé dans ce contexte au daimon. 53. Voir dans ce sens les remarques de L. Brisson sur l’enjeu de la Lettre VII comme une sorte d’« Apologie de Platon », de première tentative d’autobiographie dans l’histoire du genre, et de testament politique en même temps : Brisson 1993. 54. L’expression « platonisme scolaire » appartient à J. Pépin qui l’utilise de nombreuses fois (Pépin 1964).

RÉSUMÉS

Consacrée à l’analyse de quelques passages du Phèdre, du Banquet et de l’Alcibiade, cette étude rappelle la définition platonicienne du rôle pédagogique de l’amour dans la théorie de la connaissance et dans la pratique du langage. Sa thèse est que le modèle anthropologique et le modèle épistémologique ne peuvent pas être séparés dans la philosophie platonicienne. « Parler » constitue à la fois une communication et une ostension, donc la transitivité du langage n’est pas exempte d’une nécessaire vérité de l’acte, même si cette vérité est celle du phénomène, non celle de l’essence, de la forme ou du principe. Les conséquences de cette unité (présentée comme une rencontre entre la rhétorique et la dialectique) sont d’ordre éthique autant que d’ordre métaphysique. D’une part, l’autonomisation du langage pose comme préalable un rapport de vérité à l’égard de l’autre dans toute détermination d’identité du sujet. Ce rapport de vérité s’exprime ici sous la forme initiatique d’une « mise en présence » : l’accès à soi est conditionné par la transcendance du tout-autre. Acquise par la présence amoureuse à l’égard de l’autre, l’identité n’est donc pas close sur elle-même mais se définit comme relation. D’autre part, la maîtrise d’un langage adéquat au phénomène érotique suppose le dépassement de l’interprétation (« péché contre la mythologie ») et une sortie de l’opposition des contraires (corps‑âme) par la limite assumée (ici la « faiblesse des mots »), sans appeler nécessairement à l’harmonie universelle qui, traditionnellement, cache la domination, voire la suppression du sujet.

This paper focuses on some passages from Plato’s Phaedrus, Symposium and Alcibiades, examining at the role played by love in the pursuit of knowledge and in the art of rhetoric. I argue that the anthropological insights cannot be separated from the epistemological line. Speech is both an act of communication and a demonstration, so that the transitive character of language is not deprived of a necessary performance of truth. The implications of this unit (analyzed as the encounter between rhetoric and dialectic) are both ethical and metaphysical. On the one hand, it presupposes a truthful relationship to the other, starting from a clear identification of the

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speaking subject. This relationship of truth takes the form of an initiation. On the other hand, the mastery of an appropriate language goes beyond interpretation (“sin against mythology”) and proposes an alternative to the exclusion of opposites through an appropriation of the limits of language (the “weakness of words”). But this attitude does not necessarily fall back on the idea of transcendent harmony, which traditionally hides the actual suppression of the subject.

INDEX

Mots-clés : amour, pédagogie, langage Keywords : love, pedagogy, language

AUTEURS

ANCA VASILIU Centre de recherches sur la pensée antique, CNRS, Paris

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Sextus Empiricus et l’ombre longue d’Aristote

Emidio Spinelli Traduction : Tomaso Berni Canani

La traduction de cet article en français est due à Tomaso Berni Canani. Une première version de cette intervention a été présentée à Paris le 2 juin 2012, à l’occasion d’une séance du Séminaire de philosophie hellénistique et romaine organisé par les Universités Paris Est Créteil et Paris IV Sorbonne, l’ENS de Lyon et le Centre d’études sur la philosophie hellénistique et romaine. Je remercie tous les participants et surtout les collègues qui, par leurs questions et leurs interventions, m’ont apporté matière à réflexion : Alain Gigandet, Jean-Baptiste Gourinat, Carlos Lévy, Francesca G. Masi, Pierre-Marie Morel, Michel Narcy. Mes remerciements chaleureux vont également à Tiziano Dorandi, Anna Maria Ioppolo, Walter Lapini, Francesco Verde qui ont accepté de lire la version définitive de l’article ainsi qu’à Thomas Bénatouïl qui a eu l’amabilité de relire la traduction. Cette intervention est publiée dans le cadre des recherches liées à la réalisation du projet PRIN 2009.

1.

1 Retracer ou, mieux, pister la présence d’Aristote à l’intérieur des écrits de Sextus Empiricus est une entreprise que l’on ne peut certainement pas prétendre mener à bien dans le bref espace d’un article. Une entreprise de la sorte pourrait même sembler inutile après le travail déjà effectué dans ce sens par d’autres spécialistes et les analyses qu’elles ont offertes sur les occurrences péripatéticiennes dans les œuvres sextiennes1.

2 Aurait-il donc mieux valu renoncer ? Malgré tout, je ne le crois pas. Je crois au contraire pouvoir proposer ou, dans un cas au moins, reproposer quelques considérations intéressantes concernant le rapport entre Aristote et Sextus. Bref, je crois pouvoir montrer de quelle manière son « ombre », plus ou moins longue, se projette sur les pages de Sextus – tantôt clairement visible, tantôt cachée mais bien reconnaissable, tantôt enfin, bien présente, mais en réalité (peut-être) mise en cause de manière erronée.

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3 Je ne me concentrerai que sur un petit nombre d’occurrences d’une certaine importance ou, pour le dire plus directement, sur quatre « cas » significatifs : trois extraits des Esquisses pyrrhoniennes ( = HP) et un du Contre les moralistes ( = AM). Ils nous permettront d’apprécier d’un côté la relation dialectique que Sextus entretient constamment avec l’héritage philosophique aristotélicien au sein des stratégies polémiques et conflictuelles de la bataille anti‑dogmatique des pyrrhoniens, de l’autre les difficultés qui se présentent dans certains cas au spécialiste de Sextus, y compris sur le plan du simple établissement philologique du texte.

2.

4 Commençons donc par ce que l’on peut considérer comme la première citation d’Aristote présente dans l’ensemble du corpus sextien2. Nous nous trouvons ici aux premières lignes des Esquisses pyrrhoniennes, dans un contexte qui marque l’attitude la plus claire et la mieux documentée de Sextus vis-à-vis du passé philosophique auquel il s’adresse et dont il se sert pour ses visées argumentatives, d’une manière qui n’est certes pas toujours neutre ou bienveillante.

5 La préoccupation initiale et la plus urgente de Sextus, en tout cas, semble être de mettre en évidence les différences existant entre les diverses tendances de pensée par rapport à la recherche de la vérité (cf. HP I 1‑3). C’est pourquoi il a recours, de façon fonctionnelle et nullement désintéressée, à une division du champ philosophique dans les catégories du dogmatisme positif comme tel (et ici sont cités tout de suite « Aristote, Épicure, les stoïciens et certains autres »), du dogmatisme négatif – position attribuée aux tenants de la prétendue Académie sceptique, en particulier Clitomaque et Carnéade – et du scepticisme véritable ou, si l’on préfère, du néopyrrhonisme.

6 Au-delà de toute discussion sur la valeur qu’il faut attribuer à l’expression, difficile à déchiffrer, οἱ περὶ Ἀριστοτέλην 3, un fait me semble indubitable. Dans l’imaginaire de Sextus et dans sa perception des positions philosophiques qu’il veut combattre et dont il veut surtout se différencier, c’est bien Aristote qui est à la tête de l’armée dogmatique la plus acharnée, la plus nettement liée à une idée de philosophie qui prétend pouvoir tenir un discours définitif et, en même temps, absolu sur la vérité des choses et des jugements que nous formulons sur elles. Selon moi, ce rôle de primus inter pares n’est donc pas fortuit mais prouve dès les premières répliques de la guerre anti‑dogmatique de Sextus que tout ce qui tourne autour de la figure et de la pensée d’Aristote représente pour lui un objectif polémique de premier plan.

7 Du reste, les doctrines aristotéliciennes, et plus généralement péripatéticiennes, sont évoquées, à de nombreuses reprises et de manière de plus en plus importante, chaque fois qu’il s’agit de construire ou de renforcer une διαφωνία. Celles-ci font partie d’une « dissonance » de positions qui sont toutes dénuées de force de persuasion absolue aux yeux de Sextus, sur la vérité desquelles il n’existe aucun διαβεβαιοῦσθαι, sur lesquelles il n’est donc pas possible de se prononcer de manière absolue ni dans un sens ni dans l’autre. Aristote est chronologiquement le premier philosophe dogmatique positif et il est ici rapproché des deux autres cibles privilégiées de la polémique sextienne : Épicure d’une part et surtout, de l’autre, les stoïciens. Étant donné l’importance de cette citation et vu la position objectivement forte du nom d’Aristote, je crois que l’on peut (et que l’on doit) supposer que tout au long du corpus sextien sa présence doit être relevée non seulement, comme il est juste et évident, dans les endroits où son nom

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apparaît explicitement4, mais aussi dans d’autres passages et sections argumentatives, où la référence implicite à des doctrines aristotéliciennes peut justement servir à mieux éclairer la structure des arguments polémiques sextiens.

3.

8 Nous pouvons tout de suite mettre à l’épreuve cette hypothèse interprétative en avançant dans la lecture des premiers paragraphes des Esquisses pyrrhoniennes.

9 Bien conscient de ses objectifs et des diverses étiquettes qui peuvent être attribuées à la forme authentique du scepticisme (la sienne, bien sûr !)5, Sextus en dégage pour ainsi dire l’« essence » dans une sorte de δύναμις ou capacité consistant à « mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit », à partir de quoi, « du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité »6.

10 La description de cette « essence » du scepticisme authentique7 est si importante et si décisive pour l’interprétation correcte de son projet philosophique que Sextus décide d’expliquer immédiatement dans les paragraphes suivants (HP I 9‑10) la signification exacte à attribuer à chacune des expressions utilisées.

11 Sans entrer ici dans le détail des éclaircissements concernant des termes comme δύναμις ou φαινόμενα/νοούμενα ou encore la formule καθ᾽οἱονδήποτε τρόπον (HP I 9), et laissant de côté la valeur à attribuer aux πράγματα à l’intérieur d’une διαφωνία néo- pyrrhonienne, je voudrais m’attarder sur le sens que prend dans la perspective sextienne la description des λόγοι dogmatiques comme « opposés (άντικείμενοι) ».

12 En effet, nous pouvons lire au début de HP I 10 : « Nous ne prenons pas “raisonnements opposés” dans tous les cas au sens de l’affirmation et de la négation, mais simplement dans le sens de raisonnements en conflit (ἀλλ᾽ ἁπλῶς ἀντὶ τοῦ μαχομένους) ». 13 Il s’agit d’une capacité et d’une activité d’« opposition » très importantes, sur lesquelles Sextus revient aussi, avec des précisions supplémentaires qui concernent jusqu’à la formulation grammaticale correcte de la formule « à tout argument s’oppose un argument égal », dans la longue section consacrée aux φωναί sceptiques (cf. HP I 202‑205). L’objectif fondamental est néanmoins toujours le même : retrouver (voire construire ex nihilo, si nécessaire) ce qui, dans le jargon technique de Sextus, est défini comme une μάχη, un conflit.

14 Mais en quoi consiste, du point de vue des règles logiques, surtout celles qui sont reconnues traditionnellement à cette époque, ce conflit évoqué par Sextus ? Pour répondre à cette question et surtout pour bien comprendre la ratio de sa réponse, nous ne pouvons pas ne pas présupposer, implicite et comme tapie dans les coulisses, une allusion consciente et polémique à quelques notions chères à Aristote et contestées ici dans une perspective purement néo‑pyrrhonienne.

15 En effet, comme nous l’avons vu, l’activité antilogique du sceptique trouve sa raison d’être dans l’opposition de λόγοι dogmatiques, autant sur ce qui apparaît (τὰ φαινόμενα) que sur ce qui est obscur (τὰ ἄδηλα) ; mais de tels raisonnements ne sont, selon Sextus et pour employer une terminologie techniquement aristotélicienne, ni contradictoires ni contraires. Ils ne sont pas contradictoires car cela nous obligerait à

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en déclarer un nécessairement vrai et l’autre nécessairement faux. Néanmoins ils ne sont pas contraires (au sens où ils ne pourraient pas être tous deux vrais mais pourraient être tous deux faux), puisque l’impossibilité rappelée à maintes reprises de saisir la vraie nature – l’essence ontologiquement et je dirais encore une fois aristotéliciennement forte – de n’importe quelle chose empêche aussi d’en déclarer en même temps la fausseté. La seule voie qui reste ouverte au sceptique apparaît donc celle de ne rien supposer ni de vrai ni de faux « dans les choses opinables »8. Voulant trouver un autre point de contact (et dans ce cas, pourrait-on dire, presque de continuité dialectique avec Aristote), on pourrait alors penser à une application « faible » justement de la dialectique telle que l’entendait ce « prince » des dogmatiques. En effet, celle-ci comptait aussi parmi ses fonctions celle, sans doute décisive, d’être « utile aux sciences philosophiques, parce que, si nous sommes en mesure de développer les apories dans les deux directions, nous apercevrons plus facilement dans chacune d’entre elles le vrai et le faux »9. Mais un caveat s’impose tout de suite et avec force. Le sceptique ne semble accepter cette prescription aristotélicienne qu’en partie, c’est‑à‑dire seulement jusqu’au jeu subtil consistant à soulever ou découvrir des apories, sans toutefois accomplir le pas ultérieur de l’attribution de vérité (ou de fausseté) à une des opinions en conflit. Donc, tout en n’étant pas une plante ou un végétal stupide, il réussit probablement à échapper à la réfutation du chapitre 4 du quatrième livre de la Métaphysique. Quelle que soit l’expression linguistique qu’il utilise, il n’entend pas « signifier quelque chose de quelque chose d’autre », ni théoriser une sémantique ontologique, parce qu’il se contente d’expérimenter la force égale ou ἰσοσθένεια de λόγοι opposés, si « égaux » dans leur crédibilité ou plausibilité qu’ils engendrent l’équilibre ou ἀρρεψία (dont parle Sextus par exemple en HP I 190).

16 L’ensemble de ces observations nous fait apprécier une fois de plus le jugement de Montaigne (Essais II, 12), qui remarquait à juste titre que le sceptique « aurait besoin d’un langage nouveau » et donc d’une autre forme du dire. En outre, il nous incite à partager la conclusion sensée d’un grand chercheur comme Pierre Aubenque qui, soulignant à raison la distance de la position de Sextus justement par rapport à toute théorisation précédente d’Aristote, estimait que la modalité d’expression linguistique de la philosophie néo-pyrrhonienne répond en réalité à une autre logique, à celle que paradoxalement et sans doute de manière provocatrice on pourrait appeler une « logique a‑logique »10.

4.

17 Comme nous venons de le voir, la claire définition de l’« essence » du scepticisme pyrrhonien met au premier plan la capacité d’opposer « de quelque manière que ce soit » les choses qui apparaissent et celles qui sont liées à la pensée, en acceptant toutefois les membres de ces oppositions de manière simple (ἁπλῶς), sans aucune spéculation ultérieure sur leur statut épistémologique ou ontologique11. Cela signifie que Sextus se sent toujours libre d’identifier ou de produire n’importe quel type d’antithèse : entre φαινόμενα et φαινόμενα ou bien entre νοούμενα et νοούμενα ou encore entre φαινόμενα et νοούμενα.

18 Dans ce dernier cas, il s’agit d’un croisement particulièrement intéressant, qui permet de vérifier combien peut être forte la présence de l’ombre aristotélicienne sur un

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aspect spécifique du logos sextien anti-dogmatique défini comme « spécial », c’est‑à‑dire de cet εἰδικὸς λόγος « dans lequel nous faisons des objections à chacune des parties de ce qu’on appelle la philosophie » (HP I 6). Je me réfère à la section du troisième livre des Esquisses pyrrhoniennes consacrée à la notion de τόπος/lieu (HP III 119‑135)12.

19 Je n’ai pas l’intention ici d’examiner en détail les paragraphes de HP III 123-133, dans lesquels Sextus rapporte et, en même temps, critique d’abord les théories des Στωικοί, puis la position des Περιπατητικοί13. De toute manière, au-delà de toute question liée à la Quellenforschung, mon objectif est autre. Je voudrais plutôt me concentrer sur les premiers paragraphes de l’attaque de Sextus contre le concept d’espace (HP III 119‑122), parce que là aussi, et là surtout, il est sans doute possible de percevoir en filigrane la présence aristotélicienne. En effet, bien que Sextus ne le nomme pas explicitement, il semble évident qu’il se sert de théories, de doctrines, voire d’exemples qui dérivent tous (peut-être indirectement, comme nous l’avons déjà dit) de la Physique d’Aristote. Suivons alors dans le détail les différentes étapes de son argumentation.

20 Avant d’insister sur telle ou telle définition philosophique spécifique de τόπος, Sextus applique tout de suite un des caveat clairement exprimés dans HP I 8‑9 et souvent rappelés dans d’autres passages de ses œuvres14. Il distingue deux sens selon lesquels on peut parler de τόπος (HP III 119) : « proprement » (κυρίως) et « approximativement » (καταχρηστικῶς)15. Le premier sens indique ce qui « embrasse » quelque chose au sens propre (comme par exemple l’air qui m’entoure : cf. aussi HP III 131) ; ici déjà apparaît de manière indiscutable la longue ombre aristotélicienne puisque, grâce à la confrontation avec un passage du quatrième livre de la Physique (IV, 4, 212a5-6), pour le dire avec les mots de Burnyeat, c’est « a conception of place which is familiar from Aristotle : place as the immediate container of a body. Your place, on this idea of it, is the innermost boundary of the body (of air or other material) surrounding you, the boundary which encloses you and nothing else »16.

21 Après avoir précisé que la deuxième signification, le sens « approximatif » ou mieux, impropre, doit être entendu lato sensu17, comme lorsqu’on dit « la cité est mon lieu », Sextus déploie son attaque uniquement contre le premier sens de τόπος, son sens technique. Donc, dans le cas aussi de la possibilité de concevoir un « lieu » et son existence même, ce que Sextus veut rappeler est clair : indépendamment du vain désaccord dû au conflit entre doctrines dogmatiques opposées entre elles, le vrai sceptique ne peut jamais parvenir à nier l’évidence de son être placé quelque part, dans un lieu justement18. Si et seulement si nous décidons de pratiquer le jeu abstrait des disputes philosophiques, alors nous sommes presque contraints de tourner le dos au monde réel et d’entrer dans une sorte d’univers parallèle dangereux, dans une dimension factice (à la Matrix !).

22 À la lumière de cette exception qualifiée et délimitée qui, dans une argumentation anti- dogmatique, peut même arriver à inclure τὰ φαινόμενα parmi les éléments d’une διαφωνία philosophique, nous pouvons mieux comprendre la raison pour laquelle Sextus cite trois positions représentatives de toutes les alternatives possibles au sujet du τόπος entendu au sens strict/technique : • certains l’admettent ; • d’autres le suppriment ; • d’autres enfin suspendent leur jugement.

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23 Au-delà de toute notation stylistique et même grammaticale19, et sans entrer dans le détail de la stratégie sceptique qui tend à démolir les deux premières solutions en faveur de la troisième, il me semble important de souligner, allant toujours à la recherche de l’ombre aristotélicienne, un aspect qui concerne la manière dont est présentée la première alternative. La défense de l’existence réelle (ou ὕπαρξις) de l’espace se fonde sur quelques faits considérés comme évidents et indéniables20 ; ces faits semblent vraiment reproposer, bien que sine nomine, au moins quelques-uns des ἔνδοξα déjà cités par Aristote dans sa Physique.

24 Outre la mention des différentes parties de l’espace (droite/gauche, haut/bas, avant/ arrière)21, Sextus fait aussi allusion à l’ἀντιμετάστασις22, c’est-à-dire au phénomène bien connu du changement de lieu en des temps différents et successifs23. La dépendance de Sextus à l’égard du matériel aristotélicien ne s’arrête pas là. Elle semble évidente avant tout quand il présente comme un fait accepté ce qui est plutôt une théorie philosophique précise et spécifique défendue avec acharnement par Aristote : il s’agit de la doctrine des lieux naturels, selon laquelle les choses légères et les choses lourdes occupent par nature (φύσει) des lieux différents24. Mais cette dépendance tacite et implicite apparaît encore plus nettement et encore plus clairement au moment où Sextus invoque l’auctoritas d’Hésiode25 et insiste (en ajoutant aussi quelques spéculations originales de caractère étymologique, sans doute discutables d’ailleurs) sur le rôle particulier que ce poète attribuait au χάος, précisément comme l’avait fait Aristote, encore une fois dans le premier chapitre du quatrième livre de la Physique.

25 L’ombre aristotélicienne semble enfin s’allonger également (au moins partiellement) sur le dernier argument rappelé par Sextus en faveur de l’existence du τόπος. Ce dernier aussi, bien qu’il soit présenté comme une sorte de double modus ponens, apparaît en effet fondé sur des faits, qui n’avaient bien sûr pas échappé à Aristote et aux argumentations présentes dans sa Physique. Ainsi lisons-nous dans HP III 121 : • « s’il existe quelque chose qui soit un corps, le lieu aussi existe »26 et « s’il existe des choses par lesquelles et des choses à partir desquelles, il existe aussi des choses dans lesquelles, ce qui précisément est le lieu »27 ; • mais le premier, donc le second28.

26 Il apparaît indubitable, même à un regard rapide, que dans ces paragraphes des Esquisses pyrrhoniennes consacrés au concept de lieu, et surtout à l’affirmation positive de son existence, Aristote représente presque une sorte d’« éminence grise », silencieuse et latente, quant aux références textuelles et argumentatives de Sextus. Le « parti de l’évidence », contre lequel, toutefois, de fortes objections sont immédiatement soulevées en HP III 122-123, objections d’origine clairement néo‑pyrrhonienne29, semble pouvoir « arborer » un pedigree aristotélicien solide. Cela ne confirme pas seulement une fois de plus le rôle spécial reconnu aux doctrines d’Aristote, mais illustre aussi clairement la méthode de travail de Sextus. Ce dernier, en construisant une διαφωνία, n’a certainement aucun scrupule à utiliser toute la matière dogmatique à sa disposition, surtout si elle constitue le meilleur soutien pour la thèse qu’il veut combattre. Cependant, Sextus n’éprouve pas toujours la nécessité de citer explicitement sa source, surtout dans les Esquisses pyrrhoniennes, où son exposition est plus concentrée sur les arguments ou sur les croisements théoriques des thèses discutées, sans les ajouts ou les précisions doxographiques qui caractérisent, en revanche, le traitement des passages parallèles du Contre les physiciens. Voilà pourquoi ce que nous pouvons percevoir dans nos paragraphes, entre les lignes et indirectement,

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ce n’est que l’ombre longue, très longue, d’Aristote dont la pensée est exploitée, il est vrai, mais seulement de façon dialectique, sans aucunement en accepter le vrai sens méthodologique. Donc, Sextus adopte et cite, silencieusement, faits et endoxa de mémoire aristotélicienne mais ne veut certainement pas les utiliser pour produire une véritable théorie, raffinée, complète et, surtout, dogmatiquement convaincue de pouvoir parvenir à établir ce qu’est vraiment le lieu ou l’espace dans son essence30.

5.

27 Les exemples que j’ai analysés jusqu’ici mettent en relief, bien que de manière sélective et synthétique, deux caractéristiques essentielles de la présence d’Aristote à l’intérieur du tissu argumentatif des Esquisses pyrrhoniennes. En effet, sa figure apparaît tout de suite, d’une manière et dans un sens presque programmatique, comme celle d’un primus inter dogmaticos pares et donc comme une cible polémique certainement bien présente dans la polémique néo-pyrrhonienne. Cela est tellement vrai qu’au-delà des citations explicites, c’est son ombre qui se laisse ensuite percevoir, on l’a vu, comme en filigrane derrière des points importants du traité de Sextus. Ce dernier ne se fait aucun scrupule soit de s’opposer (voire de déroger) aux règles fondamentales de la logique aristotélicienne, soit d’exploiter au maximum et au mieux, disserendi causa, des thèses aristotéliciennes afin de rendre plus claire, plus solide et plus compréhensible à ses lecteurs une position dogmatique, qui est insérée par la suite dans une διαφωνία impossible à trancher, dans le seul but d’atteindre l’ἐποχή, port de salut pour un sceptique authentique.

28 Mais est-ce que tout est aussi clair et certain ? Peut-être que non, car parfois même la mention explicite du nom d’Aristote donne prise au doute de celui qui tente d’interpréter avec précaution les renvois internes et la structure des œuvres de Sextus Empiricus. Voilà pourquoi je voudrais pour finir revenir sur l’analyse d’un passage qui est selon moi particulièrement difficile, tiré d’une autre œuvre de Sextus Empiricus, le Contre les moralistes. Je m’en étais déjà occupé il y a de nombreuses années, lorsque j’ai publié, en 1995, ma traduction italienne commentée de cet écrit de Sextus31. Je suis maintenant contraint de m’en occuper à nouveau, en tant que responsable scientifique de la première « édition électronique » complète de l’ensemble du corpus de Sextus au sein d’un projet européen nommé AGORÀ32.

29 C’est justement en tant qu’« éditeur », quoique seulement électronique, du Contre les moralistes, que je me suis retrouvé face à une citation directe et explicite d’Aristote que d’autres chercheurs ont avant moi trouvée pour le moins étrange et pour laquelle s’imposait et s’impose encore un supplément d’enquête. Il s’agit d’un passage inséré dans une section (ΑΜ XI 68-78) décisive pour la stratégie sextienne de dissolution de toute prétention dogmatique absolutiste dans le domaine moral.

30 Sans essayer d’en reconstruire les articulations les plus importantes33, je me limite aux paragraphes qui nous intéressent tout particulièrement : ΑΜ XI 77‑78. Ici est présentée la solution qui prévoit de pouvoir identifier la différence entre les diverses opinions sur ce qui est agathon ou kakon, entendu comme koinon pour tous, grâce à une certaine forme d’argumentation ou de raisonnement (λόγος). Toutefois, cet instrument ne parvient pas à résoudre le désaccord entre les membres importants des diverses αἱρέσεις dogmatiques/philosophiques. En effet, chacun d’entre eux élabore une

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argumentation ou, mieux, un λόγος qui est ἴδιος, c’est‑à‑dire qui lui est propre, particulier, mieux encore « privé » ou personnel, introduisant ainsi un bien qui apparaît tout aussi « privé »/personnel, et donc absolument pas par nature (φύσει), et encore moins commun (κοινόν) à tous et pour tous. La conclusion de Sextus s’impose donc : « si le bien privé/personnel de chacun n’est pas le bien de tous ni n’est par nature, mais si au-delà du bien privé/personnel de chacun il n’est aucun bien sur lequel on s’accorde, le bien même n’existe pas. »

31 Dans ΑΜ XI 77, l’argumentation polémique de Sextus est renforcée, dans ce cas aussi, par une brève liste doxographique. Il cite dans l’ordre : (1) le « discours privé » de Zénon, pour lequel le bien (par nature et commun à tous, devons-nous ajouter pour rester cohérents avec le fil rouge de l’attaque de Sextus) est la vertu ou ἀρετή ; (2) celui d’Épicure, pour lequel ce bien est le plaisir ou ἡδονή ; (3) enfin, et ici commencent nos problèmes, celui d’Aristote, selon lequel le bien – au même sens et avec la même force que pour les philosophes cités précédemment – serait la santé ou ὑγέια. 32 Si je crois qu’il n’y a aucun problème à attribuer à Zénon ou à Épicure des biens (respectivement : la vertu et le plaisir) qui représentent sans aucun doute dans leurs doctrines ce que l’on devrait à juste titre appeler le bien final, donc le vrai τέλος, et donc même le bien suprême34, pouvons-nous en dire autant pour l’identification placée sous l’ auctoritas d’Aristote entre une telle forme de bien, le bien par excellence, pourrait-on dire, et la santé ?

33 On pourrait supposer, comme l’a d’ailleurs fait Richard Bett, que Sextus recourt ici à Aristote parce que, parmi les philosophes rappelés dans les paragraphes précédents, précisément en ΑΜ XI 45, au cours de la discussion au sujet de la tripartition traditionnelle entre biens de l’âme, biens du corps et biens extérieurs, seuls les académiciens et les péripatéticiens (οἱ… ἀπὸ τῆς ᾽Ακαδημίας καὶ τοῦ Περιπάτου) avaient placé la santé parmi les biens corporels. Mais cette explication, au lieu de résoudre les problèmes, en pose plus d’un. En premier lieu, nous devrions accepter sic et simpliciter le fait que dans notre paragraphe 77 Sextus prend la partie (Aristote, dont le nom, d’ailleurs, n’apparaîtrait dans le Contre les moralistes qu’ici) pour le tout (les péripatéticiens et les académiciens). Il me semble au contraire que la différence d’expression et l’emploi de la formule οἱ ἀπὸ τοῦ Περιπάτου indiquent un fait : la tripartition de ΑΜ XI 45 est pour Sextus (et pour ce qu’il tire de ses sources) le fruit non pas tant d’Aristote35 que d’élaborations postérieures à l’intérieur de son école.

34 Du reste, cette même formule οἱ ἀπὸ τοῦ Περιπάτου reparaît dans d’autres passages du Contre les moralistes, utilisée dans le même sens et avec les mêmes intentions. Ainsi, en ΑΜ XI 3, « les péripatéticiens » (et certainement pas Aristote) sont-ils rapprochés de « ceux de l’Ancienne Académie » et des « stoïciens » en tant que tenants d’une autre tripartition fondamentale entre les choses existantes, à savoir entre bonnes, mauvaises et intermédiaires, c’est‑à‑dire indifférentes. Au contraire, en ΑΜ XI 173, ils sont représentés comme défenseurs d’un « art de vivre » différent de celui d’Épicure ou des stoïciens, suivant des concepts et des schémas doxographiques au goût clairement hellénistique et difficilement applicables, je crois, à Aristote. Mais le passage le plus important est certainement ΑΜ XI 51. Ici, justement à l’intérieur de la discussion concentrée sur la διαφωνία relative au bien corporel qui tient le plus à cœur au médecin Sextus, à savoir celui de la santé, nous pouvons lire que « les académiciens et les péripatéticiens (οἱ… ἀπὸ τῆς ᾽Ακαδημίας καὶ οἱ ἀπὸ τοῦ Περιπάτου) ont dit que la

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santé est en vérité un bien, mais non le premier bien »36. Pour renforcer cette position commune académico-péripatéticienne, Sextus rappelle et discute en détail, dans ΑΜ XI 51-58, la position de Crantor et « une image tout à fait charmante » dont il s’était servi pour attribuer à la santé non pas la première, mais la deuxième place dans sa liste des biens37. Certains éléments sautent aux yeux et doivent être soulignés : il n’y a aucune trace du nom d’Aristote ; le penseur choisi comme exemple est un célèbre académicien, et non un péripatéticien ; enfin, ses conclusions attribuent à l’ὑγέια un rôle de second plan, difficilement utilisable par la suite pour peindre, surtout comme doctrine d’Aristote, la santé comme un bien φύσει et commun à tous, à mettre sur le même plan que la vertu stoïcienne ou le plaisir épicurien. Toutes ces considérations font qu’il est difficile de penser, pace Bett, que dans ΑΜ XI 77 « the example of health, which Aristotle certainly would have regarded as a good, is probably suggested by the focus on health in the preceding section »38.

35 Comment sortir alors de cette difficulté ? Une autre voie, beaucoup plus dure et radicale, est celle qu’a suivie Julia Annas. Il vaut la peine de lire in extenso au moins une partie significative de son jugement tranchant : « One hopes that we do not have to ascribe to Sextus the committed view that health had the role for Aristotle that virtue had for Zeno and pleasure for Epicurus. This would be an unbelievably gross error. But how do we explain the passage? It is not plausible to account for it in terms of sceptical strategy – that is, of supposing that Sextus assumes that his audience might make the mistaken assumption. Sextus has no reason to suppose his audience capable of such a gross error. It simply seems that Sextus has been careless; he is not paying proper attention to the argument because he does not have a serious interest in ethics39. » Face à un passage dont l’interprétation est difficile, peut-être même un locus desperatus, Julia Annas semble donc penser que Sextus n’est pas un grand auteur mais, au maximum, un copiste passif et sans originalité qui, dans le cas du traité éthique, dormitat (plus et pire qu’Homère…).

36 Personnellement, après des années de fréquentation de Sextus, je n’arrive certainement pas à le mettre au même niveau que les cimes philosophiques que sont un Platon ou un Plotin ou, justement, un Aristote. Mais, en même temps, je ne crois vraiment pas que l’on puisse le traiter comme un minus habens. Sans doute faut-il penser et reproposer une autre solution40. Au lieu d’accuser Sextus d’une absence totale d’attention dans la composition éditoriale de ses écrits (au moins des écrits éthiques), on pourrait penser à un « péché véniel », à un banal lapsus calami, comme cela arrive à chacun de nous lorsqu’il écrit un livre long et complexe. Mais, je le répète : la solution est vraisemblablement autre. En effet, ne pourrait-on pas avancer l’hypothèse d’une erreur matérielle dans la tradition manuscrite ? J’espère donner plus de solidité à la correction textuelle que je propose en montrant comment elle pourrait être aussi vraisemblable paléographiquement que plausible sur le plan historiographique, grâce aussi au soutien extérieur offert par une source différente par rapport à Sextus.

37 Commençons par les considérations de caractère paléographique. En premier lieu, ce ne serait pas la première fois que l’ignorance ou la hâte d’un copiste, « complotant » contre le nom Ariston, l’efface en le transformant soit, comme cela s’est peut-être produit dans notre passage, en Aristote, soit, comme cela se produit ailleurs, en Aristonyme41.

38 On pourrait penser, aussi, à un archétype42 et on pourrait ensuite supposer que dans celui-ci le copiste recourait à des abréviations en fin de mots. S’il en était ainsi, le nom propre mentionné dans notre passage pourrait avoir été écrit ainsi43 : ᾽Αριστ~. On ne

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peut exclure que cette abréviation ait créé quelque difficulté de compréhension aux copistes suivants. Ces derniers ont sans doute mal compris l’abréviation et l’ont interprétée de la manière qui était selon eux la plus évidente et presque immédiate, pensant que derrière ᾽Αριστ~ devait se cacher le nom du grand Aristote et non celui du bien moins connu Ariston.

39 Si ce scénario d’une erreur matérielle dans la tradition manuscrite peut sembler plausible, il faut cependant voir si, en remplaçant le nom d’Aristote par celui d’Ariston, les choses fonctionnent aussi sur le plan des contenus et de la cohérence de la composition du passage sextien. En premier lieu, il faut sans doute dire que la présence d’Ariston semble bien s’insérer dans le sillage des exemples doxographiques fournis précédemment par Sextus, concentrés sur les écoles philosophiques stoïcienne et épicurienne (ainsi que cynique). Il ne faut pas non plus oublier que, contrairement à Aristote, jamais mentionné explicitement dans les paragraphes précédents, Ariston est un auteur que Sextus a bien présent à l’esprit. En effet, il vient de le citer, dans ΑΜ XI 64‑67, dans la présentation des différences (à l’intérieur du stoïcisme) au sujet de l’évaluation des indifférents et, parmi eux, en particulier de la santé ou ὑγέια. Nous pouvons lire in extenso dans ce passage l’attaque d’Ariston contre les stoïciens qui considéraient la santé comme un « indifférent préférable » et surtout sa conclusion on ne peut plus nette : si l’on reste sur le plan des biens corporels présumés, « ni la santé n’est absolument préférable, ni la maladie n’est à repousser », parce que « dans les actions intermédiaires entre vertu et vice, il n’y a pas de préférence naturelle des unes par rapport aux autres, mais plutôt conforme à la situation » (cf. ΑΜ XI 66 et 67). Après ce compte rendu attentif, il est probable que dans la section suivante de ΑΜ XI 71‑78, elle aussi consacrée particulièrement à mettre l’une à côté de l’autre des doctrines d’origine surtout épicurienne et stoïcienne (ainsi que cynique), Sextus, fournissant une liste de penseurs44 qui avaient proposé un ἴδιος λόγος et, par conséquent, un ἴδιον ἀγαθόν, que chacun considérait comme par nature ou φύσει, décide peut-être de mentionner la contrepartie positive de la doctrine d’Ariston45, lequel voit comme bien, ou mieux, comme bien unique et suprême, la santé, non plus du corps mais cette fois de l’âme, identifiée avec la vertu46, sans aucun compromis. Il s’agit d’une position à laquelle Sextus, certes, se borne à faire allusion, mais qui est, en revanche, bien attestée par une autre source, qui elle aussi s’intéresse à la figure et à la philosophie d’Ariston. Je me réfère à un passage de Plutarque où l’on peut lire : « Ariston de Chios, quant à l’essence, rendait lui aussi unique la vertu et l’appelait santé47. ». C’est à cette doctrine d’Ariston, selon laquelle la santé, celle de l’âme, est identique à la vertu48 et est considérée de manière absolutiste comme le seul bien, que Sextus pouvait penser dans ΑΜ XI 77, la rapprochant, cette fois de manière légitime, des positions tout aussi absolutistes de Zénon (vertu) ou d’Épicure (plaisir), au sujet d’un bien qui serait véritablement φύσει.

40 Je ne sais pas dans quelle mesure toutes ces hypothèses et conjectures peuvent fonctionner et sembler convaincantes. Mais le travail que j’ai de nouveau effectué sur ce passage du Contre les moralistes de Sextus a non seulement renforcé pour moi les raisons en faveur de mon ancienne proposition, mais semble également confirmer le jugement qu’en donna, dans son compte rendu de mon volume de 1995, Walter Lapini, un fin philologue, toujours attentif et toujours prêt à dénoncer de trop faciles raccourcis textuels. Après l’avoir définie, sans doute de manière excessivement généreuse, comme « una congettura geniale », il concluait en ajoutant qu’il s’agissait d’«

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un ritocco a cui si possono muovere ben poche obiezioni, e che (…) il prossimo editore dovrà senz’altro accettare »49.

41 Alors, en tant que futur « éditeur », seulement électronique il est vrai, du Contre les moralistes, je ne pourrai sans doute que… l’accepter moi aussi ?

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NOTES

1. Cf. surtout, à ce propos, Repici Cambiano1981 et Annas 1992. 2. Du moins si l’on accepte la chronologie relative de ses écrits qu’avait proposée et défendue Karel Janáček (outre plusieurs de ses articles, brefs mais importants, publiés sur une longue période, cf. surtout Janáček 1948 et Janáček 1972 ; pour une présentation générale utile des positions de Janáček, cf. aussi Janda 2006), avec de très bons arguments qui, à mon avis, n’ont pas encore été dépassés, malgré les doutes avancés occasionnellement par certains spécialistes et les solutions diverses défendues systématiquement par Richard Bett (cf. par exemple : Bett 1994, p. 159-161 ; Bett 1997, passim ; Bett 2005, p. XXVII-XXX ; Bett 2006, p. 33-34). 3. On a beaucoup écrit sur la formule οἱ περί+nom propre : pour quelques études importantes cf. Spinelli 2000, p. 53 n. 18. 4. Pour une liste complète des passages, cf. Janáček 2000, p. 255. 5. Cf. HP I 7 : sur les « noms portés par les sceptiques », cf. Decleva Caizzi 1992, p. 293-313. Jonathan Barnes est fort critique sur la légitimité surtout d’une de ces étiquettes (ζητητικός), jusqu’à dire que « Sextan scepticism is not a philosophy : it is a retirement from philosophy » (Barnes 2007, p. 329) ; pour une tentative récente de défendre le pyrrhonisme de Sextus comme à la fois (et non de manière contradictoire) « investigative » et « suspensive », cf. Grgić 2012. 6. HP I 8 ; cf. aussi HP I 31-33 et plus généralement Corti 2009, p. 16-18, Morison 2011. Sauf indication contraire, la traduction des HP est celle de Pellegrin 1997. 7. Sextus semble aussi offrir une forme particulière de know-how et adopter une méthode qui n’est sans doute pas étrangère à Énésidème lui-même : cf. D.L. IX, 78. 8. C’est-à-dire ἐν τοῖς δοξαστοῖς : cette option semble aller au-delà et, en même temps, radicaliser une intuition déjà présente dans le Περὶ ἀντικειμένων d’Aristote : cf. fr. 4 Ross. 9. Arist. Top. I, 2, 101a34-36. 10. Sur la question, cf. surtout Aubenque 1985, p. 105-107 ; cf. aussi McPherran 1987, p. 318 n. 55 ; Spinelli 1991, p. 64-66 et maintenant Woodruff 2010, p. 229 n. 14. 11. La stratégie concernant le rôle et l’importance à attribuer aux φαινόμενα apparaît de toute manière beaucoup plus subtile et compliquée. En effet Sextus va jusqu’à admettre qu’un sceptique authentique peut soulever des arguments ou des objections contre les phénomènes, toujours, bien entendu, disserendi causa, surtout si son objectif est celui d’éliminer la προπέτεια dogmatique : cf. par exemple HP I 20. 12. Dans ces paragraphes, on peut en premier lieu apprécier, comme l’a souligné à juste titre Keimpe Algra, la richesse, voire la fiabilité générale du compte rendu doxographique de Sextus : en mettant face à face deux doctrines dogmatiques fondamentales (d’une part la doctrine stoïcienne, de l’autre la doctrine péripatéticienne) « Sextus’ accounts on place basically cover all there was to cover for someone writing in the early Imperial period » (cf. Algra 2012, p. 8). 13. Ce travail d’analyse et d’interprétation précise a déjà été effectué, de manière excellente, par Keimpe Algra, grâce aussi à une confrontation serrée avec le passage parallèle de ΑΜ X 1-36. Son analyse a mis en évidence les caractéristiques de fond de la méthode de travail doxographique de Sextus et a aussi tenté d’identifier les sources dont il se sert. En ce sens, je crois qu’Algra a raison lorsque, surtout par rapport à la section polémique antiaristotélicienne, il avance l’hypothèse selon laquelle Sextus « did not use the original text, but that the information he provides is derived from a handbook or epitome. If this is the case, his ultimate source would most likely have been a Peripatetic handbook, used either directly or through a sceptical intermediary source » (Algra 2012, p. 18) ; plus

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généralement, voir aussi Gottschalk 1987, p. 1139; pour une conclusion différente cf. Annas 1992, p. 220 et n. 43, p. 229-230. 14. Cf. par exemple HP III 75 ; ΑΜ X 95 et 108. 15. Sur cet adverbe, cf. au moins Burnyeat 1997, p. 104-106 et maintenant Corti 2009, p. 130-134 (qui voudrait le traduire : « de façon non centrale »). 16. Burnyeat 1997, p. 102 ; cf. aussi Annas 1992, p. 217-218. 17. Et on pourrait aussi l’entendre « intuitively » (Annas 1992, p. 217) ou mieux sur la base de « the sloppy usage » (Burnyeat 1997, p. 104). 18. Pour le sens partagé et « non-theoretical » de cette conviction, ici et dans le passage parallèle de ΑΜ X 15, cf. Algra 2012, p. 22. 19. Comme par exemple le fait qu’ici Sextus utilise trois verbes au passé (ἔθεσαν…, ἀνεῖλον…, ἐπέσχον…), peut-être parce qu’il veut décrire trois positions historiques effectivement soutenues et donc donner à la fois plus de force à la διαφωνία qu’il construit et plus de précision à son compte rendu doxographique. 20. On pourrait parler, à ce propos, de « quasi-arguments, from ἐνάργεια » : cf. Algra 2012, p. 7. 21. Cf. Arist. Phys. IV, 1, 208b12-27. 22. Cf. Arist. Phys. IV, 1, 208b1-8. 23. Et il ajoute ici (HP III 120) aussi un exemple qui le concerne directement : « là où mon maître menait le dialogue, c’est maintenant moi qui le mène ». Il s’agit d’une des rares références autobiographiques à l’intérieur du corpus sextien, qui a donné lieu à de nombreuses interprétations et spéculations différentes : par exemple, à l’hypothèse d’une allusion à un séjour de Sextus à Rome, lieu où, avant lui, avait enseigné son maître présumé Hérodote de Tarse (cf. Goedeckemeyer 1905, p. 266). Pour une explication peut-être encore plus spéculative, selon lequel le passage pourrait dériver « aus muendlichen Vortraegen », cf. aussi Pappenheim 1881, p. 208. 24. Cf. Arist. Phys. IV, 1, 208b8-27. 25. Hesiod. Theog. 118; cf. Arist. Phys. IV, 1, 208b29-33 ; sur la citation de ce vers, voir aussi Annas & Barnes 2000, p. 176 n. 153. 26. Cf. Arist. Phys. IV, 1, 208a29. Nous pourrions toutefois nous demander aussi si nous devons voir dans ce cas une référence à des principes physiques épicuriens. À ce propos, cf. Annas & Barnes 2000, p. 176 n. 155 et, par conséquent, Epic. Ep. Hdt. 39-40 (avec le commentaire de Francesco Verde dans Spinelli & Verde 2010, p. 89-98). 27. Notons que dans AM X 10, aux expressions propositionnelles τὸ ἐξ οὗ et τὸ ὑφ᾽οὗ s’ajoute aussi τὸ δι᾽ὅ : sur cette question, cf. de nouveau Algra 2012, p. 14. 28. Sur cette forme abrégée de l’implication, cf. HP II 142. 29. Cf. au moins Bailey 2002, p. 206 et Algra 2012, p. 4. 30. À ce propos, cf. surtout Annas 1992, p. 218 et Algra 2012, p. 23-24. 31. Cf. Spinelli 1995, p. 251-254, dont les conclusions sont reprises ici, mais enrichies et, à certains endroits, modifiées. 32. Quiconque est intéressé peut déjà trouver en ligne – bien que dans une version encore « expérimentale » et provisoire – le texte grec des trois premiers livres des Esquisses pyrrhoniennes, insérés dans la plateforme DAPHNET (l’adresse électronique est la suivante : http://www.daphnet.org/). Je rappelle également qu’on peut déjà y consulter tout le Diels-Kranz et tout Diogène Laërce, avec, dans les deux cas, la traduction italienne, ainsi que le recueil complet des Socratis et Socraticorum reliquiae de Gabriele Giannantoni. 33. Pour deux reconstructions, différentes entre elles, de ces paragraphes du Contre les moralistes, tant dans les détails que, surtout, dans les conclusions générales, cf. Spinelli 1995, p. 239-254 et Bett 1997, p. 95-107. 34. Pace Bett 1997, p. 104, selon lequel « the use of the singular ‘private good’ is due to the fact that the term is introduced in the context of the examples at 77. […] The singular does not imply

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that Sextus is thinking of views about the highest good, and he is not suggesting that each of them [scil. des trois philosophes qu’il a mentionnés] will not adhere to other ‘private goods’ besides the ones mentioned ». En effet, je ne crois pas que Zénon ou Épicure eussent concédé facilement d’autres biens privés outre, respectivement, la vertu et le plaisir ; et donc on ne peut pas supposer que le troisième philosophe rappelé dans ce paragraphe l’eût fait. 35. Même s’il ne manque pas de passages d’Aristote (et de textes insérés de toute manière dans le corpus de ses écrits) dans lesquels la santé est clairement présentée comme bien ou vertu du corps : cf. juste à titre d’exemple Phys. VII, 3, 246b4 ; Rhet. I, 5, 1360b21, 1361b3 ; I, 6, 1362b14 ; Magna Moralia, I, 3, 1184b3 ; qu’on n’oublie pas non plus sa place parmi les biens du corps dans les Divisiones : cf. T 5 Rossitto, avec des indications supplémentaires dans Rossitto 2005, p. 262-266. 36. Dans AM XI 49, la considération de la santé comme bien suprême (ou mieux, megiston, cf. AM XI 48) est explicitement attribuée non pas aux philosophes, mais à différents autres personnages : poètes, prosateurs et en général πάντες οἱ ἀπὸ τοῦ βίου, avec la citation explicite d’ auctoritates comme Simonide, Licymnius et, enfin, le médecin Hérophile. 37. Pour un commentaire de ces paragraphes, cf. Spinelli 1995, p. 221-227 et Bett 1997, p. 87-92. 38. Bett 1997, p. 103. 39. Annas 1992, p. 206. 40. S’il est vrai que, pour le dire encore une fois avec Annas, « we must just accept that Sextus shows no knowledge of Aristotle’s ethics other than slight acquaintance with some ethical doxography » (Annas 1992, p. 207), cela ne signifie pas que « he lacks interest to the point of being careless on an important point », c’est-à-dire justement par rapport au passage de ΑΜ XI 77 qui nous intéresse. 41. Pour l’indication de quelques passages significatifs à ce propos, cf. Spinelli 1995, p. 254 n. 126 et 127, avec des renvois bibliographiques supplémentaires ; cf. aussi Ioppolo 1980, p. 321-325, et maintenant Ranocchia 2011. 42. Peut-être celui indiqué avec la lettre G dans le stemma codicum de Mutschmann ? Des doutes sur la fiabilité de la reconstruction de Mutschmann avaient déjà été soulevés par Pasquali 1952, p. 37-38, comme le rappelle Iannucci 1998, p. 281-282, qui, en outre, en acceptant de toute manière mon hypothèse de correction, souligne comment « la confusione [...] tra ᾽Αρίστων e ᾽Αριστοτέλης possa comunque essersi verificata, in una o nell’altra fase della tradizione manoscritta » (p. 282). 43. Il s’agit d’un type d’abréviation que nous trouvons aussi appliqué par exemple au nom de Platon : cf. cod. Oxon. Bodl. Clarke 39 et surtout Zereteli 1896, p. 164 et tab. 24. 44. Il me semble qu’il s’agit et ne peut s’agir ici que de philosophes et seulement de philosophes, et non pas de personnages liés à d’autres disciplines ou champs du savoir. S’il en est ainsi (cf. aussi Bett 1997, p. 103 et supra n. 36), alors il faut répondre négativement, entre autres parce qu’il manquerait un soutien paléographique adéquat, à la question de George Boys-Stones, qui, en analysant ma proposition de correction à AM XI 77, se demandait, bien qu’avec beaucoup de prudence et de manière hypothétique : « could a more satisfactory answer be hidden in Sextus’ reference at E [ = AM XI] 49-50 to Herophilus and the ‘many others’ who do straightforwardly think that health is the chief good ? » (Boys-Stones 1997, p. 292.) 45. Bref, il y aurait ici une allusion à la pars construens de la position d’Ariston et celui-ci, comme déjà dans AM XI 64‑67, serait présenté encore une fois comme stoïcien contre d’autres stoïciens, pour mettre en évidence une διαφωνία au sein de la même école (et donc peut-être encore plus aisée et efficace pour la stratégie anti-dogmatique de Sextus). 46. Bien qu’il parvienne à des conclusions différentes par rapport à AM XI 77‑78, Bett semble lui aussi reconnaître que dans ces paragraphes « first, the only things which could be possibly be agreed by everyone to be goods would be virtue and ‘what partakes in virtue’ […]. But, second, even if everyone does agree that virtue is a good, it is certainly not true that all will agree in their particular conception of what virtue is; each school, by means of its idiosyncratic or ‘private’ scheme of reasoning, will in fact arrive at a different end-product, even though they may all be called ‘virtue’« (Bett 1997, p. 103-104).

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47. Plut. De virt. mor. 440F = SVF I 375. 48. Celle-ci est unique et Ariston l’entend, more Socratico, comme ἐπιστήμη ἀγαθῶν καὶ κακῶν : cf. SVF I 374 et surtout, pour une analyse détaillée de cette position, Ioppolo 1980, p. 208-243. 49. Lapini 1995, p. 177.

RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse en premier lieu à quelques passages des Esquisses pyrrhoniennes de Sextus (I 1-3 ; 8-10 ; III 119-122). Ces « études de cas » permettent d’examiner la relation dialectique entre Sextus et Aristote. Le Stagirite y est représenté à la fois comme une sorte de primus inter dogmaticos pares, et par conséquent comme une cible privilégiée des attaques pyrrhoniennes contre les dogmatismes, et, de façon indirecte, comme une sorte d’« ombre » se profilant derrière l’attitude critique de Sextus. Parallèlement, la stratégie de Sextus consiste à utiliser le matériel aristotélicien à l’appui soit de l’attitude propre à l’ἀγωγή sceptique, soit de la construction d’une διαφωνία spécifique. En second lieu, la section finale de l’article examine en outre un passage difficile du Contre les moralistes (XI 77‑78), proposant une correction qui permettrait, en éliminant le nom d’Aristote, d’y voir une citation d’Ariston.

Firstly, this article focuses on few passages in Sextus’ Outlines of (namely: I 1‑3; 8-10; III 119-122). They are ‘case-studies’, thanks to which it is possible to examine the dialectical relationship between Sextus himself and Aristotle. In particular, Aristotle is there represented both directly as a sort of primus inter dogmaticos pares, and therefore as a special target of the Pyrrhonian anti-dogmatic attack, and indirectly as a sort of ‘shadow’ behind Sextus’ critical attitude. Accordingly, the Sextan strategy uses Aristotelian material either in order to reinforce the peculiar attitude of the sceptical ἀγωγή or for supporting the construction of a specific διαφωνία. Secondly, the final section of the paper also examines a difficult passage in Sextus’ Against the ethicists (XI 77‑78) and proposes a textual emendation, that maybe can justify the elimination of Aristotle’s name in favour of Ariston’s quotation.

INDEX

Keywords : aristotelism, dogmaticism, quotation Mots-clés : aristotélisme, dogmatisme, citation

AUTEURS

EMIDIO SPINELLI “Sapienza” Université de Rome

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Comptes rendus

Philosophie antique, 12 | 2012 229

Jaume PÓRTULAS & Sergi GRAU, Saviesa grega arcaica

Livio Rossetti

NOTIZIA

Jaume PÓRTULAS & Sergi GRAU, Saviesa grega arcaica, Barcelone, Adesiara, 2012, ISBN 978-84-92405-40-4.

1 Da qualche anno il piccolo mondo dei Presocratici è in movimento, se non in subbuglio, e a smuovere le acque interviene ora un cospicuo volume scritto in catalano, Saviesa grega arcaica, che è curato da un autorevole grecista di Barcellona, Pórtulas, e da un suo valido allievo, Grau.

2 Il volume si distingue anzitutto per il fatto di circoscrivere il suo campo di osservazione al periodo delle guerre persiane (così da spingersi fino ad Eraclito e Parmenide, ma non oltre) e di riservare molta attenzione alle cosmogonie arcaiche o arcaicizzanti e a personaggi ‘marginali’ come Ferecide, Epimenide ed Acusilao, nonché un briciolo di attenzione a una folla di personaggi ‘dimenticati’ come Arctino di Mileto, Lobone di Argo, Petrone di Imera, Sancuniatone il Fenicio. In effetti tre recenti e mediamente autorevoli raccolte dei frammenti – quelle dovute a Gemelli Marciano (2007‑2010), Graham (2010) e Mansfeld-Primavesi (2011) – concordemente limitano il loro campo di osservazione a solo sette figure del periodo di cui qui si occupano Pórtulas e Grau: i tre canonici maestri di Mileto, Senofane, Pitagora, Eraclito e Parmenide, senza un cenno per nessuno degli altri personaggi che ho appena ricordato. Il semplice fatto che in Saviesa grega arcaica i protagonisti del pensiero greco pre-parmenideo tornino ad essere più di trenta induce perciò a sospettare che alcune significative coordinate vengano qui rimesse in discussione. In effetti, quando il numero dei presocratici viene ristretto alle poche figure più spesso prese in considerazione (i “Major Presocratics” menzionati da Graham nel titolo della sua raccolta), svariate false certezze entrano in gioco. Non perché sia sul punto di essere dimostrata l’esistenza di uno o due protagonisti dimenticati da ‘tutti’ e riscoperti da Pórtulas e Grau, ma perché la costituzione di un

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gruppo chiuso produce numerosi effetti indesiderabili, come la tendenza a guardare a questi intellettuali nell’ottica della cultura filosofica posteriore e a disinteressarsi del contesto in cui i “Major Presocratics” hanno operato, e così pure a disinteressarsi degli altri loro interlocutori (dopodiché il senso delle idee proposte comincia a farsi pericolosamente anodino). In effetti non è piccolo titolo di merito la scelta di prestare attenzione tanto ai maestri che hanno lasciato un’impronta particolarmente forte, quanto a svariate forme di eccellenza che sono ben presto cadute in disuso e a discorsi che, alla prova dei fatti, si sono rivelati effimeri: che un’idea non abbia retto alla pressione dei tempi e sia stata, per così dire, rapidamente ingoiata dalla Storia non costituisce, infatti, un motivo sufficiente per disinteressarcene.

3 Anche la scelta di fermarsi a Parmenide e non prendere in considerazione né il suo successo panellenico, né la variegata cerchia degli intellettuali che si sono sentiti in dovere di confrontarsi con aspetti diversi del suo insegnamento e hanno provato a dialogare fra di loro mentre la Sofistica faceva le sue prime prove, costituisce una innovazione di rilievo e un’autentica benemerenza. La sistematica esclusione del ‘dopo’ costituisce una risorsa efficace per riuscire a non guardare a questi intellettuali nell’ottica degli sviluppi successivi, cosa che è essenziale per ben dimensionare gli orizzonti, le potenzialità e i limiti di queste avanguardie intellettuali. Provo a spiegarmi osservando che, se Daniel Graham avesse scritto il suo pur pregevole Explaining the Cosmos (2006) con analoga attenzione a non utilizzare schemi concettuali di tipo aristotelico, ben difficilmente avrebbe osato attribuire ai maestri di Mileto l’ideazione ed elaborazione di una “Generating Substance Theory”, e questo anche se, a mio avviso, una grande distanza intercorre pur sempre tra il mondo mentale di questi “Major Presocratics” e quello di gran parte dei sophoi loro contemporanei.

4 La formula adottata è di non partire dal Diels-Kranz ma dalle più accreditate edizioni recenti (Wöhrle per Talete, Schibli per Ferecide, Gentili-Prato per Senofane, Giangiulio per i primi pitagorici, Coxon per Parmenide, etc.) e di non isolare i frammenti, ma di presentarci le fonti (ad es. lo pseudo-Plutarco, oppure Ippolito, oppure Clemente Alessandrino) nelle quali sono stati individuati dei frammenti. Si osserva anche la scelta di essere molto meno «austeri» del D‑K. nel riportare il contesto nel quale prende o sembra prendere forma un frammento (cf. p. 28), di non limitare la scelta al testimone migliore (come è spesso accaduto nel caso di Eraclito), e di offrire non tutti i testimoni del medesimo frammento, ma almeno una selezione rappresentativa. Questa immane montagna di unità testuali viene inoltre presentata in traduzione catalana (nulla di comparabile era già disponibile in quella lingua), mentre l’offerta del testo greco viene grandemente limitata, tanto da concernere le unità testuali che Diels e Kranz hanno trattato come frammenti, i testi in versi ovunque compaiano e ben poche altre cose: una limitazione troppo drastica, che incide negativamente sulla funzionalità della raccolta.

5 Si osserva inoltre che in Saviesa grega arcaica la documentazione viene riportata alla fase in cui la sintesi interpretativa deve ancora essere generata a partire da una intelligente comparazione delle evidenze disponibili. L’organizzazione dei testi ottiene infatti di proporci quasi sempre una ‘dottrina’ ancora scomposta, ancora da delineare, senza offrire accostamenti che, grazie all’uso, possono sembrarci intuitivi. I raccordi possibili tra singole doxai non ci vengono proposti come una conclusione affidabile che sia stata già raggiunta, ma come una operazione da affidare per intero al lettore. In questo modo i nostri percorsi mentali subiscono un salutare processo di rinnovamento, e non solo

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riguardo a un singolo punto di dottrina o un pensatore, ma riguardo alla natura delle riflessioni che verosimilmente presiedono alla elaborazione di determinati nuclei dottrinali.

6 La distribuzione della materia in base a un principio d’ordine che ha cura di non indirizzare immediatamente verso le dottrine ottiene inoltre di decondizionare il lettore dalla buona parte della tradizione esegetica. Il capitolo dedicato a Parmenide, per esempio, non include sezioni denominate Aletheia e Doxai, ma è scandita in sezioni che, dopo aver proposto i 19 frammenti e tre altri testi di contorno (due frammenti di incerta attribuzione e l’iscrizione rinvenuta ad Elea), vertono, nell’ordine, su: biografia, cronologia, maestri e discepoli, la testimonianza di Platone, Aristotele e Parmenide, Teofrasto su Parmenide, la tradizione dossografica. Apprezzabile è l’autonomia di giudizio di cui i curatori danno prova anche rispetto all’ediz. Coxon.

7 La scelta di scompaginare un poco il panorama delle doxai ascritte è dunque feconda, anche se non priva di qualche inconveniente. Farò un solo esempio a proposito di Anassimandro. In questo caso, l’organizzazione dei paragrafi ottiene che si perda di vista fin troppo bene il prezioso pacchetto di circa dieci unità testuali che ad Anassimandro attribuiscono delle congetture su come può essere evoluta la terra anteriormente alla comparsa dei primi uomini, mentre sarebbe stato altamente desiderabile metterle insieme, proprio per evitare che si finisca per non accorgersi nemmeno della presenza di un così singolare – e, diciamo pure, geniale – apparato di congetture, che sono anche di tipo paleontologico. (Si tratta, peraltro, di una disattenzione frequente negli studi su questo autore.)

8 Osservo inoltre che il volume, se ha il pregio di fare posto anche a un capitolo su Onomacrito, assente dal Diels‑Kranz, ha il demerito di aver lasciato fuori un personaggio di spicco, Ecateo di Mileto che, come è noto, diede prova di non poca originalità rispetto ai suoi celebrati concittadini. (Anche Laso di Ermione, peraltro, avrebbe ben figurato nella raccolta.)

9 Procedendo ora con altre considerazioni di dettaglio, trovo giusto segnalare la sezione su Esiodo, che trascura le due opere più note per andare a raccogliere una miriade di tracce mediate da fonti tarde. Peccato che si taccia del tutto su alcuni passi topici, come quelli in cui vengono fornite valutazioni specifiche sulla comparsa e sul tramonto della stella Arctouros (Op. 564‑566 e 663) e il passo sull’ incudine che cade dal cielo (Theog. 720 ss.). Almeno nella nota introduttiva era senza dubbio desiderabile richiamarli.

10 La notizia sugli onori che sarebbero stati resi a Talete dalla città di Atene (Diog. Laert. I 22) viene proposta nel capitolo su Talete senza alcun rilievo, per poi essere prontamente dimenticata nel capitolo sui Sette Sapienti.

11 Nel caso di Anassimandro, si apprezza l’inclusione di Hdt. II 109 sullo gnomone anche se qui Erodoto non fa nomi (è l’unità testuale n° 383), ma sarebbe stata desiderabile, a maggior ragione, riportare la notizia su Aristagora di Mileto, che si sarebbe recato a Sparta portando con sé «una tavola di bronzo sulla quale erano incisi i contorni di tutta la terra, tutto il mare e tutti i fiumi» (V 49.1). I dettagli qui offerti, infatti, aiutano a capire che tipo di informazioni poterono figurare nel pinax ideato da Anassimandro e perfezionato da Ecateo. Allorché si parla di ventisette o ventotto volte la terra, non è chiarissimo se si discuta di dimensioni dei corpi celesti o di distanza radiale del percorso circolare attribuito al sole, sicché era desiderabile offrire anche il testo greco. Noto inoltre il silenzio (che Pórtulas e Grau condividono con molti altri) sull’ardimento di chi ha osato assumere la distanza da Gibilterra ai monti del Caucaso quale

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“diametro” terrestre potenzialmente misurabile e quindi già utilizzabile quale unità di misura cosmica allo scopo di offrire una prima, sommaria stima delle distanze astrali così come dello ‘spessore’ del cilindro terrestre, e così pure il perdurare della mancata segnalazione di Plat. Phaedo 108e‑109a, dato che il passo presenta vistosi punti di contatto con 12A11.3 e 12A26 (= 369.3, 404 e 405 Pórtulas‑Grau).

12 La sezione finale, dedicata alla Storia fenicia di Filone di Biblos e quindi al poco che ci è dato sapere sul conto di Sancuniatone, presenta uno speciale interesse per il fatto di integrare il Diels-Kranz (e svariate altre raccolte) con le non banali tracce di una cosmologia che, con nostra sorpresa, oscilla tra Esiodo e Anassimene.

13 Su Pitagora ho molto apprezzato la nota di p. 326, dedicata alle pratiche alimentari dei pitagorici, che, leggo, “non sono documentate fino a un periodo comparativamente recente” e, a maggior ragione, la costituzione di una sezione intitolata “Una primeira síntesi: Neantes de Cízic”, con cinque unità testuali su Pitagora, di cui una che non figura nel Diels-Kranz.

14 Nel caso di Senofane è degno di nota, fra l’altro, il modo di trattare il fr. 30 (= n° 646), con indicazione delle congetture più accreditate, dato che l’integrazione testuale adottata nel Diels-Kranz viene definita come «la proposta més agosarada», la più ardita (la più azzardata) di tutte.

15 Nella costituzione dei testi di Eraclito Pórtulas e Grau prestano una speciale attenzione all’ediz. Garcia Calvo (1985), ma le 332 unità testuali proposte sono tutte rinvenibili negli Heraclitea di Mouraviev (con l’aggiunta, però, di altre sedici che risultano segnalate dal Marcovich) e spesso ne riproducono la scansione in cola. In questa sezione si apprezza la scelta di rinunciare, talvolta, a scegliere tra versioni diverse del medesimo enunciato e di limitarsi a registrare la molteplicità delle formulazioni della medesima massima (es. fr. 85 D.-K.), intendendo che non sempre si può pretendere di arrivare a tutti i costi alla reductio ad unum e, quindi, agli ipsissima uerba Heracliti (è dunque ammissibile accontentarsi di constatare che la medesima idea viene resa in forme leggermente diverse ma equipollenti). Spiace che nel presentare il fr. 3 D.‑K. non venga segnalato l’assai probabile riferimento parodico a Talete, ma anche in questo caso siamo in presenza di un peccato di omissione che ha moltissimi ‘padri’. Sorprende un po’ vedere che, per dare risalto ai contatti fra il fr. 88 (= n° 834) e due frammenti euripidei, questi ultimi ricevano la numerazione 835 e 836 solo perché nel volume non ci sono anche delle note a piè di pagina.

16 Nel caso di Parmenide c’è un passo del Timeo (33bc) su cui di recente ha attirato l’attenzione D. Zucchello (cf. www.noein.net/origini/poema_introduzione.pdf, p. 14) che meriterebbe di figurare sistematicamente nella serie dei Testimonia, mentre è assente qui come nella generalità delle altre raccolte.

17 Infine: leggermente fuori posto appare la sezione su Epicarmo, dato che gli intellettuali suoi interlocutori (anche quelli individuati da Pórtulas e Grau) sembrano essere tutti e soltanto post-parmenidei.

18 Sul piano formale il volume è impeccabile, fra l’altro, nella configurazione dei sobri testi offerti a titolo di introduzione o commento, e così pure nella resa formale in genere, mentre deve dirsi gravemente lacunoso in materia di indici: l’opera propone infatti un accurato profilo dei tanti autori citati e una serie di dettagliate tavole di comparazione con il Diels-Kranz e molte edizioni recenti di singoli autori. Ma, siccome tale tavola è ‘a senso unico’, gli inconvenienti non mancano (sono particolarmente

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vistosi nel caso di Eraclito). Inoltre si cercherebbe invano un index nominum et locorum, ed è molto strano che ciò accada.

19 Nondimeno è del tutto evidente che Pórtulas e Grau hanno predisposto una risorsa di primissimo ordine, preziosa in modo particolare per i lettori di formazione filosofica, cosicché la comunità scientifica dovrebbe stare ben attenta a non accantonare Saviesa grega arcaica solo per la scarsa familiarità di molti con la lingua catalana. Già così come è, l’opera ha meriti straordinari.

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Enrique HÜLSZ PICCONE, Nuevos ensayos sobre Heráclito : Actas del Segundo Symposium Heracliteum

Guido Calenda

NOTIZIA

Enrique HÜLSZ PICCONE, Nuevos ensayos sobre Heráclito : Actas del Segundo Symposium Heracliteum, Ciudad de México, Universidad Nacional Autónoma de México, 2009, ISBN 9786070212055.

1 Nuevos Ensayos Sobre Heráclito, pubblicato nel 2009 a cura di Enrique Hülsz Piccone, raccoglie gli atti del Secondo Symposium Eracliteum, tenutosi a Città del Messico nel giugno 2006. L’evento è importantissimo e, al tempo stesso, raro. Infatti, il primo Symposium si era tenuto a Chieti nel lontano 1981, giusto un quarto di secolo prima. Vero è che nel frattempo sono stati pubblicati, oltre a innumerevoli articoli e ai vari volumi della monumentale opera di Mouraviev, molti notevoli commenti e monografie, tra cui spiccano quelle di Conche, di Robinson, di Wilcox, di Dilcher, di Pradeau e lo stimolante libro di O’Connell1. Non si può quindi dire che l’argomento sia stato trascurato, ma lo stato frammentario in cui c’è giunto il libro di Eraclito lascia spazio per un’ampia gamma d’interpretazioni, ben rappresentata in questo Symposium.

2 Dopo una breve introduzione del curatore, gli atti iniziano con un testo di Serge Mouraviev dal titolo « Le livre d’Héraclite 2500 ans après. L’état actuel de sa reconstruction », che presenta il tanto atteso montaggio del testo eracliteo, composto da ben 199 elementi. Questa versione, preceduta da altre nel 1970, 1983 e 1991, non è ancora definitiva ma, nonostante sia già in corso di redazione la quinta versione, conserva ancora la sua validità, avendo già la struttura generale della ricostruzione finale2. I frammenti sono corredati da note che nell’insieme delineano i criteri interpretativi dell’autore. L’importanza della memoria è tale da richiedere un’analisi approfondita, che non è possibile svolgere in questa sede senza rischiare di cadere in

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inaccettabili leggerezze. Una particolare menzione merita la parte introduttiva, in cui l’autore ripropone i criteri interpretativi esposti nella ben nota memoria del 19893. Costatato che gli studi eraclitei non hanno condotto finora ad alcun vero successo per « l’assenza di qualsiasi metodo scientifico adeguato alla natura e allo stato dei testi », Mouraviev ritiene che la filologia dei testi di Eraclito debba cessare di essere un’arte, per diventare una scienza. A quest’obiettivo egli ha dedicato un’attività personale che si è articolata su un arco di almeno quattro decenni, con la pubblicazione dei suoi celebri Heraclitea. La ricostruzione del testo è coerente e i criteri guida sono ben documentati, ma è inevitabile che molte scelte rimangano congetturali, senza che ciò ne riduca in alcun modo il valore scientifico ; valore che mi parrebbe però ingiusto negare ad altri autori che si sono dedicati allo studio di Eraclito con risultati di rilievo.

3 In « Representation and knowledge in a world of change », Daniel W. Graham sostiene che la dottrina del flusso è stata erroneamente attribuita a Eraclito, che è piuttosto un sostenitore della costanza nel mondo. Eraclito riconosce anche negli oggetti più usuali due aspetti contrastanti : qualcosa rimane la stessa e qualcosa differisce, ma agli uomini sfugge questa complessità. Per favorire la comprensione le spiegazioni teoriche sono inutili, ma è necessario, invece, introdurre il soggetto a esperienze vicarie, che imitino la struttura del mondo reale. In questo senso, Graham afferma, « Eraclito finisce per essere più un terapista che un epistemologo ». Se il senso del discorso di Eraclito è mostrare la permanenza nel mutamento, mi sembra lecito chiedersi perché egli sia così pessimista riguardo alla capacità umana di comprendere. Gli uomini non sono per nulla turbati dal modificarsi degli oggetti e sono certamente in grado di riconoscere lo stesso fiume nel fluire delle acque.

4 Nel suo articolo « and logos – again », Thomas M. Robinson si dedica, in un linguaggio incisivo, a chiarire il significato della parola logos. Questo logos, che è vero sempre, è il logos di ‘to sophon’ : un’entità divina, dotata della forza di un vincolo razionale « come anima del mondo, o forse universo in quanto razionale », eternamente impegnato a dichiarare che « tutte le cose sono uno ». Robinson considera che l’unica seria alternativa a questa interpretazione sia la tesi, sostenuta da Martha Nussbaum, che il logos sia il pensiero dello stesso Eraclito, che con esso impone ordine a un mondo che cambia, tesi che però egli liquida piuttosto sbrigativamente, suggerendo che « suona più come Kant che come Eraclito ». Diversi frammenti (in particolare 70, 78, 79, 83, 108) sottolineano però l’abisso che separa la conoscenza divina, to sophon, da quella umana : se il logos è questo discorso che ci trascende, perché, ci potremmo chiedere, Eraclito critica violentemente gli uomini, che non possono essere in grado di comprenderlo ?

5 Nella memoria « Expresiones polares en Heráclito », Alberto Bernabé svolge un’accurata esegesi strutturale delle varie forme di espressioni polari riscontrabili nei frammenti di Eraclito, confrontandole con espressioni similari che compaiono nella tradizione letteraria da Omero fino ad autori del V secolo a.C., oltre che con passi delle laminette orfiche e del Carmen Aureum. Pur evidenziando la ricchezza delle risorse stilistiche di Eraclito, egli ritiene che l’uso delle espressioni polari non sia un fatto meramente stilistico : Eraclito vuol mostrare che la realtà risponde a un modello di logica oppositiva, e ricorre a paradossi linguistici per rivelare nel linguaggio la struttura della realtà. Questa interpretazione emerge però soltanto nelle conclusioni, rimanendo a mio avviso slegata dall’analisi svolta, e lascia degli interrogativi

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completamente aperti : cosa intende l’autore per logica oppositiva ? In che senso la realtà obbedirebbe a tale logica ?

6 La tesi che Francesc Casadesús Bordoy enuncia fin dall’inizio della sua memoria, « La transposición del vocabolario épico en el pensamiento filósofico de Heráclito », è che l’uso del linguaggio epico da parte di Eraclito è coerente con la sua concezione della struttura del cosmo come tensione di forze opposte che ne garantiscono la stabilità. Il linguaggio epico si accorda anche all’etica di Eraclito, secondo cui il premio per i morti in combattimento è essere onorati dagli dèi e dagli uomini. Eraclito disprezza la moltitudine, proprio come nell’Iliade i guerrieri aristocratici disprezzano la truppa anonima, paragonata a un gregge di pecore. Al coraggio del guerriero Eraclito associa anche la sapienza del saggio. Forse però l’autore identifica troppo l’etica eraclitea con quella epica. Lo scherno di Eraclito non sembra legato tanto all’origine sociale quanto all’effettivo comportamento della maggior parte degli uomini, indegno di cittadini della polis : la moltitudine è stigmatizzata per gli ideali mediocri, per la politica demenziale, per l’incapacità di comprendere alcune verità fondamentali, per l’ottusità e la creduloneria.

7 Un aspetto interessante dei frammenti di Eraclito è che in essi compaiono le più antiche testimonianze su altri pensatori, fatto salvo lo scherzoso riferimento di Senofane a Pitagora. A quest’argomento si riferiscono due delle memorie presentate al Symposium. Nel suo articolo « Heraclitus B 42 : On Homer and Archilochus », Herbert Granger analizza il frammento in cui Eraclito critica aspramente i due poeti. L’autore ipotizza una serie di possibili ragioni della dura invettiva d’Eraclito : entrambi deplorano la natura comune e obiettiva della guerra ; entrambi ignorano i principi più generali, come l’unità degli opposti ; entrambi sono coinvolti nei misteri di Dioniso e di Demetra per gli inni sacri loro attribuiti.

8 Più rilevante per il pensiero di Pitagora che per quello di Eraclito è invece l’articolo di Carl Huffman, « La crítica de Heráclito a la investigación de Pitágoras en el fragmento 129 ». L’autore svolge un’interessante analisi filologica sull’uso dei termini ἱστορίη e συγγραφή, mostrando che ἱστορίη non si riferiva specificamente all’indagine scientifica, ma a qualsiasi tipo di ricerca ; e che συγγραφή non era usato soltanto per gli scritti in prosa, ma indicava qualsiasi registrazione scritta, sia in prosa, sia in versi, anche in testi molto corti come le registrazioni degli oracoli. Di conseguenza le συγγραφαί consultate da Pitagora non dovevano essere necessariamente trattati ionici in prosa, come sostenuto da Kahn e da Riedweg, ma potrebbero aver incluso la poesia omerica ed esiodea. Notando, infine, che il verbo ἐκλέγομαι si riferisce alle cose selezionate, piuttosto che quelle tra cui si opera la selezione, ritiene che con « questi scritti » ( ταύτας τὰς συγγραφάς) Eraclito intendesse proprio le compilazioni dei σύμβολα pitagorici che circolavano ai suoi tempi : collazioni raccogliticce, prive di originalità, mutuate dalla tradizione sapienziale antecedente.

9 La memoria di Omar D. Alvarez Salas « La ‘teoria del flujo’ de Heráclito a Epicarmo » si differenzia dalle altre perché incentrata su Epicarmo più che su Eraclito. Alvarez intende rivalutare il valore filosofico dei frammenti di Epicarmo, liberandolo dalla stretta associazione con Eraclito e restituendo così al comico siciliano l’originalità di pensiero che gli spetta. Egli ritiene che appartenga esclusivamente a Epicarmo l’« argomento della crescita » (περὶ αὐξήσεως λόγος) messo in scena nel debitore che si rifiuta di pagare per il fatto di non essere più lo stesso uomo che aveva contratto il debito, essendosi a lui aggiunta nel frattempo qualche cosa e altra essendo venuta

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meno. È difficile però non riconoscere che l’argomento presenta molte affinità con quanto traspare, ad esempio, dai cosiddetti frammenti eraclitei del fiume, che cambia pur rimanendo sempre lo stesso fiume, proprio come l’individuo di Epicarmo può sostenere di essere cambiato, con effetto indubbiamente comico, ma è considerato lo stesso individuo dal suo creditore.

10 L’intervento di Arnold Hermann « Parmenides versus Heraclitus ? » è dichiaratamente una risposta all’articolo in cui Graham sostiene che Parmenide aveva effettivamente polemizzato con Eraclito4. Hermann ritiene che nessuno degli accostamenti citati da Graham sia significativo : Parmenide ha usato palintropos in circostanze completamente diverse da quelle di Eraclito ; inoltre il termine non indica una contraddizione, ma ha il senso generale di « ritorno indietro ». Interpretando la particella δέ in 28B6.9 con senso fortemente avversativo, egli pensa infatti che palintropos non si riferisca al percorso dei mortali erranti, ma indichi invece un ritorno alla via della verità. Le argomentazioni di Hermann riguardano essenzialmente il pensiero di Parmenide, e benché personalmente non condivida la sua interpretazione del verso 28B6.9, la critica alla posizione di Graham mi sembra nel complesso condivisibile.

11 In « Acerca del significado del fragmento B62 (DK) de Heráclito », Beatriz Bossi affronta la lettura del frammento B62, esaminando in dettaglio diverse interpretazioni. Identificando nei « mortali » e negli « immortali » rispettivamente uomini e dèmoni custodi, l’autrice interpreta il frammento analizzando tutte le combinazioni dei quattro elementi in cui può essere decomposto : immortali, mortali, vivendo la morte di quelli, « avendo morto » la vita di quelli. Il frammento B62 è certamente molto denso nella sua sinteticità, e concordo con Schofield5 nel ritenerlo « un enigma che possa essere risolto soltanto da un lettore o una lettrice che abbia già meditato la sua via attraverso l’insieme del logos eracliteo ». È verosimile che l’autrice abbia compiuto tale percorso, ma l’inquadramento nel contesto di un’ interpretazione generale del pensiero eracliteo non è molto evidente nel testo.

12 Nella prima parte del suo articolo « The cosmic cycle, a playing child, and the rules of the game », Aryeh Finkelberg afferma che i testi provano la dottrina eraclitea della conflagrazione, e che quindi la teoria della stabilità cosmica è logicamente incompatibile con il pensiero di Eraclito. L’autore stabilisce dunque un parallelismo tra il posto occupato dall’anima nel ciclo microcosmico e quello occupato dal fuoco in quello macrocosmico, argomentando che il ciclo cosmico rappresenta l’incarnazione e poi la disincarnazione dell’anima divina, anima che s’incarna in quella umana e si libera con la morte. L’idea del corpo tomba dell’anima, formulata da Platone, risalirebbe così a Eraclito. Il fanciullo che gioca nel frammento 52 è una metafora del dio fiammeggiante, chiamato appunto « re » del gioco. Sebbene la dottrina eraclitea della conflagrazione non sia a mio avviso dimostrabile sulla sola base dei testi, la tesi di Finkelberg è svolta con indubbia coerenza e la conflagrazione è certamente in accordo con la sua interpretazione del pensiero d’Eraclito.

13 L’articolo di Livio Rossetti « Polymathia e unità del sapere in Eraclito : alle origini di una anomalia » si situa in posizione cardine per l’interpretazione gnoseologica di Eraclito. L’autore attribuisce alla coincidentia oppositorum – interdipendenza o equalizzazione degli opposti, considerata idea centrale del pensiero dell’ Efesio – un valore universale, e la definisce una reductio a unum dotata di un notevole « potenziale sistemico ». Egli nota però che vi sono anche molti frammenti in cui Eraclito si limita ad affermare o a negare, a esprimere approvazione o disapprovazione, senza

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minimamente suggerire un possibile raccordo con enunciati complementari. Già tre decenni fa Rossetti6, nel corso del Symposium Heracliteum del 1981, concordava con Marcovich nel pensare che « uno dei principali difetti dell’ interpretazione moderna d’Eraclito consiste nell’aver troppo creduto alla coerenza logica » e pensava che fosse necessario rassegnarsi all’idea che il testo contenga parti non congruenti con il principio sistemico. È senza dubbio lecito sostenere che Eraclito si contraddica, ma questa constatazione può anche costituire un potente stimolo per ricercare, a un diverso livello, una sintesi in grado di superare le aporie rilevate.

14 In « Flujo y Lógos. La imagen de Heráclito en el Cratilo y en el Teeteto de Platón », Enrique Hülsz Piccone ritiene che Platone abbia frainteso Eraclito attribuendogli una dottrina del « flusso universale », che nega l’effettiva possibilità della conoscenza. Egli avvicina il pensiero gnoseologico eracliteo a quello platonico, esplorando la possibilità che la teoria della « correttezza naturale dei nomi », enunciata da Cratilo nel dialogo omonimo, risalga effettivamente a Eraclito, che condividerebbe con Platone la tesi che il linguaggio incontri il suo fondamento epistemologico sul piano ontologico. Attribuire a Eraclito una versione del Flusso Universale implicherebbe, invece, un rifiuto della permanenza ontologica che sembra ben poco eracliteo. Sebbene sia innegabile che in diversi frammenti Eraclito esprima qualcosa che va ben oltre un banale riconoscimento del continuo modificarsi delle cose, riconoscere la permanenza ontologica di un ente soggetto a mutamento lascia aperta una questione importante : fino a che punto l’ente, pur mutando, rimane lo stesso e quando invece diventa altro ? È possibile che Eraclito non abbia avvertito tale problema ?

15 Nell’articolo « The limits of the soul : Heraclitus B45 DK. Its text and interpretation », Gábor Betegh svolge un’accurata analisi filologica del frammento 45. Egli ritiene che la parola πείρατα (i « confini » dell’anima) debba essere conservata, perché la corruzione del termine nelle varie forme attestate è paleograficamente facile. Rifiuta invece il termine ἰών, introdotto da Diels, che non è attestato dai manoscritti. Sostiene poi persuasivamente che la lettura più attendibile del verbo accolto nel Diels‑Kranz come ἐξεύροιο, alla seconda persona, sia ἐξεύροι ὁ, alla terza persona, rendendo così indeterminata l’identità di colui che ricerca. Ritiene, infine, grazie a diversi riferimenti indiretti, che l’ultima frase del frammento, οὕτω βαθὺν λόγον ἔχει, sia autentica. Leggendo ψυχή come anima umana individuale e il logos come ragione profonda e penetrante dell’anima, interpreta il frammento nel senso che sia proprio chi percorre ogni sentiero colui che non trova i confini dell’anima.

16 L’articolo di Catherine Osborne, « “If all things were to turn to smoke, it’d be the nostrils would tell them apart” or Heraclitus on the pleasure of smoking », prende in esame la testimonianza di Aristotele su Eraclito. Osborne mostra che, mentre è usuale fare riferimento alla percezione aristotelica degli aspetti cosmologici e metafisici di Eraclito, vi sono altre testimonianze disperse nel corpus aristotelico che vertono sull’anima, sul fumo, sui vapori, sui piaceri, considerate in genere isolatamente, ma che sono in realtà correlate. Aristotele è invocato dunque come testimone, forse non del tutto consapevole, di un tema fondamentale di Eraclito. Analizzando il frammento 67, l’autrice arriva a formulare un’interpretazione del pensiero gnoseologico eracliteo che mi pare condivisibile : « noi percepiamo con un occhio interessato […] il mondo non è lo stesso per tutti perché lo approcciamo con preferenze e interessi distinti. » Se il mondo fosse fumo, ci interesserebbero solo gli odori, e se possedessimo soltanto l’olfatto, il mondo sarebbe per noi ben diverso da quello che ci appare. Osborne identifica dunque

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un importante tema eracliteo : « quello che è obiettivamente un mondo comune può risultare mondi assolutamente differenti per differenti abitanti. »

17 In « The fate of Heraclitus’ book in Later Antiquity », David Sider si propone di scoprire se anche alcuni degli autori più tardi, oltre a Platone, Aristotele e Teofrasto, abbiano avuto accesso diretto al testo di Eraclito. Egli giunge alla conclusione che nessuna altra fonte abbia letto Eraclito in originale. Per esemplificare l’effetto distorcente delle successive interpretazioni e ricopiature del libro, prende in esame il frammento 22B124, il cui testo originale dovrebbe ridursi a non più di tre parole : ψηγμάτων εἰκῇ κεχυμένων. Sider pensa che il libro non sia sopravvissuto fino alla tarda antichità nella stesura originale, ma solo sotto forma di una raccolta di citazioni di seconda mano. Per questo motivo « possiamo giudicare l’autenticità di un frammento solo in base ai suoi meriti, quale che sia il modo che scegliamo per farlo ».

18 Questo convegno rappresenta un momento importante degli studi su Eraclito, sia per il contributo fondamentale di Mouraviev, di cui si attendono gli sviluppi, sia perché vi si confrontano diverse tendenze interpretative su temi fondamentali del pensiero eracliteo. Mi fermerò brevemente su un solo tema, che ritengo centrale : diverse memorie interpretano la dottrina degli opposti come un equilibrarsi di tensioni che garantisce la stabilità. D’altra parte Rossetti mostra che attribuendo un valore sistemico alla coincidentia oppositorum è necessario riconoscere che Eraclito cade in contraddizioni. Si potrebbe allora pensare che l’uso eracliteo di termini opposti sia soltanto un motivo letterario, destinato a rendere evidente l’unità del tutto, piuttosto che l’enunciazione della natura dialettica della realtà. Osborne interpreta nel senso che le distinzioni sono opera del soggetto, anche se ammette che « là fuori » esistono sicuramente delle differenze da discernere. Forse, però, Eraclito dice proprio che « là fuori » è tutto uno, e che le differenze dipendono solo dai punti di vista.

NOTE

1. E. O’Connell, Heraclitus and Derrida. Presocratic Deconstruction, Peter Lang, New York, 2006. 2. La versione finale è appena uscita come Heraclitea IV : Refectio, A. Liber Heracliti, Academia Verlag, Sankt Augustin, 2011. 3. « Comment interpréter Héraclite (vers une méthodologie scientifique des études héraclitéennes) », Ionian Philosophy, a cura di K. J. Boudouris, Int. Ass. for Greek Philosophy, Athens, 1989, p. 271-279. 4. « Heraclitus and Parmenides », in Presocratic Philosophy. Essays in honour of Alexander Mourelatos, a cura di V. Caston e D. W. Graham, Ashgate, Burlington, 2002, p. 27-44. 5. M. Schofield, « Heraclitus’ Theory of Soul and its Antecedents », in S. Everson (ed.), Companions to Ancient Thought 2. Psychology, Cambridge, 1991, p. 13-34. 6. « Eraclito (e Solone) sulla Stasis », Atti del Symposium Heracliteum 1981, a cura di L. Rossetti, Roma, Edizioni dell’Ateneo, 1983, vol. 1, p. 347-359.

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Gabriel DANZIG, Apologizing for Socrates. How Plato and Xenophon created our Socrates

Louis-André Dorion

RÉFÉRENCE

Gabriel DANZIG, Apologizing for Socrates. How Plato and Xenophon created our Socrates, Lanham (Md.), Lexington Books, 2010, 280 p. ISBN 978-0-7391-3244-9

1 Cet ouvrage rassemble six études, dont trois (les chapitres 1, 2 et 6 ; voir p. 14) sont des versions révisées d’articles parus antérieurement dans divers périodiques. Il ne s’agit donc pas d’une monographie qui développe une argumentation continue sur un même thème, mais d’un recueil d’études distinctes sur différents dialogues socratiques, plus précisément sur les Apologies de Platon et de Xénophon (chap. 1 : « Plato and Xenophon on Socrates’ Behavior in Court (The Apologies) », p. 19-68), le Criton (chap. 2 : « Building a Community under Fire (Crito) », p. 69-113), l’Euthyphron (chap. 3 : « Disgracing Meletus (Euthyphro) », p. 115-149), les Mémorables (chap. 4 : « Xenophon’s Socratic Seductions (Memorabilia) », p. 151-199), le Lysis (chap. 5 : « Plato’s Socratic Seductions (Lysis) », p. 201-237) et l’Économique (chap. 6 : « Why Socrates Was Not a Farmer : Xenophon’s Apology for Socrates in Oeconomicus », p. 239-263). Bien que nous ayons affaire à six études distinctes, un même projet exégétique sous-tend chacune de ces études, à savoir le projet de mettre en lumière la dimension apologétique, souvent méconnue ou sous- estimée, qui est présente dans chacun des dialogues socratiques qui retiennent ici l’attention de Gabriel Danzig (désormais G. D.) et de montrer comment cette dimension apologétique influe directement sur le contenu et la forme du dialogue. La pertinence et la fécondité de ce projet herméneutique ne font aucun doute dans la mesure où il contribue à la redécouverte d’une importante dimension de ces dialogues qui a été injustement négligée par les commentateurs, sans doute parce qu’ils considèrent à tort que l’argumentation philosophique du dialogue est indépendante du contexte

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apologétique où elle s’insère. G. D. parvient en effet à montrer, dans chacune des études qui composent son livre, que la dimension apologétique des dialogues n’est pas un simple détail de mise en scène, mais une perspective philosophique qui sous-tend les dialogues socratiques et qui charpente leur argumentation. D’un point de vue méthodologique, G. D. n’a pas l’ambition (chimérique) de reconstituer la pensée du Socrate historique, mais plutôt de comprendre pour elles-mêmes les façons différentes et souvent divergentes dont Platon et Xénophon exploitent un même thème socratique. Sur ce point, je souscris entièrement à cette affirmation : « What we lose in knowledge of the intellectual biography of the historical Socrates we gain in knowledge of the equally interesting question of the fourth-century debate over his legacy » (p. 31 ; voir aussi p. 68).

2 Après cette présentation d’ensemble, je me limiterai à faire quelques remarques et à soulever certaines questions concernant deux des six études rassemblées dans ce recueil. Il s’agit des chapitres 1 et 4, qui sont les plus longues études du livre. Dans la première, G. D. s’applique à montrer que Platon et Xénophon, dans leurs Apologies respectives, s’efforcent de répondre à des critiques qui appartiennent au contexte de la « post-trial controversy », en particulier à l’accusation qui vise la façon dont Socrate s’est défendu à l’occasion de son procès et qui lui a finalement coûté la vie. G. D. montre d’une façon qui me paraît convaincante que la réponse de Platon à cette accusation ne se limite pas au troisième discours de Socrate, comme on le croit parfois, mais qu’elle s’étend à l’ensemble du texte de l’Apologie. Mais pourquoi G. D. considère-t-il que l’accusation qui vise la façon dont Socrate s’est défendu est la plus grave des accusations (cf. p. 56) ? Les accusations de Polycrate, telles qu’elles sont rapportées par Xénophon dans les Mémorables (I 2, 9-64), ne sont-elles pas beaucoup plus graves ? Et pourquoi Platon ne répond-il pas à ces accusations dans son Apologie ? En ce qui concerne l’Apologie de Xénophon, je regrette que G. D. n’ait pas cru bon de se pencher sur la signification du terme megalegoria et qu’il considère d’emblée que ce terme signifie « arrogance » (cf. p. 25). En prêtant à ce terme une telle signification, il est naturellement conduit, comme bien d’autres interprètes, à considérer que Socrate a délibérément choisi de parler avec arrogance et de provoquer ainsi ses juges afin d’obtenir le résultat qu’il cherchait, à savoir la mort. G. D. emploie plusieurs expressions qui laissent clairement entendre que la megalegoria, comprise comme « arrogance », est l’instrument d’une stratégie délibérée pour être condamné à mort (cf. p. 28, 46, 47 n. 79, 56, 83, 249). Mais s’il en est ainsi, Socrate ne s’est donc pas défendu, car il aurait risqué, en se défendant, d’être acquitté. L’objection que j’adresse à G. D. est que son interprétation me paraît démentie par le texte même de l’Apologie et des Mémorables : Xénophon reconnaît ouvertement que Socrate s’est défendu (cf. Apol. 3) et il affirme même, dans un important passage des Mémorables que G. D. ne mentionne pas, que Socrate « a prononcé la défense la plus vraie, la plus libre et la plus juste prononcée par un homme » (IV 8, 11). Comment Xénophon aurait-il pu qualifier ainsi la défense de Socrate si ce dernier avait adopté la megalegoria comme une stratégie suicidaire ?

3 J’en viens au chapitre 4. Faisant référence à l’accusation de corruption de la jeunesse, G. D. évoque la possibilité que cette accusation soit de nature sexuelle, ce qui voudrait dire que Socrate aurait corrompu les jeunes gens en ayant avec eux des relations sexuelles. Je m’étonne que G. D. n’évoque même pas la possibilité, qui me paraît beaucoup plus grande, que l’accusation de corruption de la jeunesse soit en fait de nature politique, c’est-à-dire que l’on reprocherait à Socrate d’avoir corrompu les jeunes hommes en exerçant sur eux une mauvaise influence politique et en les incitant

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à mépriser les institutions démocratiques athéniennes. C’est une accusation très grave et c’est également l’accusation à laquelle Xénophon répond le plus longuement dans les Mémorables. Or non seulement G. D. n’évoque même pas la possibilité d’une lecture politique, plutôt que sexuelle, de cette accusation, mais il n’y a aucune des six études qui composent son livre qui s’intéresse directement à la façon dont Platon et Xénophon cherchent à défendre Socrate contre cette accusation, à mes yeux la plus grave de toutes celles qui ont été portées contre lui après son procès. G. D. analyse les façons dont Platon et Xénophon défendent Socrate contre différentes accusations – l’accusation de s’être mal défendu à l’occasion de son procès (chap. 1), l’accusation d’avoir abandonné ses amis et ses enfants, et de n’avoir pas permis à ses amis de lui venir en aide (chap. 2), l’accusation d’impiété (chap. 3), l’accusation de corruption sexuelle de la jeunesse (chap. 4 et 5) et, enfin, l’accusation qui vise la pauvreté de Socrate et son indifférence aux questions économiques (chap. 6) –, mais, assez curieusement, il ne consacre aucun développement spécifique à l’accusation de corruption politique. Une note en bas de page (p. 206 n. 6) nous fait espérer que ce sera l’objet d’un autre livre. Par ailleurs, G. D. reconnaît lui-même à quelques reprises que Socrate corrompait les jeunes gens de diverses façons qui n’ont pas de dimension sexuelle (cf. p. 154, 216). Pourquoi alors considérer d’emblée, dès la première page du chapitre 4, que l’accusation de corruption de la jeunesse recouvre une accusation de nature sexuelle ? L’interprétation sexuelle de l’accusation de corruption de la jeunesse est mal étayée par les textes et il est sans doute significatif, pace G. D. (p. 155-156), qu’elle ne soit pas expressément évoquée par Aristophane dans les Nuées. En ce qui concerne Xénophon, G. D. adopte une position interprétative qui est à mes yeux d’inspiration straussienne, puisqu’elle consiste à attribuer à Xénophon une attitude empreinte de duplicité : d’une part, Xénophon affirme ouvertement et à de nombreuses reprises que l’enkrateia de Socrate était sans faille et qu’il était donc complètement indifférent à l’attrait sexuel des beaux garçons de son entourage, mais, d’autre part, le même Xénophon multiplierait les indices qui confortent et confirment le soupçon qui pèse sur Socrate en ce qui concerne la dimension sexuelle des relations qu’il entretient avec les jeunes de son entourage (cf. p. 159, 164, 169). La question n’est pas de savoir si le Socrate historique couchait avec ses disciples, mais de déterminer si Xénophon insinue, malgré ses dénégations franches et répétées, que Socrate avait des relations sexuelles avec les jeunes de son entourage. Or on pourrait montrer, pour chacun des passages des Mémorables (I 3, 14), du Banquet (IV 27-28) et de l’Apologie (20) où G. D. croit voir des indices d’une reconnaissance voilée, de la part de Xénophon, de la dimension sexuelle des relations entre Socrate et les jeunes de son entourage, que cette interprétation est abusive et que Xénophon n’insinue rien du tout.

4 J’ai en revanche beaucoup apprécié les analyses très fines et très pénétrantes que donne G. D. des stratégies de séduction que Socrate déploie à l’endroit de la courtisane Théodote (Mem. III 11) et du jeune Euthydème (Mem. IV 2). L’analyse de ces deux chapitres des Mémorables, qui couvre la plus grande partie du chapitre 4 (p. 171-199), est une importante contribution à l’élucidation des ressorts du mystérieux et irrésistible pouvoir de séduction que Socrate exerce sur ses interlocuteurs, pourtant réputés pour leur beauté. Ma seule réserve concerne l’interprétation que donne G. D. de la métaphore récurrente de l’esclave en Mem. IV 2. Selon G. D., Socrate se propose d’asservir le malheureux Euthydème et d’en faire ni plus ni moins que son esclave (cf. p. 196) en lui faisant reconnaître qu’il a besoin d’un « maître », en l’occurrence Socrate lui-même. Contrairement à ce que soutient G. D., l’elenchos n’est pas un instrument pour

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asservir l’interlocuteur et le rendre esclave (cf. p. 199), mais un procédé pour lui faire reconnaître son ignorance, qui est certes un état digne des esclaves, ainsi que le confirment plusieurs passages des Mémorables (I 1, 16 ; IV 2, 22 ; IV 2, 31 ; IV 2, 39), mais ce n’est rien de plus qu’une métaphore. La même métaphore est parfois employée pour désigner non pas l’état de celui qui est ignorant, mais la condition de celui qui ne se maîtrise pas et qui est asservi par ses désirs (Mem. I 3, 11 ; I 5, 5 ; I 6, 8 ; IV 5, 5 ; Oecon. I 22-23 ; Apol. 16). De plus, la condition de celui qui, comme Euthydème, reconnaît son ignorance et considère qu’il ne vaut guère plus qu’un esclave n’est pas un état permanent où Socrate chercherait à le réduire pour être son maître de façon définitive, mais un état transitoire et éphémère qui prendra fin avec le versant positif de l’enseignement socratique. Socrate ne se propose tout de même pas d’asservir (« enslave ») les jeunes gens de son entourage chez qui il aurait reconnu une nature d’esclave, mais au contraire de les émanciper en les libérant de l’esclavage auquel les soumet leur propre ignorance. Le fait que G. D. considère qu’Euthydème a réellement une âme d’esclave (cf. p. 189, 193) n’est sans doute pas étranger au fait qu’il refuse de considérer, comme tous les interprètes qui s’inspirent de Strauss (cf. p. 180), qu’Euthydème est l’exemple accompli de la « bonne nature » que Socrate appelle de ses vœux pour lui dispenser son enseignement. Je crois au contraire qu’Euthydème incarne cette bonne nature et que la longue série d’entretiens où il est le principal interlocuteur de Socrate est le récit non pas de son asservissement, mais au contraire de son émancipation en vue de la carrière politique.

5 En terminant, il faut malheureusement souligner que cet ouvrage compte plusieurs dizaines de coquilles, au moins une erreur de mise en page (p. 27), des références imprécises aux ouvrages cités, et des références bibliographiques incomplètes. J’ai relevé trois passages où G. D. attribue à un personnage une position qui est en fait exprimée ou défendue par un autre. Ainsi, il faut lire « Antisthenes » à la place de « Charmides » page 127, et à la place de « Aeschines » page 181 ; page 262, il faut lire « Ischomachus » à la place de « Isocrates ». Enfin, l’index des noms (p. 275-276) et celui des termes (p. 277-280) sont certes utiles, mais je déplore néanmoins l’absence d’un index locorum qui permettrait au lecteur de contrôler si G. D. a tenu compte de tous les passages pertinents pour chacun des thèmes qui sont abordés dans les six études qui composent ce livre.

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Livio ROSSETTI, Le dialogue socratique

Agnese Gaile‑Irbe

RÉFÉRENCE

Livio ROSSETTI, Le dialogue socratique, Éditions Les Belles Lettres, Paris, 2011 (collection « Encre marine »), 292 p. ISBN 978-2-35088-041-9.

1 J’ai souvent l’impression que dans les domaines tels que les études platoniciennes où l’on ne fait que réfléchir sur les textes anciens qui ont déjà attiré un nombre immense de générations de lecteurs posant les mêmes questions, ce ne sont pas tant les idées ou les hypothèses qui déterminent la qualité d’une approche que la manière dont elles sont exprimées. La recherche du Socrate historique, la volonté de prouver qu’on peut le trouver dans les textes des socratiques si différents les uns des autres, ou la déconstruction des dialogues de Platon pour y dévoiler les stratagèmes manipulateurs, sont une entreprise extrêmement difficile. Pour convaincre le lecteur de ses intuitions et du bien‑fondé de son approche, l’auteur doit construire tout un système rhétorique, exposer ses arguments d’une manière très nuancée et surtout trouver un langage qui puisse rendre compte d’un phénomène aussi étrange et multiforme que le dialogue socratique sans paraître déplacé, réducteur ou anachronique. Le livre de Rossetti accomplit admirablement cette tâche et dans son cas l’élégance et le bon goût manifestés dans la manière de s’exprimer deviennent aussi le bon goût et l’élégance de la pensée.

2 Ce recueil contient huit articles ou chapitres dont quatre ont déjà été publiés en français. Deux d’entre eux concernent Xénophon, deux autres – Platon et le reste – différents aspects de la littérature socratique, comme le ridicule ou le vocabulaire du philosophos. Pourtant, avant d’aborder ce choix d’articles, le lecteur doit savoir que Rossetti a produit une quantité impressionnante de publications dans le domaine concerné (son site web dénombre quelques 230 titres). Il n’est donc pas surprenant que, dans ce livre, l’auteur auquel il renvoie le plus souvent soit lui-même. Il n’est pas surprenant non plus qu’à force de travailler sur les mêmes sujets et de reprendre ses travaux antérieurs (ses premières études sur les socratiques datent des années 1970), il

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ait créé en quelque sorte son propre monde, relativement clos. Pour le dire autrement, tout en étant conscient des positions divergentes d’autres historiens, il ne s’engage pas dans un débat avec eux, et toute porte à croire que Rossetti n’est pas quelqu’un qu’on pourrait amener facilement à changer d’avis.

3 Le premier chapitre, qui forme une sorte d’introduction, présente une étude du phénomène même des logoi sokratikoi. Dans une présentation bien structurée, Rossetti montre l’importance quantitative d’un genre littéraire nouveau. Son analyse des sources conclut qu’environ quatorze disciples de la première génération des socratiques ont composé pas moins de deux cents ouvrages dont plus de la moitié ont présenté les traits de logoi sokratikoi. Ces textes ont été publiés pour la plupart dans les premières décennies du IVe siècle, ce qui donne un nouveau dialogue socratique par mois pendant un quart de siècle. Les listes qui nous sont parvenues des écrits des philosophes anciens nous ont habitués à la très grande productivité des anciens (comme le stoïcien Chrysippe qui a écrit plus de 700 livres à lui seul : D. L. VII, 180), mais Rossetti a raison de parler d’un « phénomène culturel de taille » et d’une production massive, car à cette époque-là Athènes n’avait connu que le flux régulier des pièces de théâtre.

4 L’exploration des témoignages transmis par les dialogues eux-mêmes lui permet de parler d’un processus de « standardisation » de ce logos avec des thèmes habituels et une manière codifiée de conduire l’entretien (avec, par exemple, la tradition de rapporter les entretiens entendus). Un chapitre corollaire précise une autre nouveauté que cette floraison des textes a dû apporter et permet de situer le dialogue socratique par rapport à l’activité des sophistes et des rhéteurs. Par une série d’exemples, Rossetti montre que les termes philosophos et philosophein ne sont devenus monnaie courante qu’au temps de la floraison des dialogues socratiques. Les sources ne permettent pas de distinguer un groupe d’intellectuels appelés philosophoi avant l’activité des socratiques et, ce qui est plus important, rien ne permet de dire que les sophistes comme Gorgias se soient qualifiés eux-mêmes de « philosophes » ; et avec raison, dit Rossetti, car ils ont poursuivi d’autres objectifs.

5 Il faut donc se demander ce qu’était cet acte de philosophein inauguré par Socrate. L’analyse des stratégies communicationnelles du Socrate dépeint par plusieurs auteurs nous livre un personnage remarquablement cohérent. C’est cette conclusion-là qui permet à Rossetti d’entrer dans le grand débat de la « question socratique ». Il prend le contre-pied du mouvement sceptique qui à travers l’influence de Louis-André Dorion, exercée avant tout par son introduction magistrale au premier tome de l’édition CUF des Mémorables, semble prévaloir dans la communauté scientifique1. Selon Rossetti, Socrate se consacra avant tout à la construction de provocations intellectuelles, et c’est justement sur sa manière caractéristique de conduire l’entretien que les témoignages apportés par les dialogues sont concordants2. Par exemple, le chapitre III, 8 des Mémorables montre comment Aristippe a voulu appliquer l’elenchos à Socrate lui-même et cette stratégie est ouvertement qualifiée de socratique. Le Socrate historique serait donc à chercher du côté du comment et non pas du quoi. Si l’on peut se permettre une comparaison, cet approche du problème socratique m’a rappelé l’hypothèse de Michael Gagarin selon laquelle l’élément commun à tous les systèmes légaux des poleis grecques, introuvable si l’on compare les lois elles-mêmes, serait à chercher du côté de la procédure3.

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6 Le chapitre VI décrit ce que Rossetti appelle « le projet macro-rhétorique » de Socrate, c’est-à-dire les procédés qu’il emploie pour enfermer l’interlocuteur dans une situation rassurante qu’il ne peut pas contrôler avant de l’acculer dans une impasse (p. 227‑231). Pour décrire cette macro‑rhétorique, Rossetti emploie plusieurs notions empruntées à l’informatique, comme le « formatage » et la « saturation » (p. 233‑235). La comparaison entre la rhétorique de Socrate et celle de Gorgias permet de mieux cerner les différences : contrairement à Gorgias, Socrate ne dévoile jamais son objectif ; il cherche non seulement à réfuter son partenaire mais à bouleverser sa personnalité tout entière ; il veut provoquer des émotions – le choc, l’embarras et la honte, etc. Le cas le plus représentatif de cette technique sans pitié est probablement le chapitre IV, 2 des Mémorables où Socrate encercle Euthydème. Rossetti est persuadé que les socratiques n’ont rien inventé de nouveau mais ont développé un exercice souvent pratiqué en compagnie de Socrate.

7 Dans les pages consacrées à l’étude de Xénophon, Rossetti adopte une attitude qui me paraît très sensée. Sans suivre le mouvement inauguré par Leo Strauss et présenter Xénophon comme un penseur d’une profondeur inouïe, Rossetti parle de « deux Xénophon » – l’un qui est vif et pénétrant et l’autre qui ne profère que des généralités ; il est regrettable que le second fasse souvent obstacle à l’appréciation du premier (p. 118). La qualité de la dramaturgie dans le chapitre IV, 2 des Mémorables est telle que Rossetti a raison d’appeler ce morceau « l’Euthydème de Xénophon », comme s’il s’agissait d’une contrepartie au dialogue de Platon.

8 Dans les chapitres consacrés à Platon, Rossetti approfondit l’examen des « règles du jeu » des entretiens socratiques et souligne l’importance de l’atmosphère qui enveloppe ces textes. Cette atmosphère est un facteur tellement important de l’assentiment du lecteur que la fausseté de certains arguments échappe, dit‑il, même aux commentateurs. Rossetti produit une liste des caractéristiques qui passent souvent inaperçues, comme certaines phrases de transition trop rapides, la réticence des interlocuteurs prise pour acquiescement, les formules qui demandent l’autorisation de ne pas développer davantage un argument, la clause « dans la mesure du possible » et le déséquilibre intellectuel entre Socrate et ses interlocuteurs. Il nous alerte, somme toute, sur « la nécessité de se méfier de Platon » (p. 259). Pour arriver à la doctrine il serait nécessaire de dépouiller les dialogues de tout ce qu’il y a « autour », mais cette tâche s’avère très ardue. Il serait néanmoins inexact de parler à ce propos d’une découverte ou d’une lecture jamais considérée : voyez déjà certaines des règles d’interprétation de Platon proposées par Diogène Laërce (III, 65) qui vont dans le même sens.

9 L’article sur l’Euthyphron de Platon est de loin le plus long du livre et se présente comme une lente navigation à travers ce que Rossetti appelle les secrets de Platon. Un des points de départ de l’interrogation est un court passage surprenant au début de la conversation – c’est la manière très injuste dont Socrate résume le premier embryon de définition de la piété proposé par Euthyphron (5d8‑e3) ; celui‑ci avait essayé de cerner une catégorie des actes pieux, mais Socrate réagit (6d1‑3) comme s’il n’avait indiqué qu’un cas singulier (« la piété, c’est ce que moi je fais »). L’examen des causes possibles de cette manipulation attribuée à Socrate engage Rossetti dans une discussion sur les dialogues aporétiques en général, sur le contexte et la leçon de l’entretien, sur la recherche définitionnelle qu’il considère comme un apport de Platon, ainsi que sur la

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datation et le cadre narratif. Il m’est impossible de résumer ici ses acquis sans faire tort à la manière très nuancée dont il les présente.

10 C’est un livre à la fois solide et courageux, écrit par un homme très intelligent.

NOTES

1. La position nihiliste quant à la possibilité de retrouver les traits du Socrate historique a été réaffirmée tout dernièrement dans un autre article écrit par L.-A. Dorion pour le Cambridge Companion to Socrates, édité par D. R. Morrison, 2011. 2. Pour les dialogues de Platon, il adopte la répartition proposée par G. Vlastos, avec une première période mettant en scène un Socrate plus ou moins authentique (p. 30 et 219). 3. M. Gagarin, « The Unity of Greek Law », dans D. Cohen, M. Gagarin (éd.), The Cambridge Companion to Ancient Greek Law, 2005, p. 29-40.

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Suzanne HUSSON, La République de Diogène. Une cité en quête de la nature

Louis-André Dorion

RÉFÉRENCE

Suzanne HUSSON, La République de Diogène. Une cité en quête de la nature, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2011 (Histoire des doctrines de l’Antiquité classique, 40), 235 p. ISBN 978-2-7116-2265-8.

1 On compte plusieurs études sur la Politeia attribuée à Diogène, mais, sauf erreur de ma part, aucun livre ne lui avait jusqu’à maintenant été consacré, non plus qu’à la pensée politique de Diogène. L’ouvrage passionnant que Suzanne Husson (désormais S. H.) vient d’y consacrer démontre à l’évidence que la pensée politique de Diogène, et des cyniques en général, méritait une étude approfondie. Dans le premier chapitre de l’ouvrage (« Problèmes textuels », p. 21‑45), S. H. se penche sur les principaux témoignages relatifs à la Politeia de Diogène, notamment le fameux témoignage de Philodème (Sur les stoïciens, P.Herc. 155 et 339 = SSR V B 126), dont S. H. reproduit le texte (p. 22‑23) et fournit une traduction (p. 23‑25). Après un examen détaillé et rigoureux des arguments pro et contra, elle conclut de façon convaincante à l’authenticité de la Politeia attribuée à Diogène (cf. p. 40) et elle procède ensuite à un examen des parallèles entre la République de Platon et celle de Diogène. Ces parallèles sont suffisamment nombreux et étroits pour justifier la conclusion suivant laquelle la Politeia de Diogène dépend de la République de Platon et y répond en radicalisant les positions de ce dernier (cf. p. 45 ; voir aussi p. 105‑132 : « Radicaliser Platon »).

2 L’un des grands mérites de l’ouvrage de S. H., et c’est surtout cet apport que je discuterai, est d’avoir pleinement reconnu l’importance de la recherche de l’autarcie dans le cynisme et d’avoir cherché à comprendre l’articulation entre la recherche de l’autarcie individuelle et le projet collectif d’une cité cynique (cf., entre autres, « La cité de l’autarcie », p. 75‑101). Il s’agit d’une question redoutable dont S. H. reconnaît d’entrée de jeu la difficulté (cf. p. 7) : si le sage est autarcique et que la nature lui fournit

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d’elle-même tout ce dont il a besoin pour réaliser son autarcie, en quoi les cyniques ont-ils besoin d’une cité ? De plus, « n’est‑il pas contradictoire dans les termes de vouloir constituer une cité composée d’individus autarciques ? » (p. 83). Il s’agit d’un vrai problème et un rapide rappel des positions de Platon et d’Aristote permettra de mesurer l’ampleur de la difficulté à laquelle est confrontée S. H. Dans la République, la nécessité pour l’homme de vivre en cité vient de ce que l’homme n’est pas autarcique sur le plan individuel et que la satisfaction des besoins vitaux ne peut être assurée que dans le cadre de la cité (II, 369b). Sur ce point, Aristote partage l’avis de Platon et formule une position qui se démarque à peine de celle de son maître : c’est à la cité de réaliser l’autarcie (matérielle) qui est inaccessible à chaque homme pris isolément (Pol. I 2, 1253a27‑30). Or, étant donné que les cyniques aspirent à l’autarcie individuelle et qu’ils considèrent que la nature leur fournit tout ce qui est nécessaire pour réaliser cette autarcie, pourquoi Diogène, qui est lui-même parvenu à l’autarcie dans l’Athènes de son temps, a-t-il senti le besoin de concevoir une politeia cynique ? Avant d’exposer la réponse que S. H. donne à cette question, il me paraît important de souligner qu’il n’est pas du tout question de l’autarcie dans le témoignage de Philodème. Certes, ce témoignage est lacunaire, mais étant donné que S. H. reconnaît elle-même que « rien ne nous est dit sur la structure générale de l’œuvre ni sur la réflexion politique qui éventuellement s’y faisait jour » (p. 41), on peut légitimement se demander si et dans quelle mesure il était question d’autarcie dans la Politeia de Diogène. En tout état de cause, il faut reconnaître, sans doute plus clairement et plus ouvertement que ne le fait S. H., que la question de l’articulation entre la recherche de l’autarcie individuelle et le projet d’une cité cynique n’y était peut-être pas abordée. C’est donc à partir d’autres témoignages sur Diogène que S. H. cherche à résoudre ce problème – car il ne fait aucun doute que c’en est un.

3 S. H. résout le paradoxe qui est au cœur de son ouvrage en affirmant que « le cynique, tout autarcique qu’il soit, est néanmoins en quête d’un homme véritable avec qui partager sa vie et sa vertu » (p. 85 ; cf. aussi p. 86 : « Le sage aura donc besoin d’autrui, quel qu’il soit, pour connaître et progresser dans sa propre vertu. ») La solution du paradoxe initial conduit ainsi à un nouveau paradoxe : le sage qui ne doit son autarcie à personne, si ce n’est à la nature, a néanmoins besoin d’autrui pour « connaître et progresser dans sa propre vertu ». Or cela entraîne que le terme autarkeia ne suppose pas nécessairement une autosuffisance absolue et, de fait, S. H. s’applique à circonscrire les différentes acceptions du terme autarkeia et à identifier les emplois de ce terme qui impliquent une certaine dépendance à l’égard d’autrui (p. 77‑78). La position de S. H. ne me convainc pas entièrement pour les raisons suivantes : (1) L’autarcie du sage cynique est plutôt limitée – il a besoin d’autrui pour connaître sa vertu – et elle est bien en deçà de l’autarcie que Socrate reconnaît au sage dans la République (III, 387d-e) et dans le Lysis (215a‑b), où il affirme que le sage bon – et donc vertueux – n’a pas besoin d’amis. Or si le sage n’a pas du tout besoin d’amis – comme le soutiennent également d’autres socratiques (cf. SSR II O 33 et IV H 13) –, pas même pour connaître sa vertu et y progresser, il n’a pas non plus besoin de vivre en cité. Si Diogène est bien un héritier de Socrate – nous y reviendrons –, voire un « Socrate devenu fou », on peut s’étonner qu’il n’ait pas traité une question qui avait été soulevée par Socrate et d’autres socratiques et qu’il ait attribué au sage cynique une autarcie beaucoup moins radicale que celle reconnue au sage par Socrate. (2) L’affirmation que le sage autarcique a besoin d’autrui pour connaître sa vertu et y progresser ne peut s’autoriser du témoignage de Philodème, et le passage de Plutarque (De prof. in virt. 82) que S. H. cite (p. 86) pour

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justifier son interprétation me paraît nettement insuffisant pour l’étayer. (3) En outre, la position de S. H. conduit inévitablement à une certaine dévalorisation de l’autarcie, qui me paraît patente dans l’affirmation suivante : « Si l’autarcie, en effet, peut être “gage de perfection”, nous pouvons également dire qu’elle n’est pas la perfection elle- même, qu’elle n’est pas par elle-même un achèvement » (p. 87). Or je ne crois pas que l’autarcie ne soit qu’« une condition négative préalable à la réalisation de l’excellence d’un être » (p. 87‑88) et de la vertu. La distinction que S. H. fait entre autarcie et perfection n’est pas corroborée par les textes, qui montrent au contraire que l’autarcie et la perfection sont des synonymes (cf. Philèbe, 67a ; Aristote, EN I 5, 1097b6‑8 ; [Platon], Déf. 412b) ; en outre, l’autarcie est l’une des principales propriétés de la divinité, et non pas une simple « condition négative » préalable à une forme plus élevée de réalisation, ainsi que le démontrent clairement les textes où le sage qui aspire à la perfection divine cherche à y parvenir par l’imitation de l’autarcie qui caractérise les dieux (cf. Mem. I 6, 10 et D. L. VI 105, cités infra).

4 La question de l’autarcie, dans le cynisme, est indissociable de la tripartition animal/ homme/dieu dans la mesure où l’homme est cet être étrange, voire « dénaturé », qui n’est pas autarcique alors que les animaux et les dieux le sont d’emblée. S.H. explique très bien la nécessité, pour l’homme, d’imiter les animaux afin de se dépouiller de la civilisation qui l’a privé de son autarcie naturelle en multipliant les besoins superflus. La nécessité d’imiter les animaux n’entraîne pas, comme on le soutient souvent, une régression primitiviste (cf. p. 96‑101), mais elle pose néanmoins un problème difficile, celui de la hiérarchie entre les hommes, les animaux et les dieux. Si les cyniques proposent le modèle animal afin de parvenir à l’autarcie, faut-il en conclure qu’ils inversent la hiérarchie traditionnelle entre les animaux et les hommes et qu’ils reconnaissent la supériorité des animaux ? S.H. soutient que la tripartition animaux/ hommes/dieux n’entraîne aucune hiérarchie (p. 143‑144) et que l’autarcie accessible à l’homme n’est pas inférieure à celle des animaux, non plus qu’à celle des dieux, lesquels jouent un rôle purement paradigmatique dans la mesure où les cyniques ne reconnaissaient pas leur existence (p. 160). Je ne suis pas sûr que toutes les formes d’autarcie se valent et que les cyniques ne reconnaissaient pas eux-mêmes la supériorité de l’autarcie divine. Dans une lettre pseudépigraphe attribuée à Cratès, mais qui n’en appartient pas moins à la tradition cynique, on peut en effet lire le passage suivant : « Exercez-vous à avoir peu de besoins (car c’est cela qui nous rapproche le plus de la divinité, et le contraire qui nous en éloigne le plus), et il vous sera permis, dans votre situation qui tient le milieu entre les dieux et les bêtes, de vous rendre semblables à l’espèce supérieure et non à l’espèce inférieure. » ([Cratès], Lettre XI = SSR V H 98 ; trad. Rombi et Deleule.) Ce texte est d’autant plus intéressant qu’il est étroitement lié à deux autres textes (Mem. I 6, 10 et D. L. VI 105, cités infra) qui établissent clairement la supériorité de l’autarcie divine, qui est absolue, sur l’autarcie humaine, qui est forcément incomplète et relative. De plus, l’analyse que fait S. H. des différentes acceptions du terme autarkeia semble contredire sa position que toutes les formes d’autarcie sont équivalentes, puisqu’il y a manifestement des formes d’autarcie qui sont plus radicales que d’autres.

5 Je terminerai par quelques remarques sur la filiation entre Socrate et Diogène. Pour S. H., cette filiation ne fait aucun doute et elle l’affirme à de nombreuses reprises (cf. p. 8, 10 n. 2, 12, 42, 62‑63, 87, 199). Je regrette qu’elle n’ait pas également considéré des éléments de rupture entre Socrate et Diogène, notamment le modèle animal, dont elle considère à raison qu’il est au fondement même du cynisme (p. 71). Or, si l’appel au

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modèle animal est un acte fondateur du cynisme, et que Socrate n’a par ailleurs jamais prôné l’imitation des animaux, bien au contraire, le cynisme peut-il vraiment être considéré comme une « école » socratique ? L’analyse des rapports entre Socrate et Diogène demeure partielle pour autant que S. H. ne tient pas compte des recoupements que l’on peut établir entre Diogène et le Socrate de Xénophon, qui est sans contredit l’un des grands absents de ce livre. Lorsqu’elle parle de Socrate, S. H. a toujours en vue le Socrate de Platon et elle méconnaît ainsi les traits spécifiques du Socrate de Xénophon qui le rapprochent du cynisme. Je donnerai quelques exemples de thèmes à propos desquels il aurait été pertinent de faire intervenir le Socrate de Xénophon. Commençons par l’autarcie. À l’instar de plusieurs spécialistes du cynisme, S. H. fait comme si l’autarcie était un idéal propre au cynisme et qui remonte au cynisme, alors que c’est déjà une caractéristique du Socrate de Xénophon (cf. Mem. I 2, 2 ; I 2, 14 ; I 6, 10 ; IV 7, 1 ; IV 8, 11), et non pas de son (faux) jumeau platonicien. Lorsqu’elle cite un important passage de Diogène Laërce sur Diogène et l’autarcie (« Diogène disait que s’il appartient aux dieux de n’avoir besoin de rien, il appartient aux gens semblables aux dieux d’avoir besoin de peu de choses », VI 105, cité p. 77), elle semble ignorer que ce passage est lui-même une réminiscence de Mémorables, I 6, 10 : « Pour ma part, je [scil. Socrate] considère que l’absence de besoin est divin et qu’avoir le minimum de besoins est ce qui s’approche le plus du divin ; et, comme le divin est parfait, ce qui s’en approche le plus s’approche également de la perfection. » Il en va de même pour la notion de ponos : S. H. fait en effet comme si le ponos était au cynisme ce que l’elenchos et l’intellectualisme étaient à Socrate, alors que le ponos et l’ascèse ne caractérisent pas moins le Socrate de Xénophon (cf. Mem. I 2, 1-2 ; II 1, 3 ; II 1, 15 ; II 1, 18-20, etc.) que le cynisme. À la page 88, S. H. affirme avec justesse que l’ascèse du cynique, « dont le but est l’autarcie, ne débouche pas seulement sur une libération intérieure mais libère également le rapport à autrui » ; autrement dit, l’autosuffisance n’est pas un obstacle aux liens de philia, contrairement à ce que soutient le Socrate de Platon dans le Lysis (214d‑215c) ; or le Socrate de Xénophon affirme précisément que l’autarcie, loin d’être un empêchement à l’amitié, en est au contraire une condition (cf. Mem. II 6, 1). Enfin, non seulement S. H. méconnaît la parenté entre le Socrate de Xénophon et les cyniques sur certains points essentiels, mais elle le dépossède de certaines doctrines qui lui appartiennent, notamment son développement sur les lois non écrites (Mem. IV 4), que, dans la foulée d’Untersteiner, elle a tort d’attribuer à Hippias (cf. p. 153).

6 Je serais consterné si les critiques et les objections que j’ai formulées donnaient au lecteur de ce compte rendu une impression négative à l’endroit du livre de S. H. Je me suis attaché à certains aspects qui me paraissent plus problématiques, mais ces réserves n’entament en rien l’admiration et le jugement extrêmement favorable que m’inspire cet ouvrage qui saura s’imposer comme une étude de référence sur la Politeia de Diogène et sur la pensée politique des cyniques.

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Emmanuel BERMON, Valéry LAURAND, Jean TERREL (éd.), Politique d’Aristote : famille, régimes, éducation

Refik Güremen

RÉFÉRENCE

Emmanuel BERMON, Valéry LAURAND, Jean TERREL (éd.), Politique d’Aristote : famille, régimes, éducation, préface de Pierre Pellegrin, Presses Universitaires de Bordeaux, 2011, 188 p. ISBN 978-2-86781-632-1.

1 Ce recueil, préfacé par Pierre Pellegrin et introduit par Emmanuel Bermon, rassemble les contributions de trois journées consacrées aux Politiques d’Aristote, qui ont eu lieu de 2005 à 2007 à l’Université Bordeaux 3.

2 Dans le premier texte du volume, à partir d’un passage célèbre mais peu étudié de l’ Éthique à Nicomaque, qui dit que la famille présente des homoiomata et des paradeigmata des différents régimes politiques, Claudio Veloso s’interroge sur le sens à donner à ces termes, et analyse la relation entre les structures familiales et le rapport gouvernés- gouvernants dans la cité. Il suggère d’entendre par ces termes « des simulacres, c’est-à- dire des miniatures » des régimes politiques. Comme ces termes suggèrent une antériorité de la famille sur la communauté politique, ce passage de l’Éthique à Nicomaque obscurcirait, selon Veloso, un autre aspect du rapport famille-cité, à savoir l’influence des constitutions sur la vie familiale : que les relations soient correctes ou déviées dans la famille dépend du caractère du régime. Partant, il met en question la naturalité du rapport conjugal, qui semble dépendre d’un choix délibéré chez les êtres humains. L’insistance, de la part d’Aristote, sur sa naturalité serait, selon l’auteur, une « falsification idéologique ».

3 Dans une des contributions les plus originales du livre, Jérôme Wilgaux reprend la critique aristotélicienne du communisme de Platon du point de vue de la question de

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l’inceste. L’auteur part d’une théorie attribuée par Thomas d’Aquin à Aristote, selon laquelle ce dernier dénoncerait, d’une façon extensive, l’amour entre consanguins. Wilgaux montre que cette surinterprétation de Thomas trouve sa source dans le refus d’Aristote de faire disparaître la famille sous la relation de consanguinité. Aristote préserve la famille comme l’unité de base de la vie sociale, dénonce toute relation amoureuse autre qu’affection naturelle à l’intérieur de la famille, et insiste sur le mariage exogamique comme le partage essentiel de la communauté. Or, la prohibition aristotélicienne de l’inceste ne devient jamais aussi vaste que l’aurait voulu l’Église à l’époque de Thomas.

4 Dans le troisième texte du recueil, Jean Terrel analyse la position d’Aristote dans le débat concernant l’opposition entre la loi et la nature. Il identifie trois questions à travers lesquelles Aristote rencontre ce débat : celle de la variabilité et de la relativité des lois, celle de la compatibilité du caractère naturel de la cité avec le conventionnalisme des institutions politiques et celle de la naturalité de l’esclavage. Selon l’auteur, la réponse d’Aristote pour les deux premières questions consiste à montrer que les aspects d’artificialité dans la vie politique permettent à l’homme de mieux accomplir sa nature politique, tandis qu’à la troisième de ces questions Aristote répond finalement de façon naturaliste : bien qu’il ne nie pas le côté social de ce genre d’inégalité, Aristote renvoie, en dernière instance, aux différences naturelles irréductibles qui se trouvent au fondement des institutions sociales. L’article de Terrel mérite aussi attention pour avoir mis en relief la nature dialectique des arguments d’Aristote sur l’un des débats majeurs de l’époque.

5 Valéry Laurand traite de l’un des sujets les plus négligés de la politique aristotélicienne, à savoir la nature de la royauté. Il s’interroge sur ce qui fait de la monarchie une constitution politique. L’auteur montre que chez Aristote, la royauté a ceci d’ambivalent que d’une part elle se réduit à un type de pouvoir pré-politique, de type familial et économique, mais que d’autre part, et surtout dans le livre III de la Politique, Aristote la caractérise comme un pouvoir supra-politique. C’est en ce dernier sens que le roi serait un homme politique selon Laurand. Bien qu’il soit une figure de la vertu excessive et comme un dieu parmi les hommes, le gouvernement du roi reste conforme à la loi (quoique posée par le roi lui‑même) et cette même loi fonde l’égalité de tous les autres citoyens. Cette égalité des citoyens devant la loi du roi fournirait le fondement constitutionnel de la monarchie.

6 Dans sa contribution, Pierre-Marie Morel donne, avec un esprit méthodique, un aperçu de ce que serait, dans la politique d’Aristote, le principe de l’excellence du savoir politique. L’auteur montre que ce principe consiste à établir une convenance entre les dispositions législatives d’une cité, sa constitution et ses circonstances politiques particulières. La forme la plus haute de l’art politique relèverait d’une science législative consubstantielle à la connaissance des constitutions. Morel prend soin de préciser que ce « principe de conformité constitutionnelle », comme il l’appelle, n’est pas un principe simplement pragmatique. Dans la perspective d’Aristote, l’idée de convenance ne serait pas le pis-aller du meilleur, mais elle requerrait, de la part du législateur, de trouver le meilleur ajustement entre différentes pièces constitutives d’une cité en tant qu’entité politique : sa constitution, ses lois, le caractère propre du peuple et ses circonstances historiques précises. Morel prend pour centre de tous ces arguments une lecture soigneuse des Pol., IV, 1, 1288b10‑39.

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7 David Lefebvre fait une analyse très riche du rôle central qu’Aristote fait jouer au thymos dans la composition du naturel politique des citoyens de sa cité la meilleure, laquelle est l’objet du livre VII des Politiques. L’intérêt de l’article de Lefebvre réside dans ce qu’il révèle toutes les dimensions de la critique qu’Aristote adresse dans ce chapitre aux analyses de Platon sur le naturel des gardiens dans la République. Le thymos aristotélicien s’étend au-delà du rôle que lui attribue Platon, qui en fait la source d’une attitude hostile envers les étrangers. Chez Aristote, il devient la puissance d’aimer : il est à l’origine de l’amitié, et donc du lien politique, entre les citoyens. L’auteur montre que cette extension des fonctions du thymos constitue le cœur de la critique de Platon dans ce chapitre. Outre la requalification du thymos, la dianoia et ses vertus remplacent l’« amour de connaissance », l’origine de la douceur des gardiens chez Platon. Aristote renonce ainsi à faire de la philosophie la condition pour être gouvernant dans sa cité. Cet article fournit une vue perçante sur la psychologie politique aristotélicienne et ses liens critiques avec celle de Platon dans la République.

8 Sylvain Roux aborde également la critique de Platon dans le livre VII. Il entreprend de montrer que, malgré certaines similarités entre les sujets traités par Platon et Aristote dans leurs études de la constitution idéale, celle de ce dernier, au livre VII, est un dépassement du platonisme. Selon l’auteur, la différence fondamentale réside dans « la manière dont les conditions de la meilleure constitution sont recherchées ». Platon, prenant son modèle sur la constitution spartiate, fait de l’unité excessive de la cité la condition de son excellence, alors que pour Aristote, c’est l’autarcie, en un sens à la fois économique et politique, c’est-à-dire comme capacité de se gouverner, qui constitue la condition fondamentale de la meilleure constitution. Dans la dernière partie de son article, Roux montre que l’autarcie de la communauté politique consiste essentiellement, selon Aristote, dans sa capacité de se prendre pour fin et d’agir en vue de cette fin.

9 Thomas Bénatouïl analyse le chapitre 14 du livre VII des Politiques et cherche à montrer l’unité organique de ce chapitre. Ce qui, selon lui, confère une telle unité à ce chapitre, c’est une similarité précise entre certaines dispositions politiques mises en œuvre par Aristote dans la constitution de sa cité la meilleure. La division des rôles politiques en gouvernés et gouvernants selon l’âge constitue trois types de relation entre obéir et commander : obéir quand on est jeune est la condition pour assumer le commandement à l’âge mûr. Cette « relation de conditionné à condition » est en même temps une « relation d’alternance » qui dépend d’une « relation pédagogique » : il faut apprendre à obéir en vue de bien gouverner. Les mêmes types de relation caractérisent aussi l’idée, très bien connue, de la division de la vie des citoyens en phases de loisir et d’absence de loisir. L’auteur montre que le rapport entre ces phases ne peut pas être réduit à un simple rapport d’utilité : l’absence de loisir est une préparation éthique et politique en vue du loisir.

10 Ce livre approfondit, sans aucun doute, non seulement notre compréhension de la nature des relations domestiques dans les Politiques, mais aussi celle de la critique aristotélicienne de la pensée politique de Platon.

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Mary‑Anne ZAGDOUN, L’Esthétique d’Aristote

Anne‑Lise Worms

RÉFÉRENCE

Mary‑Anne ZAGDOUN, L’Esthétique d’Aristote, Paris, CNRS Éditions, 2011, 280 p. ISBN 978-2-271-07256-6.

1 C’est par une description de la fête des Grandes Dionysies, célébrée chaque année à Athènes à la fin du mois de mars, que Mary‑Anne Zagdoun entame son ouvrage sur « l’esthétique d’Aristote ». Et pour cause : c’est principalement, on le sait, lors de cette panégyrie qu’avaient lieu les représentations théâtrales des œuvres qui constituent l’objet d’étude privilégié à partir duquel Aristote a élaboré une théorie artistique novatrice : les tragédies et, dans une moindre mesure pour ce que nous en savons, les comédies. Pour autant, l’A. ne méconnaît pas le fait que, pour Aristote, le texte doit primer sur le spectacle, comme elle le rappelle dans l’introduction, de même qu’elle souligne aussi l’absence, dans la Poétique, de toute référence aux dieux et à la politique, absence dont elle rend compte cependant plus loin de façon nuancée.

2 Pourtant, l’émancipation de l’art par rapport à son contexte social et culturel, ainsi que son universalisation, par le biais de la théorie de la mimesis, sans renoncement aucun à son « rôle important dans la vie morale » (p. 13), constituent des tournants décisifs – des « progrès », dit l’A. – dans l’histoire des théories esthétiques, qui pourraient précisément justifier à eux seuls que l’on veuille revenir sur ces conceptions aristotéliciennes si originales. Ce ne sont cependant pas là les motivations uniques de cette étude. Si l’A., en effet, se propose d’examiner à nouveaux frais les théories d’Aristote sur l’art, c’est parce qu’il lui paraît désormais nécessaire, après tant de travaux qui leur ont été consacrés, de replacer celles-ci dans « la philosophie d’ensemble de ce penseur » – c’est une méthode qu’elle avait déjà mise en œuvre avec succès dans son précédent ouvrage sur La philosophie stoïcienne de l’art –, de confronter les hypothèses des différents commentateurs à la lumière de ce principe – c’est

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pourquoi la Poétique n’est pas, pour l’A., la seule œuvre de référence, même si elle occupe une place centrale – mais aussi de mettre en parallèle, fût‑ce pour constater certains décalages, les thèses aristotéliciennes et l’art de l’époque classique : les tragédies, la Comédie Nouvelle, la peinture et la sculpture.

3 Dans un premier temps (Chapitre I, « Prolégomènes »), l’A. pose les bases de son étude en rappelant tout d’abord brièvement l’opposition entre Platon et Aristote à propos de la question de la mimesis. Sans pour autant nier la dette du second à l’égard du premier, elle souligne la rupture décisive qu’institua Aristote, avec la réhabilitation de l’art qu’elle implique, en établissant que les arts mimétiques naissent de la tendance naturelle, chez tous les hommes, à représenter (Poétique, 4, 1448 b). De la même façon, si les notions de pitié et de crainte sont déjà liées chez Platon dans son analyse de la tragédie et de l’épopée, elles ne sont jamais mises en relation avec celle de catharsis, ce qui constitue à l’inverse l’originalité propre d’Aristote : c’est le lien entre ces trois notions qui les rend nécessaires pour la vie morale. Enfin, l’A. affine, à travers une étude détaillée des « moyens autres » de la mimesis que sont la couleur et la voix, le sens précis qu’il faut donner au terme même de mimesis lorsqu’il est utilisé par Aristote pour définir les arts mimétiques : celui de « représentation imitative » (p. 39).

4 Dans le chapitre II, l’A. cherche alors à repérer les « fondements métaphysiques et psychologiques de l’art chez Aristote » (p. 41), afin de mieux distinguer ce qui rapproche ou éloigne l’art en général des arts mimétiques en particulier. Après avoir explicité, à partir de Physique II et Métaphysique Théta, les raisons pour lesquelles l’art, selon Aristote, « imite », c’est-à-dire procède comme la nature, puis montré, en s’appuyant sur le livre VI de l’Éthique à Nicomaque, que l’art est une vertu dianoétique tournée vers la production (poiesis), et qu’il en va par conséquent de même pour les arts mimétiques, l’A. s’attache à mettre en évidence de façon précise, afin de contester certaines interprétations, les points communs et les différences entre ces deux « disciplines » que sont la poétique et la rhétorique – leur différence essentielle résidant, selon l’A., dans le fait que la rhétorique n’est pas mimétique, ou ne l’est que de façon très partielle. Mais c’est dans la dernière partie du chapitre que se trouve la thèse la plus convaincante : la spécificité des arts mimétiques (poésie, peinture, musique) est due à la spécificité du plaisir qui accompagne dans ce cas la mimesis. Il s’agit d’un plaisir d’ordre cognitif (le plaisir de la reconnaissance), qui est d’autant plus grand que l’œuvre est belle. L’on regrettera seulement ici que l’explicitation du lien entre la conception aristotélicienne du beau et celle de l’art ne soit pas plus amplement développée.

5 La mimesis, étudiée jusqu’alors uniquement en tant que fondement de l’art en général, fait l’objet d’un examen plus approfondi dans le chapitre III, où elle est analysée exclusivement du point de vue des arts mimétiques.

6 Le terme, que l’A. choisit de ne pas traduire « afin de lui conserver toute sa richesse philosophique et historique » (p. 69) pourrait être rendu, s’il le fallait, non par celui de « représentation », dont l’usage s’est depuis longtemps généralisé pour distinguer la mimesis aristotélicienne de la mimesis platonicienne, mais plutôt, dans ce cas précis, par l’expression de « représentation imitative ».

7 Conformément à la méthode et aux objectifs énoncés dans l’introduction de l’ouvrage, l’A., après avoir rappelé la différence entre Platon, pour qui la mimesis relève de l’apparence, et Aristote, selon lequel elle relève du vraisemblable, montre que l’on peut définir la mimesis aristotélicienne à partir de plusieurs points de vue. Ce peut être celui

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de la physique (recours à la théorie de la causalité dans le livre II de la Physique), ou celui de la psychologie (De Anima, III), puisque la mimesis est l’une des activités de la phantasia. Mais si ces deux points de vue doivent être impérativement pris en compte, seule l’étude de la Poétique permet de mieux comprendre les deux caractéristiques essentielles de la mimesis, indissociables l’une de l’autre. En effet, c’est bien parce que la mimesis est principe de création (cf. les analyses de Paul Ricœur) qu’elle s’accompagne du plaisir de la reconnaissance – reconnaissance, comme on le voit à travers l’exemple de la tragédie, de l’universel dans le particulier. Et ce plaisir peut à juste titre être qualifié d’« esthétique » en ce qu’« il est inséparable d’une prise de conscience de la représentation comme représentation » (p. 79). C’est que la mimesis est avant tout une « stylisation » (p. 83), malgré les problèmes que soulève la question difficile de la « forme propre », qui est « la ressemblance en mieux » (p. 119). Or c’est en cela que réside tout particulièrement l’originalité d’Aristote : il établit les conditions d’une « mimesis artistique », principe de « stylisation » commun à tous les arts mimétiques (même si leur classification n’est pas très claire dans la Poétique), qui se différencie selon chaque type d’art en particulier, en lien avec l’éthique.

8 L’A. poursuit, au chapitre IV, son étude de la Poétique en s’intéressant aux relations entre action et caractère à partir de la problématique aristotélicienne de la forme et de la matière. Plus précisément, la comparaison entre la peinture et la tragédie, utilisée par Aristote au livre VI de la Poétique (1450a‑b), constitue pour l’A. un double point de départ : le dessin est mis en parallèle avec l’action pour être associé à la forme, tandis que la couleur est rapprochée du caractère pour être associée à la matière. En effet, l’on comprend mieux comment et pourquoi le caractère est secondaire par rapport à l’action (il ne fait que révéler le choix moral qui guide l’action) si l’on se réfère aux interprétations des archéologues éclairant les enjeux et implications de ce passage du livre VI. Ceux-ci opposent la technique classique du contour, qui a la préférence d’Aristote en matière de peinture, à celle du clair-obscur, de plus en plus employée à cette époque, et qui va de pair avec l’importance grandissante de la couleur. Ainsi, de même que la matière doit s’effacer devant la forme, de même la couleur doit s’effacer devant le dessin, et le caractère devant l’action. Cette thèse est intéressante mais elle ne convainc cependant pas totalement, dans la mesure où elle est affaiblie par des considérations, un peu hâtives et générales selon nous, sur le « conservatisme » d’Aristote ou sur la correspondance entre la « réalité » (p. 110) des tragédies grecques ou l’évolution du caractère tragique chez Eschyle, Sophocle et Euripide d’une part, et la conception aristotélicienne du caractère d’autre part. L’on peut en outre se demander si ce n’est pas davantage l’union que l’opposition entre la matière et la forme qui peut constituer une thématique féconde pour penser l’œuvre d’art mimétique.

9 Le chapitre V revient sur deux notions déjà évoquées par l’A., mais qui exigent une analyse plus précise : celles de « général » et de « vraisemblable » qui, dans la tragédie en tant que « mimesis d’actions » (p. 132), constituent une équivalence ou une déclinaison de l’universel et du nécessaire. La célèbre définition de la poésie par rapport à l’histoire (Poétique, 9) est reprise dans une confrontation avec certains commentateurs qui cherchent à tout prix à atténuer la sévérité de l’opposition créée par Aristote et de son jugement sur l’histoire, au prix d’une interprétation contestable de ce passage, comme le montre l’A. à la suite de G. F. Else.

10 Cette confrontation lui permet de fournir des précisions importantes sur la nécessaire différenciation entre l’action (praxis) et l’histoire (mythos) et, en particulier, sur le fait

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que l’enchaînement logique n’exclut pas l’enchaînement chronologique. Même si le temps trouve sa limite dans une étendue déterminée – élément fondamental de la tragédie –, il intervient aussi par le truchement du « coup de théâtre », de la reconnaissance et de l’effet violent. L’examen détaillé de ces trois parties du mythos (p. 138‑140) révèle ainsi qu’une certaine souplesse est requise pour l’interprétation de la relation entre causalité et temporalité. De même, l’auteur montre bien que l’irrationnel, pourtant formellement exclu de la tragédie – mais toléré dans l’épopée – n’en est pas nécessairement absent : il peut intervenir dans l’action (à travers la mise en évidence de la « faute », hamartia), mais pas dans le mythos. L’A. suggère alors – et c’est une thèse récurrente de l’ouvrage – qu’Aristote est sans doute plus novateur dans sa conception de la tragédie qu’on ne le croit généralement.

11 Aucune analyse de la Poétique ne pourrait cependant faire l’économie de l’étude de ces caractéristiques essentielles de la tragédie que sont les émotions tragiques (la pitié et la crainte) et la catharsis. Les deux sont « la grande découverte esthétique d’Aristote » (p. 156) et constituent l’objet du chapitre VI.

12 L’A. montre que la mimesis est la condition de la catharsis. Rappelant ce qu’Aristote doit sur ce point aux traditions pythagoricienne, hippocratique et platonicienne, elle relève (p. 163) les difficultés que soulève l’interprétation de ce terme chez Aristote. C’est pourquoi elle s’intéresse davantage aux moyens de la catharsis que sont la pitié et la crainte, dans leurs relations avec la mimesis : il existe un élément cognitif dans l’émotion et toutes deux, en tant que « passions prospectives », sont dignes d’être représentées, car elles possèdent des effets bénéfiques, contrairement à ce que pensait Platon. Aussi les tentatives de négation de la catharsis que l’on trouve chez certains commentateurs sont-elles vigoureusement réfutées, et l’A. rejoint S. Halliwell pour souligner la signification morale de ce concept esthétique.

13 Les deux derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à ce qu’Aristote ne dit pas, ne veut pas dire ou ne peut pas dire.

14 Ainsi en va-t-il de la politique. Dans le chapitre VII, l’A. rappelle tout d’abord que la question des liens entre art et politique n’est pas totalement absente de l’œuvre d’Aristote, et en veut pour preuve le chapitre 11 du livre III de la Politique, où il est dit que le jugement de la foule au théâtre a plus de valeur que celui des experts. Cependant, comment comprendre, dans ces conditions, que l’aspect proprement théâtral de la tragédie – tout ce qui relève du spectacle – soit considéré, dans la Poétique , comme secondaire ? C’est que la poétique, selon l’A., est pour Aristote un « art autonome, obéissant à ses propres critères, ce qui ne signifie pas qu’elle n’ait aucune relation avec la cité » (p. 186). L’on pourrait, selon nous, ajouter que si la catharsis semble ne concerner que chaque individu en particulier, il n’est pas exclu, même si Aristote ne le dit pas, que ses effets bénéfiques retentissent sur cet ensemble d’individus qui sont aussi des citoyens et forment cette communauté que l’on appelle « cité ». Cependant, c’est visiblement à travers la musique que la mimesis assume avant tout, pour Aristote, sa fonction politique : l’A. souligne en effet la valeur morale et le rôle éducatif de celle-ci.

15 Renouant, au chapitre VIII, avec une thématique déjà développée au chapitre IV, l’A. confronte les théories d’Aristote avec l’art de son temps, mais aussi des époques antérieure et postérieure, pour parvenir à un bilan mitigé : on constate à la fois une conformité et un écart, pour ce qui concerne les tragédies, alors qu’un rapprochement s’impose avec les comédies de Ménandre, élève de Théophraste. Si l’on a vu que les

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préférences d’Aristote en matière de peinture relevaient d’une esthétique « classique », il est impossible, en revanche, d’affirmer quoi que ce soit à propos de la sculpture, puisqu’il n’en parle quasiment pas ! Cependant, l’expressivité croissante des sculptures du IVe s. révèle une mise en valeur de l’émotion que l’on peut mettre en parallèle avec ses théories de l’éducation et de la vie morale. C’est ce que montre l’étude spécifique du « Kairos » de Lysippe, auquel l’A. consacre ses derniers développements.

16 En conclusion, l’A. revient sur l’emploi problématique du terme d’« esthétique » pour caractériser la théorie artistique d’Aristote. De fait, l’emploi de ce terme historiquement marqué à propos de l’Antiquité reste contesté. Dans l’introduction, l’A. entourait le mot de guillemets et soulignait son anachronisme (p. 12), préférant parler d’une « attitude esthétique » chez Aristote (ibid.). Mais au terme de son étude, tout en marquant des réserves, elle justifie le choix du titre même de son ouvrage par le fait que le philosophe a proposé une théorie artistique aux accents parfois très « modernes » et qu’il a « donné à l’art une dignité que celui-ci n’avait pas jusqu’alors » (p. 242). De fait, en mettant en évidence les fondements métaphysiques et psychologiques de l’œuvre d’art et en analysant, à l’aide d’une étude précise des textes, la complexité et la spécificité des argumentations et des notions, au premier rang desquelles se situe celle de mimesis, tout en les replaçant dans une vue d’ensemble de la philosophie aristotélicienne, Mary‑Anne Zagdoun propose non seulement une synthèse extrêmement utile et bienvenue, mais aussi une interprétation stimulante de l’œuvre du Stagirite qui, en elles-mêmes, constituent un hommage que le titre suggérait déjà.

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Marie‑Odile GOULET CAZÉ (éd.), Études sur la théorie stoïcienne de l’action

Christelle Veillard

RÉFÉRENCE

Marie‑Odile GOULET CAZÉ (éd.), Études sur la théorie stoïcienne de l’action, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2011 (« Textes et traditions », 22), XII + 544 p. ISBN 978-2-7116-2394-5.

1 Le volume qui nous est ici donné à lire est composé de six articles d’une grande érudition, qui s’efforcent de donner de la cohérence à la théorie stoïcienne de l’action. Ils nous proposent une relecture de textes complexes et bien connus, issus de la tradition stoïcienne comme des écoles adverses. Le caractère souvent obscur de ces textes a suscité une littérature secondaire abondante, laquelle se retrouve fort heureusement résumée au fur et à mesure des analyses. Le volume proposé constitue donc un instrument de travail récapitulatif particulièrement utile. Le lecteur ne devra par ailleurs pas s’étonner si, dans les différents articles, il retrouve discutés sensiblement les mêmes textes : cela tient à la matière traitée, plus exactement, à la systématicité et à la complexité des analyses stoïciennes ; pour expliquer l’impulsion, il faut se poser la question de la liberté ; pour expliquer la liberté, il faut exposer ce qu’est un assentiment, donc une impulsion. Cela confère à ce volume un caractère kaléidoscopique et redondant, ce qui est, semble‑t‑il, inévitable.

2 Ce recueil est le résultat partiel des séances de travail du Centre Jean Pépin du CNRS (UPR 76, Villejuif), consacrées à la notion d’impulsion (ὁρμή), notion étudiée dans le cadre de la morale stoïcienne. Il comprend une présentation générale du volume, cinq études principales et une étude annexe, une bibliographie, les résumés en anglais des études, ainsi qu’un index locorum. Parce qu’il est une collection d’études individuelles sur un sujet commun, on eût pu craindre une disparité des conclusions : de fait, le volume est relativement homogène d’un point de vue conceptuel. On regrettera pourtant le manque d’organisation générale et interne : les deux derniers articles ne

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semblent pas vraiment trouver leur place dans ce volume ; il existe une réelle disproportion entre les articles, celui de M.‑O. Goulet-Cazé n’occupant pas moins du tiers du volume, tandis que celui de W. Kühn en occupe le quart ; par ailleurs, le désordre règne souvent à l’intérieur même des articles : si nous devons être indulgents, comme nous l’avons dit plus haut, en raison de la systématicité des matières traitées, il reste que ce désordre peut ponctuellement nuire à la clarté du propos.

3 Le volume se propose d’explorer plusieurs problèmes fondamentaux posés par la théorie stoïcienne de l’action : comment se déclenche une action ? Ce déclenchement peut-il être considéré comme libre ou nécessité ?

4 La première question est traitée par l’article de Frédérique Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment ». L’auteur s’efforce de clarifier le sens de ὁρμή, terme central pour la psychologie de l’action, partant, pour l’éthique. Reprenant une précision de Tad Brennan, elle précise que l’impulsion n’est pas une pulsion, c’est-à-dire un mouvement du corps ou de l’esprit, dont la particularité serait d’échapper au contrôle de l’agent, agi malgré lui par ses pulsions. Il est tout à fait important de reconnaître, en effet, que les stoïciens proposent un modèle très différent : toute action a pour origine une ὁρμή, c’est-à-dire un mouvement de l’esprit1, lequel est capable par principe de le contrôler et de l’orienter. L’ὁρμή se définit comme « un transport (φορά) de l’âme » (p. 2), une altération (ἑτεροίωσις) de l’hégémonique » (p. 5), ou encore une activité (ἐνέργεια) de l’âme (p. 6). Il est très difficile de savoir ce que les stoïciens entendaient par là, mais, sur cette question ardue, le flottement terminologique qui se laisse voir dans le début du chapitre (en particulier p. 10) n’est pas sans introduire une difficulté supplémentaire ; ainsi, la « représentation impulsive » et l’« impression hormêtique » ne sont‑elles qu’une seule et même chose : la φαντασια ὁρμητική (p. 8). Ce flottement se retrouve, il me semble, dans le statut respectif de l’ὁρμή et de la φαντασία : il est dit qu’elles sont moins des facultés que des événements psychologiques singuliers qui ne se distinguent pas de la puissance qui s’exerce en eux. L’auteur rejoint, sur ce point, une interprétation de Thomas Bénatouïl, proposée au sujet de l’assentiment. Selon Bénatouïl (cité p. 6, note 19), il faut entendre l’assentiment non pas comme « une capacité générale mais un ensemble d’actes singuliers de vérification des représentations par l’esprit tout entier ». De la même façon, impulsion et représentation ne pourraient « être comprises comme des facultés qu’en tant qu’elles sont les capacités relatives de ces événements psychologiques singuliers, et qu’elles sont en tant que telles inséparables d’eux » (p. 6). Une telle interprétation, cohérente avec l’esprit même du stoïcisme, comme précisé p. 7, ne permet pourtant pas de rendre compte du fait suivant : de même que la vertu, la représentation est une διάθεσις, c’est-à-dire un caractère permanent, stable et ferme de l’âme ; il est étrange de dire, alors, que la vertu n’existe pas si aucun acte singulier de vertu n’est réalisé : en tant que διάθεσις de l’âme, elle préexiste à ces actes singuliers, non pas en tant que puissance (δύναμις) qui attendrait son actualisation, mais en tant que tension particulière de l’âme, tension qui s’appelle διάθεσις. La vertu et la représentation se distinguent, sur ce point, de l’impulsion, qui, précisément, n’est pas décrite par le même terme : l’ὁρμή n’est pas une διάθεσις, mais une ἕξις (disposition temporaire, susceptible de croître ou de diminuer), ou une activité (ἐνέργεια). On regrettera que, sur ces questions si difficiles, ne soient pas apportés des éclaircissements supplémentaires, d’autant que la fin du chapitre laisse entrevoir un recul de l’auteur quant à la thèse proposée p. 6.

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5 La suite du chapitre s’attache à établir le schéma de l’action, sur lequel les sources semblent discordantes. Une première série de textes donne la séquence (S1) : « Représentation → Assentiment → Impulsion → Action » ; une seconde série donne (S2) : « Représentation → Élan ou mouvement involontaire → Assentiment ». À l’issue d’un raisonnement convaincant, l’auteur écarte (S2), et construit p. 57 une séquence (S3) susceptible d’être cohérente avec tous les textes dont nous disposons : « Sensation → Représentation → Premier élan ou première ὁρμή → Assentiment → Impulsion réelle → Action ». Plutôt que de pencher pour un dédoublement de l’assentiment, l’auteur penche pour un dédoublement de l’ὁρμή : tandis que l’ὁρμή‑tendance (adpetitus) vise un prédicat, l’ὁρμή qui fonctionne comme impulsion effective (adpetitio) vise une proposition. La distinction entre ces termes (adpetitio, adpetitus, adpetitum) sera discutée à nouveau, de manière fine et pertinente, dans les articles de M.-O. Goulet- Cazé et d’Isabelle Koch.

6 Ces analyses laissent de côté un point qui semble important : les textes qui mènent au schéma (S2) – Sénèque, Ad Luc. 113.18 et De ira, II.1.4 – portent à mon sens sur un problème différent : ils s’interrogent moins sur l’ ὁρμή que sur la fonction remplie, dans la structuration de l’action à venir, par ce que les stoïciens appellent προπαθείαι. Nous rejoignons ici une suggestion de Brad Inwood, suggestion qui est d’ailleurs rappelée et discutée par I. Koch p. 403.

7 C’est une autre voie que choisit d’explorer F. Ildefonse. La distinction entre les deux types d’ὁρμή, et la thèse selon laquelle l’une vise une proposition et l’autre un prédicat, trouvent une conclusion générale particulièrement intéressante, au sens où cette dernière appellerait des éclaircissements – et donc, une poursuite de l’article ! Les stoïciens s’efforceraient de mettre en place un « dispositif irrésistible, qui assure le fonctionnement du dynamisme à l’endroit où chez Aristote a pu fonctionner la distinction puissance et acte », et ce par le passage de l’adjectif au substantif, par exemple, par le passage entre φαντασία ὁρμητική et ὁρμή. 8 Cette première réflexion a fixé les lignes principales qui constituent le mécanisme de l’action. Les articles suivants vont étudier des éléments particuliers du schéma proposé. Parce qu’« aucun être animé ne peut ne pas désirer ce qui lui apparaît accommodé (οἰκεῖον) à sa nature » (Cicéron, Lucullus, 38), il convient à présent de réfléchir sur deux choses : d’une part, si l’on ne peut pas ne pas désirer, c’est que l’on ne peut pas ne pas assentir. Il faut par conséquent examiner en détail ce qu’est l’assentiment, en se posant la question de sa liberté et/ou de sa nécessitation. Par ailleurs, si l’assentiment est suscité par ce que la nature nous présente comme étant οἰκεῖον, il faudra se demander si le mécanisme de l’action humaine n’est pas, finalement, réductible à une action de type animal, programmée par la nature, et même éventuellement sans assentiment « libre » au sens de « capable de choisir entre des contraires ».

9 La nature et le fonctionnement de l’assentiment sont étudiés en détail par l’article de M.-O. Goulet-Cazé, « À propos de l’assentiment stoïcien ». L’article a le grand mérite d’attirer l’attention sur le terme d’εἶξις, effectivement minoré, voire ignoré des études sur l’assentiment, et qui apparaît à trois reprises dans le corpus stoïcien. La conclusion de l’analyse est la suivante : εἶξις (le fait de céder, ou soumission) et συγκατάθεσις (assentiment) sont les deux faces, passive et active, d’un même acte conceptuellement décomposé. Le lecteur peine cependant à comprendre la nature réelle de cette distinction, qui s’énonce comme suit : « la συγκατάθεσις n’est rien d’autre qu’une εἶξις,

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envisagée sous l’angle de sa validation » (p. 122), c’est-à-dire que l’εἶξις est le mouvement de l’âme qui incline vers un objet, tandis que l’assentiment serait la validation rationnelle, propositionnelle, qui soustend ce mouvement de l’âme. Cette distinction aurait pour objet de montrer que céder, c’est toujours assentir, et qu’aucune inclination n’est donc à ce compte nécessitée, mais qu’elle procède toujours d’un mouvement autonome de la raison.

10 Cette autonomie supposée du mouvement de la raison est-elle cohérente avec la conception déterministe du monde, soutenue par les stoïciens ? C’est le problème traité par le De fato de Cicéron, dont Isabelle Koch nous propose une relecture consciencieuse et minutieuse, en procédant ligne à ligne (« Le destin et “ce qui dépend de nous” : sur les causes de l’impulsion »).

11 D’une manière qui pourrait paraître annexe, mais qui n’en est pas moins très nécessaire à la bonne intelligence du système, il convient de mieux comprendre ce qu’est cet οἰκεῖον, dont nous parlions plus haut, afin de mesurer d’un côté la part de détermination imposée par la nature, de l’autre côté, la part de jeu libre laissée à la raison humaine dans la décision des actions à accomplir : W. Kühn s’efforce, dans un très long article intitulé « L’attachement à soi et aux autres », de mettre au jour les propositions sous-jacentes qui fondent la théorie de l’οἰκείωσις, ce qui lui permet de mettre la théorie à l’épreuve des objections des adversaires. Sa conclusion est la suivante : il y a solution de continuité entre l’attachement à soi et l’attachement aux autres, ce qui rend impossible – ou tout au moins infondée – la thèse stoïcienne suivante : la vertu de justice dérive de l’attachement à soi. On aurait aimé que W. Kühn réponde de manière plus nette à la question qui se pose de facto : devons‑nous conclure, de cette solution de continuité, que toutes nos actions rationnelles, dont les actions vertueuses font partie, sont pleinement libres, au sens où elles sont déconnectées de tout influence naturelle ? Nos actions, comme nos raisonnements, ne peuvent pas être conditionnés par des données biologiques, des attachements naturels.

12 Les deux derniers articles proposés s’intéressent à la postérité chez Marc Aurèle de la théorie stoïcienne de l’action ainsi reconstruite (Angelo Giavatto, « La théorie de l’action chez Marc Aurèle ») ainsi qu’à ses antécédents possibles chez Aristote.

13 A. Giavatto montre que pour Marc Aurèle, tout action replace la raison singulière dans le cadre cosmique : sur ce point, on se rappellera utilement l’insistance effective de l’empereur philosophe à définir l’homme comme un être raisonnable et sociable. Pour autant, cela ne nous apporte pas grand-chose quant à la connaissance de l’évolution de la doctrine, qui semble, y compris dans son insistance sur la clause de réserve, parfaitement conforme à ce qu’avait déjà pu établir Chrysippe. Il eût été, sans doute, plus significatif de se pencher sur les auteurs du stoïcisme intermédiaire, qui, par leur abandon du monisme psychologique, étaient conduits à aborder le problème de l’action, de la liberté et de l’ὁρμή de manière nécessairement différente. La référence à Aristote, mais surtout à Platon, y était en effet plus prégnante, et c’est à ce point que l’article de Frédérique Woerther (« Aristote, l’explication de la κίνησις (mouvement) et les usages du terme ὁρμή (impulsion) », proposé en annexe) prend son sens : quels que soient les points de contact que nous, modernes, pouvons constater entre ce que l’on a appelé le moyen stoïcisme et les théories psychologiques de Platon et d’Aristote, il faut rester d’une prudence extrême. Ainsi, F. Woerther ne se propose-t-elle pas de trouver chez Aristote une anticipation de la théorie stoïcienne de l’action, étant donné le caractère très lacunaire des éléments dont nous disposons pour ce faire, mais plutôt de

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« proposer une esquisse de ce qui pouvait constituer […] un pan du contexte philosophique général dans lequel la théorie stoïcienne a été élaborée » (p. 473‑474). Il s’agit de faire émerger le schéma de l’action chez Aristote, qui est « le contexte dans lequel et à partir duquel les stoïciens ont à leur tour élaboré leur séquence » (p. 474), ce qui, il me semble, est déjà trop dire. L’article conclut en effet (p. 500) à l’indépendance totale des deux pensées : le concept d’ὁρμή n’est pas aristotélicien, et les méthodes d’investigation du Stagirite et des représentants du Portique ne sont pas les mêmes. Si cette conclusion est entièrement négative, elle n’en constitue pas moins un résultat important.

14 Nous n’avons pu présenter, ici, qu’une infime partie de ce que le lecteur pourra trouver dans ce volume : il s’agit d’un ouvrage très riche, qui convoque, pour les réinterpréter, des textes déjà beaucoup discutés, mais dont la relecture et la discussion ne laisseront pas de passionner.

NOTES

1. Ainsi peut-on aller jusqu’à dire que les impulsions sont des assentiments : sur cette formule, cf. l'article de M.-O. Goulet-Cazé.

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Mauro BONAZZI, Carlos LÉVY, Carlos STEEL (éd.), A Platonic Pythagoras: Platonism and Pythagoreanism in the Imperial Age

Constantin Macris

RÉFÉRENCE

Mauro BONAZZI, Carlos LÉVY, Carlos STEEL (éd.), A Platonic Pythagoras : Platonism and Pythagoreanism in the Imperial Age, Turnhout, Brepols, 2007 (Monothéismes et philosophie), 249 p. ISBN 978-2-503-51915-9.

1 Les neuf contributions composant le volume se succèdent selon l’ordre chronologique des philosophes examinés et essaient de mettre en lumière les stratégies et les modes selon lesquels un exégète juif de la Bible (Philon) et des philosophes platoniciens (Plutarque, Jamblique, Proclus) ou néo‑pythagoriciens (Nicomaque) s’approprient, en les réinterprétant, des thèmes, des doctrines et des textes pythagoriciens anciens et tardifs, provenant notamment de l’ancienne Académie et de la littérature pseudo‑pythagoricienne, participant ainsi à l’évolution de la tradition platonicienne elle‑même.

2 Dans « La question de la dyade chez Philon d’Alexandrie » (p. 11‑28), Carlos Lévy, après un examen bref mais suggestif de plusieurs références explicites de Philon à des doxai ou à des textes pythagoriciens, focalise son attention sur le sort qu’il réserve à la monade et à la dyade indéfinie, qui constituaient le cœur du dualisme ontologique (néo)pythagoricien. Sa conclusion est que la préoccupation de Philon de « ne rien dire qui puisse être en contradiction formelle avec la foi juive » monothéiste (p. 15) l’a amené non seulement à prendre soin de ne jamais désigner la dyade comme réceptacle de la cause active, mais aussi à lui nier, ainsi qu’à la monade, tout statut principiel et à

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les reléguer toutes deux à un rang secondaire par rapport à un Dieu qui est « antérieur à la monade et plus pur que l’Un » (p. 23). Ainsi, malgré son indéniable « culture pythagoricienne » (p. 28), Philon, en qui Clément d’Alexandrie voyait un « pythagoricien », a finalement « veillé à exclure le pythagorisme cosmologique, celui qui fait naître le monde de l’action de la monade sur la dyade, tout en mettant le pythagorisme arithmologique au service de sa conception de la cosmogenèse, fondamentalement déterminée par le récit biblique » de la création (p. 23).

3 Francesca Calabi (« Filone di Alessandria e Ecfanto : un confronto possibile », p. 29‑61) expose de manière systématique les nombreuses et remarquables affinités que révèle la confrontation du corpus philonien avec un traité pseudo-pythagoricien Sur la royauté qui circulait sous le nom d’Ecphante et dont la datation reste incertaine et fort débattue (status quaestionis, p. 29-33). L’auteur reste prudente sur l’explication de ces similitudes, qui concernent des thèmes aussi variés que la migration de l’homme-étranger sur cette terre ; l’assimilation à Dieu ; le roi en tant que modèle ; l’opposition de la voie de l’imitation à celle de la persuasion par le logos ; l’analogie musicale (notions d’ordre et d’harmonie) ; l’idée que le visage des puissances supérieures ne peut pas être contemplé… Mais elle est finalement tentée de suivre l’hypothèse de Bruno Centrone, qui situait la production de l’apocryphe pythagoricien dans un milieu médio- platonicien (cf. p. 29 et 33) dont l’influence semblerait donc expliquer les traits communs qu’il partage avec Philon. Au passage, l’examen attentif des parallèles repérés chez les deux auteurs a permis de résoudre certaines difficultés de compréhension que présente le texte du Ps.‑Ecphante.

4 Les enquêtes de Daniel Babut (« L’unité de l’Académie selon Plutarque : notes en marge d’un débat ancien et toujours actuel », p. 63-98) et de Pierluigi Donini (« Tra Accademia e pitagorismo : il platonismo nel De genio Socratis di Plutarco », p. 99‑125) abordent de manière complémentaire la même question, à savoir l’attitude de Plutarque face aux versants socratico‑académico‑sceptique et pythagorico dogmatique de l’héritage platonicien et la place qu’occupent les éléments pythagoriciens dans sa pensée. Davantage intéressé par le souci singulier de Plutarque de maintenir l’unité de la tradition platonicienne, Babut relève (en accord avec Donini) que Plutarque peut avoir recours, selon le cas, soit à la lignée néo-académicienne Socrate → Platon → Arcésilas, soit à celle, « pythagoricienne », Pythagore → Platon → Ancienne Académie + Aristote (p. 82‑83). Selon Donini (p. 121‑123), si l’on se fie à un détail autobiographique du De E (387F), cette ouverture de Plutarque au double héritage de l’Académie semble remonter à ses années de formation, pendant lesquelles son enthousiasme juvénile initial pour le mysticisme des nombres fut ensuite modéré grâce à son apprentissage de la circonspection (eulabeia) académicienne. Depuis, note Babut (p. 93‑98), Plutarque essaie toujours de maintenir un équilibre entre l’exigence de rationalité, qui protège de la croyance excessive menant à la superstition, et la reconnaissance d’une transcendance divine sans commune mesure avec la nature humaine dont les manifestations dépassent la compréhension par la seule raison. Or, selon Donini, dans le De genio Socratis c’est la figure d’Épaminondas qui semble représenter le mélange parfait des deux composantes, pythagoricienne et académicienne (p. 104‑121) : sa pratique du silence notamment relève moins de l’echemythia pythagoricienne devant les aporreta que de la prise de distance et de la réserve académicienne par rapport à tout ce qui concerne le monde divin (mythes, démons, destinée de l’âme). Quant aux figures de Simmias et de Théanor, censées être les porte-parole de l’interprétation pythagoricienne de Socrate, elles semblent avoir été « revues et corrigées » par

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Plutarque : Babut remarque qu’ils « ne sont pas des représentants autorisés de ce qu’on pourrait appeler l’orthodoxie pythagoricienne » (p. 87), puisqu’ils excluent radicalement « toute possibilité qu’un homme voie jamais de ses yeux un être divin » (p. 88), alors qu’un fragment d’Aristote cité par Apulée affirme au contraire que « les pythagoriciens se montraient habituellement fort étonnés si quelqu’un niait avoir jamais aperçu un démon » (p. 87-90).

5 Christoph Helmig se penche sur « The relationship between Forms and numbers in Nicomachus’ Introduction to arithmetic », ainsi que sur les interprétations ultérieures des doctrines exposées dans ce manuel dans un sens néoplatonicien (p. 127-146). Ce qui ressort, de manière très convaincante, de son étude, c’est que Nicomaque ne distinguait pas clairement entre Formes et nombres : au niveau cosmique du paradigme démiurgique, les Formes sont remplacées par les nombres, tandis que « the objects of philosophy/arithmetic… are universals in things or immanent Forms » (p. 131). Ce faisant, Nicomaque ne semble pas avoir souscrit à des doctrines standard du médio-platonisme comme la position médiane des objets mathématiques ou la reconnaissance de la dialectique comme science suprême, et de ce fait « [he] was probably more of a Neopythagorean than an orthodox (Middle) Platonist » (p. 145), et ce en dépit du fait que « both Proclus and his loyal pupil Ammonius were most eager to stress that Nicomachus was, as it were, a paradigmatic Platonist » (p. 146).

6 Dans une étude subtile et éclairante intitulée « Hearing the harmony of the spheres in late Antiquity » (p. 147-161), Dominic O’Meara part du fameux passage aristotélicien (De caelo II 9) qui discute la théorie élégante des pythagoriciens sur l’audition des consonances musicales produites pas les corps célestes, pour examiner comment on abordait cette théorie en milieu médio et néo‑platonicien. Il décrit très bien le cheminement et la réélaboration d’un thème que l’on retrouve pour la première fois dans les biographies de Pythagore par Porphyre et Jamblique et qui semble provenir de Nicomaque, à savoir que seul Pythagore était en mesure d’entendre l’harmonie des sphères grâce à sa « conformation extraordinaire ». Chez Jamblique, celle-ci devient un don des dieux et un trait de theiotes, tandis que Simplicius, « reflecting what Iamblichus has in mind » (p. 152), précisera plus tard que « the special instrument or organ whereby Pythagoras hears celestial music is his astral body (or vehicle) », qui reste pur (p. 154). L’utilité de ce don d’audition supérieure est qu’elle constitue le fondement solide d’une éducation musicale et d’une musicothérapie capables de guérir les hommes des passions de leur âme.

7 Le dernier tiers de l’ouvrage est consacré à Proclus. Elena Gritti (« Insegnamento pitagorico e metodo dialettico in Proclo », p. 163-194) et Alessandro Linguiti (« Prospettiva pitagorica e prospettiva platonica nella filosofia della natura di Proclo », p. 195-213), dans deux contributions jumelles, dégagent la dette importante de Proclus à l’égard de conceptions néo-pythagoriciennes relevant de la philosophie des mathématiques et réfléchissant sur la nature de l’arithmétique et de la géométrie. Les auteurs montrent bien, grâce à une étude serrée de passages choisis tirés de l’ensemble de l’œuvre proclienne conservée, et notamment de la Théologie platonicienne et des Commentaires des Éléments d’Euclide, du Parménide, du Timée et de la République, l’influence de ces théories sur la manière dont Proclus conçoit respectivement une dialectique procédant par démonstrations more geometrico et une philosophie de la nature fondée sur des explications de type arithmo‑géométrique subordonnées évidemment à la métaphysique, dans une perspective qui fait de la science de la nature

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une théologie. Ces approches se fondent sur une analyse de ce que Proclus identifiait comme mode de discours théologique propre aux pythagoriciens, à savoir la théologie par images (di’ eikonon), qui présuppose une théorie sur la nature iconique et intermédiaire des nombres (p. 163-175). Carlos Steel, quant à lui, dans « Proclus on divine figures : an essay on Pythagorean-Platonic theology » (p. 215-242), éclaire avec une maîtrise parfaite un sujet rarement traité parce que relativement obscur, qui est ce que l’on pourrait appeler la « théologie des figures géométriques ». L’auteur montre bien comment des spéculations à ce sujet ont pu naître à partir de la lecture d’un traité pseudo-pythagoricien attribué à Philolaos, selon lequel les différents angles des figures géométriques sont dédiés à différents dieux selon leurs propriétés et leurs dynameis, une lecture faite à la lumière du Parménide et du Phèdre et dans une perspective néoplatonicienne. Ces spéculations comportaient même un corollaire rituel, théurgique, dans la conception de l’espace sacré et de la fabrication des statues divines, arrivant ainsi à une sorte de « théologie géométrique pratique » (ou appliquée).

8 Grâce à la richesse et à la qualité de l’ensemble des études qu’il contient, le volume ici recensé contribue de manière significative à l’avancement de la recherche dans un domaine notoirement touffu et compliqué, et de ce fait il est particulièrement bienvenu.

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Archives internationales d’histoire des sciences, 1-2 : Pline l’Ancien à la Renaissance

Pierre Caye

RÉFÉRENCE

Archives internationales d’histoire des sciences, 61 (2011), 1-2 : Pline l’Ancien à la Renaissance, Turnhout, Brepols Publishers, 559 p., 44 illustrations n/b, ISBN 978-2-503-53642-2.

1 Les Archives Internationales d’Histoire des Sciences présentent les Actes du colloque international sur Pline à la Renaissance : transmission, réception et relecture d’un encyclopédiste antique, organisé à Besançon les 27 et 28 mars 2009 par l’Institut des sciences et des techniques de l’Antiquité de l’université de Besançon sous la direction d’Alfredo Perifano. Ce recueil extrêmement riche, qui aborde en vingt-quatre contributions, toutes inédites et bien informées, les principales questions de l’Historia Naturalis telle qu’elle est reçue à la Renaissance, constitue un instrument précieux pour une meilleure compréhension des enjeux du savoir à la Renaissance. Il n’est pas nécessaire de dire que l’Historia Naturalis fait partie de ces quelques textes consulaires de la culture antique qui ont largement débordé leur importance initiale pour constituer autour de leur objet, à l’âge humaniste et classique, un véritable continent du savoir dont il est encore difficile de mesurer l’importance. Je me contenterai ici de signaler le rôle décisif joué par les derniers livres de l’Historia Naturalis, consacrés aux arts et à leurs matériaux – je pense en particulier au livre 35 –, dans la définition à la Renaissance de la notion de disegno et, à travers cette notion fondamentale, dans la constitution de l’art occidental tel qu’Alberti l’a initialement théorisé dès le Quattrocento. Nous pourrions aussi évoquer l’importance fondamentale de l’Historia Naturalis dans la mise en place des classifications scientifiques à l’âge humaniste et classique. Car ce que montre ce recueil, c’est que l’effervescence intellectuelle autour de Pline l’Ancien, née au Quattrocento, se poursuit bien après la révolution galiléenne

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et porte ainsi au cœur même de la révolution scientifique une exigence d’érudition que nombre de scientifiques importants au XVIIe siècle essaieront de développer et de cultiver. L’Historia Naturalis de Pline s’inscrit dans la distinction aristotélicienne entre l’historia, savoir qui s’intéresse aux faits, et l’episteme, recherche des causes. Cette distinction fondamentale de l’épistémologie de la Renaissance n’est pas totalement remise en cause par la révolution scientifique, et cette dissociation mérite assurément la plus grande attention du point de vue de la théorie des savoirs à l’âge humaniste et classique.

2 L’une des dimensions essentielles de ce colloque a été précisément de confronter les points de vue scientifique, philologique, éditorial et historique sur l’héritage de l’œuvre plinienne, en rapprochant idéalement les deux temporalités particulières de l’Antiquité et de la Renaissance, relativement aux processus de transmission, de réception et de diffusion de l’Historia Naturalis qui caractérisent la présence au XVe et XVIe siècles de l’œuvre de l’encyclopédiste latin. Plusieurs articles du recueil sont ainsi consacrés à la tradition textuelle médiévale et renaissante. L’étude d’Ego Rozzo recense ainsi dix-huit éditions entre 1469 et 1499 et une cinquantaine au XVIe siècle. Jean‑Louis Charlet rappelle les trois mille cinq cents références à Pline dans la Cornu copiae de Perotti. Ce recueil réussit ainsi à dessiner autour de l’Historia Naturalis un réseau vivant d’hommes et d’idées qui constitue un savoir propre et autonome, une épistémé singulière dont les effets multiples sur la culture à l’âge humaniste et classique sont clairement repérés. Ce n’est pas là le moindre mérite de ce recueil.

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Bulletin Bibliographique

Éditions, traductions et commentaires

1 Memorabili di Senofonte, a cura di Fiorenza Bevilacqua, Turin, UTET, 2010 (Classici Greci). Cette édition offre, en vis-à-vis d’une nouvelle traduction italienne, le texte grec, établi par Michele Bandini, sur lequel est également fondée la traduction de L.-A. Dorion dans la Collection des Universités de France (2000‑2011). Texte et traduction sont équipés d’abondantes notes de bas de page et précédés d’une longue introduction (p. 9‑210), d’une Note bibliographique (p. 211‑234) et d’une Note critique (p. 235‑256) consacrée aux problèmes textuels.

2 Platone, Teeteto. Introduzione, traduzione e commento di Franco Ferrari, testo greco a fronte, Milan, Rizzoli, 2011 (BUR Classici greci e latini).

3 Aristote, Les Parties des animaux. Texte traduit, présenté et annoté par Frédéric Gain, Paris, Le Livre de Poche, 2011 (Les Classiques de la philosophie).

Études

4 Dennys Garcia Xavier, Con Socrate oltre Socrate : il Teeteto come esempio di teatro filosofico, Naples, Loffredo Editore, 2011 (Philosophica, collana di storia della filosofia, 2).

5 Alessandro Stavru, Il Potere dell’apparenza : percorso storico-critico nell’estetica antica, Naples, Loffredo Editore, 2011 (Philosophica, collana di storia della filosofia, 3). Cinq chapitres, consacrés respectivement aux pythagoriciens (« le nombre et l’apparence »), à Gorgias (« la séduction du logos »), à Socrate (« la kalokagathia du philosophe »), à Xénophon (« l’expression de l’ethos et du pathos ») et à Platon (« intériorité et extériorité »).

6 Bruno Centrone (éd.), Studi sui Problemata Physica Aristotelici, Naples, Bibliopolis, 2011 (Elenchos).

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7 Ascanio Ciriaci, L’Anonimo di Giamblico. Saggio critico e analisi dei frammenti, Naples, Bibliopolis, 2011 (Elenchos).

8 Laura Candiotto, Le Vie della confutazione : i dialoghi socratici di Platone, Milan- Udine, Mimesis Edizioni, 2012 (La Scala e l’Album, 20).

Recueils

9 Lidia Palumbo (éd.), λόγον διδόναι : La filosofia come esercizio del render ragione. Studi in onore di Giovanni Casertano, Naples, Loffredo Editore, 2011 (σκέψις, collana di testi e studi di filosofia antica, 24). Soixante-dix études rassemblées à l’occasion des 70 ans de Giovanni Casertano.

10 Oliver Primavesi & Katharina Luchner (éd.), The Presocratics from the Latin Middle Ages to Hermann Diels: Akten der 9. Tagung der Karl und Gertrud Abel-Stiftung vom 5.-7. Oktober 2006 in Munchen, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2011 (Philosophie der Antike, 26).

11 Donald R. Morrison (éd.), The Cambridge Companion to Socrates, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

Revues

12 Oxford Studies in Ancient Philosophy, 40 (Summer 2011): Essays in Memory of Michael Frede, ed. by J. Allen, E. K. Emilsson, W.-R. Mann, B. Morison. Ce numéro spécial contient, outre une présentation, par Wolfgang-Rainer Mann, de l’œuvre du grand interprète disparu en 2007, les contributions suivantes : D. Caluori, « Reason and Necessity: The Descent of the Philosopher-Kings » W.-R. Mann, « Elements, Causes , and Principles: A Context for Metaphysics Z 17 » J. Allen, « Demonstration and Definition in Aristotle’s Topics and Posterior Analytics » M. Bordt, SJ, « Wy Aristotle’s God is Not the Unmoved Mover » P. Gregoric, « Aristotle’s ‘Common Sense’ in the Doxographic Tradition » G. Karamanolis, « The Place of Ethics in Aristotle’s Philosophy » S. Bobzien, « The Combinatorics of Stoic Conjunction: or, Hipparchus Refuted, Chrysippus Vindicated » H. Lorenz, « Posidonius on the Nature and Treatment of the Emotions » C. Brittain, « Posidonius’ Theory of Predictive Dreams » D. Blank, « Reading between the Lies: Plutarch and Chrysippus on the Uses of Poetry » B. Morison, « The Logical Structure of the Sceptic’s Opposition » T. Reinhardt, « Galen on Unsayable Properties » G. R. Boys-Stones, « Time, Creation and the Mind of God: The Afterlife of a Platonist Theory in Origen » E. K. Emilsson, « Plotinus on Happiness and Time » C. Meinwald, « Two Notions of Consent » P. King, « Boethius’ Anti-Realist Arguments »

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Ouvrages pédagogiques

13 Silves grecques 2012-2013, Neuilly-sur-Seine, Éditions Atlande, 2012 (Clefs concours – Lettres classiques) : Richard Faure, « Xénophon, Économique, Banquet, Apologie de Socrate » ; Christophe Cusset, « Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III ». Chacun de ces dossiers est organisé de la façon suivante : Introduction, Repères, Problématiques, Boite à outils, Bibliographie. Encadrées par un tableau chronologique et une présentation du cercle des socratiques, une biographie de Xénophon, des analyses de son rapport à Sparte et de sa position politique (« Un conservateur ? ») servent de « repères » pour Xénophon. Suivent, sous la rubrique « Problématiques », des analyses des trois ouvrages proposés, articulées de la façon suivante : L’Économique : La construction de L’Économique ; L’organisation de l’oikos ; La politique et l’art de commander ; La place de Socrate ou la dimension philosophique de L’Économique . Le Banquet : La construction du Banquet ; Le sujet du Banquet ; Les personnages ; Socrate dans le Banquet. L’Apologie de Socrate : Composition ; Situation ; L’accusation et la défense ; Un suicide ? Un homme moral. Cette section est complétée par une dizaine de pages consacrées à « la figure de Socrate » (la méthode socratique ; la vertu ; un Socrate pieux ; le Socrate de Xénophon). La « Boite à outils », enfin, contient deux excursus sur « l’art de la composition » et « l’art de la dialectique ». Trois pages de bibliographie.

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