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Joachim et Caroline Murat Du même auteur Un déporté comme un autre, , SPID, 1946. Ouvrage couronné par l'Académie française. Marie-Caroline, reine de . Une adversaire de Napoléon, Paris, Tallandier, 1990. MICHEL LACOUR-GAYET

JOACHIM ET CAROLINE MURAT Préface de Jean Tulard, de l'Institut

Perrin Avec le concours de la Fondation Napoléon.

© Librairie Académique Perrin, 1996. ISBN: 2.262.01199.0. Préface

« Murat appartient avant tout au monde de l'imagination et de la poé- sie, écrivait Lamartine. Homme de la fable par ses aventures, homme de la chevalerie par son caractère, homme de l'histoire par son époque. L'histoire qui aura de l'enthousiasme et des reproches, aura surtout des larmes pour lui. » Il n'est pas surprenant que Murat ait séduit les romantiques. Dans sa Vie d'Henry Brulard, Stendhal parle de « l'âme noble » du maréchal. Chateaubriand lui consacre un long développement dans ses Mémoires d'outre-tombe. Tout en recopiant la Biographie universelle de Michaud, il la transfigure. La chute est magnifique : « Murât si fastueux fut enterré sans pompe à Pizzo dans une de ces églises chrétiennes dont le sein charitable reçoit miséricordieusement toutes les cendres. » Dumas, fasciné par Naples, a longuement raconté ce Murat qui l'au- rait fait sauter, enfant, sur ses genoux. Même Barbey d'Aurevilly se laisse séduire, définissant le idéal dans Le Rideau cramoisi comme alliant la fougue de Murat au sang-froid de Marmont. Mais c'est Balzac qui a fait le plus pour la mémoire de Murat lorsqu'il immortalise la d'Eylau dans Le Colonel Chabert. Comment s'étonner dans ces conditions de l'énorme bibliographie qu'a suscitée le plus brillant des cavaliers de l'Empereur ? On recense facilement deux cents auteurs, français, italiens, anglais... sans parler de la revue Cavalier et roi. L'originalité de Michel Lacour-Gayet, qui porte un nom prestigieux de l'historiographie napoléonienne, est double. Avant d'évoquer Murat, il a jugé nécessaire de franchir le détroit de Sicile pour étudier, en 1990, de façon remarquable, la figure de Marie- Caroline, « le seul homme » des Bourbons de Naples. D'autre part il s'est refusé à séparer Murat de son épouse. Ce sont « les Murat », Caroline et Joachim, unis pour le meilleur et pour le pire, qu'il ressuscite pour nous. Dans cette résurrection, Michel Lacour-Gayet a le mérite d'éviter ces jugements de valeur toujours naïfs ou fondés sur le préjugé. Il se contente des faits puisés aux sources les plus sûres. Jules Bertaut, expert en « petite histoire », avait jadis écrit un livre sur « le ménage Murat », mais son étude était bien superficielle. Ici c'est un historien rigoureux qui prend la plume. Il veut comprendre d'abord et expliquer ensuite. Loin des passions qu'ils ont suscitées, des remarques abruptes du Mémorial aux appréciations fielleuses des Mémoires de Talleyrand, voici « les Murat », le panache et l'ambition. Jean TULARD, membre de l'Institut, professeur à la Sorbonne. Un mariage d'amour ? « Un mariage d'amourette », dira Napoléon

Caroline Bonaparte et se marient le 20 janvier 1800. Ils sont fêtés à Mortefontaine chez . Portrait de Caroline par Laure d'Abrantès. Portrait de Murat. Leur contrat de mariage. Leur installation à l'hôtel de Brionne. Le général Thiébault décrit leur bonheur. Paris retrouve sa joie de vivre. Le 20 janvier 1800, le petit village de Plailly, au nord-est de Paris, non loin d'Ermenonville, connaît une animation inaccoutumée. La plus jeune sœur de Bonaparte, Premier consul depuis un mois, Maria- Annunziata — qu'on appelle maintenant Caroline — épouse le général Joachim Murat. Dans le temple décadaire où se déroule le mariage pure- ment civil se pressent leurs témoins : le général Bernadotte et un homme de loi, Monsieur Calmelet, pour Murât ; le général Leclerc et pour Caroline. A l'issue de la cérémonie, mariés, témoins et assistants reprennent leurs voitures pour se rendre à la réception que Joseph Bonaparte et Julie Clary, son épouse, ont préparée à proximité dans leur magnifique propriété de Mortefontaine. Là, se retrouvent Letizia, la mère de Caro- line ; Hortense et Eugène de Beauharnais, les enfants de Joséphine ; , plus resplendissante et désirable que jamais, au bras de son mari le général Leclerc ; Désirée Clary, l'éphémère fiancée de Napoléon, sœur de Julie et depuis peu épouse de Bernadotte. Peut-être reconnaît-on aussi dans l'assistance , le demi-frère de Leti- zia, qui, prêtre en 1785, s'est mis par précaution, depuis la Terreur, en congé de l'Église ; Élisa Bonaparte, flanquée de son insignifiant mari, Pascal Bacciochi ; , avec sa maladive épouse, Chris- tine Boyer, et le benjamin des Bonaparte, Jérôme, âgé de seize ans, qui, pour la circonstance, a obtenu un congé de son collège des Oratoriens de Juilly. Excepté Napoléon et Joséphine, qui ont choisi de rester à la Malmaison, tous les Bonaparte sont réunis autour de Caroline. Aucun membre de sa famille n'est venu entourer Murat en ce jour solennel. Sa mère, née Jeanne Loubières, veuve depuis un an, approche de ses quatre-vingts ans. Elle n'a pu entreprendre le long et éprouvant voyage vers Paris au départ de son petit village de la Bastide-Fortunière près de . Quant aux frères et aux sœurs de Joachim, auraient-ils été invités à ce mariage qu'ils se seraient probablement considérés trop modestes pour aller se mêler à l'entourage du premier personnage de l'Etat. Un ami toutefois est aux côtés de Murât : Jean-Baptiste Bessières, un compatriote du , son compagnon de la campagne d'Italie de 1796 et de l'expédition d'Égypte, dont la ferme et amicale insistance a fini par enfin décider Murat à oser demander à son redouté général en chef la main de sa sœur Caroline. Née le 15 mars 1782, Caroline est alors dans toute la fraîcheur de ses bientôt dix-huit printemps. Est-elle jolie ? Dans ses Mémoires, Laure Junot, plus connue sous son nom de duchesse d'Abrantès, nous la décrit à l'époque du mariage. Si ses compliments ne sont pas exempts de quelques réserves, attribuons-les au fait qu'en 1807 Caroline s'affichera effrontément avec son mari, le général Andoche Junot, alors gouverneur de Paris, et qu'en 1831, date du début de la publication de ses souvenirs, Laure ressentait encore le besoin de régler quelques comptes : « Caro- line [...] était une fort jolie jeune fille, fraîche comme une rose, ne pou- vant nullement soutenir la comparaison de beauté, quant à la régularité des traits, avec Madame Leclerc, mais plaisant [...] par l'expression de son visage et l'éclat éblouissant de son teint. Du reste, bien éloignée de cette perfection de formes de sa sœur aînée, sa tête a toujours été en dis- proportion de grosseur avec son corps [...]. Mais sa peau ressemblait à un satin blanc glacé de rose. Ses pieds, ses mains et ses bras pouvaient servir de modèle. Ses dents étaient charmantes, comme toutes celles des Bonaparte [...] En la comparant à sa sœur, l'éblouissante Pauline, Laure d'Abrantès peut sans doute trouver quelques défauts dans l'apparence de Caroline. Il n'en demeure pas moins qu'elle est une très séduisante jeune per- sonne, au teint éblouissant, à la taille mince et souple. Son sourire est charmant. Ses cheveux d'un châtain doré viennent caresser ses épaules de nacre et le décolleté de sa robe laisse deviner une gorge épanouie sur laquelle scintille un superbe collier de diamants. C'est le présent de der- nière minute de Napoléon qui, sans doute faute de temps, l'a tout sim- plement prélevé dans la boîte à bijoux de Joséphine Son regard pétille d'intelligence. On sent qu'elle possède déjà l'art d'attirer et de charmer par une certaine grâce, observe Hortense de Beauharnais, qui a « quel- que chose de la noblesse asiatique et séduisante des odalisques 3 ». Elle a du caractère et déjà de la suite dans les idées. Elle le démontre aujour- d'hui en épousant l'homme que, seule, elle s'est choisi voilà maintenant bientôt trois ans. Son choix ? Un soldat superbe, cavalier de surcroît, et déjà auréolé de gloire. Un visage mat, hâlé par le soleil, des yeux bleus rieurs et d'une douceur extrême quand son regard se pose sur celle qui devient sa femme. Une mâchoire carrée, barrée de part et d'autre par un sillon blanchâtre, souvenir d'une blessure reçue, il y a peu, à Aboukir. Des traits énergiques. Un large front surmonté d'une masse de cheveux noirs, follement bouclés. Oui, Murat est bien un superbe gaillard de bientôt trente-trois ans Au milieu de tous ces Bonaparte dont la taille culmine à un mètre soixante-cinq, il ne passe pas inaperçu avec son mètre quatre-vingts et son impressionnante carrure. Ce jour-là, son uni- forme est à peu de chose près réglementaire, mis à part quelques orne- ments brodés d'or et quelques plumes à sa coiffure. L'ensemble, pour l'instant, reste assez discret. Aux yeux de tous, c'est bien à un véritable mariage d'amour auquel on vient d'assister. Hortense elle-même le reconnaît : « J'avais en face de moi deux personnes parfaitement heureuses » Murat, dès la veille, le 19 janvier 1800, avait écrit à son frère André pour lui exprimer son bon- heur : « [...] Je pars pour une terre du consul Bonaparte (Murat se trom- pait ; c'est chez Joseph qu'il se rendait) [...] où je dois demain épouser sa sœur [...]. Dis bien [...] à ma mère [...] que ma femme se fait une fête de la connaître et de lui donner le doux nom de mère. Ma chère petite Caro- line doit lui écrire [...]. Adieu. Demain, je serai le plus heureux des hommes, demain, je posséderai la plus aimée des femmes [... » Dans cette même lettre, Murat ajoute que le contrat de mariage a déjà été signé. C'est en effet au Petit-Luxembourg, où le Premier consul est venu habiter avec Joséphine, qu'a lieu cette formalité, le 18 janvier 1800 au soir. Le contrat, reçu par les notaires Pérignon et Raguideau, précise que Joachim Murat, « général de division, commandant en chef de la Garde des consuls », habitant rue des Citoyennes (actuellement rue Monsieur), va épouser Marie-Annonciate (sic) Bonaparte, mineure, dûment autorisée et assistée par sa mère Marie-Letitie Ramolini (sic). Sont présents : Napolione (sic) Bonaparte, Premier consul de la Répu- blique française, Joseph Bonaparte, ancien ministre plénipotentiaire de la République à , Lucien Bonaparte, ministre de l'Intérieur, et Louis Bonaparte, chef de brigade, « tous les quatre frères de ladite dame Annonciate Bonaparte ». Le contrat prévoit qu'il n'y aura pas « commu- nauté de biens entre les époux » ; que Caroline renonce dès à présent à tout ce qu'elle pourrait avoir à prétendre « dans les biens et droits pater- nels et collatéraux », si bien que ses frères, à titre de compensation, versent à Murat, pour constituer la dot de leur sœur, une somme de 40 000 francs. Pour sa part, Murat apporte à Caroline « un augment égal au tiers de ces 40 000 francs » et il reconnaît que les diamants, bijoux, le trousseau et autres effets de sa future épouse représentent une valeur de 12 000 francs. Murat a pour seul témoin Jean-Baptiste Bessières, chef de brigade, qui se dit « cousin » (à tort). L'acte prend enfin note des per- sonnes présentes autour de Caroline : Félix Bacciochi et Marie-Anne Bonaparte, Jérôme, le benjamin des Bonaparte, Joseph Fesch, Hortense de Beauharnais (dite « une amie ») et, sans qu'on connaisse au juste la raison de sa présence, Alexandre-Urbain Yvan, « chirurgien aux Invalides » Qu'à l'issue de la fête de Mortefontaine, Joachim et Caroline se soient discrètement éclipsés, c'est probable. Mais où allaient-ils ? Nul ne semble l'avoir encore découvert. Tout voyage de noces au loin est à écarter : la guerre contre l'Autriche que finance l'Angleterre menace en effet de bientôt reprendre. Il convient donc de ne pas s'éloigner. C'est dans Paris même, au cours des mois suivants et jusqu'en mai 1800, que l'on retrouve la trace du jeune ménage. Délaissant le Luxembourg, que Chalgrin restaure et embellit — on le destine à abriter le Sénat conserva- teur —, Napoléon et Joséphine se sont installés, dès le 19 février, dans le palais des rois, aux Tuileries. Les Murat y sont eux-mêmes logés, mais dans l'une des dépendances, à l'hôtel de Brionne. Thiébault, un compagnon d'armes de Murat, arrivant d'Italie porteur d'un collier de trois rangs de perles que Pauline Leclerc lui a confié à l'intention de Caroline, est invité par les Murat. Dans ses Mémoires, il raconte sa visite : « Je déjeunai avec le général Murat et sa femme [...]. Il était difficile d'être plus simple que Murat, plus naturelle que ne le fut cette future reine de Naples. Et, de fait, si le bonheur rend la sociabilité plus facile, qui devait avoir plus d'aménité qu'eux ?[...] Tous deux à cet âge par qui tout s'embellit, elle jolie comme les anges, lui superbe de taille, de force, de visage, de chevelure, et couvert de lauriers moisson- nés en Italie, en Allemagne, en Égypte, que manquait-il à leur bonheur, à leurs espérances, à leur sérénité ? Mes regards s'attachaient donc, comme malgré moi, sur ces deux êtres favorisés par la nature et par la fortune [...]. Après un excellent déjeuner, servi dans une très belle por- celaine, on apporta un pot de grès fort grossier et contenant du raisiné : " C'est un régal de mon pays, me dit Murât ; c'est ma mère qui l'a fait et qui me l'a envoyé. " Je trouvai parfait le sentiment qui provoquait ses paroles ; le raisiné, dont je mangeai, m'en parut moins mauvais ; mais il était évident qu'on n'en mangerait pas longtemps chez lui, et que bien- tôt il ne resterait [...] plus de traces de ce goût d'enfance [...] » Comme pour oublier au plus vite les jours de malheur, les emprison- nements, les massacres, la guillotine, ces six longs mois vécus sous la Terreur au cours desquels chacun pouvait craindre pour sa vie, une fré- nésie de plaisirs s'est emparée de la population. Le Premier consul lui- même, estimant que les mœurs contribuent autant que les institutions à la solidité d'un régime, favorise cette renaissance de la vie de société. Les bals de l' Opéra interdits depuis dix ans sont rétablis en février. José- phine, accompagnée de Caroline et de Murat, se rend au premier qui est donné. Les salons s'ouvrent de nouveau. On se reçoit, on donne des fêtes, on danse. La marquise de Montesson 10 amie de Joséphine et emprisonnée comme elle sous la Terreur, a été rétablie dans son douaire par Bonaparte. Aussi se presse-t-on dans les salons de son hôtel de la rue de Provence. On y rencontre même le Premier consul qui prend un évident plaisir à évoquer avec son hôtesse les vertus de l'étiquette de l'Ancien Régime. La noblesse de vieille souche, dont beaucoup de représentants avaient choisi d'émigrer, réapparaît peu à peu et redonne vie au faubourg Saint-Germain. Les Murat sont de toutes les fêtes. On les voit au bal que Lucien, le ministre de l'Intérieur, donne en leur honneur en son hôtel de Brissac, rue de Grenelle. Non seulement Bonaparte y assiste, mais y viennent également les deux autres consuls, Cambacérès et Lebrun. Le 25 février, c'est Talleyrand, ministre des Relations extérieures, qui reçoit à son tour en grand apparat dans sa propriété de campagne, le château de Neuilly 11 Caroline est aussitôt séduite par cette résidence. Mais comme son prix excède pour l'instant les moyens du ménage, Murat se limite à l'achat d'un domaine mitoyen, la terre de Villiers. Ce n'est qu'en 1803, lorsque leur fortune sera solidement assise, que les Murat réuniront le château de Neuilly à leur terre de Villiers. Rien ne manque alors aux Murat pour que leur bonheur soit parfait. Ils sont beaux, ils s'aiment. Tout afflue vers eux comme par miracle : honneurs, puissance, argent et gloire. Malgré l'obscurité de leur nais- sance, les difficultés et la pauvreté qui ont marqué leur jeunesse, il semble qu'une fée bienfaisante se soit penchée sur leurs berceaux.

Livre premier LES JEUNES ANNÉES

1. La Corse et les Bonaparte pendant les premières années de Caroline

La Corse, possession de la république de Gênes. Hyacinthe et Pascal Paoli. 1768 : la Corse devient française. Lutte pour l' indépendance. Les Bonaparte et Pozzo di Borgo. Charles Bonaparte et Letizia Ramolino. Naissance de Joseph et de Napoléon. Exil de Paoli. Les Bonaparte rallient le camp français. Nais- sance de Lucien. Joseph et Napoléon, boursiers du roi. Naissance de Maria- Anna, de Louis, de Maria-Pauletta et de Maria-Annunziata. Maria-Anna (Élisa) à Saint-Cyr. Naissance de Jérôme. Mort de Charles Bonaparte. Napo- léon, officier d'artillerie. Retour de Paoli. La Révolution dégénère en Corse en une lutte fratricide. Menacés dans leur vie, les Bonaparte se réfugient en . se donne aux Anglais. Reconquête de Toulon. Gloire naissante de Napoléon. Barras, Stanislas Fréron et aident les Bonaparte. Amours de Paulette et de Fréron. Le 9 Thermidor. Napoléon momentanément incarcéré. Le 13 Vendémiaire. Napoléon épouse Joséphine. Napoléon commandant en chef de l'armée d'Italie. Caroline naît le 15 mars 1782 à . La Corse est alors française. Nous la retrouverons réfugiée à Toulon en juin 1793 : la Corse est sur le point de devenir anglaise. Quelle est cette Corse de son enfance ? Comment la famille Bona- parte traverse-t-elle cette période agitée ? « Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. Les cris du mourant, les gémissements de l'opprimé, les larmes du désespoir envi- ronnèrent mon berceau dès ma naissance » C'est ainsi que Napoléon s'exprimera vingt ans plus tard pour évoquer la situation dans laquelle la Corse se trouvait plongée en 1769. Les difficultés remontaient à beau- coup plus loin dans le temps. Lasse de la domination que la république de Gênes lui imposait, l'île, en 1735, sous l'impulsion de Hyacinthe Paoli, se déclare indépendante. A la demande de Gênes, la France, par deux fois, interviendra pour rétablir l'ordre ; Hyacinthe et son jeune fils Pascal devront alors s'exiler à Naples. Le calme revenu, les Français évacuent l'île en 1753. Deux ans plus tard, Pascal Paoli est de retour. Sous son gouvernement, la souveraineté de Gênes n'est plus que nominale. La Corse pendant les treize années suivantes (1755-1768) se conduit en pays pratiquement indépendant. Bien que Paoli se montre disposé à s'entendre avec la cour de Versailles, Louis XV estime que la proclamation des principes dont Paoli se réclame — la liberté, l'égalité, la souveraineté du peuple — constitue, à la porte même du royaume, un dangereux précédent. Pour stopper toute propagation de ces idées alors subversives, il négocie avec Gênes l'acquisition de l'île. Par le traité de Versailles du 15 mai 1768 la Corse devient française. Paoli appelle à la résistance armée, si bien que la prise de possession par la France s'effectue dans un bain de sang qui culmine à Ponte-Novo le 9 mai 1769. Dans la lutte désespérée qui s'ensuit, plusieurs familles se font remarquer par leur détermination, les Pozzo di Borgo et les Bonaparte. Cette dernière famille, d'origine florentine, s'était installée en Corse au début du XVI siècle. A l'époque de la conquête française, les Bona- parte y sont représentés par Charles et son oncle Lucien. Charles, né en 1746, habite alors à Corte où il poursuit ses études de droit. Dès dix-huit ans, le 1 juin 1764, il épouse une très jeune fille, Letizia Ramolino 3 descendante d'une illustre famille lombarde venue en Corse vers la fin du XV siècle. La mère de Letizia, Angela-Maria de Pietra-Santa, veuve de bonne heure, s'est remariée à un capitaine d'origine bâloise au ser- vice de la marine de Gênes, François Fesch. De cette seconde union est né, en 1763, un fils, Joseph. Pour Letizia, un demi-frère, d'environ qua- torze ans son cadet, qu'elle chérira tout au long de sa vie. Quand s'engage la lutte entre les indépendantistes et les troupes fran- çaises, Letizia a déjà mis au monde trois enfants, dont deux n'ont pas survécu. C'est en portant dans ses bras le troisième, Joseph, né le 7 jan- vier 1768, que Letizia suit son mari dans son combat de guérilla. Quand, en mai 1769, sonne le glas de l'impossible résistance, Letizia porte en son sein un nouvel enfant. Il naît le 15 août, on le prénomme Napoléon. Non sans mal, les Français viennent à bout de la résistance. Le moment de choisir est arrivé : se soumettre ou s'exiler. Sur une frégate anglaise, Paoli s'embarque pour un second exil. Charles Bonaparte, pour sa part, fait un choix plus réaliste : il rallie le camp français et s'installe à Ajaccio, sa ville natale. Ses études de droit peuvent alors reprendre leur cours. Sans être dans le besoin, le jeune ménage vit des jours parfois diffi- ciles. Avec son métier d'avocat, Charles n'a que de modestes ressources. Mais il est ambitieux. Il sait jouer de ses relations avec les représentants en Corse du pouvoir monarchique. Le 10 septembre 1771, il se fait reconnaître de noblesse prouvée depuis plus de deux cents ans. L'amitié qu'il noue avec le comte de Marbeuf 4 commandant des troupes fran- çaises en Corse, va servir ses ambitions. Désormais bien en cour, Charles, en infatigable solliciteur, fait le siège des bureaux pour obtenir faveurs et exemptions. En 1772, il est déjà un personnage qui localement compte : un élu de la noblesse d'Ajaccio aux États de Corse, l'un des membres du Conseil des Douze Nobles. Ses ressources sont désormais mieux assurées. A ses émoluments d'assesseur de la juridiction royale d'Ajaccio viennent s'ajouter les revenus que lui procurent ses propriétés : les vignes de la Sposata dt de la Cassetta, l'étang des Salines, une pépi- nière de mûriers et diverses terres situées dans les environs d'Ajaccio. A Ajaccio même, la famille habite dans une maison d'agréable apparence, strada Malerba 5 et, à proximité de la ville, elle possède une petite rési- dence de campagne, la propriété des Milelli. Un troisième fils, Lucien, naît le 21 mai 1775. Dans cette Corse les mœurs sont rudes. L'éducation des garçons est pratiquement inexistante. Charles obtient des bourses royales pour l'éducation de ses enfants en France. C'est ainsi, en décembre 1778 — alors que deux nouveaux enfants lui sont nés, Maria-Anna, le 3 janvier 1777, et Louis, le 2 sep- tembre 1778 —, qu'il conduit Joseph et Napoléon, âgés de dix et neuf ans, au collège d'Autun. Son jeune beau-frère Joseph Fesch est du voyage : il se destine au clergé et est admis comme boursier au sémi- naire d'Aix. Fort de la recommandation du comte de Marbeuf, Charles est présenté à Louis XVI. Il obtient pour le jeune Napoléon une nouvelle bourse pour le collège militaire de Brienne, d'où, après quelques années, il rejoindra pour un an, en octobre 1784, l'École militaire de Paris. En 1778, Charles est dans toute la force de ses trente-deux ans. Il est séduisant, distingué, bon cavalier, habillé avec recherche, mais prodigue, paresseux et volage. C'est Letizia qui tient, autant qu'elle le peut, les cordons de la bourse du ménage. Déjà elle économise : il le faut d'ailleurs car la famille ne cesse de s'agrandir : deux nouvelles filles sont nées : Maria-Pauletta, le 10 octobre 1780, et Maria-Annunziata, le 15 mars 1782 Au cours de l'été 1784, Maria-Anna, maintenant âgée de sept ans, est admise à la maison royale de Saint-Cyr. Elle y restera jusqu'à la fermeture de cette institution en 1792. Des trois filles, c'est elle, grâce à ce long séjour, qui aura reçu l'instruction la plus complète. Le dernier fils, Jérôme, naît le 9 novembre 1784. La famille Bonaparte compte dès lors cinq garçons : Joseph, Napoléon, Lucien, Louis et Jérôme, et trois filles : Anna, Pauletta et Annunziata. Charles accomplit une dernière visite en France en janvier 1785. Son prétexte est d'aller y rechercher Joseph, maintenant âgé de dix- sept ans, qui, à l'issue de ses études à Autun, n'a pas été admis à Brienne : il ne sera donc pas militaire comme son frère cadet Napo- léon. On l'orientera vers des études juridiques. En fait, ce voyage a un second motif. Charles se sent souffrant. Après Marseille, il se rend à Montpellier où réside une amie d'enfance de Letizia, Louise-Marie Comnène, mariée à Charles Permon 7 Les médecins consultés ne lui laissent pas d'espoir. Atteint d'un cancer de l'estomac, Charles meurt à Montpellier le 24 février 1785.

C'est un grand malheur pour Letizia d'être veuve à trente-cinq ans avec la charge d'assurer l'existence et de veiller à l'éducation de huit enfants ! Joseph, heureusement, a rejoint Ajaccio. Elle peut donc comp- ter en partie sur lui. De même sur l'oncle de son mari, Lucien Bonaparte, l'archidiacre d'Ajaccio, qui a quelques biens au soleil et, dit- on, un petit tas de pièces d'or sous son matelas. Pour Napoléon qui va bientôt entrer à l'École militaire de Paris et pour Maria-Anna qui est à Saint-Cyr, l'avenir, sans être assuré, laisse concevoir quelques espé- rances. Mais comment élever les cinq autres enfants, Lucien qui a dix ans, Louis qui en a sept, Pauletta qui en a cinq, Annunziata qui en a trois, et Jérôme, un bébé d'à peine trois mois et demi ? Situation angois- sante pour cette jeune femme quand tout l'avoir de la famille se com- pose d'un peu de bétail, de quelques vignes, de quelques terres d'un rap- port bien modeste et précaire. Trois femmes toutefois aident Letizia dans les soins du ménage : « Mammuccia » Caterina, Camilla Hari, qui a nourri Napoléon et une femme de charge, Saveria. Dans ces condi- tions, les enfants comme tous les petits Corses de l'époque jouissent d'une liberté presque totale. Ils courent la montagne en mangeant les fruits ramassés sur leur chemin, se baignent dans la mer en leur simple appareil, reviennent à la maison les genoux écorchés et les vêtements déchirés. Ils sont heureux. Pas d'école. Ils ne parlent que le dialecte local. C'est à peine s'ils apprennent à lire, à écrire et à compter. Quand ils arriveront en France en 1793, c'est avec hésitation qu'ils compren- dront le français. Letizia, elle-même, ne le parlera jamais correctement. Ainsi, tant bien que mal, s'écoulent les années. Napoléon, maintenant officier d'artillerie, vient à deux reprises, en septembre 1786 et en janvier 1788, revoir les siens à Ajaccio. Grâce à ce qu'il parvient à économiser sur sa solde, il commence à les aider un peu. Son caractère est déjà si ferme, son assurance si grande et son autorité si forte que Joseph, l'aîné, se range dans son ombre. Chacun, et Letizia la première, le tient pour le nouveau chef incontesté de la famille. La préparation en Corse des cahiers de doléances et des élections pour les Etats généraux convoqués à Versailles pour mai 1789 ne sou- lève d'abord qu'un faible intérêt. Peut-on, en effet, s'attendre à davan- tage de liberté et de considération de la part d'un gouvernement qui, il n'y a pas si longtemps, n'a su imposer sa présence que par la force des armes ? Un avocat en relations amicales avec les Bonaparte, Antoine- Christophe Saliceti, est élu l'un des deux députés du Tiers. Mais bientôt les événements de France retiennent l'attention des insulaires et « lorsque la prise de la Bastille fut connue, l'île entière s'embrasa au vent de la Révolution ». Napoléon sollicite un congé en septembre 1789. Il restera à Ajaccio jusqu'en février 1791. L'île est alors le théâtre de luttes intestines. Le désir de l'indépendance y reste vif. Toutefois plusieurs mesures arrêtées par l'Assemblée nationale — abolition des privilèges, Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, décret du 30 novembre 1789 déclarant la Corse partie intégrante de « l'Empire » — y sont accueillies favorable- ment. Tout particulièrement cette dernière mesure qui permet le retour au pays de tous ses exilés. Quittant Londres, Paoli passe par Paris en avril 1790. Il y est reçu par Louis XVI. En juillet, Ajaccio lui fait un accueil triomphal. D'autres décisions de l'Assemblée constituante — la Consti- tution civile du clergé, la mise en vente des biens nationaux — soulèvent en Corse l'hostilité d'une importante fraction de la population. Roya- listes, prêtres restés fidèles à l'Église, s'opposent aux . En France, les événements s'accélèrent. Les cours européennes com- mencent à s'inquiéter de leur dangereuse tournure. En juin 1791, la fuite de Varennes a lamentablement échoué. Louis XVI est prisonnier du peuple de Paris. Les émigrés s'agitent aux frontières et prennent les armes. L'Autriche et la Prusse menacent. Prenant les devants, la France, le 20 mai 1792, déclare la guerre au « roi de Bohême et de Hongrie ». Le 10 août, la foule, exaspérée par les menaces du Manifeste de Bruns- wick et les premiers revers militaires, envahit les Tuileries. Louis XVI est suspendu, puis déposé. A la Législative succède la Convention. Le 20 septembre, la France se proclame en république. On prépare le procès du roi. Napoléon a assisté le 10 août à l'assaut des Tuileries et au déchaîne- ment de la population qui massacre en septembre les prisonniers des Carmes et de l'Abbaye. Aussi se décide-t-il à se rendre une nouvelle fois à Ajaccio. Il y ramène en octobre Maria-Anna dont les études ne peuvent se poursuivre davantage maintenant que la maison de Saint-Cyr est définitivement fermée. En ce même mois d'octobre 1792, Charles-André Pozzo di Borgo, dont le mandat à la Législative a pris fin, retrouve sa Corse natale. Il rejoint Paoli qui, président du Conseil général, est de plus commandant en chef de toutes les gardes nationales. Comme Victor-Amédée III, le roi de Piémont-Sardaigne dont les deux filles ont épousé les deux frères de Louis XVI, s'est dès juillet 1792 allié à l'Autriche et a déclaré la guerre à la France, la Convention charge Paoli d'une expédition contre la Sardaigne. Napoléon prend part à l'opération. Mais celle-ci échoue en décembre. Les événements de France, la guerre qui s'étend, l'exécution de Louis XVI le 21 janvier 1793, finissent par armer les insulaires les uns contre les autres. Les uns, tels Paoli et Pozzo, par haine des violences révolutionnaires, songent à détacher de nouveau la Corse de la France pour lui faire recouvrer son indépendance perdue. Les autres, et les Bonaparte en sont, même s'ils condamnent les excès de la Révolution, choisissent de lui rester fidèles. Saliceti qui a la confiance de la Convention — n'a-t-il pas voté la mort du roi ? — arrive en Corse en février 1793 muni de pouvoirs illi- mités. Le mois suivant, Paoli et ses amis sont mis en accusation. Le 2 avril, la Convention décrète leur arrestation et les met hors la loi. Comme Paoli se fait vieux et est, de surcroît, malade depuis quelque temps, c'est Pozzo di Borgo qui relève l'étendard de la résistance en appelant à l'insurrection armée. Voilà, de nouveau, la Corse en proie a une atroce guerre civile. Napoléon qui a choisi le camp français se sent lui-même menacé. Il quitte Ajaccio pour Bastia où il retrouve Joseph. A Ajaccio, indépendantistes et partisans de la Révolution s'affrontent. Même les femmes et les enfants ne sont pas en sûreté dans la ville. Des amis sont venus prévenir Letizia que les paolistes ont ordonné qu'on leur amène les Bonaparte morts ou vifs. Il faut donc fuir de nouveau comme en 1768 et en 1769. Laissant momentanément sous la garde de sa mère, Madame Fesch, les deux plus jeunes enfants, Annunziata et Jérôme, Letizia avec les trois plus grands, Anna, Louis et Pauletta, part se réfugier dans la propriété des Milelli. De là, dans le lointain, ils voient des fumées s'élever sur Ajaccio. Trouvant leur maison vide, les paolistes l'ont incendiée. C'est donc plus loin qu'il faut fuir et, à travers le maquis, tenter de rejoindre le rivage. Miracle ! A quelque distance de la côte, une petite embarcation approche. C'est Napoléon qui, inquiet des siens, est venu à leur rencontre. Annunziata et Jérôme les rejoignent. On monte à bord, on est sauvé. A Calvi, des familles amies recueillent les réfugiés. Le parti français contrôle encore la ville, mais les paolistes l'assiègent. Tomber entre leurs mains, ne serait-ce pas pour Joseph, pour Napoléon et, qui sait, pour Letizia peut-être, perdre la vie ? La décision est prise, c'est pour la France qu'il faut partir. C'est sur un petit bâti- ment qui doit aller chercher des approvisionnements à Toulon que les Bonaparte sont autorisés à embarquer. La traversée n'est pas exempte de périls car, pour avoir échappé aux indépendantistes, il ne s'agirait pas de tomber maintenant aux mains des Anglais dont les escadres sillonnent déjà la Méditerranée. Enfin, le 13 juin 1793, on touche terre à Toulon. Tous sont sains et saufs 10

En espérant trouver le calme en France, les Bonaparte se trompaient lourdement. La folie révolutionnaire qui s'est emparée de Paris, fin mai et début juin 1793, n'a pas épargné la province. C'est dans une cité où l'on s'entretue qu'Annunziata et sa famille font connaissance avec leur nouvelle patrie. Comme on ne peut se loger dans une ville où l'horreur règne, Napoléon et Joseph hébergent les leurs à quelque distance de Toulon, au hameau de la Vallette, au pied du Mont-Faron. Ils n'y restent guère, car la contre-révolution, tout comme à Marseille et à , a pris le dessus à Toulon. C'est au tour des jacobins d'être maintenant pour- chassés et massacrés : à la terreur rouge succède la terreur blanche. Les Anglais, dont l'une des flottes croise au large, proposent leur soutien. Le 27 août, Toulon se donne à l'Angleterre et proclame roi de France Louis XVII, le petit prisonnier du Temple. Tous ceux qui restent fidèles à la Révolution se sentent dès lors mena- cés. Maintenant isolée, car Napoléon a rejoint l'armée et Joseph est en route pour Paris, Letizia juge prudent de s'éloigner avec les enfants. Par- tie tout d'abord pour Brignoles, elle se ravise et choisit de se réfugier à Marseille, là où les jacobins viennent de reprendre le contrôle de la ville. Triste séjour dans deux pauvres logements successifs où l'on s'en- tasse les uns sur les autres. Le dénuement est alors extrême. Les enfants ne mangent pas toujours à leur faim. En septembre 1793, la Convention décide de réagir contre les Anglais et les royalistes de Toulon. Deux représentants en mission, Barras et Stanislas Fréron, secondés par Saliceti et Augustin Robespierre sont chargés d'organiser la reconquête. C'est sur la recommandation de Sali- ceti que Barras donne au jeune Napoléon le commandement de l'artille- rie. L'attaque a lieu en décembre. Elle est couronnée de succès. Le 18, les Anglais sont contraints d'évacuer. L'avenir soudain s'éclaircit pour les Bonaparte. Attribuant à Napoléon le mérite de la victoire, Barras le nomme au grade de général de brigade et s'intéresse dès lors au sort de sa famille. Joseph devient commissaire des guerres à Toulon. Lucien trouve un emploi de commis aux subsistances au village de Saint- Maximin. C'en est momentanément fini des jours difficiles. A la suite des démarches faites à Paris, auxquelles Joseph s'est associé, la Conven- tion vote des secours exceptionnels en faveur des Corses expatriés. Grâce à la pension qu'elle obtient, tant pour elle-même que pour sse enfants à charge, Letizia peut alors trouver dans Marseille un logement spacieux et relativement confortable : l'hôtel de Cyprière. Barras et Fréron en sont les habitués. Tout particulièrement Fréron qui se montre très assidu auprès de la jeune Pauletta qui, malgré ses treize ans, en paraît déjà quinze ou seize. Pauletta est flattée et apprécie vivement l'intérêt qu'elle suscite. Avec l'appui de Saliceti, d'Augustin Robespierre et de Fréron, Napoléon est nommé inspecteur des côtes de la Méditerranée, avec quartier général à Nice. L'aisance règne désormais dans la famille. Pour lui faire oublier les tourments de ces derniers mois, Napoléon loue pour elle, près d'Antibes, une fort jolie résidence : le Château-Sallé. Elisa, Pauletta et Annunziata découvrent avec ravissement une vie nouvelle. Elles sont de toutes les fêtes que Napoléon leur organise. Letizia est heureuse de s'être éloignée de Marseille. Ce changement ne va-t-il pas conduire Pauletta à oublier son Fréron ? Sans doute ignore-t-elle alors que l'idylle s'est déjà largement nouée et que Pauletta échange avec son amoureux de trente-trois ans des lettres enflammées. Ces jours heureux prennent soudainement fin. A la suite des victoires de la France du printemps de 1794, les envahisseurs ont été rejetés hors des frontières. Pour la majorité de la population, la Terreur n'a plus de justification. Sentant le vent tourner, Barras prudemment prend ses dis- tances et rejoint Tallien et Fouché dans le camp des modérés. Il est avec eux l'âme du coup d'État du 9 thermidor an II (27 juillet 1794). En ren- versant Robespierre, la Révolution met enfin un terme « à l'atrocité de son génie ». Fréron a suivi Barras parmi les conjurés : il ne sera donc pas inquiété. Napoléon, par contre, du fait de ses amitiés avec Augustin Robespierre qui est guillotiné avec son frère le 10 thermidor, est accusé de « robespierrisme ». Il est démis de ses fonctions, arrêté et même emprisonné. Adieu à la jolie résidence d'Antibes et à ses plaisirs. Letizia et ses enfants rejoignent Marseille et se logent rue Paradis. Bien que rapide- ment libéré, Napoléon devra cependant attendre jusqu'en juin 1795 pour se voir offrir un commandement à l'armée de l'Ouest sous les ordres de Hoche. Ayant refusé le poste, il est affecté à Paris au bureau topogra- phique du ministère de la Guerre. Démoralisé, il écrit à Joseph en août 1795 : « Si cela continue, mon ami, je finirai par ne plus me détour- ner lorsque passe une voiture » Aussi est-ce dans l'angoisse que Leti- zia et ses filles traversent cette période. De l'aide financière que leur apportait Napoléon, Joseph a pu heureusement prendre le relais. Le 1 août 1794, il a en effet épousé Julie Clary, l'une des filles d'un riche négociant de Marseille. Cela compense le médiocre mariage fait par Lucien, qui s'est allié quelques mois plus tôt à la fille de l'aubergiste de Saint-Maximin, Christine Boyer. Alors qu'à Paris Napoléon se tourmente et songe parfois à quitter la vie, la chance va de nouveau tourner. Avant de se séparer pour laisser la place au Directoire (Constitution de l'an III), les conventionnels, dans la crainte de voir les élections tourner en faveur des royalistes, ont décrété que le nouveau corps législatif — le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq-Cents — devra compter pour au moins les deux tiers des dépu- tés sortants. Ce « décret des deux tiers » provoque le soulèvement armé des royalistes. Le 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795), l'insurrection gronde dans Paris. Barras est chargé de la réprimer. Conscient de ne pas être un général très compétent, il cherche un adjoint. Son choix se porte sur Napoléon dont il a su apprécier les qualités lors de la reconquête de Toulon. Pour mettre les insurgés à la raison, Napoléon, en raison de leur nombre, réclame de l'artillerie. Au camp des Sablons, il y a bien une quarantaine de canons, mais comment en disposer avant que les mani- festants ne s'en emparent ? Un conventionnel, Delmas, qui dans des cir- constances que nous verrons plus tard a connu Murat, propose celui-ci à Napoléon. Murat, qui se trouve par hasard à Paris, n'hésite pas une seconde. Rassemblant ses escadrons, il galope jusqu'aux Sablons. Les sabres sortent des fourreaux : les opposants reculent devant la menace. Les canons arrivent à temps. La fusillade de Saint-Roch règle l'affaire. Dès cette première rencontre, Napoléon a pris la mesure de Murat, de son esprit de décision, de son intrépidité. Son nom, dans sa mémoire, est désormais gravé. De l'obscurité où on l'avait plongé, Napoléon — on ne le connaît alors que sous le nom de Bonaparte — apparaît soudain en pleine lumière. Promu dès le lendemain général de division, il est quelques semaines plus tard nommé général en chef de l'armée de l'Intérieur. Sa soudaine popularité gagne la province. A Marseille, la municipalité organise une grande fête patriotique dans les Allées de Meilhan en l'honneur de la mère du héros du jour, le « général Vendémiaire ». Le bonheur et une large aisance vont désormais régner rue Paradis... Fréron est de retour à Marseille. Devenu un personnage en vue de la société élégante et corrompue du Directoire, l'un des chefs de file des musca- dins et de la jeunesse dorée, il a repris sa cour auprès de Pauletta. Amoureuse, elle lui cède. Letizia désapprouve, mais Fréron ne parle-t-il pas mariage ? A Paris, la personne de Bonaparte, ce jeune général si mal habillé, aux cheveux plats et longs, au regard fiévreux et à la mine pâle, soulève beaucoup de curiosité. On veut l'approcher, le connaître, lui parler. C'est dans le salon de Madame Tallien 13 l'une des belles du Directoire, où Barras le conduit, qu'il rencontre Joséphine de Beauharnais. Restée veuve avec deux enfants, Eugène, un fils de quatorze ans, et Hortense une fille de douze ans, Joséphine a elle-même trente-deux ans. Elle est jolie, grande, de taille élancée, d'une élégance raffinée qui selon la mode d'alors cache ses charmes sans vraiment les dissimuler. Avec sa démarche nonchalante et sa grâce de créole, elle ensorcelle littéralement le vainqueur de Vendémiaire. Il l'épouse le 9 mars 1796. Quelques jours plus tôt, il a été nommé sur la recommandation de Barras commandant en chef de l'armée d'Italie. C'est, diront les mauvaises langues, la dot que Barras offre à son ex-maîtresse, la citoyenne Beauharnais. Avant d'aller rejoindre son quartier général de Nice, Bonaparte se rend à Saint-Germain, là où les enfants de Joséphine sont en pension. A Madame Campan qui dirige l'institution, il dit en partant : « Il faudra que je vous confie ma petite sœur Caroline ; tâchez de la rendre aussi savante que la chère Hortense. » Ce n'est alors qu'un projet. Caroline et ses sœurs resteront pour l'instant à Marseille. 2. La jeunesse de Joachim Murat

Murat naît le 25 mars 1767. Sa famille. Au collège de Cahors, puis au sémi- naire de . Il s'engage dans l'armée. Il en est renvoyé. Il participe à la fête de la Fédération de Paris en juillet 1790. Démissionne avec éclat de la Garde constitutionnelle. Il réintègre l'armée et en gravit les échelons. Se dis- tingue lors du 13 Vendémiaire aux côtés de Bonaparte. C'est dans le Haut-Quercy, à la limite sud du Causse de Granat, au petit village de la Bastide-Fortunière, que, le 25 mars 1767, naît Joa- chim Murat. Il est le onzième enfant de la famille. Un écart de vingt et un ans le sépare du premier-né. Son père, Pierre Murat, et sa mère, née Jeanne Loubières, appartiennent à la petite bourgeoisie rurale. Pierre assure la gestion de divers biens communaux, seigneuriaux et ecclésias- tiques. Il fait commerce de bestiaux. Il a déjà été consul de son village en 1752. Bien que fort occupée par les soins à donner aux enfants, Jeanne assure de surcroît la direction de l'auberge familiale. Ces diverses activités procurent au ménage une aisance suffisante pour offrir à leurs enfants une bonne instruction. Vers l'âge de dix ans, alors que Pierre 1 son frère aîné, lui a déjà inculqué les premiers rudiments du latin, Joachim est envoyé comme pensionnaire au collège de Cahors. Il y accomplit avec succès ses études classiques et s'y fait deux amis : Jean-Baptiste Bessières et Jean-Jacques Ambert Que choisir ensuite ? Sous l'influence de sa mère qui est très pieuse, il est poussé vers le petit séminaire de Cahors : il sera prêtre. Bien que sa vocation paraisse un peu artificielle, on le retrouve après Cahors au séminaire des Lazaristes de Toulouse pendant deux années, à l'issue desquelles son instruction générale, compte tenu de son origine roturière, sans être exceptionnelle, n'en est pas moins peu courante. Au début de 1787, le régiment des chasseurs des Ardennes est de pas- sage dans la ville sur son chemin vers Carcassonne. Des agents recru- teurs sollicitent les jeunes gens et offrent des primes. Joachim qui approche de ses vingt ans est tenté. Le 23 février, il signe son engage- ment. Coup de tête qui déplaît à la famille. Pierre Murat obtient bien que l'intendant du Languedoc intervienne jusqu'au ministre de la Guerre, le maréchal de Ségur, pour faire annuler l'engagement, mais Joachim maintient sa décision : il sera soldat. Comme Jean Tulard l'écrit dans son beau livre sur Murat, entre le rouge et le noir, il a choisi le rouge. En mars 1788, le régiment de Murat quitte Carcassonne pour Sélestat, sa nouvelle garnison. L'annonce de la prochaine réunion des états généraux suscite dans l'armée une certaine agitation. A la suite de circonstances mal élucidées, le 12e régiment des chasseurs (de Champagne) entre en rébellion. Murat, qui s'y est impliqué, est révoqué. Sans doute assez penaud et fraîchement accueilli par les siens, Murat, pour s'occuper, ne peut trouver qu'un petit emploi de coursier-livreur chez l'épicier de Saint-Céré. Les événements de Paris — la prise de la Bastille, la nuit du 4 août, la Déclaration des droits — sont commentés avec une passion grandissante au cours des réunions qui s'organisent peu à peu en province. Au club de Saint-Céré, puis à celui de Cahors, Murat est assidu. Non seulement il écoute, il s'informe, mais il y prend volon- tiers la parole. Son instruction supérieure à la moyenne le lui permet. Devenu vite populaire, on le tient pour un patriote de bon ton. Jean-Baptiste Cavaignac 3 un avocat ami de la famille Murat, impres- sionné par la vigueur des convictions de Joachim, le fait désigner pour être l'un des représentants de la garde nationale du canton de Montfau- con, dont dépend La Bastide, à la grande fête de la Fédération convo- quée au Champ-de-Mars à Paris, pour le 14 juillet 1790. Qu'a pu penser Joachim de ce grandiose rassemblement à l'issue duquel, après la messe célébrée par Talleyrand, jaillit de quinze mille poitrines, à l'appel de La Fayette, le serment d'être fidèle à la Nation, à la Loi et au Roi ? Enthousiasme certainement, et désir de jouer un rôle dans cette France qui, en quelques mois, s'est si profondément transformée. Maintenant que les grades dans l'armée peuvent se gagner au mérite et non plus en seule fonction de la naissance, Murat regrette son régiment de cavalerie. Grâce, semble-t-il, à l'intervention de Jean Bon Saint-André, il est réin- tégré en janvier 1791. Le 12e chasseurs tient alors garnison à Toul. Appliqué, sérieux, bon cavalier et se révélant déjà meneur d'hommes, Murat touche ses premiers galons de brigadier en avril 1791. A Paris, Louis XVI a accepté la Constitution et l'Assemblée législa- tive a succédé à la Constituante. A la garde suisse du roi se substitue une garde constitutionnelle. Pour son recrutement, chaque département est appelé à désigner trois hommes. Le choix du département du Lot se porte sur Murat, Bessières et Ambert. Incorporé le 8 février 1792, Murat ne tarde pas à s'apercevoir qu'il s'est fourvoyé. Qui retrouve-t-il en effet dans ce corps que commande le duc de Brissac ? Une majorité d'hommes, nobles pour la plupart, qui faute d'avoir émigré ont choisi d'assurer la sécurité du roi dans Paris. Murat n'y peut demeurer. Son colonel, Descours, ne lui a-t-il pas d'ailleurs suggéré d'aller rejoindre à Coblence l'armée du de Condé ? Dès le 4 mars, Murat démis- sionne avec fracas. Le 6, il en donne les raisons par sa lettre aux admi- nistrateurs du département du Lot : « Quand par une indulgence mar- quée, vous m'avez nommé garde du Roi, je ne m'attendais pas que ce nouveau poste [...] dût imposer silence à mon patriotisme ; je ne croyais pas que le titre de garde de Sa Majesté serait celui de mettre un frein à ma façon de penser, et de parler un autre langage que celui d'un véri- table Français prêt à verser son sang pour le salut et la défense de sa patrie [...] ». (Dans ces conditions, je ne puis) « rester plus longtemps parmi des jeunes gens, la plupart vendus à l'aristocratie et qui se font un devoir, une gloire de vanter leurs sentiments anti-patriotiques [...] ». La protestation de Murat, et plusieurs autres du même ton que les départements transmettent à la Législative, conduisent celle-ci à en dis- cuter le 29 mai et à décider la dissolution de la garde constitutionnelle. L'aventure vaut à Murat un surcroît de popularité lors de son retour au régiment. Le 15 mai 1792, il est promu maréchal des logis. A cette date, la France a, depuis près d'un mois, déclaré la guerre au « roi de Bohême et de Hongrie 5 ». Murat participe-t-il aux opérations ? On ne sait Mais son ascension dans la hiérarchie militaire est exceptionnellement rapide : sous-lieutenant le 15 octobre, il est lieutenant six jours plus tard. Il envi- sage l'avenir avec confiance. Le 19 novembre, il écrit à Pierre, son frère aîné : « Je suis lieutenant et si le colonel est fait général [...] je suis son aide de camp et capitaine. A mon âge, avec mon courage et mes talents militaires, je puis aller un peu plus loin. Dieu veuille que je ne sois pas frustré dans mon attente [...] » Murat disait vrai : il est capitaine le 14 avril 1793 et aide de camp de son général ; puis chef d'escadron le 14 août suivant. Son engagement patriotique est alors sans faille. Aussi, apprenant la mort prématurée de son frère Pierre, avait-il récon- forté son père en lui écrivant : « Je plaindrais moins mon frère s'il avait perdu la vie pour le service de la patrie ; vous-même seriez dispensé de pleurer [...]. Le plus beau sacrifice que je puisse faire de ma vie, c'est sans doute de mourir avec mes frères pour la défense de la République [...]. Et si la guerre ne me compte pas parmi ses victimes, je viendrai couvert de lauriers, chargé de l'estime de mes concitoyens [...]. Voilà la plus belle récompense que je puisse espérer [...] » La carrière de Joachim s'annonce donc brillante, maintenant qu'il est affecté au 21 chasseurs à cheval, basé à Hesdin. Elle va cependant, à partir d'août 1793, subir une éclipse à la suite de la mésentente qui le sépare de son colonel, un certain Landrieux, un sans-culotte enragé. Davantage agent du comité de Salut public que militaire, Landrieux s'est spécialisé dans la chasse aux « suspects 9 ». Chaque semaine, il fournit à la guillotine de Boulogne et d'Amiens de pleines charrettes d'innocents. Bien que Murat, plus patriote que jamais, soit allé jusqu'à se faire appeler Marat en hommage à l'« Ami du peuple », Landrieux l'accuse d'être un noble camouflé de la famille des Murat d'Auvergne. Murat tout d'abord se défend et produit un extrait de son acte de bap- tême. Puis, à son tour, il attaque : Landrieux n'a-t-il pas fait partie de la domesticité du comte de Provence ? Les deux hommes sont arrêtés. Ce n'est qu'en mai 1794 que Murat parviendra à se disculper devant le tri- bunal révolutionnaire d'Amiens 10 Avec la chute de Robespierre le 9 thermidor (27 juillet 1794) et la réaction antijacobine qu'elle entraîne, Murat, pour avoir voulu démontrer, notamment en prenant le nom de Marat, qu'il était un ardent révolutionnaire, aurait pu voir sa carrière brisée s'il n'avait pas été dédouané par Jean-Baptiste Cavaignac, député du Lot à la Convention. Le hasard des événements va, à deux reprises, lui permettre de brillamment refaire surface. En avril 1795, la disette règne dans Paris ; la foule réclame du pain. A la tête de son escadron, Murat, à la mi-mai, est chargé de protéger un convoi de grains destiné à la capitale. Excédée par le manque de vivres, la population des faubourgs envahit la Conven- tion, les 1 et 2 prairial (20 et 21 mai), et, s'emparant de l'un de ses membres, Féraud, promène sa tête au bout d'une pique. L'armée est appelée à l'aide. Murat contribue à rétablir l'ordre. Le conventionnel Delmas l'a remarqué. C'est, semble-t-il, le même Delmas qui le 13 ven- démiaire an IV (5 octobre 1795) conseille à Bonaparte de faire appel à Murat pour aller s'emparer des canons des Sablons. Cette rencontre avec Bonaparte va, sans qu'il le sache, décider de tout son avenir.

Grâce aux victoires de l'automne 1793 et de l'année 1794, la France non seulement n'est plus envahie, mais elle occupe la Belgique, la Hollande, la rive gauche du Rhin, Nice et la Savoie, une partie de la Catalogne... La Prusse, la Hollande, l'Espagne et la Toscane qui avaient rejoint la Première coalition s'en sont retirées et ont signé la paix. Face au Directoire, qui se met en place à la fin d'octobre 1795, il ne reste plus que deux principaux adversaires, l'Autriche et l'Angleterre, secondés, il est vrai, par les royaumes de Piémont-Sardaigne et de Naples. L'Angle- terre réfugiée sur son île paraît invulnérable dès lors qu'une partie de la flotte française a été envoyée par le fond au large d'Ouessant 11 C'est donc à l'Autriche qu'il faut se mesurer. , l'artisan des vic- toires précédentes, est maintenant l'un des cinq directeurs. Il arrête les grandes lignes de l'offensive : trois armées affronteront l'Autriche, les deux premières avec Jourdan et Moreau attaqueront sur le Rhin et reçoi- vent Munich et Vienne pour objectifs. La troisième, pour créer une diversion et bloquer en Italie une partie des forces adverses, ouvrira le front du Piémont et du Milanais. Cette troisième armée est confiée à Bonaparte. 3. Murat et Caroline. Première rencontre en Italie

Murat, aide de camp de Bonaparte. Éclatantes victoires remportées en Italie. Murat porte à Paris la nouvelle de l'armistice de Cherasco. Il est reçu par le Directoire. Il fait la cour à Joséphine, et se vante de ses succès. Bonaparte lui en tient rigueur. Siège de Mantoue. Rivoli. Préliminaires de Leoben. Victoire totale. Bonaparte à Monbello. Il y fait venir sa famille. Pauline épouse le général Leclerc. Une idylle s'ébauche entre Murat et Caroline. Bonaparte expé- die Murat en Valteline. Caroline part pour Rome. De son quartier général de Nice, avant de partir pour l'Italie, Bona- parte lance sa première et célèbre proclamation : « Soldats, vous êtes nus, mal nourris, le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner [...]. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneurs, gloire et richesses [...] 1 » Dans l'équipe dont il s'entoure, à côté des Junot, Lannes, Masséna, Augereau, Sérurier, il a fait appel à Murat. Il l'a même pris pour l'un de ses aides de camp. La campagne de Bonaparte est fulgurante. Avec 30 000 hommes seulement dont une cavalerie squelettique, il écrase en moins de quinze jours les Piémontais aux combats de Millesimo et de Mondovi (13 et 21 avril 1796). Dès cette dernière rencontre, l'intuition de Bonaparte se révèle juste : Murat se dépense sans compter, il contri- bue glorieusement à la victoire. Pour Victor-Amédée III, le roi de Piémont-Sardaigne qui a perdu 12 000 hommes, 40 canons et 22 dra- peaux, la guerre est terminée. Junot est aussitôt envoyé à Paris pour por- ter au Directoire les drapeaux pris à l'ennemi. Il est aussi porteur d'une lettre pour Joséphine dans laquelle Bonaparte la supplie de venir le rejoindre. L'armistice de Cherasco est signé le 28 avril 1796. Il faut de nouveau en informer les directeurs. Murat en est chargé et emporte avec lui une seconde lettre pour Joséphine, datée du 29 : « Murat, qui te remettra cette lettre, t'expliquera, mon adorable amie, ce que j'ai fait, ce que je ferai, ce que je désire. J'ai conclu une suspen- sion d'armes avec le roi de Sardaigne. J'ai, il y a trois jours, expédié Junot avec mon frère 2 mais ils arriveront après Murat qui passe par Turin. Je t'écrivais par Junot de partir avec lui pour venir me rejoindre, je te prie aujourd'hui de partir avec Murat, de passer par Turin [...]. Un baiser sur ta bouche, un sur ton cœur ; il n'y a personne que moi, n'est-ce pas ? Et puis sur ton sein. Que Murat est heureux [...]. Viens vite, ce sera un jour bien heureux que celui où tu passeras les Alpes ; c'est la plus belle récompense de mes peines et des victoires que j'ai remportées 3 » Quelle inattendue et superbe occasion pour Murat que ce voyage à Paris ! Non seulement le Directoire lui réserve une réception solennelle et le nomme général de brigade, mais grâce à Joséphine, qui le reçoit dans son intimité, il se lie avec Barras, le plus influent des directeurs. Bien que Joséphine lui fasse rencontrer Juliette Récamier et Germaine de Staël, c'est sur l'épouse de son général en chef que se portent le plus souvent les regards du bouillant cavalier. Bien que Murat se soit acquitté auprès d'elle du message dont il était chargé, Joséphine, qui aime la vie joyeuse qu'on mène maintenant à Paris et dont elle est l'une des reines, n'a nulle envie de courir les routes pour aller retrouver un mari pour qui elle éprouve plus de surprise amusée que d'attachement. Un prétexte apaisera et même réjouira Bonaparte. Elle se déclare enceinte. Murat est prié de le faire savoir. Aussi, le 13 mars, nouvelle lettre de Bonaparte : « Il est donc vrai que tu es enceinte, Murat me l'écrit, mais il me dit que cela te rend malade et qu'il ne croit pas prudent que tu entreprennes un aussi grand voyage [...]. Ta lettre est courte, triste [...]. Qu'as-tu, mon adorable amie ? [...]. Cherche à t'amuser [...]. Il n'y a point de tourment plus réel pour mon âme que de penser que tu es souffrante et chagrine [...]. Plutôt que de te savoir mélancolique, je crois que je te donnerais moi-même un amant [...]. J'attends avec impatience Murat pour pouvoir connaître dans le plus grand détail tout ce que tu fais, tout ce que tu dis [...] 4 » Dès cette première rencontre, Murat et Joséphine se sont plu. Les choses sont-elles allées au-delà ? Prendre encore un amant, ne serait-ce que pour quelques semaines, cela n'est pas très important aux yeux de Joséphine. Depuis sa séparation d', à combien d'hommes n'a-t-elle pas déjà appartenu : le duc de Lorges, le chevalier de Coigny, le comte de Crenay, Scipion du Roure, , Bar- ras... Non, il ne semble pas que Murat soit sorti victorieux de la cour assidue qu'il a dû lui faire. D'ailleurs, Joséphine est à ce moment amou- reuse. Elle a pour amant un jeune hussard de vingt-quatre ans attaché à l'armée de l'Intérieur : Hippolyte Charles. Au retour de Murat en Italie, la campagne contre les Autrichiens se poursuit avec succès. Murat est de tous les combats. Dans les moments difficiles, il dirige la charge de cavalerie, tandis que Lannes — Bona- parte le tient en particulière estime — conduit la réserve des grenadiers. Une certaine rivalité sépare les deux hommes. Loin de chercher à l'apai- ser, Bonaparte la favorise pour exciter leur zèle. Le 30 mai 1796, à la rencontre de Borghetto, Murat se distingue particulièrement. Satisfait, Bonaparte le désigne pour se présenter devant le sénat de Gênes afin de réclamer réparation des insultes dont ont été victimes des citoyens fran- çais. Murat s'en acquitte avec panache. Le Milanais est conquis. Bonaparte est dans . Par les armistices de Brescia et de Bologne, Naples et le Saint-Siège se dégagent de la coalition (5 et 24 juin 1796). Les Autrichiens ont fait retraite sur Man- toue, place charnière dont la possession peut leur permettre de recevoir par le nord des renforts à travers le Tyrol. Bonaparte souhaite s'emparer de cette place par surprise. Murat en est chargé. Bien que parfaitement menée le 18 juillet, la tentative se heurte à un obstacle imprévu et échoue. D'aucuns prétendront par la suite que Bonaparte en aurait tenu rigueur à Murat, si bien qu'il l'aurait pour quelque temps écarté en l'envoyant à Brescia. Le vrai motif de cet éloignement momentané, c'est Bonaparte lui-même qui le donne dans sa lettre à Joséphine du 22 juillet 1796 : « Murât est malade, la déesse du bal, Madame Riga, lui a proprement donné une galanterie. Je l'ai envoyé à Brescia, il est furieux [...] » Bien connu pour ses succès féminins, Murat n'est pas toujours très regardant sur le choix de ses conquêtes. Bonaparte d'ailleurs s'en agace et plus tard constatera : « Combien de fautes Murat n'a-t-il pas commises pour établir son quartier général dans un château où il y eût des femmes ! Il lui en fallait tous les jours. » Pendant l'absence de Murat, Bonaparte a vaincu les Autrichiens à Castiglione (5 août 1796) et à Roveredo. A son retour, Murat se dis- tingue de nouveau en septembre à Bassano et au combat de Saint- Georges au cours duquel il est légèrement blessé. Malgré la bravoure dont il fait constamment preuve, Murat s'aperçoit que Bonaparte semble ne pas lui en savoir gré et même qu'il lui bat froid. C'est Laure d'Abrantès, dans ses Mémoires, qui fournit la raison de ce changement d'attitude : un jour, « Murat donnait à déjeuner à plusieurs officiers de ses amis [...]. Le déjeuner avait été fort gai. On avait bu beaucoup de vin de champagne et il paraît qu'il n'y avait nul besoin d'un supplément, lorsque Murat proposa de prendre du punch, en ajoutant qu'il allait le faire lui-même. " Vous n'en aurez jamais bu de meilleur, dit-il à ses convives. J'ai appris à le faire d'une charmante créole. Et si je pouvais y ajouter toutes les particularités de mon éducation, vous le trouveriez bien meilleur encore. " Et, sonnant son valet de chambre, il se fait apporter [...] tout ce qui était nécessaire [...] et il dit très haut : " Surtout, ne te trompe pas. Apporte-moi bien ce rhum de la Jamaïque que l'on m'a donné à Paris. " Il alla ensuite prendre dans son nécessaire un char- mant ustensile en vermeil fait tout exprès pour exprimer le jus des citrons ou des oranges [...]. Le punch fut trouvé [...] si parfait que le bol fut rempli et vidé plusieurs fois [...]. Les jeunes fous voulurent savoir où et comment s'enseignaient de si bonnes choses. Et Murat, qui peut-être n'avait pas beaucoup sa tête, leur raconta que la plus belle et la plus jolie femme de Paris lui avait enseigné ce qu'ils venaient tous de voir, et même encore autre chose [...]. Murat raconta (alors) des choses dont les détails étaient convenables pour un déjeuner d'officiers de hus- sards [...] ». Simple vantardise. Mais quand on sait l'amour fou que Bonaparte ressent alors pour Joséphine, on imagine sans peine son irritation, d'au- tant que certaines initiatives de Murat viennent accroître son méconten- tement. Laure d'Abrantès s'en fait l'écho : « Murât se fit un tort immense auprès de son général, en se vantant à demi-voix du crédit qu'il pouvait avoir dans le Directoire, au ministère de la Guerre, et cela par l'entremise de Madame Bonaparte et de Madame Tallien. » Constatant la demi-disgrâce dans laquelle il était tombé, Murat fit effec- tivement appel à ses nouvelles relations parisiennes pour solliciter de Barras, et cela à plusieurs reprises, le commandement de la garde du Directoire. Démarches inutiles et maladroites. Aussi est-il absent lors- qu'à la mi-novembre 1796 Bonaparte s'élance, le drapeau à la main, pour franchir le pont d'Arcole. Pour mener l'offensive finale contre une nouvelle armée autrichienne qui, par la vallée de l'Adige, tente de débloquer Mantoue, il serait imprudent de se passer d'un Murat. Aussi Bonaparte le charge-t-il d'une mission importante, mais périlleuse : traverser de nuit le lac de Garde, avec un millier d'hommes, puis, en dévalant des hauteurs, fondre par surprise sur le flanc de l'armée ennemie dont les éléments avancés seront déjà aux prises avec Joubert. La manœuvre réussit à merveille. La journée est glorieuse, on la fête à Rivoli le 14 janvier 1797. Le 2 février, Mantoue capitule. Bonaparte lance alors ses troupes sur la route de Vienne. L'Autriche lui oppose bien son plus brillant général, le propre frère de l'Empereur, l'archiduc Charles, mais celui-ci, bousculé à plu- sieurs reprises, alors que Bonaparte n'est plus qu'à une centaine de kilo- mètres de Vienne, juge plus sage pour sauver la capitale de mettre fin à la lutte. L'armistice est signé à Leoben le 18 avril 1797. L'Autriche est vaincue. Les opérations militaires étant terminées et la belle saison arrivée, Bonaparte se choisit une résidence à quelque vingt kilomètres de Milan, le château de Monbello. C'est de là, à partir du mois de mai, qu'il va remodeler l'Italie à sa façon. La République cispadane qu'il avait insti- tuée dès l'automne de 1796 en fédérant Bologne, Ferrare, Modène et Reggio, s'accroît de tout le Milanais pour devenir la République cisal- pine. A Gênes, des jacobins locaux, incités par les résidents français, Faypoult et Saliceti, se révoltent contre le sénat. Bonaparte intervient et proclame la République ligurienne. A Vérone, des Français sont massa- crés au cours d'une émeute : Venise est occupée le 15 mai. Momentanément affecté à un corps d'infanterie, position peu enviable pour un cavalier, Murat se console entre les bras d'une nouvelle conquête, la comtesse Gerardi, qui, au dire de Stendhal, était une créa- ture de rêve. Sa jalousie apaisée, Bonaparte le rappelle bientôt auprès de lui à Monbello. C'est vers la même époque qu'André-François Miot, ministre de France à Turin, vient présenter ses devoirs au nouveau maître de l'Italie. Dans ses Mémoires, Miot raconte ce qu'il découvre : « C'est dans la magnifique habitation de Monbello que je trouvai Bonaparte [...] plutôt au milieu d'une cour brillante que dans un quartier général d'armée. Une étiquette sévère régnait déjà autour de lui ; ses aides de camp et ses officiers n'étaient plus reçus à sa table, et il se montrait difficile sur le choix des convives qu'il y admettait : c'était un honneur très recherché et qu'on n'obtenait qu'avec peine. Il dînait, pour ainsi dire, en public : pendant son repas, on faisait entrer [...] des habi- tants du pays qui venaient promener sur sa personne leurs avides regards. Du reste, il ne se montrait nullement embarrassé ou confus de ces excès d'honneur et les recevait comme s'il y eût été habitué de tout temps [...]. Enfin, tout avait plié devant l'éclat de ses victoires et la hau- teur de ses manières. Ce n'était déjà plus le général d'une république triomphante, c'était un conquérant pour son propre compte, imposant ses lois aux vaincus »

C'est en effet une véritable cour qui s'empresse déjà autour de Bona- parte. Joséphine s'est enfin décidée à venir à Milan en juillet 1796 : il lui était difficile de faire plus longtemps croire à sa grossesse. Adulée, admirée pour sa grâce, sa gentillesse et son élégance, courtisée avec ce charme désinvolte qui est si propre aux Italiens, Joséphine se plaît d'au- tant plus à Monbello qu'Hippolyte Charles a été du voyage. Maintenant que les hostilités ont pris fin, le moment n'est-il pas venu pour Bona- parte de faire partager à sa famille un peu de sa gloire et de son bonheur et d'en profiter pour lui présenter celle qui depuis plus d'un an est son épouse ? Joseph est déjà en Italie. Ministre de France à Parme, il vient d'être nommé à Rome. Fesch arrive accompagné de Paulette. Bonaparte tient particulièrement à cœur l'avenir de celle-ci. Informé par Letizia de sa liaison tapageuse avec Fréron, il a, dès mai 1796, en écrivant à Joséphine, fait savoir qu'en aucun cas il n'accepterait un tel mariage. Élisa, Caroline et Jérôme arrivent début juin avec Letizia. Élisa n'est pas seule. Le mois précédent, sans que Bonaparte en ait été averti, elle a épousé civilement à Marseille Pascal Bacciochi, un pâle officier d'infan- terie. Il va falloir, avec diplomatie, faire accepter ce peu reluisant beau- frère. Il y a là également Louis, en capitaine de hussards. Seul manque Lucien. En un mois à peine, l'ordre « napoléonien » règne dans la famille. Charmée par les fêtes et les bals qui se succèdent à Monbello, Paulette finit par oublier son amant. Le 14 juin — son frère l'a ainsi décidé — elle épouse le général Victor-Emmanuel Leclerc. Tout en s'inclinant, elle ne peut s'empêcher de confier à Hippolyte Charles : « Le mariage est pour la femme un usage auquel elle ne peut se dérober, mais l'amour est tout autre chose. L'amour est un droit pour nous, même si, malheu- reusement, il est encore enfermé dans les murs de la Bastille. Nous, les femmes, aurons-nous jamais notre 14 Juillet ? » Le mariage est reli- gieux. On en profite pour faire bénir celui d'Élisa. Sans doute parce qu'elle est encore incertaine de son avenir avec Bonaparte, Joséphine ne pense pas le moment venu de faire de même. Des fêtes de Monbello, Joséphine est la reine. Cependant, la famille ne l'adopte pas. Elle se range derrière Letizia qui, très pieuse et très prude, ne voit dans sa belle-fille que la gourgandine qui a envoûté Napoléon ; tout juste aimable, elle la tient à distance. Caroline, toute- fois, fait exception. Joséphine se sent en effet attirée par cette petite jeune fille qui a l'âge de sa fille Hortense et elle se montre à son égard d'une particulière gentillesse. Caroline est absolument séduite et ravie par les fastes de Monbello, par ce parterre de jeunes officiers qui, main- tenant que Paulette est en mains, la considèrent avec intérêt. Malgré ses quatorze ans, elle en paraît bien seize ou dix-sept. Laure d'Abrantès qui l'a connue à peu près à cet âge lui reconnaît « de jolis bras, des petites mains ravissantes de forme et de blancheur, des petits pieds ritondotti, une peau éblouissante [...], de belles dents, une fraîcheur de rose, des épaules très blanches et rondes ». Comment rester insensible aux compliments qu'on lui adresse ? Elle sent que ce n'est pas seulement parce qu'elle est la sœur de Bonaparte qu'on lui fait une cour discrète, mais parce qu'on la trouve jolie et qu'elle sait plaire. Parmi tous ces jeunes gens, aux uniformes rutilants, ses regards se portent le plus sou- vent sur celui qu'on tient pour l'un des plus braves et qu'elle trouve le plus beau : Murat. Cet invétéré coureur de jupons se sent lui-même attiré par tant de fraîcheur et d'innocence ; il est volontiers son chevalier servant. A l'idylle qui s'ébauche et que Joséphine observe avec complaisance, Bonaparte met un terme brutal. La province de la Valteline — petit pays important car il permet aux domaines de la maison d'Autriche de com- muniquer au sud avec le Milanais — vient de se soulever contre le can- ton suisse des Grisons. Elle réclame son rattachement à la Cisalpine. Bonaparte y envoie Murat rétablir l'ordre. Quand il reviendra, Caroline sera partie. Ce que ne sait pas encore Bonaparte, c'est que sa petite sœur, par bien des côtés, lui ressemble et que sa force de caractère est peu commune. Caroline a choisi Murat. C'est à Murat et à lui seul qu'elle unira sa des- tinée. Peu importe que son frère l'oblige à partir pour Rome où se ren- dent maintenant Joseph et Julie son épouse. Elle sait que Murat, même s'il poursuit ailleurs sa quête amoureuse, ne l'oubliera pas. 4. Caroline et Murat à Rome Caroline en pension

Caroline accompagne Joseph et Julie à Rome. Joseph installe son ambas- sade au Transtevere. Bon accueil du pape. Il reçoit Caroline en audience pri- vée. Caroline éblouie par les fêtes données en son honneur. Arrivée à Rome du général Duphot et de sa fiancée Désirée Clary. Émeute jacobine. Mort de Duphot. Joseph rejette les excuses du pape. Il demande ses passeports. Caro- line de retour à Paris en janvier 1798. Bonaparte l'envoie aussitôt en pension. Murat est resté en Italie aux côtés de Bonaparte. Le coup d'État du 18 fruc- tidor. La paix de Campo-Formio. Berthier assisté de Murat s'empare de Rome. Proclamation de la République romaine. Murat chargé de réprimer des révoltes paysannes. Ses états d'âme. Il est convoqué à Gênes pour participer à l'expédition d'Égypte. Caroline en pension à Saint-Germain chez Madame Campan. Elle y retrouve Hortense de Beauharnais. Mariage d'Émilie de Beauharnais avec La Valette. Le séjour de la famille à Monbello est de courte durée. Letizia, que le faste n'éblouit pas et même dérange, est pressée de partir pour Ajaccio réparer sa maison incendiée. Élisa et Bacciochi l'accompagnent. Le cas de Paulette — qu'on n'appellera plus que Pauline — est réglé ; elle res- tera pour un temps en Italie avec Leclerc, nommé chef d'état-major à Milan. Quant à Jérôme, il n'a plus qu'à réintégrer son collège de Juilly. C'est avec Joseph et Julie, son épouse, que Caroline part pour Rome. Ils y arrivent le 31 août 1797. Le choix que fait Joseph pour installer sa résidence officielle de ministre de France a de quoi surprendre. Loin de retenir un hôtel dans le quartier élégant où sont situées la plupart des ambassades, il choisit le palais Corsini-alla Longhara, certes une belle demeure qu'habita autrefois Christine de Suède, mais bâtie en plein quartier populaire sur l'autre rive du Tibre, le Transtevere. Ce choix n'est pas innocent et n'a rien à voir avec le souhait qu'aurait pu manifes- ter Julie de continuer à mener ainsi sa vie tranquille de petite bour- geoise, loin du monde, de son bruit et de ses fêtes. Non, il juge bon de se trouver exactement là où des émeutes populaires ont le plus de chances de se produire. Dans les instructions qui lui seront confirmées, n'est-il pas précisé : « Vous devez aider, bien loin de retenir, les bonnes dispositions de ceux qui penseraient que le régime des papes finisse » Loin de tenir rigueur au frère du général victorieux qui, il y a quelques mois, a imposé à Rome de très dures conditions de paix 2 Pie VI et son entourage accueillent Joseph avec une parfaite courtoisie. Le 28 sep- tembre 1797 a lieu l'audience solennelle : Joseph s'y présente entouré de tout le personnel militaire et civil de sa maison. Les présents de bien- venue affluent : six chevaux offerts par le Saint-Père, quatre par le prince Chigi, deux autres par le secrétaire d'État. Le même jour, une somp- tueuse soirée rassemble au palais Corsini tout le corps diplomatique, les représentants du Sacré Collège et les membres les plus éminents de la noblesse romaine. Caroline est aux anges. Julie, sa tante, femme charmante mais peu jolie, timide, silencieuse et modeste, la laisse jouer à la maîtresse de maison. Caroline qui approche de ses seize ans séduit chacun par sa grâce, sa beauté et la gentillesse spontanée de son accueil. Quelques jours plus tard, le pape reçoit Julie et Caroline en audience privée. La simplicité et la gaieté de Caroline sont telles que la visite prévue pour quelques instants se prolonge sur plus d'une heure. Se succèdent alors réceptions, bals et fêtes. Chacun veut recevoir la « cittadina donzella Carolina Bonaparte » : c'est un grand dîner chez Torlonia, le banquier ; un concert suivi d'un bal chez le duc Lante. C'est à qui fêtera le mieux la petite sœur de Bonaparte. Arnault, l'écrivain-poète, se rappelant l'avoir rencontrée à Rome raconte dans ses Mémoires : « Enfant encore, elle ne laissait pas deviner tout ce qu'elle avait de viril dans le cœur, mais elle portait déjà sur son visage de petite fille l'indice d'une beauté qui aurait peu de rivales » On s'ingénie à lui plaire. Elle accueille, en souriant, tous les hommages dont elle est l'objet. Elle reçoit même, sans s'en formaliser, le cadeau un peu déplacé de l'un de ses admirateurs qui lui dédicace les Aventures de Sapho de Mytilène, une ode à l'amour, à la beauté et à la grâce féminine. Cette vie brillante, dans le luxe, les honneurs et les plaisirs, qui s'écoule dans l'une des plus attachantes villes du monde, a de quoi tour- ner la tête de Caroline. Un drame va brutalement y mettre fin. Au palais Corsini, sont maintenant venues rejoindre Julie : sa mère Madame Clary et sa sœur Désirée. Elles sont accompagnées par le général Duphot, fiancé à cette dernière qu'il compte épouser dans la Ville éternelle. Le 27 décembre 1797, un groupe d'opposants au régime papal se réunit C 'est en 1800, à trente-trois ans, que Joachim Murat, douzième enfant d 'une modeste famille de la Bastide-For tunière (près de Cahors), épousa Caroline, dix-huit ans, la plus jeune sœur de Bonaparte. Sans son intervention musclée, le coup d'Etat de Brumaire, où Napoléon jouait son avenir, aurait probablement échoué. Michel Lacour-Gayet, avec rigueur et minutie, raconte, à partir de sources nombreuses et les plus sûres, la trajectoire ambi- tieuse, fastueuse et finalement tragique du plus brillant cavalier de l'Empereur, et de son épouse, une jeune femme intelligente et artiste, dont les écarts amoureux — qu'ils soient dus à la passion ou simplement à l'intérêt — ne mirent jamais à mal le profond attache- ment qu'elle portait à son mari. Maréchal et prince d'Empire en 1804, grand-duc de Berg en 1806, Murat, comme Caroline, aspirait à des positions encore plus prestigieuses. Ambitionnant le trône de Pologne, puis celui d'Espagne, ils durent « se contenter » de celui de Naples. Mais Murat se voulait roi à part entière et non simple vassal de l'Empire : c'était répondre à l'aspiration profonde des Napoli- tains, mais aller à l'encontre des vues de Napoléon. Ces conflits d'intérêt n'empêchèrent pas Murat de rejoindre l'Empereur pour commander sa cavalerie avec un incomparable brio au cours des campagnes de 1812 et 1813, tandis que Caroline, à Naples, assurait la régence. Quand les revers militaires vinrent confirmer que l'am- bition de Napoléon était allée trop loin, Murat le supplia de répondre aux offres des Puissances coalisées qui auraient permis de sauver l'essentiel. Jamais Napoléon ne répondit à ces appels. Murat et Caroline cherchèrent alors à sauver leur royaume. Un revirement de dernière minute, lors des Cent-Jours, rejeta Murat dans le camp de l'Empereur mais il était trop tard. Son ambition de réaliser l'unité italienne était elle-même prématurée. La fin de Murat est pathé- tique. Réfugié en Provence, puis en Corse, il tenta l'impossible reconquête de son merveilleux Naples. Le roi Bourbon, rétabli sur son trône, le fit fusiller. Caroline lui survivra une quinzaine d'années sous le nom de comtesse de Lipona. Louis-Philippe, roi des Français, saura reconnaître ses mérites. Michel Lacour-Gayet, licencié en histoire, diplômé de Sciences- Po, déporté à Buchenwald avant de faire une grande carrière indus- trielle, a écrit une très intéressante biographie de Marie Caroline de Naples, une adversaire de Napoléon (Tallandier, 1990), dont les Murat sont une suite logique. 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