Elfe XX-XXI Études de la littérature française des XXe et XXIe siècles

7 | 2019 Littérature et cuisine

Sylviane Coyault et Catherine Milkovitch-Rioux (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/elfe/296 DOI : 10.4000/elfe.296 ISSN : 2262-3450

Éditeur Société d'étude de la littérature de langue française du XXe et du XXIe siècles

Référence électronique Sylviane Coyault et Catherine Milkovitch-Rioux (dir.), Elfe XX-XXI, 7 | 2019, « Littérature et cuisine » [En ligne], mis en ligne le 01 avril 2019, consulté le 07 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/elfe/296 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elfe.296

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La revue Elfe XX-XXI est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International. 1

SOMMAIRE

« Mise en bouche » Arno Bertina

Laboratoires gastronomiques Sylviane Coyault et Catherine Milkovitch-Rioux

Cuisines de l'histoire, histoires de cuisines

Les littérateurs gastronomes depuis Brillat-Savarin Johan Faerber

L’autre Blaise : des Pensées de Pascal aux « Menus » de Cendrars Augustin Voegele

Le banquet des Valeureux (Albert Cohen, Mangeclous) Alain Schaffner

De la politique à table : Jules Maigret et Fabio Montale Pierre Popovic

Petit guide culinaire du roman contemporain Sylviane Coyault

Aux fourneaux romanesques Christine Jérusalem

Nourriture, repas et banquets dans la « légende urbaine » de Vernon Subutex Eva Voldřichová Beránková

Accommodements en régime magique. Fonctions de la nourriture chez Marie NDiaye Gaspard Turin

Mets et merveilles littéraires de Maryse Condé Béatrice N’Guessan Larroux

Dans les cuisines créoles de Patrick Chamoiseau, la prodigieuse nourriture de survie Hannes De Vriese

Dans les cuisines des écrivains Créations et entretiens

Manger du poulet, se révolter Arno Bertina

Nous entrerions en cuisine Marie-Hélène Lafon

Repas de famille. Entretien avec Annie Ernaux Annie Ernaux et Dominique Viart

« La mangeaille et le vaporeux ». « Parlons la bouche pleine ! » Entretiens avec Maryline Desbiolles et Ryoko Sekiguchi Frédéric Clamens-Nanni, Maryline Desbiolles, Johan Faerber et Ryoko Sekiguchi

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L’humour passe à table Entretien avec Luc Lang et Jean-Paul Manganaro Jean Kaempfer, Luc Lang et Jean-Paul Manganaro

Alcootexte positif Jérôme Cabot

Une histoire littéraire de la cuisine. Rassasier le lecteur : éloge d’une littérature jubilatoire Entretien avec Arno Bertina Arno Bertina, Johan Faerber et Nathalie Vincent-Munnia

Ma morsure Jérôme Cabot

La cuisine de la pensée/la pensée en cuisine Entretien avec Rachel Dufour Rachel Dufour et Myriam Lépron

Le Grand débat gastronomique Pascal Ory, Pascal Taranto et Sylviane Coyault

Annexes

Bibliographie du numéro Littérature et Cuisine (ELFe XX-XXI n° 7)

Remerciements Sylviane Coyault, Myriam Lépron et Catherine Milkovitch-Rioux

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« Mise en bouche »

Arno Bertina

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte rédigé dans le cadre de la résidence d’écrivain d’Arno Bertina. Première publication : préface de Terres d’encre. Revue de création contemporaine à l’université, n° 19, « Littérature et cuisines », Service Université Culture, Presses universitaires Blaise Pascal, 2016, p. 8.

1 Posé comme cela, le thème semble peut-être inoffensif. « Littérature et cuisine », oui, ne devrait faire sourciller personne au ministère de l’Intérieur. Pourtant le mot brûlot, s’il plaît tant à mon oreille, doit certainement une partie de son charme de la confusion dans laquelle il me plonge : je pense évidemment à un texte qui sentira la poudre, propre à entraîner les foules, mais aussi à une hypothétique casserole, une marmite, ou bien un four. La faute à brûler.

2 Alors, « Littérature et cuisine », inoffensif ou pas ? Une simple affaire de goût, de palais ? Pas bien certain. S’approcher de la cuisine c’est considérer l’énergie vitale (se nourrir), notre rapport au monde (qui je mange, et je mange quoi, du vivant ou seulement du végétal) et c’est aussi, via la question du goût, se découvrir soi et le plaisir.

3 À ce stade de la préface, qui pour penser que la question du plaisir n’est pas sulfureuse ? Vous, vous et vous ? Ok, je vais m’adresser à ces personnes, par conséquent (les autres, vous pouvez reprendre un peu de ce merveilleux fromage de tête en attendant, et boire à la santé d’un immense vivant, Jim Harrison, décédé hier). La question du plaisir déplace des montagnes car elle se heurte à deux types de limites : les inhibitions intérieures qui en freinent certains et qui en étranglent d’autres (on n’ose pas toujours jouir pleinement) ; les censures morales qui gomment ou ruinent la possibilité d’éprouver du plaisir – le retour du religieux par exemple, de toutes les religions hystérisées par leur absence d’audience profonde au sein de la société.

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4 Une simple affaire de palais ? Non : une révolution de palais peut-être. « Littérature et cuisine » comme une propédeutique à toute insurrection. Celles qui font qu’on se redresse intérieurement, pour s’épanouir et gagner sur le dehors ; celles qui font que le dehors s’agrandit, s’enrichit, devient peut-être le palais pour tous et pour toutes. La littérature construit et reconstruit, chaque jour, cet espace commun.

AUTEUR

ARNO BERTINA Romancier du fait social, historique, politique, Arno Bertina goûte également les délices et excès rabelaisiens, comme dans La Déconfite gigantale du sérieux. Cette autobiographie imaginaire peuplée de personnages à la langue débraillée fait l’éloge d’une littérature nourrie et copieusement vivante. Bibliographie : La déconfite gigantale du sérieux, Lignes-Léo Scheer, 2004. Numéro d’écrou 362573, avec la photographe Anissa Michalon, Le Bec en l’air, 2013. Des châteaux qui brûlent, Verticales, 2017.

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Laboratoires gastronomiques

Sylviane Coyault et Catherine Milkovitch-Rioux

« Un poète et un cuisinier se ressemblent bien : c’est le génie qui fait l’âme de leur art particulier... »1 Athénée de Naucratis « Qu’est-ce que la nourriture ? Ce n’est pas seulement une collection de produits, justiciables d’études statistiques ou diététiques. C’est aussi et en même temps un système de communication, un corps d’images, un protocole d’usages, de situations et de conduites. »2 Roland Barthes

1 Valorisés par Guy de Maupassant comme la seule passion qui lui semblât « vraiment respectable », exaltés par Chateaubriand comme fondement d’une méthode littéraire et culinaire, gourmandise et plaisirs de bouche ont couvé dans toutes les marmites des œuvres littéraires – prose et poésie –, depuis l’origine de l’écriture… et des arts culinaires. Jean-François Revel réalise une longue promenade à travers trois mille ans de gastronomie littéraire dans Un Festin en paroles : Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l’Antiquité à nos jours, offrant une vaste recension de la convergence entre les deux arts. L’historien Pascal Ory dissèque, des origines à nos jours, Le Discours gastronomique français, présenté comme un art des mots autant que des mets : l’histoire générale de la gastronomie française s’écrit « au moyen des ingrédients qui seuls comptent en la matière : les textes ». Pour l’historien, la gastronomie est fille de la littérature, comme elle l’est de la médecine et de la technique. La Révolution française lui apparaît comme un « moment cristallisateur » à partir duquel émane progressivement, sous le Consulat et l’Empire, « une littérature poétique où on célébrait le plaisir de la table »3.

2 La littérature contemporaine qui préoccupe les études d’ELFE XX-XXI n’échappe donc ni aux plus coupables inclinations gourmandes, ni à la liaison charnelle avec les arts et la table. Déjà Jean-Pierre Richard, en explorant « littérature et sensation », avait été sensible aux étalages de mangeailles dans les romans de Flaubert ; il en déduisait la

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« création de la forme », puisque c’est « dans par la sensation que tout : chair, objets, humeurs, composent au moi un espace premier, un horizon d’épaisseur ou de vertige ». L’exploration ne s’arrêtait pas là : « C’est dans les choses, parmi les hommes au cœur de la sensation, du désir (ou de la rencontre) que se vérifient les quelques thèmes essentiels qui orchestrent aussi la vie la plus secrète : la méditation du temps et de la mort. »4 La nourriture dit tout du rapport sensible au monde. La critique littéraire s’est intéressée par la suite à cette manière d’entrer dans les œuvres, en étudiant comment la nourriture peut révéler le rapport au monde de l’écrivain, à travers des imaginaires anorexiques ou boulimiques, enclins à la gourmandise… ou sujets à la nausée. Quant au lyrisme sur la nourriture, il s’associe tout naturellement à la dégustation des mots et inspire la création poétique.

3 De manière générale, littérature et beau livre de cuisine font bon ménage, permettant de jouer sur les mots, la photographie, les couleurs. Les éditeurs ont, au cours des dernières décennies, saisi ce filon en publiant anthologies et ouvrages sur la cuisine d’un écrivain ; ainsi, La Cuisine de Marguerite5 révèle ces mots savoureux de Duras : « Le steak. Ça se rate toujours comme la tragédie. Mais à des degrés différents. Et comme pour la tragédie on peut toujours essayer » ! Alain Montandon a publié La Cuisine de Théophile Gautier ; Mathias Énard et Johann Faerber – qui s’intéresse dans ce recueil d’articles à Brillat-Savarin6 – ont fait paraître une succulente Cuisine des écrivains. L’histoire de la nourriture et des manières de tables ont inspiré des universitaires tels que Stephen Mennell7, Barbara Ketcham8 et l’historienne et romancière Michèle Barrière9. En 2011, Florian V. Hugo, chef cuisinier et descendant de l’illustre écrivain, publie Les Contemplations gourmandes et nous invite à un nouveau voyage gastronomique à travers les âges.

4 Par le biais de la cuisine, la littérature touche à la sociologie, et en conséquence à la sociopoétique10. L’autobiographie « collective » d’Annie Ernaux, Les Années, observe la « distinction » (au sens de Bourdieu) liée aux pratiques de la table, au repas de famille, en particulier, qui varient selon les générations et les milieux sociaux11. On ne saurait alors se limiter à ce qui se mange ou se boit : la littérature peut être mise en relation avec tous les rites de la table et de l’hospitalité. Les romans, le théâtre, la poésie offrent un matériau essentiel pour écrire une histoire des cuisines depuis l’Antiquité, dans laquelle il ne serait plus question alors de cuisine française, mais où devraient être aussi envisagées les cuisines du monde, les autres arts de la table – dans Le Club des gourmets et autres cuisines japonaises, Ryoko Sekiguchi a traduit des textes du XIIe siècle à nos jours, célébrant la fine gastronomie de son pays natal. Mets japonais, chinois, africains, orientaux et occidentaux…, à travers les œuvres passées ou présentes, constituent les ingrédients d’une histoire littéraire connectée de la cuisine !

5 Comme le montrent les études qui suivent, la rencontre du livre et de la cuisine est donc multiple : il faut concevoir « cuisine » dans tous les sens du terme, y compris métaphoriques, permettant de rassembler toutes les « nourritures terrestres », d’associer « les mots et les mets », ou « la fourchette et le stylo ». La cuisine, c’est aussi un espace de vie, de rencontres, d’échanges ou de violences… un cadre romanesque – ou anti-romanesque – dont les explorations virtuoses s’offrent à une dégustation sans cesse renouvelée. Sont tout d’abord incorporés la nourriture, les mets évoqués dans les œuvres : on songe inévitablement à la madeleine de Proust, mais dans À la Recherche du temps perdu, on compte un grand nombre de recettes : le « bœuf mode » de Françoise, le « bœuf Stroganoff »… qui ont conduit Anne Borrel en 1991 à publier Proust La cuisine

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retrouvée. Les poètes ne sont pas en reste, même les moins gourmands en apparence : Ponge a voulu prendre le parti du « pain », de « la crevette », de « l’huître », de « l’orange », et même de « la pomme de terre »… et puis tant d’autres écrivains célèbrent l’art des mets : Blaise Cendrars et ses insatiables et intarissables menus12, Albert Cohen et sa table hospitalière aux inventions culinaires les plus fantaisistes13, Maryse Condé, Patrick Chamoiseau et leurs merveilles du « tout-monde »14, les « fourneaux romanesques » de Jean Echenoz, François Beaune, Marie NDiaye, Pascal Quignard, Jean-Philippe Toussaint, Richard Millet, Marie-Hélène Lafon15, pour emprunter cette belle expression à Christine Jérusalem.

6 Les motifs culinaires sont parfois plus dysphoriques, quand la « légende urbaine » de Virginie Despentes révèle les dérèglements nutritionnels identifiés par la sociologie contemporaine16, ou que Luc Lang orchestre les dérangements intestinaux de Mille six cents ventres et ausculte dans Mother les rapports familiaux et sociaux qui se délitent à table. Le roman Cul in air de Jean-Luc Manganaro ajoute à l’humour cruel de la tuerie animalière quelques notes de polissonnerie corrosive17.

7 Parfois, la nourriture n’est plus simplement un motif anecdotique dans l’œuvre mais le sujet central : pour Ryoko Sekiguchi (Manger fantôme), Maryline Desbiolles18 (Des Pétales dans la bouche, Manger avec Piero), Muriel Barbery (Une Gourmandise), Bulbul Sharma (La Colère des aubergines) ou Laura Esquivel (Chocolat amer). Dans la lignée de Rabelais, Arno Bertina en fait même l’objet d’un art poétique jubilatoire : La Déconfite gigantale du sérieux, manifeste qui lie ripailles et langue débraillée19.

8 L’espace où l’on mange est également en soi un lieu romanesque. Salles à manger, restaurants, terrasses, cafés, bistrots sont un cadre convenu pour les romanciers, dont il faudrait inventorier les usages et l’évolution : la place des femmes dans ces lieux, par exemple. On peut extraire de ces topographies non seulement des imaginaires urbains ou ruraux, mais encore des enjeux sociopolitiques, comme dans les romans policiers de Georges Simenon ou de Jean-Claude Izzo20. De même que les sujets littéraires se sont démocratisés depuis le 19ème siècle – le « peuple » est entré en littérature –, on constate que les cadres de la narration ont aussi changé, et que les histoires ne se déroulent plus seulement dans les palais, salons ou alcôves. Les romanciers investissent, entre autres, les cuisines, voire les arrière-cuisines qui sont a priori des lieux non romanesques, ou apoétiques.

9 Tout ce qui concerne la nourriture est éminemment inspirant, puisqu’on touche alors tous les arts : outre les arts narratifs comme le roman et le cinéma, la poésie est dans l’antre du laboratoire culinaire. Le lyrisme sur la nourriture s’associe tout naturellement à la dégustation des mots, et les « goûts et les saveurs » se mélangent en parfaite correspondance : on n’oubliera évidemment pas les Alcools, et toutes formes d’ivresses poétiques. Lyrisme aussi, quand justement la musique s’en mêle, pour les chansons de table, chansons à boire et à manger : du Moyen-Âge à nos jours la liste serait longue ; qu’on en retienne par exemple Les Plaisirs du palais – Chansons à boire (et à manger) à la table de Gargantua, par Dominique Visse et l’Ensemble Clément Janequin. On trouvera aussi aisément des exemples au théâtre, avec Valère Novarina ou Mohamed Kacimi, en littérature de jeunesse, avec Gu Byeong-mo, Roald Dahl, Bernard Friot, Corinne Albaut, Nicolas Lefrançois, et bien d’autres auteurs ; dans les contes de fées, et les bandes dessinées : pour n’en citer qu’un exemple, Le Viandier de Polpette, de Olivier Milhaud et Julien Neel. Peinture, des natures mortes aux vanités, architectures d’intérieur, scénographies de repas de mariage, décors de restaurants, arts de la table,

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argenterie, porcelaine – mis en valeur dans les beaux livres et magnifiés dans les fables culinaires – : la cuisine n’a pas fini de nourrir l’imaginaire et de flatter les désirs des muses.

10 Tous ces « laboratoires gastronomiques » visités par les présentes études sont également expérimentés du côté de la création. Les liens établis entre la SELF XX-XXI et le festival Littérature au Centre ont permis de restituer ici des entretiens d’auteurs, et d’entrer ainsi dans les cuisines de leur création21. Ce numéro revient également sur des spectacles proposés dans le cadre de la programmation du festival : Jérôme Cabot, stylisticien et membre du groupe albigeois Double Hapax, offre ici du concert deux textes du (trop) boire et du manger (érotique). L’entretien avec Rachel Dufour, metteure en scène et comédienne de la Cie Les guêpes rouges – théâtre, revient sur le spectacle La cuisine de la pensée/la pensée en cuisine, « sorte de repas inversé » où les comédiens « passent par leur bouche la langue parlée d’auteurs de la littérature contemporaine » et « performent une nourriture symbolique »22. Ces échos d’un festival tendent ici à conforter les relations établies, en particulier dans le champ de la littérature contemporaine, entre recherche universitaire et création : littérature et cuisine se goûtent dans cet espace-laboratoire reconsidéré, comme dans la communauté du banquet exalté par Homère : Croyez-moi en effet, il n’est pas de meilleure vie que lorsque la gaieté règne dans tout le peuple, que les convives dans la salle écoutent le chanteur, assis en rang, les tables devant eux chargées de viandes et de pain, et l'échanson dans le cratère puisant le vin et le versant dans chaque coupe. (Odyssée, IX, 5-10)

NOTES

1. Athénée de Naucratis, Les Deipnosophistes ou Le Banquet des sages, + 228, t. 1, ch.7, , Les Belles Lettres, 2003. 2. Roland Barthes, « Pour une psychosociologie de l'alimentation contemporaine, Annales, 16-5, Paris, Armand Colin, 1961, p. 979. 3. Voir dans ce numéro l’entretien avec Pascal Ory et Pascal Taranto sur le thème « Littérature et cuisines », réalisé par Sylviane Coyault dans le « grand débat » du festival Littérature Au Centre, le 1er avril 2016. 4. Jean-Pierre Richard, Littérature et Sensation, Paris, Éditions du Seuil, 1954. 5. Benoît Jacob éditions. 6. Johan Faerber, « La Littérature à l’estomac. Les littérateurs gastronomes depuis Brillat- Savarin ». 7. Stephen Mennell, All Manners of Food: Eating and Taste in England and France from the Middle Ages to the Present, Champaign (Etats-Unis), University of Illinois Press,1985. 8. Barbara Ketcham Wheaton, L’Office et la bouche. Histoire des moeurs de la table en France 1300 – 1789 (Savoring the Past.The French Kitchen and Table from 1300 to 1789), Paris, Calmann- Levy, 1994. 9. Michèle Barrière, La France à table, Paris, Éditions Les Arènes, 2015 (Prix littéraire Culture- Gastronomie 2016).

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Chez Agnès Viénot Éditions (Paris) : Souper mortel aux étuves : roman noir et gastronomique à Paris au Moyen Âge, 2006. Meurtres à la pomme d’or : roman noir et gastronomique au temps de la Renaissance, 2006. Natures mortes au Vatican : roman noir et gastronomique en Italie à la Renaissance. 2007. Meurtres au Potager du Roy : roman noir et gastronomique à Versailles au XVIIe siècle, 2008. Les Soupers assassins du Régent : roman noir et gastronomique au Palais- Royal à la mort de Louis XIV, 2009… 10. La revue en ligne Sociopoétique a consacré son numéro de décembre 2018 à la « Sociopoétique du repas », sous la direction de Sylviane Coyault et Alain Montandon. Les travaux sur les « savoir vivre » antérieurement menés par Alain Montandon sont nombreux, parmi lesquels : Mythes et représentation de l’hospitalité, Alain Montandon dir., Presses Universitaires Blaise Pascal, 1999 ; L’hospitalité : rites et signes, Alain Montandon dir., Presses Universitaires Blaise Pascal, 2001, Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre, Alain Montandon dir., Paris, Éditions du Seuil, 1995, Espaces domestiques et privés de l’hospitalité, Alain Montandon dir., Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000, Politesse et savoir-vivre. Alain Montandon dir., Anthropos, 1997. 11. Voir dans ce numéro Sylviane Coyault, « Petit guide culinaire du roman contemporain » et « Repas de famille », l’entretien d’Annie Ernaux avec Dominique Viart. 12. Voir dans ce numéro Augustin Voegele, « L’autre Blaise : des Pensées de Pascal aux “Menus” de Cendrars ». 13. Voir dans ce numéro Alain Schaffner, « Entre Orient et Occident : à la table d’Albert Cohen » et l’étude de Claudine Nacache-Ruimi, Albert Cohen, une poétique de la table, Puf, 2016. 14. Voir dans ce numéro Béatrice Nguessan Larroux, « Mets et merveille littéraire chez Maryse Condé » et Hannes de Vriese, « Dans les cuisines créoles de Patrick Chamoiseau, la prodigieuse nourriture de survie ». 15. Voir dans ce numéro Christine Jérusalem, « Aux fourneaux romanesques », Gaspard Turin, « Accommodements en régime magique. Fonctions de la nourriture chez Marie NDiaye », Sylviane Coyault, « Petit guide culinaire du roman contemporain ». 16. Voir dans ce numéro Christine Eva Voldřichová Beránková, « L’enfer alimentaire de Vernon Subutex ». 17. Voir dans ce numéro « L’humour passe à table. Entretien avec Luc Lang et Jean-Luc Manganaro » par Jean Kaempfer. 18. Voir dans ce numéro « La mangeaille et le vaporeux », entretiens avec Ryoko Sekiguchi et Maryline Desbiolles par Johan Faerber et Frédéric Clamens-Nanni. 19. Voir dans ce numéro « Une histoire littéraire de la cuisine. Rassasier le lecteur : éloge d’une littérature jubilatoire. Entretien avec Arno Bertina » par Nathalie Vincent-Munnia. 20. Voir dans ce numéro Pierre Popovic, « La politique à table : Jules Maigret et Fabio Montale ». 21. Le Festival Littérature au Centre (LAC), organisé par l’association Littérature au Centre d’Auvergne, est porté par l’Université Clermont Auvergne, le Service Université Culture, le CELIS (Centre de Recherches sur les littératures et la sociopoétique) et de nombreux partenaires (MEL, SELF XX-XXI, Drac Auvergne Rhône Alpes). Adossé à la recherche universitaire contemporaine en littérature, il rassemble des écrivains, des universitaires, des critiques littéraires, des éditeurs, des artistes, des professionnels désireux de partager par la lecture une réflexion sur la littérature et le monde. L’édition 2016 était consacrée à « Littérature et cuisines », 22. Voir dans ce numéro « La cuisine de la pensée/la pensée en cuisine », entretien avec Rachel Dufour par Myriam Lépron.

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RÉSUMÉS

Introduction du numéro « Littérature et cuisine » (ELFe XX-XXI, n°8, 2019)

Introduction to « Littérature et cuisine » (ELFe XX-XXI, n°8, 2019)

AUTEURS

SYLVIANE COYAULT Professeur émérite en littérature française à l’UCA (CELIS), Présidente de Littérature au Centre, elle a travaillé sur l’œuvre narrative de Giraudoux et a codirigé le Dictionnaire Giraudoux (Champion, 2018). Elle s’intéresse aussi aux romanciers contemporains à qui elle a consacré de nombreux articles et plusieurs ouvrages collectifs (Bergounioux, Michon, Millet, Échenoz, Lafon, NDiaye, Viel, Kerangal…) ainsi qu’une monographie, La Province en héritage (Droz, 2002).

CATHERINE MILKOVITCH-RIOUX

Professeure à l’UCA (CELIS) et chercheuse accueillie à l’Institut d’histoire du temps présent/CNRS, elle croise dans ses recherches littérature et histoire. Depuis l’édition de la revue de création contemporaine à l’université Terres d’encre (1997) et ses interventions au Service Université Culture, elle s’intéresse aux perspectives ouvertes par la recherche-création à l’université, et participe à l’organisation du festival LAC.

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Cuisines de l'histoire, histoires de cuisines

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Les littérateurs gastronomes depuis Brillat-Savarin

Johan Faerber

1 « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es1 » : c’est sous la forme sans retour de cet aphorisme lancé depuis sa toute rigueur biologiste que Joseph Anthelme Brillat- Savarin dessine en 1825, à l’orée de sa Physiologie du goût, la loi décisive qui va désormais unir, selon lui et après lui, dans ce siècle qui vient, la cuisine à l’indéfectible expression de soi, la nourriture à un verbe inouï du monde, et ainsi offrir la gastronomie comme science neuve du vivant et des hommes. Une telle formule, n’est pas ici qu’une mise en bouche : elle pourrait aussi bien servir de plat de résistance aux réflexions sur les intimes liens entre écriture et gastronomie tant, par cette nourriture qui dirait de soi plus que l’acte de manger lui-même, Brillat-Savarin y révèle sans le savoir les postulats d’un partage du sensible inédit par où littérature et cuisine ne cesseront de s’articuler. Comme si la Physiologie du goût se donnait comme l’art poétique de tout récit et s’affirmait comme la préface ignorée aux romans qui, notamment avec Balzac, surgissent alors : avec Brillat-Savarin, la gastronomie ferait concurrence à l’état-civil.

2 « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu écris » : telle serait ainsi la loi secrète qui, depuis Brillat-Savarin, innerverait la littérature dans la dégustation des huîtres chez Nerval, les banquets de mariage des campagnes les plus reculées chez Flaubert ou encore les festins les plus dispendieux des réceptions proustiennes. De fait, qu’il évoque dans son propre essai le « bon bouillon qui s’échauffe lentement2 » ou qu’il annonce les « ports-saluts, semblables à des disques antiques » et « les roqueforts, sous des cloches de cristal3 » que décrira notamment Zola avec abondance dans Le Ventre de Paris, le magistrat gastronome dévoile avec vigueur dans la modernité qui s’éveille combien manger, ce n’est pas uniquement s’alimenter car, à rebours de cette fausse tautologie, manger n’appartient plus chez Brillat-Savarin à l’ordre simple et univoque de la nutrition mais convoque l’humain dans l’homme au-delà de tout besoin. Derrière la fonction nutritive qui, depuis Aristote, fonde l’humanité de l’homme, Brillat-Savarin découvre que se nourrir ne consiste pas uniquement à s’alimenter. Manger peut s’offrir aussi bien comme une puissance d’intellection du réel par la matière, déclare que la nourriture pense et est pensée par l’homme, que l’homme pense par la nourriture à

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l’instar de ce qu’il affirme dans l’un de ses nombreux autres aphorismes : « Les animaux se repaissent ; l’homme mange ; l’homme d’esprit seul sait manger4 ». Selon Brillat- Savarin, la cuisine entre avec la gastronomie dans une puissance mathésique inconnue jusqu’alors de chacun par laquelle la saveur devient le siège du savoir. Manger, ce n’est pas uniquement ingérer : c’est goûter, c’est-à-dire savoir. C’est œuvrer depuis la matière sensible d’un repas à l’intelligible d’un concept qui saura rendre compte de l’homme. L’assiette ne se mange pas, elle parle : elle est la bouche de l’homme avant sa bouche même comme si, pour Brillat-Savarin, la gastronomie se donnait dans nos sociétés comme la grande herméneutique du vivant.

3 À ce titre, à considérer comme il l’indique encore que « la gastronomie est la connaissance de tout ce qui a rapport à l’homme, en tant qu’il se nourrit5 », Brillat- Savarin œuvre depuis sa Physiologie du goût à une rupture culturelle sinon épistémique par laquelle il fait surgir le gastronome comme une catégorie scientifique à part entière, comme un personnage de pleine mesure, comme l’homme du verbe pleinement visible qui pourrait faire de la cuisine aussi bien un récit qu’un discours : un homme à la bouche dédoublée, à l’organe qui mange et qui parle comme si désormais la bouche devait parler ce qu’elle mange. Car Brillat-Savarin ouvre à un âge neuf, profondément renouvelé de la gastronomie ou bien plutôt de la manière dont l’homme se saisit de ce qu’il mange, de son rapport à la langue devant le repas, de sa puissance de discursivité face à la cuisine. Avant Brillat-Savarin et selon lui, dans le grand silence dans lequel avant sa parole il jette tout ce qui le précède, la nourriture ne parlait pas, elle était le grand silence qui ne répondait qu’à la mastication, les soupirs d’aise et la déglutition enchantée de la bonne chère. Elle était la recette, la recommandation, la discussion de la qualité des aliments et de leur accommodement dans la mesure où si la cuisine répondait d’une science, c’est que la cuisine se donnait à chacun comme un art.

4 Qu’on songe entre autres ici, sans pour autant que Brillat-Savarin les nomme, au Roman comique de Scarron qui fait tambouriner ses couteaux aux assiettes ou aussi bien aux « veaux ou porc halés en la broche ou sur le gril6 » de Guillaume de Taillevent tels que j’ai pu moi-même en faire état dans La Cuisine des écrivains, la gastronomie s’offre de l’Antiquité jusqu’aux derniers jours de l’Ancien Régime sous un double jour réversible, biface, dédoublé à soi comme toute autorité ou parole d’art d’alors : en premier lieu, la cuisine quand elle est cuisine, quand elle ne s’est pas encore hissée à la gastronomie ne s’offre que comme un discours technique sur la cuisine, un discours sur la technique de la cuisine, un discours sur soi, clos sur soi. Ce sont en effet les recettes de Guillaume de Taillevent, ce sont ses instructions pour « frisez de l’oignon en sain de lart7 », ce sont les « pour faire chaudumer, prenés anguilles, brochés halés sur le gril, tronçonnés ou mis en paelle ou en ung pot8 ». Mais, comme depuis le Moyen Âge et davantage encore depuis les âges de Rabelais où la nourriture s’y déploie comme l’intense et rieuse débauche d’elle-même, à soi sa propre pléthore, ce discours technique de la cuisine se retourne diamétralement en discours carnavalesque absolu, en discours de renversement des valeurs par où la nourriture devient une ardente fête, un cérémonie du détournement célébrant la joie et l’ivresse de l’organique comme valeurs reines, faisant advenir le règne du trivial et installant le corps perdu et dissimulé derrière les ors de l’aristocratie politique comme une fête permanente. Manger, c’est jouer, c’est exister, c’est clamer une force de vie contre toute puissance mortifère : c’est une éducation et un apprentissage du vivre. La bouche y est un gouffre joyeux, avide et chantant.

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5 Car dans ce premier âge de la cuisine et de la littérature, quand la mangeaille devient l’ode permanente et gloutonne d’un carnavalesque sans limites, quand la goinfrerie devient l’échappée folle comme envers lumineux de toute science, la cuisine offre à la littérature l’occasion de se parler non sous forme de discours mais sous la forme du chant, du poème à boire, de la chanson. Il y a comme chez Scarron dans la collusion fantastique du corps en appétence sexuelle l’énergie de chansons à boire, de ces moments où l’on s’exclame en musique « Que de biens sur la table où nous allons manger ! Ô le vin délectable dont on va nous gorger9 ! ». L’art s’y efface devant sa propre réussite, la cuisine célèbre dans la chanson l’oubli technique de ses recherches et cède devant son triomphe, sa finalité secrète, celle qui ouvre à l’énergie de la convivialité, ce que plus tard Brillat-Savarin désignera avidement sous le terme neuf de « conviviat10 ». Car il faut bel et bien attendre Brillat-Savarin pour que la cuisine accède au grand discours sur soi, pour que la cuisine s’épaississe et prenne le liant d’un métadiscours, trouve la sauce métadiscursive, la gastronomie se livrant dans un discours de la cuisine, une cuisine de la cuisine en quelque sorte non pour dire encore la recette mais pour oublier la recette. Car il s’agit dès lors de présenter le repas comme une strate de signifiance folle, où la cuisine ne cesse de sortir de table, de déborder de la table même, pourrait-on dire : la cuisine devient l’ardente science du social, la grille sociologique inouïe, la puissance d’intellection du monde et de ses mutations.

6 Ainsi, avec la Physiologie du goût, depuis ses remarques notamment sur le chocolat selon lesquelles « la chimie transcendante nous appris qu’il ne faut ni le racler au couteau ni le broyer au pilon11 », Brillat-Savarin œuvre à un deuxième temps de la cuisine parmi les hommes, comme saisi et poussé par le désir irrépressible de scientificité qui, depuis les Lumières, étreint et surdétermine chaque discipline, comme si Brillat-Savarin se tenait au cœur du XIXe siècle pareil au dernier homme des Lumières, le philosophe ignoré des Lumières qui s’attaquerait alors à la cuisine. De fait, Brillat-Savarin serait à la cuisine ce que Buffon avait pu être naguère à la biologie française, à son essor discursif : Brillat-Savarin ne s’en cache pas d’ailleurs pas, qui lance, en écho à « le style, c’est l’homme », la cuisine, c’est l’homme. Cette attention aux « Américains qui préparent leur pâte de cacao sans sucre12 », ou encore ces mentions répétées et continues de ce que « le potage est la base de la diète nationale française13 » témoignent à n’en pas douter d’une gastronomie devenue éthos des hommes, comme si l’assiette devenait le miroir inattendu par lequel se donnait à lire le portrait moral de chacun, comme si les aliments, la manière de s’en saisir, les conversations qui rôdent et s’échappent autour des convives se tramaient d’un supplément de langage qu’un langage devrait dévoiler. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai quel est ton éthos » : une zoologie se donne où chacun est classé selon son portrait moral reflété par l’assiette et le repas pris et prisé : les gens de lettres sont des « des ivrognes sous Louis XIV » ; par ce qu’ils dégustent, les « restaurateurs » sont aussi des « hommes dignes d’attention » et enfin les « curés » ne cuisinent pas par hasard des « omelettes14 ». Manger revient à brosser le portrait moral d’un homme ou comme le disait ce mot de l’ancienne rhétorique utilisé alors peu d’années auparavant dans Les Figures du Discours de Pierre Fontanier, l’assiette s’impose comme l’éthopée d’un homme.

7 Pourtant, à être encore plus à l’écoute de l’ébullition intellectuelle dans laquelle il jette à tout instant la cuisine, Brillat-Savarin ne se fait pas uniquement le Buffon des fourneaux, le biologiste attentif et patient des émulsions et le zoologue patenté et expert de l’osmazôme qui taraude les viandes dans la mesure où Brillat-Savarin, à son

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corps le plus souvent défendant, serait bien plutôt à considérer comme un romantique de la cuisine, la gastronomie étant peut-être l’enfant noir et ignoré de l’école d’Iéna, le moment où le romantisme atteint à sa plus intense démocratisation souhaitée du vivant, le moment où le sensible devient la puissance démocratique déchainée du rapport de l’homme au monde, où dans les atomes qui vibrionnent dans le monde, qu’ils soient cuits, crus ou bouillis, la cuisine devient une politique sans trêve du vivant. Troisième frère Schlegel encore ignoré, Brillat-Savarin découvre que l’infiniment petit, le petit pois ou le radis peuvent tout dire de l’infiniment grand, que le microcosme se fait macrocosme, que la cuisine se dévoile à la mesure d’intensité politique qui, dans le quotidien, dit le monde à l’égalité de tout atome. Brillat-Savarin rayonne du romantisme le plus politique et le plus démocratique tant il inscrit la cuisine et son corolaire discursif comme une parole de l’atome. Si l’assiette peut être une éthopée, elle s’offre aussi plus largement comme la prosopopée de la vie d’un homme et de son inscription dans le monde.

8 La cuisine s’y donne comme un plein langage qui décrypte les hommes en agir, en plaisir, en désir : la gastronomie devient un outil d’intelligence du monde, l’espace presque rousseauiste en acte d’un contrat social que le banquet donne à lire, à voir et à entendre. Ce qu’invente résolument là encore sans le savoir, pris dans cette double et impossible filiation de Buffon et des romantiques, Brillat-Savarin, c’est combien la gastronomie est un langage, qu’elle est la naissance du langage indirect des hommes dont Balzac puis Proust surtout seront les enfants magnifiés et résolus. Il n’y a ici sans doute aucun hasard si en 1975 Roland Barthes accepte de préfacer une réédition de la Physiologie tombée dans le sommeil triste de la désuétude tant Brillat-Savarin, même si l’homme des Mythologies ne le formule jamais de la sorte, s’y révèle à chaque instant l’homme de la sémiologie, comme si Brillat-Savarin faisait de chaque repas une épaisseur sémiotique au cœur de laquelle la conjugaison des différents mets et divers plats constitue le précieux déploiement d’un empire des signes. Le chocolat se donne comme le signe des tempéraments nationaux car le Français ne veut absolument pas que « le chocolat nous arrive tout préparé15 » ; ou encore le pot-au-feu renvoie à ce signe d’une « nourriture, saine, légère16 ». La gastronomie dévoile le social, interroge le signe, déploie une sémiotique de tous les hommes comme le sera plus tard la mode ou le steak frites pour le même Barthes au seuil de ses Mythologies. Manger consiste ainsi à rendre l’assiette non pas uniquement comestible mais lisible. L’assiette s’affirme comme le texte impossible d’une société qui est parvenue à faire de chaque assiette l’écriture inavouée de soi : la cuisine, en somme, comme matière et manière d’être au monde et à la société. Le repas devient une recette du social.

9 On devine aisément combien une telle sémiologie de la nourriture va infuser lentement mais avec rectitude dans l’écriture de Balzac, combien lire la description de la pension Vauquer et de ce qui s’y prépare permet à l’auteur du Père Goriot en prenant parti « pour l’estomac de ses héros » de tracer les destins sociologiques de ses âmes tourmentées de noirceur. On se souvient également sans peine combien, outre la simple madeleine trempée dans une tasse de thé chez Proust qui occasionne la venue de l’édifice immense du souvenir, combien les loukoums à la rose offerts par Odette de Crécy chez l’oncle du Narrateur lui ouvre l’image d’une femme sensuelle aux goûts recherchés, où la pâtisserie lui laisse, à travers la fleur devenue dessert, entrevoir l’amour féminin comme une infinie sucrerie et comme un raffinement suprême. Cependant, outre ce parfait destin sémiologique où la gastronomie explique et déploie les hommes, ce que Brillat-Savarin met en lumière par sa puissance d’intellection où le

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repas se mue en sujet et objet, c’est combien, à la vérité, le repas sera porté dans le roman par une énergie dramaturgique inédite et puissante, combien la nourriture prend, dans le roman, dans son intrigue et son déroulé narratif, une place qui n’est pas laissée au rang d’amuse-gueule mais occupe, désormais, centrale, celle du plat de résistance. Avant d’être même sémiologue, et Dumas ne saurait dire le contraire, le romancier fait profession de foi de gastronome.

10 Autrefois ponctuation le plus souvent du récit ou moment indu de récréation à l’intérieur d’une intrigue plus large où les héros pouvaient gaiement se restaurer, à la manière d’une halte ou parfois littéralement absent tant les personnages répondaient de leur valeur avant de leur corps, le repas joue littéralement après Brillat-Savarin, par son caractère sémiotique, un rôle et devient l’enjeu neuf d’une scène au sens théâtral du terme. La nourriture fait scène dans la mesure où, comme le dit Zola dans Naïs Micoulin, « C’était toute une histoire que cette bouillabaisse en plein air17 » : la mathesis devient le lieu de déploiement d’une histoire, d’un récit : la mathesis se fait diégèse. Car si le repas est non seulement toute une histoire, il devient surtout tout un théâtre, celui d’une comédie sociale qu’il s’agit de dévoiler, d’une comédie humaine qu’il faut interroger et d’un théâtre des passions qu’il convient de sonder sans répit sur le modèle de l’expansion discursive que Brillat-Savarin lui fait subir le premier : chaque repas devient la scène du repas et dans le même temps son intime didascalie du social. Le repas se mue littéralement en grande marche d’un drame, où Gervaise perçoit l’acmé de sa vie et son hybris devant l’alcool et les hommes ; madame Bovary veut s’échapper de la sauvagerie et de la toute bêtise paysannes et bourgeoises. D’une femme l’autre, d’un homme l’autre et d’un repas l’autre, la gastronomie dévoile de chaque être et de chaque situation non pas tant évidemment la puissance carnavalesque de la nourriture mais touche, au-delà même de Brillat-Savarin, à une part presque cosmogonique du social en chacun. Comme si, à tout prendre, après Brillat-Savarin, la société dévoilait par la gastronomie son socle mythologique et s’affirmait plus que jamais comme le disait déjà Hegel, comme la moderne épopée au cœur de laquelle la dorade de L’Education sentimentale se substitue à l’ambroisie des Dieux.

11 Enfin, de manière à poser un ultime et provisoire jalon sur ce que Brillat-Savarin fait à la littérature, peut-être faudrait-il affirmer qu’au-delà de ce destin sémiologique qui emporte chaque mets vers son indéfectible devenir-signe du monde, la Physiologie du goût libère pour le roman qui vient, notamment balzacien, par ses patientes descriptions, par ses précis inventaires des plats, de leur composition et par l’art d’y présenter toutes les nuances possibles de mets, libère donc la puissance d’évocation propre à entrer par la nourriture dans la matière du monde et ses replis. Brillat-Savarin y indique de la nourriture les deux qualités propres à l’art romanesque afin de s’en saisir dans ses descriptions et ses vues dramatiques des repas, deux qualités que sont ainsi d’une part ce qu’il nomme la luisance de la viande et des mets, à savoir le chatoiement de la nourriture, sa part d’écriture qu’elle porte en soi et qui porte le verbe à en dire la nature : sa part expressive. De fait, il déploie en l’ignorant la luisance de toute viande. À cette première qualité vient s’ajouter, impérative et aussi indispensable que la luisance, une seconde qualité propre à la nourriture qui en autorise pareillement la description, à savoir la génésique qui est la part physique, tendrement et terriblement physique de chaque plat : pour Brillat-Savarin, elle est l’érotique du plat, sa sensualité affirmée, le sixième sens effectif et absolu qui dévoile l’âme, faisant de la gastronomie la moderne métaphysique. Nul doute que liées, ces deux qualités permettent d’affirmer combien luisance et génésique forment les

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postulats de toute description de plats, combien la diététique s’affirme comme l’art plastique du roman et habite sa part descriptive muant chaque repas en picturalité folle et artiste. Par le concours de Brillat-Savarin, la diététique s’affirme comme une poétique.

12 On voudrait prolonger ici le legs culinaire et littéraire qui est celui de Brillat-Savarin au XXe siècle et jusqu’en notre contemporain, dire combien le destin gastronomique soulève encore le roman bien après Proust, combien il habite avec ardeur le « Nouveau Roman », dessine une nourriture aux aspects neufs chez Robbe-Grillet ou encore Marguerite Duras, et sans doute faudrait-il, au-delà de ce premier âge du nourrir aux accents carnavalesque de Scarron et ce deuxième âge du sémiologique de la nourriture, avancer l’existence d’un troisième âge de la cuisine : celui qui dirait du repas son silence, qui fait de la bouche qui mange et de la bouche qui parle l’acte nu au monde du Neutre et de son avènement. Sans doute ainsi faudrait-il indiquer que la description si célèbre de la tomate dans Les Gommes de Robbe-Grillet dévoile par l’automatisation, le caractère spectral d’un monde vidé de tout sujet, où la déshérence dit l’estrangement de l’homme à son propre monde, où personne ne parle, où personne ne mange ladite tomate. Ou encore faudrait-il se saisir de la cuisine chez Duras, de la célèbre recette de la soupe aux poireaux, celle qui se clôt sur ce « suicide » si tranchant ou encore de la recette des boulettes à la Melina où perce l’idéal durassien d’un absolu de la littérature : ce moment d’atopie, de stase heureuse, cette épochè où pris dans la matière la parole s’efface devant l’idée d’un lien qui supprime le langage, où la cuisine devient le lieu communautaire des hommes, où le désœuvrement est rassasié de nourriture et où la bouche mange pour n’enfin plus parler.

13 Car, sans doute faudrait-il dire que de Scarron à Duras en passant par Brillat-Savarin, il s’agit toujours d’avoir dans la bouche la littérature à l’estomac.

NOTES

1. Jean Anthelme Brillat Savarin, Physiologie du goût, Paris, Just Tessier libraire, 1834, p. 12. 2. Ibid., p. 84. 3. Cet extrait du Ventre de Paris d’Emile Zola fournit l’un des textes de mon anthologie sur les liens entre cuisine et littérature intitulée La Cuisine des écrivains (Paris, 10/18, 2012). 4. Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, op. cit., p. 14. 5. Ibid., p. 103. 6. Voir Johan Faerber, La Cuisine des écrivains, op. cit., p. 48. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Ibid., p. 64. 10. Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, op. cit., p. 334. 11. Ibid., p. 121. 12. Ibid., p. 234. 13. Ibid., p. 145.

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14. Voir ici plus largement les extraits donnés dans la section première de La Cuisine des écrivains, op. cit. 15. Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, op. cit., p. 231. 16. Ibid., p. 144. 17. Voir La Cuisine des écrivains, op. cit., p. 81.

RÉSUMÉS

Cuisiner quand on est écrivain consiste à mêler la littérature à l’estomac. Gastronomie et littérature se donnent, dès le XIXe siècle, comme la science nue de l’atome, de la reconquête du monde depuis une bouche qui sert à parler et à manger. Ecrire la bouche pleine, telle est la logique poétique d’écrivains pour qui, dans l’assiette, se donne le monde.

When a writer cooks, they mix up literature to the guts. Gastronomy and literature have both been seen, since the 19th Century, gastronomy and literature are sciences of the atom, of the recapture of the world from a mouth used both to speak and to eat. Writing with a full mouth is the poetics of writers for whom the world is served on a plate.

INDEX

Keywords : cuisine, writers, gastronomy, atom, sensuality, romanticism, gut literature Mots-clés : cuisine, écrivains, gastronomie, atome, sensualité, romantisme, littérature à l’estomac

AUTEURS

JOHAN FAERBER

Dans son anthologie La cuisine des écrivains, Johan Faerber, essayiste et critique littéraire, propose un savoureux voyage à travers les siècles, à la rencontre des écrivains qui ont célébré la nourriture et la boisson.

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L’autre Blaise : des Pensées de Pascal aux « Menus » de Cendrars

Augustin Voegele

Il y a […] une certaine disjonction entre manger et parler – et, plus encore, malgré les apparences, entre manger et écrire : sans doute peut-on écrire en mangeant, plus facilement que parler en mangeant, mais l’écriture transforme davantage les mots en choses capables de rivaliser avec les aliments [...]. Parler, et surtout écrire, c’est jeûner1.

1 Ces mots de Deleuze et Guattari sont relatifs à Kafka, mais prétendent, sans doute, à une portée générale sinon universelle ; ils sont représentatifs, en tout cas, de la pensée d’une certaine critique qui se plaît à peindre l’écrivain sous les traits de l’ascète. Le reniement de la chair serait ainsi le premier article de la morale artistique. Si l’idée est séduisante, on se souviendra néanmoins de l’avertissement de l’ironique Thomas Mann, dans Goethe et Tolstoï : « La nature qui ne se donne pas de peine c’est grossièreté, c’est barbarie. L’esprit qui ne se donne pas de peine c’est chose creuse et sans racines. Mais, au contraire, que l’esprit et la nature se rencontrent en se cherchant passionnément, et voici l’homme2 ».

2 Blaise Cendrars fut, sans contestation possible, un « enfant chéri de la nature3 », mais il fit, plus ardemment que personne, cet effort vers l’esprit qui sauve la chair de l’obscénité (d’ailleurs, « [q]uoi qu’il ait pu parfois prétendre, […] parce qu’il se voulait le plus fort en tout, [il] était plutôt sobre et il n’accordait à ses menus qu’une attention épisodique4 »). Certes, « [n]ez de caphornier, lèvres crevassées par les embruns, une trogne qui relève de la légende, il est l’ogre universel, trimardeur, érudit, marin, reporter, soldat, poète, passeur, aventurier gorgé de sève5 ». Mais il fut surtout un dieu animal6, un géant inspiré, un titan consumé par une constante métamorphose intime. « Je suis l’Autre7 », dit-il après Nerval ; et de fait, non seulement il fut Cendrars après avoir été Sauser, mais surtout il n’eut de cesse qu’il n’eût englouti le monde entier, dans un geste, non d’appropriation physique, mais au contraire d’altération morale. Quand il

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voyage, le corps et l’esprit sont sollicités à parts égales – et il en va de même quand il écrit, et quand il mange. Ses « Menus » sont à cet égard révélateurs. Ils peuvent être considérés comme une sorte de complicatio8 où se joue le passage (symbiotique) du cosmique à l’intime : le poète dévore le monde (du Mexique à Java en passant – entre autres – par la Floride, l’Écosse et le Japon), de telle sorte que ces menus poèmes, qui semblent à première lecture n’obéir qu’à la logique de la liste, apparaissent comme le lieu d’un glissement néo-pascalien de l’« espace » par lequel l’univers « engloutit » l’homme à l’« esprit » par lequel l’homme « comprend9 » l’univers.

Menus = poésie ?

3 Le menu commandé à « la Tite » dans L’Homme foudroyé en dit long (très long même) sur l’insatiabilité (verbale) de Cendrars : Y a-t-il moyen d’avoir une belle poularde avec des champignons à la crème ? Oui ? alors c’est parfait car, vous savez, nous l’avons plutôt sauté, en Afrique, de la barbaque de chameau, de la carne de singe et des conserves japonaises […]. Alors, nous disons, une poularde à la crème avec des champignons. Bien. Et comme poissons ? Vous avez bien des loups ? Faites-nous griller trois beaux loups. On leur passe des branches de fenouil dans les ouïes et on les fait flamber dans de la vieille chartreuse au moment de servir. Comme hors-d’œuvre, un bel étalage de coquillages, mais pas d’huîtres, ni de moules, et, pour moi, une douzaine de violets et une douzaine d’oursins. Du jambon de Parme, du fromage de tête et, si vous en avez, de ces petites saucisses corses, des rouges, qui sont puissantes. Avec ça, de ce petit vin de chez vous, dont Victor m’a parlé […] Et beaucoup de champagne, du brut. […] Voyons, où en sommes-nous de ce menu ? Du potage ? non, pas de potage. Mais une motte de beurre ! N’oubliez pas une belle motte de beurre, depuis six mois que nous en sommes réduits au karaté […] [Et] vous pourriez nous faire une bonne omelette bien baveuse, sans herbettes, sans lard, sans rien du tout, mais accompagnée d’une belle salade, bien pommée et bien blanche, et vous servirez en même temps un bon morceau de gruyère, à part, dans une assiette. Je crois que c’est tout. Mais l’omelette, ça c’est une trouvaille. Faites une omelette de douze œufs, avec un soupçon de ciboulette. Non, pas de ciboulette, des œufs, rien que des œufs […]. Diable, j’oubliais le dessert. Qu’est-ce qu’elle va pouvoir nous faire comme entremets ou comme plat doux, la Tite, une crème au chocolat, une crème renversée, un flanc ou une tarte aux prunes ?10

4 On relèvera l’explication glissée entre deux plats pour excuser cet appétit délirant : la ripaille n’est qu’une compensation après les privations imposées au poète voyageur. Après le singe, le chameau et l’huile de palme, voici revenu le temps de la poularde, du jambon de Parme et du beurre : admettons. Mais on remarquera surtout le lexique esthétique auquel Cendrars recourt. Pour être redondant et ordinaire, il n’en est pas moins signifiant : « une belle poularde » ; « trois beaux loups » ; « un bel étalage de coquillages » ; « une belle motte de beurre » ; « une belle salade ». C’est un spectacle culinaire, une parade gastronomique qu’offre ici le romancier-poète. De même que Chagall « prend une église et peint avec une église », « prend une vache et peint avec une vache11 », de même Cendrars prend une poularde et écrit avec une poularde, prend un menu et fait de la poésie avec un menu. Et si, dans les menus documentaires, il n’y a plus rien d’autre que les plats, c’est que les objets du poème sont aussi l’outil du poète ; c’est que ce sont les menus qui font la poésie, qui se font poésie (on pourrait presque voir là un ready-made poétique). « Poésie = publicité ? », s’interroge Michel Décaudin dans un article où il se réjouit que, dans la « série des “Menus” », personne n’ait « jamais pensé

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à voir de la publicité pour restaurants12 ». « Menus = poésie ? », demanderons-nous pour notre part. « Tes menus / Sont la poésie nouvelle13 », dit Blaise Cendrars à celui de ses sept oncles qui a « inventé nombre de plats doux qui portent [s]on nom14 ». On est bien évidemment tenté de faire glisser l’adjectif possessif de la deuxième à la première personne, et de conjuguer le verbe au futur. « Mes menus / Seront la poésie nouvelle », semble annoncer Cendrars, à qui Ludovic Massé, admiratif devant une telle inventivité dans la voracité, écrira : « Vous bouffez admirablement (vos menus, quels poèmes !), votre griffe ne fait pas de quartier15 ». Et, de fait, les « Menus » semblent avoir le pouvoir d’inverser la hiérarchie mimétique. Ce n’est pas le final de Kodak qu’on lit comme on parcourrait la carte d’un restaurant ; ce sont les cartes qu’on lit comme si elles étaient des poèmes de Cendrars : « il transcrit et ordonne des Menus qu’on imagine être ceux que consulte le Barnabooth de Valery Larbaud, huit menus qui font qu’après les avoir lus on lira les cartes du restaurant avec un œil de poète16 ».

Les « Menus » du Docteur Cornélius

5 Cendrars, comme Dumas et quelques autres « ogres littéraires » avant lui, est « en quête d’émotions culinaires17 » ; et ces émotions sont psychiques autant que corporelles : ce qui se joue dans l’acte alimentaire et dans l’acte d’écriture qui s’ensuit, c’est une poétisation, une sublimation du monde de la chair, qui se fait cosmos mental. Les « Menus » constituent un saisissant résumé du monde que parcourut l’Helvète cosmopolite, mais aussi de celui qu’il construisit dans ses livres, et de celui qu’il explora dans les livres des autres – en particulier dans ceux de Gustave Le Rouge. Cendrars, on s’en souvient, a voulu prouver à Gustave Le Rouge, en puisant dans son Docteur Cornélius la matière de Kodak, qu’il était poète malgré qu’il en eût18. Francis Lacassin a étudié avec une minutie nonpareille la filiation intertextuelle entre le roman de celui dont Cendrars écrivait qu’il était « un des plus gros mangeurs [qu’il ait] connu19 » et les Documentaires. Grâce à lui, on sait que, pour composer ses « Menus », Cendrars a littéralement pillé le garde-manger du Docteur Cornélius ; et qu’à moins de prendre le verbe « savourer » dans un sens figuré, il ne faut pas croire le poète-mystificateur quand il affirme : « Bien sûr que je les ai savourés, tous ces beaux menus20 ». Le premier menu, en effet, est emprunté au premier chapitre de l’épisode 17 (« Le Dément de la Maison bleue ») du roman de Le Rouge21 ; le deuxième, au chapitre II de l’épisode 1822 (« Bas les masques ») ; le troisième, au chapitre IV de l’épisode 823 (« L’Automobile fantôme ») ; le quatrième, au chapitre II de l’épisode 624 (« Les Chevaliers du chloroforme »). Curieusement, Francis Lacassin s’arrête là, et ne nous dit pas où ont été prélevés les autres menus. Il convient donc que nous comblions cette lacune. Les cinquième et sixième menus n’en font qu’un chez Le Rouge. Voici les plats que, dans le premier chapitre de l’épisode 13 (« La Fleur du sommeil »), Rapopoff propose à M. Bondonnat (nous avons mis en italique les segments reproduits tels quels par Cendrars ; entre crochets et en italique, les fragments repris et modifiés ; entre crochets, mais pas en italique, nos remarques quand les changements apportés par Cendrars sont minimes) : il y avait des ailerons de requin confits dans la saumure, des pots de grès qui renfermaient des jeunes chiens mort-nés préparés au miel – ce qui est considéré par les mandarins comme un manger fort délicat –, du vin de riz dans des bouteilles entourées de soie [violette], [des cocons de vers à soie dont on fait, paraît-il, des crèmes

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délicieuses], enfin des vers de terre salés, de l’alcool de Kawa dans une calebasse et de la confiture d’algues marines. [Ici se termine le cinquième menu chez Cendrars.] Nous allions oublier des conserves de bœuf de Chicago, des salaisons allemandes et une foule d’autres articles d’épicerie européenne dont l’énumération serait interminable. Heureusement, M. Bondonnat aperçut, dans tout ce fatras indigeste, une belle langouste et des fruits magnifiques : ananas, goyaves, nèfles du japon, noix de coco, mangues, pommes-crèmes [Cendrars supprime la ponctuation et met les pommes-crèmes au singulier], et jusqu’à [deux des fruits volumineux de l’arbre à pain, qu’il suffit de mettre au four quelques instants pour avoir un délicieux gâteau]25.

6 Le septième menu de Cendrars, par ailleurs, est celui que déguste Agénor dans le chapitre VI de l’épisode 5 du Mystérieux Docteur Cornélius (« Le Secret de l’Île des pendus ») : Entre autres raretés gastronomiques, Agénor savoura une exquise soupe à la tortue, des huîtres frites, des pattes d’ours truffées [Cendrars substitue le singulier au pluriel] et une langouste à la javanaise, qui était tout simplement une merveille26.

7 Enfin, Kodak se clôt sur un menu « sudiste » décrit par Le Rouge dans le chapitre VIII du quatrième épisode de son roman (« Les Lords de la “Main rouge” ») : Le menu était de ceux qu’on trouve fréquemment dans le Sud des États-Unis : un ragoût de crabes de rivière au piment des plus appétissants, un [cochon de lait rôti et entouré de bananes frites], des [hérissons assaisonnés au ravensara] et d’une chair aussi blanche et aussi savoureuse que celle de jeunes poulets27.

De l’œuvre entière au cœur de l’œuvre

8 Francis Lacassin note que seul le « vers » (fort bref : « Fruits ») qui conclut les « Menus » est de la main de Cendrars28 : « À l’exception du dernier, auquel Cendrars a ajouté des fruits, les “Menus” ont été entièrement composés par Le Rouge29. » Néanmoins, la section des « Menus », comme l’ensemble du recueil, « appartient autant à Cendrars qu’à Le Rouge ; autant à celui qui a fourni la matière qu’à celui qui l’a façonnée30 ». Et, autant qu’un résumé du roman de Le Rouge, ce que fournissent les « Menus », c’est une synthèse de l’œuvre poétique de Cendrars. Certes, pour Lacassin, cette coda alimentaire n’a d’autre valeur qu’anecdotique : À côté du pur divertissement auquel il s’est livré, par exemple en composant les « Menus », il a filtré la prose de Le Rouge à travers la grille de sa personnalité, et a réalisé une véritable opération alchimique en fondant dans le creuset de son inspiration personnelle, la matière brute que le romancier lui apportait31.

9 Mais doit-on, par respect pour le patient exégète, souscrire à ce jugement quelque peu hâtif ? Il nous semble au contraire que la poésie culinaire cendrarsienne n’a rien d’un divertissement, et qu’elle est le lieu d’une opération néo-pascalienne d’intégration de l’espace physique dans l’espace intellectuel. Certes, il pourrait sembler vain d’étudier la filiation entre Pascal et Cendrars pour cette seule raison, que les deux écrivains partagent, à deux siècles et demi d’intervalle, un même prénom. Mais n’oublions pas que Sauser-Cendrars s’est de lui-même baptisé Blaise. Et, si ce choix paraît motivé par un jeu paronomastique (Blaise-braise32), il pourrait aussi bien trouver son origine dans « l’admiration [de Cendrars] pour Blaise Pascal33 ». Pour Anne-Marie Jaton, d’ailleurs, les deux explications ne s’excluent pas mutuellement : « la raison essentielle de son choix est son immense admiration pour Blaise Pascal, mais Blaise est aussi braise34 ». En devenant Blaise, Freddy brûle pour renaître, et se fait béance. « Socrate avait son démon. Pascal aussi35 », lit-on dans L’Homme foudroyé ; et, dans Bourlinguer : « j’en

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profitai, sous prétexte d’aller chercher quelques cigarettes À la Civette, pour m’éclipser en abandonnant le poète à ses transes, devant son gouffre, car Reverdy comme Pascal a le sien36 ».

10 Alors qu’il peint son autoportrait en chemineau cosmique parti aux « antipodes de l’unité37 », Cendrars suit en fait le trajet inverse : des antipodes à l’unité, de la dispersion voyageuse au recueillement intime, de la découverte aventureuse à la connaissance par le gouffre38. Chez lui, l’acte gastronomique est le support ou le vecteur d’une assimilation unificatrice du cosmos apparemment éclaté : grâce à la manducation, la fédération, la fusion, l’alliance se substituent à l’éparpillement, à la dispersion, au morcellement. Les « Menus », pourtant (partant ?), ne sont guère structurés ; ils ne sont le lieu d’aucun raffinement formel. Ils sont à l’œuvre de Cendrars ce que l’ère de Planck est à notre univers ; ou plutôt, ce que le Chaos est à l’univers de la Bible. La substance y est, mais pas la structure ; la matière, mais pas la loi : « À la platitude de la liste s’oppose l’exotisme des mets et, à sa forme rudimentaire, les plats raffinés. Cendrars s’abstient de tout commentaire, livrant au lecteur ses menus de façon brute39 ». Le recueil forme de fait une liste de listes ; mais leur rôle est celui du creuset : c’est là que s’épurent et que se confondent les matières dont sont faits les poèmes de Cendrars. Les « Menus » constituent une synthèse-matrice (l’intratextualité jouant un rôle non négligeable dans le processus de la création cendrarsienne) : ils résument en quelque sorte les poèmes passés, et annoncent les poèmes à venir. Jay Bochner le pressentait d’ailleurs déjà en 1987, puisqu’il notait ceci, que « l’énumération de mets exotiques » que constituent les « Menus » s’apparente à « une mise-à-table des matières40 ».

11 Relevons donc les points de rencontre entre les « Menus » et les poèmes qui les précèdent ou les suivent. Le « Faisan de la Floride41 » du premier menu rappelle un autre vers de Kodak : « La Floride disparaît à l’horizon42 ». Le « Saumon du Rio Rouge43 » du deuxième menu fait surgir dans l’esprit du lecteur cendrarsien cet autre vers (en forme de liste) du recueil photo-documentaire : « Saumons truites arc-en-ciel anguilles44 ». Les échos et les reflets se multiplient alors. Il est question, toujours dans le deuxième menu, d’un « Jambon d’ours canadien45 ». On pense à ces deux vers, également tirés de Kodak : « Les grands clippers chargés de bois et venus du Canada ferlaient leurs voiles géantes46 » ; « Couronnes de plumes d’aigle colliers de dents de puma ou de griffes d’ours47 ». Cendrars, par ailleurs, aime les prairies. Le « Roast-beef des prairies du Minnesota48 » évoque (entre autres) les vers suivants : « D’innombrables troupeaux paissent en liberté dans les grasses prairies49 » (Kodak) ; « Hautes falaises contre les vents glacés du pôle / Au centre de fertiles prairies / Rennes élans bœufs musqués50 » (Kodak toujours). Les « Anguilles fumées51 » font écho, pour le lecteur savant, aux « conduites d’eaux envahies par les anguilles fourmis52 » dont il est question dans l’une des versions du Panama. Quant aux « Tomates de San Francisco53 », elles invitent à se souvenir des vers suivants : « San Francisco / C’est là que tu lisais l’histoire du général Suter qui a conquis la Californie aux États-Unis54 » (Le Panama ou les aventures de mes sept oncles). Il est d’ailleurs question de la Californie dans le vers suivant des « Menus » (« Pale-ale et vins de Californie55 »), le Golden State étant également évoqué par le biais d’une allusion cynégétique dans « Cucumingo », premier poème de la section « Far West », dans Kodak : « Le gibier abonde dans le canton / Le colin de Californie / Le lapin à queue de coton cottontail / Le lièvre aux longues oreilles jackass56 ».

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12 La troisième bombance s’ouvre sur un « Saumon de Winnipeg57 ». On pense au « Printemps », premier poème « nordique » de Kodak : « En bordure de la route s’étendent sur une longueur de plus de cinq milles les bois et les cultures / C’est un des plus vastes domaines du district de Winnipeg58 ». Vient ensuite un « Jambon de mouton à l’Écossaise59 » qui fait écho à plusieurs poèmes de Cendrars : au « Squaw-Wigwam » de Kodak (« La centenaire propriétaire de cet établissement se conserve comme un jambon et s’enfume et se couenne et se boucane60 »), aux « Requins » des Feuilles de route (« J’achète un mouton que je balance par-dessus bord / Le mouton nage les requins ont peur je suis volé61 »), ou encore (pour ceux qui font confiance à Kiril Kadiiski, le « découvreur » de cette ode introuvable62) à la Légende de Novgorode, de l’or gris et du silence (« Et les villas des honorables Suisses en troupeaux de fringants moutons roses descendaient à l’abreuvoir63 »).

13 Passons au quatrième banquet. Les « Kankal-Oysters64 » font écho au dernier poème de la section « Sud » de Kodak, « Oyster-Bay65 ». Les « Escargots de France vanillés au sucre66 » convoquent plusieurs souvenirs dans l’oreille du lecteur : on songe à deux vers de Kodak (« La varangue est soutenue par des colonnes de bambou / Des pieds de vanille grimpante s’enroulent tout autour67 » ; « Les étoiles fondent comme du sucre68 »), mais aussi aux Feuilles de route, où « Deux négrillons rongent une tige de canne à sucre69 ». Le menu se clôt superbement : « Desserts café whisky canadian-club70 ». On se souvient alors du « Club » de Kodak (« Je bois un cocktail au whisky puis un deuxième puis un troisième / Puis un mini-julep un milk-mother un prairy-oyster un night-cap71 ») et de la « Belle soirée » des Feuilles de route (« M. Lopart agent de change à Bruxelles gentil charmant qui me tenait tête à table ou le soir au fumoir devant une bouteille de whisky72 ») – sans oublier les « Œufs artificiels » du même recueil (« Je me rappelle que j’ai vu avant la guerre à Düsseldorf des machines à polir culotter et nuancer les grains de café / Et donner ainsi à des cafés de mauvaise qualité l’aspect des grains des cafés d’origine Jamaïque Bourbon Bornéo Arabie etc.73 »).

14 Le cinquième régal débute avec des « Ailerons de requin confits dans la saumure74 ». À nouveau, on pense aux « Requins » des Feuilles de route (« Il y a des requins dans notre sillage / Deux trois monstres qui bondissent en virant du blanc quand on leur jette des poules75 »), ainsi qu’à l’« Oyster-Bay » de Kodak (« Deux ou trois requins s’ébattent dans le sillage du yacht76 »). En guise de dessert, c’est cette fois de la « Confiture d’algues marines77 » que Cendrars propose à ses hôtes. Cette conclusion, digne des délices qui l’ont précédée, n’est pas sans rappeler tel vers du Panama (« Ta femme s’est remariée depuis avec un riche fabricant de confitures78 »), ou ce passage de Kodak, emprunté mot pour mot à Gustave Le Rouge : » La cargaison se compose de porcelaines venues de la grande île de Nippon / De nids d’hirondelles récoltés dans les cavernes de Sumatra / D’holothuries / De confitures de gingembre79 ».

15 Les « Conserves de bœuf de Chicago80 » que le poète sert en guise d’amuse-bouche aux invités de son sixième dîner scintillent de mille reflets intratextuels. Ce plat somme toute peu extraordinaire fait surgir la vision de « prés » où « [i]l y a quelques animaux […] / des bœufs à longues cornes des chevaux maigres à allure de moustang et des taureaux zébus81 » (Feuilles de route). On entend aussi le chant ou le cri des animaux eux- mêmes, le « mugissement lointain des grands troupeaux de bœufs dans les pâturages82 » (Kodak). Mais ce n’est pas l’aliment seul qui éveille des échos intratextuels, c’est aussi le conditionnement : on rêve aux « cercueils de Malmoë remplis de boîtes de conserve83 » de la Prose du Transsibérien, ou à ce navire où l’on « danse avec les genoux dans les

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pelures d’orange et les boîtes de conserve vides84 ». Quant à Chicago, c’est une ville que Cendrars aime à évoquer, surtout dans les passages alimentaires de ses poèmes : « Je suis chef au Club-Hôtel de Chicago / J’ai 400 gâte-sauces sous mes ordres / Mais je n’aime pas la cuisine des Yankees85 » (Le Panama) ; « On n’arrête pas d’embarquer du café / Les sacs vont, vont et vont sur les monte-charge continus et tombent à fond de cale comme les porcs gonflés de Chicago86 » (Feuilles de route). Un peu plus tard, le poète-gastronome propose des fruits aux convives : « Ananas goyaves nèfles du Japon noix de coco mangues87 ». Du Japon, il était déjà question dans la Prose du Transsibérien : « Nous ne pouvons pas aller au Japon / Viens au Mexique88 ! » On pense aussi aux « paquebots en partance pour le Klondyke le Japon et les Grandes Indes89 » de Kodak. Les ananas, eux, viennent de ces « vergers [qui] regorgent de fruits poires pommes raisins ananas figues oranges90 » (Kodak encore). Ils rappellent aussi une cocasse « partie de polo dans le champ d’ananas91 » (Le Panama) – tandis que les noix de coco ressuscitent une scène non moins burlesque : « Les tromblons tirent à noix de coco92 » (Dix-neuf poèmes élastiques).

16 Les « huîtres frites93 » du septième festin évoquent les « grappes d’huîtres empoisonnées » qui recouvrent les « racines enchevêtrées » des « grands palétuviers94 » dans « Vomito Negro » (Kodak). Suit une prometteuse « Langouste à la Javanaise95 » où l’on entend une rumeur transsibérienne (« Elles ont nom du Phénix, des Marquises / Bornéo et Java / Et Célèbes à la forme d’un chat96 »).

17 La dernière agape est digne des précédentes. L’amphitryon y sert pour commencer un « [r]agoût de crabes de rivière au piment97 » qui n’est pas sans réveiller le souvenir de tel « panier de crabes épineux et fantasques98 » (Kodak), ou ces mares où « [l]es hideux crabes écarlates s’ébattent autour des caïmans endormis99 » (Kodak à nouveau). Et le plat de résistance – un « Cochon de lait entouré de bananes frites100 » – est lui aussi intratextuellement substantiel : on songe à des « régimes de bananes [qui] flottent à vau-l’eau101 » (Feuilles de route), à des « fruits du pays mamans bananes oranges de Bahia102 » (Feuilles de route encore), et bien sûr à ce « nourrisson » qui « se pend et fait gicler un grand sein de négresse abondant et gommeux comme un régime de bananes103 » (Feuilles de route toujours).

Comprendre l’univers, et l’engloutir

18 Les « Menus », on l’a compris, constituent d’abord une miniature de Kodak, c’est-à-dire la miniature d’une miniature, le volume se voulant l’hypostase quintessenciée du Mystérieux Docteur Cornélius de Le Rouge. Mais le recueil documentaire n’est que le premier des cercles concentriques qui émanent des « Menus » : ce qui est contenu là en germe, c’est, plus généralement, toute la poésie de Cendrars (et même sans doute toute son œuvre, poétique comme romanesque et viatique, mais la place nous manque ici pour l’établir). D’ailleurs, si Cendrars n’a pas écrit les « Menus », il les a choisis : et cette opération de sélection (de censure ?) est en soi révélatrice.

19 Reste cette question : pourquoi ce choix d’une forme alimentaire ? C’est que les « Menus » sont le lieu d’un geste eucharistique. En consommant la chair du monde, le poète renouvelle l’unité cosmique. On pourrait presque dire, d’ailleurs, que ce sont les poèmes – et non le poète – qui absorbent la matière universelle pour en régénérer l’unité ; ou, mieux encore, que les « Menus » recueillent et apparient les morceaux épars de la substance verbale. On pourrait proposer alors une comparaison entre l’efficacité

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du repas, au cours duquel le poète s’incorpore l’univers, et la puissance du menu, où c’est la poésie qui s’assimile le cosmos logique : il y aurait de la sorte une relation analogique entre la « logique du texte » et la « logique du sens104 » (ou, plus radicalement, du référent).

20 Seulement, il arrive que le texte et le sens, le livre et le monde, la lettre et l’esprit se chevauchent, et c’est alors que le poète, au péril de sa raison sinon de sa vie, accomplit pleinement son destin d’ogre mystique : « La calligraphie maya est un des plus anciens systèmes d’écriture du globe et quand on déroule ce papyrus on a réellement devant les yeux le Miroir de l’univers. Vouloir le déchiffrer c’est vouloir s’hypnotiser, et le lire, le manger. “Manger le livre”, cette plus haute opération de la magie blanche. Après, on est Dieu. Ou fou105 », écrit Cendrars dans L’Homme foudroyé. Déchiffrer l’univers, refléter le monde, avaler le cosmos, absorber le livre… autant de formules qui, désignant une seule opération, renvoient à deux équations : manger = réfléchir (dans les deux sens du terme) ; et univers = livre. Aussi ne peut-on que souscrire aux propos de Marie-France Borot quand elle affirme que « manger de l’écriture cendrarsienne, cet incendie, c’est manger du feu106 ». Et lire ces poèmes laconiques, inétendus que sont les « Menus », ce n’est pas seulement dévorer tout Cendrars en trente-huit vers ; c’est aussi, c’est surtout comprendre l’univers, et l’engloutir.

NOTES

1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 36. 2. Thomas Mann, Goethe et Tolstoï [Goethe und Tolstoi, 1922], traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte, Paris, Payot et Rivages, 1999, p. 113. 3. Idem. 4. Raymond Dumay, « Blaise Cendrars à Port-Enfance », dans Revue des Deux Mondes, avril‑mai‑juin 1970, p. 642. 5. Voir Patrice Delbourg, L’Odyssée Cendrars, Paris, Écriture, 2010, p. 218. 6. Sur cette notion, voir Thomas Mann, Goethe et Tolstoï, op.cit., notamment p. 117. 7. Sur le sujet, voir Jean-Carlo Flückiger (dir.), Continent Cendrars, numéro 11 : « Je suis l’autre », Paris, Champion, 2004. 8. Par complicatio, nous entendons une matrice dans laquelle sont enveloppés les éléments constitutifs de l’œuvre à venir. Pour la genèse et l’archéologie de ce concept, voir Régis Lécu, « Contraction et expression chez Nicolas de Cues et Giordano Bruno », dans David Larre et Dominique de Courcelles (dir.), Nicolas de Cues, penseur et artisan de l’unité : conjectures, concorde, coïncidence des opposés, , ENS Éditions, 2005, p. 111-130. 9. Voir Blaise Pascal, Pensées, édition de Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 2004, fragment 104, p. 106 : « par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. » 10. Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé, Paris, Denoël, 1945, p. 72‑73. 11. Blaise Cendrars, « Portrait », dans Dix-neuf poèmes élastiques [1919], dans Tout autour d’aujourd’hui, I : Poésies complètes, Paris, Denoël, 2005, p. 72.

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12. Michel Décaudin, « Cendrars et la publicité », dans Monique Chefdor (dir.), La Fable du lieu : études sur Blaise Cendrars, Paris, Champion, 1999, p. 167‑180, p. 178. 13. Certes, dans l’un des brouillons, la formule est un peu moins abrupte : « Et tes menus inspirent les poètes nouveaux ». Voir Blaise Cendrars, Poésies complètes, p. 356. 14. Blaise Cendrars, Le Panama ou les aventures de mes sept oncles [1918], dans Poésies complètes, p. 53. 15. Lettre de Ludovic Massé à Blaise Cendrars. Cité dans Bernadette Truno, Ludovic Massé : un aristocrate du peuple, Perpignan, Mare Nostrum éditions, 1996, p. 151. 16. Robert Sabatier, Histoire de la poésie française XXe siècle, volume 2, Paris, Albin Michel, 1982, p. 88. 17. Nikol Dziub, « Nourritures vagabondes et littéraires dans les voyages romantiques en Andalousie », dans Florence Fix (dir.), Manger et être mangé. L’Alimentation et ses récits, Paris, Orizons, « Comparaisons », 2016, p. 147. 18. Voir à ce sujet l’article de Francis Lacassin, « Les Poèmes du Docteur Cornélius », dans Gustave Le Rouge, Le Mystérieux Docteur Cornélius et autres textes, Paris, Laffont, « Bouquins », 1986, p. 1183-1247. 19. Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé, p. 214. 20. Blaise Cendrars, « Entretien septième », dans Blaise Cendrars vous parle [1952], propos recueillis par Michel Manoll, dans Tout autour d’aujourd’hui, XV, Paris, Denoël, 2006, p. 120. 21. Voir Gustave Le Rouge, Le Mystérieux Docteur Cornélius [1912‑1913], p. 693. 22. Ibid., p. 738. 23. Ibid., p. 354. 24. Ibid., p. 265. 25. Ibid., p. 541. Voici le texte des menus V et VI : « Ailerons de requin confits dans la saumure / Jeunes chiens mort-nés préparés au miel / Vin de riz aux violettes / Crème au cocon de ver à soie / Vers de terre salés et alcool de Kawa / Confiture d’algues marines » ; « Conserves de bœuf de Chicago et salaisons allemandes / Langouste / Ananas goyaves nèfles du Japon noix de coco mangues pomme-crème / Fruits de l’arbre à pain cuits au four ». 26. Ibid., p. 243. Voici le texte du septième menu : « Soupe à la tortue / Huîtres frites / Patte d’ours truffée / Langouste à la Javanaise ». 27. Ibid., p. 205. Voici le texte du huitième et dernier menu : « Ragoût de crabes de rivière au piment / Cochon de lait entouré de bananes frites / Hérisson au ravensara / Fruits ». 28. Voir Francis Lacassin, « Les Poèmes du Docteur Cornélius », p. 1187‑1189. 29. Ibid., p. 1190. 30. Ibid., p. 1195. 31. Francis Lacassin, « Gustave Le Rouge : le gourou secret de Blaise Cendrars », dans Europe, n° 566, juin 1976, p. 71‑93, p. 83. 32. Si Sauser est devenu Cendrars, c’est parce qu’« écrire, c’est brûler vif, mais c’est aussi renaître de ses cendres ». Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé, p. 13. 33. La fille du poète souligne également que Saint-Blaise est le nom du « petit port proche de Neuchâtel d’où Freddy s’embarquait sur un voilier pour braver les vents contraires ». Voir Miriam Cendrars, Blaise Cendrars : la vie, le verbe, l’écriture, Paris, Denoël, 2006, p. 256. 34. Anne-Marie Jaton, Blaise Cendrars, Genève, Éditions de l’Unicorne, 1991, p. 34. 35. Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé, p. 301. 36. Blaise Cendrars, Bourlinguer, Paris, Denöel, 1948, p. 356. On peut également citer ce passage de J’ai vu mourir Fernand Léger, où Cendrars évoque avec émotion la vallée de Chevreuse : « Nous roulions entre chien et loup dans la lumière louche du crépuscule en éventail à l’orée des bois et des crêtes que traverse cette mauvaise route du Christ-de-Sarclay, après avoir longé l’interminable grille semée de pièges à loup et de pétards de l’usine où se fabrique la bombe atomique et où Blaise Pascal allait méditer et prier dans la solitude, un des paysages les plus

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jansénistes de la tragique vallée de Chevreuse, banlieue qui avait tant séduit Léger ». Blaise Cendrars, J’ai vu mourir Fernand Léger [1957], dans Tout autour d’aujourd’hui, XV, p. 313. 37. Voir Blaise Cendrars, L’Eubage, aux antipodes de l’unité, Paris, Au sans pareil, 1926. 38. Nous paraphrasons Henri Michaux (Connaissance par les gouffres, Paris, Gallimard, 1961). 39. Gérard Ferasse, Usages du livre, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2016, p. 70. 40. Jay Bochner, « Vol d’Amérique », in Claude Leroy (dir.), Le Premier Siècle de Cendrars : 1887-1987, Paris, Centre de sémiotique textuelle de l’Université Paris X, 1987, p. 177. 41. Blaise Cendrars, « Menus », dans Kodak (documentaire) [1924], dans Poésies complètes, p. 174. 42. Blaise Cendrars, « Oyster-Bay », dans Kodak, p. 158. 43. Blaise Cendrars, « Menus », p. 174. 44. Blaise Cendrars, « Pêche et chasse », dans Kodak, p. 160. 45. Blaise Cendrars, « Menus », p. 174. 46. Blaise Cendrars, « Sur l’Hudson », dans Kodak, p. 142. 47. Blaise Cendrars, « Squaw-Wigwam », dans Kodak, p. 149. 48. Blaise Cendrars, « Menus », p. 174. 49. Blaise Cendrars, « Cucumingo », dans Kodak, p. 146. 50. Blaise Cendrars, « Terres aléoutiennes », dans Kodak, p. 151. 51. Blaise Cendrars, « Menus », p. 174. 52. Blaise Cendrars, « Ms 1 du Panama », voir Poésies complètes, p. 357. 53. Blaise Cendrars, « Menus », p. 174. 54. Blaise Cendrars, Le Panama ou les aventures de mes sept oncles, p. 46. 55. Blaise Cendrars, « Menus », p. 174. 56. Blaise Cendrars, « Cucumingo », dans Kodak, p. 146. 57. Blaise Cendrars, « Menus », p. 174. 58. Blaise Cendrars, « Le Nord », dans Kodak, p. 159. 59. Blaise Cendrars, « Menus », p. 174. 60. Blaise Cendrars, « Squaw-Wigwam », dans Kodak, p. 149. 61. Blaise Cendrars, « Requins », dans « III. » [1927‑1928], dans Feuilles de route, in Poésies complètes, p. 246. 62. Résumons en deux mots le développement de l’« affaire de la Légende de Novgorode ». Dès 1913, Blaise Cendrars fait figurer dans sa bibliographie une introuvable Légende de Novgorode, de l’or gris et du silence. Pendant huit décennies, nulle trace de l’œuvre : la critique est à peu près unanime pour estimer que Cendrars a mystifié ses lecteurs, et qu’il a inventé une œuvre-fantôme. Et pourtant, en 1995, Kiril Kadiiski, poète et diplomate bulgare, exhume à Sofia un exemplaire de la Légende en tous points conforme (ou peu s’en faut) à la description physique que Cendrars a donné de la plaquette. Seulement, le poème que Kiril Kadiiski « découvre » est étrangement prémonitoire, et jalonné de déroutants « anachronismes ». S’agit-il d’un faux ? Aucun des experts (typographes, linguistes, historiens) qui se sont penchés sur la question n’a pu apporter d’argument décisif prouvant l’authenticité ou l’inauthenticité de la plaquette. 63. Blaise Cendrars, La Légende de Novgorode, de l’or gris et du silence [1909 ( ?)/1996], dans Poésies complètes, p. 325. 64. Blaise Cendrars, « Menus », p. 174. 65. Blaise Cendrars, « Oyster-Bay », dans Kodak, p. 158. 66. Blaise Cendrars, « Menus », p. 174. 67. Blaise Cendrars, « Bungalow », dans Kodak, p. 154. 68. Blaise Cendrars, « Amolli », dans Kodak, p. 166. D’après Francis Lacassin, ce vers, qui n’est pas emprunté à Le Rouge, est le plus cendrarsien du recueil. Voir « Les Poèmes du Docteur Cornélius », p. 1189. 69. Blaise Cendrars, « Menu fretin », dans « II. São Paulo » [1926], dans Feuilles de route, p. 232. 70. Blaise Cendrars, « Menus », p. 174.

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71. Blaise Cendrars, « Club », dans Kodak, p. 148. 72. Blaise Cendrars, « Belle soirée », dans « I. Le Formose » [1924], dans Feuilles de route, p. 214. 73. Blaise Cendrars, « Œufs artificiels », dans « I. Le Formose », dans Feuilles de route, p. 199. 74. Blaise Cendrars, « Menus », p. 175. 75. Blaise Cendrars, « Requins », dans « III. », dans Feuilles de route, p. 246. 76. Blaise Cendrars, « Oyster-Bay », dans Kodak, p. 158. 77. Blaise Cendrars, « Menus », p. 175. 78. Blaise Cendrars, Le Panama ou les aventures de mes sept oncles, p. 47. 79. Blaise Cendrars, « Victuailles », dans Kodak, p. 162. 80. Blaise Cendrars, « Menus », p. 175. 81. Blaise Cendrars, « Ignorance », dans « I. Le Formose », dans Feuilles de route, p. 227. 82. Blaise Cendrars, « L’Oiseau-moqueur », dans Kodak, p. 147. 83. Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France [1913], dans Poésies complètes, p. 21. 84. Blaise Cendrars, Le Panama ou les aventures de mes sept oncles, p. 48. 85. Ibid., p. 52. 86. Blaise Cendrars, « Retard », dans « III. », dans Feuilles de route, p. 236. 87. Blaise Cendrars, « Menus », p. 175. 88. Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, p. 27. 89. Blaise Cendrars, « Vancouver », dans Kodak, p. 150. 90. Blaise Cendrars, « Cucumingo », dans Kodak, p. 146. 91. Blaise Cendrars, Le Panama ou les aventures de mes sept oncles, p. 56. 92. Blaise Cendrars, « Hamac », dans Dix-neuf poèmes élastiques, p. 77. 93. Blaise Cendrars, « Menus », p. 175. 94. Blaise Cendrars, « Vomito Negro », dans Kodak, p. 155. 95. Blaise Cendrars, « Menus », p. 175. 96. Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, p. 27. 97. Blaise Cendrars, « Menus », p. 175. 98. Blaise Cendrars, « Hatôuara », dans Kodak, p. 165. 99. Blaise Cendrars, « Vomito Negro », dans Kodak, p. 156. 100. Blaise Cendrars, « Menus », p. 175. 101. Blaise Cendrars, « À tribord », dans « I. Le Formose », dans Feuilles de route, p. 219. 102. Blaise Cendrars, « Dîner en ville », dans « III. », dans Feuilles de route, p. 238. 103. Blaise Cendrars, « Nourrices et sports », dans « III. », dans Feuilles de route, p. 242. 104. Voir Jacqueline Bernard-Billiez, La Génération du texte cendrarsien : poétique et sémiotique du texte fragmentaire, thèse d’État, Université Grenoble III, 1993, 3 volumes. 105. Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé, p. 324. 106. Marie-France Borot, « L’énigmatique objet du désir de Manuel de Seabra », dans Claude Leroy (dir.), Blaise Cendrars : portraits de l’artiste, Paris, Minard, 2003, p. 199-209, p. 208.

RÉSUMÉS

Les « Menus » de Cendrars peuvent être considérés comme une sorte de complicatio où se joue le passage du cosmique à l’intime : le poète dévore le monde, de telle sorte que ces menus poèmes, qui

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semblent à première lecture n’obéir qu’à la logique de la liste, apparaissent comme le lieu d’un glissement néo-pascalien de l’« espace » par lequel l’univers « engloutit » l’homme à l’« esprit » par lequel l’homme « comprend » l’univers.

Blaise Cendrars’ « Menus » may be seen as a kind of « complicatio » leading from the cosmic to the personal : the poet eats up the world, in such a manner that these menus poèmes, that may seem at first mere lists, are to be interpreted as neo-pascalian loci where « space » « swallowing up » man gives way to the « spirit » allowing man to « size up » the universe.

INDEX

Mots-clés : dévoration, poésie Keywords : eating up, poetry

AUTEURS

AUGUSTIN VOEGELE Docteur en littérature française, titulaire du Diplôme Supérieur de concertiste (piano) de l’École Normale de Musique de Paris, lauréat du Prix de thèse 2017 des universités d’Alsace et récipiendaire du Prix 2017 de la Fondation Catherine Gide et de la Fondation des Treilles, Augustin Voegele est actuellement ATER à l’Université de Lorraine. Il est notamment l’auteur de deux essais : Morales de la fiction (2016) et De l’unanimisme au fantastique. Jules Romains devant l’extraordinaire (2019).

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Le banquet des Valeureux (Albert Cohen, Mangeclous)

Alain Schaffner

1 L’œuvre d’Albert Cohen fait une très large place à la cuisine et à la description de sa préparation et de ses résultats. Beaucoup d’œuvres dans la littérature française parlent de la cuisine (celles de Zola ou de Proust par exemple, ou plus récemment celle de Paul Fournel), mais peu consacrent autant de pages à la nourriture préparée (occidentale ou orientale) ou à ses modes de préparation, qu’il s’agisse de la moussaka, de la boutargue, du cou d’oie farcie ou du mastari, fameux plat à base de pis de vache. En témoigne le fait qu’en 2015 ont paru concurremment deux livres portant sur le sujet : l’un est la savante et réjouissante étude de Claudine Nacache-Ruimi intitulée Albert Cohen, une poétique de la table1. L’autre, intitulé À table avec Albert Cohen2 est tout simplement un recueil de recettes de cuisine d’Albert Cohen trouvées dans les romans (ou déduites d’eux), recueil établi et préfacé par Henri Béhar. Rien de commun entre ces deux ouvrages sinon la « table » qu’on trouve en titre : l’un se lit et se médite (celui de Claudine Ruimi), l’autre se cuisine et se savoure (celui d’Henri Béhar).

2 Dans le cycle romanesque d’Albert Cohen, publié entre 1930 et 1969, et composé de quatre romans : Solal (1930), Mangeclous (1938), Belle du Seigneur (1968) et Les Valeureux (1969)3, figurent cinq personnages hauts en couleur, qui se sont eux-mêmes nommés « les Valeureux de France ». Juifs originaires de l’île grecque de Céphalonie, ils se rattachent à la branche française de la famille Solal tandis que leur cousin, nommé Solal des Solal ou plus simplement Solal, appartient à la branche espagnole. Solal, sous- secrétaire général à la SDN, est un modèle de réussite en Occident tandis que ses cinq cousins orientaux : Mangeclous, faux avocat, Bey des Menteurs et beau parleur ; Saltiel, petit oncle aimant mais naïf ; Salomon, innocent au grand cœur ; Michaël, janissaire séducteur ; Mattathias, sorte d’Harpagon céphalonien, ont conservé des manières très orientales, exubérantes et parfois burlesques qui lui font honte. Les Valeureux sont pour ainsi dire la part refoulée de l’identité de Solal, juif occidentalisé et intégré. Parmi les Valeureux, Mangeclous est le plus grand amateur de cuisine, qu’il s’agisse de la consommer ou de la préparer (dans le passage du banquet, il demande « des recettes culinaires au maître d’hôtel » [M, 598]).

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3 Dans l’œuvre de Cohen, l’amour de la vie des Valeureux, ce qui fait justement leur « valeur », c’est leur joie de vivre qui prend souvent une forme directement gastronomique ou plus largement alimentaire. Le surnom de Mangeclous est d’ailleurs lié à son phénoménal appétit : « On l’appelait Mangeclous parce que, prétendait-il avec le sourire sardonique qui lui était coutumier, il avait en son enfance dévoré une dizaine de vis pour calmer son inexorable faim. » (M, 436-7). On reconnaît dans la description de cet exploit une filiation rabelaisienne que le récit de la naissance de Mangeclous dans Les Valeureux vient confirmer : « Or donc, sortant de l’honorable panse de ma dame-mère, ma première pensée fut de demander à la sage-femme s’il y avait quelque chose de bon à manger dehors. Elle me répondit que non. Alors je rentre, m’écriai-je […] » (V, 817). On se souvient en parallèle de la naissance de Gargantua dans le roman du même nom, proclamant quant à lui sa soif démesurée (« À boire, à boire ! ») et aussitôt nommé, d’après la première parole de son père Grandgousier (nom signifiant « grand gosier ») « Que grande tu l’as » (sous-entendu : la gorge) », en vertu nous dit Rabelais « de la coutume des anciens Hébreux »4. L’attention extrême que porte Mangeclous à la fois à la préparation et à l’ingestion de nourriture se manifeste en de nombreuses occasions, évoquant le personnage de conte de fées. Il n’hésite d’ailleurs pas à faire jeûner sa nombreuse progéniture tout en se repaissant devant elle de nombreuses moussakas ou confitures mangées à la louche à même le pot : « Les petits, affamés et roulés, restèrent debout à contempler l’ogre qui, deux fourchettes dans chaque main, mangeait affectueusement des saucisses de bœuf, du fromage fumé, de la rate au vinaigre et, délicate fantaisie et scherzo final, une salade d’yeux d’agneaux […] » (M, 412).

4 Cependant, ces plaisirs solitaires laissent toujours affleurer, chez Mangeclous, la culpabilité, selon ses propres termes, de ce « paltoquet juif mangeant beaucoup pour se consoler de n’être rien » (M, 440). La gloutonnerie égoïste a toujours quelque chose de triste et d’illégitime. La boulimie risque alors d’apparaître, comme c’est souvent le cas dans les romans d’Albert Cohen, comme un symptôme de la neurasthénie.

5 C’est pourquoi Mangeclous préfère à tout régal confidentiel ce qu’il appelle les « mangements », c’est-à-dire les repas pris en commun. Frugaux ou abondants, ils sont partagés dans une communauté qui se réduit le plus souvent aux seuls Valeureux et qui soude leur fraternité. Dans Solal (chap. II), la conversation se déroule autour d’un verre d’eau d’abricot offert par Salomon et de graines de courge données par Mattathias. Dans Belle du Seigneur (chap. XXV), c’est en se faisant passer pour un « envoyé plénipotentiaire en mangerie » auprès de M. Deume que Mangeclous réussit à lui faire partager un repas improvisé, qu’il cuisine lui-même, jetant ainsi une passerelle culinaire entre l’Orient et l’Occident : « Faces luisantes, les deux convives burent fort et se régalèrent de cassoulet et de tripes, joyeusement les alternant, force sourires échangeant, gaillardement chantant et amitié éternelle se jurant »5.

6 Dans Mangeclous, les scènes de réjouissance culinaire sont particulièrement développées. À l’appel de la cloche du dîner, sur le bateau qui le conduit vers Athènes avec ses amis (on est au chapitre XI), Mangeclous, personnage un peu cyclothymique, échappe soudain à toutes ses idées noires et retrouve une prodigieuse vitalité : [Les Valeureux] mangèrent de bon appétit, bouches bien ouvertes et langues claquantes, s’engagèrent poliment les uns les autres à reprendre de ces magnifiques hors d’œuvre. Quant aux pâtes à l’italienne qui suivirent, Mangeclous les trouva si charmantes qu’il en fit une razzia dans l’assiette de Salomon.

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« C’est pour ton bien dit-il. Comprends-tu, ô le plus petit géant du monde visible à l’œil nu, ton tuyau digestif est si petit que les macaronis ne sauraient y pénétrer et que c’est ton œsophage qui entrerait dans le macaroni, ce qui amènerait ton décès par subrogation suffocatoire. » Et il s’enfila d’infinis macaronis aux tomates en fredonnant une sautillante marche militaire et en battant la mesure avec ses orteils nus qu’il savait faire claquer comme des castagnettes. Puis il se délecta d’une grande et grasse côtelette de veau dont il croqua l’os. […] [I]l prit cinq tranches de gâteau lorsque vint son tour. (M, XI, 441-442)

7 L’émulation collective est manifeste, l’individu s’oublie dans l’exaltation commune (même si Mangeclous n’oublie jamais de penser à lui), l’identité des Valeureux se fond dans un bien être partagé manifesté par l’usage réitéré du pronom « on » : « L’heure était exquise. On croquait des pistaches salées. On mangeait des œufs durs, on buvait de nombreuses chopes de bière perlées de buée et, délice suprême, on faisait des projets tandis que les crêtes des vagues scintillaient sous la lune […] » (M, XII, 444)

8 Les mangements des Valeureux atteignent dans le roman une sorte de paroxysme lors du banquet offert par Solal à ses cinq cousins. Nous sommes au chapitre XXXV de Mangeclous, en mars 1935 ou 1936 (la chronologie du cycle est un peu flottante dans le raccordement de la fin de Mangeclous au début de Belle du Seigneur). Solal, qui occupe un poste très élevé à la SDN a invité à dîner ses cinq cousins, dont il a un peu honte, pour leur faire plaisir, et il tâche de se conformer à leurs mirifiques attentes. Le dîner a lieu dans la salle à manger privée de sa suite à l’hôtel Ritz de Genève6. En ce qui concerne la cuisine on est naturellement ici moins dans la confection des plats (Mangeclous apparaît en cuisinier dans bien d’autres passages de l’œuvre) que dans la dégustation, voire l’engloutissement (il est explicitement désigné comme un « ogre »). Ce morceau de bravoure fait environ cinq pages (M, 596-601).

9 C’est d’abord l’entrée des Valeureux dans la salle à manger privée où Mangeclous encore calme doit, nous dit-on, se retenir à la lecture du menu « pour ne pas pousser les rugissements du lion de la Métro-Goldwin-Mayer » (M, 596). Suit un temps d’attente assez long où Salomon voulant bien faire prie Solal, sans la moindre ironie, de partager leur « modeste repas » (M, 596). Il décline l’invitation mais restera comme observateur, à fumer près de la fenêtre. Mangeclous, lui, n’en pouvant plus d’attendre, dévore de petits pains briochés. Finalement, le service commence, fait par trois domestiques « élégants et silencieux » (M, 597) tandis qu’un orchestre joue une valse viennoise : « Le Beau Danube bleu ». Au début les Valeureux se comportent bien « avec des timidités ravies et des échanges de courtoisies » (M, 597). Mais « lorsque les vins eurent agi, ils se passèrent de fourchettes, se débarrassèrent des serviettes et de toutes inutiles gracieusetés » (M, 597). Le Bey des Menteurs se relâche alors : Mangeclous alla jusqu’à ôter sa redingote et ses souliers ferrés pour être plus à son aise. […] Puis il attaqua le cassoulet. Les pieds nus et le torse fort poilu, il se réjouit à la limite de la réjouissance, faisant force claquements de langue et divers bruits de lèvres et frappant son assiette avec sa fourchette et interpellant le maître d’hôtel et criant que jamais il n’avait mangé aussi bien et rotant et discutant tout en se nourrissant […] et enfournant subrepticement dans ses poches biscuits et petits fours qui feraient la joie de sa progéniture [...] et racontant des histoires infinies et chantant à tue-tête que la vie était belle et s’empiffrant des deux mains. (M, 597-598)

10 La liste des entorses faites par les convives aux convenances serait longue. Tous parlent fort, sauf Michaël qui se contente d’engloutir avec application, et le faux avocat finit

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par se mettre à danser : « Parfois Mangeclous se levait et, tenant dans sa main un pilon de poulet ou une tranche de pâté, dansait virginalement au son du Beau Danube bleu, sans s’arrêter de manger. » (M, 598)

11 L’excitation monte, les Valeureux sont « déchaînés » et le texte devient hyperbolique. Mangeclous, machinalement, « engouffre presque sans mâcher », « si bien qu’à deux reprises, assommé par tant d’ingurgitations, il tomba dans une sorte de coma dont on le sortit en lui faisant respirer du poivre en poudre » (M, 599). Après avoir consommé en cinq minutes un plat supplémentaire rien que pour lui (douze œufs frits à l’espagnole avec marmelade d’orange et café au lait), « il émit un rot de bien être qui commença par un beuglement de bœuf et se termina en languide gémissement voluptueux » (M, 599) juste après une mélodie d’un autre genre, émanant de Mattathias, qui s’était bourré de bicarbonate de soude « qui le faisait enfler et avait des conséquences si sonores que Mangeclous en eût été jaloux s’il en avait eu le temps » (M, 599). Les codes de bonnes manières sont bien loin, et on constate qu’un abus des produits culinaires provoque chez eux les effets d’une drogue.

12 Comme il se doit chez les Valeureux qui sont avant tout des êtres de parole, la gastronomie se voit transmuée en ces paroles dont Mangeclous est le maître : il fait d’abord à Solal le récit d’invraisemblables histoires de Salomon pour s’attirer ses bonnes grâces ; puis il s’adresse à chacun des Valeureux pour les exhorter à manger en leur expliquant qu’un tel dîner est unique dans leur histoire et même dans celle de l’humanité. Enfin il improvise le discours de remerciement à Solal qui fait à sa façon la transition entre cuisine et littérature. Mangeclous remercie en effet le sous-secrétaire général de lui avoir donné l’occasion de n’avoir plus faim, porte un toast à la Société des Nations (SDN) transfigurée en Satisfaction des Nourris et Satiété du Nombril et Saturation de Nouilles. À la magnificence et à la profusion de la cuisine (occidentale ici pour l’essentiel) correspond la grandiloquence du discours oriental : « Seigneur amphitryon, dispensateur de voluptés alimentaires et de festins gustatifs de la langue et du gosier, je n’oublierai jamais ce grand jour où j’ai absorbé, résorbé, avalé, croqué, grignoté, dévoré, goûté, happé, gobé, bâfré, consommé jusqu’à gonflement dangereux des parois stomacales et dilatation suprême ! […] Certes, je m’en suis glissé en mon tuyau digestif, et mon estomac en restera farci jusqu’à la fin de ses jours. En un mot comme en cent, seigneur Solal, on m’apporterait un œuf frit en ce moment, eh bien, je le jure sur les restes incomestibles et sacrés de ma chère mère, je le refuserais ! […] Au nom de mon estomac adoré, merci ! » (M, 599-600).

13 Mais le parjure est proche : Il s’arrêta comme surpris. On l’interrogea. « J’ai faim », dit-il sombrement. (M, 600)

14 Le passage final du texte donne lieu aux sentiments partagés de Saltiel envers Mangeclous (honte de son comportement et admiration envers son appétit) ainsi qu’à une proposition inattendue de Mattathias l’avare (qui n’est jamais bien loin, dans l’œuvre, du stéréotype antisémite) : « Seigneur, la prochaine fois que vous voudrez nous inviter à un festin, donnez-nous plutôt la contre-valeur en espèces et nous nous arrangerons au mieux de nos intérêts. » (M, 600). Solal sort sans répondre et l’épisode s’achève ainsi.

15 Quelle est la signification de ces débordements culinaires, qui ne semblent avoir aucune fonction particulière dans l’intrigue sinon de donner lieu à une « pause déjeuner » ?

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16 D’abord, on constate que Mangeclous y éclate de vitalité face à un Solal fantomatique qui, très préoccupé par ses projets de conquête amoureuse (le chapitre précédent était consacré à une de ses visites dans la maison d’Ariane), « paraissait engourdi, vivant à demi seulement » (M, 596). Quant à Mangeclous, « il vivait entièrement et se maîtrisait pour ne pas clamer son impatience » (M, 596). On retrouve dans ce festin offert tous les traits du banquet rabelaisien, tels que les décrivait Mikhaïl Bakhtine : « La puissante tendance à l’abondance et à l’universalité est présente dans chacune des images du boire et du manger que nous présente Rabelais, elle détermine la mise en forme de ces images, leur hyperbolisme positif, leur ton triomphal et joyeux »7. Dans un article de 1996 portant justement le titre de « Jouissances et réjouissances », Catherine Milkovitch- Rioux soulignait l’enracinement rabelaisien de l’œuvre de Cohen8. Les exemples de cette vitalité extraordinaire qui anime non seulement Mangeclous mais également les autres Valeureux sont nombreux dans le passage (ils parlent fort, rient, chantent à tue- tête, dansent, etc.)

17 Comme dans cet épisode de la guerre picrocholine où Grandgousier organise un festin pour le retour de Gargantua, comme dans le banquet des Gastrolastres du Quart livre, on trouve dans Mangeclous une interminable énumération de plats qu’il serait fastidieux de reprendre ici : « Soixante hors d’œuvre […], douze soles à la normande […], quinze plats froids à noms merveilleux […]. De plus furent roulés sur des tables de cristal des mets chinois, espagnols, italiens, arabes et turc ; quinze entremets ; dix fromages ; des fruits ; six douzaines de gâteaux émouvants ; des montagnes de petits fours extraordinaires ; une grande caisse de fruits confits et du café et des liqueurs et six vins ! Tout cela ! » (M, 597). Il s’agit bien ici de cuisine occidentale et plus particulièrement française. Je renvoie à l’ouvrage de Claudine Nacache-Ruimi pour le commentaire détaillé des recettes des truites au bleu, soles à la normande, à la Dufferin, à la Duréglé, du cassoulet, du foie gras en gelée, du pâté en croute, des bouchées à la reine, des poulets Beaulieu, Marengo et autres… Solal offre à ses cousins, comme un personnage de roman médiéval recevant dans son château, la cuisine occidentale, ou française, dans son ensemble (ou en tout cas un très large échantillon de celle-ci). Le « mangement » habituel des Valeureux y prend une signification particulière dans la mesure où il est déconnecté de son contexte oriental.

18 On voit que la cuisine du Ritz, ainsi que les finances presque inépuisables de Solal, produisent littéralement du « merveilleux ». Ce banquet est pour les Valeureux une sorte de miracle par la qualité « extraordinaire », le raffinement du service (« sur des tables de cristal »), la diversité et bien sûr la quantité, qui comme chez Rabelais souligne les vertus vitales de l’excès (douze soles, quinze entremets, dix fromages, six douzaines de gâteaux…). Cohen est un grand lecteur des Mille et une nuits (traduction Mardrus) où de tels festins sont également fréquents (dans les voyages de Sindbad le marin par exemple).

19 L’oubli des bonnes manières auquel le passage donne lieu s’apparente à une libération (sans doute à la fois réprouvée et recherchée par Solal, mais son point de vue n’est jamais donné dans le passage, sans parler d’Albert Cohen qui s’est vraisemblablement bien amusé à l’écrire), à une célébration de l’abondance, à une sorte de communion profane carnavalesque dans un rite d’ingestion infinie soulignée par l’anaphore de la conjonction « et » : « [Les Valeureux] chantaient et riaient et mangeaient et se servaient réciproquement et s’encourageaient à en prendre davantage car plus ils en enfournaient et plus on en rapportait. » (M, 599). L’insistance sur les fonctions

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corporelles – si souvent utilisée ailleurs chez Cohen comme un moyen de rabaissement (pour les amants sublimes par exemple) – prend ici un aspect à la fois comique et régénérateur. Mangeclous aurait souhaité, nous dit-il à la fin de son discours de remerciement à Solal, être prévenu plusieurs jours à l’avance de ce festin pour pouvoir jeûner et se purger « afin que le trou soit profond et large » (M, 600), bref pour pouvoir manger encore davantage. Selon Mikhaïl Baktine analysant l’œuvre de Rabelais, l’hostilité du monde extérieur se voit chez lui réduite à néant par son incorporation alimentaire : « L’homme triomphait du monde, l’avalait au lieu d’être avalé par lui […]. Le banquet célèbre toujours la victoire, c’est un trait propre à sa nature même. Le triomphe du banquet est universel. C’est le triomphe de la vie sur la mort. »9 On comprend pourquoi Mangeclous à la fin des Valeureux peut se considérer comme « vainqueur éternel »10 après avoir écrit à la reine d’Angleterre pour lui dire, de manière assez directe, ce qu’il pense de la cuisine anglaise.

20 Le passage met en évidence la brève concordance d’intérêt de la dépense, du faste aristocratique de Solal, considéré comme un demi-dieu par ses cinq cousins, et de l’amour valeureux des mangements, des repas pris en commun comme lieu suprême de la convivialité. Le texte est néanmoins travaillé par la discordance : entre Solal qui veut s’intégrer dans le monde occidental et les Valeureux qui y sont visiblement inaptes ; entre le raffinement du banquet et le comportement malséant des convives ; entre la prolifération du discours des Valeureux et le silence de Solal. La force comique, libératrice du passage, n’en est pas moins grande et la cuisine devient, au moins pendant le temps de sa consommation effrénée, un élément subversif au sein de l’univers de grand luxe qui l’a produite.

NOTES

1. Claudine Nacache-Ruimi, Albert Cohen, une poétique de la table, Rennes, PUR, « Tables des hommes », 2015. 2. Henri Béhar, À table avec Albert Cohen, Cuisine séfarade de Corfou… à , Paris, Non lieu, 2015. 3. Albert Cohen, Mangeclous (Gallimard, 1938), chapitre XXXV, Œuvres, édition établie par Chrystel Peyrefitte et Bella Cohen, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 596-603. Les références aux citations de ce chapitre dans cette édition sont indiquées entre parenthèses par l’abréviation M (Mangeclous) suivie du numéro de page. 4. Rabelais, Gargantua, Paris, Gallimard, « Folio », 1969, chapitre VII : « Comment le nom fut imposé à Gargantua et comment il humoit le piot », p. 103. 5. Belle du Seigneur, op. cit., p. 261. 6. Il y a bien des hôtels luxueux à Genève, mais l’hôtel Ritz-Carlton a ouvert ses portes à Genève, dans l’ancien Hôtel de la Paix, seulement en 2017. Celui de la fiction est donc une invention de Cohen. 7. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais, Paris, Gallimard, « Tel », 1970, p. 277. 8. Catherine Milkovitch-Rioux, « Des propos des “bien Ivres” aux rires des Valeureux : Jouissances et réjouissances rabelaisiennes dans le roman cohénien », Cahiers Albert

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Cohen, numéro 6, 1996, p. 9-45. URL : http://www.atelier-albert-cohen.org/index.php/liste-des- articles-en-ligne/135-des-propos-des-qbien-ivresq-aux-rires-des-valeureux--jouissances-et- rejouissances-rabelaisiennes-dans-le-roman-cohenien-par-catherine-milkovitch-rioux.html 9. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais, op. cit., p. 282. 10. Albert Cohen, Les Valeureux (Gallimard, 1969), Œuvres, op. cit., p. 1038.

RÉSUMÉS

L’œuvre d’Albert Cohen fait une très large place à la cuisine et nombreuses sont les pages consacrées à la nourriture préparée, occidentale ou orientale, ou à ses modes de préparation. Les enjeux d’une telle représentation sont multiples, et ont trait tant à une conception de la vie et de la mort qu’à une pratique de la langue. Mais c’est aussi dans des pratiques contradictoires du banquet, de l’invitation, de la dépense, et de la convivialité que se joue une discordance fondamentale par laquelle la cuisine devient un élément subversif de l’univers qui l’a produite.

Albert Cohen’s work deals frequently with food and cuisine. Many pages show western or eastern food and the way it is prepared. These images are linked to a specific vision of life and death, as well as to a specific way to write. But it is also in contradictory modes of feasting, inviting, spending and socializing that a fondamental dissonance plays out, and that cuisine becomes a subversive element.

INDEX

Mots-clés : Mangeclous, banquet, comique, occident, orient, langage, Valeureux, rites, écriture et nourriture Keywords : Mangeclous, feast, comical, West, East, language, Valeureux, rituals, writing and food

AUTEURS

ALAIN SCHAFFNER

Professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, Directeur de l’UMR THALIM – Théorie et Histoire des Arts et Littératures de la Modernité, il s’intéresse en particulier aux questions de la fiction et du romanesque, aux liens entre littérature et animalité. Depuis sa thèse de doctorat (Le goût de l’absolu : l’enjeu sacré de la littérature dans l’œuvre d’Albert Cohen, Champion, 1999), il a consacré de nombreux travaux à l’œuvre d’Albert Cohen, parmi lesquels une monographie : Albert Cohen, le grandiose et le dérisoire, Zoé, 2013. Alain Schaffner est président de la SELF XX-XXI.

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De la politique à table : Jules Maigret et Fabio Montale

Pierre Popovic

1 Puisque Balzac faisait mine de s’étonner de ne jamais voir manger les héros de Chateaubriand (« Mange-t-on dans René1 ? »), il est raisonnable de penser qu’il aurait été très content du roman policier moderne et contemporain. Un spectre glouton hante en effet ce dernier, celui de l’enquêteur mangeant. Qu’il mange, cet enquêteur, n’était pourtant pas inscrit dans son ADN. L’un de ses grands-parents des plus notoires, l’inspecteur Javert, est par exemple renommé pour avoir eu le palais chiche. Être « stoïque, sérieux, austère », il mène « une vie de privations » où dominent « l’isolement, l’abnégation, la chasteté » et d’où est exclue toute « distraction ». Ses actes font volontiers de lui un loup, un dogue, un fauve, mais il n’a pour ses proies que le dédain des dieux envers des faibles qu’ils n’ont aucune gloire à soumettre, que le détachement du chat pour la souris qui agonise petitement à portée de sa patte, que le mépris du dandy pour le commerce des goûts2. Javert aime en avoir sous la dent, mais s’en voudrait de croquer lui-même, laissant ce plaisir trivial à ses inférieurs hiérarchiques. S’il faut chercher qui mange et qui, souvent, déguste, au propre comme au figuré, dans Les Misérables, alors c’est du côté du plus « pauvre, mais honnête » d’entre eux qu’il convient de braquer le regard, Jean Valjean. Les premiers livres du roman indiquent que celui-ci connaît quatre types de repas : la soupe au choux déprotéinée3 de la misère rurale ; la pitance du bagne 4 ; l’« excellent dîner » auquel l’aubergiste de la Croix-de-Colbas refuse de l’admettre dès lors qu’il est un forçat libéré, dîner composé d’« une marmotte grasse, flanquée de perdrix blanches et de coqs de bruyère, [qui] tournait sur une longue broche devant le feu [,tandis que] sur les fourneaux cuisaient deux grosses carpes du lac de Lauzet et une truite du lac d’Alloz » ; la table de M. Myriel enfin, bien plus catholique : « une soupe faite avec de l’eau, de l’huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de viande de mouton, des figues, un fromage frais et un gros pain de seigle. Elle [madame Magloire] avait d’elle-même ajouté à l’ordinaire de M. l’Évêque une bouteille de vieux vin de Mauves5. » La soupe de base, le rata boueux, le bon gueuleton, le repas simple, équilibré avant la lettre, rien de cela ne conviendrait à Javert, dont le rôle est de veiller à ce que la hiérarchie des menus

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reste en phase avec le classement social des individus. Dans les catégories de l’imaginaire social au XIXe siècle, les quatre menus précités correspondent à ces quatre figures : le bon pauvre, le mauvais pauvre, le bourgeois et le prêtre.

2 Mais tout change par la suite – il faudrait une étude différente de celle-ci pour retracer la généalogie de cette figure de l’enquêteur mangeant – et l’ascétisme frugal du pisteur de Valjean n’a guère aujourd’hui de descendant. Maints et maints enquêteurs modernes et contemporains ont une relation personnelle, voire intime, avec la nourriture, et non contents de cela, ont très souvent des prétentions gastronomiques. Nombre d’entre eux connaissent les bonnes et moins bonnes tables et les comparent de la même façon qu’ils évaluent les façons d’apprêter tel ou tel plat. Ils ont tous leurs habitudes. D’aucuns cuisinent eux-mêmes, doublant leur talent de fouilleur de société de celui d’artiste culinaire, d’autres chérissent des parent(e)s, des ami(e)s ou un(e) partenaire amoureux(euse), capables de leur préparer leurs mets de prédilection. Or, dans leur développement narratif et sémiotique, les meilleurs romans associent soit ostensiblement soit de façon plus allusive les capacités de découverte et de déduction de leur héros à l’action de manger. La pratique prandiale n’est en effet pas une chose extérieure, qui servirait simplement à installer un décor de circonstance ou à planter un trait pittoresque de personnalité, comme cela est le cas dans des textes de moindre qualité. Elle est consubstantielle au complexe de valeurs, d’idées et de pulsions mis en place dans l’élaboration du personnage de l’enquêteur et peut — à l’instar de l’ivresse dans diverses représentations narratives antérieures du poète ou du prophète par exemple — jouer un rôle d’adjuvant dans la diégèse du texte. Dans la littérature récente, parmi les spécimens correspondant à ce profil figurent le Commissaire Guido Brunetti de Donna Leon (cuisine vénitienne) ; la lignée des Savoisy de Michèle Barrière (ce sont des cuisiniers qui, depuis le Moyen Âge et de siècle en siècle, mènent des enquêtes qui permettent d’explorer les mœurs culinaires) ; les enquêtes de Nicolas Le Floch (polars historiques qui se passent dans le troisième quart du XVIIIe siècle) écrites par Jean-François Parot ; les romans d’Arnaldur Indridason, auteur islandais, dont l’enquêteur Erlendur Sveinsson est friand de raie faisandée à la graisse de mouton fondue accompagnée d’une tranche de pain beurrée (une collègue d’Erlendur dit qu’il s’en dégage une odeur qui est un mélange de moisissure et d’urine). Il y a aussi, au Québec, l’enquêteuse Maud Graham créée par Christine Brouillet ou les Chroniques médiévales de Gervais d’Anceny de Maryse Rouy, laquelle met en scène un oblat qui résout des crimes ici et là et qui profite de ses déplacements pour découvrir des façons diverses de cuisiner6. Il faut noter que la figure de l’enquêteur gourmet a son envers dialectique (l’enquêteur indifférent à ce qu’il mange). Le meilleur exemple est sans doute celui de Walt Longmire, le shérif du Wyoming des romans de Craig Johnson7, qui prend toujours « Le menu habituel » dans son restaurant, habituel lui aussi. Or, si ce menu change au gré des humeurs de la patronne, la préparation des mets, elle, est invariable. Qu’il s’agisse d’une omelette ou d’un hamburger, les aliments sont invariablement frits dans de la graisse de bacon, ce qui explique sans doute que Walt ne fasse pas la différence entre hier, aujourd’hui et demain. Sur le plan du sens, il faut comprendre que le point commun entre la graisse de bacon et le crime, c’est que l’un et l’autre donnent le même goût à ce qui se mange ou à ce qui se passe, que ce soit hier, aujourd’hui ou demain.

3 L’étude qui suit a pour objet deux enquêteurs qui s’attablent volontiers : Jules Maigret et Fabio Montale, respectivement créés par Georges Simenon et Jean-Claude Izzo. Ils

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ont des statuts très différents. Le premier, Maigret, est inspecteur à la brigade judiciaire de Paris. Le second, Montale, est de Marseille et vit dans une calanque à côté de la ville : c’est un ancien policier qui, quoique révoqué, effectue encore des enquêtes à la demande de gens qui le connaissent et qui se trouvent plongés malgré eux dans des affaires violentes. Le corpus choisi vise deux périodes : les années gaulliennes pour Maigret (1958-1970), avec des romans comme Maigret et le voleur paresseux (1961), L’Ami d’enfance de Maigret (1968) et La Folle de Maigret (1970) ; la fin du XXe siècle (1990-2000) pour le héros de Jean-Claude Izzo, dont les trois romans Total Cheops, Chourmo et Solea qui composent La trilogie Montale paraissent respectivement en 1995, 1996 et 1998. Située sur le terrain de la sociocritique des textes, l’analyse montre que les passages à table des deux enquêteurs ont une fonction et un rayonnement sémiotique interne aux romans dans lesquels se lit la façon dont ils entrent en débat avec des récits historiques et des questions politiques propres à l’imaginaire social8 spécifique des deux périodes considérées.

Jules Maigret

4 Il est sept situations9, où Jules Maigret apparaît dans une de ses actions préférées : manger. 1. Situation sandwich : Maigret est au travail, il n’a pas le temps. Il vient par exemple d’interrompre un long interrogatoire, il mange un sandwich sur le pouce, mais ce ne sont pas des sandwiches SNCF comme les chantera plus tard Renaud, ce sont des sandwiches qu’il fait venir de la Brasserie Dauphine ; 2. Situation Dauphine : Maigret travaille, sa journée est organisée, il va déjeuner à la Brasserie Dauphine, près du Quai des orfèvres, seul ou avec des collaborateurs ; 3. Situation Quartier : l’enquête amène Maigret à se rendre dans divers quartiers parisiens, il mange alors à la fortune du pot dans un restaurant du coin et se rabat volontiers sur le plat du jour ; 4. Situation Région : quelques affaires le conduisent à travailler parfois en dehors de Paris, Maigret dîne alors en ville et se fait un point d’honneur de célébrer les cuisines locales ; 5. Situation Sortie Conjugale : Maigret est en congé, auquel cas il lui arrive d’emmener Madame Maigret, Louise de son prénom, au restaurant, ce qui est généralement la première étape d’un plan de (re)conquête vespérale ; 6. Situation Amitiés : les Maigret reçoivent les Pardon, et réciproquement, les deux couples se fréquentent volontiers (M. Pardon est le médecin de famille des Maigret), Mme Maigret et Mme Pardon rivalisent amicalement de prouesse aux fourneaux et s’échangent des recettes, des trucs, des trouvailles ; 7. Situation Louise : Madame Maigret prépare à son Jules ses plats préférés, récompense première du retour du guerrier en son foyer. Ces sept situations peuvent se classer en deux groupes : les quatre premières concernent la sphère publique, les trois dernières la sphère intime. Dans celle-ci, Maigret a bien des points communs avec Charles de Gaulle, dont celui d’avoir trouvé en Louise sa bonne Yvonne. Elle aussi mariée à un grand homme à qui la patrie est reconnaissante, puisqu’il est devenu le « policier le plus célèbre de France », Louise prépare le café avant son réveil et le lui apporte volontiers au lit. Comme nombre d’enquêteurs, Maigret boit des litres de café, lequel, c’est bien connu, active les neurones et favoriserait en conséquence les raisonnements vifs et les déductions subtiles. Plus tard dans la journée, « Au déjeuner ou au dîner, madame Maigret prépare pour son mari l’un de ses plats préférés : le fricandeau à l’oseille, la choucroute avec le petit salé, le coq au vin, le foie de veau [à la bourgeoise], le homard [à la] mayonnaise, le rôti de bœuf, la blanquette de veau qu’il aime crémeuse, un ragoût d’agneau mijoté et même des escargots [alors qu’elle-même les déteste]10. »

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Épouse et femme au foyer « modèle », le personnage de Louise est en parfaite conformité avec les représentations les plus conservatrices de la distribution traditionnelle des rôles sociaux qui prévalent en conjoncture et à l’Élysée.

5 Maigret et le voleur paresseux raconte l’histoire d’Honoré Cuendet, lequel est considéré par Maigret lui-même comme « le plus tranquille des cambrioleurs ». Tranquille ? Oui, mais aussi cartésien. L’addition de ces deux caractéristiques ne peut que plaire à l’inspecteur. Cuendet ne vole pas tout le temps. Il ne vit pas pour voler, mais vole pour vivre. Très organisé, méthodique, il analyse longuement les pratiques et les habitudes de ses futures victimes avant de passer à l’acte. Prévoyant, il ne dépense jamais tout ce qu’il a raflé en sorte que, au fil des larcins, il a accumulé un petit butin qu’il conserve dans une petite valise. Malgré ce côté « pépère », pour employer un adjectif d’époque, il va néanmoins être tué parce qu’il a mis le doigt sans le savoir dans un petit milieu où se déroule une guerre de pouvoir et d’héritage, la famille Wilton. Une scène du roman met en exergue l’articulation de la sphère intime et de la sphère publique. Alors qu’il savoure le bon petit plat que son Alsacienne (d’origine) lui a mitonné, Maigret lui parle de « l’andouillette de midi, [prise] dans le bistrot du quartier Saint-Antoine » et lui rappelle qu’ils « avaient souvent fréquenté ensemble ce genre de restaurants-là, autrefois plus nombreux. » C’est dans les auberges fréquentées par les rouliers que l’on mange le mieux, dit une maxime citée par le narrateur des Misérables. Le plus célèbre policier de France reconduit le jugement : « Typiques de Paris, on en trouvait presque dans chaque rue et on les appelait des restaurants de chauffeurs. Au fond, si on y mangeait si bien, c’est que les patrons venaient tous de leur province. Auvergnats, Bretons, Normands, Bourguignons et qu’ils avaient gardé, non seulement les traditions de chez eux, mais des contacts, faisant venir de leur pays jambons et charcuterie, parfois même le pain de campagne11. » Le manger lisse l’opposition entre Paris et la Province, laquelle est une hyperbole de la séparation de l’intime et du public. Le roman établit ainsi une continuité entre ces deux espaces à la fois sociaux et mentaux. C’est avec constance qu’il remplit cette fonction de jonction. Quand ils vont au restaurant, Mme Maigret a toujours une inquiétude : « Est-ce que c’est meilleur qu’à la maison ? », ce à quoi Jules répond systématiquement que non, ce qui n’empêche ni de retourner au restaurant ni de reproduire le même jeu de question/réponse, en sorte que les deux lieux restent unis à la fois par l’acte de sustentation et par une redondance langagière qui fait partie du code-switching du couple. Ces établissements d’un trait d’union entre espace privé et espace public, entre l’époux et l’épouse, entre une question et sa réponse, entre la province et la capitale, ces dualités se nourrissant en cascade l’une de l’autre, restaurent sur le plan de l’espace, de l’affection et du langage une fracture qui, dans l’imaginaire social conjoncturel, est en train de se produire sur le plan de l’histoire et du temps. Cette fracture, dont le crime et l’évolution de ses modes de réalisation sont indiciels, est lisible dans de nombreuses séquences du texte. Maigret n’a normalement plus le droit d’enquêter sur un cambrioleur comme Cuendet. À sa femme qui le questionne sur son enquête en cours, il répond : « Tu oublies qu’officiellement je ne m’occupe en ce moment que des hold-up. Ça c’est plus grave, car ça menace les banques, les compagnies d’assurances, les grosses affaires12. » Ailleurs, il déclare à Pardon, « le docteur de la rue Popincourt » et son ami : « Les gens se figurent [...] que nous sommes là pour découvrir et obtenir leurs aveux [ceux des fauteurs de crimes]. C’est encore une de ces idées fausses comme il y en a tant en circulation et auxquelles on s’habitue si bien que personne ne songe à vérifier. En réalité, notre rôle principal est de protéger l’État, d’abord, le gouvernement, quel qu’il soit, les

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institutions, ensuite la monnaie et les biens publics, ceux des particuliers et enfin, tout à la fin, la vie des individus13… » Ces deux dernières citations signalent que le monde alentour est en état de tension, soumis à des forces de dispersion et de division que la police ne peut annihiler, mais qu’elle doit contenir. Elle joue à leur égard un rôle de protection.

6 Mais les scènes de repas, quelle que soit la situation à laquelle chacune d’elles se rattache, attestent qu’une autre mission lui échoit, celle d’entretenir un lien entre les individus dans le cadre national qui est celui des Maigret. Louise, par exemple, fait ses emplettes alimentaires chez des commerçants différents, même s’ils vendent les mêmes produits. Ce détail apparent a valeur de métonymie ou de synecdoque : il déplace en effet vers une citoyenne une exigence nécessaire à l’institution supérieure qui la contient, la nation. Par son action, elle contribue en effet à ce que tout le monde vive, comme dit l’adage solidariste. En termes moins proverbiaux, elle assure à sa mesure une régulation harmonieuse de la circulation des ressources et de l’argent, et participe activement à la maintenance du tissu urbain14. Dans un autre registre mais en restant sur le même thème, il faut noter que, quel que soit le type de repas, le personnage de l’inspecteur garde une même attitude. Par ses pensées, ses ruminations ou ses échanges avec des collègues, des gens, ses amis ou sa compagne, il continue à enquêter en mangeant, liant les choses et les événements comme une sauce un plat. Une scène tirée de L’Ami d’enfance de Maigret montre bien cette double macération, de la nourriture et de la pensée. Au moment où elle est décrite, Maigret a colligé des éléments qui sont comme les pièces d’un puzzle, mais il ne parvient pas à les ordonner et à les imbriquer les uns dans les autres. S’il en est ainsi, c’est parce que ce Florentin, dont il a accepté de s’occuper parce qu’il était l’un de ses anciens condisciples au Lycée Banville de Moulins et même le « rigolo de la classe », est un personnage un peu particulier. Florentin, « homme à femmes », est venu le trouver pour une chose délicate : il était présent, caché dans une penderie, le jour où son amante du moment a été tuée. Or, l’enquête patauge du fait des cachotteries et des silences de ce vieux copain d’école. Ce dernier est resté gondolant, mais l’arme principale de son humour, sinon désormais la seule, est qu’il ment comme un arracheur de dents, entre autres par omission. En effet, il n’a pas dit à Maigret qu’il n’était pas le seul amant de la dame ni qu’ils étaient quatre à entretenir cette courtisane petite bourgeoise. Le commissaire découvrira que ce n’est pas Florentin l’assassin, mais qu’il n’est pas tout blanc non plus dans cette affaire, puisqu’il est parti avec les économies de la défunte après sa mort. En attendant d’y parvenir, l’enquête patine, et si bien que Maigret oublie l’heure qu’il est : Pour ne plus y penser, il passa le reste de la matinée à parcourir les dossiers en souffrance et s’enfonça si bien dans son travail qu’il fut surpris de voir qu’il était une heure moins dix. Il préféra téléphoner boulevard Richard-Lenoir qu’il ne rentrerait pas déjeuner, se rendit à la Brasserie Dauphine et prit place dans son coin. Plusieurs de ses collaborateurs étaient au bar. Il y en avait aussi de la Mondaine et des Renseignements Généraux. — Nous avons de la blanquette de veau… vint lui annoncer le patron, ça ira ?... — Parfaitement… — Une carafe de mon petit rosé ? Il mangea lentement, dans la rumeur des conversations que ponctuait parfois un éclat de rire. Puis il traîna à prendre son café accompagné du petit verre de calvados que le patron lui offrait invariablement15.

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7 La rumeur du lieu joue ici un rôle inspirateur. Elle met l’enquêteur en état de demi veille, crée un fond, exactement comme un fond blanc ou brun, duquel se détachent des éléments de l’enquête en cours sans qu’ils soient séquencés comme ils peuvent l’être dans les rapports qu’il reçoit de ses collaborateurs. Dans ces instants-là, Maigret tient du bœuf et du percolateur. Du bœuf, parce qu’il rumine. Du percolateur, parce que, libéré d’un corps qui est accaparé par les plaisirs de la table, son esprit exerce une pression sourde sur les mots, les faits, les idées, les hypothèses qui traînent dans sa mémoire récente. En l’occurrence, le repas a son sens anthropologique fondamental : pour qu’il soit, il a fallu transformer en énergie et en pouvoir vital des êtres vivants, végétaux ou animaux, qui ont été tués et qui, quelquefois, sont en état de proche décomposition. Sur un mode moins violent, la rumination et la percolation du commissaire ont le même pouvoir de transformation et, le plus souvent, il semble qu’il a résolu une partie de l’énigme au bout de son inévitable digestif. S’il y parvient, c’est aussi parce que le restaurant lui est un lieu insulaire, une île qui fait partie de l’archipel de la ville. Elle est à la fois à l’écart et au milieu de Paris, de la même manière que le mangeur est à la fois à ce qu’il fait et à ce qu’il pense. L’atmosphère ouatée qui entoure le repas crée ces décalages et permet à Maigret de penser autrement ce qui s’est dit dans les interrogatoires et ce qui est écrit dans les rapports.

8 Que manger soit ainsi l’équivalent de comprendre se perçoit aussi dans la diffusion des mots qui renvoient à l’acte de se nourrir sur l’ensemble de la société et de la langue du roman. Par la voix du narrateur, une isotopie « manger » s’épand de cette manière sur les textes : Encore une qui avait, maintes fois, passé des heures entières dans le bureau de Maigret. À présent, elle approchait de la cinquantaine, mais c’était encore une créature appétissante, bien en chair, haute en couleur, au langage vert et pittoresque16. Pour autant qu’il en pouvait juger, la femme était petite, boulotte et douce, une de ces femmes qui font penser à des plats mijotés, à des confitures amoureusement mises en pot17.

9 Une érotisation insistante, libérant volontiers maintes connotations machistes quand elle porte sur des sujets féminins, escorte souvent cette isotopie. Celle-ci peut cependant être moins lourde et essaimer dans toutes sortes de séquences romanesques. Ici une femme a « une robe vert épinard18 », là une femme qui entre dans son bureau dit à Maigret tout de go qu’elle l’aurait cru beaucoup plus gros19. Les petites vieilles ont presque toujours un cabas à provisions à la main et, si un jeune homme s’avère volatile en amour, il n’est pas exclu qu’il s’appelle « le fils Caille20 ». Cette migration des signes référant directement ou allusivement au lexique nutritif suggère que la société elle- même est compréhensible et doit le rester. Maigret est celui qui veille à ce qu’elle reste ordonnée et bien dans son assiette.

Fabio Montale

10 Les romans de La trilogie Montale 21 de Jean-Claude Izzo peuvent être lus comme l’exploration toujours recommencée et désolée d’une impossibilité. Si Marseille, dans cette œuvre, est en partie conforme à d’autres villes littéraires modernes, c’est-à-dire monstrueuse, squattée par le mal et le crime, pleine de bruits et de fureurs, elle suscite néanmoins une désespérance particulière en raison du fait que la source du mal et du crime n’est jamais une et simple. Jamais Fabio Montale ne pourra venir à bout de

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l’entrelacement de vipères qui traverse la ville, de cette calamité multiple. Où qu’il regarde, il voit que le mérite est gangrené par la corruption, la vérité par le mensonge, l’amour par la vénalité, le talent par la médiocrité, la beauté par la banalité, la volupté par la mort. Montale, qui n’a échappé à l’aspiration du mal que de justesse durant sa jeunesse et qui ne cesse d’être ramené par le destin à cet épisode d’autrefois, ne parviendra jamais à venir à bout de ce désastre total. Jamais tel un nouveau Rastignac il ne figurera sur un lieu élevé, à Notre-Dame de la Garde par exemple, d’où il pourrait avoir une vue panoramique et dominer du regard la ville. Jamais tel un justicier vainqueur il ne la verra rendue au droit, au bien, à l’amour et à la vertu. Il gagne parfois des batailles, mais jamais la guerre. Néanmoins il a tant Marseille à cœur qu’il retourne à tout coup au combat chaque fois que le hasard et la nécessité frappent à sa porte. La coalescence du devoir héroïque et de la prévisibilité de l’échec est cristallisée à la mode de la plus noble tradition lyrique : il ne cesse d’être ravagé par le malheur d’amour. Le beau Fabio, ex-flic défroqué par dégoût des ripoux et de la mentalité de ses anciens collègues, séducteur perpétuellement séduit, amateur de bon vin, de bonne musique et de bonne cuisine, ne parvient pas à former un nouveau couple, qui serait la version contemporaine du couple mythique de Gyptis et Protis, lequel est au centre du récit de fondation de la ville.

11 La trilogie Fabio Montale dit et redit et redit encore cette impossibilité jusqu’au vertige et jusqu’à la mort du héros. Ni avec Lole, le grand amour de jeunesse et de toujours dans Total Kheops, ni avec Babette dans Solea, ni avec Gélou dans Chourmo22, ni avec d’autres dames de qualité, Fabio ne pourra construire une union durable. Ses moments de refuge, la nuit, sur son petit bateau, près de la calanque où il habite, sont tout ce qui lui reste de l’héritage mythique de Protis qui, lui, avait traversé la Méditerranée pour aboutir sur le site de la future Marseille où Nann, le roi des Ségobriges, allait lui donner sa fille Gyptis en mariage après que celle-ci lui eut indiqué qu’elle avait choisi le marin phénicien plutôt que l’un de ses prétendants gaulois. Montale ne peut en conséquence refonder la ville. Il lutte contre des forces trop grandes. Les romans d’Izzo vont très loin dans la désolation, car il n’y a pas que la vie sentimentale du héros qui n’a pas de suite. La trilogie comprend aussi des couples de jeunes gens, amoureux l’un de l’autre en toute innocence, que l’effrayante addiction marseillaise au mal broie avec une violence inouïe. Le meurtre des deux jeunes amants, Guitou, fils de la cousine de Fabio, et Naïma, fille de la famille Hamoudi, en constitue sans doute l’exemple le plus fort, dans Chourmo. Guitou et Naïma meurent parce qu’ils se trouvent par le plus grand hasard au milieu d’une saumâtre affaire de truanderie dans laquelle ont trempé des membres de la Mafia impliqués dans de vastes projets immobiliers de la Ville dirigés par des responsables douteux, des membres des milieux islamistes intégristes, des extrémistes fascisants divers, sans omettre quelques gardiens de l’ordre peu regardants, les uns et les autres trouvant ici ou là des alliances circonstancielles à l’occasion de trafics illicites, qu’il s’agisse de trafics d’influences ou de stupéfiants. Cette infinie « saloperie du monde », Fabio Montale n’arrive à la supporter qu’en vidant force bouteilles, entre autres de Lagavulin, et en se repliant hors ville, dans sa calanque des Goudes.

12 Mais l’impossibilité de retrouver une harmonie entre la terre et la mer, entre le commerce et l’industrie, entre l’individu et le collectif, l’impossibilité de redonner à la société marseillaise un projet qui la transcende en privilégiant le partage, l’accord entre les groupes, la justice sociale, le multiculturalisme urbain, l’impossibilité de renouer avec tout ce que symbolise l’amour de Gyptis et Protis ne sont pas données

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pour complètes dans La trilogie Montale. D’une part, le héros se bat encore et toujours, parvient à sauver ici et là ce qui peut encore l’être. D’autre part, malgré la menace constante qui plane sur lui, l’idéal ancestral de la cité continue à s’incarner dans des relations interindividuelles précieuses, dans des couples qui se forment, dussent-ils ne pas durer, dans des pratiques sociales particulières, dans des moments de communion avec la nature qui entoure la ville, dans des arts comme la musique ou la poésie, et… dans la cuisine.

13 Entre la ville et l’art culinaire made in Marseille tel que le conçoit Fabio Montale, le texte établit un très fort rapport d’analogie, voire une entière consubstantialité, ainsi que le montre ce passage : Moi, quand je mange, j’aime sentir Marseille vibrer sous ma langue. Sauvage et vulgaire, comme peuvent l’être un loup, un sar ou des rougets grillés au fenouil et simplement arrosés d’un filet d’huile d’olive, comme chez Paul ou à l’Oursin […]. Les restaurants où j’ai plaisir à traîner sont rarement mentionnés dans les guides. […] Qu’importe. Les gens que l’on peut croiser dans certains lieux ne sont pas forcément ceux que j’ai envie de côtoyer. Ils n’apprécient d’ailleurs que modérément aïoli, bouillabaisse ou anchoïade. […] Ce n’est pas un hasard si j’évoque ces plats. La cuisine marseillaise a toujours reposé sur l’art d’accommoder poissons et légumes dédaignés par sa riche bourgeoisie. […] La bouillabaisse est née ainsi23.

14 La composition des repas, le choix des mets, la façon de les apprêter, la manière de les servir, tout est rapporté à une authenticité de la cité phocéenne dont le héros est à la fois, avec ceux qui partagent ses goûts et sa relation hédoniste à la vie et à la ville, l’héritier, le garant, le protecteur et l’un des (derniers ?) transmetteurs, quelque marginal qu’il soit. Aux antipodes de cette identité qui mêlent organicité naturelle (« Sauvage »), simplicité populaire (« vulgaire »), épicurisme militant (« où j’ai plaisir à traîner »), longue durée (« a toujours reposé ») et savoir culturel (la cuisine marseillaise repose sur un art), figurent la « riche bourgeoisie », « les guides [touristiques ou gastronomiques] » et « ces gens que l’on peut croiser dans certains lieux », autrement dit : tout ce qui relève des élites sociales et mondaines de la ville et tout ce qui est prêt à sacrifier la ville et son ethos pour célébrer le veau d’or néocapitaliste.

15 La reconnaissance de cette aura marseillaise se fonde aussi sur une connaissance intime de la ville. À l’instar des héros traditionnels du roman populaire, Montale dispose d’un savoir encyclopédique, en l’occurrence urbain. Il connaît les bons et les mauvais coins, il a ses bars et ses restos, il sait les points de vue fascinants, les raccourcis, la topographie, les virages dangereux, les odonymes, les vibrations de chaque quartier. Une identité basée sur une valorisation de l’authentique avec de surcroît un appui sur un tuf naturel (la beauté antique de la rade et celle des calanques par exemple) court le risque d’être monologique et politiquement réactionnaire. Ce n’est pas le cas. Dans la logique des textes, il n’y a aucun retour au passé qui soit valorisé comme tel ni aucune exaltation d’une pureté originelle. D’une part il s’agit de combattre le mal social présent en adaptant au monde contemporain des valeurs de solidarité et de générosité présentes dans le légendaire de la ville. D’autre part, c’est le multiple, le mélange, le composé, l’hétérogène, le divers qui définit l’être marseillais, et cela dès toujours. La cuisine marseillaise, par son « art », accompagne ce projet. Elle unit la terre et la mer (« accommoder poissons et légumes »), marie la Toscane et la Provence et l’olive et le vin : Nous avons mangé le farci, réchauffé, et sur lequel j’avais mis un filet d’huile d’olive. J’ouvris une bouteille de Terrane, un rouge de Toscane, que je gardais pour une grande occasion. Souvenir d’un voyage à Volterra avec Rosa. Je racontai à Lole

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tous les événements. Dans leurs détails. Comme on disperse les cendres d’un défunt. Et que le vent emportera24. et rassemble l’orient et la pêche locale en saupoudrant par exemple du safran sur ses matelotes. Que Montale vante les vins de Provence parce qu’ils s’améliorent sans cesse, qu’il craque devant l’anchoïade de Fonfon et d’Honorine qui tiennent un petit établissement non loin du lieu où il vit et qui lui sont un peu une famille de substitution (ils lui font d’ailleurs de la « cuisine familiale »), qu’il adule les petits « farcis » fabriqués à la phocéenne25, qu’il remercie le ciel vide et la mer complice de la beauté des loups et des daurades qu’il a péchés, tout cela garde l’utopie multiculturelle précitée vivante, ce que soulignent les préférences musicales du héros (jazz, musiques latines et sud-américaines, mélopées lointaines). Cette ouverture culinaire et culturaliste a pour effet que Marseille ne forme pas un singleton hermétique. Son cas est exemplaire du devenir des villes dans des sociétés contemporaines où règnent un ordre économique sans aucun souci d’un partage équitable des richesses, où montent en force des formes mafieuses de violence sociale, le racisme, l’indifférentisme et l’intolérance. En ce sens, l’aïoli des bords de la Canebière est tout aussi universel que devrait l’être le bortsch russe, le bekbouka tunisien ou le haggis écossais. S’il devenait un objet de chauvinisme, alors la vocation multiculturelle de la cité serait trahie. Dans la phrase « Moi, quand je mange, j’aime sentir Marseille vibrer sous ma langue », la répétition de « Moi », « je », « j’ » et « ma » indique que le sujet réside entièrement dans la sensation que lui procure la ville nourricière. L’expression « vibrer sous ma langue » est remarquablement polysémique. Au plaisir gustatif s’ajoutent une dimension linguistique, comme si les noms des aliments résonnaient en bouche, et une dimension érotique, comme si l’acte tenait d’un baiser.

16 Tant dans les Maigret des années 1958-1970 que dans La Trilogie Fabio Montale, l’élaboration du personnage de l’enquêteur mangeant est en phase avec des enjeux sociopolitiques sémiotisés dans l’imaginaire social qui les entoure. Dans les fictions de Jean-Claude Izzo, les scènes prandiales font partie d’un projet qui supposerait l’actualisation dynamique d’une axiologie — multiculturalisme, ouverture sur le monde, hospitalité, culturalité, tolérance, harmonie écologique, universalité — présente dans l’histoire mythique de Marseille. Ce projet appelle une refondation de la ville, laquelle supposerait l’émergence d’un nouveau récit collectif, capable de s’opposer à des forces très puissantes qui imposent leur propre récit idéologique. La principale d’entre elles est le néolibéralisme, lequel n’envisage le sort de la ville qu’en fonction de critères de rentabilité. Diverses mafias ont adopté les mêmes critères, mais en usant d’autres méthodes. Des groupes ouvertement racistes (Front national26) ou intolérants (groupes religieux fanatiques) complètent le tableau. Leur domination est si forte que l’idéal incarné par Fabio Montale ne peut triompher. Il survit néanmoins, et parfois là où nul ne l’attendrait, par exemple dans la cuisine marseillaise. Dans les polars de Georges Simenon considérés, les scènes prandiales sont aux prises avec un imaginaire social différent. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, le gaullisme avait offert à la France un nouveau grand récit historico-épique consensuel. Offrant un curieux mélange de romantisme patriotique et de messianisme historique, exaltant son chef/héros, il rétablissait la continuité historique du pays en effaçant la défaite de 1940 et en voilant l’ampleur de la collaboration sous le régime de Vichy. Poursuivant le but de créer une forte unité nationale dont le président allait bientôt (en 1958) devenir la figure de proue (figure jupitérienne, dirait-on aujourd’hui), le gaullisme cultivait l’ordre, la hiérarchie, la stabilité, et la narrativité héroïque qui l’habitait faisait de la

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Libération de 1944 la conséquence logique de la révolte de Vercingétorix contre l’occupant en -58 Or, ce grand récit historico-épique gaullien, et les valeurs, les images, les hauts discours qu’il charroie, va se décomposer progressivement entre 1958 et 1981. La France connaîtra alors une période de profonde mutation dont le clash socioculturel de « Mai 68 » est à la fois l’indice, la conséquence et l’avatar. Elle passera d’une société encore archaïque sur bien des points (économie, communication, système d’éducation) à une société plus moderne, plus individualiste, plus ouverte sur l’extérieur, plus multiculturelle. Les « Trente Glorieuses » (1945-1975 – l’expression est de Jean Fourastié) auront des effets bénéfiques, mais le pays sera traversé par des mouvements macroscopiques auxquels il s’adaptera moins par choix que parce qu’il les subira. Perte des colonies, développement accéléré des villes en phase avec la reconstruction du pays, vagues importantes d’immigration, américanisation de certaines pratiques sociales et commerciales, expansion de la société de consommation, accroissement des loisirs, développement des médias, impacts directs du capitalisme oligopolistique et d’une première phase de libéralisation internationale des échanges accompagneront ou provoqueront des changements profonds sur le plan des représentations et de l’imaginaire social, dont la montée relative du féminisme, l’influence grandissante de la culture populaire américaine (notamment en musique et au cinéma), la percée du libéralisme (giscardisme, rocardisme) et l’élaboration du « programme commun de la Gauche » seront des éléments significatifs. Les Maigret des années 1960 et les scènes prandiales qu’ils comprennent sont dans un rapport ambigu avec le gaullisme. D’une part, ils le tiennent à distance dans la mesure où ils sont très loin de l’historico-épique dont il vient d’être question et, s’ils parlent quelquefois d’un fait de guerre, ce n’est pas à la manière d’une geste. D’autre part, ils le confortent dans la mesure où ils approuvent le maintien de l’ordre, l’exigence de stabilité, le respect des hiérarchies et partagent avec lui maintes valeurs conservatrices (la reproduction traditionnelle des rôles sociaux de l’homme et de la femme particulièrement). Mais quand l’inspecteur s’attable, il apparaît clairement qu’il assume une fonction sociale spécifique, celle de veiller à maintenir un tissu social sans faille et à recoudre sans cesse les trous ou les mauvaises coutures que peut y faire le crime. C’est sa façon à lui de sauvegarder la cohérence et l’unité de la nation, en allant au bout des enquêtes comme à la fin d’une assiette bien sûr, mais aussi en célébrant les vertus de l’andouillette auvergnate (La Folle de Maigret), des tripes à la mode de Caen (Maigret et monsieur Charles) ou du fricandeau à l’oseille façon Louise, l’Alsacienne.

NOTES

1. Honoré de Balzac, Falthurne [1820], cité par Éléonore Reverzy et Bertrand Marquer (dir.), La Cuisine de l’œuvre au XIXe siècle. Regards d’artistes et d’écrivains, , Presses universitaires de Strasbourg, 2013, p. 5. 2. Sur ce lien entre Javert et le dandy, voir Jacques Dubois, « L’affreux Javert. The champ you love to hate », in Lucien Dällenbach et Laurent Jenny (dir.), Hugo dans les marges, Genève, Zoé, 1985, 202 p. 3. Sa sœur a enlevé le morceau de lard qui y flottait pour le donner à ses enfants affamés.

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4. La nourriture du prisonnier était au cœur de l’intrigue dans Claude Gueux, dont le héros préfigure certains traits de Valjean. 5. Ce vin, qualifié de « cher » par le narrateur, ce qui indique que Myriel considère Valjean non comme un pestiféré social, mais comme un être humain et un invité, est un Côtes-du-Rhône aujourd’hui appelé Saint-Joseph. 6. Un titre de chaque auteur(e) cité(e) : Donna Leon, Mort à la Felice, Paris, Calmann-Levy, 1997, 283 p. (la romancière a aussi publié Brunetti passe à table, livre de recettes de son personnage, au même éditeur en 2011) ; Michèle Barrière, Souper mortel aux étuves : roman noir et gastronomique à Paris au Moyen Âge, Paris, Agnès Viénot Éditions, 2006, 287 p. (chaque roman de la série des Savoisy est accompagné d’une liste de recettes d’époque) ; Jean-François Parot, L’Énigme des Blancs-Manteaux, Paris, Jean-Claude Lattès, 2000, 430 p. ; Arnaldur Indridason, La Femme en vert, Paris, Métailié, 2006, 296 p. ; Christine Brouillet, Le Poison dans l’eau, Paris, Denoël, 1988, 216 p. ; Maryse Rouy, L’Affaire Guillot, Les Chroniques de Gervais D’Anceny, Montréal, Druide, 2016, 330 p. 7. Voir par exemple Le Camp des morts [traduit par Sophie Aslanides], Paris, Points, 2017 [2009], 405 p. 8. Pour une définition de ce concept, je renvoie à ces travaux antérieurs : Imaginaire social et folie littéraire. Le Second Empire de Paulin Gagne, Montréal, PUM, 2008, 384 p. et La Mélancolie des Misérables. Essai de sociocritique, Montréal, Le Quartanier, 2013, 310 p. 9. Cf. Gilles Henry, La Véritable Histoire du Commissaire Maigret, Condé-sur-Noireau, Éditions Charles Coulet, 1989, p. 56 et ss. ; Jacques Baudou, Les Nombreuses Vies de Maigret, Lyon, Les Moutons électriques, 2007, p. 267 et ss. 10. Jacques Baudou, op. cit., p. 267-270. 11. Georges Simenon, Maigret et le voleur paresseux, Paris, Le Livre de poche, 1961, p. 107. 12. Ibid., p. 108. 13. Ibid., p. 27. 14. Benoît Denis a remarquablement montré que, dans certains romans des années 1960 (La Patience de Maigret [1965], notamment), « des univers sociaux en apparence étanches les uns aux autres sont néanmoins susceptibles de communiquer au point de permettre la formation d’une association criminelle presque indétectable » (« Paradis perdus. Nostalgies urbaines chez Georges Simenon et Léo Malet », dans Benoît Denis et Pierre Popovic [dir.], Une cité entre deux mondes. La ville dans les arts et la littérature en France de 1958 à 1981, Montréal, Nota Bene, 2015, 221 p., p. 15-36). L’action de Louise Maigret et l’organisation collective qu’elle sous-entend sont le contraire absolu d’une telle association criminelle et de ses besoins d’étanchéité apparente. 15. Georges Simenon, L’Ami d’enfance de Maigret, Paris, Presses de la Cité, 1968, p. 129-130. 16. À propos d’une certaine Rosalie Bourdon dans Maigret et le voleur paresseux, p. 109. 17. À propos du corps d’une femme assassinée dans L’Ami d’enfance de Maigret, p. 19. 18. L’Ami d’enfance de Maigret, p. 137. 19. Georges Simenon, Maigret et monsieur Charles, Paris, Presses de la Cité, 1972, p. 9 (le mot « gros » jurant bien entendu avec le nom du commissaire.) 20. Georges Simenon, La Folle de Maigret, Paris, Presses de la Cité, 1970, 188 p. 21. Jean-Claude Izzo, La Trilogie Fabio Montale. Total Khéops. Chourmo. Solea, Paris, Gallimard, 2006, 806 p. 22. Pour une analyse complète de la représentation de Marseille dans Chourmo, voir Bernabé Wesley, « Chourmo, la nostalgie d’un autre présent », in Émilie Brière et Pierre Popovic (dir.), Études littéraires : « Montréal, Paris, Marseille : la ville dans la littérature et le cinéma contemporains. Plus vite que le cœur des mortels », vol. 45, n° 2 (été 2014), p. 121-134. 23. Jean-Claude Izzo, Chourmo, dans La trilogie Montale, p. 41-42. 24. Total Kheops, dans La Trilogie Montale, p. 303. 25. Cf. « Les petits farcis étaient […] délicieux. Honorine […] possédait un merveilleux tour de main pour que viandes et légumes restent moelleux. C’était toute la différence avec les petits

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farcis des restaurants. La viande était toujours un peu trop craquante sur le dessus. Sauf peut- être au Sud du Haut, un petit restaurant du cours Julien où l’on pratiquait encore la cuisine familiale. » (Solea, dans La Trilogie Montale, p. 749) 26. Que nomme directement la dédicace de Chourmo : « À la mémoire d’Ibrahim Ali, abattu le 24 février 1995 dans les quartiers nord de Marseille, par des colleurs d’affiches du Front national. » Cette dédicace suit une épigraphe attribuée à Rudolph Wurlitzer : « C’est une sale époque, voilà tout. »

RÉSUMÉS

Tant dans les Maigret des années 1958-1970 que dans La Trilogie Fabio Montale, l’élaboration du personnage de l’enquêteur mangeant est en phase avec des enjeux sociopolitiques et l’imaginaire social qui l’entoure. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les Maigret de Simenon et les scènes prandiales qu’ils comportent entretiennent un rapport ambigu avec un gaullisme historico-épique : d’une part, ils le tiennent à distance et d’autre part, ils le confortent en approuvant le maintien de l’ordre, l’exigence de stabilité, le respect des hiérarchies et partagent avec lui maintes valeurs conservatrices. Quand l’inspecteur s’attable, il assume la fonction sociale de sauvegarder la cohérence et l’unité de la nation, en allant au bout des enquêtes comme à la fin d’une assiette. Dans les fictions de Jean-Claude Izzo, les scènes de repas contribuent à l’émergence du récit collectif de la ville de Marseille : multiculturalisme, ouverture sur le monde, hospitalité, culturalité, tolérance, harmonie écologique, universalité — capable de s’opposer à des forces très puissantes qui imposent leur propre récit idéologique — néolibéralisme, racisme, intolérance religieuse, domination des mafias –. Leur domination est si forte que l’idéal incarné par Fabio Montale ne peut triompher mais survit, parfois là où nul ne l’attendrait : par exemple dans la cuisine marseillaise.

In Maigret stories of the 1958-1970 period and in La Trilogie Fabio Montale, the detective character is shown eating in a way resonating with socio-political issues and the surrounding social imaginary. After the Second World War, Simenon’s Maigret stories and their meal scenes are ambiguously linked with gaullism seen as an historical and epical phenomenon : on the one hand, they keep their distance, and on the other they comfort it by approving of order keeping, an exigence of stability, hierarchical respect and they share with it many conservative values. When Simenon dines, he’s in charge of safekeeping the coherence and unity of the nation, by seeing his meals and his investigations to the end. In Jean(Claude Izzo’s fictions, meal scenes contribute to a collective tale of Marseille city : multiculturalism, openness to the world, hospitality, culturality, tolerance, ecological harmony, universality – that are able to fend off very powerful forces driving their own ideological story – neoliberalism, racism, religious bigotry, maffias. Their power is so strong that the ideal embodied by Fabio Montale cannot prevail, but it lives on, sometimes in unforeseen places : as in Marseille cuisine.

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INDEX

Mots-clés : Maigret, Montale (Fabio), enquêteur, imaginaire social, gaullisme, idéologie, Marseille, roman policier, scène prandiale Keywords : Maigret, Montale (Fabio), detective, social imaginary, gaullism, ideology, Marseille, detective story, meal scene

AUTEURS

PIERRE POPOVIC

Pierre Popovic est professeur à l’UQAM (Québec). Son enseignement et ses recherches portent sur la sociocritique et les théories de l’imaginaire social, explorant les littératures québécoise et française des XIXe et XXe siècles. Il a participé avec la romancière Michèle Barrière à la table ronde du festival Lac 2016 sur le thème : « Cuisiner (le lecteur) dans le roman policier », analysant la manière dont la cuisine s’invite dans le roman policier.

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Petit guide culinaire du roman contemporain

Sylviane Coyault

NOTE DE L’ÉDITEUR

Première publication de cet article dans les mélanges offerts à Alain Montandon, L'Hospitalité des savoirs, Clermont-Ferrand, PUBP , 2012

1 Entrer dans le roman par ses cuisines ne manque ni de surprises ni de variété. Encore faut-il qu’on y mange. Ce qui est fréquemment le cas, le repas étant une scène à faire, riche en potentialités narratives : occasion de rencontre ou de conversation, il est aussi le lieu du règlement de comptes ainsi qu’un observatoire idéal du groupe social. Mais, de fait, on ne mange pas partout : il faudrait donc distinguer le roman de l’anorexique, et celui du gourmand, le roman avide, et le roman ascétique. Ainsi, on mange beaucoup chez Proust – petite madeleine, bœuf mode ou Stroganoff - mais quasiment pas chez Gracq. On resterait sur sa faim avec l’auteur des Nourritures terrestres, et on ne se rappelle pas avoir vu les personnages de Malraux à table… Mais on s’inviterait sans risques chez Georges Perec1. Enfin, parmi les gourmands, il en est qui sont plutôt pâtisseries et liqueurs (Pascal Quignard), d’autres viandes rouges et bordeaux… Voire poulet froid, ou sandwich (Jean-Philippe Toussaint) et bière ou whisky (Jean Echenoz). Dès lors la tentation est grande de dresser une cartographie des tables romanesques, et d’en tester quelques-unes, parmi les œuvres du dernier demi-siècle2. Imaginons encore que chaque grande Maison ait sa spécialité : les Éditions de Minuit, qui abritèrent le Nouveau Roman, sont-elles plutôt portées vers la Nouvelle Cuisine ? La tendance Gallimard est-elle plutôt à la tradition ? Car l’art de la table et l’art du roman peuvent se combiner ou s’assortir… enfin, comme le montrent les belles pages que Jean-Pierre Richard consacre à « la création de la forme chez Flaubert », la nourriture peut trahir les obsessions personnelles d’un auteur, et partant ouvrir un imaginaire, voire une métaphysique, car elle nous place au cœur de l’expérience : « cœur des choses, cœur de l’esprit3 », dit encore Georges Poulet.

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2 La vocation sociologique du roman se confirme dans le domaine de la gastronomie : il serait aisé de retracer ainsi cinquante ans de pratiques alimentaires françaises par le biais des œuvres narratives : en 1958, le saumon et le canard à l’orange composent le menu mondain de Moderato cantabile, alors que les personnages de Au Piano (2003) sont familiers de boissons et cuisine étrangères : pisco et sashimi. Exemplaire à cet égard est l’autobiographie d’Annie Ernaux (Les Années), autobiographie que l’on dirait collective, parue en 2008 : de la Libération à nos jours revient le traditionnel repas de famille, dont la métamorphose progressive permet d’évaluer l’évolution des goûts et des mœurs. Au milieu des années soixante : Dans les déjeuners du dimanche, au milieu des années soixante, […] la tablée discutait de l’apparition d’un supermarché et de la construction d’une piscine municipale, des 4 L et des Ami 6. Ceux qui avaient acheté une télévision […] [avaient vu] les images de la confection du steak flambé au poivre avec Raymond Oliver. (A, 84.) Dans les déjeuners auxquels avec une anxiété et une fièvre de jeunes ménages on invitait la belle-famille […] après avoir fait admirer les voilages vénitiens, toucher le velours du canapé, écouté la puissance des baffles, […] tout le monde avait […] commenté la fondue bourguignonne dont on avait trouvé la recette dans Elle ; […] on changeait les assiettes pour le dessert assez mortifiée que la fondue bourguignonne au lieu des félicitations attendues n’ait reçu qu’un accueil de curiosité assortie de commentaires décevants – eu égard au mal qu’on s’était donné pour préparer les sauces. Après le café, […] le whisky épaississait et haussait le verbe du grand-père. (A, 95, 97.)

3 Les soirs d’été au début des années soixante-dix, le repas devient, comme il se doit, communautaire, avec tous les stéréotypes soixante-huitards : Les convives rassemblés autour de la grande table de ferme achetée mille francs à peine chez un brocanteur, de brochettes et de ratatouille niçoise – il fallait penser aux végétariens – qui ne se connaissaient pas entre eux, Parisiens retapant la maison d’à côté, routards de passage, adeptes de randonnées et de peinture sur soie couples avec et sans enfants, […] femmes mûres en robe indienne, après un début réticent malgré le tutoiement instauré d’emblée, les conversations s’engageaient sur les colorants et les hormones dans les aliments, la sexologie et l’expression corporelle […] on passait en revue les meilleures façons de se nourrir4. (A, 114.)

4 À la fin des années soixante-dix, la mode et les codes se sont encore légèrement modifiés : le menu, un peu plus coûteux, est composé de « coquilles Saint-Jacques », et « rôti de bœuf provenant de chez le boucher, non d’une grande surface – assorti de pommes dauphine – surgelées mais aussi bonnes que les vraies, assurait-on » (A, 134). Ces exemples montrent le parti ethnologique – et très bourdieusien – que l’on peut tirer du repas de famille : il est bien le miroir de concentration d’une époque. Echenoz et Toussaint (Éditions de Minuit) se spécialisent quant à eux dans le repas célibataire, où l’humour ne retranche rien à l’exactitude sociologique. Rêvant de « foyers amis régulièrement repeints et aspirés » où les « légumes suaves » et le « rosbif tranquillisant », seraient servis dans une « éclatante vaisselle », le « solitaire » d’Echenoz « mange, s’il mange, son riz sans apprêt à même la casserole, son pilchard à même la boîte, debout sur sa moquette parmi les taches et les moutons » (EM, 36). Chez les épigones de Robbe-Grillet tel Echenoz, le solitaire de Minuit, familier également des brasseries ou de restauration rapide, se nourrit comme les enquêteurs célibataires du roman policier dont il est l’avatar postmoderne5. Dans une scène plutôt savoureuse, le Wallas des Gommes se procure, en introduisant un jeton dans un distributeur, une assiette peu alléchante : il s’agit d’un filet de hareng sur un lit de pain de mie beurré de

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margarine (G, 160)… Du hareng (1953) au pilchard (1986) le fastfood a fait peu de progrès en trois décennies. Enfin le célibataire est plutôt buveur : de café, de bière ou d’alcool. On surprend souvent les personnages d’Echenoz contemplant mélancoliquement leur verre de whisky, où le manège du glaçon suggère des métaphores loufoques. Successivement dans L’Équipée malaise : Un glaçon tournait lentement à l’intérieur du verre, comme un moine vieillissant s’amenuise dans son cloître. (EM, 39.) Le cube de glace a repris son lent parcours de détenu à l’heure de la promenade. (EM, 45.)

5 Mais ce sont surtout les récits rétrospectifs, récits de filiation ou autobiographies, qui nourriraient une ethnologie historique des goûts et des usages alimentaires. Peu de récits d’enfance échappent à la cuisine des mères ou grands-mères, cuisine rurale le plus souvent ; moins délibérément sociologique qu’Annie Ernaux, Richard Millet évoque dans Ma vie parmi les ombres d’innombrables plats et breuvages provinciaux : la confection du civet de lapin – qui suit l’exécution cruelle de l’animal (VO, 363) –, les soupes de légumes, les tourtous servis avec des pommes de terre et du lard » (ibid., 603). Toujours nostalgique des grandeurs passées, il vilipende une époque où les variétés de pommes et de poires « se réduisent aux insipides Golden, aux douceâtres Royal Gala, aux acides Granny Smith et aux fades poires Williams dont les noms sonnent comme ceux de courtisanes internationales » (VO, 126) !

6 Autant le récit de Minuit est expéditif sur la composition des plats, autant le récit de mémoire est prolixe ; la description des mets de l’enfance appelle souvent un luxe textuel : Quignard comme Millet ou Marie-Hélène Lafon ont de lentes ou profuses rêveries culinaires, dans la lignée des pages proustiennes. Ma vie parmi les ombres déguise d’ailleurs à peine l’hommage. Dans ce roman de formation, où les méandres de la phrase héritent autant de Proust que de Claude Simon, Millet se livre à quelques pastiches manifestes. Les rituelles infusions de tilleul rappellent la tasse de thé, dans laquelle, bien sûr, on trempe un gâteau : Je songe aujourd’hui à […] ces infusions dans lesquelles je laissais tremper les morceaux de la tarte aux pommes que préparait ma grand-mère, le dimanche, […] ces tartes étaient toujours trop cuites et il me fallait en amollir la pâte avant de la porter à la bouche. (VO, 445.)

7 Quignard décrit longuement la composition des Spätzle, qu’il tient de son ascendance souabe ou encore les pâtisseries et les bonbons (SW, 63, 226). Lafon procède plutôt par énumérations : La maison sent. Des odeurs de nourriture montent d’elle, la traversent, s’enroulent en volutes dans l’escalier ou suintent des plafonds. La terrine qui cuit dans le four, le caramel, le gratin dauphinois, le chou farci, le rôti aux pommes de terre, le boudin, la brioche, le pâté aux pommes. (SP, 45.)

8 Car l’effet madeleine6 se complète d’un Je me souviens à la Perec : une manie compulsive des images, goûts, odeurs du passé. C’est pourquoi Lafon affectionne la liste pure et simple qui est autant une collection de mots qu’une collection de souvenirs : On débattait à l’infini des mérites comparés de telle ou telle salade, batavia, feuille de chêne, scarole, frisée, laitue, sucrine, mâche, roquette, avec ou sans ail, au parmesan, relevée d’anchois, avec des noix, du roquefort, du cantal vieux, de la fêta, des foies de volaille frits, des gésiers confits émincés, des magrets de canard séchés. (SP, 53) Le Salon du Wurtemberg, qui évoque un monomaniaque passionné de bonbons, contient une véritable boutique de confiseur : des bonbons plus connus – berlingots, marrons

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glacés, réglisse Zan, cachou-Lajaunie –, aux raretés – cotignacs, petits Quinquins de Lille, Hopjes, Lolottes de , perles Loretta, grains Millet, bergamotes Lillig (SW, 14, 51, 52, 57)…

9 On devine que la dégustation du mot et celle de la chose vont de pair, si bien que les rêveries onomastiques se marient souvent aux rêveries culinaires. Il en est ainsi des alcools que le narrateur de Ma vie parmi les ombres goûte chez Berthe-Dieu (VO, 85). À l’énumération des liqueurs – « aux noms singuliers et sonores qui sont parmi les premiers mots que j’aie su déchiffrer : Clacquesin, Arquebuse, Chartreuse, Saint- Raphaël, Dubonnet, Cinzano, Ambassadeur, Vabé, Picon, Guignolet, Lillet, l’Izarra verte ou jaune, et cette transparente Marie Brizard » (Ibid.) – succède une belle variation sur le mot « Byrrh » : [J’étais]indigné […] qu’un nom si extraordinaire que celui de Byrrh ne désignât que cet apéritif à base de quinquina dont l’époque était fervente, et non une réalité supérieure enclose dans des lettres presque aussi étrangement assemblées que le tétragramme désignant Dieu dans la Bible, apparemment imprononçable et qui cependant occupe toute la bouche, et non seulement la bouche mais l’être tout entier, m’avait dit l’abbé Guérie, un jour que je m’étonnais de certains noms bibliques et qu’il avait pris pour exemple le nom de Byrrh, n’osant se servir de patronymes ou de noms tout aussi singuliers des hautes terres, comme Pythre, Soleilhavoups, Zirphile, Continsouzas ou Taphaleschas, qui ne me semblaient pas moins étranges que Zébédée, Zabulon, Mathusalem, Capharnaüm… (Ibid.) Les potentialités descriptives de la nourriture sont infinies : au-delà de l’effet de réel, des intentions sociologiques ou de l’émotion mémorielle, la référence picturale s’y rencontre encore fréquemment. Si les berlingots de Seinecé évoquent les « vieux vitraux bleus ou rosés ou jaunes […] tout à coup éclaboussés par un rayon de soleil » (SW, 112), dans Tous les matins du monde, les gaufrettes – « enroulement de pâtisseries jaunes » – et le verre à pied, rempli de vin de Puisay composent avec la viole de gambe une nature morte à la manière de Lubin Baugin (MM, 60)7.

10 Tout autre est l’imaginaire de Toussaint (Éditions de Minuit), dont le narrateur pense à Mondrian devant le dessert glacé que l’on appelle « dame blanche » (SB, 14). Le ton est ici moins à la poésie qu’à l’humour, voire la dérision ; un autre personnage parle de « viande crue, de sang, de mouches, cervelles, tripes, boyaux, abats »… « avec un fin sourire, citant Soutine »8 ! Chez Minuit, la référence va donc plus volontiers à l’art moderne ; chez Echenoz, on songerait plutôt à des vignettes de bande dessinée : Toutes les minutes, prenant son élan, Toon projettera ses mâchoires vers un sandwich bourré de feuilles de salade, de lames d’emmental, de tranches de jambon qui dépasseront du pain oblong comme du papier pelure d’un dossier mal classé. (EM, 198.) … ou avec le plateau repas de Paul, à une nature morte contemporaine : Il se tenait assis dans le fauteuil rouge, un plateau devant lui supportait un verre de vin blanc, une assiette blanche sous une viande froide avec du ketchup rouge dessus, un jet de moutarde jaune très clair. (EM, 80.) L’aliment disparait au profit d’une composition abstraite et peu alléchante de blanc de rouge et de jaune. Ainsi, une ligne de partage semble bien se dessiner entre Minuit et Gallimard, du moins pour les exemples présents : d’un côté les saveurs, la jouissance de la matière, de l’autre une combinaison neutre de formes et de couleurs. Pour les auteurs de Gallimard la nourriture sollicite outre la vue, les sens les moins intellectualisés : goûts, parfums, consistance dans la main, sous la langue. Le narrateur de Quignard raconte que du « plus lointain banquet d’enfance » il sait encore « la date, la couleur et le menu », et quand on prétend que c’est « la mémoire d’un ventre », il

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corrige : c’est plus sûrement « la mémoire des yeux, des mâchoires, du nez, des oreilles » (SW, 301)… Il n’est pas rare non plus que par un phénomène de synesthésie, les aliments évoquent encore telle ou telle pièce musicale9. À l’inverse, chez les auteurs de Minuit, les aliments ont beaucoup moins d’efficacité sensitive, quand ils ne sont pas mis à distance d’ironie. Pour un apéritif, dont on devine à peine la nature, Toussaint parle d’« un liquide qui combinait les inconvénients d’être à la fois rose, amer et pétillant » (SB, 103) : la suggestion gastronomique reste limitée, et le principal intérêt des aliments – et de leur évocation – ne tient manifestement pas à ce qu’ils sont alléchants, voire simplement comestibles. Le « canard mort » de Moderato cantabile qui apparaît sinistrement dans son « linceul d’oranges » ne fait pas plus envie que le saumon glacé servi à table : Rosé, mielleux, mais déjà déformé par le temps très court qui vient de se passer, le saumon des eaux libres de l’océan continue sa marche inéluctable vers sa totale disparition. (MC, 100.)

11 Rien là qui suggère une nourriture : le saumon n’est qu’un poisson mort. Dès lors, dans ces récits, la longueur des descriptions est souvent inversement proportionnelle à la séduction de l’objet. Ainsi, les assiettes peu affriolantes de harengs marinés qu’offre le distributeur du fastfood, dans Les Gommes : Wallas aperçoit, l’un au-dessus de l’autre, six exemplaires de la composition suivante : sur un lit de pain de mie, beurré de margarine, s’étale un large filet de hareng à la peau bleu argenté ; à droite cinq quartiers de tomate, à gauche trois rondelles d’œuf dur ; posées par-dessus, en des points calculés, trois olives noires. […] Les disques de pain sont certainement fabriqués sur mesure. […] Un quartier de tomate en vérité sans défaut, découpé à la machine dans un fruit d’une symétrie parfaite. La chair périphérique, compacte et homogène, d’un beau rouge de chimie, est régulièrement épaisse entre une bande de peau luisante et la loge où sont rangés les pépins, jaunes, bien calibrés, maintenus en place par une mince couche de gelée verdâtre le long d’un renflement du cœur. Celui-ci, d’un rosé atténué… (G, 160-161.) On reconnaît là non seulement le parti pris exhaustif et objectif de la description adopté par le Nouveau Roman, produisant d’abord par son excès un effet comique, mais encore les géométries et les mécanismes compliqués qu’affectionne Robbe-Grillet. En toute logique, la scène se poursuit absurdement par une généralisation des symétries, que l’on pourrait aussi bien trouver sous la plume d’Echenoz : À la table voisine trois hommes […] découpent des petits cubes dans trois disques de pain au fromage. Les trois autres assiettes contiennent chacune un exemplaire de l’arrangement hareng - tomate - œuf dur - olives dont Wallas possède également une copie. Les trois hommes, outre leur uniforme identique en tout point, ont la même taille et la même corpulence ; ils ont aussi, à peu de chose près, la même tête. (Ibid.)

12 C’est encore tout le mécanisme de la réduplication / duplicité romanesque qui se trouve ainsi tourné en dérision. Outre la réification des êtres10 transparaît aussi une dématérialisation des choses qui deviennent abstraites, indifférentes : « Le monde n’est ni signifiant, ni absurde, il est tout simplement », déclarait Robbe-Grillet11. On pourrait ajouter qu’il n’est ni attirant ni repoussant… Il est vrai que l’« école du regard »12 ne donne à proprement parler des choses que ce que l’on en voit, et de fait, ne peut restituer ni la saveur, ni les odeurs ! Cependant les scènes de repas – qui se prêtent particulièrement à l’écriture cinématographique – sont logiquement très abondantes chez Robbe-Grillet comme chez Duras. On se souvient des cocktails du Vice-Consul, qui occupent une grande partie du roman ; la scène du canard à l’orange est développée tout au long d’un

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chapitre de Moderato Cantabile (p. 99-112)… jusqu’à ce qu’Anne vomisse son repas. La focalisation minutieuse sur les gestes des personnages à table ou au café est également un topos de ces récits, voire du cinéma de la Nouvelle Vague13. Elle permet d’observer au plus près les relations entre les protagonistes, l’explosion des crises ou des scandales silencieux. Dans La Jalousie, les trois scènes de repas observées par l’œil du mari obsessionnellement jaloux traduisent la montée de la tension dramatique sans que rien n’en soit dit explicitement. Elles définissent aussi en creux des psychologies : Franck le boulimique et A., l’anorexique.

13 Mais en dehors de cet effet ponctuel d’école, il faut bien avouer que la nourriture de Minuit comporte des caractéristiques récurrentes : manifestement reflet de l’époque contemporaine, elle est généralement citadine, rapide et peu goûteuse. Les réfrigérateurs d’Echenoz sont souvent vides. Poulet froid et ketchup, « petits pois en boîte », « sucre à basses calories », « nouilles livides » et « surgelé » font partie de l’ordinaire dans L’Équipée malaise. Il arrive toutefois que les personnages entrevoient un menu plus distingué : rognons flambés au whisky (La Salle de bain), selle de chevreuil sauce Cumberland (Au Piano). Mais l’humour dominant leur fait préférer les évocations récurrentes de repas d’hôpital14 dont les purées ne vari[ent] que par la couleur, jaune pâle, orange (SB, 100)15. Chez Lafon, Millet, Quignard, au contraire, la nourriture est mémorielle, provinciale, amoureusement préparée et dégustée. S’y exprime un autre imaginaire, un autre art d’écrire, mais aussi un autre art de vivre.

14 Gourmandise de Quignard : après l’exergue « O du frisst mich…16 » Le Salon du Wurtemberg ouvre sur une salle à manger, et la grande occupation des personnages, tout au long du roman est de s’approvisionner, cuisiner, déjeuner, goûter… Dans Vie secrète, le narrateur prétend décrire une femme, simplement par sa façon de manger17. Il est peu de textes de Quignard qui ne fassent la part belle à la nourriture ; le champ lexical en est expansionniste, alimentant de nombreuses métaphores et appelant des expressions toutes faites : on y lit « avec voracité », le « silence » se « coupe au couteau », et un geste amoureux « compte pour du beurre », on « mâche » des souvenirs qui ont un « goût de mort », on « mange le morceau » (SW, 31, 111, 79, 329, 347)… Les personnages « avides » « dévorent », « se gavent », « s’empiffrent », mais surtout, et là est le plus symptomatique de cet imaginaire, ils « picorent », « sirotent », « suçotent ». Car la gourmandise et, partant, toute passion alimentaire est pour Quignard foncièrement régressive. Le narrateur du Salon du Wurtemberg prétend que « le goût très vif des dînettes et du retrait » lui vient de son enfance, quand il partageait avec ses sœurs, lors de leurs goûters rituels du dimanche, « des fragments de gâteaux, des morceaux de sucre, des rondelles de carottes crues » (SW, 38-39). Ainsi dans Le Salon du Wurtemberg Quignard multiplie les fascinants tableaux de petites filles aux friandises, la « bouche badigeonnée de sucre d’orge », les mains « poisseuses », les « joues de hamster » gonflées de sucreries (SW, 70, 112, 293). C’est que le pouce et les bonbons sucés font partie des sordidissima, résidus mémoriels de l’enfance, vantés par Albucius18. Car la gourmandise a évidemment sa source dans les toutes premières années, et Vie secrète développe complaisamment le motif du nourrissage maternel : La mère ouvre la bouche alors qu’elle le fait manger sur sa chaise haute. […] En latin cette bouche de la mère qui s’avance et préforme l’ouverture des lèvres de son petit est le amma de l’amor. Pour celui qui assiste à ce spectacle, cette protrusion des lèvres est presque une petite mamelle. (VS, 117.) La scène serait fondatrice de toute jouissance alimentaire, mais aussi amoureuse19 ; jouissance aussi des mots et de la langue ; il semblerait du reste que dans ces récits tout

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plaisir soit fixé au stade oral, voire buccal ! Quignard, qui aime inventer des étymologies fantaisistes, des cousinages lexicaux, tire de cette scène inaugurale une parenté entre « faim » et « fascination », qui pourrait constituer une clé de son esthétique : Le nourrisson vivipare devant la chose qu’il mange est bouche bée. […] Retrouver la sensation d’être bouche bée est le propre de la fascination la plus ancienne. Lèvres promises, yeux extatiques, le mot des anciens Grecs ekstasis décrit le sortir hors de soi (le corps) et hors de l’instant (la succion future). (Ibid.) Dans Le Salon du Wurtemberg l’écrivain propose encore toute une phénoménologie de l’aliment, en particulier des friandises, dont la particularité est « d’envelopper sous plusieurs couches de sucre successives le noyau ou la vérité, ou le désespoir, ou le désir, ou la faute » : Les bonbons font passer une espèce de pilule dont, faute de l’avoir encore perçue du bout de la langue ou croquée, nous sommes légèrement anxieux. Ils sont comme les sonates, les théories, les religions, l’amour, la peur même peut-être – qui sont autant d’enveloppes de sucre plus ou moins sirupeuses ou amères qui vêtent des nudités elles-mêmes plus ou moins enhardies ou frustes. (SW, 51.)

15 Il en déduit même une socio-psychologie du sucré : le narrateur qui a « plus de curiosité que de goût pour les “bonbons”, les “douceurs”, les “friandises”, les “gourmandises”, les “chatteries” », s’oppose en cela à Florent Seinecé : « J’aime les gâteaux parce qu’ils ne cachent aucun secret […] En quelque sorte, entre Seinecé et moi la rivalité […] c’était la confiserie contre la pâtisserie » et en conséquence le poisson – « secret invisible » – contre le gibier, « proie courante, visible, tangible, chaude, saisissable » (SW, 52).

16 L’écriture de Quignard se caractérise à la fois par une profusion du détail – de fragments, d’instants – et une recherche obsédante des identités, concordances qui permettraient de tenir ensemble20 la diversité infinie du réel. La nourriture réaliserait cet idéal d’harmonie : les sauces, les coulis, mais encore le mariage des contraires comme le sucré et le salé ou les « pâtes aux groseilles »… Surtout, selon une expression que cet auteur affectionne, cette écriture opulente « hèle » un monde concret qui se picore, se savoure - ou se dévore. De fait, écrire, c’est faire durer l’incarnation, « lester le passé de grenaille de plomb, de grenaille d’acier, de sang » : « je note des détails […] et je me dis avec acharnement qu’il faut un souffle à ce corps, à ce regard des larmes, à ces lèvres une espèce de plainte » (SW, 368). Ainsi peut-être les natures ne seront pas définitivement mortes.

17 Indigestions de Millet : Richard Millet entretient avec la nourriture un rapport beaucoup moins heureux que Pascal Quignard. Loin de l’impassibilité qu’affichent un Échenoz ou un Toussaint, il manifeste des goûts fortement prononcés, plus souvent d’ailleurs des détestations que des gourmandises, telle sa phobie du café ou des kiwis. Le plaisir tient donc assez peu de place dans les pourtant fort nombreuses évocations de repas que comportent ses romans.

18 Frappe d’abord la prédilection des personnages pour les combinaisons de goûts, assortiments ou mélanges : les sauces – béchamel ou vinaigrette –, la bouillie au lait mêlée de pain, la soupe dans laquelle on ajoute du vin. Mais le mot clé de l’art culinaire serait ici la « métamorphose » qui donne le sentiment d’une opération magique : celle des œufs au plat quand ils cuisent dans la poêle, mais surtout celle que produisent les alliages de liqueurs, d’alcools ou de sirops : M’émerveillait […] la métamorphose des liqueurs dans les verres des buveurs d’apéritifs, notamment le mélange quasi aurifère de la gentiane et du cassis, et celui du brun pastis ou de la transparente anisette mués en une sorte de lait dès qu’on y

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mettait de l’eau, et ce lait en couleurs féeriques, pour peu qu’on y ajoutât du sirop de grenadine, de framboise ou de menthe. (VO, 170.) Distillation, transmutation en or pâle : la cuisine relève de l’alchimie, dans ses formes les plus subtiles. En cela elle s’accorde à l’esthétique vaguement baroque de cette œuvre, qui s’observe non seulement dans les réseaux métaphoriques, mais encore dans les procédés scripturaux. Ainsi, la phrase progresse souvent en anamorphose, de mutations lexicales en associations d’images : par exemple, du mot « Byrrh21 » la pensée va à la « myrrhe », à « Beyrouth », puis à « Bach », de sorte que de l’alcool on en vient à l’Art de la Fugue et enfin à la Bible. Ce sont là les rares métamorphoses heureuses de la matière, quand elle s’attendrit, quand le gâteau s’amollit proustiennement dans le thé, ou qu’« une pointe de sein fond dans la bouche à la façon d’un fruit des bois » (VO, 149). Idéalement parfois, elle se spiritualise ; soit qu’elle évoque une œuvre d’art, soit que l’alcool « nous pousse vers des rives aussi lumineuses que celles du plaisir physique », et rappelle « l’admirable mystère de l’eucharistie » : il paraît alors un « liquide aussi précieux que le sang du Saint Graal » (VO, 361-362).

19 Toutefois l’imaginaire de Millet est fortement habité par l’inquiétude de la chair, qui se manifeste alors par une répulsion alimentaire, ou par les misères corporelles de ses personnages, misères digestives le plus souvent : maux de ventres, diarrhées et vomissements. Il est d’abord une hantise de l’ingestion comme si l’être tout entier risquait d’être envahi ou corrompu par une nourriture abhorrée, ou simplement trop forte en odeur, comme les asperges – faisant signe encore une fois au narrateur de La Recherche : Ayant mangé des asperges, je me suis retrouvé avec, sur la figure, non plus l’odeur de soupe au vin transformée, annihilée par l’alchimie urinaire, mais celle de légume avalé la veille au soir et qui, puissante, douceâtre, écœurante, me rappelait quel trajet l’urine avait accompli avant de me revenir, sur le visage, comme une mauvaise sueur. (VO, 518.)

20 Cette complaisance dans l’évocation du processus d’ingestion, mais surtout de digestion, « du lent travail de transformation » qui « s’accomplit dans [le] ventre » (D, 15) est récurrente sous la plume de Millet : il en joue sans doute de manière un peu provocatrice. En conséquence, il n’épargne au lecteur aucun détail scatologique d’une tout autre alchimie, celle qui transforme les aliments en « matières »… processus inverse de la spiritualisation. L’incarnation paraît dès lors plus problématique chez les personnages, pourtant très charnels, de Millet. Ils éprouvent en effet un violent dégoût pour leur misérable condition corporelle – l’écrivain parle d’« abjection » : en témoignent les nombreuses scènes de défécation, d’où il ressort que « l’homme est toujours plus près du cloaque que du ciel » (VO, 323).

21 Parce qu’il prend le parti des choses, le roman est, selon Albucius, le seul à « offrir l’hospitalité » aux sordidissima, qui conduisent au cœur de l’expérience humaine. Ainsi les évocations et fantasmes alimentaires se font l’écho de préoccupations plus graves ; en relation avec une esthétique, voire une érotique, ils expriment aussi un rapport au monde et au temps : une métaphysique discrète, qui bien sûr dépasse les clivages de « maisons ». On rencontre en effet des épicuriens chez les impassibles de Minuit comme chez les sensitifs de Gallimard ou d’ailleurs. Prenant prétexte d’une Pensée de Pascal (« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre »), le narrateur de Toussaint – qui vit reclus dans sa salle de bain – contemple « la dame blanche » comme un « aperçu de la perfection », parce que la lente fusion de la vanille sous le chocolat figure un temps quasi suspendu.

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De la même manière, toute son affaire est de freiner le mouvement, étirer la durée – et… pasticher Lamartine : « Nous mangions en silence22 ». Chez Quignard et Lafon, la vie se boit « à petits gorgeons » (SP, 37) : tous deux sont en effet adeptes – en cuisine comme en écriture – de « la patience » et de « la minutie »23, qui suggèrent encore un art du temps. Au contraire pour Échenoz, spécialiste en vitesse narrative, la nourriture – de consommation plutôt rapide – serait, comme le roman, un aspect de l’éphémère contemporain24… Quant aux gourmands épicuriens, ils cachent parfois des avides ou des affamés : ils invitent alors aux Dévorations de Millet. Or ce dernier jette une ombre sur la jouissance alimentaire et la quiétude du carpe diem ; ses obsessions digestives trahissent un rapport plus conflictuel, plus anxieux au corps et au devenir. Elles le rapprochent donc des mélancoliques ou phobiques de Minuit, Duras et Robbe-Grillet : la nausée d’Anne Desbaresdes (Moderato Cantabile), l’apparente anorexie d’A. (La Jalousie) le montrent bien.

22 Ainsi, dans les offices du roman chacun accommode en douce le ragout de l’être et du temps et prépare ses mastications élocutoires comme un des tout premiers inventeurs en cuisine narrative chez Minuit, Samuel Beckett : Je n’ai plus faim, dit Camier. Il faut manger, dit Mercier. Je n’en vois pas l’utilité, dit Camier. Le chemin qui nous reste à faire est long et difficile, dit Mercier. Plus vite on crèvera, mieux ça vaudra, dit Camier. Cela est vrai, dit Mercier25.

NOTES

1. Voir à ce sujet l’article que Dominique Jullien consacre à « La Cuisine de Georges Perec », dans Littérature, mars 2003, n° 129. p. 13-14. 2. Éditions de Minuit : Alain Robbe-Grillet : Les Gommes (1953), La Jalousie (1957) (abrégés ci- dessous en G, J). Marguerite Duras : Moderato cantabile (1958) abrégé ci-dessous en MC ; Le Vice-Consul (1963). Jean Echenoz : L’Équipée malaise (1986), Au Piano (2003). Abrégés ci-dessous en EM, AP. Jean-Philippe. Toussaint : La Salle de bain (1985). Abrégé ci-dessous en SB. Éditions Gallimard : Pascal Quignard : Le Salon du Wurtemberg (1986), Tous les Matins du monde (1991), Vie secrète, (1997). Abrégés ci-dessous en SW, MM, VS. Annie Ernaux : Les Années, 2008. Abrégé ci-dessous en A. Richard Millet : Ma vie parmi les ombres (2003), Dévorations (2006). Abrégés ci-dessous en VO, D. Éditions Buchet-Chastel : Marie-Hélène Lafon : Sur La Photo (2003). Abrégé ci-dessous en SP. 3. La formule est de Georges Poulet, et conclut la préface qu’il consacre à Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation, Paris, Seuil Essais [1954], 1990, p. 14. 4. Pour tous les exemples ci-dessus, c’est moi qui souligne. 5. Il serait sans doute éclairant de considérer les habitus alimentaires dans le roman policier où on mange également beaucoup et où l’intention sociologique est encore plus ostensible. 6. Il est explicite dans Ma vie parmi les ombres, p. 667.

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7. D’innombrables natures mortes ou tableaux de genre illustrent du reste Le Salon du Wurtemberg ; voir en particulier p. 109 : « Je me souviens de la toile cirée à motifs de petites violettes et de petites jonquilles bleu électrique et jaune citron usée, brillante, lumineuse comme une laque très odorante » ; petites filles aux berlingots ou aux quartiers de mandarine : « les alvéoles grenues du fruit tombant lentement, sans bruit, dans le sucre, scintillant dans la lumière de la suspension ». 8. Dans La Salle de bain, nourriture, peinture et écriture s’entremêlent joyeusement : sur la table du petit déjeuner riment et se côtoient pots de peinture et pots de confiture ; dans une scène désopilante on assiste au découpage du poulpe, comme le récit est débité en tronçons ; et naturellement, le poulpe… libère de l’encre ! 9. Le Byrrh dans Ma Vie parmi les ombres associe, selon Millet « la myrrhe à la ville de Beyrouth, ces deux noms compressés, réduits à l’essentiel de leurs lettres pour constituer un pentagramme magique qui aurait pour moi la valeur musicale du nom de Bach inscrit dans l’Art de la Fugue. » (p. 85). 10. Pour Georges Lukacs, les descriptions du Nouveau Roman reflètent la réification des êtres dans l’économie moderne. 11. Pour un nouveau roman, Paris, Idées /Gallimard, 1972, p. 21 12. Dont se revendiquerait le Nouveau Roman. 13. Ainsi Truffault dans Les 400 coups, ou Godard. 14. Voir aussi Au Piano p. 110. 15. Servie par « des jeunes filles en blouses blanches de laborantines » la nourriture du fastfood n’en est pas loin. (G, 160). 16. « O du frisst mich ! O du frisst mich ! Du bist der Wolf und willst mich fressen ! (Ô tu me dévores ! Tu me dévores ! Tu es le loup et tu veux me dévorer ! »), Grimmelshausen. 17. Voir VS, p. 18-19. 18. Voir Pascal Quignard, « La beauté des choses sordides », Albucius, Paris P.O.L., 1990, Livre de poche, 1992, p. 29-33. 19. Parmi les topoï liés à la nourriture, il faudrait également citer l’érotique alimentaire, que l’on retrouve aussi bien chez Millet que chez Quignard, ou Lafon. Pour n’en citer qu’un exemple, celui-ci, dans Sur la photo : « Elle jouissait à petit bruit, […] sexe écrasé fondu en figue chaude de soleil dans sa bouche lui sous elle qui ouvrait ses jambes et la buvait, humant, goulu, gourmand. » (p. 55). 20. N’est-il pas l’auteur d’un essai intitulé Une gêne technique à l’égard des fragments (Fata Morgana, 1986) ? 21. Voir la citation supra, p. 3. 22. Voir Jean-Philippe Toussaint, La Salle de bain, p. 14, 80, 27. 23. Sur la photo, p. 17 : « Ses gestes étaient sûrs. Il éminçait, pilait, incorporait, mélangeait, mêlait, saupoudrait, évidait. Il tournait les sauces, il flambait les chairs, il saisissait, couvrait, nappait, vérifiait. Il amenait doucement à ébullition. Il avait la patience et la minutie. » 24. Référence à l’essai de Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère, Paris, Gallimard, 1987 et Sylviane Coyault, « Jean Échenoz, le bolide narratif », in Mélanges offerts à Y. Moreau, Presses Universitaires de Renne, 2009. 25. Samuel Beckett, Mercier et Camier, Paris, Minuit poche, 1970, p. 26.

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RÉSUMÉS

La cuisine n’est pas une entrée à négliger dans la littérature contemporaine ; un échantillon de romans parus au cours du dernier demi siècle montre ici comment la façon de manger constitue un bon observatoire des groupes sociaux, de leur évolution au cours de cette période. La cuisine des écrivains trahit surtout des imaginaires très contrastés : du gourmand à l’ascète, ou à l’adepte du fastfood. Les goûts alimentaires rejoignent alors une esthétique, et sont le symptôme d’un rapport au temps et au monde. Ils touchent par là au métaphysique.

The notion of cuisine is not to be forgotten when it comes to contemporary literature ; analyzing selected novels from the last half century allows us to show how eating relates to social groups and the way they evolved during this period. Writers’ cuisine includes very different images, from the greedy eater to the ascetic, or to the fastfood patron. Eating habits are therefore linked to aesthetics, and to a specific way to relate to time and the world. They border on the metaphysic.

INDEX

Keywords : cuisine, meal, contemporary novel Mots-clés : cuisine, repas, roman contemporain

AUTEURS

SYLVIANE COYAULT Professeur émérite en littérature française à l’Uca (Celis), Présidente de Littérature au Centre, elle a travaillé sur l’œuvre narrative de Giraudoux et a codirigé le Dictionnaire Giraudoux (Champion, 2018). Elle s’intéresse aussi aux romanciers contemporains à qui elle a consacré de nombreux articles et plusieurs ouvrages collectifs (Bergounioux, Michon, Millet, Échenoz, Lafon, NDiaye, Viel, Kerangal…) ainsi qu’une monographie, La Province en héritage (Droz, 2002).

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Aux fourneaux romanesques

Christine Jérusalem

1 Romans gourmands, romans gourmets, romans ogres, romans gloutons… La cuisine est dans le roman comme l’amour est dans le pré. Quel sens donner à la nourriture si présente dans les entrailles du roman contemporain ? C’est à partir de deux romanciers d’aujourd’hui que l’on tentera de répondre à cette question. Le premier, publié aux Éditions de Minuit, est un auteur reconnu, « goncourisé » : Jean Echenoz qui a fait paraître dix-sept récits, dont le dernier, en 2016, Envoyée spéciale. Le second, François Beaune, n’appartient pas à la même génération. Né en 1978 à Clermont-Ferrand, il a écrit quatre récits, tous publiés aux Éditions Verticales, avec, au début de l’année 2017, le très intéressant Une vie de Gérard en occident, fiction qui retiendra notre attention. Chez ces deux écrivains, la cuisine occupe une place de choix sans toutefois mijoter de la même manière. La littérature se fait littéralement ventre chez François Beaune. En revanche, la nourriture, dans les romans de Jean Echenoz, constitue un motif beaucoup plus discret. Pourtant, la cuisine chez ces deux écrivains occupe une même fonction ethnographique. Écrire le monde, dessiner le présent, constituent sans doute l’une des fins majeures de la littérature contemporaine1. La cuisine porte également en elle une charge émotionnelle. Elle est, on le sait, un formidable conducteur d’affects, comme l’ont montré Proust aussi bien que Simenon2. Enfin, elle comporte une dimension structurelle car elle participe à l’art de la composition romanesque. En effet, elle impose une dynamique narrative qui va de la prédilection pour le fragment (Echenoz) à la dilection pour la connexion (Beaune). Ce sont donc ces trois axes – vectorisation esthétique, traversée sociologique et chemin intime – qui retiendront notre attention pour cette petite étude gastronomique.

2 C’est peu dire que chez Beaune, le roman est banquet3. Il constitue même la structure narrative d’Une vie de Gérard en occident4. Le roman est en effet entièrement conçu à partir du lexique culinaire puisque les chapitres s’intitulent respectivement : « Amuse- gueule, Buffet, Entrée principale, Trou normand 1, Viandes, Laitage, Trou normand 2, Plats de résistance, Salade composée, Fromages, Promenade digestive, Citrate de bétaïne, Pièce montée, Café, Marron glacé, Cigares, Gnôles »… Mieux même, la postface du récit – qui fait office de table des matières – complète ce « menu ouvrier », ce « livre-souper-cène populaire », par une série de mets et de sauces. Ainsi chaque

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chapitre se subdivise en unités narratives, dont le titre est donné en italique, unités narratives elles-mêmes assorties de commentaires gustatifs. Nous donnerons quelques exemples de cette structure qui fonctionne par enchâssement : dans le chapitre « Amuse-gueule », la première unité narrative intitulée « Les petites pièces » est complétée par l’expression « rillettes de la tentation » ; dans ce qui constitue l’« entrée principale », les « Vrais gens » sont ironiquement « en chemise ». La blancheur du chapitre « Lait » est troublée par des « Magouilles » dans une hilarante « brouillade paysanne ». Par-delà la « bouffonnerie » et la « farce »5 qui innervent cette table des matières, on voit comment la métaphore culinaire est véritablement le moteur loufoque qui assure au roman son énergique cohérence textuelle. Car ce récit, fait de petites biographies de « vrais gens » (VDG, 26) du bocage vendéen, racontées, par Gérard, au moment de l’apéro, devant Aman, le réfugié érythréen qu’il accueille pour quelques semaines, pourrait n’être qu’un livre de la discontinuité, de l’hétérogène, de la désintégration. Mais la nourriture et la boisson, qui ne relèvent pas d’un folklore local, sont précisément ce qui permet au récit sa mise en ordre, son principe de construction et de composition. La cuisine est ce qui assure au récit son liant. C’est une sauce béchamel, une mayonnaise métaphorique faisant office de mortier hallucinatoire. L’alimentation constitue ainsi cette nappe scintillante, si chère à Roland Barthes et à Jean-Pierre Richard.

3 Elle est aussi ce qui, comme dans tout banquet, suscite la parole. Le moment du repas est bien le moment où l’on parle, où l’on raconte des histoires. Comme Gérard le dit, à propos de l’hôtel-restaurant tenu par ses parents : des « histoires du Fleuron, il y en a des caisses pleines, il faut pas que je te raconte tout, que j’en garde pour le repas. » (VDG, 35). Le bistrot offre d’ailleurs un lieu privilégié pour observer, écouter toutes les discussions (VDG, 22), à la manière d’un Jean-Marie Gourio dans ses Brèves de comptoir auxquelles Beaune rend hommage lors de l’émission « Remède à la mélancolie6 ». Dans les abattoirs, même chose : « De grandes conversations émergeaient au casse-croûte. Des trucs philosophiques qui s’épanouissent spécialement avec le lever du jour. » (VDG, 75). En somme, il y a là comme une manière de revisiter une tradition littéraire qui va de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre au Médianoche amoureux Michel Tournier.

4 Rien de tel chez Echenoz : nourriture et boisson sont traitées sur le mode expéditif, comme le montre bien Sylviane Coyault dans son « Petit guide culinaire du roman contemporain7 ». Le registre culinaire se fige sous la forme du trait, de la saillie, du fragment rhétorique. En ce sens, on peut esquisser une modeste épistémologie de la littérature contemporaine, à partir du champ trivial de la cuisine. Si l’œuvre de Jean Echenoz relève de la postmodernité, par son aspect fragmentaire8, celle de François Beaune semble dresser les jalons d’une esthétique « altermoderniste ». De manière concordante, la place de l’individu dans la société n’est plus tout à fait la même. Si la postmodernité signait la dissolution de l’identité subjective, « l’altermodernité » – alter ayant valeur ici d’ouverture à l’autre – redonne une chance à l’homme de retrouver une humaine condition. Enfin, les territoires géographiques romanesques changent. On pourrait ainsi opposer une postmodernité ancrée dans une réalité urbaine à une alt- modernité affichant pleinement une dimension rurale. En somme un passage de la ville au village9.

5 S’esquisse ici toute la dimension ethnographique que comportent boissons et nourritures. Elle apparaît clairement dans 14 de Jean Echenoz, qui rappelle l’usage anesthésiant du vin dans les circonstances historiques que l’on connaît :

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Il est en effet trop vite apparu qu’il n’y avait pas moyen de se procurer du vin dans le pays, ni d’ailleurs aucune autre boisson sauf un peu d’alcool brut, parfois, vendu maintenant cinq fois son prix par les bouilleurs des villages traversés – ces locaux profitant avec avidité de l’affaire en or qu’offrait cette troupe assoiffée. Ça n’allait pas durer, l’état-major discernant bientôt l’avantage présenté par des hommes dûment abreuvés, l’ivresse calfeutrant la peur, mais on n’en était pas encore là10.

6 Elle apparaît aussi discrètement dans Une vie de Gérard en occident, qui, évoquant un souvenir de braconnage, rappelle l’art de piéger les bêtes car « pendant la guerre, on se débrouillait comme on pouvait, c’était pas de notre faute, il fallait bien survivre » (VDG, 197). Mais, par-delà cet aspect historique et documentaire, il est intéressant de s’interroger sur les pratiques gustatives contemporaines. En effet, on ne boit pas tout à fait la même chose dans les romans de Beaune et ceux d’Echenoz. Pour faire simple, on opposera les coupes de champagne servies dans des hôtels de luxe indiens (Les Grandes Blondes11), les cocktails où « le glaçon tinte », » section rythmique du gin-tonic » (GB, 43), « les bars chics et feutrés – cuir, cuivre, bois verni – où l’on se juche sur un haut tabouret, croisant haut les jambes et jetant des regards en biais12 » au pastis sifflé avec avidité dans Une vie de Gérard en occident, ce « jaune » acheté en duty free à la frontière espagnole Pas de la Case (provision pour l’année !) et biberonné avec les potes au camping. Pour Alain, midi, l’apéritif c’est sacré : Si jamais il alpague un voisin campeur sur le côté qui passe, rien à faire, il est mort le gars. Alain il fait attention à ses sous, mais il est pas près de sa cave. Là tu peux y aller. S’il sort une bouteille de Ricard, ça le gêne de la ranger pas vide. Lui quand il sort une bouteille, faut qu’elle aille directement dans la benne à verre. […] Une fois, il est venu à la maison, la bouteille avait fait six mois avant qu’il arrive, elle devait être aux deux tiers. Après l’avoir finie, il m’a quand même demandé s’il y en avait une autre. J’ai dit, ben non, ça faisait six mois qu’elle t’attendait, tu l’as vidée, y en a pas d’autre. Il est parti déçu. (VDG, 128-129)

7 La vodka n’échappe pas à la règle. Bien loin des cocktails souvent évoqués par Jean Echenoz, elle s’ingurgite en Ukraine, sur fond de kolkhoze, dans une poche en plastique qui circule dans le car, avec la cadence d’un « métronome » (VDG, 106)

8 Bref, si la soulographie n’épargne pas les personnages de Jean Echenoz (voir notamment le personnage de Gloire dans Les Grandes Blondes13 ou le musicien Max dans Au piano14), elle prend une forme de biture façon San-Antonio chez Beaune. Outre le pastaga ingurgité par Alain, la bière, le pinot, le rouge puis la poire ponctuent la logorrhée de Gérard sans pour autant rendre sa bouche pâteuse. On ne craint pas de se saouler « la gueule comme un goret » (VDG, 60, 182) et le citrate de bétaïne, qui constitue le titre d’un chapitre, est un médicament bien moins sophistiqué que ceux employés dans Envoyée spéciale mais, semble-t-il, assez efficace contre les cuites ! Car les cuites sont légion (et religion dans le roman de Beaune), comme celle du bedeau qui devait tirer les cloches toutes les demi-heures : En début de matinée, tout bien, aller-retour à la cave, de l’autre côté de la place. Puis le tempo se gâtait au fur et à mesure, et le soir c’était la catastrophe, il n’y avait plus ni Dieu ni maître ! (VDG, 229)

9 On « lichetronne » donc, comme dirait Sana, au gros rouge et au Picon-bière chez Beaune, plutôt qu’en œnologue averti. Certes, notamment dans Envoyée spéciale, (mais peut-être est-ce parce qu’une partie de l’intrigue se situe dans la Creuse !), on s’offre « un kir dans un verre à moutarde » (ES, 75) mais les bières semblent meilleures en Corée du nord, portées par la poésie de leurs noms aussi exotiques que « Teadonggang » (ES, 215). Alors que les personnages échenoziens sont plutôt de

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grandes blondes sophistiquées, ce sont des « vrais gens » issus de la classe populaire qui s’agitent dans le roman de Beaune. Là où Echenoz adopte un ton ironique et distancié, Beaune s’attache à produire une écriture néo-naturaliste, au plus près d’une voix singulière et authentique.

10 Il en va de même pour la nourriture. Les plats servis dans Envoyée spéciale sont souvent des clins d’œil à des références stéréotypées. Clin d’œil générique tel le repas entre un général et un espion, composé de « salade d’oreilles de porc suivie de joue de bœuf en daube » (ES, 14), menu qui n’est pas sans rappeler le traditionnel bœuf-carottes des romans d’espionnage. Clin d’œil à une nourriture de type « casse-croûte » comme les inévitables merguez (ES, 63, 77) qu’on essuie avec du sopalin (ES, 79). Clin d’œil à la popote familiale (les omelettes ou les gratins confectionnés par Marie-Odile pour son amoureux (ES, 162, 101), le confit aux lentilles préparé par Constance (« du confit de canard en grosse boîte et un paquet de lentilles » avec du « vinaigre de framboise, c’est ce qui va le mieux avec » (ES, 144), le rôti raté par Nadine Alcover (ES, 205). Enfin, clin d’œil aux repas considérés comme raffinés, qui cultivent le plaisir gustatif de l’aérien, du léger, de la fraîcheur, comme la « mousse de pois plumeuse aux éclats de pomelos » que savoure l’héroïne (ES, 238) ou encore le « dîner délicat composé d’effeuillée d’algues au soja suivie d’une cassolette de tortue d’eau douce et d’un coquelet farci aux châtaignes, jujubes et racines de ginseng, arrosé de grands crus d’importation tout aussi fins, conclu par un alcool d’orge à 65° aromatisé à la rose » (ES, 226) dégusté dans un hôtel de luxe en Corée du nord. Clin d’œil enfin aux inévitables embarras gastriques de la nourriture exotique, pour ceux qui n’ont pas la chance de vivre dans le luxe, la « bonne vieille tourista classique » (ES, 241) contraignant un protagoniste du roman à se précipiter comiquement du « Dygedryl ou quelque chose dans le genre » (ES, 237) au « Diarectyl ou un machin comme ça » (ES, 241). Les ingrédients servent moins à assoir un discours réaliste (même si les deux médicaments existent) qu’à distiller un effet humoristique. Ainsi, la réflexion sur les champignons – digression qui signale en elle- même le régime ironique – indique clairement le pas de côté que la narration opère vis- à-vis de l’intrigue : Nous revoici dans le département français de la Creuse. Avant-dernière dans le classement national des densités de population, la Creuse compte de vastes pans inoccupés voire, dans le sud, quasiment déserts. Les landes y alternent avec les hauts plateaux, les forêts avec les tourbières. Il n’y a personne, rien à manger pour personne que des champignons en automne, mais nous ne sommes pas en automne et méfions-nous des champignons, ainsi que des baies que seuls savent aussi choisir les partisans du retour à la nature. (ES, 71)

11 De même, les épisodes loufoques concernant le chien Biscuit, rebaptisé Faust15 par son nouveau propriétaire, – l’assassin de la maîtresse du chien – en disent long sur la sympathie moqueuse que Jean Echenoz adopte vis-à-vis du registre culinaire. Le chien est d’abord une gourmandise, un « Biscuit », auquel le criminel finit par s’attacher, en le nourrissant mieux, « substituant à ses croquettes de base d’autres croquettes de luxe – 86 % de viande de volaille enrichie d’huile de saumon pour un apport en oméga 3 et en oméga 6 – auxquelles, opportuniste et n’écoutant que son ventre, Biscuit n’a pas su résister. » (ES, 174-175). Une fois encore, la digression et la surcharge incongrue de précisions signalent un dysfonctionnement par rapport à une esthétique réaliste. Ce pas de côté se confirme avec le nouveau nom de Biscuit, Faust, entrainant un pacte parodique avec son maître luciférien car ils deviennent « copains comme cochons » (ES, 175).

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12 La dimension sociologique, voire politique, de la nourriture est ainsi toujours troublée par ce que Philippe Hamon a nommé « l’écriture oblique16 ». De fait, la dénonciation de la dictature en Corée du nord ne se fait nullement sur le mode sérieux. Évoquant la question des famines, le narrateur adopte un ton hyperbolique, faussement désinvolte : Notez que sur ce point, je parle de la nourriture, un abîme oppose la capitale au reste du pays. Si certains, à Pyongyang, carburent à l’esturgeon et aux grands crus classés, à la campagne et en province on rigole moins. Famine après famine, avec trois cents grammes de maïs par jour au mieux, les gens ont vu leur taille moyenne se réduire à 1,55 mètre. Mais ils n’ont pas intérêt à se plaindre, il vaut mieux qu’ils la ferment absolument. Le moindre geste ou mot de travers sur le régime vous expédie en camp où, entre vingt heures de travail par jour et deux séances de torture imaginative, vous serez content de coincer un rat ou un serpent pour les dévorer crus […]. (ES, 195-196).

13 De façon concordante, le dictateur King-Jung-il apparaît finalement comme un poupon obèse, presque inoffensif, dévorant des repas « dont le menu dépassait autant l’imagination que les capacités d’ingestion des convives » (ES, 252).

14 Au final, la nourriture se désincarne, se dématérialise, pour n’être plus qu’une excroissance textuelle (le menu qui dépasse l’imagination est assorti d’une longue énumération surréaliste de mets), une boursouflure métaphorique grotesque, telles ces opérations d’espionnage qui « mijotent », « comme en cuisine » quand il faut « surveiller de temps en temps, faire venir, déglacer, rajouter les épices au bon moment » (ES, 124).

15 Tout autre est l’univers vendéen de Beaune. Ici les « vrais gens » bouffent de la « vraie viande » et des « vrais crustacés » et font leurs courses chez Lidl ou désirent aller dans la zone commerciale pour profiter du buffet chinois à volonté (VDG, 222). Les plats sont populaires : bavette (VDG, 36) et frites… Pour fêter un événement, on ne va pas au resto : « […] c’est mieux un barbecue. Il restait des saucisses, des merguez, voilà ça a été tout, on a repris le boulot. » (VDG, 28). La victuaille (« des tonnes de tonnes » de crevettes, VDG, 61) est toujours surabondante, excessive comme le sont les personnages d’Une vie de Gérard en occident. Car ils ont toujours faim, car ils aiment manger et qu’ils sont souvent gros, telle Lucette, « une énorme du marais, toute bâtie au jambon- mogettes » (VDG, 98). Au typique jambon-mogettes, évoqué à plusieurs reprises, s’ajoutent les crustacés, coques mises en bocaux17 par la femme d’Alain (GDV, 128), crabes, langoustes, homards, toute « une population de fruits de mer déportés, jusqu’à la capitale » car ce sont « les ventres parisiens qui commandent » (VDG, 61). On le voit, la nourriture ici affirme délibérément son rôle de marqueur sociologique, opposant férocement – par la « métaphore vive » de la déportation et la figure métonymique de Parisiens réduits à n’être que des « ventres » – la province déshéritée et la puissante capitale. La rhétorique de Beaune exerce ici clairement un rôle didactique, une fonction persuasive. C’est une « parabole » (VDG, 61), certes mise à distance par le narrateur, mais une parabole assurément polémique. À plusieurs reprises le roman insiste sur le fossé entre cuisine du gratin parisien et nourriture locale, comme ces « deux Parisiennes bon teint » « pimpantes, habituées aux petits-fours entre cadres et toubibs » : « La première fois, à l’heure de la terrine, ça a dû être un choc de civilisations. » (VDG, 124.) Même chose pour Caroline « grande bourgeoise » et « qui mangeait pas souvent chez Lidl » (VDG, 161). Les bobos ne sont pas épargnés. Ceux qui cultivent la terre font pousser des « navets tordus » (VDG, 209), « des patates, du fenouil, des herbes » et récoltent des algues pour faire du pesto d’algues : « Les gens de

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gauche adorent ce genre de conneries. Mais vu le prix des fois, il vaut mieux pas être trop de gauche. » (VDG, 207)…

16 Au pays vendéen des gastrolâtres, on mange donc beaucoup plus simple que dans certains romans d’Echenoz. Mais dans les règles de l’art, en prenant le temps de mitonner les plats, comme ceux de la mère Airaudeau servis « pas moins à quatre- vingts degrés ». « Il fallait que ça bouille pratiquement dans l’assiette. Les gens vont pas manger froid ! elle gueulait. » (VDG, 23). Cuisine populaire, qui n’est pas sans rappeler celle de Françoise dans La Recherche : « Ils font cuire trop à la va-vite, répondit-elle en parlant des grands restaurateurs, et puis pas tout ensemble. Il faut que le bœuf, il devienne comme une éponge, alors il boit tout le jus jusqu’au fond18. » Ça chauffe donc, et ça saigne à Saint-Jean-des-Oies. Gérard pendant un temps est charcutier à Paris : temps où la chair trop cuite se décompose et ne renvoie nullement à l’idée d’un jambon appétissant mais à une vision très scatologique. Gérard partage en effet un minuscule logement avec un Breton sympathique mais dégageant une odeur fétide. Le secret de cette odeur nauséabonde ? Les « petits morceaux de viande qui tombent » dans l’ourlet de son pantalon, que le Breton garde pendant un mois et entasse ensuite dans une valise. Vengeance de Gérard lorsqu’il quitte cet emploi ? Faire « un colombin de première » qu’il glisse dans une boîte de galettes Saint Michel vide. On voit ici le processus bouffon de transformation des aliments en matière fécale… introduite dans une boîte de galettes bretonnes. Il y a du carnavalesque ici, selon la définition que Bakhtine donne à ce terme. Cette dimension carnavalesque de la nourriture, on la retrouve de manière très concrète lorsqu’un des personnages décrète que « la bonne viande de Salers », se trouve dans les kermesses, les fêtes populaires (VDG, 131). On ne s’étonnera pas d’apprendre que François Beaune utilise la métaphore de l’entresort – cette baraque foraine où l’on entrait, regardait et sortait, pour regarder fugitivement quelques faux monstres ou autres merveilles19 – pour qualifier son art romanesque. Plaisir de la viande, joie de la fête…

17 C’est dans une tonalité légèrement différente que sont décrits les abattoirs où a travaillé Gérard, abattoirs qui témoignent particulièrement bien d’une mise à nu du réel : « C’était sexuel à l’abattoir, et pas qu’en mots. » (VDG, 75). Découper des escalopes de volaille en silence (VDG, 50), découper du goret, « ça rapproche les êtres » (VDG, 71). On voit ainsi émerger une communauté de personnages (Gérard, Alain, Asil, Florian…) moins soudés par une révolte sociale que par une sorte de complicité rigolarde. Et lorsque le patron de Fleury Michon prend le parti d’arrêter l’abattage de cochons car la découpe de viande n’est plus assez rentable, les ouvriers décident de fabriquer un cercueil pour y mettre le dernier cochon abattu et déposer le tout devant le bureau du patron (VDG, 71-72). Cette condition sociale est décrite avec force détails réalistes (embauche à 4 heures du matin, casse-croûte à 6 heures avec une bonne tranche de viande et un petit rouge, VDG, 75) sans pour autant bouder le plaisir d’anecdotes loufoques, tel ce passage signalant, « ironie de la saucisse française », qu’il faut réquisitionner tout le boyau halal disponible afin de confectionner des godiveaux pur porc (GDV, 76). En effet, le cochon est omniprésent dans le roman. On aime le gras, la couenne, le solide. Désigné plutôt sous le terme de goret – avec toutes les connotations négatives véhiculées par ce mot – il est aussi bien l’animal de l’abattoir que le symbole dégradant qui accompagne les saouleries (VDG, 60, 182). Michel Pastoureau fait du reste remarquer qu’au Moyen Âge l’animal le plus proche de l’homme n’est pas l’ours, encore moins le singe, mais bien le cochon20. S’opère ainsi une perméabilité troublante entre animaux et humains : la première page du roman joue par exemple du terme

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polysémique « rosette », tout à la fois prénom de la charcutière et saucisson lyonnais (VDG, 15). Les personnages sont fugitivement animalisés, comme les Turcs qui travaillent à l’abattoir, comparés à des bœufs (VDG, 75) ou les très catholiques « femmes-brebis » qui vont à confesse (VDG, 81). En retour, les animaux sont parfois saisis dans une humanité pathétique, comme en témoigne l’expérience de Gérard dans les abattoirs de Pouzauges où le travail consiste à récupérer les têtes de bœuf pour la cervelle. Il faut pour cela prendre la tête par les narines alors que la bête vit encore puis ouvrir la boîte crânienne dans des « craquements d’os » insupportables qui empêchent Gérard de dormir la nuit : il ne tiendra pas plus de trois mois (GDV, 89). D’où un fort sentiment d’empathie : « L’abattoir, toutes ces bêtes entre la vie et la mort, tu finis par te mettre à leur place et mourir à leur rythme. » (VDG, 117). Loin d’éluder la violence faite à l’animal, loin d’aseptiser le réel, le texte laisse entrevoir une réflexion sur le statut de la bête, la parole romanesque relayant ici les débats philosophiques actuels, que l’on songe aux essais d’Élisabeth de Fontenay mais aussi au magnifique livre de Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement21. Gérard philosophe ? Oui, sans doute, à sa manière, lorsqu’il déclare : « Ce bruit, je m’en souviens encore. Il y a des gens qui sont faits pour ça. Tueur ça ne s’improvise pas. J’ai essayé sur un mouton un jour, avec mon frangin. Mais finalement on a pas pu, c’est l’apprenti du Fleuron qui s’y est mis, sinon il courrait encore. » (GDV, 89). Il n’est pas facile de transformer une vache en steak ou un mouton en gigot… Pourtant les habitants de Saint-Jean-des-Oies sont des chasseurs : « La chasse, c’était le seul loisir des dimanches pour l’ouvrier. » (VDG, 86). Mais, et cela en dit long sur la complexité entre les ouvriers et le monde patronal, le premier gibier, à l’ouverture, est pour le patron. « C’était pas sur ses terres, mais ça lui revenait. » (VDG, 86). On voit par-là que le roman de Beaune ne saurait se réduire à une fable sociale monosémique. Il s’apparente plutôt à une marqueterie, juxtaposant des voix qui s’agencent sur le modèle de l’hybride.

18 Si l’on observe le parcours professionnel de Gérard, on constate une lente dégradation de son travail dans l’agroalimentaire. Parmi ces 32 contrats, on citera son travail dans des charcuteries, un passage dans les abattoirs de découpe de volaille, (« À l’abattoir, tu en chies toujours plus qu’à l’usine », VDG, 51), une embauche dans les abattoirs de la COCOBA, une société d’abats, « le pire boulot » de sa vie (VDG, 89), et, en intérim, un « job de très très courte durée » chez Agrigel pour vendre des produits invendables à cause de la concurrence des grandes surfaces (VDG, 172, 170). Il est notable qu’au fur et à mesure de ces emplois, la nourriture se désincarne, mais selon d’autres modalités que celles déployées chez Jean Echenoz. La tonalité est plus dramatique, émouvante, presque déchirante. Ainsi à Fleury Michon, ce cochon disparaissant sous la forme d’un « goret fantôme » qui « plane au-dessus des tranches sous vide » (VDG, 72) ou ces produits surgelés pris dans le gel industriel.

19 Pourtant, il y a bien une association sécurisante entre l’alimentaire et l’intime. Une fois encore, les deux écrivains diffèrent dans la manière de sceller cette complicité entre cuisine et affect. Chez Beaune, à vrai dire, la charge affective de la nourriture est peu présente. Elle plonge dans les racines de l’enfance avec l’évocation de cataplasmes à la moutarde qui conduisent Gérard, le soir, quand il a faim, à se faire une tartine de moutarde et à penser à sa mère, cuisinière dans un petit hôtel-restaurant. Elle se manifeste également par un souvenir amoureux, un « fromage cuit orangé, en forme de cœur », que le narrateur offrait autrefois à sa femme. C’est une nourriture nostalgique qui a perdu tout prestige car « tue-l’amour, mondialisation de merde, ils en ont au Leclerc » (VDG, 223). Si le sentiment occupe une place relative, le sexe, en revanche,

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comme on l’a déjà vu, est très souvent associé à la nourriture et plus particulièrement au thème du goret, et ce de manière très crue : « […] le père Dylan, c’était un chaud du cul, goret de première. » (VDG, 72). Il n’est dès lors pas surprenant de voir que la procréation est elle aussi liée à la nourriture. La femme de Gérard naît au cours d’un repas (des frites brûlées) et sera mise « en couveuse, près de la cuisinière » (58-59). Mais la cuisine, surtout celle qui est en sous-sol – puisque la tradition vendéenne veut qu’il y ait deux cuisines, une à l’étage » toute bien équipée, briquée » mais qui ne sert à rien et une en bas « réservée à la famille, aux proches » (VDG, 43) – permet surtout de trinquer avec les copains et de célébrer l’amitié.

20 Nourriture et boisson sont en revanche les éléments clés de l’érotisme échenozien. Grâce au « dîner délicat » évoqué plus haut, « l’affaire devait être dans le sac » pour les protagonistes d’Envoyée spéciale (ES, 226). Mais ce sont surtout les boissons qui sont les adjuvants précieux d’une coquine mise en bouche. Le champagne joue son rôle d’euphorisant traditionnel, surtout lorsqu’on vide à deux la bouteille : Allons, pourquoi ne pas finir cette bouteille au point où nous en sommes, a fait valoir Tausk. Nadine Alcover a dit bien volontiers, Tausk lui a souri en la servant, battant de l’œil et versant un peu de champagne à côté. Nadine Alcover a souri sur le même ton puis on a très vite fait tout ce qu’il fallait pour gagner en valsant la chambre de Lou Tausk et se retrouver dans son lit. (ES, 118-119).

21 Les deux ou trois dry martinis sirotés dans un hôtel de luxe ne sont pas en reste : ils servent à « chauffer l’ambiance, non sans l’idée derrière la tête de Gang de faire tourner celle de Constance » (ES, 225).

22 Mais cette exaltation créée par l’alcool comporte une part mortifère. On quitte dès lors le terrain graveleux de l’extase érotique pour une écriture noire de la sexualité. Traditionnelles noces entre Éros et Thanatos. Gloire dans Les Grandes Blondes est emblématique de ces personnages hautement désirables qui, lorsqu’elle a trop bu, sont envahis par des pulsions meurtrières. Après avoir bu quelques verres avec son voisin Alain, elle repousse avec fureur ses avances en se servant des glaçons pour combattre les assiduités de l’ancien marin (GB, 72). C’est aussi « un peu ivre », voyant « le monde à travers du verre, toute perception anesthésiée » (GB, 113) qu’elle pousse un homme trop entreprenant par-dessus la rambarde du pont Pyrmont à Sydney (GB, 116). L’alcoolisme du pianiste Max possède, lui, une dimension plus mélancolique. Il sert avant tout à conjurer le trac avant ses concerts. C’est aussi après avoir bu pas mal de champagne que le pianiste trouve la mort. « Ressuscité », il perd toute appétence éthylique tandis que son ange-gardien Béliard se met à boire considérablement : « […] cette imprégnation lui fit filer, comme c’est quelquefois le cas, le mauvais coton de la dépression. » (AP, 215). L’alcool n’a plus rien de la dive et joyeuse bouteille de Rabelais. Plus rien d’aphrodisiaque non plus. Il fait, comme l’écrit Marguerite Duras, dans La Vie matérielle, « résonner la solitude ». « Vivre avec l’alcool, c’est vivre avec la mort à portée de main22 ». Fin de la fête : bien souvent on mange et on boit seul dans les romans d’Echenoz, dans une morne tristesse. Un exemple parmi d’autres : Max n’ayant rien trouvé dans son réfrigérateur qui se « proposât de façon convaincante d’assouvir solitairement » sa faim, se livre à quelques réflexions désabusées : Ce qui n’était pas plus mal, manger seul chez soi ne rend pas gai, l’anxiété peut alors reprendre le pas sur l’appétit jusqu’à le détruire, jusqu’à vous empêcher de manger pendant que la faim, de son côté, grandit de plus en plus et c’est terrible. (AP, 33).

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23 Personnages déphasés psychologiquement, les héros échenoziens, dans leur rapport à la nourriture, sont bien souvent des êtres seuls, mangeant de manière plus ou moins somnambulique.

24 On le voit les tonalités des œuvres diffèrent profondément : à la gouaille du conteur Gérard, dans Une vie de Gérard en occident, s’oppose la voix distanciée d’Echenoz. Au loufoque du premier répond l’ironie du second. À l’optimisme de Beaune – en dépit des souffrances et des suicides qui jalonnent le roman – correspond le spleen élégant d’Echenoz. Les frontières de la géographie alimentaire varient mais le lecteur, lui, ne reste jamais sur sa faim car ces récits interrogent savoureusement le monde.

NOTES

1. Voir à ce sujet les nombreuses analyses de Dominique Viart, notamment Fins de la littérature, historicité de la littérature contemporaine, sous la direction de Dominique Viart et Laurent Demanze, Paris, Armand Colin, « Recherches », 2012. 2. Voir à ce sujet le dossier récent « À la table des écrivains », évoquant Dumas, Colette, Hugo, Pagnol… in Lire, Novembre 2016. 3. L’un des trois exergues du roman fait référence à Rabelais : « Sur cela, beuvons ! » (Rabelais, Le Quart Livre). 4. François Beaune, Une vie de Gérard en occident, Paris, Verticales, 2017. Abrégé ci-dessous en VDG. 5. Bien sûr, on retrouvera dans ces deux mots la présence de la nourriture, puisque « bouffonnerie » évoque étymologiquement la bouffe tandis que la » farce » renvoie à l’idée de viande hachée. 6. « Remède à la mélancolie », entretien entre Eva Bester et François Beaune, France-Inter, émission diffusée le 26-03-2017. 7. Référence dans le même numéro de la revue. 8. Cette affirmation reste bien sûr à nuancer, comme j’ai tenté de le montrer dans Jean Echenoz : géographies du vide (Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2005). L’œuvre de Jean Echenoz est aussi faite de raccommodages, de chevilles intertextuelles, de coutures spatiales. 9. Référence ici en contrepoint à l’essai passionnant de Doug Saunders, Du village à la ville, Paris, Seuil, 2012. 10. Jean Echenoz, 14, Paris, Éditions de Minuit, 2012, p. 43. 11. Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, Paris, Éditions de Minuit, 1995. Abrégé ci-dessous en GB. 12. Jean Echenoz, Envoyée spéciale, p. 119, Paris, Éditions de Minuit, 2016. Abrégé ci-dessous en ES. 13. « Certaines grandes blondes incandescentes s’élancent bras ouverts au-devant du monde. Elles parlent vivement, rient légèrement, pensent vite et boivent sec. » (GB, 96). 14. Jean Echenoz, Au piano, Paris, Éditions de Minuit, 2003. Abrégé ci-dessous en OP. 15. On connaît l’importance des chiens dans l’œuvre de Jean Echenoz. Voir notamment Les Chiens d’Echenoz de Pascal Herlem, précédé d’un « Avertissement de Jean Echenoz », Paris, Calliopées, 2010. 16. Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, Essai sur les formes de l’écriture obliques, Paris, Supérieur, 1996.

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17. Il y aurait beaucoup à dire sur l’art de la conserve dans le roman, lui-même conservatoire des « vraies » paroles vendéennes. L’écrivain explique du reste (entretien entre Christine Jérusalem et François Beaune, 16-02-2017) avoir été fortement impressionné par L’Accent de ma mère de Michel Ragon, livre qui interroge la langue et l’identité vendéenne (Paris, Plon, « Terres Humaines », 1989). 18. Proust, À la recherche du temps perdu, cité par Jean-Pierre Richard in Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, « Points », 1990, p. 41. 19. Entretien entre Christine Jérusalem et François Beaune, 16-02-2017. Voir aussi le blog de François Beaune, intitulé « Entresort, histoires vraies de Méditerranée ». 20. Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2004, p. 43. 21. Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, voyages en France, « Du côté des bêtes », Paris, Seuil, 2011, p. 353-379. 22. Marguerite Duras, La Vie matérielle, Paris, Folio, 1994, p. 23.

RÉSUMÉS

L’étude se propose d’analyser la place qu’occupe la cuisine dans l’œuvre de deux écrivains (François Beaune, Une vie de Gérard en occident, Verticales, 2017 ; Jean Echenoz, Éditions de Minuit). L’intérêt de cette confrontation est de mettre en évidence des oppositions structurelles, ethnographiques et émotionnelles qui laissent entrevoir deux approches différentes du monde contemporain.

This paper aims at analyzing how cuisine plays out in two novels (François Beaune, Une vie de Gérard en occident, Verticales, 2017 ; Jean Echenoz, Éditions de Minuit). It allows us to seek structural, anthropological and emotional oppositions mirroring two different worldviews.

INDEX

Keywords : epicurism, irony, materialism, dematerialisation, politics, sociology, animal emotion Mots-clés : épicurisme, ironie, matérialisme, dématérialisation, politique, sociologie, animal émotion

AUTEURS

CHRISTINE JÉRUSALEM

Christine Jérusalem est maître de conférences en littérature contemporaine. Elle a publié un essai consacré à l’œuvre de Jean Echenoz (Jean Echenoz : géographies du vide, Publication de l’Université de Saint-Étienne, 2005). Elle est l’auteur de nombreux articles portant sur des écrivains de l’immédiat contemporain (François Bon, Annie Ernaux, Patrick Modiano, Pascal Quignard, Pierre Michon, Olivier Rolin, Tanguy Viel…).

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Nourriture, repas et banquets dans la « légende urbaine » de Vernon Subutex

Eva Voldřichová Beránková

1 Dans Vernon Subutex I-II-III (janvier 2015, juin 2015 et mai 2017), sa trilogie consacrée à un mystérieux disquaire devenu SDF, puis converti en prophète d’une sorte de nouvelle « religion des convergences », Virginie Despentes affirme représenter toutes les classes sociales de la France contemporaine et aborder l’ensemble des sujets d’actualité : Tout rentre dans Vernon. Le 7 janvier, le 13 novembre, Bruxelles, la crise des réfugiés, la Grèce, rien n’était prévu. Et on pourrait continuer Vernon Subutex, avec le Brexit, Trump, Manchester… C’est autre chose que les années 1980, c’est sûr. Le roman, par sa forme m’a permis de faire une place à ce qui se passe. Il est très souple1.

2 Entreprise néo-balzacienne par excellence, la saga contemporaine de Vernon Subutex compte en tout 1233 pages sur lesquelles défilent les vies des 22 héros suivis de près par la romancière, sans compter plus d’une centaine de personnages secondaires qui gravitent autour d’eux. Une telle quantité de « matériaux » permet à Virginie Despentes d’aborder pratiquement tous les aspects de la vie contemporaine, du dog- sitting au nourrissage de corbeaux, du port du voile au tatouage vindicatif, du changement de sexe à la nouvelle vie communautaire.

3 Sans se concentrer uniquement ni même spécialement sur la nourriture, les trois tomes du roman n’en offrent pas moins au lecteur une véritable « sociologie de l’alimentation », telle qu’elle est vécue et conceptualisée dans la France contemporaine. En effet, assez significativement, toutes les grandes tendances évolutives repérées par les chercheurs en sociologie de l’alimentation ou en food studies au cours des vingt dernières années se trouvent confirmées, abondamment illustrées et débattues avec verve dans le texte despentien. Bref, l’obligation de « cartographier la société2 » dont l’auteur ne cesse de se réclamer reste valable également pour les domaines de la nourriture, de la gastronomie, des rituels de l’alimentation. Voyons-en quelques-uns des plus marquants.

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La « malbouffe » et le grignotage

4 Définie par Stella et Joël de Rosnay comme une alimentation trop riche, trop grasse et donc mauvaise pour la santé3, la mal bouffe, accompagnée de tous les autres facteurs de risque modernes (« transformation de la composition des repas, montée du grignotage, repas sautés, progression de la consommation de produits sucrés, de la junk food4 »), représente l’une des tendances les plus marquantes de notre époque. Dans la trilogie, elle est omniprésente, au point de constituer une sorte de règle, un véritable modus videndi5 : Vernon était descendu faire des courses de Coca, de clopes, de chips et de whisky, avec la carte bleue de son copain chanteur. (I : 38) [Emilie] a sorti les verres, balancé des sous-bocks et rempli un bol d’amandes grillées avec des mouvements brusques, elle faisait les gestes de l’hospitalité en y mettant de la mauvaise grâce, pour que ça reste désagréable. (I : 53) Arrivée au camp [Olga] se promène partout, un paquet de chips dans une main et des petites bouteilles d’huiles essentielles dans l’autre, supposées la guérir du rhume, et qu’elle tète à la bouteille – sans que personne n’ose lui faire remarquer qu’a priori, ça ne se prend pas comme ça. (III : 345-346)

5 Les personnages mangent fort rarement un repas véritable, mais ils passent la majeure partie de leur temps à grignoter. Cette tendance culmine dans une scène tragi-comique qui montre Olga et Vernon en train de mendier devant un supermarché Franprix et de littéralement « commander » à des passants la nourriture dont ils ont envie : – Monsieur, monsieur, s’il vous plaît, vous m’achetez un Coca- ? Elle ajoute en touchant son ventre « c’est pour le bébé », puis se tourne vers Vernon « qu’est-ce que tu prends, toi ? » puis elle rappelle le quidam, qui tourne la tête avant de pousser la porte du supermarché, et prend commande, l’air amusé « et une bière, s’il vous plaît, c’est pour mon ami ». (I : 367-8)

6 La combinaison de la grossesse (feinte) de la mendiante, d’une part, et de la mal bouffe qu’elle absorbe, de l’autre, ne choque curieusement personne, de sorte qu’Olga renchérit : « bonjour madame tu me ramènes des chips, s’il te plaît ? C’est pour le bébé. » [...] – […] Ça ne leur coûte pas grand-chose de me donner à manger, je demande des cacahuètes des chips ou du Cola... des fois, du chocolat... (I : 368)

7 Il est intéressant de remarquer à ce propos que les habitudes alimentaires désastreuses des personnages ne sont qu’en partie imputables à leur pauvreté ou à la précarité de leur statut social. En effet, même après qu’elle s’intègre dans un groupe d’amis, Olga mène une vie relativement aisée et mange à sa faim, son régime alimentaire n’en devient pas plus équilibré. Elle se contente de troquer une mal bouffe « pour pauvres » contre une version plus chère, mais tout aussi assassine pour la santé : [Olga] leur dit la veille pour le lendemain ce dont elle a envie, et les potes de Vernon reviennent avec le Côte d’or noir à la noix de coco, le pot de Nutella ou les serviettes hygiéniques. Elle ne boit plus que du whisky. Elle s’est constitué un petit stock, bien caché dans un recoin éloigné des voies, peu de chance qu’on mette la main dessus en son absence. Terminé, le pinard qui lui déboîtait l’œsophage, maintenant madame met du whisky dans son Max. (II : 353)

8 Il en va de même pour Charles qui a gagné une somme importante au loto. Le seul changement qu’il se permette désormais dans sa nouvelle vie de riche est « le beurre de cacahuète, la bière de marque et les rasoirs à cinq lames » (II : 47)… Apparemment, il

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faut provenir des milieux aisés et recevoir une sorte de food education dès l’enfance pour rester à l’abri de la mal bouffe.

L’obésité et les troubles alimentaires

9 Cela dit, l’appartenance à des classes moyennes voire supérieures ne garantit pas pour autant un rapport plus serein à la nourriture. Il est assez significatif de constater que la majorité écrasante des personnages représentés dans Vernon Subutex souffrent de troubles alimentaires les plus divers. Émilie « a pris vingt kilos en dix ans » (I : 54) et doit endurer toutes les formes de stigmatisation que les sociétés occidentales pratiquent vis-à-vis des femmes obèses6. Daniel, au contraire, passe du statut d’enfant obèse et méprisé par tous à celui de ravissante starlette du porno, avant de changer de sexe et de devenir le responsable, très masculin, d’un magasin de cigarettes électroniques (I : 205-209).

10 De manière générale, les hommes et les enfants (auxquels il faut ajouter certaines femmes plus âgées ou socialement peu valorisées) ne surveillent leur poids que d’un œil distrait, voire laissent tomber tout souci de paraître : Laurent remarque de temps en temps son propre « embonpoint grotesque » (I : 110) ; Laure mange d’un seul trait « une énorme boîte de pâtisseries Sadaharu » (I : 147) ; Lancelot « se gave [de sucreries] à en devenir malade » (I : 140) ; Antoine se voit comme « mou, timide et empoté » (II : 241) ; la mère de Loïc « fai[t] cent trente kilos » (II : 314) ; Olga « n’arrêt[e] pas de prendre du poids » (III :102) ; la fille de Marie-Ange « a dans la bouche une sucette d’un rouge vif. Elle mange trop de sucres » (III : 149) et le producteur Laurent Dopalet « [met] du gras entre lui et le monde » (III : 226) pour se protéger après une agression dont il a été victime.

11 Par contre, la plupart des femmes, notamment celles qui ont encore gardé quelques aspirations dans leurs vies professionnelles ou personnelles, restent obsédées par des régimes et la traque des calories. Dans le milieu des films X, décrit dans la trilogie à travers les personnages de Pamela Kant et de Daniel, l’anorexie généralisée n’a rien de surprenant : « Sur les cinq comédiennes, il y en avait deux qui se gavaient de laxatifs, pour rester minces, elles avaient mal au bide toute la journée et leurs peaux étaient bousillées. » (I : 192)

12 Or, les troubles alimentaires ne se limitent pas aux domaines du cinéma ou de la mode. Ainsi, la journaliste surnommée Lydia Bazooka, qui n’a pourtant aucun besoin de se dévêtir pour exercer son métier, témoigne à plusieurs reprises du développement « logique » de sa boulimie : Elle se lève visiter le placard. Chocolat au lait, des chips, cacahuètes grillées salées, galette des rois de chez Dia pour 6 personnes, faux Nutella. La moitié de son salaire y passe. […] Ça lui coûterait moins cher d’être au crack que de faire toutes ces crises de boulimie. Jusqu’à il y a un mois, elle voyait ces séances comme des montées de gourmandise maladive. Et se faire vomir plusieurs fois dans la nuit lui paraissait l’unique méthode pour manger tout en restant mince. Elle est mince. Elle n’a pas le choix : elle n’est pas spécialement jolie. Il faut au moins qu’elle ait de l’allure. (I : 177)

13 Quant à Sylvie, elle résout l’obligation contemporaine de garder un poids peu élevé jusqu’à l’âge de la préretraite en recourant, elle aussi, à une sorte d’anorexie pragmatique, « de conviction » :

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Depuis qu’elle a commencé sa ménopause, de toute façon, c’est assez simple : elle a cessé de s’alimenter. Bizarrement, elle ne se sent pas faible. Ses amis racontent que passé cinquante ans, les femmes n’ont besoin que de cinq ou six cents calories par jour pour se sentir bien. Elle ne sait pas si c’est vrai. Mise au régime anorexique, elle ne perd pas le moindre gramme. Elle ne peut pas se permettre de grossir. Elle n’a pas le budget pour renouveler sa garde-robe. (III : 205)

14 L’attitude des hommes vis-à-vis des régimes des femmes se traduit par une schizophrénie fondamentale. D’une part, ils exigent des partenaires minces et élégantes qu’ils exhiberaient en public pour confirmer leur propre statut social, mais, d’autre part, les restrictions alimentaires les agacent, voire les dégoûtent. Même le doux Vernon méprise la nourriture d’une amie qui l’héberge temporairement : « Emilie petit- déjeune des céréales de meuf, des trucs qui font aller à la selle et qui ont un goût de foin, il en a mangé quelques cuillères, résigné, mais il craignait que ça lui donne trop envie de chier. » (I : 64)

15 Par la suite, il se sauvera de chez une autre amante, Sylvie, dont il ne supportera pas les remarques critiques et le mode de vie. Bref, quel que soit leur status et leur nature, les héros despentiens restent toujours représentatifs d’une certaine vision de la société aux caractéristiques stables (pression alimentaire sur les femmes, réticences devant les tâches domestiques pour les hommes) : Il fume trop, il mange mal, son humour est douteux, il prend du bide, il passe trop de temps dans la salle de bains, il n’a pas assez lu... et t’as descendu combien de bières, dis donc tu fumes beaucoup tu ne veux pas ouvrir les fenêtres, vas-y vite, ferme-les maintenant, il fait trop froid, tu fais trop de bruit je ne peux pas dormir, dis donc tu ne pourrais pas mettre ta vaisselle dans l’évier quand tu as fini de manger... (I : 154)

16 Xavier, lui, s’irrite régulièrement de devoir faire les courses prescrites par sa femme et de respecter ses restrictions alimentaires en général : Le voilà, comme un con, à chercher les yaourts à zéro pour cent sans aspartame, parce que madame fait attention à sa ligne, mais l’aspartame la fait péter comme une usine à gaz. (I : 70) Xavier avait déjà repéré sur la carte les fritures qu’il allait demander lorsque ces dames, subitement, ont décidé de manger sain. Elles ont peur de grossir. C’est vrai qu’ici ils aiment l’huile. Mais il suffirait d’aller courir trente minutes le matin et elles ne prendraient pas un gramme. Au lieu de quoi, il a fallu palabrer trois quarts d’heure pour savoir qui allait acheter quoi pour préparer son plat – et maintenant il attend, devant la supérette, que ça se passe. Elle va mettre trois heures à acheter un brocoli et une douzaine d’œufs. Il connaît sa femme. Elle lit les étiquetages de chaque produit. Elle est capable d’apprendre la langue rien que pour harceler le vendeur. (III : 134-135)

17 La même consternation par des lubies alimentaires modernes est lisible dans la scène où La Hyène, une détective privée lesbienne, s’étonne devant les exigences de la jeune Aïcha qui court les pharmacies la nuit à la recherche de produits digestifs : « Du jus d’artichaut ? Mais t’as pas déjà acheté du radis noir en gélules, quand on est arrivées ? » […] « Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi jeune à ce point passionné par sa digestion. Toi, quand t’auras quarante ans, on se demande où t’en seras. » (I : 283)

Les animaux à table

18 Les même dichotomies « riche / pauvre », « raffiné / primitif » se répercutent curieusement dans le monde animal. Vernon apprend avec stupéfaction que Colette, la

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petite chienne qu’il est censé surveiller pendant l’absence de ses propriétaires, « mange à heures fixes, un savant mélange de légumes frais croquettes viande blanche et pâtée bio » (I : 95) et donc qu’elle est globalement beaucoup mieux nourrie que lui-même. L’inspection du frigidaire confirme cette hypothèse et plonge le héros dans un sarcasme révolté : Bien sûr il va donner ce petit poulet à 19 euros à la chienne. C’est écrit dessus. 19 euros. Les enculés. Et les yaourts Sveltesse au chocolat qui ne font pas prendre un gramme. Et les petits Kiri – il n’y a pas une sous-marque, là dedans, et le miel de châtaigne, et il voit le prix sur une bouteille en verre de jus de cranberry – 12,80 euros. Vernon termine le comté. La chienne est assise à ses pieds, patiente et attentive. « T’es pot de colle, toi. » Elle incline la tête en l’écoutant. Il finit par comprendre qu’elle veut du fromage. Il lui donne toute la croûte, en espérant que ça ne la rende pas malade. (I : 96-97)

19 Dans le tome II de la trilogie, Vernon a depuis longtemps quitté l’univers confortable des chiennes racées pour une vie de clochard qui le rapproche de plus en plus des chats de gouttière. C’est en nourrissant ces derniers qu’une certaine Jeanine fait la connaissance du héros dans un parc et commence à le traiter de la même manière que les félins : Elle dit à Vernon qu’il est un « petit mignon, ça se voit tout de suite, à mon âge on a l’œil, vous êtes un petit mignon, et vous avez des yeux magnifiques ». Elle dit la même chose aux chats qu’elle nourrit. Elle lui remplit des bouteilles d’eau, et lui amène du riz, dans lequel elle a fait fondre de généreuses doses de beurre. Elle ne fait aucun commentaire, mais Vernon la soupçonne de considérer que ce qui est bon pour le poil des chats l’est forcément aussi pour l’homme. (II : 23-24)

20 Le vieux Charles, lui aussi, passe du nourrissage de pigeons et de corbeaux à l’aide aux sans-abris auxquels il s’identifie en partie. Dans le cadre de son étrange régime de promenades quotidiennes, il veille sur Vernon au même titre que sur les oiseaux du parc : Charles lui avait offert une bière et tendu la moitié d’une baguette de pain molle et écrabouillée, qu’il devait traîner dans son sac depuis un moment et sur laquelle Vernon s’était jeté avec avidité. « Merde, vas-y doucement ou tu vas te rendre malade. Tu seras encore là, demain ? Je t’apporterai du jambon, il faut que tu te requinques. » (II : 20-21) « Il faut que tu manges ça [des oranges] et que tu te mettes à l’abri. » (II : 118) « Alors, t’es pas mort ? C’est grâce à mes oranges, pas vrai ? » (II : 119)

Du banquet à l’économie parallèle

21 Au fur et à mesure, une véritable communauté se forme autour de Vernon qui joue un rôle, très passif d’ailleurs, de guide spirituel, une sorte de sage hindou (ou de fol-en- Christ ?) que la foule prend l’habitude de solliciter en plein air pour demander conseil, bavarder vaguement, voire passer un moment serein à se taire ensemble : C’était devenu un peu ça, le parc, dans la journée : un mélange de groupe de discussion, coffee shop à ciel ouvert, débit de bière et lieu de débats. La pelouse était son salon, Vernon y recevait avec l’affabilité de l’hôte disponible et touché par tant d’attentions. Sa vie était agréable : il y avait des petits gâteaux, du rosé, des gens aimables, toutes les filles aux petits soins pour lui. [...] Ça lui rappelait les bars de province, on ne savait jamais qui viendrait, qui se mêlerait de parler à qui, de quoi on rigolerait, s’il y aurait de belles engueulades ou d’inattendues collisions libidinales. (II : 198)

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22 Des amitiés s’y nouent et se renforcent en dehors de toute logique sociale et toujours par l’intermédiaire de la nourriture ou du grignotage : Sylvie s’est entichée de la bande, à sa façon, et elle vient tout le temps avec des gâteaux faits maison. (II : 207) Elle passe beaucoup de temps en cuisine, quand elle vient, elle continue de faire des gâteaux. Elle dit que ça ne sert à rien, ce qu’ils font, mais elle passe la moitié de sa vie parmi eux. (II : 399) Céleste descend avec ses deux cageots remplis de victuailles, elle est saluée de loin, forcément, ils sont contents de la voir : de la bonne nourriture, gratuite. (II : 221)

23 La société parallèle finit par s’établir dans des camps, d’abord improvisés puis de plus en plus sophistiqués. On organise des rencontres régulières, les fameuses « convergences », lors desquelles Vernon fait danser les participants, en les connectant au « quartz macrocristallin » (III : 18) et en provoquant chez eux des expériences mystiques, à l’aide de la musique seule. Or, entre deux épiphanies, il s’agit, bien sûr, de continuer à vivre au quotidien et à s’organiser, y compris au niveau de l’approvisionnement et de l’alimentation. Toute une économie indépendante s’installe donc progressivement : Au début, oui, composer un menu pouvait demander deux heures de négociation, pour décider s’ils allaient plutôt bouffer du riz à la sauce tomate ou du thon avec du maïs. Depuis, ils ont progressé – ils ont appris à se taire. Le silence, en communauté, est une valeur inestimable. (III : 98) Olivier avait acheté des plaques de chocolat noir dans une station-essence. Une véritable réserve. Il avait expliqué [à Stéphanie] que chaque participant laissait quelque chose « pour la communauté », ce qu’on voulait. Il disait le chocolat c’est bien c’est du magnésium et c’est pas difficile à stocker. (III : 121) [Laurent] aimait cuisiner. Il mettait trop d’oignons, dans tout, mais il faisait partie du paysage. [...] Ils ne sont d’accord sur rien, mais ça n’a aucune importance parce que quand il s’agit de nourrir la meute on se fout de savoir si politiquement on est raccord ou pas. (III : 145) Gérer la cantine, par exemple, a toujours enchanté [Pamela]. Il y a sur chaque camp un endroit abrité où les participants laissent ce qu’ils veulent. Ça fait partie du trip. C’est comme ça qu’ils mangent. Et qu’ils ont des chaussettes et des tee-shirts neufs, autant qu’ils peuvent en porter. On trouve de tout, à la cantine. Un édredon, un quartz rose gros comme le poing, du sel de l’Himalaya, des piles, une boîte de Dafalgan, des boîtes de conserve, une bouteille de mezcal, des bougies, du chocolat, une paire de ciseaux, un stylo-plume, un harmonica, une vierge de Guadalupe miniature... Pamela trie, empaquette, recense. Elle tire un plaisir enfantin à gérer ces cartons. (III : 174-175)

24 La cantine, cette caverne d’Ali Baba postmoderne, illustre parfaitement la nouvelle société utopique, située quelque part entre les agapes des premières communautés chrétiennes, les rêves d’un communisme primitif et les fantasmes contemporains des sociétés parallèles, fonctionnant en dehors du système monétaire et du contrôle étatique, dans un anarchisme joyeux et ludique. De plus, il s’agit d’un véritable « paradis alimentaire », une oasis de liberté (où même les femmes au régime consomment du Nutella – III : 205) au milieu d’une société obsédée par le culte de la minceur d’une part et la diététique de l’autre.

25 Or, un tel état paradisiaque ne saurait durer. Avec le temps et l’élargissement progressif de la « secte », de nouveaux arrivants profanent assez rapidement la pureté des camps initiaux et y font pénétrer la bêtise environnante : Il y en a une qui dit « je crois que je fais une OD de sucre, je suis complètement déprimée, là ». Elle a dû manger la moitié d’un croissant. Elles sont obsédées par

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leurs poids. Elles ne parlent que de nourriture. De sucre, de gras. De bio. De gluten. Elles refusent de partager la table commune. Quand elles voient Pamela manger un morceau de pain, elles font exactement la même gueule que si elle se branlait à table. Comment ça se fabrique, deux connasses pareilles ? (III : 172)

26 Assez significativement, cet épisode se trouve au tout début de la courbe descendante qui, du départ de Vernon au massacre final de la communauté par une jeune fanatique, marque le dernier tome de la trilogie. La renaissance du mouvement religieux, ébauchée à la fin du livre, se passera, elle, de toute allusion à la nourriture.

27 Il est intéressant que, dans la « société-hors-les-convergences », un seul type d’endroits rappelle – quoique très imparfaitement – le bonheur connu par les disciples de Subutex. Ce sont les bars enfumés, auxquels les héros ne cessent de déclarer leur amour et qui fonctionnent comme de véritables lieux d’initiation à l’amitié, à la sexualité, à la sociabilité en général : Vernon est dans son élément. Il aime le bruit, les corps qui passent d’une table à l’autre, les éclats de rire, la musique flamenco qu’il n’aurait jamais écoutée chez lui, les odeurs d’alcool froid de parfums et de produits vaisselle, il y a au fond de la salle une petite brune qui le regarde, de loin, c’est comme une danse – une drague du bout des cils, en faisant autre chose, un intérêt flottant et persistant. (I : 91) Le bien que ça fait, de fumer dans un bar. Première bonne soirée depuis des lustres. (II : 345) « Son bar » [à Xavier], un couloir miteux et enfumé planqué au font du XVIIIe. On y riait gras, entre deux parties de cartes, en plongeant de grosses mains dans les coupelles de cacahuètes, et les gens qu’il trouvait « pittoresques » étaient juste des alcooliques qui le faisaient se sentir comme un dieu en le traitant comme un « monsieur » du cinéma. (II : 377)

28 L’un des bars parisiens, le Rosa Bonheur des Buttes-Chaumont, sert d’ailleurs de lieu de rencontre à tous les amis et admirateurs de Subutex, dans le tome deux de la trilogie. C’est là que la future communauté des convergences se met en place et commence à rêver d’une aventure commune.

Le malaise alimentaire

29 Or, en dehors du paradis des convergences et des bars qui en préparent en quelque sorte l’avènement, la nourriture rime avec un malaise, voire une souffrance. C’est l’implacable logique de l’alimentation qui isole en premier les personnes démunies et qui castre les hommes pauvres aux yeux des jeunes femmes plus aisées : [Vernon] a envie d’un café serré, d’une cigarette à filtre jaune, il aimerait se griller une tranche de pain et déjeuner en parcourant les gros titres du Parisien sur son ordinateur. Il n’a pas acheté de café depuis des semaines. Les cigarettes qu’il roule le matin en éventrant les mégots de la veille sont si fines que c’est comme tirer sur du papier. Il n’y a rien à manger dans ses placards. (I : 9) La vraie pénurie de blé7 s’était déclarée à cette époque, exacerbant sa tendance à l’isolement. Dîner chez quelqu’un sans avoir de quoi payer une bouteille le dissuadait d’accepter les invitations. (I : 28) [Céleste] veut qu’ils marchent jusqu’au McDo pour qu’il lui offre un Very Parfait chocolat. [...] Vernon répond qu’il n’a pas une thune, non, même pas pour une glace, et s’il en avait, pitié, ce ne serait pas pour l’inviter au McDo. [...] Elle doute : à ton âge, excuse-moi, mais même pas pouvoir se payer un café, comprends que ça m’interloque. (I : 107)

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30 Même au sein des couches sociales plus élevées, c’est encore la nourriture qui permet de discriminer, d’exclure, de stigmatiser : n’ayant pas d’enfants, Émilie « fait tache aux repas de famille » (I : 55), tandis que Gaëlle se croit obligée de manger de la viande rouge qu’elle déteste pour « réparer » son organisme après chaque cycle menstruel qui l’épuise physiquement et l’isole de la société pendant toute une semaine (II : 276).

31 À une échelle plus large, toute la société occidentale semble frappée d’une sorte de damnation alimentaire : elle torture des animaux dans les abattoirs (II : 277) pour en fabriquer des burgers qui « sent[ent] le cadavre » (ibid.), elle emploie des centaines de cerveaux brillants uniquement pour discuter des « couleurs à utiliser pour un pot de cornichons » (I : 69) et, tandis que les clients paient très cher des produits de mauvaise qualité (III : 292), le personnel des restaurants est maltraité à les préparer : Ses mains lui font mal. [Céleste] s’est brûlée, coupée, cognée. Elle n’aurait pas cru que préparer des sandwichs, des salades et des croquettes soit aussi éprouvant. [...] Elle s’est salement brûlée, les premiers jours, en lançant des croquettes congelées sur l’huile bouillante. On l’avait prévenue de ne pas le faire, mais elle était pressée. (III : 281)

32 Des conflits religieux, sociaux et intergénérationnels passent, eux aussi, par l’assiette et le verre, ce dont témoignent les scènes entre Sélim et Aïcha, sa fille nouvellement convertie à l’Islam :

33 Elle avait découvert la foi. Il l’avait vécu comme une condamnation de tout ce qu’il était. Ça voulait dire : ton amour du cinéma français : de la merde. Boire du vin avec tes amis : de la merde. Ton abonnement à l’opéra : de la merde... (II : 168) Quand ça a commencé, quand il a entendu les Français s’en prendre aux immigrés au son d’un tonitruant « pinard et saucisson », il a fait comme tant d’autres : il a préféré feindre ne pas comprendre. Tout était dit, pourtant : voilà l’idée qu’ils se faisaient du pays des droits de l’homme. Du vin et de la cochonnaille. (II : 171-172)

34 Et, lorsque la situation s’envenime jusqu’aux vengeances et tortures – que les gangsters payés par Dopalet infligent à Cécile – c’est une fois de plus la privation alimentaire qui entre en jeu : « Il lui laissait [à Céleste] de l’eau dans des petites bouteilles en plastique. Jamais de nourriture. Elle ne mangeait que quand il venait. » (III : 321)

35 Donc, rien de surprenant qu’à la toute fin du livre, lorsque Vernon Subutex survit par hasard au massacre de Rennes-le-Château, il entame spontanément une sorte de grève de la faim. Ne plus faire de mal à personne et disparaître soi-même peu à peu, telle devient la tâche du gourou qui a perdu ses fidèles : [Marcia] s’inquiète encore quand il ne réussit pas à manger. Ça ne rentre pas. C’est toute une histoire pour qu’il avale une moitié de pomme. Ça le rassure de sentir son corps s’amoindrir. Il n’aime pas qu’elle s’en fasse, de toutes les émotions c’est la plus intense qu’il ressente. Il n’a pas envie de manger. Ça lui plaît d’être comme un oiseau. Très léger. Presque absent, déjà. (III : 385)

36 En guise de conclusion de cette petite « sociologie de l’alimentation » vue à travers la trilogie despentienne, rappelons une conviction qui se répète à plusieurs reprises dans le roman, avant d’être explicitement formulée par le personnage de Sylvie : « je crois aux intestins, moi, un jour tu verras on comprendra que la psychologie, on s’en fout, c’est les intestins qui font tout » (II : 208). En effet, difficile de mieux résumer un roman et un état de société où tout (des hantises d’un passé violent aux espérances postmodernes) passe systématiquement par le ventre.

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BIBLIOGRAPHIE

Despentes, Virginie, « Dans Vernon Subutex Virginie Despentes cartographie la société », entretien accordé à Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, 1er février 2015, disponible sur : https:// www.lesinrocks.com/2015/02/01/livres/dans-vernon-subutex-virginie-despentes-cartographie- la-societe-11552757/

Despentes, Virginie, Vernon Subutex I, Paris, Grasset, 2015.

Despentes, Virginie, Vernon Subutex II, Paris, Grasset, 2015.

Despentes, Virginie, Vernon Subutex III, Paris, Grasset, 2017.

Despentes, Virginie « Vernon Subutex est construit comme les épisodes d’une série contemporaine », entretien donné à Éléonore Sulser, Le Temps, 1er juin 2017, disponible sur : https://www.letemps.ch/culture/virginie-despentes-vernon-subutex-construit-episodes-dune- serie-contemporaine

Poulain, Jean-Pierre, Sociologie de l’alimentation, Paris, Presses Universitaires de France, 2002.

Rosnay, Stella et Joël de, La mal bouffe, Paris, Orban, 1979.

NOTES

1. Virginie Despentes, « Vernon Subutex est construit comme les épisodes d’une série contemporaine », entretien accordé à Éléonore Sulser, Le Temps, 1er juin 2017, disponible sur : https://www.letemps.ch/culture/virginie-despentes-vernon-subutex-construit-episodes-dune- serie-contemporaine 2. Virginie Despentes, « Dans Vernon Subutex Virginie Despentes cartographie la société », entretien accordé à Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, 1er février 2015, disponible sur : https:// www.lesinrocks.com/2015/02/01/livres/dans-vernon-subutex-virginie-despentes-cartographie- la-societe-11552757/ 3. Stella et Joël de Rosnay, La mal bouffe, Paris, Orban, 1979. 4. Jean-Pierre Poulain, Sociologie de l’alimentation, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 116. 5. Les chiffres romains I, II et III désignent respectivement le premier, le deuxième et le troisième tome de la trilogie. 6. Jean-Pierre Poulain, « L’Obésité et les statuts socio-économiques », Sociologie de l’alimentation, Paris, P.U.F., p. 99-108. 7. L’argot est ici significatif puisque le terme « blé » qui désigne l’argent renvoie en même temps à la nourriture (une céréale de la famille des graminées dont la graine sert à l’alimentation humaine).

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RÉSUMÉS

Sans se concentrer spécialement sur la nourriture, la trilogie despentienne n’en offre pas moins au lecteur une véritable « sociologie de l’alimentation », telle qu’elle est vécue et conceptualisée dans la France contemporaine. Assez significativement, toutes les grandes tendances évolutives repérées par les chercheurs en sociologie de l’alimentation ou en food studies au cours des vingt dernières années se trouvent confirmées, abondamment illustrées et débattues avec verve dans le texte de Vernon Subutex. Ainsi, l’obligation de « cartographier la société » dont l’auteur ne cesse de se réclamer reste valable également pour les domaines de la nourriture, de la gastronomie, des rituels de l’alimentation. L’article en repère et classifie les plus marquants : la « malbouffe » et le grignotage, l’obésité et les troubles alimentaires, les animaux à table, le malaise alimentaire et bien d’autres.

While not specifically about food, Virgnie Despentes’ trilogy Vernon Subutex still provides the reader with a true « sociology of food », as it is lived and thought of in contemporary France. Every major shift that sociology or food study have documented in the last twenty years are inscribed and strongly discussed in the novels. The way Despentes endeavours to « map out society » shows also for food, gastronomy, and eating habits. This paper identifies the main problems linkd to food : bad food and nibbles, obesity and eating disorders, animals, eating unease and many others.

INDEX

Keywords : contemporary French novel, Vernon Subutex, sociology, food Mots-clés : roman français contemporain, Vernon Subutex, sociologie, alimentation

AUTEURS

EVA VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ Eva Voldřichová Beránková est maître de conférences en littérature française et directrice du Département de français à l’Institut d’Études Romanes de l’Université Charles. Ses recherches portent, d’une part, sur le roman symboliste dans le cadre d’un projet international intitulé » Nouvelle Renaissance de l’Occident » où elle a publié une monographie collective intitulée Dusk and Dawn : Literature Between Two Centuries (2017) et, d’autre part, sur le roman français et québécois contemporain.

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Accommodements en régime magique. Fonctions de la nourriture chez Marie NDiaye

Gaspard Turin

1 À considérer quelques-uns des fréquents épisodes où il est question de nourriture dans l’œuvre de Marie NDiaye, il est frappant de voir à quel point le rapport des personnages à ce qu’ils mangent est lié à ce que l’anthropologue et sociologue Claude Fischler appelle la « pensée magique » dans l’alimentation1. Penser magiquement, en termes alimentaires, consiste à substituer, au rapport déterminé des étapes et des finalités de l’ingestion de nourriture, un rapport d’équivalence, d’identité, conduisant le mangeur à s’attribuer les valeurs morales qu’il décèle dans sa nourriture. Dans cette réduction littérale de l’objet mangé au sujet mangeant, dans cet escamotage des causes et des effets objectifs de l’ingestion, la pensée magique se développe essentiellement en direction d’un constat : le sujet est, ou devient, ce qu’il mange. Cette pensée magique n’est en rien l’apanage des sociétés dites primitives ; elle ne se manifeste pas uniquement à travers des clichés, du type « guerrier viking buvant le sang de ses ennemis à même leurs crânes ». Elle se retrouve dans nos habitudes alimentaires contemporaines à travers notre propension à moraliser notre nourriture (que l’on pense au « bon » et au « mauvais » cholestérol, à la mode des régimes « détox » ou des « super-aliments »). Elle est également présente sous forme de substrat symbolique dans certaines expressions communes, comme « manger du lion », « bouffer de la vache enragée », etc. À ce titre, elle correspond à une réalité sociale contemporaine.

2 Il sera tout d’abord question de cette pensée magique et de la façon dont les textes de NDiaye l’illustrent. Par la suite, on constatera que le regard anthropologique, maintenu à des degrés divers sur l’œuvre à travers son traitement de la nourriture, questionne plus fondamentalement les rapports de cette œuvre entre une culture dont elle est la représentante, et une nature qu’elle cherche à représenter.

3 Cette progression passera d’une série de constats plus ou moins lapidaires sur quelques scènes de nourriture dans l’œuvre en général, à une analyse plus poussée de deux romans, Mon cœur à l’étroit2 et La Cheffe, roman d’une cuisinière3. Le passage de l’un à

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l’autre roman me semble représentatif d’un mouvement d’ensemble, qui s’apparente à une réconciliation de la culture face aux forces inquiétantes de la nature, et à une progression dans la perspective d’une transmission axiologique.

La pensée magique de l’alimentation : survol de l’œuvre

4 On observera tout d’abord des exemples épars de cette tendance à la pensée magique dans les romans de NDiaye – en précisant que ces échantillons n’ont pas valeur statistique, mais tendent à montrer qu’une telle pensée travaille les enjeux de cette écriture en profondeur, aussi bien dans certains détails peu importants que comme leitmotive centraux à des textes entiers. Les quelques exemples qui suivent sont d’ailleurs classés selon leur valeur indicielle pour le récit qui les contient ; de très localisés tout d’abord, à faible valeur diégétique, ils en prennent ensuite de plus en plus.

5 Dans Un temps de saison, le président du syndicat d’initiative qui vient en aide à Herman dans sa recherche pour retrouver sa femme et son fils « engloutit » de « gros morceaux de bœuf » avant de finir l’assiette d’Herman, « en fixant successivement Herman, l’assiette, de ses petit yeux gourmands, tendres, malins4 ». Le caractère bovin du personnage laisse peu de place au doute quant à l’adéquation magique de son régime et de sa personne.

6 Dans l’incipit d’En famille, l’oncle de Fanny, qui ouvre la porte lorsque celle-ci se présente chez sa grand-mère, est en train de manger « un friand qu’il croquait sans se soucier des miettes5 ». Ces miettes, dont il néglige de débarrasser ses vêtements, traduisent assez exactement le mépris que Fanny lui inspire : « Il ne fit pas un geste vers elle, mais avala une dernière bouchée, finit son verre, puis haussa les épaules et rentra lentement chez l’aïeule, la porte claqua6. » La nourriture prend une fonction symbolique qui court-circuite l’effet de réel ordinaire (Fanny débarquant à l’heure du repas, il est logique qu’elle en interrompe l’une des étapes) ; l’oncle, ne souhaitant pas se départir de cet ornement de miettes, en semble quasiment paré. Elles en deviennent les attributs de sa personne, parce qu’il apparaît comme l’incarnation du repas interrompu, plutôt que comme le parent de Fanny. S’il ne fait « pas un geste vers elle » mais continue de manger et hausse les épaules, c’est bien pour laisser entendre qu’il préfère arborer, sur celles-ci, les parures qui lui confèrent sa fonction de mangeur. L’action suivante de ce personnage est d’ailleurs, elle aussi, associée à une pensée magique – bien que, cette fois, non alimentaire : « Et sa photographie qu’elle avait oubliée sur la table, avait été déchirée en deux morceaux par l’oncle Georges, dans un geste plein de colère et de mépris7 ».

7 Dans la deuxième des trois nouvelles de Trois femmes puissantes, Rudy Descas, ancien professeur de lycée reconverti dans la vente de voitures, se trouve pris dans une spirale de colère et de doute, ayant pour objet la crainte que sa femme Fanta ait cessé de l’aimer et qu’elle décide de le quitter pour rentrer au Sénégal, d’où il l’a ramenée et où lui-même aurait préféré qu’ils restent. La consommation d’un sandwich composé d’une « baguette flasque » et d’un jambon « insipide et aqueux8 » devient l’occasion pour lui de ressentir dans son corps un poids (« le jambon et le pain mou et blanc lui pesaient sur l’estomac9 ») significatif : toute une isotopie de la lourdeur associée à la France, opposée à la légèreté de Fanta et des femmes sénégalaises en général10, permettent de

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conférer au sandwich, à la fois typiquement français et d’origine industrielle, les qualités morales qu’il se prête à lui-même. Rudy Descas mange ce qu’il est, ou ce qu’il pense être, dans la profonde mésestime de sa personne.

8 Dans la nouvelle « Les Garçons », le jeune René présente, lui aussi, des habitudes alimentaires inverses de la gourmandise, considérant la nourriture selon sa « tyrannique injonction […] à être engloutie par lui11 ». En l’espèce, son dégoût de la nourriture se manifeste par un « plat de nouilles luisantes de beurre qui véritablement gueulait vers lui depuis le bout de la table12 ». Une telle littéralité (« véritablement ») dans cette manifestation d’hostilité traduit directement la souffrance que René éprouve à être rejeté par son entourage au profit du charmant et bien nourri Anthony Mour.

9 Dans Rosie Carpe, le long épisode-clé durant lequel Lagrand combat son impuissance à aider un Titi en train de mourir sous un gommier (vraisemblablement de leptospirose), est tout entier conditionné par la « faim impérieuse13 » de Lagrand, qui le rend incapable d’agir : « Il allait, se dit-il, traverser la route pour s’acheter lui aussi de la morue aux tomates et aux oignons. Voilà, oui, se dit-il, ce qu’il allait faire, immédiatement.14 » Mais deux pages plus loin : « Que faire, que faire, se demandait-il15 ». Il faut encore trois pages à Lagrand pour se décider à aller chercher quelque chose à manger : « Ensuite il reviendrait, aussi vite que possible, et verrait, se dit-il, ce qu’il était en mesure de faire pour Titi, car la faim et la soif l’empêchaient pour le moment de prendre une décision16 ». Mais ce n’est qu’après vingt autres pages que Lagrand retrouve la mesure, l’équilibre lui permettant de sauver Titi. La nourriture (ici, son absence anormale) est moins pour Lagrand le signe d’une faiblesse momentanée, inhérente à l’hypoglycémie, que la révélation d’un « empire » de la faim : la congruence absolue et tyrannique entre son inanition, sa défaillance à contrôler l’ensemble de sa vie et l’aspect critique – mais que seul Lagrand constate – de la situation particulière, dans laquelle son statut de seul personnage moral de l’histoire devrait lui imposer un rôle qu’il ne peut pas tenir.

10 Le dernier exemple est tiré de Mon cœur à l’étroit, et porte sur l’ensemble du texte. On y observe un dénommé Noget, voisin de palier du personnage central, autodiégétique, de Nadia, nourrir celle-ci et son mari blessé, en leur apportant spontanément des plats qu’il a confectionnés et qui ont tous en commun d’être extrêmement riches : d’épaisses tartines de beurre et de confiture (MCE, p. 63-64), des paupiettes aux champignons et à la crème (p. 96), d’autres tartines qui « débordent de beurre » (p. 99), des rillettes et du tripoux (p. 145-146) ou encore ces croque-monsieur d’anthologie : Pas de ceux qu’on trouve dans les bistrots, aux bords secs, au jambon minable, moi, vous voyez, je fabrique mon propre pain de mie, je le coupe en tranches épaisses que je fais rissoler dans le beurre, puis je garnis le pain du meilleur comté que je connaisse et d’un beau morceau de jambon à l’os, et sur la tranche supérieure, juste sous le fromage, savez-vous ce que je mets pour le moelleux de l’ensemble ? Une fine couche de béchamel, voilà. (p. 130)

11 À Nadia, il apparaît très vite que ce régime n’a pas comme objectif principal de la nourrir ou même de l’engraisser (elle grossit effectivement, elle est d’ailleurs enceinte, mais refuse de l’admettre), mais bien plutôt de permettre au voisin néfaste de s’introduire dans sa vie et d’y exercer son influence occulte : Il ne nous nourrit que pour mieux nous soumettre, me dis-je, il sait que la suavité nous tient en respect, que chaque bouchée nous engourdit et nous lie à lui. Quelle jouissance doit être la sienne que d’avoir les deux professeurs sous son autorité,

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sous le pouvoir de sa virtuosité à manier la graisse, ces deux professeurs qui l’écrasaient sous leur dédain ! (p. 132)

12 Il faut ici opérer une rapide digression, afin de préciser que ces exemples ont tous en commun d’illustrer potentiellement la question, plus vaste que la simple ingestion de nourriture, de l’intégration, de l’hospitalité, ou de leur absence. Shirley Jordan parle à ce sujet d’un « dire de l’inhospitalité perpétuel17 » ou encore d’un « accueil à bras fermés18 » dans les textes de NDiaye ; s’agissant de l’étrange prévenance de Noget, Jordan remarque qu’il s’agit pour lui d’accélérer le processus de refoulement de Nadia hors de l’appartement conjugal – une expulsion sur laquelle je reviendrai. En poussant plus loin cette logique agonistique entre familier et étrange, entre heimlich et unheimlich, on remarquerait très probablement que la transformation symbolique du motif de la nourriture s’associe à la thématique de l’amour filial déviant, voire désastreux ; l’hyperbole du lien familial dysfonctionnel, se conjugant à celle de la dévoration, conduit à l’émergence de nombreuses figures d’ogres (dans la première scène de Papa doit manger, et surtout l’ensemble de la pièce Les Serpents) ou d’ogresses (les mères dévoratrices que sont Danielle/Diane Carpe dans Rosie Carpe, Isabelle dans La Sorcière, la Garonne dans Autoportrait en vert…). Mais, outre que ces questions sont aujourd’hui bien connues de la critique19, elles ne m’occuperont pas, dans la mesure où je souhaite ici adopter un point de vue plus anthropologique – c’est-à-dire tenter de ne pas trop déplacer cette question de la nourriture vers une thématique plus générale dont elle ne serait que l’indice, mais la prendre dans sa finalité propre, voire dans sa matérialité. Pour citer le sociologue de l’alimentation Jean-Pierre Poulain, il s’agit en somme de « substances que l’on porte à la bouche pour les goûter, les mordre, les sucer, les avaler, et qui sont le premier indice de la réalité du monde20 ».

D’un certain réalisme magique

13 Cette idée de réalité rappelle le réalisme particulier de l’écriture de NDiaye : en dépit de l’importance qu’elle confère à l’objet matériel, les exemples susmentionnés présentent tous, à des degrés divers, un court-circuitage magique dans la manière dont le personnage concerné vit le rapport à cette matérialité de la nourriture. Une telle conjoncture appelle à toute force une propriété générique souvent mentionnée par la critique, celle de « réalisme magique21 ». Il sera moins question ici de reconnaître les liens stricts de cette œuvre à une notion par ailleurs très documentée et théorisée, que de prendre, s’il est permis, cette labellisation à la lettre concernant le traitement de la nourriture chez NDiaye. Car, comme on a pu l’apercevoir, la pensée magique de la nourriture est le strict fait des personnages, enfermés dans la perception de leur environnement par un régime de focalisation interne qui les rend bien souvent imperméables à toute analyse logique de la situation. Une telle analyse est pourtant à la portée du lecteur, pour qui René, anorexique à son insu, reste maigre et peu désirable tout simplement parce qu’il ne mange pas, Lagrand dans un état de faiblesse momentané qui se résoudra quelques pages plus loin, Rudy en grand besoin d’aide psychanalytique et Nadia grosse parce qu’elle mange trop et qu’elle est enceinte. À condition bien sûr d’adopter un régime de lecture « réaliste » au sens commun du terme, c’est-à-dire soumis à une vraisemblance dans l’enchaînement des actions.

14 S’il adopte par contre le régime de lecture qui caractérise la compréhension qu’ont les personnages de leur situation, il admettra potentiellement le caractère magique de

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celle-ci, en particulier lorsqu’elle ne se résout pas clairement selon une explication soit déterministe, soit surnaturelle. Ainsi, à nouveau dans Mon cœur à l’étroit, le personnage de Wilma, belle-fille de Nadia, qui ne se nourrit que de viande, qui semble exercer une forte emprise sur son fils, sur tout leur environnement ainsi finalement que sur Nadia elle-même, permet de maintenir au fil du texte la pensée magique courante selon laquelle « manger de la viande rend puissant ».

15 Au terme de ce premier temps de l’analyse, on peut donc constater à quel point la nourriture joue un rôle central dans cette œuvre : elle présente une fonction individualisante, confirme l’identification, cristallise les zones de pouvoir et les conflits territoriaux entre les individus mais s’accompagne également d’un cercle vicieux de l’en-soi, l’individu étant toujours reconduit dans sa claustration sociale. S’il faut manger pour vivre, vivre pour manger est également une obligation aliénante, comme on va le voir à présent plus précisément dans Mon cœur à l’étroit.

Nature, culture et distinction

16 Il existe, dans Mon cœur à l’étroit, trois personnages secondaires dont le rapport à la nourriture exprime une opposition tripartite : Noget le voisin, Wilma la bru et la mère de Nadia. Des pratiques culinaires du premier, il a déjà été question. Son rôle auprès de Nadia, comme le signale rapidement Shirley Jordan, est le suivant : « Noget s’insinue dans le foyer de Nadia, lui prépare des repas gras et trop lourds afin de la sur-nourrir, et contribue à son expulsion et mise en route22 ». À cela, il faut encore ajouter que le « sur-nourrissement » de Nadia présente une fonction socio-politique. Nadia possède un très fort désir de distinction sociale. En épousant Ange, elle a d’abord épousé une condition de bourgeoise bordelaise, une légitimité sociale, alors que son origine, qu’elle cache soigneusement, est prolétaire et étrangère. Le travail souterrain de Noget consiste à évacuer de cette sphère bourgeoise, comme un kyste, cet élément humain qui n’y a pas sa place à ses yeux. Il s’y prend certes en nourrissant Nadia d’aliments trop riches pour elle, mais surtout d’aliments extrêmement connotés en termes de terroir, d’authenticité culturelle. C’est, en somme, l’incapacité de Nadia à supporter les plats typiquement français, voire typiques du Sud-ouest, plutôt que les stricts lipides qu’ils contiennent, qui conduit à son départ.

17 Le deuxième est Wilma, seconde femme du fils de Nadia. Wilma a tout d’une sorcière de conte : elle vit dans la forêt, envoûte ses hôtes – il se pourrait même qu’elle en mange certains. Surtout, contrairement à Noget, Wilma est un être de nature : en plus d’y vivre, elle ne consomme que de la viande, qu’elle chasse. C’est à elle que Ralph, le fils de Nadia, doit « un certain goût pour le sang » (MCE, p. 244) dont Nadia s’étonne. L’appétit particulier de Wilma la porte à la consommation de gibier, dont la préparation exige, comme on le sait, de rassir la viande, c’est-à-dire de la laisser pourrir légèrement. Cette particularité installe de manière claire Wilma et Noget aux deux pôles marqués du « triangle culinaire » de Lévi-Strauss : La nourriture s’offre en effet à l’homme dans trois états principaux : elle peut être crue, cuite ou pourrie. Par rapport à la cuisine, l’état cru constitue le pôle non marqué, tandis que les deux autres le sont fortement, mais dans des directions opposées : le cuit comme transformation culturelle du cru, et le pourri comme sa transformation naturelle23.

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18 Au « cuit » de Noget s’est substitué le « pourri » de Wilma. Et d’une manière générale, l’épisode du séjour de Nadia chez Wilma et Ralph présente de nombreux indices d’un monde où la nature a remplacé la culture. L’atteste notamment le fait qu’après avoir été chercher Nadia à sa descente du ferry, le premier geste de Wilma de retour chez elle est de libérer leur gros chien Arno et de se laisser longuement lécher le visage, se faisant ainsi débarrasser de son maquillage pour « exhiber la nudité de sa figure » (p. 240) à Nadia. Significativement, la maison est décorée de « masques de bois et de peaux » (p. 243). Ce détail, couplé au fait que Ralph « a perdu son ironie, lui qui en avait tant qu’il en était souvent fatigant et qu’on peinait à le comprendre » (p. 241-242), signale que l’on a déposé ici tout masque, tout rapport médiat à la réalité.

19 Ni l’un ni l’autre environnement, ni l’un ni l’autre régime, ne conviennent à Nadia. Elle ne peut vivre ni dans la culture de Noget ni dans la nature de Wilma. C’est à ce stade du récit – les dernières pages du texte – qu’intervient notre troisième personnage et son troisième régime alimentaire, en la personne de la mère de Nadia, que celle-ci retrouve inopinément, après l’avoir maintenue dans le secret de sa cité de banlieue, par honte de ses origines. Ces retrouvailles s’accompagnent d’un rééquilibrage du corps pour Nadia qui, plus possédée qu’enceinte, voit avec soulagement son parasite la quitter : Ma mère, cette vieille femme opiniâtre, prépare chaque jour un plat de semoule au beurre, de poulet grillé ou de poisson frit accompagné d’aubergines ou de tomates. Cette nourriture, je l’absorbe sans arrière-pensée ni crainte d’aucune sorte, avec gratitude. Et quand, entrant dans la cuisine, je hume l’odeur du beurre en train de fondre dans la semoule brûlante, je ne peux m’empêcher de penser que c’est elle, cette semoule émiettée chaque matin par des doigts honnêtes, qui a contribué à chasser de mon ventre ce qui en avait pris possession. (MCE, p. 295.)

20 De ce dernier régime, on remarquera qu’il procède à la fois d’un cru dans son non- marquage (« chaque jour », « chaque matin », « sans arrière-pensée ») et d’un cuit dans son léger marquage culturel – la semoule étant un produit à connotation plutôt méditerranéenne, voire maghrébine s’agissant de couscous (bien que ce terme n’apparaisse pas). À ce mélange entre marqué et non marqué correspond assez exactement le caractère sociologique du foyer que Nadia retrouve : il est non marqué de manière interne, étant le foyer maternel, le lieu d’origine et la mesure de tout marquage ultérieur (l’extrait insiste assez sur l’aspect standard, non exotique, itératif des préparations), mais il est marqué également, de manière externe, parce que ce standard n’est pas le standard français, ou bordelais, qu’il présente aux yeux du lecteur des caractéristiques exotiques quand même, et qu’y revenir signifie pour Nadia renoncer à son désir déplacé de distinction et embrasser enfin ses origines étrangères, métissées.

21 Au terme de ce parcours dans le roman, le principe de la pensée magique reste parfaitement valable, au point même de servir de morale à l’histoire de Nadia : on ne peut pas manger ce qu’on n’est pas. Si l’enfermement individuel que le régime alimentaire illustre (ou fonde) se résout in extremis, c’est par le biais d’une forme de solidarité familiale. Dans La Cheffe, dont il sera question à présent, cette résolution prendra une forme plus aboutie socialement.

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De la transaction à la communion

22 Dans La Cheffe, dernier roman en date de Marie NDiaye, cette pensée magique continue de fonctionner, dans la mesure où la Cheffe, de caractère franc mais discret, extraordinairement exigeante mais aussi généreuse et humble, possède les qualités morales dont elle prétend doter la nourriture qu’elle conçoit : « des assiettes copieusement remplies, d’apparence épurée (pas plus de trois couleurs juxtaposées) mais où le souci de perfection ne devait littéralement pas se voir » (LC, p. 202). Néanmoins, le système observé précédemment n’est plus satisfaisant pour rendre compte de ce texte, parce qu’il ne s’agit plus pour le personnage de consommer la nourriture, mais de la faire consommer ; plus d’être ce qu’il mange, mais de faire être ce qu’il fait manger. La pensée magique de l’alimentation aura été jusqu’ici associée à l’individu, aux conditions qui le déterminent comme tel, au détriment d’une ouverture à l’autre. Il est à présent nécessaire d’étendre le modèle anthropologique afin de développer les dimensions sociales qu’un tel échange alimentaire suppose. Et le paradigme le plus pertinent à cet effet me semble être celui, initié par Marcel Mauss, du don : en effet, celui-ci rend compte d’une organisation sociale, fondée sur l’échange qui tout à la fois sert et oblige l’individu (le don initiant le contre-don).

23 Précisons que l’économie socio-anthropologique du don, constituée de « faits sociaux totaux24 » à partir de quoi toute l’activité, d’abord économique, puis sociale des hommes devait selon Mauss pouvoir être observée, se fonde initialement sur l’échange de nourriture. L’Essai sur le don s’ouvre sur une épigraphe d’un ancien poème scandinave dont la première phrase est « Je n’ai jamais trouvé d’homme si généreux et si large à nourrir ses hôtes que “recevoir ne fût pas reçu”25 ». Au-delà de l’épigraphe, l’objet fondamental de son attention, le potlatch, n’est à l’origine rien d’autre qu’un repas : « “Potlatch” veut dire essentiellement “nourrir”, “consommer”26 ».

24 Ce n’est pourtant qu’un point de départ ; en quoi cette matière théorique peut-elle éclairer la lecture de La Cheffe et des romans de NDiaye en général ? Pour répondre à cette question, on se reportera à la synthèse du système maussien (et à son enrichissement) opéré par Maurice Godelier : Pour produire une société, il faut combiner trois bases et trois principes. Il faut donner certaines choses, il faut en vendre ou en troquer d’autres, et il faut toujours en garder certaines. Dans nos sociétés, vendre et acheter sont devenus l’activité dominante. Vendre, c’est séparer complètement les choses des personnes. Donner, c’est toujours maintenir quelque chose de la personne qui donne dans la chose donnée. Garder, c’est ne pas séparer les choses des personnes parce que dans cette union s’affirme une identité historique qu’il faut transmettre […]. [L]es objets se présentent selon ces trois contextes soit comme des choses aliénables et aliénées (des marchandises), soit comme des choses inaliénables mais aliénées (les objets de don), soit comme des choses inaliénables et inaliénées (par exemple, les objets sacrés, les textes de loi)27.

25 On aura reconnu, dans l’expression « maintenir quelque chose de la personne qui donne dans la chose donnée », un écho du principe de la pensée magique à l’œuvre chez NDiaye. Mais un écho seulement. Dans Mon cœur à l’étroit, Nadia est rejetée des lieux successifs qu’elle parcourt parce qu’elle ne peut répondre au principe du don. Deux procès se déroulent en parallèle : d’une part la constitution physique de Nadia accepte mal la nourriture qui lui est offerte, d’autre part sa constitution morale, son caractère hautain se refuse catégoriquement à devoir quoi que ce soit aux commanditaires du

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don. Seul le foyer matriarcal final lui offre la possibilité d’un asile, parce qu’enfin Nadia accepte de faire acte de contre-don : celui, opposé à la distinction, de la reconnaissance.

26 Si Mon cœur à l’étroit fonctionne essentiellement selon le deuxième des trois principes énoncés par Godelier, La Cheffe, quant à lui, élargit la perspective en convoquant également les deux autres principes, celui qui traite de l’objet de vente et celui qui traite de l’objet sacré. Tout le problème consistant d’ailleurs à traiter la convergence de ces phénomènes incompatibles. Car d’un côté, la Cheffe étant une cuisinière professionnelle, sa nourriture est l’objet d’un échange marchand ; de l’autre, cette même nourriture présente aux yeux de sa conceptrice un caractère sacré qui va en s’accentuant. J’observerai rapidement les indices de ce schéma, en focalisant tout d’abord ma lecture sur le troisième tiers du livre, à partir de l’ouverture du restaurant de la Cheffe, la Bonne Heure.

27 Dans les premiers temps de son existence, la Bonne Heure est un restaurant où prédomine la notion de don. Le terme apparaît, p. 201, pour qualifier le principe économique choisi par la Cheffe ; il est suivi d’une explication du narrateur : « bien sûr, la Cheffe n’offrait pas le repas à strictement parler, toutefois je peux vous garantir qu’elle calculait toujours ses prix de manière que sa marge fût le plus mince possible ». Cet équilibre est ensuite détruit par l’arrivée de la fille de la Cheffe, personnage vulgaire et vénal qui infléchit la destinée du restaurant en direction d’une pure fonction de vente, en augmentant les prix et en corrompant l’esprit des lieux : « Oui, les nouveaux clients de la Bonne Heure étaient tels que la fille les voulait, riches et grossiers, ne regardant pas à la dépense dès lors qu’ils mangeaient, dans une ambiance à leurs yeux classe et décontractée, des plats aux noms si évocateurs qu’ils ne disaient rien » (LC, p. 253).

28 Néanmoins, l’un comme l’autre de ces deux principes sont largement supplantés par celui qui constitue un leitmotiv sur l’ensemble du texte, celui qui corrèle la nourriture au sacré. De très nombreux indices de cette sacralité courent dans le roman, laquelle selon le principe métonymique de pensée magique concerne aussi bien la nourriture que le personnage même de la Cheffe, dont la vocation est avant tout une « mission » (p. 95). Ce personnage présente une intéressante évolution spirituelle, qui le fait passer de l’état de thaumaturge à celui de Sainte, voire de Christ28. Ses éducations spirituelle et culinaire se font de concert, notamment grâce à son passage, à l’adolescence, chez le couple Clapeau, petits-bourgeois férus de cuisine mais pris dans un complexe de culpabilité quant à leur gourmandise. Chez eux, le talent, découvert par hasard, inimaginable, de la Cheffe se présente d’abord comme celui d’une « jeteuse de sorts » (p. 119), une « petite sorcière sans moralité » (p. 120). C’est que, pour les Clapeau, « il n’y [a] pas […] de morale en cuisine » (p. 71). Mais rapidement, la morale sévère, pratiquement janséniste de la Cheffe s’invite dans sa conception de la cuisine : Elle s’attacherait, ensuite, à ne rien présenter d’admirable dans la forme, rien qui puisse pousser à s’extasier mais, au contraire, des agencements de plats ou d’assiettes d’une beauté si délicate, si sobre, si rigoureuse qu’elle ne frappait le regard que si celui-ci était ouvert et préparé à un tel ravissement, s’il le désirait. (p. 116.)

29 Alors que ses premières démonstrations dans le domaine culinaire relèvent du tour de force technique, le parcours de la Cheffe consiste à laisser de plus en plus la place à l’aliment brut, en le dénaturant le moins possible. Dans cette perspective, une étape définitive est atteinte dans la très impressionnante scène finale du roman. À la suite du naufrage dans lequel la fille de la Cheffe entraîne son restaurant, cette dernière

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disparaît du monde pendant deux ans, au grand dam du narrateur, son second, qui est amoureux d’elle. Puis elle revient au monde, rouvre son restaurant, retrouve l’étoile qu’elle avait perdue, tout en poursuivant cette exigence de rigueur dans la cuisine, jusqu’à l’ascétisme. Puis elle meurt – mais quelques jours avant cette mort sans cause connue, elle invite le narrateur dans un « jardin enchanté ». Il faut presque citer l’intégralité de cette scène. La Cheffe était assise à une petite table posée sur l’herbe au milieu de poules noires et de poules blanches qui picoraient librement à l’entour des cerisiers chargés de fruits. Entre les arbres poussaient comme par hasard carottes, roquette, pois et fèves, que becquetaient de-ci de-là les poules rondes et propres, avec une étrange délicatesse et comme si, par ailleurs comblées, elles n’agissaient ainsi que pour la forme, pour les exigences du tableau. La Cheffe m’entendit, se leva, scintillante, pure et nette dans une robe de coton blanc que je ne lui connaissais pas […]. Lorsque je m’écriai doucement, heureux, que j’avais bien faim, la Cheffe se redressa et, tendant le bras, elle montra les poules, les jeunes légumes, les cerises déjà mûres. Elle me dit que le repas était là, sobre, magnifique et parfait. Nous pouvions nous imaginer la saveur de chaque élément comme de ces éléments combinés. Elle n’inventerait jamais rien de plus simple ni de plus beau, aussi notre vin, cet excellent graves, suffisait à notre déjeuner qui constituait le couronnement, dit-elle avec un douloureux sérieux, de la longue cérémonie qu’avait été sa carrière. Trois jours plus tard, le mercredi, la Cheffe mourut dans son lit, sans combat apparent. (p. 275-276.)

30 Les symboles mystiques sont très évidents dans cette scène épiphanique, entre la résurrection et l’apocatastase panthéiste ; ils sont le signe, pour nous, d’un déplacement du mysticisme en dehors de la magie simple qui caractérisait le rapport du protagoniste ndiayen à la nourriture. Par le passé, la fonction de la nourriture restait cantonnée à une pensée magique individualisante, non transcendantale ; dans La Cheffe cette fonction change. Si, pour reprendre une formule de Paul Ariès, « manger c’est faire du “moi” avec de l’“autre”29 », la dilution de la frontière entre nature et culture offre à la Cheffe la possibilité de dissoudre également les frontières du moi, de se fondre dans l’évidence matérielle des choses et dans un état apparent de nature.

De la mission à la transmission

31 Les objets sacrés sont ceux que l’on doit « garder » en vue d’une « transmission ». Aux « textes de lois » de Godelier, il faudrait ajouter les « recettes de cuisine » si l’écriture de recettes était la finalité de la carrière de la Cheffe. Mais ce type de transmission sociale est ici dépassé – et si La Cheffe contient de nombreuses mentions de plats, il reste dépourvu de toute inscription formelle de recette. Il ne s’agit que d’une « longue cérémonie », sans bréviaire. Ou plutôt faudrait-il dire qu’il appartient à d’autres, en l’occurrence le narrateur, de transformer la vie de cette femme en livres d’heures, en « Vie de Saint », en objet social, en objet de transmission.

32 Avec la scène finale, l’objet-nourriture prend sa forme suprême de sacré, devenant inaliénable au point d’en perdre les contours mêmes qui permettraient de se l’approprier en tant qu’objet de sustentation. Il n’est pas même vraiment « gardé », au sens où tout ce que contient ce jardin semble suspendu dans une éternelle disponibilité. Mais qu’est-ce qui, dès lors, est véritablement « gardé » dans cette dernière scène ? Car

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si celle-ci déporte le mysticisme ndiayen en direction d’une symbolique chrétienne, il n’y est pas pour autant question d’une adhérence doctrinaire quelconque. En atteste l’ironie diffuse du premier paragraphe (« comme par hasard », « comme […] pour les exigences du tableau »), qui impose une distance critique, un défaut de croyance dogmatique. Au contraire, il s’agit bien plus d’une dilution que d’une cristallisation. Au fil du roman, et au fil de l’œuvre si l’on compare La Cheffe à Mon cœur à l’étroit, on est passé d’une représentation culturelle patriarcale à une reprise en charge matriarcale, puis à une disparition du sexe du gardien : la Cheffe, dans son éternel noli me tangere, est pratiquement asexuée. Il n’est d’ailleurs aucun hasard dans le fait que son nom, gardé secret et qui n’apparaît que dans les toutes dernières lignes du roman, soit à la fois un nom androgyne et le nom d’un archange. C’est à ce titre que le jardin se trouverait tout de même « gardé » – bien que la Cheffe ne tienne pas le rôle d’un terrifiant chérubin armé d’une épée flamboyante et en condamnant l’accès.

33 On constate donc que la dilution de la culture ne se fait pas vraiment au profit de la nature, mais au profit d’une image culturelle de la nature, où réapparaît avec intensité la désignation métaromanesque : c’est d’un « tableau », à haute valeur intertextuelle et symbolique, qu’il s’agit. La fonction de transmission de ce tableau n’est, en fait, pas dévolue à la Cheffe (qui d’ailleurs manque complètement son rôle de transmission envers sa fille), mais au narrateur et à son mandat, très explicitement inscrit dans les structures énonciatives du texte, de pourvoyeur d’informations objectives et de passeur de valeurs. Ce qui se garde et se transmet, pas uniquement dans un cadre familial mais dans un cadre social et générationnel élargi, qui constitue un « contact continué complexe entre les vivants et les morts30 », c’est bien la littérature. Et il s’agit bien chez Marie NDiaye d’une célébration parallèle des valeurs associées à la cuisine et à la littérature – dans les deux cas d’objets qui ne se satisfont pas d’une simple consommation fondée sur l’échange marchand. Il s’agit dans les deux cas d’une cérémonie sanctifiante, d’une communion, dans la mesure où la nourriture se retrouve ainsi écrite, décrite et engagée dans une telle pluralité d’enjeux.

NOTES

1. C. Fischler, « Pensée magique et alimentation aujourd’hui », in Les Cahiers de l’OCHA n° 5, 1996. 2. M. NDiaye, Mon cœur à l’étroit, Paris, Gallimard, 2007, dorénavant MCE. 3. M. NDiaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière, Paris, Gallimard, 2016, dorénavant LC. 4. M. NDiaye, Un temps de saison, Paris, Éditions de Minuit, 1994, p. 61. 5. M. NDiaye, En famille, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 7. 6. Ibid., p. 8. 7. Ibid., p. 26. 8. M. NDiaye, Trois femmes puissantes, Paris, Gallimard, 2009, p. 218. 9. Ibid., p. 224. 10. « De grosses voitures grises ou noires ramenaient chez eux hommes d’affaires et diplomates, croisant quelques servantes qui rentraient chez elles, à pied, chargées de sacs en plastique, et celles qui n’avançaient pas avec la lenteur de l’épuisement volaient au-dessus du trottoir de cette

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manière qu’avait encore Fanta de paraître non pas frôler le sol mais s’en servir comme seul point d’appui de son essor. » (Ibid., p. 221.) 11. M. NDiaye, Tous mes amis, Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 99. 12. Idem. 13. M. NDiaye, Rosie Carpe, Paris, Éditions de Minuit, 2001, p. 224. 14. Ibid., p. 214. 15. Ibid., p. 216. 16. Ibid., p. 219. 17. S. Jordan, « La quête familiale dans les écrits de Marie NDiaye : nomadisme, (in)hospitalité, différence », in A. Lasserre et A. Simon (éds.), Nomadisme des romancières contemporaines de langue française, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 156. 18. Ibid., p. 151. 19. Par exemple M. Sheringham, « The Law of Sacrifice : Race and the Family in Marie NDiaye’s En famille and Papa doit manger », in M.-C. Barnet & E. Welsch (éds.), Affaires de famille. The Family in Contemporary French Culture and Theory, Amsterdam, Rodopi, 2007, p. 23-37, ou encore U. Hennigfeld, « Humain, trop humain, rien d’humain : le théâtre de Marie NDiaye » in D. Bengsch & C. Ruhe (dirs.), Une femme puissante. L’œuvre de Marie NDiaye, Amsterdam, Rodopi, 2013, p. 184-186. 20. J.-P. Poulain, « La décision alimentaire », in J.-P. Corbeau & J.-P. Poulain, Penser l’alimentation. Entre imaginaire et rationalité, Toulouse, Privat, 2002, p. 183. 21. Notamment Vanessa Besand, « L’art de l’étrange chez Marie NDiaye : enjeux artistiques et sociaux d’une écriture singulière (La Sorcière et Mon cœur à l’étroit) », in D. Bengsch & C. Ruhe, op. cit., en particulier p. 114-115 ; Katerine Roussos, Décoloniser l’imaginaire : du réalisme magique chez Maryse Condé, Sylvie Germain et Marie NDiaye, L’Harmattan, 2007 ; Andrée Mercier, « La Sorcière de Marie NDiaye : du réalisme magique au banal invraisemblable », Revue @nalyses, 2009, en ligne https://uottawa.scholarsportal.info/ojs/index.php/revue-analyses/article/view/ 636/538 ?id =1374, consulté le 15.07.17. 22. S. Jordan, art. cit., p. 153, souligné par l’auteur. 23. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, III. L’Origine des manières de table, Paris, Plon, 1968, p. 396. 24. M. Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, 1, 1925, p. 179. 25. Ibid., p. 30. 26. Ibid., p. 38. 27. M. Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel, « Champs », 2007, p. 99. 28. « Je voudrais tracer une Vie de la Cheffe comme on écrit une Vie de Saint, mais ce n’est pas possible et la Cheffe elle-même l’aurait trouvé ridicule. » (p. 46.) « Elle […] ne se laissait guère approcher – Ne me touchez pas, semblaient dire son regard tourné vers l’intérieur, son corps entièrement dédié aux injonctions du travail […]. (p. 113.) 29. Paul Ariès, La Fin des mangeurs. Les métamorphoses de la table à l’âge de la modernisation alimentaire, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 28. 30. H. Merlin-Kajman, L’Animal ensorcelé. Traumatisme, littérature, transitionnalité, Paris, Ithaque, 2016, p. 357.

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RÉSUMÉS

La nourriture chez Marie NDiaye apparaît de manière récurrente comme l’expression d’une « pensée magique » : l’on est, ou l’on devient, ce que l’on mange. Ce constat impose de traiter le motif de la nourriture dans cette œuvre sous un angle anthropologique ; un axe de lecture par lequel les indices de la matérialité du monde, constitués par les manifestations récurrentes du motif alimentaire, permettent de renouveler la compréhension d’une œuvre plutôt perçue par la critique contemporaine sous ses angles sociologique, politique et symbolique. Au fil des romans de NDiaye, on constate que les enjeux magiques de la nourriture ont d’abord pour effet de confirmer l’état général d’enfermement des personnages en eux-mêmes, à la façon des monades de Kafka. Par la suite, c’est en se penchant sur le parcours de Nadia (dans Mon cœur à l’étroit, 2007) et de la Cheffe (dans le roman éponyme de 2016) que l’on observera comment ces personnages évoluent de l’individuel au social, de la construction identitaire problématique de Nadia à la mission que se donne la Cheffe d’une transmission éthique, via la nourriture. Grâce aux apports théoriques de Lévi-Strauss (le triangle culinaire) et surtout de Mauss (l’économie du don), on observera que ce mouvement cérémoniel de captation puis de transmission du matériau alimentaire vaut également pour l’objet littéraire qui en est le véhicule. Nourriture et littérature finissent par s’associer comme objets, profondément inscrits dans la structure des communautés humaines, d’une nécessaire et urgente communion.

Food in Marie Ndiaye’s work is shown through « magical thinking » : one is, or becomes, what one eats. Therefore, food in her works has to be addressed anthropologically ; this way we can show how clues toward the world’s materiality, as embodied by the recurring theme of eating, are a way to better understand a literary work more often analyzed through sociological, political and symbolical lenses. In Ndiaye’s novels, magical aspects of food are first ways to confirm how closed up the characters themselves are, in a way reminding us of Kafka’s monads. Then, following the trajectories of Nadia (in Mon cœur à l’étroit, 2007) and « la Cheffe » (in La Cheffe, 2016), we shall see how these characters evolve from the individual to the social, because of the food, both in Nadia’s difficult identity building and in La Cheffe’s mission of ethical transmission. Building up on Lévi-Strauss (le triangle culinaire) and Mauss (l’économie du don),we shall show that this ceremonial way of seeking then giving food is also a description of its literary vessel. Food and literature are linked in a necessary and pressing communion inscribed in the structure of human communities.

INDEX

Mots-clés : anthropologie, pensée magique, identité sociale, transmission, communion Keywords : anthropology, magical thinking, social identity, transmission, communion

AUTEUR

GASPARD TURIN Gaspard Turin est Maître assistant à l’Université de Lausanne. Ses recherches portent sur des enjeux formels, culturels et historiques liés à la période contemporaine. Il a publié Poétique et usages de la liste littéraire. Le Clézio, Modiano, Perec (Droz, 2017) et codirigé Le Roman contemporain de la famille (Minard, 2016). Il est l’auteur de nombreux articles, notamment sur Quignard (Littérature

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n° 153, 2009, L’Esprit créateur n° 52, 2012), Houellebecq (Cahiers de l’Herne, 2017), Chevillard (Revue Europe n° 1026, 2014) ou encore Perec (Cahiers Perec n° 11, 2011).

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Mets et merveilles littéraires de Maryse Condé

Béatrice N’Guessan Larroux

1 La critique attribue volontiers plusieurs étiquettes à Maryse Condé : écrivain politique, « nomade inconvenante », provocatrice, rebelle, errante, « migrante1 » – avant que ce dernier terme ne reçoive sa consécration littéraire au sein du postmodernisme. Inclassable, l’auteur semble renchérir par un curieux positionnement littéraire : » je n’écris ni en français ni […] en créole. J’écris en Maryse Condé2 ». Une telle posture inviterait à se pencher plus sur l’art scripturaire que sur la matière de l’œuvre, n’eût été la singularité même de celle-ci qui tire son essence du vécu de l’auteure. On doit cette originalité principalement à deux faits : Maryse Condé est d’abord une femme et ensuite une mère qui fut longtemps en situation monoparentale avec une « trâlée d’enfants3 ». Inévitablement se posent les questions relatives à la gestion du quotidien. La nourriture y figure en bonne place, matérialisée entre autres par deux repas familiaux dans deux séquences d’un film consacré à l’auteure4. On y découvre une de ses filles exhibant « un poulet à la manière de Maryse Condé ». La deuxième séquence présente Maryse Condé aux fourneaux puis servant enfants et petits-enfants. Elle soutient alors qu’elle se veut mère aimante au service des siens, « pas toujours assise à faire des conférences et voyager ici ou là » ; et de conclure par cette déclaration : « élever un enfant me paraît aussi beau et aussi important qu’écrire un livre ». Ces séquences dans lesquelles se lisent les questions d’esthétique et de transmission révèlent ce qui est au cœur de l’écriture de Maryse Condé : la lente mise en place d’une poétique personnelle inspirée du culinaire et bien perceptible dans le nouvel infléchissement donné aux œuvres à partir de la fin des années quatre-vingt-dix. Cette nouvelle orientation accorde un primat aux textes plus personnels avec l’impression d’un recul de la dénonciation des utopies politique et culturelle telles que les ont perçues D. Viart et B. Vercier5. Ce que reconnaît et dément à la fois Maryse Condé lorsqu’elle fonde sa poétique sur différentes stratégies narratives couplées au même thème : celui d’une femme en quête d’elle-même et dont les personnages principaux, toujours des femmes, « se cherchent pour voir comment on peut être soi dans un monde où on vous oblige à être "nous"6 ».

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2 Les variations formelles sur le même thème qui impliquent de passer du « il » ou « je » de la fiction au « je » plus personnel du récit de soi n’étonneraient point, n’eût été la prégnance du culinaire dans ces récits de vie. Le Cœur à rire et à pleurer (1999), Victoire, les saveurs et les mots (2006), La Vie sans fards (2012), Mets et merveilles (2015) sont conçus sur fond de bruit de casseroles, la scène culinaire valant pour scène primitive à l’origine d’un roman familial, si bien que la biographie culinaire vient s’ajouter aux formes connues de l’écriture de soi. Poésie culinaire et saveurs des mots s’allient alors pour révéler, de manière détournée, non seulement l’identité tant recherchée de l’auteure mais les filiations culinaires puis littéraires suivies de leur héritage supposé.

I Mise en texte

3 Si Maryse Condé s’est souvent épanchée sur la mauvaise réception de son premier roman Heremakhonon (1976), invitant par la suite à considérer son récit d’enfance, Le Cœur à rire et à pleurer, comme une clé pour une meilleure lecture de ce premier texte fictif, les récits de soi ultérieurs confortent ce penchant pour les lectures à clés. Les limites de l’identité antillaise ressenties en France impliquent de chercher ailleurs. L’Europe, l’Afrique, l’Amérique, l’Asie sont ainsi arpentées par Maryse Condé – tout en servant de matière à l’œuvre, ces continents confirment l’errance ou le nomadisme de l’écrivaine. Cependant l’hétérogénéité d’un tel parcours exige des balises garantes d’une lecture ordonnée. Les lieux dédiés à la nourriture (marché, cuisine, salle à manger) y participent.

4 On ne s’attend guère à voir la nourriture valoir son pesant d’or dans une recherche d’identité là où justement les féministes les plus abouties lui tournent le dos. Cependant de sa mise en texte, certes timide dès Heremakhonon, à la présence de plus en plus affirmée et marquée par l’orientation biographique notée à la fin des années quatre- vingt-dix, la nourriture s’invite dans ce parcours d’une vie de « bousculade7 » selon la propre formule de l’auteure, se faisant l’un des marqueurs principaux de l’origine du roman condéen.

Le roman familial

5 C’est chez les Boucolon – les parents –, « Grands Nègres » de Pointe-à-Pitre adeptes de la politique assimilationniste, en Guadeloupe, que prennent corps les éléments constitutifs d’un roman familial. Il y a d’abord ce propos édifiant de Maryse Condé : J’aurais tout donné pour être la fille de gens ordinaires, anonymes. J’avais l’impression que les membres de ma famille étaient menacés, exposés au cratère d’un volcan dont la lave en feu risquait à tout instant de les consumer. Je masquais ce sentiment tant bien que mal par des affabulations et une agitation constantes8. Nul enfant trouvée certes, mais le rêve d’une ascendance ordinaire ouvre la porte aux fables dont la première de la série – « Bonne fête maman » – est offerte au lecteur dans le premier récit de soi9.

6 Ensuite, d’autres éléments participent du roman familial : le couple interdit/permis et tout ce qui touche à la nourriture. Interdiction de cuisiner, de pénétrer l’espace consacré au « potager » (fourneau à charbon), de manger des « doucelet » [sic !]. La transgression est cependant possible sous l’œil complice d’Adélia, la cuisinière au service des parents ou de Mabo Julie, la lingère. L’interdit, accompagné d’évaluations péjoratives dissociant art culinaire et intellect, prédisait un ratage de vie. Ainsi la

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mère : « Tu ne feras jamais rien de bon. Les filles intelligentes ne passent pas leur temps dans la cuisine ». Ou Adélia commentant l’assaisonnement des viandes et poissons : « Je ne te comprends pas […], tu es la première à l’école mais tout ce qui t’intéresse c’est fourrer ton nez dans la cuisine ». De ces propos répétés, il est néanmoins possible d’extraire deux scènes que leur caractère singulatif désigne comme scènes primitives du rapport biaisé à la cuisine.

7 La première est un dialogue entre Maryse Condé enfant et sa mère, suscité par la photographie d’une mulâtresse dont le port du madras souligne la basse condition. La personne représentée, véritable énigme pour Maryse Condé, n’est autre que sa grand- mère, Victoire Elodie Quidal, morte plusieurs années avant sa naissance. Cuisinière et analphabète, elle se louait chez des « blancs-pays », les Walberg. L’entretien que la fille voulait plus détaillé tourne court, instaurant du coup une sorte de clausule fermante à un récit généalogique qui sera repris bien plus tard10.

8 La deuxième scène renvoie à l’évaluation humiliante de la mère après dégustation d’un flan-coco réalisé par Maryse enfant, lors d’un repas de famille ordinaire : « Seules les personnes bêtes se passionnent pour la cuisine11 ». À cette première meurtrissure répondra une autre meurtrissure, celle-là provoquée par le portrait de la mère que rédige et joue, à dix ans, l’écolière Maryse. Ces deux scènes n’ont cessé de hanter la fillette. Peuplant son imaginaire de questions sur l’aïeule cuisinière et sur le mépris de la mère pour la cuisine, elles sont également à l’origine de ce qui peut être considéré comme le premier texte littéraire de l’auteure. Il s’agit du portrait-vérité qui démolit sa puissante « noiriste » de mère, mais sacre le pouvoir de l’écrit tout en découvrant la nécessité du mentir-vrai. J’éprouvai d’abord un sentiment capiteux qui ressemblait à de l’orgueil. Moi dix ans, la petite dernière, j’avais dompté la Bête qui menaçait d’avaler le soleil. J’avais arrêté les bœufs de Porto Rico en plein galop. Puis le désespoir me prit. Bon Dieu qu’est-ce-que j’avais fait ? […]. Il ne faut pas dire la vérité. Jamais. Jamais. À ceux qu’on aime. Il faut les peindre sous les plus brillantes couleurs. Leur donner à s’admirer. Leur faire croire ce qu’ils ne sont pas12.

9 Ce qui pourrait être qualifié de « don d’idiotie culinaire13 » est ici contrebalancé par un don littéraire. D’autre part, l’interdit frappant la cuisine pose également une chape de plomb sur les cuisinières, ces femmes de peu que l’histoire des Antilles associe aux nègres de maison dans le système plantationnaire ˗ vies minuscules dont on est peu fière d’hériter et dont l’exhumation, par la pratique de la cuisine, effarouche. En revanche l’écrit, ce permis hautement valorisé par la mère, sépare de la cuisine sans, au demeurant, garantir la flamboyance de l’oralité. Cuisinière analphabète de Békés, la grand-mère, en scolarisant sa fille, instaure la première rupture dans la longue chaîne des vies minuscules comme dans celle de l’oralité. Le roman familial de Condé se construit ainsi sur fond d’identité, de transmission et de place sociale, mais différemment de l’habitus envisagé par Pierre Bourdieu et tel que, par exemple, le met en forme Annie Ernaux avec des ethnotextes où sont insérés des repas comme pour illustrer et défendre ce qu’elle appelle l’autosociobiographie. Aux repas, quand Victoire servait des délices de son invention, par exemple un chapon aux châtaignes-pays, elle recevait une ovation, on l’accablait de louanges avec des airs qui voulaient dire qu’elle, au moins, avait su rester à sa place14.

10 Grande lectrice de Proust, Maryse Condé ne reproduit pas non plus le type de rapport qui unit Marcel à Françoise15. Les belles pages consacrées à la cuisinière de tante Léonie à Combray laissent paraître une distance qui montre bien l’absence de parenté entre le

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narrateur et la cuisinière. À l’inverse chez Condé, la récupération du roman familial avec admission croissante de la nourriture au sein du récit de soi est révélatrice d’une distance particulière à réinterpréter.

Les lieux de nourriture

11 Le récit d’enfance et la mémoire antillaise semblent affectionner certains lieux comme le marché, le « potajé », la salle à manger. On le verrait bien chez Patrick Chamoiseau, avec de très beaux chapitres consacrés au marché et à ses nourritures terrestres ou marines dans Antan d’enfance ou dans Chronique des sept misères. Dans le premier texte où dominent la figure de Man Ninotte la mère et celle du « négrillon », dénomination de Patrick Chamoiseau enfant, le marché et ses étalages sont exhibés par la double voix du narrateur Chamoiseau et de Man Ninotte. Cette posture narrative confirme que « manger » n’est pas une mince affaire. Cuisiner ne consiste pas uniquement à passer du cru au cuit avant d’absorber le produit fini. Cela relève, bien en amont, d’un art organisé autour de savoirs divers. Réservé aux seuls ruraux antillais, cet art requiert une mise en scène de la vie quotidienne au sens d’Erving Goffman, une socialité faite de rituels et de « lois » selon le terme même du narrateur. Celles-ci dépendent des acteurs, des marchandises, des ingrédients, tous convoqués dans ces interactions en face à face que requiert l’art du marchandage16.

12 Le marché antillais devient alors espace sonore caractérisé par un ordre chromatique particulier qui frappe ainsi par une sensation d’abondance. Comparativement, le marché dans Victoire, les saveurs et les mots, est aphone, la narration empruntant la forme du sommaire. On doit cette accélération au statut des Boucolon, « Grands Nègres » urbains ignorants de l’art culinaire et qui laissent le marché à leurs mabos- domestiques. Mais Victoire, la grand-mère, n’a pas sa pareille pour la palpation et l’art de l’assaisonnement.

Pratiques

13 La brèche ouverte par le permis n’en est pas moins confrontation à des interdits en cuisine. La petite Maryse apprend à ses dépens que les savoirs culinaires ancestraux reposent sur des lois. Par exemple, le bannissement du sucré salé va de pair avec celui d’un type d’épice dans telle recette. Certains ingrédients, tous des protides cependant, ne doivent être mélangés. Évaluatrice principale et garante de la cuisine ancestrale, Adélia veillait à ce que la recette du colombo de cabri, héritée des Indiens, ne souffrît d’un quelconque travestissement. Y déroger par une parodie de recette expose au ridicule, conduit à livrer un « manger cochon » et au danger d’une rupture de transmission culinaire. Ce pseudo blanc-seing offert par Adélia mais récusé à travers les inventions culinaires de la petite Maryse fait resurgir la blessure primaire : Ma passion pour la cuisine s’associa à un rêve de liberté. Je sentais bien que cette attirance faisait partie de ma personnalité la plus profonde. Pourquoi ma mère y portait-elle atteinte ? Pourquoi l’étouffait-elle17 ?

14 Adélia en « grand-chef » partage son savoir-faire en deux temps : aux jours ouvrables consacrés à la cuisine sans apprêts pour une famille comptant huit enfants, s’opposent le dimanche et les anniversaires réservés au déploiement de son art. Ragoût de cochon, pois rouges, riz ou ignames ne sauraient le disputer aux précieux « dombwés au crabes », aux daubes de thon rouge ou encore au colombo au cabri. L’appréciation

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familiale se mesure à l’empressement à vider les assiettes quand cette cuisine, celle du dimanche surtout, désoriente ou intimide les bitakos, ces campagnards peu habitués à un tel florilège de plats. En ces moments festifs et de convivialité s’éprouve encore la friction entre langue française et langue créole. Refusant de se resservir, le cousin bitako repu exprimera sa satisfaction par « j’ai mangé mon content » quand son épouse, intimidée à la fois par ce milieu de « Grands nègres » et par une langue de bœuf aux câpres, sera quasiment inaudible.

15 Manières de table et habitus social trahissent ici des inégalités à rapprocher du discours sur les mots et des appréciations portées. Comment en effet est reçu tel plat (la langue de bœuf aux câpres) par des bitakos ? Quel sens accorder au refus de se resservir ? Satiété réelle ou modestie ? Inappétence ou dégoût ? Malgré l’apparente égalité des convives, la salle à manger demeure le lieu par excellence d’un discours qui distribue des places sociales. Il en fut ainsi pour Victoire, la propre grand-mère de l’auteure que l’analphabétisme excluait de la salle à manger. Incapable de nommer en français les ingrédients, à plus forte raison ses plats, Victoire se voit dépossédée de la puissance de l’écrit, contraignant ses proches à être, par l’écriture de ses menus, ses nègres. L’assignation à la table à manger, quand elle a lieu, offre des scènes cocasses. Dans le milieu de « Grands nègres » qui tient le créole pour une non-langue, Victoire ne répond à toutes les questions en français que par un « Si Dieu veut », comme condamnée au psittacisme et à l’idiotie. Elle se voit assignée à une place sociale identique, que celle-ci lui soit affectée par des Békés (la cuisine) ou par de « Grands nègres » (salle à manger). Ainsi, à l’occasion des dîners : Passe encore si elle avait pu rester dans la cuisine avec les bonnes, face aux plats qu’elle s’était ingéniée à préparer. Or, là encore, Jeanne l’obligeait à s’habiller, à s’asseoir dans le salon parmi les invités, à manger à table avec eux, à entendre une conversation indéchiffrable à laquelle elle était incapable de prendre part. Les convives avaient beau l’accabler de compliments, elle avait l’impression d’être de trop. La dévotion que Jeanne lui manifestait ces soirs˗ là lui paraissait ostentatoire, théâtrale. Elle en était convaincue, ce n’était qu’un paravent destiné à dissimuler à quel point elle avait honte d’elle. Aussi, elle se rencognait en bout de table, silencieuse et ulcérée, offrant à tous le spectacle de sa profonde détresse18.

16 La honte ! celle-là même que ressentait Annie Ernaux pour ses parents, petits épiciers d’Yvetot19, ressurgit sous les traits d’une mulâtresse, cuisinière aux Antilles entre le dernier quart du XIXe siècle et le premier quart du XXe siècle. Mais, à l’inverse du petit monde d’Yvetot, personne n’est ici dupe : la honte est partagée par la mère et par la fille.

II Revanche culinaire

17 L’approche contrastée de Victoire Élodie Quidal, tantôt héroïne, tantôt abaissée, s’estompe à travers notamment des récits qui réhabilitent le culinaire. En réalité, celui- ci s’apercevait dès l’incipit de Heremakhonon, avec le premier repas de la narratrice Véronica en terre africaine. La très bonne sauce arachide au poulet20 appelée « mafé » en langue locale se verra curieusement déclinée, quarante ans plus tard, en plusieurs recettes dans un chapitre d’un récit récent, « Les multiples variations sur le mafé21 ». Cependant, plus que cette première initiation au goût de la cuisine guinéenne, c’est une expérience hautement savante qui assure cette revanche.

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Cuisine et science universitaire

18 Les interdits d’Adélia, gardienne des traditions culinaires, ont conduit à une dépréciation de la cuisine guadeloupéenne jugée « sans apprêts », « classique », sans grand intérêt. Or, par le détour de l’ethnologie, la cuisine s’invite dans le temple du savoir universel. En effet, le département d’ethnologie de Paris VII dirigé par Robert Jaulin offre à Maryse Condé, dans les années soixante-dix, l’opportunité de faire découvrir aux étudiants la cuisine antillaise22. Il s’agit pour l’occasion d’un travail qui interroge le lieu, la manière, qui implique une documentation tirée en grande partie des récits de voyages et de missionnaires. Autrement dit, un savoir érigé par des étrangers. L’enseigner équivaut surtout à expliquer une cuisine de circonstance qui est aussi discours sur le lien entre l’esclavage (qui n’existe plus) et l’usage des bas morceaux. C’est démontrer une ingéniosité qui s’apparente à un réinvestissement artistique du bas23.

19 La documentation se révèle à la fois savoir et double voyage dans le temps ; d’abord par la référence à d’anciennes influences culinaires africaines et indiennes, ensuite par le tissage d’un lien plus intime rompu depuis près de vingt ans entre Condé et la Guadeloupe. La narration devient ainsi récit de filiation culinaire tout en se faisant tentative d’épuisement de recettes emplies de xénismes24 traduisant les realia la nourriture antillaise. « Calalloo, bébélé, soupe à kongo, migan, sauce de pois, pois d’Angole, pois boukoussou, pois savon, pois rouge25 » permettent par conséquent une forme d’acclimatation de l’étudiant comme du lecteur, de même que furent acclimatées certaines variétés importées d’ailleurs. Mais au manioc, au cocotier, à l’arbre à pain, au tamarin, aliments plus populaires, devait encore s’opposer cet autre aliment, véritable douceur aux effets pervers : la canne à sucre. Avec elle, la nourriture se fait expression d’une domination sociale et raciale, met à nu les implications sociopolitiques et économiques du culinaire. Ce cours d’« ethno-cuisine », mélange de théorie et de pratique, penche plus du côté d’Adélia, renouant avec le roman familial. La part d’inventivité si chère à Maryse Condé est oblitérée. Le caractère sérieux n’en est que mieux garanti. La phase gustative qui l’accompagne, loin d’être seulement ludique, le place, au contraire, au-dessus des cours dits « sérieux » comme celui, moins distrayant, demandé par la suite à Maryse Condé : sur le socialisme africain.

20 Cet enseignement dépassant le cadre d’une institution ramène, de fait, à la singularité d’une île. Il importe de noter en effet que la filiation complexe du culinaire ressemble à s’y méprendre au caractère composite du peuple antillais révélé, notamment, dans la nouvelle « Pays mêlé26 ». Indirectement, par elle, se pose en parallèle cette autre filiation qui interroge l’origine même du peuple antillais. On effleure par ce biais la notion plus personnelle de l’identité traumatisante pour Maryse Condé.

Nutrition

21 Il serait erroné de penser que le nomadisme de Maryse Condé commence avec l’Afrique. Dès l’enfance, existe une forme de nomadisme culinaire, celui qui dépaysait par ces conserves avalées lors des vacances bisannuelles en France. Ne pas savoir cuisiner pour une mère de huit enfants, fût-elle « Grande Négresse », expose bien souvent à des remarques inattendues dans les restaurants et à une honte ressentie ultérieurement. « Aujourd’hui, je me représente le spectacle peu courant que nous offrions, assis aux

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terrasses du Quartier latin dans le Paris morose de l’après-guerre ». Et à la narratrice de re-présenter ce spectacle de parents aisés suivis de huit enfants tenant « leurs plateaux en équilibre sur la hanche » avec des serveurs voletant certes autour d’eux mais ne se retenant pas d’exprimer cette remarque : « Qu’est-ce que vous parlez bien le français ! ». La maîtrise de la langue française ici délie plus qu’elle ne lie et ce paradoxe rappelle à bien des égards l’exclusion consécutive aux différences sociales observées entres cuisinières créoles et « Grands Nègres » en Guadeloupe. Les ramasseurs de pourboires en gilet noir et tablier blanc se hissaient au-dessus de leurs généreux clients. Ils possédaient tout naturellement cette identité française qui, malgré leur bonne mine, était niée, refusée à mes parents. Et moi, je ne comprenais pas en vertu de quoi ces gens orgueilleux, contents d’eux-mêmes, notables dans leurs pays, rivalisaient avec les garçons qui les servaient27.

22 L’évaluation triangulaire (serveurs/parents/narratrice) met dans un premier temps à égalité parents et serveurs. Cependant la distance marquée à l’égard des seconds disqualifiés par une rivalité humiliante n’exclut pas un regard critique des premiers. Quant à la position inconfortable de la narratrice, elle doit être entendue comme un marqueur d’idéologie. Ce lieu public (la terrasse d’un boulevard) autorise certes une restauration démocratique, mais il n’en dévoile pas moins les stigmates d’une discrimination raciale aux relents politiques. Là éclate encore, en dehors de la Guadeloupe, l’aliénation de ces « Grands Nègres ».

23 On est face à un cas de transposition qui, autrement vécu, dévoile l’insuffisance des discours portés sur une culture étrangère. Ainsi en est-il de l’Angleterre que l’enseignement de la littérature ramène bien souvent à l’unique Shakespeare. Le caractère discriminatoire et déceptif des discours officiels met en lumière d’autres savoirs illustrés, entre autres, par le culinaire et construits au contact du sol, du peuple. Lieux de bouche comme supermarchés bénéficient alors d’une forme de dignité littéraire28. En dehors de sa fonction organique, la nourriture traduit la culture d’un peuple tout en demeurant le lieu de régulation d’une société tout entière et le moyen de saisir son niveau de civilisation29.

Dé-nutrition

24 Cette fonction de régulation commande d’être sensible à toute forme de dysfonctionnement. Cela peut aller de l’absence de pratique culinaire à toute espèce de dérèglement lié à l’absorption de la nourriture. Curieusement, ce n’est pas l’Afrique, connue pour véhiculer l’image d’enfants décharnés, qui instruit la première des anomalies. C’est la Pologne marxiste des années cinquante qui initie la jeune Maryse, entrée récemment en politique, aux désagréments du communisme lors du festival mondial de la jeunesse, en 1955. Ce voyage hautement symbolique, magnifié par la fusion de cette jeunesse mondiale que célèbrent les discours marxistes, offre des désillusions insoupçonnées. Le décalage entre la pompe d’une manifestation internationale et une restauration des moins appétissantes plongent la narratrice consternée dans une certaine perplexité qui mène à ce constat : la culture et la cuisine d’un pays sont subordonnées à ses conditions socio-économiques parce que la Pologne enclavée est soumise à la domination germano-russe tout comme elle subit l’incurie et la dictature de ses dirigeants. Ainsi s’établit le lien entre la nourriture et l’espace politique. Un pays communiste africain aura à expérimenter cela.

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25 Celui qui séduit dans la Guinée nouvellement indépendante est Sékou Touré, l’homme du « Non » au Général De Gaule mais surtout grand rhétoriqueur rendu célèbre par une phrase à valeur de vérité générale : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté, à l’opulence dans l’esclavage ». Cet aphorisme longuement applaudi et par ses propres compatriotes et par les esprits révolutionnaires de toutes origines est suivi d’un rapide désenchantement traduit par le titre du premier roman de Maryse Condé, Heremakhonon. Ce xénisme qui indexe implicitement la nourriture et signifie, en langue malinké, « attends le bonheur », est aussi l’enseigne du supermarché d’État de Conakry. Ses étalages vides confortent certes l’aphorisme mais démentent les discours enflammés d’un dictateur en rupture avec les réalités du pays. La nourriture ne renvoie alors qu’à sa fonction organique dans une ville où manger constitue une quête en soi. La Vie sans fards rapporte d’ailleurs une « chasse au charbon, aux poulets et au lait caillé ». À côté de ce peuple affamé, le monde des nantis aux dîners somptueux a beau jeu de défendre la souffrance pour la cause révolutionnaire, minimisant la portée des pénuries, la marquant d’un haussement d’épaule suivi d’un « Vous manquez de sucre et d’huile. Quelle importance ? ».

26 Régime politique et régime alimentaire cheminent ainsi ensemble. La Guinée dénutrit plus qu’elle ne nourrit. Le récit devient réquisitoire et témoignage de cette faillite de l’état aux mamelles vides, enterrant à la sauvette des corps d’enfants morts de rougeole, cette maladie mortelle des malnutris. Ainsi s’imbriquent politique, nourriture, maladie et mort. Les Condé en font l’expérience avec une Maryse privée, elle aussi, de sa fonction nourricière. Progéniture décharnée, seins de nourrice vides, parents aux prises avec des usuriers pour des denrées alimentaires achetées sous le manteau, tel est le spectacle offert par une famille que le quotidien soumet aux idéologies empruntées aux pays de l’Est.

III Filiations

27 Le Cœur à rire et à pleurer, premier texte de la série des récits de vie, signalait l’aliénation des parents et une éducation ignorante de la négritude césairienne. L’appartenance au monde de la bourgeoisie noire implique une vie construite sur de fausses valeurs. Démêler le vrai du faux invite à porter le regard vers d’autres espaces. Maryse Condé fait ainsi voyager son lecteur. Non exotiques, ces voyages parfaitement sériés visent au début une découverte de soi, une quête d’identité à partir d’expériences entièrement individuelles ; puis viennent les autres, simples découvertes du vaste monde. Le voyage participe ainsi de la créativité littéraire de l’écrivaine.

Je suis noire et je n’aime pas l’huile de palme

28 Cette assertion faisant écho au célèbre titre Je suis noir et je n’aime pas le manioc du Camerounais Gaston Kelman30 établit le paradoxe d’une identité qu’on pourrait associer au culinaire – coulée dans un moule que ces deux auteurs contestent. Il suffit de mettre en regard deux propos de Maryse Condé pour rendre compte de la difficulté à définir une identité. « Je n’ai jamais eu envie de parler créole, j’ai horreur de la musique antillaise, je n’aime pas les fruits antillais… les bananes me font horreur… Dois-je dire que comme je ne partage pas ces sentiments, je ne suis pas antillaise31 ? »

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29 Parallèlement, en terre guinéenne, bien que répondant au principal critère d’appartenance à la race nègre chantée par la négritude césairienne, Maryse Condé se sent étrangère et rejetée pour ces raisons : « je ne savais pas parler malinké, je n’étais pas musulmane, je ne savais pas faire la cuisine guinéenne32 ». Elle n’apprécie pas davantage l’huile de palme, production locale que les diverses pénuries obligent à consommer. L’identité ici définie par la langue, la culture musicale et la nourriture ne se départit pas d’une culture religieuse aux règles bien ressenties ailleurs. Ainsi ces repas de Noël si caractéristiques du monde antillais mais difficilement réalisables en terre musulmane (Sénégal). Quel boulanger prêterait en effet son four à pain pour la cuisson d’un cochon ? Cette exclusion identitaire sera expérimentée plus tard en milieu juif quand à Berkeley, Maryse Condé, conquise par un mets juif en demande la recette : J’eus la révélation de la cuisine juive […] Cependant quand je demandai à Hélène ses recettes elle éluda fermement mes questions. Pour elle la cuisine n’était pas un divertissement laïc que chacun peut s’approprier. La cuisine était conditionnée par la religion, les traditions, une communauté de pensée que moi, non juive, ne partageais pas33.

30 L’assimilation aux Afro-américains consécutive à une histoire commune reste tout aussi illusoire. Fast-food, fades dindes de Noël gèlent des relations déjà froides. Ni l’Afrique de Césaire, ni l’Amérique de Langston Hugues ne sont des références identitaires. L’échec ne valorise cependant pas le pays natal qui, lors d’un retour, montre le visage hideux d’un pays sans repère culinaire, ignorant de la cuisine traditionnelle d’Adélia, incapable d’apprécier une cuisine apprêtée et désormais adepte des « pizzas Margarita ». Même La Chaubette, semblant de gargote transmise par Adélia à sa fille Michelle, n’a pas résisté à cette perversion culinaire. Transformée en pizzeria, elle exprime désormais une nouvelle histoire de goût façonnée par de nouveaux modes de vie. Déserté par les mabo, servantes sans salaires, le quotidien guadeloupéen vit une crise économique manifestée par une ruée vers les surgelés.

31 Ce retour au pays natal brouille définitivement l’identité guadeloupéenne de l’auteure, brouillage autorisé par la « mort » d’une tradition et l’incapacité d’un peuple à réinventer ce que Maryse Condé désigne par « écriture culinaire », cette propension à imaginer une multitude de recettes. Désormais reléguée au rang de mythe, la cuisine guadeloupéenne ne peut trouver grâce que dans un département d’ethnologie.

Construire une identité

32 Une voix sortie d’outre-tombe – celle de la grand-mère – invite à réorienter les recherches identitaires. En reconsidérant l’écriture à partir de la figure matrifocale de cette grand-mère cuisinière, la veine généalogique prend forme qui organise une filiation hautement revendiquée, dans le paratexte comme à l’intérieur des textes. Cependant, établir une filiation avec Victoire Élodie Quidal commande un réaménagement qui bouscule les canevas reconnus aux récits de filiation34. Victoire, les saveurs et les mots met sous éteignoir la filiation biologique sans faire l’impasse sur la génération des parents. À cette entorse, deux raisons : l’identité héritée des Grands nègres est mise à mal par la négritude. Plus encore, l’expérience de l’Afrique et de l’Amérique démonte le discours fallacieux de cette filiation littéraire disqualifiée par une rupture entre les mots et les choses : Maryse Condé n’est pas plus africaine qu’américaine. Le retour aux Antilles réserve une surprise des plus étonnantes : la filiation culinaire supposée d’Adélia, cette cuisine traditionnelle tellement protégée,

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n’existe plus. Reste à substituer à ces différentes filiations inopérantes une autre, reconstituée à partir de bribes d’informations, d’archives familiales, de coupures de presse, de documents universitaires. C’est une filiation biologique et symbolique qui prend appui sur le culinaire. Ce que je veux, c’est revendiquer l’héritage de cette femme qui apparemment n’en laissa pas. Établir le lien qui unit sa créativité à la mienne. Passer des saveurs, des couleurs, des odeurs des chairs ou des légumes à celle des mots. Victoire ne savait nommer ses plats et ne semblait pas s’en soucier35.

33 La valeur programmatique d’une telle déclaration tente d’abaisser simultanément narratrice et aïeule. On songe ici à l’intérêt porté aux hommes de peu et aux vies minuscules par Pierre Michon qui, comme par un retournement de situation, réalise – dans l’écriture – leur assomption. Accéder à une dignité littéraire pour cette analphabète appelle un rehaussement par les mots. Est ainsi mis en place un dispositif qui mêle biographie de Victoire et biographie culinaire selon un ordre apparenté au temps biologique : naissance d’un don, acmé d’une pratique et déclin du don.

34 Établir un parallèle entre les saveurs et les mots implique mise en récits, narration de recettes, mises en abyme de menus, et même une forme de lyrisme quand il s’agit d’exprimer la poéticité d’un plat. Ici, avisons-nous qu’en réalité une polyfocalisation travestit une focalisation interne sur Maryse Condé, le foyer de la narration ayant été antérieurement assumé par des personnages d’une autre époque. En effet, ces recettes qui nous parviennent par le biais de Maryse Condé sont en majorité rédigées par la seule Mme Walberg, la personne chez qui se louait Victoire. Elles furent ensuite adressées au journal L’Écho pointois. L’enquête de la narratrice livre ainsi la recette du 15 janvier 1891, mentionnée dans le numéro 51 de L’Ēcho pointois :

35 Ce furent chez les Walberg des agapes à la romaine, l’œuvre d’un véritable amphitryon. Jugez-en plutôt. Boudin de ouassous Petits burgos aux pousses d’épinards et aux feuilles de siguine Langouste aux mangues vertes Porc caramélisé au vieux rhum Duquesnoy et au gingembre Fricassé de lapin aux oranges bourbonnaises Gratin de christophines Gratin de pommes de cythères vertes Gratin de banane poto Salade de pourpier Trois sorbets : coco, fruit de la passion, citron Gâteau fouetté Quelle imagination hardie, quelle créativité ont présidé à l’élaboration de ces délices ! L’eau ne vous vient-elle pas à la bouche, cher lecteur36 ?

36 L’espace textuel organise l’article de presse en deux discours démarqués par un décrochage typographique. La voix anonyme du premier discours situe le lieu de ce repas de baptême qu’elle accompagne d’évaluations diverses. La recette sort du temps par le rappel de références mythologiques et sa qualité artistique reconnue. Le temps de la recette communique avec le nôtre par l’interpellation du lecteur invité à communier, au plan gustatif, avec le lecteur pointois de 1891. Résultat d’un travail, la recette se présente comme une œuvre. Œuvre d’abord par l’effet d’abondance produit par l’égrenage de tous ces plats figurant dans le deuxième discours dont on devine – même pour le lecteur non antillais – l’effet chromatique des plus saisissants. Le marron, le vert, l’orange-saumoné, le caramel, le jaune et le blanc sont convoqués pour le plaisir

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de l’œil quand certains ingrédients sollicitent l’odorat. Ensuite, par la mise en mots des saveurs, l’île se trouve ainsi narrée par une série de xénismes renvoyant à des realia guadeloupéennes. À l’anonymat de l’évaluateur fait pendant celui du créateur, un grand maître, dont l’absence de désignation s’expliquerait par sa condition.

37 Un autre narrateur ponctuel, un prêtre qui emploie Victoire à la cuisine de deux cents maléré (ancêtre des restos du cœur), tire ses recettes vers le sacré. L’ingéniosité de la vieille dame ne peut être entendue, selon ce prêtre, que comme la manifestation, « dans ses mains », de « l’Éternel lui-même ».

38 L’élévation au divin accompagne l’assomption par les mots et assure une divine puissance créatrice que le récit généalogique s’emploie à dupliquer. Un peu comme Zola faisait coïncider le sommet de L’Assommoir avec la fête de Gervaise, Maryse Condé intègre à son récit le dernier grand repas de Victoire entourée des siens. Qualifié d’« Ultima Cena », il érige Maryse Condé en évaluatrice principale capable, désormais, de transférer le don de l’écrivain, celui de pouvoir nommer les choses et les êtres, à Victoire. Par la structure du récit, la narratrice, petite fille de Victoire, décide de valider, en convoquant une scène biblique, le pouvoir christique déjà conféré à vieille dame par les paroles du prêtre. Ainsi sont réunis des saveurs et des mots, dans un processus de glorification de l’humble cuisinière.

« Dis-moi ce que tu manges… »

Les voyages que j’ai faits au début de ma carrière étaient des voyages pour me découvrir. […] Mes derniers livres […] sont plutôt des ouvrages où je parle du monde tel qu’il est autour de moi et qui ne cesse de m’étonner37.

39 Le dernier livre de Maryse Condé surprend par sa matière, long périple à la fois universitaire et culinaire autour du globe38. Le texte, de nature autobiographique, dit l’écrivaine par le détour de la cuisine : s’y trouvent racontées ses propres recettes, celles des autres, partagées entre de grands chefs et l’humble habitant d’une quelconque contrée. Une préface explicative s’essaie à établir un lien entre littérature et cuisine. Par là le texte renoue avec les récits personnels antérieurs, se présentant même comme leur point d’aboutissement naturel. L’incipit, consacré aux apprentissages culinaires de l’enfance et de la grande adolescence, dévoile une Maryse en picaro obsédé par la cuisine. Véritable programme, l’incipit établit encore le lien fort entre la fabrique des récits et l’imaginaire suscité par les multiples transformations de recettes traditionnelles. Le récit qui suit, qualifié de « récit de lèse-majesté » est censé exposer la thèse de départ.

40 Comme en mode fictionnel, différents espaces parcourus servent cette thèse avec un récit stockant et livrant des savoirs ordonnés. La narratrice exprime ce sentiment d’aise ou de malaise relevant de la catégorie du thymique et organise les espaces selon une topophobie ou une topophilie culinaire. Ainsi l’expérience de l’Homo hierarchicus, désignation du système des castes si caractéristique du racisme indien, est-elle précisément vécue à l’occasion des repas. Le rejet de la noirceur et des cheveux grenés de la narratrice est aussitôt suivi du rejet d’une nourriture jugée répugnante et symbolisée par un serveur se curant les dents ou par un emballage gras. Le racisme provoque un manque d’appétit compris comme une fermeture aux repas. À cette espèce d’inélégance civilisationnelle on ajoutera le malaise suscité par le couple mixte que forment Maryse Condé et son mari anglais, en Afrique du sud. L’Apartheid se

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ressent alors jusque dans sa cuisine vite avalée, symptôme d’une violence palpable obligeant à un départ précipité des restaurants.

41 Ainsi, comme pour la recherche d’identité et hormis quelques désagréments, « ce qu’on mange, ce qu’on boit, ce qui pousse dans le sol attirent l’attention » sur tous les espaces parcourus, tenant lieu de leurs richesses39. Ce sont autant de trésors qui participent d’un savoir confortant l’identité condéenne. Méfions-nous cependant du caractère encyclopédique qu’on pourrait attribuer à un tel tour du monde culinaire. Cet inventaire chemine aussi avec les itinéraires professionnels. On y voit surtout le professeur Condé savourant des mets de collègues étrangers comme elle, tentant d’intégrer, par la nourriture, le milieu fermé des professeurs Afro-Américains Ce sont également des repas de colloques, spécifiques à chaque pays visité. À la fois chronotopiques (lieux de rencontres) et cybernétiques (lieux où « s’échangent et se stockent des informations » selon la formule de Philippe Hamon40), ils appellent des voyages suivis de découvertes d’autres repas. Le caractère exponentiel de ces découvertes spatio-culinaires place Maryse Condé dans une relation de type rhizomique.

42 Ce décentrement ne la rapproche pour autant pas des thèses créolistes ou antillanistes41. L’enracinement dans une insularité, point de départ de la poétique de la relation d’Edouard Glissant, n’efface pas le lieu d’origine et ce qui tient lieu de culture. Maryse Condé opère autrement par un gommage des Antilles. Ainsi, après son deuxième mariage, le démembrement de ses patronymes successifs Boucolon et Condé trop marqués idéologiquement, défait l’identité primaire et secondaire : Pour moi cependant, ce second mariage impliquait une véritable renaissance. (…) J’allais abandonner les deux noms maléfiques de Boucoulon et Condé pour un patronyme parfaitement neutre : celui de Philcox. Les désillusions, les déconvenues que j’avais connues se détachaient de mon corps. Je les empilais et y mettais le feu comme à un tas de feuilles mortes42.

43 Ce parti-pris interdit également toute filiation qui la placerait dans un champ littéraire donné (créolité, antillanité, africanité, français) tout comme dans une filiation biologique (Boucolon). Cette désertion filiale, l’écrivaine l’éprouve jusque dans la cuisine, par cette désunion d’avec la cuisine d’Adélia, récusée du reste, par la société guadeloupéenne d’aujourd’hui. C’est plutôt dans une filiation constitutive d’une géographie culinaire autre faisant corps avec son statut d’écrivaine « nomade », que l’écrivaine inscrit son identité. Relevant d’une fausse hétérogénéité spatiale, cette géographie réduit les distances, tant le culinaire, quand il n’est pas affecté par les « désordres » raciaux, religieux ou politiques, rapproche plus qu’il n’éloigne. Construire ce type de relation implique de récuser la nature topographique d’une recette en se l’appropriant par un imaginaire qui refaçonne la recette, la délocalisant irrémédiablement43. On observe ainsi une forme d’« innutrition » constitutive de la poétique de Maryse Condé.

44 Ce postulat : « Je n’écris ni en français […] ni en créole, j’écris en Maryse Condé » peut paraître prétentieux pour tout esprit jugeant les récits condéens « hors cadre » du discours des grands maîtres de la négritude, de l’antillanité ou de la créolité. Ce positionnement de la guadeloupéenne est emblématique du champ littéraire propre qu’elle s’est forgé à partir d’une généalogie, certes « bancale », comme chez tous les Antillais. C’est elle qui donne le primat à la cuisine plutôt qu’au tambour Gwo ka, au conteur ou encore au mythe du nègre du « pays d’avant » à la source de la littérature antillaise depuis Césaire. Ce champ littéraire se construit à partir d’expériences vécues,

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au gré d’une errance qui marque et la plume et la personne qui la tient. Ce nomadisme, appuyé d’une géographie culinaire, lui confère une autre stature : celle de « l’écrivain- continent » né de cette faculté à s’auto-engendrer sur la base de reniements multiples. Libérée de toute filiation, l’écrivaine ne peut que livrer sa propre poétique et sa propre écriture qui valent par leur cohérence, leur poids et leur pertinence44. Nul doute que la cuisine comme la nourriture y ont leur place propre.

NOTES

1. Madeleine Cottenet-Hage et Lydie Moudelino (dir.), Maryse Condé Une nomade inconvenante, Mélanges offerts à Maryse Condé, Matoury, Ibis Rouge éditions, 2002. 2. « Ecrire en Maryse Condé » Entretien avec Maryse Condé, New York, 11 janvier 2009 », p. 203-218, in Noëlle Carruggi (dir.), Maryse Condé Rébellion et transgression, Paris, Karthala, 2010. On retrouve la formule dans Françoise Pfaff, Nouveaux entretiens avec Maryse Condé : écrivaine et témoin de son temps, Paris, Karthala, 2016, p. 64. 3. Maryse Condé, La Vie sans fards, Paris, JC Lattès, 2012, p. 166. 4. http://ile-en-ile.org/maryse-conde-a-voice-of-her-own/ 5. Dominique Viart, Bruno Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005. Voir le chapitre, « Les ailleurs du récit », p. 366-383. 6. Noëlle Carruggi, Maryse Condé Rébellion et transgressions, op.cit, p. 218. 7. Expression singulière lâchée dans un entretien et bien illustrée par l’existence incroyablement mouvementée de La Vie sans fards. 8. Maryse Condé, Le Cœur à rire et à pleurer, contes de mon enfance, Paris, JC Lattès, 1999. 9. Ibid. Chapitre 9. 10. Maryse Condé, Victoire, les saveurs et les mots (2006), Paris, Folio, 2008, p. 16-17. 11. Maryse Condé, Mets et Merveilles, Paris, JC Lattès, 2015, p. 22. 12. Maryse Condé, Le Cœur à rire et à pleurer Contes vrais de mon enfance, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 72. 13. Nous empruntons la formule « don d’idiotie » à Valérie Deshoulières, Le Don d’idiotie entre éthique et secret depuis Dostoïevski : la responsabilité silencieuse, Paris, L’Harmattan, 2003. 14. Victoire, les saveurs et les mots, op.cit., p. 187. 15. Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, 1976. Voir principalement le chapitre sur la matière. Rappelons par ailleurs, dans un entretien accordé à Antoine Compagnon, la filiation qu’Annie Ernaux établit entre elle et la Françoise de Proust sur le plan culinaire, pour avoir eu parmi ses ascendants une tante cuisinière. Ecouter l’entretien sur https:// www.franceculture.fr/emissions/le-rendez-vous/le-rdv-250613-avec-annie-ernaux-antoine- compagnon-et-la-session-de-fauve. 16. Patrick Chamoiseau, Une enfance Créole I Antan d’enfance, Paris, Gallimard/ Folio, 2007, p. 140 -146. Dans ce long passage le marchandage entre Man Ninotte et sa marchande attitrée de fruits et légumes relève d’une véritable mise en scène à travers un rituel fait de stratégies reposant sur des de paroles ou des feintes signifiant désintéressement pour le produit convoité ou non. 17. Mets et merveilles, op.cit., p. 25-26. 18. Les Saveurs et les mots, op. cit., p. 241. 19. Annie Ernaux, La Honte, Gallimard, 1999.

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20. Maryse Condé, En Attendant le bonheur Heremakhonon [1976], Paris, Robert Laffont, 1997, p. 23. 21. Mets et merveilles, op. cit. p. 39-57. 22. Guadeloupéenne, plus précisément. 23. Il est certain que dans le système plantationnaire, les bons morceaux de viande ne sauraient revenir aux esclaves. Il fallait donc user d’imagination pour créer des recettes avec de « petits riens » faits d’« oreilles, groins, queues, pieds, tripes dont on avait commodément nourri les esclaves ». Voir Mets et merveilles, op cit, p. 75. 24. Noémie Auzas, Chamoiseau ou la voix de Babel : de l’imaginaire des langues, Paris, Imago, 2013. 25. Mets et Merveilles, op.cit., p. 75. 26. Maryse Condé, Pays mêlé Nouvelles, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 61-142. 27. Le Cœur à rire et à pleurer, op. cit., p. 12-13. 28. Voir aussi la description initiale de l’hypermarché dans Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Paris, Seuil « Raconter la vie », 2014. 29. Voir Andrée-Jeanne Baudrier (éd), Le Roman et la nourriture, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2003. 30. Gaston Kelman, Je suis noir et je n’aime pas le manioc (2003), Paris, 10/18, « Fait et cause », 2005. 31. Noëlle Carruggi, « Ecrire en Maryse Condé, Entretien avec Maryse Condé, New York, 11 janvier 2009 », in Noëlle Carruggi (dir.), Maryse Condé Rébellion et transgression, op.cit., p. 211. Lire également Marie Poinsot et Nicolas Treiber, « Entretien avec Maryse Condé », Hommes & migrations, 1301 | 2013, 182-188. 32. Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, Paris, Karthala, 1993, p. 11. 33. Mets et Merveilles, op. cit., p. 134. 34. Voir, La Littérature au présent Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005. On se réfèrera également à Le Roman contemporain de la famille, Sylviane Coyault, Christine Jérusalem, Gaspard Turin (dir), Paris, Classiques Garnier, La revue des Lettres Modernes, 2016. 35. Victoire, les saveurs et les mots, Mercure de France, 2006, p. 104. 36. Ibid. p. 21-22. 37. Entretien avec Noëlle Carruggi, art.cit., p. 204. 38. Mets et merveilles, op. cit.. 39. Voir Christophe Lamiot, « Poétique de Maryse Condé : l’écriture comme politique », in L’Oeuvre de Maryse Condé Questions et réponses à propos d’une écrivaine politiquement incorrecte, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 77-90. 40. Philippe Hamon, « Le Savoir dans le texte », in Revue des sciences humaines , n° 4, 1975, p. 489-499. 41. Se référer ici aux propos de Mireille Sacotte tenus sur l’écrivaine dans le film de Dimitry Zandronis qui lui est consacré. Pour la critique, il est fondamental de relier la voix singulière de Maryse Condé à son milieu bourgeois où le créole n’était pas parlé. Selon Mireille Sacotte, il faudrait également être attentif au statut d’écrivain-femme qui fait de Maryse Condé un franc- tireur par rapport à cette littérature masculine ; car les tenants de la créolité et de l’antillanité se sont réunis entre eux sans intégrer, dans leur cercle, les femmes. Voir : Moi, Maryse C écrivain noire et rebelle sur : https://www.youtube.com/watch ?v =zkxsl1woPFg 42. Mets et merveilles, op. cit., p. 112-113. 43. Ainsi peut se lire « variations sur le mafé » dans Mets et merveilles à partir du mafé découvert quarante ans plus tôt en Guinée. 44. Voir Ernest Pépin, « Un écrivain-continent », in Madeleine Cottenet-Hage et Lydie Moudelino (dir.) Maryse Condé Une nomade inconvenante, op. cit., p. 41-43.

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RÉSUMÉS

Un nouvel infléchissement observé à la fin des années quatre-vingt-dix dans l’itinéraire scripturaire de Maryse Condé semble accorder un primat aux textes plus personnels, déroutant le lecteur condéen déjà coutumier de son franc-parler et d’un positionnement singulier dans le champ littéraire français et antillais. L’étude se propose d’analyser cette bifurcation née de la lente mise en texte d’une poétique inspirée du culinaire. Maryse Condé conçoit alors diverses stratégies narratives pour faire coïncider quête de soi et biographie culinaire, offrant au monde littéraire un récit de filiation des plus singuliers : le culinaire le dispute à la politique, au voyage, rendant compte d’une poétique de la relation fondée sur une cuisine « délocalisée ».

A new trend in Maryse Condé’s writing at the end of the nineties is the importance of more personal tales, surprising her readers even as they already know her outspokenness and specific place in the French and Antillean literary field. This paper aims at analyzing this bifurcation born from a slow shift toward culinary poetics. Maryse Condé applies several narrative strategies to put together a quest for the self and a culinary biography, giving the literary world a very specific filiation tale : culinary aspects are mixed with politics and travel, in order to account for relationship poetics based on « delocalized » cuisine.

INDEX

Keywords : fictional tale, personal story, family saga, cunlinary biography, culinary practices, culinary nomadism, culinary filiation, cunlinary relationship, food and writing Mots-clés : récit de fiction, récit personnel, roman familial, biographie culinaire, pratiques culinaires, nomadisme culinaire, filiation culinaire, mise en relation culinaire, écriture et nourriture

AUTEURS

BÉATRICE N’GUESSAN LARROUX

Béatrice N’Guessan Larroux est Maître de conférences (littérature française) HDR à l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan. Membre d’ÉRITA (Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur Elsa Triolet et Aragon) et du GRATHEL, elle s’intéresse à la spatialité littéraire et a coordonné le colloque La rue dans tous ses états (à paraître chez L’Harmattan). Elle a publié Aragon au miroir, L’Harmattan, 2010 et de nombreux articles sur la littérature française et francophone (Aragon, Le Clézio, Ernaux, Kourouma, Lopes, Chamoiseau).

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Dans les cuisines créoles de Patrick Chamoiseau, la prodigieuse nourriture de survie

Hannes De Vriese

1 L’aphorisme selon lequel « on est ce qu’on mange », a beau s’utiliser le plus souvent dans les domaines de la santé et de l’hygiène alimentaire, il n’empêche qu’il contribue aussi largement à configurer l’identité dans ses dimensions culturelles et sociales : « l’alimentation a une fonction structurante de l’organisation sociale d’un groupe humain1 ». Elle ritualise l’échange et le partage, de sorte que le régime du corps s’avère bel et bien symptomatique d’une diététique de la communauté entendue comme un corps vivant. L’expression, très répandue à l’heure du manger bio et des préconisations diététiques, découvre une ontologie du sujet dans le sens où ce que nous mangeons et la manière que nous avons de ritualiser nos repas semblent édifier notre identité sociale. L’auteur franco-rwandais Gaël Faye témoigne de ce phagocytage dans Petit pays, récit dans lequel il représente, sous la veine de la caricature grinçante, une scène de repas. Ici la nature des aliments est cause d’un débat stéréotypé, puisque celui-ci est accaparé par une logique essentialiste : Innocent a repoussé l’assiette qu’il [Proté] lui offrait avec une grimace de dégoût : « Beurk ! Il n’y a que les blancs et les Zaïrois pour manger des crocodiles ou des grenouilles. Jamais vous ne verrez un Burundais digne de ce nom toucher aux animaux de la brousse ! Nous sommes civilisés, nous autres ! » Donatien, hilare, la bouche pleine de graisse de croco, lui a répondu : « Les Burundais manquent tout simplement de goût et les blancs gaspillent. Les Français, par exemple, ne savent pas manger les grenouilles, ils se contentent des pattes2 » !

2 Le propos caricatural de Donatien assigne le cliché d’une pratique alimentaire à une identité territorialisée. L’hygiène diététique est confisquée au choix de l’individu qui est renvoyé aux contraintes de sa communauté. Tout se passe comme si l’appartenance à un local désigné déterminait pour une nation son canon alimentaire. Plus encore, la déviance des pratiques conforte le point de vue centré sur un soi qui se proclame civilisé – c’est le cas du Burundais Innocent. Elle permet aussi d’opérer un renversement axiologique parodiant les fausses prétentions à l’air de civilisation :

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Innocent accule ainsi les blancs et les Zaïrois à une sauvagerie écœurante, comme si l’alimentation contaminait l’éthique des peuples. Donatien, en pleine dégustation pantagruélique de la « graisse de croco », offre en contrepoint à la remarque désobligeante d’Innocent une boutade qui cible les mauvaises pratiques. La surenchère des clichés devient alors le prétexte à la satire du vice des pratiques (celle des Français qui gaspillent) ainsi que du mauvais goût (celui des Burundais qui ont tort de ne pas manger des crocodiles). La nourriture détermine l’identité de celui qui la consomme.

3 De la même manière, chez Patrick Chamoiseau, l’alimentation constitue un révélateur de l’intégrité morale des personnages. Dans la nouvelle « Le dernier coup de dent d’un voleur de banane », l’auteur martiniquais présente Cestor Livènaj comme l’heureux propriétaire d’un magnifique bananier que tout le village lui envie. Seulement, lorsqu’un régime arrive à maturité, celui-ci est aussitôt subtilisé pendant la nuit. Ce fatalisme répétitif empêche Cestor de goûter ses propres fruits. Mais le coupable ne tarde pas à être démasqué : Et c’est une semaine après que l’on découvrit un proche voisin de Cestor Livènaj, un nommé Fabrice Silistin, mort chez lui, avec un reste de régime de bananes suspendu au-dessus de son lit. Fabrice Silistin était une bonne personne, bien comme il faut, et nul n’aurait pu se douter que la nuit il se levait pour concrétiser nos envies, et transports à lui tout seul, notre désir de ce régime, et le manger en notre nom à tous, et pour tous3.

4 Le texte ne précise pas si Fabrice Silistin meurt d’un poison que Cestor aurait introduit dans le régime. Toujours est-il que les bananes consommées par Fabrice permettent de révéler son imposture sous des dehors d’intégrité. La noirceur de l’âme de Fabrice éclate au grand jour par ce dont il se nourrit et les bananes à l’aspect si appétissant s’avèrent aussi pourries de l’intérieur que l’âme du voleur : la nourriture réversible, par un effet d’ironie tragique, non seulement précipite la mort du maraudeur, mais elle découvre aussi la convoitise collective et l’envie de tout un village hypocrite qui se sont cristallisées autour du régime de bananes entamé – chacun jalousait tout autant les fruits de Cestor. Ce qui excite l’appétit est mortifère.

5 Les représentations littéraires de l’alimentation mettent en jeu l’identité des personnages, dans le sens de la fabrique des préjugés ou de celui de leur sape. Chez Faye, le choix des aliments est déterminé par l’appartenance au territoire et sert de filtre discriminant entre différents prétendus degrés de civilisation, selon une échelle qui rangerait les sociétés depuis la zone la plus sauvage à l’utopie de la parfaite civilisation. L’échange drolatique manie avec humour des catégories absolues dont la narration rejette le déterminisme racinaire. Chamoiseau ne se livre pas à un tel jeu de déconstruction, ni dans le passage évoqué, ni ailleurs dans son œuvre. Chez lui, la nourriture a partie liée avec une quête de la vérité : elle obéit à une logique du dévoilement moral. Ainsi Fabrice Silistin meurt d’avoir consommé les fruits de sa convoitise. Les aliments agissent à l’insu de ceux qui se nourrissent d’eux. Le montage identitaire est agi par la nourriture qui en conditionne les revers caricaturaux – c’est l’opposition entre le sauvage et le civilisé – ou tragiques – la poussée prodigieuse du bananier, au lieu d’être un embrayeur de la sociabilité entre les voisins du « pauvre bougre » transmué à l’occasion en cultivateur de la merveille, fait basculer le jardin dans le champ morne de la nature morte.

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Nourritures refusées : l’alimentation comme enjeu identitaire

6 Rien de moins banal dès lors que le choix et la préparation des aliments, l’organisation de la cuisine et de la table, surtout à l’époque contemporaine où la pression uniformisante de la mondialisation et les échanges entre les cultures redistribuent les identités et les habitudes. Le rapport à la nourriture permet de clamer son identité propre et de souligner sa différence à l’égard d’autres modes alimentaires, comme c’est le cas pour les personnages de Gaël Faye. La littérature antillaise présente souvent sous un jour négatif les pratiques venues d’ailleurs. Dans Le Papillon et la Lumière de Patrick Chamoiseau, les descriptions d’une vieille enseigne de fast-food et du papillon qui « végète sur un fil électrique, au-dessus d’un McDonald’s, dans un remugle d’huiles mortes et de frites échaudées4 », donnent un aperçu guère appétissant d’une industrie alimentaire globalisée dont l’enseigne de fast-food américaine est l’exemple le plus emblématique.

7 La principale revendication ne concerne cependant pas tant l’hégémonie nord- américaine dans le domaine de la restauration rapide que l’importation des produits métropolitains en Martinique. Dans plusieurs essais, Patrick Chamoiseau dénonce ainsi la place prépondérante que prennent les produits alimentaires d’Europe dans le régime antillais. Il s’agit d’un mode de consommation qui s’est développé avec l’apparition des supermarchés : Les supermarchés devinrent le point d’irradiation de nouveaux goûts, de nouvelles envies, de nouvelles couleurs, d’un lot de machines qui nous amarraient aux emprises du Centre. Ma génération s’est vue ainsi grandir dans un maelström de produits made-in-France. Leurs étiquettes, leurs adresses de production semblaient des hiéroglyphes sacrés. Et je me rappelle mes émotions lors de mon séjour en France, quand il m’arrivait de tomber sur telle usine de beurre salé, de biscuits, de saucisson ou de médicament5…

8 Le supermarché symbolise un mode de vie et de consommation à l’occidentale, à l’opposé des marchés traditionnels qui périclitent et que le roman Chronique des sept misères met en scène non sans nostalgie. Temple du consumérisme, le supermarché participe d’une forme de néocolonialisme ; il repose en effet sur un système qui constitue, comme on peut le lire dans le manifeste que Chamoiseau a coécrit avec d’autres penseurs, une « absurdité coloniale qui nous a détournés de notre manger- pays, de notre environnement proche et de nos réalités culturelles, pour nous livrer sans pantalon et sans jardin-bokay aux modes alimentaires européens. C’est comme si la France avait été formatée pour importer toute son alimentation et ses produits de grande nécessité depuis des milliers et des milliers de kilomètres6 ».

9 Chamoiseau fustige l’omniprésence des produits métropolitains en Martinique pour différentes raisons. Non seulement il s’agit d’un non-sens écologique que de faire parcourir autant de distance à des produits de consommation auxquels on pourrait substituer des produits locaux, mais encore un tel schéma entrave toute possibilité d’autodétermination politique et économique parce qu’il éloigne toute possibilité d’« autosuffisance énergétique et alimentaire7 ». La consommation quasi exclusive de produits qui n’appartiennent pas au monde culturel antillais est enfin vécue comme une forme d’aliénation culturelle : l’aliment importé et taxé est vecteur d’une acculturation qui ne cesse de faire croître la dépendance économique de l’île. Résoudre

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ces impasses permettrait tout à la fois de survivre en tant que peuple et de « vivre sa vie, et la vie, dans toute l’ampleur du poétique8 ». Faire le choix de sa nourriture, c’est donc proclamer la libre disposition de soi, indépendamment des diktats alimentaires transportés depuis le centre.

10 Ces prises de position politiques, présentées dans plusieurs essais, sous-tendent également la fiction de Patrick Chamoiseau qui met en évidence l’attitude paradoxale des Antillais, pris entre l’hybris consumériste tracté par le centre hégémonique et l’indocilité forcenée d’une écriture raidie contre l’emprise coloniale : Le pays s’était modernisé en abondances à consommer. Nos coutumes avaient muté au rythme de délicieuses importations, tandis que nos poèmes dénonçaient des violences coloniales devenues obsolètes9.

11 Pour Chamoiseau, la fiction ne peut pas se contenter de décrier le système colonial qui a marqué l’histoire des Antilles. Elle doit également envisager le monde contemporain dans sa nouvelle complexité et ainsi réfléchir aux possibilités de reconfigurer une société prise au piège d’un système néocolonialiste issu de l’économie de marché. L’anachronisme révolutionnaire, arc-bouté contre la violence de l’Histoire, invite à repenser les relations à l’égard d’un centre désormais « diffus ».

12 De ce point de vue, la fiction – beaucoup plus que d’autres formes d’expression comme l’essai – manifeste le lien d’organicité privilégié que l’enfant créole, par exemple, entretient avec les aliments. Alors que la consommation des produits importés de métropole cristallise une fascination idolâtre et acculturée – c’est le cas de la pomme, produit métropolitain par excellence à côté duquel Patrick Chamoiseau, dans Écrire en pays dominé, range les charcuteries, les biscuits et le beurre –, l’évocation de la mangue ou du litchi convoque une plénitude du vivre authentique, qui a partie liée avec la mémoire d’une culture qui se goûte. Si l’échantillon venu d’ailleurs est l’instrument d’un déport de soi, le fruit local en revanche raccroche à une énergie familière, presque sensuelle.

13 Dans L’Isolé Soleil, Daniel Maximin désigne le fruit par un mot composé, pomme-France, ce qui le rend indissociable de sa provenance lointaine et qui l’exclut de fait définitivement de tout lien affectif à son territoire : Tu cherches la clé de tes fruits dans la forêt des rêves. Car il te faudra savoir lequel, du letchi, de la mangue ou de la pomme est ton fruit de souvenir, ton fruit de rêve et ton fruit de plaisir. Pour tes dix-sept ans, malgré la profusion de gâteaux fouettés et de sorbets-coco, tu n’as voulu manger que des fruits. Pas de letchis. Cette année-là, le pied n’avait rien donné. Tu as juste croqué trois pommes-France superbes de couleur et de goût sur les dix-sept luxueusement offertes par ta grand-mère. Chaque fois, elle t’en achète autant que tu as d’années, et tu dois les finir en trois jours afin que tu ressentes au ventre le poids montant de l’âge10.

14 En s’adressant à son personnage, le narrateur se pose en mentor d’une jeune fille qui souhaite devenir écrivaine. Construire son identité d’auteur revient ici à faire le choix entre la pomme qui matérialise la pesanteur territoriale du centre métropolitain et la mangue ou le litchi qui s’ancrent dans le milieu antillais. Si la jeune femme mange des pommes, c’est bien par défaut car le pied de litchi n’a rien donné. Les pommes, venues de loin, sont présentées comme un produit de luxe, inaccessible donc en dehors des grandes occasions. Elles font intrusion dans le tracé intime des histoires personnelles, les contaminent, les entravent, pourrait-on dire, jusqu’à les faire basculer dans un mal- être nauséeux. C’est dire que l’aliénation du corps incarne la mise sous tutelle des

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imaginaires qui ont basculé, à leur insu, sous l’effet d’une nourriture importée, dans le déport de soi. La lourdeur à l’estomac devient le symptôme de cette épreuve du dépaysement qui ritualise le poids des ans. Les litchis, au contraire, sont associés à la trame singulière des identités narratives, celles qui se racontent par un geste scriptural. On lit plus loin en effet que « le pied de letchis est devenu [son] arbre d’écriture11 ». Alors que les litchis emblématisent la germination du texte qui se ramifie, les pommes en revanche demeurent une nourriture stérile, qui pèse au corps.

15 Patrick Chamoiseau présente la pomme sous un jour plus négatif encore, en la transformant en symbole d’un gavage culturel, au cours d’une expérience que vit le « négrillon », alter ego de l’auteur lorsqu’il était enfant. La scène se déroule à l’école, lors de l’étude d’un texte dont la morale met en avant l’interdiction de voler le bien d’autrui : — Est-ce bien de cueillirr à un arbrre qui ne nous apparrtient point ? — Nooon !… Moralité : Je ne cueillerai pas des pommes qui ne m’appartiennent point. Et le tout fut inscrit au tableau. À la table du soir, le négrillon révéla l’affaire du pommier. Mais elle n’impressionna personne. Le Papa s’inquiéta à peine de savoir où il aurait bien pu aller cueillir des pommes, vu qu’inconnues au pays, elles arrivent par bateau, dans des boîtes fermées, et à moitié pourries ?… Malgré cette incompréhension, le négrillon compléta ses dessins de la maison d’un lot de pommiers rougis de pommes énormes, environnés de gendarmes levant de gros bâtons12.

16 Erika L. Johnson montre que Chemin d’école consiste en une entreprise mémorielle retraçant la confrontation entre la culture européenne imposée à l’école et les stratégies de survie des élèves martiniquais13. Réinvestissement à la fois ludique et nostalgique du passé, le récit se construit en deux parties, « Envie » et « Survie ». D’emblée, la nourriture motive un désir d’avalement (c’est aussi la « longue avalasse » d’une fiction décrochée de sa réalité créole) et une obligation d’approvisionnement, contre le dépérissement (celui du corps transi de faim, mais aussi de l’imaginaire privé de ses fruits intrinsèques). Si le négrillon a de l’appétence pour les récits de pommes appris à l’école, il n’en demeure pas moins condamné à une envie inassouvie, puisque ces fruits, inconnus de ses parents et de lui, ne lui apparaissent toujours que sous l’aspect répugnant d’une nourriture avariée, transitant par bateau. À partir de là, c’est la représentation stéréotypée des grandes pommes rouges qui imprègne l’imaginaire acculturé de l’enfant.

17 L’anecdote est certes plaisante et le récit dresse avec malice le portrait de l’enseignant francophile qui mime la prononciation européenne et désespère des références strictement créoles de ses élèves. Pour autant, le vol de la pomme invite à désigner un coupable. Dans « Le dernier coup de dent d’un voleur de banane » comme ici, le voleur n’est pas celui qu’il paraît. La morale de la fable est ici travestie dans la mesure où les vols de pommes sont particulièrement incongrus sur une terre où les pommiers ne poussent pas. Il ne peut dès lors s’agir des écoliers, peu susceptibles de dérober un fruit inconnu et introuvable. Quant à Gros-Lombric, coupable de quelques vols de fruits, il se défend ingénument en clamant que « c’était des magots, pas des pommes !… c’est pas voler, c’est pas voler14 !… » En réalité, le vrai voleur est bel et bien le maître car, en aliénant ses élèves par des références qui leur sont étrangères, il leur vole de quoi subsister culturellement.

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18 La pomme15 est l’emblème d’une nourriture refusée parce que, venant de métropole, elle est considérée comme un outil d’acculturation. À cette représentation en creux d’une nourriture qu’on ne mange pas, répond celle d’une alimentation qui permet d’accéder à une pleine vigueur poétique. En ce sens, les produits de première nécessité – ceux qui permettent de survivre, doivent devenir des « produits de haute nécessité », c’est-à-dire qui permettent d’accéder à la pleine poésie de la vie, qui rendent possible l’avènement d’un univers mental rendu à sa densité.

Du jardin de survie à l’abondance créole : entre rêve et mélancolie postcoloniale

19 Dans ses essais et manifestes, Patrick Chamoiseau dénonce les dérives du néocolonialisme occidental, ce qu’il nomme la « domination furtive » qu’il accuse d’être responsable de l’arasement du mode de vie créole. Dans sa fiction, la réalité dystopique16 est reléguée dans un arrière-plan traumatique qui permet d’ouvrir les poches de résistance latentes au possible réenchantement du monde. Chamoiseau met en avant des modes de consommation opposés à ceux promulgués par la métropole. Le thème de l’alimentation, tel qu’il apparaît, est radicalement opposé au mode de vie européen. Pour autant, on n’a pas affaire là à l’évocation mélancolique d’un passé révolu ou à la célébration exotisante de coutumes locales. Car l’écriture s’aménage sans cesse un espace intermédiaire entre l’aimantation créole et le détachement amusé à son égard, entre l’ancrage dans une localité cernée et l’ouverture au Tout-Monde. Comme le remarque Richard Watts, l’œuvre chamoisienne ne s’inscrit ni dans un cosmopolitisme hybride et fuyant, ni dans une créolité idéalisée et figée17.

20 En réaction contre le « désenchantement à l’égard de l’En-ville18 » et les déceptions générées par les modes de vie urbanisés, la fiction réinvestit avec mélancolie le lieu- chantre de l’alimentation : le marché est ce centre névralgique où les citadins retrouvent les produits des campagnes alentour. Dans Chronique des sept misères, il est un pôle d’attraction et une source de vie, le lieu catalyseur des relations. Deux voix en particulier, qui prennent en charge la narration, imprègnent le récit d’une tonalité mélancolique. La première voix, c’est celle d’un djobeur19 retraçant l’histoire de ceux qui ont fait métier d’aider les marchandes et leurs clientes à porter les courses. Pour ceux qui ont quitté la plantation pour venir en ville, devenir djobeur est une stratégie de survie qui consiste à « [venir] gober les mouches là où il y avait grande vie et la présence rassurante de leurs campagnes natales : les places de marché20 ». Le marché est ici un lieu de vie et même de survie, il sera célébré tout au long du roman comme un espace où règne une certaine joie de vivre et où se négocient des produits simples et authentiques : fruits, légumes, viandes et poissons. Le djobeur inscrit cependant d’office cet univers de la transaction marchande dans un passé irrémédiablement perdu et se présente comme l’un des derniers représentants d’un métier voué à disparaître définitivement. À la fin du récit, on entend une seconde voix. Un extrait d’article de presse annonce la reconstruction du Grand Marché de Fort-de-France, il est accompagné d’une « Note de l’ethnographe » qui fait entendre directement la voix de l’auteur : Aujourd’hui : plus un seul djobeur dans les marchés de Fort-de-France. Plus une seule brouette. Leur mémoire a cessé d’exister. Son ultime réceptacle, le vieux métal des grilles, n’était pas fait pour durer. Ceci pour vous dire, amis, de prendre

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bien soin de vous ; arrosez vos différences et soyez vigilants : seul l’ethnographe pleure les ethnocides insignifiants21.

21 La reconstruction marque la fin définitive d’un mode de vie poétique qui disparaîtra en même temps que le bâtiment qui a abrité le marché. L’ethnographe appelle le lecteur à préserver sa différence vis-à-vis d’une société uniformisée.

22 Vingt ans après Chronique des sept misères, Patrick Chamoiseau publie La Matière de l’absence qui évoque la disparition de sa mère. Le récit évoque ce même rapport à la nourriture que Man Ninotte va chercher sur le marché : Il suffisait qu’elle apparaisse, qu’elle surplombe la cohue, qu’elle dise : Hé Simon, je suis là, qu’est-ce que tu as pour moi ? !…, pour que d’un signe le dénommé Simon lui dise d’abord de patienter, fasse mine de l’oublier durant quelques secondes, puis lui tende de bon cœur le meilleur de sa pêche22.

23 Le récit suit Man Ninotte, montre comment elle fait ses courses et prépare en cuisine son repas préféré, « le blaff : une soupe de petits poissons de roche23 ». L’évocation mélancolique d’un temps révolu avec l’être aimé est contrebalancée par la jovialité des personnages comme dans l’échange que l’on vient de citer. La facétie du jeu social désamorce le souvenir affectueux de la mère, cliente privilégiée, orchestrant le choix rigoureux d’une nourriture mise de côté.

24 Sur les marchés il s’achète des produits simples que les cuisinières transforment en plats authentiques. Il ne s’agit ici nullement de donner la vision édulcorée d’un manger sain et local, mais d’attirer plutôt l’attention sur la nécessité de sauvegarder une indépendance alimentaire par rapport aux importations actuelles qui envahissent les supermarchés. Dans Texaco, on comprend que les jardins de survie ont montré leur utilité par le passé : Le destin lors d’un virage lui [Esternome] changea l’existence. Un retard advint dans les voiliers du bourg, causant une pénurie des boucauts de morue, de bœuf salé et de pois secs constituant l’ordinaire du manger. Le Béké n’avait jamais songé à gratter son sol quelque carreau potager. Il vit alors son garde-manger tomber au maigre. Les esclaves eux, familiers des ventres flasques, ramenèrent de jardins invisibles de quoi tenir sur le poids de leur corps. De plus, ils surent empoigner les zabitans à la rivière, enivrer les lapias avec un jus d’écorce, piéger la chair d’un gibier migrateur. Sans être une bombance de première communion, cela leur évitait la famine du Béké et de ses domestiques au-dessus des hectares de cannes et de café 24.

25 Motifs récurrents dans l’œuvre de Chamoiseau, les jardins de survie permettent d’échapper aux dangers des importations aléatoires et des monocultures stériles. Il s’agit de lieux de lézarde inscrits dans les périphéries urbaines, des failles de résistance aménagées clandestinement par des personnages capables de faire œuvre singulière d’un marronnage insu pour la survie collective. Esternome s’y consacre dans Texaco, Marie-Sophie Laborieux suivra son exemple. On pense aussi à Pipi dans Chronique des sept misères, dont le projet échoue à cause d’une approche scientifique et industrielle du jardinage, ou à Balthazar Bodule-Jules qui, dans Biblique des derniers gestes, fait évoluer son jardin de survie vers une œuvre poétique.

26 Si l’alimentation créole fournit chez Chamoiseau le motif d’une frugalité familiale, qui représente une essentielle résistance aux modes de vie mondialisés, elle se prête aussi à une « célébration de la vie25 », comme dans Hypérion victimaire, où un tueur en série fournit avec jouissance une recette de punch et se livre à une dégustation jubilatoire.

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Hypérion commence par analyser la saveur des ingrédients essentiels que sont le sucre et le rhum : Outre les fragrances de la terre et de la pierre de leur région, tous nos rhums à degrés divers conservent, dans l’arc-en-ciel de leurs saveurs, la bienfaisance d’une eau claire de rivière, les parfums du bois ti-baume ou du glicyridia qui partout imprègnent l’humus des champs, et que les cannes aspirent depuis l’orée de leurs bourgeons26.

27 Et le protagoniste d’énumérer les différentes plantes locales qui ont pu donner un peu de leur parfum au rhum. La description confine à la promotion d’un produit haut de gamme dans lequel se reflète l’essence d’une culture qui est devenue territoire mental : « Hmm, à croire que la canne à sucre fait son sucre et son âme de tous les sucres qui font nos paysages ! » Par une sorte d’alchimie incantatoire, la plantation libère les sens : la canne à sucre transmuée en goûts pluriels fait éclore des imaginaires imprégnés du milieu insulaire. Ainsi l’œuvre coloniale inaugure les paysages de l’âme créolisée : l’aliment plantationnaire densifie l’accroche poétique à l’environnement. Nous pouvons aussi lire ce passage dans la perspective d’une créolité foisonnante et décomplexée, qui joue avec les codes langagiers des brochures touristiques et des grandes cuvées de rouge. Le personnage enchaîne son propos culinaire avec la description minutieuse de la préparation du punch : […] en préparant mon punch, j’accordais toujours la plus grande vigilance à la qualité du sucre dans lequel j’allais le dilater. Je m’approvisionnais en cassonade à l’usine du Galion, un sucre compact, épais, bruni par la vitalité, que le cuiseur (qui me craignait) me choisissait parmi les plus sauvages. Dès lors, pour livrer mon punch aux alchimies du sucre, je grattouillais la cassonade avec un couteau-chien en sorte de recueillir une fine pellicule de saveurs dont je ne prélevais que treize grains très exacts. Je les lâchais l’un après l’autre dans mes deux doigts de rhum, les laissais s’amollir, puis entreprenais de les remuer lentement, dans un geste coulé, d’abord avec une cuiller à punch en argent, puis avec un de ces petits lélés que vend la distillerie Dillon. Ensuite, je prélevais un zeste du citron, juste une écale à moitié translucide, et je la complétais (comme le font les békés) par une raclure pelliculaire. Une raclure effectuée à la pointe du couteau, en quatre égratignures, juste quatre pour ne pas dépasser la saveur et trouver l’amertume. Puis, je le laissais reposer, à tournoyer entre mes doigts, jusqu’à ce qu’il prenne cette teinte de pus très clair dont parle Saint-John Perse, mais qui en fait n’est qu’amorce d’une coulée d’or27. »

28 Ce passage rabelaisien constitue le pastiche28 d’une recette de cuisine. Il s’approprie les codes de la haute gastronomie à l’occidentale, ce que le texte ne manque pas de signaler : « comme font les békés ». Cependant, il y a aussi une mise à distance de ces mêmes codes par le vocabulaire (« lélés »), le registre prosaïque (« grattouillais », « raclure pelliculaire ») ou en raison du personnage douteux qui prend la parole ici. Il est difficile de distinguer le pastiche de la parodie dans ce texte qu’il faut sans doute considérer plutôt comme un jardin de survie dans lequel l’aliment plantationnaire tient lieu de matière poétique : le jardin de survie devient à partir de là cet entre-deux émancipateur qui créolise l’appareil distillatoire du béké.

Conclusion : les goûts de l’écrivain

29 Est-ce à dire que le Chamoiseau d’Hypérion victimaire (2016), serait devenu moins politique que celui de Chronique des sept misères (1986) ? Son combat, comme l’avance Stella Vincenot29, serait-il devenu essentiellement littéraire dans l’objectif de sauver la

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différence créole ? Cela n’est pas si sûr, tant il s’avère difficile de séparer engagement politique et esthétique littéraire. Les pommes et le lait en poudre expédiés de la France métropolitaine pour nourrir les enfants dans Chemin-d’école sont à l’origine d’une triple entreprise à la fois politique, identitaire et esthétique. C’est dire que la nourriture relève tout autant d’une revendication militante contre le canon alimentaire que d’un parti-pris poétique où se découvrent les paysages créoles. À l’insu des normalisations du goût dans le monde contemporain, le marronnage a désormais quitté l’indécidabilité des mornes pour s’immiscer dans les lézardes urbaines, ces entre-deux où l’urgence de la survie fait éclore une merveille hybride. Celle-ci devient l’emblème de la culture plantationnaire que l’usage créole a permis de distiller et de paysager.

30 La nourriture constitue enfin une métaphore capitale afin de signifier le goût de l’auteur pour la littérature. L’écriture se nourrit ici de ce que l’auteur a ingurgité lorsqu’il était enfant, comme si l’avalement était une condition préalable au goût des mots. L’écriture transmue le plaisir de la dégustation en poétique de la merveille qui s’affranchit du carcan importé du centre. Pour autant, le sorbet-coco est un leurre d’échappée par le goût, car terminer tout à fait sa dégustation fait basculer l’enfant dans l’insatisfaction mélancolique que l’adulte devenu scripteur cherche à conjurer à tout prix : En écrivant, on n’a ni l’idée ni la prétention d’être écrivain (je ne l’ai toujours pas), on veut juste, de manière égoïste, retrouver-reproduire ce réel plaisir de la lecture — un plaisir réel dont l’achèvement débonde cette mélancolie que laisse aux marmailles l’ultime lèche sur un sorbet-coco30.

31 L’écriture est ici un pur plaisir esthétique, une entreprise « égoïste » qui consiste à faire ressurgir les goûts dont on a perdu le souvenir31. Elle reproduit alors la pratique jubilatoire des mots-aliments. Tout se passe finalement comme si la domination par les mots recouvrait la domination par la nourriture. De ce point de vue, la création littéraire fait dévier la norme, tout comme le jardin de survie permet de surpasser la pénurie des denrées importées. Ici l’engagement politique a pleinement partie liée avec ce que le centre prévoit d’importer pour asseoir sa domination. Les propos de Solibo Magnifique sont à cet égard programmatiques de la logique combinatoire qui associe les mots aux aliments de l’autre. Le guerrier de l’imaginaire vise ainsi à défaire cette suprématie des produits importés :

32 Solibo Magnifique me disait : « Oh, Oiseau, tu veux l’Indépendance, mais tu en portes l’idée comme on porte des menottes. D’abord : sois libre face à l’idée. Ensuite : dresse le compte de ce qui dans ta tête et dans ton ventre t’enchaîne. C’est d’abord là, ton combat32…

33 Le « lourd à l’encre » est symptomatique des pesanteurs de la digestion dont il s’agit, pour l’auteur, de désamorcer les aigreurs (que celles-ci soient de l’ordre de la vindicte révolutionnaire ou bien de la mélancolie, entendue comme le symptôme d’un goût disparu). Chamoiseau s’applique à découvrir une logique distillatoire du goût, qui évince la suprématie des importations ainsi que l’attachement au local vivrier. Si les « cultures alimentaires locales [sont] comme [des] lieu[x] de résistance identitaire33 », elles n’en demeurent ainsi pas moins tournées du côté d’une densification de l’imaginaire créole déviant l’emploi de l’appareil béké autant qu’étiolant l’ancrage au sol nourricier. Ce que l’œuvre de Chamoiseau interroge, c’est bien ce dont on se nourrit, voire en réalité ce dont se nourrissent nos ventres et nos têtes. L’aliment n’appelle pas seulement l’« avalasse », l’ingurgitation, ou encore la dégustation, il

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convoque aussi la digestion, entendue comme la conjuration des excès atrabilaires du ressentiment postcolonial.

NOTES

1. Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF, 2002, p. 11. 2. Gaël Faye, Petit pays, Paris, Grasset, 2016, p. 69. 3. Patrick Chamoiseau, « Le dernier coup de dent d’un voleur de banane » dans Ralph Ludwig (dir.), Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1994, p. 38. 4. Patrick Chamoiseau, Le Papillon et la Lumière, Paris, Philippe Rey, 2013, p. 16. 5. Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 2002 [1997], p. 79-80. 6. Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Édouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William, Manifeste pour les produits de haute nécessité, Paris, Galaade/Institut du Tout-monde, 2009, p. 6. 7. Op.cit., p. 7. 8. Loc. cit. 9. Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 239. 10. Daniel Maximin, L’Isolé Soleil, Paris, Gallimard, « Folio », 2001 [1981], p. 13. 11. Ibid., p. 15. 12. Patrick Chamoiseau, Une enfance créole II. Chemin-d’école, Paris, Gallimard, « Folio », 2006 [1994], p. 79-80. 13. Erika L. Johnson, « ‘Envie et survie’ : the Paradox of Postcolonial Nostalgia in Patrick Chamoiseau’s Chemin d’école » dans : Contemporary French and Francophone Studies, 2013, p. 399-401 [doi : http://doi.org/10.1080/17409292.2013.817080]. 14. Patrick Chamoiseau, Une enfance créole II. Chemin-d’école, op. cit., p. 84. 15. Au même titre que le lait en poudre : « ce lait universel qui nous provenait de France en concentré-nestlé et en poudre moderne » (ibid., p. 151). 16. Même si le désenchantement n’est pas tout à fait absent, comme le montrent la description de la pollution dans Neuf consciences du Malfini ou l’urbanisation dans Texaco et Biblique des derniers gestes. Voir : Dominique Chancé, « Patrick Chamoiseau, de la ‘mangrove urbaine’ de Texaco à la mangrove immonde de Biblique des derniers gestes » dans : Ponti/Pons, n° 11, 2011, p. 41-59. 17. Voir Richard Watts, « ‘Toutes ces eaux !’ : Ecology and Empire in Patrick Chamoiseau’s Biblique des derniers gestes » dans MLN, n° 118/4, 2003, p. 898. 18. Samia Kassab-Charfi, Patrick Chamoiseau, Paris, Gallimard/Institut français, 2012, p. 79. 19. Les djobeurs proposent leurs services pour toutes sortes de petits travaux. Sur les marchés, ils aident surtout à porter les marchandises. 20. Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, « Folio », 1988 [1986], p. 16. 21. Ibid., p. 243. 22. Patrick Chamoiseau, La Matière de l’absence, Paris, Seuil, 2016, p. 197. 23. Ibid., p. 198. 24. Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, « Folio », 1992 [2011], p. 62. 25. Patrick Chamoiseau, Hypérion victimaire, Martiniquais épouvantable, Paris, ELB/La Branche, « Vendredi 13 », 2013, p. 25.

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26. Ibid., p. 25-26. 27. Patrick Chamoiseau, Hypérion victimaire, Martiniquais épouvantable, Paris, ELB/La Branche, « Vendredi 13 », 2013, p. 25-27. 28. Tout comme le livre se présente comme un pastiche de roman policier : le commissaire ne poursuit pas le tueur mais est d’emblée tenu en otage par ce dernier. 29. Voir son article sur les limites de l’esthétique de la résistance chez Chamoiseau : « All in all, Chamoiseau’s struggle has become essentially literary and meant to saveguard creole difference. » (Stella Vincenot, « Patrick Chamoiseau and the Limits of the Aesthetics of Resistance » dans : Small Axe, n° 30, 2009, p. 72 [doi : http://doi.org/10.1215/07990537-2009-27]. 30. Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 39. 31. Écrire en pays dominé permet d’ailleurs de mesurer l’ampleur des goûts littéraires de l’auteur. 32. Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, Paris, Gallimard, « Folio », 2010 [1988], p. 133. 33. Jean-Pierre Poulain, op. cit., p. 21.

RÉSUMÉS

En s’attachant à l’œuvre romanesque de Patrick Chamoiseau, cet article étudie le motif de de la nourriture dans une double perspective. Il s’agit d’une part de comprendre en quoi l’alimentation constitue un enjeu identitaire et s’inscrit en tant que tel dans un rapport de force (post)colonial. La représentation de la nourriture semble d’autre part inviter le lecteur à reconsidérer sa relation à la littérature. Le parallélisme entre l’acte littéraire et l’alimentation renvoie alors à un double projet, à la fois politique et poétique.

This papers analyzes the theme of food in Patrick Chamoiseau’s novels through two perspectives. On the one hand, the goal is to inderstand in what way food is used to build a specific identity and therefore is part of a (post)colonial power relationship. One the other hand, food seems to be used to entice the reader to rethink their relationship to literature. Parallels between literature and food take place in a political and poetical act.

INDEX

Mots-clés : identité, Antilles, jardin, local, global Keywords : identity, Antilles, garden, local, global

AUTEUR

HANNES DE VRIESE Hannes De Vriese est enseignant en Lettres modernes à l'ESPE et à l'IUT de l'Université de Montpellier. Il est l'auteur d'une thèse qui étudie, dans une perspective écopoétique, les notions de l'espace et du paysage dans la littérature. Ses recherches portent sur des auteurs d'expression française, tant antillais (Patrick Chamoiseau, Daniel Maximin) qu'européens (Claude Simon, Hubert Mingarelli, Pierre Michon, Jean-Loup Trassard).

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Dans les cuisines des écrivains Créations et entretiens

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Manger du poulet, se révolter

Arno Bertina

NOTE DE L’ÉDITEUR

Extrait également publié dans Terres d’encre, Revue de création contemporaine à l’université, n° 19, « Littérature et cuisines », Service Université Culture, Presses universitaires Blaise Pascal, 2016, p. 54-55.

1 Comme à la brasserie de Lille – La BRADERIE de Lille ! – Les immenses tas de moules, les coquilles. À la fin du week-end c’est en tonnes que ça se chiffre, des tonnes de coquilles. Qu’est-ce qu’ils en font, j’en sais rien.

2 – Si ça se trouve ils en font quelque chose. – Au moins on a les mômes ! Pour s’occuper, les enfants rassemblaient toutes les carcasses, les os des cuisses, les pilons. Ils étaient dirigés par Sylvie-la-cintrée qui s’était retrouvée encerclée par les carcasses, avant d’être comme soulevée par le tas qui se formait à ses pieds, sous ses pieds. Les gamins étaient excités par ce qui était en train de se dessiner et ils pressaient ceux qui mangeaient encore. Qu’ils terminent, et vite ! Il leur fallait de nouvelles carcasses, ils les leur auraient ôtées de la bouche. Sylvie, oui, jusqu’à se retrouver presque portée par les os des bêtes, les cartilages et la structure de cathédrale des cages thoraciques que chacun venait de sucer, de dépiauter, traquant la chair goûteuse, et elle se retrouvait au sommet de ce monticule bizarre, d’os passés par toutes les bouches pour renforcer la vie de chacun, chairs et peaux croustillantes transformées en énergie, absorbée par un truc qu’elle était seule à voir, Sylvie, qu’elle voyait beaucoup apparemment, fixant les carcasses, car elle semblait ne pas vouloir marcher dessus, il s’agirait de ne pas faire mal à ces poulets dont les carcasses étaient le spectre, elle craignait d’enfoncer leur cage thoracique, de leur couper les ailes ? Elle avait fini par retirer ses chaussures et ses chaussettes. Pédron et les autres jouaient encore, Sylvie dansait-elle comme les majorettes ? Elle avait sa blouse de l’entreprise, on ne pouvait pas la confondre avec une pompom- girl, très peu, mais on ne voyait que ses pieds nus, ils étaient captivants. Ils continuaient de vouloir éviter les carcasses mais ce n’était plus vraiment possible, elle en avait déjà sept ou huit strates sous elle, alors que les gamins continuaient d’écumer

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le parking pour que l’ossuaire-pyramide continue de s’élever, et elle avec, qui ne posait ses pieds que sur un tas de braises, et ses pieds dansaient tellement que c’était autant de petites flammes qui venaient lécher les os. Ou ses pieds n’étaient pas les flammes mais le carton qu’on agite, ou les joues qui se gonflent pour attiser un ancien feu, lui redonner de la vigueur, ou aux poulets eux-mêmes, les convoquer, les faire se redresser. Les ramener à la vie ? Il y a encore la musique, les phrases du saxophone qui font des volutes de notes, de longues guirlandes de notes liquides, ça dégringole de très haut et ça remonte encore plus haut, et elle danse elle, comme pour convoquer. Elle serait chaman, elle accompagnerait les volutes, la musique ensorcelante de Pierrick Pédron, elle organise le passage de la mort vers la vie après avoir facilité le passage de la vie vers la mort, des poulets, et on comprend tous un peu pourquoi c’est elle, parmi nous, parmi tous les collègues, qui se retrouve choisie par les enfants pour cette cérémonie : il y a six mois la médecine du travail l’a arrêtée pour un mois complet parce qu’à faire toujours le même geste (arracher les cuisses et les pilons), à la cadence de plusieurs centaines par heure, elle s’est démoli l’épaule, elle ne pouvait plus bouger son bras, le toubib a dit T.M.S., et je comprends tout, qu’elle est là pour accompagner l’âme des poulets dans les méandres de l’ossuaire, trouvent la sortie, pour que la beauté des mouvements qu’elle fait soit la dernière chose qu’emportent les poulets de leur séjour sur terre, c’est asiatique, c’est africain, autrement ces âmes reviendront laides et en colère, dans d’autres corps, qu’elles enlaidiront, qu’elles rendront amères, et Sylvie est bien placée pour savoir qu’elle doit les respecter car après avoir démantibulé des milliers de poulets les poulets se sont vengés et lui ont démantibulé la clavicule et l’avant-bras, les muscles et les articulations en vrac, plus capables de rien. Ce que tu fais au poulet le poulet te le fera, voilà ce qu’elle danse, et pourquoi les pieds de la grosse Sylvie sont des flammes qui viennent lécher les os et pourquoi au sommet du monticule de carcasses elle ne le fait pas s’effondrer pourtant, comme si les poulets l’écoutaient sans ressentir son poids, comme un chrétien parlant aux lions qui l’écoutent sans plus vouloir le dévorer. Et on est tous fascinés par la musique, par la beauté sexuelle des majorettes et par la beauté sexuelle de la grosse Sylvie qui danse avec ses pieds comme si c’était des flammes.

RÉSUMÉS

Extrait de Arno Bertina, Des châteaux qui brûlent, Paris, Verticales, 2017.

Excerpt from Arno Bertina, Des châteaux qui brûlent, Paris, Verticales, 2017.

AUTEUR

ARNO BERTINA Romancier du fait social, historique, politique, Arno Bertina goûte également les délices et excès rabelaisiens, comme dans La Déconfite gigantale du sérieux. Cette autobiographie imaginaire

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peuplée de personnages à la langue débraillée fait l’éloge d’une littérature nourrie et copieusement vivante. Bibliographie : La déconfite gigantale du sérieux, Lignes-Léo Scheer, 2004. Numéro d’écrou 362573, avec la photographe Anissa Michalon, Le Bec en l’air, 2013. Des châteaux qui brûlent, Verticales, 2017.

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Nous entrerions en cuisine

Marie-Hélène Lafon

1 Nous entrerions en cuisine. Dans les cuisines. Dans leur chair. Les cuisines sont jaunes, d’abord. Et elles ont des buffets, elles sont carrelées de brun chaud. Jadis s’y étiolèrent de languissants linos qui furent neufs. Les cuisines sentent. On les range on les brique ou elles suintent et collent elles sont chaudes on s’y assied on y parle en rond ou appuyé de la hanche contre le buffet. Elles sont intégrées intégrales équipées encastrées caparaçonnées ; elles sont dinatoires dans les annonces immobilières elles ouvrent à l’américaine elles béent elles se répandent elles infusent dans les maisons elles les contaminent on ne sait plus bien où elles s’arrêtent. On y a vécu dans les fermes on y a vécu, on y vit dans le bruit de la télévision les femmes s’y affairent parfois aussi les hommes, certains. On y finit les soirées, les bouteilles, le camembert ou les tartes on y fume on y habille pour l’hiver ceux qui ne sont pas là ou viennent de partir on s’y embrasse voire plus. Justement.

Soyons sauvage, entrons dans la chair des choses, la précision des gestes et la chorégraphie des ustensiles ; remontons à la genèse du produit, allons aux grenouilles1.

2 La saison des grenouilles est brève, violente, il ne faut pas la manquer, elle exalte, elle échauffe les esprits mâles. Les femmes font l’autre travail. Les enfants ont le droit de regarder. C’est le dimanche matin. Les hommes vont toujours aux grenouilles un samedi soir parce que François qui a un bon poste chez Michelin revient exprès pour ça, on lui téléphone dans la semaine quand on sent que c’est le moment, il dit qu’il s’y attendait, qu’il l’aurait parié, et il vient avec son break quatre roues motrices immatriculé 63 qui passe partout. Les sacs sont dans une pièce sombre et voûtée, entre la laiterie et la cuisine, que l’on appelle la cave, mais qui serait plutôt une sorte de resserre. Les sacs sont pleins, ça bouge à l’intérieur, la toile brune est mouillée. Les sacs sont solidement ficelés, les femmes tranchent les ficelles. C’est d’abord une odeur de terre, d’eau, une odeur humide et froide. Les femmes diraient que ça sent la sauvagine. Elles ne disent rien, ou autre chose. On ne traine pas, on travaille mieux sur les bêtes vives, elles se coupent mieux. Les femmes les saisissent, l’une après l’autre, on plonge la main, on n’ouvre pas largement le sac, les grenouilles sauteraient, elles sont coriaces,

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elles ont résisté à l’hiver du plateau, elles auraient cette force, de s’échapper, de tenter un dernier coup, un dernier saut, vers les fonds de la resserre, où l’on n’irait pas les dénicher, on a trop à faire, on les retrouverait des mois plus tard, à la faveur d’un grand déblaiement, sèches et racornies, collées, moisies. Les bêtes sont coupées, on ne garde que le tiers inférieur du corps. Les gestes sont précis, la partie supérieure est jetée dans une bassine ovale garnie d’une couche épaisse de papier journal, l’autre dans une sorte de récipient qui ne sert qu’à ça, une fois par an, et qui n’est ni un faitout, ni une cocotte, ni un seau puisqu’il a un couvercle avec une poignée. Les enfants ne parlent pas, ils se penchent sur la bassine profonde où les membres supérieurs des grenouilles courent et comme nantis de doigts, esquissent en vain de lents mouvements de natation. Le sang est pâle dilué dans la claire gélatineuse des œufs que vomissent les ventres tranchés. Les enfants se penchent, mais il ne faut pas gêner le travail, on serait grondé.

3 Le plat de grenouilles doit être prêt à midi. Les femmes ôteront la peau des pattes qu’elles noueront et cuisineront dans deux poêles à grand renfort de persil. Les enfants se tiennent en retrait. Les hommes sont venus dans la cave, ils ont nettoyé le sol et emporté la bassine ovale qui sera suspendue, vide et propre, à sa place contre le mur, au-dessus de la réserve de pommes de terre. Les enfants pensent à la brasse des bêtes tranchées, ils pensent aussi qu’ils aimeraient enfoncer une main dans le sac de grenouilles, au moment où les femmes l’ouvrent, avant qu’elles ne commencent à couper. Ils n’osent pas. Ils n’ont pas osé. Ils pensent à la nuit dans les montagnes à l’eau noire et froide dans le rond de la lampe, aux gendarmes qui attendent en fumant des cigarettes. Les enfants ne mangent pas les grenouilles, ils n’aiment pas ça. C’est trop long. Il faut sucer trop d’os pour presque rien. On leur dit que c’est normal, le goût des grenouilles leur viendra plus tard, peut-être que ce sera trop tard, que ça fera comme les écrevisses, les grenouilles disparaîtront, ça sera fini, peut-être, presque sûr, même. C’est surtout François qui le dit. Les enfants n’écoutent pas. Ils attendent le dessert.

Les enfants attendent le dessert. Ils attendent l’été. La pause dite des quatre heures et l’arrivée de l’étape du tour de France2.

4 Au moment du tour de France, si le temps était sûr, on faisait une pause pour regarder l’arrivée de l’étape. La cuisine restait fraîche. Les volets étaient fermés. D’abord on ne voyait que des lignes, des creux d’ombre. On était pris, happé, dépouillé, comme d’un vêtement, de la lumière qui écartelait tout depuis le matin autour de la maison trapue. Ensuite les yeux s’habituaient, retrouvaient les choses à leur place, chacune. Le père allumait la télévision. Elles ôtaient leurs chaussures. Leurs pieds étaient blancs. Une odeur de sueur jeune nimbait leurs corps solides.

5 Sur le banc, côte à côte, elles ne se touchaient pas, une sorte de fatigue chaude et muette coulait d’elles, glissait, s’épandait, elles arrondissaient leurs dos, nuques ployées, elles appuyaient leurs coudes sur la toile cirée beige. Debout contre l’évier, elles avaient bu de longs verres d’eau coupée de sirop de menthe ou d’anis, l’eau venait d’une source profonde, il suffisait de la laisser couler un peu pour qu’elle soit glacée, même en juillet, on l’appelait l’eau de Niarpoux qui était le nom de l’endroit, dans les montagnes, où naissait la source.

6 On mangeait. Des pêches et du melon. Le père coupait le melon en petits dés dans une assiette creuse, il versait du sucre sur les morceaux qu’il piquait lentement pour les porter à sa bouche un par un avec la pointe de son couteau. Elles mordaient dans la

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tranche, qu’elles tenaient aux deux bouts, ou dans la chair du fruit rond qu’elles fouillaient de la langue et des dents, les joues creusées, avides de brandir comme un trophée le noyau oblong, nettoyé, mis à nu, révélé. Le jus coulait de leur menton sur la toile cirée. Elles préféraient les pêches blanches encore fermes sous le duvet. Elles aimaient la peau et s’étonneraient, plus tard, de la voir dédaignée par des camarades d’internat rompues à l’art stupéfiant de dépouiller une pêche à la fourchette et au couteau.

7 Les mouches s’ébattaient dans le jus sucré. On pouvait retourner sur elles, surprises et engluées, son verre. Elles agoniseraient jusqu’au soir et les plus vaillantes seraient délivrées à l’heure de la vaisselle. D’autres mouches, collées, tressautaient vainement sur les deux rubans torsadés qui pendaient au plafond. Certaines, enfin, se risquaient sous la table où les chiens alanguis prenaient le frais sur le carrelage.

Quittons l’été, la jeunesse des choses et des corps. Allons à l’autre bout d’une vie et des temps dans la cuisine des Derniers Indiens3 où Marie s’occupe encore du manger, à sa façon.

8 Marie avait refusé les repas chauds de la mairie. Elle pouvait encore s’occuper du manger. Elle pensait qu’elle le pourrait jusqu’au bout ; Jean n’était pas difficile, il exigeait seulement de la moutarde douce dont il tartinait toutes les viandes, filets de dinde, blancs de poulet en bouchées, tranches de rôti de porc ou de veau, petits tournedos bardés de graisse fine et blanche, ça ne le gênait pas de manger chaque lundi la même chose, et chaque mardi, et ainsi de suite, et la soupe tous les soirs, avec une tranche de jambon, un gros morceau de cantal sur du pain, et une compote de pommes, ou de poires. Marie ne réfléchissait pas, elle n’inventait rien, c’était réglé une fois pour toutes ; et on était nourri, calé, le ventre plein ; et tant pis pour le poisson, on n’en mangerait pas, on n’aurait pas su, tant pis aussi pour ces fruits dont on voyait le nom nouveau dans les prospectus, et la paella, et les lasagnes, et les avocats, et les chinoiseries, et les ananas qui avaient une écorce comme une peau de bête sauvage ; la mère avait voulu en acheter une fois à Noël, pour la salade de fruits, on avait à peine su le découper, il avait été gâché et son odeur jaune avait longtemps flotté dans le débarras. Marie prenait tout au Casino, ou au camion, elle ouvrait des boîtes en carton, des sachets de plastique sous-vide, des barquettes, elle faisait cuire dans la poêle ou réchauffer dans la casserole en tournant avec la cuillère en bois parce que c’était le geste de la cuisinière, le geste suffisait ; elle avait un tablier à carreaux bleus et verts qu’elle ôtait pour s’asseoir à table et suspendait au crochet, à droite de la cheminée, avec le torchon. Elle savait que dans des familles comme la leur où des vieux finissaient seuls, les mairies modernes proposaient le service des repas chauds à midi pour que les gens restent chez eux, à domicile, au lieu de partir en maison. Comme ils disaient. […] Elle lisait les papiers de la mairie qui expliquaient tout, pour les repas ; ces repas étaient équilibrés variés à teneur nutritive garantie le coût en serait modique adapté aux revenus des foyers les services sociaux examineraient chaque dossier le maintien à domicile était une priorité bien se nourrir était la base de l’édifice. Marie lisait les papiers de la mairie, elle les laissait sur la table, elle ne savait pas si Jean les lisait aussi, ni ce qu’il en pensait, ils n’en parlaient pas.

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Quittons les sommaires et sempiternelles et fatidiques et métronomiques cuisines de Marie. Soyons fous, vivons largement, allons à la communion4.

9 Le repas. Elle est placée entre sa marraine et grand-mère, et son grand-père, de l’autre côté, qui est aussi son parrain. Il est gentil. On n’a jamais rien à lui dire. Sa grand-mère et marraine parle avec le curé qui est assis en face d’elle et boit tous les verres de vin qu’elle lui verse. Le curé est violacé. Les nourritures ont été préparées à la maison, on complimente, on s’extasie, tout ce travail, toute cette peine, très réussi, on se remplit, comme si l’on n’avait jamais mangé, de toute sa vie, comme si l’on ne devait plus manger, jamais, de toute sa vie, comme si l’on devait manquer. Elle entend la voix de son autre grand-père, le mari de sa marraine, il parle de Cahors où il est allé voir un match de rugby, les voix se mélangent comme les nourritures dans les estomacs où se déposent, en couches successives, les charcuteries, les bouchées à la reine, le gigot, les pommes dauphine et les deux sortes de haricots, verts et en grains. On aura aussi des fromages, de la salade, des tartes aux pruneaux décorées de croisillons, et la pièce montée qui, seule, n’a pas été confectionnée à la maison mais commandée chez Mangin à Allanche. Les gens appellent la pièce montée le croquembouche, elle a vu le croquembouche, il est à la cave, au frais, sa surface est dure et froide, il ne sent rien. Une figurine de plastique est piquée au sommet du croquembouche, une figurine blanche, une communiante drapée de blanc avec un voile moulé dans le plastique et un visage minuscule, sans traits, sous ce voile de plastique. […]

10 Les images pieuses circulent dans une assiette plate bordée d’un filet doré. On boit du café. Les images sont examinées, le curé s’en va avec ses dragées blanches dans un pochon de tulle noué d’un ruban jaune clair. Les dragées des enfants sont en chocolat, les enfants petits jouent dehors, dans la cour, ils oublieront leurs dragées que les mères rassembleront, emporteront avec les images pieuses et les menus dans leurs sacs à main. […] Les hommes se sont levés, ils sont descendus, ils sont dans la cuisine, un grand prix de formule 1 rugit à la télé, ils préféreraient du rugby, ils regardent distraitement, ils parlent un peu, ils sont lourds, ils dodelinent. Les femmes aussi, en haut, autour de la table, assises. Il reste du café tiède, et du croquembouche, épars, effondré, on en reprend, on souffle, avant de repartir, il y a des kilomètres, on a trop mangé, on est gêné dans ses vêtements, surtout au ventre, mais pas seulement, comme si on avait grossi de tout le corps, d’un seul coup, d’une seule poussée. Elle est là, elle écoute les femmes, elle n’a pas envie d’aller jouer, d’ailleurs elle n’aime pas jouer. […] Les nourritures de la communion font chemin dans son ventre, elle les sent, entassées, grasses. Elle voudrait ne pas avoir mangé, rien, même l’hostie qui est restée collée dans sa bouche pendant qu’elle remontait l’allée centrale de l’église pour retourner à sa place au milieu des communiantes, les filles d’un côté, les garçons de l’autre.

Pour faire passer l’hostie pour la faire descendre et pour en finir, prenons un gorgeon de café dans les mazagrans5.

11 Les femmes boivent le café. Il est chaud dans les mazagrans. Les femmes sont assises sur les bancs, dans la cuisine. Leurs corps ne pourraient pas être ailleurs, dans une salle à manger, ou un salon, sur une bergère sur un sofa, pas dehors sous la glycine pas dans un jardin l’été ni sur une terrasse, ces femmes n’ont pas des corps pour ça, pour l’été les jardins les terrasses. Elles ont des corps pour l’ombre, l’hiver et les cuisines, elles ont de

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vastes corps domestiques que plusieurs enfants ont traversés. Elles ne sont pas jeunes, mais pas encore tout à fait vieilles. Elles sont trois autour des mazagrans. Trois, les sœurs. Elles tournent dans le café des cuillères longues et fines, même celle qui ne prend pas de sucre, l’aînée, le fait ; le geste est doux, il meuble les silences de cliquetis infimes. Le silence entre ces femmes sent le café fort, presque dur, très sombre. La cafetière électrique douze tasses est à portée de main, posée sur le plateau verni de la machine à coudre, il suffira de tendre le bras pour se resservir, tout à l’heure, un petit gorgeon dans le fond du mazagran tiède, un gorgeon pour le goût, pour garder le goût en bouche. Les mazagrans sont modernes, à la mode, on a ce qu’il faut dans la maison, les tasses fines servent pour les grands repas de famille, les baptêmes et les communions par exemple, ou quand on se rassemble après un enterrement. Les mazagrans conviennent pour les femmes quand elles sont entre elles, en comité restreint, quatre ou cinq au plus, d’ailleurs on n’a que six mazagrans. On ne les sort pas pour le vétérinaire, ni pour le marchand de bestiaux ou le couvreur. On n’a jamais vu un homme de la maison boire le café dans un mazagran, ils ne connaissent que les tasses, en cas de cérémonie, ou le verre à la fin du repas, ou le bol du matin, mais le matin ils préfèrent la soupe. S’ils prennent un café vers neuf ou dix heures, quand le travail est déjà bien avancé, c’est dans le bol ou dans un verre, et ils trempent, du pain beurré, de la brioche, du cake aux raisins, ils ne demandent pas, ils prennent, ce qui reste, ce qui est posé sur la table dans une assiette, ils font du bruit et se penchent, ils salissent la toile cirée, on nettoie derrière eux. On n’essaiera pas de les convaincre pour les mazagrans, ils n’aiment pas le changement, ça ne les intéresserait pas. […].

12 Elles trempent dans le fond du mazagran des gâteaux plats, longs et effilés, des langues de chat, qu’il faut veiller à ne pas laisser ramollir dans le liquide encore chaud où ils s’abîmeraient en miettes lamentables, privant ainsi les sœurs de ce rare plaisir de tremper, qu’elles ne s’autorisent que dans la plus stricte intimité de famille, loin du regard des pièces rapportées, belle-sœur ou, pis encore, belle-mère. Leur mère, et leur grand-mère, et la tante Tine, trempaient déjà, dans les tasses à liseré qui sont démodées maintenant et ne sortent plus de l’armoire. Elles n’achetaient pas de gâteaux, elles trempaient de minuscules tuiles presque transparentes qui étaient le triomphe de la tante Tine. Elles savent la recette, mais c’est trop délicat, elles ont essayé, elles sont bonnes cuisinières, mais, c’est peut-être la chaleur des fours modernes, on ne sait pas, on n’y arrive pas. […] Elles boivent le reste de café tiède, mêlé, malgré leur vigilance, de quelques menus débris de gâteau sucré noyés dans le fond du mazagran. C’est déjà la nuit.

NOTES

1. Texte publié in Marie-Hélène Lafon, « Brasse coulée », Histoires, Paris, Buchet-Chastel, 2015, p. 249-252. 2. « Le tour de France », Histoires, op. cit., p. 253-255. 3. Les Derniers Indiens, Paris, Éditions Buchet-Chastel, 2008, p. 168-173 (extraits). 4. « La communion », Histoires, op. cit., p. 160-165 (Extraits).

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5. « Les mazagrans », Histoires, op. cit., p. 217-224. (Extraits).

RÉSUMÉS

Lecture par Marie-Hélène Lafon dans le cadre du festival LAC 2016 à la Chapelle des Cordeliers (Clermont-Ferrand), le 1er avril 2016

Public reading by Marie-Hélène Lafon during the LAC Festival 2015 at the Chapelle des Cordeliers (Clermont-Ferrand), April 1st 2016.

AUTEUR

MARIE-HÉLÈNE LAFON Originaire du Cantal, Romancière, professeur agrégée de lettres classiques à Paris, Marie-Hélène Lafon publie son premier roman Le soir du chien en 2001. Ses romans puisent dans « les pays » du Cantal et restituent toute la tension qui jaillit entre deux mondes, l’un rural, l’autre urbain. Son écriture s’attache tout particulièrement au travail du rythme, et anime toute la chair de personnages s’appliquant à rester vivants, en perpétuelle tension. Bibliographie : Sur la photo, Buchet/Chastel, 2003. Les pays, Buchet/Chastel, 2012. Histoires, Buchet/Chastel, 2015. Nos vies, Buchet/Chastel, 2017.

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Repas de famille. Entretien avec Annie Ernaux

Annie Ernaux et Dominique Viart

Dominique Viart : Annie Ernaux, je vous remercie, au nom de toute l’équipe de Littérature au Centre, d’avoir accepté mon invitation. Vous avez rassemblé, il y a quelques temps, dans la collection « Quarto » de Gallimard, l’ensemble de vos livres sous le titre Écrire la vie1. Et de fait, c’est bien ce mot, « vie », qui gouverne l’ensemble de vos textes. Mais plutôt que d’y venir frontalement, comme les études, désormais très nombreuses, de vos livres, c’est à une approche un peu oblique, ou latérale, que je vous convie. Nos rencontres traitent de la manière dont la littérature envisage la nourriture, évoque les repas ou la cuisine. Nous verrons donc la part que la cuisine peut prendre dans votre œuvre. Il s’agit de montrer qu’il ne s’agit pas simplement de gastronomie, de plats ou d’alimentation mais que l’ensemble des activités personnelles, familiales et sociales, et même la psyché individuelle peuvent s’y entendre comme dans une caisse de résonance. Nous dirons aussi quelques mots de ce livre qui vient de paraître, Mémoire de fille, lequel constitue une plongée dans deux ans de votre existence, avec l’intensité de ces années-là, de fin d’adolescence, qui sont à la fois des années d’exaltation, de découverte, de recherche de soi, mais aussi de douleur et d’humiliation subie. Car il s’agit vraiment d’une plongée sans aucune complaisance avec un besoin de chercher, de savoir, de retrouver celle que vous avez été dans ces années. Si j’insiste sur ce livre, c’est aussi parce qu’il présente, au- delà de cette dimension personnelle, une formidable réflexion sur la littérature. Vous avez trouvé là une manière de définir des espaces littéraires très différents en distinguant une littérature qui représente, c’est-à-dire qui dit des choses qui sont déjà là, et une littérature qui cherche, c’est- à-dire qui fait advenir des réalités que nous n’avions pas encore aperçues. Mais parlons d’abord de cuisine et de nourriture. Il n’y a pas vraiment de recettes de cuisine dans vos livres, Annie Ernaux, mais la nourriture est cependant très présente dès le début de votre œuvre. Dès Les Armoires vides, l’un de vos trois premiers livres, apparaissent des évocations de moments festifs autour de la cuisine. On en retrouve dans les premières pages de La Femme gelée avec, notamment, l’épisode des crêpes que les parents de la narratrice font pour les gens qui fréquentent le café-épicerie. Peut-être pourrait-on s’arrêter un instant sur ces moments d’enfance qui semblent très liés à des plaisirs de l’ordre de la découverte jouissive des goûts, des couleurs et des textures ?... Annie Ernaux : Oui, effectivement, dans Les Armoires vides, l’expression de ce goût de la vie de la petite que j’étais (sous le nom de Denise Lesur, puisque Les Armoires vides se présente comme un roman) s’est faite à travers les saveurs gustatives et la liberté

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dans l’abondance que j’ai trouvée. Je suis née dans une épicerie, dans la nourriture donc. J’étais au cœur, non pas de la cuisine, mais de tous les ingrédients qui vont participer à l’élaboration de la cuisine. C’est là, dans cette possibilité que j’ai eue très tôt, enfant, de goûter aux bonbons, au chocolat, là que je suis née. Simone de Beauvoir racontait dans Mémoires d’une jeune fille rangée que pendant les soirées où ses parents recevaient, c’était merveilleux, c’était le palais de Dame Tartine, elle croquait dans des petits fours. Chez moi, il ne s’agit pas de petits fours, mais de Port-Salut à la coupe. Ce sont aussi, à la fin des années 1940, ces grands pots de confiture – les femmes venaient acheter la confiture avec leurs pots. J’ai des souvenirs sucrés en masse ! Il y avait des paquets de biscuits jusque dans les chambres pour les conserver secs… Mon enfance est en perpétuelle contiguïté avec la nourriture... Je me suis rendu compte en écrivant Mémoire de fille que ne plus vivre dans l’épicerie familiale, être soumise au vide d’un foyer de jeunes filles, avec juste les repas du réfectoire, creusait en moi la nostalgie du foyer familial, dans cette absence de tout ce qui se mange.

Dominique Viart : Les effets d’échos et de résonance sont tout à fait saisissants, lorsque vous évoquez ces souvenirs, que ce soit dans le dernier ou dans le premier livre. Il y a, à ces moments-là, un véritable bonheur d’écriture, mais surtout une écriture profuse, qui surprend les lecteurs de votre œuvre que nous sommes. Parce que vous avez théorisé cette idée d’une écriture plate, minimale, alors que dans de tels passages, parce qu’ils reposent sur cette idée d’abondance, l’écriture change de nature. Annie Ernaux : Ah ! oui, je ne m’en étais pas rendu compte. Je ne suis pas loin du lyrisme, en effet, sans m’en rendre compte. Ma vision du monde est passée par le goût, par cette possibilité de goûter à tout. Quand j’étais très petite, je croyais que mes parents ne payaient pas la nourriture !

Dominique Viart : Cela dessine une sorte d’origine édénique, d’un monde d’abondance en fait. Je pense à une phrase que j’ai trouvée dans un livre qui vous tient beaucoup à cœur, La Distinction, de Pierre Bourdieu : « Et c’est sans doute dans les goûts alimentaires que l’on retrouverait la marque la plus forte et la plus inaltérable des apprentissages primitifs, ceux qui survivent le plus longtemps à l’éloignement ou à l’écroulement du monde natal, et qui en soutiennent le plus durablement la nostalgie. Le monde natal est en effet avant tout le monde maternel, celui des goûts primordiaux et des nourritures originaires. »2. Annie Ernaux : J’ai bien lu La Distinction et je suis tout à fait d’accord avec ce qui est dit, que je retrouve évidemment dans mon parcours.

Dominique Viart : Cette chose originaire est aussi très largement ce qui ne cesse d’« alimenter » votre œuvre, parce qu’il s’agit d’années vers lesquelles vous faites constamment retour. Annie Ernaux : Le premier monde est celui qui vous forme, essentiellement à travers le corps. Celui-ci expérimente le monde à l’intérieur d’un cercle familial, d’un cercle social aussi, parce qu’il n’y a pas que les parents, il y a aussi le quartier. Je pense que tout cela reste très profondément ancré, enfoui, d’autant plus profondément que cela n’arrive pas toujours à la conscience. L’écriture fait remonter cette première relation au monde. Je voudrais faire le pont avec ce que vous venez de dire en précisant, à propos du repas de famille qui structure Les Années que je n’avais absolument pas prévu cette scansion régulière des repas de famille au fil du temps. Cela a commencé par des interrogations : De quelle façon se socialise-t-on en arrivant au monde ? Comment apprend-on ce qui a eu lieu dans « le temps d’avant », celui où l’on n’était pas né ? Me sont alors revenues les tables de fête, celles des dimanches, avec beaucoup de famille et j’ai noté « Dans la lenteur interminable des repas de fête… ».

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Le repas de fête comme moment privilégié où l’enfant se situe dans le monde familial et l’Histoire. C’est cette image-là qui m’est venue, avec la sensation des nourritures sur les tables, mais aussi l’atmosphère, les chansons – autrefois on chantait beaucoup à la fin des repas – et les conversations. C’est par les conversations que le temps d’avant, l’histoire vécue par mes parents et mes grands-parents m’a été transmise. La table est un lieu de transmission de la mémoire historique, de la mémoire familiale avec des gens qu’on n’a pas connus, qui sont morts, cette mémoire vague et lointaine des gens qu’on ne connaîtra jamais mais qui sont de la famille. En même temps, parce que les deux vont de pair, on reçoit le monde social auquel on ne sait pas encore qu’on appartient, dans mon cas, c’était le monde paysan. Dans le repas, le langage, un mode de vie et une mémoire, c’est tout cela qui arrive à l’enfant. Dans le livre, le premier repas de fête est très long parce que je déploie tous les aspects de l’arrivée dans le monde. On y reçoit sa place dans le monde, c’est-à-dire dans une famille, un espace social, une époque.

Dominique Viart : En même temps, vous découvriez aussi d’autres possibilités du monde. On vient de dire que votre enfance était au milieu d’une grande « richesse » (de matières, de produits). Mais dans ces repas que vous évoquez, ce que vous découvrez aussi, dans les premiers repas notamment, c’est qu’il y a eu aussi un temps antérieur, celui des privations. Vous écrivez : on racontait « l’hiver 42 glacial, la faim et le rutabaga, le ravitaillement et les bons de tabac »3 . Ou bien un peu plus loin : dans » la polyphonie bruyante des repas de fête […] les voix transmettaient un héritage de pauvreté et de privation […] ». Et encore, à la faveur d’un autre repas, quelques décennies plus tard, au milieu des années 1950 : « Les souvenirs des privations de l’Occupation et des enfances paysannes se rejoignaient dans un passé révolu »... C’est au moment où on fait le repas de fête, où on fait bombance, qu’on se rappelle… Annie Ernaux : Effectivement : il y avait toujours ce rappel des années noires, de la pauvreté aussi, des enfances paysannes. Que de fois l’idée de la faim pendant la guerre est revenue, un leitmotiv : on n’avait rien, on ne mangeait pas. J’aurais pu allonger à l’infini ce passage sur les privations : un tel allait travailler avec une tartine de moutarde, un tel disait (c’était mon père) : « j’allais pêcher une truite à la pisciculture, je donnais à la petite – moi – la truite, et je mangeais les arêtes… ». Tout le monde avait une anecdote, un exemple de la faim, des restrictions… qui nourrissaient d’une manière extraordinaire ces repas où, cette fois, on avait de quoi manger.

Dominique Viart : Du coup, ceci nous éclaire également sur le fait que la nourriture est réparatrice : on a fait des efforts, on doit se régénérer en mangeant, mais, finalement, on comprend qu’elle est aussi réparatrice dans un autre sens : elle est compensatoire vis-à-vis des privations. Annie Ernaux : Elle est compensatoire. Surtout dans les années 1950-60 où l’on évoque la différence avec les années de l’Occupation. Ce qui amène des développements sur le marché noir, sur ceux qui peuvent se procurer de la nourriture avec de l’argent…

Dominique Viart : Avec ces passages des Années, on découvre l’histoire à travers la nourriture, mais vous racontez aussi autre chose dans vos livres : la découverte des différences sociales. Je prends la toute première page de La Femme gelée dans laquelle vous évoquez ce que vous appelez « mes femmes à moi », c’est-à-dire celles de l’entourage de la narratrice. Vous dites à propos d’elles : « Leur science culinaire s’arrêtait au lapin en sauce et au gâteau de riz, assez collant, même ». On découvre ici une limitation de l’univers familial par rapport à d’autres « compétences ». Je compare cela avec ce que vous écrivez quelques pages plus loin dans le même ouvrage en évoquant cette fois une de vos petites

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camarades (une des petites camarades de la narratrice) qui s’appelle Marie-Jeanne : » Et le soir, Marie-Jeanne et ses frères mangeraient tranquillement le repas préparé, comme dans la poésie de Sully Prudhomme, ni cris ni sous comptés aigrement sur un coin de table. L’ordre et la paix. Le paradis. Dix ans plus tard, c’est moi dans une cuisine rutilante et muette, les fraises et la farine, je suis entrée dans l’image et je crève. » C’est assez violent quand même, cette découverte de la différence de la nourriture, de l’alimentation, comme marqueur social, cette fois, et comme marqueur culturel ! Annie Ernaux : Ce qui m’a frappée dans mon adolescence, c’est que dans les familles d’un milieu plus bourgeois, les femmes, qui ne travaillaient pas, faisaient une cuisine nettement plus élaborée que ce que l’on mangeait à la maison, cuisine qui, d’ailleurs, n’était pas préparée par ma mère, mais par mon père. À cette époque ce renversement des rôles apparaissait, saugrenu, presque de l’ordre de l’impensable : comment, un homme, faire la cuisine ! Cela suscitait l’étonnement et les rires. J’admirais donc chez ces femmes à la maison cette façon de connaître des tas de recettes, de faire du repas quelque chose d’ordonné, de ritualisé et d’harmonieux. Alors que les repas que j’ai connus, repas ordinaires entre nous, ou repas de fête, se rapprochent de la grande description que fait Pierre Bourdieu du repas populaire dans La Distinction. Le repas populaire qui n’obéit pas à des rituels, où les manières de table sont absentes (attendre la maîtresse de maison, ne pas saucer avec des morceaux de pain, connaître l’usage des fourchettes et des couteaux)… Il n’y avait pas de manières de table : chacun mange comme il a envie de manger, sans cette distance avec la nourriture qui ordonne, par exemple de ne pas ouvrir la bouche en mangeant, de ne pas s’empiffrer…

Dominique Viart : … de ne pas montrer qu’on a faim, qu’on est dans le besoin. Pierre Bourdieu appelle cela « le franc manger populaire » qu’il s’oppose aux formes bourgeoises (attentes, retenues…) : « Au franc manger populaire, la bourgeoisie oppose le souci de manger dans les formes. Les formes, ce sont d’abord des rythmes, qui impliquent des attentes, des retards, des retenues ; on n’a jamais l’air de se précipiter sur les plats, on attend que le dernier à se servir ait commencé à manger, on se sert et ressert discrètement. On mange dans l’ordre et toute coexistence de mets que l’ordre sépare […] est exclue. »4 La narratrice de vos livres ne découvre que dans un second temps cette ritualisation des repas... Annie Ernaux : Je pense que j’ai mis très longtemps d’ailleurs à la découvrir. Dans Mémoire de fille, je parle de cette fille de dix-huit ans qui est moi et qui est dans une grande insécurité culturelle : comment faire quand on mange avec des gens qu’on ne connaît pas ? Il y a l’épisode de la pêche, qui me met dans une angoisse extrême : comment m’y prendre pour la manger devant des gens dont je pense qu’ils vont forcément me juger… Il y a la « conscience des formes » comme disait Bourdieu, mais au même temps l’incapacité physique, corporelle de s’y soumettre. Le transfuge de classe connaît l’angoisse de passer d’un monde populaire à un monde, disons, bourgeois : il voit bien, mais en même temps, il ne sait pas. Comment franchir ? Comment avoir l’air naturel avec une autre nature ?

Dominique Viart : C’est assez fascinant votre manière de montrer à quel point, dans ces petits détails de la vie quotidienne, peuvent prendre place des drames et des tragédies intérieures terribles, des angoisses, des peurs, des frayeurs, etc. Puis une dévalorisation de soi, une conscience de ne pas être à sa « place », d’être niée par un ordre social dont vous découvrez d’un seul coup l’existence. Annie Ernaux : C’est bien sûr au cours des repas que se joue un grand nombre de choses. On sent bien que cela passe par le corps, mais au fond, on ne sait pas quoi faire de son corps et d’un seul coup, on n’est qu’un corps. Ce n’est pas pendant

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l’enfance qu’on s’en rend compte – à cette époque on mange comme ses parents, comme son milieu social – ce n’est que plus tard, quand on en prend conscience, qu’on ne sait pas s’il faut prendre le couteau de droite ou de gauche, qu’on se dévalorise, c’est à ce moment-là que le corps prime et se retrouve en défaut. Comment alors même être à l’aise intellectuellement, avec sa tête ?

Dominique Viart : Le corps est en défaut, alors que justement Bourdieu dit très précisément : » C’est, plus profondément, tout le schéma corporel, et en particulier la manière de tenir le corps dans l’acte de manger, qui est au principe de sélection de certaines nourritures. »5 Le corps est dans cette auto-surveillance permanente, on ne peut pas être naturel quand on est en train de se surveiller tout le temps. Donc, le détail quotidien qui devrait être de l’ordre de l’acte réflexe, l’acte le plus naturel, est d’un seul coup l’acte le plus auto-surveillé, le plus inhibé et le plus contraint. Annie Ernaux : Le plus contraint : il faut mettre ça en rapport avec le plaisir qu’on peut trouver à manger. Parce que dans ces circonstances, on n’en éprouve strictement aucun plaisir. Justement, cette notion de plaisir m’a fait écrire dans le livre La Honte, en évoquant ce premier monde dans lequel j’ai grandi, comment on en usait avec la nourriture. Je parle de toutes les façons de ne pas perdre la nourriture et d’en jouir le plus possible, par exemple découper des petits morceaux de pain à côté de l’assiette pour pouvoir saucer tranquillement, ou prendre la cuisse de poulet avec deux mains pour pouvoir tout manger avec ses dents et pour ne pas en laisser. C’est aussi manger sa soupe en inclinant l’assiette creuse pour aller jusqu’au fond – toutes ces façons qui sont à la fois le naturel populaire du corps mais également le souci de ne rien perdre.

Dominique Viart : Ce que vous êtes en train de dire, c’est que le corps lui-même est devenu comme une sorte de mémoire physique de la privation. Tout le corps est engagé, mais il y a aussi le langage qui est engagé. Parce que les choses que l’on mange et la sociabilité autour du repas sont aussi une sociabilité d’échanges linguistiques, avec des formules populaires d’un côté, ou, au contraire, des raffinements dans la manière de parler des vins et des mets d’un autre côté. Annie Ernaux : Effectivement, il y a deux façons de célébrer la nourriture : il y a la façon franche, directe, j’ai envie de dire à la normande : « c’est rien bon » (puisque « rien » signifie « beaucoup » en normand), et il y a la façon distancée, délicate d’apprécier, mais sans lourdeur et sans insister. Et surtout, il y a dans les repas des fêtes, du moins dans les premiers que je décris, parce qu’ensuite ce n’est plus tout à fait la même chose, il y a cette façon de parler autour de ce qu’on mange, de rappeler la mémoire de nourritures et de repas, alors que cela ne se fait pas… vraiment c’est un marqueur social. Dans Les Armoires vides j’écris de mes parents avec dureté que, au moment où j’émigre vers un autre monde, plus policé, « je voudrais ne jamais les voir manger », c’est-à-dire les voir parler la bouche pleine, saucer, bien sûr, roter en disant « excuse ».

Dominique Viart : Ne pas vouloir voir ses parents manger rappelle d’une manière assez insistante une autre « scène primitive » qu’on ne veut pas voir. Annie Ernaux : Je n’ai pas pensé à cela.

Dominique Viart : J’ai l’impression que votre écriture y pense pour vous… Parce qu’il y a des choses dans Les Armoires vides… Telles que j’aurais presque envie de vous faire lire une page de votre livre, le voulez-vous ? C’est la page 6. Vous allez ré-entendre cet éveil de la

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sensualité, non seulement une sensualité gustative, mais une autre sensualité qui commence d’un seul coup à s’éveiller dans le corps. Annie Ernaux : Alors je lis : Puiser à pleines mains dans les bonbons roses, les pastilles de menthe, en croquer cinq ou six à la fois, s’emplir la gorge de cette liqueur des parfums mêlés, après ces histoires. Sentir la saveur m’imprégner, me submerger... Mes fringales, j’ai de quoi les apaiser à profusion. La boutique, c’est une tentation toujours satisfaite, mais en douce. Ma mère se doute, elle laisse faire. Un bonbon par-ci par-là. Mottes de beurre que je dépiche, lamelles de fromage taillées de biais au couteau, faut pas que ça se voie, molles et jaunes au bout des doigts. Même la moutarde dans les grands pots, j’y enfonce énergiquement la cuiller de bois pour voir me résister une marée verdâtre qui picote les yeux et les lèvres. Cubes de viandox enrobés de papier doré comme des bonbons de luxe, salés, brûlants au palais. Régimes de bananes en vagues douces... En hiver, les oranges empilées dans les cageots, leur odeur se mélange à celle du moisi des murs, les petits Jésus de guimauve qu’on dirait fermes et qui s’écrasent, élastiques, entre les dents, le Père Noël avec un ruban rouge au cou, que je tourne et retourne avant de lui sectionner son ventre creux et vide. Je ne résistais pas au rouge tendre des cerises confites, sous le sachet de cellophane qui multiplie leurs reflets. Un regard à droite et à gauche pour voir si personne ne vient, et deux ou trois fruits collants vont juter délicieusement sur ma langue. Aucun remords, bien rafistolé, les clients n’y verront que du feu. … Oui, on peut en faire une lecture sexuelle.

Dominique Viart : Effectivement, les fruits qui jutent sur la langue. Et puis alors, aucun remords !... et si vous n’êtes pas complètement convaincue, je lis une phrase de votre dernier livre, comme un aveu : « La description d’un repas dans un roman m’arrête aussi brutalement qu’une scène sexuelle ». Annie Ernaux : Je n’y peux rien, c’est écrit ! Mais vous savez bien que ce qui se passe dans Mémoire de fille : la boulimie comble un manque sexuel. J’ai mis très longtemps à m’en rendre compte.

Dominique Viart : Nous pouvons en parler maintenant avec lucidité parce que le temps a passé et parce qu’on a lu Bourdieu, Beauvoir et d’autres. Il y a encore quelque chose de très frappant d’ailleurs : c’est que cette espèce de profusion, de jouissance quasiment animale (le terme est employé par Bourdieu pour décrire la manière de manger populaire) est aussi la manière de vivre la relation sexuelle, qui se fait également dans un même appétit. Alors que d’autres formes de sexualité se pratiquent dans d’autres mondes. Cette découverte est latente dans Mémoire de fille. Annie Ernaux : Sans doute, mais là je prends du recul avec ce que je viens d’écrire. Avec vous, maintenant, je découvre ce qu’est mon livre quand il est lu.

Dominique Viart : À un moment donné dans ce livre qui s’écrit d’ailleurs entre deux scènes de repas, qui l’ouvrent et le terminent, on voit bien cette intrication extrêmement profonde des choses. Peut-être fais-je de la surinterprétation ou de la psychanalyse sauvage, mais il y a même un passage qui dit la profondeur traumatique de la découverte de la sexualité, et même de l’altérité possible de cette sexualité. Un passage où le personnage vient de vivre sa véritable première scène sexuelle et qu’elle se trouve d’un seul coup comme rejetée, méprisée par l’homme avec lequel cela vient de s’accomplir. Après, elle va manger au réfectoire de cette colonie de vacances, je lis : « C’est le déjeuner, le vacarme du réfectoire. Elle est assise au bout d’une table à surveiller une douzaine de petits gamins braillards. Elle ne peut rien avaler des légumes noirâtres et visqueux dans son assiette, des aubergines… » Annie Ernaux : Mais c’était vraiment des aubergines ! « Je n’invente rien, je retrouve », c’est Bachelard qui disait cela.

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Dominique Viart : Certes, mais ce sont ces légumes qui provoquent la répulsion. Et c’est ce que l’écriture en retient. Tout cela pour dire qu’il y a une dimension symbolique dans la nourriture et que cette nourriture symbolise aussi des états psychiques… Annie Ernaux : Je suis tout à fait d’accord que c’est symbolique. Dans Les Armoires vides je lie ce plaisir de bouche à l’éveil sexuel.

Dominique Viart : Dans Mémoire de fille, l’expérience de la boulimie traduit un désarroi de l’ordre de la sexualité. On sait qu’un certain nombre de souffrances d’ordre sexuel, psychique en général, se traduisent par des troubles dans l’alimentation. Annie Ernaux : Anorexie, boulimie…

Dominique Viart : Ça prouve que ces composantes sont intimement liées et cela, vos textes le disent d’une manière extrêmement forte. Maintenant, abordons autre chose que ces perturbations du régime alimentaire. On a parlé de la nourriture comme marqueur historique, comme apprentissage historique, apprentissage social, etc. Peut-être peut-on dire un mot de la dimension de la transmission. Dans l’une des dernières occurrences de ces repas de famille que vous rappelez dans Les Années, la narratrice est devenue adulte, elle a des enfants qui eux-mêmes sont en train de devenir adultes et elle réussit quand même à les réunir. Formule, d’ailleurs, qui en dit long sur l’évolution de la société et sur cette difficulté à se réunir et à demeurer encore dans le partage, cela montre que quelque chose se défait dans la transmission. Il y a un moment, donc, où vous racontez que, lors de ce repas, on va cuisiner un gigot et chercher une bonne bouteille de vin pour essayer d’éduquer et de transmettre le goût : faire manger aux enfants quelque chose qu’ils ne découvrent pas ailleurs, à un moment où une adversité alimentaire est en train de se faire de plus en plus menaçante. Annie Ernaux : Il s’agit de transmettre une cuisine qui demande du temps, du temps qu’ils n’ont pas, mais c’est également le goût de choses que je souhaite transmettre, des choses qui passent dans ces moments festifs. Ça me paraît important d’abord parce que, dans les années 1990-1995, la cuisine rapide, la cuisine fastfood est en train de gagner le terrain et de faire changer les goûts. En même temps, il ne s’agit pas de transmettre forcément des recettes, mais une certaine forme de cuisine. Il s’agit d’un lien entre le passé et le présent et peut-être le futur.

Dominique Viart : D’ailleurs ce qu’on transmet aussi, c’est du temps. Vous venez de parler de fastfood, en Italie est né ce grand mouvement opposé nommé « slow food » où il s’agit de transmettre le temps qu’on passe à la cuisine et le temps qu’on passe à partager les choses qui ont été cuisinées. Les Années montre le lien qui s’organise autour de cela, ce temps disponible, ce temps donné à l’autre, qui aujourd’hui se disperse et se défait. Vous montrez aussi dans ce même ouvrage l’émergence de nouveaux produits : » Il y avait un nouveau franc, le Scoubidou, le yogourt aromatisé, le lait en berlingot et le transistor. » Des étapes qui viennent changer nos rapports aux matériaux et même aux aliments… Annie Ernaux : Tout cela scande effectivement le livre parce que ça fait partie de la vie. Mais la récurrence des repas dans Les Années a aussi une autre fonction : évoquer les sujets de conversation variables selon chaque époque. Ils m’ont permis aussi de réaliser qu’on oublie peu à peu ce dont on ne parle pas. Par exemple, vers la fin des années 1950 et au début des années 1960, on ne parle pas de la guerre d’Algérie, on ne parle pas non plus de la Shoah. En revanche, la télévision, par exemple, va devenir un sujet de conversation. Les repas suivent l’évolution d’un regard : dans les premiers repas c’est celui d’un enfant, ensuite un regard d’adolescente puis un regard de jeune femme mariée. La jeune femme qui a fait le repas avec toute l’angoisse que cela suscite, surtout quand elle reçoit, c’est presque un drame intérieur.

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Dominique Viart : Justement, ce sont des choses sur lesquelles vous insistez beaucoup dans La Femme gelée notamment, surtout la découverte d’un seul coup de ce rôle dévolu à la femme. Annie Ernaux : C’est la grande nourricière, la femme !

Dominique Viart : Malgré l’exemple familial, vous dites : « Je n’ai pas eu le bon exemple. C’était le père qui était aux fourneaux ». Il y a des pages terribles dans La Femme gelée de ce point de vue là, sur ce qu’on attend d’elle. On retrouve cela dans Mémoire de fille puisque vous évoquez une année passée à l’École normale d’institutrices où on apprend évidemment les matières qu’on va devoir enseigner aux enfants et la pédagogie qui va l’accompagner, mais aussi la cuisine. Annie Ernaux : On apprenait à faire la cuisine dans une très belle cuisine d’ailleurs, bien équipée, comme dans les pages de magazines !

Dominique Viart : La cuisine idéale en fait. Cette image des magazines revient souvent dans vos textes comme une image à laquelle il faut se conformer, à laquelle la femme – contrainte par la pression sociale – doit se conformer. Annie Ernaux : C’est beaucoup moins vrai maintenant. Je prends l’exemple des deux compagnes de mes fils qui ne savaient absolument pas faire la cuisine. Mais quand même les femmes demeurent les seules à détenir l’organisation culinaire de la semaine, les seules présupposées à la subsistance. C’est certainement un domaine dans lequel les hommes devraient s’investir davantage et trouver des satisfactions, mais apparemment ce n’est pas encore le cas.

Dominique Viart : Ne serait-ce que pour sauver des couples, parce que comme vous l’écrivez (dans La Femme gelée) la cuisine est en fait le ferment de dissociation des couples. Annie Ernaux : Oui, vous savez bien, la chanson de Greco : « La cuisine qui retient les petits maris qui s’débinent »6 : c’est une vieille chanson qui confortait l’ordre.

Dominique Viart : Cette astreinte à tenir un rôle risque de mettre la femme dans une sorte de schizophrénie vis-à-vis d’elle-même. Une autre page du même livre, plus loin : « Sept heures du soir […] aucune envie de préparer le moindre repas […] ». Annie Ernaux : Très sérieusement, c’est immense en réalité, quand on y pense, que la femme ait à assumer la totalité de la tâche, imaginer et prévoir les repas pour une famille de quatre personnes, parfois plus. Cela suppose qu’elle doit être un ordinateur qui prévoit les quantités, le timing, etc., Si les femmes arrêtaient de faire la cuisine, il y aurait une révolte.

Dominique Viart : En montrant l’importance et la lourdeur de cette tâche, vous faites comprendre aussi pourquoi un certain nombre de femmes qui n’arrivent pas à faire cela se trouvent extrêmement dévalorisées elles-mêmes et peuvent sombrer dans des formes de dépression parce qu’il s’agit de se hisser à un modèle parfois inaccessible ou trop pesant. Encore une fois, tous les drames, les tragédies du quotidien peuvent paraître dans ce genre d’injonction. Annie Ernaux : Absolument, cela peut être la cause de violences conjugales.

Dominique Viart : Vous avez évoqué tout à l’heure le supermarché, un autre aspect de votre œuvre, largement tournée vers ce regard socio-ethnographique porté sur vous-même, sur votre trajet et sur ce qu’il peut signifier pour tout le monde, se porte aussi sur l’extérieur. Je pense à Journal du dehors, à La Vie extérieure et à Regarde les lumières mon amour, trois de vos livres où, justement, vous êtes attentive à la vie quotidienne des gens dans le métro, dans le RER, mais également dans le supermarché. À côté du partage sexuel, « genré », comme on dit aujourd’hui, il y a aussi un autre partage, celui de la misère et de l’aisance, de

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la richesse. Les caddys ne sont pas les mêmes et du coup la forme du corps n’est pas la même non plus. Annie Ernaux : Ce qui est très sensible et arrête toujours mon regard quand je suis aux caisses, c’est de voir ce qui s’étale sur le tapis de caisse, c’est lié aux ressources économiques. Il suffit d’un regard pour voir le coût, la quantité de la nourriture qui s’offre ainsi à la vue de tous. Une nourriture qui conditionne le corps : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ». On peut donc imaginer le mode de vie des gens. Il est vrai que dans Regarde les lumières mon amour, à mon tour, étant aux caisses, étant reconnue par une lectrice qui me laisse passer devant elle, en posant sur le tapis ce que j’ai pris dans mon caddy, je sais qu’elle observe. On expose son mode de vie, on expose son porte-monnaie en réalité, mais tout cela reste non dit.

Dominique Viart : Il est frappant qu’à côté de la misère sociale, il y ait une misère culturelle qui la redouble ; doublement, j’allais dire. Parce que la misère culturelle est d’abord le fait de ne pas savoir que tel produit est plus sain qu’un autre ; ensuite, à cause du fait que le supermarché devient un lieu de sortie, un lieu où on va se distraire le week-end pour certains milieux sociaux, pour certaines familles. Ce qui signifie qu’il n’y a pas d’autres espaces pensables. Annie Ernaux : Là, je pense qu’il ne faut pas avoir un regard élitiste sur l’hypermarché dans la mesure où il y a un vrai plaisir de voir l’abondance…

Dominique Viart : Surtout quand on en est privé soi-même ? Annie Ernaux : C’est un lieu où on voit du monde.

Dominique Viart : Justement, j’avais également retrouvé chez Bourdieu une page sur le café. Il écrit : « Le café n’est pas un endroit où on va pour boire, mais un lieu où on va pour boire en compagnie. » Au supermarché, on est nombreux, mais on est tout seul. Annie Ernaux : Pas vraiment, on n’est pas tout seul parce que les gens se voient les uns les autres, même s’ils n’ont pas l’air de se voir.

Dominique Viart : C’est quand même une maigre consolation, non ? Annie Ernaux : C’est quand même un lieu festif, je persiste à le penser, sauf si vous pensez aux hypermarchés dans les périphéries qui sont une espèce de grand rectangle sans grâce ni rien. Moi je pense aux supermarchés qui se trouvent dans des centres commerciaux où on peut profiter des boutiques, c’est une façon de sortir aussi.

Dominique Viart : Vous n’avez pas l’impression que c’est une sociabilité qui s’est perdue ? J’aimerais vous ramener dans votre café épicerie des origines. Annie Ernaux : Au café, il n’y a que des hommes ou presque.

Dominique Viart : J’ai sans doute une conception un peu idéalisée de cela, mais j’ai le souvenir que dans les petits commerces on se parlait plus facilement que dans la queue des caisses où on n’a qu’une hâte, c’est que la personne du devant ait fini pour passer à son tour. Annie Ernaux : Il y a de la patience pourtant : il ne faut pas croire qu’on ne se parle pas, on arrive à se parler. C’est un lieu où il se passe plein de choses.

Dominique Viart : Une dernière question. Comment faites-vous pour écrire tout cela ? Quel type d’acuité, d’attention faut-il développer et quel type de rapport au langage faut-il construire pour pouvoir dire cela sans que ça soit simplement du reportage ou de la discussion banale ? Annie Ernaux : C’est vraiment difficile de vous l’expliquer. Il me semble que j’ai toujours aimé regarder, observer. Parce que c’est aussi ressentir des choses, toutes

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sortes de petites émotions, et donc avoir envie de dire que ça signifie quelque chose, avoir envie de les écrire.

Dominique Viart : Ces choses-là, est-ce qu’elles s’écrivent immédiatement quand vous les observez, ou est-ce l’écriture qui va les chercher en faisant ré-advenir à elle des images et des souvenirs ? Annie Ernaux : Il y a des choses notées et il y a beaucoup d’autres que l’écriture fait advenir sans que la volonté y soit vraiment pour quelque chose. Parce que ma mémoire est très sensorielle, à la fois auditive et attentive aux détails. La mémoire est pour moi un moyen de connaissance total.

Dominique Viart : Vous diriez qu’on écrit mieux quand on observe, quand on est attentif ou bien que l’on est plus attentif parce qu’on écrit ? Je veux dire : est-ce que le fait d’écrire rend plus lucide ou plus sensible à ce qui se voit, à ce qui s’agite autour de nous ? Annie Ernaux : Je pense que ça rend plus sensible, parce qu’il y a cette idée que ce qu’on voit, ce qu’on sent, servira.

Dominique Viart : C’est l’idée que ça servira ou l’idée que cela a besoin d’être dit ? Annie Ernaux : Ça a besoin d’être dit bien sûr. C’est une façon de sauver ce qu’on a vu, ce qui se passe. Par exemple, à travers ce petit texte Regarde les lumières mon amour, j’ai l’impression de sauver un moment de l’histoire, celle qui se passe au niveau le plus modeste mais le plus essentiel qui est la nourriture. J’ai ce sentiment de sauver, ce sentiment que ça fait histoire. Au fond, c’est un peu la même chose que pour Les Années.

Dominique Viart : Oui c’est cela, je pensais à la dernière phrase du livre Les Années : « Sauver quelque chose du temps où on ne sera plus jamais ». Annie Ernaux : Oui ça fait partie de cela.

Dominique Viart : Ce livre, Regarde les lumières, mon amour, est paru dans la collection crée par Pierre Rosanvallon qui essaie de sauver quelque chose de l’expérience quotidienne, intime de chacun.

Échanges avec le public

Public : À quoi correspondent pour vous les petites séquences textuelles qui ouvrent et qui ferment Les Années et qui sont bien plus brèves que le corps même de l’ouvrage ? Annie Ernaux : En réalité, ce livre a vraiment commencé en 1985. J’ai commencé d’écrire « Toutes les images disparaîtront », puis évoqué quelque scènes comme la femme accroupie qui urinait, l’homme croisé sur le trottoir et d’autres petites scènes. J’ai abandonné, ensuite j’ai repris quelques photos que j’ai décrites. Puis, je suis revenue avec l’idée que tous les mots disparaîtront. Au fond, c’est imaginer qu’un jour mon existence, toute existence disparaît et on ne sera plus qu’un nom perdu dans une lointaine génération. Donc, ces séquences expliquent le pourquoi du livre : pourquoi je veux remonter le temps, c’est-à-dire le faire commencer aux années 1940 etc. Mais sans que je le sache, avec ces énumérations d’images, d’expressions, de mots, j’annonçais le contenu et la méthode du livre : reparcourir le temps grâce à des souvenirs de choses, de publicités, etc. Je dois avouer que je ne savais pas du tout comment finir le livre et d’un seul coup, en terminant d’écrire le projet du livre, ce qu’il serait, la finalité de « sauver » a entraîné spontanément celle d’une nouvelle énumération, mais plus courte, correspondant à celle du début. « Sauver » répond à la première phrase du livre, « toutes les images disparaîtront ». « Sauver le temps où

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on ne sera plus jamais ». Ce n’est pas seulement sauver mon existence, c’est sauver le temps où nous étions tous, c’est l’idée de l’écriture qui sauve. Dominique Viart : C’est aussi pour cela que les repas de famille sont une forme d’eucharistie. C’est un moment où on fait cela en mémoire des gens dont on parle. Annie Ernaux : Oui. D’ailleurs, je pensais justement à la Cène évangélique. Je me demandais pourquoi ils étaient tous assis derrière une table et non pas autour. Je pensais à cette force du repas dans la Bible où il y a tout le temps un grand repas qui rassemble.

Public : À vous écouter, madame, je me demande s’il n’y a pas dans votre recherche littéraire quelque chose de fondamentalement poétique. Vous cherchez l’essence des choses. Votre regard n’est-il pas d’une certaine façon celui d’un poète ? Annie Ernaux : Il est vrai que la poésie consiste à rechercher l’essence des choses, mais je ne me suis jamais considérée comme poète. Ceci étant, je passe à écrire mes livres – qui ne se présentent pas comme des poèmes – autant de temps que passe un poète sur ses poèmes, si j’écris une page en deux jours c’est bien. À vrai dire je n’ai jamais voulu définir ce que j’écrivais. Dominique Viart : Il y a quelque chose de très intéressant dans ce que vous disiez à l’instant. Voisinent chez vous cette beauté des formules que vous trouvez, avec en même temps la recherche d’un récit, d’une forme de narration, quelque chose à mettre en lien, à relier, ce qui n’est pas forcément le geste de la poésie, si ce n’est que les choses que vous reliez sont toujours des fragments. C’est en effet toujours à partir de fragments que vos récits s’élaborent. Ils se donnent du reste eux-mêmes comme des fragments. Depuis La Place, ce n’est jamais une histoire qui serait racontée, avec du romanesque, des péripéties, une intrigue. Mais plutôt un ensemble de saisies fragmentaires, de moments, souvent avec les photos, lesquelles sont aussi des saisies de l’instant, autour desquelles votre texte essaie de reconstruire les bribes d’un récit. Annie Ernaux : Je trouve dans le récit quelque chose qui est satisfaisant. Je crois qu’on a besoin du récit. Dominique Viart : Ça permet une transmission aussi, comme les propos qui se tiennent dans les déjeuners de famille où l’on se raconte. Annie Ernaux : Bien sûr, on raconte beaucoup, avec les circonstances, ça fait partie du plaisir. Le récit est premier quand même, je crois.

Public : Peut-être vouliez-vous sauver le monde à travers ce que vous avez écrit, mais je me demande s’il n’y a pas une volonté de témoigner de vies disparues, pour nous dire qu’il n’y a pas de petite vie, que la vie de chacun est importante. Annie Ernaux : Oui, je pense que vous avez tout à fait raison. Pour moi, une vie en vaut une autre. J’allais dire qu’il n’y a pas au départ ce désir de témoigner, mais sans doute le résultat est-il là. Dominique Viart : Ce qui va dans votre sens, c’est que l’ensemble des œuvres d’Annie Ernaux ou presque s’appelle Écrire la vie et non « écrire ma vie ». Il y a quelque chose aussi d’assez vertigineux, je vais être beaucoup plus personnel, toute l’œuvre – ou une grande partie de l’œuvre – est articulée autour de cette découverte de la trahison de classe, pour reprendre une formule bien connue des sociologues. Elle procède donc de la difficulté que suppose la découverte d’un monde autre, et du travail sur soi-même. Mais il me semble que quelque chose l’anime, qui nous émeut

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plus encore peut-être, maintenant, dans la lecture que l’on peut en faire : on est en train de s’aviser que, dans le monde dans lequel nous vivons, cette expérience de la trahison de classe, qui est aussi l’expérience de l’ascenseur social, comme on dit, est une expérience qui se perd aujourd’hui. Malheureusement bien des générations de jeunes n’auront pas cette chance. Car c’en est quand même une : et c’est là ce qui rend les œuvres d’Annie Ernaux d’autant plus émouvantes.

NOTES

1. Annie Ernaux, Écrire la vie, Gallimard, collection Quarto, 2011. 1088 pages, 100 illustrations, sous couverture illustrée. 2. Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1979, p. 85. 3. Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, 2008. 4. Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 218-219. 5. Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 210. 6. « La Cuisine ».

RÉSUMÉS

Entretien avec Annie Ernaux réalisé par Dominique Viart dans le cadre du festival LAC 2016 à la Chapelle des Cordeliers (Clermont-Ferrand), le 2 avril 2016.

Interview with Annie Ernaux, by Dominique Viart during the LAC festival 2016 at the Chapelle des Cordeliers (Clermont-Ferrand), April 2d 2016.

INDEX

Mots-clés : cuisine, littérature Keywords : cuisine, literature

AUTEURS

ANNIE ERNAUX L’expérience vécue est la matière première de son œuvre narrative qui mêle autobiographie et réflexion sociologique. Lauréate de nombreux prix littéraires, elle revendique une écriture « plate ». Dans Les Années, le repas de famille et les rites de la table révèlent les conditions et

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distinctions sociales. Bibliographie : La Place, Gallimard, 1983. Les Années, Gallimard, 2008. Regarde les lumières mon amour, Seuil, 2014.

DOMINIQUE VIART Essayiste, critique et professeur de littérature française à l’université Paris Nanterre, membre de l’Institut universitaire de France, il co-dirige avec Jean-Marc Moura l’Observatoire des écritures contemporaines françaises et francophones. Dominique Viart est co-auteur avec Bruno Vercier de La littérature française au présent : héritage et mutations de la modernité (Bordas, 2005).

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« La mangeaille et le vaporeux ». « Parlons la bouche pleine ! » Entretiens avec Maryline Desbiolles et Ryoko Sekiguchi

Frédéric Clamens-Nanni, Maryline Desbiolles, Johan Faerber et Ryoko Sekiguchi

« La mangeaille et le vaporeux »

Johan Faerber : La cuisine est un des éléments qui permettent à l’écriture de se déployer dans les œuvres de Ryoko Sekiguchi et Maryline Desbiolles : Maryline Desbiolles a produit une œuvre dense et novatrice. En dehors de La Seiche (1998) remarquable roman, citons Anchise, qui a obtenu le prix Femina en 1999, et Le Goinfre (2004), qui sont selon moi deux œuvres majeures. Plus récemment, Le Beau Temps est fondé sur une exigence formelle rare et fait montre d’une générosité, à la fois dans l’écriture et le déploiement des personnages que la cuisine peut illustrer. Ryoko Sekiguchi n’est pas romancière ; elle a produit une œuvre essentiellement poétique. Elle est née au Japon alors que Maryline Desbiolles est née en Italie, ce qui posera quelques questions sur la manière dont la cuisine retentit dans leurs œuvres respectives. Parmi les titres marquants de Ryoko Sekiguchi, je citerai principalement Calque (2001), le très récent Ce n’est pas un hasard sur Fukushima et le très élégant La Voie sombre qui est sorti il y a peu de temps. Ryoko s’est intéressée pleinement à la cuisine non pas en tant que textes mais en tant que plastique pour les trois œuvres suivantes : Le Club des gourmets et autres cuisines japonaises, Manger fantôme et le très beau L’Astringent. Ryoko Sekiguchi, dans Manger fantôme, vous déclarez : « Si je n’étais pas devenue écrivain, je serais volontiers devenue cuisinière ». Est-ce que vous pouvez expliquer les liens que vous tissez, dans votre vie, avec la cuisine ? Et plus largement, pourquoi avez-vous choisi d’être écrivain plutôt que cuisinière ? Ryoko Sekiguchi : En fait je ne sais si je suis plutôt écrivain que cuisinière puisque je fais ce travail ici… Mais je fais la cuisine pour des soirées thématiques et littéraires et donc, je fais aussi de plus en plus la cuisine. D’une part, mon histoire avec la cuisine commence avec ma famille, avec ma mère qui avait une école de cuisine, quand j’étais petite. Ma mère pensait : puisque tu es une fille, tu dois faire la cuisine ; mais en même temps dès cette époque je m’intéressais à l’histoire de la cuisine. Chaque fois

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qu’elle concoctait une recette, un plat, j’observais... Comme ça, j’ai pu travailler avec ma mère. Depuis que j’ai commencé à écrire sur la cuisine dans la littérature, j’ai impression que ce ne sont pas deux choses séparées. Déjà, comme je l’ai dit dans l’anthologie Le Club des gourmets et autres cuisines japonaises où j’ai donné des nouvelles de la littérature japonaise ayant comme thème la cuisine, la cuisine dans la littérature peut être un excellent appareil, un grand bol dans lequel on peut tout mettre. On peut voir l’amour, la maladie, la mort, la vie, les classes sociales, et bien d’autres choses : avec des aspects très concrets, très énergiques, des questions de perception aussi. L’acte de faire la cuisine est l’un des rares actes où il faut déployer les cinq sens.

Johan Faerber : Maryline Desbiolles, Manger avec Piero s’ouvre par cette phrase : « l’Italie me donne faim ». Ryoko Sekiguchi évoquait la manière dont la cuisine et l’écriture semblaient des activités proches l’une de l’autre : êtes-vous de cet avis ? La littérature vous donne-t-elle faim comme l’Italie ? Maryline Desbiolles : Je crois qu’elle a tout dit. C’est cela qui est en jeu dans mes livres : il me semble que c’est comment creuser mon appétit. Ce n’est absolument jamais finir un livre, boucler quelque chose, mais comment relancer les choses et creuser mon appétit. Au fond, comme le Goinfre, être de plus en plus avide. Je crois que c’est cela vraiment qui est en jeu. Alors, l’Italie me donne faim. Mais au fond, c’est d’écrire le livre qui me donne faim. On commence par ce qui est au cœur de mon travail.

Johan Faerber : J’ai l’impression qu’il y a plus d’appétence que d’appétit : il faut en effet toujours relancer. C’est une logique – je pense là notamment à La Scène. On passe de banquet en banquet comme si finalement l’existence donnait la structure au récit, comme si dans la vie on passait d’une scène d’un repas à l’autre. Maryline Desbiolles : La Seiche, je l’ai écrit je ne sais vraiment pas pourquoi. C’est toujours très drôle, de dire une chose pareille mais vraiment, je ne sais vraiment pas pourquoi. La structure de ce livre fait que c’est un livre à contraintes ; avec une recette ; chaque chapitre est une injonction de la recette. Le livre est une suite de digressions à partir de cette recette. Quand j’écris un livre, je ne peux plus le laisser tomber. Le fait que j’aie mis en route cette histoire fait que forcément il y aura une suite. Quand on parle, on a l’impression qu’on maîtrise tout : or, c’est absolument faux, évidemment. Je me rends compte au fond que La Scène est très homophonique de La Seiche. Pendant que La Seiche cuisait, il n’y avait pas de repas à partager, et au fond La Scène est la suite. C’est-à-dire que c’est tous les repas possibles, c’est la suite. La Scène est donc la suite de La Seiche. C’est pour moi un motif pour dire que les livres ne sont pas clos, c’est comme une série avec des saisons infinies. Les banquets en question et à table sont les motifs de tous mes livres. Dans beaucoup de mes livres, j’essaie de reprendre tous les motifs et de les remachiner autrement. Et dans La Scène, c’est particulièrement ça, j’essaie de les reprendre tous pour les attabler différemment.

Johan Faerber : Effectivement, je relevais cette expression dans La Scène : « immense et magnifique assemblage ». C’est un peu l`opposé du travail de Ryoko Sekiguchi. Pouvez- vous parler de la manière dont vous vous emparez de la cuisine ? Chez Maryline Desbiolles, c’est quelque chose de plutôt charnel. Pour vous, c’est plutôt une cuisine qui est, comme vous le dites dans Manger fantôme, au bord de l’évanouissement, assez vaporeuse ; j’ai l’impression que les plats que vous cuisinez seraient de la cuisine japonaise. Est-ce que vous pouvez nous parler de cette espèce d’évanescence ? Tout à l’heure, vous disiez de la

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cuisine que c’est du concret, c’est matériel. Or dans Dîner fantasma – un livre magnifique avec des photos superbes – on ne voit pas les plats mais on dirait des présences, des fantômes. Ryoko Sekiguchi : Toutes ces photos sont celles d’ingrédients tout à fait comestibles. Par rapport à votre question, c’est tout à fait juste. Cela vient du fait que le thème de la cuisine commence assez brutalement, assez tard, à partir de 2011, alors que je lisais depuis toujours des livres de cuisine1. En fait, c’est une triple catastrophe, un cauchemar qui m’a fait penser à ça. Parce que dans cette région qui était très riche à la fois de fruits de mer, de gibiers, c’est comme si on avait perdu notre Aquitaine. On peut compter le nombre de maisons, les morts, mais on ne peut pas quantifier le goût qu’on a perdu, les mains qui faisaient la cuisine, les recettes de chaque personne… Comment les retrouver ? J’ai pris ça comme un travail de littérature. Récemment, j’en ai parlé à Christian Bukowski qui m’a dit : « toi et moi ce qu’on fait est un travail de terreur. Il y a à la fois l’imagination, la mémoire qui est témoin éphémère, la cuisine en général ; on a une image très heureuse qu’on partage mais c’est quelque chose qui est très difficile à partager aussi ». Je crois que c’est le travail de la littérature de ramasser des petits morceaux et d`essayer de les décrire.

Johan Faerber : D’ailleurs Manger fantôme s’achève sur Fukushima… Je vais poser à Maryline Desbiolles une question un peu plus légère : en comparant votre œuvre et celle de Brillat-Savarin, j’ai trouvé exactement le point de jonction de la gastronomie : pour Brillat- Savarin, la cuisine se divise entre l’injonction et le goût du verbe qui s’associe toujours à un goût de l’anecdote. Les anecdotes dérivent vers des histoires et après c’est le déploiement des récits. Est-ce que le repas est un vecteur, un déclencheur non pas d’anecdote mais du récit, de l’histoire ? Maryline Desbiolles : Vous avez prononcé ce mot d’assemblage, on a fait quelques allusions aux arts plastiques. C’est quelque chose qui m’a beaucoup libérée. Je fais partie de cette génération nourrie en mathématique par la théorie des ensembles. Claude Simon en a beaucoup parlé dans ses conférences. La théorie des ensembles justement, la combinatoire, je pense que ça fonde une pensée. Le repas c’est comment tout a changé parce que vous êtes avec des invités différents. Tout a changé. Même le repas familial avec des gens que vous connaissez, mais ils sont placés à des endroits différents, vous mangez des choses différentes ou vous les recevez ailleurs, vous mangez des choses différentes avec eux et tout est changé. C’est un fait, ce qui me donne faim, c’est comment faire avec le même, comment l’orienter différemment, l’éclairer, le nourrir différemment pour que tout soit changé, c’est ce qui m’agite dans la littérature.

Johan Faerber : C’est un peu l’immanence même dans la contingence. Ryoko Sekiguchi, vous êtes aussi traductrice, vous avez traduit Mathias Énard pour le Japon. Est-ce que vous aussi vous vous trouvez à l’intersection de ce goût pour le verbe, notamment dans Manger fantôme ou dans L’Astringent, chaque fois que vous prenez un terme et que vous essayez de voir si finalement la langue n’a pas un goût ? Seriez-vous aussi entre goût pour la langue et goût pour une histoire ? Parce que finalement dans Manger fantôme, c’est extrêmement narratif… Ryoko Sekiguchi : Surtout, je pense que tout commence avec le mot. L’Astringent c’est pareil. C’est en cherchant la traduction appropriée du mot qui est l’équivalent de l’astringent en japonais mais qui a une connotation beaucoup plus ample, charnelle, que j’ai été amenée à écrire ce livre. Je vais dans quelques semaines sortir un autre livre qui s’appelle Fade2 : qu’est-ce que c’est que ce non-goût ? J’ai entendu souvent les Français parler de la cuisine japonaise fade, mais pour nous ça a du goût. En fait, je

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pense que la gastronomie bien sûr n’existerait pas s’il n’y avait pas de mots. Et je pense que la cuisine japonaise et la cuisine française ont quelque chose de commun qui fait qu’historiquement parlant, il y a toujours eu des écrits sur la cuisine, sur la nourriture. Maryline Desbiolles : Le fade : on m’a commandé un texte sur Marquet pour le catalogue d’une exposition à Paris ; je ne voyais pas. C’est quand j’ai pensé au mot fade que j’ai réussi à voir, avec ce goût, que j’ai pu écrire quelque chose d’assez gonflé, comme peuvent seuls le faire des gens comme moi qui ne sont pas des historiens de l’art, sur la fadeur de Marquet. C’est vrai que le fade n’est pas une catégorie possible en cuisine ; mais j’ai essayé de voir ce que ça peut être en peinture. C’est passionnant, c’est pour ça que je trouve que l’astringent est une catégorie vraiment passionnante parce que pour nous l’astringent, ça fait triste.

Johan Faerber : À propos de la cuisine saturnienne, Jean-Pierre Richard écrit quelque chose sur la fadeur de Verlaine. Justement, vous évoquez, Ryoko Sekiguchi, dans Manger fantôme, la revue d’une entreprise qui produisait des catalogues d’art dans lesquels il y a la phrase suivante : ce qui est innommable est immangeable. Cette question est au cœur de votre travail. Et j’ai aussi le sentiment, Maryline Desbiolles, en lisant La Scène, que le repas est de l’ordre du théâtre : il déplie une sorte de théâtre, de dramaturgie des êtres, là où le passé peut-être prendrait la parole de manière un peu active. Maryline Desbiolles : Oui, c’est aussi du théâtre, et en même temps un théâtre d’ombres si on peut dire, parce qu’il est plutôt question de disparitions autour de la table. C’est aussi autour de la table l’occasion de parler de morts.

Johan Faerber : Il y a un très beau passage dans La Scène où vous écrivez : « Décidément, la table nous protège ». Justement, chez toutes deux, à chaque fois que la table apparaît, c’est qu’elle est vraiment là pour rassembler les absents. Maryline Desbiolles : Je crois que c’est très fort. On peut parler des morts à table. Peut-être qu’on ne peut pas en parler, on peut savoir qu’ils ont été là et que d’une certaine manière, ils sont là et on mange non pas pour eux mais avec eux. Ryoko Sekiguchi : Je crois que ce ne sont pas seulement les morts humains, c’est un peu bizarre de dire ça mais on sait que pour faire la cuisine, on tue. Dans la poésie japonaise par exemple, on parle beaucoup autour de l’assiette vide, on voit la disparition des vies grâce à laquelle on vit, c’est vraiment ambivalent.

Johan Faerber : Ryoko Sekiguchi, vous racontez une anecdote qui pourrait peut-être expliquer la tradition japonaise qui consiste à laisser une assiette à table… Ryoko Sekiguchi : C’est une très belle tradition qui est malheureusement un peu perdue. Quand quelqu’un part en voyage pour longtemps, pour souhaiter qu’il revienne sain et sauf, pendant son absence, on dresse la table. C’est comme s’il était là avec nous et pour se rappeler qu’à cette table-là, il est attendu. Maryline Desbiolles : Dans ma famille en Italie, on mettait toujours une assiette vide pour l’étranger qui pouvait arriver. Ce n’est peut-être pas la même chose. Ça m’a beaucoup frappée, j’aime beaucoup la littérature et le cinéma japonais, je ne suis jamais allée au Japon mais je me sens des affinités. J’aime beaucoup le film récent de Kurosawa qui s’appelle Vers l’autre rive où quand la cuisinière, la femme, fait un certain plat, le mort apparaît. D’ailleurs ce n’est même pas une apparition, il est là pour de vrai. Ce n’est pas un fantôme non plus.

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Ryoko Sekiguchi : Par rapport à la recette, le plat réalisé EST quelqu’un. Le plat est là, la main est là et la langue qui a goûté ce plat est là aussi, je pense que c’est une vraie apparition.

Johan Faerber : Puisqu’on parlait des absents, quelque chose me frappe : ce sont quand même deux œuvres très vivantes ; il y a une célébration du vivant qui passe par ce que la cuisine peut offrir, c’est-à-dire le partage. Cette forme qu’apportent la structure, le dispositif du repas, n’est-elle pas une structure formidable de communication ? Maryline Desbiolles : À propos de La Scène, quelque chose me frappe a posteriori maintenant : quand on met la table, on met au propre. Je crois que c’est Deleuze qui disait que quand on parle, c’est un peu sale, et quand on écrit, justement, on met au propre. Mettre la table, disposer la table pour les invités, la faire propre, la faire belle plutôt, c’est mettre au propre. Pourquoi mettre au propre ? C’est aussi pour que tout soit bouleversé. C’est aussi pour que le banquet ait lieu et qu’à la fin tout soit renversé, que toute cette belle ordonnance soit complètement pervertie, bousculée : c’est le festin. Je ne sais pas si c’est de l’ordre de la communication, mais c’est de l’ordre du renversement. Moi, quand j’écris un livre, je ne sais pas du tout où je vais. J’attends du livre qu’il m’emmène vers ce que j’ignore. C’est comme dans le repas, on ne sait pas comment la chose s’est tournée, même avec des invités choisis, on ne sait jamais. Ce que j’attends du livre, c’est un renversement, un bouleversement, que je ne sois pas la même au début ou à la fin. Je ne sais pas si c’est une histoire de communication ou de transformation.

Johan Faerber : Tout à l`heure nous parlions des points communs entre la cuisine japonaise et la cuisine italienne. Finalement, dans la vision du cru et de l’Al dente, il y a quelques points de rapprochement, vous ne trouvez pas ? Maryline Desbiolles : Finalement, c’est anecdotique. J`ai toujours des points d’achoppement avec mon mari qui est du Sud-Ouest ; je ne me sens pas vraiment italienne à ce moment-là. Pour lui la cuisine doit être cuite, voire très cuite et même trop cuite, tandis que moi je suis du côté de l’al dente, ça doit être peu cuit car ça doit garder la couleur, la texture. Je me souviens de ces repas qui ressemblent à des messes avec de petites choses comme ça, minuscules, qui sont crues ; on a évoqué les seiches qu’on mangeait crues et à peine citronnées. Il me semble qu’il y a quelque chose qui va vers la cuisine japonaise. Ryoko Sekiguchi : Je vois le point commun par la texture. Je pense toujours que dans la cuisine, si on ne s’intéresse qu’aux goûts, c’est comme si dans les phrases on ne s’intéressait qu’au sens alors qu’il y a la sonorité, la longueur et beaucoup d’autres choses… On a la texture de la cuisine. Je pense qu’on est beaucoup plus poétique dans la construction de phrases culinaires.

Johan Faerber : Justement, pour revenir sur le caractère plastique, la picturalité de la cuisine : Brillat-Savarin développe ce qu’il appelle la « génésique », c’est-à-dire une sorte de sixième sens qui dépasserait nos cinq sens et que seule la cuisine importerait, et il montre que c’est ce qui fait tableau en cuisine. Il y a quelque chose dans la cuisine qui fait tableau. Pour vous, la cuisine c’est de quelle couleur ? Maryline Desbiolles : Je vais dire rouge mais je ne sais pas pourquoi.

Johan Faerber : J’étais convaincu que vous alliez dire rouge. Et pour vous, Ryoko ? Ryoko Sekiguchi : La couleur de l’eau…

Johan Faerber : On retrouve l’Italie et le Japon, justement dans cette mise en scène qu’offre la cuisine. Dans cette dramaturgie, vous évoquez souvent la Cène – le tableau –

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par de nombreuses références picturales. Qu’est-ce qui offre dans le repas, plus que dans la cuisine, d’ailleurs même, d’après vous, le cadre d’une figuralité ? Maryline Desbiolles : La Cène, c’est un tableau qui nous poursuit. C’est l’un de nos tableaux. La vie aussi est faite de hasard enfin, peut-être, je ne sais pas. Il se trouve qu’on m’a commandé en été justement un livre pour « le petit Mercure », et la commande était d’écrire quelque chose sur la nourriture. Je ne savais vraiment pas comment prendre cette chose. Il se trouve que j’allais en Italie par hasard, et que j’allais voir Piero della Francesca ; comme pendant l’été on se lève tard, je le voyais vers midi. C’est vraiment ce hasard qui a fait que pour moi les choses ont pris sens, et qu’au fond mon repas était constitué par la vision des fresques de Piero della Francesca. À ce moment-là, voilà que les choses se sont mises en place. Et encore une fois, j’étais responsable de cette association, et du coup, ça a donné d’autres choses. Mais je pense que vraiment, c’est lié à ça, à ce hasard.

Johan Faerber : Il y a un roman, quasiment une antithèse de cette sorte de banquet qui vient de sortir chez Minuit, Le Cas Annunziato de Yan Gauchard, dans lequel le héros est enfermé dans une des cellules de Fra Angelico. Et c’est dans l’Italie de 2002, il y a beaucoup de manifestations et de grèves, et le héros est mis à la diète par la force des choses. Donc l’Italie n’est pas toujours le déploiement de banquets. Pour en revenir à la question plastique, est-ce que justement pour vous, il y a une picturalité non seulement dans ce que l’on voit, ce que l’on peut photographier mais aussi dans ce que vous voulez présenter par la phrase ? Ryoko Sekiguchi : Non, pas forcément parce que je ne pense pas du tout qu’il y ait un sixième sens. La cuisine nous rappelle plutôt la limite que nous avons au contact avec le monde extérieur ; ce n’est qu’avec les cinq sens que nous avons un rapport avec le monde extérieur : il y a tout ça dans la cuisine, et rien d’autre à l’extérieur. Donc, j’essaie de mettre plutôt en avant les éléments qui ont tendance à être occultés, c’est- à-dire le toucher ou bien l’odorat. Et parmi les projets que je voudrais réaliser, il y a un livre sur la cuisine italienne et une grammaire de la recette parce que j’en ai marre de la recette de comptabilité… Combien de grammes, combien de minutes, quelle température ? Je voulais intituler ce livre Sentir, parce que c’est à la fois sentir et comprendre le monde extérieur.

Johan Faerber : Maryline, elle, a une vision très textualiste de la recette… Maryline Desbiolles : Mais non. Je vous envie parce que moi je ne suis pas vraiment une cuisinière dans la réalité, c’est ce que montre La Seiche. Moi, ce qui m’amuse et m’excite, bizarrement, c’est de suivre la recette à la lettre. Absolument à la lettre et me conformer ; ce que je fais aussi, c’est que je ne la lis pas à l’avance. J’ai tous les ingrédients, d’ailleurs quelquefois je me trouve un petit peu coincée, mais découvrir les injonctions et me plier totalement, servilement. Ryoko Sekiguchi : Est-ce que je peux justement raconter une anecdote ? Quand j’ai passé un séjour à Rome, je prenais des cours de cuisine romaine, avec un chef japonais de cuisine romaine. Au premier cours, c’était les spaghettis ; j’étais un peu déçue parce qu’il n’était pas du tout dans cet esprit de comptabilité, et il ne nous disait pas pendant combien de minutes il faut faire cuire les mets. Puis j’ai quand même posé la question pour savoir combien de minutes, et il m’a dit : « écoutez les derniers soupirs… ». Et puis il a dit : « Plus les bêtes sont vivantes, plus ça met du temps, plus ça résiste ».

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Maryline Desbiolles : Mais moi comme j’ai tous les vices, je pense que c’est mon côté bonne élève, je suis le livre. Pour moi, je dois le suivre tout à fait.

Johan Faerber : C’est la vision très textualiste dont on parlait tout à l’heure pour la recette de cuisine. Ryoko Sekiguchi : Si je fais un livre de recettes de cuisine, de cette façon-là, vous allez le suivre à la lettre ? Maryline Desbiolles : Mais bien sûr.

Johan Faerber : Alors, je voulais terminer en posant à Ryoko Sekiguchi le questionnaire que j’appelle le « questionnaire Ryoko » parce que Ryoko m’avait invité il y a quelques années à « la Cocotte ». Elle m’avait posé des questions sur la nourriture, et je m’étais dit que si un jour j’avais l’occasion, je lui poserais le « questionnaire Ryoko ». Mais je ne vais pas le suivre dans son intégralité parce que c’est un peu long ; seulement quelques questions choisies… Quel est votre premier souvenir en lien avec la nourriture ? Ryoko Sekiguchi : J’étais sur une commode ; j’avais, je pense, trois ou quatre ans, avec une grosse assiette de tomates et je suis tombée avec l’assiette et la commode.

Johan Faerber : Quelle est la première recette que vous avez réalisée ? Ryoko Sekiguchi : Recette, je ne sais pas, mais le plat, je pense que c’est surtout le pain que je faisais avec ma mère, à l’époque où j’étais toute petite.

Johan Faerber : Quel est, de manière générale, récemment le livre qui vous a le plus marquée et qui serait en lien avec la cuisine ? Ryoko Sekiguchi : Il y a chez Brillat-Savarin une anecdote que j’adore sur la vengeance. C’est une vengeance que je voudrais bien faire si un jour j’ai un ennemi : un homme invite à manger, c’est un banquet, il y a beaucoup de mets, c’est sublime, et les mets arrivent successivement ; et son ennemi lui dit : « Merci vraiment pour ce dîner, je ne peux plus manger, pas une cuillère ». Et voilà qu’arrive le dernier plat, il a très envie de manger mais il ne peut plus manger. Ça c’est la vengeance. Je voudrais bien me créer un ennemi, rien que pour exécuter cette vengeance.

Dominique Viart : Ce qui a été dit sur les couleurs et la picturalité me fait penser à Sophie Calle, à son entreprise de cuisine chromatique. Sophie Calle fait des photographies de plats de couleurs qu’elle a rassemblés, disposés et qui sont à chaque fois dans une couleur. Il y a le jaune, le rouge, le vert, des aliments qui s’y prêtent. Je me suis toujours interrogé devant cette entreprise ne sachant pas si c’était quelque chose de strictement esthétique ou qui avait encore à voir avec la cuisine et la nourriture. Je pose cette question à toutes les deux : Maryline fait souvent ce rapprochement entre la cuisine et l’art plastique et Ryoko, on sait aussi à quel point pour le Japon la présentation des plats est vraiment une œuvre esthétique. Votre réaction à cette œuvre de Sophie Calle m’intéresse. Maryline Desbiolles : En fait, ce qu’il y a aussi d’émouvant dans la cuisine, c’est combien elle est éphémère, combien on a œuvré parfois même des jours, puisqu’il faut y penser, acheter des ingrédients, comme on a dit, tout ça pour trois minutes. Il y a des films japonais où l’on mange très vite des choses qu’on a préparées pendant des heures. D’ailleurs, moi je mange très vite, je ne suis pas quelqu’un qui va observer le plat ; pour moi, la cuisine évoque des figures, des tableaux, mais ce que je vois dans la cuisine, c’est le côté éphémère, elle n’est pas à fixer. Et pour les invités, je n’ai pas à leur montrer combien c’est bon. Je trouve ça indélicat, inconvenant de les inviter à admirer ce que j’ai fait, ils doivent le bouffer. C’est vrai que je ne me sens pas dans ce dispositif où les choses sont fixées par un plat photographié. Ce qui est éphémère aussi dans la cuisine, c’est le fait que ça évoque plein de choses, des images qui

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défilent. Il faut admettre que la cuisine est ce qui se mange, ce qui s’ingurgite, ce qui disparaît. Ryoko Sekiguchi : je peux évoquer quelques points de réflexions qui m’ont marquée. Partout se heurtent la cuisine de pauvre et la cuisine de riche : ce n’est pas dû tant au fait d’utiliser des ingrédients de luxe, mais de pouvoir manger un plat chaud quand il est chaud, pouvoir manger un plat froid. Le dispositif est d’être à côté du four, avoir un frigo. Et je pense qu’aujourd’hui on aime avoir les couleurs sur notre assiette parce que c’est le signe que c’est frais ; c’est une image, ce n’est pas périmé. Ça me rappelle aussi ce que disait un chef de Sushis : « les Français adorent la pélamide, les poissons, […] notamment le saumon ; il y aussi le goût qui nous est familier, et non seulement le goût, mais il y a aussi la couleur ». Avec la couleur saumon, on peut tout de suite reconnaître que c’est du saumon, alors qu’avec le cerf blanc, on ne sait pas de quel poisson il s’agit. On peut le reconnaître donc entre ce qui est nommable et ce qui est mangeable.

Public : Vous avez parlé un peu toutes les deux de la mort dans la cuisine : vous êtes-vous intéressées dans l’écriture au motif du dernier repas, qui peut être important aussi bien dans l’héritage religieux que dans les traditions d’hospitalité ? Maryline Desbiolles : Je me demande si au fond, réunir des gens, faire un banquet et mettre toute son énergie et tout son cœur à faire cette table n’est pas toujours envisagé comme un dernier repas… Comme la possibilité qu’il soit le dernier… D’une certaine manière un banquet, un festin est presque toujours un dernier repas. Ryoko Sekiguchi : Je vous rejoins tout à fait. Ça me rappelle ce qu’un danseur disait : « Pourquoi quand je bouge, moi qui étais là, je ne suis plus là ? » ; il y a toujours une sorte d’apparition et de disparition. À la fin de mon séjour romain3, j’ai organisé un banquet. J’ai invité tout le personnel, les pensionnaires, donc quarante personnes et j’ai appelé ça le dîner des cent ingrédients : chaque ingrédient évoquait le souvenir de chacun, le souvenir du lieu ; donc c’était le dernier dîner en quelque sorte pour nous, et j’ai préparé ce banquet avec trente-deux plats. Je pense que le banquet peut aussi avoir cette fonction de ponctuer cette apparition-disparition par rapport à un lieu.

« Parlons la bouche pleine ! »

Frédéric Clamens-Nanni : Dans Le Risotto à la fraise, Maryline Desbiolles, vous évoquez en particulier les souvenirs de votre grand-mère et de sa cuisine. J’aimerais savoir quelle place occupe ce lieu en tant qu’espace dans votre écriture. Maryline Desbiolles : Dans beaucoup de mes livres, cette cuisine de ma grand-mère, c’est une cuisine monde, c’est-à-dire une cuisine où il se passe toutes sortes de choses : une cuisine de pauvre dans une maison où il n’y a pas de salle de bain, pas de commodité aucune – c’était l’arrière-boutique de la mercerie Bonaparti. Mes grands- parents et les clients venaient essayer leurs vêtements et on les leur ajustait, et on raccommodait aussi ; on y faisait aussi de la couture. Ce n’était pas une pièce spécialisée dévolue à la cuisine, mais un lieu où, en plus de la famille, des inconnus, des étrangers, des clients défilaient. Une cuisine n’est pas n’importe quelle pièce : elle pourrait faire penser au bureau de l’écrivain, qui est un endroit où l’écrivain est tout seul et où défilent évidemment tous les personnages de sa mémoire. Au fond, c’est comme une cocotte-minute, où sont en train de bouillir toutes sortes d’ingrédients. Donc, ce lieu – resserré – compte énormément… une cuisine tellement petite qu’on

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aurait pu presque avec les deux bras toucher les murs ; pourtant il y avait une table tout le long du mur qui accueillait de très nombreux invités, et d’abord toute la famille. Il y avait toujours une assiette vide pour l’éventuel passager… l’inconnu qui aurait partagé le repas. Moi j’ai une immense cuisine. Je ne me suis pas conformée cette tradition. Mais dans cette immense cuisine, il se passe énormément moins de choses que dans la minuscule cuisine… cet espace de bouillonnement.

Frédéric Clamens-Nanni : Une concentration ? Maryline Desbiolles : Une concentration, oui, et avec quelque chose de quasi explosif ! Parce que dans cette cuisine aussi, comme dans La Seiche, ce n’est pas la narratrice mais ma mère qui a été brûlée très gravement avec de l’eau bouillante. C’est un motif qui revient dans d’autres romans. La cuisine est aussi un lieu violent parce qu’on est tous les uns sur les autres. On sent que quelque chose peut aussi dégénérer. Et dans mes livres il y a aussi quelque chose de violent.

Frédéric Clamens-Nanni : Ce rapport entre le microcosme que constitue la cuisine, ce lieu de passage, de rencontres et son ouverture sur le monde, me semble être un héritage culturel qui viendrait d’Italie… Maryline Desbiolles : Oui, je vais très souvent en Italie. Et j’y retrouve cette façon d’empiler les choses. Il n’est pas rare que les gens aient plusieurs métiers. J’y ai été invitée par des universitaires qui au bout d’un quart d’heure me parlaient de leur vie privée – surtout des rapports entre les hommes et les femmes : c’est une grosse question en Italie. Tout de suite, cette espèce d’empilement, alors, c’est une affaire très sérieuse. Oui, l’empilement d’histoires dans l’Italie.

Frédéric Clamens Nanni : Rien ne se dissout. Une sorte de mélange sans que chaque élément perde son intégrité. Maryline Desbiolles : Et aussi pour moi, c’est une façon de mêler ma langue maternelle qui est quand même le français ; je ne parle pas italien avec ma famille, certainement pas avec ma mère parce qu’elle ne sait pas parler italien. Et mes grands- parents, quand ils sont arrivés en France ont abandonné leur langue. Moi je l’ai appris par hasard à l’école. Mais, je sais que cet empilement dont je parle fait que je ne me considère pas tout à fait comme un écrivain français.

Frédéric Clamens-Nanni : Parlons du traitement temporel du souvenir. Dans Manger avec Piero vous évoquez les soirs « autour de la longue table dressée sous la tonnelle comme c’est l’été, un été éternel puisque jamais enfant je ne suis allée vivre en Italie ». Et dans la phrase qui suit : « Cet été-là bien plus tard »… On a l’impression que ce ne sera qu’une fois, alors qu’en réalité, c’est une succession d’étés. Maryline Desbiolles : L’empilement des étés !

Frédéric Clamens-Nanni : La narration n’est pas du tout chronologique. Est-ce que vous acceptez quand même l’étiquette de récit ? Maryline Desbiolles : Pourquoi pas ? Ce n’est pas un problème, que je l’appelle récit ou pas. Mais c’est vrai que la chronologie est toujours un problème. Pour moi, ça ne commence jamais au début, parce que ce n’est pas la vérité. Les choses commencent l’été de mon enfance par exemple, et notre vérité temporelle, enfin ma vérité temporelle, celle que j’expose, ce serait vouloir me conformer pour plaire au lecteur : faire débuter l’histoire par son début et aller jusqu’à la fin. Mais la vérité, on le sait bien depuis longtemps, depuis Proust, notre vérité temporelle, ce n’est pas celle-là. Je me sens extrêmement réaliste dans ma manière d’aborder le temps. Il y a des flash- back en nous, des souvenirs qui se mélangent à notre présent et c’est ça notre vérité.

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Frédéric Clamens-Nanni : Cette structure se retrouve aussi dans La Seiche : vous avez parlé d’une série de digressions mais en réalité, on vous suit parfaitement…, le récit est toujours tenu par un fil. Maryline Desbiolles : Oui, je regrette d’avoir parlé de digression parce qu’en vérité, je suis très structurée. Le mot « digression » était très malheureux. Je l’ai utilisé parce que La Seiche avait été refusé par tous les éditeurs ; et Françoise Verny qui officiait chez Grasset à l’époque, m’avait dit : « votre livre est intéressant mais que de digressions ! »… On pourrait imaginer qu’il y a des écrivains qui écrivent avec plan, et d’autres sans plan. Les écrivains sans plan iraient un peu au bonheur la chance, mais pas du tout. Moi, ce qui structure mon récit, admettons, mon livre, mon roman, c’est l’écriture. C’est très structuré mais le plan est à découvrir.

Frédéric Clamens-Nanni : L’« appétence » dont il a été question4 pourrait déboucher sur une forme de débordement. Or, au contraire, vous avez une écriture très serrée, tout en étant quand même très incarnée… Maryline Desbiolles : Je suis tout à fait d’accord. Le débordement est contenu dans la structure en quelque sorte. La Seiche paraît à part dans mon travail, mais pas du tout. Bien sûr, cette structure de la recette est plus évidente que dans d’autres livres. Les autres ont des injonctions de même nature mais plus secrètes, plus difficiles à voir.

Frédéric Clamens-Nanni : La Seiche m’a fait penser aux poulpes dans La Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint : ils sont d’abord dans un sac informe, puis vidés dans un évier. La seiche, objet du texte, est-elle pour vous un matériau littéraire ou une figure ? Maryline Desbiolles : Je ne sais vraiment pas comment a commencé cette histoire de La Seiche. Tout simplement j’ai cuisiné une fois ce « truc », pas deux, et ça m’a beaucoup frappée, cette bestiole que j’avais vue à d’autres occasions vivante ; pouvoir faire quelque chose avec ce « truc » informe. Ça fait crépiter quelque chose en vous. Mais je n’aime pas penser à l’encre de la seiche.

Frédéric Clamens Nanni : On est tenté d’établir une analogie entre le caractère informe de la seiche et le caractère informe du langage. Faut-il cuisiner les mots… comme une seiche ? Vous écrivez : « Nos paroles retombaient entre nous, asséchées, blanches d’être toujours prononcées à côté de ce qu’on aurait voulu, comme si elles glissaient de travers de la bouche, prenant invariablement la tangente (…) »5. Maryline Desbiolles : Oui, oui c’est vrai, mais je dis, c’est vraiment de l’ordre de la lucidité ; j’ai toujours le sentiment que les mots – et d’ailleurs, ce n’est pas un sentiment, c’est vrai – que les mots vont plus loin que moi. Ils sont porteurs d’une histoire qui me dépasse et j’ai l’impression que les mots vont aller plus loin que ma première impression.

Frédéric Clamens-Nanni : « Cuisiner les mots » au sens où la police va « cuisiner » un suspect, c’est-à-dire le forcer, essayer de débusquer l’aveu. Or dès le premier mot de La Seiche justement, la recette commence par une erreur. Et c’est une erreur qui porte sur la dénomination ! Maryline Desbiolles : Exactement !

Frédéric Clamens-Nanni : Revenons pour finir au Risotto à la fraise ; a priori, ces aliments ne vont pas du tout ensemble. C’est justement là-dessus que vous mettez l’accent : un mariage impossible, qui serait totalement inconvenant sur le plan moral, une sorte de mariage un peu… prétentieux ! Maryline Desbiolles : Exactement ! Il y a beaucoup d’enjeux dans Le Risotto à la fraise. Je vous remercie d’en parler parce que c’est aussi ce déclassement ou cette

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inadéquation entre le risotto qui est un plat populaire et sa récupération par la bourgeoisie. Et voilà un plat qui fait son malin …

Frédéric Clamens-Nanni : Le risotto qui est justement populaire. Humble, au sens premier du terme. Maryline Desbiolles : Oui, humble, mais d’un raffinement extrême.

Frédéric Clamens-Nanni : « La réussite d’un plat quel qu’il soit tient aussi à ce qu’il laisse en suspens, à ce qu’il ne résout pas tout à fait, à ce que délicieusement, il n’aurait pas tout à fait »… De même, un livre qui va nous marquer, n’est-ce pas un livre qui ne va pas nous rassasier complètement ? Maryline Desbiolles : C’est vraiment ça, avoir toujours faim, c’est ça l’enjeu. J’avais un maître, un instituteur que j’ai adoré qui était extrêmement rigoureux ; il était communiste, il avait une morale mille fois plus exigeante que notre curé par exemple ! Et il nous disait toujours un truc qui me paraissait infaisable : qu’il fallait sortir de table en ayant faim. Or cette injonction impossible a fait un chemin en moi.

NOTES

1. Ryoko Sekiguchi fait allusion au séisme sur la côte Pacifique du Tōhoku le 11 mars 2011 et à la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima (note des éditrices). 2. Ryoko Sekiguchi, Fade, Argol, 2016 : « “C’est fade”, dit-on. Une phrase banale pour désigner l’absence de goût. Seulement, qu’est-ce que le “fade” ? La cuisine japonaise, avec son tôfu et son riz blanc, est-elle vraiment un modèle du fade, comme on l’entend souvent dire ? Sur ce terme riche en connotations, aussi variées que l’imaginaire qu’il recouvre, Ryoko Sekiguchi propose une thèse singulière : le “fade” est le centre creux de la cuisine française. En explorant le passé de son expression (“il fait fade” ; “je me sens fade”), le nouage délicat du jugement et de la perception et le symbole gustatif de la cuisine japonaise, l’auteur dévoile les émotions qui reposent dans le lexique du “non-goût”, dans toute leur complexité. » (Présentation de l’éditeur, Argol). 3. Ryoko Sekiguchi a séjourné à la Villa Médicis en 2013-2014 (note des éditrices). 4. Cette appétence se déduit de la formule liminaire de Manger avec Piero, mentionnée précédemment : « L’Italie me donne faim. ». 5. La Seiche, Paris, Seuil, 1998, p. 17.

RÉSUMÉS

Entretiens réalisés à Clermont-Ferrand au cours du festival LAC 2016 : avec Maryline Desbiolles et Ryoko Sekiguchi, par Johan Faerber, le 2 avril 2016 (« La mangeaille et le vaporeux », Chapelle des Cordeliers), et avec Maryline Desbiolles, par Frédéric Clamens-Nanni, le 3 avril 2016 (« Parlons la bouche pleine ! », Restaurant Alfred).

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Interviews made in Clermont-Ferrand during the LAC festival 2016 : with Maryline Desbiolles et Ryoko Sekiguchi, by Johan Faerber, April 2d 2016 (« La mangeaille et le vaporeux », Chapelle des Cordeliers), and with Maryline Desbiolles, by Frédéric Clamens-Nanni, April 3rd 2016 (« Parlons la bouche pleine ! », Restaurant Alfred).

INDEX

Keywords : cuisine, taste Mots-clés : cuisine, goût

AUTEURS

FRÉDÉRIC CLAMENS-NANNI

Professeur agrégé à l’UCA et doctorant du CELIS, il s’intéresse à l’écriture du regard et en particulier au regard que le narrateur porte sur la fin du couple dans les romans de Christian Oster, Jacques Serena et Jean-Philippe Toussaint. Il est l’auteur de l’entretien réalisé avec Maryline Desbiolles dans le cadre du festival LAC (« Parlons la bouche pleine ! », Restaurant Alfred, Clermont-Ferrand, 3 avril 2016).

MARYLINE DESBIOLLES La romancière Maryline Desbiolles, lauréate du Prix Femina en 1999, signe plusieurs textes lumineux, où la cuisine et le repas partagé tiennent une place de choix. Son écriture à la fois tendue et lyrique tisse des liens entre une recette de cuisine et la vie humaine, les souvenirs d’enfance et la beauté de l’œuvre d’art. Bibliographie : La seiche, Seuil, 1998. Manger avec Piero, Mercure de France, 2004. Le goinfre, Seuil, 2004.

JOHAN FAERBER

Dans son anthologie La cuisine des écrivains, Johan Faerber, essayiste et critique littéraire, propose un savoureux voyage à travers les siècles, à la rencontre des écrivains qui ont célébré la nourriture et la boisson.

RYOKO SEKIGUCHI Cette poétesse et traductrice japonaise vit en France. Elle écrit en français ainsi qu’en japonais. Le Club des gourmets et autres cuisines japonaises, traduction de textes du XIIe siècle à nos jours, célèbre la fine gastronomie de son pays natal. Bibliographie : Manger fantôme, manuel pratique de l’alimentation vaporeuse, Argol, 2012. Le club des gourmets et autres cuisines japonaises, choix et présentations de Ryoko Sekiguchi, P.O.L, 2013.

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L’humour passe à table Entretien avec Luc Lang et Jean-Paul Manganaro

Jean Kaempfer, Luc Lang et Jean-Paul Manganaro

Jean Kaempfer : Jean-Paul Manganaro, qui a été professeur de littérature italienne à Lille, est l’auteur d’un texte dont le titre est un jeu de mots, Cul-in-air, en trois mots, objet un peu étrange paru chez P.O.L en 2014. Luc Lang est l’auteur de Mille six cents ventres (Fayard, 1998), Mother (Stock, 2012), L’Autoroute (Stock, 2014), Au Commencement du septième jour (Stock, 2016). Et chacun de ces auteurs a un rapport avec la question de la nourriture, et un rapport amusé, humoristique souvent, à cette réalité culturelle. Mais avant d’entrer en matière et de passer aux nourritures chez l’un et l’autre de ces deux auteurs, j’aimerais, de façon un peu plus générale, poser la question du genre littéraire. Je vais commencer avec deux livres, Cul-in-air de Manganaro et Mother, de Luc Lang : la question du genre se pose pour ces deux livres. Cul-in-air est d’une part un livre de recettes, un livre qui n’a en principe rien de fictif : il n’y a rien de moins fictif qu’un livre de recettes. Un livre de recettes, ça sert à passer tout de suite du texte, de façon transparente, vers l’objet cuisiné dont il indique la flèche. Donc ça a l’air de, c’est un livre de recettes, un livre transitif, mais en même temps, ça n’a pas du tout l’air d’un livre de recettes : lorsqu’on lit, c’est factuel, il y a des recettes, mais en même temps, c’est autre chose, ça paraît chez P.O.L., un éditeur littéraire, alors c’est quoi le genre de Cul-in-air ? Jean-Luc Manganaro : C’est un livre tous genres : comme il y a un faitout, Cul in air est un livre tous genres, et surtout c’est sans genre. Je joue beaucoup avec la syntaxe, la grammaire, les adjectifs, c’est un roman très discontinu, peut-être dans la lignée de Boccace, c’est une série de situations culinaires dans le double sens du mot, c’est un livre polisson, ce n’est pas un livre sexuel, c’est plutôt sensuel mais pas sexuel. Bon, il y a aussi des situations qui ponctuent à peu près cent cinquante recettes, dont la plupart sont originales, dans le sens où je les ai faites, je les ai réalisées. Mais je voulais aussi chercher deux chemins qui sont différents : d’une part enlever cette maestria que les hommes s’arrogent dans la cuisine, comme un fait tout à fait antidémocratique, et donc au fond proposer une cuisine qui serait extrêmement démocratique dans ses achats, dans ses emplettes, dans ses produits, et surtout la recomposition constante, jour après jour, de ce que j’appelle le reste, le résidu. Comment traiter le résidu, le reste, tout ce qui reste, pour ne pas gaspiller la nourriture. Donc il y a des tas de solutions où effectivement l’art d’accommoder est finalement plus important que l’art de faire, même si ça marche ensemble. Mais

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effectivement, quand on fait par exemple un pot-au-feu à l’italienne, qui demande beaucoup de marchandise, c’est dommage de laisser se gaspiller, ou de jeter aux ordures, tout ce qui reste. Donc le reste doit être réutilisé jusqu’à épuisement, jusqu’à disparition totale de la matière. Alors vous sentez bien qu’il y a aussi tout un discours sur la transsubstantiation.

Jean Kaempfer : On y viendra peut-être à cette théorie de la transformation — transsubstantiation. Jean-Paul Manganaro : Il faudrait peut-être aussi penser que Cul in air en trois mots, ça peut aussi être les fesses d’un bébé, au fond. Dans le temps, on avait l’habitude de photographier les bébés les fesses en l’air. Voilà en préalable.

Jean Kaempfer : Donc vous voyez d’entrée de jeu combien ce livre est effectivement inclassable, digressif, fait de restes et nous proposant un bon usage de ceux-ci. Donc un livre de recettes qui n’en est pas un avec Cul-in-air. Et Mother, le livre de Luc Lang, c’est le livre d’un fils qui parle de sa mère et dont beaucoup d’indices nous laissent à penser ou nous permettent de savoir que c’est un livre autobiographique. De la même façon que l’autre est un livre de recettes, c’est transitif, c’est factuel : d’une certaine façon, c’est la vie de l’auteur ou la mère de l’auteur qui est racontée, et pourtant ce livre a pour titre « roman ». Il y a aussi ici un déplacement de la question de ce qui est vrai, de la question de ce qui est inventé. Moi je sais, peut-être d’autres le savent aussi, que Luc, en même temps qu’il a écrit Mother, réfléchissait à cette question des rapports entre la fiction et la non-fiction, fiction/ non fiction1. Alors peut-être là aussi dans un ouvrage théorique qui s’appelle Délit de fiction2, qui a paru en escorte en somme de Mother, peut-être là aussi se pose la question du genre ; ça a l’air d’être une autobiographie, enfin c’est une autobiographie, c’est une biographie de la mère, et puis en même temps c’est un roman. Alors comment est-ce que ça se combine, comment est-ce qu’on peut faire les deux, ou ni l’un ni l’autre ? Luc Lang : C’est une drôle de cuisine, c’est ça ?

Jean Kaempfer : Oui, un peu. Littéraire. Et toujours drôle. Luc Lang : Pour répondre à cette question du projet qui n’a pas grand-chose à voir en soi avec la cuisine, sinon que le chapitre central s’appelle « Les nourritures ». C’est effectivement un livre qui ne se voulait absolument pas contractuellement autobiographique, c’est pourquoi pour une fois ce n’est pas à la première personne que ça s’exprime, mais c’est à la troisième personne, le fils, la mère, le père. Ce qui pour moi rendait possible l’idée d’écrire sa propre vie, c’était que précisément ce n’était pas la première personne du singulier. En l’occurrence, tous les éléments qui sont dans ce livre sont parfaitement exacts, d’une minutie, d’une justesse minutieuse, je dirais, mais il fallait effectivement que quand j’en parle je puisse parler du fils comme d’un personnage, puisque quand je vous parle en ce moment je ne suis pas le fils, je suis autre chose. On est plein de personnes différentes, et donc je ne suis pas le fils en ce moment avec vous, et c’est pourquoi je peux parler de ce personnage de cette façon-là. C’est une facette qui n’intervient pas évidemment dans la situation dans laquelle nous sommes en ce moment. Et donc, je voulais que ça s’appelle roman précisément pour cette question-là. J’avais essayé d’écrire à la première personne comme je fais, comme j’ai toujours fait dans mes romans, où le narrateur s’exprime toujours à la première personne, est vecteur de l’action, toujours à la première personne du singulier, et là précisément ça devenait impossible, parce que c’était moi qui en devenais l’objet, et du coup une espèce de chape d’ennui me tombait dessus. Je ne voyais pas du tout l’intérêt qu’il y avait à se raconter, et j’ai pensé à Gaudí à ce moment-là, à ses textes autobiographiques où il parle de « l’enfant » en parlant de lui, et d’un seul coup je me suis dit : « Tiens, il faut peut-être que j’aille voir de ce côté-

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là ». Et le fait de passer à la troisième personne du singulier a permis précisément que ça s’impose immédiatement, alors que ça faisait des années que j’avais l’intention d’écrire ce livre et que je n’y arrivais pas. Et le fait de passer à la troisième personne et d’en faire un personnage, quand bien même c’est une partie de moi-même, ça devenait possible.

Jean Kaempfer : Oui. C’est sans doute un travers du critique littéraire, que je suis aussi par ailleurs, de voir d’abord la forme avant de voir le fond, raison pour laquelle j’ai commencé avec cette question théorique du genre. Luc Lang : Mais, avec les pâtes, les pâtes italiennes justement, on peut montrer combien le fond c’est la forme. C’est-à-dire quand on change la forme des pâtes, ce n’est pas le même goût. Donc il y a une indissociabilité totale de la forme et du fond.

Jean Kaempfer : On est d’accord. Jean-Paul Manganaro : Les sauces aussi changent.

Jean Kaempfer : Bien sûr. Mais j’en viens tout de même aux nourritures, aux choses à manger, et puis je vous propose de façon tout à fait impromptue quelques chapitres ou quelques points qui me paraissent dignes d’être évoqués dans l’un et les autres de vos livres. Il y a des recoupements, il y a des thématiques qui se retrouvent. Il y en a une en particulier par laquelle je souhaite commencer, c’est le fait que quand on mange, de la viande, mais aussi des légumes, le fait de manger est associé à la mort. Et ce motif du fait que quand on mange, on mange de la mort, on met à mort, il est — je commencerai peut- être par Jean-Paul Manganaro —, très développé dans votre livre. Je pense par exemple à l’évocation très bucolique d’une jolie pintade, qui est dans son enclos. On la suit avec tendresse, et puis tout d’un coup, couic, il faut la tuer, elle est mise à nu, elle n’a plus ses jolies plumes, donc la vie est exclue d’elle. Elle rencontre la casserole qui est son sarcophage, ensuite l’estomac de ces mangeurs qui est un cimetière. Ce sont des images que vous utilisez. De la même façon, lorsqu’une viande qu’on cuit en bouillon écume, vous dites que c’est la vie qui s’en va, vous parlez des vifs qui mangent les morts, de natures mortes, et puis surtout vous avez des pages assez effrayantes sur la cuisson à vif des bêtes vivantes, des langoustes, des crustacés, — ou des bêtes dont on coupe la tête avant de les cuire — , et vous dites qu’on renoue là finalement avec la vieille tradition française de la décapitation. Donc vous pensez la question de la mort des animaux mais au lieu de la penser dans les termes pathétiques du végétarisme, c’est somme toute assez joyeux chez vous. Jean-Paul Manganaro : Vous avez oublié que la souris tombe amoureuse de la pintade.

Jean Kaempfer : C’est juste, il y a comme ça dans l’histoire… Jean-Paul Manganaro : Et qu’elle veut faire un pintasouriceau, mais elle comprend bien que ça ne marchera jamais. Donc il faut passer au pathétique, en quelque sorte, mais le pathétique peut être mis en scène comme quelque chose d’exaltant. Au fond, quand on va au Crazy Horse, c’est assez pathétique, mais ça finit par être pas mal comme succursale du Louvre, ou une filiale du Louvre : ça a perdu toute l’ampleur. Et j’ai toujours pensé que la cuisine était un art d’arranger le funèbre, un rituel de passage, justement dans une fonction de nécessité qui était celle de manger mais qu’on ne pouvait pas manger comme ça. C’est toute la différence entre les animaux et les hommes. Les animaux mangent. Je veux dire : un léopard ne fait pas cuire son faon ou sa proie : il le dévore « naturellement » tel que. Et nous, on cuisine tout. Très peu de choses restent à l’état naturel, peut-être les salades. En France on peut manger de la viande crue, c’est certain, les autres peuples ne le font pas souvent, ils ont une résistance à ça. Et donc la cuisson, la cuisine, l’arrangement,

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l’accommodement, tout cela est une manière de faire passer cette faute fondamentale qui se lie chez l’homme à la nourriture, pour qu’elle soit en quelque sorte transformée et donc elle perd le nom de son origine. Ça s’appellera encore morceau de pintade, mais enfin d’abord c’est un morceau, c’est-à-dire que la faute a été partagée entre plusieurs convives. J’appelle ça la faute, mais on peut lui donner un autre nom, je veux dire : ce que l’on a chassé, ce que l’on a tué. Par ailleurs, la police nous inquiète beaucoup lorsque nous tuons quelqu’un, mais pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas le faire cuire, ça ne se fait pas. Et il y a quelque chose de sacralisant dans l’évocation de la mort lorsqu’on mange : chez les catholiques, on bénit le pain, chez les protestants aussi, on bénit le repas, on demande la bénédiction de Dieu pour se nourrir. Donc c’est un rite de passage, la cuisine, et je crois qu’il faut le voir comme ça. Et il y a aussi de belles pages de Calvino sur la boucherie, sur l’équarrissage des viandes, etc. Je ne sais pas si j’ai répondu à la question.

Jean Kaempfer : Oui. Pourquoi comparer deux choses qui paraissent incomparables, à savoir ces actes quotidiens de la cuisine où on scalpe une langoustine, avec la vieille tradition française de la décapitation ? Quel est le rapport entre l’univers de la cuisine et puis la grande Histoire ? Jean-Paul Manganaro : Parce que on n’est pas des fabricants d’humour. On le saisit là où il vient. C’est vrai que la France a beaucoup décapité. Elle a même inventé la Terreur, dont on parle aujourd’hui, donc il y a des traditions, c’est humoristique, en fait.

Jean Kaempfer : Oui, oui, donc c’est ça, ça fait partie de cette rencontre de choses qui en principe ne se rencontrent pas, la grande histoire et la petite histoire du cuisinier et de ses casseroles. Jean-Paul Manganaro : Il y a aussi cet acte d’incertitude qui prend toujours le ménager ou la ménagère lorsqu’elle doit ébouillanter quelque chose : est-ce que la mort lente est plus douce que la mort vive ? On se posera la question à l’infini. C’est la même question que : qu’est-ce qui vient d’abord, l’œuf ou la poule ? On ne pourra jamais y répondre.

Jean Kaempfer : Je reprends cette question de la mise à mort dans Mother de Luc Lang. Il y a donc trois parties, et la partie centrale, Luc le rappelait tout à l’heure, s’appelle « Les nourritures », et cette partie centrale commence par un véritable récit de conversion. On a au début l’évocation qui met en appétit d’un steak haché cru, et puis aussi l’évocation d’un autre plat, où la bête est en quelque sorte présente dans son nom, le museau vinaigrette. Ça commence comme ça : il y a un steak haché cru, il y a un museau vinaigrette, et la mère dont il est question dans le roman, à un certain moment, décide qu’il faut faire le deuil de toutes ces choses-là, et se convertit au végétarisme. Et donc on passe d’une pratique majoritaire à une pratique minoritaire. Et là, il y a des belles pages, d’abord sur cette pratique majoritaire des années soixante, qui consiste à manger de la viande, crue de préférence, et ça nous vient des États-Unis, et cette autre pratique minoritaire, on ne mange plus de viande, et tout cela s’associe à d’autres comportements qui sont liés au fait de ne plus manger de viande. Deux mots sur cette manière d’entrer en matière avec les nourritures en commençant par le steak haché cru, et puis la nostalgie immense qui restera toujours chez le fils de ces bonnes viandes crues ou fumées ou séchées dont il est privé, dont il voit que les tenants du végétarisme se nourrissent en cachette, parce qu’ils ne peuvent pas non plus s’en passer véritablement. Qu’est-ce que c’est, quel est l’intérêt de ce nœud, de cette conversion, de ce côté majoritaire/minoritaire ? Luc Lang : Il n’y a que la mère qui mange la viande crue. Le fils a le sentiment, quand il voit sa mère manger un steak tartare, qu’elle est cannibale, en fait. Il a le sentiment qu’à même la peau, il y a le sang qui affleure à la surface des joues de la mère quand

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elle mange de la viande crue : c’est-à-dire qu’elle se transforme en une espèce de tigresse, et ça dégoûte beaucoup le fils, quand même. Et puis le père qui est obsédé du meurtre des animaux, rêve depuis toujours de ne pas manger de viande, et il est infiniment heureux quand la mère décide qu’à partir d’aujourd’hui tout le monde sera végétarien. Pour le père c’est un grand soulagement de pouvoir enfin ne plus participer au meurtre des animaux. Ça, c’est une chose que le père gardera jusqu’à la fin de sa vie, même quand le fils l’invitera à sa table pour manger éventuellement de la viande ou du poisson — même le poisson, le père finit par ne plus en accepter à la table du fils. Donc c’est d’abord la mère qui est cannibale et puis la mère décide cette conversion parce qu’elle a rencontré un homme dont elle s’est entichée — sans aucune mauvaise pensée quand je dis ça — dans une maison de régime (à l’époque, ça s’appelait des maisons de régime) et cet homme lui a raconté ce qu’était le végétarisme, et d’un seul coup elle a pensé que c’était une révélation. Et ça s’appelle des « nourritures » parce que pour la mère, la nourriture terrestre est toujours associée à une nourriture céleste, c’est-à-dire : manger des choses saines a quelque chose à voir avec la grâce divine. Et c’est un peu comme chez Platon, le rapport du beau au vrai, chez la mère le rapport du sain ça a à voir avec le vrai également. Donc en fait avoir un corps sain forcément contamine l’esprit et va faire qu’on va avoir un esprit sain, et que du coup, on va pouvoir communiquer directement —ce qu’elle fait elle volontiers avec Dieu, avec la Vierge Marie, avec Jésus enfin. Donc il y a quelque chose chez la mère d’une association très forte entre nourriture terrestre et nourriture céleste. Ce sont vraiment des choses extrêmement associées. D’autre part, c’est une famille d’ouvriers qui vont dans le végétarisme trouver leur aristocratie. Alors ça, c’est quelque chose d’extrêmement important, c’est que le végétarisme dans les années soixante, c’est une pure hérésie. Oldenburg fait des sculptures. Il y a deux choses, il y a deux motifs qui reviennent tout le temps dans la sculpture d’Oldenburg à ce moment-là, ce sont les hamburgers et les salles de bain, puisque le hamburger et la salle de bains, c’est vraiment ce qui manifeste la société de consommation des années soixante. Et donc l’idée obsessionnelle, c’est qu’il faut manger de la viande rouge à tous les repas. D’ailleurs, dans les films studio américains, déjà dans les années cinquante, il y a un cahier des charges très précis qui stipule qu’il faut absolument dans chaque film avoir une scène où on ouvre un frigo et où on sort la viande du frigo pour la faire cuire. C’est vraiment le modèle américain, c’est vraiment un modèle de propagande très fort, et qui envahit l’Europe juste après-guerre. Donc effectivement être végétarien dans les années soixante, c’est un truc absolument inadmissible — d’ailleurs le fils, même sous la torture, n’aurait jamais avoué à aucun de ses camarades qu’il était végétarien. Donc c’était une chose parfaitement secrète et dissimulée. D’ailleurs, les végétariens, c’était une espèce de réseau crypto- clandestin, de gens qui se réunissaient à Paris dans un endroit qui était rue Miromesnil, et qui se réunissaient une fois tous les quinze jours, un soir tous les quinze jours, un samedi soir. Le fils s’emmerdait à mourir dans ces réunions, et donc on discutait des meilleures façons de se nourrir à ce moment-là. Mais pour les parents ouvriers, il y avait cette aristocratie-là, c’est-à-dire qu’il y avait un tel décalage dans la manière de se nourrir, de s’approvisionner, de cuisiner, de réinventer totalement la cuisine, parce qu’une cuisine végétarienne, pour qu’elle soit bonne, il faut quand même être inventif, parce qu’il n’y a plus le suc des viandes, il n’y a plus le suc des poissons. C’est possible : je peux vous garantir qu’on peut faire une nourriture végétarienne magnifique. Mais ça réclame quand même une

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inventivité et un investissement dans la recherche des saveurs, ce qui est compliqué à réaliser. Donc ça, c’est aussi pour les parents une façon d’affirmer cette sorte d’écart, et cette aristocratie, je dirais, à travers à la nourriture.

Jean Kaempfer : Ce qui donne lieu — ce constat de l’Occident devenu carnassier — à quelques pages assez ravageuses, dans le livre, je cite juste une phrase ou deux : « Au sortir d’un massacre planétaire où plus de soixante millions de personnes périrent, l’Occident se fait plus que jamais mangeur de viande. Européens et Américains deviennent exemplairement carnassiers de chair fraîche et saignante, comme s’il fallait à présent ingérer toute la viande abattue, un banquet de bacchanales, sans jamais être repu. » Donc c’est une vision assez dramatique, de cette conversion du monde entier au hamburger… Luc Lang : Ça traverse l’histoire européenne, mais aussi l’histoire américaine, puisque quand les colons arrivent aux États-Unis, enfin en Amérique, sur le Nouveau Continent, la manière qu’ils ont d’imposer leur culture aux Indiens c’est de massacrer les bisons, et c’est de mettre à la place du bétail qui va donner ces modèles de nourriture que seront la viande rouge à chaque repas. Donc il y a quelque chose qui nous traverse, dans notre histoire, depuis au moins le dix-neuvième siècle. Et quand on a imposé aux Indiens de vivre dans des réserves, on leur a également imposé d’avoir du bétail, ce qui pour des Indiens est un pur non-sens, puisque la viande était une nourriture assez rare pour les Indiens. En plus tuer le bison, qui participait évidemment d’un meurtre, était quelque chose qui devait s’accompagner d’infiniment de rituels. Donc à travers la disparition de la culture indienne, ce qui s’imposait, c’était évidemment d’avoir du bétail, de sédentariser et de manger de la viande à tous les repas. Donc tout ça traverse tout le dix-neuvième siècle américain, et puis le vingtième siècle quand ça vient chez nous en Europe.

Jean Kaempfer : Juste un mot encore pour poursuivre. « On peut faire des choses excellentes en cuisine végétarienne » : la grande science qui montre cette cuisine végétarienne dans Mother, c’est la scène de la choucroute cuite à la vapeur, qu’on sert avec des friands, et puis une sorte de saucisse qui remplace les saucisses traditionnelles. La choucroute est faite, je crois, avec du tofu ou quelque chose de ce genre, tout ça sans alcool, et les gens invités, sont un marlou, et une ancienne tenancière de bistrot, la famille des parents, le grand-oncle du fils auquel il est très attaché, qui s’attend à avoir son pastis en apéro, un peu de vin, une choucroute… On l’invite pour une choucroute, et puis il a cette chose sécharde, cuite à la vapeur, avec des choses pas du tout bonnes. À la fin du repas, il n’y a pas de café, il n’y a pas non plus de digestif, parce que le café échauffe les esprits, il y a des jus de fruits, etc. Donc c’est aussi un ratage social ? Luc Lang : Oui, ça dit l’aristocratie des parents, mais ça signe aussi leur isolement dans la famille. Ils sont chassés de la famille : à partir de là, il va falloir reconstituer tout un réseau d’amitiés, parce qu’ils sont bannis. Il y a un bannissement qui se prononce à ce moment-là, et le bannissement officiel c’est effectivement quand la mère a cette sorte d’idée hallucinante de pouvoir inviter son oncle en pensant qu’elle va le régaler avec une choucroute végétarienne. Vous imaginez, une choucroute, la choucroute, génériquement, c’est la charcuterie. Donc il y a des friands qui sont fourrés à un pâté végétal à base de champignons, y a des saucisses de soja, et l’oncle — qui est un grand mangeur comme on peut l’imaginer aussi au dix-neuvième siècle, qui est un grand fêtard, une sorte de marlou très élégant comme ça, chauffeur de taxi —, avec sa femme qui ressemble à une cocotte semi-mondaine, et qui sont un couple d’ailleurs délicieux, adorable, quand ils viennent ce dimanche-là manger chez les parents, cette choucroute végétarienne, c’est une consternation absolue, et ça

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finit dans un malaise épouvantable, quasi-métaphysique, où chacun se sépare définitivement, et où ils ne se reverront plus, pratiquement. Donc là il y a un bannissement qui est prononcé et c’est évidemment là encore la symbolique de la nourriture qui revient en force, c’est-à-dire que la nourriture, ça définit à la fois des classes sociales, mais ça définit aussi des classes symboliques, et là, d’un seul coup, les parents sont considérés comme des gens qui ne savent plus vivre et qui ne sont absolument plus fréquentables, et à partir de là il va falloir réinventer complètement la vie, à partir de ce geste qui est le choix d’un type de nourriture.

Jean Kaempfer : Une scène qui vient emblématiser. Il y en a quelques autres, qui sont toujours traitées sur un mode comique, des enjeux de fond. Si j’en reviens à Jean-Paul Manganaro, il y a aussi des scènes élaborées dans son livre, par exemple la scène de celui qui va manger seul, et de ce qu’il faut faire pour être heureux en mangeant seul. Il y aussi des scènes collectives. Mais il y a aussi une scène qui revient, et qui me semble-t-il, fait l’objet d’une sorte de tendresse privilégiée, c’est la scène qui consiste à faire son marché. Elle est élaborée, y a un personnage qui revient, c’est le brigadier Pitouzet qu’on voit réapparaître, qui contrôle un peu ce que font les gens. Et ces scènes, alors là on arrive à Cul-in-air, et au rapport entre la nourriture et les choses … polissonnes, du sexe. Vous êtes un véritable fétichiste, vous envoyez sur le marché des femmes dont vous dites tout le temps, parce que c’est un livre de recettes, donc c’est presque fictif : « Tu feras ceci, cela ». Eh bien là, les dames doivent s’habiller de tel tailleur Saint-Laurent, etc., donc il y a des prescriptions vestimentaires, pour les rendre jolies, désirables, au marché, lorsqu’elles vont acheter par ailleurs des produits comme le poireau ou l’asperge, dont on connaît dans la tradition gauloise, française, le double sens, double sens dont vous jouez. Donc ce sont des scènes assez heureuses, où il y a des femmes élégantes. Il y en a une en particulier, il y a une scène qui est très développée, c’est l’achat des cailles à la vanille, le bonheur lié à la femme bien habillée, et désirable… Jean-Paul Manganaro : Il est essentiel de faire son marché. On peut chez soi prévoir un certain nombre de choses pour un dîner, qui doit être complet quand même : je pense à des dîners où on invite des gens. La solitude est une autre histoire, dans la solitude on peut faire tout ce qu’on veut, dans la non-solitude, on ne peut pas faire tout ce qu’on veut. Donc, on peut décider de faire un certain nombre de plats, mais il faut aller au marché pour voir si la marchandise elle y est, si elle est bonne. Il ne faut pas s’inventer des asperges en automne, par exemple, bien qu’aujourd’hui, malheureusement, on ait des asperges tout le temps, et on a tout le temps et c’est indélicat. Donc il faut absolument faire le marché, oui. Je vous ai dit en situation préalable que ce livre jouait beaucoup avec la syntaxe et la grammaire, en réalité, il n’y a pas de genre. C’est un sujet verbal qui peut être toi, lui, elle, moi, nous, vous, qui n’arrête pas de trafiquer autour de cette affaire de cuisine. C’est intéressant de se percevoir à certains moments de la vie comme n’étant pas de son genre. Je peux imaginer être Dodo D’Hambourg qui fait ses courses. Dodo D’Hambourg, c’était, ce fut une célèbre danseuse du Crazy Horse, moi, je suis amoureux du Crazy Horse.

Jean Kaempfer : Ça revient à plusieurs reprises dans votre livre, on le devine, en effet… Jean-Paul Manganaro : Il y a de la chair… et donc je l’imagine dans ce qu’elle imagine. Et en fait Dodo D’Hambourg faisait à un moment donné un jeu de mains dans son entrecuisse et les bas, et ça crissait. Donc j’imagine que quand elle va faire ses courses, elle est quand même attifée de manière telle que ses bas crissent. Ses bas crissent et elle cherche à composer une recette. Elle dit : « J’en ai marre de faire des cailles comme d’habitude, c’est-à-dire avec des raisins de Corinthe, je veux changer de recette ». Qu’est-ce qui va avec caille, qu’est-ce qui va avec caille, et elle trouve une rime : vanille. Ça marche très bien, la rime entre caille et vanille. Donc elle décide

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de faire des cailles à la vanille, mais ça ne suffit pas. Il faut quand même présenter ce petit corps de caille qui devient un petit caillou, au fond. Et elle bourre la caille de mortadelle d’une part, et d’autre part, elle va cuire les cailles, chaque caille, sur une rondelle d’orange. Donc voilà le plat complet, mais elle a mis dix pages à le faire. C’est la construction mentale qui est aussi très importante pour la promenade. Lorsqu’on fait le marché, on se promène au milieu des choses, soit on sait très bien où on va. Par exemple moi, je change de cuisine parce que je n’ai pas de bon boucher. Donc, je ne suis pas végétarien. (Je fais une digression comme j’en fais souvent dans le livre : j’ai appris hier soir que Hitler était végétarien, de manière radicale et absolue. Ça ne l’a pas empêché de phagocyter six millions de personnes. C’était pour éliminer peut-être la chair du marché, je ne sais pas.) Et donc, je fais beaucoup de poisson. Mais il y a des situations auxquelles il faut faire face, et donc le marché, c’est toujours une aventure à l’intérieur de laquelle vous pouvez décider un nouveau plat. C’est intéressant de faire des nouveaux plats. Je ne fais jamais la même recette, jamais. Justement, pour les pâtes : c’est vrai ce que vous dites, que la forme détermine un goût différent, mais la forme détermine aussi une sauce plus apte à cette forme-là. Donc la variation infinie des pâtes est accompagnée par la variation infinie des sauces avec lesquelles on les arrange. Je peux parler à l’infini sur la solitude… ce n’est pas la solitude, oui c’est la solitude, mais en réalité, c’est manger avec les nuages. Dans l’histoire de la solitude, on mange avec les nuages qui passent, c’est baudelairien.

Jean Kaempfer : Tout à fait, absolument. D’ailleurs vous trafiquez un vers de Baudelaire au passage : le couvercle pèse comme un ciel bas et lourd. On a le contexte baudelairien ramené du côté des casseroles, et ensuite ça se développe de cette façon-là. Je vais peut- être changer d’aspect. On rencontre aussi chez l’autre et chez l’autre de vous quelque chose : la nourriture, ce n’est pas seulement manger, mais c’est aussi éliminer ce qu’on a mangé. Donc on rencontre toute la question de ce que Bakhtine appelait le bas matériel et corporel. Et ça apparaît chez Luc Lang en particulier dans Mille six cents ventres, puisque le héros de Mille six cents ventres, qui est un cuisinier, mais un cuisinier très susceptible — il ne faut pas qu’on vienne le chercher, parce que si on le cherche on le trouve — développe à partir des nourritures, disons de la matière première avariée que lui offre l’économat de sa prison — parce qu’il est cuisinier à l’intérieur d’une prison — toutes sortes de techniques les unes plus subtiles que les autres, soit pour donner la diarrhée aux prisonniers, soit pour les constiper. On peut peut-être préciser cette technique, cette maîtrise de ce qui se passe dans le ventre, par un art culinaire un peu perverti, qui est le cas de cet Henry Blain : cette façon assez sadique en somme de faire la cuisine. Luc Lang : Oui, mais on retrouve cette idée de la limite sur la question : on ne peut pas manger innocemment. On est lié à la question du meurtre quand on mange, on est lié à la question de la destruction quand on mange, et donc, il faut transformer ce geste initial en quelque chose qui est du côté de la « civilisation ». Mais il y aussi cette histoire. Je pense que c’est une expérience qu’on partage tous, surtout quand on est enfant, et qu’on nous demande de débarrasser la table : le fait que la nourriture est extrêmement désirable quand elle arrive sur la table, et quand il reste des éléments dans l’assiette refroidie, ça devient des éléments de dégoût. Je vois bien comment mes enfants ont une réticence extrême à vider les assiettes avant de les vider dans le lave- vaisselle : immédiatement la nourriture se transforme en merde. Il y a une espèce de switch qui se produit très vite. Et moi quand j’étais enfant, j’avais ma tantine, qui avait un père âgé et aveugle, et à qui je me faisais l’honneur de préparer son vin dans une tasse avec un morceau de sucre. Un verre, enfin une tasse, de vin rouge. Donc je lui versais son vin rouge, je mettais un morceau de sucre, je remuais, et je le lui servais. Il était totalement aveugle, et ça lui faisait très plaisir que je lui serve son vin rouge.

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Et je le faisais avec beaucoup de plaisir, mais quand j’avais une goutte de vin qui coulait sur la main, ça devenait immédiatement une espèce de dégoût profond. Donc il y a cette manière dont la nourriture bascule du côté du dégoût alors même qu’elle est un objet infiniment désirable quand elle arrive sur la table. Et évidemment dans le corps se produit la même transformation : ce plaisir extrême de la nourriture dans le palais qui devient finalement de la merde. Et le corps humain est également une métaphore de l’architecture : dans l’architecture, arrivent des eaux claires et pures et repartent des eaux usées. Et le corps humain, comme l’architecture, participe de flux qui se transforment sans cesse, et de là le choix d’avoir pris ce cuisinier dans les prisons anglaises, à la différence des prisons françaises. Dans les prisons françaises, le cuisinier est un prisonnier bénévole qui se propose de faire la cuisine. Généralement, ils sont plusieurs, mais ce sont des prisonniers volontaires qui se proposent de faire la cuisine. Dans les prisons anglaises, ce sont des gens de l’administration pénitentiaire qui ont un rôle important, de puissance, reconnu, dans la hiérarchie de l’administration pénitentiaire. En France, d’une certaine façon, ils ont intérêt à bien faire la cuisine, parce que c’est quand même des prisonniers parmi d’autres prisonniers, mais en Angleterre non. Et du coup, le cuisinier dans une prison anglaise a un pouvoir total sur les prisonniers, et celui-là, Henry Blain, qui lit beaucoup Shakespeare, a été cuisinier sur des bateaux avant de devenir cuisinier dans une prison, il a vraiment le sentiment d’être le maestro des ventres, c’est-à-dire de faire parler les ventres, comme on dit faire parler les armes chez les militaires. Il a la possibilité, par le choix des produits congelés, de varier à l’infini les nourritures, parce que quand on possède la nourriture, on possède le pouvoir sur les corps. On voit bien aujourd’hui les grands trusts agro-alimentaires, les enjeux planétaires que ça implique : quand vous détenez la nourriture, vous détenez le pouvoir. Parce que la nourriture que vous préparez, c’est la nourriture qui va traverser les corps. Ce n’est pas seulement que vous donnez à manger, que vous nourrissez ou que vous ne nourrissez pas, c’est qu’avec la nourriture que vous donnez aux autres, vous traversez leur corps. Moi quand je vais à l’étranger, pour moi la meilleure façon de visiter le pays, c’est d’abord d’être traversé par leur nourriture, d’ingérer leur nourriture. Donc il y a un pouvoir absolu quand on est cuisinier, c’est le pouvoir de traverser les corps des autres.

Jean Kaempfer : Il y a un exemple comique de ce pouvoir-là qu’on trouve dans un autre roman, qui est Esprit chien, où on est à Neuilly. Il y a une villa, une petite villa, que le héros possède, et la villa voisine est occupée à un certain moment par une dame chic de Neuilly amie du maire député de Neuilly Nicolas – on est à cette époque-là. Et elle a deux superbes lévriers qui font toujours leurs besoins non pas dans le caniveau, mais sur le trottoir, et donc pour éviter d’avoir toujours à — pour se venger, et puis il a une autre raison aussi de se venger, on ne va pas raconter tout le livre— , il décide de les nourrir à partir de boulettes dans lesquelles il a mis une substance qui leur donne la diarrhée. Et il y a toute une épopée de ces beaux lévriers diarrhéiques, et le héros donne même le conseil à la propriétaire de ces lévriers — qui commence à avoir honte de se promener avec eux alors qu’ils laissent derrière eux des traces nauséabondes — pour aller au marché de Neuilly ce n’est pas bien —, donc il lui propose de mettre des Pampers à ses lévriers, Pampers qu’on trouve effectivement dans le commerce. Et on discute sur la sorte des Pampers : est-ce qu’il faut qu’ils soient discrets, est-ce qu’il faut qu’il y ait des dessins, etc. Donc là aussi, il y a un épisode de la maîtrise des corps. Luc Lang : Oui le corps est une terre, le corps est un sol, et selon ce qu’on y met, le sol ne sera pas le même. Et la nourriture est bien évidemment un enjeu de pouvoir, mais c’est aussi un enjeu de façonnage : à travers les nourritures on façonne les corps. On

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voit bien selon les époques comment les corps des êtres changent de forme. Selon la dominante des nourritures ingérées, les corps n’ont plus les mêmes formes, n’ont plus les mêmes mouvements dans l’espace, n’ont plus les mêmes silhouettes, n’ont plus les mêmes déplacements. Moi qui commence maintenant à avoir un certain âge, je peux vous dire que j’ai bien vu comment les corps ont bougé dans le temps, en trente ans. La forme des corps a beaucoup changé, parce que ce ne sont plus les mêmes nourritures qui sont ingérées.

Jean Kaempfer : Peut-être que le bas matériel et corporel, on le trouve chez vous aussi Jean-Paul Manganaro. Il y a même toute une théorie, une théorie de la merde, où vous expliquez qu’en lieu et place de l’Œdipe, on aurait mieux fait d’avoir une théorie psychologique anale, que ça aurait été plus conforme à la vérité. Il y a aussi des considérations très culturelles sur le rapport entre la largeur des robes de la Dame aux camélias et la flatulence, l’ingestion de nourritures carminatives. Donc chez vous aussi la question apparaît et donne lieu à des théories. Jean-Paul Manganaro : Ça vient par contrecoup, parce que quand on parle de cuisine, on ne songe jamais à une opération qu’on nous faisait faire quand nous étions gamins, qui était assez cruelle, d’ailleurs : c’était de nous vider, une ou deux fois par an de tout ce qu’on avait mangé, de nous vider, de nous vider les boyaux. J’ai eu une enfance italienne, et dans cette enfance italienne, au printemps et à l’automne on nous donnait de l’huile de ricin, ce qui était dans les mœurs coutumières du fascisme pour faire parler les gens et leur faire vider leur sac de tout ce qu’ils savaient. Et effectivement, en réalité, c’est une pratique très ancienne. Le jeûne à un moment donné devient nécessaire, il est obligatoire. On a perdu une chose essentielle à l’Antiquité, qui était de caguer ensemble. L’opération de défécation se faisait ensemble. Si vous allez en Sicile, il y a une magnifique villa romaine où les cagoinces sont magnifiques, c’est un cercle immense à douze ou quinze places, et où on faisait la conversation du matin. L’expression que nous utilisons tous, en italien et en français : « Ça va ? », « Comment ça va ? », ça signifiait : « Est-ce que ça marche bien, est-ce que le transit marche bien ? » Et il y avait une magnifique interview d’Armstrong qui disait : « Je dois commencer ma journée en caguant bien. Après, je suis sûr que ça marchera ». Donc c’est important. Alors j’en parle à propos de jeûne. Il faut jeûner une fois par an, et je donne une indication que je prends chez Boccace : à un moment donné, un cardinal punit un de ses évêques en le condamnant à trois jours de jeûne, mais avec du très bon vin et du pain grillé. Et on ne peut pas faire moins de penser effectivement cette transformation, c’est pour ça que je parlais de transsubstantiation, même si ça donne au goût la merde. Mais en même temps, la merde, elle est pleine de … humour/humeur. Elle est variable, on peut y lire la santé ou l’absence de santé d’un sujet. Il y aussi tout un traitement culturel très particulier à l’étron, qui peut être analysé.

Jean Kaempfer : Et puis il y a peut-être un autre élément aussi qui est lié à ça, et qui est une technique rhétorique, ou une technique de composition de vos deux livres. On va finir de nouveau par quelque chose d’un peu plus général. Dans votre livre, Jean-Paul Mangamaro, vous manifestez une affection très grande pour les séries. Vous dites : « C’est extraordinaire un légume, je prends un oiseau que je vais plumer et cuire, et puis cet oiseau, soit par le jeu du lexique, soit par les voisinages, donne lieu à quelque chose ». En rhétorique on parlerait de métonymie, c’est-à-dire de contagion de proche en proche et puis ça devient infini. Et chez Luc Lang, il y a une sorte d’euphorie de l’infini, du devenir infini de cette mise en rapport extraordinaire. D’ailleurs après, ça donne lieu à toutes les digressions qu’il y a dans votre livre parce que tout suggère autre chose. Donc il y a dans la nourriture la

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possibilité d’associer les choses les unes avec les autres, un principe de mise en série et de composition métonymique et qui vous fait plaisir. Pourquoi vous aimez tant ça ? Jean-Paul Manganaro : Parce que c’est un exercice qui a à voir avec un certain savoir et avec une certaine vitesse du savoir. Là, je ne me souviens plus, mais effectivement, en même temps, je bouscule l’étymologie. Le mot poule évoque beaucoup de choses, et donc il faut les utiliser toutes.

Jean Kaempfer : Vous vous demandez s’il y a un rapport entre cuisse et cuisson. C’est étymologique, cette interrogation étymologique. Jean-Paul Manganaro : Il y en a plein, oui, oui. Mais c’est aussi cette possibilité de combinaison constante de séries qui permet de varier les cuisines. Aujourd’hui notre imaginaire culinaire est figé dans certaines formes canoniques. Ça revient encore, le mot religieux, canonique, le mot des lois, au fond. Mais si vous n’avez pas cette capacité de combiner entre différents éléments qui n’appartiennent pas encore à la culture culinaire canonique, on invente un nouvel imaginaire. Et c’est ce qui manque au fond aux végétariens, c’est la capacité d’avoir à reformuler un imaginaire qui leur soit propre, et qu’ils en soient encore obligés de parler de saucisse alors qu’il n’y a plus la matière saucisse, c’est ça le problème. Alors si on peut faire des côtelettes d’agave, pourquoi pas ? des boulettes de figues de Barbarie, enfin, il faut changer. Si l’imaginaire ne change pas, le mécanisme qui accompagne l’imaginaire ne sera jamais en place pour faire quelque chose de nouveau. Créer quelque chose qui n’était jamais advenu, mettre de la vanille dans les cailles, simplement parce qu’il y a une rime musicale : on cuisine aussi avec la musique, on cuisine en sifflant, on cuisine en écoutant la musique. Évidemment si vous mettez les Nocturnes de Chopin, ça ne donnera pas le même résultat que les valses de Ravel, ça changera votre cuisine, soit dans le dosage, soit dans le choix des ingrédients.

Jean Kaempfer : Dans la façon de construire les livres de Luc Lang, il y a aussi ce plaisir de mettre en série. Je donne juste un exemple. Je prends Mille six cents ventres. Qu’est-ce que c’est Mille six cents ventres ? C’est la mise en série de choses qu’on ne s’attend pas à voir mises ensemble, et c’est pour ça que c’est un livre tellement étrange. Qu’est-ce qu’on a ? On a d’abord des scènes d’amour torrides : ça commence comme ça. On est dans du torride sexuel et chaud. Ensuite, on a une scène d’horticulture. Ce même personnage qui était dans cette scène d’amour torride constate des dégâts dans son jardin. Et il est très attentif, il connaît les noms des fleurs, donc on se dit : voilà un être de bonne composition, qu’on a envie de rencontrer, un ami des plantes, il aime les fleurs. En contexte de contiguïté immédiate, il y a cette émeute dans la prison, il y a Thatcher, il y a tout le contexte politique et très dur de l’Angleterre à ce moment-là. Il y a la prise d’assaut de la prison comme dans Apocalypse now, avec la Walkyrie, qui tout d’un coup interrompt d’ailleurs la scène d’amour, tout d’un coup il y a la Walkyrie…Donc ça fait déjà pas mal de choses qui sont mises en série, dont on s’étonne comment elles peuvent aller ensemble. En même temps, on a du bas matériel et corporel, on l’a évoqué tout à l’heure, ce cuisinier cuisine sadiquement des choses qui vont donner de la diarrhée, ou qui vont donner de la constipation. Et puis c’est un grand lecteur de Shakespeare, et puis en plus — et ça c’est la cerise sur le gâteau — on l’apprend à peu près au milieu du livre, c’est un serial killer. Donc il est horticulteur, il est serial killer, et il enterre son petit monde dans son jardin si bien tenu. Là aussi, il y a un principe de composition joyeux qui est fondé sur la mise en série, non, de choses ? Luc Lang : Oui, la répétition qui s’avère sans cesse marquer des écarts, des différences, oui. J’aime bien, par exemple, marier dans les plats que je cuisine la terre et la mer, marier le poisson et la viande, c’est cette idée-là … ce n’est jamais l’obsession de l’harmonie, c’est au contraire l’obsession de mettre en place des scènes

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qui sont de déflagration parce que précisément les éléments qui sont réunis sont des éléments qui a priori ne sont pas faits pour être mis ensemble.

Jean Kaempfer : Donc il y a une inventivité culinaire qui rejoint une inventivité littéraire, et on retombe sur les » mets et les mots » de tout à l’heure, et si vous le voulez bien, on va conclure sur cet art de retomber sur nos pattes de tout à l’heure.

NOTES

1. En anglais. 2. Luc Lang, Délit de fiction. La littérature, pourquoi ?, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2011.

RÉSUMÉS

Entretien réalisé le 4 avril 2016 à la Chapelle des Cordeliers (Clermont-Ferrand), dans le cadre du festival LAC 2016.

Interview at the Chapelle des Cordeliers (Clermont-Ferrand), during the LAC festival 2016, April 4th 2016.

INDEX

Mots-clés : cuisine, mort, humour, végétarisme, religion, déjections Keywords : cuisine, death, humor, vegetarianism, religion, excrement

AUTEURS

JEAN KAEMPFER Professeur honoraire à l’université de Lausanne, Docteur honoris causa de l’Université Blaise Pascal (Clermont Auvergne), essayiste, Jean Kaempfer est spécialiste de littérature française moderne et contemporaine, de Zola à Michon, Bergounioux et Marie-Hélène Lafon, en passant par Claude Simon et auteur d’une Poétique du récit de guerre (Corti, 1998).

LUC LANG Luc Lang est l’auteur de romans, de nouvelles, d’essais sur la littérature et les arts contemporains. Mille six cents ventres, récit à la première personne, montre un homme grisé par la puissance que lui donne sa fonction de chef cuisinier de prison. Dans cet espace clos en pleine mutinerie, la question de la nourriture devient vitale. Bibliographie : Mille six cents ventres,

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Fayard, 1998 et Folio Gallimard, 2000. Mother, Stock, 2012. L’autoroute, Stock, 2014. Au commencement du septième jour, Stock, 2016.

JEAN-PAUL MANGANARO Traducteur de nombreuses œuvres de langue italienne, essayiste, Jean-Paul Manganaro est l’auteur d’un étonnant manuel de cuisine, Cul in air, où recettes et réflexions gourmandes prolongent le plaisir gustatif par le plaisir des mots, et invitent à la sensualité. Bibliographie : Cul in air, P.O.L, 2014. Liz T., P.O.L, 2015.

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Alcootexte positif

Jérôme Cabot

1 C’est l’heure de l’attorney général : Accusé, levez le coude ! – Je ne parlerai qu’en présence de la vodka Je jure de dire la vérité, et caetera In vinasse vérito Serment d’ivrogne devant la Haute Cour des Miracles Gueule de bois langue de fer Si je mens j’te paie un verre !

2 L’accusé est accusé d’avoir le vin mauvais Quand il finit sa bibine et se débine il exige un crédit du patron sinon le sang coule à gros débit de boisson

3 À la barre du bar, Guy Gnôlet un colonel trompe-la-mort se descend ses cinq pintes Un bourru un sérieux du Pentagone habillé sur son 51 faux-col tomate et pousse-rapière il dépose cul sec : L’accusé ? un galopin un rouge un communard !

4 Puis vient le tour du Père Nô Il rit jaune

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et rit car il veut pas qu’l’accusé soit seul à trinquer.

5 Pas comme la Veuve Cliquot une blonde elle veut me charger la gueuse elle désire ma mort subite elle rêve de ma mise en bière et me voit déjà dans un cercueil cette momie

6 Puis vient mon malibu... mon malibi... mon alibi elle s’appelle Bloody Mary une Mauresque, brune un peu absinthe

7 Un perroquet lui a dit qu’il tenait du Père Magloire que Jean Lain avait tout vu jusqu’à la lie : c’est un coup des acolytes anonymes le grand, Marnier et le p’tit dernier pour la route

8 C’est l’ardoise un vieillard maniaque me toise toqué gris et cordon rouge J’en prends pour un quinquina cinq ans de zinc ! tu t’paies ma fiole t’es qui là t’es frappé pour m’empêcher de vivre comme à Cuba libre ! je vais finir par m’enivrer sers-moi une verre à boire ! un verre à boire et la caravane passe...

9 Cadillac Blanche Black Lady Angel Face Red Velvet Bloody Caesar Love Cocktail Orange Blossom Blue Lagoon El Submarino Orage Tropical

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Jamaican Flip Singapore Sling Zimbabwe Memory Deep South Lady Stinger Virgin Bloody Bull Felix the Cat Corpse Reviver n° 3 Le Sperme de Flamant Rose Authentique cocktail inventé par M. Boris Vian : un tiers de cognac Rémy Martin un tiers de crème de fraise L’Héritier Guyot et un tiers de lait concentré sucré et enfin, notre préféré c’est tout con moitié Coca moitié vodka et une rondelle de citron c’est tout con mais ça porte un nom magnifique Fuck The Pope ce qui dans la langue de Shakespeare qui est aussi comme par hasard celle de Bukowski ce qui signifie Nique le pape Habemus Papam À la vôtre !

INDEX

Keywords : poetry Mots-clés : poème

AUTEUR

JÉRÔME CABOT Jérôme Cabot est maître de conférences en littérature et stylistique, et directeur du service culturel de l’Institut national universitaire Champollion d’Albi. Il s’intéresse particulièrement au lien entre littérature et oralité, et propose des ateliers d’écriture et de slam. Slameur, poète, performeur, il est auteur et chanteur (Jikabo) du duo slam-rock « Double Hapax ».

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Une histoire littéraire de la cuisine. Rassasier le lecteur : éloge d’une littérature jubilatoire Entretien avec Arno Bertina

Arno Bertina, Johan Faerber et Nathalie Vincent-Munnia

Nathalie Vincent-Munnia : Après Le Dehors ou la migration des truites puis Appoggio, La Déconfite gigantale du sérieux se présente, en 2004, comme une pseudo-autobiographie de Pietro Di Vaglio. Ce jeune romantique de l’Italie des années 1810-1820 finit par découvrir une auberge rabelaisienne, peuplée d’une aubergiste gargantuesque et de personnages à la langue débraillée, populaire, mais ô combien plus riche et vivante pour lui que celle du petit cénacle dans lequel, jusque-là, il se prenait au sérieux – mais qui « tourne à la farce (sans viande) »1. Par-delà ce parcours initiatique du jeune Pietro Di Vaglio, les notes de bas de pages prennent progressivement de plus en plus de place au fil du récit et dévoilent une véritable esthétique. L’une d’elles évoque justement Rabelais2. Serait-il possible de préciser cette vision rabelaisienne de la littérature défendue dans La Déconfite du sérieux, que tu vises aussi dans ta propre écriture ? Arno Bertina : Ce petit livre est une sorte de manifeste personnel déguisé. Je ne voulais pas écrire un manifeste, un art poétique, mais cela m’amusait de le faire passer par le biais d’une fiction. C’est mon troisième livre, et depuis trois ou quatre ans, au cours des invitations, j’écoutais d’autres auteurs parler de leur rapport à l’écriture, à la littérature, qui continuaient de véhiculer des poncifs sur la création, tous marqués par une conception très romantique de l’artiste, de l’écrivain, de l’écriture : la douleur d’exister – on écrirait pour lutter contre la douleur d’exister – dans la lignée de Flaubert – alors que, quand vous lisez ensuite les textes de ces auteurs, vous ne voyez vraiment pas en quoi la virgule a été vraiment travaillée, elle est juste académique... Tout ce qui restait du discours romantique, d’une pensée romantique de l’auteur chez les écrivains d’aujourd’hui, je voulais à tout prix me le payer, je voulais me moquer de ça. Mais je ne voulais pas me moquer de ça dans le cadre d’un pamphlet : ça ne m’intéressait pas de les nommer, ces auteurs-là – puisqu’ils ne m’intéressent pas, je ne vais pas les nommer – mais je voulais essayer de débarrasser l’écriture de cette espèce de chape de sérieux qui l’entoure. Et donc,

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quand on cherche à faire ça, évidemment, un des tout premiers repères qu’on trouve, c’est d’en passer par Rabelais. C’est par ce biais-là que ce livre est devenu quelque chose de plus intelligent qu’un pamphlet, c’est-à-dire une sorte de livre d’amour, de déclaration d’amour pour Rabelais. Je m’inscris là évidemment dans une tradition : des auteurs et des lecteurs qui ont dit leur amour pour Rabelais, il y en a des milliers. Mais j’avais l’impression que le texte de Rabelais avait quelque chose de très acide par rapport à notre époque. Je pourrais le résumer à une seule opposition : il y a une phrase dans Rabelais, qui est une phrase magnifique, merveilleuse, où il dit qu’il préfère que l’on dise de ses livres qu’ils sentent le vin et non pas l’huile. Et quand il dit « l’huile », ça désigne l’huile de la lampe à huile, c’est-à-dire de l’auteur besogneux qui va écrire toute la nuit, qui va travailler… Il y a donc déjà cette figure du lettré besogneux. Cette notion de travail du texte va être sur-mise en scène par Flaubert, notamment dans sa correspondance : une ligne dont je voulais me détacher, pour m’inscrire dans les pas d’une autre énergie. Et tout ça, c’est une ambition : je ne peux pas du tout prétendre que mes livres réussissent cette ambition, mais c’était dans cette direction que je regardais.

Nathalie Vincent-Munnia : Johan Faerber parle d’écriture baroque, en particulier à propos d’Appoggio – et du personnage féminin d’Appoggio : cette cantatrice, complexe et multiple, qui a plusieurs noms, qui a plusieurs identités, notamment dans son rapport avec la musique. Es-tu d’accord avec ce terme de baroque concernant Appoggio ? Ou en tout cas si ce n’est le terme, sur ce qu’il recouvre : une écriture de la jubilation – un peu le même propos que La Déconfite du sérieux – où il est surtout question de corps… Je vais lire un passage d’Appoggio, où il est question du rapport à la nourriture de ce personnage féminin, et qui témoigne aussi de l’inscription de son corps dans l’espace et dans sa relation avec les autres. [À propos de la cantatrice] Et c’est même la première chose qu’ils remarquent, ce rire qui vous porte et les déplace, leur enlève de la place à eux pour respirer. Et la sauvagerie avec laquelle elle se jette sur le buffet, puis sur les plats, ils la remarquent aussi et ils s’accrochent à ça, sur cela ils ont prise parce qu’elle s’oublie complètement, visiblement […]. « Quel appétit ! » dit un con. « La nourrissez-vous seulement ? » renchérit un autre, qui pour être spirituel s’essaya au parler désuet. Mais à ce moment, on apporta du poulet froid. Elle arracha une cuisse au bestiau, je me régalais, les autres s’arrêtèrent un peu gênés car elle mangeait bruyamment maintenant. Et quand elle eut fini de sucer les os qu’elle enfonçait jusqu’au fond de la gorge comme on le fait avec un bâtonnet d’esquimau, elle regarda tout le monde avec des yeux rieurs. Elle exultait, tout entière au plaisir qu’elle venait de prendre en dévorant cette aile et cette cuisse, ne songeant pas même à utiliser sa serviette pour gommer les taches luisantes qu’elle s’était faites sur les joues et jusque sous les yeux. Elle jubilait. Puis, ne respectant pas l’ordre du repas, elle s’en prend aux choux à la crème, dont on retrouva quelques larmes sur son corsage, elle fait son affaire au fondant à la poire. Des salades traînaient par là, des poivrons marinés qui font des couleurs dans les pâtes, ou des lasagnes dont elle racla le plat pour ne pas laisser aux piafs les bords gratinés dit-elle en se jetant dessus. Mable était accessible à cette joie-là. Pour moi c’était de la vie, et non de la boulimie, c’était de la vie et non pas une névrose.3 Peux-tu nous parler de ce récit, Appoggio, de ce personnage, de son corps ? Arno Bertina : Appoggio est un terme qui existe en musique, qui n’est pas passé dans le langage courant en français, mais qui relève d’un langage très courant en Italie, et qui désigne l’appui. En musique, on invite les chanteurs à chercher un appui, qui est à la fois un appui physique pour la colonne d’air, et aussi un appui mental depuis lequel les chanteurs vont arriver à projeter la voix. Et donc mon personnage dans le roman est à la recherche de cet appui-là. Elle n’est pas sereine dans son corps. Comme dans

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cette scène, son corps la dépasse en permanence et donc ça lui pose problème, ça ne fait pas d’elle une grande chanteuse. Elle est trop instable pour prétendre dominer son art, donc elle est à la fois fascinée par ce qui se joue sur une scène d’opéra, et par le statut, par la place qui est faite au corps dans le chant, c’est-à-dire quelque chose de complètement fou, mais elle est malmenée par cette puissance-là. À la toute fin, elle quitte tout le monde et elle part en Italie parce qu’elle a appris qu’à Bologne, dans les années 1890 je crois, il y avait une très grande cantatrice – dont j’ai oublié le nom – native de Bologne, qui avait légué son larynx à la mairie de Bologne. On estimait que si elle avait été une grande chanteuse, c’était justement du fait de ce larynx, et que c’était cela qui valait de l’or et qu’il fallait à tout prix préserver du tombeau. Elle erre donc dans Bologne, à la recherche de ce bocal qui doit bien être quelque part, parce qu’elle n’imagine pas un fonctionnaire municipal décider un jour de balancer le larynx en question – et pourtant ça ne doit pas être ragoûtant… Et elle est sûre, si elle le trouve, d’un truc un peu magique, d’une pensée magique. Si elle le trouve, elle va trouver une sorte d’explication, comme si elle pouvait accéder enfin à quelque chose qui la pacifierait. Donc elle est là… Quand elle chante, il se passe quelque chose en elle, qui est dans le ventre, la poitrine, le cou, etc. : mais elle est dans cette pensée magique, elle ne sait pas où ça se passe, et ce qui se passe exactement. Résultat, tout ce qui peut venir combler ça, que ce soit par la nourriture, que ce soit par une sorte de débauche sexuelle, ou dans le fait d’être très agressive avec les autres, c’est-à-dire d’aller les chercher physiquement, il y a toute sa détresse qui s’exprime à ce moment-là. Quand Johan parle de la dimension baroque – ça prend appui sur sa propre thèse qui examinait les rapports entre le Nouveau Roman et l’esthétique baroque –, c’est en désignant un autre aspect du livre : tous ces emboîtements d’identités, tous ces jeux de faux-semblants qui sont à l’intérieur du livre et qui sont en contraste avec cette épaisseur physique qui elle, au contraire, l’obsède. Il y a d’un côté cette dimension survivante du personnage, ou en tout cas que j’ai espérée survivante – au sens de super-vivante – et de l’autre côté, elle est cernée par des abîmes. Tout d’un coup, elle prend un personnage parce qu’elle est dans telle ou telle distribution d’opéra, donc elle est un personnage, mais ensuite elle doit le quitter, et ce sont des choses qui ne se font pas facilement pour elle… Donc cette dimension baroque, c’est justement une dimension de jeu à laquelle elle n’arrive pas à accéder. Elle est prise dans une sorte de vertige alors qu’il y a moyen — et c’est ce que dit en permanence l’esthétique baroque – il y a moyen de gagner là-dedans une liberté, en n’ayant pas peur de la mort, en intégrant la mort, en comprenant que tout n’est fait que de métamorphoses et de passages. Elle, au contraire, elle est trop instable pour arriver à jouir de ça.

Nathalie Vincent-Munnia : Johan Faerber, dans son analyse d’Appoggio, dit que ce personnage glisse de l’auxiliaire être – de l’auxiliaire est – à la conjonction et, sans arriver à construire une identité stable et définitive, tout comme l’intrigue ne se construit évidemment pas linéairement. Ce personnage, Mable, Ariane – encore une Ariane – est dans l’excès, l’excès du corps. C’est quelque chose qui revient dans d’autres récits, dans Anima motrix, dans Je suis une aventure, avec – à l’horizon de nos préoccupations culinaires – tous ces dérèglements du corps, qui peuvent être dus à la nourriture, au sexe, à l’alcool… Arno Bertina : À chaque fois, il y a la même envie de faire vivre quelque chose que je ne trouve pas si souvent que ça, dans la littérature française s’entend. Pascal Quignard fait une remarque très curieuse dans un des petits traités : il parle de ces génies littéraires qui n’ont pas eu d’enfants. Par exemple, de manière significative,

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tout le monde, quasiment à toutes les époques, fait de Rabelais un phare de la littérature, mais en fait il y a très peu d’auteurs qui ont voulu vraiment s’inscrire dans ses pas… et on pourrait trouver d’autres exemples : il est difficile de trouver des continuateurs à Stendhal, malgré les Hussards… alors que les continuateurs de Flaubert sont très nombreux. Cet aspect de la littérature française, souvent bizarrement un peu anémiée, me chiffonne…. Il y a un autre livre dont je suis très fan, Le Moyen de parvenir, qui n’est pas un texte très connu, mais qui a toujours été publié, à toutes les époques, a toujours été disponible – aujourd’hui encore, il l’est en poche et en grand format – : c’est un banquet, un banquet incroyable, il y a quatre cents convives qui sont réunis. Il y a aussi bien Jules César, une boulangère, François Ier, Ronsard…Tous prennent la parole en même temps : Ronsard, c’est évidemment pour sortir des blagues d’une obscénité absolument invraisemblable ; il y a Périclès qui bégaye en permanence alors qu’on nous le vend comme le grand orateur politique, etc. Et puis il y a des gens du peuple, tout est très mélangé… Ils prennent tous la parole une ou deux fois, et cette parole ne tourne qu’autour de repas, de jeux de mots, de sexe aussi, et il y a une vitalité folle là-dedans. Pour moi, le fait d’écrire, c’est une expérience de la joie, et donc naturellement ça en devient aussi le sujet. Je trouvais assez fantastique ce que disait Johan Faerber quand il disait que Brillat- Savarin avait dû en passer par l’invention de quantité de termes… Avec le corps qu’on essaie de faire résonner dans des milliers de directions, il y a très vite ce côté feu d’artifice de la langue. Et j’ai le sentiment que pour bousculer les représentations, pour ne pas être toujours dans la réécriture du même livre, il faut en passer par cette dimension très physique. Essayer de faire qu’on sorte de cette espèce d’équilibre très français, très classique, qu’il y a dans quatre-vingt-dix pour cent de la production littéraire. Donc, oui, j’essaie dans presque tous les livres de faire vivre cette part-là, qui est du langage, et qui est aussi dans le regard. Curieusement, ce n’est pas très facile. Par exemple, dans Je suis une aventure, le narrateur est un journaliste, qui n’a qu’une chose en tête, en permanence : ce sont les femmes. Et c’était assez incroyable de voir les retours de nombreux lecteurs venant me dire : « Il est obsédé ». Non, il n’est pas obsédé, il est vivant. Obsédé, ça veut dire qu’il y a un problème. S’il y a un problème, montrez-le-moi : si vous le trouvez phallocrate, misogyne, montrez-le-moi. Or, je l’ai dit à chaque fois au début, parce que je sais très bien que ce n’est pas le cas : je ne crois pas qu’il y ait une seule pensée ou façon de voir qui serait prédatrice ou consumériste. Non, c’est être vivant, c’est être dans des rapports de séduction – avec les hommes, avec les femmes, peu importe, ce n’est pas la question –, être dans des rapports de séduction, avoir envie du corps de l’autre, et trouver dans le corps de l’autre, dans la présence de l’autre, des ressources pour la joie absolument incroyables. La place du corps dans la littérature française n’est pas toujours si simple que ça... Encore une fois, je vais vite en disant ça, et je ne prétends absolument pas être le seul à essayer de travailler cette question-là, mais ça me surprend toujours à quel point elle reste prude malgré de très grands ancêtres.

Nathalie Vincent-Munnia : Donc la cuisine doit être grasse, la littérature doit être grasse, et l’amour, le sexe évidemment, doivent être gras aussi… Johan Faerber : Ce qui m’a frappé quand j’ai lu Appoggio (et là, ce n’est plus tellement la cuisine qui se mange, c’est plutôt la cuisine littéraire), c’est le caractère de rupture totale avec le premier roman : Le Dehors ou la migration des truites. Alors que le premier représentait, pour dire les choses vite, le massacre du métro Charonne, le deuxième est beaucoup plus dans la joie. Il a beaucoup plus d’appétit, et un double appétit : autant le premier était l’histoire d’une voix qui courait d’homme en homme et de femme en femme,

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autant celui-là est vraiment une histoire du corps, il s’incarne. Il a un véritable appétit, de manger, de vivre, mais aussi un appétit narratif, avec vraiment beaucoup d’inventivité, et pas cette espèce de formalisme un peu bon teint qu’on voit un peu, où, pour écrire, il faudrait trouver une forme, etc. Et ce qui est formidable, c’est qu’on donne quelque chose qui est de l’ordre de la nourriture. Appoggio nous livre à l’informe : il y a une science de l’informe, on essaie de tracer des lignes directrices dans l’informe, et c’est ce qui met, comme un repas, en joie… Arno Bertina : Dans Anima motrix, on est dans un livre de métamorphose, on suit un personnage qui est en fuite et qui se transforme, – je tisse cela jusqu’au bout –, qui se transforme en cerf, quasiment entre le début et la fin du roman. Donc là c’est le corps qui échappe à l’identité, c’est-à-dire l’identité telle qu’on la connaît, entre humains. Essayer de montrer que tout d’un coup, dans le corps, peuvent se jouer des choses cent fois plus vastes que ce qu’on imagine. Il y a aussi une dimension politique à l’horizon de cela… Par exemple, dans Je suis une aventure, il ne s’agit pas d’un corps rabelaisien, puisque le corps d’un sportif comme Federer c’est justement l’inverse d’un corps rabelaisien. Mais pourtant, c’était pour moi le même travail : ce que je voulais faire avec le corps de Federer, c’était montrer qu’un corps qui parvient à être pleinement présent à tout ce qui s’offre à lui à un moment donné, donc qui parvient à être créateur, créatif, c’est justement un corps qui permet de réinventer complètement la notion d’identité. On n’est pas tout d’un coup prisonnier de ce qu’on est – Roger Federer plus grand joueur de l’histoire, etc. : non, au moment où il invente, il est dans une espèce d’état de grâce. L’état de grâce, c’est arriver à faire vivre absolument toutes les possibilités du moment présent, arriver à bricoler avec, ne pas devoir appliquer une recette. Donc je peux aller du corps disons proto- rabelaisien dans Appoggio au corps de Federer qui semble être un corps en contrôle, mais à chaque fois c’est la même chose, c’est essayer de sortir de l’identité, telle qu’on la vit nous ici, c’est-à-dire l’identité qui est une forme de prison. Ce n’est pas le corps pour moi qui est une prison, c’est beaucoup plus une façon de se penser, de représenter, de dire : « Voilà, bonjour, je suis écrivain, etc. ». Pour moi, c’est cent fois plus inquiétant que les limites du corps.

NOTES

1. Arno Bertina, La Déconfite gigantale du sérieux, Paris, Léo Scheer, coll. « Lignes Manifestes », 2004, p. 68. 2. Ibid., p. 52-53. 3. Arno Bertina, Appoggio, Arles, Actes Sud, 2003, p. 64-66.

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RÉSUMÉS

Entretien avec Arno Bertina, réalisé le 4 avril 2016 à la Maison des Sciences de l’Homme de Clermont-Ferrand, dans le cadre du festival LAC 2016.

Interview with Arno Bertina, April 4th 2016 at the Maison des Sciences de l’Homme of Clermont- Ferrand, during the LAC festival 2016.

INDEX

Keywords : Appoggio, La Déconfite gigantale du sérieux, Body Mots-clés : Appoggio, La Déconfite gigantale du sérieux, Corps

AUTEURS

ARNO BERTINA Romancier du fait social, historique, politique, Arno Bertina goûte également les délices et excès rabelaisiens, comme dans La Déconfite gigantale du sérieux. Cette autobiographie imaginaire peuplée de personnages à la langue débraillée fait l’éloge d’une littérature nourrie et copieusement vivante. Bibliographie : La déconfite gigantale du sérieux, Lignes-Léo Scheer, 2004. Numéro d’écrou 362573, avec la photographe Anissa Michalon, Le Bec en l’air, 2013. Des châteaux qui brûlent, Verticales, 2017.

JOHAN FAERBER

Dans son anthologie La cuisine des écrivains, Johan Faerber, essayiste et critique littéraire, propose un savoureux voyage à travers les siècles, à la rencontre des écrivains qui ont célébré la nourriture et la boisson.

NATHALIE VINCENT-MUNNIA Maîtresse de conférences en littérature française du XIXe siècle à l’université Clermont Auvergne, elle a travaillé sur la poésie en prose au XIXe siècle, et traite plus largement les problématiques génériques et littéraires liées aux marges, frontières, altérités, à partir du XIXe siècle : questions socio-esthétiques des marginalités, poésie ouvrière et populaire, poésie et discours politiques, artistiques, critiques. Elle effectue également des travaux dans le domaine de l’action culturelle, des formations artistiques, des métiers du livre, des arts, et de la culture. Elle a notamment publié Les premiers poèmes en prose : généalogie d’un genre dans la première moitié du XIXe siècle français (Champion, 1996).

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Ma morsure

Jérôme Cabot

1 tu croques la vie à pleines dents tu as le sourire omnivore l’appétit d’un soleil levant un regard cru qui me dévore tu croques la vie à pleines dents tu m’as croqué évidemment tu m’as mordu envie d’amant je suis mordu par conséquent je suis perdu tu m’offres le gîte plante carnivore et je te croque fruit défendu de croquembouche en croc-en-jambe je t’ingurgite à la croque-au-ciel tu me grignotes comme un croque-note je te suçote tu caramel et je te gobe et tu m’enrobes je te cajole tu me rissoles c’est croquignol je te pimente tu alimentes

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une fringale fort peu frugale amie amante je te mélange tu me démanges et je te mange et tu te venges c’est croque-monsieur et croque-madame à forte flamme à qui mieux mieux tel un crocus je te débusque tu me savoures je te déguste avec amour j’aime ton buste tu aimes ma mine je te fais rire tu me fais frire je veux répondre tu me fais fondre et je te lèche tu me cuisines et je t’allume et tu m’allèches et je te hume tu me pourlèches je me consume et tu m’écumes je te mitonne tu me consommes je déraisonne tu m’assaisonnes et je t’embroche on est très proches des cuisses aux lèvres je te relève et tu m’épices je te fais revenir tout doucement ton entrejambes mon entremets on s’entremange en fins gourmets tu es mon dessert j’en suis gourmand

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tu en reprends je me ressers sacré repas morsures cuisantes cuisson ardente sauce douce-amère j’en démords pas

INDEX

Keywords : poetry Mots-clés : poème

AUTEUR

JÉRÔME CABOT Jérôme Cabot est maître de conférences en littérature et stylistique, et directeur du service culturel de l’Institut national universitaire Champollion d’Albi. Il s’intéresse particulièrement au lien entre littérature et oralité, et propose des ateliers d’écriture et de slam. Slameur, poète, performeur, il est auteur et chanteur (Jikabo) du duo slam-rock « Double Hapax ».

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La cuisine de la pensée/la pensée en cuisine Entretien avec Rachel Dufour

Rachel Dufour et Myriam Lépron

NOTE DE L’ÉDITEUR

La cuisine de la pensée/la pensée en cuisine. Performance théâtrale, culinaire et littéraire réalisée par la Cie Les guêpes rouges – théâtre pour le festival LAC 2016 le 2 avril 2016 à la Chapelle des Cordeliers, Clermont-Ferrand. Conception, montage sonore et mise en scène : Rachel Dufour. Jeu et cuisine : Yolande Barakrok, Rachel Dufour, Anne Gaydier, Pierre-François Pommier, Sandrine Sauron. Avec les voix de : Colette, Marguerite Duras, Gilles Deleuze, Amélie Nothomb, Patrick Modiano, François Sagan, Marie-Hélène Lafon. Durée : 45 mn.

1 Le festival Littérature au Centre est avant tout littéraire, mais accueille aussi d’autres formes artistiques. La compagnie Les guêpes rouges – théâtre a ainsi clos la deuxième édition consacrée à « Littérature et cuisines » avec un spectacle-performance au cours duquel les comédiens restituent, par leur bouche, la pensée en construction d’auteurs du XXe et du XXIe siècles et préparent en même temps, dans une chorégraphie culinaire, un plat à manger. La compagnie Les guêpes rouges– théâtre développe son travail le plus souvent hors les murs du théâtre en investissant des lieux de la ville comme scénographies réalistes ou imaginaires afin d’ancrer son travail dans l’espace social au sens large. Les propositions cherchent à ranimer le sens, l’engagement poétique des corps, l’engagement politique des mots.

Myriam Lépron : Comment le projet a-t-il été élaboré ? Rachel Dufour : Il s’agissait presque de répondre à une commande : imaginer une proposition théâtrale qui puisse constituer la clôture artistique du festival. Mon travail de metteure en scène s’articule beaucoup autour de la question de la parole et de la relation qu’elle permet de tisser d’une part avec le monde et d’autre part avec

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les spectateurs qui assistent au spectacle. Depuis plusieurs années – d’abord assez intuitivement –, je superpose les questions liées à la dramaturgie de ces relations et les enjeux du repas partagé : spectacle et repas ont ce point commun de rassembler des convives autour d’une nourriture qui permet essentiellement, dans sa fonction sociale, de manger du symbolique. À partir de là, l’association « littérature et cuisine » proposée par LAC était très stimulante pour imaginer une proposition performative qui s’organiserait comme une double préparation culinaire : il y a d’un côté la préparation culinaire effective : un plat est préparé en direct et donné à manger au public, et d’un autre côté une préparation culinaire symbolique : les comédiens, dans une sorte de repas inversé, passent par leur bouche la langue parlée d’auteurs de la littérature contemporaine, restituent cette langue aux oreilles des spectateurs et performent une nourriture symbolique.

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De gauche à droite: Yolande Barakrok,Sandrine Sauron, Anne Gaydier et Rachel Dufour. La cuisine de la pensée/la pensée en cuisine, Les guêpes rouges – théâtre. Copyright Evelyne Ducrot (tous droits réservés)

Myriam Lépron : À quoi ressemble concrètement cette performance ? Rachel Dufour : La première partie du travail a consisté à chercher et rassembler un montage de partitions sonores dans lesquelles on entend huit auteurs parler aussi bien de la cuisine de la pensée que de la pensée en cuisine. Ce sont des interviews au cours desquelles les auteurs évoquent parfois très concrètement leur rapport à la nourriture, à la préparation culinaire et font un lien évident avec l’activité d’écriture. Et parfois encore, ils évoquent ce que j’appelle « la cuisine interne », c’est à dire la mécanique, le processus de l’écriture. Ce que Marie-Hélène Lafon appelle « l’établi », le « chantier », les « outils ». Cinq comédiens interprètent chacun une partition sonore dans une proposition performative qui met en avant la pensée en train de s’élaborer. On s’intéresse ici, en lien avec la thématique du festival, à une forme d’oralité : c’est la parole, la pensée en

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cours qui est donnée à entendre et non pas l’écriture littéraire. C’est la pensée déroulée dans la parole spontanée, la cuisine de la pensée : les idées qui passent par la parole sans le travail de l’écrit, celles qui s’élaborent dans la cuisine de la réflexion, qui cherchent les ingrédients, qui agencent une recette, composent du sens et surtout de la relation avec un auditeur initial (l’intervieweur). Chaque partition sonore est très singulière : on entend la parole spontanée de l’auteur aux prises à la fois avec le réel de la nourriture et avec l’intime de la bouche, avec l’élaboration de la langue, l’organisation de la syntaxe, la construction du propos. Et on entend aussi évidemment la réalité physique de l’auteur, on pourrait presque dire la corporéité de sa pensée : entendez comment Patrick Modiano, Françoise Sagan ou Marguerite Duras parlent, ce sont des grains de voix, des débits, des inflexions, des hésitations, des respirations, des souffles extrêmement différents – on pourrait presque parler de style oral.

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Sandrine Sauron. La cuisine de la pensée/la pensée en cuisine, Les guêpes rouges – théâtre. Copyright Evelyne Ducrot (tous droits réservés)

Les cinq comédiens ont ces partitions dans les oreilles, à travers un casque. C’est une re-transcription simultanée : ils sont une enceinte vivante, des mangeurs de voix qui redonnent par leur bouche, dans une sorte de repas inversé, cette parole passée par leurs oreilles. Il y a quelque chose en lien avec la communion : le fameux « ceci est le corps du Christ », à ceci près que ceci est la langue de Marguerite Duras que j’ingère et redonne à entendre telle qu’elle est énoncée. Il y a aussi ici une question de corporéité et d’ingestion, mais abordée de façon très technique : il ne s’agit pas de jouer ou d’imiter les auteurs mais bien de reproduire les modalités d’énonciation pour les mettre en avant, dans cette oralité particulière.

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Et tout en se faisant « enceinte » vivante, le groupe des cinq comédiens se fait « préparateur » d’un élément de repas : une chorégraphie de préparation culinaire est performée en même temps que la partition sonore est restituée. Ça cuisine des deux côtés !

Myriam Lépron : Comment s’est opéré le choix des partitions ? Rachel Dufour : Trois caractéristiques ont présidé au choix des partitions : la qualité littéraire des auteurs, le contenu abordé qui devait rejoindre la thématique « littérature et cuisine(s) » et bien sûr, des modalités d’énonciation remarquables. Patrick Modiano, par exemple, dans une interview donnée chez lui à François Busnel pour « La Grande Librairie », entre dans la cuisine de son écriture en expliquant où il écrit, comment le travail quotidien s’élabore. Mais tous ceux qui ont déjà entendu Patrick Modiano parler, savent que la fluidité n’est pas au rendez-vous : phrases arrêtées, débit haché, superposition des idées, sur-emploi des fonctions phatiques... C’est une plongée dans une oralité très étonnante qui vaut aussi bien pour son contenu que pour sa forme. Il y a une certaine délectation stylistique à mettre à jour (à l’oreille) ces spécificités. On se délecte de ce qui se passe dans la bouche de l’autre. C’est un rapport un peu élaboré à une forme de gastronomie. Marguerite Duras, pour prendre un autre exemple, aborde très directement la question de la cuisine en la reliant à l’acte d’écriture, avec cette voix à la fois calme et vive, ce rythme extrêmement posé qui espace et pèse chaque idée : – Jamais, dans aucun cas, on ne doit faire de cuisine pour soi seul parce que je pense que c’est ça le chemin qui mène à l’installation définitive du désespoir Est-ce que le risque est le même que d’écrire pour soi seul ? ça existe pas. J’écris pour toi quand j’écris, j’écris pour vous. Si l’autre n’est pas là on n’écrit pas. C’est menti ça, complètement, depuis le commencement des temps. Sur l’île déserte on n’écrit pas[...] Le danger du désespoir installé. Dire que c’est la voix physique, concrète de l’acceptation de la solitude. De cuisiner pour soi ? De faire pour soi des pommes de terre sautées ou une omelette vietnamienne. C’est littéralement inconcevable. La nourriture est faite vraiment pour tout le monde, c’est la... comme la vie. Elle est vraiment faite pour tous. Pas la littérature1.

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Rachel Dufour. La cuisine de la pensée/la pensée en cuisine, Les guêpes rouges – théâtre. Copyright Evelyne Ducrot (tous droits réservés)

Quant à Gilles Deleuze, il lie incroyablement nourriture réelle et nourriture symbolique dans l’explication de sa trinité gastronomique que sont la cervelle, la moelle et la langue. La cervelle étant Dieu le Père, la moelle Dieu le Fils et la langue le Saint Esprit ou encore le concept, l’affect et le percept.

Myriam Lépron : D’autres partitions ne parlent pas directement de cuisine comme celles de Christine Angot ou de Marie-Hélène Lafon. Pourquoi les avoir choisies ? Rachel Dufour : Dans la progression des partitions données à entendre au fil du spectacle, on part de Colette (c’est un enregistrement rare, on a très peu de traces de la voix de Colette) qui parle des « inventions culinaires » de Claudine telles la pelle à griller le chocolat ou la tarte aux épinards, pour expliquer que ce ne sont pas des inventions mais des souvenirs d’enfance injectés dans le roman. Et petit à petit, les partitions sonores tissent un lien fort entre les évocations culinaires et l’acte d’écriture littéraire. Ce qui nous permet à la fin du spectacle d’aller vers des partitions où il ne s’agit plus que de cuisine métaphorique, c’est-à-dire de cuisine littéraire. Christine Angot détaille les vingt-cinq versions de travail de son roman en expliquant son système de notations : « donc là, pour la version 18 j’ai mis des carrés à chaque fois que je faisais une correction, 19 j’ai fait des croix, puis là j’ai fait des croix dans un autre sens. Donc là il y a une croix ça veut dire que celle-là je l’ai faite donc ça c’était je mets une virgule... ou je l’enlève la virgule, là ? Je vois pas très bien...2 »). Elle nous fait entrer dans la cuisine de son écriture, si vous voulez. Quant à Marie-Hélène Lafon, elle évoque le lien très fort entre son écriture et le corps de l’auteur : elle parle « d’extrailler » le texte, « c’est à dire de le sortir des entrailles, au prix d’un néologisme », et elle poursuit « tout ça est une affaire de chair, d’incarnation et de viande3 ».

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Lorsque vous êtes invité pour dîner, la cuisine est justement l’endroit auquel vous n’avez pas accès. Vous allez au salon, à la salle à manger et vous n’assistez pas à la préparation des plats, au mélange des ingrédients, à l’élaboration du goût. L’exercice proposé au spectateur ici est d’entrer dans la cuisine des auteurs, et d’y entrer par la bouche.

NOTES

1. France Culture, « Le Bon Plaisir de Marguerite Duras », septembre 1984. 2. Le Petit Journal, 15 septembre 2015. 3. La Grande Librairie, 15 octobre 2015.

RÉSUMÉS

Entretien avec Rachel Dufour à l’occasion de la performance théâtrale, culinaire et littéraire réalisée par la Cie Les guêpes rouges – théâtre pour le festival LAC 2016 le 2 avril 2016 à la Chapelle des Cordeliers, Clermont-Ferrand.

Interview with Rachel Dufour, linked with the theatrical, culinary and literary representation by Compagnie Les guêpes rouge – theâtre during the LAC festival 2016, April 2d 2016, in the Chapelle des Cordeliers, Clermont-Ferrand.

INDEX

Mots-clés : cuisine littéraire Keywords : Literary cuisine

AUTEURS

RACHEL DUFOUR Après des études au Conservatoire de Clermont-Ferrand en Art dramatique, Rachel Dufour est engagée en 2000 à la Comédie de Clermont-Ferrand/Scène nationale comme comédienne permanente sous la direction de Jean-Pierre Jourdain. Elle crée la compagnie Les guêpes rouges – théâtre en avril 2002. Son travail s’intéresse à la relation que fonde la parole entre acteurs et spectateurs. Réfutant personnages, fictions pures et parfois même espaces scéniques, les propositions se construisent autour d’écritures contemporaines et d’esthétiques de la parole.

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MYRIAM LÉPRON

Auteur d’une thèse consacrée aux romans de Jean Giraudoux, elle est professeure agrégée à l’UCA (CELIS), responsable du secteur Lire/Écrire et directrice adjointe du Service Université Culture. Elle conduit des ateliers de pratique avec écrivains et artistes de tous domaines, au carrefour de la création et de la recherche et participe à l’organisation du festival LAC. Elle a consacré des articles à plusieurs auteurs contemporains (Darrieussecq, Sorman, Kerangal, Laurens).

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Le Grand débat gastronomique

Pascal Ory, Pascal Taranto et Sylviane Coyault

NOTE DE L'AUTEUR

Cet entretien a été réalisé dans le cadre du « Grand débat gastronomique » du festival LAC 2016 à la Chapelle des Cordeliers (Clermont-Ferrand), le 1er avril 2016. (Débat annoté par les éditrices).

Sylviane Coyault : Parlons pour l’heure de définition : dans un contexte littéraire, la première question qui vient à l’esprit concerne les mets et les mots. Pascal Ory, à son origine, quels rapports la gastronomie entretient-elle avec la poétique ? Pascal Ory : Le Discours gastronomique français de l’Antiquité à nos jours (1998) était pour moi une occasion pour réfléchir sur ce qu’est la gastronomie. Selon ma définition personnelle, cette dernière n’est pas synonyme de haute ou de grande cuisine, elle est la culture de manger et de boire, avec l’idée qu’on peut créer des normes qui constitueront la critique ou la théorie gastronomique. Prenons l’exemple de la gravure sur la couverture de mon livre qui montre un gastronome devant sa table de travail, mais qui est en train d’écrire et non de cuisiner. Cet exemple m’a permis de revenir sur le rapport entre la cuisine et la poétique. Je rappelle que la Révolution française était un moment cristallisateur sur le plan politique et social en marquant un retour à l’ordre. Sous le Consulat et l’Empire, il y a eu émergence d’un discours gastronomique et ce pour deux raisons : d’abord l’invention du restaurant, qui a permis l’apparition de la critique gastronomique en tant qu’instance de jugement, puis le retour à la littérature médicale – la diététique –, à la littérature de la technique de cuisine – livres de recettes –, et à une littérature poétique où on célébrait le plaisir de la table.

Sylviane Coyault : Pascal Taranto, la littérature gastronomique et culinaire constitue presque un genre à part entière ? Pascal Taranto : À partir de la gastronomie, mouvement qui descend effectivement de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, la naissance de la littérature gastronomique est due à l’émergence d’un nouveau regard sur cet art. Pour moi, les

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écrivains de la littérature gastronomique ne font que définir pour les bourgeois l’art de manger. Je prends l’exemple du livre Gastronomia du poète gastronome antique Archestrate (IVe siècle av. J.-C.) qui commence à prendre acte d’une certaine relativité des goûts (certains aiment, d’autres pas…) et où on peut trouver une norme de l’excellence et du bien manger. Mais ce texte demeure descriptif et n’atteint vraiment pas le poétique. L’acte poétique gastronomique est difficile car il ne s’agit pas de décrire les produits et la façon de les manipuler mais il faut créer un discours qui s’élève du simple descriptif au symbolique.

Sylviane Coyault : Dans votre Discours de la gastronomie, je relève deux points importants : le passage de la cuisine privée à la cuisine publique, ainsi que l’évolution depuis la Seconde Guerre mondiale puis les Trente glorieuses qui a engendré un basculement hédoniste… Pascal Ory : Cuisine privée, cuisine publique : cela m’a sauté aux yeux au moment de l’écriture de ce livre. Il est vrai qu’on n’a pas l’habitude de travailler sur ces catégories-là mais je les trouve très opératoires parce qu’elles permettent une lecture genrée. La cuisine privée est féminine tandis que la cuisine publique, elle, est masculine, puisque l’espace public est contrôlé traditionnellement par les hommes. Les grands chefs ont toujours été des hommes, tandis que les femmes sont minoritaires dans la cuisine d’excellence. En revanche, les grands chefs disent souvent : « je dois tout à ma grand-mère, à ma tante etc. », et là, nous sommes dans le privé. Je rappelle que le restaurant était une vraie révolution, il a annoncé le monde moderne puisqu’il consistait pour ces chefs à proposer une cuisine de grande maison, une cave de grande maison, un service de grande maison, un décor de grande maison, tout cela non pas en échange d’un titre de noblesse, mais en échange d’argent, ce qui constitue une définition du monde moderne. Donc cela a donné un poids considérable aux hommes pendant deux siècles. Il est intéressant de voir comment les choses maintenant sont en train de changer : la cuisine privée, théoriquement contrôlée par les femmes, est en mutation parce qu’il y a une crise de la transmission féminine, mais la cuisine publique résiste encore à la présence féminine. Pour l’autre question, il est intéressant de voir à quel point l’histoire du discours gastronomique français est l’harmonique de l’histoire de la littérature. On peut repérer le rôle joué par plusieurs écrivains, tel Alexandre Dumas, dans la construction d’un discours gastronomique romantique. Lors de la rédaction de mon livre, j’ai travaillé sur des textes d’Henri Gault et Christian Millau, deux critiques gastronomiques qui étaient critiques littéraires au départ, écrits dans les années 1970, à la période de l’apogée de la nouvelle cuisine. On arrive à un moment où la légitimation par les instances savantes (les sciences sociales et la philosophie) commence à être perceptible. Mais cela ne réussit pas toujours : la Sorbonne ne prenait pas au sérieux des auteurs culinaires comme Brillat-Savarin, tandis qu’à la fin du XXe siècle, on voit émerger le livre de Michel Onfray, Le Ventre des philosophes (1989), ainsi que des tentatives de ressaisissement par la littérature, avec des écrivains comme Gilles Pudlowski1 qui a écrit des textes sur l’identité française – il explique comment, issu d’une famille juive immigrée, il est devenu français par la littérature gastronomique. On pourrait prolonger la démonstration jusqu’à aujourd’hui où la culture de masse s’en saisit, à une époque où la perspective est de moins en moins française, de plus en plus « globale », avec des émissions de télévision

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où le chef devient une star. Cela dit beaucoup sur le statut de l’hédonisme et sur le rapport entre hédonisme et puritanisme.

Sylviane Coyault : Cette question est particulièrement intéressante parce qu’on a l’impression de suivre quelque chose d’équivalent dans le roman ou dans la littérature en général ; cet hédonisme correspond peut-être au moment où le récit se lâche un peu, où il s’éloigne des contraintes du Nouveau Roman – on pourrait parler aussi de l’évolution du discours de Barthes dans les Mythologies dont vous avez parlé. À ce propos, Pascal Taranto, je vous trouve généralement très acerbe contre ce que vous appelez « le renversement hédoniste dans la sophistication et la désincarnation de la cuisine moléculaire » : partout on trouve des réquisitoires contre Hervé This, qui était notre invité il y a quinze jours2… Pascal Taranto : Je n’ai rien contre Hervé This ! Quand j’ai découvert les ouvrages d’Hervé This, c’était au début des années 1980, je les trouvais très intéressants lorsque le chimiste expliquait à un cuisinier ce qui se passait quand il cuisinait. On avait les réactions de Maillard3, on avait les émulsions qui montrent les multiples possibilités dans la manipulation d’un produit. Cependant, j’ai remarqué avec effroi que se dissipait une certaine méthodologie technique de la cuisine traditionnelle, ce qui allait de pair avec un intérêt croissant de l’industrie agroalimentaire. Quand le moment est venu où le mouvement a éclaté sous la férule de Ferran Adrià4 et de son restaurant El Bulli, je me suis demandé à quoi nous étions en train d’assister… Et depuis, je me suis intéressé à la théorie qui accompagne ce type de cuisine. Je me suis aperçu, à mon grand effroi, que cette cuisine-là porte avec elle des possibilités qui sont assez effrayantes, parce qu’elle est une cuisine conceptuelle, c’est-à-dire une cuisine entièrement pensée avant même que d’être mangée. Ce procédé consiste à déstructurer, à rendre méconnaissable ce qui, à mon avis, reste l’horizon d’un véritable chef, à savoir le respect pour le produit – la mise à distance du produit, la manière de le valoriser toujours au mieux avec une certaine rationalité, avec une certaine simplification. Ici, prendre le produit, le faire disparaître dans ce qu’il a de terrien, dans ce qu’il a de charnel pour en faire une sauce ou une gelée, condamne à une monotonie de texture et de goût. Pour mieux saisir ce qui se passe dans cette cuisine, j’avais l’habitude d’opposer deux recettes : « la purée de patate » de Joël Robuchon5 et « l’estomac de patate » (espuma de patata) de Ferran Adrià. Un exemple qui illustre l’opposition entre la sublimation d’un produit et la disparition de ce même produit. Ce remplacement est la disparition de la matière. On ne peut apprécier cette nouvelle recette que lorsqu’elle est accompagnée d’un discours, d’un concept qui conditionne le goût. Exactement comme dans une avant-garde artistique où il faut qu’on vous fournisse les bons concepts pour que vous soyez satisfaits par avance : de la « programmation neurolinguistique » pour vous convaincre que c’est bon. Comme par ailleurs, ce produit-là a toutes les caractéristiques d’un produit de luxe – une longue attente avant de trouver une table libre et un prix cher – vous êtes condamnés à trouver cela bon. C’est plutôt contre cela que je m’élevais ! Ce que je reproche à ces chefs, c’est d’avoir été les chevaux de Troie de l’industrie agroalimentaire, c’est qu’ils usent de la linguistique et de la sémiotique pour créer un discours commercialisant. Je ne sais pas quel est l’avenir de cette cuisine-là, en tout cas à mon avis c’est une mystification. Pascal Ory : Pour aller dans le même sens que Pascal Taranto, je soulignerai l’homologie qu’il y a entre la cuisine moléculaire et l’art plastique, qui est également un art conceptuel très lié au marché. Deuxième élément, l’histoire de la culture est

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d’abord à mon avis une histoire de la technique ; pour la cuisine c’est la même chose : c’est une histoire de l’économie aussi, car jamais les arts plastiques n’ont été autant liés au marché privé qu’avec les impressionnistes. C’est la forme d’art qui a été très vite captée par le marché privé à la fin du XIXe siècle. On est à l’époque des stratégies commerciales dans le monde artistique comme c’est le cas de Jeff Koons…

Sylviane Coyault : Revenons un peu en arrière dans l’histoire : vous évoquez l’importance de la religion dans le discours gastronomique et dans les cultures : vous opposez les pays qui ont opté pour le catholicisme aux territoires du protestantisme… Pascal Ory : On s’achemine plus vers l’autre livre, L’identité passe à table. Je précise tout de suite que je n’ai jamais considéré que l’histoire consiste à remonter vers le passé, j’essaie de travailler sur le temps. Alors, dans le vaste débat sur les cultures nationales, les identités nationales, il est clair que la dimension religieuse, si on n’en n’était pas convaincu il y a dix ans, est à prendre très au sérieux. En ce sens, vous avez des cultures religieuses dominantes dans le temps : la fête identitaire des États- Unis est moins le 4 juillet que le Thanksgiving qui est une action de grâce de puritains. Je rappelle que le mot « puritain » en anglais veut dire le protestant rigoureux. Il est vrai qu’à ce moment-là, le rapport aux sensualités est un rapport intéressant à travailler face aux expériences catholiques. Je précise tout de suite qu’à mon avis, toute religion a sa tendance puritaine de mise à distance : même le bouddhisme et la manière dont il perçoit les musulmans. Il n’en reste pas moins qu’il y a des moments où le puritanisme l’emporte très clairement et en particulier aux moments de la Réforme et de la Contre-Réforme : réforme protestante et réforme catholique. Cela nous dit beaucoup de l’existence de ce lieu où on va mettre à distance ses plaisirs sensuels. Le puritanisme protestant prend le pouvoir au XIXe siècle à l’époque victorienne et met à distance les couleurs et toutes les sensualités : en témoignent les origines des Céréales Kellogg’s et de Coca-Cola. C’est très intéressant de voir à quel point tout cela touche à des pratiques sociales durables. Pascal Taranto : Ce que vous dites est très juste concernant l’immense influence que peuvent avoir les pensées théologiques sur la vie concrète des gens. Mais concernant le puritanisme, je voudrais ajouter qu’on a toujours tendance à le noircir. Dans le film Le Festin de Babette6, il y a un moment très révélateur où, derrière la fausse austérité des gens qui au début se demandent ce qui va leur arriver s’ils mangent toutes ces bonnes choses qui ne sont pas à eux, à la fin, dans une certaine ivresse légère, ils trouvent une sorte d’humanité souriante, comme s’ils avaient, à travers ce repas qu’ils étaient obligés de condamner moralement, réalisé que la vérité du puritanisme n’est pas dans le rigorisme. Je pense que cette distance-là existe même dans le puritanisme le plus ascétique. J’en prends pour preuve l’ouvrage du XVIIe siècle Un Directoire Chrétien de Richard Baxter (1615-1691) qui est un grand puritain du siècle, notamment les conseils qu’il donne à propos de l’usage du goût et des repas. Dans ce chapitre, ce qu’il condamne, exactement comme le font les catholiques dans la règle de Saint Basile, ce n’est absolument pas le fait de manger et de boire ni même le fait de prendre du plaisir à manger, ce qu’il condamne, c’est l’excès, c’est la gloutonnerie. Ce qu’il condamne, c’est la démesure, le fait d’alourdir le corps, le fait de le rendre impropre à ce qui doit être son véritable but. Il ne s’agit pas de condamner le corps pour lui-même – le corps pour lui-même n’est jamais condamné dans aucun mouvement chrétien quel qu’il soit. Le corps est une créature de Dieu comme le reste, donc on ne peut pas jeter l’anathème sur le corps comme s’il était un raté de la

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création. Le corps est pour l’instant sous un régime un peu difficile à cause de la Chute ; néanmoins, un jour viendra où quand nous reviendrons – c’est ce que disent les Écritures – notre corps sera lui-même glorifié. C’est-à-dire qu’il retrouvera sa pureté originelle : le corps adamique au début, le corps pur à la fin. Donc, dans le puritanisme, il n’est pas question de condamner le corps : le corps est un instrument dont l’homme se sert pour remplir sa vocation. Les interdits alimentaires, la rigueur alimentaire même concernant le sport et concernant la sexualité ont tous rapport avec cette bonne vieille vertu de la tempérance, plus qu’avec un interdit qui serait jeté sur toutes les activités corporelles. C’est une philosophie de la mesure en quelque sorte, plus qu’une philosophie de la dénégation du corps.

Sylviane Coyault : Nous sommes aujourd’hui confrontés à cette problématique des cuisines « à contrainte » : la cuisine kashrout, la cuisine halal... Est-ce qu’on peut parler, en même temps, d’une cuisine « laïque » ? Est-ce qu’il y aurait une contrainte invisible, une contrainte perdue ? Est-ce que vraiment ces notions de pur et d’impur ont totalement disparu ? Pascal Ory : Je crois que chaque société a ses tabous, ces mêmes tabous qui permettent de comprendre la société. Quand vous dites « cuisine à contrainte », toute cuisine est fondée sur des contraintes. Il fut un temps où Brigitte Bardot montrait du doigt les Coréens parce qu’ils mangeaient du chien. Donc les contraintes existent toujours et il est très fascinant de comprendre d’où vient la kashrout par exemple, quelle anthropologie il y a là-dedans. Donc, il y aurait peut-être, comme le dirait Voltaire, une cuisine de la tolérance, c’est-à-dire une tolérance des cuisines. Par exemple, le XXIe siècle va être confronté à la question de la montée du végétarisme : dans notre société, nous remarquons que nos enfants sont en train de passer au végétarisme. La question est de savoir s’il faudra aller jusqu’à une intolérance aux non-végétariens puisqu’il y a eu des mouvements vegan radicaux, on vient de voir émerger quand même le terme de « véganophobie » fondé sur le modèle d’islamophobie. Rappelons qu’il y a eu depuis quelques temps des attentats contre des bouchers. Il est intéressant de voir jusqu’où ira cette culture de tribu et si elle va survivre. Au fond, une fois de plus, on trouve cette dimension éthique : maltraitance des animaux, destruction des équilibres. Ce sont des questions philosophiques tout à fait fondamentales.

Sylviane Coyault : Comme le souligne le titre de votre ouvrage L’identité passe à table (2013), la question de l’identité est très aiguë actuellement. Pourrait-on parler de cuisine d’identité nationale, régionale, des terroirs ? Pascal Ory : D’un point de vue culturaliste tout est construit. Par exemple, la cuisine régionale c’est une construction du XIXe siècle. Curnonsky 7 parlait, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, d’une accélération de l’invention de cuisines régionales. Quelques spécialistes ont montré que c’est sous le franquisme qu’on s’est focalisé, en Espagne, sur la Paëlla, avec les deux couleurs nationales : le rouge et le jaune. La France, parce qu’elle a été impérialiste, offre une cuisine très ouverte à la cuisine des autres : la cuisine française est très métissée…

Sylviane Coyault : Est-ce que le philosophe veut ajouter quelque chose à ce qui a été dit sur ces questions, Pascal Taranto ? Pascal Taranto : Il y a plusieurs choses qui m’intéressent dans ce qui a été dit, notamment celles que vous avancez sur la cuisine « laïque », Pascal Ory. Vous avez dit que les cuisines qui ne sont pas « laïques » se fondent sur la notion de pur et d’impur : au delà, ce sont des cuisines qui contiennent des tabous, c’est-à-dire des choses qu’il

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est interdit de manger. Ce qu’il y a d’intéressant dans la question de l’interdit, c’est de savoir s’il y a des cuisines sans interdits alimentaires. Dans toutes les cuisines il y a des espaces tabous pour toutes sortes de raisons : médicales, philosophiques, de goût, de politesse etc. Est-ce un phénomène universel ? S’il est universel, que signifie-t-il en réalité ? Est-ce qu’il ne signifie pas que la cuisine est toujours quelque chose de sacré ? Il y a toujours une sacralité de la nourriture, et il n’y a pas de sacralité sans impureté, sans profane. Donc, si la cuisine est un lieu de sacralité, de communion, il y a forcément quelque chose qui signe son importance, ça ne peut être que l’interdit. Tout ne peut pas être permis à la cuisine. Une cuisine « laïque » serait une cuisine qui se moque des interdits. Est-ce qu’elle serait une cuisine furieusement individualiste ou athée, ou matérialiste, une cuisine anarchiste ?...

Sylviane Coyault : à propos des tabous, qu’est-ce qui pourrait l’être pour nous ? Par exemple ce qui n’est pas interdit en Chine, le vivant ? Pascal Taranto : À propos du futur interdit qui arrive (la question du vivant, la question du végétarisme, la question de la souffrance animale), tout cela pourrait devenir très vite le lieu d’un tabou chez nous et une sorte de dissension au sein de notre cuisine. On l’a repéré au Vietnam, en Corée, en Chine, à cause de ces cynophagies auxquelles vous faites allusion. Pour notre regard d’occidentaux en train de se convertir, ou de résister, ou de réfléchir à la notion du vivant dans l’alimentation, ces cuisines-là nous posent question… même si ces cuisines là sont en même temps des cuisines qui accueillent depuis longtemps – et qui ont même établi une gastronomie végétarienne. Cette cuisine n’est pas une cuisine intolérante, elle propose la plus grande ouverture possible : la cuisine chinoise a tout ce qui se mange sur terre, une extrême ingéniosité à tirer parti de produits qui nous paraîtraient absolument immangeables. Cette cuisine étonne par son caractère absolument omnivore et par sa capacité à accueillir un autre type de philosophie, puisqu’elle est structurée autour d’une pensée, d’une philosophie qui fait que chaque mangeur puisse trouver sa propre voie. C’est une cuisine tolérante et c’est une cuisine qui accueille toutes les possibilités. Est-ce que la cuisine chinoise n’est pas une cuisine « laïque » ? Pascal Ory : C’est quand même très lié au tao… Pascal Taranto : Bien sûr, le tao de la cuisine chinoise c’est la combinaison de certains principes qui doivent donner naissance systématiquement à un plat acceptable. À partir du moment où les principes sont respectés le plat est mangeable. Il y a des principes en dehors desquels il n’y aurait rien, mais il n’y aurait pas de cuisine non plus, donc on ne ferait plus partie de l’humanité, en quelque sorte. Pascal Ory : Effectivement, il n’y aurait pas de cuisine non plus… d’où, à propos du Thanksgiving, le dessin paru dans le New Yorker il y a quelque temps montrant les convives réunis à ce moment-là stratégique autour d’une table, où il n’y a plus rien… c’est le dernier Thanksgiving, au-dessus de chaque personne il y a un petit nuage qui dit : « moi je suis halal », « moi je suis cachère », « moi je suis gluten free »… il n’y a plus de consensus, et il n’y a plus rien sur la table8 !

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Sylviane Coyault : Nous effleurons également depuis le début les relations entre gastronomie et politique. Pouvez-vous préciser votre idée quand vous dites que dans le domaine de la gastronomie, l’élitisme est un élitisme républicain ? Pascal Taranto : J’aime bien cette idée, mais elle est plus une idée morale qu’une idée politique. Dans l’idée républicaine, il y a une idée d’égalité, non pas une égalité par rapport à vos conditions, mais une égalité dans ce qu’il vous est possible de devenir. J’ai dit qu’elle a pour moi une résonance morale, parce que la gastronomie est une manière que l’on a de construire une excellence pour soi. C’est quelque chose qui donne droit au progrès, à la culture de soi, et à la possibilité de s’élever d’un certain niveau à un niveau plus excellent. En effet, devenir cuisinier et gastronome n’est autre que travailler son propre ethos. Alors pourquoi est-ce un élitisme ? Parce que l’excellence n’appartient pas à tout le monde, il faut un effort et un travail pour y arriver. Pourquoi est-ce républicain ? Parce qu’elle dépend de la volonté, c’est le mérite de votre investissement qui sera payé en retour quand vous vous élèverez à ce type d’excellence. C’est en cela que je vois dans la gastronomie quelque chose à la fois élitiste et à la portée de tout le monde. J’ai coutume de prendre l’exemple d’un plat dans un restaurant dit gastronomique. Ce plat est considéré comme exceptionnel parce qu’il a été travaillé par un tour de main expert, pour la justesse de la cuisson, la promptitude du service et la qualité des ingrédients. En fait, c’est quelque chose qu’on peut faire chez soi, pour soi, si on a la possibilité de trouver le produit, la possibilité de développer ce tour de main et la volonté de manger cela. Donc, la gastronomie n’est pas réservée à une élite qui ne fait que payer parce qu’elle ne veut pas perdre du temps. Je crois que perdre du temps à acquérir quelque chose, c’est gagner quelque chose. Dans la gastronomie, on gagne une construction de soi qui est un soin de soi déjà, et une construction de sa propre excellence. Il y a dans la gastronomie une dimension morale fondamentale mais aussi une dimension politique fondamentale de partage et d’égalité. Voilà ce que j’appelle l’élitisme républicain. Pour résumer, je dirais que c’est le meilleur pour tout le monde, c’est exactement ce que doit être l’école et son enseignement.

Sylviane Coyault : Pour terminer, Pascal Ory, voulez-vous nous dire un mot sur le rapport entre gastronomie et élitisme ? Pascal Ory : En termes d’identité, la cuisine est ce qui reste quand on a tout oublié. On peut perdre l’usage de la langue ancestrale, régionale etc., mais la cuisine résiste beaucoup plus longtemps. Pour le reste, le rôle de l’historien est de rappeler que le lien entre religion et alimentation est capital (les sacrifices, l’eucharistie…). Concernant la dimension politique, la cuisine permet une promotion sociale. Prenons l’exemple du premier chef moderne, Carême9, qui a été au service des ministres des relations extérieures au temps de Napoléon Ier, qui passe ensuite au service du Tsar de Russie Alexandre Ier, puis au service de l’héritier anglais et qui termine au service des Rothschild. Rappelons qu’il vient du tiers état et qu’il est enfant d’une famille nombreuse, abandonné par son père à l’âge de huit ans. Il est quelqu’un qui sert les grands de ce monde, et qui est au même temps le témoignage de la présence d’un génie populaire au cœur des hyper élites. Pour terminer, en ce qui concerne la France, il est clair que quand nous évoquons ces questions-là, il y a une écoute démocratique extraordinaire. En effet, on peut avoir de l’excellence qui vient de la base de la société parce que quelqu’un qui n’a pas de grands diplômes peut faire les meilleurs plats. Ceci est un argument imparable en termes politiques – au sens de la Cité.

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Public : Je voudrais que vous disiez un mot de ce partage des sexes que vous évoquez à de nombreuses reprises, Pascal Ory… Pascal Ory : En schématisant ce partage j’intégrais les exceptions, comme les mères lyonnaises, qui sont – pour simplifier – des cuisinières bourgeoises qui s’installent à leur compte. C’est-à-dire qui sont promues par un microclimat de la culture bourgeoise lyonnaise. C’est une façon pour la bourgeoisie d’extraire de ses pratiques cette forme d’excellence. Il s’agit plutôt d’une exception qui confirme la règle. Je prends l’exemple de Bocuse qui se réclame sans arrêt des mères lyonnaises mais qui récupère, en tant qu’homme, cet héritage. Donc, c’est une parenthèse enchantée qui s’est refermée. Puisqu’il y aurait certainement une question sur le végétarisme, je voudrais terminer, non pas par une provocation mais par quelque chose qui m’a beaucoup frappé : la seule fois pour l’instant dans mes cours à la Sorbonne où j’ai été interrompu par un étudiant c’est quand j’ai rappelé qu’Adolf Hitler était végétarien. Parce que je pouvais dire qu’il était antisémite sans que cela pose aucun problème, mais qu’il soit végétarien c’était insupportable.

Public : Je suis diététicien nutritionniste, travaillant beaucoup sur le végétarisme. Vous avez parlé du rapport à la mort qu’on a dans nos sociétés actuellement, on ne voit plus mourir nos ancêtres à l’hôpital ou à l’hospice mais on ne voit plus mourir les animaux qu’on mange… Pascal Ory : Je crois que vous avez donné vous-même la réponse. C’est-à-dire que dans la société rurale « traditionnelle », le rapport à la vie et la mort est tout à fait différent, le rapport à l’animal notamment qui est proche mais qui est fonctionnel : on élève un cochon mais on le tue.

Public : J’ai une question concernant le lien entre la cuisine et le milieu militaire : ne serait- ce que dans la manière de nommer – brigade, chef… – y a-t-il un lien avec le côté masculin que vous évoquiez dans la cuisine ? À quel moment a-t-on donné à la cuisine cette dimension dite militaire ? Pascal Ory : J’ai fait l’édition scientifique d’un rare ouvrage de mémoire, les mémoires d’Escoffier qui l’a laissé inachevé mais qui a été publié après : Souvenirs culinaires d’Escoffier10. C’est à lui qu’on doit la structuration en brigade fin XIXe- début XXe siècle ainsi que les métaphores : un coup de feu, chef etc.. La militarisation de la cuisine s’est accentuée au XIXe siècle parce qu’il s’est passé des choses sur le plan militaire parallèlement, y compris l’extension de la militarisation de la société où le service national devient universel (réservé aux hommes). Cela dit que ça remonte loin puisque la structuration des offices de l’Ancien Régime l’annonce déjà. Mais la métaphore militaire, elle, triomphe au XIXe siècle et contribue à accentuer la dimension virile de la cuisine. D’ailleurs, aujourd’hui il y a un débat sur la maltraitance dans les cuisines. La cuisine est un lieu de violence, c’est pour cela qu’on a opté pour la cuisine open. Pascal Taranto : L’organisation militaire dans la cuisine consiste à prendre dans l’armée le modèle de l’efficacité de la chaîne de commandement. C’est un milieu qui est extrêmement hiérarchisé dans lequel les ordres ne peuvent être discutés. Donc le modèle militaire transposé à la cuisine a pour but de pouvoir gagner, chaque jour, la guerre du midi et la guerre du soir. Du coup, ça entraîne un modèle hiérarchisé de commandement et d’obéissance, une chaîne continue qui va du haut vers le bas faisant de la cuisine un milieu extrêmement brutal.

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NOTES

1. Écrivain, journaliste, critique gastronomique et littéraire, auteur de Les Trésors Gourmands de la France (photos de Maurice Rougemont), La Renaissance du Livre, 1997, À quoi sert vraiment un critique gastronomique ?, Armand Colin, 2011, Les plus belles tables de France (photos de Maurice Rougemont), Flammarion, 2011, Le Tour de France Gourmand (photos de Maurice Rougemont), Éditions du Chêne, 2014… (note des éditrices). 2. « Avant-goût. Rencontre avec Hervé This (Groupe de Gastronomie moléculaire, Laboratoire de chimie analytique, UMR 1145 Ingénierie Procédés Aliment GENIAL) animée par Dominique Barnichon », Maison des Sciences de l’Homme, Université Clermont Auvergne, 17 mars 2016. Videocampus [en ligne]. Le physico-chimiste Hervé This est l’un des inventeurs de la gastronomie moléculaire à partir d’une approche scientifique de l’étude des aliments. Il a contribué à créer l’International Centre for Molecular Gastronomy AgroParisTech – INRA dont il est directeur. Hervé This aborde cette conception culinaire révolutionnaire dans plusieurs ouvrages dont son Cours de gastronomie moléculaire (réf). Il a également coécrit avec le chef multi-étoilé Pierre Gagnaire La Cuisine c’est de l’amour, de l’art, de la technique (réf). (note des éditrices). 3. Lorsque l’on cuit un aliment à une certaine température, se produit une réaction chimique, appelée la réaction de Maillard, qui peut s’avérer dangereuse pour l’organisme. (note des éditrices). 4. Ferra Adrià, cuisinier espagnol considéré comme un des meilleurs chefs du monde, est l’un des tenants de la cuisine moléculaire qu’il a expérimentée avec virtuosité dans son restaurant El Bulli, non loin de Gerone. 5. Joël Robuchon, célèbre chef cuisinier français et pionnier médiatique de la Nouvelle cuisine, est l’auteur d’ouvrages culinaires de référence : Le Meilleur et le plus simple de la pomme de terre, avec Dr Patrick P. Sabatier, Lgf, 1996, Tout Robuchon, Perrin, 2006, Grand Livre de Cuisine de Joël Robuchon, Alain Ducasse Éd., 2013… 6. De Gabriel Axel (1987). 7. Maurice Edmond Sailland, dit Curnonsky (1872-1956), gastronome, humoriste et critique culinaire, auteur de nombreux ouvrages : La France gastronomique. Guide des merveilles culinaires et des bonnes auberges françaises, avec Marcel Rouff, Paris, Frédéric Rouff, 1921, Le Bien-Manger. Itinéraire gastronomique, Paris, Office d’Édition d’Art, 1931, Gaités et curiosités gastronomiques, avec Gaston Derys, Paris, Delagrave, 1933, Les Fines Gueules de France, avec Pierre Andrieu, Paris, Firmin Didot, 1935, Cuisine et Vins de France, Paris, Larousse, 1953, Souvenirs littéraires et gastronomiques, Paris, Albin Michel, 1958… 8. Roz Chast, « The Last Thanksgiving », New Yorker, 22 novembre 2010. 9. Marie-Antoine Carême (1784-1833), chef et pâtissier, fut le premier à porter l’appellation de « chef ». Il défendit le concept de haute cuisine, style recherché par les cours royales et nouveaux riches. Né d’un père tâcheron, il fut abandonné à huit ans par ses parents démunis qui avaient la charge de quatorze enfants, en pleine Révolution. 10. Auguste Escoffier (1846-1935), chef cuisinier, restaurateur et auteur culinaire français, a fait œuvre d’écrivain culinaire : par exemple, Le Guide culinaire. Aide-mémoire de cuisine pratique. Avec la collaboration de Messieurs Philéas Gilbert et Émile Fétu, Paris, Flammarion, 1902. Cf. Souvenirs culinaires, Pascal Ory (dir.), Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 2011.

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RÉSUMÉS

Débat public entre l’historien Pascal Ory et le philosophe Pascal Taranto à propos du discours gastronomique – qui est un genre littéraire à part entière. Ils en montrent l’évolution en fonction des incidences historiques d’ordre économique, moral ou religieux.

Public debate between Pascal Ory, historian, and Pascal Taranto, philosopher, about gastronomic discourse, a literary genre in its own right. They discuss the way it evolved due to historical factors involving economic, moral or religious aspects.

INDEX

Keywords : gastronomy, discourse, history, private cuisine, public cuisine, hedonism, puritanism, conceptual cuisine, identity Mots-clés : gastronomie, discours, histoire, cuisine privée, cuisine publique, hédonisme, puritanisme, cuisine conceptuelle, identité

AUTEURS

PASCAL ORY Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste du Front Populaire, de la Seconde Guerre mondiale, de l’histoire des intellectuels, des idées politiques, et des arts, Pascal Ory a contribué à imposer en France le champ de l’histoire culturelle. Il est l’auteur du Discours gastronomique français : Des origines à nos jours, Gallimard, 1998.

PASCAL TARANTO Pascal Taranto est professeur des universités à Aix-Marseille Université, directeur du Centre Gilles Gaston Granger (UMR7304). Spécialiste en philosophie britannique classique, il s'intéresse aussi à la philosophie de la gastronomie et a donné de nombreuses conférences à ce sujet en France, en Chine, et au Japon. Bibliographie: « Les mets et les mots, la gastronomie ou le festin en paroles » in Les Plaisirs de la table, revue 303, Arts Recherches Créations N° 109/2010. « Du glouton au gastronome: la philosophie du goût » in Les Français à Table, Huitièmes Lyriades de la langue française, Presses Universitaires de Rennes, 2017. « Futuribles comestibles » in Futurophagies, ouvrage dirigé par Kilien Stengel et Pascal Taranto, l'Harmattan, 2018.

SYLVIANE COYAULT Professeur émérite en littérature française à l’Uca (Celis), Présidente de Littérature au Centre, elle a travaillé sur l’œuvre narrative de Giraudoux et a codirigé le Dictionnaire Giraudoux (Champion, 2018). Elle s’intéresse aussi aux romanciers contemporains à qui elle a consacré de nombreux articles et plusieurs ouvrages collectifs (Bergounioux, Michon, Millet, Échenoz, Lafon, NDiaye, Viel, Kerangal…) ainsi qu’une monographie, La Province en héritage (Droz, 2002).

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Annexes

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Bibliographie du numéro Littérature et Cuisine (ELFe XX-XXI n° 7)

1 On retrouvera ici les références bibliographiques du numéro « Littérature et Cuisine » dirigé par Sylviane Coyault, Myriam Lépron et Catherine Milkovitch-Rioux.

BIBLIOGRAPHIE

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Michèle Barrière, La France à table, 2015.

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Arno Bertina, La Déconfite gigantale du sérieux, Paris, Léo Scheer, coll. « Lignes Manifestes », 2004.

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Blaise Cendrars, Bourlinguer, Paris, Denöel, 1948.

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Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, Paris, Éditions de Minuit, 1995.

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Marie-Hélène Lafon, Les Derniers Indiens, Paris, Éditions Buchet-Chastel, 2008.

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Marie-Hélène Lafon, Les Pays, Paris, Buchet-Chastel, 2012.

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Luc Lang, Esprit chien, Paris, Stock, 2010.

Luc Lang, Délit de fiction. La littérature, pourquoi ?, Paris, Gallimard, Folio Essai, 2011.

Luc Lang, Mother, Paris, Stock, 2012.

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Luc Lang, Au Commencement du septième jour, Paris, Stock, 2016.

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Pascal Quignard, Le Salon du Wurtemberg, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1986.

Pascal Quignard, Tous les Matins du monde, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1991.

Pascal Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1997.

Rabelais, Gargantua [1534], édition d’Emmanuel Naya, « Folio classique », 2004.

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Elfe XX-XXI, 7 | 2019 205

Du côté des chefs

Jean-Yves Andant, Petite histoire modeste et abrégée de la cuisine et des cuisiniers, de l’Antiquité à nos jours, @Bibliocratie, 2015.

Patrick Munch (auteur), Thierry Courtadon (sculpteur), Patrick André (photographe), Fusions gourmandes, Chamalières, Éditions Artémis, 2015.

Hervé This, Mon histoire de cuisine, Paris, Belin, 2014.

Arkadiusz Zuchmanski , Marta Spingardi Szczycinska, Paulina Jakobiec (photographies), Jean- Robert Pitte (Préface), Le repas d’Arkadiusz : Apicius à Clermont-Ferrand, Lyon, Glénat Livres, Coll. « Le verre et l’assiette », 2015.

Ressources en ligne

Littérature au Centre 2016. Captations vidéo réalisées par Romain Champoux, Leina Cornieux Mantel, Jordan Lagarrigue, Romane Micheau. URL : http://litteratureaucentre.net/2016/04/14/ les-videos-des-rencontres-lac-2016/ Contient : • P’tit déj’ Enfants des écoles, « indigestion et gestation » avec Fabienne Cinquin (illustratrice), l’ESPÉ et l’école Jean de La Fontaine, mercredi 30 mars 2016 • « Les auteurs font leur marché », un cocktail culturel proposé par Arno Bertina et Liliane Giraudon, Mohamed Kacimi et Marie Rouanet, au fil des collections de la médiathèque de Croix de Neyrat, mercredi 30 mars 2016 • « Rencontres avec Mohammed Kacimi et Marie Rouannet », mercredi 30 mars 2016 • « Concert de rock-slam » par Double Hapax, mercredi 30 mars 2016 • « La grande tablée », dîner gastronomique en poésie au restaurant Alfred, chez le chef Alain Roussingue, Toque d’Auvergne avec le poète et comédien Christophe Galland et la Semaine de la Poésie en présence des auteurs Arno Bertina, Paul Fournel, Liliane Giraudon, Mohamed Kacimi et Marie Rouanet, mercredi 30 mars 2016 • « Mots et ripailles », atelier Slam avec Jérôme Cabot (Université d’Albi, créateur de Double Hapax) jeudi 31 mars 2016 • « Petit déj international les Suds », vendredi 1er avril 2016 • « Formations en atelier à l’ESPé », vendredi 1er avril 2016 • « Le grand débat gastronomique » : Dialogue entre l’historien de la culture Pascal Ory (université Paris 1) et le philosophe Pascal Taranto (université d’Aix-Marseille, CEPERC) animé par Sylviane Coyault (université Blaise Pascal, CELIS, Présidente de LAC), vendredi 1er avril 2016 • « Lectures » par Marie-Hélène Lafon, Présidente d’honneur de LAC, vendredi 1er avril 2016 • « Soirée spectacle : lectures de la compagnie Lectures à la carte / musique de Cordofonic », vendredi 1er avril 2016 • « L’humour passe à table », apéritif dégustation caves de Saint Verny, avec les auteurs Luc Lang (« À propos de Mother et Mille six cents ventres ») et Jean-Paul Manganaro (« L’écriture de Cul in air »), animé par Jean Kaempfer (université de Lausanne), samedi 2 avril 2016 • « Rencontres avec les auteures Maryline Desbiolles et Ryoko Sekiguchi », animée par Johan Faerber (essayiste, critique littéraire), samedi 2 avril 2016 • « Repas de famille », soirée de clôture avec Annie Ernaux (auteure) et Dominique Viart (université Paris 10 Nanterre, Observatoire des littératures françaises et francophones contemporaines), samedi 2 avril 2016 • « La cuisine de la pensée, la pensée de la cuisine » par les guêpes rouges. • « Parlons la bouche pleine. Brunch Littérature et cuisine ». Avec les écrivains et universitaires : Michèle Barrière, Maryline Desbiolles, Annie Ernaux, Johan Faerber, Marie-Hélène Lafon, Luc Lang, Jean-Paul Manganaro, Nathalie Peyrebonne, Pierre Popovic, Alain Schaffner, Ryoko Sekiguchi, Dominique Viart.

Elfe XX-XXI, 7 | 2019 206

Et des chefs cuisiniers, dont Alain Roussingue (restaurant Alfred, Toque d’Auvergne), Arkadiusz Zuchmanski (Apicius), et le pâtissier Patrick Munch, dimanche 3 avril 2016. Dalie Chrifi (dir.), « Littérature et cuisines », Plumes d’ailes et mauvaises graines [revue en ligne], n° 2, 2019. URL : http://plumesdailesetmauvaisesgraines.fr/litteratures-et-cuisines-la-revue-en-ligne/

Elfe XX-XXI, 7 | 2019 207

Remerciements

Sylviane Coyault, Myriam Lépron et Catherine Milkovitch-Rioux

En souvenir de Maguy Pothier (1945-2016)

« La cuisine, c’est l’envers du décor, là où s’activent les hommes et femmes pour le plaisir des autres... »

Elfe XX-XXI, 7 | 2019 208

Photo de famille

Photo de famille, au restaurant ALFRED, dimanche 3 avril 2016, en clôture du brunch littérature et cuisine « Parlons la bouche pleine » animé par la journaliste Valérie MATTHIEU (deuxième rang à droite). Avec (au premier rang) les chefs Alain ROUSSINGUE (restaurant Alfred) et Jean-Yves ANDANT (Petite histoire modeste et abrégée de la cuisine et des cuisiniers, de l’Antiquité à nos jours) entourant l’auteure Ryoko SEKIGUCHI, Patrick MUNCH (Fusions gourmandes), Arkadiuz ZUCHMANSKI (Apicius) et Pierre-Olivier BELLE (restaurant Alfred). (au deuxième rang) les auteur.e.s Marie-Hélène LAFON, Présidente d’honneur de LAC, Jean-Paul MANGANARO, Nathalie PEYREBONNE, Maryline DESBIOLLES, Annie ERNAUX, (au quatrième rang) la romancière Michèle BARRIÈRE et la comédienne et metteure en scène Rachel DUFOUR. L’équipe littéraire : Frédéric CLAMENS-NANNI, Sylviane COYAULT, Johan FAERBER, Jean KAEMPFER, Myriam LÉPRON, Catherine MILKOVITCH-RIOUX, Alain SCHAFFNER, Dominique VIART, Nathalie VINCENT-MUNNIA et les étudiant.es de l’organisation LAC 2016 : Solène JAPIOT, Violaine ANDRÈS, Romain CHAMPOUX, Leina CORNIEUX MANTEL…

Tous nos remerciements vont à la SELF XX-XXI pour nous avoir confié la réalisation de ce numéro de la revue ELFE XX-XXI, au Centre de recherche sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS) de l’université Clermont Auvergne (UCA) ; à l’association Littérature au Centre (LAC) d’Auvergne, organisatrice du festival LAC 2016 sur le thème « Littérature et cuisines », en partenariat avec le Service Université Culture (SUC) et le Centre de recherche sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS). Ce numéro n’aurait pu être réalisé sans la précieuse collaboration de : • Simon BRÉAN et Carole AUROY, relecteurs, correcteurs et experts attentifs, patients et compétents de la SELF XX-XXI ; • Catherine SONGOULASHVILI, ingénieure d’études du CELIS, pour son accompagnement technique ; • Évelyne DUCROT, Directrice du SUC, pour ses photographies ; • Camille MEYER, ingénieure aux Presses Universitaires Blaise Pascal, et Solène JAPIOT, étudiante en Master « Littérature Idées Poétique » de l’UCA, pour le site internet de LAC ; • Thibaut FALVARD, ingénieur de recherches de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH) de Clermont-Ferrand, concepteur et gestionnaire de la plateforme de ressources en ligne Multiplumes (collection « Voix contemporaines ») ;

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• Maria HERNANDEZ GOMES, doctorante du CELIS, qui a assuré l’enregistrement des entretiens réalisés au cours du festival LAC 2016 ; • Marilyne LAUBY, professeur certifiée de lettres modernes et doctorante du CELIS, auteur d’une recherche bibliographique sur « Littérature et cuisines » dans le cadre de son Master 2 « Littérature Idées Poétique » ; • Abdelhamid NASRALI, doctorant du CELIS, transcripteur de l’entretien entre Dominique Viart et Annie Ernaux réalisé à Clermont-Ferrand dans le cadre du festival LAC le 2 avril 2016 ; • Abir ADLY, • Saloum DJIKEYÉ, • Nadia KHOJET EL KHIL-EBAZ, • Dieulermesson PETIT FRÈRE (Directeur de publication à Legs Éditions), • étudiants en Master 2 « Littérature Idées Poétique » de l’UCA, transcripteurs des entretiens réalisés au cours du festival LAC les 1er, 2 et 3 avril 2016 avec Arno Bertina, Luc Lang, Jean- Paul Manganaro, Pascal Ory, Pascal Taranto, Maryline Desbiolles et Ryoko Sekiguchi. Qu’ils et elles en soient ici tous et toutes chaleureusement remercié.es, tout comme les artistes, auteurs et essayistes complices des expériences culinaires de Littérature au Centre,

Arno BERTINA, Jérôme CABOT (Simple et Double Hapax), Frédéric CLAMENS-NANNI, Maryline DESBIOLLES, Rachel DUFOUR (Les guêpes rouges – théâtre), Johan FAERBER, Jean KAEMPFER, Marie-Hélène LAFON, Luc LANG, Jean-Paul MANGANARO, Pascal ORY, Pierre POPOVIC, Alain SCHAFFNER, Pascal TARANTO, Ryoko SEKIGUCHI, Dominique VIART, Nathalie VINCENT-MUNNIA.

AUTEURS

SYLVIANE COYAULT

Professeur émérite en littérature française à l’UCA (CELIS), Présidente de Littérature au Centre, elle a travaillé sur l’œuvre narrative de Giraudoux et a codirigé le Dictionnaire Giraudoux (Champion, 2018). Elle s’intéresse aussi aux romanciers contemporains à qui elle a consacré de nombreux articles et plusieurs ouvrages collectifs (Bergounioux, Michon, Millet, Échenoz, Lafon, NDiaye, Viel, Kerangal…) ainsi qu’une monographie, La Province en héritage (Droz, 2002).

MYRIAM LÉPRON

Auteur d’une thèse consacrée aux romans de Jean Giraudoux, elle est professeure agrégée à l’UCA (CELIS), responsable du secteur Lire/Écrire et directrice adjointe du Service Université Culture. Elle conduit des ateliers de pratique avec écrivains et artistes de tous domaines, au carrefour de la création et de la recherche et participe à l’organisation du festival LAC. Elle a consacré des articles à plusieurs auteurs contemporains (Darrieussecq, Sorman, Kerangal, Laurens).

CATHERINE MILKOVITCH-RIOUX

Professeure à l’UCA (CELIS) et chercheuse accueillie à l’Institut d’histoire du temps présent/CNRS, elle croise dans ses recherches littérature et histoire. Depuis l’édition de la revue de création

Elfe XX-XXI, 7 | 2019 210

contemporaine à l’université Terres d’encre (1997) et ses interventions au Service Université Culture, elle s’intéresse aux perspectives ouvertes par la recherche-création à l’université, et participe à l’organisation du festival LAC.

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