École des Hautes Études en Sciences Sociales

Institut des Mondes Africains Thèse de doctorat en Histoire et Civilisations

Thiago C. SAPEDE

LE ROI ET LE TEMPS, LE KONGO ET LE MONDE Une histoire globale des transformations politiques du Royaume du Kongo (1780-1860)

sous la direction de Catarina Madeira-Santos (directrice) et Rémy Bazenguissa-Ganga (co-directeur)

Jury (27/11/2020) Catarina MADEIRA-SANTOS, Directrice d’études, EHESS/IMAF (directrice de thèse) Rémy BAZENGUISSA-GANGA, Directeur d’études, EHESS/IMAF (co-directeur de thèse) John K. THORNTON, Professeur, Boston University (pré-rapporteur) Marina de MELLO E SOUZA, Professeur, Universidade de São Paulo (pré-rapporteuse) Jean-Frédéric SCHAUB, Directeur d’études, EHESS Cécile FROMONT, Professeur, Yale University 1

Crédit de l’image : « Príncipe D. Nicolau, filho do rei D. Henrique 2o do », huile sur toile, Museu dos reis do Kongo, Mbanza Kongo, .

2

À ma fille Bella, née en même temps que cette thèse…

3

Le roi et le temps, le Kongo et le monde. Une histoire globale des transformations politiques du Royaume du Kongo (1780-1860)

Résumé : Cette thèse porte sur le royaume du Kongo dans une période qui va de l’apogée de la traite des esclaves (1780) à l’occupation militaire portugaise de la cour du Kongo et de l’imposition d’un traité de vassalité au Kongo en 1860. Certaines caractéristiques fondamentales de la configuration politique décentralisée de ce royaume sur cette période sont dévoilées dans ce travail, afin de constituer un cadre général (bien que partiel) de l’organisation politique et de mieux comprendre ses transformations. En outre, notre intention est d’aborder la mise-en-marche, la perpétuation et la légitimation (plus ou moins efficace) de ce régime décentralisé par des acteurs (tels que les rois, les conseillers, les missionnaires, les chefs de province et de village, etc.) et des institutions (la royauté, le conseil, les clans, les tribunaux, les diasporas commerçantes, entre autres), prêtant une attention privilégiée aux rapports de force à l’intérieur du Kongo et à leurs liens avec les réseaux globaux, ainsi qu’à leurs transformations dans la durée. Le processus long et complexe de mise en dépendance du Kongo entre 1780 et 1860 est dévoilé au long de cette thèse, à partir, à la fois, d’une Histoire interne du royaume Kongo et d’une Histoire globale du Kongo pour la période mentionnée. En d’autres termes, nous tenons compte du rôle historique des acteurs dans leurs contextes politiques internes, mais aussi dans les réseaux globaux des circulations politiques, diplomatiques et commerciales. Mots clés : Kongo, Histoire globale, XVIIIe siècle, XIXe siècle, Histoire politique.

The King and Time, the Kongo and the World. A global History of Kongo Kingdom political transformations (1780-1860)

Abstract : This thesis deals with the in a period which goes from the height of the slave trade (1780) to the Portuguese military occupation of the court of Kongo and the imposition of a vassalage treaty on Kongo in 1860. Our goal is to unveil certain characteristic and features of the decentralized political configuration of this kingdom over this period, in order to constitute a general framework (although partial) of the political organization and better understanding of its transformations. We will study the perpetuation and legitimation of this decentralized system by its actors such as kings, councilors, , provincial and village leaders, etc. , and its institutions (royalty, royal council, clans, courts, trading diasporas, among others), paying special attention to the balance of power within Kongo and their links with global networks, as well as than their transformations over time. The long process of making Kongo dependent between 1780 and 1860 is unveiled throughout this thesis, starting from both an internal history of the kingdom and a Global History of the Kongo. We analyze the history and contexts in the scope of internal politics, but also in its connection to the Atlantic and global political, commercial, and diplomatic networks, and the internal consequences of those connections. Key words: Kongo, Global History, Political History, 18th century, 19th century.

4

Remerciements

Sans le soutien de nombreuses personnes et institutions, cette thèse n’aurait pas pu voir le jour.

En premier lieu, je tiens à exprimer ma profonde gratitude à ma directrice de thèse, Catarina Madeira-Santos, dont la générosité, l’attention, le soutien et l’infatigable travail ont été essentiels à la réalisation de cette thèse dans toutes ses étapes ; son expérience, érudition, encouragement ont été déterminants non seulement pour ce travail, mais aussi pour ma formation générale en tant que chercheur et historien.

Je voudrais aussi remercier énormément Rémy Bazenguissa-Ganga, pour avoir co-dirigé cette thèse et grandement collaboré par le biais d’indications, de corrections, de critiques et de conseils, enrichissant cette thèse et ma formation avec un point de vue de l’anthropologie et de la sociologie politique.

Je remercie Elikia M’Bokolo et Jean-Frédéric Schaub d’avoir intégré mon comité de suivi de thèse pendant ces années, de m’avoir encouragé et d’avoir enrichi ce texte avec de nombreuses indications, précisions et critiques.

Au cours de ces années de recherche, j’ai bénéficié de différents soutiens financiers qui m’ont permis de me consacrer complètement à mes recherches et de réaliser des voyages de terrain et d’archives. Je remercie notamment la fondation gouvernementale brésilienne CAPES (Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior) pour l’octroi de la bourse (bolsa de doutorado pleno no exterior) qui a permis mon maintien à Paris pendant quatre ans. De nombreuses institutions et projets m’ont attribué des soutiens pour des voyages d’archives et de terrain. Je remercie le projet Mobilisation et Défis Africains (FMSH) pour son aide pour un voyage d’archives au Portugal ; la bourse de terrain de l’Institut de Mondes Africains de l’EHESS et la bourse de terrain de la CAPES qui m’ont donné un soutien financier pour mon séjour en Angola ; le projet IRIS études globales (Paris Sciences et Lettres) pour le voyage et le séjour d’archives en Italie ; enfin, la bourse Aires Culturelles et la bourse de trois mois de l’EHESS pour avoir co-financé un échange universitaire et un séjour d’archives au Brésil.

J’ai eu le privilège d’intégrer des projets internationaux, desquels ma thèse a beaucoup bénéficié, et dont certains m’ont aussi financé des voyages pour la participation à des colloques et workshops. Je tiens à remercier le projet Labor, Coercion, and Rights 5 in and the Indian Ocean World in the 19th and 20th Centuries Stanford Global Studies (coordonné par Richard Roberts et Alessandro Stanziani) pour un voyage de workshop à Stanford. Le projet Angola Resgate Group (Université de York, Canada, cordonnée par José Curto) a aussi considérablement contribué avec des sources numérisées et des indications archivistiques pour cette thèse. Je remercie aussi d’intégrer le projet « Production Cultu(r)elles de l’Atlantique sud » (de l’IRD cordonné para E. Kadya Tall) ; je remercie également l’Université de Lorraine pour le financement d’un voyage qui m’a permis de participer au colloque « Art Chrétien en Afrique Centrale ». J’ai aussi intégré le projet Arquivos Coloniais Nativos: Micro-histórias e comparações (ICS-Université de Lisbonne /Fundação para a Ciência e Tecnologia1, cordonné par Ricardo Roque) ; ce qui m’a permis de participer à un workshop à Lisbonne.

Je remercie immensément John Thornton du généreux dialogue des plusieurs années et de m’avoir généreusement donné accès à de précieuses ressources documentaires, informations et indications qui ont été fondamentales pour cette thèse. D’autres chercheurs ont aussi grandement collaboré avec des documents, des conseils et des indications archivistiques : José Curto, Natalia Tamone, Cécile Fromont, Jelmer Vos, Mariana Candido, Bernard Clist, José Horta, Marina de Mello e Souza, Lia Laranjeira, et Eduardo Januário.

Aux personnels des archives et bibliothèques (que je ne peux malheureusement pas citer nominalement) sans le travail de qui mes recherches archivistiques n’auraient été pas possibles. Et tout particulièrement, au personnel des archives où j’ai le plus travaillé : l’Arquivo Histórico Ultramarino, l’Archive National d’Angola, la Bibliothèque nationale de Paris, l’Archivio Storico de Propaganda Fide, la Bibliothèque da l’Ajuda, l’Archivio Segreto Vaticano.

En ce qui concerne tout particulièrement la mission pour l’Angola, je tiens à remercier de nombreuses personnes sans le soutien desquels, mon séjour et mes recherches n’auraient été pas possibles. Je remercie d’abord chaleureusement Allan et Julia Cain pour leur généreuse accueil à , et qui ont rendu possible mon séjour de trois mois dans cette ville. Pour leur disponibilité et leur soutien (de différentes matières), je tiens aussi à remercier : Alexandra Aparício, Antonio Phukuta Morais, Miriam et

1 Projet INDICO (PTDC/HAR-HIS/28577/2017) Arquivos coloniais nativos: micro-histórias e comparações ; financé par FCT, Fundação para a Ciência e Tecnologia, basé à l’Instituto de Ciências Sociais de l’Universidade de Lisboa. 6

Marcio Ngombe, Gabriele Bortolami, Casimiro Costa, Sobreano Capitão, Honoré Mbunga, M. Januário, Dr. Sá, Faustino Kusoka, Vela Ngaba, Toko Kadiatimoto, Benjamim Castelo, ainsi que les membres du Lumbu (conseil des chefs traditionnels de Mbanza Kongo).

Je tiens à exprimer toute ma gratitude à de nombreux professeurs dont j’ai suivi les séminaires à Paris pendant ces années d’études et qui m’ont donné directement ou indirectement de précieuses ressources pour cette thèse et, plus généralement, pour ma formation doctorale : E. M’Bokolo, J.F. Schaub, Serge Gruzinski, E. Kadya Tall, Alessandro Stanziani, Eloi Ficquet, Jean-Paul Zuñiga, François Hartog, Pierre-Antoine Fabre, Sanjay Subrahmaniam, Roger Chartier, Laura de Mello e Souza, Claudia Damasceno, Claire Bosc-Tiessé, Marie-Laure Derat et Anaïs Wion, entre autres. Je remercie l’attention et le soutien d’Anne-Marie Harvard, professeure de Français de l’EHESS. Je tiens également à remercier Marina de Mello e Souza pour le riche dialogue établit depuis plusieurs années, de m’avoir accueilli à l’Université de São Paulo et de m’avoir invité à participer à son séminaire et aux activités du Núcleo de Apoio à Pesquisa Brasil África.

Aux collègues et amis doctorants de l’IMAF que j’ai eu la chance de côtoyer pendant ces années (avec certains j’ai eu la chance de coorganiser le séminaire des doctorants de l’IMAF) : Cheik Sene, Carla Bertin, Clélia Coret, Pietro Fornasetti, Hasan Guller, Anthony Gregoire, Toni Polo, Chiara Broco, Alison Sanders, Kae Amo, Rosenilton Oliveira, Marie Sebillotte, Héloïse Kiriakou, Ikram Kidari, Prisca Boyamba, Yves Beringue, Elizaveta Volkova, Maica Gugolati, Clotilde Ekoka. Aux « frères » et « sœurs » du clan Bazenguissa : Tafadzwa Zvobgo, Winfred Yaoakakpo, Josie Dominique, Serge Adanga, Ariel Ntahomvukiye, Nauria Yamba, Verdia Lapuce, Inès Moungungui, Zacharia Bandaogo, Pietro Alighieri, et d’autres. Je remercie aussi Elisabeth Dubois et Carole Craz pour leur soutien et disponibilité dans le cadre de l’IMAF.

Sur le plan personnel et familial ; je remercie premièrement Nira – sans qui cette thèse n’aurait jamais été possible – de m’avoir soutenu et accompagné dans tout ce processus, pour son encouragement, sa patience et son appui inconditionnel. À mes parents, Carmen et Fabio pour l’immense soutien et confiance. À mon frère Caio et à ma sœur Marina, à mon beau-frère et ma belle-sœur Igor et Katia, pour tout l’encouragement. À tous mes chers amis (dont je ne peux ici citer les noms) qui m’ont suivi de près, même 7 si j’étais parfois géographiquement loin. Je remercie également babalorixá Rodney William pour tout son appui, aussi bien que les membres de l’Ilê Obá Ketu Axé Omi Nla.

8

Note sur l’orthographe en kikongo

Nous avons choisi une utilisation plus flexible de l’orthographie des mots en kikongo, donnant priorité à la prononciation phonétique des mots, au lieu d’utiliser les standards modernes de l’écriture actuelle de cette langue (nous écrivons, par exemple, muana au lieu de mwana, et mani au lieu de mwene). Cependant, nous conservons l’emploi de plusieurs mots pluriels ou féminins selon les règles de la morphologie de cette langue ; par exemple bana et baganga comme pluriels de muana et nganga, ou « ndembu » comme mot à la fois singulier et pluriel. Certains des termes les plus employés par les sources comme mani, mbanza ou muleke gagnerons les pluriels selon les règles du portugais (et du français), c’est-à-dire avec un « s » : manis, mbanzas et mulekes. Cela se justifie par le fait que ces derniers ont été incorporés au portugais courant à cette période en Angola et au Kongo, ayant aussi été couramment utilisés avec cette orthographe dans la communication entre le Kongo et les Européens (ou même dans des sources d’usage interne au Kongo), dans ce cas, nous avons jugé impertinent de les adapter à la morphologie du kikongo moderne.

9

Liste des abréviations (archives)

AAL : Arquivo do Arcebispado de Luanda (Angola) ACL : Academia de ciências de Lisboa (Lisbonne) AHI : Arquivo Histórico do Itamaraty (Rio de Janeiro) AFP : Archivio Storico de Propaganda Fide (Rome) ASV : Archivio Segreto Vaticano (Rome) AGC : Archivio Generale dei Cappuccini (Rome) AHU : Arquivo Hisórico Ultramarino (Lisbonne) AML : Arquivo Municipal de Luanda (Angola) ANA : Arquivo Nacional de Angola (Luanda) ANTT : Arquivo Nacional da Torre do Tombo (Lisbonne) ACG : Archivio dei Capuccinni di Genova ACF : Archivio dei Capuccinni di Toscana (Florence) ANF : Archives Nationales de France (Paris) ANOM : Archives Nationales d’Outre-mer (Aix-en-Provence) BA : Biblioteca da Ajuda (Lisbonne) BB : Biblioteca Brasiliana (São Paulo) BFC : Bibliothèque Franciscaine des Capucins (Paris) BNF : Bibliothèque Nationale de France (Paris) BNP : Biblioteca Nacional de Portugal (Lisbonne) BNB : Biblioteca Nacional do Brasil (Rio de Janeiro) AGCSE : Archives générale de la Congrégation du St Esprit. (Chevilly-Larue) IHGB : Instituto Histório Geográfico Brasileiro (Rio de Janeiro) KADOC : Centre de Documentation, Université Catholique de Louvain (Belgique) MRC : Museu dos Reis do Congo (Mbanza Kongo) SGL : Sociedade de Geografia de Lisboa (Lisbonne) SHD : Service Historique de la Défense (Vincennes)

10

Glossaire :

Água Rosada : kanda (« clan ») royale aristocratique mixte.

Degredados : individus condamnés par la justice au Portugal et déportés en Angola pour servir l’armée.

Empacasseiros : chasseurs africains hautement spécialisés dans la chasse aux buffles (mpacassa en langue kimbundu), employés comme milice pendant des guerres.

Fidalgo : titre portugais qui fait référence, au Kongo, à des personnes non-aristocratiques mais d’un haut statut.

Kanda (pl. makanda) : larges groupes liés par la parenté et que nous pourrions appeler grosso modo « clan » ; entités principales autour desquelles la politique kongo fonctionnait aux XVIIIe et XIXe siècles.

Kimpanzu : kanda royale et aristocratique.

Kinlaza : kanda royale aristocratique.

Kilombo : nom traditionnellement associé aux camps des guerriers des sociétés initiatiques des Imbangalas. Au Kongo, camp politiquement autonome formé notamment par des étrangers ou par des anciens esclaves ayant fui des zones portugaises.

Lemba : paix, culte/confrérie religieuse initiatique lié aux Vilis. Lemba est aussi le nom de la province limitrophe au (centre-) nord du royaume du Kongo (aussi connu comme Bula)

Libata : village (rural).

Macota : aînés conseillers d’un roi ou d’un mani, magnâtes de la cour ou « avocats » des chefs.

Mafuco : titre d’un des principaux officiers du commerce atlantique, non-appartenant aux clans royaux, présent (avec des particularités) au Loango, et .

Mambuco : titre du deuxième mani le plus puissant après le roi au Ngoyo et Kakongo ; « ministre du commerce ».

Mangolfe : officier du commerce (à ), délégué de l’accueil des marchands européens dans le port.

Mani : roi, chef, gouverneur qui a son siège politique dans une mbanza. 11

Mani Kongo : roi du Kongo.

Mbanza : cité siège provincial ou local du pouvoir d’un mani.

Mfumu : seigneur, chef, monsieur puissant.

Muana Kongo (pl. bana Kongo) = infante : fils ou fille du Kongo, titre exclusif aux membres des makanda aristocratiques.

Muleke : jeunes ou enfants esclaves ; esclaves de l’Église.

Mussi-Kongo : personne libre kongo.

Mossorongo : personnes originaires de la province autonomisé du , présentes dans plusieurs régions du royaume en tant que commerçants (plus au moins autonomes) par rapport au Kongo.

Mpanzu : adjectif relatif aux (ex. une femme mpanzu).

Mpu : bonnet de chef (souvent en raphia), symbole de la légitimité des manis et des hauts officiers de la cour.

Mpu Mfumu : chef nommé/couronné, celui qui a reçu un titre politique.

Ntotila : l’unificateur, titre royal aux XVIIIe et XIXe siècles.

Ndembu : titre des chefs de la région située au sud du Kongo en pays Mbundu.

Nganga : guérisseur, médecin traditionnel.

Nganga Nzambi : prêtre catholique, missionnaire

Nkuluntu : aîné, chef mussi-Kongo d’un village Ntinu : titre royal ancien au Kongo, lié au roi forgeron.

Nzambi a Mpungu : Dieu suprême, Dieu puissant.

Nzimbu : coquillage utilisée comme monnaie au Kongo, originaire de l’île de Luanda.

Soba : terme kimbundu qui désigne génériquement un chef politique.

Sertão/Sertões : arrière-pays, intérieur des terres, hinterland.

Pombeiro : luso-africains qui organisaient les caravanes d’esclaves depuis l’intérieur vers les villes coloniales côtières de Luanda et de Benguela.

Vili : personne originaires du royaume de Loango ; au Kongo ils étaient les principaux marchands d’esclaves, connus comme mubiri. 12

Zombo : personnes originaires de la province (autonomisé) de Mbata, présentes dans plusieurs régions du Kongo en tant que commerçants (plus au moins) autonomes par rapport au Kongo.

13

Introduction

1. Problématique

1.1. Périodisation et questions centrales

L’ancien royaume du Kongo est une société historique largement mise en évidence par l’historiographie depuis l’aube des études africaines. Entre sa constitution vers 13002 et sa disparition au début du XXe siècle, la royauté kongo connait de nombreux bouleversements politiques. En effet, l’organisation politique du royaume du Kongo est jalonnée de changements concernant ses frontières externes et internes et les rapports entre la cour de Mbanza Kongo (São Salvador) et ses provinces, entre le roi et les chefs provinciaux (manis), et entre les villages (libata) et les cités (mbanza). En dépit de ces transformations, et à la différence d’autres sociétés du territoire voisin de l’Angola, le royaume parvint à garder son indépendance politique par rapport aux pouvoirs extérieurs, notamment européens, jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle. Il peut ainsi maintenir sa souveraineté et son unité interne grâce à de nombreuses innovations politiques. De ce fait, le royaume du Kongo demeure un acteur (politique, diplomatique et économique ) assez autonome à l’échelle centre-ouest africaine ainsi qu’à l’échelle globale, au moins jusqu’en 1860.

L’historiographie a fixé généralement les bornes initiales de la période coloniale de l’Afrique à la fin du XIXe siècle, après la Conférence Internationale de Berlin de1884- 1885, un moment clé des négociations et du « partage » des territoires africains par les puissances européennes. Pour le royaume du Kongo, c’est la suppression de l’institution royale par les Portugais en 1914, après la conquête coloniale, qui constitue le marqueur chronologique le plus évident de la « fin » de ce royaume. Paradoxalement, certains des premiers auteurs à avoir travaillé sur l’histoire du Kongo ont pourtant daté le début de la domination coloniale non pas du XXee, mais du XVIIe siècle, voire avant3 ! À cette époque, il est vrai, le Kongo connaît une défaite accablante face au Portugal dans la bataille d’Ambuila () de 1665. Cet événement, qui marque la fin de l’organisation politique la plus centralisé de l’histoire du royaume du Kongo, a été considéré comme le prélude de la conquête coloniale laquelle, de fait, n’arrivera que 250 ans plus tard.

2 John K. THORNTON, A History of West to 1850, Cambridge University Press., 2020, p. 25. 3 Par exemple : Gastão Sousa DIAS, A batalha de Ambuíla, Museu de Angola, 1942 ; James DUFFY, Portuguese Africa, Harvard University Press, 1959 ; Basil DAVIDSON, Black Mother: Africa: the Years of Trial, V. Gollancz, 1961. 14

Confrontée aux archives et à d’autres sources historiques, cette interprétation est contestable : elle relie en effet dans une succession chronologiquement absurde des évènements très éloignés et, dans l’absolu, distincts. Les travaux fondateurs de Jan Vansina, Suzan Herlin, et John Thornton4, ont d’ailleurs déconstruit ces récits. Mais la perspective biaisée des premières études a laissé ses marques, de sorte que, parfois, il reste encore l’idée selon laquelle la chute du régime centralisé au XVIIe siècle aurait représenté une « fin » pour l’histoire du royaume ou, du moins, son entrée dans une période sans importance. Ces simplifications ont ainsi généré des idées reçues, sur l’histoire du Kongo, qui furent répandues notamment par des institutions politiques et religieuses qui considèrent, par exemple, que le mouvement autour de la prophétesse Kimpa Vita (début XVIIIe siècle) a représenté une des premières actions de résistance anticoloniale. Une autre idée récurrente veut que le Kongo à la période de la traite des esclaves était soit déjà soumis au Portugal soit politiquement insignifiant par rapport à l’échiquier politique centre-ouest africain et global, ses rois n’étant alors que des marionnettes du Portugal ou de pauvres personnages sans aucune emprise politique.

Par conséquent, la période qui suit la réunification politique de 1709 a été largement minimisée par l’historiographie et demeure aujourd’hui peu connue. Il s’agit d’une période où, après des décennies de conflits violents, le Kongo retrouve une certaine stabilité grâce à la paix politique accordée entre les groupes rivaux. Bien que décentralisée, la royauté kongo a pourtant continué de rayonner. Les manis (chefs de provinces), plus ou moins autonomes depuis le XVIIe siècle, deviennent de grands seigneurs en raison de leur pouvoir fiscal sur le commerce de longue distance – restent très attachés au roi du Kongo. Du point de vue de l’histoire de l’Atlantique Sud, le Kongo se retrouve même au centre des préoccupations des empires et des compagnies commerciales européens, pendant la période de transition qui va de l’expansion à la chute de la traite négrière, et qui correspond à la montée progressive de nouveaux projets coloniaux. Du point de vue économique, c’est une époque de prospérité : le commerce transatlantique, à son apogée, apporte l’opulence des biens et des marchandises au royaume. C’est aussi un moment fort dans la réception d’armes à feu, de munitions et de

4 Jan VANSINA, Kingdoms of the Savanna, New edition., Madison, University of Wisconsin Press, 1968 ; Suzan (B.) HERLIN, « Beyond Decline: The Kingdom of the Kongo in the Eighteenth and Nineteenth Centuries », The International Journal of African Historical Studies, 12-4, 1979, p. 615‑650 ; John THORNTON, « The Kingdom of Kongo, ca. 1390-1678. The Development of an African Social Formation », Cahiers d’Études africaines, 22-87, 1982, p. 325‑342 ; John K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850, Cambridge University Press., 2020. 15 poudre, qui permettent la constitution de grandes armées africaines souveraines, telle celle créée par le marquis de Mossul ou celle de la confédération autour du Ndembu Namboangongo. En outre, le Kongo se retrouve au cœur de querelles concernant les missions catholiques entre Lisbonne et Rome.

En somme, la période qui suit la réunification de 1709 est marquée par la configuration d'un régime politique très particulier, qui fonctionne de la façon suivante : une royauté qui détient un pouvoir idéologique et symbolique, capable de maintenir une domination nominale sur pied, mais qui est incapable d’exercer un contrôle directe sur les territoires et les acteurs dont il se réclame. C’est cette ambivalence du pouvoir royal kongo que nous nous proposons d’explorer tout au long de cette thèse, en décortiquant la tension entre les bases matérielles (territoriales, fiscales, militaires, de communication, etc.) et les ressources idéologiques et symboliques de la royauté dans son rapport à l’aristocratie.

Nous débuterons notre analyse à un moment clé de la crise politique au Kongo, celle de la rupture du système d’alternance au pouvoir entre les makanda5 les plus puissantes (Kimpanzu et Kinlaza). Cette crise ne fait que troubler un peu plus l’ordre politique décentralisé, déjà très instable. Notre analyse s’achèvera en 1860, date de l’installation sur le trône d’un roi imposé militairement par les Portugais et de l’occupation portugaise de la ville royale de Mbanza Kongo. Autrement dit, nous n’analyserons pas les suites du coup d’État organisé par les Portugais, c’est-à-dire l’instauration de nouveaux modes coloniaux d’exploitation économique, l’occupation française, anglaise et belge des territoires nord du Kongo et l’interdiction de l’institution royale par le gouvernement colonial portugais en 1914.

Sur ce sujet et cette période, Jelmer Vos a publié déjà un livre fondamental qui retrace l’histoire de l’aube de la colonisation du Kongo par des empires européens et l’essor de l’exploitation du caoutchouc, du café et des minéraux. Le point de départ (1860) de son analyse correspond à l’ascension au pouvoir de ce même roi imposé militairement par les Portugais (Pedro Elelelo d’Água Rosada). Son analyse s’intéresse, donc, à une souveraineté déjà perdue et éclaire fermement la transition vers la domination coloniale

5 Les entités principales autour desquelles la politique kongo fonctionnait aux XVIIIe et XIXe siècles était la kanda : de larges groupes liés par la parenté et que nous pourrions appeler grosso modo « clan ». Nous l’expliquerons en profondeur dans le chapitre I. 16 effective du territoire et son exploitation directe du point de vue économique6. Vos apporte une contribution précieuse à la connaissance de l’histoire du Kongo et de son contexte politique interne face aux défis de l’« ère des empires », selon la chronologie classique de Hobsbawm.

Notre thèse propose une contribution différente qui entend étudier, de manière approfondie, la période antérieure (celle que Hobsbawm a nommé « l’ère des révolutions »). Ainsi, nous remonterons à l’apogée de la traite des esclaves, le XVIIIe siècle, pour étudier les relations politiques et économiques internes au Kongo, ainsi que celles que les élites du Kongo entretenaient avec les pouvoirs européens, notamment avec les Portugais à travers leur ville colonial, Luanda. Il est indéniable que la perte de souveraineté politique de l’aristocratie du Kongo sur son territoire est le résultat des projets impériaux européens de domination des sociétés africaines. Toutefois, la compréhension approfondie du processus qui a amené à la perte de la souveraineté du Kongo exige la prise en compte du rôle joué par les membres de l’aristocratie locale. Et pour y arriver il faut aller, au-delà de la vision classique qui les regardait en tant que simples sujets passifs d’un processus engagé depuis l’extérieur, ou en tant que proto-héros de la résistance anticoloniale. La mise en perspective que nous proposons requiert une analyse de longue durée capable de saisir les interactions complexes entre les élites politiques du Kongo et le monde.

Contrairement à d’autres travaux, qui analysent de manière plus panoramique la période allant de 1780 à la fin du XIXe siècle7, nous nous arrêtons en 1860, afin de nous consacrer exclusivement à une période tangible de souveraineté politique du roi et des manis sur leur territoire.

Aussi, les études portant sur cette organisation politique décentralisée ainsi que sur le processus qui a conduit le Kongo à une dépendance progressive envers le Portugal constitue toujours une véritable énigme historiographique – que cette thèse se propose de dénouer partiellement. La période est encore trop souvent appréhendée comme une simple transition entre la période « glorieuse » du pouvoir centralisé et la période coloniale. Cette lacune en termes de compréhension historique a de graves conséquences

6 Jelmer VOS, Kongo in the Age of Empire, 1860–1913, Madison, Wisconsin, University of Wisconsin Press, 2015. 7 Suzan (B.) HERLIN, « Trade and Politics on the Kongo coast. 1790-1890 »,Boston University, Boston, 1971 ; Françoise Latour da VEIGA-PINTO, Le Portugal et le Congo au XIXe siècle: étude d’histoire des relations internationales, Presses universitaires de France, 1972. 17

à l’heure d’analyser la nature et le fonctionnement du pouvoir politique décentralisé, les acteurs, les événements et les enjeux de longue durée qui ont effectivement amené le Kongo à la dépendance, voire à la subordination à l’égard du Portugal, par le traité de vassalité en 1860.

Pour ce faire, cette thèse entend apporter quelques éléments permettant de répondre à une série de questions fondamentales, entre autres : finalement, en quoi consistait le royaume du Kongo décentralisé ? Quelles étaient les particularités politiques et économiques de cette entité politique ? Quelles innovations de gouvernement ont permis le fonctionnement d’une telle configuration politique et son maintien pendant presque deux siècles ? Quel ont été les processus historiques qui ont conduit le royaume du Kongo, de sa forme décentralisé novatrice et souveraine, à la dépendance et subordination directe en tant que royaume vassal du Portugal ? Comment, quand et pourquoi ces transformations se sont-elles produites au Kongo et dans son rapport à l’extérieur ? Quels enjeux, quels personnages, quels groupes, quels objets, empires et institutions (internes, centro-africains, atlantiques ou globaux) ont été acteurs ou sujets des transformations politiques qui ont progressivement ouvert les portes du Kongo, d’abord à la vassalité puis à la domination coloniale et croissante du Portugal ? Quelles ont été les transformations politiques, les acteurs, factions et intérêts internes qui ont participé à ces enjeux et qui peuvent nous aider à les comprendre ?

Cette thèse cherche à apporter des éléments de réponse aux questions soulevées du point de vue et de l’Histoire interne du royaume Kongo et de son Histoire globale (nous le développerons plus bas). En d’autres termes, nous tenons compte du rôle historique des acteurs dans leurs contextes politiques internes, mais aussi dans les réseaux globaux des circulations politiques, diplomatiques et commerciales. Nous proposons une Histoire globale du Kongo pour la période mentionnée, en étudiant les acteurs, les événements et les processus qui nous aideront à reconstituer la spécificité de la mosaïque historique où ils s’inscrivent. Ceci, en dépit de quelques « trous » documentaires et, donc, de lacunes inévitables.

18

1.2. Questions de souveraineté et dépendance

L’emploi du concept de « souveraineté » en ce qui concerne le Kongo au XVIIIe et XIXe siècles requiert une attention toute particulière. Nombreux auteurs critiquent l’usage du concept pour faire référence à des entités politiques africaines antérieures au XXe siècle, dénonçant une projection occidentale et anachronique. De fait, l’inadéquation de certains termes du champ lexical politique européen, transposés à l’analyse de sociétés africaines et plus anciennes, pose des problèmes à l’historien de l’Afrique qui y est confronté.

La question des souverainetés africaines durant les périodes antérieures au colonialisme et de celle de leur disparition lors de la conquête coloniale de la fin XIXe siècle ont récemment fait débat parmi les africanistes qui travaillent sur différentes régions et contextes. Un numéro récent de la Revue d’Histoire du XIXe siècle appelé « Souverainetés africaines », par exemple, a apporté une contribution importante et inédite au débat historiographique africaniste (ne comportant malheureusement aucun article sur le Kongo ou l’Angola)8. Dans l’article d’introduction de ce numéro, Isabelle Surun souligne qu’au lieu de transplanter un concept européen de souveraineté sur des cas africains, ou de partir de cas spécifiques pour arriver à une conceptualisation générale sur ces souverainetés africaines au XIXe siècle (et sur leur confiscation), la position adoptée consiste à appréhender la question de la souveraineté comme une « praxis » historiographique. L’historienne propose, « à l’instar de Pierre Kipré, d’envisager les souverainetés africaines comme « praxis », à partir d’études de cas situées, et non à l’aune de théories forgées par une pensée politique européenne pluriséculaire » 9.

Dans le même sens que Surun, Kipré et d’autres auteurs de ce volume, (comme Clélia Coret10 et Lancelot Arzel11), nous utilisons les concepts de « souveraineté » (et de « dépendance ») comme catégories opératoires pour la problématisation et la compréhension des mutations politiques des sociétés africaines au XIXe siècle, mais sans

8 « Souverainetés africaines », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 59-2, 2019. 9 Isabelle SURUN, « Introduction. Trajectoires historiques des souverainetés africaines au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 59-2, 2019, p. 9‑29. 10 Clélia CORET, « La souveraineté de Witu au xixe siècle. De la refondation à la colonisation d’une cité- État sur la côte est-africaine », Revue dhistoire du XIXsupe/sup siecle, n° 59-2, 2019, p. 49‑69. 11 Lancelot ARZEL, « Souverainetés et impérialismes dans les royaumes zande du Nord-Congo des années 1860 aux années 1900. Alliances, collaborations et résistances », Revue dhistoire du XIXsupe/sup siecle, n° 59-2, 2019, p. 95‑119. 19 chercher à établir une théorisation absolue et encore moins une application forcée des catégories forgées en pour définir la réalité politique du Kongo au XIXe siècle.

Les termes équivalents à « souverain » ou « souveraineté » à usage interne en langue kikongo par des rois de la période n’ont pas été travaillés systématiquement par l’historiographie de la région. Bien que les titres politiques locaux comme ntinu, ntotila et mani désignent des formes d’exercice de pouvoir souverain et sur lesquelles cette thèse se penche.

Il faut par ailleurs tenir compte du fait que les concepts de souveraineté/souverain ont une histoire qui précède celle du vocabulaire politique des États-nations. Pour l’argument de cette thèse il importe de rappeler que son histoire remonte à l’Ancien régime européen, avec lequel le Kongo a eu d’importants échanges. À partir du XVe siècle et pendant toute la période moderne, les relations entretenues entre le Kongo et le Portugal (mais également la Hollande, la France, l’Angleterre et l’Italie) ont eu pour effet la circulation de conceptions et de modèles politiques entre l’Afrique centrale-occidentale et l’Europe.

Ainsi convient-il d’interroger Bluteau, le principal dictionnaire de langue portugaise du XVIIIe siècle, pour éclairer le terme de souveraineté. Il y apparaît (« soberania ») en tant que synonyme d’« indépendance »; tandis que le mot « souverain » (« soberano »), y est défini de la façon suivante : « Indépendant, Prince, celui qui ne dépend pas d’une autre puissance humaine »12. Ces concepts de souveraineté/souverain et dépendant/dépendance ont des significations éminemment politiques et sont intimement associés à la figure d’un souverain (prince/roi) en tant qu’autorité majeure. Comme l’a bien montré António Manuel Hespanha, la conception de souveraineté du XIXe siècle, issue du paradigme de l’État libéral et individualiste, ne peut pas être rétro-projetée dans le passé et notamment dans la compréhension du pouvoir monarchique de l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles) sous risque de créer des malentendus interprétatifs. Bien au contraire, dans le cadre de la conception corporative de la société, élaborée par les juristes médiévaux et modernes et qui est à la base des monarchies ibériques, le roi était la tête du corps politique, par définition pluriel du point de vue juridique et juridictionnel. Le roi représentait le corps politique, c’est à dire le

12 « Independente, Príncipe. O que não depende de outra potência humana. » : Raphael Bluteau. Vocabulario Portuguez & Latino. 1729. En ligne sur : http://dicionarios.bbm.usp.br/pt- br/dicionario/1/soberania (dernière consultation juin 2020). 20 royaume dans toutes ses composantes13. C’est sur ce prisme de souveraineté que les Portugais ont dévisagé leur empire.

Par ailleurs, il faut souligner que le mot portugais soberano était non seulement intelligible du point de vue des élites politiques du Kongo pendant la période moderne, comme il était également employé par les mani Kongos – les rois du Kongo – pour faire référence à leur propre pouvoir, notamment dans les lettres diplomatiques et dans les discours de légitimation politique qu’ils adressaient aux Européens. Le terme apparaît souvent comme synonyme de « roi ». Aussi était-il ajouté en tant qu’adjectif pour qualifier et faire l’éloge des rois ancestraux : « le roi souverain dom Afonso I », « le roi souverain défunt dom Aleixo »14. De même, il était employé par des rois pour s’auto- qualifier : « moi, je suis roi souverain », pour faire la révérence et des éloges au roi du Portugal « soberano el rei de Portugal, meu muito amadíssimo irmão » ; ou bien pour qualifier la reine du Kongo : « le palais de la souveraine reine »15. Ce concept a aussi été utilisé dans le sens inverse, c’est-à-dire, par les Portugais pour caractériser le roi du Kongo16. D’autres notions, liées à l’idée de souveraineté ont été utilisées par des rois du Kongo pour protester contre des invasions ou des guerres lancées par les portugais contre des potentats situées au sud du Kongo (Mossul et Ndembu), comme celle de 1790 à 1794. Vers 1840, deux princes du Kongo ont évoqué la mémoire de ces guerres, pour dénoncer une « cassure » ou « rupture » (quebranta) du droit royal du Kongo par les Portugais 17.

De ce fait, au-delà d’une simple importation des catégories européennes par des acteurs kongos de la période (ou par des historiens contemporains) ou d’une « traduction culturelle » des termes locaux, les catégories telles que « souveraineté », « souverain », « dépendance », « indépendance », « vassalité », sont des concepts qui, en dépit de leur origine européenne, ont circulé et sont devenus intelligibles pour les élites politiques du Kongo. Ils ont ainsi joué un rôle dans les rapports qui se sont tissés entre la royauté kongo et les puissances européennes, tout d’abord le Portugal, jusqu’au XIXe siècle18.

13 Sur l’impossibilité d’utiliser le vocabulaire jurídico-politique du XIXème pour étudier les périodes precedentes, voir António Manuel HESPANHA, « A historiografia jurídico‐institucional e a “morte do estado" », Anuario de Filosofía del Derecho, 3, 1986. 14AHU, CU, Angola cx. 106, doc. 22 15 Par exemple : AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5 ; cx. 136, DOC. 11, cx. 106, doc. 22 16 ANA, códice 240, fl. 145, par exemple. 17AHU, DGU, cx. 595 et 596, correspondências dos governadores de Angola, pasta 5A, n. 4-31. 18 D’ailleurs comme cela s’est passé dans le cas des chefferies ndembu qui ont employé le vocabulaire européen de la vassalité dans leurs rapports internes, entre le XVIIème et le XXème siècles. Catarina MADEIRA SANTOS, « Entre deux droits : les Lumières en Angola (1750-v. 1800) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 60e année-4, 1 août 2005, p. 817‑848. 21

La proposition que fait Surun, c’est-à-dire, de travailler sur le processus de « confiscation des souverainetés africaines » au XIXe siècle 19 va à l’encontre, à notre avis, de l’idée de « mise en dépendance de l’Afrique » développée par Catherine Coquery- Vidrovitch. Cette dernière emploie ce concept pour échapper à un regard simplificateur sur le processus historique qui a conduit à la domination coloniale de l’Afrique – selon lequel le colonialisme de la fin du XIXe siècle serait le fruit d’un mouvement unilatéral et linéaire de conquête européenne. Ce regard, qu’on pourrait qualifier de binaire (colonisateur versus colonisés) est présent dans la tradition historiographique européenne d’inspiration colonialiste et parfois aussi dans les post-colonial studies. Pour briser ces lieux-communs, sans ignorer bien entendu le rapport de force progressivement inégal entre les empires européens et les sociétés africaines au cours du XIXe et XXe siècles, Coquery-Vidrovicth propose une approche chronologique plus étendue (que nous adoptons) qui remonte à la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire à une période où la traite négrière battait son plein, afin de comprendre cette mise en dépendance de l’Afrique par l’Europe – dont la conquête effective ne représenterait que l’achèvement – sur une plus longue durée20.

En dialogue avec certaines de ces interprétations21, nous abordons la portée de la traite des esclaves au Kongo par une perspective plus politique qu’économique, bien qu’il

19 Terme de « confiscation de la souveraineté » employé par Surun : I. SURUN, « Introduction. Trajectoires historiques des souverainetés africaines au XIXe siècle »..., op. cit., p. 24. 20 Il convient de préciser que nous nous identifions à l’interprétation de Surun, Coret et Arzet, dans ce qu’elle met l’accent sur la compréhension politique de la souveraineté. Dans ses travaux, Coquery- Vidrovitch a privilégié une approche plus économique, liée aux théoriciens de la dépendance (notamment Samir Amin, avec qui elle a publié une Histoire économique du Congo colonial). Cependant la notion de mise en dépendance nous intéresse dans la mesure où elle met l’accent sur le processus alors que la notion de « confiscation » suppose une rupture. Catherine COQUERY-VIDROVITCH, « La mise en dépendance de l’Afrique noire. Essai de périodisation, 1800-1970 », Cahiers d’études africaines, 16-61, 1976, p. 7‑58. 21 Une vaste historiographie africaniste d’orientation économique a analysé le processus de transition généré par la fin de la traite des esclaves et puis sa « crise d’adaptation », qui a ouvert la voie à l’établissement d’une dépendance coloniale. Certains auteurs ont argumenté que la traite des esclaves et sa progressive crise au XIXe siècle n’a eu qu’une importance marginale pour certaines sociétés africaines (Eltis), ou que cette « crise d’adaptation » a été initialement maitrisée par les élites locales (Austen, Manning, Lovejoy). Ce débat sur l’impact de la traite est peut-être le plus riche de toute l’historiographie africaniste (comptant sur un grand nombre de bons spécialistes consacrés à la matière). Excessivement économique et trop focalisée sur les royautés de l’Afrique d’Ouest de de la Sénégambie – plus centralisées et directement engagées à la traite– ce débat n’a abordé le Kongo que de façon très marginale (nous parlerons plus loin de la thèse de Herlin, tandis que pour la fin XIXe, nous avons le travail récent de Vos). B. DAVIDSON, Black Mother..., op. cit.; K. Onwuka DIKE, Trade and politics in the Niger Delta, 1830-1885. An Introduction to the Economic and Political History of Nigeria, N. edition., Oxford University Press, 1962 ; A. G. HOPKINS, An Economic History of West Africa, 1 edition., London New York, Routledge, 1973 ; Martin A. KLEIN, « Social and Economic Factors in the Muslim Revolution in Senegambia », The Journal of African History, 13-3, 1972, p. 419‑441. David ELTIS, Economic Growth and the Ending of the Transatlantic Slave Trade, New York, Oxford University Press, 1987. Ralph A. AUSTEN, « The Abolition of the overseas Slave Trade a distorted theme in west African History », 22 convienne de nous méfier de la scission entre ces deux catégories. Cet atroce commerce offrait un large éventail de biens de prestige étrangers et d’armes à feu à l’aristocratie. Ceux-ci faisaient l’objet d’une appropriation politique de la part des élites kongo que nous étudierons en détail. La traite offrait aussi au roi du Kongo et aux grands chefs de la côte (mani Soyo, mani Mbamba, marquis de Mossul) un pouvoir diplomatique sur le plan global, vu que ce commerce dépendait de l’approbation de ces hommes puissants. Comme nous le démontrerons au cours de la thèse – à l’instar de Herlin qui l’a remarqué bien avant nous – le pouvoir diplomatique du roi et des chefs du Kongo, en raison de leur rôle en tant qu’arbitres de la traite, leur permettait de protéger leur souveraineté, par exemple, contre des projets d’occupation portugaise de ports et de lieux commerciaux stratégiques (Cabinda, le pointe Padrão, l’Ambriz, l’embouchure du fleuve Loge, etc.). Ce pouvoir diplomatique global du roi du Kongo face au Portugal a perduré jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle, quand la répression internationale de la traite a commencé à bouleverse l’ancien rapport de force. De ce fait, la souveraineté du Kongo, complexe et parfois paradoxale, et son écroulement durant le XIXe siècle n’est absolument pas saisissable par le seul prisme économique.

Certes, la mise en dépendance du Kongo a été le résultat d’une politique délibérée du Portugal qui a poussé (après 1780) ce royaume vers une situation politique de plus en plus difficile et sans issue. En outre, suite à l’interdiction de la traite des esclaves (1815 pour plusieurs nations et 1836 pour le Portugal) et à sa répression, le Kongo s’est trouvé affaibli en termes diplomatiques et économiques, ce qui, en fin de compte, a conduit à une dépendance politique croissante au Portugal22. Cette dépendance a été la stratégie (« nécessaire » ou possible) adoptée pour maintenir l’ordre politique d’un secteur aristocratique victorieux. Cependant, plus qu’une conséquence de la « victoire » d’un projet unilatéral européen, ce processus doit être compris comme une interaction entre les intentions impérialistes européennes et les développements politiques spécifique et internes du Kongo – où des rivalités internes, des choix opportunistes et risqués de certains secteurs aristocratiques, et le caractère global ou extérieur du pouvoir de la

Journal of the Historical Society of Nigeria, 5-2, 1970, p. 257‑274. Patrick MANNING, « Slave trade, “legitimate” trade, and imperialism revisited: the control of wealth in the Bights of Benin and Biafra », in Paul LOVEJOY (éd.), Africans in Bondage: Studies in and the Slave Trade : Essays in Honor or Philip D. Curtin, First Edition edition., Madison, Univ of Wisconsin Pr, 1986, p. 203‑233. Suzan (B.) HERLIN, « Trade and Politics on the Kongo coast. 1790-1890 », Boston University, Boston, 1971 ; Jelmer VOS, Kongo in the Age of Empire…op. cit. 22 ANA, Avulsos, caixa 588 de Luanda. 23 royauté et des makanda au pouvoir ont joué un rôle majeur pour parachever cette perte de souveraineté.

Une interrogation centrale et obligatoire pour notre problématique sur la question de la souveraineté et des formes d’organisation du pouvoir au Kongo décentralisé est la suivante : qu’est-ce qu’était le pouvoir politique au royaume du Kongo dans une conjoncture des interactions globales de longue durée ? Quelles transformations, quelles reconfigurations et quels résultats ces interactions ont-elles produites ?

Ces questions – qui traverseront toute la thèse – nous permettront une analyse des rapports de force à l’intérieur du royaume du Kongo et des divisions internes de la société kongo (entre bana Kongo, fidalgos, Mussi-Kongo, esclaves). En outre, elles permettent d’aborder la mise-en-marche, la perpétuation et la légitimation (plus ou moins efficace) de ce régime décentralisé par des acteurs tels que les rois, les conseillers, les missionnaires, les chefs de province et de village, etc., et des institutions (la royauté, le conseil, les clans, les tribunaux, les diasporas commerçantes, entre autres).

2. Croiser les archives

Le royaume du Kongo est l’une des civilisations africaines sur lesquelles nous disposons du plus grand nombre de sources historiques écrites pour la période précoloniale. Cependant, contrairement à ce qui se passe avec la majorité des unités politiques africaines, il n’y a qu’une petite partie de ces sources (d’avant le XIXe siècle) qui ait été rédigée par des voyageurs, c’est-à-dire, par des observateurs de passage sans aucun engagement local durable. En effet, dans le cas du Kongo, l’abondance des archives est le résultat de contacts intenses et continus avec les empires européens, en particulier le Portugal, et avec le Saint siège. Des contacts qui se sont déployés sur les plans politique, diplomatique, religieux, commercial, etc. Ce serait ainsi une erreur que de considérer que les documents issus de ces échanges ont été produits par des témoins qui n’avaient absolument aucune connaissance ou capacité de compréhension de la société kongo. Certes, la volonté et aussi la capacité de déchiffrer les singularités des sociétés locales ne sont pas présentes chez tous les témoins européens. Toutefois, dans nombre de cas, les auteurs des documents que nous avons explorés étaient des agents politiques, commerciaux ou religieux qui se sont positionnés en tant qu’intermédiaires entre les 24 mondes africains et les mondes européens : parfois des Européens assez africanisés, parfois des Africains lettrés voire européanisés. Il ne s’agit alors pas toujours d’un simple « regard extérieur » ou « étranger » mais également de récits produits à la croisée de tensions, entre les pouvoirs et les agents locaux et les pouvoirs et les agents étrangers. Sachant que, concernant ces derniers, leur degré d’appartenance et de familiarité avec la société kongo était assez divers.

2.1. Sources ecclésiastiques et missionnaires

Les sources missionnaires sont les archives les plus connues, les plus traduites et les plus étudiées pour l’histoire du royaume du Kongo précolonial. Depuis le début du XVIe siècle, le catholicisme, par le biais de ses missionnaires, a participé activement à la reconfiguration politique, idéologique et symbolique du royaume du Kongo. Ç’a été notamment le cas depuis 1645 jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle, quand la Papauté, à travers la Congrégation de Propaganda Fide de Rome, a envoyé au Kongo des missionnaires capucins en grand nombre. Les missionnaires ont été reçus par le roi et les chefs ou manis kongos qui ont instrumentalisé leur présence et se sont approprié leurs savoirs. Ainsi, pendant des siècles, les religieux catholiques européens ont participé aux jeux politiques congolais, et ont pu décrire la société kongo de très près. Le résultat a été la rédaction de nombreux textes, notamment des rapports de mission, des lettres, des journaux, des manuels, etc.. Ce corpus correspond à une « proto-ethnographie » qui, malgré toutes les précautions méthodologiques qu’elle suppose, fournit des informations rares et précieuses. En outre, au XVIIIe et XIXe siècles, les missionnaires circulaient entre différents centres politiques et économiques : Rome, Lisbonne, Luanda, Rio de Janeiro, Mbanza Kongo, etc. Ils ont témoigné et participé activement aux multiples dynamiques globales qui assuraient la connexion entre ces pôles. Les prêtres qui se sont installés au Kongo étaient souvent des voyageurs, des curieux, des délégués d’un pouvoir colonial européen, et sont devenus, fréquemment, des acteurs de la société et de la vie politique kongo, en intégrant le conseil royal et ayant un rôle significatif dans les rituels politiques.

Les religieux européens, en particulier les Capucins, étaient aussi des personnages qui vivaient, souvent, plusieurs années au Kongo, au sein des populations, et notamment des élites. Les prêtres avaient des connaissances – fréquemment superficielles mais 25 parfois aussi plus profondes – des langues et des modes de vie locaux. Même si les missionnaires capucins ont parfois été des partisans et des collaborateurs des projets expansionnistes de l’empire Portugais, établi à Luanda, ils avaient tout de même un regard plus tourné vers une histoire endogène que les observateurs coloniaux de la même période. De ce fait, ils étaient à la fois des « historiens » et des « ethnographes » avant la lettre, tout en ayant une place politique importante au sein de la royauté Kongo et dans les projets impériaux européens. Le caractère multiple des sources missionnaires, les rend très fructueuses, mais elles présentent également des pièges potentiels, de par les difficultés qu’elles suscitent à ceux qui veulent les critiquer, analyser et contextualiser23.

Pour bien comprendre la complexité de la politique missionnaire au Kongo, il faut tenir compte du dualisme des réseaux catholiques : le réseau régulier portugais et le réseau séculier papal, comme nous le verrons plus en détail dans le chapitre III (sur les enjeux des politiques ecclésiastiques).

Le réseau régulier des missionnaires capucins avait à sa tête le pape ; celui-ci déléguait l’administration de la congrégation de la Propaganda Fide à un ministre-préfet. Ce réseau était alimenté par plusieurs couvents de Capucins en Italie, les plus importants étant ceux de Florence et de Gênes24. Les couvents italiens sélectionnaient et envoyaient des membres à la mission du Kongo de Lisbonne. Le nonce de Lisbonne constituait l’autorité principale et, en tant que représentant de la Papauté à la cour portugaise, avait pour rôle de préparer des missionnaires à Lisbonne avant leur embarquement pour Luanda. L’Autorité maintenait aussi une correspondance avec Rome pour la tenir informée des étapes et du déroulement de la mission. Les missionnaires étaient ensuite transportés dans des navires commerciaux portugais (sans coût pour la Propaganda Fide)

23 Nous pouvons évoquer l’exemple de l’abée Proyart qui écrit à la fin du XVIIIe siècle son histoire des royaumes de Loango, Kakongo et Ngoyo publiée en France en 1776, touchant aussi l’histoire du Kongo. Ce missionnaire critique ouvertement les interprétations des voyageurs sur ces royaumes, ainsi que leur méthode, qualifiant ces interprétations de superficielles et trompeuses : « Un voyageur, en le supposant, même de bonne foi, qui parcourt, le journal à la main, un pays inconnu et dont il ignore la langue, ne peut prendre qu’une connaissance bien superficielle des peuples qui l’habitent. Si le hasard veut que plusieurs jours de suite il soit témoin de quelques traits de cruauté et de perfidies. S’il eût pris une autre route, témoin de quelques actes de vertu contraire, il eût fait l’éloge de leur amour pour la droiture et l’humanité. » Liévin-Bonaventure PROYART, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique : rédigée d’après les mémoires des préfets apostoliques de la Mission françoise..., 1776, p. 58‑60. 24 APCG, FONDO STORICO PROVINCIALE, Apostolaro esterno/Serie : Missioni essere antiche, MISSIONI IN CONGO , fichier 155: doc 1 à 6. ; ACT, fichier vert : Reggualio sul fruto dei missioni del Congo d’Antonio da Cesaresa : relazzione.

26 jusqu’à Luanda où se trouvait leur couvent de Saint Antoine. Le couvent était le centre administratif local de la mission des Capucins ainsi que la résidence du préfet des missions du Kongo. Le préfet était le supérieur, celui qui (sous la direction de la Propaganda) administrait à distance les missions du Kongo. De ce fait, nous avons analysé les archives de ces institutions missionnaires. L’organisation interne du réseau romain des missions apparaît clairement dans le « Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico », disponible dans les archives historiques de la Propaganda Fide. Il en va de même pour le rôle administratif du nonce de la Papauté que nous avons pu étudier grâce au fonds « Nunziatura Apostolica di Lisbona », déposé aux Archives sécrètes du Vatican. Les archives générales des Capucins à Rome (beaucoup plus pauvres) sont complémentaires de celles de la Propaganda, bien que ces dernières portent sur des questions plus internes concernant directement cet ordre religieux. Nous avons travaillé dans les archives romaines et aussi dans les principales archives provinciales, à savoir celles des couvents capucins de Gênes et de Toscane25.

L’administration séculière, à son tour, était dirigée par l’évêque d’Angola et du Kongo et relevait d’autres instances de pouvoir. La cour du Kongo, Mbanza Kongo de S. Salvador, a été le premier siège de cet évêché de l’Angola et du Kongo, créé

25 En outre, il faut évidemment mentionner les très nombreuses sources missionnaires publiées et traduites par Cuvelier, Jadin, Brásio, Toso, Filesi, Correia, entre autres, et qui forment un corpus conséquent et précieux. Des missionnaires savants comme Jean Cuvelier et Louis Jadin ont travaillé sur le territoire angolais, mais surtout sur le Congo sous domination belge. Désormais dans un contexte colonial, les missionnaires rédemptoristes ont repris la tradition savante des Capucins. Au-delà de leur rôle dans l’évangélisation et l’éducation dans le cadre des écoles catholiques, Cuvelier et Jadin ont compilé un grand corpus de sources issues des archives coloniales portugaises et angolaises ; travaillant également avec les archives de la Propaganda et du Vatican à Rome. Ils ont aussi traduit et publié en français, des relaziones de missionnaires italiens et portugais, qui sont parues dans des journaux coloniaux belges. Il s’agit notamment du Bulletins des Séances (MEDEDELINGEN DER ZITTINGEN) publiés annuellement par l’Académie royale des sciences d’outre-mer belge depuis 1929 ; disponibles en ligne sur : https://www.kaowarsom.be/fr/bulletins (dernière consultation mai/2020) De même, le père portugais Antônio Brasio a réalisé un travail monumental de recueil des sources missionnaires sur le Kongo et l’Angola António BRÁSIO (org ), Monumenta Missionaria Africana (15 volumes). África Ocidental (1471-1531), Agência Geral do Ultramar, 1952. Après un siècle d’absence, les Capucins italiens, ont retrouvé l’intérêt pour l’histoire du royaume du Kongo dans les années 1950 et 1960. Ils ont alors publié des compilations documentaires et des travaux sur l’histoire missionnaire du royaume du Kongo. Ces historiens ecclésiastiques (Carlo Toso, Teobaldo Filesi, et Graziano Saccardo, et d’autres) ont privilégié l’étude de la vie des missionnaires et l’histoire des missions au Kongo. Voici des exemples de publications de ces Capucins savants : Carlo TOSO, Una pagina poco nota di storia congolese, Italia Franciscana., Roma, 1999 ; C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni », 49-5‑6, 1974, p. 207‑214 ; Teobaldo FILESI, Nazionalismo e religione nel Congo all’inizio del 1700: la setta degli antoniani, Roma, ISIAO, 1972, vol. 1 et 2; Graziano SACCARDO, Congo e Angola : con la storia dell’antica missione dei cappuccini /, Venezia-Mestre :, Curia provinciale dei cappuccini, 1982, vol.1 et 2. 27 originellement par les Portugais, après la consécration de dom Henrique fils du roi Afonso, Mvemba a Nzinga, comme évêque, formé et préparé au Saint Siège pour devenir le premier évêque du Kongo en 1521. Néanmoins, à la fin du XVIIIe siècle, l’action directe de ce diocèse sur les missions du Kongo a décliné. Ce qui a été la conséquence du transfert du diocèse à Luanda au XVIIe siècle et du renforcement de la rivalité entre le Kongo et les Portugais. Du point de vue juridictionnel des missions au Kongo, les Capucins italiens étaient devenus responsables, avec les autorités locales (notamment les maîtres et les esclaves de l’Église), de l’entretien de cette structure catholique. Les missions des Capucins en Angola et Kongo devaient tenir compte de l’autorité du préfet du couvent de Saint Antoine des Capucins à Luanda.

Par rapport au clergé séculier, le roi portugais avait le droit du Padroado depuis la fin du XVe siècle, qui consistait dans le contrôle, légitimé par la Papauté, sur l’administration ecclésiastique de ses territoires, en faisant de celle-ci l’une des bases de l’administration coloniale à partir du XVIe siècle, intimement connectée à sa politique impériale26. L’évêché faisait ainsi partie de la structure impériale, directement orchestrée par le Conselho Ultramarino (Conseil d’outre-mer) portugais à Lisbonne. De ce fait, une partie importante des sources produites par le clergé séculier se trouve (heureusement) dans les archives ultramarines portugaises, et tout particulièrement dans la correspondance entre le diocèse de Luanda et Lisbonne27. Mais, hélas, la documentation qui circula exclusivement en Angola concernant l’archevêché est pour la plupart perdue ou d’accès plus restreint. Nous avons essayé à plusieurs reprises de consulter les archives de l’actuel archevêché de Luanda pendant les trois mois de notre séjour dans cette ville, mais les fonds étaient inaccessibles (ils le sont depuis des décennies). Nous avons cependant eu accès à quelques documents de ces archives, copiés dans les fonds privés de Louis Jadin (gardées au Kadok à Louvain) et aussi à certains documents conservés aux archives nationales de l’Angola et qui sont le produit de la correspondance entre le gouvernement général et l’évêché. À supposer qu’elles deviennent un jour accessibles, les archives de l’archevêché de Luanda, notamment les fonds de correspondance interne, pourraient apporter des données nouvelles et intéressantes.

26 José Pedro PAIVA, Os bispos de Portugal e do império: 1495-1777, Imprensa da Universidade de Coimbra, 2006. 27 Sur les caixas de avulsos de l’AHU nous trouvons la documentation produite à Luanda et sur les codex celle produite à Lisbonne. 28

2.2. Archives administratives européennes

Les archives administratives/militaires/religieuses de l’empire portugais (éléments inséparables avant le XIXe siècle) nous offrent aussi un regard multi-scalaire sur le Kongo. Les fonds des archives du conseil d’outre-mer (Conselho ultramarino), sur l’Angola et du Directoire outre-mer (Diretório do ultramar) pour la période postérieure à 1833, sont ceux qui contiennent la documentation la plus diversifiée et la plus complète sur le Kongo. Il s’agit de sources de types très divers, notamment de la correspondance administrative entre les institutions de Luanda (principalement du gouvernement général) et la cour à Lisbonne. Ces fonds ne conservent pas seulement des documents administratifs produits par le gouvernement de l’Angola et destinés à Lisbonne, mais aussi des documents que le gouverneur, l’évêque, la municipalité (câmara municipal), le cabinet du commerce (junta do comércio), etc., envoyaient aux institutions centrales siégées à Lisbonne. Nous trouvons aussi dans ce fond angolais de l’Arquivo Histórico Ultramarino des lettres de missionnaires, de militaires et de commerçants présents au Kongo ; ainsi que des consultations sur plusieurs questions. Elles joignaient, parfois, d’autres documents de production locale, comme des lettres des missionnaires. Parmi les documents « administratifs » les plus intéressants, il convient de mentionner la correspondance entre Luanda et Mbanza Kongo et d’autres mbanzas provinciales, dont des lettres écrites au roi du Portugal par des rois et d’autres autorités politiques du Kongo. En plus de l’Arquivo Historico Ultramarino, nous avons aussi dépouillé la Bibliothèque de l’Ajuda et les Archives Nationales de la Torre do Tombo (cette dernière d’importance minoritaire). Pour le milieu du XIXe siècle, nous avons également trouvé des sources très utiles aux Archives du Parlement à Lisbonne.

De même, dans les archives nationales de l’Angola, il y a des sources de l’ancien gouvernement général portugais de l’Angola. L’aspect le plus riche de ces archives – qui les différencient de celles de Lisbonne – est qu’il s’agit de sources issues des correspondances entre le gouverneur et l’intérieur de l’Angola. Cela peut être des forteresses (presídios) d’occupation portugaise ou des potentats vassaux ou indépendants qui ont établi des rapports politiques, diplomatiques et commerciaux avec la conquista portugaise. Il n’y a, malheureusement, dans la documentation des archives nationales de l’Angola que fort peu de documents portant sur le Kongo d’avant le XIXe siècle. 29

Néanmoins, on trouve aussi dans ces fonds quelques sources ponctuelles très riches - notamment pour le XIXe. Les codex des archives angolaises nous aident ainsi à combler le vide de la documentation qui a été perdue. Il est vrai que les codex ne sont pas toujours bien préservés et accessibles, mais nous disposons tout de même de quelques- uns très riches datant du XVIIIe siècle et de tout le XIXe siècle. Même si ce fonds ne contient que ce qui a été écrit par le gouvernement portugais, sa lecture attentive et critique nous apportera des indices importants sur la situation du Kongo et sur les enjeux relatifs à cette royauté, en particulier sur ses rapports avec le gouverneur de l’Angola.

Malgré la richesse et l’abondance de la documentation administrative européenne, il faut admettre qu’elle ne peut que nous livrer des traces partielles sur ce qui se passait en interne au Kongo. La complexité de son système politique était presque toujours insaisissable aux yeux des observateurs européens. Ce qui fait que les sources, même celles des missionnaires qui y vécurent plusieurs années, et qui y côtoyaient les habitants au quotidien, sont insuffisantes pour le comprendre, et plus encore, pour l’expliquer.

Sans toujours en avoir conscience, et souvent de façon instinctive, les Portugais étaient obligés d’entretenir des rapports politiques, diplomatiques, voire militaires avec ce roi, et avec quelques manis. Les Portugais avaient construit leur conquista de l’Angola, notamment la ville de Luanda, en établissant des rapports souvent très violents, et parfois plus pacifiques et cordiaux avec le roi du Kongo et de nombreuses autorités politiques africaines. Depuis le XVe siècle, le roi du Kongo était, sans conteste, le roi plus éminent de la région aux yeux portugais.

Aussi, les administrateurs coloniaux de l’Angola, qui avaient des rapports de proximité, qu’il s’agisse de vassalité imposée ou d’alliance, avec plusieurs chefferies et royautés africaines de la région, essayaient-ils aussi de comprendre le royaume du Kongo. L’écho du prestige et du pouvoir du roi du Kongo arrivait aux oreilles des Portugais et des Luso-africains, leur faisant comprendre qu’il s’agissait d’un monarque incontournable, parfois dangereux rival, parfois un « roi frère » de celui du Portugal, auquel il faudrait s’allier ou – progressivement, au long du XIXe siècle – dominer.

En raison de leurs intérêts commerciaux et politiques dans la région, le Portugal continuait à entretenir des relations avec le Kongo, jouant un jeu diplomatique assez complexe avec son roi et ses principales autorités ; obtenant parfois quelques succès et subissant parfois de terribles échecs. C’est la raison pour laquelle les sources de l’empire 30 portugais sont très importantes pour l’historien, en dépit de leurs limites, de leurs projections, de leurs idées reçues et de leurs visions superficielles sur le Kongo. Ainsi, les sources administratives peuvent nonobstant devenir précieuses à partir du moment où elles sont efficacement critiquées, contextualisés et croisées avec des sources d’autre nature.

L’historiographie sur le Kongo a toujours privilégié le monumental corpus missionnaire, utilisant les sources administratives de manière plus accessoire. Justement, un aspect important et original de notre thèse sur le Kongo reposera au contraire sur une étude approfondie des sources administratives (des fonds de l’Angola de l’Arquivo Histórico Ultramarino, les codex des archives nationales de l’Angola, les archives du parlement, celles de la Bibiotéca da Ajuda et l’Arquivo do Itamaraty au Brésil).

2.3. Sources orales et visuelles

Les sources orales endogènes du Kongo, à leur tour, peuvent nous offrir une vision interne de son histoire. Cependant, les traditions orales sont aussi partielles et biaisées que les sources européennes. Les traditions, datant parfois du XVIIe, transcrites à l’écrit par des missionnaires et ethnographes, nous donnent plus de détails sur certains personnages ou clans (qu’elles ont le rôle d’exalter). Ceux qui les ont recueillis en plus grand nombre furent les ethnographes (en majorité des belges) de la fin XIXe et début XXe siècle. Ils se sont concentrés sur certaines régions (à l’instar des anciennes provinces de Mbata et Nsundi) dominées par les ressortissants de certaines makanda. Cuvelier, par exemple, a recueilli un grand nombre de traditions orales dans la région septentrionale de l’ancien royaume. Il en a traduit un certain nombre, lesquels nous seront assez utiles dans cette thèse, et a publié d’autres en langue Kikongo28.

Nous avons aussi fait nos propres enquêtes de terrain (assez limitées) et avons recueilli quelques sources orales à Mbanza Kongo en 2017. Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’un travail de terrain au sens anthropologique, mais plutôt d’une visite rapide en quête de quelques traditions et sources matérielles. L’enquête a duré seulement

28 Jean CUVELIER, « Traditions Congolaises », Revue Generale de La Colonie Belge = Congo: Algemeen Tiidschrift Van de Belgische Kolonje, II-2, septembre 1931, p. 193 208 ; J. CUVELIER, Nkutama a mvila za Makanda, Impr. Mission Catholique, 1934 ; Jean CUVELIER, L’Ancian Royaume de Kongo, Bruges, Desclée de Brouwer, 1946. ‑ 31 quelques semaines à Mbanza Kongo, pendant lesquelles nous avons conduit des entretiens et travaillé au musée des rois du Kongo. Nous avons effectué une recherche plus approfondie des traditions, en assistant à quelques séances du tribunal coutumier et nous avons eu la chance de faire une visite guidée des membres du conseil traditionnel, animée par leur porte-parole et par le président du conseil. Les principaux lieux mémoriels de Mbanza Kongo et de chaque site ont été visités ; une tradition nous a été présentée par le porte-parole (à la fois en Français et en Portugais), officier qui était attentivement observé et corrigé par les membres du conseil présents. Puis, de retour au lieu des audiences publiques, face à une dizaine de conseillers, nous avons pu poser quelques questions, auxquelles ils ont répondu en kikongo en consultant parfois des textes écrits pour apporter des précisions, avec la médiation du porte-parole en tant que traducteur. À Luanda, nous avons aussi conduit quelques entretiens avec des personnalités kongos basées dans la capitale angolaise29.

Or, le caractère de l’actuelle patrimonialisation de Mbanza Kongo (avec la reconnaissance de cette ville comme patrimoine de l’humanité par l’UNESCO en 2017) est un facteur important pour contextualiser ces sources. Il faut ainsi prendre en compte la mise en place d’une nouvelle politique de mémoire officielle angolaise par rapport au royaume du Kongo. Ce royaume avait été négligé depuis l’indépendance de l’Angola, voire maudit par le récit national, pour lequel le parti kongo FNLA était un opposant ; il devient aujourd’hui « patrimoine national angolais ».

Ces facteurs ont été pris en compte dans l’analyse et la critique des sources orales que nous avons recueillies. Malgré les défis posés au chercheur par les traditions orales, nous avons pu néanmoins trouver quelques éléments intéressants, en les croisant avec des traditions similaires des siècles précédents répertoriées par des missionnaires et ethnographes.

Par ailleurs, les sources kongos ne sont pas exclusivement des récits oraux, nous disposons aussi des sources écrites par les élites kongos aux XVIIIe et XIXe siècles. L’écriture kongo va au-delà d’un unique usage diplomatique dans le rapport avec l’Europe. L’un des principaux exemples de ce type de document est le Catálogo dos reis do Kongo (Catalogue des rois du Congo) qui est conservé à l’Instituto Histórico

29Nous avons conduit des entretiens avec d’actuels membres du gouvernement comme Monsieur Benjamin Castello « le prince », considérés le « vrai » héritier royal, en opposition aux membres du Lumbu, établit officiellement par le gouvernement de la province du comme autorités traditionnelles, mais contestés par nombreux Bakongos. 32

Geográfico Brasileiro à Rio de Janeiro. Il s’agit d’un texte anonyme, rédigé (selon la datation des archives) en 1758. Il présente la morphologie caractéristique d'un récit oral et la calligraphie typique de la production des documents kongos. Ce document retrace la généalogie des rois chrétiens du Kongo dès dom Afonso I jusqu'à dom Nicolau I Nsaki a Nimi en 1752 ; il indique les noms (kikongo et portugais) des souverains et raconte les faits considérés comme étant les plus remarquables de chaque administration30. De telles sources permettent d’adopter un regard pour observer, depuis une perspective interne, la nature des innovations historiques qui ont permis la réunification du pouvoir et les bases de la validité du nouveau système politique.

Enfin, les sources visuelles et de la culture matérielle ont aussi une place centrale dans cette thèse. La découverte de nouvelles sources visuelles et archéologiques pour la période allant du XVIIe au XIXe siècles constitue probablement la contribution documentaire la plus importante sur le Kongo dans la dernière décennie. Nous faisons notamment référence aux fouilles archéologiques réalisées par le projet collectif Kongoking (2012-2016), dont le siège se situe à l’Université de Gand31. Ces riches trouvailles permettront une étude qui constitue un axe central de notre thèse : le débat portant sur l’appropriation politique d’objets issus des réseaux commerciaux et diplomatiques globaux. Il faut aussi prendre en considération un corpus d’aquarelles d’époque peintes par des missionnaires, récemment dévoilées et étudiées par l’historienne de l’art Cécile Fromont.32.

De ce fait, une perspective binaire qui oppose les « sources orales » aux « sources écrites » ; ou les « sources européennes » aux « sources endogènes » n’est pas capable de saisir la pluralité et la complexité d’un corpus archivistique hétérogène et diversifié que

30 IHGB, manuscritos/coleção, DL6.002, « Catálogo dos Reis do Congo » ; cette source est antérieure à la période de notre analyse, cependant elle nous a été utile pour la contextualisation des rivalités entre Kimpanzu et Kinlaza et pour une compréhension du modus operandi du système décentralisé de 1709 à 1760 ; elle atteste par des informations internes, par exemple que, pendant cette période, l’alternance au pouvoir par les deux makanda rivales a bien fonctionné, parmi autres éléments intéressants. 31Ce projet a été responsable par plusieurs missions archéologiques (et linguistiques) à une région qui correspondait aux provinces septentrionales du royaume du Kongo (Nsundi et Mbata). Les nombreuses fouilles archéologiques, dont les résultats complets viennent d’être publiés dévoilèrent des sources matérielles des plus importantes, certaines d’origine locales, d’autres objets d’origine étrangère. Ces sources archéologiques nous donnent des éléments nouveaux d’analyse, notamment sur l’histoire politique du Kongo. Bernard CLIST, Pierre de MARET et Koen BOSTOEN, Une Archéologie Des Provinces Septentrionales Du Royaume Kongo, Oxford, Archaeopress Archaeology, 2018. 32 Le travail de Fromont se focalise sur la question du catholicisme, mais au-delà de sa problématique, Fromont nous apporte un éventail des sources matérielles de différentes natures qui apportent également de riches indices sur l’histoire politique et religieuse du Kongo Cécile FROMONT, The Art of Conversion: Christian Visual Culture in the Kingdom of Kongo, UNC Press Books, 2014. 33 nous analysons dans cette thèse. Nous disposons des documents écrits par des aristocrates du Kongo dans des archives administratives européennes et brésiliennes, qui composent des fonds de l’empire portugais. Nous trouvons aussi des sources écrites par des missionnaires et militaires qui comprennent des traditions orales transmises localement ; et également des sources orales mises par écrit après leur compilation (et parfois leur traduction) par des ethnographes. Il y a encore les sources orales qui nous ont été directement transmises, mais qui utilisent comme support éventuel des documents écrits et publiés.

En outre, l’analyse croisée des sources de différentes origines et de différents types - d’un côté européen et africain, de l’autre, orales, écrites, visuelles et archéologiques - nous offrira une perspective plus ample et complexe sur l’histoire du Kongo. Le travail empirique de notre thèse invite ainsi la démarche méthodologique d’une Histoire globale et connecté du Kongo, en se focalisant notamment sur le rapport du Kongo à l’empire portugais, et en donnant également un poids important à une histoire des rapports diplomatiques du Kongo avec Luanda, Lisbonne, Rome, Londres, Rio de Janeiro, Paris, etc. Les nombreux auteurs des documents – qu’ils soient d’origine kongo ou d’origine européenne – qui circulaient physiquement et intellectuellement entre ces univers, nous informent naturellement sur leurs connexions. Aussi, le choix d’une Histoire globale du Kongo, comme stratégie pour saisir les transformations politiques de ce royaume de la fin XVIIIe au milieu XIXe siècle n’est-il pas le fruit du hasard. Il s’agit d’un choix conscient, mais aussi d’une conséquence collatérale d’un travail massif de recueille et de critique d’archives (des différentes institutions familiales, royales, ecclésiastiques, et impériales) au Portugal, en Angola, en Italie, en France et au Brésil, à la recherche de pistes sur l’histoire du Kongo.

3. Approches historiographiques et méthodologies

Les approches historiographiques et les méthodologiques employées dans cette thèse sont plurielles, tout comme le sont nos influences théoriques. Dans cette introduction, il ne s’agit pas de toutes les exposer. Il convient toutefois de présenter les trois choix théorico-méthodologiques qui se sont avérés plus décisifs pour l’élaboration 34 de cette thèse : l’Histoire globale, l’Histoire politique et la micro-Histoire. Cette dernière est tout particulièrement présente dans le dernier chapitre. Quant à l’Histoire globale, nous n’avons pas cherché à souscrire de manière absolue à toutes ses propositions et encore moins à adhérer à ses effets de mode. Il s’est agi, plutôt, d’utiliser les cadres analytiques de l’Histoire globales dans la mesure où ils nous ont permis de répondre à nos questions de départ, c’est-à-dire, de procéder à l’interprétation de phénomènes spécifiques à l’histoire du Kongo pendant la période étudiée.

3.1. Une Histoire globale du Kongo

L’évolution des connexions avec l’Europe a été d’une très grande importance politique pour le Kongo depuis le XVIe siècle. La royauté kongo et plus généralement l’aristocratie étaient connectées aux réseaux politiques et commerciaux globaux. Depuis la fin du XVe siècle, les échanges diplomatiques et commerciaux avec le Portugal et la Papauté ont été décisifs pour l’ascension des makanda autoproclamés descendants du roi dom Afonso I, et exaltés par une appropriation d’éléments matériels et culturels européens et catholiques. Après la réunification de 1709 et la montée de la traite des esclaves au XVIIIe siècle, les éléments catholiques et européens – des biens étrangers appropriés comme insignes de pouvoir et des titres politiques européens, comme par exemple, roi, marquis, prince, chevalier, etc. – ont gagné une place politique encore plus centrale. Avec la croissance de la traite, les marchands hollandais, britanniques et français sont entrés en scène et se sont engagés dans le commerce transocéanique, très lucratif, qui s’est considérablement accéléré tout au long du XVIIIe siècle. Les empires européens ont établi des relations politiques et diplomatiques avec le roi du Kongo et les manis dont les provinces étaient situées proches de la côte atlantique. Pendant cette période, les produits issus du commerce transocéanique et le capital politique provenant des connexions avec l’Europe sont devenus accessibles à un plus grand nombre de chefs provinciaux. Ils ont pu ainsi s’approprier des objets qui étaient auparavant réservés aux rois. L’introduction de nouveaux objets et/ou de marchandises fussent-ils religieux, de luxe ou autres, doit aussi être interprétée comme le reflet des transformations qui ont caractérisé l’époque moderne à l’échelle globale. La circulation d’acteurs (administrateurs, marchands, missionnaires, etc.), d’ambassades, et de lettres entre l’Europe et le Kongo a coexisté avec 35 les formes locales de légitimation et d’ostentation du pouvoir. Les apports externes que nous venons de décrire, ont nourri l’idéologie politique de l’aristocratie kongo, dorénavant connectée au monde. Bref, un grand nombre de réseaux politiques, diplomatiques et commerciaux se sont déployés à partir du Kongo et vers le Kongo. Celui- ci en dépendait fortement.

De ce fait, l’Histoire globale connectée, s’est avérée très utile, voire indispensable, pour comprendre l’histoire du Kongo et ses transformations aux XVIIIe et XIXe siècles. Cela ne se traduit pas simplement dans un choix d’objet ou d’échelle. Notre objectif ne consiste pas non plus à proposer une Histoire braudélienne, mondiale ou impériale, voulant recouvrir tout une région géographique33, sur tout un système-monde34, ou sur un carrefour des branchements mondiaux (comme l’a fait Denys Lombard)35. Au lieu d’une question de choix d’objet ou d’échelle, l’Histoire globale est ici entendue comme une approche qui nous aide à mieux saisir l’histoire du royaume du Kongo et ses transformations entre 1780 et 1860. Nous analyserons les processus politiques du royaume à partir de ses connexions, de son insertion au sein d’un espace plus étendu, atlantique et global et de son rôle dans ce même espace.

L’Histoire globale et connectée qui informe cette thèse sur le Kongo a eu un rôle important dans le renouvèlement de l’Histoire non-européenne, fréquemment confrontée à une double impasse ; d’un côté, celle d’une tradition d’Histoire impériale chargée d’un eurocentrisme d’héritage colonial et, de l’autre, celle d’une lecture parfois binaire et anachronique des post-colonial ou subaltern studies36.

33 Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II., A. Colin, 1966. 34 F. BRAUDEL, Civilisation matérielle et capitalisme: (XVe-XVIIIe siècle) (trois volumes), Armand Colin, 1967. 35 Denys LOMBARD, Le carrefour javanais : essai d’histoire globale (trois volumes), Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1990. 36 L’Histoire globale s’est beaucoup développée dans les dernières deux décennies dans nombreuses universités et centres de recherche dans le monde, aboutissant à différentes manières de concevoir cette pratique. Deux des précurseurs les plus importants de cette nouvelle vague d’histoire globale ont été Sanjay Subrahmanyam (avec son travail novateur sur Vasco de Gama et un essai intitulé « connected histories ») et Serge Gruzinski (avec sa pratique d’études sur la « mondialisation ibérique » du XVIe siècle, entres autres historiens. Ces deux derniers ont promu dans les années 2000 un colloque intitulé « Penser le monde, XVe-XVIIIe siècles » tenu à l’École des hautes études en sciences sociales, ayant comme interlocuteur Roger Chartier, parmi d’autres historiens. Ces débats ont abouti à un numéro des Annales publié en 2001 et à d’autres publications au cours des dernières deux décennies, contenant des réflexions sur cette pratique méthodologique. Cet évènement et ses historiens n’ont évidemment pas été les « créateurs », ni même les précurseurs de l’Histoire globale, mais ils s’insèrent de façon innovante et critique – conservant quelques continuités – dans une tradition intellectuelle de longue durée qui date au moins des XVIe et XVIIe siècles. Sanjay SUBRAHMANYAM, « Connected Histories: Notes towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian Studies, 31-3, 1997, p. 735‑762 ; S. 36

Étant donné le besoin de faire une large place à l’histoire précolonial de l’Afrique et, en même temps, de clarifier les rapports commerciaux et diplomatiques du Kongo avec l’Europe, nous nous rapprochons de la perspective de Sanjay Subrahmanyam, qui travaille sur les connexions impériales à la période moderne entre des empires et des espaces politiquement souverains de l’Asie, du Moyen Orient et de l’Europe37. L’approche davantage multicentrique (intra-empire, ou intra-royautés) de cet historien, fortement axée sur l’enquête d’archives primaires dans plusieurs pays et en plusieurs langues, correspond à la pratique historienne de l’Histoire globale qui se trouve plus proche de nos propres choix.

Ainsi, nous avons travaillé sur différentes échelles – « zoom out » et « zoom in » - toujours à partir de Mbanza Kongo et ses provinces. Même si les nombreux produits (venus de l’Inde, de Chine, de Damas) et les personnes qui circulaient au Kongo étaient aussi présents dans les territoires asiatiques et orientaux, le « global » auquel le Kongo était directement connecté ne recouvrait qu’un quart du globe : une bonne partie de l’Afrique centre-occidentale et les espaces atlantique et méditerranéen jusqu’à Rome.

Cependant, différemment de Subrahmanyam – historien des connexions et des circulations – notre travail correspond plutôt à un exercice monographique. Nous voulons comprendre comment le global est « intériorisé », c’est-à-dire, comment le global devient local, au Kongo. Simultanément, nous cherchons à identifier les incidences, voire le rayonnement, de l’ordre politique kongo sur les connections et les circulations qui se sont produites à l’échelle globale. Enfin, de notre point de vue, l’interaction du global avec le local est nécessaire, non seulement pour éclairer le fonctionnement du système

SUBRAHMANYAM, « Du Tage au Gange au XVIe siècle : une conjoncture millénariste à l’échelle eurasiatique », Annales, 56-1, 2001, p. 51‑84 ; Serge GRUZINSKI, La colonisation de l’imaginaire, Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1988 ; S. GRUZINSKI, Les Quatre Parties du monde: Histoire d’une mondialisation, Paris, Points/ La Martinière, 2004 ; Roger CHARTIER, « La conscience de la globalité (commentaire) », Annales, 56-1, 2001, p. 119‑123. 37 Gruzinski et d’autres appliquent l’histoire globale connectée à des contextes coloniaux américains sur l’ombrelle de la « mondialisation ibérique » des XVIe et XVIIe siècles. De son cas, il s’agit du processus de construction d’une « nouvelle société coloniale », ou en d’autres termes, il s’agit du « global » dans le contexte colonial/impérial, ce qui a des implications différentes en termes d’interprétation sur une discussion approfondi de la question du « global dans le colonial », voir : Jean-Paul ZUNIGA, « L’Histoire impériale à l’heure de l’"histoire globale". Une perspective atlantique », Revue d’histoire moderne et contemporaine (1954-), 54-4 bis, 2007, p. 54‑68. 37 politique décentralisé mais aussi pour mieux expliquer ses transformations dans la durée, l’objet de cette thèse38.

3.2. La quête du politique

L’histoire politique que nous pratiquons ici n’est certainement pas celle dictée par le modèle positiviste, dépassé, qui s’intéressait à faire l’éloge des grands personnages, des conquêtes et des évènements extraordinaires. Nous revendiquons, en revanche, l’héritage d’une Histoire (et d’une Anthropologie historique) politique des royaumes de l’Afrique d’avant la fin du XIXe siècle, qui a été très florissante dans les années 1960 et 1970.

En Europe, certains chercheurs ont eu un rôle précurseur dans ce virage politique de l’Histoire et de l’Anthropologie africaniste dont trois des principaux furent Georges Balandier, Max Gluckman et Jan Vansina. Les travaux de ces pionniers (originaires de trois pays colonisateurs) étaient critiques de la tradition ethnographique coloniale, en s’écartant ainsi du regard excessivement culturel, aussi bien que de l’anthropologie structuraliste39. Balandier encourageait des anthropologues à se mettre à travailler sur la diversité des formes d’organisation socio-politiques africaines contemporaines et de la période précoloniale. Il appelait les sciences sociales à aller au-delà d’une vision dichotomique entre sociétés « sans État » et sociétés « à État », héritée de « la vieille distinction entre sociétés primitives et sociétés civilisées [qui avait] marqué l’anthropologie politique au moment de sa naissance »40.

38 Dans son dialogue avec Subrahmanyam et Gruzinsky sur les questions d’Historie globale, Chartier met en garde contre les dangers de minimiser le local ou la micro-histoire par une démarche globale. L’auteur défend la puissance de cette articulation dans une proposition très utile pour décrire notre rapport avec cette méthodologie dans cette thèse : « L'union indissociable du global et du local, du mundo et de la patria en pays espagnols, a pu conduire certains à proposer la notion de « glocal », qui désigne avec justesse, sinon élégance, les processus par lesquels des références partagées, des modèles imposés, des textes et des biens circulant à l'échelle planétaire sont appropriés pour faire sens dans un temps et un lieu particulier. » 39Balandier fut un initiateur, avec Gluckman du coté anglais, de l’africanisme anticolonial et du processus de décolonisation des sciences sociales en direction d’une anthropologie dynamique, politique et historique Max GLUCKMAN, Politics, Law and Ritual in Tribal Society, Basil Blackwell, 1965 ; M. GLUCKMAN, C. Daryll FORDE, Meyer FORTES et Victor W. TURNER, Essays on the ritual of social relations, Manchester University Press, 1966. 40 Georges BALANDIER, Anthropologie politique, Paris, Presses Universitaires de France, coll.« Quadrige », 2013 (1e édition 1967) ; cité dans : I. SURUN, « Introduction. Trajectoires historiques des souverainetés africaines au XIXe siècle »..., op. cit. 38

Une deuxième génération africaniste française, presque entièrement formée par Balandier, mais dans laquelle on trouve également, en tant que référence principale, Claude Meillassoux41, a continué à mener ce débat à l’intérieur du champ anthropologique, en y incorporant également des influences théoriques très fortes du marxisme42. Cette génération française a joint ses efforts à ceux de leurs homologues africains et européens, et nombreux sont ceux qui se sont mis à travailler sur des royaumes de l’Afrique précoloniale, dont la préoccupation était de décortiquer des aspects du fonctionnement de l’« État ». Ces histoires politiques précoloniales réfutaient à la fois les thèses structuralistes et celles de l’historiographie et de l’ethnologie colonialiste, d’une Afrique à sociétés non-complexes et sans histoire, et celles d’une histoire africaine qui aurait commencé au contact avec l’Europe43. Les études les plus réussies de l’école marxiste n’ont pas pensé en termes d’importation des catégories, mais se sont fortement appuyées sur une importante base archivistique (comme E. Terray et I. Wilks44), en utilisant le marxisme/matérialisme dialectique comme méthode auxiliaire d’analyse historique, et non comme centre des préoccupations45.

41 Un travail qui a été un marqueur pour l’anthropologie historique africaniste et marxiste a été : Claude MEILLASSOUX, « Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’auto-subsistance », Cahiers d’Études Africaines, 1-4, 1960, p. 38‑67. 42 Le champ de l’anthropologie africaniste des années 1970 était ainsi, dans une large mesure, politiste (d’héritage de Balandier), tandis que celui des culturaliste/structuralistes (notamment américanistes) gravitait autour de Lévi-Strauss. Une des entreprises critiques le plus incisives des marxistes à l’école structuraliste a été un livre collectif organisé par Jean-Loup Amselle publié en 1979 et recémente réédité : Jean-Loup AMSELLE, Le Sauvage à la mode, Paris, Éditions le Sycomore, 1979. 43Quelques exemples : Yves PERSON, Samori: une révolution dyula, Impr. Barnier, 1968 ; Ivor WILKS, Ashanti Government in the 19th Century, University of Ghana, Institute of African Studies, 1964 ; Jan VANSINA, Kingdoms of the Savanna, New edition., Madison, University of Wisconsin Press, 1968 ; Michel IZARD, Introduction à l’histoire des royaumes mossi ..., College de France, 1970 ; Jean BAZIN et Emmanuel TERRAY, Guerres de lignage et guerres d’Etats en Afrique, Paris, Ed. Études contemporaines, 1982 ; E. TERRAY, Une histoire du royaume Abron du Gyaman: Des origines à la conquête coloniale, Editions Karthala, 1995. 44 E. TERRAY, Une histoire du royaume Abron du Gyaman..., op. cit. ; I. WILKS, Ashanti Government in the 19th Century..., op. cit. 45 Le marxisme a été l’un des cadres théoriques et méthodologiques très importants pour ces histoires politiques des royaumes africains, puisqu’il a amené le champ africaniste à une approche matérialiste à laquelle il était plutôt étranger. Cette approche a permis de faire entrer dans les débats sur les sociétés précoloniales les rapports matériels, l’exploitation, les « modes de production », les questions d’idéologie, la question de l’exploitation du travail, etc. Les chercheurs ont été poussée à réfléchir aux royautés au- delà de cadres essentialistes et immobilistes. L’éventail d’outils issu du marxisme nous permet de décortiquer les couches sociales et politiques des sociétés à partir des rapports de production et d’exploitation, d’articuler le haut et le bas de la société et de dévoiler l’exploitation du bas par le haut. Bien que ce regard marxiste soit très riche en termes d’ouverture de perspectives analytiques, il peut être aussi trompeur dans le sens où il peut amener à des transpositions anachroniques et eurocentrées. Le matérialisme historique et ces catégories (superstructures, infrastructures, accumulation primitive, classe sociale, aliénation, etc.) ont été originalement conçues par Marx en tant qu’éventail critique pour décortiquer le capitalisme occidental (plus tard généralisé par Engels, qui invite à l’étude matérialiste d’autres sociétés non-capitalistes. Friedrich ENGELS, Socialisme utopique et socialisme scientifique (texte de 1880), 1re éd., Bruxelles, Aden Belgique, 2005. 39

Sur le même mode, en Afrique, les écoles de Dakar, de Dar Es Salam, ou bien l’école historiographique nigérienne d’Ibadan ont également été très productives46. De nombreux historiens africains se mirent à travailler sur l’histoire précoloniale, ancienne ou médiévale de l’Afrique. Des projets historiographiques africains et internationaux de grande ampleur ont été mis en place, à l’instar des six volumes sur la période précoloniale, de l’Histoire Générale de l’Afrique de l’UNESCO (dont le premier volume a été lancé en 1964 et le dernier en 1999).

Simultanément au livre de G. Balandier sur La vie quotidienne dans l’ancien royaume du Kongo (1965), Jean Vansina a publié son travail pionnier sur Les anciens royaumes de la Savane en 1965. Ce livre constitue une contribution décisive pour l’Histoire politique précoloniale de la région. Vansina se consacre à la formation des états Kongo, Luba, Lunda, Kazembe, Lozi et à leurs transformations historiques jusqu’au XIXe siècle. Il a été l’un des premiers à croiser les sources écrites de façon critique, avec les traditions orales, les sources archéologiques et linguistiques, et les matériaux ethnographiques, en quête d’une compréhension plus totale de l’histoire du Kongo (et d’autres royautés). Vansina démontre que les sources linguistiques et archéologiques peuvent apporter des indices pour l’histoire ancienne de ces royautés, même pour des périodes très reculées. Malheureusement, le Kongo n’a été qu’une des royautés analysées par Vansina47. À Madison (Wisconsin), Vansina a eu un rôle analogue à celui de Balandier à Paris, c’est-à-dire, celui de diriger de nombreux travaux portant sur l’Afrique précoloniale, dont certains avec une orientation très politique. L’un des exemples les plus notables est la thèse de Joseph Miller, publiée en 1976, qui analyse en profondeur le processus de formation des états mbundu de l’Angola et leur transformation au XVIIIe siècle 48.

Nous assistons ainsi à une profusion d’études pointues sur, entre autres, le royaume Abron, les Assante, le Dahomey et les royaumes yorubas, les royautés

46 Ibrahima THIOUB, « L’école historique de Dakar : courants et débats », in Jean-Pierre CHRETIEN, Pierre BOILLEY et Achille MBEMBE (éd.), L’Afrique de Sarkozy : Un déni d’histoire, Paris, Karthala, 2008, p. 167‑177 ; Donald DENOON et Adam KUPER, « THE ‘NEW HISTORIOGRAPHY’ IN DAR ES SALAAM: A REJOINDER », African Affairs, 70-280, 1 juillet 1971, p. 287‑288 ; Paul E LOVEJOY, « The Ibadan school of historiography and its critics. », African historiography : essays in honour of Jacob Ade Ajayi / edited by Toyin Falola., 1993, p. 195‑202. 47 Jan VANSINA, Les anciens royaumes de la savane: les états des savanes méridionales de l’Afrique centrale des origines à l’occupation coloniale, Institut de recherches économiques et sociales, 1965. Version en anglais a été publié quelques années plus tard : J. VANSINA, Kingdoms of the Savanna..., op. cit. 48 Joseph C. MILLER, Kings and Kinsmen: Early Mbundu States in Angola, Oxford Eng., Oxford University Press, 1976. 40 musulmanes du Sahel, de l’Afrique du sud, etc. Malheureusement, à Dakar, Paris, Ibadan, Dar Es Salam, comme à Londres et Madison, le Kongo n’a pas reçu l’attention qu’il méritait. Malgré les travaux pionniers, mais assez ponctuels, de Balandier et Vansina (qui seront repris plus bas), le royaume du Kongo n’a malheureusement pas figuré en tant que thématique centrale dans le contexte de ce printemps historiographique et d’anthropologie historique politiques 49.

Il y a eu cependant des efforts importants du côté de la République (Populaire) du Congo, sous un régime socialiste après son indépendance, où une (proto-)école historiographique s’est développée avec la publication des Cahiers Congolais d'Anthropologie et d'Histoire. Cette revue a été créée en 1976 avec un programme de recherche matérialiste donnant une place importante à l'archéologie, à l’histoire et à l’anthropologie50. Nous assistons aussi au développement d’une école historique et anthropologique plus politique suédoise, héritière de l’ethnographe Karl Laman51.

Ces contributions intéressantes sont restées cependant bien en-deçà du printemps historiographique qu’ont connu d’autres royautés africaines précoloniales, au cours des années 1960 et 1970. Malgré la profusion et la richesse du travail entrepris par Thornton à partir des années 1980 (nous y reviendrons plus bas), le royaume du Kongo a demeuré

49 Cependant, dans les travaux sur l’Angola, le Kongo a très souvent occupé une place secondaire. Les publications sur Cabinda et sur les royaumes voisins du nord (Loango, Ngoyo et Kakongo) apportèrent aussi des contributions importantes, bien qu’indirectes, à l’histoire du Kongo Phyllis MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870: the effects of changing commercial relations on the Vili , Clarendon Press, 1972 ; Carlos Moreira Henriques SERRANO, Os senhores da terra e os homens do mar: antropologia política de um reino africano, FFLCH, USP, 1983 ; Annie MERLET, Autour du Loango, XIVe-XIXe siècle: Histoire des peuples du sud-ouest du au temps du Royaume de Loango et du « Congo français », Paris, Centre culturel français Saint-Exupéry-Sépia, 1991 ; Alberto Oliveira PINTO, Cabinda e as construções da sua história (1783-1887), Dinalivro, 2006. 50 Certains des membres influents de ce projet ont été aussi fondateurs du CICIBA, à Libreville, qui est le Centre International de Civilisation Bantou, dont l’historien congolais Théophile Obenga est le plus connu et le plus prolifique. Obenga publia un certain nombre de travaux importants sur l’histoire précoloniale de cette région. Ce courant voulait construire une histoire marxiste du Congo au moment même où le pays était engagé dans la voie du matérialisme historique. Curieusement, l'approche plus dynamique qu'il proposait entrait en contradiction avec celle que développait certains marxistes français – qui présentaient une analyse plus structurelle des modes de production – qui étaient sur place comme Georges Dupré, Pierre-Philippe Rey, entre autres. Mais la République du Congo, à la suite de l'engagement de certains gauchistes français dans les coups d'État qui ont eu lieu, ont décidé d'expulser tous les chercheurs de sciences sociales, interrompant le développement de cette école historique. Théophile OBENGA, Afrique centrale precoloniale. Documents d’histoire vivante., Paris, Présence africaine, 1974 ; Théophile OBENGA, La cuvette congolaise: les hommes et les structures : contribution à l’histoire traditionnelle de l’Afrique centrale, Présence africaine, 1976. Sur le contexte intellectuel brazzavillois à la période coloniale et sur l’historiographie nationale naissante, voir : Phyllis MARTIN, Leisure and Society in Colonial Brazzaville, Cambridge, Cambridge University Press, coll.« African Studies », 1996. 51 Dont l’une des contributions importantes fut celle de Kajsa Ekholm-Friedman, dans un livre de 1972, entre autres K. EKHOLM, Power and prestige. The rise and fall of the Kongo kingdom, Skriv Service AB, 1972. 41 périphérique pour ce qui est de l’Histoire politique africaine. Le Kongo – surtout après sa reconfiguration décentralisée, au XVIIIe siècle – attend toujours l’analyse fine de ses modes d’organisation internes, des rapports entre couches aristocratique et strates subalternes, etc.52.

Il convient de signaler qu’on trouve par ailleurs – en opposition à la voie matérialiste – des essais sur la royauté kongo, élaborés sous le prisme de l’anthropologique structuraliste. En ce sens, le travail de Luc de Heusch, qui se situe dans la lignée à la fois de Evans-Pritchard et de Lévi-Strauss, essaie de comprendre la « royauté sacré », son histoire et sa « structure symbolique », à partir de l’analyse d’un ensemble

52 Les lacunes de l’historiographie du royaume du Kongo (avant les années 1980) ont pourtant été partiellement comblées grâce à la profusion de travaux sur d’autres sociétés et régions de l’Angola précoloniale. Ces travaux se sont notamment focalisés sur les enjeux complexes entre des sociétés de cette macro-région de l’« Angola » et les Portugais à partir de ces territoires et projets de conquista Basil Davison, David Birmingham, Douglas Wheeler, Rénée Pélissé, Jean-Luc Vellut, François Bontinck, entre autres, firent partie d’une première génération. Les décennies suivantes, Joseph Miller, Linda Heywood, Beatrix Heintze, Jill Dias, Maria Emília Madeira Santos, Isabel Castro Henriques, Aida Freudenthal, Ana Paula Tavares, Rosa Cruz e Silva, José Curto, Catarina Madeira-Santos, Roquinaldo Ferreira, Marina de Mello e Souza, Mariana Candido, entre autres, apportent des contributions de poids pour l’histoire précoloniale de l’Angola. Pour citer seulement quelques exemples parmi les nombreuses publications de ces auteurs, qui touchent directement ou indirectement le Kongo : Basil DAVIDSON, Black Mother: Africa: the Years of Trial, V. Gollancz, 1961 ; B. DAVIDSON, In the Eye of the Storm: Angola’s People, Anchor Books, 1973 ; David BIRMINGHAM, Trade and Conflict in Angola : The Mbundu and Their Neighbours under the Influence of the Portuguese 1483-1790, Clarendon Press, 1967 ; Douglas L. WHEELER, The Portuguese in Angola, 1836-1891: A Study in Expansion and Administration, University Microfilms, 1963 ; François BONTINCK, « Un mausolée pour les Jaga. », Cahiers d’Études africaines, 20-79, 1980, p. 387‑389 ; F. BONTINCK, « Notes Complement Aires sur dom Nicolau Agua Rosada e Sardonia », African Historical Studies, 2-1, 1969, p. 101‑119 ; Douglas L. WHEELER et René PÉLISSIER, Angola, Greenwood Press, 1971 ; René PÉLISSIER, Les guerres grises: résistance et révoltes en Angola, 1845-1941, Orgeval, Pélissier, 1977, vol.1 ; R. PÉLISSIER, La Colonie du Minotaure: Nationalismes et Revoltes en Angola, R. Pélissier, 1978 ; Joseph C. MILLER, Kings and Kinsmen: Early Mbundu States in Angola, Oxford Eng., Oxford University Press, 1976 ; Beatrix HEINTZE, « Written sources, oral traditions and oral traditions as written sources: The Steep and Thorny Way to Early Angolan History », Paideuma, 33, 1987, p. 263‑287 ; Jill R. DIAS, « Famine and disease in the c. 1830–1930 », The Journal of African History, 22-3, juillet 1981, p. 349‑378 ; Linda M. HEYWOOD, Production, Trade and Power: The Political Economy of Central Angola 1850-1930, University Microfilms, 1986 ; Rosa Cruz e SILVA, Jinga Mbandi e o poder, Museu Nacional de Antropologia, 1990 ; Ana Paula TAVARES et Catarina MADEIRA SANTOS, Africæ monumenta: a apropriação da escrita pelos africanos, IICT, 2002 ; Catarina MADEIRA SANTOS, « Um Governo “Polido” para Angola. Reconfigurar dispositivos de domínio (1750-1800) »,Universidade Nova de Lisboa, 2005 ; Jose C. CURTO, Enslaving Spirits: The Portuguese-Brazilian Alcohol Trade at Luanda and Its Hinthe Portuguese-Brazilian Alcohol Trade at Luanda and Its Hinterland, C. 1550-1830 Terland, C. 1550-1830, Leiden ; Boston, Brill, 2003 ; Roquinaldo FERREIRA, Cross-Cultural Exchange in the Atlantic World: Angola and Brazil during the Era of the Slave Trade, Cambridge University Press, 2012 ; Mariana P. CANDIDO, An African Slaving Port and the Atlantic World: Benguela and its Hinterland, Reprint edition., Place of publication not identified, Cambridge University Press, 2015 ; Linda M. HEYWOOD, Njinga of Angola: Africa’s Warrior Queen, 1st Edition edition., Cambridge, Massachusetts ; London, England, Harvard University Press, 2017 ; Marina de Mello SOUZA, Além do visível: Poder, Catolicismo e Comércio no Congo e em Angola (Séculos XVI e XVII), São Paulo, Edusp, 2018 ; Maria do Carmo MEDINA et Maria da Conceição NETO, Angola: processos políticos da luta pela independência, Almedrina, 2005 ; M. C. NETO, In Town and Out of Town: A Social History of Huambo (Angola), 1902-1961, SOAS, University of London, 2012. 42 de mythes53. Selon l’auteur, cette mythologie, projetée sur le passé, serait utile à la compréhension de l’institution de la royauté précoloniale. Bien qu’intéressante, confrontée à l’Histoire complexe du Kongo, cette perspective nous semble fragile face aux données empiriques qui prouvent l’existence d’une histoire interne très mobile et dynamique, connectée au monde sur le plan politique et économique.

Malgré la richesse et la pertinence du débat général sur la royauté sacrée, celui-ci ne constitue pas un objet de première importance dans cette thèse. Nous reconnaissons que la royauté du Kongo était effectivement sacrée aux yeux de ses sujets, et que de nombreux enjeux spirituels, rituels et magiques faisaient partie de la politique quotidienne du royaume, au sommet du pouvoir et au ras du sol, au quotidien. Il serait effectivement intéressant, voire important, de mener une recherche approfondie sur cette dimension et son rôle, pendant la période de la décentralisation. Une telle recherche sera bienvenue pour éclaircir de nombreux aspects qui échapperont, nécessairement à notre analyse. Nonobstant, notre choix a été d’essayer d’éclairer comment le pouvoir politique s’exerçait et se manifestait matériellement – bien que sans être jamais déconnecté de son caractère sacré – par l’action du roi, des chefs et des sous-chefs de province, et plus généralement par l’aristocratie.

Dans cette thèse, nous soutenons que le pouvoir royal – exercé directement par le roi et ses délégués ou bien par les manis subalternes (représentants locaux du roi) – n’était que symbolique et n’existait pas seulement comme le fruit d’une « structure », d’une « identité » culturelle ou « tribale ». Nous verrons que la soumission au roi se manifestait concrètement par des obligations juridiques, militaires et fiscales, en fonction de la région et de la période. L’autorité de l’ordre politique kongo et de l’aristocratie bana Kongo sur les gens qui vivaient dans le territoire (Mussi-Kongo) se traduisait (directement ou indirectement) en violences et spoliations des chefs subalternes, des femmes, des esclaves et des villageois, indépendamment du fait que ces subalternes se reconnaissaient ou pas dans une « identité » mussi-Kongo.

Ici, nous traiterons de treize rois/règnes – certains seront cités très ponctuellement tandis d’autres feront l’objet de chapitres spécifiques – qui occupèrent le trône de 1765 à 1860. Notre démarche consiste à appréhender ces treize monarques en tant qu’acteurs possédant des intentions, des stratégies, des ambitions, des craintes, des échecs, des

53 Luc de HEUSCH, Le Roi ivre ou l’Origine de l’Etat, Gallimard, 1972. 43 connexions politiques spécifiques et des façons différentes de régner. L’attention portée aux rapports de force, aux acteurs et aux dispositifs d’exercice du pouvoir à l’intérieur du Kongo nous permettra, ainsi, de sortir de l’histoire structuraliste.

3.3. L’importance de l’évènement

Après la révolution historiographique des Annales, l’Histoire européenne, et plus largement les sciences sociales en Occident (notamment après l’hégémonie des études post-coloniales et néo-structuralistes) devinrent méfiantes à l’égard de l’événement comme clef de compréhension des processus historiques. Cependant, ce serait une grave erreur, à notre avis, que d’appliquer ce même rejet théorique à l’Histoire de l’Afrique précoloniale. Si l’historiographie européenne connut une saturation d’Histoire évènementielle et politique (celle des grands personnages, des guerres et des conquêtes) pour la période moderne, ce n’a pas été absolument le cas des sociétés africaines, où cette connaissance est souvent jusqu’à aujourd’hui absente. Nous ne défendons absolument pas qu’il faille faire revivre une tradition historiographique dépassée et positiviste pour l’Afrique. Nous défendons simplement l’idée qu’une histoire évènementielle n’est pas seulement utile, mais essentielle pour la production de connaissances sur les sociétés africaines précoloniales. Une précondition pour la réussite d’une telle entreprise plus évènementielle est évidement qu’elle soit faite avec une grande rigueur dans la critique des sources, s’appuyant sur un croisement d’archives diverses et présentant une perspective multicentrique.

Face à l’énorme plasticité des formes d’organisation politique du Kongo et aux importantes transformations que celle-ci a subi, les limites d’une analyse structurelle sont évidentes. Entre 1780 et 1860, le Kongo était un espace de circulations plurielles (centre- africaines, impériales et globales). Dans ce cas, l’analyse fine des événements s’avère utile pour saisir les modes de fonctionnement décentralisés du royaume du Kongo. Certes, l’histoire du politique, que nous pratiquons fait place à l’évènement, sans pour autant céder à l’approche événementielle traditionnelle et si critiquée. La mise en valeur de l’évènement cherche à révéler des innovations dans les modes de gouvernement politique, sur le plan de sa matérialité, et qui, autrement, resteraient imperceptibles. 44

De la sorte, la deuxième et troisième parties de la thèse seront plus empiriques. À plusieurs occasions, nous nous consacrerons à des histoires de conflits sporadiques entre des personnages ou groupes politiques ou commerçants, entre makanda et factions dans la lutte pour le pouvoir (le trône ou poste de chef dans des provinces), des querelles dans des ports de commerce entre concurrents européens ou entre des agents africains et leurs clients européens, de batailles ou de guerres entre groupes intra-Kongo ou contre les Portugais (au sud du Kongo), de conflits entre certains agents kongos et des représentants portugais à Luanda. Autant d’histoires de personnages et d’événements qui participèrent des enjeux politiques et économiques globaux et qui ont impacté l’histoire interne du royaume.

3.4. La micro-histoire : une méthode auxiliaire

En plus d’articuler le global et le local, nous cherchons à mettre en relation l’échelle globale avec celle des acteurs. En ce sens, la méthodologie de la micro-Histoire est également employée dans cette thèse, de façon complémentaire. Pour les pratiquants de la micro-histoire, l’intérêt n’est pas l’histoire du fragment, de la vie privé ou quotidienne, mais l’histoire dans le fragment. Aussi, la micro-Histoire54 ne cultive pas le particulier, mais considère que son étude nous permet de poser des questions plus intéressantes sur des configurations et des processus plus généraux55 (même si ces sauts

54 La micro-Histoire a été proposée par un petit groupe d’historiens italiens à la fin des années 1970 : Carlo Ginzburg, Giovanni Levi, Edoardo Grendi et Carlo Poni. Ils publièrent une collection des livres nommée Microstoria chez G. Einaudi et nombreux articles dans la revue Quaderni Storici : différents travaux d’investigation historique qui avait comme objets des personnages ou villes dans une échelle micro. Ces historiens ont parti d’une démarche plus pratique, multipliant des études de cas, que programmatique. Cependant, la micro-Histoire s’est rapidement diffusée dans plusieurs pays où elle fut pratiquée de différentes manières. En France, elle prit de l’importance dans le contre-courant de l’Histoire sociale « totale » très macro hégémonique des Annales et de l’école braudélienne. En Angleterre, sur influence du grand travail d’E. P. Thompson, le « micro » a notamment gagné le sens d’une histoire à partir du bas échelle sociale. Aux États-Unis, dans une génération postérieure, la micro-Historie reçoit notamment des contours de narration, d’une « Histoire » parfois presque littéraire et fictionnelle. 55 Le cas d’étude, étant-il régulier ou exceptionnel par rapport au contexte général peut, pour une première génération de micro-historiens italiens, illuminer la norme (que Edoardo Grendi a nommé « essezionale normale ». Edoardo GRENDI, « Micro-analisi e Storia sociale », Quaderni storici, 12-35 (2), 1977, p. 506‑520. Pareillement, Lévi, à partir de l’Histoire d’un surprenant exorciste dans une petite ville italienne du XVIe siècle, illumine des aspects généraux des réseaux clientélistes, sociaux et religieux des paysans bien au-delà de sa petite échelle. Giovanni LEVI, L’eredità immateriale: Carriera di un esorcista nel Piemonte del Seicento, Torino, Giulio Einaudi, 1985. 45 sont des opérations parfois risquées et questionnables). Certains de ces premiers micro- historiens démontrèrent que le « petit » peut apporter des indices ou des traces de processus plus larges, comme nous le voyons dans l’articulation de Ginzburg entre micro- histoire et paradigme indiciaire56.

Les dialogues entre l’Histoire globale et la micro-Histoire sont de plus en plus intéressants57. Si ces deux pratiques historiographiques peuvent parfois paraître contradictoires ou même opposées quant à l’échelle et au choix d’objet, elles ne le sont pas forcément d’un point de vue méthodologique, ce qui ouvre la voie à une Histoire focalisée à la fois sur les acteurs et sur les processus mondiaux 58.

Plusieurs aspects politiques ou sociaux importants à l’échelle du royaume du Kongo sont absents des archives ; tandis que les petites histoires d’individus (des rois, des princes ou des ambassadeurs qui écrivent des lettres ou circulent, ainsi que les

56 L’un des exemples les plus notables et célèbres de l’emploi de cette méthodologie (dont la publication originale a été antérieure même à la conceptualisation de la micro-histoire en tant qu’école historiographique) est le suivant : Carlo GINZBURG, Il formaggio e i vermi: Il cosmo di un mugnaio del 1500, Einaudi, 1976. La théorisation de la « paradigme indiciaire » est plus tardive : Carlo GINZBURG, Mythes, emblèmes, traces: morphologie et histoire, Flammarion, 1989. 57 De nombreux textes furent produits récemment par rapport à ce débat. Nous avons suivi le séminaire organisé par Jacques Revel qui comptait déjà avec des questionnements dans cette direction, ainsi que l’article de 2011 de Francesca Trivellatto – l’une des praticiennes les plus habiles de cette articulation méthodologique entre micro-Histoire et Histoire globale – qui a été un marqueur pour ce débat ; et un autre de Ginzburg, de 2015 (citations dessous). Plus récemment, la revue Past & Present a publié un numéro consacré à ce débat qui contient des articles d’un bon nombre des principaux historiens spécialistes actuels des deux champs. Jacques REVEL et COLLECTIF, Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Seuil, 1996 ; Francesca TRIVELLATO, « Is There a Future for Italian Microhistory in the Age of Global History? », California Italian Studies, 2-1, 2011.Carlo GINZBURG, « Microhistory and world history », in Jerry H. BENTLEY, Merry E. WIESNER-HANKS et Sanjay SUBRAHMANYAM (éd.), The Cambridge World History: Volume 6: The Construction of a Global World, 1400–1800 CE, Cambridge, Cambridge University Press, coll.« The Cambridge World History », 2015, vol.6, p. 446‑473. Past & Present. Volume 242, Issue Supplement_14, November 2019 ; pour citer quelques articles de ce numéro John-Paul A GHOBRIAL, « Introduction: Seeing the World like a Microhistorian », Past & Present, 242- Supplement_14, 1 novembre 2019, p. 1‑22 ; Maxine BERG, « Sea Otters and Iron: A Global Microhistory of Value and Exchange at Nootka Sound, 1774–1792 », Past & Present, 242-Supplement_14, 1 novembre 2019, p. 50‑82 ; Romain BERTRAND, « Where the Devil Stands: A Microhistorical Reading of Empires as Multiple Moral Worlds (Manila–Mexico, 1577–1580) », Past & Present, 242-Supplement_14, 1 novembre 2019, p. 83‑109 ; Zoltán BIEDERMANN, « Three Ways of Locating the Global: Microhistorical Challenges in the Study of Early Transcontinental Diplomacy », Past & Present, 242-Supplement_14, 1 novembre 2019, p. 110‑141. 58 Par exemple, la célèbre biographie de Vasco de Gama, considéré fondatrice d’un nouveau « global- turn », et d’autres histoires de vie des personnages globaux, certains qui ont précédé du « global turn » pour citer seulement quelques exemples : Jonathan D. SPENCE, The Question of Hu, Edição: Vintage Books., New York, Vintage, 1989 ; Natalie Zemon DAVIS, Trickster Travels: A Sixteenth-Century Muslim Between Worlds, Edição: First., New York, Hill & Wang, 2007 ; S. SUBRAHMANYAM, Three Ways to Be Alien..., op. cit. Nous pouvons aussi évoquer comme exemple l’Histoire très locale et à la fois connectée d’une compagnie commerciale séfarade de toscane proposée par Trivelatto : Francesca TRIVELLATO, The Familiarity of Strangers – The Sephardic Diaspora, Livorno and Cross–Cultural Trade in the Early Modern Period, Edição: Reprint., New Haven London, Yale University Press, 2012. Pour un bilan historiographique critique et formidable, voir : F. TRIVELLATO, « Is There a Future for Italian Microhistory in the Age of Global History? »..., op. cit. 46 histoires claniques, etc.) sont plus présentes dans les sources écrites et orales. Les personnages de notre Histoire du Kongo sont notamment des gens du pouvoir (rois, chefs, princes) et des groupes aristocratiques dans leur rapport avec les couches et les institutions subalternes, ce qui ne souscrirait pas (d’un point de vue interne au Kongo) à une école micro-Historique faite dans le sens d’E. P. Thompson (« a History from below », sociale et populaire)59. Ainsi, la démarche micro-historique par laquelle nous cherchons des indices, parfois inattendus, du « général » dans le « particulier » s’avère méthodologiquement intéressante pour notre travail sur l’histoire politique du Kongo. Elle nous est aussi utile pour contrebalancer l’approche politique structurelle, développée dans le chapitre premier et pour démontrer, tout au long de la thèse, que la « structure » est en fait constituée d’acteurs et d’enjeux aussi dynamiques qu’imprévisibles. La micro- histoire focalisée sur les acteurs – d’un esclave de l’Église, d’un prince qui voyage en tant qu’ambassadeur de son père, d’un roi, ou d’une kanda – nous aident à poser des questions nouvelles sur les enjeux politiques internes au Kongo pendant la période de la décentralisation. De même, l’histoire des personnages qui circulent dans différents espaces politiques et géographiques est utile pour analyser les connexions entre le Kongo et l’échelle globale.

Même si la micro-Histoire (globale) sera déployée à petites doses tout au long de de travail, et notamment à partir du chapitre II, elle ne deviendra centrale que dans le dernier chapitre. Dans celui-ci, nous nous consacrerons à l’histoire de vie d’un prince kongo ce qui nous permettra de travailler sur la période de 1830 à 1860. Il s’agit en fait d’un exercice micro-historique qui est inséré dans une thèse, qui n’est pas une thèse de micro-histoire.

Nous ne revendiquons pas une pratique micro-historique telle qu’elle a été conçue par l’école italienne ; et encore moins une approche plus sociologique de l’école française. L’exercice biographique, narratif et analytique du dernier chapitre est une tentative de métaphoriser tout un processus de transformations du royaume du Kongo dans ces rapports politiques internes et externes. L’histoire de vie de dom Nicolau

59 Il faut alors poser la même question que Simona Cerutti dans un article récent : « who is below ? » et « ‘Below’ serait-il tout ce qui n’est pas l’élite ? ». Dans le cas d’une réponse affirmative, nos personnages n’appartiennent certainement pas au « below ». Pour un bilan critique intéressant de cette approche historiographique de Thompson, de ses dédoublements et de son rapport à la micro-Histoire, voir : Simona CERUTTI, « Who is below?: E. P. Thompson, historien des sociétés modernes : une relecture », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 70-4, décembre 2015, p. 931‑955. 47 agglutine ainsi les différentes problématiques qui traversent la thèse, y convergent les fils narratifs qui sont énoncés depuis les premiers chapitres.

4. Le Kongo décentralisé : encore une énigme historiographique

Les missionnaires ont été les premiers européens à s’intéresser à l’histoire du royaume du Kongo. Le travail pionnier du père capucin Antonio Cavazzi, datant du milieu du XVIIe siècle, « Istorica Descrizione de tre regni Congo, Matamba et Angola…» a été publié pour la première fois en 1687. Ce texte a été l’objet de multiples traductions et publications au cours des siècles suivants et a constitué une référence essentielle dans la tradition des chroniques savantes et des relations historiques sur le royaume du Kongo. Bien évidemment, l’intérêt des missionnaires était centré sur la question religieuse, sur la compréhension du rôle local du catholicisme et de son histoire au Kongo. Mais, ils ont recelé un autre type d’information60. Souvent, ces ouvrages et relations écrites par des Capucins étaient utilisés par l’ordre et circulaient dans les couloirs de la Propaganda Fide, du Saint Siège et dans les couvents et séminaires en Europe et en Amérique. Les textes des missionnaires avaient pour objet principal l’élargissement des connaissances sur cette société afin de mieux l’évangéliser. Mais on y trouve aussi parfois d’autres intentions savantes au-delà de l’univers ecclésiastique. Ainsi les missionnaires ont été en général les premiers savants à s’interroger sur l’histoire des populations non-européennes, et à écrire des rapports, utilisant souvent divers informateurs locaux (allant des esclaves aux chefs) 61.

Déjà à partir de la moitié du XVIIIe siècle, et surtout au XIXe, nous assistons à un intérêt croissant pour l’histoire du Kongo (à l’instar de nombreuses autres sociétés africaines) non seulement de la part des missionnaires mais aussi de celle des militaires,

60 Sur la réévaluation des textes missionnaires comme source pour la construction de l’histoire de l’Afrique : Catarina MADEIRA SANTOS, « Un Monde excessivement nouveau. Savoirs africains et savoirs missionnaires : fragments, appropriations, et porosités dans l’œuvre de Cavazzi de Montecúcculo », in Castelnau-L’Estoile Charlotte DE, Copete MARIE-LUCIE et Maldavsky ALIOCHA (éd.), Missions d’évangélisation et circulation des savoirs, XVIe-XVIIIe siècle, Casa de Velázquez, 2011, p. 295‑308. 61 Gruzinski discute le contexte de cette quête européenne (avec de savants ecclésiastiques comme pionniers) au XVIe siècle pour intégrer l’histoire des populations dans une compréhension chrétienne d’une histoire universelle, comme conséquence d’une première mondialisation ibérique. Même si l’Afrique est périphérique dans son analyse, Gruzinski souligne l’importance de l’histoire du royaume du Kongo dans cette histoire universelle selon la mentalité ibérique : Serge GRUZINSKI, Les Quatre Parties du monde: Histoire d’une mondialisation, Paris, Points/ La Martinière, 2004. 48 des administrateurs, des officiers et des voyageurs européens. Le Kongo, en raison de son histoire prétendument « européanisée », a beaucoup attiré l’attention des savants de la bibliothèque coloniale naissante (notamment portugaise). Il fallait prouver qu’il s’agissait soit d’un territoire historiquement chrétien grâce aux Portugais, et dans ce cas, qui leur revenait de droit. Pour d’autres, il s’agissait d’un lieu « sauvage » ou « primitif », cependant historiquement apte à une « civilisation » que l’Angleterre ou la France pourrait mener à bien62. Dans le contexte de l’Angola colonial au XIXe et XXe siècles, l’Histoire du Kongo, y compris sa christianisation et son rapport de longue durée avec le Portugal, servirait plus tard à défendre une supposée vocation portugaise à évangéliser les peuples et à faire croître la « civilisation » en Afrique63.

Nous assistons à une nouvelle vague historiographique missionnaire, catholique et protestante, dans les anciens territoires de ce royaume à la fin du XIXe et dans les premières décennies du XXe siècle – en rappelant que celle du XVIIe et XVIIIe siècle a été la première. Parmi les missionnaires historiens du XXe siècle, Cuvelier a été le premier à mener une recherche sur l’origine et la centralisation politique du royaume du Kongo ainsi que sur son histoire au XVIe siècle à partir d’une analyse complète des sources. Même si Cuvelier met évidemment l’accent sur la question de l’évangélisation et sur le personnage d’Afonso I en tant que grand roi chrétien, il consacre tout de même le début de son livre aux origines des institutions royales, traitant ensuite de la « découverte » du Kongo par les Portugais. L’interprétation de Cuvelier de l’origine de ce royaume sera plus tard critiquée et actualisée par Thornton, mais sa contribution a été

62 Ces rapports se traduisaient aussi par une querelle au sujet du passé du Kongo entre les nations européennes qui, voyant la fin de la traite des esclaves comme modèle économique, commencent à envisager un contrôle territorial avec exploitation du travail local pour la production de produits agricoles et l’extraction de matières tropicales. La volonté européenne de domination et d’expansion se traduit aussi par une quête historique de plus en plus importante au cours du XIXe siècle. Le conflit colonial, qui se servait d’une appropriation du passé pour justifier un « droit historique » de certaines nations européennes sur certains territoires africains, se transforme également en querelle « historiographique ». 63 Nous retrouvons cet argument chez de nombreux auteurs portugais du XIXe siècle, par exemple : José Joaquim Lopes de LIMA, Descobrimento e posse do reino do Congo pelos Portuguezes no seculo XV, sua conquista por as nossas armas no seculo XVI, e successos subsequentes até o começo do seculo XVII., Imprensa Nacional, 1845 ; Alexandre Magno de CASTILHO, Os padroes dos descobrimentos portuguezes em Africa; memoria, Typogr. da Acad., 1869 ; Manuel Francisco de BARROS et Santarém (Visconde) SOUSA, Demonstração dos direitos que tem a coroa de Portugal sobre os territorios situados na costa occidental d’Africa: entre o 5° grau e 12 minutos e o 8° de latitude meridional e por conseguinte aos territorios de Molembo, Cabinda e Ambriz, Imprensa Nacional, 1855 ; Alfredo de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem), Lisboa : F.A. da Silva, 1880, p. 1‑20 ; A. BRASIO, D. António Barroso..., op. cit. Du coté anglais, nous avons, parmi d’autres : John H WEEKS, Among the Primitive Bakongo, Creative Media Partners, LLC, 2019. 49 quand même considérable, en introduisant dom Afonso dans une histoire politique locale et non comme simple conséquence de l’« expansion portugaise »64.

Contemporain de Cuvelier et de Jadin, le travail historique et anthropologique du père Joseph Van Wing relève d’une grande importance, avec ses « études bakongos », publiées en deux volumes en 1921 et 193865. Ce travail a été pionnier dans l’usage d’un grand nombre des traditions orales croisées avec des sources, des collections et des documents historiques disponibles (comme celle de Paiva Manso66) pour une analyse politique et historique du Kongo67. L’un des éléments les plus intéressants chez Van Wing est le fait qu’il dévoile l’histoire des clans et des titres politiques, issue d’une recherche des traditions auprès des chefs établis dans les anciennes provinces de Mbata et Mpangu (sous régime colonial belge). Nous suivrons certaines des pistes proposées par cet auteur par rapport à l’histoire de certaines makanda et de leur rôle politique interne comme clef d’analyse.

En ce sens, Balandier a aussi été l’un des pionniers à travailler sur l’histoire du royaume du Kongo dans le cadre du nouveau paradigme d’une anthropologie politique et historique (discuté plus haut). Dans son histoire du Kongo des XVIe et XVIIe siècles, il analysa l’arrivée des Portugais et le rôle de dom Afonso I à la lumière de la centralisation du Kongo. Balandier offre ainsi une perspective moins religieuse et plus politique sur ces faits. Il analysa l’adoption du catholicisme en tant que stratégie politique de « modernisations » de dom Afonso I. Malgré les idées novatrices et très intéressantes du travail de Balandier en termes méthodologique et théorique, l’auteur a laissé de côté un grand nombre de sources et n’a pas non plus réalisé un travail d’archives conséquent. Il contribua néanmoins de façon importante et novatrice à la restitution d’une historicité au Kongo, à un moment où l’anthropologie était plutôt intéressée à appliquer des formules structurelles anhistoriques pour expliquer les sociétés non-européenne. Il s’est aussi démarqué des historiens catholiques, en présentant l’appropriation du catholicisme au Kongo comme un fait politique – ligne qui sera développée dans cette thèse.

64 Jean CUVELIER, L’Ancian Royaume de Kongo, Bruges, Desclée de Brouwer, 1946, p. 253‑283. 65 Joseph van WING, Etudes Bakongo: histoire et sociologie, Bruxelles, Académie royale des sciences d’outre-mer, 1921 ; J. V. WING, Études Bakongo: Religion et magie. II, Bruxelles, Académie royale des sciences d’outre-mer, 1938. 66 Levy Maria JORDÃO, Historia do Congo: obra posthuma do Visconde de Paiva Manso, socio effectivo da Academia real das sciencias de Lisboa. Pub. pela mesma academia. (Documentos), Typ. da Academia, 1877. 67 Van Wing présente un travail ethnographique et historique plus accompli que ses compatriotes, ces derniers plus étant plus limités à une histoire religieuse. Il influença ainsi le développement d’une anthropologie française et belge plus politique et historique sur le Kongo. 50

Malheureusement, Balandier n’a pas pu donner suite à ces recherches sur l’ancien royaume du Kongo, car il s’est tourné vers des thématiques plutôt contemporanéistes.

Simultanément au livre de Balandier, se trouve le travail de Jan Vansina : l’une des premières contributions concernant le Kongo décentralisé. Dans un chapitre de Les Anciens Royaumes de la Savane, il consacre quelques pages à la période des transformations générées par la traite des esclaves, en décrivant le cadre général du processus de fragmentation politique au Kongo. À ce sujet en défendant le fait que la transition provoquée par la croissance de la traite, c’est-à-dire, la fragmentation puis la réorganisation politique – n’était pas un « simple effondrement », mais une période d’ « extraordinaires mutations » de la structure politique. De manière très schématique mais assez exacte, il nous donne quelques traits principaux de ce système politique décentralisé dans ses spécificités (mettant parfois malheureusement dans le même « sac » Kongo, Ngoyo et Loango) 68. Ce petit chapitre a ouvert la voie aux travaux postérieurs de Herlin sur cette période, et à notre thèse, en posant une première grille d’analyse sur la période décentralisée. Vansina articule déjà certaines pistes que nous suivrons ici : celles d’un rôle (paradoxal) de la traite, qui a à la fois fragmenté et rendu possible la réorganisation et la stabilisation du système politique décentralisé. Nous apporterons des détails sur ce processus au cours de cette thèse.

Suivant le chemin tracé par Balandier et Vansina, W. G. L. Randles a soutenu une thèse importante, entièrement dédiée à l’histoire du Kongo69. L’une des pistes les plus importantes lancées par Randles, en ce qui concerne notre analyse, est le fait qu’il met en évidence la question des objets européens, devenus insignes de pouvoir africains, dans les mains des rois et chefs. Nous suivons et développons ces pistes en analysant de façon plus approfondie la place de ces objets dans l’organisation politique décentralisée. À cet effet, nous présenterons le concept d’objets politiques en tant que catégorie analytique70.

68 J. VANSINA, Kingdoms of the Savanna..., op. cit. 69 Ce travail a été pionnier dans le dévoilement de certains aspects de l’organisation politique et sociale kongo et de ses transformations sur le long terme. Il s’agit en effet d’un effort chronologique de grande ampleur, traitant du royaume de ses origines jusqu’au XIXe siècle. En analysant un riche corpus missionnaire, ce livre devint un repère incontournable pour les recherches postérieures. Le travail de Randles est cependant limité en termes du choix des archives. En effet, l’auteur n’utilise que des sources européennes imprimées (presque entièrement missionnaires), et ne réalise ni un travail de terrain ni d’exploration d’archives primaires. De plus, cette recherche nous semble trop panoramique par rapport à la chronologie, car dans un seul livre (de moins de 260 pages), l’auteur traite du Kongo de son origine jusqu’à la fin du XIXe siècle, ne consacrant, par exemple, qu’une vingtaine de pages à la vaste période de 1649 à 1900. 70 Travail soutenu dans la VIe section de l’EPHE (future EHESS) W. G. L. RANDLES, L’ancien royaume du Congo des origines à la fin du XIXe siècle, Hague, Mouton et co, 1968. 51

Deux thèses importantes, portant sur le Kongo des XVIIIe et XIXe siècles, ont été soutenues dans les années 1970 par Suzan Herlin (Broahead) et Françoise Latour da Veiga Pinto. Leurs travaux éclairent cette période et réfutent la thèse simpliste du déclin absolu du Kongo.

L’étude de Herlin, intitulée « Trade and Politics on the Kongo coast. 1790-1890 » est la plus ancienne. Nous débattrons avec elle au cours de la thèse, car Herlin a analysé bien avant nous la période décentralisée. Comme le titre l’indique, son approche s’est majoritairement concentrée sur l’articulation entre le commerce de longue distance (trade) et les transformations politiques. Ce qui n’est pas surprenant. Dans les années 1970, les recherches pionnières sur les conséquences du commerce de longue distance sur les structures politiques africaines étaient en vogue. Ceci sous l’influence de P. Curtin et de K. Polanyi et de Phillis Martin (spécialiste de l’histoire du Loango) qui pratiquaient l’histoire économique appliquée à la traite négrière.

La thèse de Herlin est un travail assez complet pour ce qui concerne la politique internationale, c’est-à-dire les conséquences de la concurrence commerciale et coloniale entre empires européens pour le Kongo. Elle a identifié le rôle des enjeux internationaux dans les transformations politiques qui ont amené le Kongo à une configuration décentralisé, puis à une progressive tutelle portugaise. Faute de recherches approfondies dans les archives angolaises et italiennes, Herlin se consacre notamment à explorer les archives commerciales et diplomatiques des négriers (notamment les fonds de la marine des archives nationales anglaises et françaises). Sur le plan archivistique, notre travail est ainsi complémentaire de celui de Herlin, puisque nous ne nous consacrons pas davantage aux mêmes fonds (notamment anglais), mais aux archives portugaises, angolaises, italiennes et brésiliennes. Aussi, le dialogue avec la thèse de Herlin nous permet l’adoption d’un regard multicentrique et global des querelles diplomatiques et impériales autour du Kongo.

Nonobstant, dans le cas de la thèse de Herlin, il ne s’agit pas véritablement d’un travail d’histoire politique du Kongo, mais d’une perspective plus économique sur la « côte kongo », dans laquelle Herlin inclut aussi le Loango, Ngoyo, Cabinda et Malemba. Ayant écrit avant les années 1980 (avant Thornton et Hilton), Herlin navigue à vue quand il s’agit d’une vision plus approfondie sur le fonctionnement du système politique, sur les rapports de force internes et sur les acteurs qui se disputaient le pouvoir, par exemple. Sa thèse principale consiste à dire que la croissance de la traite des esclaves a été le premier 52 facteur de la fragmentation. Tombant dans le même piège que Vansina, l’auteure interprète les transformations politiques assez particulières de toute cette côte (de Loango à l’Ambriz) comme un seul phénomène de fragmentation politique, intitulé le « Kongo- syndrome ». Appréhendés plus en détail, chacun des royaumes, marquisats ou provinces du Kongo intégrés dans la traite (Soyo, Mbamba, Mossul, Ndembu, entre autres) possède une histoire particulière et un rapport spécifique et non standardisé avec le pouvoir. Cette généralisation est encore moins pertinente si on l’applique aux royautés du nord du Kongo : Loango, Ngoyo et Kakongo (nous le verrons au long de cette thèse).

Dans un article publié quelques années plus tard, Herlin se consacre moins aux enjeux de la côte et plus à l’organisation et aux processus politiques internes du Kongo. Cette fois, sous l’influence importante de l’ethnographie politique de MacGaffey, elle discute brièvement (à partir aussi de l’analyse des principales sources du XVIIIe siècle) le rôle du roi, des titres politiques, du catholicisme et de la sacralité du pouvoir royal. L’historienne brosse un cadre assez clair, bien qu’abrégé (étant donné le format d’article), de l’organisation politique interne mettant l’accent sur le rôle symbolique du roi, en connexion avec le catholicisme, le culte des morts, etc.

Dans notre thèse, nous approfondirons certains aspects que Herlin présente comme des piliers de l’ordre politique kongo. Cependant, nous sommes moins d’accord avec ses propositions, très influencées par l’ethnographie de MacGaffey, qui vont dans le sens de caractériser le roi en tant qu’ « homme-fétiche » ou « vivant », c’est dire, un épouvantail vide de pouvoir matériel, rempli de projections cosmologiques par ses sujets.

À partir des années 1980, deux chercheurs nord-américains, John Thornton et Wyatt MacGaffey, ont énormément contribué au débat historiographique et anthropologique sur le Kongo. Respectivement historien et anthropologue – leurs œuvres monumentales sont difficiles à rattacher à telle ou telle école théorique. Leurs recherches sur le Kongo constituent en elles-mêmes des « écoles » à part entière. L’envergure théorico-méthodologique et la grande érudition de leur travail – Thornton par rapport aux archives historiques et MacGaffey par rapport au terrain – font que l’ensemble de leurs contributions est difficile à suivre et à synthétiser. Il faut cependant situer certains arguments qui concernent directement les problématiques développées dans notre thèse. 53

Commençons par un bref commentaire sur l’œuvre de MacGaffey, suivi d’un commentaire plus long concernant le travail de notre interlocuteur principal : Thornton.

L’une des contributions les plus importantes de MacGaffey à l’historiographie sur l’ancien royaume concerne le plan religieux. Ainsi, il convient de rappeler brièvement l’influence de l’auteur sur le développement de l’historiographie sur le Kongo71, notamment en ce qui concerne la cosmologie en tant qu’outil d’interprétation historique. À cet effet, il faut comprendre que MacGaffey applique une méthodologie d’influence (néo)structuraliste qui, tout en se consacrant à la structure (parentale ou cosmologique) comme modèle d’explication de la société, travaille aussi avec une approche dynamique. En d’autres termes, il utilise la structure (parentale, cosmologique et mythique) comme clef d’interprétation, mais il considère en même temps la dynamique et la transformation comme facteurs constitutifs, et non en tant qu’anomalies. À partir du dialogue entre les travaux de cet anthropologue (et aussi de ceux de Janzen), un modèle de compréhension de la mentalité religieuse bakongo – une « cosmologie » – se constitua72. Notamment chez MacGaffey, ce schéma structurel synthétiserait la vision du monde des Bakongo et représenterait la vie religieuse, politique et sociale de ce peuple.

Quelques-uns de ces modèles furent empruntés par des historiens (de l’art et autres) pour mener une interprétation du passé précolonial du royaume du Kongo, ou de sa production « artistique » ou matérielle. Cette influence était aussi due à un intermédiaire : Fu-Kiau kia Bunseki, un philosophe kongo basé aux États-Unis qui avait collaboré avec des ethnographes des États-Unis, et qui diffusa ses cours et ses livres de philosophie kongo, influençant des ethnologues et des historiens de l’art. Bunseki matérialisa la « cosmologie » kongo dans une carte, qu’il appela le « cosmograme »73. Fu-Kiau était un chercheur non-académique qui n’a pas produit ses savoirs dans les

71 À partir des années 1970, les anthropologues John Janzen et Wyatt MacGaffey, entre autres, développèrent un travail décisif sur les Kongos de la région septentrionale de l’ancien royaume, actuel RDC du sud. À la différence de la tradition ethnologique missionnaire, ils se consacrèrent à l’étude approfondie des pratiques sociales, politiques et religieuses des Bakongo contemporains. C’est le cas des mouvements prophétiques et des pratiques médicinales locales. 72 John M. JANZEN et Wyatt MACGAFFEY, An Anthology of Kongo Religion: Primary Texts From Lower Zaire, 1st Edition edition., University of Kansas, 1974 ; Wyatt MACGAFFEY, « Cultural Roots of Kongo Prophetism », History of Religions, 17-2, 1977, p. 177‑193 ; Wyatt MACGAFFEY, « The Religious Commissions of the Bakongo », Man, 5-1, 1970, p. 27‑38 ; John M. JANZEN, Lemba, 1650-1930: A Drum of Affliction in Africa and the New World, Garland Pub., 1982, p. 20‑25 et 187‑188. 7373 Ce diagramme exprimerait la « vision de monde » bakongo d’un univers divisé entre le monde des vivants et celui des morts, comme deux montagnes opposées mais unies par la base (limite qui serait assurée par une grande quantité d’eau, de rivières ou par la mer). Le soleil circulerait sur ces deux mondes, faisant alterner le jour et la nuit dans ces deux plans interconnectés. 54 moules des sciences sociales instituées au Congo ou aux États-Unis. Il était surtout le diffuseur d’un modèle de culture bakongo auprès d’intellectuels et d’artistes (notamment afro-américains)74 ; ses sources et sa méthode restent assez énigmatiques au regard des normes scientifiques. Cependant, le « cocktail » entre la cosmologie de MacGaffey (établie depuis 1970 mais consolidée par son livre de 198675) et le diagramme de Fu-Kiau a été très utilisé et influença de nombreux travaux académiques.

En ce sens, Anne Hilton a été responsable du premier travail ayant appliqué le schéma cosmologique de MacGaffey, Janzen et Fu-Kiau à une interprétation historique des périodes les plus reculées. La cosmologie y est utilisée comme une clef de lecture trans-temporelle pour dévoiler une « pensée kongo », mise sous silence par les archives européennes. Nous reconnaissons l’importance de cette contribution, notamment par l’utilisation de donnés ethnologiques plus contemporaines, pour aider à combler le déséquilibre des sources et leurs nombreuses lacunes. Le choix de mobiliser des ethnographies contemporaines, n’a pas empêché Hilton de réaliser un travail historique plus classique. Elle étudia ainsi un très grand nombre d’archives, publiées et primaires, et dévoila des éléments importants de l’organisation politique du royaume et de ses transformations. Même si elle donne une place un peu démesurée à la cosmologie comme modèle explicatif, son livre offre une analyse historique intéressante et très fine sur les processus de transformation politique et culturelle, dans son court chapitre portant sur la période décentralisée76.

Cette démarche historico-cosmologique très spéculative a été suivie par beaucoup d’autres chercheurs, historiens (et notamment des historiens de l’art) ayant étudié l’art et la religion kongo en Afrique et dans la diaspora américaine77. L’un des usages les plus « libres » et post-modernes de cette méthode est le travail de Robert Farris Thompson, dans son analyse de ce qu’il appelle « l’art et la philosophie afro-américaine » (Afro- American Art and Philosophy)78. Même si nous avons des réserves quant à cette

74 Wyatt MACGAFFEY, « Constructing a Kongo Identity: Scholarship and Mythopoesis », Comparative Studies in Society and History, 58-1, janvier 2016, p. 159‑180. 75 W. MACGAFFEY, « Cultural Roots of Kongo Prophetism »..., op. cit. ; W. MACGAFFEY, « The Religious Commissions of the Bakongo »..., op. cit. ; J.M. JANZEN et W. MACGAFFEY, An Anthology of Kongo Religion..., op. cit. ; W. MACGAFFEY, Religion and Society in Central Africa: The Bakongo of Lower Zaire, University of Chicago Press, 1986. 76 A. HILTON, The kingdom of Kongo…op. cit. 77 Susan COOKSEY, Robin POYNOR et Hein VANHEE, Kongo across the Waters., Gainesville, Univ. Press of Florida, 2013. W. MACGAFFEY, « Constructing a Kongo Identity »..., op. cit., p. 175. 78A cet effet, nous soulignons l’ouvrage de Thompson Robert Farris THOMPSON, Flash of the Spirit: African & Afro-American Art & Philosophy, 1st Vintage Books ed edition., New York, Vintage, 1984. 55 méthodologie, qui part de caractères cosmologiques pour analyser l’histoire du Kongo, nous reconnaissons l’audace de cette démarche79. Cependant, elle a eu comme résultat d’écarter l’historiographie sur le Kongo de la compréhension de l’histoire interne du royaume, des rapports de pouvoir politiques et économiques, et de son rôle global, lacune que nous essayons de combler partiellement.

Thornton représente une exception par rapport à cette tendance culturaliste d’inspiration structurelle. Il publia sa thèse, intitulée « The Kingdom of Kongo » en 1983, apportant des innovations décisives à l’historiographie sur le Kongo. Son travail traite de la période des guerres civiles et de la transition vers le régime décentralisé. Premièrement, élément primordial pour notre propos, il se penche sur l’organisation sociale, économique et politique du Kongo au XVIIe siècle. Il s’intéresse surtout aux dimensions matérielles et économiques, c’est-à-dire aux relations de production, aux liens entre l’aristocratie et les paysans producteurs ; aux interactions entre les rapports productifs et l’ordre politique ; etc. Par ailleurs, sur la base d’un travail d’archives conséquent, Thornton est le premier à se consacrer de manière plus approfondie à une période plus courte, et non à une « histoire générale » comme ç’a été le cas auparavant. Ce genre d’analyse plus pointue faisait défaut pour le Kongo du XVIIe siècle depuis le développement de l’école historique africaniste d’inspiration marxiste des années 1960 et 1970, qui a d’ailleurs influencé Thornton. L’auteur définit cette période de 1648 à 1718 comme « civil war and transition », pour désigner des temps très turbulents du point de vue politique et d’intenses transformations internes. Le processus est analysé sur un socle empirique très

79 Fait ironique : MacGaffey lui-même critiqua durement cette école dans un article récent dans l’usage de son schéma cosmologique (et surtout celui de Fu-Kiau). D’abord, il contredit la démarche de Fu-Kiau, qui établit une architecture cosmologique supposément spécifique au Kongo, mais en vérité si générique et répandue qu’elle pourrait être appliquée à de nombreuses cultures africaines, voire ailleurs. En outre, MacGaffey note que Fu-Kiau fait de ce schéma générique un « ADN » culturel des Kongos d’Afrique et des diasporas : « The effort to use Fu-Kiau’s diagram as a kind of DNA for things Kongo fails because the same cosmology of divided worlds is found in the forest zones of West Africa as well as in Central Africa ». Ensuite, MacGaffey réfute durement des démarches comme celle de Farris-Thompson, dénonçant une interprétation romanesque et invraisemblable du point de vue historique et ethnographique : « The efforts of R. F. Thompson, professor of art history at Yale, and A. Fu-kiau, himself Kongolese, have done much to popularize a “Kongo” characterized more by its romantic appeal than by historical or ethnographic verisimilitude. ». Enfin, il condamne l’exercice cosmo-historique de Hilton, celui qui fut établit en dialogue avec son propre travail : « Her reckless mash-up of Kongo ritual and belief has been uncritically followed by too many scholars. ». ; Thornton avait aussi présenté une critique à cette approche : John K. THORNTON, « Religion and Cultural Life in the Kongo and Mbundu Areas, 1500– 1800 », in Linda M. HEYWOOD (éd.), Central Africans and Cultural Transformations in the American Diaspora, Cambridge University Press, 2002, p. 71‑90. 56 solide, lui permettant de dévoiler les acteurs, les factions politiques et leur rôle dans ces transitions80.

Avant son premier livre, Thornton avait participé, en compagnie de Terray, Wilks, Izard, Law, etc. d’un numéro, aujourd’hui classique, des Cahiers d’Études Africaines sur les formations politiques précoloniales en Afrique. Il y publie un article ouvrant des débats sur les rapports de production au royaume du Kongo précolonial par la voie d’une analyse assez matérialiste et très politique, en convergence et dialoguant avec la génération pionnière81.

Après l’approche matérialiste et politique de ses premiers travaux (dans la lignée des traditions anglaises et françaises déjà citées), Thornton s’intéressa, dans les décennies suivantes, aux débats culturels en éruption dans son pays. Un sujet en particulier, qui est également de l’intérêt de cette thèse, est celui du catholicisme au Kongo, sur lequel il a publié plusieurs travaux au fil de sa carrière, avec différentes approches82. Il comprend ce « christianisme » comme un élément propre au Kongo, contestant durement la thèse, adoptée par bon nombre de ses prédécesseurs (comme Balandier et Randles) sur le catholicisme comme le produit d’une acculturation ou d’une domination (proto)coloniale. Cela constitue une grande contribution qui a ouvert la voie à des analyses plus élaborées sur le catholicisme dans les travaux d’autres chercheurs (comme Marina de Mello e Souza et C. Fromont), et à notre approche plus politique de ce sujet. Cependant, il nous semble que Thornton hypertrophie parfois le rôle du catholicisme, le définissant comme une « religion d’État », exportant, de ce fait, au Kongo le modèle des royautés chrétiennes d’Europe. Thornton n’hésite pas à déclarer que le Kongo après sa « conversion » serait devenu un « christian country » ni à présenter l’ensemble diffus des pratiques politiques

80 John K. THORNTON, The Kingdom of Kongo: Civil War and Transition, 1641-1718, Madison, University of Wisconsin Press, 1983. 81 J. THORNTON, « The Kingdom of Kongo, ca. 1390-1678. The Development of an African Social Formation »..., op. cit. 82 John K THORNTON, « The Development of an African in the Kingdom of Kongo, 1491-1750 », The Journal of African History, 25-2, 1984, p. 147‑167 ; John K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony: Dona Beatriz Kimpa Vita and the Antonian Movement, 1684-1706, Cambridge University Press, 1998 ; J.K. THORNTON, « Religion and Cultural Life in the Kongo and Mbundu Areas, 1500–1800 »..., op. cit. ; John K. THORNTON, « Afro-Christian syncretism in the Kingdom of Kongo », The Journal of African History, 54-1, mars 2013, p. 53‑77 ; John K. THORNTON, « The Kingdom of Kongo and the Counter Reformation », Social Sciences and Missions, 26-1, 1 janvier 2013, p. 40‑58 ; John K THORNTON, « The Kingdom of Kongo and Palo Mayombe: Reflections on an African-American Religion », Slavery & Abolition, 37-1, 2 janvier 2016, p. 1‑22. 57 et rituelles du catholicisme au Kongo comme si elles étaient institutionnalisées dans une « Kongo Catholic Church » 83. Parallèlement, il a développé, avec Heywood, l’idée audacieuse selon laquelle le caractère catholique serait l’un des traits d’une « créolisation » des Mussi-Kongo, qui seraient devenus les premiers « créoles atlantiques, même en dehors l’espace colonial américain »84. Par ailleurs, il attenue ces affirmations plus tard après son dialogue avec l’interprétation culturellement plus élaborée du catholicisme proposé par Fromont. A cette étape de son parcours intellectuel, Thornton dévoile la riche et énigmatique relation du catholicisme avec les croyances locales, nous présentant un cadre dynamique de ce qu’il appela « syncrétisme afro-chrétien » : définition qui nous parait très exacte et utile pour ce complexe cadre religieux kongo85.

Bien que catégorisant parfois de manière un peu rapide ces phénomènes culturels, politiques et religieux complexes de l’incorporation du catholicisme, son analyse n’a rien de simplificatrice. En tant que grand connaisseur de l’histoire politique et religieuse du Kongo (et de ses archives), il admet et démontre dans de nombreux travaux la place complexe de ce catholicisme dans ses enjeux politiques.

Dans les travaux sur le Kongo, beaucoup d’encre a coulé sur ces sujets importants. Nous souhaitons contribuer aux débats sur la place du catholicisme au Kongo, et sur l’incorporation d’éléments culturels et matériels européens. Nous offrirons une compréhension plus politique et placerons ces phénomènes aux XVIIIe et XIXe siècles. Malgré l’importance religieuse ou rituelle très évidente d’éléments du catholicisme syncrétisés et africanisés au Kongo aux XVIIIe et XIXe siècles, notre approche du catholicisme sera ici plutôt politique, c’est-à-dire portant sur le rôle de ces éléments catholiques dans les enjeux de pouvoir86. Il faut préciser que cette séparation artificielle

83 J.K. THORNTON, « The Development of an African Catholic Church in the Kingdom of Kongo, 1491- 1750 »..., op. cit., p. 149 et 164. J.K. THORNTON, « The Kingdom of Kongo and Palo Mayombe »..., op. cit., p. 3. 84 Linda M. HEYWOOD et John K. THORNTON, Central Africans, Atlantic Creoles, and the Foundation of the Americas, 1585-1660, New York, Cambridge University Press, 2007. 85 « …dans Determining whether or not Afonso’s project of harmonizing cosmologies, or working in the ‘space of correlation’, represents a real break with the past or whether it is Christian enough to qualify Kongo as a Christian country is ultimately a sectarian issue. » J.K. THORNTON, « Afro-Christian syncretism in the Kingdom of Kongo »..., op. cit., p. 77. 86Le rapport intrinsèque entre catholicisme et pouvoir au royaume du Kongo dont nous cherchons approfondir a été objet, par une voie plus culturelle, du livre de Cécile Fromont C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., aussi bien que des nombreux travaux de Marina de Mello e Souza : Marina de Mello e SOUZA, « Catolização e poder no tempo do tráfico: o reino do Congo da conversão coroada ao movimento antoniano, séculos XV-XVIII », Tempo, 3-6, 1998, p. 95‑118 ; Marina de Mello SOUZA, « Catolicismo e poder no Congo: o papel dos intermediários nativos, séculos XVI a XVIII », Anos 90 58 entre culturel/religieux/politique ne relève que d’une opération analytique. L’objectif de cette thèse ne consiste pas à proposer une théorie sur les significations politiques du catholicisme au Kongo. Nous proposons, notamment dans le deuxième chapitre, d’appréhender ce catholicisme comme un engrenage idéologique et matériel absolument central pour le développement de l’ordre politique décentralisé, sans le restreindre à ce rôle87.

Thornton s’est rapproché de la perspective d’une Histoire globale dans certains essais où il analyse les conséquences politiques88, économiques et démographiques de la traite des esclaves des XVIIe et XVIIIe siècle au Kongo et dans d’autres sociétés africaines de la côte89. Dans d’autres travaux, comme « Precolonial African Industry and the Atlantic Trade, 1500-1800 », Thornton adopte une approche globale (à la fois connectée et comparée), en remettant en cause les interprétations établies sur la question de la « productivité » économique des sociétés africaines précoloniales et de ses rapports commerciaux à l’Europe90. La publication de ce travail polémique a été suivie d’un fort débat. Plusieurs réponses (d’historiens, anthropologues et économistes) ont été publiées91,

(UFRGS. Impresso), 21, 2014, p. 51‑63 ; Marina de Mello e SOUZA, Além do visível. Poder, Catolicismo e Comércio no Congo e em Angola, Edição: 1a., São Paulo, EDUSP, 2018. 87 Malgré la centralité qu’il gagne dans l’œuvre de Thornton, le catholicisme n’est qu’un sujet au sein d’une multiplicité d’autres thèmes auxquels ses recherches se consacrent. Il s’engage dans des débats très fructueux sur les origines du royaume du Kongo, sur des thématiques très diverses touchant à la démographie, à l’économie, aux questions militaires et culturelles, tout comme dans le débat sur l’esclavage africain, entres autres, Thornton travailla également sur des projets portant sur d’autres sociétés de l’Angola ou sur des histoires africanistes plus amples. L’Historien se consacre à plusieurs sujets assez inconnus et complexes sur le Kongo, allant même jusqu’à la production d’essais d’analyses quantitatives. Son travail porta aussi sur des contextes atlantiques et sur les lieux de diaspora des kongos (États-Unis, Cuba, Brésil, etc.). On trouve des travaux plus académiques et théoriques, tandis que d’autres sont plus panoramiques et que certains sont des ouvrages de diffusion plus large. John K. THORNTON, « Demography and History in the Kingdom of Kongo, 1550–1750 », The Journal of African History, 18-4, octobre 1977, p. 507‑530 ; John THORNTON, « A Resurrection for the Jaga. », Cahiers d’Études africaines, 18-69, 1978, p. 223‑227 ; John K. THORNTON, « A Note on the Archives of the Propaganda Fide and Capuchin Archives », History in Africa, 6, ed 1979, p. 341‑344 ; Ibid. ; J. THORNTON, « The Kingdom of Kongo, ca. 1390-1678. The Development of an African Social Formation »..., op. cit. 88 John THORNTON et Andrea MOSTERMAN, « A re-interpretation of the Kongo–Portuguese war of 1622 according to new documentary evidence », The Journal of African History, 51-2, juillet 2010, p. 235‑248.

89 J.K. THORNTON, « Demography and History in the Kingdom of Kongo, 1550–1750 »..., op. cit. ; John K. THORNTON, « Sexual Demography: The Impact of the Slave Trade on Family », in Claire C. ROBERTSON et Martin A. KLEIN (éd.), Women and , Heinemann, 1983, p. ; Linda HEYWOOD et John THORNTON, « African Fiscal Systems as Sources for Demographic History: The Case of Central Angola, 1799-1920 », The Journal of African History, 29-2, 1988, p. 213‑228. 90 John K. THORNTON, « Precolonial African Industry and the Atlantic Trade, 1500-1800 », African Economic History, 19, 1990, p. 1‑19. 91 E. Ann MCDOUGALL, « Production in Precolonial Africa », African Economic History, 19, 1990, p. 37‑43 ; J. S. HOGENDORN et H. A. GEMERY, « Assessing Productivity in Precolonial African 59

étant suivies de répliques de Thornton92. Malheureusement, ces interprétations et débats globaux très riches se sont focalisés sur des questions macro-économiques, laissant une fois de plus de côté le facteur politique. Dans cette thèse, nous tâchons de donnée de l’importance à la question du rôle des marchandises issues de la traite pour l’ordre politique kongo et toute son aristocratie. Notre thèse contribuera à ce débat, étudiant d’abord une période de forte traite (chapitres IV-VI) puis une période de progressive « interdiction » de la traite (chapitres VII et VIII), accompagnant de près les transformations et conséquences de ces processus. Il s’agit de restituer le rapport du commerce – qui dans certaines interprétations économicistes gagne un caractère presque autonome – avec l’ordre politique.

On retrouve aussi chez Thornton un exemple très intéressant d’Histoire politique connectée dans un article dans lequel il analyse (avec Mosterman) le rôle actif du Kongo dans le processus d’occupation hollandaise de Luanda (1641-1648) l’encadrant dans un contexte des guerres territoriales entre Kongo (et d’autres potentats) contre le Portugal au début XVIIe siècle. Dans ce travail, il articule – à partir des trouvailles alors inédites des archives néerlandais – les enjeux centre-ouest-africains, les compétitions impériales et commerciales entre Portugais et Hollandais93 ; démarche qui nous a influencé considérablement pour notre analyse de la période plus tardive.

Dans un livre à paraître cette année (2020) sur l’histoire générale de l’Afrique centre-occidentale, Thornton se consacre de façon panoramique à l’histoire du Kongo décentralisé jusqu’en 1850. Il s’agit d’une nouvelle contribution importante qui encourage d’autres recherches sur cette période inconnue. Dans ce travail, Thornton n’aborde pas tellement l’histoire globale du Kongo, mais il propose en revanche une histoire régionale de l’Afrique centre-occidentale94. L’une des contributions les plus riches de ce travail réside dans la possibilité de comprendre ce qu’il se passait de façon

Agriculture and Industry 1500-1800 », African Economic History, 19, 1990, p. 31‑35 ; Patrick MANNING, « The Warp and Woof of Precolonial African Industry », African Economic History, 19, 1990, p. 25‑31. 92 John THORNTON, « The Historian and the Precolonial African Economy: John Thornton Responds », African Economic History, 19, 1990, p. 45‑54. 93 J. THORNTON et A. MOSTERMAN, « A re-interpretation of the Kongo–Portuguese war of 1622 according to new documentary evidence »..., op. cit. 94 J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit. Il faut préciser qu’une version encore non publiée de ce livre nous est arrivée très récemment (grâce à la générosité de l’auteur), après que les chapitres de cette thèse étaient déjà rédigés. Ainsi, nous n’avons pas pu dialoguer avec cet ouvrage dans sa totalité avec toute l’attention qu’elle méritait. Cependant, nous avons pu débattre et intégrer ponctuellement, dans la troisième partie de notre thèse (sur le XIXe siècle), quelques interprétations présentes dans les sous-chapitres de Thornton sur le Kongo. 60 panoramique au niveau régional, c’est-à-dire le rapport du Kongo avec d’autres royautés plus lointaines à l’est et au sud comme le Ndongo, le Lunda etc. Ce regard régional plus attentif à l’est et au sud-est constitue une lacune de notre thèse, qui a privilégié les relations du Kongo avec les voisins du nord (Kakongo, Ngoyo, autorités de Cabinda) et avec certaines chefferies ndembu au sud.

Un dernier travail de Thornton qu’il convient également de mentionner ici, est son livre sur la célèbre prophétesse Beatriz Kimpa Vita. Cette recherche nous provoque et nous ouvre la voie pour notre dernier chapitre portant sur dom Nicolau, notamment à cause de sa façon d’utiliser la micro-Histoire. Thornton réussit à bâtir une histoire politique du Kongo à partir d’un personnage. C’est le personnage qui permet à l’historien de révéler d’autres acteurs, clans, conflits et régions du Kongo, pendant une période de grandes tensions et conflits. Les guerres civiles mortifères et la constitution d’accords entre certaines factions, qui ont permis la réunification, traversent l’histoire où Kimpa Vita est le personnage central et fascinant. Thornton présente à la fois une micro-Histoire très réussie et une histoire du tournant turbulent vers le XVIIIe siècle95. Kimpa Vita est un personnage de notre thèse, bien que passager, figurant dans le débat sur le rapport entre le catholicisme et la légitimation de l’usage aristocratique de la violence. Nous présenterons également quelques interprétations différentes de celles de Thornton par rapport au rôle politique et idéologique de ce personnage dans le processus de réunification et dans le contexte de constitution du système décentralisé.

5. Plan de la thèse

Comme premier acte de cet exercice historique, dans le chapitre I, nous présentons un panorama du fonctionnement de l’ordre social et politique au Kongo aux XVIIIe et XIXe siècles. Par le biais d’une interprétation de données fragmentaires issues de l’analyse croisée de sources historiques, nous cherchons à éclairer l’organisation politique du royaume du Kongo au XVIIIe et XIXe siècles.

95 L’abordage excessivement évènementiel et narratif peut être souligné comme un obstacle d’une micro- Histoire plus analytique, de qui s’explique par le caractère éditorial grand-publique du livre, qui est devenu à juste titre un best-seller aux Etats-Unis. J.K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit. 61

Nous tâcherons de comprendre la base de l’organisation politique kongo, à savoir des makanda, et ensuite le rôle des manis – chefs politiques couronnés (mpu mfumu) – qui siégeaient dans des mbanza à différentes échelles : les mani de sous-provinces, les manis de provinces et le mani Kongo (roi). La contraposition entre la sphère politique des manis et celle du village et des chefs aînés (nkuluntu) sera étudiée. Bien que difficile à saisir, le rapport de coercition entre les manis et les chefs des villages sera discuté, notamment pour ce qui concerne les différences entre ces deux instances politiques. Ensuite, l’analyse de la nature juridique du pouvoir des manis et de son importance pour la cohésion des réseaux politico-judiciaires-économiques qui constituaient le royaume du Kongo visera à compléter ce cadre complexe. Une thématique centrale qui traversera toute la thèse sera introduite par ce chapitre, à savoir, l’organisation interne du commerce esclavagiste au Kongo, les diasporas et caravanes commerçantes (des Vilis et d’autres groupes). Nous mettrons ainsi en exergue le rôle de l’activité esclavagiste comme l’un des fondements du pouvoir politique des manis à cette période et de son intersection avec le pouvoir juridique punitif des tribunaux locaux et royaux, opération nécessaire pour la suite de la thèse, où ce commerce et ces vilis seront les personnages centraux de la compréhension des processus étudiés. Finalement, en guise d’exercice de conclusion et de synthèse de ce chapitre, nous nous pencherons sur la mbanza – le siège du pouvoir et la résidence des manis qui était le théâtre privilégié de la mise en scène du pouvoir et le noyau d’articulation entre ordres politique, judiciaire et économique.

Ce chapitre aura un rôle introductif : les points qui y sont analysés nous permettront de saisir la substance du pouvoir des manis (et en partie du roi) et de l’aristocratie, et de dépeindre, en guise de contextualisation, la crise politique subie par le Kongo dans la seconde moitié du XVIIe siècle, puis le processus de réunification et de reconstitution de la royauté au début du XVIIIe.

Le deuxième chapitre traitera du catholicisme politique et visera à montrer que le catholicisme était une clef de voûte du fonctionnement de l’idéologie politique – mais aussi des pratiques – de la royauté et de l’aristocratie. Ce caractère catholique de l’aristocratie des bana Kongo sera également étudié en tant que facteur déterminant pour la compréhension des transformations historiques que nous dévoilerons dans cette thèse. L’analyse développée dans ce chapitre est complémentaire aux aspects exposés dans le premier chapitre. Elle permet une compréhension plus approfondie de la place de la royauté dans le système décentralisé. Nous présenterons en outre les prérogatives 62 idéologiques et matérielles du roi, liées au catholicisme, en tant que mécanisme central de l’ordre politique.

Ainsi, les éléments de l’organisation politique du Kongo décentralisé, qui seront présentés dans les chapitres I et II (première partie de la thèse), ont été choisis en fonction de leur importance pour la compréhension des deuxièmes et troisièmes parties. Ces choix nous obligent à accorder moins d’attention à d’autres questions, pourtant tout aussi importantes. Nous n’avons en effet aucune prétention de présenter de façon exhaustive le système politique du royaume pendant cette période, ce qui serait d’ailleurs impossible à réaliser, aussi étant donné le caractère partiel des données archivistiques. Nous laisserons, inévitablement, plusieurs questions ouvertes ou sans réponse. Nous espérons toutefois que cet effort contribuera à mettre en évidence quelques caractéristiques essentielles du mode de fonctionnement (modus operandi) du pouvoir kongo au XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècle.

Le troisième chapitre aborde les connexions entre le royaume du Kongo et le monde au travers du commerce, des missions et des relations diplomatiques. À partir de cette étape, l’Histoire globale constituera notre perspective méthodologique principale. Nous brosserons un panorama général des enjeux du commerce international sur la côte du royaume du Kongo ainsi que de ses conflits diplomatiques, à la fin du XVIIIe siècle. La vue d’ensemble s’avèrera essentielle pour comprendre le contexte des relations entretenues entre le Kongo et le Portugal, question qui nous accompagnera au fil de toute la thèse. Pour ce faire, nous traiterons du territoire portugais (la conquista) de l’Angola, en contextualisant la politique expansionniste portugaise de la fin du XVIIIe siècle qui bouleversa la nature du rapport entretenu depuis le milieu du XVIIe siècle entre le Kongo et le Portugal. Puis, afin de décortiquer la stratégie portugaise de rapprochement diplomatique avec le Kongo par le biais des missionnaires catholiques dans les années 1780, nous traiterons premièrement de la situation des missions au Kongo et de la prédominance des Capucins italiens. Ce chapitre sera très important pour la discussion développée dans les chapitres V et VI, où nous observerons les processus de rapprochement diplomatique et leurs conséquences du point de vue de l’histoire interne du Kongo.

Le chapitre IV analysera, plus en profondeur, les biens que nous définissons dans cette thèse comme des objets politiques. Nous y défendrons l’hypothèse selon laquelle les objets de ce genre, très importants en interne, étaient au cœur du système politique et des 63 rapports commerciaux et diplomatiques entre l’aristocratie Kongo et le monde. Nous n’avons malheureusement pas mené une recherche exhaustive sur ces biens, leur matérialité et leurs propriétés. Mais ce n’était cependant pas notre intention ici. En revanche, nous nous sommes concentrés sur ces objets employés par l’aristocratie en tant qu’instruments politiques, et sur leur importance dans le rapport entre le roi, les manis, l’aristocratie et le monde. La discussion sur les objets politiques est une clef de notre thèse. Nous évoquons également la constitution d’une dépendance croissante, en termes diplomatiques, du Kongo vis-à-vis du Portugal, qui se traduit par le besoin d’objets politiques royaux, de cadeaux de luxe et de missionnaires. En effet, ceux-ci sont devenus des éléments centraux de la légitimation du pouvoir royal et de certains manis sur le plan interne et externe. La transformation des marchandises - et des cadeaux diplomatiques – en objets politiques nous permet de comprendre que la dépendance de longue durée du Kongo par rapport à la traite des esclaves et aux connexions diplomatiques était aussi politique et non pas simplement économique, au sens marchand du terme. Ces objets seront ainsi appréhendés en tant qu’« acteurs » de premier ordre du processus de croissante mise en dépendance du Kongo par le Portugal après la fin de la traite, quand les premiers fournisseurs de biens, la France et l’Angleterre, ont abandonné le commerce d’esclaves. Par ailleurs, même si nous consacrerons un chapitre à cette interrogation et à sa théorisation, en dialoguant avec des théories anthropologiques sur la question, ces objets politiques nous accompagnent aussi tout au long de la thèse.

Le contexte des disputes internes pour le pouvoir au Kongo, qui a été tout particulièrement bouleversé au cours des années 1780-1790, mérite d’être analysé en détail et fera l’objet du chapitre V. De fait, d’importantes transformations politiques ont modifié, profondément, l’équilibre entre les deux makanda bana Kongo qui monopolisaient le pouvoir : les Kimpanzu et les Kinlaza. Il s’agit de comprendre le jeu habile des Kinlaza visant à instrumentaliser les intérêts portugais en leur faveur, ainsi que les confrontations internes au Kongo, elle mêmes, des corollaires du jeu politique, dangereux, avec le Portugal. Cela exigera une analyse du processus de division progressive au sein de l’aristocratie bana Kongo. Dans ce chapitre, notre perspective sera davantage narrative, afin de saisir le contexte des rivalités et les principaux acteurs se disputant le pouvoir durant cette période. L’appréhension du panorama politique interne des années 1780 sera donc centrale, puisqu’elle dévoile des acteurs et des groupes qui seront présents tout au long de la thèse. Ce chapitre est aussi important en raison de 64 l’impact des transformations de cette décennie sur les périodes qui suivent. Ce qui est en jeu est la modification du paradigme politique instauré, depuis 1709, notamment pour ce qui est des termes de la souveraineté du Kongo face aux Portugais.

Dans la continuité des querelles politico-militaires et de la fragilisation progressive de l’autonomie du Kongo sur son territoire, le chapitre VI étudiera plus en détail la guerre entre le Portugal et la confédération du Mossul (1790-1794), composée par le marquis et par certains chefs ndembu. Nous aborderons chacune des étapes de cette guerre. Par la suite, nous traiterons des conséquences de la guerre pour le Kongo, et tout particulièrement de la montée du secteur anti-Portugais qui a provoqué la chute définitive des Kinlaza et le retour temporaire des Kimpanzu au pouvoir. Le long règne de dom Henrique I a inauguré une politique externe beaucoup plus défensive face à Luanda. Son analyse permettra de comprendre le réarrangement que la guerre et la recrudescence des rivalités politiques internes provoquèrent à l’intérieur du Kongo. Si le chapitre V traite le premier moment de crise de la règle d’alternance, avec la domination des Kinlaza ; le chapitre VI se penche sur le deuxième temps de ce processus. Il aborde la chute définitive de l’ancienne configuration politique autour de Kimpanzu et Kinlaza. Ce chapitre consiste également à élargir l‘échelle d’observation, en se focalisant sur l’articulation entre ce qui se passe au sud du Kongo – chez les Ndembu et le Mossul – et le contexte plus large des relations entre Mbanza Kongo et Luanda. Il sera alors l’occasion d’entreprendre une compréhension régionale plus complète des enjeux géopolitiques de cet espace stratégique, autant pour le Kongo que pour le Portugal.

La troisième partie de la thèse portera sur le XIXe siècle et plus précisément sur la période comprise entre 1803 et 1860. Cette période est très spécifique par rapport à l’Histoire globale du Kongo dans le sens où la dynamique générée par les concurrences négrières atlantiques changera drastiquement avec la répression britannique de la traite, puis avec son interdiction progressive par les Portugais. Le chemin parcouru dans les six chapitres précédents nous permettra de saisir l’importance de la traite des esclaves pour l’ordre politique kongo, à partir de différentes perspectives. Ce sera l’occasion de comprendre les conséquences profondes provoquées par le bouleversement de la traite, et par le phénomène abolitionniste qui a donné lieu à la « traite illégale ». En outre, au Kongo, après 1803, dans un contexte politique interne très perturbé, on assiste au retour de la kanda d’Água Rosada au pouvoir royal. Nous analyserons ce tournant comme le 65 résultat aussi bien des querelles politiques internes que de l’opposition ouverte entre Mbanza Kongo et Luanda.

Le VIIe chapitre traitera ainsi de la période de 1803 à 1830, qui coïncide avec le règne d’un personnage politique singulier : Garcia V Água Rosada e Sardónia. Ce roi essaya de promouvoir une série de modernisations politiques allant dans le sens d’une autonomisation du Kongo par rapport au gouvernement de Luanda96. Nous montrerons que la stabilité relative que le Kongo a vécu, avec un seul roi au pouvoir pendant trois décennies, se confronte à un contexte extérieur particulièrement complexe et bouleversant : la croissante répression britannique de la traite des esclaves, les guerres napoléoniennes, l’expansion industrielle globale de la Grande-Bretagne, les indépendances latino-américaines, l’indépendance du Brésil, etc. Il nous est impossible de comprendre le processus interne au Kongo sans le saisir également à partir du contexte global qui l’entoure. Ainsi, ce chapitre traitera, de façon panoramique, des transformations dans le grand espace atlantique. Il faut toutefois admettre que la période à laquelle est consacrée le septième chapitre est, peut-être, la période la moins documentée de l’histoire kongo. Souvent, nous sommes complètement aveugles sur ce qu’il se passait dans le royaume. Cela rend ce chapitre à la fois très complet, du point de vue d’une analyse globale, mais malheureusement lacunaire, par rapport à l’histoire interne du Kongo97.

Dans le VIIIe et dernier chapitre, nous nous consacrerons à un exercice de micro- Histoire, sur la période allant de 1830 à 1860, à partir d’une histoire de vie : celle du jeune prince kongo Nicolau Água Rosada. La (courte) vie de ce prince coïncide avec la période comprise entre la mort du dernier grand roi du Kongo dom Garcia V (1830) et l’imposition militaire par les Portugais du roi dom Pedro Elelo (1860). Dom Nicolau, lui-

96 Parmi ces transformations promus par dom Garcia, nous aborderons l’importance de son intention de former des jeunes de l’aristocratie kongo en tant que prélats catholiques ordonnés. 97Un impact indésirable (pour notre thèse) des turbulences européennes et atlantiques de cette trentaine d’années fut une diminution très importante de la production de sources sur le Kongo. Les deux principaux centres administratifs et religieux européens qui recevaient des documents originaires du Kongo, Rome et Lisbonne, étaient sous occupation française depuis 1808. Par conséquent, très peu de missionnaires purent se déplacer à Luanda, et aucun au Kongo. De même, avec la croissante répression britannique de la traite négrière, les documents commerciaux ou les rapports de voyageurs se firent également plus rares. Dans le même sens, la grande crise de l’empire portugais, provoquée par le transfert de la cour à Rio, l’ouverture des ports à l’Angleterre (1808) et la successive Indépendance du Brésil, provoquèrent une « panne » dans l’administration portugaise de l’Angola, qui fit que les documents administratifs sur le Kongo devinrent de plus en plus rares. Pour contrebalancer cette pénurie de sources, nous avons eu recours (grâce au caractère assez lettré et chrétien du roi dom Garcia V) aux riches collections des lettres de ce mani Kongo.

66 même, est un personnage ambigu qui nous aide à comprendre la complexité des concepts de souveraineté et de dépendance quand ils sont employés pour penser l’histoire du Kongo. La vie de Nicolau – et l’histoire du Kongo à cette même période – nous révèle que dans le rapport entre souveraineté et dépendance politiques, il existe une dialectique plutôt qu’une simple opposition. Sa vie coïncide avec la période de l’indéniable montée d’un nouveau projet colonial européen pour le Kongo post-traite, progressivement mis- en-œuvre par Luanda et dont le premier résultat a été la vassalité du Kongo. En même temps, en tant qu’acteur politique décisif, dom Nicolau a essayé de naviguer dans ces eaux mouvantes et pas toujours convergentes.

Le processus que nous étudions dans cette thèse est justement celui de la subalternisation progressive des élites politiques du Kongo à l’échelle globale face aux agents et aux institutions impériales du Portugal. Le roi du Kongo, et d’autres grands chefs, sont passés (pendant la période étudiée dans ce chapitre) du statut de roi souverain à celui de « sous la protection » du Portugal, puis, ensuite, à celui de « vassaux », et enfin, de « chefs traditionnels/indigènes » obéissant à un gouvernement colonial. Les potentats du Kongo, personnages historiquement reconnus sur le plan global et régional, sont donc devenus dépendants d’un roi historiquement homologue (celui du Portugal), et, pire encore, de son gouverneur à Luanda. Nous verrons que ce processus paradoxal situe les personnages aristocratiques kongos dans une zone de plus en plus floue, où leur statut, leur prestige et leur rôle deviennent incompréhensibles pour les acteurs impliqués (africains ou européens), et parfois - et peut être surtout - pour eux-mêmes. Ce phénomène a généré de très nombreux malentendus et impasses. L’exemple majeur de ce paradoxe est le prince Nicolau Água Rosada, lui-même, qui a vécu, à la fois, comme notable prince souverain du Kongo et petit fonctionnaire de la couronne portugaise. La vie de dom Nicolau à laquelle se consacre le dernier chapitre est ainsi une métaphore de l’histoire du glorieux Kongo, et du futur malheureux que ce royaume connaîtra.

67

PARTIE 1

LE ROI ET SES SUJETS

Les fondements de l’ordre politique au royaume du Kongo décentralisé

68

Chapitre 1 Le Kongo décentralisé et marchand : 1780-1860

69

Le Kongo à la fin du XVIIIe siècle ; Thiago C. SAPEDE, Muana Congo, Muana Nzambi a Mpungu: Poder e Catolicismo no Reino do Congo Pos-restauracao, Alameda, 2014, p. 18.

1.1. La crise et la réunification de la royauté kongo : naissance du régime politique décentralisé (1665-1709).

La déstructuration du royaume du Kongo pendant les guerres civiles du milieu du XVIIe siècle, de 1665 jusqu’en 1709 fut un des éléments les plus marquants de son histoire politique. Elle troubla l’organisation centralisée qui avait fonctionné depuis le XVe siècle, donnant lieu à une fragmentation qui vida temporairement la cour de Mbanza Kongo (ou São Salvador) de son rôle d’épicentre politique d’une vaste région. Pendant la période de déstabilisation politique, la multiplicité des intérêts en jeu dans les querelles pour la royauté kongo rendait impossible tout consensus autour d’un groupe politique. Entre 1665 et 1709, certains rois rivaux (il y en avait parfois quatre à la fois) purent occuper militairement la capitale, mais ils ne parvinrent pas à la défendre face aux diverses 70 attaques qui empêchaient toute installation durable. Chaque attaque entraînait des morts, des mises en esclavage en masse et des saccages, et de la destruction des bâtiments qui venait à peine d’être reconstruits. Par conséquent, la guerre pénétra aussi à l’intérieur du royaume, avec des expéditions punitives dans les sièges des makanda (« clans » ou « partis », comme nous l’expliquerons plus loin) rivales ou dans les zones intermédiaires (parfois neutres), étalant la guerre sur toute des régions très étendues98.

Cette crise généralisée (associée à d’autres facteurs) provoqua un processus d’autonomisation de certains chefs qui étaient, jusque-là, soumis au roi : le mani Soyo, le mani Mbamba, le mani Nsundi, le mani Mossul et d’autres. Ces grands potentats devinrent de plus en plus puissants après l’accélération de la traite avec les Hollandais, les Français et les Britanniques au fil du XVIIe siècle, grâce à l’accès privilégié aux marchandises étrangères et aux armes à feu. La croissance de la traite esclavagiste donna aux manis provinciaux la possibilité, alors inédite, de devenir indépendants, politique et économiquement, par rapport au roi. Ce changement ôta au siège de la royauté, Mbanza Kongo, d’importantes ressources matérielles, politiques et militaires, générant ainsi une rivalité croissante et, donc, des divisions entre différents makanda qui, à leur tour, essayaient de monopoliser la royauté. Toutefois, au vu de la difficulté à trouver un consensus autour d’un roi légitime, les manis gouvernant des provinces stratégiquement bien localisées pour le commerce atlantique (c’est-à-dire proches de la côte) renoncèrent à se lancer à la conquête de la royauté. Ils consacrèrent plutôt leurs moyens militaires et matériaux au soutien d’un autre parti afin d’installer un mani Kongo allié (voire un roi fantoche) qui pourrait être bénéfique à leur négoce99.

Malgré la généralisation de la guerre pendant cette période de désordre, les différentes alliances politiques ont pu construire des « petits royaumes » ou des « marquisats » 100, avec une capitale et une logique similaire à celle du Kongo, dans des provinces ou des sous-territoires. Parmi ces « petits royaumes » du XVIIe siècle, on compte le mont Kibangu (siège des Água Rosada), le Luvota (centre des Kimpanzu) et le

98 J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 59‑84. 99Thronton a analysé le rôle de Soyo en tant que « king maker » John K. THORNTON, « Soyo and Kongo: The Undoing of the Kingdom’s Centralization », in Koen BOSTOEN et Inge BRINKMAN (éd.), The Kongo Kingdom: The Origins, Dynamics and Cosmopolitan Culture of an African Polity, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 110‑113. 100 Savona caractérisa le Kongo au XVIIIe siècle (une période déjà pacifié) comme un « empire qui comprend plusieurs royaumes sujets » : « il regno de Congo, per meglio dire l’Imperio, tiene alcune diversi Regni soggetti, et moltissime provincie, principate, ducate (….) » : C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 207. 71

Nkondo /Mpemba, aussi connu comme les « terres de la reine » (un des sièges principaux des Kinlaza)101. Du point de vue de la légitimation politique externe, certains chefs provinciaux profitaient du vide de pouvoir à Mbanza Kongo, pour se projeter comme autorités éminentes sur le plan international.

En dépit de leur pouvoir et de leur autonomie, certaines de ces provinces continuaient à se disputer pour le projet de réoccupation de la ville ancestrale et sacrée de Mbanza Kongo. La conquête et l’installation à la cour étaient nécessaires, de même que les protocoles d’intronisation qui s’ensuivaient, pour qu’un roi soit respecté hors de la zone d’influence directe de son clan. Aucun mani provincial – même le très riche et puissant mani Soyo – ne pouvait égaler le pouvoir diplomatique, symbolique et sacré détenu par les rois du Kongo. Même pour ces grands manis provinciaux, l’appartenance au Kongo et la reconnaissance du monarque (ntotila) de Mbanza Kongo constituaient des sources incontournables de légitimité dans la région, mais aussi face aux pouvoirs européens102.

Cette situation mettait les souverains, tel que le mani Soyo, dans une position paradoxale. Bien que supérieur au roi du Kongo en termes économiques et militaires, ils restaient très attachés à leur rôle de représentants locaux du roi du Kongo, ce qui constituait un pilier idéologique de leur pouvoir. Une autonomisation complète par rapport au roi du Kongo pouvait donc leur faire perdre leur légitimité face aux voisins, sujets et chefs subalternes. Ainsi, les chefs, comme le mani Soyo et le mani Mbamba, essayaient de soutenir l’une des factions en lutte pour le trône afin d’y installer un roi dépendant de leurs moyens matériaux103. Ce roi aurait notamment un pouvoir idéologique, capable de maintenir le système sur pied, mais sans pouvoir le contrôler. Cette ambivalence du pouvoir royal sera explorée tout au long de cette première partie en décortiquant les bases matérielles et idéologiques du pouvoir royal et son rapport à l’aristocratie plus étendue.

Néanmoins, pendant toute la période entre 1665 et 1709 la dispute impitoyable entre les clans de Kinlaza et de Kimpanzu (dans ces différentes branches) empêchait le

101 J.K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 24‑29. 102L. JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685- 1702 »..., op. cit., p. 452‑454.; C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 207. : Il Regno del Congo, o per meglio dire l´Imperio, perche tiene alcuni diversi Regni soggetti, e moltissime Provincie, Principati, Ducati, stà nell´Etiopia meridionale, e quasi tutto cattolico.” 103 J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 77‑83. 72 centre du royaume d’être occupé. Aucun parti n’arrivait à vaincre militairement les autres. Ainsi, une solution diplomatique devenait le seul moyen pour rétablir la royauté. Afin de contextualiser la scène politique kongo durant cette période de crise, il nous faut identifier chacun de ses partis/makanda (concepts qui seront définis ensuite). Or, cet exercice est important pour la suite de cette thèse, car la configuration de partis rivaux resta plus au moins stable tout au long de la période décentralisée, au moins jusqu’aux premières décennies du XIXe siècles (certes, avec des transformations).

Au XVIIIe siècle, les Kinlaza de la branche centrale (plus tard connu comme Kivuzi) occupaient la région connue comme « terres de la reine », formée des provinces centrales, proches de Mbanza Kongo, de Mpemba et de Nkondo. Une autre branche nlaza se trouvait aussi au nord, dans la province de Lemba (ou Bula), mais n’avait pas le même poids politique, étant plutôt un allié accessoire de la branche centrale. Les terres de la reine gagnèrent ce nom grâce à un personnage politique majeur du tournant du XVIIe siècle : la reine Ana de Leão mani Nlaza. Née (probablement) vers 1630, Dona Ana fut la femme du roi dom Afonso II qui occupa le trône dans les années 1660. Après la mort de son mari et (plus tardivement) l’éclatement de la guerre civile, elle devint l’une des autorités politiques les plus puissantes en tant que matriarche de la mvila de Kinlaza, d’où elle tira son double titre permanent de reine (rainha) et de mani Nlaza104. La reine Ana continua par la suite à jouer un rôle central dans les alliances et les guerres, manœuvrant pour imposer ses neveux sur le trône, ce qu’elle parvint à faire en 1674 avec Mvemba a Nimi, devenu dom Afonso III. Au tournant du XVIIIe siècle, avec le soutien de la reine Ana, le roi que les Kinlaza essayaient d’imposer était João Nzuzu a Ntamba qui siégeait sur sa branche nord à Lemba (Bula)105.

Du coté des Kimpanzu, le centre politique se trouvait dans la province sud-ouest de Mbamba Luvota, tandis que le second siège du clan se trouvait dans la province historiquement importante de Nsundi. À la fin du XVIIe siècle, les Kimpanzu avaient l’important soutien de Soyo. Plus tard, ce parti bénéficia aussi de l’appui du mouvement

104Pour Laman, dans le contexte des makanda, ces matriarches étaient des cheffes politiques capitales, en raison de leur ascendance sur leurs fils, neveux, petits-fils et petits-neveux qui étaient des chefs de villages ou de provinces, voire des rois. Or, ces femmes aînées avaient l’important rôle de médiatrices face aux groupes alliés de leurs makanda Karl LAMAN, The Kongo, Almqvist & Wiksell, 1953, p. 19- 46. ; Thornton opte pour une interprétation plus territoriale et politique, moins ancrée sur la parenté dans la constitution des pouvoir de ces grandes dames: John K. THORNTON, « Elite women in the kingdom of kongo: historical perspectives on women’s political power », The Journal of African History, 47-3, novembre 2006, p. 437-460. Cette interprétation de Thornton nous parait plus pertinente pour la période de notre analyse, dont nous verrons quelques spécificités de son fonctionnement. 105 J. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 97-111. 73 messianique dirigé par la prophétesse Kimpa Vita. Ces soutiens, notamment celui du Soyo, faisait des Kimpanzu de puissants candidats en termes militaires, mais néanmoins assez dépendants du grand prince106.

Le troisième acteur de la dispute dans ce contexte de guerres civiles au tournant du XVIIIe siècle étaient les Água Rosada, qui soutenaient le roi de leur famille, dom Pedro IV. L’Água Rosada était une kanda moins influente, contrôlant une région beaucoup plus réduite et périphérique que celle de leurs concurrents. Cette famille était originellement une branche des Kimpanzu de Nsundi, avec lesquels elle avait des liens parentaux. Mais, ayant aussi une filiation patrilinéaire nlaza, ils s’autonomisèrent et s’établirent au somment de la chaîne de montagnes de Kibangu. Ils y construisirent une grande mbanza et imposèrent leur pouvoir aux villages et mbanza des alentours. Cette région était symboliquement et spirituellement stratégique, car elle contenait les sources de cinq fleuves, parmi lequel le grand Mbridgi107. Alors, il n’était peut-être pas par hasard si cette kanda portait le nom portugais d’« Água » (l’eau). Malgré cette position très sure, les soutiens d’autres grands seigneurs manquaient à Pedro Água Rosada, à cause de son isolement politique et géographique par rapport au reste du royaume. Pour autant, il était lié par parenté aux principaux personnages politiques de la dispute en cours. Le caractère mixte des Água Rosadas faisait alors de Pedro l’acteur idéal pour trouver un accord dans un contexte de violente rivalité entre les autres deux makanda108.

Grace à cette position diplomatique privilégiée, Pedro Água Rosada commença à envoyer des délégués à la mbanza de Nkondo pour y rencontrer la reine Ana de Leão et en Luvota pour négocier avec Constantino Kibenga. Pedro se maria avec une nièce de Kibenga pour ratifier leur alliance. Il ouvrit parallèlement le dialogue avec les Kinlaza, assurant qu’une réunification et une pacification du Kongo seraient bénéfiques à toutes les parties109. C’était probablement là un bon argument, car le royaume était depuis trop longtemps plongé dans la crise et l’insécurité générale, ce qui affectait, également, les puissants aristocrates provinciaux.

106J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 225‑226. 107 C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 212. 108 J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 110‑113. 109 Ibid., p. 104‑106. 74

Un autre phénomène qui inquiétait l’aristocratie provinciale était le mouvement messianique – relativement populaire, mais aussi présent chez les jeunes de l’élite – qui éclata vers 1705 et qui allait grandissant. Ce mouvement politique et religieux – appelé « antonioniste » par l’historiographie – était dirigé par une jeune prophétesse, Beatriz Kimpa Vita. Saint Antoine, par la bouche de Kimpa Vita, prêchait contre la présence des missionnaires européens au Kongo et contre la traite des esclaves. Les antoniens étaient en faveur d’une réunification urgente de la monarchie à Mbanza Kongo, critiquant fortement les fondements de l’autorité de l’aristocratie, notamment du pouvoir des manis sur les principales provinces, les accusant d’être responsables des malheurs que le Kongo avait connus les dernières décennies. Or, ce mouvement gagnait rapidement du terrain et était notamment préoccupé par la génération déjà née dans une période de violence politique. La population (y compris les jeunes de l’élite) risquait d’être tuée ou mise en esclavage et déportée110.

Ainsi, le mouvement de contestation a commencé à mobiliser l’ensemble de la population dont les jeunes aristocrates, contre les détenteurs du pouvoir dans les provinces. Les grands chefs de provinces autonomes et marchands voyaient alors leur pouvoir et leur commerce menacés. Pour preuve, même le puissant mani Soyo fut détrôné par une insurrection. Ces circonstances poussèrent les chefs des factions rivales à trouver un consensus pour rétablir la monarchie et stopper la vague de contestations111.

D’autres acteurs avaient de fortes raisons de soutenir la réunification de la monarchie et la pacification du Kongo : les missionnaires capucins. Le mouvement antonien était fortement anti-missionnaire et anti-européen. Kimpa Vita accusait les religieux européens de diffuser un catholicisme erroné et préjudiciable pour la santé spirituelle du royaume. De ce fait, elle s’évertuait à dénoncer l’influence de cette « fausse doctrine » sur les manis du pays. De plus, dans un climat de vives rivalités, les prêtres se voyaient confinés dans un petit « royaume » aux mains des manis des provinces, sans pouvoir faire appel à un roi en cas de conflit avec les souverains112. Pour toutes ces

110 J.K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 21‑27. 111 Cuvelier Da Lucca, 225-226 J.K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit. ; C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 206‑211. 112 Selon Castro : « O Congo está dividido em diferentes províncias, as quais são governadas pelos parentes do rei; a do Hembo é governada por um irmão mais novo com o título de Marquês da mesma província; o ducado de Bamba, por outro irmão mais velho; outro pelos primos, etc., e cada um governa independente, e são igualmente absolutos nos seus estados, só não condenam á morte, e quando os pretos se não satisfazem com a sua justiça recorrem ao rei, o qual depois de os decidir os manda companhados por um macota a participar ao seu chefe como foram decididos, mas acontece às vezes estes chefes sublevarem-se contra o rei e fazerem-lhe guerra, como aconteceu em 1842 (…) » Boletim da Sociedade 75 raisons, après que le roi Pedro reçut l’appui de la reine chrétienne Ana, les Capucins appuyèrent également le projet de réunification. Ils utilisèrent l’influence et le respect que les missionnaires avaient auprès de l’aristocratie traditionnelle comme outil politique pour promouvoir un accord autour de l’officialisation de Pedro Água Rosada à Mbanza Kongo113.

Même avec ces importantes alliances, il fallut attendre près de dix ans (1700- 1709) pour que le roi Pedro puisse obtenir un accord rendant possible la prise de Mbanza Kongo. Cette complication fut générée par l’opposition des Kimpanzu. Leur patron, Constantino Kibenga, opportunément allié de Pedro a essayé de le faire tomber et par la suite de prendre la tête de l’alliance. Constantino utilisa sa force militaire pour reprendre la capitale dans l’intention supposée de la pacifier et de la préparer à la venue du roi Pedro depuis le mont Kibangu. Connaissant les risques de trahison des Kimpanzu, Pedro n’osait pas aller à la capitale en personne. Dans l’impossibilité d’éliminer le roi Pedro, les Kimpanzu décidèrent de rompre l’alliance et de déclarer Constantino Kibenga comme roi, avec l’appui de Kimpa Vita et de sa horde d’antoniens. Cependant, le mouvement de Kimpa Vita représentait une menace pour le pouvoir de la vieille aristocratie chrétienne kongo et pour leur modèle de catholicisme politique. Plusieurs grands seigneurs retirèrent alors leur appui aux Kimpanzu – y compris leurs alliés historiques comme le mani Soyo et le mani Nsundi – et choisirent une alliance avec les Água Rosada/Kinlaza. Ce soutien militaire rendit finalement possible l’expulsion des Kimpanzu, l’occupation de Mbanza Kongo et l’incursion du roi Pedro IV d’Água Rosada qui s’en suivit pour contrôler la cour114.

Ce roi prit le titre de ntotila, celui qui rassemble, qui réunifie. Après son intronisation et pendant la décennie de son règne à Mbanza Kongo, le ntotila essaya d’apaiser les rivalités qui, évidemment, ne disparurent pas. Dans ce but, il octroya plusieurs titres honorifiques et promut des alliances. Pour apaiser les Kimpanzu, le rival vaincu, Constantino Kibenga, fut pardonné par le roi Pedro IV. Une telle conciliation ne se donna pas dans le cas de Kimpa Vita, qui fut capturée, condamnée et exécutée sur le

de Geografia, de Lisboa, 2.ª Série, n.º 2 (1880), pags. 53 a 67 Disponibilisé en ligne par Arlindo CORREIA, O CONGO EM 1845: Roteiro da viagem ao reino do Congo, por A. J. de Castro ; http://arlindo-correia.com/161208.html (dernière consultation janvier 2020

113 J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 69‑72. 114 J.K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 99‑204. 76 bûcher de la place centrale de Mbanza Kongo. Cette condamnation enclencha la persécution, la capture, puis la déportation massive des partisans de la prophétesse comme esclaves. Par cette démonstration de force contre les revendications révolutionnaires des antoniens, le ntotila Pedro IV réaffirma l’idéologie politique de l’aristocratie, sa descendance de dom Afonso I et le caractère sacré et historique de la royauté kongo115. Cette affirmation se fit par l’ostentation de divers objets et symboles, notamment la croix et les églises de Mbanza Kongo – le catholicisme se trouvant au cœur de l’idéologie politique réaffirmée dans le processus de réunification du Kongo116.

Une autre clé très importante de la réussite du projet de réunification du Kongo fut la mise en place d’un système d’alternance, dans le contrôle de la royauté, entre les deux makanda plus puissantes : les Kimpanzu et les Kinlaza. Il fut établi que l’un des clans devait toujours être succédé par un roi de l’autre clan et vice versa. Étonnamment (étant donné la déstructuration politique des décennies précédentes), cette règle fut respectée pendant neuf successions, c’est à dire sur plus d’un demi-siècle117. Ceci eu pour effet d’empêcher le retour des guerres civiles à chaque succession royale et équilibra le pouvoir de ces deux puissants clans rivaux. Malgré des turbulences ponctuelles, l’aristocratie réussit ainsi à conserver l’institution royale en assurant toujours la présence d’un roi couronné à Mbanza Kongo, et ce jusqu’à la suppression de l’institution royale par le gouvernement colonial portugais en 1914.

Même en ayant « restauré »118 l’institution de la royauté et la cour de Mbanza Kongo, le fait est que le système politique bâti par les secteurs de l’élite Kongo ne pouvait

115 J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 237‑245. Nous le discuterons plus profondément les significations politiques et idéologiques de cette exécution pour le naissant régime décentralisé dans le chapitre prochain. 116 Ibid., p. 234‑236., voir chapitre II. 117Des liste royales locales, une originale du XVIIIe siècle présente aux archives à Rio, et une autre (aussi du XVIIIe) copiée par Antônio das Necessidades et publié par les Portugais au XIXe siècle, le confirment : IHGB , manuscritos/coleção, DL6.002, « Catálogo dos Reis do Congo » ; Boletim Official do Governo Geral da Provincia de Angola no. 642. 16 Janeiro1858, p. 3. Le père Cherubino l’observa cette règle en fonctionement aux années 1760: C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 207. 118 Le terme « restauration » est utilisé par Thornton pour décrire le processus de réunification de la royauté ; nous l’avons utilisé dans des travaux précédents et il nous paraît opératoire. Nous même l’avons employé dans des travaux antérieurs : Thiago C. SAPEDE, Muana Congo, Muana Nzambi a Mpungu: Poder e Catolicismo no Reino do Congo Pos-restauracao, Alameda, 2014. Nous avons cependant décidé de l’éviter ici, en raison du sens que « restauração » a dans l’histoire politique et l’historiographie portugaises (avec laquelle nous dialoguerons au cours de cette thèse). Au Portugal, le processus de « restauration » signifie la reprise de la souveraineté portugaise après la fin de l’union des deux couronnes ibériques (1580-1640), enfin achevée en 1668. Dans le cas du Kongo, il s’agit d’un accord entre les pouvoirs concurrents internes qui donna lieu à une réorganisation du royaume. Il s’agit donc de processus distincts. De ce fait, les termes « réunification » nous semblent plus neutre et plus appropriés pour décrire 77 plus reproduire l’ancien modèle centralisé des XVIe et XVIIe siècles. Les acteurs qui promurent la réunification – comme les grands manis provinciaux – le firent avec l’objectif évident de garder leur autonomie. Si l’absence d’un roi du Kongo minait la légitimité d’un grand groupe de manis, la mise en place d’une monarchie avec un grand pouvoir coercitif aurait également menacé leurs privilèges. La solution adoptée par les secteurs de l’aristocratie fut alors de garder un roi matériellement faible, mais de grand prestige. En d’autres termes, il s’agissait de conserver une royauté décentralisée du point de vue militaire et économique, mais idéologiquement puissante. Il faut toutefois préciser que nous ne pouvons pas écarter complètement la sphère matérielle de la sphère idéologique, toutes deux étant toujours imbriquées entre elles, comme nous l’observerons au fil de cette thèse. Dans ce chapitre, nous verrons par exemple quelques-unes des bases matérielles de ce système politique inédit, provenant de son caractère décentralisé bâti au début du XVIIIe siècle et opérant jusqu’à la moitié du XIXe.

1.2. Organisation sociale et politique : muana-Kongo (aristocratie), Mussi-Kongo (gens).

Dans le système politique kongo, il existait deux dimensions parallèles d’organisation du pouvoir. La première était celle des positions de pouvoir à l’intérieur du village ou de la famille (nzo), normalement détenue par les aînés, chefs de village, connaisseurs des traditions, capables de représenter leurs subalternes dans les conflits avec des groupes voisins et devant les tribunaux119. La seconde allait au-delà des groupes parentaux et villageois, pour s’étendre à la sphère des manis, c’est-à-dire les chefs titrés.

À la différence des chefs de village, ou de kanda, le pouvoir des manis se basait sur une instance politique plus élevée, de laquelle ils recevaient leur titre. Comme symbole de la légitimité venue d’en haut, le mani recevait un bonnet mpu en raphia finement tissé (image dessous), tandis que d’autres insignes de pouvoir étaient exhibés par le mani supérieur ou, dans le cas du roi et d’autres grands manis indépendants, par le

ce processus au Kongo. Cependant, sans vouloir rejeter le concept de « restauration », une fois que l’historiographie a consacré ce terme pour faire référence à cette période, nous le considérons encore utile en tant que marqueur chronologique. 119 Selon De Heusch, il s’agirait d’une « royauté dualiste » : L. DE HEUSCH, Le Roi de Kongo et les monstres sacrés..., op. cit., p. 80‑92. Hilton fait une proposition similaire : A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 35‑40. D’autres l’ont suivi : Marshal SAHLINS, « The atemporal dimensions of history: In the old Kongo kingdom, for example », in David GRABER et Marshall SAHLINS (éd.), On Kings, Chicago, Hau Books, 2017, p. 139‑223. 78 conseil local formé des seigneurs les plus notables. Pour cette raison, le mani était mpu mfumu, soit un chef couronné/titré, un seigneur portant le mpu120.

Image 1, « Prestige Cap (Mpu), Kongo peoples, 16th–17th century », Metropolitan Museum of Art, NY. (« chapeau de prestige, peuple kongo, XVIe-XVIIe siècle »)

Au Kongo des XVIIIe et XIXe siècles, il y avait au moins trois niveaux de manis couronnés, qui étaient, par ordre croissant : 1- les manis de sous-provinces, représentants locaux des manis de provinces, 2- les manis de provinces, représentants provinciaux du roi, 3- le roi, représentant royal des (rois) ancêtres. Les titres politiques, qui accompagnait l’accès aux postes dirigeants étaient restreints aux clans dominants considérés muana Kongo, c’est-à-dire les enfants du Kongo (nous reviendrons sur ce titre plus loin). Les clans notables monopolisaient les titres politiques, empêchant les makanda ou groupes extérieurs d’y avoir accès. La transmission du pouvoir politique étant dominée par les grands rois du passé, le fait de faire partie de la descendance de ces monarques était l’argument idéologique majeur des « enfants » au pouvoir.

120 K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 74‑82. 79

Ainsi, la politique kongo comptait une distinction fondamentale : celle entre Mussi-Kongo et muana Kongo. Cette différenciation fut traduite d’une autre manière par le missionnaire Rafael de Vide :

Ici à cette Banza, un grand Fidalgo me fit appeler, ce n’était pas un Infant, mais un seigneur très puissant, parce que les Infants ce sont seulement ceux qui viennent la descendance des Rois, qu’ils appellent dans leur langue « Muana de Congo » et les autres ne les appellent que « Mexicongos »121.

Dans la mesure où les notables makanda étaient considérés comme des descendants de lignées royales, ils exhibaient la condition de « muana (pl. bana) Kongo », ou « enfants du Kongo ». Cette dénomination marquait l’exclusivité dans l’éligibilité aux titres politiques de mani ; qu’il s’agisse de manis de sous-provinces, de manis de petites ou grandes provinces (marquisats, etc.), ou même du rois. Ils monopolisaient en effet les plus hauts titres politiques, symbolisés par l’ostentation d’insignes de pouvoir qui marquaient leur position.

Nous manquons malheureusement d’indices quant à l’usage du titre de muana Kongo avant le XVIIIe siècle. Les informateurs du XVIIe siècle, tels que Cavazzi et Cadornega, ne se réfèrent au Mussi-Kongo (« essicongo », « axicongo ») que pour désigner la noblesse122. La grande majorité des chercheurs – qui ont travaillé sur les périodes situées entre le XVe et le XVIIe siècles – ont repris la terminologie de certains Capucins qui, avant le XVIIIe siècle, considéraient l’appellation Mussi-Kongo comme la désignation du statut social le plus élevé123.

Ainsi, à l’arrivé des Portugais, à la fin du XVe siècle, les membres des lignages et des clans aristocratiques étaient désignés comme « mussi-Kongo ». L’élément distinctif de cette élite était leur descendance commune du roi fondateur-forgeron Nimi a Lukeni. Selon les récits de cette période, ce forgeron conquérant avait migré d’un territoire situé

121« Aqui a esta Banza me mandou chamar um Fidalgo grande, não era Infante, mas senhor muito poderoso, porque os Infantes só se chamam aqueles que vêm da descendência dos Reis, que eles na sua língua chamam Muana de Congo e os outros Fidalgos só lhe chamam Mexicongos » : ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 202. 122 J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 14‑15. Selon Thornton, la dualité entre « town » et « village » , n’était qu’une division cultural, mais social et productive : « The towns dominated the country ». 123 Georges BALANDIER, La vie quotidienne au royaume du Kongo du XVIe au XVIIIe siècles, Paris, Hachette, 1965, p. 17‑18 ; William Graham Lister RANDLES, L’ancien royaume du Congo des origines à la fin du XIXe siècle, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2013 ; A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 35‑38 ; J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 14‑15. 80 au nord. Grâce à sa force et à son maniement de la forge, il domina les lignages autochtones de la région située au sud du fleuve Congo. Il avait centralisé ainsi les pouvoirs qui étaient auparavant dispersés entre plusieurs lignages et petites chefferies124. À partir de cette conquête, les lignages aristocratiques qui allaient avoir accès au pouvoir seraient désormais ceux considérés comme issus de ce premier ntinu – titre politique royal lié à la forge.

Cependant, à partir de la réunification du Kongo, et tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, les Mussi-Kongo avaient accès aux droits, sans bénéficier des privilèges des bana Kongo, comme l’obtention de titres politiques plus élevés, liés à la royauté ou aux gouvernements provinciaux. Cependant, il est vrai que, parmi les Mussi-Kongo, il y avait des individus plus proéminents et plus riches que les bana Kongo, pouvant être chefs de villages, et qui portaient le titre portugais intermédiaire de fidalgos. Si ces puissants Mussi-Kongo avaient la prérogative de coercition des cadets et des esclaves de leur famille, ils étaient tout de même soumis au mani local, au mani provincial et au roi du Kongo – positions auxquelles ils ne pouvaient, en théorie, (plus) accéder. Ainsi, nous pouvons conclure que mussi-Kongo était au XVIIIe siècle un terme générique pour une personne kongo libre.

Comment expliquer alors qu’une couche considérée « noble » au XVIe siècle soit devenue un mot pour désigner les kongos libres en général au XVIIIe siècle ?

Pour essayer de répondre à cette question, il convient évoquer le forgeron Nimi a Lukeni. Les makanda aristocratiques qui avaient désormais accès au pouvoir auraient été considérés comme issus de ce premier ntinu – titre politique royal lié à la forge. À partir du long et notable règne du souverain chrétien dom Afonso I125, les clans Mussi-Kongo allèrent lentement devenir des secteurs hégémoniques du contrôle de la royauté, et le catholicisme allait devenir l’un des marqueurs les plus importants de la légitimité

124 John THORNTON, « The Origins and Early History of the Kingdom of Kongo, c. 1350-1550 », The International Journal of African Historical Studies, 34-1, 2001, p. 89-120. 125 Nous le verrons plus profondément dans le prochain chapitre qu’au moment de la succession de son père, Afonso présenta son statut de chrétien comme principal argument de sa légitimité au trône contre son frère « païen » vaincu grâce à l’intervention miraculeuse de saint Jacques. Le roi Afonso raconta lui- même la bataille dans des lettres qu’il adressa au roi du Portugal et au Pape. Selon lui, son armée était beaucoup moins nombreuse que celle de son frère « païen », Mpanzu a Kitima. Afonso raconta l’apparition d’une croix blanche dans le ciel pendant la bataille, puis de l’apôtre saint Jacques, accompagné de plusieurs cavaliers vêtus d’armures blanches. Le saint et ses chevaliers descendirent du ciel pour tuer et faire fuir les ennemis de la foi chrétienne. Après sa victoire, dom Afonso I se fit consacrer par un missionnaire portugais avec une couronne envoyée par le Pape et continua à accueillir des missionnaires, ainsi qu’à porter divers objets issus du commerce avec les Portugais comme marqueurs importants de son long règne. 81 politique126. Par l’adoption du catholicisme et des titres (duc, marquis, etc.) et d’insignes politiques, de l’usage de la langue portugaise, etc. dom Afonso réalisa une importante « modernisation » politique, que ses descendants continuèrent à promouvoir127.

Par conséquent, les Mussi-Kongo, devenus hégémoniques après le renouvèlement politique promue par le roi Afonso I – avec un certain degré d’européanisation–, commencèrent à porter eux aussi le titre portugais d’infante. Dans le cadre des monarchies ibériques, ce titre était réservé aux enfants légitimes du monarque au pouvoir. Le vocabulaire de la parenté était largement utilisé dans l’ancien régime européen pour désigner la plus haute distinction de noblesse des « enfants » du pouvoir représenté par le Roi. De même, en France, les enfants directs des monarques étaient appelés « fils/filles de France ».

Si, dans les monarchies d’Europe, le titre d’ « enfant du pays » était réservé aux enfants légitimes nés au sein de la famille monogame du roi, dans le cas du Kongo, il désignait tout muana du roi, c’est-à-dire tous les enfants (biologiques) de chacune de ses femmes, mais aussi de ses sœurs maternelles (enfants sociaux), voire des femmes esclaves128 ou étrangères (enfants biologiques et sociaux)129. Au-delà des descendants de la première génération, la catégorie infante était transmise à toute la descendance (proclamée) de dom Afonso I (roi mort en 1542).

Or, les lignées se proclamant descendantes de dom Afonso I imposèrent le roi chrétien comme principal ancêtre politique et s’approprièrent du caractère distinctif que son ascendance leur donnait pour se différencier des autres Mussi-Kongo descendants seulement du premier roi forgeron130. Nous notons ainsi que ce processus de

126 Nous approfondirons ce point dans le prochain chapitre 127 Balandier qualifie Afonso I du Kongo de « roi moderniste » en raison des importantes transformations politiques qu’il a promues. G. BALANDIER, La vie quotidienne au royaume du Kongo du XVIe au XVIIIe siècles..., op. cit. 128 « Tous les descendants de ces trois enfants d’Afonso sont des ʺinfantsʺ, même s’ils sont fils de femmes esclaves, comme le roi actuel » L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 327. 129 Dans l’ancien royaume du Kongo, l’enfant bâtard n’existait pas. Dans cette société, la transmission de la parenté (surtout de rois et autres grands hommes) se faisait par plusieurs voies, et la richesse et le pouvoir social étaient mesurés par les gens (« wealth-in-people ») et non à partir des « choses » (« wealth- in-things »). Voir : Jane I. GUYER, « Wealth in People, Wealth in Things – Introduction », The Journal of African History, 36-1, mars 1995, p. 83‑90. 130 Des auteurs d’inspiration relativement structuraliste défendent que dom Afonso serait devenu, par sa victoire contre les païens, un ancêtre mythique kongo, rejoignant (voire remplaçant) le héros-forgeron fondateur Nimi a Lukeni. W.G.L. RANDLES, L’ancien royaume du Congo des origines à la fin du XIXe siècle..., op. cit. ; A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 45‑46 ; C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 33‑37. Il convient d’assumer que, dans des travaux précédents, nous sommes nous-mêmes tombés dans ce piège structuraliste : Thiago C. SAPEDE, Muana Congo, Muana Nzambi a 82 monopolisation du pouvoir par les trois clans considérés muana Kongo poussa progressivement les Mussi-Kongo à une condition intermédiaire et les écarta du pouvoir royal. Lors de la réunification politique en 1709, promue par les clans bana Kongo (les Kimpanzu, les Kinlaza et les Água Rosada), ce secteur aristocratique réussit à monopoliser définitivement (jusqu’à la domination portugaise à la fin du XIXe siècle) le siège de roi et ceux des mani des principales provinces131. Des auteurs d’inspiration relativement structuraliste défendent que dom Afonso serait devenu, de par sa victoire contre les païens, un ancêtre mythique kongo, rejoignant (voire remplaçant) le héros-forgeron fondateur Nimi a Lukeni. Il convient d’assumer que, dans des travaux précédents, nous sommes nous-mêmes tombés dans ce piège. Toutefois, dans cette thèse, nous défendons qu’il s’agit plutôt d’un processus de longue durée, dans lequel les makanda hégémoniques bana Kongo imposèrent progressivement dom Afonso I comme ancêtre majeur et comme fondement idéologique de leur suprématie sur les Mussi-Kongo et les villageois, et non une transformation « mythique » qui se serait imposé dans les siècles postérieurs.

Les sources disponibles n’offrent pas d’indice sur le processus de différentiation des clans infantes (bana Kongo) par rapport à la catégorie plus large de Mussi-Kongo. Cependant, les deux principaux informateurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle (qui ont vécu au Kongo pendant plusieurs années, l’un dans les années 1780, l’autre dans les années 1790) – de même que d’autres sources diplomatiques132 –, nous informe de l’usage du terme mussi-Kongo pour les hommes et les femmes libres originaires du Kongo133. Cet usage plus large contient une différence importante par rapport à de nombreuses informations du XVIIe siècle, selon lesquelles le titre de Mussi-Kongo aurait été réservé à l’élite la plus élevée. Le terme muana Kongo ou infante prit sa place en tant que désignation aristocratique – processus qui coïncide avec l’éclatement des guerres civiles

Mpungu: Poder e Catolicismo no Reino do Congo Pos-restauração, São Paulo, SP, Alameda, 2014, p. 19‑26. Dans cette thèse, nous défendons qu’il s’agit plutôt d’un processus de longue durée, dans lequel les makanda hégémoniques bana Kongo imposèrent progressivement dom Afonso I comme ancêtre majeur et comme le fondement idéologique de leur suprématie sur les Mussi-Kongo et les villageois. 131 L’hégémonie des trois clans (dans diverses branches) au pouvoir dans les provinces plus directement engagées dans la dispute par la royauté est claire dans la « carte » politique que le missionnaire Cherubino da Savona présente dans son rapport du voyage des aunées 1760. C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit. Aussi, dans des rapport plus détaillés d’autres missionnaires de la fin XVIIIe siècle, la même prépondérance des trois clans apparait : ACL, MS V., Viagem e missão... et A. BRASIO, D. António Barroso..., op. cit. 132 ANA, Códice 240 C-8-3, fl. 141-151, ANA, A-17-5, fol. 67v. ; AHU, CU, Angola, Caixa 70, doc 23 133 ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 202 ; António BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) », Studia, 34, 1972, p. 42. 83 et qui succède à la réunification, suite à quoi les Kimpanzu, les Kinlaza et les Água Rosadas s’imposèrent comme les clans politiquement hégémoniques. Ces deux processus nous semblent donc liés : les clans infantes commencèrent à monopoliser la royauté et à utiliser l’ostentation de cette désignation exclusive comme source idéologique pour se différencier des autres clans Mussi-Kongo, réaffirmant de la sorte leur domination par rapport à ces derniers.

1.3. Les Kimpanzu et les Kinlaza : les origines et l’importance des makanda hégémoniques

Les entités principales autour desquelles la politique kongo fonctionnait aux XVIIIe et XIXe siècles étaient la kanda et la mvila : de larges groupes liés par la parenté et que l’historiographie appelle grosso modo « clan ». La question de la terminologie pour définir ces entités politiques est assez complexe, car le terme « clan » n’a jamais été utilisé dans les sources sur le Kongo avant le XXe siècle134. Les termes couramment employés dans les sources primaires italiennes et portugaises sont plutôt « parti » (partido ou parcialidade), « famille »135 ou « faction »136. À partir de la fin du XIXe siècle, des ethnographes et anthropologues (Laman, Cuvelier, Van Wing, Janzen, MacGaffey) ont décortiqué l’organisation politique et sociale kongo (notamment dans la région nord-est de l’ancien royaume), nous livrant des concepts locaux pour définir ces entités politiques

134 Ce terme est originaire du gaëlique clann, mot qui désignait les groupes constituant la base politico- parentale des organisations politiques irlandaises et écossaises de la période moderne. Ces groupes étaient liés par leur descendance (supposée) commune à un chef et furent la base de l’organisation sociale et politique dans ces sociétés gaéliques. Des voyageurs britanniques des XVIIIe et XIXe siècles utilisaient ce terme propre aux voisins européens colonisés pour des « peuples tribaux » orientaux, amérindiens ou africains. Ces intéressants parallèles sont approfondis dans : Colin G. CALLOWAY, White People, Indians, and Highlanders: Tribal People and Colonial Encounters in Scotland and America, 1 edition, Oxford, Oxford University Press, 2010. 135C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 207.. Le terme « parti », ou « parcialidade », apparaît très souvent chez le missionnaire Rafael de Vide (ACL, MS V., Viagem e missão... fls. 82, 116 ; 127, 141, 142, 235, 252), ainsi que dans le texte portugais original du père Raimundo Dicomano, qui parle de « partido » (António BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) », Studia, 34, 1972, p. 19‑42.) et de « partito » dans son texte original en italien (António BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) », Studia, 46, 1987, p. 318.) (traduit par « clan » dans la version française de Jadin). 136 Le concept de « lignage » (linhagem), devenu d’usage courant dans l’ethnologie du XXe siècle n’est guère employé au Kongo par les observateurs avant le XXe siècle. Il est en effet absent de l’ensemble des sources et des dictionnaires portugais de la période. Blueteau, 335 ; Raphael Bluteau. Vocabulario Portuguez & Latino. 1729. En ligne sur : http://www.brasiliana.usp.br/ 84 complexes. Les termes mvila (pl. luvila) et kanda (pl. makanda) désignaient le caractère des clans bakongos du XXe siècle137.

Les entités que ces ethnographes ont trouvées aux périodes coloniale et post- coloniale étaient des survivances de ces organisations qui composaient l’ancien royaume, mais visiblement transformées dans leur rôle politique, en raison du nouveau contexte et des défis historiques liés aux importantes transitions traversées. Il est cependant difficile de comprendre, à partir des sources des XVIIIe et XIXe siècles, en quoi les makanda consistaient par rapport à celles étudiées au XXe par les ethnologues. Il nous est ainsi impossible de faire une étude approfondie de ces groupes à cette période et il ne nous paraît guère prudent d’inférer que ces institutions soient restées inchangées pendant des siècles ; il ne s’agit pas non plus du sujet de cette thèse.

Cependant, à partir de la lecture croisée des sources des missionnaires des XVIIIe et XIXe siècles et des travaux ethnographiques plus récents, nous pouvons obtenir un schéma partiel du rôle politique des organisations parentales. Ces formalités entre makanda au XXe siècle et au XVIIIe n’est pas non plus notre objet ici. Nous nous intéressons à ces groupes parentaux en tant qu’expression des rapports politiques et sociaux et non en tant que cellules structurelles régissant ces rapports sociaux, comme le veut la tradition structuraliste. Un regard attentif porté sur ces makanda nous révèle le caractère fluide et adaptable de ces entités. De ce fait, l’appréhension de leur rôle politique aux XVIIIe et XIXe siècles au travers de règles structuralistes excessivement figées nous ferait perdre en compréhension138.

Selon les traditions orales des XVIIIe et XIXe siècles, les Kimpanzu et les Kinlaza étaient deux familles descendantes du roi dom Afonso I. D’autres, plus tardives, à la fin du XIXe siècle, remontaient plus loin dans le temps et les associaient au roi forgeron Nimi a Lukeni (Lukeni lua Nimi)139. En ce sens, pour expliquer la division entre les trois

137 Joseph van WING, Études Bakongo: Religion et magie. II, 1959, vol.11 ; K. LAMAN, The Kongo..., op. cit. K. LAMAN, The Kongo..., op. cit. ; Cuvelier, Jean. Nkutama amnvila za makanda, Congo, Tumba, 1934 ; Wyatt MACGAFFEY, Custom and Government in the Lower Congo, Berkeley, University of California Press, 1971 ; John M. JANZEN, Lemba, 1650-1930: A Drum of Affliction in Africa and the New World, Garland Pub, 1982. 138 Pour le cas du Kongo (et d’autres royautés voisines), l’auteur plus important à avoir proposé une interprétation structuraliste de l’organisation politique est Luc de Heusch : L. de HEUSCH, Le Roi ivre ou l’Origine de l’Etat..., op. cit. et Le Roi de Kongo et les montre sacrés, Paris, Gallimard, 2000. 139 Traditions de dom Afonso : J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700- 1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 239‑240.; L. JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685-1702 »..., op. cit., p. 252‑254.; Francisco das Necessidades, Factos memoraveis da História de Angola. Boletim Official do Governo Geral da Provincia de Angola no. 642. 16 Janeiro1858, p. 3. Traditions plus tardives de Lukeni : (J. van WING, 85

« familles rivales », le père Raimundo Dicomano avance qu’il faut comprendre que dom Afonso I eut trois enfants : deux hommes et une femme. Ces enfants auraient respectivement donné naissance aux trois makanda gouvernantes : Kimpanzu, Kinlaza et une troisième inconnue :

Pour donner une idée de ces infants, marquis et fidalgos, il faut se rappeler que le roi dom Afonso, fils de dom Joao, le premier à être baptisé, eut deux fils mâles et une fille. De ces trois enfants se sont formés les trois clans [le texte original en portugais n’a pas le mot « clan », Jadin l’a rajouté] ou familles pris en considération au Congo140.

Le père Dicomano et d’autres auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles invoquent souvent ces trois familles royales issues de dom Afonso I141. Toutefois, seuls les Kimpanzu et les Kinlaza sont nommés et apparaissent comme des groupes actifs dans la dispute du trône au XVIIIe siècle. Chez le père Rafael de Vide, par exemple, la troisième famille semble être, parfois, la branche nord des Kinlaza, celle de Mpangu. Cependant, cette attribution n’est pas claire142. D’après les travaux de Thornton sur le XVIIe siècle, la troisième mvila s’appelait Nkanga a Mvika. Elle aurait été active au début de ce siècle, mais aurait disparu en tant qu’acteur politique au Kongo dans la seconde moitié du XVIIe. Si sa mémoire demeura dans les traditions politiques du XVIIIe siècle, une grande partie des membres de cette kanda auraient été exterminés ou introduits chez des Kinlaza au cours des guerres civiles de la seconde moitié du XVIIe siècle143.

Des traditions orales recueillies plus tard– certaines datant de la fin du XIXe siècle et du début du XXe –faisaient référence non plus à trois familles, mais à deux, comme les versions notées par Van Wing, où ce n’était pas encore Afonso mais le roi forgeron qui apparaît comme le fondateur :

Études Bakongo: Religion et magie. II..., op. cit., p. 28. K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 8‑12. J. CUVELIER, Nkutama a mvila za Makanda..., op. cit.. 140 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 327. 141 Sources qui parlent des deux familles : C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 207. J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 222‑224. Van Wing cite une lettre de Paiva Manso du XIXe siècle qui parle des trois clans issus d’Afonso : J. van WING, Études Bakongo: Religion et magie. II..., op. cit., p. 28‑33. 142 ACL, MS vermelho., Viagem e missão de frei Rafael Castelo de Vide, fl. 296 « …este Reino se compõe de três grandes parcialidades, que são donde se elegem os Reis » ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 127. 143 J.K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 39. 86

Les rois du Congo descendent d’un artisan très habile et très sagace qui fut invoqué, par diverses peuplades, comme l’arbitre de leurs différents et qui réussit, par la suite, à marier ses filles à des chefs voisins. Ainsi se formèrent deux familles, l’une dite des Chimolaza, l’autre du Chipanzu144.

La dualité entre masculin et féminin fut aussi évoquée à plusieurs reprises pour parler de ces deux clans hégémoniques, les Kimpanzu étant un clan qui aurait eu un homme pour fondateur et les Kinlaza une femme. Le Capucin Lorenzo da Lucca, au début du XVIIIe siècle, nous en fournit des indications :

Il faut savoir que deux maisons qui prêtent à la couronne du Congo. L’une est celle de Qumpanzo, l’autre d’Equimolaza. Toutes les deux procèdent de la même souche royale, car ceux de Quimpanzo ont un mâle pour origine et les Equimolazi une femme. Ceux de Quimpanzo, en tant que mâles, ont presque toujours gouverné le royaume, qui leur fut enlevé par ceux de la maison Equimolazi. De là ces inimitiés et ces guerres qu’il y a entre eux. Ils se détruisent l’un l’autre, et tous les deux détruisent tout le royaume145.

Ainsi, le missionnaire transmit une tradition orale locale reposant sur la dyade entre les deux clans, comme les enfants de différents sexes issus d’une même souche ancestrale. Les rôles complémentaires des genres masculin et féminin dans ces traditions traduisent, à notre avis, l’équilibre et la rivalité politique entre les deux makanda hégémoniques pour maintenir le système prévalant dans le Kongo post-décentralisation. Le rôle masculin est attribué aux Kimpanzu pour justifier leur (supposée) prééminence dans le pouvoir, tandis que le côté féminin des Kinlaza serait postérieur et aurait conquis le pouvoir en l’usurpant à l’homme légitime. Il ne serait pas surprenant que cette tradition eût été collectée chez les Kimpanzu, dans la mesure où elle présenter ce groupe comme le pouvoir légitime face à des usurpateurs, sans pour autant nier complètement la légitimité de ses adversaires, du fait de leur origine commune.

Néanmoins, le caractère féminin du pouvoir des Kinlaza allait certainement au- delà du discours de ses adversaires, puisque le pouvoir politique des femmes est une donnée concrète de l’histoire kongo, et notamment dans cette kanda. De plus, de nombreuses sources parlent de dona Ana Ntumba Mvemba, princesse fille du roi Afonso

144J. van WING, Études Bakongo: Religion et magie. II..., op. cit., p. 28. 145 J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 223. 87

I, comme ancêtre du roi Alvaro VI (premier roi de ce clan). Nos informations fragmentaires ne permettent pas de démontrer avec certitude l’existence de ce personnage146. Mais l’existence de ce genre de princesses et de reines comme fondatrices et cheffes de makanda est récurrente147. Chez les Kinlaza en particulier, le pouvoir féminin apparaissait comme notamment important. En ce sens, nous avons évoqué plus haut le rôle de la reine Ana de Leão comme l’un des personnages politiques les plus importants de l’histoire kongo. Pendant sa longue vie, cette reine fut en grande partie responsable de la consolidation des Kinlaza comme force politique majeure tout au long du XVIIe siècle. Pareillement, durant le XVIIIe, les manis Nlaza – ceux qui étaient à la tête des Kinlaza – étaient des femmes148. Ce n’est pas un hasard si ce territoire central, proche de Mbanza Kongo, comprenant Nkondo et Mpemba, était nommé localement « Terres de la Reine »149.

Par ailleurs, dans diverses traditions orales, les Kimpanzu sont invoqués comme l’une des mvila les plus anciennes, fortement ancrée sur le territoire politique traditionnel des Nsundi, où dom Afonso Mvemba a Nzinga fut mani au tournant du XVIe siècle avant de devenir roi. Selon certaines de ces traditions orales enregistrées à la fin XIXe siècle, les Kimpanzu précèderaient dom Afonso I et l’arrivée des Portugais au Kongo150. Cette version est cependant peu crédible, dès lors qu’on la confronte aux sources du XVIIe siècle, étudiées en profondeur par Thornton, en nous révélant une origine plus tardive de ce clan. D’après la version la plus convaincante, Mpanzu a Nimi – le roi Alvaro VI – en serait le fondateur. Couronné en 1636, il serait arrivé au pouvoir après un soulèvement contre son frère Alvaro IV, alors roi. Ce putsch instaura une scission dans le clan original, aboutissant à l’inauguration d’une nouvelle dynastie du nom de son fondateur : « Mpanzu »151. Cette interprétation de Thornton va à l’encontre des traditions orales recueillies par MacGaffey à Nsundi dans les années 1960, dans lesquelles

146 J.K. THORNTON, « Soyo and Kongo: The Undoing of the Kingdom’s Centralization »..., op. cit., p. 116. 147A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 132 ; J.K. THORNTON, « Elite women in the Kingdom of Kongo »..., op. cit. 148 « No reino de Mucundo reina sempre uma rainha com seus Mani, que é cristã, com todos seus vassalos e se chama Dona Cristina de Quinlaza, é viúva […] ». C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 207‑214. J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 222- 224. 149 ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 73. « Estas terras, desde Rio Mbrize até muito perto da Corte, se intitulam terras da Rainha, divididas em muitos Ducados, e Marquesados, dos quais é um o de Pemba, e Senhor dele o dito irmão do Rei chamado dom Afonso de Leão e filhos, e assiste na mesma Banza, aonde estivemos os três meses, chamada Micondo ». 150 K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 16‑18. 151 Telle est l’interprétation de J.K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 39. 88

« Mpanzu a Nimi » – nom du roi Alvaro VI – apparaît comme le « nom sacré » du clan Kimpanzu152. Si ni la tradition orale ni MacGaffey n’ont fait la connexion avec le roi du XVIIe siècle qui avait le même nom, cela nous donne plus de certitude quant à la thèse de Thornton sur l’origine des Kimpanzu issus du putsch du roi Alvaro.

Peu de temps après son arrivée au pouvoir, vers 1638, ce premier roi de Kimpanzu subit à son tour un coup orchestré par une alliance entre le duc de Mbamba et les opposants du Lemba (Bula). Ce fut précisément l’alliance qui donna naissance aux Kinlaza, imposant ensuite le roi Alvaro VI, considéré descendant de dona Ana Ntumba. De ce fait, les clans Kimpanzu et Kinlaza seraient apparus presque simultanément à la moitié du XVIIe siècle dans un contexte d’intense rivalité, de régicides et de coups d’État. Les traditions retinrent ainsi le caractère instable de cette période, faite de coups et de contre-coups, rendant la tâche compliquée pour l’historien contemporain qui cherche à distinguer les informations historiques sur la relation entre les factions et les constructions mémorielles et idéologiques d’affirmation de ces groupes. Ces deux makanda furent ainsi une réponse à la reconfiguration politique opérée pendant le processus de fragmentation. De même, ces deux groupes devinrent ensuite, à partir de la réunification en 1709, les piliers de la réorganisation et de la cohésion du système décentralisé. En d’autres termes, l’antagonisme entre ces deux clans fut d’abord destructeur puis, après un accord entre eux, il fut organisateur d’un nouveau système politique décentralisé. Cette innovation empêcha – grâce à l’instauration du système d’alternance des deux makanda rivales au pouvoir en 1709 – une déstructuration totale de la souveraineté politique kongo153. Cependant, comme nous le verrons au cours de cette thèse, cette ancienne rivalité aura encore des conséquences destructrices pour le Kongo après la fin du XVIIIe siècle.

1.4. Les nkuluntu et les manis : représentation et transmission du pouvoir

Revenons désormais aux manis. Nous avons vu que le chef du village était souvent un aîné maîtrisant les traditions et le plus apte à établir des alliances et à jouer le rôle d’intermédiaire dans les conflits judiciaires des membres du village. Ainsi, en tant que

152 W. MACGAFFEY, Custom and Government in the Lower Congo..., op. cit., p. 42‑43. 153 Van Wing défend que les Kinlaza, « qui sont encore aujourd’hui très répandus dans la région de San Salvador », entrèrent dans la dispute pour la royauté lors de la succession d’Antonio I par Garcia II (fils d’une reine mani Nlaza) : J. van WING, Études Bakongo: Religion et magie. II..., op. cit., p. 33. 89 représentant des membres du groupe, son pouvoir émanait d’en bas, des parents subalternes. Le mani, au contraire, personnifiait un pouvoir qui venait d’en-haut, pour être le représentant du mani supérieur, du roi et des imminents ancêtres kongos. De ce fait, le circuit et la source idéologique du pouvoir des aînés ou nkuluntu (chefs de village) n’étaient pas les mêmes que ceux des manis. À notre avis, Van Wing et puis Randles se trompent en défendant que le chef (mani ou roi) serait un représentant de son peuple. De notre point de vue, le mani était le représentant d’un pouvoir toujours plus élevé, tandis que le chef du lignage/village, à son tour, étaient en réalité ceux qui représentait les membres de son groupe154.

Au Kongo, la hiérarchie des manis était aussi marquée, depuis le XVIe siècle, par l’introduction des titres politiques portugais. Ces titres étaient bien évidemment réservés aux bana Kongo. Les manis de province étaient connus comme « princes », « comtes », « ducs » ou « marquis » selon leur importance dans le royaume. Le mani Soyo, premier mani après le roi, était, pour sa part, appelé « comte de Soyo ». Dans le cadre interne de Soyo, son titre fut toutefois amplifié, pour devenir « prince », titre avec lequel il signait ses lettres et avec lequel les missionnaires s’adressaient à lui. Le mani Mbamba, troisième potentat le plus puissant du Kongo, jouissait du titre de « grand-duc » : marquant ainsi l’importance de son statut – inférieur à celui du mani Soyo, mais néanmoins très puissant dans le royaume. Si ce titre était plus couramment utilisé pour désigner le mani Mbamba, d’autres manis à la tête de grandes provinces, comme celle de Sundi ou de Mpangu, pouvaient aussi être appelés ducs. Selon l’usage courant, les manis des grandes provinces (hormis Soyo et Mbamba) recevaient le titre de marquis, le plus répandu des titres de hauts dignitaires, à l’exemple du marquis (mani) Vunda, de Mossul, de Pemba ou de Nsundi155.

Si cette question de la terminologie des titres peut paraître anodine, il nous semble que, plus qu’un usage arbitraire, ces titres revêtaient une signification politique importante. Plus qu’une fabrication aléatoire imitant les Portugais, une fois concédés par

154 J. van WING, Études Bakongo: Religion et magie. II..., op. cit. reproduit par Randles W.G.L. RANDLES, L’ancien royaume du Congo des origines à la fin du XIXe siècle..., op. cit.) selon laquelle le mani et le roi étaient les représentants des gens est trompeuse. 155 L. JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685-1702 »..., op. cit., p. 460, 475, 453.; J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 270, 274, 285, 322. ACL, MS V., Viagem e missão...fls.37, 198, 234, 268 ;António BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) », Studia, 34, 1972, p. 42.. 90 le roi ou par le mani supérieur, ces titres étaient incorporés comme un langage politique propre pour définir l’échelle hiérarchique des manis au sein du royaume.

En ce sens, le roi avait bien évidemment le titre le plus élevé – ntinu/ntotila/mani Kongo – lui donnant le privilège d’attribuer les titres inférieurs : prince, duc et marquis. Mais, contrairement aux périodes où le pouvoir était plus centralisé, les rois des XVIIIe et XIXe siècles n’avaient plus le pouvoir de choisir les manis provinciaux. Nonobstant, ils conservaient un rôle important, celui de les introniser rituellement à Mbanza Kongo. Certes, le mani Kongo avait une relative influence sur le choix des manis des provinces politiquement les plus proches de Mbanza Kongo, mais celles devenues autonomes créèrent, lors du processus de fragmentation, leur mécanismes propres – leur conseil, des partis internes se disputant le pouvoir, etc. – à l’image du royaume156.

Pareillement, les grands ducs et marquis provinciaux – de Mbamba, Nsundi, Mpangu, Nkondo, Bula, etc. – avaient quant à eux le pouvoir d’introniser des chefs subalternes dans leurs provinces respectives. Si, à l’échelle du royaume, le système était fragmenté, à l’intérieur de ces provinces, les grands ducs et marquis étaient « absolus ». Ces gouverneurs avaient, de ce fait, la prérogative de nommer leurs chefs subalternes et de les contrôler157.

Le caractère particulier de chaque province, pendant le régime décentralisé, tant dans leur organisation interne que dans leurs relations avec Mbanza Kongo, met en lumière la souplesse et l’asymétrie de cet ensemble politique kongo. Quoi qu’il en soit, malgré la décentralisation et les asymétries, les réseaux politiques, ayant à leur tête le mani Kongo, avaient un fonctionnement plus au moins autonome et cohérent. Cette cohérence résidait en grande partie dans la chaîne de transferts politiques entre manis. Les archives ne nous permettent pas de préciser ces chaînes ni la nature des relations internes. Les descriptions de rituels politiques par les missionnaires, réalisés au Kongo dans des situations spécifiques ou festives, nous offrent cependant quelques indices.

Nous brosserons ici un cadre général de cette distinction fondamentale, à partir des sources du début XVIIIe siècle. Ainsi, ce que nous présenterons n’est pas seulement

156 A. BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) »..., op. cit., p. 42.; APF, Fondo scritture riferite ei Congressi Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, fls. 314-31. 157 C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 207‑214. A. BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) »..., op. cit. ; ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 261-262. 91 valable pour le régime décentralisé, mais aussi pour des périodes antérieures. Nous essaierons de saisir à la fois, la structure de plus longue durée, et les spécificités de la période décentralisé. Nous verrons aussi ce qui est plus spécifique des XVIIIe et XIXe siècle, quand nous discuterons l’organisation du commerce, l’exploitation interne du travail esclave par l’aristocratie et le phénomène de fondation des nouveaux (proto-) mbanza.

Tout de même, toujours au XVIIIe et XIXe siècles, en tant que symbole du privilège fiscal des manis, l’un de ces insignes de pouvoir les plus importants, après le mpu, était un sac en raphia ou en fibre d’ananas158 destiné à la collecte des impôts159. La présence constante de cet insigne chez les manis démontre l’importance évidente de la prérogative qu’était la collecte d’impôts, essentielle à l’ordre politique. Ainsi, ces moments politiques majeurs étaient importants non seulement pour des raisons symboliques et rituelles, mais aussi parce qu’ils donnaient lieu à des tributs que les Mussi- Kongo et les manis subalternes payaient aux souverains, que ce soit aux chefs provinciaux ou au roi : biens de prestige, biens agricoles, animaux, etc. Les tributs étaient payés par le chef aîné d’un village, produit du travail des femmes, cadets et esclaves. Mais, la différence fondamentale du fonctionnement décentralisé était justement le fait que le mani provinciaux retenaient les surplus, et ne faisait suivre au roi que des quantités et produits symboliques lors de rituels politiques.

Les moments festifs étaient, pour les manis subalternes, l’occasion de visiter la mbanza de leur mani supérieurs ou du roi pour payer des tributs. Dans la période du pouvoir centralisé avant le XVIIe siècle, ce paiement était considérable et fait en monnaie nzimbu ou en biens de prestige comme les tissus et les métaux en quantité considérable160. Cependant, pendant la période décentralisée, les prestations étaient très symboliques et servaient plutôt à signaler le respect et la reconnaissance du roi et l’appartenance politique du mani au Kongo. Par exemple, pendant le XVIIIe siècle, même en l’absence de roi à Mbanza Kongo, le mani Soyo prenait une partie de ces tributs pour en faire offrande au

158 K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 37. 159 J. van WING, Études Bakongo: Religion et magie. II..., op. cit., p. 37. 160 J. K. THORNTON, « The Kingdom of Kongo, ca. 1390-1678. The Development of an African Social Formation »..., op. cit. 92 roi du Kongo. Il envoyait parfois un tribut avec des biens de petite valeur mais d’une grande importance symbolique, comme quelques noix de cola, par exemple161.

Dans ce sens, le témoignage du père Lorenzo da Lucca au sujet des festivités et des rituels publics à Soyo au début du XVIIIe siècle, parmi lesquels le jour de saint Jacques était le plus important162, nous fournit des indices sur la prérogative fiscale des manis :

À Soyo, comme dans tout le royaume du Congo, on célèbre une grande fête, le jour de S. Jacques, apôtre de l’Espagne, en mémoire d’une victoire attribuée à son intercession. En ce jour, affluent tous les manis des villages, non seulement pour la solennité, mais aussi pour donner le « Baculamento », c.a.d. le tribut à leur prince et recevoir ses ordres pour le bon gouvernement du pays163.

Dans les mbanza les plus importantes, les fêtes duraient plusieurs jours et n’étaient pas seulement le moment de donner des tributs aux supérieurs, mais aussi celui d’une redistribution symbolique et matérielle qui réaffirmait la légitimité des manis subalternes en tant que représentants des grands souverains supérieurs. Le caractère très maigre des tributs payés au roi dans la période du pouvoir décentralisé n’empêchait pas le maintien des moments annuels de mise en scène très poussées en hommage au roi. Ces cérémonies continuèrent à être des occasions majeures de mise en scène, cette fois-ci du pouvoir des manis et de l’aristocratie bana Kongo en général. Les rituels politiques tenus lors de festivités impliquaient continuellement des éléments de communion entre les différents niveaux de la hiérarchie politique par le biais d’insignes de pouvoir, de musique, de danse, de transmission de récits, racontés par le roi ou les chefs aux manis subalternes, etc. Certains des éléments qui participaient à la ritualisation du pouvoir seront traités plus en

161L. JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685- 1702 »..., op. cit., p. 452‑454.; J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700- 1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 148‑149. 162 Dom Afonso est à l’origine de l’établissement de ce jour come date principale des festivités politiques au Kongo (le « kongo national day » selon Thornton). AFONSO, António Luís FERRONHA, PORTUGAL et MINISTÉRIO DA EDUCAÇÃO, As cartas do « Rei » do Congo, D. Afonso, , Grupo de Trabalho do M. da Educação para as Comemorações dos Descobrimentos Portugueses, 1992, p. 21. Linda HEYWOOD, « Mbanza Kongo/São Salvador: Culture and the Transformation of an African City, 1491 to 1670s », in Emmanuel AKYEAMPONG (éd.), Africa’s Development in Historical Perspective, New York, NY, Cambridge University Press, 2014, p. 367‑389. 163J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 118. 93 détail dans les prochains chapitres. C’est notamment le cas des objets politiques et des insignes de pouvoir (chapitres II et III).

Focalisons-nous, pour l’instant, sur les banquets publics, qui donnaient lieu à d’importants rituels, au cours desquels la nourriture constituait un élément privilégié pour exprimer les rapports de prestation et de redistribution. À cet effet, dans le cas des repas rituels, le père Lorenzo note que la valeur de la nourriture ne tenait pas à sa quantité, mais à sa signification politique :

Un autre jour a lieu le festin donné par le comte [de Soyo]. Il sert à manger à tous, si bien qu’il faut tuer un grand nombre de bœufs et d’autres animaux. Cependant avant de distribuer les plats qui sont en bois, on fait appeler les Pères Missionnaires pour bénir (…). Après la bénédiction, le comte s’assied par terre sur un tapis et commence à faire la distribution de la façon suivante. Il envoie à chaque mani un plat qui contient de la viande, avec une quantité proportionnée d’ « infundi »164. (…) Ayant reçu le plat, ils se mettent à faire le partage entre les leurs, qui ne reçoivent qu’une quantité équivalant à deux noix. Mais pour eux la quantité n’importe pas. Il leur suffit que cette nourriture vienne de leur prince, qu’ils estiment pour ainsi dire comme Dieu. (…) Ainsi finit ce festin. Le prince leur donne congé et tous s’en vont dans leurs villages, joyeux et contents165.

La description du missionnaire nous apprend que les manis subalternes ou le chef de village offraient des produits agricoles et d’élevage au souverain. Une partie de ces produits était cuisinée puis offerte par le mani à ses sujets au cours de ces mêmes festivités. L’acceptation des aliments bruts, leur préparation et la dévolution (partielle) de ces aliments cuisinés lors des repas collectifs constituaient en soi un rituel politique.

Lors des fêtes publiques, ces rituels n’étaient pas toujours réservés à l’aristocratie, les Mussi-Kongo pouvant parfois y prendre part eux aussi. Dans ce cas, tel que le laisse voir la description du père capucin, la distribution lors de repas collectif exprimait nettement les hiérarchies établies. Le roi ou le prince servait leurs manis subalternes qui, à leur tour, faisaient de même avec les leurs, parvenant à toutes les personnes présentes.

164 En kikongo ancien, « nfungi » (ou « nfundi ») désigne un plat à base de pâte ferme faite de farine de manioc (parfois de maïs) garnie d’une sauce à la viande mijotée et d’huile de palme. On l’appelle actuellement fungi en Angola ou foufou au Congo et ailleurs. 165J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 119. 94

En dehors des moments de fêtes publiques annuelles, ces cérémonies étaient le monopole du roi, de ses ministres et des manis régionaux, c’est-à-dire de l’aristocratie couronnée.

Voyons par exemple un épisode datant du milieu du XVIIIe siècle. Un missionnaire capucin qui se trouvait à Soyo invita le prince à un dîner solennel dans le couvent des Capucins. Il faut préciser que les missionnaires étaient considérés comme des figures politiques centrales, en ce qu’ils étaient étroitement liés à la royauté kongo (comme nous l’approfondirons dans le chapitre suivant portant sur le catholicisme politique), ce qui explique leur participation à ce rituel de communion du pouvoir avec les grandes figures locales. Mais, ignorant complètement les usages politiques locaux, le missionnaire fut étonné par les cérémonies auxquelles ce dîner donna lieu. Dans la citation ci-dessous (un peu longue, mais néanmoins très riche), le missionnaire décrit le rituel politique qui généra de profonds malentendus en raison du décalage entre les usages en Europe et ceux du Kongo :

Il [le prince] vint accompagné de ses principaux courtisans. M’étant mis à la table avec lui, je lui dis qu’il se servît et gageât suivant son plaisir de tout ce qui se trouvait devant lui. Mais quoi ? Sans prendre aucun aliment et sans parler, il resta à m’observer. Je l’invitais de nouveau à manger, mais il ne répondit point à ma sollicitation et ne voulut point manger. Que fis-je ? Je me mis à distribuer des bribes du repas à ses courtisans qui se tenaient debout autour de la table. À peine l’eut il vu, qu’il attira vers lui le plus grand des plats qui se trouvait sur la table et sur ce plat, outre ce qui s’y trouve déjà, il mit tous les autres aliments qui étaient posés devant nous (…). Alors se levant, il saisit un plat de fèves qui se trouvait aussi sur la table, cuite à la mode de ce pays c’est à savoir écrasées et liées ensemble comme de la polenta. Il prit donc ce plat et en donna une poigné à chacun de ces courtisans. Ceux-ci la reçurent la bouche grande ouverte (…). En même temps ils bâtaient des mains, ce qui est la démonstration du plus humble remerciement à leur prince. Or, j’appris par la suite que pour composer une étiquette aussi hors du propos, qui à son avis était supérieure et plus grondeuse que n’importe quelle étiquette de l’Europe, et pour l’établir, il avait fait une consultation avec ses plus fins politiques, afin de montrer sa magnificence et me prouver combien il était honoré que je l’eusse admis à ma table. 166

166 La Pratique missionnaire des PP. Capucins Italiens : dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, Éditions de l’Aucam, 1931, p. 92‑93. 95

Sans comprendre (ou sans vouloir comprendre) le sens politique du cérémonial, le père fut étonné de voir que les principaux délégués fussent honorés de recevoir de la nourriture directement des mains de leur prince. De fait, les mises en scène du pouvoir semblaient souvent ridicules ou absurdes aux yeux des étrangers167. Néanmoins, dans ce cas, le mépris était aussi renforcé par les préjugés ethnocentriques du missionnaire168. Des descriptions de rituels similaires à Mbanza Kongo évoquent le même rite de distribution de nourriture. Dans les cérémonies présidées par le roi, les manis, des gens (nous ne savons pas à quel point les villageois étaient aussi impliqués) provenant de tout le territoire et les ambassadeurs de royaumes et chefferies voisines (comme celui des terres de la reine Nzinga au début du XVIIIe siècle) célébraient le pouvoir. Pour cela, ils communiaient autour d’un repas offert « en mains propres » par le roi :

Il est vraiment étonnant de voir que pour une bouchée de viande ou de pate bouillie, ceux de la cour restent assis jusqu’au soir attendant l’heure fixée. Ils estiment plus cette bouchée que n’importe quoi, uniquement parce qu’elle vient du roi ou de leur prince. En ce temps se trouvaient lá aussi trois ambassadeurs : l’un de la reine Zinga, un autre de la reine Donna Anna, et un troisième du duc de Bamba. Ces ambassadeurs et leur suite étaient nourris par le roi169 .

Au-delà des fêtes annuelles, d’autres moments politiques marquants donnaient lieu à la collecte d’impôts par les manis, notamment les couronnements et les funérailles de souverains. Le couronnement du roi à Mbanza Kongo ou celui d’un grand mani recevant son mpu et autres insignes était également l’occasion d’importants rassemblements. Des cadeaux prestigieux, des gibiers et d’autres tributs étaient alors offerts au nouveau roi ou prince. Une fois ces « paiements » réalisés, les manis les plus notables avaient aussi le rôle de construire la maison du nouveau prince (car celle de son prédécesseur était brûlée après sa mort). Suite au couronnement et à la construction de cette maison, un feu était allumé à l’intérieur du « palais ». Ce feu – pris en charge par un

167 En travaillant sur les rituels courtisans dans diverses sociétés, Balandier démontre que le ridicule ou la plaisanterie font partie de la mise en scène du pouvoir. Selon l’anthropologue, il s’agit d’une inversion symbolique qui représenterait le désordre, réaffirmant le caractère idéologique du pouvoir en tant que promoteur de l’ordre social. Georges BALANDIER, Le Pouvoir sur scènes, Paris, Fayard, 2006, p. 82‑117. 168 « Le cérémonial de ces sauvages, et surtout des princes de ces pays, est si extravagant qu’il choquera certainement le missionnaire, s’il ne se donne point la peine de considérer qu’il émane de peuples toujours restés incultes et à l’écart du trafic et du commerce du monde ». La Pratique missionnaire des PP. Capucins Italiens..., op. cit., p. 93. 169 J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 338‑339. 96 esclave de la cour – devait rester allumé tant le prince était vivant. Les principaux manis subalternes allaient chercher de ce même feu pour l’emporter dans leurs mbanza respectives où il était distribué à leurs subalternes locaux. Le feu était clairement un symbole de la source du pouvoir royal, et sa distribution conférait légitimité politique au aux grands manis.

Cette transmission de légitimité politique avait cependant un prix. Dans le cas des manis intermédiaires, intronisés par des manis plus puissants, ceux-ci devaient payer des sommes considérables (du bétail, des dizaines de poulets, des sacs de farine, etc.)170 en échange de l’investiture. Bien évidemment, une partie de ces prestations leur était offerte par leurs propres subalternes ou par les chefs de villages de leur territoire.

La mort des manis était elle aussi un moment clé politique tributs. Premièrement, ces décès donnaient lieu à des cérémonies de grandes funérailles dispendieuses, qui devaient être organisées au plus vite, car le nouveau roi (ou mani) ne pouvait être couronné qu’après le départ rituel du précédent. S’agissant de personnes politiquement et spirituellement très puissantes, les offrandes et les fêtes rituelles se devaient d’être à la hauteur, c’est-à-dire très onéreuses. Deuxièmement, la mort de grandes figures était rarement considérée comme un phénomène naturel, à l’exception des souverains très âgés. Ces décès étaient plutôt perçus comme le résultat d’attaques politiques, donnant alors lieu à de violents règlements de compte. Les supposés régicides voyaient leur domaine saccagé, leurs esclaves, bétails et produits agricoles volés, etc. Dans ces conflits entre factions rivales de l’aristocratie, c’était bien souvent les villageois, les paysans et les esclaves qui en payaient le prix fort. Si ces évènements étaient exceptionnels et faits de violence, ils révèlent une même logique de prestations brutalement prises par les détenteurs du pouvoir171.

Faisons un exercice : pensons au parcours d’un bien alimentaire (un sac de farine de manioc) ou une bête d’élevage (une chèvre par exemple) de sa production à sa redistribution par le chef au cours de fêtes publiques. La farine était produite par le travail des femmes mussi-kongo ou par les esclaves ; et la chèvre était élevée par un homme cadet ou par un esclave. Les sacs de farine et la chèvre finissaient directement en

170L. JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685- 1702 »..., op. cit., p. 477‑279.: 171 K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 79- 85. Selon le père Rafael, « […] atribuem as mortes, principalmente dos grandes, aos feiticeiros, que os matam e em cada morte destes há muitos distúrbios, e mortes de outros, mocanos ou crimes, etc. » (ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 261-262). 97 possession du mani ou passait par le nkuluntu (chef de village) local. Ces tributs étaient, pour les familles (nzo), ou pour le nkuluntu, un moyen de s’assurer protection et sécurité. Le mani garantissait aussi la fertilité des terres et le maintien des gens, puisque ce seigneur occupait le poste de représentant vivant d’ancêtres puissants et qu’il était rituellement initié par le plus notable nganga de la région. Ce mani tirait cette légitimité politique de la reconnaissance d’un mani supérieur, à savoir le seigneur provincial avec un titre de duc ou de marquis. Mais cette légitimité avait aussi un prix, puisqu’il devait régulièrement verser des cadeaux à son gouverneur pour recevoir le bonnet mpu et d’autres insignes de pouvoir lors de son intronisation. Il réalisait aussi ces payements envers son gouverneur dans les fêtes publiques et solennités exceptionnelles (couronnement et mort) que nous venons de décrire. Imaginons que, lors d’une fête publique, le sac de farine et la chèvre finissent aux mains de ce gouverneur comme un cadeau ou tribut au même titre que celles de manis d’autres régions. Le gouverneur en prenait ensuite une petite (parfois infime) part pour la verser par la suite au roi du Kongo en guise de tribut symbolique annuel afin de réaffirmer son rôle légitime de dépositaire de la glorieuse et sacrée tradition politique kongo. Le roi du Kongo recevait ce sac de farine et cette chèvre lors d’une fête annuelle et l’ajoutait à d’autres produits venant de diverses régions du Kongo, donnés par des dizaines d’autres ducs et marquis. Le roi investissait immédiatement (une bonne partie de) ces produits dans l’ostentation et la redistribution, offrant de grands banquets s’étalant sur plusieurs jours de fête. Préparés par les mains des reines (ou de ses esclaves de confiance), les produits acquis de la sorte étaient transformés en plats cuisinés qui allaient être distribués aux gouverneurs par le roi, puis aux manis subalternes et ainsi de suite.

Cet exercice nous montre que les « mains » des villageois (cadets, femmes et esclaves) nourrissaient non seulement l’aristocratie, mais aussi la transmission et le maintien du corps politique du Kongo172 – un royaume constitué de réseaux connectés par des représentations, des tributs et des redistributions des biens, des titres et de la légitimité, sous le contrôle de l’aristocratie des mbanzas.

Si ce schéma plus général était plutôt le même depuis le XVIe siècle, nous assistons à un bouleversement, parfois même à une coupure des liens de coercition/obligation dans la dernière échelle de transmission (c’est-à-dire des manis

172 Selon Thornton, la « noblesse » (nobility) était composée de non-producteurs (non-producers) qui tiraient des bénéfices de l’exploitation des villages par le biais de « loyers » (rent) et de l’exploitation du travail esclave dans les mbanzas. J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 17. 98 provinciaux au roi) pendant l’énorme crise de la fin XVIIe et début XVIIIe siècle. À partir de la mise-en-place du système décentralisé, nous assistons à une reconstruction des liens de suzeraineté, mais avec une faible capacité de coercition du roi envers ces subalternes. Dans ce nouveau cadre, il est possible que les biens agricoles et le bétail, et d’autres produits comme les noix de cola et le vin de palme prirent une place centrale comme tributs, ce qui, pendant la période centralisée, était plutôt réalisé en monnaie nzimbu ou en biens de luxe de haute valeur (tissus raffinés, bijouterie, métaux)173.

Dans ce sens, le père Piero da Bene nous présente une image intéressante de ce système qui l’étonnait vers 1817. A ces yeux, le Congo vivait « en état d’anarchie, tout en ayant un roi » :

Le Congo vit en état d’anarchie, tout en ayant un roi. Il est comme s’il n’en avait pas. Chacun est roi, ceux qui sont appelés ducs, marquis, et comptes. Après le couronnement, cependant, tous reconnaissent le roi au moins nominalement, mais le roi n’ayant les moyens de se faire obéir est réduit à se taire. Les tributs qu’ils reçoit sont insignifiants. Dernièrement le comte de Sohio envoya comme présent au roi une demi-douzaine de noix de kola. Les recettes de la couronne se réduisent aux deux marchés qui se tiennent à Sao Salvador où le roi perçoit la valeur d’un esclave.

Nous voyons ainsi que certains manis de provinces, tout en étant « chacun roi » dans son domaine, versaient une partie de leurs recettes au roi du Kongo, même si en quantité symbolique, pour réaffirmer leur appartenance au grand royaume et leur rôle de représentant provincial du mani Kongo. En même temps, les manis reproduisaient les rituels politiques avec ces chefs subalternes dans le cadre de leurs « petits royaumes ».

Certains biens de consommation étaient toujours présents (noix de cola, vin de palme et nourritures lors de banquets et fêtes), car ils étaient ceux qui permettaient, de par leur consommation partagée la communion politique avec le pouvoir. À partir du XVIIIe siècle, avec la reconstruction des liens symboliques entre Mbanza Kongo et les provinces, ces biens alimentaires acquirent la place centrale pour ce jeu politique et idéologique entre les manis et le roi. Car, comme l’observèrent de nombreux missionnaires de la période

173 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 329. 99 du Kongo décentralisé : même si le roi est « pauvre », il est toujours respecté et bien nourri ; aliment qui était aussi redistribuée en forme de communion politique174.

Mais, si le roi ne reçoit que des tributs plutôt symboliques et en forme de biens de consommation, d’où retirait-il les objets de luxe, les tissus, les bijoux, et des produits pour sa subsistance ? D’où retirait-il sa force militaire, qui même plus faible que celle de périodes antérieures, continuait à exister ? Notre réponse serait : de trois sources principales, i) des tribunaux où le roi et les manis étaient juges, ii) des réseaux commerçants de la traite, iii) de l’exploitation du travail d’esclaves. Nous décortiquerons ces trois sources du pouvoir matériel du roi dans la suite de ce chapitre. Voyons ci- dessous.

1.5. Pouvoir juridique des manis : le roi et le mani Vunda (juge suprême)

Une sphère fondamentale du pouvoir du roi et des manis se trouvant au cœur de l’ordre politique kongo était celle du pouvoir judiciaire. Nous avons vu que le chef du village était l’autorité juridique maximale de son groupe, duquel il était parfois l’ainée, responsable de la médiation et du jugement des conflits concernant ses membres. Le nkuluntu était aussi l’« avocat » ou le représentant légal des parents et villageois lors de procès judiciaires contre les membres d’autres groupes. Le mani, à son tour, avait un pouvoir supérieur aux groupes locaux, jouant le rôle de principal arbitre des conflits, en d’autres termes, celui de juge. Les manis et le roi étaient donc les juges suprêmes dans le cas de querelles entre villages locaux, mais aussi dans le cas de conflits entre ses manis subalternes. Ainsi, dans l’espace kongo, la hiérarchie des manis était aussi une hiérarchie juridique. En théorie, si un individu était mécontent de la décision d’un mani local, il pouvait faire appel au mani supérieur, puis au roi du Kongo. De même, un conflit judiciaire entre manis de différentes mbanzas ou provinces était jugé par leur supérieur

174 Néanmoins, même si cette idée d’un roi pauvre est reflexe des faible pouvoir économique dans la période décentralisé, elle est aussi fruit d’une rhétorique des sources missionnaires qui visait dégrader l’image du mani Kongo. Ce regard comparait souvent ce roi aux royautés européennes qui cumulait énormément des biens, des terres et de l’argent. Ainsi, ces observateurs ne comprenaient généralement pas ce que constituait la richesse au Kongo.

100 dans l’échelle des chefs couronnés, voire par le roi175. Dans la plupart des cas, le mani ne jugeait pas les procès tout seul, mais entouré des conseillers qui formaient un tribunal présidé par celui-ci. Aussi, dans le cas d’un conflit entre deux manis, un troisième mani supérieur (supposément neutre) pouvait être invité à jouer le rôle de juge176.

Voyons comment le majeur portugais Castro décrivit une audience du tribunal royal qu’il témoigna au milieu du XIXe :

Il me reste encore à dire sur le roi et sa forme de gouvernement : il est absolument despotique et décide même des cas mineurs, et fait audience tous les jours, du lever jusqu’au coucher du soleil, ne se levant que pour déjeuner, toujours à midi, il n’y a aucune loi que ce soit, il décide toujours selon son bon-plaisir ou conformément aux us et coutumes de ses aïeux, ou ce qu’il se figure comme étant tradition. Cependant les audiences sont toujours assistées par une cour qui se compose de ducs et de marquis, qui peuvent tous prendre part à la discussion, mais ils ne parlent pas sans demander la parole, qui leur est concédée jusqu’à trois fois, en marquant avec son bâton un trait sur le terrain à chaque que l’on en fait usage ; le roi ne les interrompt pas, peut suivre leur avis ou non ; n’importe quel type de crime se paye, et la sentence est marquée par un paiement qui est proportionnel à la gravité du délit […] 177.

Selon le témoignage de Castro, même ayant un pouvoir faible en autres matières, le pouvoir du roi en tant que juge était « absolument despotique ».

175 A. BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) »..., op. cit., p. 33-35 ; J. van WING, Études Bakongo: Religion et magie. II..., op. cit., p. 39‑44. ;TESSENS (F. Vic. gen.) La Pratique Missionnaire de PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, 1747 : Louvain, L’AUCAM, 1931, p. 80. 176« [...] deux parties d’accord. Quand ensuite, il y a un procès entre les gens de deux chefs, alors ils choisissent un troisième chef plus influent et en leur présence et celle de son justicier major, les procureurs avec les juges des plaideurs défendent le procès de la façon suivante. » L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 331. 177 « Resta-me falar do rei e da sua forma de governo: ele é absolutamente despótico e decide ainda os casos mais pequenos, faz audiência todos os dias desde que nasce o sol até que se põe, levantando-se apenas para almoçar que é sempre ao meio dia, não tem leis de qualidade nenhuma, decide sempre a seu bel-prazer ou conforme os usos e costumes de seus antepassados, o que lhe consta por tradição, porém às audiências assiste sempre uma corte que se compõe dos duques e marqueses, e todos podem tomar parte na discussão, porém não falam sem pedir a palavra, que lhes é concedida até três vezes, marcando com o seu bastão um risco no terreno por cada uma das vezes que dela fazem uso; o rei não os interrompe na mais pequena coisa e pode seguir o seu parecer ou deixar de o seguir; toda a qualidade de crime se paga, e a sentença marca o pagamento que é proporcionado à gravidade do delito […]. » : Boletim da Sociedade de Geografia, de Lisboa, 2.ª Série, n.º 2 (1880), pags. 53 a 67 Disponibilisé en ligne par Arlindo Correia, O CONGO EM 1845: Roteiro da viagem ao reino do Congo, por A. J. de Castro ; http://arlindo- correia.com/161208.html (dernière consultation janvier 2020) 101

Or, ces procès étaient aussi des moments importants de transmission de biens de l’échelon social le plus bas vers le plus élevé. Selon le droit coutumier kongo, l’offre de cadeaux aux membres du tribunal (roi ou mani et ses conseillers) était une condition pour que les témoignages et les « avocats » des deux parties soient entendus par le tribunal178. Le missionnaire Dicomano nous livre une description de ce mécanisme à la fin du XVIIIe siècle :

Quand, ensuite, il y a un procès entre les gens de deux chefs, ils choisissent alors un troisième chef plus influent et, en leur présence et celle de son principal justicier, les procureurs avec les juges des plaideurs défendent de la façon suivante. Le chef qui cite l’autre devant un troisième, comme juge, doit être le premier à exposer ses raisons. Cependant, avant de parler, il doit déposer aux pieds du juge une certaine quantité d’argent, je ne sais combien, un porc, une chèvre, etc. puis parler. Ayant dit ce qu’il avait à dire, le juge dit à l’autre de venir tel jour pour répondre au juge. Ensuite, le juge, avec les principaux justiciers et les macotas, mange ce que l’autre a payé. Lorsque l’autre chef vient pour répondre, il doit faire la même chose, parce que ces juges n’écoutent pas les raisons sans avoir d’abord le cadeau à leurs pieds. Certainement, au cours de ces procès, de nombreux vols ont lieu, parce qu’ils les font revenir de nombreuses fois, avant de donner la sentence179.

Nous voyons ainsi chez ce missionnaire que dans les procès en justice, le pouvoir judiciaire était un mécanisme matériel et symbolique fondamental de l’ordre politique. Les jugements étaient donc des moments de réaffirmation du pouvoir des manis, aussi bien que des moments de confiscation des biens – mais aussi de redistribution – d’une échelle hiérarchique inférieure par ceux de niveau supérieur.

Ce pouvoir juridique des manis s’appliquait de manière plus despotique dans les espaces exceptionnels, comme les marchés, en raison de la dangerosité de ces rassemblements. Dans ce cas, le mani choisissait des officiers délégués pour assurer le maintien de l’ordre et le bon déroulement de sa représentation sur le marché. La teneur des peines pour le crime commis était elle aussi plus sévère, et leur application plus

178 Tel est encore le cas tout à fait diffèrent, pour les jugements actuels de droit coutumier à Mbanza Kongo, comme nous avons pu l’observer lors de notre terrain en 2017. Nous avons-nous-mêmes dû donner quelques cadeaux au Lumbu (conseil et tribunal coutumier des « autorités traditionnelles ») pour être écouté et pour avoir des informations dans le cadre de notre enquête. 179 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 331. 102 spectaculaire. Ceux qui commettaient des vols, des viols ou arnaquaient dans un cadre commercial (parmi d’autres crimes) étaient condamnés à mort. Les crimes commis dans l’espace-temps du marché étaient souvent punis par la peine la plus sévère, normalement réservée à ceux qui commettaient des crimes contre les chefs, à savoir l’enterrement de la personne vivante.

Laman nous fournit une riche description de la condamnation et du rituel d’exécution d’une peine exceptionnellement violente à Nsundi à la fin du XIXe siècle. Ici, le chef se rendit au marché pour le rituel punitif, levant temporairement l’interdit. Avant son arrivée, une sépulture fut creusée sur le marché, à la vue de tous. Muni de son épée – l’un des principaux insignes de pouvoir –, le chef arriva au marché, protégé par des officiers responsables du maintien de l’ordre :

Après avoir dansé et chanté, le chef Lulendo lit la loi à haute-voix une fois de plus. Entre chaque paragraphe, les bamayaala [ses officiers représentant sur le marché] chantent et dansent. Mais les gens doivent rester en silence. À la fin, le chef suprême danse et chante : « A qui appartient ce pays ? » - « C’est le vôtre ». Après cela, il fait des petites incisions sur le corps du criminel et cours immédiatement et rapidement à la maison au village sans regarder autour. Les bamayaala restent où ils sont. Ils obligent le criminel à descendre dans la fosse ; enfonce un piquet dans sa tête et son corps et jettent de la terre dans la tombe180.

Certes, chez Laman il s’agit d’une période plus tardive où le système juridique était très bouleversé par une domination coloniale importante, ce qui donna aux juges locaux une autre visage, même plus despotique. Ce cas est tout de même utile compte tenu de sa richesse en termes de détails.

Nous voyons bien que le marché était en effet un lieu privilégié d’exhibition du pouvoir du chef, au travers d’une violence punitive exceptionnelle. Dans ces rituels punitifs, le pouvoir judiciaire était indissocié du politique. Nous ne pouvons pas affirmer que la même méthode était employée un siècle avant, mais certainement il y a eu des

180« After dancing and singing Lulendo’s chief reads out the law again. Between each paragraphe the bamayaala [ses officiers représentant sur le marché] sing and dance. But the people must remain silent. At the last, the pramount chief dances and sings : « Who owns this country ? » - « it is yours ». After this he makes small incisions in the criminal’s body and immediately runs quickly home to the village without looking around. The bamayaala stay where they are. They cause the criminal to be lowered into the pit ; drive a stake through his head and body and scoop earth into the grave. » K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 121‑123. 103 continuités entre le Kongo décentralisé et le début de la période coloniale ainsi que des transformations.

Dans le contexte décrit ci-dessus par Laman, celui de la province du Nsundi entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, le chef local était presque totalement autonome par rapport au Kongo. En cette période, l’impossibilité de faire appel au roi faisait du mani local (Lulendo chief) le juge le plus puissant. Selon les descriptions de Laman, ce pouvoir était symbolisé, avec une cruelle ironie, au moment où le chef interpelait le condamné au bord de la mort : « qui est le chef de la ville ? Êtes-vous le successeur de la mbanza ? », « voulez-vous faire appel, voulez-vous aller à [Mbanza] Congo ? », « ressaisissez-vous, c’est Nzambi [Dieu] qui l’a voulu »181. Nous avons ici un exemple tardif, mais extraordinairement parlant, d’une coupure juridique de la province vis-à-vis du pouvoir central de Mbanza Kongo. Ce processus commença à prendre fin à la fin du XIXe siècle, quand la fragmentation était presque totale et que le Kongo était gouverné par un roi installé par les Portugais et la couronne du Kongo, par qui la royauté allait bientôt être abolie en 1914.

Pour autant, au XVIIIe siècle et durant la première moitié du XIXe, Mbanza Kongo semblait encore avoir une place significative en tant qu’instance judiciaire suprême. Bien évidemment, cette importance était limitée à certaines provinces plus intégrées dans les enjeux de la royauté. Dans le cas des provinces plus autonomes, gouvernées par de grands seigneurs comme le mani Soyo ou le mani Mossul, le recours des procès n’arrivait que très rarement au mani Kongo. Quoi qu’il en soit, les rois – pour le moins certains rois plus agissants – gardaient une influence juridique et la prérogative de diriger (sinon d’annuler) les décisions judiciaires d’instances inférieures. En ce sens, même les observateurs les plus sceptiques par rapport à l’autorité royale – comme le père Dicomano – admettaient que le rôle de juge était, pour le roi, un instrument important de son pouvoir dans le Kongo décentralisé182.

Le roi et les manis n’exerçaient pas le rôle de juge individuellement ; ils étaient assistés (et surveillés) par un conseil de makotas, des notables locaux. Les makotas constituaient une espèce de jury local, tandis que le mani était une espèce de juge supérieur. Les membres de ce conseil du mani avaient aussi pour rôle de représenter

181 K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 121. 182 A. BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) »..., op. cit., p. 33‑35. 104 juridiquement le mani aux tribunaux supérieurs et à l’extérieur de ses domaines, c’est-à- dire dans d’éventuels conflits judiciaires contre d’autres manis. De même, les makotas locaux, ainsi que les conseillers du roi, assumaient le rôle de médiateurs entre le roi et ses sujets en cas de conflit ou de rupture de leur légitimité183. Si ce mécanisme fonctionnait de façon plus au moins similaire aux échelles provinciales, cette fonction de conseil nous semble revêtir une importance toute particulière.

Dans les royaumes voisins du nord (Loango, Kakongo et Ngoyo) aux XVIIIe et XIXe siècles, le pouvoir était beaucoup plus centralisé autour du roi – mamagoy, maloango – et de ses agents mambuco et mafouco directement choisis par le monarque184.

Au Kongo, au contraire, même s’il y avait certains ministres importants nommés par le roi (comme le prince nlumbu ou « rei de fora »), les conseillers étaient ceux qui jouaient le rôle de « ministres » pour les questions les plus sensibles, comme les guerres ou la gestion du commerce, entre autres. À la fin du XVIIIe siècle, les missionnaires étaient constamment en contact avec le conseil. Celui-ci intervenait souvent pour jouer les intermédiaires dans la relation – qui n’était presque jamais directe – entre le roi et les missionnaires, et les Européens en général. Ainsi, le conseil royal avait le rôle de négociateur et de médiateur entre différentes sphères politiques, soit le point d’équilibre du pouvoir des manis185. Si, au Kongo, l’existence d’un conseil royal est probablement aussi ancienne que l’institution de la royauté, celui-ci n’acquit un rôle absolument central qu’à partir du début du XVIIIe siècle. Avec la réunification politique, le rôle du conseil et des manis extérieurs invités comme juges était encore plus central comme garants de la fragile monarchie face aux éventuels déséquilibres provoqués par des contre-pouvoirs

183 « Chaque seigneur de banza et libata possède un macota ou vieux, appelé Manipemba ou justicier major. Lorsqu’il a quelque difficulté entre deux parties ou quand, ensuite, il y a un procès entre les gens de deux chefs, ils choisissent alors un troisième chef plus influent et, en leur présence et celle de leur justicier major, les procureurs et les juges des plaideurs défendent le procès […] » L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 330‑331. 184 Malgré la centralisation, Oliveira Pinto (dans la continuation de ce que Serrano et Martin avaient proposé) démontre un phénomène de progressive autonomisation des « nouvelles lignages » liées au commerce, par rapport au roi du Ngoyo : A.O. PINTO, Cabinda e as construções da sua história (1783- 1887)..., op. cit., p. 193‑241 ; P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 21‑24. 185 ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 287 ; J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 120‑121.; A. BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) »..., op. cit., p. 35‑36. 105 internes : cas des grands manis provinciaux ou des makanda rivales, des traîtres et des conspirateurs à l’intérieur de la cour, etc.186.

En ce sens, un personnage émergea dans l’histoire politique du Kongo comme le plus important du conseil en question : le mani Vunda, considéré comme étant le « premier conseiller » (« conselheiro-mor ») ou le « juge suprême » du pays. Ce seigneur avait la tâche de contrôler le roi – pouvant revoir ou annuler des décisions royales – et de faire le médiateur dans la relation entre la couronne et les autres instances politiques de la société kongo. En qualité de premier membre du conseil, il était aussi régent après la mort d’un roi et pendant les transitions entre règnes. Lors de la mort d’un roi, le conseil royal se réunissait sous la présidence du régent mani Vunda, pour faire part de la mort du roi à « tous les marquis [et marquises], princes [et princesses] et infants [et infantas] ». Ils étaient tous invités aux funérailles du roi, qui se tenaient régulièrement le deuxième samedi après sa mort. Le mani Vunda était alors responsable de récupérer les insignes du pouvoir royal et de les garder jusqu’au couronnement d’un nouveau souverain – rôle de la plus haute importance dans la mesure où ces objets donnaient souvent lieu à des disputes impitoyables entre groupes rivaux187.

Le nouveau roi devait être choisi par une élection au sein du conseil. Les aristocrates qui remplissaient les conditions pour accéder au trône présentaient leur candidature, envoyant des cadeaux au conseil, pour la plupart destinés au mani Vunda. Les candidats devaient donc être suffisamment puissants pour trouver de gros cadeaux dans ce court laps de temps entre la mort du roi et la réunion du conseil – cadeaux qu’ils obtenaient en général par la spoliation des villages de leur territoire. De ce fait, les candidats les plus forts étaient presque toujours déjà des manis chefs de province. D’ailleurs, la principale garantie de la viabilité d’un candidat était son statut de muana Kongo (infante). Le père Dicomano (qui participa à ce processus en 1794) témoigne que, en tant que fidalgos mussi-Kongo, aucun des dix membres du conseil ne pouvaient appartenir aux makanda royaux qui prétendaient au royaume, pour empêcher qu’ils fussent eux-mêmes candidats, ce qui ne veut en aucun cas dire qu’ils étaient impartiaux188.

186 Nous traiterons dans le prochain chapitre du travail de terrain que nous avons poursuit chez l’actuel conseil des chefs traditionnels de Mbanza Kongo. Sur ce sujet revoir aussi l’introduction de cette thèse. 187 A. BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) »..., op. cit., p. 34‑35. 188 Dicomano, p. 30-31 ; Da Lucca, p. 114-118. 106

Cette règle opérante à la fin du XVIIIe siècle nous semble relever d’une spécificité de la période décentralisée. Dans le cadre du royaume centralisé, le conseil était formé par des chefs des principaux provinces (parmi lesquels, en plus de l’évident mani Vunda, le mani Mbata, parfois les manis Nsundi et Soyo189), le roi avait un pouvoir plus absolu et ces gouverneurs subalternes était beaucoup plus proches de la cour. Comme ces manis était basés dans des centres politiques (parfois) lointains, le conseil faisait ses réunions plus sporadiquement et était convoqué notamment en cas de crise, à l’instar de déclarations de guerre, ou de la mort du roi. La fragmentation politique et l’affaiblissement de l’institution royale et pour conséquence de faire évoluer le conseil vers un rôle plus autonome et indépendant par rapport au roi190. Nous avons des exemples où le conseil décida même de déposer un roi avant sa mort, invitant un autre à prendre sa place191. Dans le même sens, nous assistons à des décisions royales annulées par le conseil ou le mani Vunda, qui gagne la prérogative de réappréhender fortement le roi pour sa conduite incompatible192. Dans d’autres exemples très intéressants, nous voyons l’action du conseil qui oriente, et surveille des rois para rapport à ses échanges diplomatiques avec des gouverneurs de l’Angola ou d’autres pouvoirs africains193. Ainsi, le mani Vunda, aussi bien que le conseil, devint un agent politique et juridique de toute premier ordre dans ce nouveau cadre du système politique décentralisé.

189 Des missionnaires (Merola, Zucchelli, Cavazzi) dans diverses périodes, nous présentes des informations différentes quant au nombre des conseillers (électeurs) et leurs provinces d’origine. La présence des manis Mbata, Nsundi, Soyo est plus courante A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 240. J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit., p. 32. 190 Plusieurs exemples des rois de la fin XVIIIe et du XIXe siècle démontrent un grand pouvoir du conseil comme agent régulateur du roi. Par exemple, quelques lettres des rois (comme Afonso V, dom Antônio II, dom Henrique I, et dom Garcia) dans lesquelles ce rôle est explicite ou implicite, par le roi lui-même. Voici quelques exemples : « (…) mas segundo o nosso custume dos reis do Congo não mandamos embaixada aos Governadores de Luanda sem primeiro consultar todos os duques, príncipes e marqueses do Congo [...] », AHU, CU, Angola, cx. 70 doc. 23, lettre de dom Afonso V ; « (…) esta cadeira de El rei do Congo é de eleição, e por cujo motico todos os Senhores do Nobre conselho Real me mandaram chamar para vir vir botar fora a este reformado Dom Henrique (…) », Caixa 106, doc. 22, lettre de dom Garcia V. 191 AHU, CU, Angola, cx. 107, doc. 21. 192Situation décrite par le père Raimundo : « Quando se ouviu a voz do Marquês [de Vunda ] que, saindo de um buraco daquela parede de palha, dizia que eu não era escravo, e que estando doente podia partir quando quisesse, e que era uma vergonha para a nação congolesa dizer que um Sacerdote era escravo, sem poder voltar a Luanda quando queria, então acalmaram-se e o Rei concedeu-me a licença »; une situation assez similaire fut vécue et décrite par le père Rafael dans un règne antécédente d’une autre kanda: ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 291-292 193 Aussi, il y a des éléments de décontentement des gouverneurs de l’Angola face à ce rôle régulateur du conseil face au roi : « Vejo que está muito, muito enganado, e que os seus conselheiros lhe não explicaram nada [...] mostrando-se tão ingratos e desconhecidos, não se lembrando VM de que aos Portugueses deve o estar a presidir essa cadeira do Congo » AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. Dans un autre moment, le gouverneur accuse le roi dom Henrique d’être manipulé et trompé par des conseilleurs : ANA, Códice 87 A-19-1, fl. 21-23 ; códice 88, A-19-2, fl. 27. 107

Dans ce contexte, après l’élection, le mani Vunda était responsable d’une première intronisation du roi. Une deuxième intronisation était ensuite faite par un prêtre catholique. Les témoignages de missionnaires sur ces rituels d’intronisation sont évidements très limités et partiels. Les ecclésiastiques européens participaient certes au conseil et à plusieurs événements publics liés à la transition de règne, mais ils étaient en revanche écartés des cérémonies plus spirituelles et secrètes. Dans ce cadre, des rituels importants de manipulation du pouvoir des ancêtres, et probablement aussi de forces de la nature, avaient vraisemblablement lieu. Nous avons des indications (non exactes) du rôle du mani Vunda dans la préparation rituelle initiatique du roi et dans les rituels exclusifs avant son couronnement, qui avaient certainement lieu lors de la remise des insignes sacrés au nouveau roi. Dans ce rituel, selon Dicomano (qui en témoigna à la fin du XVIIIe siècle), le nouveau roi était amené sur la place centrale de Mbanza Kongo et se mettait à genoux face au mani Vunda qui lui frottait le visage avec une poigné de terre en criant « Vive le roi ! ». Une deuxième intronisation était faite par le missionnaire lors d’une messe publique à la cathédrale de Mbanza Kongo. À partir de l’intronisation publique du mani Kongo par le mani Vunda, ces deux seigneurs avaient la stricte interdiction de se rencontrer. C’était là un moyen d’assurer l’autonomie de ces piliers politiques, l’un par rapport à l’autre. Cette séparation s’explique aussi par le rôle important du mani Vunda en tant que juge suprême au Kongo à cette période. Nous avons vu que la hiérarchie des manis couronnés – allant des chefs de mbanza locales jusqu’au roi – fonctionnait comme instance juridique. Suite à un désaccord ou à une contestation de la décision d’un mani et du conseil local, un chef local pouvait faire appel au mani supérieur, puis au roi. L’instance suprême, au-dessus du roi, était le mani Vunda. Nous avons d’ailleurs des exemples intéressants de l’intervention du mani Vunda, remettant en cause les décisions des rois. Les missionnaires eux-mêmes faisaient souvent appel à Vunda, mais aussi à d’autres membres du conseil, contre des décisions prises par le roi. Cette stratégie des missionnaires était courante dans la période de décentralisation, pour assurer une autonomie relative des monarques194.

194 Les pères Raimundo et Raphael firent appel, dans des contextes et des époques différentes, d’abord au conseil, puis au mani Vunda pour intervenir dans leur conflit avec le roi (ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 291-292). L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 331. : « Ainsi fut fait lorsqu’on traita de ma rançon, tous avec le roi ne voulaient pas m’autoriser à partir, après avoir pris le grand cadeau qu’avait envoyé le seigneur général. Seul, le prince était d’accord pour mon départ, grâce au cadeau que je lui avais fait. J’avais également envoyé un peu d’eau de vie et d’autres cadeaux au dit marquis. Ce fut lui et le prince qui parlèrent en ma faveur. Une fois sorti, la voix dudit marquis, par un trou de cette paroi de paille ou il était 108

Au-delà des procès en justice, le mani Vunda devait également valider les décisions du roi concernant des thèmes centraux, comme la guerre. Aussi, le roi – qui était interdit de circuler hors d’une zone spécifique où se trouvait sa maison, hormis pour aller à la messe – devait demander l’autorisation au mani Vunda pour des sorties exceptionnelles, pour aller participer à des batailles par exemple. Lorsque le roi consultait le juge suprême, de même que dans les cas d’appel aux décisions judiciaires royales, le roi devait aller dans une cabane qui avait un trou de paille donnant sur l’extérieur, sans que les deux ne pussent s’entrevoir. Là, le souverain exposait sa volonté et donnait ses arguments, suite à quoi le mani Vunda donnait sa décision, à laquelle le roi n’avait pas le droit de répondre195.

Mani Vunda fit l’objet d’importants débats dans l’historiographie sur le Kongo. Les interprétations sur ce personnage sont issues de débats plus larges sur les origines du royaume du Kongo. Dans le cadre de ce débat, plusieurs chercheurs ont identifié mani Vunda comme étant l’héritier des « maîtres de la terre » : le représentant des « autochtones » de la région. Comme nous l’avons vu, les traditions orales présentent comme version de l’histoire de fondation du royaume du Kongo, celle de la conquête perpétrée par un guerrier-forgeron exceptionnel qui, grâce à ses facultés et sa maîtrise des techniques, aurait su s’imposer sur des peuplades dispersées (politiquement et géographiquement éparpillées) de la région kongo. Selon certains, cette conquête aurait été plus au moins consensuelle, les autochtones étant intéressés par l’accès aux techniques et par la protection de ce puissant roi étranger. Ce puissant chef - selon certains auteurs s’appellerait Kabunga – aurait été le responsable de la médiation entre les nouveaux arrivants et les habitants, accord formalisé par le supposé mariage d’une fille de Kabunga avec le conquérant Lukeni. De nombreux chercheurs ont interprété l’importance du mani Vunda pendant des siècles d’histoire kongo comme une confirmation d’un « caractère dual » de la royauté. Cela serait, selon certains, un phénomène structurel qui expliquerait la division entre l’aristocratie d’origine étrangère et les peuples originaires de la région, dominés (de manière plus au moins consensuelle) par ces aristocrates196. Si cette thèse est

caché, dit que je n’étais pas un esclave et qu’étant si malade, je pouvais partir et que c’était honteux pour la nation des Congolais de prétendre qu’un prêtre soit tout comme un esclave, alors tous acquiescèrent et applaudirent et le roi accorda l’autorisation ». 195 Ibid., p. 330. 196 Sahlins, dans son récent chapitre sur la question de la source étrangère du pouvoir au Kongo, défend que le caractère structurel expliquerait le succès de la domination coloniale (« success of stranger-colonial rule in Africa ») en raison d’une supposée tendance des « peuples aborigènes » (« aboriginal people ») à voir les étrangers comme les « détenteurs de potentialités merveilleuses » (« control of marvelous 109 assez communément admise dans l’historiographie du Kongo et nous paraît digne d’intérêt, nous ne disposons pas de suffisamment d’indices pour affirmer avec certitude que le mani Vunda des XVIIIe et XIXe siècles fusse l’héritier d’un chef ou d’un magicien autochtone ayant existé quatre siècles auparavant. En réalité, Cuvelier identifie le mani Mbata comme le premier conseiller et arbitre de la royauté pour des périodes avant le XVIIe siècle. Thornton propose des critiques ardues à cette thèse, défendant qu’il s’agit d’une association trompeuse ; où Cuvelier (ensuite Hilton et les chercheurs qui l’ont suivi) aurait confondu le nom du « prêtre autochtone » Zacuta avec un personage de nom Nesaku, et ensuite et l’avait associé au clan du XXe siècle « Nesaku ne Vunda », par conséquent au mani Vunda197. Quoiqu’il en soit, il nous semble, pour notre part, que l’argument structuraliste se laisse influencer par un discours idéologique qui justifierait la place centrale du mani Vunda par un ancrage dans un temps immémoriale.

Il convient toutefois d’admettre que dans le cas du mani Vunda (comme dans d’autres cas, concernant les origines prétendument anciennes ou immémoriales des postes politiques), le discours idéologique avait des conséquences bien réelles sur le plan politique et social. Le pouvoir exceptionnel du mani Vunda en tant que contrepoids du roi faisait de lui un personnage capital du système politique décentralisé opérant aux XVIIIe et XIXe siècles, parce qu’il jouait le rôle de médiateur entre plusieurs sphères politiques et entre factions se disputant le pouvoir. Ce rôle devint encore plus central après la décentralisation, quand le roi est devenu un personnage plus au moins symbolique

potencies »). Voici la citation : « As such metahuman powers of life and death come from the outside, so do the human rulers who will instantiate them inside. (Ergo, Frazer cogitates.) And given such cosmic powers, one can see why a foreign identity is an enduring attribute of the ruling aristocracy: an ethnic distinction that may well survive their cultural assimilation by the aboriginal people—as the recurrent historic expression of a paradigmatic “myth.” To follow the argument of Aidan Southall ([1956] 2004: 230), another such historical metaphor of a mythical reality was the early success of stranger-colonial rule in Africa, based likewise on the Europeans’ apparent control of marvelous potencies: in this case as evidenced by their extraordinary wealth and terrifying firearms—that is to say, powers of life and death ». M. SAHLINS, « The atemporal dimensions of history: In the old Kongo kingdom, for example ».., op. cit., p. 159. Cette idée simplifie un processus historique de longue durée et bien plus complexe. Sahlins ignore complètement l’expérience de plusieurs siècles de contacts avant la période coloniale (entre le XVe et le XIXe siècles), de négociations et de conflits entre les sociétés africaines et les empires européens, retirant aux femmes et aux hommes africains la capacité de comprendre les enjeux politiques et économiques coloniaux et d’agir historiquement. La méconnaissance de Sahlins de l’histoire du Kongo nous étonne, car, au Kongo (du nord au sud, d’est en ouest), la haine envers les Portugais était générale dès le milieu du XVIIe siècle, et les confrontations militaires et diplomatiques avec l’empire portugais installé à Luanda étaient monnaie courante au cours des siècles suivants, ce qui apparaît clairement dans d’innombrables archives et sources historiques, et est déjà compris dans les archives coloniales. De plus, les élites kongo (mais aussi de nombreuses autres sociétés africaines) disposaient, pendant la période précoloniale, d’un accès aux marchandises et aux armes à feu (« extraordinary wealth and terrifying firearms ») en grande quantité, circulant par des réseaux commerciaux globaux auxquels le Kongo était connecté pendant toute la période moderne. 197 J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit., p. 37‑38. 110

(dépendant des conjonctures et de l’individu au pouvoir), alors que le chef du conseil a gardé une capacité régulatrice importante.198

1.6. Marchés, caravanes et « diaspora commerçante » : les liens entre commerce et ordre politique

Le royaume kongo décentralisé des XVIIIe et XIXe siècles était un réseau hiérarchisé de redistribution politique – se traduisant en pouvoir juridique, en titres, en objets politiques (que nous traiterons dans le chapitre IV), en biens agricoles – gouverné par une aristocratie lignagère. Ces réseaux politiques, juridiques et matériels n’étaient pas seulement alimentés par la production agricole et l’élevage, et par la circulation à courte échelle, mais aussi en grande partie par le commerce à longue distance.

Le royaume du Kongo fut, dès sa constitution autour de 1400, un espace ouvert au commerce continental avec les sociétés voisines d’Afrique centrale, mais également au commerce de longue distance avec des sociétés plus éloignées, au sud, au nord et à l’est du territoire. De multiples sources (archéologiques, orales et linguistiques) nous offrent des indices de la relation intrinsèque entre le développement du commerce et la centralisation politique du Kongo vers le XIVe siècle, à l’instar d’un grand nombre de sociétés de cette région entre les XIIIe et XVe siècles199.

Ce n’est donc pas à partir du développement du commerce atlantique que le lien entre commerce et pouvoir se développa au Kongo. Divers produits qui exigeaient une spécialisation dans l’élaboration et la distribution – comme le sel, les métaux (surtout le fer), les produits agricoles ou le poisson – étaient transportés du littoral vers l’intérieur du continent, au travers de différentes zones géographiques de l’Afrique centrale, cela bien avant l’installation de la traite atlantique200.

198 Il faut dire aussi que tout ce qui vient d’être exposé jusqu’ici vise à éclairer les rapports internes de pouvoir de manière quelque peu schématique et structurelle. Cependant, offrir une histoire ou une sociologie des titres politiques ne revient pas à dévoiler l’histoire des hommes et femmes qui les portèrent. De ce fait, cet exercice structurel nous semble insuffisant pour historiciser les acteurs et leurs usages des positions de pouvoir. Bien au contraire, il ne s’agit là que d’une introduction au reste de cette thèse, notamment aux deuxièmes et troisièmes parties, dans lesquelles nous chercherons à donner des noms aux acteurs et à mettre en lumière leurs rôles mouvants – dépassant bien souvent les règles préétablies par la hiérarchie des manis – pour saisir au mieux les transformations politiques eu cours de 1780 à 1860. 199 Jan VANSINA, Paths in the Rainforests: Toward a History of Political Tradition in Equatorial Africa, University of Wisconsin Press, 2006, p. 93‑95 ; J. VANSINA, How Societies Are Born: Governance in West Central Africa before 1600, University of Virginia Press, 2004, p. 165‑177. 200 Philip D. CURTIN, Cross-Cultural Trade in World History, Cambridge University Press, 1984, p. 17‑26. Dans le cas de Loango, par exemple, cette compétence pour la commercialisation à longue 111

De toute évidence, le commerce atlantique, notamment après son augmentation considérable au XVIIIe siècle, devint un facteur de plus en plus central pour le dynamisme et les enjeux politiques internes du royaume du Kongo. Dans les sociétés africaines connectées à ce réseau, les conséquences du commerce transatlantique, principalement la traite des esclaves, sont, depuis des décennies, un important sujet de débat dans l’historiographie africaniste. Si la portée politique de la traite esclavagiste dans les périodes précédant le XVIIe siècle peut être discutable (pour certains), il est en revanche indéniable que vertigineuse croissance de cette activité au cours du XVIIIe siècle transforma significativement les rapports de force et les enjeux de pouvoir dans le grand espace kongo et constitua l’un des facteurs ayant conduit le Kongo à la fragmentation et aux guerres civiles201.

Si la traite fut l’un des facteurs de déstabilisation politique, elle fut aussi une base importante de la réunification de la royauté en 1709. Cela s’explique par le fait que le commerce avec l’Europe et les nouvelles marchandises qu’il introduit devinrent, au XVIIe siècle, et plus encore après la réunification en 1709, une source importante du maintien du système politique. Le commerce était en effet organisé autour de ces centres politiques (mbanza) et dépendait considérablement de la protection et de l’appui logistique des manis locaux, pour lesquels il recevait des droits en marchandises202. Ainsi, les routes caravanières alimentaient ces potentats en biens nécessaires à la conservation et à l’ostentation de leur statut supérieur (tissus ou coquillages utilisés comme monnaie, perles, armes à feu, armes blanches, poudres, mobilier, pipes, etc.), ce qui facilitait la coercition militaire et idéologique des chefs de mbanza subalternes, des chefs de libata

distance de sel et de cuivre précéda l’arrivée des Européens, après laquelle cette expertise fût mobiliser pour approvisionner la traite atlantique en esclaves et en ivoire : P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 34‑35. 201 Pour le cas du Kongo, Herlin voit l’enrichissement et la montée en puissance des chefs de la côte par la traite comme un facteur de fragmentation. S. (B. ) HERLIN, « Beyond Decline »..., op. cit. Pour expliquer cette fragmentation, et notamment l’autonomisation du Soyo, Thornton privilégie plutôt les facteurs internes, notamment l’ « indépendance » du Soyo par rapport à Mbanza Kongo et les conflits internes entre les factions aristocratiques. J.K. THORNTON, « Soyo and Kongo: The Undoing of the Kingdom’s Centralization »..., op. cit.. Pour le cas des sociétés voisines, Martin nous révèle que, dans le cas du Loango, au contraire du Kongo, la croissance de la traite augmenta la centralisation politique, car le malonago et ses ministres contrôlaient strictement le commerce esclavagiste. P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 158‑173. 202 Joseph C. MILLER, Way of Death: Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 1730–1830, Madison, Wis, University of Wisconsin Press, 1996, p. 173‑178 ; J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 43‑46 ; P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 69‑70. 112

(villages) et des couches inférieures de la société203. Nous approfondirons la question de ces objets de luxe et leur importance politique dans le chapitre IV. Ici, nous allons nous centrer sur le rapport entre organisation interne du commerce et ordre politique.

Pour bien comprendre cette relation et l’importance du commerce en tant que support du pouvoir, mais aussi pour saisir le rôle des manis en tant qu’arbitres du commerce, il faut comprendre la différence entre : 1- le commerce à petite et moyenne échelles – inter-village – de produits locaux (huile de palme, farine de manioc, vin de palme, bétail, etc.) ; et 2- le commerce à longue distance de produits spécifiques d’écosystèmes (parfois lointains) ou d’activités hautement spécialisées visant notamment le commerce atlantique (tissus, cire, ivoire, métaux, etc.)204. Parmi ces activités commerciales fortement spécialisées et intrépides, la plus importante était bien évidement le commerce d’êtres humains mis en esclavage.

Il faut souligner que, quand nous traitons de marché (comme principe ou comme lieu) au Kongo, ou en Afrique précoloniale de façon générale, il est trompeur d’appliquer à ce terme la signification libérale occidentale. Au Kongo, comme dans d’autres réalités africaines précoloniales, le marché n’était jamais autorégulé, mais soumis à l’ordre politique comme précondition pour son organisation et maintien205. En ce sens, le terme « marché » peut exprimer une institution économique plus large ou bien le lieu du marché

203 De nombreuses sources diplomatiques et témoignages de missionnaires et de trafiquants d’esclaves, mais aussi des sources archéologiques et visuelles, exposent ce flux d’objets et de marchandises aux mains des manis locaux et des agents de la traite. Des travaux actuels sur ces sources matérielles nous donnent de riches précisions sur ces objets et marchandises globales, ainsi que sur leurs usages politiques au Kongo : B. CLIST, P. de MARET et K. BOSTOEN, Une Archéologie Des Provinces Septentrionales Du Royaume Kongo..., op. cit. C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit. Nous traiterons des objets et marchandises plus profondément dans le quatrième chapitre de cette thèse. 204 Cette différence a d’abord été conceptualisée par Bohannan et Dalton, puis par Curtin (et finalement par Miller comme « trade » et « marketing »). Paul BOHANNAN et George DALTON, Markets in Africa, Evanston, Northwestern University Press, 1962, p. 5‑30 ; P.D. CURTIN, Cross-Cultural Trade in World History..., op. cit., p. 2‑5 ; J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 173‑178. Jan VANSINA, « Long- Distance Trade-Routes in Central Africa », The Journal of African History, 3-3, novembre 1962, p. 375‑390. 205 Une tradition de pensée libérale (tradition amorcée avec Locke) tend à mobiliser le concept de marché dans son sens libéral comme une caractéristique générale des sociétés humaines dans l’histoire. Or, cette approche naturalise le phénomène de développement d’institutions économiques parallèles et autonomes vis-à-vis de l’ordre politique. Des anthropologues, économistes et historiens africanistes ont, à partir des travaux pionniers de Carl Polanyi, déconstruit cette approche et montré son inapplicabilité dans la période dite « précapitaliste » : Karl POLANYI, Dahomey and the Slave Trade: An Analysis of an Archaic Economy, University of Washington Press, 1940 ; Karl POLANYI, The Great Transformation, 1ère éd., New York, Farrar & Rinehart, 1944 ; P. BOHANNAN et G. DALTON, Markets in Africa..., op. cit. ; C. MEILLASSOUX, « Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’auto-subsistance », Cahiers d’Études Africaines, 1-4, 1960, p. 38‑67 ; Philip D. CURTIN, Economic change in precolonial Africa: Senegambia in the era of the slave trade, 1975 ; P.D. CURTIN, Cross- Cultural Trade in World History..., op. cit. ; J.C. Jane I GUYER, Family and farm in southern Cameroon, Boston, Mass., Boston University, African Studies Center, 1984. MILLER, Way of Death..., op. cit. 113

(« market places ») qui était organisé à l’extérieur des mbanza ou aux carrefours à l’intérieur du territoire, au croisement de routes de long trajet206. Ces marchés physiques – points d’échange entre des gens venus de diverses localités de la région – étaient établis dans des endroits politiquement et géographiquement stratégiques pour les caravanes comme pour les manis207.

Nous avons vu que le roi et les manis jouaient un rôle juridique important dans la médiation des conflits entre (ou membres, représentés par leurs chefs de) villages d’une même région. Ici apparaît un autre élément important de l’essence de leur pouvoir, celui de régulateurs du rapport potentiellement dangereux entre les groupes locaux et le commerce extérieur, d’où venait divers groupes de la région. Le marché devait ainsi se tenir régulièrement à la périphérie de la mbanza du mani, dans une localité sûre par rapport aux villages et aux mbanza. En tant que lieu de rencontre et de négociation entre une multitude de personnes et groupes différents, le marché était un espace dangereux. De nouveaux conflits pouvaient y émerger et des règlements de comptes entre différents groupes, factions politiques ou concurrents économiques pouvaient y avoir lieu. Les femmes risquaient d’être kidnappées ou violées, les enfants enlevés et les autres attaqués, battus ou pillés. Pour ces raisons, le roi dans le cas de Mbanza Kongo et plus généralement les manis (pour le restant du territoire) prenaient en charge l’ordre policier et juridique de ces marchés publics. Le marché devenait une zone importante d’exercice du pouvoir de l’aristocratie, le théâtre de l’ostentation du pouvoir. Aussi, compte tenu de la circulation des personnes et des richesses, le mani qui y était présent pouvait se faire corrompre ou ne pas résister à des propositions inconvenantes faites par de puissants commerçants ou des étrangers208.

Outre les marchés locaux, le Kongo possédait une autre institution centrale dans le commerce, à savoir les caravanes de longue distance. L’organisation du commerce à longue distance, conjointement aux diasporas marchandes (nous le verrons plus bas), jouait un rôle hautement spécialisé et complexe. Les réseaux commerciaux à grande échelle, connectant la côte à l’intérieur du Kongo, étaient déjà présents avant

206 Cette distinction est bien expliquée par : Bohannan et Dalton : « market as a principle »/ « market place » P. BOHANNAN et G. DALTON, Markets in Africa..., op. cit., p. 3‑16. 207 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 173‑178 ; J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 43‑46 ; P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 69‑70. 208Laman nous présente un cadre très détaillé et complet du rôle de l’ordre politique dans le règlement des marchés à la fin du XIXe siècle. Même avec ces spécificités et précautions, nous croyons que ces renseignements nous sont utiles pour saisir un rapport de plus longue durée entre la constitution du pouvoir des mani et l’activité économique centré sur les marchés. K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 150‑151. 114 l’établissement de la traite des esclaves. Ils reposaient sur des produits spécifiques à certaines régions : les tissus, l’ivoire, les métaux, le poisson séché, le sel et autres. Certains groupes sociaux qui vivaient à proximité de la côte avaient déjà bien développé des systèmes commerciaux à longue distance, notamment de sel de mer et de poisson séché depuis la côte vers l’intérieur du continent. En Afrique centre-occidentale, comme dans d’autres régions telle que la Sénégambie, ces marchands originairement de poisson et de sel inversèrent petit à petit leurs activités commerciales. De la vente de produits côtiers en direction de l’intérieur des terres, ils se convertirent, à partir du XVIIe siècle, au commerce d’esclaves de l’intérieur du continent vers la côte, pour vendre les « marchandises » humaines aux Européens209.

Ainsi, le caractère spécialisé de ce commerce à grande échelle persista et s’accentua au Kongo avec les caravanes esclavagistes. Ce commerce infâme était très complexe et risqué, générant des dégâts, des déséquilibres et des conflits dans de nombreuses sociétés. Il exigeait un important savoir-faire, ce qui favorisait son monopole par des groupes (politiques, ethniques, sociaux) spécifiques, hautement spécialisés. Plus généralement, en Afrique centre-occidentale, aux XVIIIe et XIXe siècles, les réseaux esclavagistes de l’intérieur du continent (arrivant jusqu’à la Lunda210) étaient notamment contrôlés par des marchands vilis, yakas, teke, mossorongo/soyos et des pombeiros luso- africains. Ces trois premiers groupes de marchands (vilis, yakas, zombo et tekes211) étaient issus de sociétés voisines du Kongo, originaires de régions se trouvant au nord du fleuve Congo, à la différence des Mossorongos et Zombo, qui étaient des Kongos originaires respectivement de Soyo et Mbata212.

Pour comprendre la primauté de ces groupes comme agents de la traite, il faut savoir que le fleuve Congo – à l’instar d’autres fleuves – était le couloir commercial le

209 BIRMINGHAM, David, Trade and Conflict in Angola : The Mbundu and Their Neighbours under the Influence of the Portuguese 1483-1790, Clarendon Press, 1967, p. 133‑151 ; P.D. CURTIN, Cross-Cultural Trade in World History..., op. cit., p. 16‑23. Selon Curtin, quand l’environnement était homogène, il y n’avait pas besoin de commerce à longue distance, alors que, quand il y avait plusieurs environnements différents entre localités voisines, il y avait une plus grande spécialisation du commerce. Des frontières écologiques comme le Sahel ou la zone entre la savane et la forêt tropicale sont des zones d’intense commerce et circulation. 210 J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit., ; selon Dicomano : « Ceux de Lunda et de la region du fleuve Zaire vont vendre les esclaves aux Mobires et ceux-ci vont les vendre aux ports de Cabinda, Sonho et autres ports et de là obtiennent des etoffes, des pots, des houes ou du cuivre dont ils font les idoles. Ils obtiennent de la poudre, des quincailleries, du fer, etc. » L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., 211 AHU, CU, cx. 50, doc. 65. 212 AHU, CU, cx. 25, doc. 8; S. (B. ) HERLIN, Trade and Politics on the Kongo coast. 1790-1890..., op. cit., p. 64‑68. 115 plus important de la région213. Ainsi, les marchands africains spécialisés dans la traite des esclaves à longue distance étaient des groupes issus de « cultures aquatiques », traditionnellement engagées dans la pêche et l’extraction de sel ou de métaux comme le cuivre et le fer214.Ce n’est donc pas un hasard si les ports et les comptoirs commerciaux les plus importants dans la traite étaient installés aux embouchures des fleuves, ou près de celles-ci, comme à Mpinda, Cabinda, Ngoyo et Malembo, à proximité de l’embouchure du fleuve Congo. A partir du début du XIXe siècle, notamment avec la répression britannique de la traite, les ports aux berges ou sur des iles du fleuve Congo, comme Boma et Noki et d’autres, gagnèrent une grande importance215.

De ce fait, dans ce cadre, le Kongo et les sociétés voisines au nord avaient leur principal carrefour commercial au Malebo pool, bien à l’intérieur vers le nord-est du fleuve Congo. Le marché d’esclaves le plus important, celui de Pumbu, se trouvait donc dans cette région. D’autres routes caravanières descendaient vers le sud en direction des ports de Mpinda et d’Ambriz. Ces dernières passaient par les provinces de Mpangu, de Nsundi, de Mbata, et souvent par Mbanza Kongo216.

Dans le cas des caravanes qui traversaient le territoire kongo, les agents commerciaux les plus influents étaient les Vilis (également évoqués dans les sources comme Mubiris) : des individus culturellement apparentés aux Kongos et parlant une langue dérivant du kikongo (le fiote). Les Vilis étaient un groupe voisin, au nord de la région du royaume du Kongo, originaires notamment du royaume du Loango, politiquement autonome par rapport au Kongo. Malgré certains liens historiques et idéologiques révélés par les traditions orales, on ignore encore si le Loango ne fut jamais effectivement soumis politiquement au Kongo217.

Les proximités culturelles et territoriales entre ces royaumes ne se traduisent pas en similitudes en termes des transformations qu’ils ont subies à partir du XVIe siècle à l’épreuve de l’ouverture du commerce esclavagiste atlantique. Différemment du Kongo, le royaume du Loango garda, jusqu’au XIXe siècle, un système politique assez centralisé, avec un roi fortement engagé dans la traite des esclaves, contrôlé par son mafuco. Le

213 AHU, CU, Angola, cx. 65, doc. 64; cx. 71, doc 7. 214 P.D. CURTIN, Cross-Cultural Trade in World History..., op. cit., p. 18‑26. 215 P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 132‑135. 216 AHU, CU, cx. 60 doc. 1 ; AHU, cx. 63, doc. 52 217 P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 7‑14. Sur le Loango, voir le travail très approfondi A. MERLET, Autour du Loango, XIVe-XIXe siècle..., op. cit. 116 maloango (roi du Loango) était l’autorité suprême sur son territoire et régnait sur sa cour proche de la côte. Ce souverain avait pour éventuels concurrents les seuls agents qu’il nommait lui-même. Au contraire du Kongo, ce roi ne devait pas faire face à une pluralité de manis dans des provinces et régions autonomes en termes politiques et économiques. Au Loango, comme au Kakongo et au Ngoyo, l’augmentation de la traite – avec l’arrivée des Hollandais, des Français et des Britanniques à partir du XVIIe siècle – généra une centralisation politique importante et la montée en puissance du roi, de la même manière que ce qui se passa dans la province du Soyo. Au Kongo, le processus fut plutôt inverse, l’explosion de la traite commerciale atlantique au XVIIe siècle ayant généré une décentralisation politique218.

Les Vilis étaient déjà d’importants extracteurs et forgerons de métaux, ainsi que de grands producteurs de sel de mer. Il n’est donc pas surprenant qu’à l’arrivée des navires hollandais, puis français et britannique, au fil du XVIIe siècle, les Vilis devinssent, dans la région, les spécialistes par excellence du commerce esclavagiste à longue distance. Mais le rôle commercial des Vilis dans la traite esclavagiste ne se cantonna pas à leur territoire et à leur port, leurs opérations s’étendant largement à l’Afrique centrale au fil de la croissance de la traite219.

Nous avons vu que, en général, les marchés demandaient la présence de pouvoirs locaux pour assurer la sécurité et l’ordre juridique et ainsi protéger le commerce. De même, les caravanes commerciales dépendaient très fortement de toute la chaîne des chefs des territoires par lesquels elles passaient. Loin de la protection des manis, les caravanes n’avaient pas leur passage assuré, ne disposant ni de nourriture ni de lieu pour s’installer pendant leur long voyage, pendant lequel les captifs devaient être nourris, soignés (pour éviter les morts) et en même temps contrôlés (pour éviter les fugues et les révoltes). Comme c’était déjà le cas pour le négoce de longue distance pré-XVIIe siècle, ce commerce d’esclaves dépendait absolument de l’engagement et du partenariat avec les pouvoirs installés sur le lieu du marché, sur le chemin et à proximité du port de commerce. Bien évidemment, tout cela avait un coût pour les caravanes, les taxes de passage étant élevées et une bonne partie des biens de luxe et des monnaies – coquillage nzimbu, tissus

218 P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 74‑91. S. (B. ) HERLIN, « Beyond Decline »..., op. cit. 219 Miller parle de l’action des Vilis à Luanda et sur le lointain marché de Pungu Andongo : J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 224‑228 ; Jill DIAS et Valentim ALEXANDRE, O império africano 1825- 1890, Lisbonne, Estampa, 1992, p. 326‑327. 117 de raphia, manilles, etc. –, payée aux caravaniers par les Européens en échange d’esclaves, finissait aux mains de l’aristocratie kongo220.

Le paiement de péage lors des passages n’était cependant pas une stratégie suffisante pour assurer le commerce à longue distance. Des liens plus durables étaient souvent établis entre les groupes marchands et les pouvoirs locaux : par exemple avec des alliances scellées par mariage ou avec l’installation de gérants du commerce sur le territoire kongo. Ces liens plus durables assuraient un accord entre pouvoir politique local et pouvoir économique commercial des étrangers qui organisaient l’entreprise esclavagiste, garantissant des bénéfices plus durables pour tous deux221.

En ce sens, une stratégie plus stable pour les groupes marchands vilis au Kongo était, au-delà des caravanes passagères, d’établir des réseaux plus fixes dans des régions stratégiques de passage des caravanes ou des lieux d’acquisition d’esclaves. Autrement dit, ces Vilis s’établissaient dans des quartiers à l’extérieur des mbanza, formant des camps (ou kilombos, comme la documentation portugaise de l’époque les définissait) pour leur négoce, ce qui était une stratégie intéressante de matérialisation des réseaux marchands.

Nous n’avons malheureusement pas d’informations très précises sur ces installations vilis et sur le rapport qu’ils entretenaient avec le pouvoir des manis et la population locale. Le concept de diasporas marchandes peut nous être très utile pour comprendre l’organisation des réseaux commerciaux au Kongo et leur rapport avec l’ordre politique local. Cette idée fut théorisée, dans le cadre de débats africanistes sur l’organisation du commerce dans les sociétés marchandes, par Abner Cohen (qui a travaillé notamment sur les Haussa en Afrique de l’Ouest), puis par Phillip Curtin (qui l’a amplifié à divers cas africains), et plus récemment par d’autres historiens comme Sanjay Subrahmanyam dans des contextes orientaux et européens222. Dans le même sens, Joseph Miller reprit cette idée pour le cas vili, entre autres, dans le vaste « Angola ». Phillis Martin – qui est celle qui a le plus travaillé sur les Vilis du Loango – n’utilise pas ce

220 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 181‑183. 221 Ibid., p. 97‑105 ; P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 43‑52. 222 Cour De Sanjay Subrahmanyam au Collège de France « Réseaux marchands et empires à l’époque moderne », 21 mars 2018, qui utilise le concept de « diaspora commerçante » dans le même sens que Cohen et Curtin pour des cas orientaux et européens. Disponible sur : https://www.college-de- france.fr/site/sanjay-subrahmanyam/course-2017-2018.htm. Claude Markovits, à son tour, problématise l’usage de ce concept pour des cas en Inde : Claude MARKOVITS « Des « diasporas commerçantes » aux circulations marchandes : à propos d’un texte d’Abner Cohen », Tracés. Revue de Sciences humaines, 23, 19 novembre 2012, p. 153‑158. 118 concept (son livre précède les publications de Cohen et Curtin), mais sa description de l’organisation du commerce vili va à l’encontre de cette idée de diaspora commerçante223. C’est aussi le cas d’Ivor Wilks dans son étude sur les Assanti, qui n’emploie pas le terme « diaspora », mais qui présente – dans son analyse des dyula – beaucoup des convergences avec ce concept224.

Selon Cohen, une diaspora commerçante se différencie de la société locale dans laquelle elle se trouve, tant par sa culture que par sa structure. La disposition d’une diaspora conjugue ainsi une organisation stable avec une importante capacité de mobilité individuelle :

Elle [la diaspora commerçante] possède une organisation politique informelle, qui garantit la stabilité au sein de la communauté en général et la coordination des activités des diverses communautés membres dans leur lutte perpétuelle contre les pressions extérieures. Elle tend à l’autonomie quant à son organisation judiciaire. Ses membres constituent une communauté morale qui restreint le comportement individuel et assure un haut degré d’adhésion aux valeurs et aux principes communs. Elle possède en outre ses propres institutions de prévoyance et de sécurité sociale. En résumé, une diaspora est une nation de communautés socialement interdépendantes, mais géographiquement dispersées225.

Dans le même décrit par Cohen, la diaspora vili au Kongo avait un degré d’autonomie important, mais entretenait aussi d’étroites relations avec le pouvoir local des manis. Comme dans d’autres diasporas commerçantes, la société locale regardait ces commerçants avec peur et dégoût. Pour l’ordre politique, la présence vili était à la fois dangereuse et opportune226. Les Vilis sont souvent décrits par les missionnaires

223 P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 70. 224 Ivor WILKS, « The State of the Akan and the Akan States: A Discursion », Cahiers d’Études africaines, 22-87, 1982, p. 231‑249 ; Ivor WILKS, « The Northern Factor in Ashanti History: Begho and the Mande », The Journal of African History, 2-1, janvier 1961, p. 25‑34. 225 Abner COHEN, « Stratégies culturelles dans l’organisation des diasporas commerçantes », Tracés. Revue de Sciences humaines, 23, 19 novembre 2012, p. 161. Article original de 1971 : « Cultural strategies in the organization of trading diasporas », paru dans The Development of Indigenous Trade and Markets in West Africa: Studies Presented and Discussed at the Tenth International African Seminar at Fourah Bay College, Freetown, December 1969, C. Meillassoux éd., Londres, International African Institute - Oxford University Press, 1971, p. 266-278. 226 « fui com a comitiva sobredita, ainda que fica o seu alguma coisa distante da Sé, e me expunha a perigo, mas considerava que era o meio único pela novidade, de fazer algum proveito ». ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 292 ; « Mas o outro [Vili ] ainda depois do que fez, vinha com sua gente determinado a roubar o osso Hospício, mas no caminho o impediram, e nós nos recolhemos para a nossa casa, conformando-nos com as disposições do Senhor prontos e expostos para tudo » (ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 293). 119 catholiques comme des « sorciers », des « barbares » et des « païens » (« gentios ») très dangereux. Au Kongo, même les Vilis de haut rang refusaient le baptême et autres pratiques catholiques typiques des aristocrates227. Le père Raimundo décrit ainsi les Vilis :

Ceux de Lundo et de la region du fleuve Zaire vont vendre les esclaves aux Mobires et ceux-ci vont les vendre aux ports de Cabinda, Sonho et autres ports et de la obtiennent des etoffes, des pots, des houes ou du cuivre dont ils font les idoles. Ils obtiennent de la poudre, des quincailleries, du fer, etc. C’est tout le commerce que l’on peut connaitre comme existant au Congo228.

Des critères moraux et religieux, comme l’appartenance à des sociétés rituelles secrètes, et des codes spécifiques de conduite étaient préservés par les membres de la diaspora. La non-assimilation des membres dans la société kongo et le caractère fermé de cette communauté furent, pour les Vilis, un moyen important de garder leur hégémonie dans le commerce esclavagiste hautement spécialisé. Si les liens d’alliance avec certains chefs locaux étaient probablement une méthode pour s’assurer des liens avec le pouvoir, une incorporation des membres vilis dans les familles ou makanda était une stratégie improbable et contreproductive pour les deux parties229.

La présence des Vilis et de leur commerce apportaient néanmoins d’importants biens à l’aristocratie au pouvoir230. En tant qu’étrangers, ces commerçants devaient payer pour bénéficier de la protection des manis locaux. Sans la supervision des manis, les Vilis n’auraient pas pu s’établir durablement en territoire kongo, ni y faire passer leurs caravanes de l’intérieur vers la côte. En ce sens, nous avons des descriptions de la présence de camps, ou kilombo, de Vilis à l’extérieur des mbanza les plus importantes. Ces kilombo étaient à la fois la résidence de Vilis et le lieu de « stockage » des esclaves.

227 « os gentios negociantes dos escravos Cristãos » (ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 288). 228 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 334. 229 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 99‑103 ; S.H. BROADHEAD, « Beyond Decline »..., op. cit., p. 43‑52 ; P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 70‑72. 230 « Ceux de Lundo et de la region du fleuve Zaire vont vendre les esclaves aux Mobires et ceux-ci vont les vendre aux ports de Cabinda, Sonho et autres ports et de là obtiennent des etoffes, des pots, des houes ou du cuivre dont ils font les idoles. Ils obtiennent de la poudre, des quincailleries, du fer, etc. » L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 334. P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 133‑136. L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 334. 120

Les Vilis engagés dans l’activité esclavagiste vivaient divisés en plusieurs kilombo231. Nous avons malheureusement très peu d’informations sur le fonctionnement de ces kilombo vilis, leur organisation interne, etc. Nous savons cependant que les missionnaires, et même les Kongos, pénétraient très rarement en ces lieux, qui étaient souvent gardés secrets par les élites locales232.

Le témoin qui nous donne plus de renseignements sur ce sujet est le père Rafael de Vide, grâce aux confrontations directes qu’il eues avec les Vilis vers 1790. Le missionnaire nous décrit un peu le paysage : plusieurs kilombos vilis relativement isolés du centre de la capitale, mais suffisamment proches pour le négoce, qui opéraient avec le consentement et l’appui du roi. Le quartier vili était un entrepôt d’esclaves et de marchandises issus de la traite côtière, dont une partie finissait aux mains des manis (gouverneurs et roi) et de leurs officiers. Les kilombos vilis, certes à proximité de la capitale, constituaient un territoire à part, considéré comme dangereux par les missionnaires portugais et leur commission d’agents kongos de l’Église : une zone étrangère aux Kongos sur leur propre territoire233. S’agissait-il de plutôt temporaires ou permanentes ? Voici une question à laquelle nous n’avons malheureusement pas de réponse.

Ces kilombos étaient aussi des lieux de passage des caravanes et de stockage des marchandises. Ils constituaient apparemment de véritables centres d’organisation logistique de la traite, et les autorités vilis sur place étaient aussi des agents commerciaux et financiers du négoce234. Les Vilis et d’autres diasporas commerçantes (teke, yaka, etc.)

231 « Edital por ordem do Senhor Bispo, pregado nas portas da Igreja, com declaração de excomungados todos os que concorriam para esta iníqua venda; e apertando mais aos que tinham o negócio em seus ; e clamando contra outros vícios » (ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 268). 232 ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 292-293. 233 Le père Rafael, avec d’autres missionnaires, intégra, vers 1780, une mission portugaise organisée par les plus hautes autorités de la couronne. Si nous traiterons de cette mission plus loin (dans le chapitre V), l’effort de contextualisation demande ici de préciser qu’elle intégra un projet plus général d’expansion commerciale portugaise avec l’intention de « reconquérir » le marché esclavagiste au nord du fleuve Dande. Pour mener ce projet à bien, le Portugal conçut un plan de rapprochement diplomatique avec le roi du Kongo par le biais de missionnaires portugais, dont l’activité fut interdite par les autorités kongos après la bataille d’Ambuila. L’idée des Portugais était de convaincre le roi du Kongo d’expulser les Vilis de son territoire et d’inviter à la place les pombeiros luso-africains, en leur promettant de grands avantages en échange. La première phase de leur projet fut plutôt diplomatique, consistant à envoyer des officiers portugais pour négocier cette prétendue collaboration. Mais, quand ce plan échoua, les Portugais adoptèrent une approche plus agressive, utilisant leurs missionnaires comme agents de la couronne pour confronter directement les autorités kongos et le commerce vili. Cette campagne anti-Vilis amena le père Rafael, accompagné d’esclaves et de maîtres de l’Église, dans la zone vili proche de Mbanza Kongo, relativement loin de la cathédrale centrale de Mbanza Kongo (« alguma coisa distante da Sé »). (ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 292 234ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 292. 121 de la région était aussi craintes par la société locale pour des raisons spirituelles liées à des cultes secrets et initiatiques et à leur pouvoir de « sorciers » 235.

L’appartenance à différents cercles rituels pouvait être spécifique à certaines localités, villages ou activités professionnelles. Diverses activités économiques obligeaient la manipulation des forces de la nature pour leur protection ou leur succès. Par exemple, chasseurs, forgerons, pêcheurs, femmes artisanes et sages-femmes pouvaient participer à des cultes propres à chacun de ces groupes ces confréries religieuses assuraient le succès et la sécurité de leurs activités. Dans le cas des Vilis, leur société rituelle initiatique, nommée Lemba par certains auteurs, était fortement liée au commerce. Selon Miller, les cultes Lemba était déjà importants chez les Vilis avant le développement de la traite des esclaves 236. Mais, d’autres chercheurs, comme Jill Dias, ont appréhendé le culte Lemba comme un produit des « nouvelles identités » issues de l’activité de la traite atlantique237. Jon Janzen – l’auteur ayant mené le travail anthropologique le plus approfondi sur le Lemba dans la période contemporaine – défend, pour sa part, qu’il s’agit à la fois de cultes/sociétés de guérison et de commerce, organisés autour de liens matrimoniaux entre leurs membres238. Selon l’auteur, cette institution serait devenue très forte au XVIIe siècle dans la région triangulaire qui connectait la côte atlantique (de Loango à Cabinda), Malebo pool et les berges du fleuve Congo, c’est-à- dire l’axe principal de l’entreprise esclavagiste vili239 . Ainsi, le Lemba était une stratégie méta-clanique et méta-territoriale pour l’organisation politique et économique de l’activité commerciale. Selon Janzen, ce culte constituait en une large corporation qui agissait en intégrant différents royaumes et leurs périphéries, traversant différents domaines aristocratiques, avec lesquels les membres établissaient des liens matrimoniaux et des liens de dépendance avec clients et esclaves. Il est alors intéressant de noter que la définition de Janzen – plus ancrée dans l’anthropologie structuraliste et religieuse –

235 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 93‑107. Ce n’est pas un hasard si le père Rafael se confronta à un seigneur vili surnommé « chien fou » (bua lau). Ce seigneur était considéré comme étant « la caisse majeure des Mobiri [Vilis] », et fut pour cette raison la cible principale de l’excommunication par le missionnaire « … o mais pertinaz e caixa universal dos Mobires » (ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 292). 236 Ibid., p. 201‑203. 237 Dias, Jill R. « Novas identidades africanas em Angola no contexto do comércio atlântico ». In : Bastos, Cristina ; Almeira, Miguel e Feldmer-Bianco, Bela (orgs). Trânsitos Coloniais. Diálogos Críticos Luso- Brasileiros. Campinas, Ed. Unicamp, 2009, p. 318-326. 238 J.M. JANZEN, Lemba, 1650-1930..., op. cit ; 239A. BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) »..., op. cit., p. 37. 122 s’inscrit assez bien dans l’idée plus dynamique de diaspora commerçante de Cohen et Curtin :

The marriage form sanctioned by Lemba was the symmetrical exchange between relatively powerful local clans. Only a "reciprocal blood" marriage of the type that would most readily have been the patrifilial nonterritorial estate which emphasized movement, trade, influence, knowledge, and the maintenance of horizontal relationships across the dividing lines of local societies. It is fitting that the name of such an estate should have been "peace," Lemba, and the self-image of its rituals, therapy.240

Nous ne défendons pas une équivalence entre le culte Lemba et les diasporas de vilis, sur laquelle nous n’avons pas des indices suffisants. La convergence de ces conceptualisations entre Lemba et diasporas commerçantes nous parait cependant assez intéressante pour comprendre les liens entre les institutions commerciales vilis et l’ordre politique kongo.

Pour les Vilis, travailler dans le commerce esclavagiste revenait aussi à faire quotidiennement face à la mort, à la souffrance et au déracinement des personnes pour les vendre comme des marchandises. En ce sens, outre son rôle corporatif et d’organisation pratique du commerce, le culte Lemba (« paix ») avait aussi pour rôle, d’après Thornton, d’apaiser les malheurs et de rééquilibrer les forces occultes chez les Vilis impliqués dans cette activité, leur apportant la protection spirituelle pour qu’ils puissent continuer leur négoce241.

En effet, le commerce esclavagiste à l’intérieur du continent était une activité à la fois complexe et dangereuse. L’atroce négoce visait à transformer des êtres humains en marchandises. Mais, même dans les conditions les plus terribles, les esclaves continuaient d’être des individus qui résistaient, négociaient, s’organisaient, conspiraient et se battaient pour leur survie et leur liberté. Faire des êtres humains des marchandises, les transporter, les garder (parfois plusieurs jours, voire des mois) dans une même localité ou village, les nourrir et les contrôler était une activité des plus complexes. Les esclavagistes devaient les transporter à pied, parfois sur de longues distances et dans des conditions

240 J.M. JANZEN, Lemba, 1650-1930..., op. cit., p. 44‑45. 241 J.K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 101‑102. 123 naturelles potentiellement difficiles, faisant face aux pluies, aux traversées des fleuves et autres risques naturels et humains242.

De ce fait, comme Miller le défend, la diaspora était une solution beaucoup plus effective pour le commerce esclavagiste que la caravane. Un ancrage sur place dans les principales mbanzas du Kongo, notamment à la cour, permettait en effet aux Vilis d’avoir une structure sur laquelle les caravanes de courtes et longues distances pouvaient s’arrêter pendant plusieurs jours ou même des mois243. Pendant ces périodes d’attente – quelques fois très longues – dans les kilombo, les esclaves transportés pouvaient être employés dans des activités agricoles, produisant leur propre nourriture et celle des habitants libres, pouvant vivre dans des conditions moins épouvantables que celles des routes caravanières, ce qui leur permettait d’être en bonne santé et de garantir un bon prix d’achat par des Britannique ou des Français sur la côte244.

Malgré les avantages de l’organisation sous forme de diaspora, le transport de longues distances était toujours une activité assez onéreuse et économiquement risquée, à cause de son coût élevé et de la tendance à la résistance et à la fuite des esclaves pour retourner chez eux. Une solution plus intéressante pour l’entreprise esclavagiste était donc de se procurer des captifs le plus près possible de la côte, en terre kongo, ce qui fut souvent le cas aux XVIIIe et XIXe siècles. Pour ce faire, l’alliance entre aristocratie kongo et diaspora vili ne reposait plus seulement sur le passage et le maintien temporaire sur son territoire d’esclaves obtenus comme butin de guerre ou achetés sur des marchés. Dans la période qui nous concerne, cette collaboration entre aristocratie locale et manis commença également à être importante pour la « production » et la déportation d’individus résidant au Kongo245. Si cet engrenage local de mise en esclavage et de déportation était aussi ancien que la traite elle-même, son mécanisme compte d’importantes différences entre les périodes antérieures et celles du Kongo décentralisé.

242 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 174‑180. 243 ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 290-295 244 ANOM, Sécretariat d’État de la Marine – PCA, COL E 121. J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 203‑207. 245 « Com efeito, vim para casa e daí a poucos dias soube que a Corte esta va cheia dos sobreditos negociantes; e que, no mesmo dia que fui ao Rei, tinham entrado quarenta ou mais Mobires carregados de fazendas para comprarem os escravos Cristãos, e que cada mês não saíam desta Corte menos de setenta destes pobres miseráveis; e muitos panhados nos caminhos, sendo livres, sem culpa, os faziam escravos, e os mandavam para o seio da heresia a perderem-se, o que era lástima ver ir estes pobres gritando, e logo enviados sem darem tempo a os seus mesmos parentes os resgatarem » (ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 290-291). 124

Les chefs vilis étaient aussi d’importants agents négociateurs et diplomatiques de la diaspora pour les relations avec le pouvoir sur place. Ce partenariat entre la diaspora vili et l’aristocratie locale était l’une des bases du pouvoir du roi et des manis centré sur les mbanza.

Bref, a notre avis, comme dans le cas de la diaspora dioula du royaume abron du Gyaman étudié par Terray (et comme tant d’autres exemples en Afrique et ailleurs), dans le cas du Kongo, l’alliance entre l’aristocratie locale et une diaspora commerçante étrangère était doublement utile. D’abord, il s’agissait d’une stratégie à résoudre le dilemme de dépendre politiquement d’un commerce si dangereux et délétère comme le commerce d’esclaves. Simultanément, cette alliance qui déléguait à des étrangers cet important commerce empêchait l’accès plus étendu à des marchandises de la traite et par conséquent le développement d’une « classe » intérieur des marchands kongos qui pourraient mettre en péril leur suprématie246.

De toute façon, les Vilis (ou d’autres étrangers) ou l’organisation du commerce esclavagiste par diaspora n’était pas la seule forme d’organisation du commerce au Kongo. Même si les Vilis et d’autres étaient présents un peu partout (sur le nom générique de Mobiris) au Kongo, ils n’étaient si hégémoniques au sud du Kongo comme ils étaient sur les routes du nord et nord-est du royaume. Certaines provinces organisaient plus directement leur commerce, utilisant des marchands locaux, comme le Kibangu à la fin XVIIIe siècle247. La région de Mbamba et de Mossul, par exemple, organisait le commerce plutôt sous la forme d’une confédération de petites chefferies sous le contrôle du marquis de Mossul (ce sera le sujet du chapitre VI de cette thèse) et des grands Ndembu, comme le Namboangongo.

À partir de la décennie de 1760, le grand marché était celui de la zone des Ndembu, dans le région d’Ambuila, au sud du Kongo. Cette route – organisée par des Vilis et des Mossorongos – suivait la rive droite du fleuve Loge, en passant par les terres du marquis de Mossul pour arriver finalement au port d’Ambriz248. Certains pombeiros y achetaient aussi des esclaves pour les ramener à Luanda, mais avec beaucoup de

246 Emmanuel TERRAY, « L’économie politique du royaume abron du Gyaman », Cahiers d’Études africaines, 22-87, 1982, p. 251‑275. 247 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 333‑334. 248 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 180‑181. 125 difficultés du fait de leur désavantage économique face aux Vilis – conséquence de l’infériorité économique portugaise face aux marchands britanniques249.

Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, durant la période des guerres civiles, les esclaves kongos étaient surtout le produit de guerres inter-claniques ou interprovinciales, le négoce étant souvent contrôlé par les propres factions de l’aristocratie, constamment en guerre les unes contre les autres. Ce mécanisme de production et de déportation d’esclaves corrobora, selon certains auteurs – ou en fut la cause selon d’autres –, la fragmentation et la quasi-destruction du royaume du Kongo250. Si cette logique de production d’esclaves à partir des guerres internes perdura durant la période décentralisée, elle devint minoritaire pour évoluer vers un autre système capable d’assurer plus de stabilité politique interne. Pour permettre la continuité et la croissance des flux esclavagistes dans les ports de commerce kongos et avoisinant, ce mécanisme de production d’esclaves par les butins des guerres internes fut abandonné en tant que stratégie principale au profit d’une relative stabilité de l’ordre politique.

Dans ce fonctionnement politique décentralisé, l’une des sources de production d’esclaves était aussi le système judiciaire. Dans le système judiciaire kongo, la mise en esclavage des condamnés était une peine traditionnellement répandue251. Hormis dans les cas de crimes considérés comme particulièrement graves, ou des dettes non payées, par lequel le lignage des individus condamnés devait réparer la victime ou les autorités sur place.

249 Voir chapitre V 250 Herlin emploie le terme « Kongo syndrome » pour faire référence au phénomène de fragmentation politique généré par l’accélération de la traite des esclaves au XVIIIe siècle. S. (B. ) HERLIN, Trade and Politics on the Kongo coast. 1790-1890..., op. cit., p. 64‑68. Thornton, par son tour, voit le facteur politique, généré par l « indépendance » de Soyo, qui affaiblit militairement et économiquement Mbanza Kongo plutôt que le facteur économique externe J.K. THORNTON, « Soyo and Kongo: The Undoing of the Kingdom’s Centralization »..., op. cit..

251 Cette question est soulevée par Catarina Madeira-Santos: 2005 : “Entre deux droits, les Lumières en Angola (1750-v.1800)”, Annales. Histoire Sciences Sociales, Paris, juillet-août n°4, pp.817-848 ; ; Idem, 2012 : « Esclavage africain et traite atlantique confrontés : transactions langagières et juridiques (à propos du tribunal de mucanos dans l’Angola des XVIIe et XVIIIe siècles) », Brésil(s). Sciences humaines et sociales, no 1, mai, pp.127-148 ; Idem, “Choosing jurisdictions, choosing rights: towards the end of slavery and pawnship in Angola (1900-1940)”, texte inédit, présenté au colloque organize par Richard Roberts & Alessandro Stanziani, Labor, Coercion, and Rights in Africa and the Indian Ocean World in the 19th and 20th Centuries (je remercie à l’auteure l’accès à ce travail non publié). L. JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685- 1702 »..., op. cit., p. 105. A. BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) »..., op. cit., p. 315. La Pratique missionnaire des PP. Capucins Italiens..., op. cit. 126

Dans le cas des dettes non payés, il y avait aussi des mécanismes dans la justice kongo qui amenait parfois à la capture des plusieurs personnes comme « garantie » ou punition contre un débiteur. Même des individus avec un rapport assez lointain avec l’endetté pouvait être capturés et temporairement retenus en condition d’esclave, comme manière de pression pour le règlement de la dette (par un accord entre les parties ou par la décision du tribunal local) 252.

Le père Antonio Barroso donne une riche description de ce phénomène dans les années 1880, après la fin de la traite atlantique, quand ses « esclaves » temporaires ne sont plus déportés mais employés localement :

Les procès les plus complexes et les plus irritants qui montrent le mieux la niaiserie de la jurisprudence indigène sont certainement ceux qui font référence aux dettes. Si un sujet doit quelque chose à un autre, il doit payer dans le délai convenu. S'il n'est pas en mesure de le faire, il doit demander un nouveau terme, en payant immédiatement un certain montant pour obtenir la prolongation souhaitée. Si, à la fin de la deuxième période, il n’est toujours pas en mesure de payer, le créancier se présente [pour déclarer son incapacité puis] il part à son village [pour essayer de collecter la somme]. Les premières personnes associées au négoce du débiteur qui passent [sur le lieu où la dette a été faite] sont tous arrêtés, sauf un, qui demeure libre pour rapporter au débiteur ce qu'ils sont emprisonnés à cause de sa dette. […]. Bref, ces hommes [...] sont vendus et leur créancier perçoit le paiement, les intérêts et les frais supplémentaires. Les proches de ceux qui sont arrêtés et vendus ont désormais des droits, non contre ce qui les a vendus, mais contre le débiteur, et l'obligent à récupérer/racheter (resgatar) tous ses proches vendus, parfois sur de grandes distances [...]. Si le débiteur ne peut le faire, il sera lui-même vendu avec ses propres proches, et demeurent captifs jusqu'à ce que les premiers aient été vendus soient racheté […]253.

252A. BRASIO, D. António Barroso..., op. cit., p. 133‑136. 253 « Os processos mais intrincados e irrirantes e que melhor mostram a rabulice da jurisprudencia indígena, são com certeza os que se referem às dívidas. Se um sujeito deve qualquer coisa a outro deve pagar no prazo convencionado ; o não o podendo fazer deve pedir novo prazo, pagando imediatamente uma certa quantia para obter a prorrogação desejada. Se no fim do segundo prazo ainda não está habilitado a satisfazer, o credor apresenta-se a ser visto e retira-se para a sua povoação sem fazer advertencia alguma. Os primeiros desgraçados que passam a tratar dos seus negócios, muitas vezes indivíduos de lugares muito distantes são amarrados todos, menos um, que fica em liberdade para levar ao devedor notícia do que estão presos por causa de sua dívida. (…). Em pouco, estes homens (…) são vendidos e o seu credor recebe o pagamento, juros e mais percalços. Os parentes do que forem presos e vendidos tem agora direitos, não contra o que os vendeu, mas contra o devedor, e obrigam_no a resgatar todos os seus parentes vendidos, às vezes para grandes distâncias (…). Se o devedor o não pode fazer é vendido com os que seus parentes, até perfazerem a conta por que foram resgatados os primitivos (…) » : Ibid., p. 132‑133. 127

Si dans le contexte post-traite atlantique, la rançon des personnes mises en esclavage par dette était de nouveau possible, notons que pendant la période de traite intense, ce mécanisme amena souvent à la déportation de nombreuses personnes, même sans connexion claire avec les parties, en raison d’une seule dette. Ce mécanisme est assez complexe et ne peut être traité en détails ici, vu qu’il s’agit d’un thème central et complexe qui exige une recherche en soi. Malgré cette tradition juridique kongo, où la mise en esclavage, simple détention des personnes comme garantie, était réversible dans une courte ou moyenne durée (par remboursement de la famille, annulation de la peine par le pouvoir local ou par des instances supérieurs) la demande atlantique d’esclaves fit changer cette logique254.

Le père Raimundo Dicomano, à son tour, dans la décennie suivante de 1790, soit un siècle avant Barroso, décrit de façon détaillée le même mécanisme par lequel une dette entre deux personnes (deux chefs de village par exemple) peut donner lieu à la mise-en- esclavage de plusieurs personnes :

Lorsqu’il arrive ou par la mort de quelque chef, ou par sa migration d’un village à un autre, ou pour quel qu’autre engagement qu’un chef puissant devienne débiteur d’un autre plus pauvre, le pauvre, pour être payé par le riche, va sur le chemin et attend que passent des gens d’un autre [un troisième] chef plus puissant que celui qui lui doit quelque chose. Il s’en empare et les emmène avec lui. Lorsque la nouvelle arrive au chef de la personne captive, aussitôt, il fait appeler le voleur pour savoir pourquoi il a volé ses gens. Le chef pauvre répond que c’est parce qu’un tel lui doit autant. Alors, il dépose plainte et fait citer le débiteur, les raisons étant entendues de part et d’autre, le débiteur est obligé de payer la dette. S’il ne veut pas payer, on lui fait la guerre et celui-ci est également le garant que l’autre ne prenne pas sa revanche. À cause de ces rapts qui se font sur les chemins pour les dettes, ils sont presque toujours en guerre et les habitants d’un village sont ennemis des autres. C’est pour cela que les chemins du Congo sont si dangereux et souvent fermes255.

254 De Vide, fls. 290-291. L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 333‑334. Linda M. HEYWOOD, « Slavery and Its Transformation in the Kingdom of Kongo: 1491-1800 », The Journal of African History, 50-1, 2009, p. 1‑22. 255 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 334. 128

Ces hommes et femmes kongos attrapés par règlement des dettes ou procès judiciaire à Mbanza Kongo ou proche de la cour pouvait être employés en tant qu’esclaves sur place, et plus tard voir leur rançon arriver (ou non). Cependant, dans un temps d’intense traite, ils finissaient souvent aux mains du réseau esclavagiste (vili et d’autres) pour une rapide déportation vers les Amériques, comme le dénonce le rapport du père Rafael de Vide des années 1780. L’efficacité de cette machine de déportation des individus du Kongo en raison de dettes ou procès fut précisément la raison pour laquelle le père Rafael se confronta aux Vilis dans les alentours de Mbanza Kongo :

En effet, je suis rentré à la maison et quelques jours plus tard, j’ai su que la Cour était pleine desdits négociants ; et que, le même jour où j’ai rendu visite au Roi, quarante ou davantage Mobires étaient entrés, chargés de marchandises pour acheter les esclaves [mussi-Kongo] Chrétiens, et que chaque mois sortaient de cette Cour pas moins de soixante de ces pauvres misérables ; et de nombreux autres pris sur les chemins, qui était libres, sans fautes, ils les rendaient en esclavage et les envoyaient au milieu de l’hérésie [colonies britanniques] à se perdre, ce qui était une peine de voir ces pauvres s’en aller en criant, puis envoyés rapidement sans donner ni même le temps à leurs parents de leur payer la rançon (resgatar)256.

Malgré ce que laisse entendre son discours, le missionnaire n’avait pas d’intentions anti-esclavagistes ou abolitionnistes ; au contraire, il voulait promouvoir le négoce portugais contre celui que les Vilis faisaient avec les marchands (« hérétiques ») britannique et hollandais. Quand le père Rafael parle de la déportation d’esclaves « chrétiens » (présentant le chiffre, peut être exagéré, de 60 personnes en un mois) par les Vilis, il s’agit évidemment des Mussi-Kongo capturés localement, marquant la différence avec les « gentils » d’origine étrangère (issus des routes de longue distance).

Ainsi, la mise en esclavage judiciaire devint un mécanisme parmi d’autres de production d’esclaves aussi pour l’incorporation locale (nous le verrons ensuite), mais notamment pour l’alimentation de la traite atlantique. Nous n’avons pas d’informations

256 « Com efeito, vim para casa e daí a poucos dias soube que a Corte estava cheia dos sobreditos negociantes ; e que, no mesmo dia que fui ao Rei, tinham entrado quarenta ou mais Mobires carregados de fazendas para comprarem os escravos [mossi-Kongo] Cristãos, e que cada mês não saíam desta Corte menos de setenta destes pobres miseráveis; e muitos apanhados nos caminhos, sendo livres, sem culpa, os faziam escravos, e os mandavam para o seio da heresia a perderem-se, o que era lástima ver ir estes pobres gritando, e logo enviados sem darem tempo a os seus mesmos parentes os resgatarem. » ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 290-291. 129 précises sur les autres mbanza principales du Kongo, mais il est fort probable qu’à l’image de Mbanza Kongo, les condamnés par les manis de ces cités finissaient eux aussi pour la plupart dans les réseaux de déportation de la traite atlantique257.

Nous pouvons ainsi observer que, dans ce système décentralisé, une partie importante du commerce d’esclaves au Kongo était aux mains des Vilis. Si ces derniers étaient déjà importants auparavant, ils devinrent dès lors essentiels au fonctionnement du système politique décentralisé. Cette transition permit la poursuite du commerce esclavagiste sans générer de violences internes entre manis de différentes provinces ou entre manis et roi. Pour le dire autrement, les grands manis et le roi continuaient de bénéficier (plus indirectement) du commerce d’esclaves, en touchant des droits sur les caravanes et sur l’opération des commerçants organisés de manière diasporique au Kongo, sans tomber dans des rivalités internes meurtrières, comme cela fut le cas dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Aussi, de complexes innovations politiques, idéologiques et commerciales permirent de reconstruire le Kongo, mais sur des bases bien différentes de celles des périodes décentralisées : un Kongo décentralisé et marchand constitué de réseaux politiques, juridiques et matériels connectant tout un territoire à son centre politique, Mbanza Kongo.

1.7. L’esclavage interne et fondation des villages au centre de l’ordre politique décentralisé

La présence et la circulation constante d’êtres humains mis en esclavage au Kongo des XVIIIe et XIXe siècles ne se bornait pas à son rôle de marchandise dans les réseaux commerciaux de longue distance. L’esclavage, employé localement par le roi, les manis et l’aristocratie, était aussi une clé très importante pour le système politique décentralisé.

Le débat sur l’esclavage africain et ses transformations pendant la période de la traite atlantique est une thématique classique dans l’historiographie et l’anthropologie africaniste depuis son printemps aux années 1960258. Nous ne pouvons pas retracer ici

257 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 331 ; Jacinto DA BOLOGNA (PRESUME), La Pratique Missionnaire des PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, brièvement exposée pour éclairer et guider les missionnaires destinés à ces saintes missions : 1747, Louvain, AUCAM, 1931, p. 80‑85. 258Walter RODNEY, « African Slavery and Other Forms of Social Oppression on the Upper Guinea Coast in the Context of the Atlantic Slave-Trade », The Journal of African History, 7-3, 1966, p. 431‑443 ; J. D. 130 tout ce débat prolifique, une petite immersion est cependant utile pour la compréhension du rôle de l’exploitation aristocratique du travail esclave. Il convient donc d’évoquer rapidement deux lignes divergentes sur l’esclavage africain, même si cette exposition sera très limité si confronté au débat plus général sur l’esclavage africain et ses transformations. Il s’agit d’un côté de l’interprétation pionnière et classique de Miers et Kopytoff et, de l’autre, de thèse très pointue et critique de Claude Meillassoux.

Miers et Kopytoff défendirent que l’esclavage africain eût une particularité, comparé à d’autres formes (notamment celui du capitalisme colonial), celle d’être un « continuum » de la parenté. Selon cette thèse, l’esclavage serait issu d’un développement accessoire des rapports parentales, s’agissant d’une stratégie de l’intégration des individus étrangers au groupe lignager. Certes, ces esclaves avaient une position inférieure à celle des parents cadets, mais ils possédaient tout de même une appartenance (bien qu’en tant que membre marginaux) à la famille, au lignage ou au clan259.

Meillassoux, de son côté contredit cette thèse et défend que l’esclavage consiste précisément en l’opération inverse ; c’est-à-dire l’exclusion des individus de la parenté. Selon lui, la « citoyenneté » en Afrique précoloniale voulait dire appartenir à une parenté, dans l’idéal deux lignages différents (maternel et paternel) et d’appartenir à une unité familiale, un village et (dans certains cas) à un clan. Les citoyens effectifs avaient ainsi un soutien juridique en cas de conflits, d’accès à de meilleurs mariages, terres et protection d’attaques arbitraires et de mises en esclavage. Les différents niveaux d’appartenance et les degrés de prestige de chaque famille définissait le niveau de « citoyenneté » de leurs membres. Selon lui, les personnes libres, étant donné leur accès à la parenté, vivaient en fonction de certaines règles établies et avaient certaines garanties, qui régulaient l’organisation sociale. L’une des principales était établie en fonction de la division générationnelle et sexuelle du travail. Pendant leur jeunesse, les gens libres

FAGE, « Slavery and the Slave Trade in the Context of West African History », The Journal of African History, 10-3, 1969, p. 393‑404 ; Suzanne MIERS et Igor KOPYTOFF, Slavery in Africa: Historical and Anthropological Perspectives, Univ of Wisconsin Press, 1979 ; Claire C. ROBERTSON et Martin A. KLEIN, Women and slavery in Africa, Heinemann, 1983 ; Claude MEILLASSOUX, Anthropologie de l’esclavage: Le ventre de fer et d’argent, Presses Universitaires de France (PUF), 1986 ; Paul E. LOVEJOY, Transformations in Slavery: A in Africa, Cambridge University Press, 2000. Patrick MANNING, Slavery and African Life: Occidental, Oriental, and African Slave Trades, Cambridge ; New York, Cambridge University Press, 1990.

259 « What gives the African ´slavery´ its particular stamp, in contrast to many other slave systems, is the ecistance of this “slavery”-to-kinship continuum. » S. MIERS et I. KOPYTOFF, Slavery in Africa..., op. cit., p. 24.

131 avaient en général des obligations en tant que cadets ou cadettes, quand ils apprenaient de leurs aînés (en général leurs grand-mères et leurs pères) leurs rôles productif et sociaux en tant qu’hommes ou que femmes. Après avoir grandi, ils pouvaient donc se marier et avoir des obligations sociales et productives en tant qu’adultes et que parents. À la vieillesse, ils bénéficiaient d’une autorité sociale conférée par cette position, comptant sur leurs cadets et adultes dépendants pour les servir, protéger et nourrir. A l’inverse des personnes libres (qu’il définit comme « citoyens ») les esclaves étaient « étrangers par définition », des « non-parents ». N’ayant pas de connections locales au-delà de leurs maîtres, l’esclave n’accédait pas aux droits ni à l’insertion dans les normes sociales et dans la division du travail260. Cela expliquerait la raison pour laquelle des esclaves (dans de nombreuses sociétés, et compris le Kongo) étaient contraints de faire des travaux masculins : de s’occuper du bétail, de chasser, de construire, de nettoyer les champs, etc. ; et des travaux féminins : travaux agricoles, transport d’eau et de nourriture, de cuisine et des tâches ménagères, entre autres.

Ces deux interprétations différentes sont défendues par les auteurs comme des modèles généraux d’« esclavage africain ». Si nous observons les différentes formes d’exploitation locale du travail esclave au Kongo des XVIIIe et XIXe siècles (décrits dans des sources) à la lumière de ces deux théories ; nous remarquons qu’au lieu des deux thèses contradictoires, il s’agit en fait de deux types d’esclavage différents qui coexistaient au sein de la société kongo. Il s’agissait, d’un côté, de l’esclavage domestique au sens du village et, de l’autre, de l’esclavage plus extensif au service de l’aristocratie et des manis261.

Au Kongo, au sens des villages, les esclaves étaient exploités dans un rapport plus direct avec la communauté et l’unité familiale (nzo), leur rôle de cadet venant ajouter une capacité productive supplémentaire au groupe262. En ce sens, même si les chefs de familles et de villages avaient la capacité d’obtenir ou d’acheter des esclaves en grand nombre, cela n’était pas intéressant pour ces petits seigneurs car ils provoqueraient une distorsion populationnelle et de l’ordre social au sein du village. Ainsi, à ce niveau, ils

260 C. MEILLASSOUX, Anthropologie de l’esclavage..., op. cit., p. 7- 32. 261 J. THORNTON, « The Kingdom of Kongo, ca. 1390-1678. The Development of an African Social Formation »..., op. cit. ; J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 28‑56. 262Par exemple, un missionnaire dans le royaume voisin du Kakongo aux années 1770 décrit une présence d’esclave au foyer familial, souvent sur le contrôle des femmes : « Chaque femme a ordinairement sa case, ses champs, ses jardins, et ses esclaves a part, sur lesquels le mari n’a aucun droit. » J. CUVELIER, Documents sur une mission française au Kakongo, 1766-1776,..., op. cit., p. 52. 132

étaient plutôt employés en petite quantité sous tutelle et servaient directement les chefs (et les cheffes) de familles et du village. À cette échelle, nous assistons effectivement à un processus d’incorporation des esclaves « comme le continuum de la parenté », tel que théorisé par Miers et Kopytoff. Certes, ce type d’esclavage plus domestique et villageois était la plus ancienne forme locale d’exploitation d’esclaves, possiblement antérieure à la centralisation politique du Kongo au XIVe siècle, à l’instar de nombreuses royautés de la région263.

Cependant, ce qui nous intéresse ici (pour les objectifs de notre thèse) n’est pas cet esclavage domestique ou villageois, mais l’autre : celui qui est lié aux mbanzas et à l’ordre politique royale et à l’aristocratie. À partir de l’arrivé des Portugais au Kongo, des témoins remarquèrent la présence importante d’esclaves au service du roi et des puissants manis. Ces esclaves, très majoritairement étrangers, étaient surtout des prisonniers de guerre. Ce furent les premiers esclaves donnés comme cadeaux et vendus aux Portugais par dom Afonso I au début du XVIe siècle264.

Au long du XVIe et notamment du XVIIe siècle, avec la croissance progressive de la demande d’esclaves sur la côte, les systèmes du commerce caravanier de longue distance déjà existants (pour d’autres produits) furent progressivement adaptés pour devenir (aussi) des routes pour amener des captifs de l’intérieur du continent jusqu’à la côte (nous le verrons avec plus en détail dans IIIe chapitre). Ainsi, le système complexe de routes commerciales qui opéra pendant au moins deux siècles fut mis en place faisant croître vertigineusement l’afflux d’esclaves dans le territoire kongo265.

Cet énorme vague, encore croissante au XVIIIe siècle ne fit pas qu’amener des personnes mises en esclavages dans les ports de commerce, mais a permis d’en fournir en grand nombre au roi, aux manis, seigneurs et dames puissants de l’aristocratie266. De même, les mécanismes de production locale d’esclaves par dette ou procès judiciaires, que nous avons évoqué ci-dessous étaient aussi des mécanismes d’accumulation

263 A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 35‑38 ; J.K. THORNTON, « The Origins and Early History of the Kingdom of Kongo, c. 1350-1550 »..., op. cit., p. 95‑97 ; Jan VANSINA, Kingdoms of the Savanna by Jan Vansina, University of Wisconsin Press, 1772, p. 42‑49 ; J. VANSINA, Kingdoms of the Savanna..., op. cit., p. 42‑48. 264 Linda M. HEYWOOD (éd.), Central Africans and Cultural Transformations in the American Diaspora, Cambridge University Press, 2002, p. 1‑7. J. VANSINA, Kingdoms of the Savanna..., op. cit., p. 42. 265 BIRMINGHAM, David, Trade and Conflict in Angola : The Mbundu and Their Neighbours under the Influence of the Portuguese 1483-1790, Clarendon Press, 1967, p. 133‑151 ; P.D. CURTIN, Cross-Cultural Trade in World History..., op. cit., p. 16‑23. 266 Linda M. HEYWOOD (éd.), Central Africans and Cultural Transformations in the American Diaspora..., op. cit., p. 7‑14. 133 d’esclaves par les détenteurs de pouvoir ou des « riches ». Ces esclaves étaient aussi souvent offerts aux manis et au roi comme cadeaux ou taxes, soit par des subalternes, soit par les caravaniers eux-mêmes, ainsi que par des membres des diasporas marchandes267.

Ces captifs (hommes et femmes) avaient plusieurs rôles chez le roi, les chefs ou les grands bana Kongo. Ils pouvaient être employés directement à la cour, comme officiers et à la sécurité du roi. Souvent (comme dans de nombreuses royautés), les taches de protection ou de services domestiques et quotidiens du roi, des grands chefs et de leur famille étaient en charge des esclaves de confiance, étant donné que les hommes libres (notamment les jeunes aristocrates) étaient constamment soupçonnés de trahison268. Des grandes dames, comme des reines, chefs de kanda ou princesses disposait également d’un grand nombre d’esclaves femmes pour leur protection et services269. De même, nous avons de nombreux indices de la présence de concubines esclaves au sein du foyer royal. Certes, ces femmes, bien que terriblement exploitées et soumises, devenaient parfois de puissantes personnes, en compétition avec des épouses légitimes. Par conséquent, les enfants moitié esclaves des grands hommes sont très présents dans les enjeux politiques, luttes de succession, etc., souvent comme favoris de leur père (ou oncle) face aux candidats fils de mères bana Kongo 270. Ainsi, des esclaves de l’entourage du roi et manis avaient un rôle politique important car elles étaient les personnes de la plus haute confiance du chef271. Le missionnaire Da Lucca, par exemple, nous informe que lorsque le roi devait manger dans des repas royaux et des rituels politiques de distribution de nourriture (cités plus haut), il fallait que le repas soit toujours préparé directement par ses

267 J. DA BOLOGNA (PRESUME), La Pratique Missionnaire des PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, brièvement exposée pour éclairer et guider les missionnaires destinés à ces saintes missions : 1747..., op. cit., p. 17‑19. L.-B. PROYART, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique..., op. cit., p. 255. 268 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 329 ; J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 279‑281. 269 Par exemple, la princesse de Soyo : J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 49. ; la marquise de Kibangu : ACL, MS V., Viagem e missão... fls. 186-187 ; L.-B. PROYART, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique..., op. cit., p. 126‑135. 270 Un exemple parmi nombreux d’autres fut le roi dom André, fils de dom Garcia soupçonné d’origine esclave : BA, 54/XIII/32 nº1 ; L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 327 ; K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 17. 271 J. DA BOLOGNA (PRESUME), La Pratique Missionnaire des PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, brièvement exposée pour éclairer et guider les missionnaires destinés à ces saintes missions : 1747..., op. cit., p. 92‑95 ; J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 120‑121. « Ce qu’il [le roi] recoit de certain c’est ce que ses femmes, les neveux et les esclaves lui donnent a manger. » L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 329. 134

épouses ou par ses esclaves de confiance272. Ces mêmes esclaves, plus proches du roi et des grands manis, pouvaient être sacrifiés lors de la mort du chef et enterrés avec lui– comme certaines recherches archéologiques sur des tombes royales nous le montrent273. Au-delà de la signification spirituelle de ces sacrifices (souvent hypertrophiée dans des interprétations culturalistes), ce mécanisme assurait certainement le fait que ces mêmes esclaves étaient les premiers intéressés à préserver la vie du chef, de laquelle leurs vies dépendaient.

Ces esclaves de grand pouvoir qui entouraient la cour des rois et des grands manis étaient cependant assez minoritaires dans l’univers d’esclaves que les grands hommes et femmes au Kongo possédaient au XVIIIe et au XIXe siècles. La majorité des captifs était employée ailleurs, notamment en dehors des mbanzas dans des champs agricoles274. Les esclaves avaient souvent accès à la terre, d’où ils retiraient aussi leur propre subsistance. Ils devaient cependant produire un surplus, pour nourrir le roi ou les grand manis, les membres de la cour, ceux de sa famille étendue, etc.275.

Souvent, les esclaves, qui avaient accès à la terre, avaient aussi accès au mariage, ayant des enfants et vivant de façon similaire à celle d’un paysan mussi-Kongo libre. Différemment de la grande majorité des captifs, ces esclaves mariés « jouaient le rôle » de maris, de femmes et d’enfants. Le maître mariait les esclaves, choisissaient les femmes et avaient autorité sur les enfants, qui pouvaient être mariés, employés ailleurs ou vendus après l’âge adulte. Le maître recevait une partie de leur production agricole et la « famille » ne pouvait exister que dans la mesure où elle travaillait pour lui. Même si les esclaves vivaient dans une famille, ils n’avaient pas une famille, qui était en réalité possédée et contrôlée par le maître276. À Cet effet nous avons un exemple important des mulekes (esclaves de l’Eglise), sur lequel nous avons plus d’information. Nous le verrons en détail dans le prochain chapitre.

272 J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 120‑121. 273 Charlotte VERHAEGHE, Bernard CLIST, Chantal FONTAINE, Karlis KARKLINS, Koen BOSTOEN et Wim DE CLERCQ, « Shell and glass beads from the tombs of Kindoki, Mbanza Nsundi, Lower Congo », 1 janvier 2014. 274 L.-B. PROYART, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique..., op. cit., p. 252‑253. 275 ACL, MS V., Viagem e missão... fls. 85-86 et 116-117 ; L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 38. 276 Assez similaires à la catégorie « présenté par Meillassoux d’« esclaves casés ». Cette définition semble utile pour comprendre la situation de ces esclaves possédés par les chefs kongos, dont les familles étaient contrôlées par le seigneur ou ses délégués. Il explique cette contradiction apparente, en analysant la catégorie, courante dans plusieurs sociétés africaines hiérarchisée comme le Kongo. C. MEILLASSOUX, Anthropologie de l’esclavage..., op. cit., p. 117‑132. 135

En temps de guerre, ces esclaves des bana Kongo étaient aussi mobilisés comme corps militaire, parfois avec des armes et moyens (munition et poudre) du chef. Souvent, pendant des élections royales (ou même dans des rituels politiques, défilés, etc.) ces esclaves étaient engagés comme soldats pour exhiber la grande puissance de certains seigneurs. Evidemment, plus le contingent de « peuples d’esclaves » (« povos de escravos ») était important, plus le roi, le mani ou le prince était puissant. Dans la période décentralisée, nous observons un rapport direct entre la puissance et le prestige des manis des principales provinces et makanda et leur nombre d’esclaves277.

Évidemment, cette connexion entre possession et exploitation du travail esclave et pouvoir politique était une stratégie très ancienne ; dom Afonso I et ses successeurs au XVIe siècle avaient déjà de nombreux esclaves. Ces rois de la période centralisée avaient toutefois cette ressource comme accessoire à leur principale prérogative de pouvoir qui était l’autorité sur des manis subalternes et par conséquent sur des villageois et des paysans d’un territoire très étendu278.

Mais, à partir de 1709, dans le système décentralisé, avec l’incapacité des rois de récupérer l’autorité sur les provinces, le surplus commençait à arriver aux mains des chefs de village et du mani local ou (au maximum) provincial, n’arrivant au roi que dans une quantité symbolique. Ainsi, comme nous l’avons vu plus haut, les taxes en biens alimentaires donnés par des villageois et des chefs subalternes au mani Kongo étaient de caractère plutôt symbolique dans les temps décentralisés. Ce transfert matériel symbolique était offert dans des moments exceptionnels de fêtes publiques, déjà abordées, où ils recevaient des produits divers, comme de la nourriture et des gibiers, et des produits à haute valeur symbolique, comme le vin de palme, les métaux, la noix de cola279.

277 « o tal dom Afonso, que tem cinquenta povos de escravos, como nos diziam, e muitas vezes não acham quem o servissem, e para o mais que querem os escravos é para os defenderem em tempo de guerra… » ACL, MS V., Viagem e missão... fls. 85-86 ; « aquela Banza de Quibango é uma como segunda Corte: tem havido ali grandes Príncipes, poderosos Senhores de muitas terras, e muitas Povoações de escravos » : ACL, MS V., Viagem e missão... fl. 208 ; « Il est puissant, quand ils en choisissent un qui a beaucoup d’habitants et d’esclaves dans sa banza » : L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 328. ; le prince de Soyo avait vers 1780 « très nombreux esclaves, tous baptisés » : AFP, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 5, fl. 318 278 L.M. HEYWOOD, « Slavery and Its Transformation in the Kingdom of Kongo »..., op. cit., p. 3‑7. 279 L. JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685-1702 »..., op. cit., p. 452‑454.; J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 148‑149.J. DA BOLOGNA (PRESUME), La Pratique Missionnaire des PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, brièvement exposée pour éclairer et guider les missionnaires destinés à ces saintes missions : 1747..., 136

Les paysans libres continuèrent cependant à voir leur surplus exploité. Le mani de sous-provinces avait encore la prérogative d’exploitation économique des villageois au travers du payement des « loyers » pour la concession des terres280, tandis que ces mêmes manis avaient aussi parfois de nombreux peuples d’esclaves. Cela produit un phénomène qui était perçu comme une bizarrerie par les observateurs européens : le fait que les esclaves avaient parfois une meilleure condition de vie et étaient moins exploités que les paysans libres comme nous témoignèrent certains missionnaires (Marcelino D’Asti ou P. da Bene, parmi d’autres). C’était souvent le cas, parce que les paysans libres avaient une insertion locale dans une famille étendue (nzo) et était soumis aux institutions parentales, aux ainées de leur village, etc. Son (ou leurs) mariage(s) et enfants étaient issus des liens entre familles et lignages desquels ses hommes et femmes villageois ne pouvaient pas se détacher. D’ailleurs, en plus de devoir produire pour assurer la subsistance de leur groupe, ils devaient produire un surplus important pour leurs ainées, le chef du village, le mani local, arrivant parfois au mani provincial. Les Mussi-Kongo villageois étaient ainsi exploités par différents niveaux d’autorités. Quand surexploités, ils n’avaient pas d’issue, car une fois sortis de ces terres et de leur groupe, ils étaient très vulnérables281. L’esclave, en revanche, même s’il était aussi vulnérable à l’exploitation, aux violences, et à la vente (voire même une possible déportation), l’inexistence de ses liens au-delà du maître lui permettait une plus grande mobilité. Et cela car, selon le droit coutumier local, l’esclave pouvait, pour des raisons de maltraitance, demander l’asile ou la protection d’un autre chef, parfois allié mais souvent rival direct de son maître282. La crainte de voir leurs esclaves partir dans d’autres mbanzas et, par conséquent, de perdre du pouvoir économique et militaire, avait pour effet l’entretien de rapports, parfois, moins violents que ceux développés avec les paysans libres. Certains témoins européens, interprétaient ce phénomène particulier comme un signe de faiblisse des rois et des chefs, qui (à leurs

op. cit., p. 17‑19. L.-B. PROYART, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique..., op. cit., p. 255. 280 Thornton aborda ce mécanisme d’imposition des loyer par des manis au XVIIe et début XVIIIe siècles: J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 17‑23. Laman l’observa encore à la fin du XIXe K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 134‑137. 281 J. DA BOLOGNA (PRESUME), La Pratique Missionnaire des PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, brièvement exposée pour éclairer et guider les missionnaires destinés à ces saintes missions : 1747..., op. cit., p. 65. 282« Ce qui étonnait le plus le père Pietro da Bene c’est que le roi possédait au-delà de 300 esclaves, doit, pour se faire servir, les payer avec des pagnes et du vin de palme. Lorsqu’il veut en châtier un, les autres se révoltent et s’enfuient. » Louis JADIN, « Le royaume du Kongo d’après les archives de Luanda ; Mission à l’Angola Julliet- septembre 1955 (brouillon non publié gardé aux archives KADOK, BEA4006_FI031_1038) ». L.-B. PROYART, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique..., op. cit., p. 119‑123 ; K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 103‑105. 137 yeux) n’étaient même pas capables de se faire obéir par leurs esclaves. Il s’agissait cependant d’un mécanisme plus complexe issu d’une innovation historique qui rendit possible la continuité de la royauté, même dans des conditions matérielles adverses, avec un système moins centralisé et moins coercitif.

Nous avons vu que l’esclavage interne au Kongo augmenta fortement au cours du XVIIIe siècle avec l’ accroissement des caravanes d’esclaves en direction de la côte. Même si la fin de la traite atlantique ne sera effective qu’après 1860, le bouleversement généré par la répression britannique à partir de 1830 impacta énormément la demande dans des ports du commerce du Kongo (nous étudierons profondément cette période de 1800 à 1860 dans les deux derniers chapitres de cette thèse). Comme la répression était plutôt restreinte à la côte, ne s’appliquant pas à l’esclavage local ni des routes internes au Kongo, le résultat évident fut une croissance de l’incorporation locale d’esclaves283. L’accès plus généralisé aux esclaves, qui auparavant étaient plutôt réservés à certaines makanda et manis, généra la montée en puissance de nouveaux groupes politiques, jusqu’à la plus périphériques (comme certains fidalgos ou makanda moins importantes) et aussi une expansion et une montée en puissance de certains groupes plus traditionnels, comme ce fut le cas des Água Rosada284.

Même si nous pouvons identifier clairement ce phénomène, il est difficile à le saisir par les sources très fragmentaires du XIXe siècle. Il est clair, cependant, que ces nouveaux grands hommes et femmes utilisait, encore plus qu’avant, la possession d’esclaves pour accroitre son domaine et puissance. Il est probable qu’il s’agissait des groupes non traditionnels qui avait monté en puissance en tant que négociants et intermédiaires de la traite. Ces « magnâtes » qui avaient accumulé suffisamment de capital dans le commerce d’esclaves étaient désormais capables, après la chute de la traite atlantique, d’investir dans la rétention d’esclaves. Certains de ces nouveaux puissants, ce

283 L. JADIN, « Le royaume du Kongo d’après les archives de Luanda ; Mission à l’Angola Julliet- septembre 1955 (brouillon non publié gardé aux archives KADOK, BEA4006_FI031_1038) »..., op. cit., p. 46‑49. L.-B. PROYART, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique..., op. cit., p. 119‑123 ; K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 103‑105. L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 238. 284 Dicomano parle des « grands fidalgos » , notamment ceux qui étaient aussi chevalier de l’ordre du Christ (nous le verrons le chapitre prochain, en opposition au fidalgos (« qui ont quelques biens »), dépendants de manis, qui gouvernait des libata autour des mbanzas : L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 323‑324 et 327. Proyart parle d’un classe de « bourgeois » au Kakongo, c’est-à-dire, d’hommes riches qui ne sont pas les aristocrates classiques. L.B PROYART, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique : rédigée d’après les mémoires des préfets apostoliques de la Mission françoise..., 1776, p. 52‑58. 138 que l’abbé Proayart, fruit de sa projection française, nomme « des bourgeois », appartient probablement à la classe des fidalgos. C’est-à-dire qu’ils étaient des Mussi-Kongo en dehors des clans aristocratiques suffisamment riches et puissants pour s’« acheter » des titres de chevaliers de Christ et qu’ils ne participaient que de façon périphérique aux à la politique des mbanzas285. D’autres candidats possibles à cette ascension étaient les descendants des kanda royale, mais fils d’esclaves ou de concubine d’un roi ou d’un chef, qui malgré une certaine influence et pouvoir militaire étaient vus comme illégitimes286. Malgré leur pouvoir économique, la proéminence et (parfois) richesse de ces individus ou groupes, ils n’étaient pas capables d’accéder aux titres politiques de mani pour pouvoir diriger des mbanzas, pour différentes raisons. Ainsi, une solution qui existait déjà au XVIIIe siècle, mais qui fut approfondie au XIXe (vu la grande offerte d’esclaves) fut celle d’investir leur capital politique et économique dans la possession de captifs et de fonder de nouvelles mbanzas ou villages287.

Il est utile, à cet effet, d’invoquer un exemple important du XIXe siècle, celui de dom Henrique Fu Kia Ngo, devenu roi dom Henrique II. Selon le récit recueilli et traduit dans les années 1920 par Cuvelier dans la région de Boma, dom Henrique Fu Kia Ngo, était un brave entrepreneur et fondateur des (proto-)mbanzas dans la région, où il installa ses « frères » au rang de manis :

Un jour don Henriki Lunga Fu Kia Ngo fut accusé par un devin (nganga a ngombo) d’être sorcier. Son oncle lui dit : « vous, mon neveu, vous êtes un méchant homme, mais nous ne voulons pas vous tuer. Je vous donne trente fusils (trente hommes valides), aller fonder votre propre village (mbanza). Don Henriki Fu Kia Ngo quitta Nsongela et alla fonder Kapela. Après avoir établi ce village il laissa Peteno Ndanzi, son demi-frère, il alla à Nkonko, chez le frère de son père, ne WIlu. Il établit un autre hameau. Puis encore un autre à Tuku dia Ngulungu où habitait un autre frère. Successivement, il fonda les villages de Ntala, Bindimba, Yadi, Pembazi. Alors, il envoya des messagers à son oncle […] pour lui faire dire : « Je suis devenu le chef d’un peuple nombreux qui

285 Nous analyserons l’ordre du Christ dans le prochain chapitre. 286 « Le roi du Congo n’a pas d’autorité, parce qu’il n’a pas de soldats, ni d’armes. Il est puissant, quand ils en choisissent un qui a beaucoup d’habitants et d’esclaves dans sa banza et s’il est élu avec l’accord unanime, parce que alors, ils ne lui volent rien. »L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 238. 287 A la fin du XVIIIe siècle, période de forte traite, Dicomano parle de la généralisation de ce phénomène de migration des chefs ou fondation des nouveaux villages, tissant des rapports politiques nouveaux avec de ces chefs « moins puissants », cependant riches, avec ces manis plus établis. Ibid., p. 334‑335. A la fin du XIXe, par contre, Laman parle de ces magnâtes chefs des nouveaux villages, devenus plus puissants et « indépendants » des manis provinciaux par l’accumulation d’esclaves, des manis K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 156-157. 139

habite dans les villages que j’ai fondés. Mes sujets me sont très fidèles. Maintenant, je veux aller régner à [Mbanza] Kongo288.

Ce type de récit – qui présente l’histoire des chefs comme des jeunes pleins d’ambition, qui affrontent leur kanda pour conquérir ou dominer de nouveaux territoires – était très courant dans les traditions kongos. Le grand homme aristocrate défiait ainsi le pouvoir en place et se créait une légitimité incontestable grâce à des actes personnels exceptionnels. Ces traditions servaient à mettre en valeur les capacités guerrières et fondatrices du chef, légitimant son pouvoir et celui de ses descendants.

Au-delà du caractère standard de ce genre de récit, cet exemple compte certains éléments nouveaux, caractéristiques des développements politiques du XIXe siècle. L’expansion territoriale se faisait généralement par la conquête de régions gouvernées par d’autres groupes aristocratiques ou par des villageois politiquement dispersés. En revanche, dans ce récit sur dom Henrique, l’expansion se donna par la création de nouveaux villages. Ces villages fondés par dom Henrique avaient parfois des noms originaux comme celui de Kapela, issu du mot portugais « capela » (« chapelle »). Cette nouveauté intéressante du XIXe siècle était aussi courant dans les recueils de Laman, Cuvelier et Jadin289. En analysant le corpus plus étendu de traditions recueillies par Cuvelier et Jadin, nous remarquons, à l’instar de Thornton, que cette stratégie de fondation de nouvelles proto-mbanzas était caractéristique des transformations politiques du XIXe siècle, même si elle était déjà mobilisée auparavant290.

Des phénomènes assez similaires de complémentarité entre esclavage et ordre politique sont aussi observés par d’autres chercheurs ayant travaillé sur des royautés connectées à l’Atlantique dans la même période. De nombreuses autres études de cas font état de phénomènes similaires en Afrique de l’ouest, en Sénégambie et ailleurs. Une analyse pertinente en ce sens fut celle de Emmanuel Terray sur le royaume abron du Gyaman. Dans ce travail, nous remarquons l’importance d’une coexistence de deux types d’esclavage interne au Gyaman : l’un plus traditionnel, lié au lignage (« qui n’est guère plus que le prolongement du système lignager »291) et l’autre, plus extensif et lié au

288 Jean CUVELIER, « Traditions Congolaises », Revue Generale de La Colonie Belge = Congo: Algemeen Tiidschrift Van de Belgische Kolonje, II-2, septembre 1931, p. 193‑208. 289 K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 79‑86 ; J. CUVELIER, Nkutama a mvila za Makanda..., op. cit. 290 J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit., p. 342‑344. 291 E. TERRAY, « L’économie politique du royaume abron du Gyaman »..., op. cit., p. 256‑257. 140 pouvoir. Cette analyse nous est particulièrement intéressante à titre de comparaison. Chez les Abron des XVIIIe et XIXe siècles, nous avons aussi un régime très similaire, où le roi n’avait plus de prérogatives d’exploitation et de coercition sur les chefs de province et ses sujets. En revanche, il continuait à jouir de privilèges symboliques, religieux et juridiques importants. Au Gyaman, l’aristocratie traditionnelle était aussi incapable d’exploiter directement les paysans, et comptait ainsi avec le travail ostensif des esclaves pour nourrir cette classe. Selon Terray :

Quelles sont les fonctions remplies par ces captifs dans l’économie du royaume ? En premier lieu ce sont eux qui cultivent les champs dont l’aristocratie abron tire sa subsistance immédiate : avant la période coloniale, les chefs abron et leurs proches sont dispensés de tout travail manuel et vivent presque entièrement du travail agricole de leurs captifs. De plus, ce sont des captifs qui assurent le ravitaillement des habitants de Bonkokou (diula) et de ces caravanes de passage292.

Malgré de nombreuses différences entre le Gyaman et le Kongo, nous pensons que l’interprétation de Terray sur le rôle de l’esclavage pour l’ordre politique nous est aussi utile pour mieux saisir ce que nous observons pour le Kongo décentralisé. Pour Terray, bien que l’esclavage fût au centre des enjeux politiques, il ne s’agissait pas au Gyamann précolonial d’un « mode de production esclavagiste » (comme de nombreux africanistes l’observèrent pour plusieurs sociétés, y compris pour le Kongo293), mais d’un esclavage qui avait le rôle central de maintenir l’aristocratie. Au Kongo, comme au Gyaman et dans de nombreuses royautés de la période, malgré une généralisation des modes de vie ruraux villageois, l’aristocratie pouvait seulement garder son hégémonie

292 Ibid., p. 257. 293 Ce débat sur les modes de production esclavagiste ou « mode de production africain » anima l’historiographie et l’anthropologie africaniste depuis les années 1960. Quelques exemples de ce débat : C. MEILLASSOUX, « Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’auto-subsistance »..., op. cit. ; Catherine COQUERY-VIDROVITCH, « Mode de production, histoire africaine et histoire comparée », Outre-Mers. Revue d’histoire, 65-240, 1978, p. 355‑362 ; Catherine COQUERY-VIDROVITCH, « Analyse historique et concept de mode de production dans les sociétés pré- capitalistes », L’Homme et la société, 55-1, 1980, p. 105‑113 ; Donald E. CRUMMEY et C. C. STEWART (éd.), Modes of Production in Africa: The Precolonial Era, Beverly Hills, SAGE Publications, Inc, 1981. Thornton, dans l’un de ces premiers articles, où, au Kongo centralisé du XVIIe siècle, nous avons la coexistence de deux modes de production le villageois (plus familier et communautaire) et le deuxième autour des mbanzas et du pouvoir un mode de production esclavagiste : J. THORNTON, « The Kingdom of Kongo, ca. 1390-1678. The Development of an African Social Formation »..., op. cit. Nous trouvons cette interprétation intéressante, aussi bien que le débat général sur les modes de production en Afrique pré-coloniale. Mais, nous l’évitons ici, inspiré par la critique de Wilks « The modes of production controversy has been excellently surveyed in recent paper by Foster-Carter (1978) and I am aware that this discursion on Akan history has raised more problems than it has produced answers » I. WILKS, « The State of the Akan and the Akan States »..., op. cit., p. 246. 141 grâce à l’exploitation, non des paysans libres, mais du travail esclave. Dans le cas du Kongo, cette prérogative fut progressivement accessible au cours du XIXe siècle à une nouvelle élite (sur laquelle nous avons malheureusement très peu d’informations).

Dans le même sens, nous pouvons citer, à titre de comparaison, le travail de Wilks, où il note aussi la constitution d’une classe d’esclaves royaux comme base fondamentale du pouvoir de la royauté akan. Nous assistons aussi chez les Assanti, comme au Kongo et dans de nombreux exemples de royautés connectées au commerce atlantique, des processus similaires (bien que contenant des spécificités importantes au cas par cas). Dans l'histoire des Akan, Wilks identifie l’ascension des « entrepreneurs de succès » (le birempon), qui gagnent le pouvoir en compétition avec l’aristocratie traditionnelle grâce à son rôle de « fondateur des villages » :

The unfree labourers owned by the birempon had also to be settled on parts of the land (…). They became the chief’s gyaasefo literally the people of the heart who were responsible not only for their own sustenance and reproduction as community but also for the sustenance and reproduction of the chiefly class294

Dans ce contexte, très différemment du Kongo, ces entrepreneurs étaient employés, en plus de leur activité dans le commerce d’esclaves, dans l’exploitation aurifère comme rôle économique premier. Mais, similairement au Kongo, ces seigneurs investissaient leur capital dans l’acquisition d’esclaves, dans le nettoyage des nouveaux champs et dans la construction de nouveaux villages autour de l’exploitation extensive du travail esclave.

Nous pourrions évoquer ici de nombreux autres cas de figure (comme l’analyse de Lovejoy et Boubacar Barry sur des royautés musulmanes de la Sénégambie ; de Robin Law pour le Dahomey295). Ces unités politiques vivent un processus d’accumulation d’esclaves à l’intérieure de royautés entre le sommet et puis la chute abrupte (encore plus

294 I. WILKS, « The State of the Akan and the Akan States »..., op. cit., p. 242. 295 Boubacar BARRY, Senegambia and the , Cambridge University Press, 1998 ; Boubacar BARRY, Le royaume du waalo, le Sénégal avant la conquête, F. Maspero, 1972 ; Paul E. LOVEJOY, Transformations in Slavery: A History of Slavery in Africa, Cambridge University Press, 2000 ; Paul E. LOVEJOY, Jihad in West Africa During the Age of Revolutions, Athens, Ohio University Press, 2016 ; Robin LAW, « African and European relations in the last century of the transatlantic slave trade », in David ELTIS (éd.), From Slave Trade to Empire: European Colonisation of Black Africa 1780s-1880s, Cambridge, Cambridge University press, 1995, p. 21‑47 ; Gereth AUSTIN, « Between abolition and Jihad: the Assante response to the ending of the Atlantic slave trade, 1807-1896 », in Robin LAW (éd.), From Slave Trade to « Legitimate » Commerce. The commercial trasition in nineteenth century West Africa, Cambridge, Cambridge University press, 1995. 142 abrupte pour le nord de l’équateur) de la traite des esclaves. Ces transformations eurent lieu sur la base d’une exploitation croissante de la main d’œuvre esclave. Ce processus n’était non plus exclusif aux royautés très connectées à la traite, certaines étant moins directement touchées par ce processus. Certaines d’entre elles, plus à intérieur, vivaient aussi un grand afflux et incorporation interne d’esclaves au XIXe siècle (comme nous l’apprenons dans les travaux de Michel Izard sur les Mossi296, et tant d’autres). Une histoire comparée des rapports entre esclavage interne et ordres politiques dans des royautés africaines pendant cette période d’intenses transitions du sommet à la fin de la traite atlantique d’esclaves n’est pas seulement utile, mais nécessaire.

Revenons à notre cas d’étude. Au Kongo, nous avons observé ainsi que l’une des grandes contradictions de la royauté décentralisée aux yeux des témoins européens de la période réside justement dans le fait qu’un roi « sans pouvoir » et « obéi par personne, sauf ses esclaves » puisse continuer à bénéficier d’un grand prestige297. Dicomano, un des témoins les plus incrédules par rapport au pouvoir royal déclara à la fin XVIIIe siècle :

Le roi du Congo n’a pas d’autorité, parce qu’il n’a pas de soldats, ni d’armes. Il est puissant, quand ils en choisissent un qui a beaucoup d’habitants et d’esclaves (…). Son autorité existe seulement dans son imagination et dans celle de ses conseillers. En vérité, à les entendre parler, il parait qu’il n’y a d’autre roi au monde que le roi du Congo, cependant, il n’a d’autorité que sur ses femmes et ses esclaves298.

Dans le même esprit que cette affirmation de Dicomano, autre missionnaire déclara en 1817 sur le roi du Kongo : « Sa force consiste dans ces esclaves : s’il y en a beaucoup, il est plus fort, s’il en a peu, moins fort »299.

296 Michel IZARD, « La politique extérieure d’un royaume africain : le Yatênga au XIXe siècle », Cahiers d’Études africaines, 22-87, 1982, p. 363‑385 ; Michel IZARD, Les archives orales d’un royaume africain: Deuxième partie: Le Yatênga comme formation politique (suite et fin). Troisième partie: Le Yatênga comme formation historique, Laboratoire d’anthropologie sociale, 1980, p. 628‑632. 297 Le roi du Congo n’a pas d’autorité, parce qu’il n’a pas de soldats, ni d’armes. Il est puissant, quand ils en choisissent un qui a beaucoup d’habitants et d’esclaves (…). Son autorite existe seulement dans son imagination et dans celle de ses conseillers. En verite, a les entendre parler, il parait qu’il n’y a d’autre roi au monde que le roi du Congo, cependant, il n’a d’autorite que sur ses femmes et ses esclaves. » 298 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 238. ; d’autres témoins similaires : le père Luigo d’Asisi et plus tard Piero da Bene au début XIXe siècle firent des rémarques similaires. AFP, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 6, fl. 244-245 ; L. JADIN, « Le royaume du Kongo d’après les archives de Luanda ; Mission à l’Angola Julliet- septembre 1955 (brouillon non publié gardé aux archives KADOK, BEA4006_FI031_1038) »..., op. cit., p. 46‑50. 299« Questa forza consiste ne suoi schiavi se ne ha molti, è piu forte, se pochi è meno forte ». AFP, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 6, fl. 262-265 143

Nous voyons que cette « absence » de pouvoir signifiait, aux yeux de certains européens, une faible capacité de coercition directe, traduite par une incapacité d’exploitation matérielle sur les manis subalternes et sur les sujets libres. Alors, la clé de compréhension de cette apparente contradiction et du fonctionnement décentralisé se trouve justement dans l’esclavage. Ainsi, l’augmentation de l’exploitation d’esclaves joua le rôle de combler la perte royale du pouvoir matériel direct sur les manis subalternes et ses villages. Aussi, la solution novatrice trouvée par l’ordre politique royale – alors qu’il était incapable de récupérer l’autorité matérielle sur des « vrais » villageois (sauf par sa prérogative juridique) – fut d’exploiter ces ressources matérielles des « faux » villageois esclaves. De ce fait, non seulement l’aristocratie, mais tout l’ordre politique de la royauté décentralisée des XVIIIe et XIXe siècles était largement – et de plus en plus au cours du XIXe siècle – dépendants des esclaves.

1.8. Les mbanzas : noyaux d’articulation entre ordres politique, judiciaire et économique

À travers ce que nous avons présenté précédemment dans ce chapitre, nous avons vu les articulations entre l’ordre politique et judiciaire, mais aussi l’activité économique du commerce, notamment le celui d’esclaves dans le Kongo décentralisé et marchand du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe. Les noyaux privilégiés de ces articulations étaient les mbanzas : centres du pouvoir juridique, politique et également bases essentielles pour la production d’esclaves pour le commerce atlantique. Les mbanza étaient le siège du pouvoir du roi, des gouverneurs ou manis des sous-provinces. C’est là où les autorités subalternes allaient pour payer leurs tributs au mani, ainsi que pour recevoir des titres politiques et autres formes de redistribution de légitimité idéologique300. Nous avons aussi, notamment après le début du XIXe siècle, la généralisation de fondations des nouvelles-mbanzas, ou proto-mbanzas, qui comptait notamment avec la présence de captifs et étaient le siège des nouveaux grands seigneurs.

Les mbanzas ou proto-mbanzas étaient aussi le théâtre principal de la mise en scène du pouvoir, où se tenaient les cérémonies de couronnement des manis et les fêtes

300 Selon Thornton, la distinction se faisait entre ambata et essikongo, les ambata étant les habitants des libata, c’est-à-dire des villageois, et les essikongo, ou « town’s people », avaient le contrôle sur les libata. J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 14‑17. 144 annuelles. Elles étaient autant (notamment dans le cas de Mbanza Kongo et d’autres mbanza importantes) un lieu sacré où les ancêtres les plus puissants (rois, ducs, marquis, princes) étaient enterrés, où leurs puissants descendants aristocrates se rendaient pour leur rendre hommage. Lieux de résidence des manis, mais aussi de leur cour, de leurs femmes, officiers, conseils et principaux membres de leur kanda. Lieux où les insignes du pouvoir des manis étaient conservés et les objets politiques exhibés.

La mbanza était le lieu de la « Justice », où les villageois, chefs de village ou manis subalternes se présentaient pour une médiation, un jugement ou un règlement de conflits de divers types. C’est là où le conseil des officiers et le mani avaient le rôle de juger et de prendre des décisions sur de multiples questions, recevant nombre de cadeaux et de paiements de la part de ceux qui voulaient être écoutés et avoir un jugement favorable.

Il y avait ainsi une convergence entre caravanes de longue distance et diasporas commerçantes plus fixes. La structure plus durable des diasporas permettait aux Vilis, (Mossorongo, Zombo, etc.) de loger la caravane, de nourrir ses membres et les esclaves, de fournir le nécessaire pour la suite du voyage, etc. En cas de longue attente de la caravane sur place, les esclaves pouvaient (probablement) être employés dans des travaux à l’intérieur du kilombo, ou dans des champs du mani de la mbanza.

La mbanza était ainsi – qu’elle ait eu ou non une structure fixe de la diaspora commerçante – un lieu de passage primordial pour les caravanes commerciales. Son rôle de point obligatoire allait au-delà des caravanes vilis et s’appliquaient à toute commission, ambassade ou caravane en déplacement à l’intérieur du territoire kongo. De fait, pour traverser le territoire, il fallait payer le mani. La mbanza était évidemment le lieu du péage301.

En ce sens, il est important de réfléchir à la disposition urbanistique des mbanza. Nous avons diverses informations, celles de missionnaires, voyageurs et commerçants ayant traversé les mbanza du Kongo pendant plusieurs siècles, et celles issues de recherches archéologiques récentes sur la structure urbaine des mbanza. Ces données

301 « Este lugar é bastante interessante para os que negoceiam em negros, e aqui se reúnem muitos negociantes deste género, não obstante sofrerem vexames e pagarem grandes tributos. » : Boletim da Sociedade de Geografia, de Lisboa, 2.ª Série, n.º 2 (1880), pp. 53 a 67 Disponibilisé en ligne par Arlindo Correia, O CONGO EM 1845: Roteiro da viagem ao reino do Congo, por A. J. de Castro ; http://arlindo- correia.com/161208.html (dernière consultation janvier 2020) ; Elias A. SILVA CORRÊA, História de Angola, Lisbonne, Editora Atica, 1937, vol.II, p. 210. : 145 nous révèlent qu’il y avait des zones d’églises ou de ruines d’églises dans certaines mbanza, et d’autres qui avaient aussi des couvents missionnaires, comme Nsuku, Mbanza Nkondo, Mbanza Soyo et évidement Mbanza Kongo. Ces lieux hébergeaient également les sépultures d’ancêtres glorieux, de manis et de rois, constituant de ce fait des lieux de pérégrination et de culte. Chaque mbanza, comptait des zones réservées au mani ou au roi, à son « palais » bien protégé, mais aussi aux maisons de ses femmes, de ses officiers et de ses esclaves, parfois nombreux. Le lieu de réunion du conseil et du tribunal était aussi spécifique. Dans tous ces lieux, les bâtiments étaient similaires de par leur structure (assez simple) et leur style architectonique local, la spécificité de chaque lieu étant marquée par la présence d’arbres sacrés (celle de nsanda par exemple) correspondant à chaque domaine, et auxquels il était strictement interdit de toucher302.

Une zone présente dans toutes les mbanza et qui attira l’attention de nombreux observateurs est celle de larges champs vides (« terreiro ») qui n’étaient pas marqués par des arbres (comme les autres), mais par une énorme croix en bois (de 3 ou 4 pieds de haut)303. Ce lieu fut l’objet de diverses interprétations par ces observateurs de l’époque et par l’historiographie. Selon certains, lieu d’anciennes églises, de cimetières ou d’anciens champs de bataille, certains y virent une preuve de la décadence du catholicisme et d’autres une évidence de sa survivance chez les Kongos. De fait, certains chercheurs ont vu dans ces énormes crucifix généralisés au Kongo une preuve de la durabilité de la foi chrétienne de son peuple304, ou de la présence d’éléments esthétiques chrétiens qui relevait d’une corrélation religieuse et politique entre des européens et les Kongos305. D’autres l’ont interprété comme le lieu de cultes traditionnels dont la croix serait aussi un symbole cosmologique306.

302 Récit que nous avons recueilli à Mbanza Kongo en 2017, transmis par les membres du conseil des « chefs traditionnels » du Lumbu, et raconté en premier lieu par leur porte-parole, Toko Kediamoniko. 303 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 323. ; J. DA BOLOGNA (PRESUME), La Pratique Missionnaire des PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, brièvement exposée pour éclairer et guider les missionnaires destinés à ces saintes missions : 1747..., op. cit., p. 87‑89. ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 183-184, 231-232, Paulo Martins PINHEIRO DE LACERDA, « Noticia da campanha, e paiz de Mossul, que conquistou o Sargento Mor Paulo Martins de Pinheiros Lacerda, no anno de 1790, até o principio do ano de 1791. », Annaes Maritimos e coloniais, sexta série-4, 1845, p. 127‑133. 304 J.K. THORNTON, « The Development of an African Catholic Church in the Kingdom of Kongo, 1491- 1750 »..., op. cit. 305 « The cross formed the nexus through which central African and discourses of power and cosmological thought entered into dialogue. » C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 65‑67. 306 Marina de Mello et Souza a développé une interprétation où ces crucifix était à la fois éléments de légitimation du pouvoir lié au catholicisme et élément profond non-catholique de la cosmologie kongo: M. de M. SOUZA, Além do visível: Poder, Catolicismo e Comércio no Congo e em Angola (Séculos XVI e XVII)..., op. cit., p. 44‑63. 146

À nos yeux, il est impossible de penser à ces lieux sans prendre en compte le rôle fiscal des mbanzas. Ces énormes croix étaient visibles à partir des routes caravanières ; il était dès lors impossible pour les individus ou caravanes de passage de ne pas identifier qu’il s’agissait d’une mbanza, c’est-à-dire du siège des chefs politiques du territoire qu’il fallait alors payer pour pouvoir traverser. Or, nous verrons, dans le chapitre suivant, que la croix était un symbole majeur de la royauté kongo et de son aristocratie. Il semble donc tout à fait cohérent qu’il s’agissait là du plus haut symbole de son droit de taxer les caravanes et voyageurs – droit lié idéologiquement au caractère ancestral de sa royauté catholique, de laquelle dom Afonso était, selon l’idéologie politique, l’ascendant de toute la bana Kongo307.

L’ancestralité de l’aristocratie lui donna le droit d’imposition fiscale sur le commerce, en particulier sur les caravanes d’esclaves, desquelles le mani obtenaient des produits très valorisés, sources de sa légitimité par l’ostentation politique.

Par conséquent, la mbanza synthétise, dans son espace urbain, les bases de l’ordre politique du Kongo des XVIIIe et XIXe siècles. L’importance idéologique du mécanisme d’imposition et de redistribution entre chefs de village et manis de différents niveaux mettait en circulation des biens agricoles et des objets de prestige provenant de la base de la société pour finir aux mains des aristocrates. La faculté juridique des manis obligeait les individus, des caravanes ou les nkutulu qui les représentaient dans les procès à se déplacer jusqu’à la mbanza locale, à apporter des cadeaux au mani et à son conseil et à respecter leurs décisions.

Les points analysés dans ce chapitre introductif nous ont permis de saisir la substance du pouvoir des manis (et en partie du roi). Les aspects exposés ici sont néanmoins insuffisants pour une analyse approfondie de la place de la royauté dans le système décentralisé. Le chapitre prochain aura le rôle complémentaire à celui-ci, où nous présenterons les prérogatives idéologiques et matérielles du roi, lié au catholicisme, en tant que mécanisme central pour la compréhension de l’ordre politique en échelle royale.

307 Nous avons des évidences que pour des mbanzas de la région kongo ou voisine des chefferies qui ne pratiquaient pas le même dégrée de catholicisme politique que dans certaines provinces du Kongo, il y avait aussi des « portails en bois » établissant des lieux de payement de péage (E.A. SILVA CORREA, História de Angola..., op. cit., p. 177‑178.). Pour les mbanzas de manis identifiés au catholicisme politique kongo, ce portail était des énormes croix. 147

Chapitre 2

Le catholicisme politique au Kongo décentralisé

148

2.1. Le roi chrétien et les chevaliers du Christ

Pendant le long règne du souverain chrétien dom Afonso I Mvemba a Nzinga (1509-1542), les clans bana Kongo devinrent progressivement des secteurs hégémoniques, contrôlant à eux seuls la royauté. Au moment de la succession de son père, Afonso présenta son statut de chrétien comme le principal argument de sa légitimité au trône, contre son frère. Ce souverain raconta la bataille en question dans des lettres adressées au roi du Portugal et au Pape. Selon lui, son armée était beaucoup moins nombreuse que celle de son frère Mpanzu a Kitima qu’il désigne comme « païen ». Afonso évoque l’apparition d’une croix blanche dans le ciel pendant la bataille, puis celle de l’apôtre saint Jacques – accompagné de plusieurs cavaliers portant des armures blanches. Le saint et ses chevaliers descendirent du ciel pour tuer ou faire fuir les ennemis de la foi chrétienne. Après sa victoire, dom Afonso I se fit consacrer par un missionnaire portugais avec une couronne envoyée par le Pape. Tout au long de son règne, il ne cessa d’ailleurs d’accueillir des missionnaires et de faire usage de divers objets issus du commerce avec les Portugais. En s’appropriant du catholicisme, des titres et d’autres éléments de la culture politique européenne, dom Afonso accomplit une importante « modernisation » politique, que ses descendants continuèrent à promouvoir308.

Les transformations politiques promues par Afonso I, et perpétuées par ses successeurs au XVIe,-XVIIe siècles et au-delà, donna à la ville de Mbanza Kongo un pouvoir considérable par rapport aux provinces et à leurs chefs. Les titres politiques originaires de l’ancien régime portugais, ainsi incorporés et transformés, – ceux de roi, de prince, de duc, de marquis, d’infante, etc. – faisaient partie des nouveaux outils mobilisés par la royauté dans le but d’accroître son pouvoir contre la « tradition » représenté par le parti vaincu. Le roi, de par son statut diplomatique exceptionnel, était le premier responsable de l’emprunt aux Portugais de la nouvelle religion et de ce nouvel éventail de titres politiques. Ces nouveaux titres et objets traduisaient la hiérarchie

308 Balandier qualifie Afonso I du Kongo de « roi moderniste » en raison d’importantes transformations politiques qu’il a promues. G. BALANDIER, La vie quotidienne au royaume du Kongo du XVIe au XVIIIe siècles..., op. cit.. Nombreux chercheurs ont établi le lien entre le catholicisme et la figure ancestrale d’Afonso I : W.G.L. RANDLES, L’ancien royaume du Congo des origines à la fin du XIXe siècle..., op. cit., p. chapitre XII ; J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit. ; A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 62‑68 ; Marina de Mello e SOUZA, Reis negros no Brasil escravista: história da festa de coroação de rei congo, Editora UFMG, 2002, p. 85‑95. 149 préexistante vis-à-vis des chefs de provinces. De la sorte, le roi réaffirmait son pouvoir d’intronisation des manis subalternes par l’introduction des titres européens de grand- duc, de duc, de marquis, de capitaine et de chevalier, ou de fidalgo. À partir du début XVIIe siècle, ceux-ci furent exhibés par les plus puissants seigneurs parallèlement aux titres locaux plus anciens. Le titre d’infante (muana Kongo) fut en premier lieu porté par les enfants biologiques du roi Afonso I, à l’image des monarchies européennes, avant de devenir, quelques générations plus tard, le titre des membres des trois clans royaux descendants de ce roi. Ces trois clans devinrent la nouvelle aristocratie dominante. Aussi, le catholicisme devint leur élément de distinction le plus important. Ce n’est donc pas un hasard si, lors de la réunification politique en 1709, le roi Pedro Água Rosada, après son entrée glorieuse à Mbanza Kongo pour prendre le pouvoir, porta une croix à la main, et qu’il décida de se rendre directement (accompagné d’un missionnaire capucin) à l’église où étaient enterrés les rois kongos du passé, notamment Afonso I. Nous avons vu que cet accord permit alors la reconstitution des institutions royales, la réoccupation de la capitale sacrée et la réunification partielle des principales provinces, autant d’éléments signant un régime politique inédit par son caractère décentralisé309. Si les rois du Kongo ne récupérèrent pas entièrement leur pouvoir sur tous les chefs subalternes, ils se réapproprièrent, suite à cette réunification, l’accès exclusif à la capitale, aux titres politiques et aux insignes du pouvoir. Dans ce nouveau cadre, les rois et les principaux chefs de provinces des XVIIIe et XIXe siècles se proclamèrent héritiers des rois ancestraux, notamment du grand Afonso I, présenté comme celui qui était parvenu à faire du Kongo un royaume chrétien310. Dans le contexte politique décentralisé des XVIIIe et XIXe siècles, la concession du titre de chevalier de l’ordre du Christ était l’une des principales prérogatives royales. Cette institution était toutefois plus ancienne, datant du XVIe siècle, soit de la période des modernisations politiques de la royauté promues par des successeurs d’Afonso.

L’ordre royal des chevaliers de Notre Seigneur Jésus Christ (Real Ordem dos Cavaleiros de Nosso Senhor Jesus Cristo) était l’héritier portugais de l’ordre médiéval du Temple. Or, cette institution fut importante dans le contexte des monarchies

309 J.K. THORNTON, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 97‑130. 310 Balandier (1965) qualifie Afonso I du Kongo de « roi moderniste » en raison des importantes transformations politiques qu’il a promues. Randles (1968), Broadhead (1979), Fromont (2014) soutiennent qu’Afonso est devenu, par sa victoire contre les païens, un ancêtre kongo mythique, rejoignant (voire remplaçant) le héros-forgeron fondateur, Nimi a Lukeni. 150 catholiques, surtout dans la péninsule ibérique. Elle fut instituée par le Pape Jean XXII en 1319. Ce nouvel ordre était une réponse à la demande des rois chrétiens du Portugal et de Castille d’un rétablissement de l’institution de la chevalerie ; après la suppression de l’ordre du Temple par Clément V. Au Portugal, le privilège de concéder le titre de chevalier était perçu comme un outil important pour le monarchisme catholique, fortement influencé par l’éthos de la Reconquête311. La concession de ce titre de chevalier de l’ordre du Christ (comme celui de saint Jacques par exemple) fut aussi utilisée par les monarchies ibériques comme un mécanisme politique et diplomatique dans le cadre de négociations avec d’autres royautés, tout comme dans celui de la mise en vassalité des élites politiques africaines par la couronne portugaise312.

Dans le cas particulier du Kongo, les premiers chevaliers furent des rois du XVIe siècle. Après leur baptême, ils obtinrent cette distinction du roi du Portugal en tant que symbole de leur fidélité au catholicisme. Le roi Alvaro II, qui gouverna de 1568 à 1587, fut ainsi le responsable (selon Thornton) de l’introduction de cette institution militaire européenne au Kongo. Pour Thornton, l’adoption de l’institution chevaleresque catholique était aussi la conséquence d’une « nouvelle ferveur chrétienne », après la reprise de Mbanza Kongo des mains des envahisseurs jagas en 1574. À la suite de cet événement, le mani Kongo aurait commencé à nommer de son propre chef des chevaliers de l’ordre du Christ313. Cette prérogative des rois kongos consistant à nommer les chevaliers fut, par la suite, acceptée par les Portugais en tant que stratégie de maintien d’une « amitié spéciale » entre les monarques catholiques314.

Néanmoins, la signification de ce titre, initialement lié au Portugal au niveau administratif, changea après le départ des missionnaires jésuites portugais et de l’Évêché du Kongo, mais aussi après les conflits grandissants entre le Kongo et Luanda au XVIIe siècle. Ce titre devint dès lors entièrement déconnecté de son origine ibérique pour fonctionner comme un outil politique interne du mani Kongo, perdant son lien ou référence au Portugal. Encore, il y eu l’arrivée des Capucins liés à Rome, dans la seconde

311 Jose TENGARRINHA et Maria Helena DA CRUZ COELHO (éd.), « O Fim da Idade Média », in Jose TENGARRINHA et Maria Helena DA CRUZ COELHO (éd.), História de Portugal. Edição: 1a., Bauru, Editora Unesp, 2001, p. 49-65. 312 Fernanda OLIVAL, As Ordens Militares e o Estado Moderno: honra, mercê e venalidade em Portugal (1641-1789). Estar, 2001. 313 Linda M. HEYWOOD et John K. THORNTON, Central Africans, Atlantic Creoles, and the Foundation of the Americas, 1585-1660. New York: Cambridge University Press, 2007, p. 172-173. 314 Cette amitié spéciale entre rois chrétiens est invoquée dans une grande partie de la correspondance diplomatique entre les cours du Kongo et du Portugal. Voir par exemple : AHU, CU, cx 63, doc. 37 ; Cx. 30, doc. 113, cx. 68 doc. 92, 32; ANA, Códice 87 A-19-1, fl. 21-22. 151 moitié du XVIIe siècle, qui rendit possible une importante autonomisation de l’ordre du Christ du Kongo par rapport aux pouvoirs ibériques, en lui donnant une reconnaissance directe du Pape par le biais des missionnaires de la Propaganda Fide.

Cette reconnaissance était accordée grâce au rôle central des prêtres catholiques ordonnés (qui étaient majoritairement des missionnaires européens) dans l’attribution du titre de chevalier du Christ. En effet, même si le privilège royal d’attribution du titre était indépendant du Portugal, il n’était pas pour autant totalement autonome par rapport aux pouvoirs extérieurs. La présence d’un prêtre catholique (traditionnellement occupé par des missionnaires capucins) était nécessaire à la réalisation de la cérémonie d’intronisation du chevalier. Malgré l’autonomie du roi quant au choix des néophytes, le modèle du rituel d’intronisation demeurait, pour, similaire à celui réalisé en Europe. Lors de la cérémonie de nomination d’un chevalier néophyte, le roi et le missionnaire européen habillaient simultanément le chevalier nommé de la veste qui arborait une grande croix brodée sur la poitrine. Le roi frappait, ensuite, de son épée à trois reprises sur les épaules du chevalier qui, à son tour, prêtait serment en langue portugaise. Nous avons la notice d’une formule de ce serment (peut-être modifiée par le missionnaire), enregistrée par un prêtre au XIXe siècle :

Je jure par le saint Évangile, de défendre notre roi, la sainte religion catholique apostolique romaine, de respecter un seul Dieu ; de soutenir tous les prêtres qui viennent au royaume du Kongo ; et de persécuter toutes les idoles et sorcelleries315.

Ce prestigieux titre attribuait au chevalier le rôle de représentant et protecteur direct de la royauté et du catholicisme, en lui accordant une série de privilèges localement reconnus. Les seigneurs kongos qui recevaient ce privilège de la part du roi exhibaient ce symbole non seulement sur leurs vêtements, mais également sur la porte de leurs maisons, sur leur mobilier et sur leurs armes316.

315 « Juro aos santos evangélios , defender o nosso Rei , a santa religião católica apostólica roamana, respeitar a um só Deus , dar auxilio a todos os sacerdortes que aparecerem no reino do Congo , e perseguir todos os idolos e feitiçarias » ARCHIVIO SEGRETO VATICANO (ASV), ARCH. NUNZ. LISBONA, 225 (2), FL. 152. L’officier Portugais Sermento, qui visita Mbanza Kongo en 1860 enregistra exactement cette même formule : A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 58. 316 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 323.Jadin, Dicomano, p. 323. 152

Le père Dicomano, sceptique quant au véritable pouvoir des chevaliers, décrivit ces attributions comme plutôt symboliques, insistant notamment sur la prérogative d’ostentation du symbole de la croix :

Il y a au Congo, l’ordre militaire des chevaliers du Christ, concédé par les rois du Portugal. Le roi ne peut armer les chevaliers ni eux user de l’habit, si le Père ne l’a pas imposé. Cet ordre militaire ne consiste en rien de plus qu’ à être estimé fidalgo et à avoir le privilège de pouvoir mettre de nombreuses croix d’étoffes de couleurs variées sur les capes et sur les habits de pailles tissées qu’ils portent habituellement. Ils ont également l’habitude de mettre ces croix sur leur chapeau de soleil et sur les portes de la maison. Le roi admet le chevalier également sur le trône dans lequel il s’assied et, sans honte, va s’asseoir sur un des sièges. Les épouses des chevaliers font comme les hommes et portent également de nombreuses croix sur leurs vêtements317.

Nous voyons par la description du missionnaire que l’ostentation de cet insigne, réservée aux chevaliers et à leurs épouses, conférait sans doute une reconnaissance en niveau royal, qui avait d’importants effets dans le contexte politique local. Cette institution royale introduisit donc, au niveau local, une nouvelle hiérarchie dans de nombreuses provinces du Kongo.

Si le chevalier était déjà mani, ou membre des grands clans bana Kongo, cette déférence participait de sa légitimité politique, accordant à l’aristocratie une couche supplémentaire de prestige. Les membres de cette aristocratie avaient par exemple désormais la possibilité d’afficher ce prestigieux symbole de la croix de malte aux côtés des insignes politiques portés par le mani Kongo. Voyons à présent deux exemples d’insignes des XVIIIe et XIXe siècles, une épée et un bonnet mpu fabriqués localement, donnant à voir la prolifération de la croix de l’ordre du Christ sur divers supports :

317 Ibid. 153

Bonnet de prestige mpu (en raphia ou fibre d’ananas) Exposition « Kongo: Power and Majesty », Metropolitan Museum of Art, NY, 2016. XVIe-XVIIIe siècle Collection : Musée national de Copenhague.

Epée kongo XVIIIe siècle 154

Collection : Musée royale de l’Afrique centrale, Tervuren.

Cette croix de malte, référence historique du royaume (et puis de l’empire) portugais, et de l’institution européenne de l’Ordre du Christ, proche du pouvoir monarchique ibérique devint au Kongo un élément politique faisant référence de façon très évidente à la royauté kongo318. Cela se démontre par l’exploitation par les rois, en premier lieu, de cette croix de malte comme référence à son pouvoir historique.

Des croix similaires se trouvent aussi sur certaines lettres écrites par les souverains kongos, telle celle envoyée par le roi Henrique II à l’évêque d’Angola dans les années 1790. Comme nous pouvons l’observer ci-dessous, dans la lettre du roi Henrique, la croix est un élément constitutif de l’écriture et de la signature royale, ce qui suggère le caractère indissociable de la catholicité et de la royauté kongo après la réunification du pouvoir au cours des XVIIIe et XIXe siècles319.

318 C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 67‑75 ; M. de M. SOUZA, Além do visível: Poder, Catolicismo e Comércio no Congo e em Angola (Séculos XVI e XVII)..., op. cit., p. 63‑85. 319 De nombreux travaux ont souligné l’importance de la croix dans l’ancien royaume du Kongo et les possibles significations mythiques ou cosmologiques de ce symbole. Pour certains, la croix serait devenue un symbole de la royauté kongo, en lien avec l’ancêtre chrétien, le roi Afonso I. D’autres auteurs ont insisté sur des significations plus « profondes » des signes cruciformes dans la cosmologie kongo, expliquant l’importance religieuse de ce symbole au-delà de sa signification « européenne » liée au catholicisme. Marina de Mello SOUZA, « Central Africans crucifixes. A study of symbolic translations », in Jay A. LEVENSON (éd.), Encompassing the Globe: Portugal and the World in the 16th and 17th Centuries, Washington, D.C, Smithsonian Books, 2007, p. 97-100. , p.33-40. C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 75‑88. Susan COOKSEY, Robin POYNOR, Hein VANHEE et Geoffroy HEIMLICH (éd.), « Rock art as a Source for the History of the Kongo Kingdom », in Susan COOKSEY, Robin POYNOR, Hein VANHEE et Geoffroy HEIMLICH (éd.), Kongo across the Waters., Gainesville, Univ. Press of Florida, 2013, p. 34‑40. 155

Lettre de dom Henrique II à l’évêque d’Angola (photo propre) « Ao santíssimo Bispo. Deus guarde por muitos anos. D. Henrique do Congo » (« Au très saint Évêque. Que Dieu vous garde pour plusieurs années. D. Henrique du Congo »). AHU, CU, Angola, cx. 130, doc. 113.

L’enveloppe d’une lettre envoyée par le roi dom Garcia V Necanga a Mvemba en 1813 constitue un autre exemple remarquable de l’ostentation d’une croix comme allégorie de la royauté kongo. La croix attachée sur la luxueuse enveloppe en soie rouge (images 2 et 3 ci-dessous) servit de base à l’écriture et à la signature du roi. On peut y lire cette respectueuse dédicace : « Au très haut et puissant roi du Portugal, que Dieu vous garde pour plusieurs années de vie et de santé. De la majesté du Congo Dom Garcia V, aujourd’hui le 16 novembre »320. Un autre élément qui nous interpelle dans l’image est le mot « Inri » inscrit sur trois extrémités de la croix. Cette épigraphe sur les crucifix résume l’inscription en latin du motif officiel de la condamnation de Jésus, « Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum » (« Jésus de Nazareth, roi des Juifs »). Dans la lettre, la composition de ces éléments donne à voir une stratégie du roi kongo visant à affirmer la sacralité des rois chrétiens kongos en relation à la royauté du Christ.

320 « Ao muito altíssimo, e Poderosíssimo el Rei de Portugal, que Deus guarde muitos anos de vida e saúde. Da Magestade do Reino do Congo Dom Garcia quinto de nome, hoje 16 de novembro » : AHU, CU, Angola, cx. 130, doc. 113. 156

Enveloppe contenant la lettre de dom Garcia V : « Au très haut et puissant roi du Portugal, que Dieu vous garde pour plusieurs années de vie et de santé. De la majesté du Congo Dom Garcia V, aujourd’hui le 16 novembre », AHU, CU, Angola, cx. 130, doc. 113.

Vue latérale de l’enveloppe de la lettre de dom Garcia V (photo propre). AHU, CU, Angola, cx. 130, doc. 113.

Aussi, nous assistons à une situation dialectique typique de la période du pouvoir décentralisé, où les grands manis et aristocrates assez autonomes par rapport au roi du Kongo, utilisent des symboles faisant référence à la royauté historique du Kongo pour légitimer leur pouvoir. Alors, bien qu’autonomisés, les manis et chevaliers sont toujours symboliquement très liés au pouvoir du roi chrétien. Ce double caractère de manis à la fois indépendants et sujets au roi du Kongo constituait une importante marque idéologique du pouvoir de cette aristocratie d’une vaste région au Kongo décentralisé.

Ce pouvoir était exhibé dans plusieurs occasions publiques, comme dans des réceptions officielles à caractère diplomatique, où l’étalage du statut de chevalier constituait un atout intéressant. Plusieurs exemples sont disponibles dans les sources écrites et picturales, car, lorsque les missionnaires arrivaient dans les domaines des grands chefs, ils étaient reçus avec ces déférences ostentatoires par les chevaliers (et manis catholiques en général), comme en témoigne l’arrivée du Capucin Lorenzo da Lucca au palais du mani Soyo au début du XVIIIe siècle : 157

On nous avertit que le prince venait à notre rencontre. Nous descendîmes du hamac et entrant dans la seconde cour, nous vîmes le prince, debout sous une ombrelle, portant l’habit de chevalier du Christ, un crucifix en main, et entouré de ses principaux ministres. Quand il nous vit il s’approcha et dit : Soyez les bienvenus, mes Pères 321. ≪

≫ Par ailleurs, pour l’élite non aristocratique qui n’avait originellement pas accès aux titres des muana Kongo (ou infantes), mais qui détenait un certain prestige local ou richesse (par exemple, un chef de village ou un agent commercial éminent), ce titre de chevalier du Christ représentait l’ascension au statut de fidalgo. Un tel statut les rapprochait de la royauté historique du Kongo à laquelle les membres des clans non aristocratiques n’avaient normalement pas accès322.

Cette distinction était d’autant plus avantageuse pour le Mussi-Kongo – et ses descendants – érigés au rang de fidalgo, que les chevaliers gagnaient le droit à une « mort chrétienne » (nous approfondirons ce sujet plus bas). L’enterrement dans des lieux sacrés de Mbanza Kongo était normalement réservé aux grands bana Kongo, mais il était (apparemment) également autorisé pour certains chevaliers d’origine non aristocratique. Or, avoir un ancêtre enterré dans la capitale conférait à toute la descendance un prestige important, encore inaccessible à la plupart des Mussi-Kongo aux XVIIIe et XIXe siècles323.

321 « Ils conservent en outre un autre reste de religion, lors de l’enterrement des fidalgos, parce qu’ils font tout leur possible pour les enterrer dans les églises de Sao Salvador (…) » J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 246. 322 Dicomano déclare « Cet ordre militaire ne consiste à rien de plus qu’à être estime fidalgo (… ) » (L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 323. Ici, le missionnaire parle évidement des Mussi-Kongo, vu que les infantes naissaient déjà avec haut statut. De ce fait, le terme fidalgo apparait clairement dans le texte des missionnaires Raimundo et Rafael de Vide pour faire référence à des personnes haut-placées, mais n’appartenant pas aux makanda aristocratiques : « Les fidalgos ensuite sont tous les hommes libres qui ne descendent pas de ces familles et qui ont quelques biens » (Dicomano, p. 327). Fidalgo apparait ainsi comme un statut plus économique (des « riches ») sans accès au statut royal : « Les fidalgos et ceux qui le peuvent se couvrent tout le corps avec un autre morceau de pagne ample qu’ils trainent à terre ou avec une capote (manteau) » (Dicomano, p. 336). Alors, pour un Fidalgo, recevoir du roi la dignité de l’ordre du Christ était un élément d’approximation avec la royauté historique, même sans l’avoir comme droit de naissance. Un autre exemple ou le missionnaire emploie cette distinction : « Les conseillers sont six et ceux-ci sont des fidalgos muxicongos, seul le marquis Manivunda est infant titre et est le chef des autres » ; chez frai Rafael : « Aqui a esta Banza me mandou chamar um Fidalgo grande, não era Infante, mas senhor muito poderoso, porque os Infantes só se chamam aqueles que vêm da descendência dos Reis, que eles na sua língua chamam Muana de Congo e os outros Fidalgos só lhe chamam Mexicongos. » ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 296 323 T.C. SAPEDE, Muana Congo, Muana Nzambi a Mpungu..., op. cit., p. 166‑170 ; L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 323. 158

Nous avons malheureusement peu d’informations sur les privilèges des chevaliers au sein de la société kongo, au-delà de leur caractère ostentatoire et des avantages fiscales. Nos sources sont en effet insuffisantes. Les archives missionnaires et de l’administration portugaise, mettent avant tout l’accent sur le caractère ostentatoire d’insignes chrétiens, toujours dans le cadre d’une « vraie » adhésion à la foi chrétienne ou en opposition à celle-ci.

Nous avons tout de même certains indices sur un pouvoir fiscal des chevaliers du Christ, protégés par l’ordre judiciaire. Le père Raimundo, ironiquement l’un des missionnaires les plus sceptiques dans son texte envers le pouvoir matériel des chevaliers, fut obligé de payer des mucano (amende) à l’un de ces seigneurs locaux dès qu’il posa le pied sur la terre, après sa traversée d’une rivière :

Un autre grand délit est de fouler aux pieds la croix des chevaliers. Ces voleurs ont l’habitude de faire sur le sol une croix sur les passages des rivières, dans les foires et dans les banzas, parce que si quel d’étranger ne remarque pas cette croix et la foule aux pieds, ils s’en emparent immédiatement et le vendent, s’il ne paie pas le rachat. Je commis ce délit, parce que sortant d’un canoé et ne sachant rien au sujet de ces croix, je posais le pied dessus et immédiatement, ils vinrent me demander de payer. Cependant, le chef du canoë me défendit, disant que le père ne payait pas l’amende, mais je pense qu’ils se calmèrent, parce que j’avais avec moi plus de gens qu’eux324.

Dans cette anecdote, le missionnaire met l’accent sur le caractère absurde de son obligation de payer une taxe au chevalier pour avoir « foulé aux pieds » la croix. Effectivement, s’agissant d’un missionnaire catholique, cette obligation peut paraître extravagante. Il faut néanmoins préciser que les rivières étaient des marqueurs naturels privilégiés (parmi d’autres) des différentes zones de souveraineté politique. Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre précédent, de grandes croix en bois étaient érigées dans les champs au bord des routes pour indiquer la proximité d’une Mbanza (centre politique du mani) et donc un péage obligatoire pour les caravanes et les voyageurs. Pareillement, les chevaliers avaient le droit de mettre des croix sur le sol en tant que marqueurs territoriaux au niveau des rivières, dans les foires et dans les banzas de leur

324 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 323. 159 province ou ville. Ce droit était (apparemment) une source importante de revenu pour les chevaliers, soit par la réception du mucano, soit par la vente dans les réseaux de la traite ou incorporation comme esclave de ceux qui ne pouvaient payer le mucano325. Ainsi, au- delà du caractère ostentatoire du statut de paladin de l’ordre du Christ, c’était aussi là, du moins dans certains cas, le moyen d’exercer un pouvoir aux conséquences politiques et économiques assez importantes.

Pour autant, cette légitimité et pouvoir offerts par le roi avec le titre de chevalier du Christ avaient évidemment des contreparties. Les payements que le roi recevait de la part des chevaliers en échange de ce titre constituaient l’une des principales sources de la richesse des souverains. Le roi recevait divers biens de la part du candidat au titre de chevalier – « une chèvre, un porc, des volailles, des nzimbus qui est leur monnaie »326 –, ainsi que dans les cas d’intronisation des manis provinciaux, que nous avons explorés dans le premier chapitre.

Cependant, l’attribution du titre de chevalier du Christ comme prérogative royale était plus importante encore que l’intronisation des manis provinciaux. Si, dans le cas des chefs, il s’agissait seulement d’une intronisation rituelle, par le biais de la chevalerie, le roi avait le pouvoir de décider qui obtiendrait le titre et de définir les contreparties. Le roi était libre de concéder cet honneur gratuitement à certains, de le « vendre » à très haut prix (en échange de bêtes, de produits agricoles, d’esclaves ou de biens de consommation) à d’autres, ou d’exiger diverses contreparties politiques, voire même de refuser de l’accorder à ses rivaux327. Pareillement, le roi pouvait aussi attribuer cette distinction à des agents à l’extérieur de son espace immédiat d’autorité, hors de l’aristocratie, aussi bien qu’à des grands seigneurs issus de provinces totalement autonomes ou de chefferies voisines. Dans le cas des rois qui avaient une bonne capacité de négociation, accorder la chevalerie pouvait être un moyen de calmer des tensions politiques ou d’attirer le soutien, interne ou externe, d’alliés stratégiques. Dans le cadre de la politique interne des

325 Ibid. 326 « Toda a receita que tem agora é quando lá tem um Missionário; porque se concede a cruz de Cavaleiros de Cristo a algum nobre, este tem de lhe pagar ou um porco, ou uma cabra, galinhas, zimbo, que é o seu dinheiro ». António BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) », Studia, 34, 1972. 327 « …fez a mercê de fazer Cavaleiros, cuja acção se fez na presença do Rei, com grande aparato, segundo pede a terra, e é costume dos Vigários Gerais lhe lançar o Hábito, e tomar o juramento, e ao nosso / p. 104 / condutor, além de outras dádivas, fez o Rei a tal mercê por ser a maior honra, que aqui se faz só aos grandes Fidalgos, pelos grandes serviços, que havia feito de nos conduzir ao Congo; e estas três mercês primeiras as fez o Rei de graça, quando é aclamado e as mais para diante custam muito bem aos que as querem ». Da Vide, fls. 103-104. 160 provinces, le roi pouvait intervenir pour donner le titre de chevalier à un groupe en lutte pour le contrôle d’une province, étendant ainsi son pouvoir d’influence au-delà de Mbanza Kongo328.

L’offre de ce titre constituait ainsi la forme la plus puissante de redistribution de la légitimité politique de la royauté à l’aristocratie, et à l’élite en général. Le mani Kongo avait ainsi une marge de négociation conséquente pour mettre en œuvre des stratégies politiques et des accords avec différents secteurs de la société, des clans et des provinces se trouvant à l’intérieur ou à l’extérieur de son espace d’autorité.

2.2. La mort chrétienne et la royauté

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que les différents moments qui marquaient la vie politique kongo consistait notamment en des payements de taxes ou offrande des cadeaux (même si matériellement symboliques) au roi par les manis subalternes. En général, la mort d’un chef et ses funérailles (de même que la cérémonie d’intronisation d’un nouveau mani ou les fêtes annuelles) faisaient partie de ces moments cruciaux de captation de biens329. Dans certains cas, chez les bana Kongo, les parents des morts puissants payaient des prestations au roi pour avoir accès à un enterrement prestigieux. Tel était le cas des plus notables bana Kongo, qui envisageaient d’enterrer leurs parents morts dans l’espace sacré de la cour de Mbanza Kongo330.

L’enterrement à Mbanza Kongo était une prérogative réservée aux infantes, car l’espace sacré des (ruines des) églises de la cour était le lieu d’inhumation des rois et des grands manis catholiques, devenant, au fil du temps, réservée à sa descendance. Quelques

AACL, MS V., Viagem e missão...fls. 295-299 ; A. BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) »..., op. cit. ; ANA, Avulsos, caixa 3590 Congo.

329 Voir le premier chapitre de cette thèse 330 APF, v. 5, fls. 326-343; selon le père Rafael de Vide sur les églises de Mbanza Kongo : « No dia da comemoração dos defuntos, costuma esta gente mostrar uma grande piedade para com os mortos, porque em a noite antecedente, não se ouve mais que cantar o Rosário, por todas as Igrejas, que agora só se podem chamar cemitérios, aonde cada um tem os seus parentes enterrados ». ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 167-168. L’historiographie a mis accent sur la question cosmologique, du catholicisme inscrit dans le culte aux morts : A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 28. ; Wyatt MACGAFFEY, « Dialogues of the deaf: Europeans on the Atlantic Coast of Africa », in Stwart SCHWARTZ (éd.), Implicit Understandings: Observing, Reporting and Reflecting on the Encounters between Europeans and Other Peoples in the Early Modern Era, Revised ed. edition., Cambridge England ; New York, NY, USA, Cambridge University Press, 1994, p. ; M. de M. SOUZA, « Central Africans crucifixes. A study of symbolic translations »..., op. cit. 161 exceptions étaient vraisemblablement faites pour certains Mussi-Kongo ayant obtenu le titre de chevalier et étant ainsi considérés comme des fidalgos331. De ce fait, la mort chrétienne était un rituel politique intrinsèquement lié à la royauté et donc particulièrement prestigieux pour la famille du défunt dans le cas de funérailles se tenant à Mbanza Kongo.

Face aux difficultés à réaliser le voyage et l’enterrement à la cour, pour des raisons climatiques, matérielles ou politiques, le corps des aristocrates était souvent desséché et fumé pour stopper le processus de décomposition, laissant ainsi le temps à la famille d’organiser son déplacement. Ce retard habituel pouvait aussi être le fruit de facteurs économiques, car le kanda aristocratique devait récolter des biens au niveau local des lignages pour pouvoir financer le coût du voyage et des obsèques officielles à Mbanza Kongo332.

Après avoir surmonté les défis financiers et le déplacement, le lignage ou kanda du mort devait avoir l’accord du roi pour pénétrer dans la cour. Une fois le grand cortège arrivé avec le corps, la famille aristocratique se rendait sur la place centrale de Mbanza Kongo, où se trouvait un « monument » en pierre en hommage à dom Afonso I avec une inscription représentant son armorial333. Le défunt était ainsi placé au centre de cette place et la cérémonie commençait : « Ils invitent tous les parents et font beaucoup de danses et font d’autres jeux, selon leurs coutumes »334 ou ils boivent du vin de palme en « grande quantité », versant un peu de vin par terre et sur le corps du défunt. Ces gestes, jugés étranges par le missionnaire qui ignorait ce rituel consistant à boire avec les ancêtres –

331 Dicomano nous dit que les chevaliers étaient considérés comme des fidalgos et que le privilège d’un enterrement dans la capitale était réservé aux fidalgos et aux nobles. Cependant, il ne s’agit que d’une inférence, vu que ces termes étaient parfois utilisés de façon générale par les missionnaires : « noble » ou « fidalgo » désignant des membres de différents échelons de l’élite politique. L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 323. Des scènes funérailles aristocratiques furent peindre par plusieurs témoins, par exemple le Capucin da Pavia au XIXe siècle : « sembra che tutto l’impegno dei conghesi consiste in vestir bene i suoi morti, i quali appariscono vestiti di buoni panni , e fino di velluto scarlatto , o turchino, con fazzoletti di rati colori e fanno i funerali colla maggior pompa che posono. » T. FILESI et I. da VILLAPADIERNA, La missio antiqua dei Cappuccini nel Congo (1645-1835)..., op. cit., p. 430‑431. 332 Laman, parle du « burial tax » exigé aux paysans locaux lors de la mort d’un chef. K. LAMAN, The Kongo..., op. cit., p. 138 et 235. 333 Cet armorial fut reçu par dom Afonso comme cadeau du roi du Portugal dom Manuel en 1548. Façonné par les Portugais, il représentait la victoire mythique de dom Afonso I contre son frère « idolâtre », soit le triomphe du catholicisme au Kongo. Selon Fromont, cet armorial représentait les cinq bras qui seraient apparus lors de la miraculeuse intervention qui aurait rendu possible la victoire de dom Afonso, ainsi que des « idoles cassées », symbole du pouvoir de la royauté chrétienne contre le paganisme (C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 28‑30.). 334 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 324. 162 pratiques encore courantes lors des hommages dans les tombes royales de Mbanza Kongo335 –, représentaient un acte de communion avec les rois du passé enterrés sous le sol de la cour sacrée. Par la suite, le missionnaire catholique fut convoqué pour poursuivre la cérémonie avec les rituels catholiques – du moins jusqu’à ce qu’il en fût exclu. Cela étant, le corps était amené sur les lieux d’anciennes églises (qui conservaient parfois des ruines) où le défunt était enterré à la façon chrétienne sous le son des chants commandés par le missionnaire et les maîtres de l’Église336.

Le choix de l’espace pour la sépulture de chaque aristocrate, loin d’être hasardeux, répondait à l’histoire du clan et de ses anciens rois. Si toutes les branches aristocratiques rendaient hommage à l’ancêtre commun dom Afonso I, la communion avec les ancêtres glorieux du clan était aussi fondamentale, notamment dans une volonté d’affirmation du pouvoir de sa kanda, ou famille face aux groupes politiques concurrents.337

De ce fait, les rituels funéraires réalisés sur les lieux sacrés et historiques de Mbanza Kongo étaient aussi des rituels politiques d’exaltation de la royauté et, par là, du roi au pouvoir, celui considéré comme le principal garant de l’espace sacré de Mbanza Kongo. Même les groupes rivaux, ou provenant d’une province politiquement autonome par rapport au roi, devaient payer le mani Kongo en guise de respect pour pourvoir réaliser les funérailles de leur proche. À ces occasions, plusieurs biens matériels en plus grande quantité que les symboliques taxes annuelles – étaient offerts en échange de l’accord du roi de poursuivre les obsèques338.

À l’instar de l’attribution du titre de chevalier de l’ordre du Christ, les obsèques des aristocrates, ou fidalgos, à Mbanza Kongo constituaient un des piliers de l’ordre politique décentralisé. Le caractère historique et sacré de la royauté et de sa cour à Mbanza Kongo conférait au roi qui occupait le trône une reconnaissance ancestrale, tout en lui permettant de bénéficier de biens de consommation et d’ostentation qui nourrissaient matériellement et idéologiquement la royauté.

335 C’est là ce que nous avons observé pendant notre travail de terrain à Mbanza Kongo en 2017. 336 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 323‑326. 337 Selon Hilton, chaque clan aristocratique avait son saint patron, et le lieu de la sépulture était choisi selon les anciennes églises dédiées à tel ou tel saint. A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 51- 67. 338 ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 124-125 et fls. 150-151. 163

2.3. Le roi chrétien de la violence royale et de l’aristocratie

Nous l’avons vu, le pouvoir des manis, et plus généralement de l’aristocratie bana Kongo, se traduisait par un usage de la violence jugé légitime. Bien évidemment, cet usage de la violence allait de soi lors de guerres civiles ou d’expéditions punitives commandées par le roi ou les grands manis contre des chefs subalternes « rebelles » ou contre des potentats voisins ennemis. Nous avons également vu que la violence exercée par l’ordre politique s’exprimait aussi dans le cadre de condamnations judiciaires consistant en une violence spectaculaire venant réaffirmer le pouvoir des manis/juges et de leur conseil des juges.

Pour autant, pour mieux saisir l’importance de la légitimité de l’usage de la violence par l’ordre politique, il convient de nous intéresser à son rapport au catholicisme comme élément idéologique phare. Les pratiques – mais surtout les récits – de chasse aux « sorciers » et aux « idoles » traduisaient ce droit à l’usage de la violence politique par le roi et le conseil royal, ainsi que par les grands manis provinciaux.

Pour poursuivre notre discussion sur la violence politique à caractère catholique, il convient de préciser que l’adhésion au catholicisme n’impliquait pas, y compris pour l’aristocratie la plus « fidèle », un abandon des formes spirituelles et médicinales locales ou des autres cultes (culte aux ancêtres, aux esprits de la nature, aux minkisi, rituels de fertilité, etc.). Comme en attestent de nombreuses sources disponibles, entre le XVIIIe et le XIXe siècle, la grande majorité des Kongos (aristocrates ou non) ajoutaient parfois quelques éléments catholiques dans un vocabulaire beaucoup plus vaste de rituels spirituels-médicinaux339.

Ces pluralités et dissonances entre diverses visions et fonctions du catholicisme au Kongo se traduisaient par la répression de la « sorcellerie » par les manis catholiques. Le Kongo connaissait plusieurs formes de compréhension de la sorcellerie en tant que phénomène socialement et spirituellement nocif, contre lequel il existait un appareil « policier », spirituel et judiciaire conséquent. Pourtant, malgré l’idée locale d’une sorcellerie devant être combattue et chassée, les puissants ne partageaient pas régulièrement (sauf au niveau rhétorique) le point de vue des missionnaires, selon

339Thornton a bien développé ce « syncrétisme » pour des périodes antérieures : J.K. THORNTON, « Afro-Christian syncretism in the Kingdom of Kongo »..., op. cit. 164 lesquels toute pratique magique non-chrétienne étaient de la « sorcellerie »340. Au Kongo, la sorcellerie était un crime et non un péché. La source spirituelle dont le sorcier se servait pour atteindre son objectif n’était pas nécessairement considérée comme maléfique ou diabolique, comme c’était le cas pour l’Église. Une puissance provenant d’une source commune pouvait être invoquée pour des objectifs bons ou mauvais, mais ce qui rendait ces actions condamnables était leur nature amorale, opportuniste, clandestine et préjudiciable, et non les fondements de leur pouvoir mystique. À ce propos, deux types d’agents rituels étaient opposés au Kongo : le ndoki (sorcier) et le nganga (médecin/guérisseur/contre-sorcier). Le nganga agissait légalement pour guérir une personne ou une famille en rétablissant un équilibre perdu, ce qui passait d’ailleurs souvent par l’identification, voire même la neutralisation, de possibles sorciers qui auraient été à l’origine du mal341.

À ce titre, les missionnaires européens étaient communément considérés comme une forme de nganga parmi d’autres : les nganga Nzambi (nganga de Dieu). Ainsi, au XVIIIe siècle, les missionnaires catholiques et les Kongos avaient des notions fort différentes de la « sorcellerie », même si leurs perspectives se rejoignaient sur certains points. Les kindoki (concept plus proche de l’idée de sorcier dans les termes sociaux kongos) pratiquaient clandestinement des actes de délinquance mystique à des fins opportunistes, générant des malheurs ciblés sur une personne ou une famille afin de chercher des bénéfices pour eux-mêmes ou pour leur client342.

Dans le débat anthropologique, la sorcellerie a parfois été considérée comme une infraction individualiste, allant à l’encontre d’une collectivité despotique configurant un « totalitarisme lignager »343 . Selon certains anthropologues, un sorcier ou une personne ayant recours aux services d’un sorcier agirait contre l’idéologie du lignage selon laquelle la production et les biens matériaux sont une propriété « collective » du groupe. Selon cette interprétation, la hiérarchie du lignage ne devrait respecter que les principes d’âge

340Ibid., p. 73‑75. 341 Wyatt MACGAFFEY, Kongo Political Culture: The Conceptual Challenge of the Particular, Indiana University Press, 2000, p. 57-59 ; 342J.K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 72‑73.; John THORNTON, « The Development of an African Catholic Church in the Kingdom of Kongo, 1491-1750 », The Journal of African History, 25-2, 1984, p. 147-167. 343 Sur le « totalitarisme lignager », voir : Marc AUGE, Théorie des pouvoirs et idéologie. Etude de cas en Côte-d’Ivoire, Hermann., Paris, 1975. La chasse aux sorciers serait une façon de repousser les démarches individualistes. Voir aussi : Maurice DUVAL, Un totalitarisme sans Etat. Essai d’anthropologie politique à partir d’un village burkinabé., L’harmattan., Paris, 1985 ; Émile DURKHEIM, « De la division du travail social », in , Paris, Félix Alcan, 1893, p. 210-217. 165 et de genre, rejetant l’idée d’individu, sauf dans le cas d’aînés très prestigieux. Bref, pour ces anthropologues, les cadets, et en particulier les femmes, celles qui occupaient l’échelle la plus basse du lignage (juste avant les esclaves), sont traditionnellement les principales victimes d’accusation de sorcellerie, car l’individuation de ces membres était un affront à l’idéologie en vigueur, celle des « corporate groups »344.

Pour notre cas d’étude, deux exemples de « sorcières » sont particulièrement notables, et sa compréhension se trouve bien au-delà de la question lignagère, vu qu’elles défiaient en vérité le pouvoir institué : la royauté. Il s’agit de deux femmes que l’on trouve avec force dans les traditions de l’ancien royaume, pendant toute la période du pouvoir décentralisé et encore aujourd’hui. La première – sur laquelle les sources, ainsi que les récits de la période contemporaine, offrent peu d’informations – est de nature plus « légendaire ». Il s’agit de la reine-mère du Kongo, la mère de dom Afonso I, connue dans la tradition orale actuelle comme Dona Apollonia, Dona Mpolo, ou plus populairement mama Mpolo. La seconde est bien évidement Beatriz Kimpa Vita, la prophétesse kongo morte sur le bûcher en 1706.

Commençons par ce dernier personnage, le plus célèbre. L’exécution cruelle de Kimpa Vita fut un acte très marquant dans l’histoire du Kongo. Le mouvement politico- religieux dont Kimpa Vita était la figure phare contestait l’ordre politique en place et luttait pour la réunification du royaume du Kongo. Kimpa Vita disait recevoir l’esprit de saint Antoine, venu pour « sauver » les Kongos de leurs malheurs causés par la pratique d’un faux catholicisme. La prophétesse contestait la version orthodoxe de l’histoire des personnages sacrés de la bible, tels Jésus, Marie et certains saints. Elle défendait l’idée selon laquelle la véritable trinité était formée de Jésus, Marie et saint Antoine, qui seraient par ailleurs tous les trois originaires du Kongo où ils auraient vécu en vie. De ce fait, certains symboles (comme la croix) et certains rituels promus par les missionnaires et par l’aristocratie étaient perçus comme faux ou maudits. Les pratiques catholiques orthodoxes étaient elles aussi envisagées comme trompeuses et sources de maléfices pour le Kongo345. L’un des malheurs provoqués par les Européens et leur « fausse religion » furent les guerres civiles qui installèrent le chaos, mais aussi la traite des esclaves. Kimpa Vita s’attaquaient donc ouvertement aux symboles de la royauté catholique du Kongo,

344 John M. JANZEN, Lemba, 1650-1930: A Drum of Affliction in Africa and the New World, Garland Pub, 1982 ; Yengo PATRICE, Les Mutations Sorcières Dans le Bassin du Congo. du Ventre et de Sa Politique, Paris, Karthala, 2016. 345 J. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 36-58. 166 exhibés par l’aristocratie chrétienne bana Kongo, à savoir la croix, l’écriture, le caractère ostentatoire européanisé, la présence des missionnaires, etc. Son mouvement contestait donc, comme argumenté par Fromont, l’idéologie politique et les institutions renvoyant aux symboles du pouvoir aristocratique (notamment la croix)346 et s’attaquait à la traite des esclaves, qui était l’une des bases économiques du pouvoir aristocratique.

Observons avec attention le processus de condamnation et l’exécution de Kimpa Vita et de son compagnon. Ces événements sont décrits en détail (et sont bien évidemment biaisés) par deux missionnaires qui furent des personnages impliqués dans cet évènement. La nette influence des Capucins fut un élément important dans le processus de persécution et de condamnation de Kimpa Vita. Le roi du Kongo Pedro IV essaya à plusieurs reprises d’éviter une confrontation avec le mouvement antonien. Pedro IV, dans un moment de fragilité politique, fut tenté de trouver des issues diplomatiques, notamment parce que Kimpa Vita était membre de son clan et originaire de la même région que lui, le Kibangu. Mais aussi, parce qu’elle prêchait une réunification du Kongo, c’est-à-dire un projet qu’il tentait lui-même de conduire. Cependant, le danger croissant que représentait le discours de Kimpa Vita pour l’aristocratie traditionnelle, outre la nécessité d’obtenir le soutien de certains ennemis de la prophétesse à son entreprise de réunification du Kongo, ne laissa pas à Pedro IV d’autre solution que la sanction la plus radicale.

Selon le père Lorenzo, le conseil se réunit avec le roi pour délibérer sur la peine à laquelle la prophétesse et son compagnon allaient être condamnés. Le missionnaire raconte ainsi l’apparition du roi proclamant la sentence :

« Par Dieu qui m’a donné ce royaume (à ce moment il prit son bâton des mains d’un de ses favoris, bâton surmonté d’une croix d’argent et continua), par le Dieu qui s’est fait homme pour nous et a voulu mourir sur cette croix, je déclare qu’il n’y a rien d’autre à faire avec ces délinquants, que ce qui a été décidé, c.-a- d. de les bruler vifs »347.

Évidemment, l’influence du père Bernardo da Gallo, virulent promoteur de la persécution qu’il considérait « démoniaque » et représentant romain du saint office au Kongo, était importante. Cette influence est d’ailleurs très claire dans le choix de la peine, car la mort sur le bûcher n’était pas courante dans la culture judiciaire kongo, mais était

346 C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 206‑213. 347 J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 234. 167 une punition typique des tribunaux inquisitoriaux européens. Or, les Capucins accordaient au roi Pedro IV un précieux soutien pour fédérer les différentes factions aristocratiques contre son opposant Kibenga. Ces prélats auraient ainsi offert au mani Kongo, comme expliqué dans le premier chapitre, un important capital politique après la reprise de la cour. Cela était parce que le missionnaire européen faisait partie de l’éventail des éléments du catholicisme politique qui constituaient la base idéologique de la royauté.

Pour autant, la détermination du roi à condamner Kimpa Vita à la mort n’était pas le résultat du seul intérêt des missionnaires. Pour le roi Pedro IV et sa coalition, cette condamnation représentait une démonstration de force de grande ampleur. Il sortait ainsi de la position conciliatoire qu’il avait assumée jusqu’alors, adoptant une position plus risquée mais potentiellement favorable à son entreprise de conquête de la royauté. S’il condamnait Kimpa Vita, il fallait que cela devienne un spectacle politique fort, duquel il pourrait tirer le maximum de bénéfices. Ce fut effectivement son choix. À ce grand événement organisé pour l’exécution, furent invités les ambassadeurs de divers manis provinciaux, ceux qui soutenaient le roi Pedro IV (le duc de Mbamba et la reine Ana), mais aussi des représentants de la reine Njinga (à l’époque il s’agissait d’une héritière de la première Njinga morte en 1663)348. Le père Lorenzo relate la suite du théâtre de l’exécution de la peine de Kimpa Vita et de son partenaire :

Nous étions la quand parurent deux hommes ayant en mains des clochettes (…) Ces instruments en ces régions ne servent qu’aux princes. (…). Ces hommes allèrent se placer au milieu de cette grande multitude, donnèrent un signal avec leurs clochettes et aussitôt on vit le peuple reculer et au milieu de l ’espace devenu vide se présenta le basciamucano , c.-a-d. le juge. Il était recouvert jusqu’aux pieds d ’un manteau noir et portait sur la tête un chapeau également≪ noir (…). Devant≫ lui furent amenés les coupables. La jeune femme qui portait son enfant sur le bras, apparaissait maintenant remplie de crainte et d’épouvante. Les inculpés s’assirent sur la terre nue et attendirent leur arrêt de mort349.

Au-delà de l’indéniable influence inquisitoriale, la scène décrite par les missionnaires révèle également des éléments caractéristiques des condamnations

348 Ibid., p. 236-237. 349 Ibid., p. 235. 168 spectaculaires locales. Le rituel punitif est assez similaire à ce que d’autres sources (missionnaires et, pour le XXe siècle ethnographiques) ont décrit comme des peines de mort de sorciers ou de dangereux criminels350. Il s’agit d’épouvantables rituels punitifs d’enterrement de criminels vivants, quand ils commettaient des crimes contre les manis ou des crimes sur le marché public, décrits dans le chapitre précédent. Selon le père Lorenzo, le discours du chef du conseil/tribunal dans lequel il édicte la sanction avait pour thème central « l’éloge du roi » Pedro IV :

Le basciamocano fit un long discours. Le principal thème en était l ’éloge du roi. Il énumérait ses titres et énonçait les preuves≪ de son zèle ≫ pour la justice. Il prononça finalement la sentence contre D. Beatrice [Kimpa Vita], disant que sous le faux nom de Saint Antoine elle avait trompé le peuple par ses hérésies et ses faussetés. En conséquence le roi, son seigneur, et le royal conseil la condamnaient à mourir sur le bûcher, elle et son concubin351.

Représenté par le chef des juges, le roi Pedro IV se trouvait hors de l’espace public de l’exécution. Il présidait à ce moment-là une assemblée fermée avec ses principaux délégués, dans laquelle il commandait un rituel secret. Celui-ci qui fut interrompu par le missionnaire qui essaya d’empêcher la mise à mort du bébé de Kimpa Vita. Cette urgence fit que le missionnaire interrompit le rite et put nous décrire la précieuse scène :

Quelques-uns étaient étendus à terre comme des morts, tout recouverts de poussière (…). Ils recevaient en ce moment quelque faveur du roi. D ’autres étaient à genoux, d’autres encore se trouvaient assis sur le sol. Le roi était debout sous une ombrelle et s’adressait à ceux qui étaient couchés à terre. Je m’étais arrêté pour ne pas l’interrompre. Mais son discours traînant en longueur, dominé par la crainte que l’enfant ne fut livré aux flammes, je m’avançai hardiment et m’approchant du roi, je lui dis : Votre Altesse me pardonne si j’interromps son discours352.

La description très superficielle du missionnaire, méconnaissant la riche symbolique de ces rituels, nous apprend que les chefs étaient alignés (certains debout et

350 Ibid., p. 237-241. 351 Da Lucca ne nous donne pas le nom de mani Vunda, mais celui de Bassi-mucano. S’agissant d’une période de guerres civiles, où la capitale était encore occupée par les Kimpanzu, cette punition eut lieu hors de la cours ; il peut donc s’agir d’un juge local de la région et non du juge suprême mani Vunda. J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 235. 352 Ibid., p. 236. 169 d’autres à genoux), attendant leur tour pour être recouverts de terre et de poussière par le roi, tout en écoutant un long discours du souverain (dont on ignore malheureusement le contenu). Il semblerait que le roi était en train d’exécuter des rites initiatiques d’intronisation/préparation des manis subalternes que nous avons évoqués dans le chapitre précédent. Souvenons-nous que la terre était un élément très présent dans ces rituels353 . Par exemple, lors de l’intronisation du roi par le mani Vunda, le nouveau monarque se mettait à genoux face au grand conseiller qui lui frottait alors le visage avec une poignée de terre. Indépendamment de l’intention du rituel – qui nous est malheureusement inaccessible –, il est clair que le moment de sa réalisation – soit pendant la mise à mort de Kimpa Vita au bûcher354 – n’était pas le fruit du hasard.

Une fois le spectacle terrifiant de l’exécution de Kimpa Vita et de son compagnon terminé, leurs corps furent complètement brulés jusqu’aux cendres, puis d’autres rituels politiques prirent place. On assista d’abord au traditionnel rite de redistribution symbolique (analysé dans le chapitre précédent) dans lequel des chefs subalternes recevaient des bouts de nourriture à manger directement des mains du roi. Les ambassadeurs du duc de Mbamba, de la reine Ana (cheffe des Kinlaza) et de la reine du royaume de Njinga reçurent des morceaux de cette nourriture sacrée, en guise de communion politique avec le roi Pedro VI355.

Bien évidemment, ce choix de soutenir la condamnation spectaculaire de Kimpa Vita était aussi très risqué pour Pedro IV et ses alliés. Par les sources, tout comme par l’analyse de Thornton, il est clair que le roi était hésitant par rapport à cette punition356. En cette période, sa capacité à vaincre ce mouvement et à se maintenir au pouvoir n’était pas évidente. Bref, le plan était très risqué.

Ainsi, malgré l’importante démonstration de force de Pedro IV et du soutien conséquent reçu, le roi se montra toutefois préoccupé par une éventuelle riposte des alliés de Kimpa Vita. À ce moment-là, selon la version (certes exagérée et propagandiste) du père Lorenzo, les missionnaires prirent part aux célébrations politiques pour appuyer le roi dans son entreprise de conquête du pouvoir et de réunification du royaume :

Nous l’encourageâmes en rapportant des exemples de l’histoire, particulièrement celui de D. Alfonso, roi de Congo qui remporta

353 L. DE HEUSCH, Le Roi de Kongo et les montre sacrés..., op. cit., p. 173‑174. 354 Ibid., p. 233-240. 355 Ibid. 356 J.K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 126‑128. 170

une victoire miraculeuse contre les ennemis de la sainte Foi : Ayez donc confiance en Dieu, dis-je, Il vous aidera et nous, de notre côté, nous ne manquerons pas de vous recommander à Dieu≪ dans nos prières . Après ces paroles il manifesta qu’il avait repris courage ; il extériorisa sa joie et dit à ses fils d’en faire autant. Ils s’encouragèrent≫ ainsi les uns les autres357.

Le matin suivant, la célébration se poursuivit avec la réalisation d’une danse guerrière – performance théâtrale – appelée « sangamento » et à laquelle le roi prit part sous le regard d’une multitude de personnes358. Selon Fromont, qui l’analysa profondément, le sangamento est une performance théâtrale qui servait à l’affirmation du pouvoir de la noblesse kongo, en racontant l’histoire du royaume kongo en deux actes. Le premier portait sur la fondation « mythique » du royaume par le héros forgeron Nimi a Lukeni. Le second recréait la bataille où Dom Afonso vainquit ses ennemis païens grâce à la miraculeuse apparition de saint Jacques359. Cette interprétation intéressante de Fromont va à l’encontre de la référence, durant cette séquence de rituels politiques, à la figure de dom Afonso I. Ce roi conférait à la royauté chrétienne du Kongo une profondeur historique de la plus haute importance. Cet arsenal de symboles arborés par Pedro IV était clairement une affirmation des éléments auxquels Kimpa Vita et ses coreligionnaires étaient opposés. Le roi en profita donc pour réaffirmer son pouvoir par la violence, trois ans avant de réussir la prise du trône et la réunification politique qu’il visait.

Avec une violence tout aussi exceptionnelle et un caractère spectaculaire semblable, les traditions orales de la période de décentralisation racontent la manière dont dom Afonso I parvint à « extirper » les idolâtries de son royaume dans le cadre de sa montée au trône du Kongo. Plusieurs versions – enregistrées par des missionnaires de la fin du XVIIIe- début XIXe siècles, par des ethnographes au XXe siècle, ainsi que par nous- mêmes en 2017 à Mbanza Kongo – racontent que, juste après avoir accédé au trône, le jeune roi chrétien dom Afonso prohiba toute forme de pratique d’« idolâtrie et [de] sorcellerie » par son peuple. Sa propre mère aurait défié cette loi, en refusant, entres autres, d’abandonner un « fétiche » ou une « idole », selon certaines versions, ou en

357 Ibid., p. 239. 358 « Le matin suivant, ils exécutèrent une danse de guerre (sangamento) a laquelle prit part le roi. Une grande multitude y assistait. Nous dimons la messe, après laquelle nous fîmes nos adieux au roi. Nous retournâmes au poste de mission, ou je commençai a me préparer au départ vers Mocondo » J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 139. 359 C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 33‑47. 171 guérissant son petit-fils épileptique (qui serait l’enfant d’Afonso) avec des « traitements traditionnels », selon d’autres traditions. Par exemple, une version de 1790 transmises par le père Raimundo attribue la condamnation de sa propre mère par Afonso à cette terrible peine au « zèle » extrême du roi vis-à-vis de la religion catholique :

Dom Affonso, fils du roi Dom Joao, premier roi du Congo qui reçut le baptême, donna assez de preuves de son attachement a l’Evangile de Jésus-Christ, en ordonnant de détruire les idoles et en épurant le royaume du fétichisme360.

La version transcrite par le père Rafael une décennie plus tôt est encore plus intéressante, car elle attribue pour cause de cet acte matricide la célèbre et miraculeuse bataille dans laquelle Afonso aurait vaincu l’armée de son frère « idolâtre » :

[…] Il eut aussi au début de ce royaume une chose mémorable, raconté par la tradition, où les anges viennent au secours du Roi, dans une guerre que lui faisaient ses ennemis, apparaissant en l’air cinq bras, qui en un instant tuèrent tous ses ennemis, […]. Le motif de la guerre fut parce que le roi, alors appelé dom Afonso, ordonna d’enterrer vivante sa propre mère, qui ne voulait pas épouser la foi catholique, et les parents sont venus pour cela faire la guerre au Roi ; et ils moururent tous361.

Selon cette version, dom Afonso eut de sa propre mère la première opposition à la reconnaissance de son pouvoir. L’exécution de sa mère, en appliquant la peine la plus sévère de la loi kongo, fut une première et exceptionnelle démonstration de force du roi. Il punissait la personne dont il était le plus proche. Le deuxième affront fait à la légitimité du pouvoir de dom Afonso vint de ses « parents » plus éloignés, c’est-à-dire des alliés en dehors de la cour qui vinrent venger la cruauté du roi envers la reine mère. Sa réponse à ce deuxième défi fut encore plus extraordinaire, car dom Afonso eut le soutien de forces extrahumaines : « Les anges sont venus pour défendre le roi, apparaissant cinq bras au ciel qui dans un instant tuèrent tous les ennemis ». L’opposition anti-chrétienne aurait ainsi été vaincue grâce au caractère exceptionnellement puissant et sacré du roi.

360 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 318. 361 « (…)houve também neste Reino no princípio uma coisa memorável, de que há tradição, virem os anjos em defesa do Rei, em uma guerra que lhe faziam seus inimigos, aparecendo no ar cinco braços, que em um instante mataram todos seus inimigos, (…)O motivo da guerra foi porque o Rei então chamado D. Afonso mandou enterrar viva a sua própria mãe, por não querer abraçar a fé Católica, e os parentes vinham por isto fazer guerra ao Rei; pelo que todos morreram ». ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 132. 172

Lors de la recherche que nous avons menée en 2017 à Mbanza Kongo, nous avons enregistré le récit d’un épisode fourni par le porte-parole et les membres du Lumbu (actuel conseil des « chefs traditionnels ») : l’histoire de Dona Apollonia. Le lieu présumé de sa tombe, sous l’actuel aéroport de Mbanza Kongo, est l’un des principaux monuments de cette ville, reconnue comme patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco en 2017. Selon la narration, dom Afonso « ordonna à son peuple de ne plus pratiquer les pratiques, les traitements traditionnels »362. Cependant, peu après, le fils du roi chrétien tomba malade et fut pris d’une crise d’épilepsie. Les Européens, récemment arrivés, ne sachant pas guérir cette maladie, la grand-mère, Mme Mpolo, alla chercher des feuilles sauvages derrière la maison et le guérit en lui appliquant ces remèdes « traditionnels ». Le peuple fut étonné de voir que la propre mère du roi n’avait pas respecté son décret. Et les « murmures » du peuple arrivèrent alors aux oreilles du roi. Pour punir sa mère, dom Afonso organisa une fausse fête à laquelle il l’invita. Il ordonna à ses sujets de creuser un trou et de le couvrir de pagnes et d’une peau de léopard sur lesquels fut posée une chaise. Face à tout le peuple, le roi invita sa mère à s’asseoir. Elle accepta, tomba dans le trou, et dom Afonso ordonna au peuple de jeter de la terre par-dessus, enterrant de la sorte sa mère encore vivante363.

Appliquant la peine en tant que roi et non en tant que fils, cet acte vint affirmer le caractère de juge suprême, impartial et rigoureux d’Afonso364. De plus, cette tradition réaffirmait le pouvoir royal avec une violence punitive juridiquement légitime. Les traditions matricides des grands personnages fondateurs ne sont pas une nouveauté de cette période. De fait, dès les XVIe et XVIIe siècles, des pratiques similaires étaient déjà mises en œuvre, avec par exemple le roi forgeron Lukeni qui tua sa mère pour avoir refusé de lui verser des impôts365.

362 Récit que nous avons recueilli à Mbanza Kongo en 2017, transmis par les membres du conseil des « chefs traditionnels » du Lumbu, et raconté en premier lieu par leur porte-parole, Toko Kediamoniko à la présence des chefs du Lumbu, ces derniers éventuellement prenaient la parole pour « corriger » ou « éclaircir » des points du discours de M. Toco. 363 Ibid. 364 Thornton a défendu que la tradition du matricide d’Afonso était une exaltation de son impartialité, et alors de sa prérogative de « bon roi » : « [ …] so impartial that even close relatives are not exempted from harsh but warranted judgments. » J.K. THORNTON, « The Origins and Early History of the Kingdom of Kongo, c. 1350-1550 »..., op. cit., p. 100-101. 365 Ibid. p. 32-94. 173

Rituel en hommage à Dona Mpolo réalisé avant la proclamation de la tradition au lieu présumé de la tombe de la mère de dom Afonso I à Mbanza Kongo en 2017 (photo propre).

M. Toco, le porte-parole du Lumbu (aussi employé du « bureau du Patrimoine » et du musée des Rois du Kongo) transmettant l’histoire de mama Mpolo. (Photo propre)

Selon la suite de cette narration, après la terrible exécution de mama Mpolo, le roi Afonso n’eut pas à se confronter à ses « parents », mais au conseil royal. Il est important de remarquer que, selon les récits, la condamnation de la mère du roi, à la différence de celle de Kimpa Vita, ne fut pas le produit d’un jugement émis par le conseil, mais d’une décision autocratique de dom Afonso. C’est donc pour cette raison que le conseil royal se serait rebellé contre le roi en refusant pendant plusieurs semaines de se présenter à la cour. 174

Les conseillers lui expliquèrent collectivement et ironiquement : « parce que toi, tu as la chance de régner, nous, nous n’avons pas d’importance parce que tu as pris la décision seul, sans consulter le conseil, tu es suprême, tu as la chance d’être roi, alors nous, nous n’avons plus d’importance ». Selon la suite de cette tradition, dom Afonso demanda pardon aux conseillers et les pria de revenir à la cour, ce qu’ils acceptèrent après l’application d’une amende (mucano) de quelques animaux et de pots de vin de palme en guise de réparation de cette faute royale366.

Après cette conciliation entre le roi et son conseil, une déclaration réparatrice fut faite par roi aux conseillers. Le roi déclara : « A partir d’aujourd’hui, dans mon pays, le seul sang qui peut couler [sans notre autorisation et contrôle] est celui des femmes qui vont accoucher, mais jamais le sang d’une personne blessé ». Selon la morale de cette histoire, personne n’eut dès lors le droit de blesser une autre personne sans l’autorisation de l’institution royale (dans ce cas le conseil). Si cela venait à se produire, le conseil avait le rôle de punir l’usage de la violence par l’imposition d’une peine à l’agresseur.

Nous notons que dans ces traditions sur la mise à mort de la mère de dom Afonso et le récit de la mise en scène du pouvoir lors de la condamnation de Kimpa Vita, la question du monopole royal de la violence est très présente. Le roi, en tant que juge, y apparaît comme le seul détenteur légitime de la violence. En même temps, le rôle du conseil est également important comme modérateur des impulsions despotiques ou violentes du monarque. Il est même exacerbé dans la version plus récente367. On peut clairement avancer que le roi et le clan aristocratique ayant accès aux postes politiques de manis, ou conseillers (mais également juges), étaient les détenteurs d’un usage légitime de la violence.

Il faut noter que la définition classique wébérienne de l’État en tant qu’entité « détentrice de la violence légitime », fait jour chez les africanistes après les années 1940

366 Récit que nous avons recueilli à Mbanza Kongo en 2017, transmis par les membres du conseil des « chefs traditionnels » du Lumbu, et raconté en premier lieu par leur porte-parole, Toko Kediamoniko. 367 Les conseillers, membres actuels du Lumbu – ceux-là même qui nous ont relaté ces pratiques – ont le titre d’ « autorités traditionnelles » et ont été introduits au sein de l’État angolais, duquel ils reçoivent des rémunérations pour siéger au « tribunal traditionnel » à caractère consultatif dans les cas de conflits d’héritage ou de disputes pour les terres, par exemple. Le conseil et tribunal traditionnel a aujourd’hui son siège dans une grande salle au fond du complexe patrimonial comportant le musée des Rois du Congo et les monuments classés « héritage immatériel » par l’Unesco depuis 2015. Il faut dire que, même sans jurisprudence officielle, ce tribunal coutumier est encore très fréquenté par la population locale. Malgré une certaine méfiance vis-à-vis de la légitimité de ses membres, parfois considérés comme une « fabrication » du gouvernement, le rôle juridique du tribunal est toujours important. Ils jouent en même temps un rôle central dans le processus de patrimonialisation de Mbanza Kongo et d’insertion de l’histoire du royaume du Kongo dans le récit nationaliste angolais. 175 avec le travail pionnier de Fortes et Evans-Pritchard sur les « systèmes politiques africains »368. Après les années 1960, avec le croisement avec les thèse marxistes, l’idée de la violence légitime se complexifie et s’associe à l’analyse du rôle économique de l’État de maintenir les rapports de production de forme contraignante369. L’historiographie africaniste, qui s’intéresse à la formation de l’État et aux histoires politiques précoloniales, a dialogué de différentes manières avec cette idée pour discuter la légitimation de la violence pour un « roi » ou une aristocratie dans des sociétés au pouvoir centralisé. Même si le dialogue avec l’idée wébérienne est intéressant, l’application de cette thèse exclusiviste pour les royaumes centre-ouest africains serait un procédé simplificateur, comme défendit Miller370.

Pour notre analyse, il importe toutefois d’établir ici le lien intrinsèque entre catholicisme et la prérogative royale sur la violence. Le roi, puis le conseil royal, en tant qu’instance juridique suprême était celui qui avait un rôle régulateur de l’usage de la violence à l’intérieur du territoire kongo. Ici, notre argument est que le catholicisme était aussi un élément idéologique central pour renforcer cette légitimité d’usage et de réglementation de la violence par le roi, les grands manis catholiques et le conseil royal. Ce discours sur la violence, qui passe par une prérogative d’un roi chrétien de combattre la « sorcellerie » (concept plus au moins arbitraire), nous aide à comprendre l’importance

368 « In studying political organization, we have to deal with the maintenance or establishment of social order, within a territorial framework, by the organized exercise of coercive authority through the use, or the possibility of use, of physical force. The well-organized states, the police and the army are the instruments by which coercion is exercised. Within the state, the social order, whatever it may be, is maintained by the punishment of those who offend against the laws and by the armed suppression of revolt. Externally the state stands ready to use armed force against other states, either to maintain the existing order or to create a new one »Meyer FORTES et E. E. EVANS-PRITCHARD, African Political Systems, London, IIAL&C, Oxford University Press, 1940, p. 14. (première édition 1940). 369 Pierre ALEXANDRE, « African Political Systems revisité », Cahiers d’Études africaines, 22-87, 1982, p. 229‑230. 370 Nous souscrivons à la critique de Miller de l’emploi de cette thèse wébérienne pour les « états mbundu » : « Monopoly over the legitimate use of force has ranked as another of the distinguishing aspects of states. Yet among the Mbundu this criterion failed to differentiate states from other sorts of institutions, both social and political. The Mbundu expanded the conventional Western sense of the term ‘force’ to include the magical coercive techniques which backed the authority of nearly all their political and social titles in addition to the simply physical means of coercion usually denoted by the term. But neither the magical forms of coercion nor the use of armed men were the monopoly of kings. The men at the heads of Mbundu states had constantly to strive for and assert their de facto superiority in charms and arms, since other sorts of title legitimately gave access to independent forms of coercion and the holders of these titles exercised them whenever they could. From this perspective, one important theme in the history of Mbundu states was constant competition between holders of different sorts of title in a pluralistic universe of forces. The assumption that a ‘state’ had exclusive access to coercive techniques would leave the historian at a loss to explain the rise of subordinate positions to ascendancy, the avidity with which the Mbundu searched continually for new forms of authority, and the multiple powers claimed by the most successful Mbundu chiefs. J.C. MILLER, Kings and Kinsmen..., op. cit., p. 268. 176 du statut chrétien de la royauté (institutions royales, roi, officiers et conseillers) pour le fonctionnement de l’ordre politique du Kongo décentralisé.

Au vu du caractère plus récent de la tradition citée ci-dessous, il n’est pas surprenant que le conseil y apparaisse comme central. Cette centralité traduit en effet la prédominance que ce conseil a depuis la prohibition de l’institution royale par le gouvernement colonial portugais en 1914. Cette importance est toujours d’actualité dans le gouvernement d’Angola et de la province du Zaïre, mais aussi dans le contexte de l’actuel patrimonialisation de Mbanza Kongo. Cependant, au-delà d’un rôle seul de Propaganda Fide du pouvoir du conseil, nous avons des indices que ce dispositif de contrôle de la part du conseil par rapport à l’usage de la violence par le roi était effectivement employé dans le régime décentralisé des XVIIIe et XIXe siècles. A cet effet, le père Pietro da Bene en 1817 témoigne du rôle royal et du conseil pour régler des conflits physiques qu’abouti à des personnes blessés371. Dans le même sens, le père Antonio Barroso, dans la décennie de 1880, même avant la décadence totale de la royauté, nous présente une anecdote (qu’il témoigna) où le roi dut effectivement payer une amende au conseil pour avoir frappé et blessé son propre esclave372.

Plusieurs chercheurs ont considéré, sous l’influence théorique de l’anthropologie structuraliste, que dom Afonso serait devenu un « héros civilisateur », dans des termes lévi-straussiens373. Selon cette interprétation, dom Afonso aurait utilisé le catholicisme, lors de l’arrivée des Portugais, pour s’associer au héros fondateur originel, le forgeron, Nimi a Lukeni, imposant la narrative de la conversion de son règne au catholicisme comme la nouvelle mythologie fondatrice du royaume du Kongo. Ainsi, tout au long des siècles qui se sont succédés au règne de dom Afonso, cette donnée mythologique intrinsèque aux Kongos aurait (selon cette interprétation) constitué l’élément régissant la hiérarchie sociale et politique, expliquant par exemple la permanence séculaires d’une élite catholique descendante de dom Afonso au pouvoir. Cette idée est assez convaincante et fort intéressante. En outre, elle s’appuie parfois sur l’analyse rigoureuse de sources

371 L. JADIN, « Le royaume du Kongo d’après les archives de Luanda ; Mission à l’Angola Julliet- septembre 1955 (brouillon non publié gardé aux archives KADOK, BEA4006_FI031_1038) »..., op. cit., p. 47‑50. 372 A. BRASIO, D. António Barroso..., op. cit., p. 131. 373 L. DE HEUSCH, Le Roi de Kongo et les montre sacrés..., op. cit., p. 72‑80. António Custódio GONÇALVES, Le lignage contre l’état: dynamique politique Kongo du XVIème au XVIIIème siècle, Lisboa; Évora, Instituto de Investigação Científica Tropical ; Universidade, 1985, p. 31‑35. 177 historiques (comme chez Balandier et Fromont)374. Nous même, dans des travaux antérieurs, avons attribué le rôle idéologique d’Afonso I à un sens « mythologique »375.

Cependant, pour mener une étude approfondie des particularités politiques du Kongo décentralisé, il nous semble nécessaire d’inverser ce schéma interprétatif. Reprenons la cérémonie où Kimpa Vita fut brûlée vive. On peut voir, dans cet acte funeste, la construction d’un discours qui allait être fondamental (sans que les acteurs de la période en soient conscients) pour la réussite de Pedro IV dans sa récupération de la cour de Mbanza Kongo trois ans plus tard. Souvenons-nous que Kimpa Vita et les antoniens étaient à l’époque alliés avec Constantino Kibenga, c’est-à-dire le roi rival de Pedro IV, qui avait le contrôle de la capitale et de certains insignes de pouvoir. En tuant Kimpa Vita, en persécutant ses coreligionnaires et, par la suite, en conquérant la cour, dom Pedro IV réaffirma la version royale du catholicisme politique kongo contre la version antiaristocratique promue par Kimpa Vita, à laquelle Kibenga avait adhéré de façon opportuniste. Les acteurs politiques ayant participé à la chasse de la prophétesse et de ses partisans furent alors, trois ans plus tard, les vainqueurs du processus de réunification du Kongo : les Água Rosada, les Kinlaza (sous les ordres de la reine Ana), le duc de Mbamba et les Kimpanzu (qui n’adhérèrent au projet qu’après la capitulation de Kibenga). Ces personnages, avec Pedro IV à leur tête, réactivèrent alors le catholicisme d’Afonso et ses symboles comme base morale et idéologiques du projet de réunification et de leur monopole de la royauté au cours des deux siècles suivants376. Ce n’est pas un hasard alors si, au Kongo, l’un des principaux évènements fondateurs du pouvoir royal, du XVIIIe siècle à nos jours, fut celui où dom Afonso I tua sa propre mère, avec la plus grande violence, pour avoir rejeté la religion catholique au profit de la « sorcellerie » ou de l’« idolâtrie ». Cette histoire n’apparaît pas comme une donnée mythique atemporelle, mais comme une construction historique, concomitante au processus de réunification et de partage du pouvoir entre les makanda bana Kongo (autoproclamées) descendantes de dom Afonso. Cette tradition très répandue semble métaphoriser la victoire des clans catholiques descendants d’Afonso sur les mouvements antoniens et la postérieure

374 G. BALANDIER, La vie quotidienne au royaume du Kongo du XVIe au XVIIIe siècles..., op. cit., p. 29‑52 ; C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 33‑38. 375 T.C. SAPEDE, Muana Congo, Muana Nzambi a Mpungu..., op. cit., p. 19‑28. 376 Même si Fromont attribue un rôle mythique à Afonso, elle n’a pas négligé l’appropriation historique de ce personnage dans le processus de persécution de Kimpa Vita et de réunification du Kongo, reconnaissant que l’histoire de la bataille magique d’Afonso fut instrumentalisée politiquement par Pedro IV (avec la coparticipation des Capucins) vaincre la rébellion de Kimpa Vita et dominer les factions rivales qui la soutenait. C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 206‑207. 178 réunification du pouvoir royal. Elle manifeste, entre autres, l’idéologie politique dans laquelle le catholicisme (re)devint l’argument moral pour justifier les privilèges royaux et, de façon plus générale, ceux de l’aristocratie catholique, parmi lesquels l’usage parfois arbitraire et excessif de la violence.

2.4. Missionnaires européens : agents politiques étrangers à service de la bana Kongo

Parlons plus profondément du rapport de l’aristocratie et de la royauté à ce catholicisme politique, dans la mise-en-scène du pouvoir à partir des sources écrites et visuelles produites par des missionnaires, ces derniers étant aussi des acteurs politiques majeurs.

Aux XVIIIe et XIXe siècles, les missionnaires étaient le plus souvent basés à Mbanza Kongo ou à Soyo. Afin de diffuser la foi catholique parmi le « peuple », les prêtres avaient pour habitude de voyager à l’intérieur du royaume accompagnés d’une structure locale formée d’agents catholiques kongos : maîtres de l’Église, interprètes et esclaves de l’Église (mulekes). Cependant, au-delà des baptêmes, parfois collectifs, les paysans et les villageois kongos n’entretenaient presque aucun rapport avec les missionnaires. Il semblerait que le roi destinât les caravanes missionnaires (qu’il sponsorisait et contrôlait avec l’aide de membres locaux de l’Église) à rendre visite aux chefs catholiques de certaines provinces et mbanzas. Ces chefs catholiques étaient normalement des alliés politiques du roi ou ceux qui, en échange de la prestigieuse visite du missionnaire, finissaient par reconnaître un roi dont ils étaient des rivaux politiques.

Il faut dire que ceux que l’on pourrait désigner grosso modo « peuple » – les paysans et les villageois – sont normalement absents des descriptions des sources missionnaires et n’apparaissent que par le nombre de baptêmes, le seul rituel catholique vraiment populaire présidé par les prêtres européens. L’aristocratie est en revanche fort présente dans les descriptions offertes dans les sources, car elle avait accès aux sacrements les plus élaborés – le mariage et l’eucharistie – et entretenait des relations de proximité avec les pères de l’Église.

Par exemple, l’aquarelle ci-dessous (figure n° 5) représente une messe célébrée à l’occasion de la réception du cortège d’un chef local. On y voit le chef à genoux, rosaire à la main, vêtu d’une veste très richement garnie, d’une jupe colorée et d’une cape rouge. 179

À côté de lui, un subordonné (probablement le plus important d’entre tous) porte aussi un rosaire. Derrière lui, on voit une multitude de gens avec des instruments musicaux, des armes blanches ou des armes à feu377.

Messe célébrée par le missionnaire et les maîtres de l’Église, en présence d’un seigneur kongo (Biblioteca Apostólica Vaticana. Borg. Lat. 316. Fl. 49)

Évidemment, des réceptions et solennités catholiques spectaculaires, comme celle représenté dans l’image, n’étaient pas uniquement réservées à l’accueil des missionnaires. Elles avaient été naturalisées, au moins depuis le XVIIe siècle, comme des solennités politiques liées au pouvoir des manis. Certainement, la réception d’un missionnaire européen était un moment particulièrement spécial pour des manis catholiques, mais d’autres réceptions d’agents politiques ou ambassadeurs de l’intérieur de l’espace kongo ou des royautés et chefferies voisines pouvait également mobiliser un événement de nature similaire. Bref, l’ostentation de pouvoir à caractère catholique était liée intrinsèquement au pouvoir de manis ; elle gagna de l’ampleur avec la présence du missionnaire, mais n’en dépendait pas.

De même, en observant les images ci-dessous, on peut noter que le missionnaire occupe une position de miroir par rapport au chef qui a, lui aussi, son cortège, ses délégués

377 BOLOGNA, Giacinto da-, 1931, La Pratique Missionnaire des PP. Capucins…, p. 45. 180 et ses esclaves. Ainsi, le missionnaire participe à, et réaffirme, l’ostentation du chef, tout en se trouvant dans une logique similaire, s’appropriant également des symboles de la chefferie kongo – parasol, hamac, délégués nobles et esclaves. De même, dans les sources, plusieurs prêtres soulignent eux aussi l’importance de garder une posture d’autorité, notamment par le biais des objets, pour gagner le respect des autorités locales. Cela n’était pas sans poser des problèmes, car la majorité des religieux étaient des Capucins — soit une version orthodoxe du franciscanisme selon laquelle l’humilité et la pauvreté étaient des préceptes fondamentaux. Or, au Kongo, l’attitude d’humilité et de pauvreté n’était absolument pas ce que les élites locales espéraient des pères, et on peut dire que, durant cette période et jusqu’à la fin du XIXe siècle, les religieux européens jouèrent le jeu des bana Kongo378.

COLLO, Paolo et BENSO, Silvia (ed.s). Sogno: Bamba, Pemba, Ovando e altre contrade dei regni di Congo, Angola e adjacenti. Milan, Publication privée par F. Ricci, 1986, p. 145. Disponible sur : http://slaveryimages.org (dernière consultation mai/2017)

378 J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 78‑79. 181

En ce sens, le père Dicomano constatait avec amertume que la volonté du roi d’avoir des missionnaires européens dans sa capitale était le fruit d’intérêts politiques et économiques bien plus que celui d’un « désir d’être catholique ».

Si ceux du Congo, […] s’ils demandent un missionnaire, ce n’est pas proprement par désir d’être catholiques, mais plutôt par un vil intérêt. Ayant un missionnaire, les enterrements et les offices se font, on arme les chevaliers et à cause de ces cérémonies ecclésiastiques, le roi a des avantages, ainsi que les conseillers ou le prince, qui est le roi de l’extérieur, et les maîtres (catéchistes), car tous ceux-ci veulent être payés379.

Nous pourrions nous demander, en guise de réponse rhétorique au missionnaire, pourquoi le roi et son aristocratie auraient la volonté d’être catholiques alors qu’ils l’étaient déjà depuis des siècles ? Aux yeux kongos, être descendants d’Afonso I et pratiquants des formes rituelles et ostentatoires du catholicisme – porter des insignes et symboles de saints ou des crucifix (nous y reviendrons), ou encore enterrer ses morts dans les églises de Mbanza Kongo – faisait de ces aristocrates des catholiques. Être des rois catholiques était justement la prérogative qui permettait à la royauté (et plus généralement aux manis) de tirer profit des cérémonies chrétiennes tenues à Mbanza Kongo. La distinction entre être « vraiment » catholique et l’être « par intérêt » vient en revanche du regard rigoriste des missionnaires capucins.

Il convient de remarquer de ce fait que le jeu de forces et d’intérêts entre missionnaires et autorités locales n’avait rien de simple, en raison de déséquilibres, de conflits et de négociations autour des pratiques de ce catholicisme. Quelquefois, d’importants conflits entre missionnaires et chefs conduisaient à la fermeture d’églises ou à l’expulsion de certains ecclésiastiques d’une province ou de la capitale, Mbanza Kongo380. Au cœur de ces querelles, nous trouvons aussi les objets religieux ostentatoires. Par exemple, des rosaires, des médailles, des statuettes de saints et même des habits franciscains étaient en certaines occasions utilisés comme monnaie d’échange pour les prêtres face aux seigneurs locaux pour obtenir de la nourriture ou une protection, ou

379 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 325. 380 CUVELIER Jean (ed.), Relation sur le Congo du Père Laurent de Lucques, p. 327-329 ; BRÁSIO Antônio, « Informação do Reino do Congo de Frei Raimundo de Dicomano », 1972, Studia 34, p. 17 ; ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 296, fl. 191-192 et fl. 290-304. 182 encore pour les récompenser d’une attitude « exemplaire », comme celui qui « volontairement abandonna un fétiche » ou celui qui soutenait les pères dans la « guerre contre des sorciers », etc381. Les liturgies étaient aussi une source importante de problèmes pendant la messe, quand certains rois ou chefs demandaient de pouvoir porter, toucher ou baiser quelque objet sacré, ce qui générait nombre de conflits et de longues négociations382.

Contrairement aux Mussi-Kongo qui pratiquaient un catholicisme syncrétique plus organiques383, l’aristocratie bana Kongo gardait des stratégies plus conscientes de double appartenance religieuse, dans le sens où elle affichait publiquement des pratiques catholiques, mais maintenait des pratiques locales plus ou moins cachées. Cette double appartenance religieuse avait différents degrés, selon la kanda ou la région d’origine. Dans certaines régions (comme Soyo et Kibangu), les aristocrates faisaient une démonstration publique du catholicisme qui, aux yeux des missionnaires, semblait irréprochable, tandis que dans d’autres régions ces pratiques ouvertes ne répondaient pas à l’orthodoxie des Capucins. Quoi qu’il en soit, les notables kongos avaient toujours quelque chose à cacher aux missionnaires européens, que ce soit dans le domaine des pratiques rituelles ou des pratiques sociales, telle que la polygamie384.

À ce titre, un autre élément qui apparaît souvent dans les sources est la question des différents rapports de chaque kanda avec le catholicisme. Nous allons nous pencher rapidement sur cette dimension politico-religieuse, facteur décisif pour comprendre également la polarisation politique interne et de son rapport avec des missionnaires.

Si les sources sont insuffisantes pour préciser le facteur religieux avec exactitude. La nature spirituelle de ce catholicisme aristocratique, dans ses différents degrés de syncrétisme, se révèle très difficile à saisir. Nous pouvons toutefois relever une différence

381 ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 191-192. 382 CUVELIER, Jean (éd.), Relation sur le Congo…, p. 327-329. 383 Le Majeur portugais Castro donne une image d’un catholicisme populaire très syncrétisé au début du XIXe siècle : « A religião da gente do Congo, principiando desde o Libongo, é uma mistura de catolicismo, com um paganismo ridículo; trazem lançada ao pescoço a imagem do verdadeiro Deus Crucificado conjuntamente com os quiteques, ídolos e quiquixes ou símbolos de feitiçarias em que muito acreditam; baptizam-se em missão quando há missionários, mas ignoram absolutamente para que serve o baptismo, confessam-se mas não recebem a Eucaristia e por forma nenhuma admitem o casamento (…). » Boletim da Sociedade de Geografia, de Lisboa, 2.ª Série, n.º 2 (1880), pags. 53 a 67 Disponibilisé en ligne par Arlindo Correia, O CONGO EM 1845: Roteiro da viagem ao reino do Congo, por A. J. de Castro ; http://arlindo-correia.com/161208.html (dernière consultation janvier 2020). 384 J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 109‑118. ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 191-192, 196-200, 183 dans la pratique religieuse de chaque faction. Ceci s’explique, entre autres, par l’histoire de chaque province et makanda, ainsi que par le rôle du catholicisme dans leur développement politique et religieux.

Bien évidemment, tous les clans aristocratiques pratiquaient des formes ostentatoires de catholicisme politique. En revanche, les Kinlaza du centre et les Água Rosada semblent plutôt défenseurs d’un catholicisme religieux plus strict que celui des Kimpanzu et (peut-être) des Kinlaza du nord. Le clan des Souza au Soyo, certes plus éloigné de la politique de Mbanza Kongo, serait aussi de ce même bloc aristocratique, plus religieux.

Les Kinlaza de Nkondo constituaient une kanda qui se développa très près de la cour, soit dans le lieu le plus important du catholicisme politique. Ces Kinlaza étaient aussi plus proches des missionnaires et des maîtres de l’Église établis à Mbanza Kongo. De même, leur développement politique fut étroitement lié au catholicisme en raison de leur descendance de la reine Ana de Leão 385.

De la même manière, le siège des Água Rosada à Kibangu était un lieu historique important pour le catholicisme au Kongo, accueillant le premier couvent des Capucins dans le royaume, qui fut ensuite déplacé à Nsuko. Toutefois, bien que désactivé aux yeux des Capucins, le couvent demeura actif pour les seigneurs locaux, les maîtres d’église et les muleke. Ce mont était également le lieu de visite préféré des missionnaires, qui y trouvaient un très bon accueil, jugeant souvent (comme dans le cas du père Rafael) ces terres comme celles des fidèles. Cette plus grande proximité historique avec le catholicisme semble avoir des conséquences politiques, mais aussi en termes de pratiques mystiques : dévotion aux saints (notamment saint Antoine et Notre Dame), usage quotidien de prières catholiques (souvent en langue kikongo) et connaissance des textes sacrés par l’aristocratie locale386.

385 J. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony: …op. cit. p. 97-111. 386 J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 239. ; « A esta Banza, aonde falo, me veio visitar uma Princesa do Monte Quibango, monte memorável pela sua eminência, pelas suas vitórias, e pela sua Cristandade, e por ser raiz de muitos Reis. » ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 186. « Neste monte de Quibango edificaram primeiro o seu Hospício os Padres Capuchinhos Italianos que ao depois um Rei, que ali morava, por causa de discórdias, que tinha havio neste Reino, recolhendo-se para a Corte levou consigo o Padre, que fundou então o Hospício de Ensuco por ficar mais perto da Corte, e do Superior Capuchinho, que morava também no Convento desta Corte, o que tudo hoje se acha destruído; mas a gente deste monte de Quibango conservou sempre a memória da sua Igreja antiga; e a boa Cristandade (…) » ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 207-208 184

Certaines préceptes catholiques (comme le mariage) pouvaient même amener à des pratiques sociales différenciées chez certaines makanda, telle que (l’apparente) monogamie des princes de Soyo au début du XVIIIe siècle387. De même, à Kibangu, un jeune prince d’Água Rosada fut marié par le père Rafael vers 1785. Quand le missionnaire le prévint de l’obligation de la monogamie dans le mariage catholique, le jeune prince répondit qu’il connaissait bien cette obligation, car ses ainées la lui avaient déjà apprise :

Au Prince, avant de se marier, j’ai fait annoncer qu’il devait d’abord se libérer de toutes les concubines (mancebas) qu’il avait et rester avec son épouse, à qui il affirmait avoir donné la parole de mariage. Il me répondit qu’il savait que c’était son obligation, et ses aïeux lui avait déjà appris cela388.

Qu’il s’agisse d’une monogamie de façade ou non à Kibangu ou à Soyo, dans certaines makandas (Kinlaza de Leão, Água Rosada, Silva) et dans certaines régions (Nkondo, Kibangu et Soyo), les préceptes du catholicisme étaient transmis et suivis de façon bien plus stricte que dans d’autres, caractérisant le groupe et/ou la localité en termes politico-religieux. Si le contact historique de ces régions avec les missionnaires étrangers était un facteur important, ces savoirs catholiques étaient principalement transmis et nourris par les aînés ou les maîtres de l’Église – des haut personnages locaux appartenant aux lignées au pouvoir –, mais aussi par les esclaves de l’Église, autant d’agents qui maintenaient le contrôle sur les nobles locaux en l’absence des missionnaires. Ces savoirs pouvaient parfois être très spécifiques, comme des prières en kikongo que les maîtres étaient les seuls à connaître389.

De fait, les Kimpanzu, par exemple, ne semblaient pas partager avec les Kinlaza de Leão et les Água Rosada cette préoccupation si forte pour le maintien de certains savoirs catholiques, se limitant pour leur part au caractère plus ostentatoire du

387 Louis JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685-1702 », Bulletin de l’Institut Historique belge de Rome, FASCICULE XLI, 1970, p. 435. 388 « O Príncipe: a este, antes de casar, o mandei advertir, que devia primeiro deitar fora todas as mancebas que tinha e ficar-se com a sua esposa, a quem dizia ter dado palavra de casamento; a que ele respondeu que sabia ser esta a sua obrigação, e que já os seus velhos lho tinham ensinado ». ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 209. 389 ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 167-168 ; fl. 290-292 ; Jadin, Dicomano, p. 323 ; TESSENS (F. Vic. gen.) La Pratique Missionnaire de PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, 1747, Louvain, L’AUCAM, 1931, p. 35-36. 185 catholicisme. Sur le champ religieux, les dévotions moins chrétiennes et plus traditionnels semblent plus communes dans ce clan390.

Par conséquent, dans les clans qui pratiquaient des formes de spiritualité plus « traditionnelles », les baganga, spécialistes des cultes des esprits locaux, et de ceux des ancêtres ou des nkisi, occupaient un rôle plus central. Certains baganga pouvaient apporter leur soutien spirituel à des chefs ou à des membres du clan. En général, notamment dans les clans plus catholiques, ce rôle fut en partie repris par les maîtres de l’Église et les missionnaires européens au fil des siècles. Ainsi, chez les Kimpanzu et chez d’autres clans, comme dans les provinces moins liées à la cour, les baganga disposaient d’une hégémonie spirituelle face aux cultes catholiques391. Parfois, il s’agissait des cultes « traditionnels » desquels le catholicisme était exclu, mais il y avait aussi des lieux et des clans qui pratiquait des formes très syncrétiques ou mixtes, appréhendées par les missionnaires comme des « inventions diaboliques », comme l’a noté le père Raphael dans une zone Kimpanzu à Mbamba, en fort opposition politique aux Kinlaza au pouvoir (nous le verrons dans le chapitre V) :

Ses contours, parties de cette Province qui s’est séparée du Royaume, et qui avaient là fait leur Roi, au temps de plusieurs révolutions du Congo, et le Roi en question [probablement Pedro V] ils font encore semblant qu’il vit et qu’il leur donne leurs titres de Marquis, etc. Il s’agit d’une terre, disent-ils, pleine de sorciers, de superstitions et d’inventions diaboliques, parmi lesquels j’ai commencé à en bruler beaucoup déjà bien grands, qui venaient demander le baptême, et la confession dans la Banza de Pessumgo, dans la cour de laquelle il y avait une Croix, c’était la place où s’embrasaient presque tous les jours d’innombrables rejetons du diable […]392.

390 Cherubuno da Savona, par exemple, a présenté des régions nlaza como Oando, Nkondo, Mpangu (aussi bien que Soyo) comme assez « chrétiennes », tandis que des lieux comme Mbamba Luvota ou Nsundi comme plus attachés aux « superstitions », même s’il y avait évidemment des princes et reines chrétiens chez aussi les Kimpanzu. C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 209‑214. 391C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit.; ACL, MS V., Viagem e missão... fls. 293-295 et 301-305. 392 « Seus contornos, partes daquela Província, que se tem separado do Reino, e antigamente lá fizeram o seu Rei, no tempo de várias revoluções do Congo, o qual Rei ainda fingem que vive e dá os seus títulos de Marqueses, etc. Terra, dizem, de muitos feiticeiros e superstições, e diabólicas invenções , das quais eu principiei a queimar muitas de alguns já crescidos, que vinham pedir o baptismo, e a confissão em a Banza de Pessumgo, aonde tenho falado, em cujo terreiro, aonde estava uma Cruz, era a praça onde se abrasavam quase todos os dias inumeráveis trastes do diabo (…) ». ACL, MS V., Viagem e missão... fls. 230-231. 186

Il ne faut pas oublier que ce sont les Kimpanzu qui accueillirent le mouvement prophétique de Kimpa Vita et les antoniens prêchant des formes de catholicisme très africanisées pendant les guerres civiles contre les Kinlaza et les Água Rosada. Ces préceptes antoniens incluaient par exemple des cultes de possession par les saints catholiques (saint Antoine, saint Joseph, etc.) par l’intermédiaire de médiums et de doctrines chrétiennes très hétérodoxes et fortement syncrétiques. Bien qu’elles fussent vigoureusement chassées et plus au moins maîtrisées par le roi Pedro IV, ces traditions et pratiques de formes africanisées et prophétiques du catholicisme (voire anti-européennes sur le plan politique et religieux) semblent avoir demeuré dans les couches populaires, mais également chez les Kimpanzu et dans d’autres noyaux aristocratiques, à Mbamba par exemple, et certainement ailleurs393. Ces secteurs étaient donc plus intransigeants vis- à-vis des missionnaires, n’acceptant pas les ingérences de ces prêtres européens au-delà de leur seul rôle rituel, ce qui explique les attaques des rois « anti-portugais » de la période, tels Antonio II, Joaquim et Henrique II contre les prêtres européens.

En effet, l’exemple des grands hommes et femmes d’une kanda était souvent suivi par leurs descendants. L’ancêtre par excellence de tous les clans aristocratiques était clairement le très catholique Afonso I. Pour autant, chaque kanda avait ses héros historiques ou ses cultes de transmission familiale spécialisés, entretenus sur plusieurs générations de baganga, par les hommes et par les femmes. Ainsi, le conflit entre clans pouvait alors être également un conflit entre cultes différents plus au moins syncrétiques avec le catholicisme.

En ce sens, l’attaque des missionnaires par les rois Antônio II, Joaquim I et Henrique II, ou d’autres grands seigneurs comme le grand-duc de Mbamba (nous le verrons dans les chapitres V à VII), ne résultait peut-être pas seulement d’une posture anti-portugaise ou d’une vengeance des rivaux nlaza. Ces conflits peuvent aussi s’expliquer par des querelles politico-religieuses internes entre ceux qui pratiquaient des formes spirituelles plus « traditionnelles » et ceux qui défendaient la pratique d’un catholicisme plus rigoureux. Ces derniers, plus pieux, mobilisaient d’ailleurs des arguments chrétiens pour attaquer les agents religieux et politiques opposés, faisant de la persécution ou même des crimes politiques une « chasse aux sorciers ».

393 J.K. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit. 187

En contrepartie, l’opposition à ce secteur plus pieux pouvait entraîner la chasse des missionnaires catholiques, par des actions magiques ou par l’administration de dangereux poisons connus des seuls « féticheurs »394. Ces « fétiches » étaient aussi préparés avec des substances vénéneuses (extraites de plantes, de racines ou d’animaux), souvent sous forme de poudre, qui provoquaient de graves maladies ou même la mort. Le père Dicomano, fortement opposé au roi dom Henrique I, « reçut des fétiches » au moins à trois reprises :

Feiticio (Fétiche) [Feitiço en portugais] ce n’est rien d’autre qu’un poison. Les sorciers sont ceux qui connaissent les herbes, les racines, les animaux venimeux et autres venins, et ils les préparent. Ces produits pris en proportion de leur quantité plus ou moins grande tuent ou produisent des maladies. Pour ces raisons, ils me donnèrent un fétiche, trois fois, et j’en fus malade plus d’un mois, tout le corps tremble et on devient blême comme un cadavre. Ce qui me sauva dans cette circonstance, ce furent les vomitifs et les purgatifs que je pris une fois que je fus quatre jours sans parler. Ce fut ce qui me guérit 395.

À titre d’exemple, les trois missionnaires capucins qui, en 1793, se virent barrer la route à Mbamba par le grand-duc. Ces pères furent trouvés par les sauveteurs envoyés par les Portugais « plus morts que vivants » et soufrant d’une « espèce de démence » – maladie incurable par la médecine portugaise396. Nombre de missionnaires souffrirent de conditions similaires pendant leur séjour au Kongo. Il est évidement difficile de distinguer (pour nous comme pour les missionnaires eux-mêmes) quand il s’agissait de maladies tropicales, face auxquelles les Européens étaient très vulnérables, et quand il s’agissait d’empoisonnements préparés par des « sorciers »397. Dans le Kongo, comme ailleurs, la magie et l’empoisonnement étaient plus largement d’importantes armes dans les querelles politiques et religieuses.

394 ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 195-197, Jadin, Dicomano, p. 320, AFP, vol. 6, fls. 262-265 395 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 320. 396 ANA, códice 87 A-19-1, fl. 22-23 ; J. DA BOLOGNA (PRESUME), La Pratique Missionnaire des PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, brièvement exposée pour éclairer et guider les missionnaires destinés à ces saintes missions : 1747..., op. cit., p. 94‑96. 397 Il faut noter que cette distinction entre maladies provoquées par des raisons « naturelles » et celles provoquées par des attaques spirituelles ou biologiques, évidente dans la pensée occidentale actuelle, avait des significations bien plus complexes pour les Kongos de la période. Pour un travail approfondi sur la question de la santé chez les Kongos à partir d’un point de vue spirituel, voir : J.M. JANZEN, Lemba, 1650- 1930..., op. cit. 188

Quoi qu’il en soit, le Kongo comptait bel et bien des spécialistes locaux capables de provoquer des maladies et la mort, et des secteurs politiques et religieux clairement motivés à les mobiliser contre les missionnaires398. Certains guérisseurs sauvèrent quelques missionnaires, comme le père Raimundo qui fut sauvé par l’administration d’herbes vomitives et purgatives par un nganga local. Cela démontre que, si certains membres de l’élite politique et spirituelle du Kongo des XVIIIe et XIXe siècles cherchaient à détruire les missionnaires, d’autres leur portaient secours et assuraient leur protection. Parfois, comme nous l’avons vu, certains secteurs spirituellement plus éloignés du catholicisme (et étrangers) percevaient les missionnaires comme de dangereux sorciers responsables de certaines morts des rois par des pratiques spirituelles mystérieuses399.

2.5. Les maîtres de l’Église : seigneur de premier ordre du catholicisme politique

Si les prêtres européens étaient les spécialistes catholiques les plus importants et ceux qui contrôlaient les objets précieux aux yeux de l’élite locale, ils n’étaient pas les seuls en vue dans les rituels. Dans les images plus haut et, ainsi que dans les textes, les spécialistes kongos sont également présents : ils portent des chapeaux, des draps blancs sur les épaules et un sceptre. Ils étaient à l’époque connus comme les « maîtres de l’Église » (mestres da Igreja), et on les voit clairement aussi dans l’aquarelle ci-dessous avec leurs marques distinctives de noblesse, de chaque côté de l’autel400.

398 ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 195-197, Jadin, Dicomano, p. 320, AFP, vol. 6, fls. 262-265 399 Voir le cas du conflit entre le père Rafael et Bua Lau dans le chapitre précédent. 400 Sur les mestres en rapport avec d’autres membres de l’Eglise et avec la société locale voir : Marina de Mello SOUZA, « Missionários e mestres na construção do catolicismo centro-africano, século », São Paulo, 2011. 189

Baptêmes à l’intérieur des terres du Kongo (Biblioteca Apostólica Vaticana. Borg. Lat. 316, fl. 101)

D’un côté, l’aristocratie avait tout intérêt à avoir le soutien des missionnaires et, de l’autre, le projet missionnaire d’expansion du catholicisme – dans un pays qui pratiquait des formes si particulières (parfois syncrétiques, parfois superficielles) du catholicisme – exigeait constamment des compromis et des négociations, gérant aussi des antagonismes très forts. En ce sens, les agents catholiques locaux – maîtres et esclaves de l’Église, sur lesquels nous reviendrons plus loin – jouaient un rôle central dans le processus d’arbitrage entre la vision orthodoxe des Européens et les formes locales du catholicisme pratiquées par l’aristocratie du pays.

Le statut de maître était celui d’une élite choisie parmi les plus nobles chrétiens, qui devaient maîtriser le portugais, l’écriture, les prières et préceptes catholiques, même si, habituellement, aux XVIIIe et XIXe siècles, ils faisaient leurs prières en kikongo. Selon le père Lorenzo da Luca, les maîtres étaient au cœur du pouvoir politique à Soyo :

Leur principale fonction est d’être interprètes dans les confessions, les « mestres » chantent aux messes et aux offices. Cette dignité est en grande estime parmi eux. Ordinairement parlant, tous sont choisis parmi les principaux « fidalghi » (nobles) de cette principauté. Le prince lui-même, avant d’arriver au pouvoir, avait été maître de l’Église401.

401J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 78- 79.. 190

Lorsque l’on évoque la transmission des savoirs catholiques (souvent africanisés) de la bana Kongo et la transmission de l’écriture, il convient de souligner le rôle historique de ces personnages. Nous savons que nombre de ces personnages étaient aux côtés des grands princes et rois et que certains (comme Afonso V et de nombreux princes du Soyo) étaient eux-mêmes des maîtres de l’Église. Ces agents politiques de premier ordre possédaient et transmettaient un savoir catholique plus « kongolisé », comme des prières en kikongo, réalisant des rituels satisfaisant davantage les bana Kongo. De même, ils accomplissaient, fort probablement, des services chrétiens de nature syncrétique, plutôt en cachette des Européens. Ces maîtres étaient ainsi complémentaires aux missionnaires européens, dont ils étaient les médiateurs et non les concurrents ou les substituts.

Nous connaissons, par exemple, M. Francisco – maître de l’Eglise et secrétaire du prince de Kibangu – personnage étroitement lié au père Rafael de Vide, duquel il était le filleul. Ce maître, qui était aussi chevalier du Christ, avait une grande connaissance du portugais et des préceptes chrétiens, comme nous indique la lettre par lui envoyée au missionnaire en 1787402.

Les maîtres et interprètes occupaient une position différente de celle des autres « membres de l’Église » d’origine locale. Dans la figure ci-dessous, on observe les mulekes (en haut), c’est-à-dire les « esclaves de l’Église », ceux qui faisaient le travail pénible pendant les tournées missionnaires : guider, transporter, protéger les missionnaires, mais aussi chercher la nourriture, l’eau, le bois, etc. Dans l’image, la différence entre les deux positions est assez claire : tandis que les mulekes font la basse besogne, les maîtres marchent et discutent tranquillement.

402 « O seu afilhado, Mestre, Secretário, dom Francisco de Vasconcellos mando beijar mil vezes as mãos de V.P., ainda que eu não estou bem, por causa de minha doença antiga, também fico com grande nojamento por tantas mortes de meus parentes e filhos, e irmãos e sobrinhos, neste mesmo mês passado de Maio, mas tudo isto encomendei a Deus Nosso Senhor, porque tudo e quanto faz a Deus, é por nosso bem. »402 Le missionnaire Rafael de Vide fait référence à M. Francisco : ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 206 et 296. Il transcrit même une lettre du prince de Kibangu dans laquelle le secrétaire de ce prince, son filleul, lui envoya un petit mot pour le saluer à la fin de la lettre (au bas de la page du document original) : ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 308. 191

Caravane apostolique, composée de missionnaires, d’esclaves (mulekes) et de maîtres de l’Église (Biblioteca Apostólica Vaticana. Borg. Lat. 316, fl. 101).

L’inégalité se traduit aussi par une différence vestimentaire qui coïncide avec les marqueurs traditionnels de différenciation dans les sociétés stratifiées d’Afrique centrale- occidentale, où le statut se traduisait par la quantité de tissu (et d’ornements) que portait la personne. Les gens de statut élevé s’habillaient avec beaucoup de pagnes de plusieurs couleurs et motifs, des accessoires et des bijoux, tandis que les paysans et les villageois se couvraient avec des pagnes plus rustiques et les esclaves n’avaient qu’un petit morceau de tissu pour se couvrir les parties intimes403. De même, la position privilégiée des maîtres de l’Église était signifiée par l’ostentation d’objets typiques des grands seigneurs bana Kongo : un bonnet, un tissu élégant et un rosaire. Ils avaient également comme autre marque distinctive un bâton spécifique, comme le précise le frère Bernardino dans son rapport :

Ces interprètes ont la coutume de porter comme insigne un bâton en forme de croix, et dans ce pays, ils sont considérés par les princes comme des personnes attachées à l’Église. Aussi sont-ils exemptés des tributs ordinaires, dispensés d’aider à la guerre […]404.

403A. BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) »..., op. cit., p. 34.; L.B. PROYART, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique..., op. cit.. URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k104398b (dernière consultation avril/2014). 404J. DA BOLOGNA (PRESUME), La Pratique Missionnaire des PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, brièvement exposée pour éclairer et guider les missionnaires destinés à ces saintes missions : 1747..., op. cit., p. 54. 192

Si les objets catholiques étaient assez répandus au Kongo à cette époque, on peut imaginer qu’il était interdit à une personne quelconque de se promener avec un tel bâton, puisque l’ostentation de ces objets spécifiques constituait un privilège et indiquait une position très élevée dans la société. L’attribution de titres (comme celui de maître) et le contrôle des objets catholiques correspondants étaient strictement gérés par l’élite catholique qui affichait quotidiennement ces objets comme marqueurs de son pouvoir.

2.6. Le rôle politique des mulekes (esclaves de l’Église)

En kikongo, le mot muleke signifie « enfant » ou « jeune ». Il s’agit du mot qui était utilisé par plusieurs missionnaires pour désigner les jeunes esclaves de l’Église dans leurs récits. D’autres jeunes esclaves étaient aussi nommé ainsi. Ils utilisaient le terme kikongo conjointement au terme « escravos da igreja » (esclaves de l’Église) en portugais ou à celui de schiavi della chiesa, selon la documentation italienne des Capucins.405 Pendant les premières missions catholiques au XVIe siècle, le terme « muleke » a acquis un sens plus large.

Dans le catéchisme bilingue de 1624, écrit par le jésuite portugais Matheus Cardoso, le mot muleke (« emulêque ») apparaît plusieurs fois comme le nom kikongo utilisé par les prêtres dans les écoles jésuites, pour s’adresser à leurs jeunes élèves Kongo, qui, à cette époque, majoritairement d’origine noble. Nous n’avons pas d’informations concernant un éventuel usage de ce terme pour les esclaves dans ces sources du XVIe siècle. Ce mot désignait (dans l’usage courant des missions) simplement « garçon » (« menino »), mais faisait aussi certainement référence aux filles, car le terme portugais « menina » est absent du catéchisme. Et même le « petit Jésus » apparaît en tant que « elêque Iesu », traduction de « menino Jesus », ce qui prouve que le mot ne portait pas encore nécessairement la connotation péjorative qu’il acquit par la suite.406

Au milieu du XVIIIe siècle, le mot muleke possédait une forte connotation de dépendance et d’infériorité, liées à l’esclavage. Un frère capucin anonyme qui vécut

405 Muleke apparaît dans pratiquement tous les rapports de missionnaires au milieu du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, avec plusieurs appelations : mulequi, moléque, mulechi, etc. ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 296, fl. 148. C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 213. 406 Marcos JORGE et François BONTINCK, Le catéchisme kikongo de 1624: réedition critique, Brussel, Koninklijke Academie voor Overzeese Wetenschappen, 1978, p. 233. 193 plusieurs années au Kongo nous rapporte un usage intéressant du mot muleke, dans un manuel qui fut écrit pour former les missionnaires désignés pour aller au Kongo. Parmi les « instructions aux missionnaires de comment se comporter pendant au pays », il fait référence à un usage inhabituel du mot muleke :

(…) un avis des plus importants, est que parfois, quand et où il se peut, le Père Préfet envoie deux missionnaires en une même mission, ou l’un est déclaré vrai et légitime supérieur, et l’autre sujet. Le supérieur, toutefois, ne devra point prétendre, il ne pourra même point permettre que son inférieur exerce aucun des actes de soumission qui se pratiquent dans notre régulière observance, comme serait par exemple que; à la vue de ces gens, l’inférieur demandât à genoux la bénédiction du supérieur, avant de partir pour quelque affaire; parce que autrement, le Père qui serait inférieur serait regardé par ces nègres comme l’esclave du supérieur, et ils l’appelleraient “ganga muleke” c’est-à-savoir : “Père esclave” et ils le mépriseraient et n’auraient pour lui aucune obéissance ni soumission407.

Cet usage peu courant du terme muleke, utilisé y compris par les missionnaires européens comme synonyme d’« esclaves » ne laisse aucun doute quant au sens intrinsèque de ce terme , associé à la dépendance et à l’esclavage de la société Kongo en cette période.

Qu’est ce qui pourrait expliquer qu’un terme désignant les enfants en général au XVIe siècle, et qui, dans le contexte de missions scholastiques était appliqué à des enfants nobles (y compris Jésus) soit devenu un terme pour désigner les esclaves au XVIIIe siècle ?

En effet, au début du XVIe siècle, les rois du Kongo rattachèrent la présence catholique à leur fonction, accroissant ainsi leur légitimité interne et externe auprès de l’élite politique. Par conséquent, à cette époque, leur priorité était d’instruire et de convertir de jeunes nobles, ce qui était complémentaire avec la stratégie éducationnelle de la mission jésuite. Pour les premiers missionnaires, il était beaucoup plus important de former des catéchistes bilingues locaux bien instruits, capable de diffuser le Catholicisme effectivement, que de voyager pour faire des baptêmes et des mariages.

Après le XVIIIe siècle, le contexte politique interne était complètement différent de la période jésuite. Bien que la royauté fût restaurée en 1709, les rivalités internes entre

407 J. DA BOLOGNA (PRESUME), La Pratique Missionnaire des PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, brièvement exposée pour éclairer et guider les missionnaires destinés à ces saintes missions : 1747..., op. cit., p. 38‑42. 194 provinces perduraient, tout comme l’instabilité politique et la traite des esclaves transatlantique massive, qui était utilisée comme arme contre les ennemis internes. L’esclavage interne a également augmenté de façon radicale, alimenté par la désorganisation interne au Kongo408. Ces dangers et instabilités ont sans doute été des facteurs déterminants pour rendre les esclaves indispensables aux missions. Les transformations de la politique missionnaire et de l’organisation politique Kongo au XVIIe siècle peuvent expliquer pourquoi un mot qui désignait des étudiants s’est progressivement transformé en un mot pour désigner une nouvelle couche d’esclaves, qui à son tour exprime des changements dans les dynamiques internes et externes du pouvoir autour des missions catholiques.

Il convient ainsi d’observer comment les agents religieux étaient organisés dans l’espace ecclésiastique, dans les hospices ou églises où ils habitaient. La cathédrale « Santa Sé » de Mbanza Kongo était l’Église la plus importante du Kongo et était le centre de l’activité missionnaire (et catholique en général) de la cour. Il y avait un grand mur qui délimitait le territoire de l’Église. Durant les dernières décennies du XVIIIe siècle, trois missionnaires habitaient dans ce complexe, à l’intérieur des murs, dans une maison qui possédait un accès direct à l’Église. Les mulekes n’étaient autorisées à entrer ni dans les maisons ni dans le Sacré-Cœur. Ils vivaient en dehors des murs : le plus jeune dans la senzala et les adultes et leurs femmes et enfants sur des terres à proximité, où ils plantaient les produits agricoles pour la subsistance des missionnaires. Il y avait un espace commun où les jeunes mulekes cuisinaient pour les missionnaires et réalisaient d’autres tâches. Ils servaient également quotidiennement d’acolytes pendant les messes et les prières. Les Maîtres de l’Église pouvaient circuler comme bon leur semblait, avait accès à toutes les aires du complexe, et servait la messe en certaines occasions spéciales, ce qui en faisait les agents catholiques les plus autonomes, même comparé aux prêtres409. En dépit des différences entre les Maîtres locaux et les mulekes en termes d’autonomie sociale, de rôles et de statuts, ils partagent des connaissances précieuses (pour l’élite Kongo) en Portugais parlé et écrit et en termes de préceptes chrétiens, de chants et de prières. Dans les deux cas, ces riches connaissances étaient normalement apprises à l’enfance.

Aux moments et dans les lieux dans lesquels la présence des capucins était plus significative, comme à Soyo au début des années 1700, pendant l’apogée de la mission,

408 L.M. HEYWOOD, « Slavery and Its Transformation in the Kingdom of Kongo »..., op. cit., p. 1‑22. 409 ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 220-222. 195 le supérieur religieux Andrea da Pavia réussit à construire une structure d’éducation qui mélangeait les esclaves ainsi que les garçons et les filles. Le but n’était pas seulement de les éduquer en tant que catholiques, mais également de constituer des familles chrétiennes en mariant les apprentis après leur adolescence410. Bien que l’école comptait également des enfants nobles, il est peu probable que les prêtres ait eu de l’influence sur l’organisation sociale par le biais du mariage de personnes libres, celle-ci étant déjà contrôlée par les familles (nzo) ou les makanda. Mais les nobles bana Kongo ont peut- être utilisé cette prérogative d’éduquer leurs enfants puis de les marier au sein de cette couche, pour redresser ou préserver leur hégémonie politique. Il se passait autrement avec les mulekes, qui, en tant qu’esclaves étaient mariés par les missionnaires. Au milieu du XVIIIe siècle, le prêtre capucin Marcelino D’Asti aurait enseigné aux mulekes tous les soirs et aux enfants nobles seulement les samedis411. Dans son texte italien, il est intéressant de noter à quel point l’on faisait référence aux élèves nobles et esclaves en tant que catégories distinctes : « banbini » (enfants) et « schiavi » (esclaves). Cette dualité correspond probablement, en kikongo du XVIIIe siècle, à muana (mwana) et muleke. Dans certaines situations, ces deux mots pouvaient être synonymes d’« enfants ». Cependant, ici, ils marquent des statuts légaux très différents entre les enfants des groupes sociaux privilégiés et ceux au bas de l’échelle sociales. Les muana étaient « enfants de quelqu’un » qui pouvaient devenir maîtres dans les Églises ou avoir d’autres rôles politiques. D’un autre côté, les mulekes étaient seulement des enfants (des enfants de personne) et le demeurait des enfants sociaux pendant leurs vies adultes.

Les mulekes étaient particulièrement importants pendant les voyages missionnaires dans les provinces, où ils servaient en tant que guides, porteurs (de missionnaires et de matériaux) et de protecteurs contre les menaces humaines et naturelles. Ils étaient responsables de fournir de la nourriture aux prêtres pendant ces longs voyages à pied, en chassant, cuisinant et collectant du bois et de l’eau. Ils servaient également comme traducteurs en l’absence de maîtres locaux plus qualifiés : des catéchistes Kongo capables de prêcher en kikongo et en portugais412. Sans les mulekes, il aurait été impossible que les missionnaires européens puissent voyager sains et saufs de

410 L. JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685-1702 »..., op. cit., p. 439‑443. 411 J. DA BOLOGNA (PRESUME), La Pratique Missionnaire des PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, brièvement exposée pour éclairer et guider les missionnaires destinés à ces saintes missions : 1747..., op. cit., p. 35. 412 ACL, MS V., Viagem e missão...fls.. 224-225. 196 village en village, ou de mbanza en mbanza : trouvant leurs chemins, traversant des rivières et faisant face à la nature sauvage centre-africaine413.

Le statut des mulekes est un sujet complexe et énigmatique dans les sources et dans l’historiographie. Thornton les définit comme des « esclaves libérés » par les missionnaires au long des routes internes qui débouchent sur l’Atlantique. Il reprend à son compte un argument missionnaire courant dans les sources, selon lequel ce n’était pas l’esclavage mais l’affranchissement qui liait les missionnaires à leurs assistants414. L’usage du travail esclave était une contradiction morale dans de nombreux cas pour les missionnaires franciscains et capucins, qui considéraient la pauvreté et le travail manuel comme des valeurs au sein de leur humble et stricte doctrine. Par conséquent, on observe une forte propension des missionnaires à justifier la présence des mulekes dans leurs missions. Dans de nombreux cas, l’idée d’un salut chrétien était la solution principale. Ils argumentaient qu’en « secourant » les mulekes du marché régulier d’esclaves, ils les protégeaient comme « tuteurs » ou « pères » de ceux-ci, n’étant pas ses maîtres. En les maintenant en tant qu’esclaves de l’Église, les missionnaires pouvaient leur offrir une protection contre le commerce transatlantique d’esclaves et un « salut » au travers d’une « vie chrétienne »415.

Il est vrai que l’une des caractéristiques qui rend les mulekes similaires à des paysans libres ou à des servants (liés à la terre) était le fait qu’ils avaient en général accès à leur propre terre et au mariage. Dicomano a déclaré avoir marié douze esclaves hommes

413 Bien que riche, l’historiographie sur le Kongo a ignoré le rôle mystérieux des mulekes derrière leur dépendance aux missions catholiques, les appréhendant comme le produit d’un phénomène général d’expansion, de conversion et de créolisation européenne. Une analyse historique de ce genre d’esclave peut révéler l’organisation historique des élites Kongo et le rôle politique de ces figures fondamentales, non seulement en termes d’activités religieuses mais au sein du système politique Kongo dans son ensemble. Le rôle historique des mulekes peut également nous apporter des éléments intéressants pour comprendre le contexte politique Kongo complexe du XVIIIe du XIXe ainsi que les multiples acteurs et intérêts historiques en place. 414J.K. THORNTON, « The Development of an African Catholic Church in the Kingdom of Kongo, 1491- 1750 »..., op. cit., p. 161 a 164.. 415 Frei Rafael de Vide par exemple : ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 224-225. Concernant la dernière période de la pénétration française au nord du Kongo, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, Jelmer Vos critique l’argument d’une manumission d’esclaves enfants par les missions spiritains françaises dans la région de Soyo. Il argumente qu’en dépit du fait que les missionnaires affirmaient libérer les esclaves de la traite, la transaction était au final semblable. Par conséquent, même s’ils se voyaient eux-mêmes comme des libérateurs de ces enfants, ils étaient des maîtres d’esclaves comme les autres aux yeux de la société. Bien que Vos travaille sur la base d’un contexte postérieur où le colonialisme était déjà en place effectivement et où le commerce transatlantique d’esclaves avait terminé, on remarque plusieurs ressemblances en termes de rhétorique missionnaire, présentant les esclaves comme des protégés libres pour diminuer les contradictions morales que l’exploitation du travail esclave impliquaient Jelmer VOS, « Child Slaves and Freemen at the Spiritan Mission in Soyo, 1880-1885 », Journal of Family History, 35- 1, 1 janvier 2010, p. 71‑90. 197

(desquels on ne sait pas qui étaient les épouses) à la fin du XVIIIe siècle. Ce même prêtre avait des difficultés à marier des gens libres parce que ces derniers n’avaient pas renoncé à la polygamie. Le Père Rafael de Vide décrit la situation dans laquelle les esclaves de l’Église vivaient autour du complexe de la mission de Mbanza Kongo, avec leurs femmes, où ils plantaient les cultures pour se nourrir eux-mêmes ainsi que la communauté ecclésiastique. Le style de vie des mulekes a permis de rendre plus convaincant l’argument des mulekes comme « enfants » des prêtres et non comme esclaves416, bien que l’accès au mariage, aux enfants et aux terres, n’était pas contradictoire avec le statut d’esclaves.

Cependant, comme nous l’avons vu dans la discussion du chapitre précédant sur le rôle politique des esclaves, nous notons la pertinence du concept « d’esclaves mariés » de Meillassoux pour le cas des mulekes, observant le rôle des missionnaires dans la constitution de leurs « familles » 417. Le Père Dicomano, par exemple, ne se limitait pas à célébrer les mariages mais il choisissait également les épouses et payait la dote418. De ce fait, ces « familles chrétiennes » construites par les missionnaires ne donnaient pas aux mulekes un réel accès aux droits, comme c’était le cas pour les véritables familles en tant que Mussi-Kongo. Les mulekes pouvaient se marier, avoir des enfants et devenir vieux, mais ils demeuraient dépendants de leurs maîtres, ayant un rôle perpétuel d’ « enfants », comme leur nom kikongo l’indique.

La grande majorité de ces esclaves étaient offerts comme « cadeaux » à l’Église par les autorités locales. En 1705, Lorenzo de Lucca a reçu des esclaves du mani Soyo, comme un « cadeau » de bienvenue419. Le Frère Rafael de Vide explique le fait que les seigneurs locaux donnaient en général de jeunes esclaves à l’Église, que les prêtres recevaient allègrement puisque « leurs âmes seraient plus facilement sauvées » en restant

416 ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 213-215 et fls. 224-225. 417Dans ce sens, il est utile de revisiter l’idée de Meillassoux qui explique cette contradiction apparente, en analysant la catégorie « esclaves mariés », courante dans plusieurs sociétés africaines hiérarchisée comme le Kongo. Différemment de la grande majorité des esclaves, ces esclaves mariés « jouaient le rôle » de maris, de femmes et d’enfants. Le maître mariait les esclaves, choisissaient les femmes et avaient autorité sur les enfants, qui pouvaient être mariés ou vendus après l’âge adulte. Le maître recevait une partie de leur production agricole et la « famille » ne pouvait exister que dans la mesure où elle travaillait pour lui. Même si les esclaves vivaient dans une famille, ils n’avaient pas une famille, qui était en réalité possédée et contrôlée par le maître Cette définition semble utile pour comprendre la situation de ces esclaves possédés par les chefs kongos, dont les familles étaient contrôlées par les missionnaires et les hommes de lois locaux. C. MEILLASSOUX, Anthropologie de l’esclavage..., op. cit., p. 117‑132. 418 L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 231. 419 J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 161‑162. 198 avec eux. Ces mêmes missionnaires nous informent que, quand il était nécessaire, les rois séparaient certains esclaves « à eux » pour les missions420.

En ce sens, Carlos Almeida argumente que le contexte de violentes guerres civiles et de fragmentation interne du XVIIe siècle, rend l’activité missionnaire beaucoup plus dangereuse pour les prêtres. Voyager à travers le pays – sans structure ni protection conséquentes – était devenu quelque chose d’impossible après la bataille d’Ambuila en 1665, quand le Kongo entra dans une guerre civile violente et dans un processus de désorganisation politique. Aussi, Almeida affirme que les missions franciscaines (y compris des Capucins) aux XVIIe et XVIIIe siècles avaient une stratégie et une philosophie différentes. En tant que prêtres itinérants, ils se concentraient sur la conversion directe de la population, en particulier des pauvres et des paysans des aires rurales. Pour ces raisons, l’auteur affirme que l’institution des « esclaves de la mission » (« escravos da missão ») était une « invention » historique des Capucins dans le but de rendre possible leur projet missionnaire421. L’analyse d’Almeida est convaincante et apporte des éléments intéressants concernant divers contextes missionnaires au Kongo. Par ailleurs, il ignore l’organisation des élites locales et leur intérêt politique d’incorporer les missionnaires, interprétant l’activité missionnaire catholique comme si elle avait lieu dans un contexte colonial, ce qui n’était pas le cas jusqu’à la fin du XIXe siècle. Cependant, Almeida ne s’intéresse pas aux changements politiques internes au Kongo, généralisant la première décennie du XVIIIe siècle, alors que la position des mulekes dans la société Kongo n’est pas restée immobile du XIXe au XXe siècle.

Si nous analysons attentivement les sources, nous notons que la participation des nobles Kongo (principalement des manis) en termes de constitution et de contrôle des esclaves de l’Église étaient plus importants que nous le pensions au début. Plusieurs situations ambigües nous amènent à penser que ces esclaves avaient d’importantes connections locales. Dans les moments de conflits entre les prêtres et les autorités locales, nous voyons la complexité des liens entre les mulekes et l’ordre politique. Dans diverses situations, les rois essayaient d’empêcher les prêtres de voyager dans des lieux dominés par des rivaux ou de quitter la capitale pendant les moments importants, comme les cérémonies et les périodes d’instabilité politique. Le Père Rafael, par exemple, eut

420 L. JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685-1702 »..., op. cit., p. 161‑162. 421 Carlos J. D. ALMEIDA, « Escravos da missão: o trabalho forçado entre os capuchinhos no Kongo », TEL Tempo, Espaço e Linguagem, 5-3, 2014, p. 40‑59. 199 plusieurs conflits avec le roi et les membres du conseil qui voulaient systématiquement l’empêcher d’aller dans certains endroits gouvernés par des rivaux. Dans les années 1780, le roi José I essaya de l’empêcher d’aller à Kibangu, où le parti rival était installé. Pour échapper au contrôle du roi, la stratégie du Père Rafael fut d’annoncer un voyage à une localité quelconque pour ensuite, au retour, faire un détour dans l’endroit désiré422. La première fois qu’il essaya de faire cela, les mulekes refusèrent de l’amener par « peur que quelque chose de mauvais puisse se passer ». Lors d’une deuxième situation, le frère réussit à convaincre les esclaves de l’emmener à Kibangu, mais quelques jours plus tard, il reçut une lettre du roi, lui demandant de rentrer à la capitale 423.

Un autre exemple fut le moment le plus important du conflit entre le Frère Rafael et le roi en 1787, quand Afonso V mourut et le trône resta vacant pour quelques mois. Le Père Rafael profita de cette opportunité pour s’échapper secrètement à Luanda sans en informer le conseil, qui était occupé à l’élection du nouveau roi. Le récit des missionnaires est détaillé et vivant. Sur le chemin, il reçut des lettres des membres du conseil lui demandant de rentrer à la capitale pour couronner le nouveau roi, mais il refusa vivement, arguant qu’il était malade et qu’il avait besoin d’un traitement spécifique dans la ville portugaise. En réalité, il voulait aller bien plus loin en contradiction avec le pouvoir établit, mais les mulekes refusèrent de continuer le voyage et, « par peur du Roi », ils essayèrent de ramener le missionnaire. En tant que dernière ressource, le prêtre menaça les mulekes d’excommunication si ceux-ci refusaient d’obéir à ses ordres. Nonobstant, les esclaves respectèrent la décision du conseil, abandonnèrent le missionnaire et rentrèrent à Mbanza Kongo424. Les Rois et leurs familles avaient constamment peur que les missionnaires prennent la fuite ou qu’ils se rangent du côté des rivaux. Comme nous l’avons exposé précédemment, tous les groupes qui étaient en compétition pour le pouvoir à la période étaient des makanda aristocratiques. Tous avaient le catholicisme comme noyau de leur tradition politique, et par conséquent, aspiraient à recevoir des missionnaires dans leurs territoires. Pour cette raison, entre autres, il était indispensable que le mani Kongo puisse contrôler et surveiller les missionnaires pour éviter sa présence en terres ennemies.

422 ACL, MS V., Viagem e missão...fls. 308, 309. 423 ACL, MS V., Viagem e missão...fl. 215. 424 ACL, MS V., Viagem e missão...fls..265-266. 200

Ces cas, parmi d’autres, nous amènent à croire que les mulekes ne faisaient pas que servir et protéger les missionnaires en tant qu’esclaves de l’Église, mais qu’ils agissaient très souvent selon des intérêts de l’élite locale. Entre deux maîtres, ils agissaient parfois comme médiateurs afin de garantir le succès de l’instrumentalisation des missions catholiques par l’aristocratie locale.

La présence de missionnaires européens était non seulement appréciée, mais aussi nécessaire au maintien de la légitimité politique et de l’identité de l’aristocratie bana Kongo. Par conséquent, les missionnaires et les prêtres européens en général devenaient des étrangers prestigieux qui légitimaient la souveraineté et le pouvoir local.

Comme les mulekes, les missionnaires étaient également des étrangers. L’incorporation d’étrangers puissants et prestigieux (européens ou non) était quelque chose de constant en nombreuses royautés d’Afrique, et aussi au Kongo. Le mariage était souvent la porte d’entrée pour de nombreux européens (conquérants, marchands ou migrants) dans les sociétés locales « indigènes » au fil de l’ère moderne. Dans de nombreux cas, ces mariages servaient les intérêts locaux, assurant aux élites une influence sur ces étrangers importants. Cependant, différemment d’autres hommes européens qui s’intégraient dans les sociétés locales par le mariage, les prêtres étaient des célibataires permanents. Le grand prestige des missionnaires au Kongo contraste avec leur incapacité à y établir de réelles connexions sociales. En d’autres termes, si nous employons des catégories plus anthropologiques, les missionnaires étaient des aînés sans dépendants.

S’ils avaient pu, les Rois du Kongo ou les chefs locaux auraient probablement marié leurs filles aux missionnaires, formalisant leur alliance et leur autorité sur ces figures importantes, permettant ainsi leur assimilation et fixation à l’ordre social local. Dans ce cadre, les mulekes étaient des agents qui comblait cet écart, en jouant le rôle productif et social des « enfants » et des « femmes » de missionnaires, et permettant leur subsistance, protection et assimilation. Aussi, plus que simples « esclaves de l’Église » et que des produits de l’expansion européenne et catholique en Afrique, cette catégorie des mulekes était le résultat des croisements d’un contexte spécifique. En qualité d’agents doubles, ils servaient simultanément les missionnaires et les intérêts des bana Kongo. Ils ont permis l’accommodation de ces européens étrangers dans la société locale et leur contrôle par les autorités kongos. Ce facteur, parmi d’autres, permit ainsi la perpétuation de l’aristocratie catholique au pouvoir, garantissant au roi un contrôle plus stricte sur le 201 catholicisme politique, permettant une cohésion à la royauté même dans la configuration politique décentralisé.

L’objectif de ce chapitre a été d’analyser le catholicisme politique kongo, son idéologie et ses pratiques. La période du pouvoir décentralisé est marquée par la fragilité du système politique. Cependant, dans ce contexte particulier, les sacrements, les symboles et les insignes catholiques étaient des instruments politiques essentiels de l’aristocratie et du roi. Dans cette perspective, en vue des mécanismes idéologiques et matérielles du catholicisme politique, le roi constitue encore le personnage central. Il est ainsi possible de comprendre plus clairement, après l’analyse de ce chapitre, la substance politique, matérielle et idéologique de la royauté Kongo décentralisé. À partir du chapitre prochain, et dans le reste de la thèse, nous nous pencherons, comme l’exige notre position d’historien, sur une analyse plus historique et moins structurelle du rôle des acteurs dans le temps et sur les transformations opérées dans la durée.

202

203

PARTIE 2

LE KONGO ET LE MONDE : Commerce et conflits au Kongo du XVIIIe siècle

204

Chapitre 3

La traite des esclaves au royaume du Kongo et l’expansionnisme commercial portugais (1780-1793)

205

Côte du Kongo et de l’Angola (XVIIIe et XIXe sècles) Jean LATTRE, Atlas moderne ou collection de cartes sur toutes les parties du globe terrestre par plusieurs auteurs, Lattre et J. Th. Herissant, 1762, p. 67.425 Disponible sur : https://purl.pt/29891 (dernière consultation juin 2020)

3.1.Contexte commercial : les « ports de commerce » et la traite des esclaves à la fin du XVIIIe siècle

Le royaume du Kongo au XVIIIe siècle était politiquement assez isolé de l’influence directe européenne sur son territoire. L’importance économique que représente la traite esclavagiste pour les empires européens conférait au roi du Kongo, ainsi qu’à d’autres potentats contrôlant les routes internes et les ports à la côte, un pouvoir diplomatique effectif sur le plan global. Depuis les évènements traumatiques de la défaite dans la bataille contre les Portugais à Ambuila, les liaisons entre Mbanza Kongo et Luanda demeuraient très faibles. La même situation caractérisait la participation portugaise au commerce de la côte kongo. Il y avait bien évidemment des routes commerciales terrestres en direction des provinces (et ex-provinces) du sud du Kongo vers Luanda, mais comparée avec l’afflux d’esclaves vers les ports atlantiques où

425 Jean LATTRE, Atlas moderne ou collection de cartes sur toutes les parties du globe terrestre par plusieurs auteurs, Lattre et J. Th. Herissant, 1762, p. 67. 206 opéraient d’autres nations européennes, comme Mpinda e Ambriz, nous pouvons dire que l’activité portugaise était pratiquement insignifiante.

Ainsi, pour s’opposer au Portugal, les rois et chefs kongos (comme le mani Soyo) utilisaient, depuis le XVIIIe siècle, les commerçants hollandais, français ou britanniques en quête de soutien diplomatique426.

Cet avantage des compagnies commerciales britanniques et françaises peut être expliqué par diverses raisons politiques et économiques. Notons premièrement l’ « héritage » de la puissante compagnie commerciale hollandaise, qui mit à mal la prééminence portugaise sur les plages du Kongo. Le commerce et l’alliance politique avec les Hollandais déclinèrent au cours du XVIIIe siècle. La montée progressive du commerce britannique et français finit alors par remplacer, et accroître, le négoce que la compagnie néerlandaise des Indes occidentales avait laissé derrière elle. Deuxièmement, il convient de signaler l’animosité (voire la haine) des Kongos à l’égard des Portugais – antagonisme qui commença dès leur installation à Luanda en 1575 pour aller croissant à la suite des guerres et de l’imposition de la vassalité aux chefs sous influence kongo à l’est et au nord de Luanda427. Les Portugais prirent aussi le contrôle de l’île de Luanda, sur laquelle le roi du Kongo avait le droit : territoire de grand importance économique, vu la présence des coquillage nzinbu, utilisés comme monnaie au Kongo. Le roi du Kongo et le gouverneur portugais de l’Angola devinrent ainsi, au fil du temps, deux autorités rivales qui, depuis leurs capitales respectives, Mbanza Kongo et Luanda (distantes d’environ 500 kilomètres), se disputaient l’influence politique sur de vastes territoires où les enjeux commerciaux et politiques étaient centraux. Troisièmement, la quasi-absence, au XVIIIe et début XIXe siècle, du Portugal dans le commerce exercé au nord du fleuve

426Les Hollandais furent leurs premiers partenaires dans la stratégie de blocage commercial contre les Portugais installés en Angola. Les Flamands occupèrent ainsi, avec l’aide du Kongo (et d’autres, comme la reine Njinga de Matamba), la ville de Luanda de 1641 à 1648. L’aide logistique fournie par le Kongo aux attaquants hollandais fut l’une des principales raisons de la montée des tensions qui aboutirent à la bataille d’Ambuïla vingt ans plus tard et donc à la défaite historique du roi du Kongo. J. THORNTON et A. MOSTERMAN, « A re-interpretation of the Kongo– Portuguese war of 1622 according to new documentary evidence »..., op. cit. P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 45‑52. Pour une analyse historique plus approfondie des rapports entre les deux puissances commerciales et l’Afrique, voir : Filipa Ribeiro da SILVA, Dutch and Portuguese in Western Africa: Empires, Merchants and the Atlantic System, 1580-1674, BRILL, 2011.

427 J. THORNTON et A. MOSTERMAN, « A re-interpretation of the Kongo–Portuguese war of 1622 according to new documentary evidence »..., op. cit. 207

Dande s’explique par le fait que les compagnies commerciales britanniques et françaises bénéficiaient d’un pouvoir économique d’une autonomie considérablement supérieurs428.

Tandis que la couronne portugaise imposait aux ports de Luanda et de Benguela un strict contrôle fiscal des commerçants qui devaient payer une taxe par esclave embarqué, les monarchies concurrentes, ne disposant pas de structures administratives ni fiscales en Afrique centrale occidentale, taxaient les esclaves débarqués dans le port d’arrivée. Ce passage atlantique meurtrier – pouvant atteindre, chez les esclaves, 30 % de taux de mortalité au XVIIIe siècle – constituait un désavantage important pour les négriers portugais, par rapport à leurs homologues français et britannique. Les premiers ne pouvaient par conséquent pas soutenir les prix pratiqués par leurs adversaires. Les Portugais se trouvaient ainsi face à une double entrave : d’une part, par leurs grands rivaux commerciaux européens (France et Grande-Bretagne) et, d’autre part, par leur rival politique local, le Kongo (et autres potentats associés comme les manis de Soyo, Mossul, Mbamba). Ils se retrouvaient dès lors retranchés dans les ports au sud du fleuve Dande, exclus des routes situées au nord de leur territoire d’influence429.

Au Kongo, le port d’embarquement d’esclaves le plus important jusqu’au XVIIIe siècle était celui de Mpinda. La province politiquement autonome de Soyo contrôlait ce port qui était historiquement le plus important du Kongo, le plus ancien comptoir commercial, où les premiers navires portugais arrivèrent en 1482. Après l’installation des Portugais à Luanda et à Benguela, ce port devint, au XVIIe siècle, exclusivement hollandais. Ensuite, au fil du XVIIIe siècle, avec l’arrivée des marchands des compagnies commerciales britanniques et la brusque chute des activités flamandes, l’hégémonie de la Grande-Bretagne fut alors absolue, avec une infime participation française. En fait, Soyo eut plusieurs conflits violents avec le Portugal, qui dataient du XVIIe siècle. Dans ce contexte, les manis de cette province devinrent très méfiants à l’égard des trafiquants non hollandais (ces derniers ayant été ses principaux partenaires au XVIIe siècle). Ces facteurs générèrent la crainte d’une invasion de sa capitale, Mbanza Soyo (proche de la côte), il décida de fermer ce port et d’engager ses sujets spécialistes de la traite dans la

428 AHU, CU, Angola, cx. 75, doc. 38 429 Ce désavantage portugais et ses raisons sont bien explicités dans la correspondance entre Luanda et Lisbonne présente, par exemple les codex : AHU, CU, Cartas de Angola, cod. 546, fl.198 ; et AHU, CU, ordens e avisos para Angola, cod. 407, fl. 14-15. À ce sujet, on trouve une explication approfondie et largement connue, celle publiée par un militaire d’origine de Bahia : Elias A. Silva Correia, História de Angola, Lisbonne, Editora Atica, 1937 (1e édition de 1792), p. 46-48 . De nombreux historiens ont aussi travaillé sur la question, parmi lesquels : J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 598‑640. P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 112‑113. 208 vente au nord, à Cabinda et sur la rive nord du fleuve Congo430. La rive sud du Congo continua tout de même à être un point stratégique pour le commerce, notamment après le début de la répression britannique de la traite au XIXe siècle431.

Au XVIIIe siècle, les traites britannique et française oscillèrent numériquement autour du fleuve Congo, totalisant environ un milliard d’esclaves, tandis que les Portugais en étaient totalement exclus. Entre 1790 et 1800, les traites ont connu une véritable explosion, les Français trafiquant plus de 1 000 personnes et les Britanniques environ 15 000, comme nous le montre le tableau ci-dessous :

Traite des esclaves à Mpinda, le long du fleuve Congo au XVIIIe siècle. Drapeau des navires vs esclaves embarqués (source : slavevoyages.org)

Grande-Bretagne France Total

1731-1740 170 0 170

1741-1750 0 198 198

1761-1770 83 0 83

1781-1790 0 377 377

1791-1800 13,776 1,276 15,052

Total 14,029 1,851 15,880

Si, tout au long du XVIIIe siècle, le commerce portugais dans les ports de la côte kongo était très faible, certaines routes se trouvant au sud de ce royaume, dans les provinces de Mossul et Ambuila, voisines de la conquista portugaise, étaient plus accessibles. Ces routes apparurent probablement dans la seconde moitié du XVIIe siècle, après la bataille d’Ambuila (1665), quand les Portugais parvinrent à imposer leur influence sur des chefs kongos et ndembu de cette zone grâce à des accords diplomatiques ou à des traités de vassalité imposés. Par ce biais, le gouverneur d’Angola arriva ainsi à

430 AHU, CU, cx. 75, doc. 39; S. (B. ) HERLIN, Trade and Politics on the Kongo coast. 1790-1890..., op. cit., p. 84‑98. 431 Joseph C. Miller, op. cit., 1996, p. 185-187. 209 attirer une partie de ces routes de la traite vers Luanda432. Cependant, à partir de 1750, le port d’Ambriz (dans l’embouchure du fleuve Loge) gagna beaucoup d’importance avec la croissance de la traite britannique, comme on peut l’apprécier dans le tableau ci- dessous :

Port d’Ambriz : Drapeau des navires vs esclaves embarqués (source : slavevoyages.org)

Grande- France Total Bretagne 133 Données 1751-1760 indisponibl 133 es 1781-1790 1,377 2,501 3,878

1791-1800 10,114 670 10,784

Total 11,624 3,171 14,795

En raison d’un manque d’informations de la base de données Slave Voyages (entre les années 1775 et 1785), la disparité numérique entre les décennies de 1750 et 1760 sur le tableau est, à notre avis, assez exagérée. Quoiqu’il en soit, nous pouvons en déduire qu’une partie considérable de ces 14 000 esclaves vendus aux Britanniques et aux Français entre 1776 et 1800 était auparavant destinée à Luanda, puisque le port d’Ambriz avait peu d’activité esclavagiste avant 1750. Nous voyons ainsi que ces commerçants britannique et français absorbaient les routes des berges du fleuve Loge, contrôlées par les autorités des provinces de Mbamba (au nord) et de Mossul (au sud)433. Les organisateurs des caravanes, mais aussi tous les manis du chemin – notamment le marquis de Mossul, tributaire du roi du Kongo –, profitaient de ces nouvelles marchandises qui arrivaient à Ambriz par les navires britanniques. D’autres seigneurs (plus indépendants) et certains chefs ndembu profitèrent également de ce commerce inauguré vers 1760. Plusieurs marchandises pénétraient à l’intérieur

432AHU, CU, Angola : cx. 39, doc. 59, cx. 43, doc. 21, 50 e 99; cx. 42, doc. 89; cx. 44, doc. 62 e 5. 433 Marchandises françaises et britanniques introduites par Mossul : ANA, Códice 87 A-19-1. Fls. 25-37, et AHU, CU, ANGOLA, cx. 70, doc. 23; cx. 75, doc. 73 et doc. 74, parmi d’autres. 210 d’Ambriz – tissus, vaisselles, mobiliers, bijoux – y compris celles qui inquiétaient le plus le gouvernement de l’Angola : armes à feu, munitions et poudre434.

Or, ce commerce présentait un triple problème pour les Portugais : il déviait les routes des esclaves et de l’ivoire auparavant destinées à Luanda et injectait des marchandises en grande quantité435 dans les alentours de la conquista436 du Portugal, ce qui dévalorisait son propre négoce. Qui plus est, il armait fortement les chefs voisins de fusils, de poudre et de munitions, alors que ce flux était auparavant contrôlé par le Portugal437. Dans le chapitre VI, nous nous pencherons sur la province de Mossul et sur les conséquences violentes et bouleversantes d’une incursion militaire portugaise contre ce marquis dans le but d’empêcher son commerce.

Si, pour les Portugais, contrôler les ports d’Ambriz et les routes proches de ses territoires était un grand défi, voyons le cas des ports au nord du fleuve Mbridgi : Mpinda, Cabinda, Molembo, Ngoyo et Loango. Si, au XVIIIe siècle, Ambriz était le port britannique par excellence, ceux du nord du fleuve Congo étaient majoritairement français, comme on le voit ci-dessous :

Ports de Cabinda, de Loango et de Molembo. Drapeau des navires vs esclaves embarqués

Portugal / Brésil Grande-Bretagne Pays-Bas France Total

1701-1725 0 8,540 1,861 7,7x09 18,110

1726-1750 0 26,348 3,182 36,156 65,686

1751-1775 11 15,009 25,664 74,318 115,002

1776-1800 1,977 13,801 367 65,799 81,944

Totals 1,988 63,698 31,074 183,982 280,742

434 AHU, CU, Angola, cx.109, doc 1; AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fl. 38 (coté a) et fls. 4-20 (coté b) 435 « […] rejeitando os comerciantes portugueses por nem darem tanta quantidade de fazenda nem de tão boa qualidade; esta razão e a outra de que nas partes para onde vão os Franceses e Ingleses os levam tem por eles não só o dobro mais o triplo do preço com que os mesmo s escravos são pagos nos nossos domínios da América são as causas de sermos excluídos do comércio ». AHU, Angola, cx. 68, doc. 92,32. 436 Nous traiterons de ce terme « conquista » plus bas. 437 « A concorrência e vizinhança dos estrangeiros nesta costa é manifestamente nociva aos interesses da coroa e do comércio portugueses. Eles pegam escravos por alto preço, o que não podem chegar os nossos negociantes e absorvem os negócios [...] ». AHU- Angola, cx. 68, doc. 49. Plusieurs autres exemples font référence à cette « contrebande » dans la correspondance du gouvernement général de l’Angola avec la cour : Caixa 68, doc. 49 AHU, Angola, cx. 68, doc. 73, 72, 59, 66, 67 ; cx. 66, doc. 70. 211

Source : slavevoyages.org, dernière consultation mai/2018)

Nous pouvons, ainsi, pour des raisons pratiques répondant à notre analyse, diviser schématiquement la côte de l’Afrique centrale-occidentale au XVIIIe siècle entre les côtes de Loango, du Kongo, de l’Angola et de Benguela438. La côte de Loango, commercialement française, allait du port de Loango à la rive nord du fleuve Congo. Quant à elle, la côte kongo, de domination commerciale britannique, allait de la rive sud du fleuve Congo au fleuve Dande. Finalement, du sud du Dande jusqu’au cap noir (sud), on trouvait la côte portugaise : celle de l’Angola et celle de Benguela (à partir de la forêt de Kissama). Au XVIIIe siècle, ce système portugais dépendait, contrairement à d’autres traites européennes, de son ancrage dans le territoire, de l’établissement de réseaux marchands luso-africains et de l’imposition de la vassalité aux chefs locaux. De ce fait, l’expansion commerciale portugaise générât un important bouleversement politique à l’intérieur du continent africain. Nous parlerons plus bas des stratégies portugaises en vue de la cooptation du roi kongo en faveur de son administration, mais il convient, avant, d’aborder un peu plus en détail la nature de cette conquista portugaise de l’Angola.

3.2. Le territoire de la conquista de l’Angola

Voisine du royaume du Kongo, la conquista portugaise de l’Angola était une colonie principalement engagée dans la traite des esclaves destinés à l’Amérique portugaise. En réalité, comme le souligne Catarina Madeira-Santos, ce qui était en jeu en Angola n’était pas la domination territoriale mais le contrôle d’un réseau de marchés connectés par voies terrestres en direction des ports de Luanda et de Benguela. Ces deux villes côtières coloniales étaient reliées à des réseaux commerciaux opérés par des agents africains ou afro-portugais. Ainsi, pendant la période de la traite, l’enjeu pour l’administration portugaise de l’Angola n’était pas de gouverner directement les territoires à l’intérieur de Luanda et de Benguela, mais de garantir l’afflux de captifs à un prix favorable pour les ports, où les officiers

438 Selon nous, le choix de Susan Herlin de considérer la côte allant du Loango au fleuve Dande comme une seule « Kongo coast » est trompeur, car le nord et le sud du fleuve Zaïre sont traversés par des réalités extrêmement différentes, comme nous l’avons développé dans le premier chapitre de cette thèse. Suzan B. .. HERLIN, op. cit., 1971, p. 1-8. 212

portugais recueillaient l’impôt, au nom de sa majesté, pour chaque esclave embarqué439.

Malgré l’établissement des villes coloniales de Luanda et de Benguela, les rapports que Luanda tissait avec les chefs de l’intérieur et la violence de cette relation ne constituaient pas encore un rapport colonial comme celui que l’empire portugais entretenait dans certaines régions du Brésil ou comme celui qui allait être mis en place au XXe siècle en Afrique. Ces systèmes d’imposition de vassalité, l’action des pombeiros luso-africains qui organisaient les caravanes et le fait que les capitaines garantissaient la fluidité des routes vers les villes coloniales côtières de Luanda et de Benguela constituaient globalement la structure de la conquista de l’Angola qui, comme le souligne encore Madeira-Santos, « était un réseau plutôt qu’un territoire »440.

Dans ces localisations stratégiques de l’intérieur (sur les bords des rivières ou à côté des grands marchés d’esclaves), il y avait des forteresses portugaises – les presídios - contrôlées par des capitaines dotés d’un pouvoir militaire et judiciaire. Ces autorités maintenaient des relations avec les chefs locaux, se portant garants des compromis et obligations établies par les traités de vassalité signés entre ces seigneurs africains et le gouverneur portugais. À la tête de chaque forteresse de l’intérieur, se trouvait un capitaine qui devait être un militaire de carrière plus fiable et qui répondait au capitaine général (et gouverneur) de l’Angola. Les effectifs militaires des forteresses et de Luanda et Benguela était généralement formée par des degredados : condamnés par la justice au Portugal et déportés en Angola pour servir l’armée441. Une autre portion des militaires de ces forteresses était formée par des Africains engagés par l’armée portugaise, nommés bataillons de « guerra preta », se trouvant parfois dans une situation similaire à de l’esclavage442.

439 J. DIAS et V. ALEXANDRE, O império africano 1825-1890..., op. cit., p. 347‑352 ; C. MADEIRA SANTOS, Um Governo « Polido » para Angola. Reconfigurar dispositivos de domínio (1750-1800)..., op. cit. Madeira dialogue avec l’analyse de Luís Filipe Thomaz pour l’État portugais de l’Inde. 440 Joseph C. Miller, op. cit., 1996, p. 245-284. Catarina MADEIRA SANTOS, « Luanda, a Colonial City between Africa and the Atlatic, seventeenth and eighteenth centuries », in Liam Matthew BROCKEY (éd.), Portuguese Colonial Cities in the Early Modern World, 1 edition., Routledge, 2016, p. 254‑255. 441 R. PELISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 26‑27. 442 Nombre de listes des troupes des bataillons de la « Guerra preta » des présides (où les soldats sont présentés uniquement par leurs prénoms) peuvent être trouvées aux archives portugaises et angolaises, comme par exemple : AHU, Angola, cx. 68, doc. 54 ; cx. 69, doc. 43 ; cx. 68, doc. 73, 72, 59, 66, 67; cx. 66, doc. 70. ANA, Avulsos, caixa 3590 Luanda, pasta 1, doc. 59. Plusieurs chercheurs ont invoqué l’importance de ce système militaire : David Birmingham, Portugal and Africa, Athens, Ohio University Press, 2004, p. 103-109 ; Catarina Madeira Santos, op. cit., 2005b, p. 236-238. 213

Bien que sans pouvoir administratif direct sur l’ensemble du large territoire nommé Angola443, les gouverneurs lusitaniens exerçaient tout de même un certain contrôle sur ces potentats pour les contraindre à jouer le jeu de l’administration portugaise et des intérêts négriers. Ce contrôle relatif se concrétisait par l’imposition de traités de vassalité entre les souverains locaux et le roi du Portugal (représenté par le gouverneur ou les capitães-mores). Ces traités régulaient alors les obligations des chefs et rois en tant que vassaux du Portugal – compromis qui leur interdisait de faire du commerce avec toute autre nation. Selon un haut-fonctionnaire de la couronne portugaise en Angola à la fin du XVIIIe siècle, cette vassalité impliquait toute une série d’engagements : payer un tribut annuel à Luanda d’un nombre spécifique d’esclaves adultes ; ne jamais prendre les armes contre le Portugal ou contre ses chefs alliés ou vassaux ; ne jamais aider, conseiller ni convaincre d’autres de le faire ; dénoncer à l’avance tout projet de leur connaissance d’attaque contre le Portugal ou ses alliés ; toujours « porter secours » aux Portugais en cas de nécessité ; et laisser leurs territoires continuellement « ouverts au commerce avec le Portugal ». De plus, si les chefs vassaux acceptaient de recevoir le baptême « en abandonnant leurs coutumes barbares », cela était considéré comme « une preuve de fidélité » supplémentaire à la reine du Portugal444.

De ce fait, nous voyons que le Portugal dépendait ainsi de ce modus operandi commercial pour faire face à la concurrence de ses homologues français et britannique. Le système économique et politique de l’empire portugais (qui, au XVIIIe siècle, avait son centre économique au Brésil et son centre politique à Lisbonne) avait besoin de la traite esclavagiste pour se maintenir et s’étendre. Comme le constatait en 1800 le

443 La notion de ce territoire nommé « Angola » durant cette période est complexe et problématique, comme l’a souligné Madeira Santos : « [...] Angola é antes de mais uma ideia de origem imperial, produzida pela administração ultramarina portuguesa. Numa dimensão puramente africana, Angola “não existe”. O que existe são formações polílicas, mais ou menos estáveis, que ao mesmo tempo que reagem às novas condições criadas pelo comércio atlântico, estão sujeitas às pressões continentais e às dinâmicas pré-coloniais e, portanto não coloniais da África. Há uma dialética permanente entre choques exteriores, razões e reacções internas... ». C. MADEIRA SANTOS, « Um Governo “Polido” para Angola. » …op. cit. p. 134‑135. 444 Selon Correia, « ser vassalo da coroa portuguesa pagar-lhe o tributo de tantas cabeças anuais. Não levantar armas em seu dano. Não auxiliar os que se atrevem a isso; não convocar, aconcelhar ou persuadir alguém para o mesmo efeito. Delatar a tempo qualquer agressor, que se proponha a ofender aos Portugueses, aos seus Potantados vassalos ou aliados. Prestar-lhe todos os socorros : concerva-los sempre em amizade. Abrir nos seus Estados e Comércio e protege-lo. Algumas clausulas locais e o resto : reger como d’antes os seus subordinados debaixo da mesma Legislaçao, e costumes barbaros da sua irreligião ». E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 60. Les traités et rapports de vassalité ont fait l’objet d’un certain nombre d’études : C. MADEIRA SANTOS, « Entre deux droits »..., op. cit. ; Beatrix HEINTZE, « Luso-Africain Feudalism in Angola? The Vassal Treaties of the 16th to the 18th Century », Revista Portuguesa de História, 18, 1980, p. 111‑131 ; Ibid. ; J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 97‑103. 214 gouverneur de l’Angola, Miguel Antonio de Melo, frustré par le rôle encore secondaire de son administration dans l’empire, « la force et la vigueur de la couronne n’est pas l’Angola, mais le Brésil. Cette colonie de l’Afrique n’est qu’un moyen pour faire prospérer par l’agriculture et la minéralogie l’Amérique portugaise »445.

Ainsi, les réseaux coloniaux portugais de la conquista de l’Angola étaient connectés à d’autres réseaux (brésiliens et lisbonnais) de l’empire portugais qui, au XVIIIe siècle, était en effet constitué de plusieurs réseaux connectés entre eux dans un système relativement décentralisé bien que hiérarchisé. L’Angola portugaise avait toutefois une autonomie et une organisation du pouvoir très particulières par rapport à l’éventail politique de l’empire portugais. Or, celles-ci sont difficilement compréhensibles dans des cadres interprétatifs trop dichotomiques entre centre et périphérie446. Il ne s’agit pas pour autant de nier la dimension systémique et colonial de cet empire, mais de prendre en considération la multiplicité des rapports de force et des instances de décision dans des espaces coloniaux, aussi bien que l’agentivité des acteurs dans cette mosaïque politique de l’empire portugais447.

445 AHU, Angola, Cx. 95, doc 8 : « A força e o vigor da coroa Portugues não é Angola, mais o Brasil e que esta colônia de Africa só é um meio para que prosperem pela agricultura e pela mineralogia da América Portuguesa ». Madeira Santos a analysé en profondeur le projet portugais (amorcé sous Pombal et le gouvernement Souza Coutinho à Luanda) des années 1760 de faire de l’Angola alors feitoria (comptoir) une colonie, un territoire. C. MADEIRA SANTOS, Um Governo « Polido » para Angola. Reconfigurar dispositivos de domínio (1750-1800)..., op. cit. Si, au XVIIIe siècle, la modernisation administrative et philosophique fut importante (comme le démontre la thèse de Madeira Santos), ce processus fut assez lent en raison des difficultés rencontrées par les Portugais pour le mettre en œuvre. La frustration de Lacerda, dans cet ouvrage publié en 1792, est un indice de cette célérité : ce projet ne connut une accélération qu’après l’indépendance du Brésil en 1822 – et surtout après 1845 avec la conversion économique de l’empire Portugais – et la pression abolitionniste britannique qui s’ensuivit. Au fil de notre thèse, nous analyserons les profondes conséquences, pour le Kongo, de ce processus de longue durée de mise en œuvre de ce « nouveau » projet colonial portugais. 446 L’un des précurseurs de la compréhension de la formation de l’empire portugais comme réseau est Charles Boxer (Charles R. BOXER, The Portuguese Seaborne Empire, 1415-1825, New York, Alfred A Knopf, 1969.) et d’autres comme Vitorino Magalhães GODINHO, L’économie de l’empire portugais aux XVe et XVIe siècles, Paris, S.E.V.P.E.N., 1969. A. J. R. RUSSELL-WOOD, A World on the Move: Portuguese in Africa, Asia and America, 1415-1808, 1st éd., Manchester, Carcanet Press Ltd, 1992. Sanjay SUBRAHMANYAM, The in Asia, 1500-1700: a political and economic history, Longman, 1993. 447 Une branche importante de l’historiographie sur l’empire portugais, notamment formée par des historiens brésiliens, centre son analyse de l’empire portugais dans une perspective systémique, comme le fait Fernando A. Novais, inspirée par le marxisme, Wallerstein et Braudel : Portugal e Brasil na crise do antigo sistema colonial (1777-1808), Editora HUCITEC, 1979. Ou plus récemment Laura de Mello e SOUZA, O Sol E a Sombra: Politica E Administracao Na America Portuguesa Do Seculo XVIII, São Paulo, Brazil, Companhia das Letras, 2006. Pour nous, envisager l’empire portugais comme un réseau avec de multiples connexions n’implique nullement de nier l’existence d’un système macro-économique de nature coloniale (basé sur une « accumulation primitive de capitaux ») présidé par un rapport dialectique centre(s)-périphérie(s). Une extrême polarisation entre ces deux perspectives interprétatives de l’empire portugais ne nous semble ni nécessaire ni productive. 215

Cette complexité se traduit aussi par différentes nomenclatures, utilisées pour désigner l’Angola portugaise dans les sources des XVIIIe et XIXe siècles. Les mots « conquista », « royaume » (« reino ») et « gouvernement » (« governo ») de l’Angola étaient les termes les plus répandus pour désigner cette région, tandis que le concept de « colonie » (« colonia ») était plus rare pour nommer cette région avant le XVIIIe siècle. Ce dernier terme n’a commencé à apparaître plus régulièrement que vers le tournant du XIXe siècle, quand des secteurs de l’élite politique portugaise commencèrent à défendre une véritable « colonisation » (dans le sens agricole) des sertões du territoire. Enfin, si le terme « conquista » était le plus répandu et le plus ancien, celui d’emploi plus officiel pour désigner les domaines portugais en Angola après le XVIIe siècle était celui de « royaume de l’Angola » (reino de Angola) 448.

L’usage du mot portugais « reino » pour décrire ce territoire est assez intéressant compte tenu de ses significations à l’époque. Le dictionnaire de langue portugaise le plus important du XVIIIe siècle définit le terme « royaume » comme « une ou plusieurs provinces sujettes à un roi. États qui obéissent à un roi »449. Le Kongo, par exemple, qui était incontestablement considéré un « royaume » dans les sources des XVIIIe et XIXe siècles, avait une capitale et un roi, mais était loin d’avoir, à cette période, une structure centralisée. Durant la même période, d’autres unités politiques de l’Afrique centrale (le Ndongo, le Loango, le Ngoyo, etc.) opéraient dans des cadres similaires. De même, l’Angola portugaise avait une ville capitale (Luanda) qui était connectée à un réseau hiérarchisé englobant le sous-gouverneur de Benguela, les capitaines des présides et les potentats africains vassaux.

Madeira-Santos souligne que le langage des traités de vassalité, issu de la tradition politique médiévale européenne, était compatible, par homologie, avec le langage politique des chefs mbundu. Les Africains et les Portugais se sont appropriés réciproquement des termes qui désignaient des positions et des institutions politiques non

448 Par exemple : AHU, CU, Angola, cx. 75, doc. 79/ lettre du gouverneur général à la cour : « Este deve é oq VE guiado pelas suas incomparaveis luzes de sabedoria e consumada da experiencia notas a honra de comunicar para cada um de nos deliberar que for mais conducente a nao ser ariscada a conservaçao desta Colonia antes promove-se nela a tranquilidade publica socego a paz das familias e bem geral do comercio ». 449 « Huma ou mais províncias sujeitas a um Rey. Estados que obedecem a um rei ». BLUTEAU, Rafael. Vocabulário Portuguez & Latino, aulico, anatomico, architectonico... Coimbra, Collegio das Artes da Companhia de Jesus, 1728. Disponible en ligne sur le site de la Bibliothèque Brasiliana, Université de Sao Paulo : http://dicionarios.bbm.usp.br/pt-br/dicionario/1/REINO. 216 seulement dans les traités, mais aussi dans leurs correspondances.450. Parfois, les Portugais s’appropriaient aussi des termes locaux dans les traités de vassalité pour désigner ces obligations tributaires : comme celle de ganda dans le cas de la vassalité imposée au Jaga Cassange à la fin XVIIIe siècle451. Il est, dans ce sens intéressant à remarquer que Vansina, dans son livre pionnier sur des royaumes de la Savane, consacre un chapitre à la constitution de l’Angola portugaise (« rise of Angola »), dans le contexte de son histoire politique des royaumes africains de la région452.

Dans le même sens, René Pélissier avance que : « La nature profonde de l’administration de l’Angola portugais est avant tout fiscale. Dans ce monde luso-tropical où les affirmations emphatiques sont démenties quotidiennement par la réalité sordide, c’est l’impôt qui permet de dire que telle ou telle portion obéit à Luanda ou non »453. Cet auteur voit ainsi l’installation par les Portugais d’un système « souple » de domination politique, suivant un modèle de l’ancien régime européen, mais appliqué à une « société esclavagiste par définition »454.

En revanche, le gouverneur général de l’Angola, même s’il était le représentant du roi du Portugal, n’a jamais eu le titre de « roi (ni vice-roi) » de l’Angola. Il apparaît, dans les courriers officiels en tant que « Governador e Capitão-General do reino de Angola » (« Gouverneur et capitaine-général du royaume de l’Angola »), mais il pouvait quelques fois être présenté de manière plus illustre, comme dans une lettre adressée au roi du Kongo où le gouverneur signe de façon extravagante : « Colonel de chevalerie de l’armée, Gouverneur et Capitaine Général des royaumes d’Afrique, Chevalier sacré de l’ordre de Notre Dame de Jérusalem, Manoel Almeida de Vasconcelos »455. Cette ostentation exagérée des titres politiques et militaires faisait partie du jeu entre l’administration portugaise et les royaumes voisins. Nous observons en revanche que, à

450 C. MADEIRA SANTOS, « Entre deux droits »..., op. cit. ; Catarina MADEIRA SANTOS, « Écrire le pouvoir en Angola : Les archives ndembu (XVIIe -XXe siècles) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 64e année-4, 1 septembre 2009, p. 767‑795.

451 Jean-Luc VELLUT, « Le royaume de Cassange et les réseaux luso-africains (ca. 1750-1810) (The Cassange Kingdom and the Luso-African Network (c. 1750-1810)) », Cahiers d’Études Africaines, 15- 57, 1975, p. 117‑136. Aida FREUDENTHAL, Selma PANTOJA et ARQUIVO NACIONAL DE ANGOLA, Livro dos baculamentos: que os sobas deste reino de Angola pagam a sua majestade, 1630, 2013. 452 J. VANSINA, Kingdoms of the Savanna..., op. cit., p. 124‑152. 453 R. PELISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 27. 454 Ibid., p. 28. 455 « Coronel da cavalaria de seus exércitos, governador e capitão general nos seus reinos de África, cavalheiro da sagrada religião de Nossa ordem de Jerusalem » : ANA, codex 88 A-19-2, fl. 27 et fl. 144v. 217 la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, le roi du Kongo refusait souvent de négocier avec le gouverneur, car il le considérait comme quelqu’un de subalterne dans la structure impériale portugaise. En 1814, le mani Kongo, Garcia V, par exemple, se plaignit au roi du Portugal de l’attitude des gouverneurs généraux de l’Angola envers les rois du Kongo (nous approfondirons ce contexte dans le chapitre VII) :

[...]je suis votre très ancien frère. L’année passée, j'envoyai une lettre d'amour à Votre Altesse et je ne reçus pas encore aucune réponse. Je ne sais si le général de l'Angola vous la transmit ; ou s’il jeta la lettre, en raison du grand mépris qu'ont les nouveaux généraux, qui n'adorent pas la royale personne [du Kongo]456.

Il est fondamental de noter que les mani Kongos considéraient qu’en tant que rois souverains, seul le roi du Portugal était leur homologue, et certains se plaignaient à celui- ci de dialoguer d’égal à égal avec les gouverneurs qu’ils considéraient subalternes. Dans ce sens, le mani Kongo Garcia V se plaignant encore à son homologue des intrusions du général, qu’il qualifiait de : « notre vassal qui est au milieu de deux rois frères »457. Il s’approprie évidement du langage politique d’ancien régime européen, compatible avec le discours du royalisme centre-africain458. Nous voyons ainsi que la définition de l’Angola comme « royaume », et l’emploi de titres politiques par le gouverneur général pour amplifier son prestige, étaient une manière de renforcer son autorité et sa puissance face aux pouvoirs africains, parfois septiques et méfiants à son égard. Le discours contenu dans la correspondance entre les rois du Kongo et le Portugal sera approfondi dans la troisième partie de cette thèse où nous analyserons l’appropriation d’un discours historique par le roi kongo en tant que stratégie diplomatique face à la recrudescence des projets expansionniste et territorialiste portugais459.

456 « [...] havendo misericórdia em mim como irmão antiquíssimo os anos passados tinha eu remetido uma carta de amor, em diante de V. Alteza e tenho até agora nunca recebido resposta e não sei se o General de Angola , não sou ciente se tinha remetido a real pessoa ou mandou botar fora por causa do grande desprezo que obram os generais novos que não veneram a real pessoa [du roi du Kongo] […] ».AHU, CU, Angola, cx. 128, Doc. 5 457 « nosso vassalo, que está no meio entre dois irmãos Reis ». AHU, CU, Caixa 128, Doc. 5. 458 Voir chapitre I 459 Voir chapitre VI de cette thèse. 218

3.3. L’expédition portugaise à Cabinda

Le système portugais pour l’obtention d’esclaves, basé sur l’imposition de la vassalité des chefs locaux et sur l’action des pombeiros à l’intérieur, était le seul choix possible en raison de l’impuissance commerciale portugaise face aux compagnies européennes concurrentes460. Or, cette option générait beaucoup de difficultés économiques et politiques pour cet empire. De plus, les contraintes de la politique européenne laissaient le Portugal dans une position de fragilité face aux autres couronnes. Les compagnies et diplomates français et britannique menaient une guerre commerciale assez agressive entre elles, mais aussi contre le Portugal. Plus difficiles encore étaient les tensions géopolitiques entre 1754 et 1815 – période où la France et la Grande-Bretagne vécurent un affrontement constant, avec l’Atlantique pour théâtre. Dans ce scénario, le Portugal ne jouait qu’un rôle secondaire à côté des Britanniques. Sa dépendance croissante vis-à-vis de la Grande-Bretagne est d’ailleurs un facteur très important pour comprendre son incapacité à concurrencer commercialement sur les littoraux kongos tout au long du XVIIIe siècle461.

Ainsi, le gouvernement portugais de l’Angola avait deux luttes à mener pour faire valoir son projet d’expansion commerciale. La première était d’affronter ses concurrents européens dans les ports de commerce ; la deuxième était de faire face aux potentats locaux qui négociaient avec les concurrents européens, dont le Kongo. De ce fait, la politique d’expansion missionnaire au Kongo, comme nous le verrons par la suite, était un « front de bataille » parmi d’autres du projet portugais visant à surmonter ses limites et à conquérir des marchés perdus. Mais, même réussie, cette opération de « séduction » des chefs kongos aurait été inutile aux Portugais sans un ancrage sur la côte. Les 500 kilomètres qui séparaient Mbanza Kongo de Luanda rendaient difficile un transport terrestre vers les ports portugais. Un deuxième front, celui commercial, était nécessaire aux Portugais et il s’est déroulé dans les principaux comptoirs à proximité du Kongo : Mpinda et Cabinda. Au vu de la haine que les autorités de Soyo montraient envers les Portugais et de l’impossibilité, pour la couronne portugaise, d’entraver les intérêts britanniques, Cabinda devenait le choix le plus logique. Comme on le voit dans le tableau

460 AHU, CU, Angola, cx. 96, doc 43 e 44; cx. 98, doc. 9 461 Elias A. S. Correia, op. cit., 1937 ; P. Martin, op. cit., 1972, p. 98-105 ; Joseph C. Miller, op. cit., 1996, p. 245-286 ; Suzan HERLIN, op. cit., 1971, p. 81-98. 219 ci-dessous, les Portugais ne participèrent pratiquement pas au commerce de Cabinda jusqu’à l’année 1776, date à partir de laquelle ils commencèrent à envoyer des navires qui faisaient un commerce parcellaire (moins de 10 %) :

Commerce esclavagiste au port de Cabinda au XVIIIe siècle, drapeau des navires vs esclaves embarqués (source : slavevoyages.org)

Portugal / Great Netherlands France Total Brazil Britain

1701- 0 417 0 750 1,167 1710

1711- 0 1,162 0 2,693 3,855 1720

1721- 0 6,337 0 3,426 9,763 1730

1731- 0 9,506 316 4,400 14,222 1740

1741- 0 2,140 293 8,661 11,094 1750

1751- 11 525 1,252 4,753 6,541 1760

1761- 0 1,452 3,523 14,429 19,404 1770

1771- 0 0 1,137 8,741 9,878 1780

1781- 869 583 0 7,027 8,479 1790

1791- 382 2,788 0 638 3,808 1800

Totals 1,262 24,910 6,521 55,518 88,211

220

Cabinda, comme les ports de Loango et de Molembo, était un port de commerce (« port of trade »)462, l’un des plus « libres » de la côte centre-africaine, avec une grande diversité d’acteurs des côtés africain (Ngoyos, Vilis, Mussorongo, Tyo) et européen (Français, Britannique, Hollandais). Bien évidemment, l’intermédiaire qui régulait les flux d’esclaves depuis l’intérieur et de marchandises depuis la côte était le royaume du Ngoyo, par le biais du mafuco (ou moufouk) : « l’intendant général du commerce »).

Le mafuco était la principale autorité chargée des questions commerciales et celui qui négociait avec les Européens. Distincts du Kongo, les royaumes du nord – le Ngoyo, le Kakongo et le Loango – étaient, à la fin du XVIIe siècle, assez centralisés, et le commerce occupait une place bien réglementée dans la société. Ce seigneur, contrairement à toute autre autorité de premier degré, ne pouvait pas être membre des lignages royaux ; il était choisi par le roi parmi les plus riches commerçants du royaume pour, ensuite, intégrer le clan royal par le mariage avec une princesse. Le mafuco répondait directement au mambuco : deuxième autorité du Ngoyo et « ministre » du roi. En effet le mafuco est un agent commercial du mambuco sur la côte, mais il est aussi un homme riche qui de surcroît est investi de la position d’héritier du pouvoir politique, par le mariage463.

Une fois nommé mafuco, dignité marquée par l’usage d’un chapeau offert par le roi, il devait obligatoirement habiter sur la côte où se faisait le commerce. Il n’est pas difficile d’imaginer les raisons de ces restrictions : si une autorité si riche et si influente pouvait construire sa mbanza à l’intérieur (à proximité de la cour) et accéder au trône, le risque d’instabilité politique aurait augmenté considérablement 464.

Parmi les compétiteurs français, hollandais et britannique, celui qui serait capable d’offrir les meilleures marchandises et, ainsi, de nourrir les meilleures relations avec le mafuco se placerait dans une position avantageuse. Les Français et les Britanniques

462 Karl POLANYI, « Ports of Trade in Early Societies », The Journal of Economic History, 23-1, mars 1963, p. 30‑45 ; P.D. CURTIN, Cross-Cultural Trade in World History..., op. cit., p. 5‑15. Herlin a emprunté ce concept à Polanyi pour analyser les transformations du rapport de force entre Portugais et sociétés africaines côtières entre le XVIIIe et le XIXe siècle. HERLIN, op. cit., 1971, p. 1-19. 463 P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 97‑99. 464 « Il n’est pas prince par la naissance, mais il peut devenir prince en épousant une princesse. Il s’agit ordinairement d’un homme riche, auquel le roi envoie un bonnet en le nommant mafouc. C’est aussi l’un des plus importants personnages de l’État. Son autorité est très étendue et, comme toutes les affaires sont de son ressort, il est forcé d’habiter le lieu où se fait la traite » Louis OHIER DEGRANPRE, Voyage à la Côte occidentale d’Afrique fait dans les années 1786 et 1787, contenant la description des moeurs, usages, lois, gouvernement et commerce des Etats du Congo, fréquentés par les européens, et un précis de la traite des noirs, ainsi qu’elle avait lieu avant la Révolution française, suivi d’un voyage au cap de Bonne- Espérance contenant la description militaire de cette colonie, Paris, Dentu, 1800, p. 197. 221 avaient de larges avantages commerciaux face aux Portugais. Pourtant, l’absence de structure territoriale rendait le commerce de ces deux puissances volatiles par rapport aux bouleversements militaires de l’Atlantique qui furent nombreux à la fin du XVIIIe siècle465.

La Grande-Bretagne était, depuis 1775, minée par la rébellion de ses treize colonies nord-américaines. La France y vit alors une possibilité d’affaiblir son rival géopolitique, et s’engagea dans cette guerre pour soutenir les indépendantistes nord- américains. Si ce soutien était d’abord uniquement logistique et financier, il devint petit à petit un engagement militaire direct : de 1781 à 1783, on compte plusieurs champs de batailles terrestres (comme à Yorktown) ou maritimes (batailles des Antilles et des Indes) entre Français et Britanniques466.

Le Portugal profita alors de ce moment d’intenses bouleversements géopolitiques et militaires dans les empires français et britannique pour essayer de « se débarrasser des indésirables voisins qui absorbent notre commerce »467. Bénéficiant des conflits entretenus entre ces deux puissances maritimes, le ministre portugais de la Marine, Martinho de Mello e Castro, mit en place une expédition maritime pour la « conquête » du port de Cabinda, en mobilisant des troupes du Portugal, à Luanda et à Rio de Janeiro. Cette expédition sortit de Luanda le 11 juin 1783 avec une infanterie de 280 soldats, dix de chevalerie, 26 canons et 116 soldats de guerra preta à destination de Cabinda468.

À leur arrivée, le colonel de l’expédition assumât d’abord une attitude diplomatique en rendant visite aux Français qui se trouvaient sur place, en leur apportant des cadeaux et en leur présentant une lettre du gouverneur général qui les informait de la décision de la couronne portugaise de construire une forteresse et un comptoir commercial dans ce port. À ce moment-là, il n’y avait pas encore pas de traité spécifique définissant les espaces de commerce de chaque nation. Pour autant, les limites étaient plus au moins connues et respectées par les compagnies commerciales, dans l’intention

465 Phyllis Martin, op. cit., 1972, p. 80-91. 466 SHD, Mar/B/4/191. 1780 – 1783 et Mar/B/4/184. 1781-1782. Pour des histoires atlantique et globales sur ces contextes, voir :John Huxtable ELLIOTT, Spain, Europe & the Wider World, 1500-1800, Yale University Press, 2009 ; David ARMITAGE et Sanjay SUBRAHMANYAM (éd.), The Age of Revolutions in Global Context, c.1760-1840, 2009e éd., Houndmills, Basingstoke, Hampshire ; New York, Palgrave MacMillan, 2010. 467 « […] indesejaveis vizinhos que absorvem o nosso comércio ». AHU, Angola, cx. 68, doc. 49. 468 Silva Correia (V II, p. 72) fait clairement le lien entre les guerres américaines et le projet d’occupation. De même, De Granpré (p. 40-41) reconnaît cette stratégie portugaise. 222 d’éviter des conflits qui auraient pu générer des incidents diplomatiques ou économiques469.

Ainsi, des sources françaises et portugaises soulignent l’étonnement et l’indignation générés par cette « ingérence » portugaise dans un port de forte hégémonie française. Ce mécontentement ne fut pas apaisé par la galanterie diplomatique portugaise, et les Français refusèrent vivement d’accepter leur présence470.

Ignorant les réclamations françaises, les Portugais commencèrent à user de leurs méthodes de cooptation auprès des autorités locales. Ils invitèrent la deuxième autorité du Ngoyo, le mambuco, en règle supérieur au mafuco, à une pompeuse réception au cours de laquelle un dîner avec le colonel fut servi et de prestigieux cadeaux offerts. Cette courtoisie fut bien reçue par le supérieur mambuco, jeune prince « très présentable » et cultivé aux yeux des Européens, qui s’exprimait admirablement en français et se montrait grand négociateur471. Les Portugais reçurent en échange une invitation à visiter la mbanza de ce chef, ce qui attisa les espoirs lusitaniens d’un partenariat fructueux, malgré la résistance du mafuco. Cependant, le jour suivant, les attentes portugaises furent frustrées en raison de la rétractation de l’invitation du mambuco que les Portugais ont attribué à l’influence française.

En effet, la rhétorique courante de l’administration portugaise responsabilisait la persuasion des puissances étrangères de toute opposition des populations locales aux Portugais472. Cependant, ces derniers ainsi que les luso-africains étaient bien connus par leur politique esclavagiste qui durait depuis le siècle précédent. Des conflits extrêmement violents se sont produits, notamment, contre les royaumes de l’intérieur de Luanda, tels que le Ndongo, chefferies dépendantes et le Kongo. À la différence des trafiquants hollandais, français et britannique restreints aux ports et aux comptoirs, les Portugais avaient un ancrage sur terre et représentaient un danger concret pour les autorités de ces royaumes de la côte. Qui plus est, les capitães-mores des présides installés dans

469 Phyllis Martin, op. cit., 1972, p. 80-91. 470L. O. DEGRANPRE, Voyage à la Côte occidentale d’Afrique fait dans les années 1786 et 1787…op. cit. p. 40‑45.. 471« muito asseado » E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 79. 472 Par exemple : AHU, CU, Ordens e avisos para Angola; ANA, Cod. 407 ; Códice 240 C-8-3 fls. 116 et 177. 223 l’hinterland et les marchands provoquaient des violences entre les chefferies et les populations en vue de l’obtention forcée d’esclaves473.

De plus, le contexte politique spécifique au Ngoyo peut aussi expliquer les hésitations quant à une ouverture diplomatique avec le Portugal. Ce dualisme est lié à des conditions d’ordre politique et commercial, représentées par la dualité entre mambuco et le mafuco 474. Comme dans la plupart des sociétés de cette région, au Ngoyo, l’accès à la royauté et aux positions politiques les plus importantes était réservé à certains clans royaux. Obligatoirement membre de l’un de ces clans, le mambuco était le deuxième dans la hiérarchie politique du royaume et considéré comme le successeur naturel du roi duquel il était le neveu. Dans la mesure où le trône imposait plusieurs restrictions de circulation et d’action, le mambuco avait le rôle de représentant royal dans plusieurs situations politiques et diplomatiques, comme c’était le cas dans les négociations avec les Portugais475.

Ces restrictions fonctionnaient aussi pour le mambuco, le roi et les autres autorités politiques : ceux-ci ne pouvaient pas prendre directement part au commerce, même s’ils recevaient d’abondantes taxes liées à cette activité. La présence européenne au sein de ces royaumes n’était pas non plus bien vue, car le rapport avec les Européens était une affaire premièrement du mafuco. Le fait que le mambuco rende visite aux Portugais sur la côte et les invite dans sa mbanza, à l’intérieur du pays, pouvait rentrer dans ses fonctions de représentant diplomatique du roi, mais interférerait aussi avec les compétences du mafuco. L’ingérence de chacun de ces grands seigneurs dans les affaires de l’autre était alors une constante source de conflits. Les Portugais arrivés à Cabinda servaient peut-être les intérêts du mambuco (et peut-être aussi du roi) notamment la volonté de s’approprier plus directement des capitaux politiques via cadeaux diplomatiques et marchandises de la traite. Mais le mafuco, des plus habiles négociants de la région, était avant tout intéressé par les avantages économiques du commerce français, dans lequel il était déjà engagé. Il ne voulait probablement pas mettre cela en péril en acceptant de vendre des esclaves à un prix plus bas aux Portugais476. Ces

473 J. C. Miller, op. cit., 1996, p. 245-277 ; David Birmingham, David Birmingham - Trade and Conflict in Angola / Birmingham : The Mbundu and Their Neighbours under the Influence of the Portuguese 1483- 1790 (Oxford Studies in African Affairs) / by David Birmingham, Clarendon Press, 1967, p. 133-162. 474AHU, CU, Angola, cx. 68, doc. 54, cx. 69, doc. 43 P. Martin, op. cit., 1972, p. 97-99. 475 AFP, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 5, fl. 345-354 476 P. MARTIN, op. cit., 1972, p. 97-99. ; L. O. DEGRANPRE, Voyage à la Côte occidentale d’Afrique fait dans les années 1786 et 1787…op. cit. p. 40‑45.. p. 197-199. 224 antagonismes politiques internes générés par la présence portugaise ont engendré une impasse qui paralysa les négociations commerciales et isola les portugais.

Sans issue diplomatique, le colonel portugais ordonna l’assaut et l’occupation du fort de Cabinda, en expulsant les autorités et agents français présents dans le comptoir, qui, consternés, abandonnèrent le port en direction du Malembo et du Loango au nord. Les navires français partirent en prenant pour otage le jeune fils d’un prince local qui demeurait régulièrement à bord des navires pour apprendre la langue des étrangers. Après le retrait des Français, les Portugais commencèrent à bâtir une nouvelle forteresse477.

Au port de Cabinda, ils remplacèrent le drapeau français par celui du Portugal. Or, à leur grand regret, le drapeau portugais fit fuir les caravanes esclavagistes, qui dévièrent alors au nord vers les ports de Malembo et de Loango pour retrouver les habituels commerçants français478. Qui plus est, pour empirer encore un peu plus la situation de Luanda, les populations des villages, situées aux alentours du port, qui approvisionnaient habituellement les navires français en nourriture, en eau et autres matières de première nécessité, refusèrent (certainement en suivant les ordres du mafuco qui gouvernait dans la zone) de vendre ces produits aux Portugais479.

Avec des soldats totalement isolés dans leur forteresse et souffrant de scorbut, le désordre s’instaura dans les régiments de l’armée portugaise, donnant lieu à quelques désertions et conflits internes. Quelques actions furent menées pour que les autorités locales ouvrent le commerce. Par exemple, le secrétaire que le mambuco avait envoyé pour négocier avec les Portugais, fut emprisonné par ces derniers. Ensuite, dans une manœuvre désordonnée, un secteur de l’armée décida d’attaquer les villages voisins pour les piller à la recherche d’aliment – les habitants prenant alors la fuite. Après seulement quelques heures, une riposte du Ngoyo contre le campement portugais tua des soldats. Les soldats du Ngoyo se cachèrent stratégiquement dans les bois des alentours pour préparer des attaques surprises dans les installations portugaises. L’un des lieutenants, Verissimo José Franco, eut l’inintelligente idée de sortir avec son régiment pour enquêter sur la localisation des troupes ennemies dans les bois. Mais, en s’approchant de l’ennemi, le lieutenant Franco reçut, en provenance d’un tireur dissimulé, une balle mortelle dans la tête. Cette attaque surprise effrayât toute la troupe, qui abandonna alors ses supérieurs.

477E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 80.. 478 AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 407, fl. 25-30. 479 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 80‑82. 225

En revenant quelque temps plus tard pour chercher le corps du lieutenant, les soldats portugais furent surpris par la découverte du défunt tombé par terre et complètement nu480.

Après plusieurs mois de conflits et de famine, complètement reclus dans un port de Cabinda abandonné, les Portugais reçurent, le 17 juin 1784, un visiteur inopportun qui a donné le coup de grâce à leur projet : le colonel de la marine française, Bernard de Marigny. Ce haut militaire français était à la tête de deux navires de guerre d’une grande puissance d’attaque totalisant plus de 44 canons de gros calibre (contre 26 de moyen calibre pour le navire portugais). Marigny ordonna le débarquement de ses troupes fortement armées, puis chercha à parler au colonel portugais, exigeant le rétablissement des comptoirs français « occupés ». Après quelques négociations tendues et des échanges de menaces, les Portugais, malades et coincés entre terre et mer, cédèrent en abandonnant et en brûlant leur forteresse de Cabinda à moitié construite481.

Au sein de l’administration portugaise elle-même, des voix dissonantes dénoncèrent l’absurdité de ce projet qui coûta énormément d’argent aux coffres de la couronne, ainsi que la vie et la santé de nombreux militaires. Silva Correia, par exemple, fort opposant à ce projet, questionnait :

La conquête de Cabinda nous a-t-elle ouvert quelconque communication avantageuse ? Ne fut-ce-t-elle pas elle qui a semé la colère entre les habitants de cette côte et ferma les ports du nord à nos marchandises passagères ? Ne fut-ce pas l’exemple de cette conquête qui amena le [mani] Soyo à répudier notre commerce et à répandre le chagrin sur toute la côte de notre assistance ; quel nous oblige à mendier des faveurs et à recevoir des outrages ?482

Si nous mettons de côté le cadre plus général du plan portugais, le projet de prise- en-main du port de Cabinda peut sembler effectivement étrange, voire même démuni de sens483. Ainsi, il faut analyser attentivement une pièce clef du plan de rapprochement

481 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 104‑113. 482 « Abriu-nos a conquista de Cabinda alguma comunicação vantajosa? Não foi ela que semeou a raiva entre os habitantes daquela costa e fechou os portos do norte às nossas mercadorias passageiras? Não foi o exemplo daquela conquista que animou o [mani] Sonho a repudiar o nosso comércio e espalhar desgosto em toda a costa da nossa assistência? E que necessidade nos obriga a mendigar favores, e receber ultrajes? ». Ibid., p. 64‑69. 483 Nous verrons plus tard que, grâce à cette expédition « désastreuse », la couronne portugaise réussit à établir un traité diplomatique avec le roi de France, Louis XVI, tel que nous le verrons dans le troisième chapitre de cette partie. En échange de la reconnaissance de la priorité française sur le commerce au nord 226 diplomatique avec Mbanza Kongo par l’action des missionnaires portugais : le deuxième front de « bataille » de l’expansion commerciale portugaise. Pourtant, avant il est nécessaire de clarifier le rôle politique des missions dans une conjoncture caractérisée par la connexion entre le Kongo, le Portugal et la France.

3.4. Le Kongo, la mission catholique et l’expansion portugaise

La question des missions se trouva au cœur des projets politiques et des discussions juridiques de l’expansion ibérique dès ses débuts. On peut observer une sorte de continuité de longue durée entre l’esprit des croisades et de reconquête de Jérusalem, celui de « la Reconquête (Reconquista) » de la péninsule ibérique contre les musulmans et, plus tard, celui de l’expansion vers l’Amérique et l’Afrique. Or, le Portugal et l’Espagne légitimèrent leur primauté dans l’expansion européenne, aussi bien que leur partage des territoires outre-mer, par une vocation pieuse, reconnu par la Papauté par le « droit » du Padroado484.

Le Padroado constituait une continuité juridique médiévale, une prérogative par laquelle l’administration d’églises et la collecte de la dîme étaient concédées à un « patron » qui, en contrepartie, était responsable de la manutention de la structure physique et de la périodicité du culte. Le Padroado royal est donc un cas concret dans le contexte de cette figure plus générale, qui fait normalement référence en particulier au contrôle des diocèses dans les territoires ibériques. Dans les monarchies catholiques ibériques, il existait un conflit permanent avec la Papauté quant à la nomination d’évêques. Au XVe siècle, il y avait une stratégie juridique de supplications des pouvoirs locaux et des rois, qui étaient envoyées au Pape pour que celui-ci officialise le candidat local. Ce pouvoir de supplications se transforma progressivement en droit de patronat sous les diocèses, où plutôt que de formuler une requête pour chaque candidat, les rois

du fleuve Congo, les Portugais virent leur domaine reconnu jusqu’au fleuve Loge et sur le port d’Ambriz/ ANTT, PT/TT/MNE-ASC/12/C952.1. Pasta 227 (Cabinda). Cette stratégie, bien employée par la couronne portugaise, finit par faire reconnaître internationalement un territoire portugais plus étendu sur ces domaines, ce qui allait avoir de violentes et profondes conséquences sur l’expansion territoriale portugaise à la conquête de la province de Mossul au sud du Kongo et du port d’Ambriz. Nous y reviendrons plus en détail dans la troisième partie de cette thèse.

484 Boxer évoque « l’intime et inséparable relation entre la croix et l’épée » dans le contexte de l’expansion portugaise : Charles R. Boxer, A Igreja Militante e a Expansão Ibérica 1440-1770 (Companhia das Letras, 2007), 97‑106. 227 ibériques cherchaient à enlever au pape son droit de rejeter leurs indications485. De façon concomitante, dans les territoires « reconquis » du royaume (de Grenade et des Canaries, par exemple), les rois ibériques acquéraient le droit de Padroado sur les apostolats récupérés. Ainsi, à l’instar des territoires de « reconquête », le Padroado royal sur les territoires américains (desquels il n’existait par une notion claire de leur dimension) devient un « Padroado universel » (par une séquence complexe de bulles papales au fil des premières décennies du XVIe siècle). Grâce au Padroado universel, les rois commencèrent à avoir les mains libres pour configurer une église à leur mesure. Il y eut donc une articulation complexe entre prérogatives juridiques et politiques des rois catholiques sur leurs territoires ; ces derniers ayant été reconquis dans la péninsule ibérique elle-même mais également dans des territoires outre-mer486.

Au Portugal, ce « cocktail » se complexifie avec la prérogative centrale des ordres catholiques de chevalerie, et tout particulièrement de l’ordre de Christ. La bulle qui donne le droit de Padroado aux Portugais, leur octroie un pouvoir élargi, puisque les rois et les enfants royaux étaient également maîtres de l’ordre de Christ. Ainsi, le roi et les infantes étaient également maîtres dans cet ordre, et c’est à lui que revenait la prérogative de concéder les titres de la chevalerie catholique, qui étaient également intrinsèquement liés à l’administration politique et ecclésiastique de certains secteurs de l’aristocratie portugaise. Les infantes utilisaient les ordres en tant qu’espace seigneurial quelconque (dom Manuel reçut par exemple l’ordre du christ et est devenu roi sans avoir été fils de roi). De ce fait, la présence de l’ordre de Christ marqua l’application du Padroado jusqu’à très tard, surtout dans le monde atlantique et avant la Propaganda Fide de 1622487.

Dans ce contexte, après la fondation de la compagnie de Jésus en 1540, les furent les principaux missionnaires en Amérique et en Afrique pour mettre en œuvre ce

485 Angela Barreto Xavier et Fernanda Olival, « Os modelos ibéricos de padroado: fundamentos e práticas - o caso portugués » (Monarquías ibéricas en perspectiva comparada (siglos XVI-XVIII) Madrid, 2014, https://www.casadevelazquez.org/es/investigacion/podcasts/novedad/monarquias-ibericas-en-perspectiva- comparada-siglos-xvi-xviii-3/. 486 Le pape Alexandre VI et Jules II donnèrent des droits ponctuels, des « droits de présentation ». En 1523, Adriano VI donne la concession royale à Carlos V, révoquée peu après par Clément XII. Mais après le saccage de Rome par les troupes rebelles de Charles V, Paul III lui concède le padroado. Le pape donnait avant à des évêques et à des cardinaux italiens les évêchés ibériques et ils perdent maintenant cette possibilité. Ignasi FERNÁNDEZ TERRICABRAS, « Los modelos ibéricos de patronato: fundamentos y prácticas - el caso español », Madrid, 2014.

487 Angela Barreto XAVIER et Fernanda OLIVAL, « Os modelos ibéricos de padroado: fundamentos e práticas - o caso portugués », Madrid, 2014. 228 dominium portugais. Ces religieux monopolisaient ainsi les missions au Kongo dans la deuxième moitié du XVIe et le début du XVIIe siècle, période au cours de laquelle les deux royaumes étaient alliés.

Les Jésuites furent pourtant temporairement exclus du territoire kongo par le roi Diogo I (1545-1561), en raison de leur engagement favorable aux intérêts de l’empire portugais. Après un bref retour au Kongo, les Jésuites quittèrent définitivement ces territoires au début du XVIIe siècle, pour se consacrer aux régions qui étaient sous contrôle direct des lusitaniens488. Ainsi, la présence de missionnaires portugais au Kongo était pratiquement nulle après le transfert du siège de l’Évêché de l’Angola et du Kongo à Luanda en 1624. Cette absence augmenta surtout avec la montée des tensions entre les rois kongos et celui du Portugal en conséquence de l’alliance des premiers avec les Hollandais. Peu après, la coalition entre Kongos et Flamands attaqua et occupa Luanda, officialisant l’antagonisme kongo-portugais, ce qui rendait la présence portugaise en territoire kongo de moins en moins désirable. De fait, les Portugais représentaient un danger pour la souveraineté kongo, en cherchant à avoir le contrôle sur les potentats du sud de ce royaume. Les potentats plus proches de Luanda, quant à eux, se trouvaient alors dans une double allégeance en tant que vassaux du Portugal et du Kongo, comme cela était le cas de Mossul, d’Ambuila et des chefferies ndembu489.

En 1622, au Saint Siège, on voit la création de la Propaganda Fide (« Sacrée Congrégation pour la propagation de la Foi »), dont l’objectif consiste à rénover et à intensifier la mission catholique en outre-mer. Cela consiste en une tentative de la Papauté de récupérer le pouvoir perdu au profit du padroado, car jusqu’alors, le pape exerçait un rôle secondaire dans les missions en outre-mer. En dépit de ne contrôler que le clergé séculier, les couronnes ibériques disposaient de la Compagnie de Jésus en tant que bras droit au XVIe siècle, conjointement au concept de « pouvoir indirect » lié à une tradition théologique formulée initialement par Francisco de Vitória, suivi par d’autres docteurs de l’église comme Fransisco Suárez et Manuel da Nóbrega. Ces importants théologiens insistaient sur la nécessité d’un projet de conversion et de tutelle des populations locales des terres récemment conquises, en tant qu’instrument de propagation de la foi et le conséquent rachat des âmes « païennes ». Dans ce contexte, l’appareil colonial portugais et son clergé séculier ont perdu de l’importance et cette tutelle est devenue une concession

488 J.K. THORNTON, « The Kingdom of Kongo and the Counter Reformation »..., op. cit. 489 A.P. TAVARES et C. MADEIRA SANTOS, Africæ monumenta..., op. cit., p. 25‑28. 229 de la couronne et de la Papauté à la Compagnie de Jésus. Il existe donc, depuis le début, un lien étroit entre le projet colonial portugais d’expansion de la foi et le maintien des territoires outre-mer avec la Compagnie de Jésus490.

Ensuite, envoyés par la Propaganda Fide, à partir de 1645, les Capucins devinrent des acteurs incontournables de la politique missionnaire européenne dans l’outre-mer, aussi bien que la principale institution de formation et d’expédition de missionnaires pour l’Afrique centrale491. Ces circonstances ont entraîné des transformations importantes au sein des missions installées à l’intérieur du royaume.

La création de la Préfecture Apostolique du Congo par le papa Urban VIII en 1640, fut également symptomatique de ce mouvement. La Propaganda Fide était directement liée à la Papauté, qui encourageait principalement les activités de l’ordre des frères mineurs capucins. Les Capucins conquirent rapidement l’hégémonie des missions au Kongo, en rivalisant avec les Jésuites portugais, qui se restreignaient de plus en plus aux conquêtes aux alentours du Luanda492.

L’arrivée des Capucins italiens au Kongo au milieu du XVIIe siècle coïncida avec la croissance de l’activité des marchands hollandais, britannique et français sur la côte kongo, ainsi qu’avec l’escalade de conflits entre le Kongo et le Portugal.

Il y eut aussi un agissement fondamental des rois du Kongo dans ce processus de tournant dans la politique missionnaire pour son pays. Selon Thornton et Mosterman, dans le contexte de tensions entre le roi Pedro II Nkanga a Mbika et le Gouverneur de l’Angola Correa de Sousa, il y avait une forte insatisfaction du souverain du Kongo (qui débuta pendant le gouvernement de son antécesseur Alvaro III) au sujet des ingérences du gouverneur portugais. Pour empirer cette crise, l’évêque Simão de Mascaranhas échappa à Luanda en 1619, abandonnant le siège de l’évêché à Mbanza Kongo, pour l’instaurer dans la conquista. Le roi du Kongo au pouvoir, dom Pedro II, était un habile

490 Carlos Alberto M. R. ZERON, « Les aldeamentos jésuites au Brésil et l’idée moderne d’institution de la société civile », Archivum Historicum Societatis Iesu, anno LXXVI, fasc. 151, juin 2007. 491 L’ordre franciscain des capucins était majoritairement italien et issu d’une dissidence plus orthodoxe dans le franciscanisme, ce qui s’exprimait dans leur tenue vestimentaire. Le nom italien des Capucins, cappuccini, dérive de la capuche typiquement franciscaine que portaient ces moines. De leur côté, les Portugais les appelaient « franciscains barbadinhos » (petits barbus). 492 Giovanni PIZZORUSSO, « La Congrégation de la Propaganda Fide à Rome : centre d’accumulation et de production de « savoirs missionnaires» (XVIIe – début XIXe siècle) », in Missions d’évangélisation et circulation des savoirs, XVIe-XVIIIe siècle (Casa de Velázquez, 2011), p. 24-40. Rosana A. GONÇALVES, « África Indômita. Missionários Capuchinhos no Reino do Congo (século XVII). »,Universidade de São Paulo (FFLCH), São Paulo, 2008, p. 56‑65. 230 stratège sur le plan international et qu’outre le fait d’avoir été (selon Thornton) un articulateur de l’occupation hollandaise à Luanda (ce qui aurait lieu deux décennies plus tard), il était en proche contact avec le roi d’Espagne et le Pape. Dom Pedro, à partir de cette tension déclarée avec l’évêque, revendiqua ainsi que le Kongo possède son propre évêché, en demandant l’ordination de Brás Correa, un religieux de sa confiance. Le roi argumenta que l’évêque Mascarenhas serait un agent au service des intérêts portugais, ce qui n’était pas une nouveauté. Or, ce même évêque « fuyard » deviendrait capitaine- général et gouverneur d’Angola en 1623493. Dans un spectre plus large, les critiques de dom Pedro II peuvent être comprises comme des attaques au propre monopole établi par le Padroado et à l’usage que les portugais faisaient de la structure ecclésiastique comme arme de conquête. La demande du mani Kongo pour un évêché propre ne fut pas concédée, mais d’une certaine façon, la création de la Congrégation de la Propaganda Fide et la présence corollaire de Capucins italiens convergèrent. Ce n’est d’ailleurs par un hasard si, avec leurs revendications, en minant l’influence interne des portugais au Kongo, les souverains suivants, au long du XVIIe siècle, commencèrent à trouver chez les religieux capucins italiens, d’importants artifices de la défense de leur souveraineté face à Luanda, et pour l’ouverture de canaux directs de communication avec la Papauté.

S’il est vrai que les Capucins pouvaient aussi agir en faveur des projets impériaux européens – quand leurs intérêts se recoupaient –, le fait est que la présence de ces prêtres dans le royaume du Kongo offrait à ce dernier de nouvelles ressources – voire de nouveaux intermédiaires - pour arbitrer les conflits avec les Portugais. Du point de vue des rois kongos, les Capucins représentaient la possibilité de disposer de missionnaires européens sans pour autant avoir besoin d’ouvrir le territoire à des prêtres de nationalité portugaise. De plus, un autre avantage des Capucins italiens était celui de jouer le rôle de représentants directs du Saint Siège au Kongo.

Pourtant, aux XVIIIe et XIXe siècles, les missionnaire capucins ne pouvaient pas voyager directement depuis l’Italie vers le Kongo (Mbanza Kongo, Mbanza Soyo ou d’autres mbanzas), sans passer par Lisbonne et par Luanda. En effet, les structures de l’empire portugais demeuraient indispensables à plusieurs titres. Les prêtres devaient passer par le couvent des Capucins de Lisbonne où ils recevaient des cours de portugais

493 John THORNTON et Andrea MOSTERMAN, « A re-interpretation of the Kongo–Portuguese war of 1622 according to new documentary evidence », The Journal of African History, 51-2, juillet 2010, p. 235‑248. 231 et de kikongo, et où ils étaient préparés au travail ecclésiastique et au long voyage maritime. Après avoir été transportés gratuitement par des navires portugais le long d’une route qui passait par des possessions portugaises (les îles de Madeira ou de São Tomé et souvent le Brésil), les Capucins arrivaient à Luanda. Ensuite, les missionnaires devaient faire un long séjour à cette ville pour s’adapter au climat, se soigner des maladies tropicales et attendre la saison sèche. Pendant cette période on procédait à la préparation de la caravane qui allait les conduire depuis Luanda à Mbanza Kongo, sur un chemin qui faisait plus de 500 kilomètres 494. Or, la préparation et le financement de ce voyage n’avaient rien d’évident, et le Portugal était le seul pouvoir européen à avoir une base territoriale dans la région : une ville coloniale avec tout un équipement militaire, commercial et ecclésiastique. S’il y avait, chez les Capucins et le Saint Siège, une claire volonté d’affranchir leurs missions de la dépendance vis-à-vis du Portugal, ils n’eurent jamais le pouvoir matériel ou les conditions nécessaires pour le faire495.

Il est certain qu’en tant que missionnaires essentiellement mobiles, ces prêtres pouvaient être beaucoup plus utiles en Angola pour évangéliser l’hinterland de la ville de Luanda, que les Jésuites. Dans la mesure où le gouvernement de l’Angola voyait en la conversion des chefs locaux vassaux « une preuve de fidélité » (« uma credencial de fidelidade »)496, la présence de missionnaires pouvait être assez utile pour l’expansion de la conquista. On constate ainsi l’utilité des missionnaires capucins au XVIIIe siècle et au début du XIXe sur une large partie de l’intérieur (sertão) de l’Angola, en particulier dans les environs de Luanda. Dans ces lieux, les Portugais avaient des présides et des forteresses et contrôlaient les marchés et les routes d’esclaves avec la collaboration des chefs vassaux497. De fait, dans ces régions, le catholicisme était plus fortement lié à l’idéologie expansionniste et « civilisatrice » portugaise.

En ce sens, en croisant des sources écrites par les missionnaires avec la documentation administrative portugaise et les archives ecclésiastiques, on note l’ambiguïté du rôle des Capucins au Kongo. D’un côté, ils servaient les autorités kongos en leur permettant une indépendance relative vis-à-vis des Portugais et, de l’autre, ils

494 APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5 495 APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5, fl. 273-276. 496 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 60. 497 John K. THORNTON, « The Kingdom of Kongo and the Counter Reformation », Social Sciences and Missions, 26-1, 1 janvier 2013, p. 40‑58. 232 demeuraient des informateurs et des agents potentiels de l’empire portugais au Kongo. Parfois soupçonnés, cependant, d’être les agents des intérêts d’autres empires coloniaux ou du Saint Siège pour écarter le Portugal de cette zone d’influence politique, les Capucins étaient aussi perçus comme de potentielles menaces pour la conquista portugaise498. Or, cette ambigüité est constitutive du caractère du catholicisme au Kongo, ainsi que de l’ambivalence de la nature de la souveraineté politique (et religieuse) de ce royaume et de son rapport avec le Portugal.

Pour bien comprendre la complexité de la politique missionnaire au Kongo, il faut tenir compte du dualisme des réseaux catholiques : le régulier papal et le séculier portugais (nous l’avons brièvement vu dans l’introduction de cette thèse). D’une part, on trouvait le réseau régulier des missionnaires capucins, qui avait à sa tête le Pape, lequel déléguait à un ministre-préfet l’administration locale au nom de la Propaganda Fide. Ce réseau était constitué par plusieurs couvents en Italie, dont les plus importants étaient ceux de Florence et de Gênes.

Le nonce de Lisbonne constituait l’autorité principale avec pour rôle d’être le représentant de la Papauté à la cour portugaise et de s’occuper de la préparation des missionnaires et de leur embarquement à Luanda. Cette autorité maintenait aussi une correspondance avec Rome pour informer la Propaganda des étapes et du déroulement de la mission. Les missionnaires étaient ensuite transportés dans les navires commerciaux portugais (hors frais pour la Propaganda) jusqu’à Luanda où se trouvait leur couvent de Saint Antoine. Celui-ci était le centre administratif de la mission des Capucins en Angola et aussi la résidence du préfet des missions du Kongo. Ce dernier (sous la direction de Rome) administrait à distance les missions du Kongo499.

La cour du Kongo fut le premier siège de l’évêché de l’Angola et du Kongo, créé originellement par les Portugais, après la consécration de Don Henrique, fils du roi Afonso Mvemba a Nzinga, formé et préparé au Saint Siège pour devenir évêque du Kongo en 1521. Néanmoins, à la fin du XVIIIe siècle, l’action directe de ce diocèse sur les missions au Kongo déclina, en particulier un siècle après son transfert à Luanda. Du point

498 APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5, fl. 270-281. AHU, Angola, cx. 40, doc. 33, 9, 10 e 13. 499 L’organisation interne du réseau romain de missions se fait évidant dans l’étude des fonds « Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico » présent aux archives historiques de la Propaganda Fide ; le rôle administratif du nonce ce fait aussi très évidant dans une annalyse du fond « Nunziatura Apostolica di Lisbona » aux Archives sécrètes du Vatican. 233 de vue de la juridiction des missions au Kongo, les Capucins italiens étaient devenus les responsables, avec les autorités locales (notamment les maîtres et les esclaves de l’Église), de l’entretien de cette structure catholique. Les missions des Capucins en Angola et au Kongo avait le préfet du couvent de saint Antoine des Capucins à Luanda comme autorité principale. Mais, pour bien comprendre le contexte d’antagonisme entre les Capucins (plus généralement la Congrégation de la Propaganda Fide) et les Portugais sur le contrôle des missions au Kongo, il faut remonter une décennie en arrière. Il faut alors saisir un projet de la Propaganda des années 1760, celui d’installer, avec le soutien de la France, des missions indépendantes de Luanda au Kakongo et au Soyo. Nous ferons donc une petite digression sur cette mission.

3.5. Mission française de la Propaganda Fide au Kakongo

La stratégie habituelle de la Propaganda Fide consistait d’abord à envoyer les religieux italiens dans la ville portuaire de Gênes (qui comptait l’un de plus importants couvents capucins), puis de les envoyer à Lisbonne par la mer, d’où ils étaient transportés à Luanda par des navires marchands portugais, desquels la Propaganda Fide demeurèrent longtemps dépendants. En même temps, depuis longtemps également, Rome manifestait sa volonté d’émanciper cette mission kongo de la couronne portugaise, voire d’étendre ses missions aux royaumes du nord, parmi lesquels le plus puissant était le Loango et les plus petits le Kakongo et le Ngoyo. Les royaumes au nord du Kongo se trouvaient politiquement assez isolés de l’influence portugaise, étant en plus commercialement dominés par les Français. Si les rois du Loango, du Kakongo et du Ngoyo entretenaient des relations politiques avec le Kongo – royaume dont ils se réclamaient les héritiers (voire une appartenance symbolique) –, ils ne pratiquaient pas le catholicisme politique, ce qui rendait les missionnaires inintéressants aux yeux de l’aristocratie locale500.

Pourtant, après avoir reçu un « signe d’intérêt » de la part du roi du Loango qui souhaitait être baptisé et apporter son soutien à une mission de Capucins dans son royaume, le cardinal-préfet de la Propaganda Fide y vit une opportunité de développer un nouvel emplacement missionnaire, parallèle à celui du Kongo, loin de l’intrusion de Luanda. Avec l’autorisation du Pape, il élabora un plan pour envoyer des missionnaires

500 APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5, fl. 326-343. P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 1‑32. 234 italiens à partir de Gênes jusqu’à la ville portuaire de Nantes, base de plusieurs négriers français, puis pour les faire passer directement au Loango. Dans les archives italiennes, on trouve la documentation générée par ce projet501, qui nous montre que Rome cherchait le soutien du roi Louis XV, pour accéder au réseau impérial français, et ainsi briser la dépendance face au réseau portugais, tout en maintenant l’expédition de missionnaires vers l’Afrique centre-occidental502.

La Propaganda fit face à plusieurs difficultés pour mettre son plan à exécution : la réticence du roi de France face à l’idée de laisser passer dans ses zones d’influence commerciale des missionnaires italiens et le manque de volonté des capitaines nantais de transporter gratuitement des prêtres sur leurs navires (alors que les Portugais le faisaient par imposition de la couronne). Effectivement, nous avons vu que les marchands français opéraient de manière beaucoup plus autonome vis-à-vis de leur couronne que ne le faisaient ceux du Portugal503.

Tout de même, grâce au succès de cette négociation, en 1765, quatre missionnaires (deux Français et deux Italiens) embarquèrent à Nantes à destination du Loango. L’un des prêtres français est M. Descouvières, personnage qui a une histoire fascinante. En tant que fils d’un trafiquant d’esclaves, il avait passé une partie de son enfance sur des navires esclavagistes et dans les comptoirs français au Loango, où il s’amusait à étudier les langues et coutumes de la région504. Il y côtoya très probablement de jeunes nobles locaux, car leur présence sur les navires des trafiquants français était courante en tant qu’« otages » en guise de garantie contre des paiements importants faits par avance aux agents locaux. Or, ces jeunes fils ou neveux de chefs locaux apprenaient aussi la langue française pour pouvoir devenir agents commerciaux (rôle qu’au Loango, différemment du Ngoyo, était joué directement par le mambuco)505. Il est d’ailleurs intéressant de

501 Cette riche documentation envoyée à la Propaganda a été copiée, et on trouve des copies et traductions de ces lettres et autres échanges dans plusieurs archives missionnaires de la Bibliothèque Franciscaine des Capucins, à Paris, ainsi qu’aux Archives générales de la congrégation du Saint-Esprit, à Chevilly-Larue. Cette documentation a servi de base au contemporain Abbé Proyart pour écrire son Histoire de Loango, kakongo et autres royaumes d’afrique, Paris, Berton, 1776; et une partie des sources a été traduite ou transcrite par J. CUVELIER, Documents sur une mission française au Kakongo, 1766-1776,..., op. cit. ; des copies et informations sur la même mission se trouvent aux Archives spiritains : AGCSE , 3J1.1a1/107605 ; J1.1a1bis /107606 (« Missions françaises au Loango, Kakongo etc... (1765-1775) »

502 APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5, fl. 326-354. 503 L.-B. PROYART, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique..., op. cit. 504 J. CUVELIER, Documents sur une mission française au Kakongo, 1766-1776,..., op. cit., p. 68. 505 P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 112‑115. 235 remarquer, dans la biographie de ce missionnaire, que les jeunes Européens et Africains étaient mis en contact dans des navires négriers, chacun apprenant la langue de l’autre, dans le but de former de futurs agents commerciaux maitrisant des savoirs précieux pour les élites des deux côtés.

Mais, selon le récit des missionnaires de la période, au lieu de devenir commerçant d’esclaves comme son père, il choisit de se consacrer à la vie religieuse avec pour objectif de revenir plus tard en Afrique en tant que missionnaire. Cette biographie rare fut interprétée, en termes religieux, comme le signe de la vocation divine de la mission du Loango. Ce père était considéré comme « prédestiné » à la mission en raison de sa trajectoire particulière et fut, par conséquent, nommé préfet par le Saint Siège. Nous pouvons, pour notre part, interpréter la trajectoire de ce personnage comme l’indice d’un « mariage » entre commerce esclavagiste et mission catholique – assez caractéristique du projet d’expansion commerciale des empires européens au XVIIIe siècle, et notamment dans le cas portugais506.

Cependant, en arrivant au Loango, la mission qui s’annonçait prometteuse céda rapidement la place à une forte déception. Le roi du Loango qui avait promis de se convertir mourut à l’arrivée des prêtres, et les « conseillers » qui occupaient temporairement le trône n’étaient pas intéressés par l’idée d’adopter une nouvelle religion et d’accueillir des ministres catholiques sur leur territoire. Sans soutien sur place, les difficultés logistiques se faisaient nombreuses dans la ville de Kibota où ils s’installèrent, comme le décrit le nonce de Paris à la Propaganda Fide :

Ils s’établirent d’abord à 5 ou 6 lieus du bord de la mer dans un village appelle Kibota, ou ils ont mené depuis dix mois la vie la plus dure n’ayant pour nourriture qu’une racine appelée manioca très mal préparée, dont ils marquèrent même souvent, [ayant] fièvres, étant obligés à faire les travaux les plus pénibles n’ayant aucun domestique ni autre personne qui voulut les rendre ces services507.

Après de nombreuses difficultés et après avoir déménagé à la recherche d’un autre soutien local pour bâtir leur mission, l’un des missionnaires décéda de maladie et les trois autres tombèrent également malades. Avec l’accord de la Propaganda, ils décidèrent alors

506 APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5, fl. 326-228 et fl. 344-345 507 J. CUVELIER, Documents sur une mission française au Kakongo, 1766-1776,..., op. cit., p. 45‑46. 236 de rentrer en France pour se soigner. En prenant connaissance de l’échec de la mission du Loango, les représentants de la Propaganda à Nantes envoyèrent deux autres Capucins en Afrique avant même le retour des premiers. A l’arrivé du port de Cabinda, étonnés de l’absence de leurs collègues (mais aussi de leur supérieur-préfet), ces missionnaires passèrent plusieurs jours dans le port sans savoir que faire. Cette attente pénible dura jusqu’à ce qu’une lettre d’un « prince qui a été instruit et baptisé en France » arriva aux mains des religieux à Cabinda. Ce seigneur les invitait à bâtir une mission dans sa mbanza, au royaume du Kakongo, le voisin du Loango au sud508.

Non sans peine, mais avec l’aide des marchands français, ils trouvèrent la mbanza de ce seigneur. Grâce à un accueil chaleureux et à de meilleures conditions de vie que celles du Loango, ils s’installèrent dans cette mbanza avec l’autorisation du « gouverneur général » du Kakongo qui avait le titre de mapouti. Cependant, malgré le soutien du chef de la mbanza et du mapouti, les missionnaires découvrirent que cette décision devait être validée par (ce que nous pensons être) l’instance royale, soit un « ministre », délégué direct du roi du Kakongo509.

Ils passèrent d’abord par le mafuco – qu’au Kakongo était l’« inspecteur général des côtes », comme au Ngoyo – qui à son tour refusa de leur donner l’autorisation pour une installation permanente à l’intérieur du territoire. Il leur permit uniquement de s’installer sur la côte, dans le comptoir français. Mais, avec le soutien du mapouti, ils firent appel à un deuxième « ministre », le mangove (personnage équivalent au mambuco pour le Kakongo), qui, à l’inverse du mafuco, habitait la capitale, Kinguélé, et était proche du roi. Le soutien du roi permit alors une stabilité à ces missionnaires dans la région et, même s’ils avaient peu de succès dans les conversions religieuses, ils avaient obtenu le soutien des autorités locales, notamment du roi et du mangove. Les dignitaires du côté du mafuco, opposés à la présence française à l’intérieur, finirent alors par l’accepter. En revanche, les maladies tropicales continuaient à affaiblir ces Français qui, fortement fragilisés, durent, à l’instar de leurs prédécesseurs, quitter le Kakongo en 1770, promettant au roi de revenir le plus vite possible, mais avec une mission plus structurée510.

508APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5, fl. 344-345 509L. O. DEGRANPRE, Voyage à la Côte occidentale d’Afrique fait dans les années 1786 et 1787…op. cit...p. 120‑129. 510J. CUVELIER, Documents sur une mission française au Kakongo, 1766-1776,..., op. cit., p. 21‑23. APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5, fl. 386-384. 237

Motivés par le bon accueil et le soutien des hauts dignitaires du Kakongo, les autorités de la Propaganda Fide à Paris et les représentants de la couronne française commencèrent, avec le soutien des archevêques de Paris et de Tours, à préparer une nouvelle mission avec pour objectif de s’installer plus durablement dans la région. Certains commerçants français y virent une opportunité de disposer des missionnaires à l’intérieur pour servir de médiateurs commerciaux avec les potentats locaux. D’autres secteurs méfiants à l’égard de l’ingérence de la couronne dans les affaires des compagnies commerciales s’inquiétaient de cette présence missionnaire susceptible de mettre à mal l’autonomie de leur activité esclavagiste511.

En 1773, mieux équipés que la fois précédente, six Capucins français et plusieurs missionnaires non-ordonnés embarquèrent à Nantes en direction du Kakongo. À leur arrivée, ils furent bien reçus et, après quelques impasses et déménagements, ils bâtirent leur mission à Kinguélé, capitale du royaume. Le roi du Kakongo leur accorda des terres, des esclaves et l’aide de ses « ministres », notamment le, déjà connu, mangove. Une fois installés, les religieux français commencèrent à approfondir l’apprentissage de la langue locale et à voyager dans la région avec le soutien, ou l’invitation, des nobles locaux. S’ils parvinrent à s’installer à la cour et gagnèrent la protection des chefs les plus puissants, la « conversion » des locaux s’avéra plus difficile. Les Kakongos – au contraire de leurs voisins du sud, au Kongo – n’étaient pas très familiers avec le catholicisme, ni avec des formes de « syncrétisme afro-chrétien ». La présence de ces missionnaires dans l’hinterland générait donc l’admiration d’une partie de la noblesse – consciente de leur importance politique et religieuse au Kongo – mais elle provoquait aussi la peur des couches inférieures qui, étonnées de ces étranges personnages, prenaient parfois la fuite. Durant cette période, les circulations entre le Soyo et le Kakongo furent toutefois importantes. La présence de marchands de Soyo dans la capitale du Kakongo était rapidement remarquée par les prêtres, car les seuls « fidèles » à fréquenter la messe quotidienne de l’aube était les Kongos de Soyo, de passage dans la ville. Ces prêtres recevaient constamment, de la part des marchands kongos, des cadeaux du prince de Soyo, des lettres et des invitations à se rendre dans sa province. Avec la découverte de

511 « Il ajoute qu’on rencontrera plusieurs autres difficultés, principalement de la part des capitaines qui ne reçoivent pas de bon cœur des missionnaires sur leurs bateaux » Ibid., p. 74. 238 communautés catholiques au sud de la capitale, sur la route pour le Soyo, leurs chances d’étendre leurs missions à la capitale grandissaient512.

Ce fut notamment le cas lorsqu’un certain Pedro, un grand « marchand de blé de Turquie », se présenta aux missionnaires comme chrétien originaire d’un village catholique au sud du Kakongo nommé Manguezo. De fait, forts surpris de la présence de communautés catholiques dans ce royaume, les missionnaires souhaitaient s’y rendre le plus rapidement possible. Après une longue négociation, par l’intermédiaire de Pedro, au nom de dom João, le dirigeant de cette mbanza (pour lequel Pedro dut offrir un mouton), l’un des missionnaires fut finalement libéré par le souverain pour faire ce voyage. En arrivant, le missionnaire remarqua une énorme croix en bois de huit mètres de haut et fut chaleureusement accueilli par dom João et ses sujets qui entonnèrent des chants catholiques en kikongo et l’amenèrent directement à une case qui servait d’église et où un autel avec des images catholiques était préservé. Dans la description du missionnaire français, nous pouvons identifier une mbanza typique du Kongo, gouvernée par des manis catholiques qui maintenaient grâce à des maîtres et esclaves de l’Église une forme autonome de catholicisme – élément constitutif de leur appartenance au Soyo. Le chef, dom João, les invita à installer une branche de leur mission de Kinguélé, dans la ville, leur garantissant tout le soutien nécessaire513. La nouvelle de la présence du Capucin français à Manguezo circula rapidement dans toute la région, jusqu’au Soyo, et les prêtes commencèrent à recevoir des visites et appels d’autres communautés de « colons » : mot utilisé par le missionnaire pour désigner ses personnes originaires du Soyo (Mossorongo) résidants au Kakongo, probablement engagés dans les routes d’esclaves du fleuve Congo. Par exemple, un groupe de femmes avec leurs enfants arriva depuis les rives du fleuve Congo pour se faire baptiser par le missionnaire. L’accueil des Kongos du Soyo (fixés ou de passage) au sud du Kakongo fit briller les yeux des missionnaires, et de ceux de la Propaganda Fide, pour lesquels cette ville, relais entre le fleuve Congo et le Kinguélé, mais aussi très proche de Cabinda et de Mpinda – ports contrôlés par des commerçants français –, était une localité indéniablement stratégique. Les autorités françaises et celles de la Propaganda commencèrent alors à élaborer un plan pour implanter une mission qui devait s’étendre du Loango (où ils n’étaient pas encore parvenus à s’installer) au Soyo, en passant par Kinguélé et Manguezo. Dans les archives de la Propaganda, nous trouvons

512 APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5, fl. 386-384.

239 des discussions sur la possibilité d’envoyer plus de missionnaires au Kakongo, mais aussi au Soyo par la suite et même à Mbanza Kongo par cette nouvelle voie romano-franco- cabindaise514.

Malgré les promesses initiales de la mission du Kakongo, entre 1775 et 1776, pour des raisons nébuleuses, une partie des missionnaires français partit pour l’Amérique tandis qu’une autre partie descendit par voie terrestre, en passant par Manguezo pour arriver au Kongo. Il y eut fort probablement, même avec l’important soutien du roi et du mangove, une opposition de l’élite du Kakongo à la mission. La présence des missionnaires à la cour du roi du Kakongo semble être pour lui un élément d’exhibition de pouvoir, alors que l’aristocratie, plus centralisée et commerçante que celle du Kongo, ne voyait pas de bénéfice ni d’intérêt politique à soutenir des hommes blancs qui prêchaient contre leurs pratiques, dont la polygamie, et contre les autorités spirituelles établies.

Quoi qu’il en soit, la Propaganda Fide avait déjà réussi à faire passer ses missionnaires au Kongo par le biais des réseaux français. Cette expérience imprévue, née de l’alliance entre la Papauté et la France, alerta et inquiéta énormément l’administration portugaise. Comme les Français dominaient déjà commercialement les ports de cette région, l’établissement d’une mission française à l’intérieur pouvait consolider leur influence sur les royaumes au nord du fleuve Congo et, pire encore pour les Portugais, il pouvait étendre leur influence jusqu’au Soyo et au Kongo515.

3.6. Portugal, le virage politique et la reprise de l’expansion missionnaire

Au milieu du XVIIIe siècle, la couronne portugaise connut un tournant politique très important avec Sebastião José de Carvaho e Melo, premier ministre du roi José I, et futur Marquis de Pombal. La politique réformatrice de l’empire portugais gênera des bouleversements en Angola, et comme effet secondaire, au Kongo. Les réformes de Pombal ont retiré aux ordres religieux (surtout à la Compagnie de Jésus) la place centrale qu’ils occupaient jusqu’alors dans l’administration des colonies portugaises. En ce sens, Pombal dissout, avec un décret officiel, les ordres religieux du territoire de l’empire

514APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5, fl. 359-363. 515 AHU, CU, Angola, cx. 71, doc 7. 240 portugais en 1759, en exigeant notamment le départ des Jésuites des colonies. En ce qui concerne le clergé séculier, Pombal retira de considérables privilèges à l’Église et commença à contrôler plus activement les nominations d’évêques au Portugal et dans l’outre-mer, en plaçant l’Église sous contrôle de la couronne516. Dans le contexte portugais, il ne s’agissait évidemment pas d’un anticléricalisme ou d’une pleine sécularisation, mais plutôt d’une articulation complexe entre modernisation politique et catholicisme517. Après la mort du roi du Portugal, dom José I, en 1777, la princesse dona Maria I fut couronnée reine du Portugal avec le soutien des secteurs conservateurs et anti- pombalins de la noblesse portugaise, dans un processus politique considéré, par une partie de l’historiographie classique portugaise, comme un virage conservateur : la « viradeira ». L’idée selon laquelle le couronnement de dona Maria et la chute du premier ministre constituèrent un virage radical, voire une rupture, avec la politique de Pombal est toutefois remise en question, depuis fort longtemps, par l’historiographie portugaise518. De fait, la reine dona Maria I assura une continuité avec la politique de Pombal, notamment en ce qui concerne le caractère centraliste de l’administration des colonies portugaises. Économiquement, on voit aussi le maintien d’un fort contrôle fiscal des activités économiques portugaises en outre-mer : le commerce en Angola d’un côté et l’agriculture et l’exploitation des mines au Brésil de l’autre. Les archives révèlent clairement que la couronne, sous dona Maria, n’avait pas seulement un rôle administratif, mais également un projet expansionniste à mettre en œuvre, ce qui donna lieu à des nouveautés aux conséquences inédites pour le Kongo. Dans ce sens, Martinho de Mello e Castro, qui avait été ministre de la Marine et de l’Outre-mer et un important réformateur de l’administration coloniale portugaise pendant le gouvernement de Pombal519, continuait à jouer un rôle central au côté de dona Maria dans cette même fonction, et puis comme premier ministre520.

516 Francisco José Calazans Falcon, A época pombalina: política econômica e monarquia ilustrada, Ed. Atica, 1982, p. 369-445. 517 C. MADEIRA SANTOS, Um Governo « Polido » para Angola. Reconfigurar dispositivos de domínio (1750-1800)..., op. cit., p. 25‑26. 518 Oliveira Martins, par exemple, a exagéré le caractère réactionnaire de ce virage politique : « Nobreza e clero, de mãos dadas, sentiam a necessidade de continuar a comédia do tempo de dom João V, que o importuno ministro viera interromper ». Oliveira MARTINS, Historia De Portugal, Guimaraes, 1968, p. 211‑233. 519 C. MADEIRA SANTOS, « Um Governo “Polido” para Angola. » …op. cit., p. 85‑91. 520 AHU, CU, Angola, Cx 57, doc. 26 241

Mais il faut toutefois reconnaître que, par rapport à la politique missionnaire et au rôle des ordres religieux dans le contexte colonial et diplomatique, l’ascension de « la pieuse »521 souveraine soutenue par les secteurs cléricaux de l’aristocratie portugaise marqua une rupture avec la politique de son père. Ainsi, avec l’accession de la reine cristianíssima, on assista à l’union entre la politique modernisatrice de Pombal de centralisation, de territorialisation et de contrôle fiscal de la couronne pour l’Angola522 et la vieille politique d’expansion de la foi chrétienne en tant que stratégie de conquête de nouvelles zones d’influence et de nouveaux marchés. Comme nous le verrons, cette composition inattendue d’archaïsme et de modernisation du côté portugais aura d’importantes conséquences politiques pour le Kongo. Ce n’est pas un hasard si, au cours du siècle suivant, Maria I devint un personnage central du discours mémorial et de la rhétorique diplomatique des rois kongos523. Ainsi, l’année suivant son couronnement, dona Maria convoqua tous les ordres religieux du Portugal. L’objectif de cet appel était de recruter des missionnaires destinés à la région de l’Angola. En tant que ministre de la Marine et de l’Outre-mer, Mello e Castro conduisit le plan qui consistait à amener en Angola des missionnaires des différents ordres religieux. Le groupe de religieux embarqua à Luanda dans le même navire que le nouveau gouverneur, José Gonçalo da Camâra. Parmi ces missionnaires, quatre furent spécialement choisis par le gouverneur et préparés pour aller au Kongo. Ce dernier leur transmit alors des « recommandations particulières » de la couronne pour leur mission. Les « choisis » pour s’installer au Kongo étant considérés comme étant « les plus vertueux et lettrés » : le père Libório da Graça, moine bénédictin, le père João Gualberto, membre du Tiers-Ordre dominicain, le franciscain Rafael Castelo de Vide et le père André do Couto Godinho, prélat noir né à Minas Gerais et qui portait l’habit de Saint Pierre524. Ce père né au Brésil aurait, selon des informations plus tardives, une origine kongo525. Le père Libório fut nommé vicaire général du Kongo, c’est-à-dire le représentant officiel de l’évêque. D’après nos données, ce titre n’était pourtant plus

521 Le caractère chrétien de cette reine était largement connu et était mis en avant en tant qu’argument politique par le discours se trouvant dans les sources administratives et diplomatiques portugaises. Pour certains opposants, la même reine était au contraire jugée « superstitieuse » : Joaquim Veríssimo SERRÃO, História de Portugal - Volume VI 1750-1807 - O Despotismo Iluminado, Lisboa, Verbo, 1979, p. 295.. 522 Catarina Madeira Santos, op. cit., 2005b, p. 135-160. 523 Voir Partie III de la présente thèse. 524 Sur le père Godinho, voir : Lucilene REGINALDO, « André do Couto Godinho: homem preto, formado em Coimbra, missionário no Congo em fins do século XVIII », Revista de História, 0-173, 17 décembre 2015, p. 141‑174. 525 A. BRASIO, D. António Barroso..., op. cit., p. XLIII. 242

(tellement) utilisé, une fois que le supérieur de la mission du Kongo était habituellement le Préfet des Capucins à Luanda. Ce prélat basé à Luanda était l’interlocuteur principal des missionnaires au Kongo et celui qui préparait et administrait à distance les missions526.

La décision de l’administration impériale portugaise de nommer un vicaire général sous son contrôle et de l’offrir au roi du Kongo à la place d’un Capucin constituait un stratagème pour reprendre le contrôle sur l’activité missionnaire dans le royaume, tout en rapprochant l’évêque et le gouverneur de l’Angola du roi du Kongo. Cette nouvelle politique missionnaire avait deux buts : centraliser dans les mains de l’évêque et du gouverneur à Luanda le contrôle de l’envoi des missionnaires – ce qu’ils avaient toujours eu ; et d’assurer que ces religieux agissent comme des représentants et des informateurs du gouverneur général portugais.

Le fait que le secrétaire de la Marine et de l’Outre-mer mit l’accent sur l’importance de la compétence « en lettres » comme un critère pour le choix des missionnaires n’a rien de surprenant. En ce qui concerne l’écriture d’informations sur le Kongo, les Capucins étaient déjà reconnus comme de véritables maîtres en la matière : plusieurs rapports conséquents avaient été écrits sur le Kongo aux XVIIe et XVIIIe siècles, auxquels les autorités portugaises eurent bien évidement accès. N’oublions pas que les textes devaient passer par Luanda et Lisbonne avant d’arriver au siège de la Propaganda Fide à Rome527.Certains Capucins employaient un style d’écriture que l’on peut qualifier d’ethnographique avant la lettre, car leurs écrits visaient l’accumulation de savoirs religieux et culturels sur les sociétés concernées pour mieux préparer les futurs missionnaires. Cependant, dans le cas des missionnaires délégués des Portugais, cette écriture missionnaire avait un rôle plus informatif. Ainsi, le gouverneur demandait à recevoir tous les renseignements possibles sur le roi du Kongo, dès leur première rencontre. Pour nourrir au mieux les autorités portugaises d’informations, le gouverneur Gonçalo da Camâra recommanda aux missionnaires d’écrire, dès leur sortie de Luanda,

526 « Fr Liborio da Graça Monge da ordem de Sao Bento, o qual suas virtudes, e letras foi nomeado pelo bispo de Angola Vigario Geral das Missoes , Fr Rafael Castelo de Vide, religioso da provincia da Piedade conhecida virtude, e com todas as circunstacias de um perfeito religioso, Fr Joao Gualberto de Miranda da terceita ordem da penitencia muito bom religioso, e o Doutor André do Couto Godinho sacerdote do Habito de S. Pedro, homem preto confessor do mosteiro de Santos , e um estimavel eclesiastico pelas suas virtudes , e literatura ». AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 549, fl 33-35. S 527 C. MADEIRA SANTOS, « Un Monde excessivement nouveau. Savoirs africains et savoirs missionnaires : fragments, appropriations, et porosités dans l’œuvre de Cavazzi de Montecúcculo »..., op. cit.295-311. 243 un journal dans lequel ils devaient consigner tous les événements ponctuant leur voyage, et les informations commerciales.

Les instructions du gouverneur ci-dessus nous informent sur les questions d’intérêt pour l’administration : la condition des chemins, la situation politique et militaire des chefferies, la « docilité » ou l’hostilité des habitants des différentes régions face aux Portugais, les relations commerciales kongos avec les « autres nations européennes » et les marchandises qu’ils obtenaient de ce commerce528.

Les quatre missionnaires destinés au Kongo partirent de Luanda le 8 août 1780529. Mais deux des missionnaires moururent précocement (le père Libório sur le chemin et José de Torres une année plus tard). Rafael de Vide et André Godinho continuèrent en territoire kongo pendant près d’une décennie, au cours de laquelle ils écrivirent plusieurs centaines de pages adressées aux autorités portugaises. Dans les archives, nous avons trouvé (comme d’autres chercheurs avant nous) quatre longues relations écrites en collaboration par ces deux pères en 1781, 1782, 1785 et 1787, ainsi que quelques mots plus concis envoyés au fil des années au gouvernement colonial à Luanda530. Les informations des missionnaires sur le Kongo étaient tellement importantes pour l’administration portugaise que le secrétaire de la Marine et de l’Outre-mer Martinho de

528 « Também se faz muito preciso que V. Exas. Rmas me deem sua exata e circusnstanciada informação de tudo o que virem; observarem, comunicando pela qualidades das terras por onde passarem , a dificuldade dos caminhos, rios, ribeiras, do modo de se passar , fazer conduçoes por terra e pelos mesmos rios, se ve paiz é muito ou pouco povoado , se os negros são difíceis de tratar e desconfiados, se são comunicáveis, e de bom natural, e se os missionario são geralmente bem ou mal recebidos se sabem em suas partes, e mal em outras , outras noticas devem V Exas Rmas apontar tudo o que passarem com o Rei do Congo, logo que chegarem ao lugar da sua residência, e para mais exatamente me poderem informar sobre todas estas particularidades me parece melhor metodo fazer um diário desde que...sairem desta capital e continuarem durante o tempo de sua missão, toda as ocasiões que tiverem de poderem escrever-me irao sempre remetendo o que escreveram junto , sendo sempre por duas vias porque se suceder perder-se uma pode vir outra. Também muito útil informarem-se V e Rmas se vir do Congo tem comunicaçao com outra nação estrangeira e por onde se vem se no sobredito domínio se consomem muitas fazendas e as qualidades de que mais gostam, razão se tem melhor saída as nossas, sobre as dos sobreditos estrangeiros », AHU, Angola, cx. 60, doc. 37. Ses intrusions furent transmises aux missionnaires par le gouverneur exactement comme le lui avait ordonné la couronne portugaise dans ses instructions. AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 549, fl. 6. 529 ACL, De Vide, fl. 27. 530 Une version concise de ce journal est présente à la Bibliotéca de Ciências de Lisbonne (il s’agit d’une version envoyée au couvent franciscain duquel Rafael était originaire). La version de l’Arquivo Histórico Ultramarino est plus concise mais possède plus d’informations, destinées aux autorités de l’Angola : AHU, CU, Angola, cx. 64 doc. 56 ; et cx. 68, doc. 61. 244

Mello e Castro, les transmettait (en recopiant des parties intégrales de leur intérêt) à chaque nouveau gouverneur de l’Angola pendant531.

Précisons que l’utilisation de missionnaires comme infiltrés et informateurs en territoire kongo, n’était pas nouvelle. Dix ans plus tôt, en mai 1769, le Capucin Cherubino da Savona, par exemple, mena « secrètement » une enquête sous les ordres du gouverneur de l’Angola sur la localisation des mines de métaux et de pierres précieuses – dont les Portugais connaissaient l’existence, mais ignoraient la position précise – dans la région de Mpemba et d’Ambuila. Ce missionnaire avait envoyé des informations à Luanda sur les bijoux ou manilles portées par les élites locales, sur les marchés d’achat et sur les conditions de production. Il collecta même des échantillons de terres et de roches de différentes localités qu’il envoyait à Luanda pour une analyse géologique532.

Dans le cas de la grande mission des années 1780, les missionnaires assumèrent également des tâches diplomatiques directes, et en rien secrètes, telle que la responsabilité de délivrer, au nom du roi du Portugal, de luxueux présents au roi du Kongo :

Le digne Vicaire Général de ce royaume [du Kongo] me donne les informations les plus consolantes concernant la chrétienté transmise à ces peuples par nos anciens portugais. Ce prélat zélé reçut à Luanda les approvisionnements nécessaires à la mission, [le père Rafael] revient au Kongo avec deux compagnons supplémentaires, comme l’évêque lui-même l’a instruit sur les mesures qui tendent à des objets politiques533.

Si ce majestueux dom était exclusivement destiné au roi du Kongo, les prêtres qui l’apportaient avaient la charge d’annoncer à tous les potentats rencontrés sur le chemin qu’il s’agissait bien de magnifiques cadeaux destinés au roi du Kongo. Ainsi, les religieux montraient aux chefs que ces mêmes cadeaux étaient à leur portée, c’est à dire, ils étayent offerts en échange de leur amitié avec le gouverneur de l’Angola. Mais le chef que les Portugais avaient tout intérêt à « séduire » était le marquis de Mossul. Ce potentat assez

531 Par exemple, les instructions de Mello e Castro à José de Camara : ANA, Avulsos, caixa 130 de Luanda ; AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 407, fl. 2-45; et au baron de Moçamedes : AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 549, fl. 70-89. 532 ANTT, Condes de Linhares, maço 48, doc. 2. 533 « O digno Vigário Geral daquele reino me dá as informações mais consolantes sobre o fundo a cristandade transmitida àqueles povos pelos nossos antigos portugueses, e recebendo deste zeloso prelado os fornecimentos necessários à missão com o meu auxílio , regressa com dois companheiros mais, como o mesmo Bispo participava V exa. consultando eu com ele as medidas que tendem a objetos políticos » : AHU, CU, Angola, cx 70, doc. 8 et 25. 245 autonome faisait frontière au nord avec les territoires portugais et comptait sur son territoire d’importantes routes commerciales allant vers le port d’Ambriz. Souvenons- nous, l’Ambriz était dans les mains des Britanniques, sur le plan commercial. En passant par le Mossul, les missionnaires délivrèrent au marquis une lettre du gouverneur de l’Angola l’invitant à reprendre le commerce avec Luanda534, ce qu’il reçut avec « bonne volonté », malgré ses réserves à l’égard des Portugais. D’autres chefs au nord du Mossul, ceux de Mbamba, province kongo, centrale dans le passage entre Luanda et Mbanza Kongo, reçurent également un traitement privilégié de la part des missionnaires.

L’attention, que la documentation portugaise appelle de « mimos », à l’égard du roi du Kongo, coûta une petite fortune à la couronne portugaise. Un riche document administratif, envoyé de Luanda à Lisbonne décrit les éléments envoyés, dont leur coût. Au total, le cadeau diplomatique avait une valeur de près de 600 000 réis :

1 manteau de tissu écarlate avec une broderie en or, 1 chapeau fin de la fabrique de broderie en or large et fin, 1 tissu de Damas, 2 ramer, 1 robe en soie, 1 robe de couleur taffetas de perles pour la doublure, 1 canne des Indes avec un bâton en argent, 1 couverture de Damas, 2 tapis, un support à chapeaux de solde jacarandá, 1 chaise de l’État de jacarandá avec des accoudoirs ouverts et un siège et un coussin de Damas sur le dossier, 6 armes lance-grenades et une boîte, 6 armes, 4 barils de poudre, 3 flacons d’eau-de-vie du royaume, 9 flacons d’eau-de-vie du Brésil, 2 tonneaux d’eau-de- vie de Rio de Janeiro geritiba. Total : 568 117535.

À partir des sources administratives portugaises concernant cette dispendieuse mission, nous avons pu dégager la stratégie lusitanienne consistant à profiter de la volonté de l’élite politique kongo de recevoir des missionnaires et objets pour les infiltrer avec ces agents. Ces missionnaires jouaient donc plusieurs rôles – religieux, diplomatique et informatif – au nom des intérêts portugais, comme le décrivit le gouverneur de l’Angola aux missionnaires

Bien que le point le plus essentiel soit celui de la religion, on doit aussi travailler pour l’augmentation de Notre Couronne,

534 « 1 capote de pano escarlate com galão de ouro, 1 chapéu fino da fábrica de galão de ouro largo fino, 1 Pano de damasco carmesim, 2 ramer, 1 vestido de seda da nova fábrica, 1 cor de tafetá de perola para forro, 1 cana da India com bastão de prata, 1 coxim de damasco, 2 tapetes de arruadas, armação de chapéu de sol de jacarandá, 1 cadeira de Estado de Jacarandá com braços abertos com assento e almofada nas costas de damasco, 6 armas gramadeiras e uma caixa, 6 armas ditas, 4 barris de pólvora, 3 frascos de aguardente do reino, 9 frascos de aguardente do Brasil, 2 pipas de aguardente do rio de Janeiro geribita. Total: 568 117 » : AHU, CU, Angola, cx 63, doc 37. 535 AHU, CU, Angola, Cx 63, doc. 37. 246

augmentation qui est fortement associée à la conservation de la religion susmentionnée. Que vos excellences travaillent plus et mettent toutes leurs forces pour persuader le roi du Congo que nous estimons que notre amitié lui sera profitable, de telle manière qu’il se résolve à nous accorder son amitié et à fréquenter le commerce de leurs domaines […]536.

Étant donnée les intérêts politiques et économiques de cette mission, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les missionnaires portugais furent, pendant longtemps, rejetés par les autorités kongos.

L’acceptation de missionnaires autres que les Capucins était inédite dans le contexte politique interne du Kongo au XVIIIe siècle. Les Capucins et les autorités religieuses de la Propaganda Fide craignaient que le binôme formé par le gouverneur et l’évêque à Luanda ne leur fasse perdre la mission du Kongo, en faveur des missionnaires nationaux de multiples ordres religieux537. La question de la nationalité des missionnaires en activité dans les colonies était plutôt insignifiante pour Lisbonne jusqu’à la réforme administrative de Pombal. Le soupçon par rapport aux ordres religieux en tant qu’agents politiques indésirables amena subsidiairement au questionnement sur la nationalité de ces agents religieux. Bien que dona Maria reprit avec vigueur la politique missionnaire, les mécanismes centralisateurs de contrôle des ordres religieux, y compris le rejet de missionnaires étrangers, continuèrent actifs. L’intention de la reine Maria I d’empêcher les Capucins italiens de pénétrer au profit des missionnaires nationaux franciscains et dominicains généra l’étonnement et la préoccupation de la Propaganda (pour laquelle le Kongo eut toujours une place centrale) et le Saint Siège538.

Cette brusque et violente transformation dans la politique missionnaire au Kongo faisait partie du cadre plus général présenté plus haut, celui d’une compétition entre Lisbonne et Rome pour le contrôle des missions dans plusieurs parties du globe, et de disputes commerciales entre les empires portugais et français. Qui plus est, le conflit pour le contrôle des missions se jouait entre Lisbonne, Paris et Rome, et surtout en Afrique.

536 « Ainda que o ponto mais essencial é o da religião, também se deve trabalhar para o aumento da Nossa Coroa sendo muito relativo a conservação da sobredita religião que Vs Exs. Rmas mais trabalhem e ponham todas as suas forças para persuadir ao rei do Congo que estimamos que nossa amizade lhe será profícua , de modo que ele se resolva a ter com nós amizade e frequentar o comércio dos seus domínios (...) ». AHU, CU, Angola, Cx 63, doc. 37. 537 AFP, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 5, fl. 476-476 538 Lettre de Mello e Castro au gouverneur baron de Moçamedes : « ofereça logo [au mani Soyo] dois missionários, os quais por nenhum meio devem ser barbadinhos (Capucins) mas portugueses vassalos de sua Magestade [...] ». AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 407, fl. 81 247

En effet, Luanda fut la principale scène de ce conflit. Elle était la base incontournable des missions religieuses de la région. Les Capucins avaient joué et continuaient à jouer un rôle ambigu dans le contexte de l’empire portugais. Certains envoyés au Kongo collaborèrent et participèrent explicitement de l’idéalisation et de l’exécution du projet impérial portugais539. Mais, en même temps, en tant qu’étrangers soumis directement à la Propaganda Fide, ils encourraient le risque d’être regardés comme suspects par l’administration portugaise et d’autres ordres religieux plus proches de l’État (par exemple : Jésuites et Carmes). Ainsi, les rapports entre le préfet des Capucins à Luanda et la compagnie de Jésus et l’évêque de l’Angola furent toujours difficiles. Dans ce contexte de centralisation et d’appropriation des missions par la reine et le gouverneur de l’Angola, ce n’est pas un hasard si les conflits entre le préfet des Capucins et l’évêque connurent une accélération considérable dans les années 1780540.

Dans un premier temps, la reine Maria I, parallèlement à sa politique d’envoi de missionnaires portugais, se heurta au nonce et au préfet capucin de Lisbonne. Elle a émis le souhait de nommer directement le préfet. Si la Propaganda résista à cette ingérence, elle finit par accepter la décision royale, en se contentant de valider le choix de la souveraine541. De plus, la reine exigea que chaque missionnaire capucin italien signât, avant de partir en Afrique, une déclaration sur l’honneur (juramento) d’obéissance et de fidélité à l’évêque de l’Angola542. La formule de cette déclaration ne laisse pas de doute quant à l’intention de contrôle des missionnaires par le Portugal : « Je reconnais l’évêque de ce royaume [l’Angola] comme mon légitime prélat. Qu’il soit présent ou absent du royaume [de l’Angola], je ferai tout que ce qu’il exigera »543.

La signature disant « obéissance au royaume de Portugal » ne signifiait toutefois pas que le préfet des Capucins ait facilement accepté de se soumettre à l’évêque.

539 AHU, CU, cx. 140, doc. 9.

540 Un travail important et très complet sur la relation entre les Capucins et le Portugal (focalisé sur les missions du Kongo) est celui de Graziano SACCARDO, Congo e Angola : con la storia dell’antica missione dei cappuccini, Venezia, Curia provinciale dei Cappuccini, 1982-83., 1982, vol.2.(pour les contextes des conflits de la fin XVIIIe siècle voir pages 351 a 538). 541 AHU, CU, Cartas de Angola, cod. 546, fl. 125-127. 542 AHU, Cu, Angola, cx. 107, doc. 32 543 « reconheço o bispo daquele Reino poe meu legítimo prelado, em quanto nele estiver, na falta deste Cabildo da Sé, e observando as suas ordens em tudo o que por ele for determinado » AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633. «Avendo resistido 20 anni in quella regioni; con fame e sete....rotornemo all’Angola ...ella condizione che Propaganda metta un freno a quel Vescovo che si arroga in’autorità illegale sopra i missionari di Propaganda » APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 6, f12 248

Boaventura da Ceriana, originaire de la province de Gênes, fut le préfet de Luanda qui vécut cette transition de la politique missionnaire portugaise. En 1779, il apprit « avec écœurement » que l’Évêque et le gouverneur avaient envoyé au Kongo (considéré par la Propaganda Fide comme la priorité des Capucins) des missionnaires portugais « dans son dos » et qu’en plus, l’évêque avait réinstauré la fonction de vicaire général du Kongo. Dans cette nouvelle configuration, l’évêque devenait l’autorité maximale des missions au Kongo, tandis que le préfet des Capucins, du fait d’être son représentant, prit la place du père Boaventura en tant qu'autorité principale de l’administration de ces missions544. Le préfet, alarmé par l’action portugaise, écrivit à la Propaganda, craignant qu’elle ne « perde complètement » ses missions au Kongo et au Bengo (où se trouvait son bras droit, le père Bernardo de Cannecattim) et demandant, de ce fait, une intervention de toute urgence des représentants du Saint Siège en Italie et à Lisbonne545.

Une deuxième confrontation, plus importante, entre les Capucins italiens et l’évêque portugais apparut à la suite d’une visite d’un ambassadeur du mani Soyo. Ce prince – au contraire du roi du Kongo – refusa fermement de recevoir sur son territoire des missionnaires portugais en 1779. Le prince envoya ainsi des ambassadeurs à Luanda pour s’entretenir directement avec le préfet italien des Capucins. Apprenant que l’ambassade du Soyo se dirigeait chez les Capucins, l’évêque ordonna au frère Bernardino de ne pas recevoir ces ambassadeurs tout seul, mais, à la place, de les envoyer au palais du gouverneur, où se tenaient les réceptions officielles. Le prêtre suivit ses ordres et, après une première hésitation, l’ambassadeur de Soyo finit par accepter de visiter le gouverneur dans son palais, où il fut accueilli par l’évêque à une pompeuse réception. Ces autorités insistèrent, une fois de plus sans succès, pour que des missionnaires portugais fussent acceptés au Soyo. Après un second refus, le gouverneur et l’évêque promirent finalement d’envoyer au Soyo les désirés Capucins italiens. Le préfet Boaventura fut choqué par l’ingérence de l’évêque dans les affaires de la Propaganda et comprit bien ses intentions d’utiliser les Capucins comme monnaies d’échange. Il répondit à l’évêque qu’il n’était pas possible d’envoyer des missionnaires au Soyo, car les seuls Capucins en bonne santé sur place étaient lui-même et le père Luca, son bras droit. Selon le préfet, tous les deux étaient occupés dans l’administration du couvent. N’acceptant pas ces explications,

544 AGC, Fichier H34 Congus Angola, doc. 1 (1790). 545 APCG, FONDO STORICO PROVINCIALE, Apostolaro esterno, Serie : Missioni essere antiche, Unita Cappuccini crondoti viaggi, fichier 152 (1640-1712), relazione B. Ceriana à Soyo. APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5, 473-474. 249 l’évêque se rendit chez les Capucins et, comme le décrit le père Bernardo dans une lettre adressée à Rome, « Monsieur l’évêque me dit ouvertement, de sa propre bouche, qu’on devait nécessairement se soumettre à ses ordres et à ses directives ou rentrer en Italie »546. Ce à quoi le père Boaventura répondit ironiquement : « Je pensais que je parlais avec un Évêque, et non avec un dirigeant d’État (stadista politico) »547.

Face à l’intransigeance de l’évêque, le préfet rendit visite au gouverneur général pour lui demander de faire la médiation du conflit. Le moine argumenta que les Capucins n’étaient pas des prélats séculiers au service de l’évêque et du Portugal, mais des missionnaires réguliers soumis à son Sumo Pontifice et à la sainte congrégation de la Propaganda Fide de Rome. Sans manquer lui non plus d’ironie, le gouverneur de l’Angola répliqua : « C’est la reine du Portugal la [votre] sacrée congrégation ! »548.

Une nouvelle période venait de d’ouvrir, pour la politique missionnaire au Kongo, et pour le rapport de ses élites avec le Portugal (comme nous le verrons après le chapitre V).

546 « Io medesimo dalla boca di questo Monsignor Veccovo: anzi uno de Portoghesi nostri Hispiti disse apertamente in mia prezenza al P. Luca che o devevamo necessariamente sogettersi agli ordini e direzioni del Vescovo, o ritornare in Italia. » APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo- Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 5, 473-474. 547 « Riiagliai io che in tanto lo representava la privativa de capuccini Italiani, in quanto pensava di parlare con un Vescovo, che forse non faria parlano con uno Statista Politico... non già signore dispotico de privileggi; ef esendozioni a Missionari Apostolicci conceduti dalla Sagra Congergazionz de Propaganda Fide. » APF, Fondo scritture riferite ei Congressi, Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico, v. 6, fl. 84-86.

548 « Contuttocio non lascai di parlare di tutto il successo all’ILL/mo Governatore, che , in parlando io della Sagra Congregazione de Propaganda Fide, risposemi chi la Regina di Portogalli era Sacra gongregazione. » Ibid. 250

251

Chapitre 4

Marchandises, insignes de pouvoir et objets diplomatiques : la question des objets politiques au Kongo

252

253

4.1. Débat théorique et conceptualisation des objets politiques

Lors des funérailles du roi du Kongo Henrique II Mpanzu à Nsindi en 1848, son corps fut recouvert de tissus européens superposés, sur lesquels fut déposé un manteau royal fait de soie et orné d’étoiles d’argent, ainsi qu’une tresse métallique en or. Un crucifix en ivoire fut également posé à ses pieds. Dans la maison où son corps fut conservé, se trouvaient d’autres objets très variés : des armes de guerre africaines en ivoire, des armes à feu européennes, des pièces de batteries de guerre européennes, des images de Saints (Saint Sauveur, Saint Antoine et Saint François) et une seconde croix en ivoire, celle-ci de douze pieds de hauteur549. Même si le roi décédé avait gouverné dans un régime décentralisé, sa puissance et sa richesse demeuraient considérable, à juger par l’assemblage d’objets luxueux, d’origine locale et européenne exhibés au moment de ses funérailles550.

La scène que nous venons de dépeindre révèle une combinaison d’objets d’ostentation politique, symbolisant le grand pouvoir du roi du Kongo : des instruments de guerre traditionnels et européens, des vêtements luxueux et des objets catholiques témoignant d’une certaine opulence, comme c’est le cas des grands crucifix en ivoire. Cette exhibition matérielle – à la fois chrétienne et mondialisée – était devenue, pendant cette période de commerce et de circulations, inhérente à la royauté et, plus largement, à l’aristocratie kongo.

Plusieurs travaux récents en archéologie et en histoire de l’art ont confirmé l’existence d’objets chrétiens (crucifix, sculptures de saints, épées ornées de croix, etc.) ou de prestige (tissus locaux, objets en ivoire, bijouteries, ornements en métaux, etc.) de production kongo. Étant donnée la grande maîtrise technique kongo de la forge de différents métaux et du travail du bois, il ne fait aucun doute que les artisans locaux avaient la capacité de produire ces objets sur place551. Cependant, au cours de la période

549 Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, 1859, p. 690-711, Lisbonne. 550 Des scènes funérailles semblables fut peindre par plusieurs témoins, par exemple le Capucin da Pavia au XIXe siècle : « sembra che tutto l’impegno dei conghesi consiste in vestir bene i suoi morti, i quali appariscono vestiti di buoni panni , e fino di velluto scarlatto , o turchino, con fazzoletti di rati colori e fanno i funerali colla maggior pompa che posono. » T. FILESI et I. da VILLAPADIERNA, La missio antiqua dei Cappuccini nel Congo (1645-1835)..., op. cit., p. 430‑431. 551Sur ces objets de production locale : Bernard CLIST, Pierre de MARET et Koen BOSTOEN, Une Archéologie Des Provinces Septentrionales Du Royaume Kongo, Archaeopress Archaeology, 2018, p. 381‑396 ; Cécile FROMONT, The Art of Conversion: …op. cit., p. 109‑173 ; Marina de Mello SOUZA, « Central Africans crucifixes. A study of symbolic translations », in Jay A. LEVENSON (éd.), 254 qui a suivi la réunification, quand il s’agissait d’objets identifiés avec le pouvoir royal, il était souhaitable, voire nécessaire, qu’ils vinssent d’ailleurs, c’est-à-dire qu’ils fussent issus du commerce atlantique, apportés par des missionnaires, ou envoyés par la couronne portugaise (depuis la ville coloniale de Luanda), grâce aux réseaux commerciaux globaux. Aussi, ce qui donnait valeur à ces objets était justement leur extériorité, qui témoignait d’un pouvoir très étendu des rois, chefs, infantes et fidalgos.

Il convient donc, dans ce chapitre, de s’arrêter sur cette question pour apporter quelques précisions quant aux différents types d’objets et à la nature de leur appropriation. La circulation de ces objets générait des liens politiques et diplomatiques, connectant le Kongo aux réseaux atlantiques. Pour saisir la question des objets et de leurs usages politiques au Kongo, nous proposons d’utiliser le concept d’objets politiques. Ce terme nous permet de faire référence aux objets issus des circulations commerciales globalisées qui sont devenus des éléments fondamentaux des pratiques du pouvoir au Kongo. Nous allons approfondir ce concept au cours de ce chapitre.

Au Kongo des XVIIIe et XIXe siècles, nous assistons à la circulation d’objets et de marchandises très divers et à plusieurs échelles. Les objets et les produits circulaient à l’échelle du groupe lignager local, certains d’usage commun, d’autres d’appropriation personnelle ou familiale. Dans ce cadre, les outils, comme les produits agricoles ou alimentaires, circulaient au sein de la famille, du village et de la kanda locale. D’autres objets et produits circulaient par le biais du commerce et de l’échange de cadeaux, comme lors des payements matrimoniaux, ou comme échange de cadeaux entre chefs des différents villages et makanda. De même, les chefs de villages d’un côté et les manis des mbanzas de l’autre pouvaient également échanger des dons entre eux pour sceller de nouvelles alliances ou renforcer d’autres plus anciennes. Dans le même sens, les litiges judiciaires entre kandas, villages ou mbanzas, généraient eux aussi une circulation de biens et de produits divers552.

À une échelle plus étendue, il y avait le commerce continental de longue distance de produits propres à des écosystèmes – comme le sel, l’ivoire, les métaux, les coquillages, etc. – ou à des aires de production spécifiques : produits artisanaux, outils ou armes en métaux. Dans une catégorie à part se plaçaient les biens de prestige qui étaient

Encompassing the Globe: Portugal and the World in the 16th and 17th Centuries, Washington, D.C, Smithsonian Books, 2007, p. 97-100. 552 Voir chapitre I 255

évidemment réservés à certaines sphères politiques, c’est-à-dire des objets associés à des postes ou à des titres politiques. D’autres objets furent incorporés en tant qu’éléments d’ostentation de l’aristocratie dans son ensemble. Les multiples réseaux de circulation d’objets à l’intérieur du Kongo étaient également connectés à des réseaux continentaux beaucoup plus larges et, à partir du XVIe siècle (avec une importante accélération à partir du XVIIIe), aux réseaux atlantiques et globaux, notamment (mais pas exclusivement) dans le cadre du commerce esclavagiste atlantique553.

Il faut alors nous demander – suivant la réflexion de Paul Bohannan pour les Tiv du Nigéria554 - si les différents biens qui circulaient au Kongo au XVIIIe siècle appartenaient à des sphères structurellement séparées de la société kongo555.

Pour le cas analysé par Bohannan, la séparation se faisait, selon lui, par une morale économique lignagère qui aurait été beaucoup plus importante que celle du marché. Cette moralité économique ne permettait pas d’échanges commerciaux au sein de la famille, ni le mélange entre les échanges de nature commerciale et ceux à caractère familial ou politique556. Dans un travail plus tardif, Bohannan (avec Dalton) étend cette idée aux économies de l’Afrique précoloniale, défendant l’idée d’une « économie multicentrique », soit une économie reposant sur plusieurs sphères séparées les unes des autres – sauf dans les cas exceptionnels de la « conversion » –, chacune ayant son propre mode de fonctionnement. La logique économique du marché aurait ainsi été écartée des sphères des dons et des tributs, de même que les règles morales et économiques qui définissaient la nature de la circulation, la valeur des objets, l’interdiction, etc., propres à chaque sphère557. La sphère du marché comprenait des produits agricoles et de subsistance, des petits gibiers, des poulets, des ustensiles ; celle des biens de prestige, des métaux, des tissus plus raffinés, des esclaves et des bœufs (ou autre bétail). Selon

553 J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit., p. 285‑292. 554 Paul BOHANNAN, « Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv », American Anthropologist, 57-1, 1955, p. 60‑70. 555 E. P. THOMPSON, « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past & Present, 50, 1971, p. 76‑136. 556 L’idée d’une « économie morale » a aussi été utilisée dans l’analyse classique de E.P. Thompson sur les sociétés paysannes européennes du XVIIIe siècle. Selon Thompson, l’incompatibilité entre l’économie morale de la sphère économique de subsistance et les règles du libre marché qui empiétaient sur leur économie aurait été un élément déclencheur des révoltes paysannes du XVIIIe siècle. Ibid. 557 P. BOHANNAN et G. DALTON, Markets in Africa..., op. cit., p. 1‑30. Cette idée de Bohannan va à l’encontre de la distinction classique de Malinowski, pour les sociétés du pacifique occidental, entre « commodities » (ordinaires, présentes dans les marchés) et « valuables », de circulation exclusive : Bronislaw MALINOWSKI, Argonauts of the Western Pacific: An Account of Native Enterprise and Adventure in the Archipelagoes of Melanesian New Guinea, 1 New., 1978 (première édition: 1922), p. 62‑80. 256

Bohannan, la troisième sphère – sphère suprême – était celle de l’échange de personnes libres, notamment des fiancées dans le cadre d’échanges matrimoniaux, mais aussi d’enfants ou de personnes dépendantes libres558.

Jane Guyer a posé le problème de manière plus intéressante. Analysant les systèmes économiques de l’Afrique équatoriale aux XIXe et XXe siècles, Guyer défend que la base de la richesse et la source principale de valeur de ces économies était la « weath in people ». Ce terme peut être traduit par « richesse en personnes » ou bien « richesse personnelle » : deux voies possibles de sa thèse. Selon la première dimension de wealth in people explorée par Guyer, aussi largement partagée par les anthropologues structuralistes et marxistes, le critère de puissance et de richesse d’un individu était le nombre de personnes sous son pouvoir ou son influence. De ce fait, dans les sociétés qui ne comptaient pas d’accumulation significative de biens, de terres ou de produits alimentaires, la richesse était définie par le nombre de personnes dépendantes d’un individu (parents, épouses, esclaves, cadets) ou dans un sens politique (clients, chefs subalternes, sujets, etc.). Cela expliquerait le choix des individus puissants dans ces sociétés d’investir leurs « choses » dans la redistribution plutôt que dans l’accumulation. Cette opération permettait aux puissants de convertir des biens en liens de suzeraineté et en alliances559. En d’autres termes, pour les « riches », il était préférable de mieux redistribuer la richesse matérielle pour obtenir une véritable source de richesse : des personnes dépendantes560. Guyer suit ainsi les idées de Miers et Kopytoff, aussi bien que Miller, qui avaient déjà exploré cet aspect de l’idée de wealth in people dans leurs travaux africanistes561.

Cependant, Guyer va plus loin dans son interprétation, c’est-à-dire au-delà de la compréhension cumulative de la weath in people. Elle défend ainsi le fait que, dans les sociétés d’Afrique équatoriale, la « valeur personnelle » était la composante centrale de la valeur économique, y compris dans le cas d’objets. Pour elle, la valeur des « choses » (marchandises ou biens donnés comme prestation) n’était pas déterminée par la somme de travail mobilisée pour leur production, comme l’avancent les thèses marxistes, mais la

558 Paul BOHANNAN et George DALTON, Markets in Africa, Evanston, Northwestern University Press, 1962, p. 16‑30. 559 J.I. GUYER, « Wealth in People, Wealth in Things – Introduction »..., op. cit. 560 Ibid. 561 Suzanne MIERS et Igor KOPYTOFF, Slavery in Africa: Historical and Anthropological Perspectives, Univ. of Wisconsin Press, 1979, p. 23‑32 ; Joseph C. MILLER, Way of Death: Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 1730-1830, Madison, Wis, University of Wisconsin Press, 1996, p. 132. 257

« valeur personnelle » incorporé dans ces objets. Un forgeron, un tisserand ou un artisan transmettait aux objets fabriqués son charisme social ou la valeur de son savoir-faire (wealth in knowladge). Différemment de Bohannan, Guyer n’appréhende pas les sphères du lignage et de l’économie de marché comme séparées. Les personnes (femmes, esclaves et cadets) et les biens de prestige, par exemple, seraient différentes formes de matérialisation d’une même wealth in people. Ainsi, le don, le tribut et le marché constituaient des régimes différents de circulation de la valeur économique fondamentale : le prestige et le charisme personnels562.

Selon cette perspective, les interdictions ou restrictions de circulation d’un produit ou d’un objet à une échelle spécifique seraient donc plutôt la conséquence de l’action politique des membres puissants de la société. Ces puissants seraient capables, alors, d’imposer leur exclusivité ou monopole sur ces objets. Cette économie était gérée au travers d’une « multiplicité de mécanismes de contrôle et d’accès » (« a multiplicity of control and access mechanisms »), parmi laquelle se donnait la régulation de la fabrication, de la circulation ou de la possession de certains biens par les secteurs puissants de la société. Vu leur caractère politique, ces mécanismes de contrôle et d’accès étaient toujours provisoires et éphémères au sein des sociétés563. Cette propriété plus politique et moins structurel marque une différence importante par rapport à la vision des sphères d’échange défendu par Bohannan et suivi par d’autres, comme Vansina pour le cas des Luba564.

Ce débat, tout particulièrement au sujet des formulations de Guyer sur les économies de l’Afrique équatoriale, nous guide dans notre réflexion sur la question de l’appropriation politique d’objets dans le royaume du Kongo décentralisé565. À l’instar de Guyer, nous devons interroger, pour le cas du Kongo, la validité de la dichotomie anthropologique classique entre « don » (gift) et « marchandise » (comodity) en tant qu’élément économique structurant.

D’après les sources des XVIIIe et XIXe siècles, les mêmes produits de prestige (dans le sens donné par Bohannan) – gibiers, métaux, tissus, esclaves, etc. – circulaient au Kongo sous la forme de marchandises, mais ils étaient également fortement présents dans les dons, les tributs et les mucano (amendes judiciaires). Même certains produits

562 J. GUYER, « Wealth in People and Self-Realization in Equatorial Africa » ..., op. cit. 563 Ibid., p. 252. 564 J. VANSINA, Kingdoms of the Savanna..., op. cit., p. 70‑98. 565 J. GUYER, « Wealth in People and Self-Realization in Equatorial Africa »..., op. cit., p. 259. 258 moins valorisés – comme les sacs de farine, les poulets, noix de cola ou le vin de palme – étaient régulièrement offerts aux chefs comme tributs ou dons et parfois redistribués sous forme de nourriture dans les fêtes publiques566.

Au Kongo, les marchandises valorisées qui circulaient dans les réseaux commerciaux de longue distance (tissus, mousquets, eaux-de-vie, etc.) étaient précisément celles qui étaient les plus valorisées et demandées par les chefs et le roi en guise de tributs. Dans le même sens, le « produit d’exportation » privilégié de ce commerce, à savoir l’esclave (et d’autres comme l’ivoire), était très souvent offert aux autorités politiques comme cadeau diplomatique ou prestation, sauf dans le cas d’objets très spécifiques comme les insignes du pouvoir royal (dont nous parlerons plus loin). Ainsi, à notre avis, au Kongo, l’économie du don et du tribut étaient imbriquée à celle du commerce (market), notamment à celle du commerce de longue distance (trade)567.

Au Kongo, nous notons toutefois une distinction importante entre deux échelles d’objets politiques globaux. D’un côté, il y avait des cadeaux à caractère très exclusif qui provenaient des réseaux diplomatiques et qui étaient offerts au roi et aux principales autorités provinciales du Kongo, se convertissant alors en insignes de pouvoir. De l’autre, se trouvaient les marchandises issues du commerce de longue distance (notamment la traite des esclaves) qui devenaient ensuite des biens de prestige employés dans l’ostentation de l’aristocratie au sens large, vu que plusieurs chefferies et provinces y étaient directement ou indirectement engagés. Il nous semble alors important d’approfondir cette différence. Discutons d’abord des objets politiques royaux.

4.2. Objets politiques royaux et le rapport diplomatique du Kongo avec le Portugal

L’histoire de la circulation des objets entre les cours africaines par le biais des réseaux diplomatiques commença évidemment bien avant les contacts du Kongo avec les Européens. Si nous n’avons pas beaucoup d’informations sur ces courtoisies et échanges d’ambassades intra-africaines sur la longue durée, il ne fait aucun doute que cette pratique

566 Voir premier chapitre de cette thèse 567 Cette distinction dans la langue anglaise entre « market » et « trade », notée par Dalton et Bohanan, ainsi que par Curtin, est malheureusement difficile à exprimer par les concepts de « marché » ou de « commerce » tels qu’ils sont employés en français. P. BOHANNAN et G. DALTON, Markets in Africa..., op. cit., p. 7‑15 ; P.D. CURTIN, Cross-Cultural Trade in World History..., op. cit., p. 1‑15. 259

était courante avant et après la période de la traite des esclaves 568. Nous savons, par exemple, qu’au XIXe siècle, il y eut des échanges importants, politiques, commerciaux et même matrimoniaux entre les cours et les provinces du Kongo et l’empire Lunda569. Evidemment, il dut avoir aussi (et simultanément) des circulations d’ambassades et l’échange d’objets royaux entre ces deux, et entre un certain nombre d’autres royautés africaines de la région (et même plus lointaines). Certainement cela existait depuis le processus de centralisation politique des royautés centre-ouest africaines au XIVe siècle.

Cependant, après les premiers contacts avec les Portugais, notamment lors de la première visite de l’expédition diplomatique portugaise à Mbanza Kongo à la fin du XVe siècle, la pratique d’échanges de cadeaux, de correspondances et d’ambassades entre les deux rois devint courante. Bien évidemment, le long règne du puissant roi Afonso I (1508- 1543) fut un moment particulièrement riche en réception d’objets, ainsi qu’en construction de bâtiments et d’églises par les Portugais à Mbanza Kongo570.

Selon Maria de Lourdes Rosa l’objectif de la politique portugaise de l’époque était de promouvoir un royaume africain à l’image de celui du Portugal. Ce qui passait, entre autres, par le transfert de « kits de bricolage » de la royauté portugaise au roi du Kongo du catholicisme, idées et mœurs politiques et sociaux, et notamment d’objets, offerts en guise de cadeaux 571. Dans ce cadre, les Portugais privilégiaient l’offrande d’insignes de pouvoir typiques des royautés catholiques de l’ancien régime européen : croix, sceptres, trônes, seaux royaux, etc.

Du côté du Kongo, loin de vouloir devenir un « Portugal africain », la réception de ces biens remarquables était perçue comme une reconnaissance exceptionnelle du pouvoir du mani Kongo – légitimation diplomatique qui était courante entre royautés africaines avant (et après) l’arrivée des Portugais. Plusieurs de ces éléments typiques des monarchies européennes, introduits par les Portugais, étaient semblables aux insignes déjà utilisés par les royautés africaines, à l’instar des chaises, des ornements de tête, des bijoux, des armes ou des sceptres572. Ces similitudes permettaient des dialogues et des

568 De rares informations nous indiquent la présence d’ambassadeurs d’autres royautés africaines à Mbanza Kongo, comme celle du royaume Nzinga au Kongo au début du XVIe siècle. Cuvelier, De Luques, p. 236-237. 569 John K. THORNTON, « Mbanza Kongo/Sao Salvador: Kongo’s Holy City », in David ANDERSON et Richard RATHBONE (éd.), Africa’s Urban Past, Portsmouth, NH, Heinemann, 2000, p. 67‑84. 570 A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 50‑69. 571 Maria de Lurdes ROSA, Longas Guerras, longos sonhos africanos. Da tomada de Ceuta ao fim do Império, Fio da Palavra., Lisboa, 2010, p. 47‑57. 572 C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 41‑63. 260

échanges entre les deux idéologies politiques, notamment de par leur caractère ostentatoire. Parmi ces présents offerts par le Portugal, des objets religieux étaient aussi des mimos fréquemment offerts aux rois, pour qu’ils en fassent usage ou pour qu’ils équipent les églises de la cour : images de saints, croix, clochers d’église. Nombre d’objets religieux de cette nature furent retrouvés et analysés récemment par des archéologues dans d’anciennes provinces septentrionales du royaume573.

Plus tard, au XVIIIe et XIXe siècles, l’envoi de riches cadeaux et de missionnaires faisait aussi évidemment partie d’une stratégie d’expansion commerciale et territoriale portugaise à partir de la colonie de l’Angola. Loin d’être naïves, les autorités kongos connaissaient, depuis longtemps le danger de cette relation diplomatique avec le Portugal. Mais elles continuaient à entretenir des relations avec les Portugais, précisément parce que le mani Kongo avait besoin de missionnaires et d’« objets royaux » fondamentaux pour la reconnaissance de son pouvoir.

Cette catégorie d’objets politiques royaux était presque exclusive au roi du Kongo. Parfois, certains manis provinciaux puissants – en particulier le prince de Soyo – pouvait avoir accès à ces objets grâce à des liens plus directs avec les réseaux diplomatiques et à leur correspondance avec les autorités européennes574. Au-delà des objets classiques liés à la royauté (trônes, sceptres, capes, couronnes) on trouvait d’autres objets plus divers comme des meubles luxueux, des tapis orientaux, des horloges, des armes (à feu ou blanches) spéciales telles que des mousquets de collectionneur ou des canons de guerre, etc.575

Nous avons remarqué les magnifiques cadeaux envoyés par la reine du Portugal en 1788 contenant plusieurs objets royaux, vêtements luxueux, etc.576. Parmi ces objets, on trouve des médailles et un crucifix en or, des images de saints et de Notre Dame, une veste en soie orientale avec une grande croix brodée de fils d’or sur la poitrine, des tapis de Damas, une cape en velours rouge, un grand chapeau avec des signes cruciformes, des

573 B. CLIST, P. de MARET et K. BOSTOEN, Une Archéologie Des Provinces Septentrionales Du Royaume Kongo..., op. cit. 574À partir du XVIIe siècle, les Hollandais devinrent également d’importants donateurs de riches cadeaux à la cour du Kongo, mais aussi à de grands manis, notamment le mani Soyo C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 166‑169. 575 Nombre d’exemples de références à la circulation d’un mobilier de luxe se trouvent dans les archives et sources des missionnaires : L. JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685-1702 »..., op. cit., p. 244‑245 et 445‑449.; L. JADIN, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795..., op. cit., p. 323. AHU, CU, Angola, cx. 63, doc. 60 ; cx. 128, doc. 5 ; parmi d’autres. 576 Ce contexte et cette mission feront l’objet d’une étude approfondie dans le chapitre V de cette thèse 261 meubles opulents, un sceptre, un anneau en or avec un saphir, ou encore une épée sertie de pierres précieuses577.

Pour citer un exemple plus tardif, le roi du Kongo, Garcia V, demanda à plusieurs reprises, entre 1803 et 1813, au prince-régent du Portugal, João VI, de lui envoyer certains objets (une couronne, une cloche, l’anneau et le sceptre royaux, un trône, un hamac, un chapeau et une horloge), ainsi qu’un missionnaire, sans « lequel son couronnement ne pouvait pas être officialisé ». Garcia V invoqua alors l’ancien partenariat entre les rois chrétiens du Kongo et du Portugal comme argument pour obtenir ce qu’il voulait :

Ça a été justement par le pays de votre excellence que la sainte religion arriva en ce très grand royaume. Moi, je suis un Roi Catholique, descendant des rois du Congo, qui ont toujours été catholiques et pour la bonne amitié et harmonie entre nos arrière- grands-pères, grands-pères et pères qui nous ont toujours envoyé plusieurs prêtres […]578.

Dans une deuxième lettre plus tardive (de 1814), le même dom Garcia demanda une nouvelle fois au roi du Portugal de lui envoyer des missionnaires catholiques (qui n’étaient pas encore arrivés) et insista à nouveau sur les mêmes objets : une couronne, une cloche, l’anneau et le sceptre royaux, un trône, un hamac, un chapeau et une horloge. Dom Garcia évoqua aussi sa « sœur », Maria I, reine-mère du Portugal, qui avait gouverné pendant plusieurs années et avait envoyé des missionnaires et des cadeaux à ses prédécesseurs579.

Après cette époque de rapprochement et de légitimation des deux couronnes, l’envoi de tels biens comme cadeaux se maintint pendant encore au moins un siècle. En outre, la volonté (voire la nécessité) du roi kongo d’obtenir des objets de prestige et des missionnaires se fit de plus en plus importante au début du XIXe siècle avec la brusque diminution de l’activité esclavagiste française et britannique, comme nous aurons l’occasion de le voir dans les deux derniers chapitres.

La richesse des souverains, exprimée par l’accès à des biens luxueux étrangers, confirmait la vocation exceptionnelle de la royauté kongo, ce qui était par ailleurs absolument complémentaire de son statut catholique. Les objets reçus comme cadeaux de

577 AHU, CU, Angola, cx. 63, doc. 60. 578 AHU, CU, Angola, cx. 107, doc 21. 579 AHU, Angola, Caixa 128, Doc. 5. 262 la part des autorités européennes et issus de rapports diplomatiques étaient également une source fondamentale de prestige580.

À l’image des rois du Kongo, les manis des principales provinces utilisaient couramment divers types d’objets politiques, notamment « royaux », afin d’affirmer leur prestige. Tel était le cas du prince du Soyo581. La localisation stratégique de son potentat , l’alliance avec les Hollandais et la crise de la royauté kongo permirent au mani Soyo de s’imposer comme principale autorité kongo dans le contexte commercial et politique globalisé du début du XVIIIe siècle582. Ainsi, les princes de Soyo profitèrent également de l’accès à plusieurs produits de luxe, comme des tissus et d’autres objets de prestige issus des réseaux globaux de marchandises. Ces objets furent alors intégrés au discours du pouvoir en tant qu’outils de légitimation politique583.

Dans le rapport du frère Andrea da Pavia, on trouve par exemple une description de la messe de Pâques à Mbanza Soyo au début du XVIIIe siècle – évènement qui constituait pour le puissant mani Soyo Antônio II l’une des fêtes les plus importantes de l’année. Le prince profita en effet de cette fête et de la messe de Pâques pour exhiber son pouvoir matériel et réaffirmer son adhésion au catholicisme :

Le jour de Pâques, le grand prince, en vêtement de fête, s'amenait avec une cour beaucoup plus nombreuse et avec les notables, tous beaucoup plus chamarrés que d'habitude. Habituellement, il venait tous les jours avec une Cour nombreuse et une grande variété d'instruments de musique. Mais, lors des fêtes solennelles et principales, la Cour est beaucoup plus importante. Je dirai donc qu'il venait en très grande pompe584.

Le missionnaire décrit ici l’entrée du prince dans l’église, après que l’audience et le prêtre se soient préparés pour la messe. En tête du cortège venaient les sonneurs avec leurs grandes trompes d’ivoire, suivis des principaux gouverneurs des mbanza (villes) de

580 On trouve plusieurs exemples d’ « histoires connectées des Sociétés de cours » à l’époque moderne dans le travail de Sanjay SUBRAHMANYAM, L’éléphant, le canon et le pinceau : Histoires connectées des cours d’Europe et d’Asie, 1500-1750. Paris, Alma Editeur, 2016. 581 Ce territoire était bordé à l’ouest par la mer et au nord par le fleuve Congo, à l’embouchure duquel se trouvait le port de Mpinda, le plus important du royaume depuis le début du commerce atlantique, et ce jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. 582 J. K. THORNTON, The Kingdom of Kongo…op. cit., p. 69-83. 583 Si, au XVIe siècle, le roi comptait sur le mani Soyo pour réguler le commerce sur la côte, au cours du XVIIe, avec l’accélération de la traite des esclaves et l’activité hollandaise (et plus tard française et britannique), les gouverneurs de Soyo profitèrent du contexte pour s’imposer progressivement comme les souverains indépendants du Kongo sur le plan militaire et économique. 584 L. JADIN, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685-1702 »..., op. cit., p. 443. 263 cette province, chacun portant un objet appartenant à son supérieur. Le premier délégué portait le tapis qui marquait la place du souverain dans l’église, suivi d’une rangée d’autres dignitaires portant respectivement un luxueux prie-Dieu, le coussin sur lequel le prince s’agenouillait, le bâton de commandement et le sabre du prince. Une fois les objets présentés, le mani Soyo défila, habillé de beaux vêtements garnis d’or. Dans on hamac, il était porté par deux chefs. Tandis que la messe se déroulait, le prince gardait une position centrale dans la liturgie, en raison de son accès privilégié aux objets sacrés. Il s’inclina devant le prêtre et baisa son habit avant la lecture de l’Évangile. Plus tard, au cours de la liturgie, le prince se leva et reçut d’une main un cierge allumé, tandis qu’il tenait de l’autre son sabre à côté du missionnaire : « Il montre par ce geste qu’il est prêt et disposé à répandre son sang, s’il le faut, pour soutenir l’Évangile »585. L’un des assistants du prêtre encensa le prince. À la fin de la messe, le souverain reçut une « bénédiction spéciale »586. Pendant les premières décennies du XVIIIe siècle, cette scène se répéta annuellement à chaque messe de Pâques, ainsi qu’à l’occasion d’autres fêtes publiques.

Au même titre que la fête de Pâques, la fête de saint Jacques, soit « la journée nationale kongo »587, était l’un des moments les plus importants de célébration du pouvoir du roi à Mbanza Kongo. Ainsi, dom Antônio II de Soyo commença à promouvoir une grande fête de plusieurs jours, où il apparut comme l’héritier de la tradition politique kongo, soit le porteur le plus légitime de la « tradition » chrétienne et matériellement globale (dans le sens de l’appropriation d’insignes de pouvoir européennes) initiée par Afonso I. Pendant cette festivité, la messe se déroula en plein air, sur la place centrale, en présence du prince qui se montra, comme le jour de Pâques, avec ses plus beaux vêtements, ses crucifix, rosaires et insignes de pouvoir588.

On remarque également que la présence des Capucins (qui non seulement présidaient les rituels et apportaient des objets politiques, mais relataient aussi ces évènements par écrit et les diffusaient) donnait au mani Soyo dom Antônio une opportunité remarquable d’ostentation et de complexification de la mise en scène de son

585 Ibid. 586 Ibid., p. 440‑445. 587 Linda HEYWOOD, « Mbanza Kongo/São Salvador: Culture and the Transformation of an African City, 1491 to 1670s », in Emmanuel AKYEAMPONG (éd.), Africa’s Development in Historical Perspective. New York, NY, Cambridge University Press, 2014, p. 367-389. J.K. THORNTON, « Mbanza Kongo/Sao Salvador: Kongo’s Holy City »..., op. cit. p. 67‑84. 588 Après la messe, le mani Soyo et ses délégués réalisaient un sangamento. CUVELIER Jean (éd.), 1953, Relation sur le Congo du Père Laurent de Lucques (1700-1717), Bruxelles : Institut Royal Colonial Belge. 264 pouvoir589. Ainsi, le statut de grand prince était exprimé par la possession et l’exhibition d’objets diverses (religieux ou non) lors des fêtes publiques et des cérémonies religieuses.

Un autre exemple majeur de ce rôle politique du mani Soyo exprimé par des objets fut observé par le peintre néerlandais Albert Eckhout alors qu’il séjournait dans une région du Nordeste du Brésil, alors occupée par les Hollandais. Le gouverneur hollandais du Pernambouc, Maurice de Nassau, accueillit une délégation du prince de Soyo composée des principaux représentants en tant qu’ambassadeurs. Or, ces rapports diplomatiques étaient fort importants pour les autorités hollandaises et kongos, toutes ayant intérêt à voir augmenter le commerce entre les deux pays et à faire ainsi face au Portugal. Eckhout peignit les portraits de plusieurs de ces délégués kongos, montrant qu’au cœur de ces accords diplomatiques entre Hollandais et Kongos se trouvaient plusieurs ustensiles, vêtements, bijoux, etc. reçus comme cadeaux par les autorités kongos590.

589 Comme un « deuxième roi » du Kongo, le mani Soyo reçut plusieurs missionnaires capucins italiens faisant partie de la congrégation de la Propaganda Fide 590 John THORNTON et Andrea MOSTERMAN, « A RE-INTERPRETATION OF THE KONGO– PORTUGUESE WAR » ..., op. cit. p. 235-248. C. FROMONT « The Art of Conversion... », op. cit.. 164- 168.

265

ECKHOUT, Albert. Dom Miguel de Castro, Emissaire du Congo (1643-1650). Huile sur toile, 72x60 cm. Musée national du Danemark. Publié sur : Rebecca Parker BRIENEN, Albert Eckhout: Visoes do Paraiso Selvagem, Rio de Janeiro, RJ, Capivara, 2010.

Dans la peinture ci-dessus, on voit par exemple l’ambassadeur Dom Miguel exhibant des vêtements et accessoires qu’il venait de recevoir des Hollandais, au nom de son prince. Le portrait de cet ambassadeur vraisemblablement vêtu à l’européenne – comme Fromont le défend – démontre une grande capacité de ces diplomates kongos à circuler parmi les Européens et à les captiver au niveau politique591. Dans le cas spécifique de cette ambassade, les cadeaux allaient aussi devenir des outils pour l’affirmation de la prédominance du prince de Soyo face à ses subalternes et même au roi du Kongo.

Les objets issus des réseaux commerciaux et diplomatiques devinrent au Kongo des outils importants d’exhibition du pouvoir pour l’élite politique. Souvenons-nous que, dans le contexte de crise au Kongo au XVIIe siècle, le mani Soyo profita de sa position privilégiée par rapport aux réseaux politiques et de la traite des esclaves. Il s’affirmait ainsi en tant que grand souverain kongo par la possession d’objets de luxe et de marchandises issus du commerce global et qui habituellement étaient associés à la figure du mani Kongo.

Les cadeaux et les marchandises ont continué à être utilisés en tant que symboles de la royauté kongo, après la réunification du pouvoir et aussi pendant la période de décentralisation (XVIIIe et XIXe siècles). Dès lors, les rois kongos dépendirent, plus que jamais, de la couronne portugaise pour obtenir les « objets royaux » qui symbolisaient l’ampleur (historique et géographique) de son pouvoir.

4.3. Marchandises et biens de la traite des esclaves appropriés en tant qu’objets politiques par l’aristocratie

591 C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 164‑168. 266

Le deuxième type d’objets politiques, d’usage généralisé par l’aristocratie, comprenait les tissus et les vêtements d’origine européenne ou orientale, perles et bijouteries, des armes distinguées (à feu et blanches) et des ornements divers, entre autres.

Les tissus centre-africains et les ornements en métaux ou en ivoire étaient des éléments distinctifs des élites au moins depuis le processus de centralisation du Kongo et l’établissement de routes commerciales de longue distance autour du XIVe siècle. Le développement du commerce continental, allié à la centralisation politique, configura aussi l’accès et le contrôle des secteurs hégémoniques de la société (les membres de clans royaux ou les chefs politiques et leur entourage) qui exhibaient ces produits comme signe de distinction sociale. La régulation du commerce par les rois et grands manis permettait naguère un contrôle royal plus strict de l’usage de certains symboles comme les tissus en raphia les plus raffinés, les bracelets en cuivre, les objets en ivoire, certaines armes en fer, etc. Ainsi, même avant l’ouverture du commerce atlantique, ces éléments échangés sur de longues distances (tissus, métaux, ivoire et sel) pouvaient être employés à la fois en tant que marchandises, monnaies (même si la principale monnaie du Kongo était les coquillages nzimbus) ou en tant que biens d’ostentation592.

Cependant, avec l’établissement, puis l’augmentation considérable, de la traite des esclaves, un nouvel éventail de marchandises, globales et très variées, fut mis en circulation sur les routes traversant les royautés de la côte. Les trafiquants britanniques, français, hollandais, espagnols et portugais qui achetaient des esclaves sur la côte kongo avaient accès aux marchés orientaux et européens par où circulait une grande variété de produits – tissus indiens et chinois (panos da Índia), armes à feu, vaisselles, vêtements, coquillages, ornements en métaux, etc. Ces produits étaient assez conformes aux biens de prestige plus anciens de ces sociétés. Les élites centre-africaines se réjouirent ainsi de l’accès à cette variété de produits exotiques593.

592 Ibid., p. 70.1‑33 ; J. VANSINA, How Societies Are Born..., op. cit., p. 107‑201. 593 Voyons la description d’une maison de garde d’objets politiques très opulents chez les Ndembu au début du XIXe siècle : « o palácio, que era uma casa bastante espaçosa, feita de palha entrançada e de diferentes cores; mostrou-me as suas armas, magníficas espadas, boas espingardas, azagaias, diabites e alguns noventa barris de pólvora; mostrou-me também a sua copa que continha muito boas loiças, mas tudo destruncado; a sua mobília eram cadeiras americanas de madeira envernizadas de amarelo, e a grande cadeira de que falei e que dá assento a duas pessoas, era de jacarandá, muito torneada, parecendo-me obra muito antiga (…) »; Boletim da Sociedade de Geografia, de Lisboa, 2.ª Série, n.º 2 (1880), pags. 53 a 67 Disponibilisé en ligne par Arlindo Correia, O CONGO EM 1845: Roteiro da viagem ao reino do Congo, por A. J. de Castro ; http://arlindo-correia.com/161208.html (dernière consultation janvier 2020

267

Pour un certain nombre de royaumes côtiers centralisés, la traite ne bouleversa pas le contrôle que les rois et de leurs délégués possédaient sur le commerce et les termes dans lesquels il se déroulaient ; bien au contraire, elle le renforça. Par exemple, au Ngoyo, au Kakongo et au Loango, les souverains renforcèrent le caractère centralisé de leur pouvoir ainsi que leur maitrise sur les circuits marchands. Le contrôle royal sur les affaires commerciales explique que l’introduction des biens globaux ait été assez réglementée. Même si le roi pouvait être interdit (comme au Kakongo) de porter, personnellement, voire même de toucher, certains biens d’origine extérieure594.

Cette relation entre croissance du commerce atlantique et centralisation politique n’eut pas lieu au Kongo, où, pour plusieurs raisons, le processus fut plutôt l’inverse. L’explosion de la traite esclavagiste au Kongo s’accompagna d’un processus de fragmentation politique et économique avec la montée en puissance des chefs, directement ou indirectement impliqués. La multiplication d’acteurs engagés dans le commerce de longue distance – échappant dès lors à la médiation ou au contrôle royal – accrut aussi l’accès de l’aristocratie kongo aux nouveaux biens de prestige qui circulaient sur les routes commerciales595.

Ainsi, en conséquence de l’essor de la traite transatlantique, le Kongo a assisté à un boom de circulation de marchandises (très variées et présentes en grande quantité) et au processus concomitant de fragmentation politique et de montée en puissance des manis. Ces marchandises devinrent en effet accessibles à une élite beaucoup plus large, dans des territoires parfois très éloignés de la cour596. Nous assistons donc à un processus de transformation de biens issus du commerce de longue distance en objets politiques ou même en insignes de pouvoir de l’aristocratie kongo engagée dans ce commerce597. Une fois passées aux mains de l’aristocratie, ces marchandises globales qui circulaient dans le cadre du commerce atlantique devenaient des objets politiques. De ce fait, pour revenir au débat anthropologique, nous ne considérons pas ce passage de la marchandise au rang

594 P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 60‑61. 595 S. (B. ) HERLIN, « Beyond Decline »..., op. cit.; Toso, Savona, p. 207. 596 AHU, CU, Angola, cx. 103. Doc. 40; Caixa 104, doc. 28 597 Voir chapitre II de la présente thèse. 268 d’objet politique comme une « conversion », selon les termes de Bohannan598, mais comme une appropriation politique, pour reprendre l’idée de Guyer599.

Ainsi, dans ce cadre très mobile et dynamique de circulation d’objets, toute interprétation essentiellement structurelle est insuffisante (comme celle de Bohannan ou la classique analyse de Mauss)600. Dans ce sens, il nous est utile de comprendre ces objets en mouvement, c’est-à-dire avec un regard dynamique.

En ce sens, il convient de prendre en compte la notion de marchandise d’Apadurai, dans l’ouvrage séminal (et collectif, duquel il est à la fois auteur et organisateur) sur la « vie social des objets »601. Selon son interprétation, un produit devient une marchandise lorsqu’il est échangé et échangeable, c’est-à-dire que son caractère de marchandise provient de cette capacité (passée, présente ou future) d’être échangeable (exchangeability) :

But how are we to define the commodity situation? I propose that the commodity situation in the social life of any “thing” be defined as the situation in which its exchangeability (past, present, or future) for some other thing is its socially relevant feature602.

Appadurai invoque ainsi une « situation de marchandises » (commodity situation) au lieu de l’idée fixe d’une condition de marchandise. Pour l’auteur, la valeur d’une marchandise et sa condition ne se donne pas par une nature fixe ou une place définie dans une société mais pour son mouvement au long de sa « vie social », son rapport avec les sociétés où elle fut produite et dans lesquelles elles circulent603.

Ainsi, l’auteur conteste l’interprétation marxiste classique qui voit les rapports de productions comme la majeure condition de valeur et comme l’essence d’une marchandise. Appadurai reconnait que Marx permet tout de même une compréhension plus dynamique de la valeur des marchandises, aussi caractérisée par la « valeur d’usage

598 P. Bohannan, « Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv »..., op. cit. 599 J. Guyer, « Wealth in People and Self-Realization in Equatorial Africa »..., op. cit. 600 Marcel MAUSS, Essai sur le don. Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, Presses Universitaires de France (PUF), 2007 ; P. BOHANNAN, « Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv »..., op. cit. 601 Arjun APPADURAI (éd.), The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, 1 edition., Cambridge University Press, 1986. 602 Ibid., p. 13. 603 Ibid., p. 13‑17. 269 de l’autrui »604. Apadurai reconnait par-là, que, même donnant un poids plus lourd à la production, Marx « a laissé la porte ouverte » pour comprendre le mouvement de la marchandise comme facteur qui détermine aussi son rôle. Cette proposition remplace la vision structurelle sur la place des objets dans une société, par la mise en évidence de la trajectoire ou de la « vie sociale » des objets. Cela nous permet de penser au-delà de l’idée de « conversion » quand un objet passe d’une condition à une autre. Par exemple, quand un bien employé en tant que marchandise par les Européens, devient un insigne politique au Kongo des XVIIIe et XIXe siècles. Selon Appadurai, des objets peuvent ainsi entrer ou sortir de la condition de marchandise, ils peuvent traverser différentes sociétés et cultures, migrant de la condition de marchandise à une autre condition, sans forcément porter un grand préjudice aux systèmes qu’elle traverse605.

Cette idée d’Appadurai bénéficie d’un dialogue privilégié avec Kopytoff, qui collabore dans le même ouvrage dont le premier est éditeur. Kopytoff apporte une innovation très intéressante au débat en nous invitant à réfléchir sur l’idée provocatrice d’une « biographie des choses » (biography of things). Utilisant sa longue expérience d’études sur l’esclavage africain, processus par lequel des personnes deviennent des « choses » ou des marchandises ; Kopytoff invite à penser l’inverse. Pour lui, les choses ont aussi une « vie », étant passibles aussi d’une étude propre, qui dépasserait leur signification, liée à une sphère fixe attribuée à un moment spécifique de leur « biographies »606. Pendant sa trajectoire un objet peut traverser divers conditions et espaces allant bien au-delà de son caractère de matérialisation des rapports sociaux de production.

Aussi, toujours selon Kopytoff, ce qui définit un objet, bien plus que sa nature ou sa place, est sa « biographie culturelle », dans laquelle le processus d’entrée et de sortie de la condition de marchandise est un phénomène culturellement déterminé. Ainsi, dans sa « carrière » ou « biographie », un objet qui n’est pas « né » comme marchandise peut en devenir une par un processus de standardisation. De même, une marchandise peut –

604 Ibid., p. 7‑12. 605« Let us approach commodities as things in a certaine situation, a situation that can characterize many different kinds of thing, at different points in their social lives. This means looking at the commodity potential of all things rather than searching fruitlessly for the magic distinction between commodities and other sorts of things. It also means breaking significantly with the production-dominated Marxian view of the commodity and focusing on its total trajectory from production, through exchange/distribution, to consumption » Ibid., p. 13. 606 Igor KOPYTOFF, « The cultural biography of things: comodization as process », in Arjun APPADURAI (éd.), The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge University Press, 1988, p. 65‑91. 270 dès qu’elle rentre dans un espace culturel spécifique – passer d’une condition standardisée (de marchandise avec une valeur mesurable) à une condition très particulière, où elle trouve une signification individualisée inintelligible pour des logiques de marché. Ce processus est commun dans toute culture, et même dans des sociétés capitalistes modernes, mais elle est notamment présente dans des contextes d’échanges commerciaux interculturels de longue échelle (ce que Curtin définit cross-cultural trade)607.

Kopytoff, dans le même article, cite un exemple d’un travail de terrain fait dans les années 1970 chez les Suku de l’actuel Congo (RDC), qui s’approprient d’objets divers (parmi lesquels des marchandises et d’anciens objets portugais) pour composer leur « attirail rituel » (ritual paraphernalia).

Similarly, the ritual paraphernalia of the kings of the Suku of Zaire included standard trade items from the past, such as eighteenthcentury European ceramic drinking mugs brought by the Portuguese, carried by the Suku to their present area, and sacralized in the process608.

Même si Kopytoff opte pour une approche plus culturelle que la nôtre, ces idées sont tout à fait en accord avec le processus que l’on observe dans l’ancien royaume du Kongo. Dans le cas de notre analyse, en plus d’une « sacralisation » (comme c’est le cas pour le Suku), il s’agit aussi d’une appropriation politique des marchandises étrangères par l’aristocratie. En d’autres termes, au Kongo, l’individuation des marchandises issus de la traite esclavagiste – qui devenaient au Kongo des objets politiques – n’est pas, à notre avis, un processus d’hybridation culturel, mais un phénomène politique en rapport avec les enjeux de contrôle économique et matériels des mécanismes complexes internes du commerce.

Au Kongo, l’appropriation politique des marchandises de la traite était répandue au sein de l’aristocratie kongo vivant à l’intérieur du pays609.. Nous avons vu que plusieurs sources des XVIIIe et XIXe siècles décrivent les nobles les plus puissants en utilisant ces titres politiques : marquês, conde, duque, príncipe et rei610. Ces titres d’origine européenne – qui venaient s’ajouter au vocabulaire politique aux côtés des titres kikongos,

607 Ibid., p. 88‑90. 608 Ibid., p. 73‑74. 609 Voir chapitre I ; A. BRASIO, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) »..., op. cit., p. 19‑42.. 610 Ibid., p. 28. ; ACL, MS Vermelho 296, viagem e missão …, fl. 73. 271 comme ntotila, mani, ntinu, etc. constituaient des marques de prestige pour l’élite. Dans le même sens, les objets politiques étrangers étaient utilisés par cette élite au même titre que les des objets kongos. C’était là un moyen d’ostentation du pouvoir à travers une combinaison d’éléments divers : des insignes de pouvoir européens, des objets de luxe européens, des tissus africains et des objets catholiques sacrés. Cet assemblage allait devenir de plus en plus courante au Kongo au cours du XVIIIe siècle.

Pour l’illustrer, observons la très belle image n° 4, ci-dessous, qui représente un mariage chrétien, c’est-à-dire un moment très important de mise-en-scène du pouvoir des bana Kongo. La femme porte un genre de robe fait d’un tissu apparemment très fin et un tissu sur les épaules, tandis que l’homme, pieds nus, est vêtu d’une ceinture, d’une jupe, d’une chemise et d’une veste européenne :

COLLO, Paolo et BENSO, Silvia (eds.). Sogno: Bamba, Pemba, Ovando e altre contrade dei regni di Congo, Angola e adjacenti. Milan, Publication privé par F. Ricci, 1986, p. 197. Disponible sur : http://slaveryimages.org (dernière consultation : mai/2017).

Les objets politiques, entrés au Kongo comme marchandises issues du commerce atlantique, apparaissent aussi au premier plan sur l’image ci-dessous. Nous pouvons y 272 voir l’arrivée d’un cortège, avec le chef en premier plan, portant un chapeau, vêtu d’une veste noire décorée, d’une jupe de couleur et d’une cape rouge, probablement en velours. À ses côtés, se trouvent un subordonné avec le parasol et quelqu’un portant son épée. Derrière lui, on voit une multitude de gens avec des instruments de musique, des armes blanches ou des armes à feu. Au coin de l’image, un délégué fait feu avec un canon. Ces armes apportaient au chef un grand prestige militaire et symbolisaient un grand pouvoir. Au-delà de ces usages guerriers, ces prestigieuses armes étrangères étaient utilisées en tant qu’objets politique dans des évènements solennels, comme nous le montre l’image :

COLLO, Paolo et BENSO, Silvia (ed.s). Sogno: Bamba, Pemba, Ovando e altre contrade dei regni di Congo, Angola e adjacenti. Milan, Publication privé par F. Ricci, 1986, p. 155. Disponible sur : http://slaveryimages.org (dernière consultation : mai/2017)

Cette scène, matériellement très riche, fait écho à de nombreux textes missionnaires des XVIIIe et XIXe siècles décrivant le moment de réception des missionnaires et ambassadeurs. 273

Ainsi, les objets politiques étaient au cœur des réceptions d’ambassades étrangères, des fêtes publiques, des funérailles, de l’intronisation des chefs, des célébrations de victoire dans une guerre, etc.611

Le Franciscain Rafael de Vide décrit, par exemple, avec entrain, de nombreuses réceptions et autres cérémonies qui avaient lieu dans différentes mbanzas où il voyagea pendant ses dix ans de mission au Kongo : les grands cortèges, les danses et musiques, les tirs de mousquet (et pour les plus aisés de canon), et les chefs accompagnés de beaucoup de gens habillés en vêtements luxueux, arborant des symboles ostentatoires612.

De ce fait, les apports d’Appadurai et de Kopytoff collaborent considérablement à la réflexion sur l’appropriation politique des marchandises issues de la traite des esclaves par l’ordre politique kongo. Par ce dialogue, nous arguons qu’au Kongo, il ne s’agit pas simplement d’une ostentation des « richesses » par une élite qui dispose des marchandises, mais d’un processus de singularisation et de résinification culturelle et politique d’objets autrefois marchandises, transformés par l’ordre politique en insignes de leur pouvoir : en objets politiques.

Les commerçants vilis (et d’autres groupes spécialisés agissant sur le commerce) sont aussi des acteurs fondamentaux dans ce processus de transformation des marchandises en objets politiques. Ce sont ces agents commerciaux (majoritairement étrangers) qui apportent les marchandises aux manis – par la voie de tributs réguliers ou au passage des caravanes par les mbanzas, ou bien par l’achat direct d’esclaves (endettés ou condamnés judiciaires par exemple)613.

Il faut remarquer que, différemment des marchandises, certains objets politiques qui n’étaient pas issus du commerce, mais de réseaux diplomatiques, d’usage exclusif des rois et très grands manis (couronne, sceptres, trône, etc.) avait des « biographies » plus stables et moins bouleversées par des transitions. C’est-à-dire, qu’ils « naquirent » en tant qu’objets politiques déjà dans leur contexte original européen, où ils avaient déjà une signification exclusive d’insignes royales. Ces objets royaux furent transmis à la royauté kongo par un processus directe diplomatique et non pas un processus marchand. Dans ce cas, les intermédiaires (les ambassadeurs normalement envoyés à Luanda par le roi du

611 G. BALANDIER, Le Pouvoir sur scène..., op. cit., p. 20‑47. 612ACL, MS Vermelho 296, viagem e missão …, fls. 30, 98, 123, 135-137, 164-166, 171-172 et 284, parmi d’autres. 613 Voir chapitre I 274

Kongo) ne font aucune transition, comme le font les vilis. Sauf dans le cas où ils sont volés sur le chemin, ces objets sont presque exclusivement destinés au roi du Kongo et (dans certains cas) à d’autres très hauts dignitaires (comme le mani Soyo). Dans ce cas, il s’agit d’un régime de circulation d’objets moins complexe et plus classique du point de vue politique et diplomatique, où un souverain employait des objets étrangers comme preuve de reconnaissance de son pouvoir au-delà de ces frontières.

4.4. La « biographie sociale » d’un objet politique

Nous pouvons accepter le défi méthodologique proposé par Kopytoff pour mener un exercice : pensons à une (micro)biographie d’un objet politique d’usage courant par l’aristocratie kongo au XVIIIe siècle. Pour cela, nous bénéficions du dialogue avec des travaux archéologiques du projet Kongo King réalisés dans la partie septentrionale du royaume du Kongo (sud-est de l’actuelle RDC). Les résultats de ce long et important projet archéologique ont récemment été publiés614. Ces fouilles archéologiques ont trouvé une variété d’objets politiques des XVIIIe et XIXe siècles d’origine européenne dans d’importantes mbanzas centrales de cette province septentrionale : comme Mbanza Nsundi ou Ngongo Mbata. On note une diverstié d’objets : épées, perles, bijouteries, armes à feu, pipes à fumer, etc., datant de la période de la traite des esclaves. Dans le cas des épées, des perles et des pipes à fumer (et d’autres) nous trouvons une grande variété en termes d’origines (locale, européenne, américaine et africaines, de régions parfois lointaines, comme l’Afrique de l’ouest). Il n’y a pas de doutes que la majorité de ces objets pénétrèrent le Kongo comme marchandises liées au commerce de longue distance, atlantique ou continental, mais surtout liées à la traite des esclaves.

Prenons alors un cas parmi les nombreux biens trouvés par ces recherches archéologiques, un objet politique plus répandu : une arme à feu distinguée qui était (à l’instar des épées et d’autres armes blanches) employée en tant qu’insigne de pouvoir des

614 B. CLIST, P. de MARET et K. BOSTOEN, Une Archéologie Des Provinces Septentrionales Du Royaume Kongo..., op. cit. 275 manis. Voyons la trajectoire de cette arme à feu britannique, retrouvée dans la tombe d’un muana Kongo local enterré à la fin du XVIIIe siècle à la mbanza de Ngongo Mbata615.

Selon ces archéologues, il s’agit d’un fusil britannique du XVIIIe siècle. Il fut probablement fabriqué à Birmingham, ville industrielle naissante de l’Grande-Bretagne et centre le plus important pour l’industrie d’armes à feu de la période. Birmingham était un exemple parmi d’autres en Europe à l’instar de Liège et de Maubeuge où les usines industrielles de fabrication d’armes à feu se sont multipliées entre la deuxième moitié du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle.

À la période de la production de cette arme, les petites manufactures plus dispersées, domestiques et artisanales d’avant, avaient déjà était largement substituées par un modèle spécialisé, prolétaire et urbain 616. Ce fusil fut ainsi fabriqué par des mains d’ouvriers spécialisés dans une usine qui produisait des armes à feu pour l’armée britannique. Il s’agit donc d’un fusil militaire, mais avec une particularité qui le différentie : au lieu de l’habituel 18,5 cm de calibre, celui en avait 16,5 cm. Cela s’explique par les nouvelles réglementations en Grande-Bretagne, comme en France et en Belgique qui interdisaient la commercialisation des fusils de calibre équivalents à ceux des armées nationales617. Cette réglementation royale visait à éviter aux populations d’outre-mer ou étrangère de disposer d’un pouvoir de feu équivalent aux européens. De ce fait, différemment d’autres fusils semblables de 18,5 destinés à la défense de la majesté britannique, celui trouvé au Kongo était un « fusil de traite » spécialement fabriqué pour être employé comme marchandise dans le commerce transatlantique britannique618.

Après sa fabrication, ce fusil fut ensuite probablement vendu à Bristol, Glasgow ou (encore plus possiblement) Liverpool à un négrier, qui en apportait en grand nombre sur les côtes africaines. Dans le navire négrier, ce fusil fut stocké avec de nombreuses autres marchandises destinées aux côtes africaines : des vêtements, des tissus en coton de production industrielle, des alcools, des perles, des armes blanches, entre autres.

615 Bernard CLIST et Paul DUBRUNFAUT, « Les armes à feu de provenance européenne », in Pierre de MARET, Koen BOSTOEN et Bernard CLIST (éd.), Une Archéologie Des Provinces Septentrionales Du Royaume Kongo, Archaeopress Archaeology, p. 365‑374. 616 Eric HOBSBAWM, The Age of Revolution: 1789-1848, New York, Vintage, 1996, p. 32 ; Joseph KOULISCHER, « La grande industrie aux XVIIe et XVIIIe siècles : France, Allemagne, Russie », Annales, 3-9, 1931, p. 11‑46. 617 B. CLIST et P. DUBRUNFAUT, « Les armes à feu de provenance européenne »..., op. cit., p. 368‑370. 618 Ibid., p. 369‑370. 276

Vu la nationalité du navire et la destination finale du fusil, nous déduisons qu’il arriva à un port au nord du Kongo : sur le fleuve Congo ou Cabinda. Le commerçant d’esclaves passa ensuite ce fusil aux mains d’un gérant de ce port (mafuco). Il fut alors donné au mafuco, probablement comme payement en avance pour des esclaves qui arriveraient bientôt par des routes caravanières. Ce fusil passa probablement ensuite aux mains de commerçants spécialistes locaux vili (ou zombo, mossorongo, etc.)619.

La route qui connectait le littoral et Nsundi – Mbanza Nsundi se situait à mi- chemin suivait la rive du fleuve Congo de la côte jusqu’à Malembo pool où se situaient de grands marchés d’esclaves.620. L’appui et le soutien des grands chefs de cette province autonome du royaume du Kongo était évidemment fondamentaux pour rendre possible l’entreprise de ce dangereux et complexe commerce. Par conséquent, les réseaux de la diaspora commerçante payaient des tributs de passage, ou payait des coutumes à ces grands chefs. Par ce biais, le fusil britannique, qui avait été conçu comme marchandise et avait eu une « vie » de marchandise jusqu’à ce moment, acquérait probablement la condition de moyen de payement fiscal et passait dans les mains (directement ou par des intermédiaires) vers les mains du mani de Nsundi qui siégeait à la mbanza de Ngongo Mbata, entre la fin du XVIII et le début du XIXe siècles621.

Cependant, contrairement aux nombreuses armes à feux que les chefs Nsundi possédaient, ce beau et nouveau fusil n’était pas destiné à des fins militaires mais à être exhibé au titre d’insigne du pouvoir. Certes, un chef, réputé en tant que grand chasseur (comme c’était parfois le cas au Kongo), pourrait l’utiliser dans des cérémonies de chasse. La même chose pouvait se produire pendant une guerre, où le chef exhibait sa belle arme et ses habilités militaires. Bernard Clist suggère, en analysant cette tombe, que le chef qu’y était enterré aurait été le dernier grand chef de Nsundi mort en 1835 ; le même qui apparait dans les traditions orales collectés par Laman à la fin du même siècle. Alors, ce grand chef de Nsundi, assez autonome politiquement et éloigné géographiquement du roi du Kongo, serait l’une des autorités locales les plus importantes de la région septentrionale de la période. Il exhibait certainement son fusil lors d’audiences publiques, des tribunaux, ou lors de la réception des ambassadeurs étrangers ou manis d’autres provinces. Comme le chef était considéré sacré, tout comme ses insignes, ce fusil était

619 Voir chapitre I. 620 P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 126‑128. 621 B. CLIST et P. DUBRUNFAUT, « Les armes à feu de provenance européenne »..., op. cit., p. 367‑368. 277 donc aussi doté d’un pouvoir transcendantal. Enfin, ce fusil connut certainement la gloire et fut observé avec admiration (et peur) par de nombreuses personnes pendant la dernière phase de sa « vie social », il fut un instrument politique de médiation et contrôle d’un grand chef sur ses subalternes. Après des dizaines d’années de carrière glorieuse, ce mousquet vit la fin de sa trajectoire publique avec la mort du chef. Comme il était devenu un objet politique tellement singularisé et lié à l’image du chef, il ne pouvait plus circuler librement en dehors de son contexte politique.

De ce fait, il fut enterré avec le corps de ce seigneur ; en compagnie de plusieurs autres objets politiques appartenant au chef : des bracelets en cuivre, des perles de Venice, une épée et (certainement) plusieurs autres objets textiles ou en bois (qui se perdirent avec le temps de par leur matière biodégradable). Le fusil avait cependant un rôle central dans le contexte funéral : il fut posé dans les mains du défunt, armé (prêt à tirer) et pointé vers l’ouverture de la tombe. Voyons la description de la scène funéraire telle qu’elle fut découverte par les archéologues :

Le fusil manifestait quelques particularités très importantes pour la compréhension symbolique du dispositif : le système de mise à feu était armé prêt à tirer, la pierre à fusil était installée dans le chien sans balle insérée dans le canon et l’arme était posée près du défunt en oblique laissant le canon dépasser à travers le premier dallage de pierres le recouvrant622.

Nous voyons que le fusil continue à avoir un rôle politique mais, après la mort du chef, plutôt mystique et rituel (comme notée par Dubrunfaut et Clist), vu sa fonction funéraire étroitement liée au pouvoir sacré du chef. Peut-être que le chef continuerait à influencer encore le destin des vivants du Nsundi, employant – en tant qu’ancêtre – son mousquet dans la garde de sa tombe sacrée ou dans la protection de ses descendants. Nonobstant, il ne s’agit pas de l’ultime destin de ce fusil. Sa trajectoire « biographique », après presque deux siècles serait encore une fois bouleversée par les excavassions archéologiques de 2012, quand il fut collecté et transporté dans son continent natal (à Tervuren), testé, analysé, décrit, devenant un objet archéologique. Sa biographie est encore loin d’être finie, car (selon les intentions du projet Kongo King) il va brièvement revenir en Afrique pour devenir un objet muséographique, où il sera montré comme

622 Ibid., p. 367. 278 personnage de l’histoire (nationale) de la République Démocratique du Kongo dans un musée à Kinshasa.

Dans ce chapitre, nous avons vu que, au cours des XVIIIe et XIXe siècles, la mobilisation de divers objets politiques joua un rôle particulièrement central dans le maintien de la légitimité du roi du Kongo, de l’aristocratie et, par-là, du système de pouvoir en général. Ces objets devinrent des insignes de pouvoir incontournables pour l’affirmation de l’élite détentrice légitime du pouvoir.

Les rois du Kongo, les chefs de province ou de mbanza, et plus généralement les bana Kongo des XVIIIe et XIXe siècles, avaient déjà derrière eux deux siècles de présence d’éléments matériels et culturels européens, ainsi que d’objets religieux du catholicisme. Ces objets dataient de la période de la centralisation du pouvoir, quand les grands mani Kongo profitaient du monopole du commerce transatlantique et bénéficiaient d’un pouvoir militaire et tributaire considérable. Même sans conserver cette capacité coercitive interne, le roi put maintenir son accès aux réseaux globaux comme source de richesse et de prestige. L’ostentation qui mélangeait objets et marchandises de diverses origines, était aussi une expression de la position privilégiée des bana Kongo, renvoyant à leurs ancêtres : les grands rois du passé. Plutôt qu’une acculturation, une conversion ou une créolisation, on pourrait donc comprendre la mobilisation des marchandises et d’objets (religieux ou non) européens durant cette période de décentralisation comme un discours de légitimation politique de l’élite lignagère bana Kongo, qui faisait de cette ouverture au monde l’une des sources de son hégémonie.

Les objets politiques que nous suivrons tout au long de cette thèse, seront des pièces clés de notre compréhension des transformations politiques kongos, et de leurs interactions avec les enjeux politiques et économiques globaux analysés par la suite.

279

280

Chapitre 5 Le coup politique des Kinlaza au pouvoir (1780-1793)

281

5.1 La crise du système d’alternance entre les Kimpanzu et les Kinlaza

La réunification du pouvoir en 1709 eut pour corollaire l’instauration d’un système politique décentralisé que nous avons analysé dans les deux premiers chapitres de cette thèse. Cette réunification fut mise en place par un accord politique commandé par le roi dom Pedro IV et les deux makanda les plus puissantes nommées Kinlaza et Kimpanzu, ce roi étant membre de la kanda mixte d’Água Rosada. Cet accord et la paix politique entre ces secteurs de l’aristocratie kongo aboutirent à la règle d’alternance des clans rivaux au trône, ce qui fonctionna comme prérogative fondamentale durant les sept décennies suivantes. Par conséquent, grâce à l’alternance politique, la période allant de 1718 à 1764 fut marquée par un relatif apaisement des rivalités politiques internes entre les deux parties concurrentes623.

Dans la mesure où les enjeux et critères qui définissaient la légitimité d’un candidat et son acceptation étaient complexes et multiples, le soutien des chefs provinciaux les plus puissants, comme ceux de Mbamba et de Soyo, était important pour la conquête du trône. Aussi, il était difficile pour un groupe, aussi riche et militairement puissant fusse-t-il, d’arriver au pouvoir sans l’accord d’un certain nombre de puissants chefs, parmi lesquels le duc de Mbamba, le prince de Soyo et le marquis de Mpangu. Ainsi, la règle selon laquelle les makanda des Kimpanzu et des Kinlaza devaient s’alterner au pouvoir était efficace, non comme structure normative, mais précisément en raison de sa reconnaissance par un nombre important de manis de plusieurs clans. La règle rendait difficile, voire impossible, pour les candidats considérés comme illégitimes, de nouer des alliances internes et externes afin de s’imposer sur le trône. Cette norme put ainsi éviter pendant plus d’un demi-siècle les guerres civiles624.

Néanmoins, si ce système fut efficace pendant toute la première moitié du XVIIIe siècle, il ne résista pas aux bouleversements des années 1770, quand les tensions augmentèrent entre les rivaux des Kimpanzu et des Kinlaza. En ce sens, en 1773, on assiste à la dernière succession qui respecta le précepte d’alternance politique, quand le roi mpanzu Pedro V succéda le nlaza Sebastião I625. Nous ne connaissons pas les détails

623IHGB, manuscritos/coleção, DL6.002, « Catálogo dos Reis do Congo » 624 Susan Herlin BROADHEAD, « Beyond Decline: The Kingdom of the Kongo in the Eighteenth and Nineteenth Centuries », The International Journal of African Historical Studies, 12-4, 1979, p. 615‑650 625 AHU, CU, 001, Cx. 50, D. 4586 (référence ancienne AHU, Angola, cx. 48, doc. 36) 282 de l’élection, ni la suite immédiate de cette transition, mais nous savons qu’elle généra une violente opposition. L’intronisation de Pedro V de Kimpanzu fut contestée et un groupe d’opposants (que nous ne pouvons malheureusement pas identifier) menaça d’attaquer la cour de Mbanza Kongo, où le roi Pedro venait de s’installer626.

Ces intimidations augmentèrent progressivement pendant les mois qui suivirent le couronnement, jusqu’à ce que le roi Pedro V a fini par abandonner la cour « par peur de la guerre », selon le père Cherubino. Les sources disponibles ne nous permettent pas de savoir avec exactitude qui le menaçait. Nous pourrions imaginer que son élection avait été illégitime. Cependant, les sources plus tardives (comme les généalogies royales) prouvent que son règne était reconnu comme légitime, y compris par les partis rivaux627. La courte période qui s’est écoulée entre son couronnement et sa fuite nous amène toutefois à penser que l’élection aurait été contestée par des chefs suffisamment puissants pour effrayer le roi et ses alliés. Ce roi, dans un geste assez particulier dans l’histoire politique kongo, préféra sa vie à son règne628.

Or, le roi mpanzu ne fuit pas seul, mais en compagnie de son entourage royal : la reine et ses dignitaires les plus importants. Ils s’installèrent assez loin de Mbanza Kongo, à Mbamba Luvota, au sud – dans une région enclavée de son clan, les Kimpanzu629. Le roi Pedro VI établit sa cour dans une « forteresse naturelle », belle et fertile, protégée par les rochers de Nsundo, comme le décrit le père Cherubino da Savona :

[…] le roi [Pedro V] après quelques mois, par peur de la guerre, s’est enfui en 1764 avec peu de gens et la reine et s’est réfugiée à Bamba Lubota dans la bellissime forteresse de la pierre de Nzundu, et imprenable en raison de sa nature. On y entre par une grotte étroite de presque une lieue, de 4 kilomètres autour, avec des murs très fort (…) de telle sorte qu’on ne pouvait la pénétrer de nulle part, sauf par cette grotte étroite. Et au milieu du terrain passe une rivière abondante en eau et quelques poissons pour les personnes qui y habitent, et il n’y a pas de place pour planter des fruits. Et ils ont fait une église et y ont mis certaines choses qu’ils avaient obtenu de la Cour du Congo630.

626 C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 190‑210. 627 Par exemple, une généalogie royale de quelques décennies plus tard, attribuée aux rivaux Kinlaza, où Pedro V figure sur la liste des rois légitimes et chrétiens de la période. Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro, Manuscritos, Lata 6, pasta 2, « Catallogo dos Reis do Congo ». 628 Carlo TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona»..., op. cit., p. 205-209. 629 Ibid., p. 207‑214. 630 « Dopo porchi mesi per paura di guerra, del 1764 fuggi com poca sua gente, e Regina, e si rifugio in Bamba Lubbota nellaPietra D´Izondo fortezza belíssima, ed inespugnabile fatta dalla natura; (...). Là dove s´entra per uma stretta grotia quase d´um miglio, e dentro hà um gran piano, di quatro miglie in 283

Cet événement fut particulièrement étonnant, car l’espace sacré de Mbanza Kongo et la force des ancêtres (desquels le roi était considéré le représentant) agissant dans cet espace étaient des piliers idéologiques du pouvoir royal. Il est vrai que, à plusieurs reprises, pendant les moments de forte instabilité ou de guerres civiles, les rois s’enfuyaient temporairement de la cour. Pourtant, à notre connaissance, aucun ne l’abandonna de manière irrévocable ni renonça au trône une fois élu. La sortie définitive d’un roi de Mbanza Kongo était donc potentiellement bouleversante et dangereuse pour la stabilité de la royauté.

Or, pour essayer de résoudre cette situation atypique, le conseil royal, garant de l’équilibre politique et social du royaume, envoya des lettres à Pedro V lui demandant de revenir à Mbanza Kongo631. Le missionnaire Cherubino de Savona fut aussi sollicité pour lui écrire afin de le prier de revenir. En guise de réponse, le roi envoya une ambassade à Mbanza Kongo ; mais, au lieu de négocier le futur retour du roi, l’ambassadeur avait pour mission de convaincre le prêtre de quitter la cour et de rejoindre Luvota, lui promettant de bonnes conditions de vie632. Cette situation se distingue d’autres cas plus courants où, en temps de guerre, certains rois étaient expulsés de la cour, s’installaient à proximité pour pouvoir regrouper leur armée et la reprendre plus tard. Nous trouvons encore d’autres indices qui confirment le caractère définitif de l’abandon du trône par le roi mpanzu. D’abord, à Luvota, une église fut rapidement construite pour y mettre les objets sacrés apportés depuis Mbanza Kongo, ensuite le Capucin fut vivement prié d’ accompagner l’ambassade dans la nouvelle cour et d’y installer sa mission. Le fait que cette faction des Kimpanzu transféra des éléments fondamentaux du pouvoir royal – le roi, la reine, les officiers de la cour, des objets religieux et une partie des insignes du pouvoir – de Mbanza Kongo vers Luvota et qu’elle mobilise aussi le missionnaire capucin, constituent de forts indices, à notre avis, de son intention de ne pas revenir. Il songeait, peut-être, à fonder une « nouvelle cour » :

Il m’envoya alors des ambassadeurs pour que je puisse édifier le couvent et être avec eux, mais j’ai insisté pour qu’ils s’en giro, com pareti fortissime, che sembravano fatte (dell´arte) di Maniera che da dessuna parte si puo entrare, se non da quella stretta grotta; e nel mezzo del piano passa um fiumicello abbondante di aqua, e qualche poco di pesce bastante per le paesone che vi dimorano, e vi è sito de la seminare i suoi frutti e quivi há fato fare uma Chiesa ». Ibid. 631 Cela indique qu’il y eut une élection légitime aux yeux du conseil. 632APF, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 5, fls. 314-318 ; C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo »..., op. cit., p. 210. 284

retournent à la cour, comme l’ont fait de nombreux mois également les électeurs [du conseil]. Et il n’a jamais voulu sortir de sa forteresse, y conviant d’autres parents, et c’est là qu’il se trouve633.

Le conseil se réunit pour une nouvelle élection moins d’un an après la fuite du roi mpanzu. C’est (à notre connaissance) le seul cas d’élection organisée au Kongo pour choisir un nouveau roi alors que le précédent était encore en vie634. Le conseil nomma le marquis de Mpangu, dom Álvaro (devenu roi Alvaro XI), de Kinlaza en 1774. Il est ainsi assez probable que les menaces qui provoquèrent la fuite de dom Pedro fussent précisément venues de ce groupe nlaza commandé par le puissant marquis de Mpangu. Les Kinlaza comptait aussi avec le soutien de leurs parents de Nkondo, région politiquement traditionnelle et voisine de la capitale635.

Cet événement amena à une impasse. Malgré la force de l’alliance nlaza et du nouveau roi élu, une partie des Kimpanzu n’accepta pas dom Alvaro comme roi légitime et refusa de quitter la cour. Après avoir été militairement repoussés par les Kinlaza, les Kimpanzu résistants s’installèrent aux alentours de Mbanza Kongo pour réunir leurs forces afin de reprendre à nouveau la ville, ce qui arriva neuf mois plus tard. À cette occasion, les Kimpazu attaquèrent Mbanza Kongo, brulèrent une partie des cases et le couvent des missionnaires, saccagèrent la cathédrale et expulsèrent à leur tour les Kinlaza qui prirent refuge à Mpangu. Malgré la puissance de l’attaque, les Kimpanzu ne récupérèrent pas le contrôle de la cour royale qu’ils laissèrent à l’abandon. Le but de cet assaut était d’empêcher la prise du pouvoir par les Kinlaza, dans l’intention apparente de garder la légitimité de leur roi fugitif636. Mais pour quoi ce roi, allant contre le désir d’une partie de sa kanda, préféra-t-il gouverner une nouvelle mbanza lointaine au lieu de

633« (...) e posto alcune cose, che porlò via dalla Corte del Congo, e poi mandò Ambasciatori e me, acciò fossi andato a fabricar l´Ospizio, e star com Lui, mà lo l´esortai a tornare ala sua Corte, come fecero per molti mesi anche li Elettori, ed egli mai volle uscire dalla sua fortezza, anzi chiamò altri suoi parenti, e amici, e Là se ne stà ». Ibid., p. 207. 634 À titre d’exemple, les chefferies voisines des Ndembu connaissaient des formes de cohabitation entre chefs « honoraires » et chefs « en service » (Madeira Santos : « Écrire le pouvoir en Angola », p. 787‑788). Ce n’était, selon nous, pas le cas au Kongo, où la royauté avait un caractère perpétuel et où le couronnement n’était permis qu’après la mort du roi précédent. 635 Nkondo (et Mpemba), aussi connue comme « terras da rainha » tel que nous le verrons plus loin, était un poste stratégique pour les Kinlaza, près de Mbanza Kongo, siège du mani Nlaza, sans le soutien duquel le marquis de Mpangu aurait très difficilement pu reprendre la capitale. 636 C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 207. 285 réoccuper la cour ? Voici une question à laquelle nous n’avons malheureusement pas de réponse.

Finalement, en 1776, après deux ans d’abandon de la cour, les Kinlaza réunirent encore une fois les moyens suffisants pour reprendre Mbanza Kongo et la sécuriser. La maison du roi, les « églises », les installations qui accueillaient les missionnaires et les esclaves de l’église et d’autres structures furent ensuite rebâtis, les insignes de pouvoir récupérés (ou remplacés), le toit de la cathédrale recouvert (les murs de pierre résistaient toujours). Les éléments nécessaires à la réactivation de Mbanza Kongo en tant que capitale politique et sacrée revinrent à leur place, donnant de nouveau la légitimité au règne de dom Alvaro de Kinlaza. Les Kinlaza avait encore une opportunité de neutraliser leurs principaux rivaux politiques en obtenant le soutien de secteurs plus indépendants. En conséquence de la stabilité politique, la cour connut une importante croissance démographique : le père Cherubino estimait (avec son hyper-exagération habituelle) qu’un an après sa récupération, Mbanza Kongo comptait déjà une population de 35 000 personnes637.

5.2. La mission portugaise et le coup politique des Kinlaza pour le contrôle du trône

L’équilibre établi par les Kinlaza fut une fois de plus perturbé peu de temps après, avec la mort du roi Alvaro XI. Cet événement installa un nouveau moment de crise avec le retour de l’instabilité fraîchement apaisée638. Ce moment se révéla très délicat. L’accord en vue de l’alternance entre makanda, qui avait fonctionné jusqu’alors, était rompu. L’équilibre fragile qui maintenait la cohésion du Kongo post-réunification se trouvait alors en danger. Cet évènement aurait pu rendre possible le retour des Kimpanzu au pouvoir. Cependant, l’(ex-)roi Pedro V était toujours vivant à Luvota, ce qui provoquait une situation atypique et contraignante pour sa kanda. Comment pouvaient- ils présenter (ou soutenir) un nouveau candidat au trône alors que leur ancien roi – qui se refusait à occuper la cour – était encore en vie ?

Les détails sur les événements qui suivirent la mort d’Alvaro XI et l’élection du nouveau roi sont toutefois absents des sources. Le missionnaire Cherubino da Savona

637 APF, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 5, fls. 318-320 ; Ibid., p. 208‑209. 638 Ibid., p. 207- 210. 286 avait déjà quitté le Kongo avant le décès du roi, laissant le territoire kongo sans missionnaire pour plusieurs années639. En effet, la mission organisée par le Portugal n’arriva au Kongo qu’à la fin de l’année 1779. Nous savons cependant que les Kinlaza profitèrent de l’opportunité ouverte par l’incapacité des Kimpanzu à présenter un candidat légitime au trône, pour imposer un nouveau roi de leur clan comme successeur de d’Alvaro, et ce contre les règles établies par l’alternance entre les clans. Le candidat en question était dom José Nkanga a Kanga de la branche nlaza de Nkondo, l’un des principaux descendants vivants de la reine dona Ana de Leão640.

C’est dans ce contexte de tensions politiques internes qu’« au nom du roi », deux de des frères de dom José envoyèrent une lettre à l’évêque à Luanda pour lui demander des missionnaires. Ces frères étaient Afonso Nkanga a Nkanga, marquis de Mpemba, et dom André, marquis de Songo. Ces deux seigneurs furent les organisateurs – du côté kongo – de la réception, inédite (pour l’époque), de missionnaires portugais promue par Martinho de Mello e Castro (que nous avons évoquée dans le chapitre III). Tous deux s’occupèrent de la logistique de l’arrivée des missionnaires, en allant les chercher sur la rive nord du fleuve Dande – limite du territoire kongo. Ensuite, les délégués de ces deux seigneurs et leurs esclaves chargés de transporter les missionnaires et leurs équipages (qui incluaient de nombreux cadeaux pour le mani Kongo) les amenèrent premièrement à Mbanza Mpemba, gouvernée par le plus jeune frère du roi, dom Afonso641. Ce prince, selon les impressions des missionnaires, était « le [seigneur] le plus attentif, urbain et cordial que nous avons rencontré ; il est urbain comme un Portugais ; il lit et écrit ; quelqu’un de haute stature et puissant, mais humble et sujet de l’Église, de laquelle il est maître et interprète »642.

Les pères furent retenus à la mbanza du marquis de Mpemba pendant plus de trois mois, pendant lesquels ils reçurent diverses justifications, parfois même contradictoires. Les Kinlaza disaient soit qu’il fallait attendre le départ de dangereux ennemis qui bloquaient les routes, soit que le roi dom José n’était pas dans sa capitale et qu’ils attendaient encore son retour pour voyager. Malgré les commodités que les missionnaires trouvèrent dans le cadre de l’hospitalité du jeune prince chrétien Afonso, ils ne parvenaient pas à remplir leur objectif majeur. Les religieux cherchaient à rejoindre le roi

639 APF, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 5, fls. 460-462 640 ACL, MS V. 296, fl. 35 et fl. 73-75. 641 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 83 à 85. 642 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 87. 287

à Mbanza Kongo et à remettre les cadeaux et les propositions envoyés par le gouverneur portugais643. Qui plus est, le père Rafael cherchait à occuper son siège de Vicaire Général du Kongo – poste qui lui fut transmis après la mort du père Libório644. Cependant, les religieux durent attendre, résignés, pendant des mois aux mains des Kinlaza. En ce sens, le père Rafael déclara dans l’une de ses lettres : « Nous ne savons rien, ils [les Kinlaza] nous cachent tout »645. Les missionnaires craignaient ainsi de ne pas être au service du roi légitime du Kongo, mais d’une faction qui entreprenait un coup d’État. Cela était en partie vrai étant donné la situation d’impasse provoquée par la succession de dom Álvaro et la fin de l’accord d’alternance646.

Les soupçons de tromperie par les Kinlaza augmentèrent quand les prêtres portugais reçurent la visite d’un homme qui venait de Mbanza Kongo. Il apportait une lettre du « régent » du royaume adressée aux religieux. Les missionnaires furent étonnés de lire que ceux qui les recevaient étaient des « agresseurs injustes ». Selon la lettre, le vrai roi n’était pas José I de Kinlaza, mais Pedro V de Kimpanzu qui, étant absent de sa capitale, avait chargé le régent (auteur de la lettre) du contrôle et de la garde de la cour647.

C’est ainsi que nous apprenons que les Kimpanzu choisirent de défendre leur droit au trône, non pas en choisissant un nouveau candidat, mais un régent représentant le roi absent. Les Kinlaza, à leur tour, profitèrent de son interlocution avec l’évêque et de sa proposition d’envoi de missionnaires portugais comme stratégie pour imposer son candidat.

La remise de la lettre du régent aux missionnaires fut suivie d’un grand désordre. Les Kinlaza attendaient déjà l’émissaire de la lettre devant la maison des prêtres et, en le voyant partir, ils essayèrent de le tuer. Les missionnaires réagirent en reconduisant rapidement l’homme à l’intérieur de la maison pour empêcher son assassinat. Après une nuit d’impasse, les missionnaires négocièrent avec le dirigeant de la mbanza pour assurer le départ du livreur dans la matinée, en les menaçant d’excommunication en cas

643 APF, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 5, fls. 473-476 644 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 56-59. 645 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 80-83. 646 APF, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 5, fls. 487-490 647 De Vide. Nous ne savons pas si « injustes agresseurs » (« injustos agressores ») sont les mots exacts utilisés par les contestataires dans la lettre en question ou s’il s’agit d’une réinterprétation des missionnaires. Or, dans la langue portugaise de l’époque, le concept d’« injuste » (« injusto ») signifiait notamment une absence de droit, de légalité, à la différence d’une idée plus morale et plus moderne de « juste ». Dictionnaire : BLUTEAU, Raphael, « Injusto : que obra contra as leis contra o Direito, contra a justiça » http://dicionarios.bbm.usp.br/pt-br/dicionario/1/injusto [dernière consultation, janvier/2018] 288 d’agression contre celui-ci. Mais les Kinlaza avaient peur qu’une possible lettre-réponse des missionnaires vienne légitimer la contestation des Kimpanzu contre José I. Ainsi, sous contrainte, les missionnaires durent accepter d’écrire une lettre répondant à la demande des Kinlaza. Ils furent obligés de présenter la lettre et de sceller l’enveloppe en leur présence pour éviter que des sujets « indésirables » ne soient abordés par les prêtres, comme en témoigne le père Rafael :

Nous avons écrit une lettre collective, en évitant certains sujets particuliers qu’ils nous interdisaient d’écrire, nous avons simplement dit que nous voulions le bien spirituel de ce royaume, que nous ne nous engagions pas en question temporels [c-à-d, politiques], que soit reconnu comme vrai roi celui qui a la justice [le droit] ; parmi d’autres choses que nous avons dû écrire sinon la lettre ne serait jamais partie.648

Le missionnaire nous révèle plus loin dans son texte quelles étaient ces « autres choses » que les Kinlaza leur obligèrent à écrire. Selon le prêtre : « Nous leur avons conseillé de promouvoir la paix, de désister [donc] des projets de guerre et de laisser passer le roi José I, celui qui est acclamé roi par tous ». Alors, au lieu de châtier le porteur de la lettre et de le tuer comme ils l’avaient prévu, les Kinlaza finirent par lui faire porter la lettre-réponse des missionnaires. Ce papier finit par constituer, de ce fait, un document officiel destiné à Mbanza Kongo de soutien des prélats à José I, ce qui représentait certainement une arme puissante du fait de l’importance politique des missionnaires. Les prêtres n’étaient pas perçus comme les membres d’une kanda, mais comme des personnages associés aux fondements de la royauté et liés au passé glorieux des grands rois catholiques. Avoir deux prêtres européens sous leur tutelle constituait pour les Kinlaza une avancée fondamentale dans la neutralisation de leurs rivaux et dans la conquête de Mbanza Kongo. La réponse à cette lettre arriva un mois plus tard, cette fois- ci colportée par des membres du conseil en personne : « Ils nous disaient qu’ils voulaient la paix et, que comme fils de l’Église, à laquelle ils étaient très obéissants, ils nous désiraient à la cour, pour le bien des âmes […] ». Alors, grâce à l’appropriation des

648 « No dia seguinte, foi preciso fazer uma carta em comum, que não tocasse em coisa particular do que nos mandavam dizer, em que só dizíamos que nós só pretendíamos o bem espiritual do Reino, nem nos metíamos em temporalidades, que fosse Rei quem tivesse justiça, e outras coisas semelhantes, porque de outra sorte não iria a carta, que eles sempre quiseram ver, que se fechasse na sua presença, que a tanto está sujeito um missionário, que se o Senhor nos não fortalecesse nesta, e outras muitas ocasiões, desfaleceríamos; enfim, recebeu o homem a carta e se retirou e foi preciso fazer que o acompanhassem alguns grandes, que acomodassem o Povo, que sempre estava disposto para o matar » (ACL, MS v. 296, Viagem e missão...fls. 81, 82). 289 missionnaires, le roi José I obtenait le soutien officiel du conseil royal (au moins d’une partie des conseillers) à son règne controversé.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que le rôle diplomatique des pères fut approprié, aussi, par les Kinlaza lors de leurs voyages à l’intérieur. Le prince Afonso transportait ces pères en faisant le tour de leurs zones d’influence, en passant par plusieurs mbanzas gouvernées par des « frères » ou « cousins » du roi José I649. Bien évidemment, la circulation d’informations, de nouvelles et même de rumeurs jouait un rôle politique important dans un contexte de disputes. Ainsi, la présence de deux missionnaires européens sous la tutelle des Kinlaza eut très probablement beaucoup d’écho et d’intérêt pour la bana Kongo de tout le royaume. En tant qu’émissaires et partie prenante de la tradition politique kongo, ils étaient utiles à toute la bana Kongo pour la réalisation de rituels catholiques qui servaient à affirmer le pouvoir de l’aristocratie :

[…] le Seigneur de la Banza n’est pas venu nous recevoir parce que nous nous sommes affichés en la compagnie d’autres Gentilshommes, qui n’était pas de son parti […]. Mais ils seraient leurs ennemis et non les nôtres. Parce que ceux qu’ils considéraient comme étant leurs ennemis étaient également nos amis, et ils nous voulaient sur leurs terres. Ceux-ci [les Kinlaza], cependant, qui nous avaient à leurs côtés, ne voulaient pas nous laisser jusqu’à ce que tout le Royaume soit composé, et qu’entre [à Mbanza Kongo] son Roi acclamé650.

Finalement, une fois l’expédition militaire prête pour reprendre la cour, le roi José I se présenta aux missionnaires portugais à Mbanza Nkondo (capitale des Terres de la Reine)651. Ne pouvant pas encore entrer à Mbanza Kongo, les Kinlaza firent leur cour

649 ACL, MS v. 296, Viagem e missão...fls. 75-90. 650 « […] o Senhor da Banza não nos veio receber por irmos na companhia de outros Fidalgos, que não eram do seu partido […] Mas inimigos seriam deles, e não nossos, porque os que eles chamavam inimigos, eram nossos amigos também, e nos queriam em as suas terras, e estes, porém, que nos tinham da sua parte, nos não queriam largar até que todo o Reino se compusesse, entrando o seu Rei aclamado » : ACL, MS v. 296, Viagem e missão...fls. 94-95. 651 Cette situation n’était pas nouvelle, puisque, pendant les guerres civiles (1670 – 1709), la mbanza de Mucondo avait fonctionné déjà comme capitale de la kanda des Kinlaza. Durant la période de 1665 à 1709, chaque kanda (des Kimpanzo et des Kinlaza) eut sa respective « cour » avec ses rois. Lemba (ou Bula) au nord-est pour les Kimpanzu et Mucondo pour le Kinlaza. Une troisième capitale fut inaugurée au début du XVIIIe siècle par la mvila mixte d’Água Rosada, au sommet du mont Kibangu651. Ces luvila essayèrent pendant plus de cinq décennies d’imposer leur roi en occupant Mbanza Kongo. Les occupations de la capitale finissaient systématiquement par de violentes attaques de la part des rivaux ou des ducs influents de Soyo et de Mbamba, provoquant plusieurs morts et incarcérations, ainsi qu’une nouvelle fuite vers les cours provisoires. Dans ce contexte de retour des conflits internes, à la fin du XVIIIe siècle, les Kinlaza ont réactivé Mbanza Mucondo et les Terres de la Reine en tant que centres de leur pouvoir, Mais cette situation provisoire n’allait pas durer longtemps : J. THORNTON, The Kongolese Saint Anthony…op. cit., p. 97-111. 290 provisoire à Mbanza Nkondo, où le roi reçut ses alliés et les missionnaires pour préparer la reconquête de la cour sacrée652.

Grâce à cette première année de présence des missionnaires portugais au Kongo, les Kinlaza purent accumuler un capital politique suffisant et des alliances militaires pour assaillir Mbanza Kongo et la récupérer. Le roi dom José réussit finalement à enrégimenter une grande armée, composée de plus de 50 000 soldats, parmi lesquels plusieurs seigneurs des différentes provinces. Ces troupes partirent de Nkondo en direction de Mbanza Kongo le 28 septembre 1781. Le roi ordonna aux missionnaires d’accompagner son armée, déclarant, selon le père Rafael : « C’était un roi catholique, il n’avait pas d’idoles et il faisait confiance seulement en Dieu et en ses pères »653.

Le 29 septembre, l’armée pro-nlaza remporta facilement la première bataille. Le lendemain, une deuxième confrontation eut lieu, mais ne dura que quelques heures, écrasant les ennemis avec force et les expulsant de Mbanza Kongo. Après cette victoire, le roi José I fit son entrée solennelle dans la ville sacrée, avec son cortège, en compagnie des missionnaires, de ses délégués et de son armée, se dirigeant vers les ruines de la cathédrale pour célébrer sa victoire avec une messe majestueuse654.

5.3 Le règne de dom José I de Kinlaza

Après la prise de Mbanza Kongo par dom José I, la reconstruction de la cour et la réactivation du siège royal, les Kinlaza donnèrent suite au projet de stabilisation de la royauté. Ils tissèrent des alliances importantes avec qui plusieurs manis, dans lesquelles les missionnaires (sous la tutelle du roi) continuèrent de jouer un rôle majeur. Le roi imposa aux missionnaires qu’au moins l’un d’entre eux restât dans la capitale pendant que les deux autres seraient en mission à l’extérieur. Le roi s’assurait de la sorte un accès privilégié aux prêtres pour mener l’administration du sacrement, les funérailles des aristocrates à Mbanza Kongo, la nomination des chevaliers, etc. Cela permettait

652 En rencontrant le mani Kongo dom José, le frère Godinho (d’abord) et le frère Rafael (ensuite) conclurent qu’il s’agissait bien du roi légitime, car son « air de majesté [n’est] en rien (ou très peu) diffèrent des rois d’Europe », « […] todo o ar de magestade, pouco ou nada diferente dos Reis da Europa, e conheceu o Padre ser este o verdadeiro Rei […] », ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 90. 653 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 118-119. « ACL, De Vide, e não tinha ídolos, e só confiava em Deus e nos seus Padres, era a sua expressão ». 654 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls.. 120-121. 291

également une redistribution du capital politique entre les potentats provinciaux les plus importants, par où passaient les missionnaires655.

De ce fait, ce ne fut probablement pas un hasard si la destination du premier voyage du père Rafael, après son installation à Mbanza Kongo, fut Mafinda, la région forestière contrôlée par les Kinlaza du nord. Dans son rapport, le père nous apprend que la raison de ce déplacement était de « chercher du bon bois pour reconstruire le toit de la cathédrale ». Effectivement, cette région était la plus riche en bois, ce qui garantissait d’ailleurs une grande influence des chefs de cette région sur une région étendue qui en dépendait. Mais, il est probable que les ressources recherchées à Mafinda par le missionnaire et le roi ne fussent pas uniquement pour la charpenterie. En offrant du bois pour la reconstruction de l’église centrale de Mbanza Kongo, le mani de cette région offrait en même temps sa reconnaissance aux Kinlaza de Nkondo 656.

L’autre geste stratégique du mani Kongo dom José fut d’ordonner à l’un des missionnaires, peu après la reconstruction de Mbanza Kongo, de se rendre prioritairement au mont Kibangu, centre politique des Água Rosada. À son sommet, se trouvait l’une des mbanzas politiquement les plus importantes du Kongo. Kibangu était gouvernée à l’époque par le prince dom Pedro Água Rosada et Sardonia. Nous avons vu que la kanda Água Rosada avait un contrôle politique presque absolu sur cette région montagneuse très protégée par rapport au reste du royaume, où toutes les mbanzas étaient « gouvernées par des fils et par des neveux du prince »657. Si les Água Rosada demeuraient indépendants, parfois rivaux des Kinlaza, les visites de missionnaires à Kibangu nous semblent aussi possiblement représenter une monnaie d’échange pour le soutien des Água Rosadas au nouveau roi dom José I.

Un autre soutien incontournable pour le roi dom José I Nkanga était celui du duc de Mbamba, autorité majeure de cette vaste province politiquement divisée. À la différence de Soyo et de Kibangu, Mbamba était divisée au moins en deux sous-territoires rivaux à l’époque. D’un côté, la sous-province nord, nommée Mbamba du Kongo (ou Grande Mbamba), longtemps dominée par la famille Valle das Lágrimas, branche nlaza alliée de Nkondo. De l’autre, au sud, une deuxième région nommée Mbamba Luvota, un

655 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. fl. 59-61. 656 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls.. 122. 657 « Logo depois que chegámos à Corte, o Rei novamente eleito pediu que o P.e João fosse ao Monte de Quibango, lugar principal daquele Reino, habitado pelos maiores Príncipes do Reino, que o havia pedido a fim de restabelecer a Religião quase descaída », ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 120-121. 292 centre rival, d’autant plus après la fuite de dom Pedro V, quand elle devint le noyau de l’opposition658. À partir de Luvota, les Kimpanzu lancèrent des attaques et des vols de caravanes nlazas et portugaises qui circulaient entre Luanda et Mbanza Kongo. Ces deux zones d’influence de cette grande province luttaient pour le contrôle de la capitale Mbanza Mbamba, siège du prestigieux duc de Mbamba. Ainsi, au cours de ces premières années de la décennie 1780, marquée par une stabilité politique à Mbanza Kongo, Mbanza Mbamba continuait d’être le centre des disputes entre les deux concurrents. Cette contestation dura jusqu’à juin 1783, lorsque le duc de Mbamba fut nommé et que le père Rafael se rendit sur place pour y passer huit jours au service de ce seigneur659.

Ainsi, la province de Mbamba condensait les luttes politiques plus générales du royaume du Kongo. Pour cette raison, la maîtrise et le soutien de ce territoire étaient souvent décisifs pour le maintien du trône. De même, le soutien du roi au candidat à grand-duc était un atout important pour sa nomination.

Après quelques années de consolidation de l’hégémonie des Kinlaza, le roi José I mourut le 5 janvier 1784660. Nonobstant, son court règne laissa un héritage important. Ce roi réussit à stabiliser politiquement le Kongo, à reconstruire Mbanza Kongo et à nouer les alliances nécessaires autour de sa kanda. Le successeur choisi par le conseil fut le puissant frère de ce roi, le marquis de Mpemba, dom Afonso de Leão Nkanga a Kanga. Le choix de ce prince par le conseil ne fut pas un hasard, car dom Afonso fut le principal responsable du rapprochement diplomatique avec le Portugal et du coup politique nlaza qui amena son « frère aîné » au pouvoir et isola les rivaux mpanzu661. Nous voyons ainsi que le trône resta dans la même branche nlaza originaire des Terres de la Reine et aux mains d’un seigneur « très chrétien » et diplomatiquement influent, notamment dans la relation avec Luanda et le Portugal.

658 C. TOSO, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni »..., op. cit., p. 210‑211. ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. fl. 234-235. 659 « Em Bamba, vim à Banza maior dela, aonde ainda não tínhamos chegado, e aonde morava o intitulado Duque de Bamba que antes nos havia chamado, mas por dúvidas que havia naquele Ducado sobre o maior dele, não tínhamos ido por não / p. 235 / nos embaraçarmos com as suas dissensões, e agora o fiz por me segurarem, que aquele estava assentado, e conhecido por verdadeiro Duque » ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 309-311. 660 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 159-161 661 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 87. 293

5.4. Le règne d’Afonso V de Kinlaza et la faillite de la mission lusitanienne à Mbanza Kongo (1787)

La nouvelle de l’intronisation de Afonso V le 14 février arriva très vite à Luanda ravivant l’espoir des Portugais. Ils comptaient « profiter de cette occasion du couronnement d’un roi ami des missionnaires et soumis à l’Église » pour concrétiser le plan de conquête du commerce esclavagiste au nord du fleuve Dande662. À cet effet, l’alliance avec le Kongo était nécessaire pour le ministre portugais Mello e Castro. Il s’agissait en fait de la seule manière pour le Portugal de sortir vainqueurs de la guerre commerciale contre les Britannique et les Français. Mello e Castro, dans une lettre d’instructions envoyée au père Rafael, exposa clairement son plan. La longue citation ci- dessous nous révèle explicitement ses intentions et espoirs avec le couronnement du nouveau roi. Aussi, sa lettre démontre le rôle attendu des missionnaires pour « influencer le roi du Kongo » pour qu’il se rallie aux Portugais :

Pour accélérer l’esclavage au Brésil et étendre le commerce, il convient de se libérer de concurrences néfastes et de construire quelques forts, qui scellent la communication étrangère, parce que ceux-ci ne perdent pas une occasion de nous rendre mal vus, car ils ont la préférence dans les achats d’esclaves, et ainsi, de nous priver des bénéfices de l’importation des marchandises, comme l’expérience l’a montré après qu’on a commencé à ériger l’établissement de Cabinda. […] Le moyen le plus sûr de nous perpétuer utilement est de nous lier au Roi du Congo : les intérêts de celui-ci changeront de face, en commerçant sur le fleuve Zaïre avec les Portugais sans crainte de son vassal rebelle, le compte du Sonho, qui serai dominé, et réduit à lui présenter obédience et attributs. Et il en ira du même sort pour les potentats, qui habitent sur l’autre rive au Nord du fleuve, qui seront vaincus, sans pouvoir résister à nos armes unies avec celles du Roi du Congo. Nonobstant, la base de cette alliance primordiale dépend de votre capacité à profiter des circonstances actuelles et à influencer le Roi de ces idées et d’autres qui puissent le déterminer à s’allier à nous. (…) il faut lui proposer des richesses qui le rendent aussi puissant qu’il le fut jadis. […]663.

Concernant ce nouveau roi, nous voyons ainsi que les Portugais avaient l’intention de proposer une alliance militaire et commerciale qui (re)donnerait au roi kongo le

662 AHU, CU, Angola, cx. 68, doc. 92,32. 663 AHU, CU, Angola, cx. 68, doc. 92,32. 294 pouvoir sur quelques-uns des « vassaux rebelles ». Il s’agissait du mani Soyo et des potentats de la rive nord du fleuve Congo – qui seraient obligés par le roi de vendre des esclaves exclusivement aux marchands portugais, en contrepartie de l’aide militaire et maritime664. Pour mener à bien ce projet ambitieux, les autorités portugaises comptaient sur l’influence des missionnaires à la cour kongo. Les prêtres auraient été en mesure de convaincre le mani Kongo que cette collaboration pouvait l’enrichir et le rendre « aussi puissant qu’il le fut jadis » (« tão poderoso quanto já foi »)665. Simultanément à la mise en œuvre de ce plan, nous voyons la nomination d’un nouveau gouverneur, José de Almeida e Vasconcelos (plus connu comme le baron de Mossâmedes), et d’un nouvel évêque, Alexandre de Sagrada Familia – deux hommes de confiance de Mello e Castro. Les deux agents, selon un chroniqueur de la période, entretenaient une grande amitié et se rendaient très souvent visite. À l’occasion de ces visites très informelles, les deux autorités discutaient des grands projets, tout comme des petits détails concernant le gouvernement de l’Angola : « Nous pouvons dire que ces thématiques étaient décidées par ces mêmes agents »666. Ainsi, les deux bras – le militaire et l’ecclésiastique – de la couronne portugaise à Luanda travaillaient conjointement pour l’expansion commerciale portugaise au Kongo.

Dès lors, le nouvel évêque envoya une lettre au mani Kongo peu de temps après son arrivée à Luanda, lui promettant d’envoyer « deux prêtres sages et de bon esprit ». L’évêque fit remarquer au roi kongo que les missionnaires portugais étaient envoyés grâce à la générosité de la reine du Portugal, souveraine qui n’en tirait aucun profit, puisqu’il n’y avait pas de commerce entre les deux royaumes :

La grande dépense que fait ma fidèle souveraine avec ces prêtres, coûtant chacun plus de six cent mille réis annuels […], faite en raison de l’amicale alliance entre nos empires, de laquelle ma souveraine ne retire que peu d’intérêt, vu le petit commerce que les vassaux de votre majesté font avec les Portugais667.

664 AHU, CU, Angola, cx. 68, doc. 92,32.

666 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 153. 667 « (…) minha graciosíssima Soberana, faz com estes Padres, que lhe custa cada um acima de setecentos mil reis de moeda Portuguesa (…) pela amigável aliança, que subsiste entre os dois Impérios; a qual aliança pouco interesse dá à mesma Senhora pelo pouco comércio que os Vassalos de V. Majestade hoje fazem com os Negociantes Portugueses ». AHU, CU, Angola, cx. 70, doc. 28. 295

Ainsi, avec une petite incitation ingénieuse, le vicaire suggérait une contrepartie commerciale, monnaie d’échange souhaitée par dona Maria pour continuer d’alimenter le Kongo en missionnaires et en objets politiques.

Afonso V Nkanga, de son coté, n’était pas naïf quant aux intentions des Portugais. Il connaissait très bien les risques d’une ouverture de son territoire au gouverneur de l’Angola et le caractère exceptionnel de ce rapprochement dangereux, vu le passé (récent et ancien) de violences générées par les Portugais au sud du Kongo. Cependant, en tant que maître de l’Église et descendant direct d’Ana de Leão – reine extrêmement attachée au catholicisme, le roi Afonso V et ses parents détenaient une légitimité très ancrée dans le catholicisme politique. La présence missionnaire était donc un atout important pour le projet des Kinlaza de monopoliser la royauté, comme mentionné plus haut. De ce fait, en dépit des risques internes et externes de cette alliance pour le Kongo, le capital politique des missionnaires et des objets politiques royaux envoyés par le Portugal restait très puissant – voire essentiel – pour légitimer la succession royale contestée et le dessein monopoliste des Kinlaza.

Par conséquent, le roi Afonso V fit remarquer au nouvel évêque d’Angola le caractère secret et controversé de son « amour » pour les Portugais. Le roi déclara : « Je vous écris cette lettre de ma propre main, même si ce n’est pas notre coutume de le faire, mais je le fais en cachette (às escondidas), par amour, car je ne peux pas rester silencieux, sans vous féliciter et demander votre bénédiction […] »668. Dom Afonso précisait au gouverneur que, même si « leurs coutumes » interdisaient d’envoyer des ambassades à Luanda, car il fallait une autorisation du conseil royal, il était disposé à le faire. Le roi écrit : « Je voudrais vous envoyer une ambassade royale, mais, selon notre coutume, les rois du Kongo n’envoient plus d’ambassade à Luanda sans d’abord consulter tous les ducs, princes et marquis du Kongo »669. Afonso V continuait ainsi son opération rhétorique pour recevoir deux nouveaux missionnaires de Luanda. En même temps, il essayait de minimiser les risques politiques internes que ce rapprochement controversé

668 « Com grande amor à Santa Fé, porque sou Rei Católico, faço esta por minha Real mão sem ser nosso costume : mas por amor como às escondidas, porque eu não posso ficar assim calado sem mandar e dar os incómodos da viagem: e os parabéns de sua boa vinda e receber a sua salvada bênção » AHU, Angola, CU, cx. 70 doc. 23. 669 « (…) mas segundo o nosso custume dos reis do Congo não mandamos embaixada aos Governadores de Luanda sem primeiro consultar todos os duques, príncipes e marqueses do Congo [...] », AHU, CU, Angola, cx. 70 doc. 23, lettre de dom Afonso V. 296 pouvait apporter. Cette stratégie fut relativement réussie (du moins à court terme), tel que nous le verrons.

Contournant les interdictions, le roi kongo envoya alors, quelques mois plus tard, un ambassadeur à Luanda, pour lequel le gouverneur général prépara une magnifique réception. Pour l’occasion, trois coups de canon furent tirés en hommage à l’entrée de l’ambassadeur et la réception fut organisée dans le palais du gouvernement en présence de l’évêque et de « tous les officiels » portugais. Ce représentant kongo fut logé dans une grande maison à côté du palais du gouverneur et, pendant ses huit jours de visite. Il reçut le « meilleur traitement, par respect à son roi : des cadeaux, des vêtements, des invitations, etc. »670. Le délégué kongo apporta au gouverneur une lettre du mani Kongo, Afonso V, pour « remercier le grand amour de ma très sérénissime sœur la reine du Portugal de m’avoir envoyé des prêtres […] »671. Afonso V promet aussi une ouverture au commerce : « Cette lettre royale, écrite de ma propre main, est un signe de bonne amitié, je veux que les Portugais viennent sans crainte négocier comme avant (« negociar como d’antes »), je vous assure que rien de mal ne peut vous arriver »672.

À la suite de ces échanges, l’ambassadeur kongo et le père Rafael rentrèrent à Mbanza Kongo avec les deux nouveaux missionnaires promis, plusieurs cadeaux de luxe, des marchandises, des images et des objets pour l’église (tels que des cloches et des matériaux de construction). En outre, le gouverneur envoya un maçon, un charpentier, un tailleur et deux agriculteurs pour former les artisans kongos qui allaient servir l’aristocratie. Le gouverneur décrit son plan au ministre Portugais : « pour que ces peuples, aimant les commodités de la vie, puissent s’attacher à ceux [les Portugais] qui les leur offrent »673. En contrepartie de ces magnifiques offrandes, le roi du Kongo accepta de recevoir à Mbanza Kongo un militaire portugais qui venait négocier une ouverture commerciale au nom de son gouverneur et des commerçants de Luanda. Ainsi, le lieutenant José Vicente Ferreira, accompagné de missionnaires et d’une commission,

670 « obséquio que mandava dar o mesmo Senhor ao Embaixador pelo respeito de seu Rei, …, além de outros bons tratamentos que lhe fizeram, convites, vestidos, etc. e a toda a sua gente e minha ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 238. 671 « dar sua boa vinda a agradecer o grande amor da minha Irmã Sereníssima rainha de Portugal que nos mandou padres (…) » 672 « (…) esta minha real carta e feita por minha mão é sinal de boa amizade e quero que venham todos os portugueses negociar como dantes sem medo porque eu asseguro que não poderão padecer algum mal », AHU, CU, Angola, Cx. 70 doc. 8 et 25. 673 « pois gostando aqueles povos das comodidades da vida mais se liguem aqueles que podem fornecer- les », AHU, CU, Angola, Cx. 70 doc. 8 et 25, lettre de B. de Moçamedes à Mello e Castro. Les agriculteurs sont cités dans : ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 140. 297 partirent de Luanda vers Mbanza Kongo en tant qu’ambassadeur des agents du commerce esclavagiste674.

Même avec l’autorisation du roi, franchir les frontières kongos pour traverser ce royaume historiquement rival de Luanda n’avait rien de simple pour les Portugais. Une fois entrés en territoire kongo, les Portugais perdirent plusieurs porteurs mbundu « recrutés » à Luanda, qui prirent la fuite. S’ils bénéficièrent d’un bon traitement lors de leur traversée de la province frontalière de Mossul, le cauchemar commença à partir de la traversée du fleuve Loge et à l’entrée de la province de Mbamba. Cette zone, en plus d’être fortement divisée du point de vue politique, était contrôlée par des seigneurs bénéficiant fortement de la traite britannique. De ce fait, la vue des Portugais, les ennemis de leur commerce, croisant les routes internes pour aller négocier avec leur roi à Mbanza Kongo ne fut pas une bonne surprise. À leur arrivée au port du fleuve Loge, le père Rafael pria l’autorité du lieu d’assister les Blancs qui étaient malades, parmi lesquels un des nouveaux missionnaires moribonds. Le seigneur de ce port, duquel les Portugais avaient besoin pour pouvoir traverser le fleuve, leur demanda des payements pour assurer le passage, compliqué et dangereux. Les Portugais lui donnèrent des pots d’eau-de-vie et des pots de vin en échange de la traversée à venir. Après avoir tout bu, le chef et ses délégués, ivres, refusèrent de leur rendre le service promis. Quand, après plusieurs négociations, le souverain ordonna à ses sujets de finalement rendre le service aux Portugais, les porteurs, au lieu de les faire traverser, prirent la fuite dans les bois avec une partie des marchandises portugaises. Le lieutenant portugais fut épris de désespoir en voyant des échantillons des meilleures marchandises portugaises destinées au roi et aux commerçants kongos disparaître dans la brousse675.

Après avoir finalement traversé le fleuve avec les marchandises restantes, l’un des missionnaires très malades mourut, tandis que le lieutenant portugais se trouvait entre la vie et la mort. Après quelques jours de souffrances, toujours bloqués dans cette région hostile, le père Rafael écrivit à un « capitaine de l’église » qui siégeait dans une mbanza voisine, qui arriva avec une centaine d’hommes pour leur apporter secours. Ensuite, sur le chemin, finalement protégés par ce seigneur allié, les missionnaires apprenaient à chaque étape la nouvelle d’autres projets d’agression contre les Portugais par divers chefs de la région. Nous constatons ainsi l’importance du caractère politiquement controversé

674 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 248 675 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 243-245. 298 du rapprochement de Afonso V avec les Portugais, puisqu’une bonne partie des manis se nourrissait politiquement et matériellement de la traite britannique et française. Plus proche de la cour, arrivant déjà dans la province de Mpemba contrôlée par les parents du roi, un deuxième « grand prince », envoyé par le monarque rejoint la commission, puis le père Godinho, les maîtres et les esclaves de l’Église, qui les accompagnèrent, formant un cortège pour l’entrée à Mbanza Kongo676.

Le grand cortège de retour du père Rafael avec un nouveau missionnaire (l’autre ayant décédé en chemin) fut accueilli le 21 septembre 1785 à Mbanza Kongo. Une grande fête fut préparée : des textes religieux « à Dieu et à sa sainte mère » furent chantés par une multitude de personnes, parmi lesquelles le roi, son majordome (mordomo-mor) et ses conseillers. Les délégués du commerce furent logés dans les dépendances de la mission jusqu’à ce qu’une maison, « plus adaptée à leur négoce » à l’extérieur des murs de la cathédrale, soit construite. Dès leur arrivée sur le territoire kongo, les délégués du commerce portugais demeurèrent toujours aux côtés des missionnaires pour être protégés. L’association entre mission catholique et mission commerciale était clairement la principale stratégie du Portugal, mais, comme les Kongos étaient grandement favorables aux religieux et très peu (voire hostiles) aux commerçants portugais, la tutelle des religieux était un gage de sécurité et d’acceptation. Par l’intermédiation des pères Rafael et Godinho, le roi Afonso V accepta de rencontrer le lieutenant Ferreira à plusieurs reprises pour essayer d’entamer des négociations. Nous ne savons pas qui participait à ces réunions ni les comportements diplomatiques précis de part et d’autre. Nous savons néanmoins que Ferreira (comme le lui avait ordonné Mello e Castro) insista pour une interdiction totale des marchandises « étrangères » et l’édification de la traite portugaise comme axe principal. Si les sources missionnaires l’ignorent, d’autres sources administratives portugaises (citées plus haut) avancent que Ferreira aurait aussi proposé au mani Kongo une alliance militaire dans le but de soumettre les potentats du nord du fleuve Congo et le Soyo afin de les obliger à vendre des esclaves aux Portugais dans les ports de Cabinda et de Mpinda677.

Cependant, le roi du Kongo n’avait ni les conditions, ni l’intérêt d’arrêter le commerce des marchands vilis avec les Britanniques. Aussi, il rejeta cette proposition d’exclusivité commerciale. Pour Afonso V, il n’était pas question de refuser les

676 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 240-252. 677 AHU, Angola, cx. 68, doc. 92,32. 299 marchandises d’autres nations, c’est-à-dire celles qui étaient les plus accessibles pour l’aristocratie (« estas lhas davam mais em conta »)678. Il se contenta donc de retirer l’opposition à la venue des pombeiros (esclavagistes luso-africains) à Mbanza Kongo, mais sans pouvoir obliger les chefs provinciaux du chemin de laisser passer ces agents luso-africains abhorrés sur leurs terres679.

Ces potentats du sud du Kongo (Mossul et Mbamba) constituaient effectivement le frein le plus important à la mise en place d’une alliance de cette sorte. Le coup de grâce fut justement donné aux espoirs de l’ambassadeur portugais par les opposants Kimpanzu à Mbamba. Le gouverneur d’Angola essaya d’envoyer une deuxième livraison de marchandises à Mbanza Kongo pour augmenter le pouvoir de négociation de Ferreira et des représentants du commerce portugais sur place. Cependant, sans la protection du missionnaire pour assurer la sécurité de la caravane portugaise, celle-ci fut attaquée dans la province de Mbamba, et la plupart des marchandises furent volées. Quand Ferreira contempla l’arrivée du maigre reste des marchandises de la caravane à Mbanza Kongo, il fut accablé et décida de quitter le pays. Il laissa tout de même « quelques Blancs à sa place » pour négocier des échanges commerciaux ponctuels. Le père Godinho accompagna le lieutenant portugais dans la traversée de Mbamba « pour le protéger d’éventuelles agressions » 680. On peut alors noter que les opérations de vol perpétrées par les seigneurs de Mbamba visaient non seulement à s’approprier des marchandises, mais aussi à agresser les Portugais. Cela démontre que les Kimpanzu de Mbamba s’opposaient plus généralement à la présence et aux partenariats avec les Portugais qui menaçaient la circulation des marchandises et des armes introduites par le réseau commercial britannique681.

Pourtant, les agents portugais et leurs employeurs mbundu étaient encore présents à Mbanza Kongo, installés à l’extérieur de la zone de la mission. Sous la tutelle des prêtres, ils avaient réussi à acheter quelques esclaves. Dès lors, une deuxième caravane de marchandises de Luanda était d’ailleurs attendue pour en acheter en plus grand nombre. Cependant, les opposants de la région de Mbamba attaquèrent également cette deuxième caravane. Sur la trentaine d’hommes partis de Luanda, seuls deux parvinrent à

678 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 154. 679 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 153-157. 680 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 252-254. 681 AHU, CU, Angola, cx. 101, doc. 38

300 arriver à Mbanza Kongo, mais sans aucune marchandise. Si certains agents du commerce portugais avaient réussi à s’installer et à opérer à Mbanza Kongo sous la tutelle du roi et des missionnaires, dans les provinces, la réalité était tout autre682.

Cette présence portugaise à la cour kongo prit fin avec la mort soudaine du jeune roi Afonso V. Aux yeux des Kongos – pour lesquels la mort des grands chefs n’était que très rarement un événement naturel683 –, le décès de ce jeune roi coïncidait avec la présence suspecte et indésirable des Portugais et des Mbundu à la cour sacrée du Kongo. Comme au Kongo, les Mbundu comptaient d’habiles kindoki 684, capables de manipuler les forces surnaturelles ou d’employer de puissants poisons en poudre faits à partir de plantes toxiques ; les agents du commerce portugais furent ainsi accusés de tuer le roi par sorcellerie. Les parents du roi, après l’avoir enterré, se précipitèrent pour chercher leur vengeance contre les Mbundu et les Portugais. Craignant pour la vie de ses compatriotes, le père Rafael quitta la cour pour accompagner les Blancs et les Mbundu jusqu’à Luanda685. Les missionnaires, redoutant surtout les Kinlaza qui les pourchassaient à ce moment-là, devaient passer par un chemin alternatif, privilégiant les terres de chefs mpanzu, qui cette fois étaient paradoxalement devenus leurs protecteurs686.

La mort rapprochée des deux souverains successifs bouleversa la stabilité de la royauté autour des Kinlaza. Après le décès d’Afonso V, quatre candidats se disputèrent le titre, plusieurs désordres et violences éclatèrent dans la capitale. C’est un candidat assez âgé – « tellement vieux qu’il ne pouvait même pas se tenir débout » – qui fut couronné sous le nom de Antonio II687. Nous ne pouvons pas établir avec certitude s’il s’agissait d’un quatrième roi nlaza ou d’un mpanzu688.

682 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 253-254, fl. 260-263. 683 Sur la mort des chefs à la fin XIXe siècle, voir : Karl LAMAN, The Kongo, Almqvist & Wiksell, 1953, p. 79-85. Selon le père Rafael, « (…) atribuem as mortes, principalmente dos grandes, aos feiticeiros, que os matam e em cada morte destes há muitos distúrbios, e mortes de outros, mocanos ou crimes, etc. » (ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 261-262). 684 Concept plus proche de l’idée de « sorcier » dans les termes sociaux kongos. 685 Il faut ici faire attention à la version du père Rafael, car il voulait depuis un certain temps s’enfuir de Mbanza Kongo pour aller à Luanda. Il est donc possible qu’il ait exagéré l’importance de ces violences pour justifier son départ. Notons cependant que de violents désordres et des règlements de compte éclataient très souvent lors des décès de rois. 686 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 265-266. 687 Ce roi aurait le nom kikongo de Nvita Mpanzu, d’après une généalogie royale copiée un demi-siècle plus tard par Francisco das Necessidades: Boletim Official do Governo Geral da Provincia de Angola ; n. 642., 1858, p. 3. 688 Pour Thornton, dom Antônio serait issu des Kinlaza de la même branche des rois précédents, celle des Mukondo. Mais nous n’avons pas d’éléments pour affirmer ou infirmer cette thèse. J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit., p. 279‑280. 301

Au Soyo, on ne retrouve pas l’attitude opportuniste des Kinlaza de Mbanza Kongo. De fait, dans cette province, le prince continuait de refuser l’ouverture aux Portugais689. Le chantage de l’évêque et du gouverneur d’Angola n’eut alors pas le même résultat au Soyo qu’au Kongo. Au début des années 1780, le prince refusa à plusieurs reprises de recevoir des missionnaires et des ambassadeurs portugais, privilégiant la demande pour les prêtres de sa préférence : les Capucins italiens690. Dès que le nouvel évêque (moins intransigeant que le dernier), Alexandre de Sagrada Familia, fut élu, il se rendit personnellement au Soyo en 1785691. Cet acte inédit de déplacement d’un évêque au Kongo (après le déménagement du diocèse à Luanda) démontre à quel point le Soyo est d’une importance stratégique considérable pour les Portugais. Lors de cette mission, l’évêque, bien évidement accompagné d’un ambassadeur du négoce portugais, offrit des missionnaires capucins au prince, mais avec, en contrepartie, une ouverture du commerce d’esclaves. L’officier portugais Silva Correia, observateur de l’époque, appela cette entreprise « mission bigamique » (missão bigâmica) en raison de son caractère à la fois religieux et commercial. Le prince de Soyo refusa explicitement l’ouverture commerciale aux Portugais. L’évêque refusa, à son tour, l’envoi des missionnaires capucins. Selon Correa, « comme le Prince refusa la négociation temporelle, le spirituel lui fut aussi refusé »692. Cet acte consistant explicitement à faire usage d’un évêque et de sa prérogative religieuse pour promouvoir la traite esclavagiste portugaise démontre une fois de plus l’implication de l’Église dans les projets commerciaux esclavagiste portugais, car n’oublions pas qu’au Kongo le catholicisme politique était étroitement lié à l’exercice idéologique du pouvoir693.

Cet évènement nous donne une idée de l’ampleur des réserves à l’égard des Portugais à cette période. Contrairement aux Kinlaza, le Prince de Soyo n’avait pas besoin d’affirmer un coup d’Etat en recevant des objets politiques et des missionnaires. Les Barreto Silva, qui contrôlait depuis longtemps le Soyo, n’avaient pas d’opposant à la hauteur pour le contrôle de la principauté. Ils pouvaient donc faire l’impasse sur cet

689 APF, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 5, fl. 495-496 690 AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 407, fl. 23-25 et AHU, CU, Angola, cx. 65, doc. 64. 691 APF, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 6, fls. 31-32 692 Silva Correia, 145-148 ; AHU, GANG, Correspondência confidencial, cod. 1642, fl. 23-27 693 APCG, FONDO STORICO PROVINCIALE, Apostolaro esterno, Serie : Missioni essere antiche, Unita Cappuccini crondoti viaggi, fichier 152 (1640-1712), relazione B. Ceriana à Soyo.

302 important capital politique que représentaient les missionnaires, du fait de l’autorité que le clan da Silva exerçait depuis des siècles.

Le Soyo continua sans missionnaire et sans aucun rapport diplomatique avec le Portugal jusqu’au mois d’avril 1788, quand un navire portugais s’échoua sur une de ses plages. Les habitants locaux refusèrent de porter assistance aux Portugais qui, isolés sur la plage, attendaient dans la peur, à cause de l’inimitié historique de ces habitants envers les Portugais. Le fait que ni la population locale, ni aucun chef de la région ne s’approcha des Portugais démontre l’importance de l’interdiction établie par le prince. Le maître du navire portugais trouva toutefois une ingénieuse issue à cette situation délicate. Il fit semblant d’être un ambassadeur du gouverneur d’Angola qui serait venu pour lui apporter des cadeaux et des nouvelles concernant l’envoi à venir de missionnaires capucins sans contrepartie. Il utilisa l’excuse des tensions avec le marquis de Mossul pour justifier leur voyage par voie maritime, ainsi que l’excuse du naufrage du navire pour justifier la perte des prétendus cadeaux – qu’il promit de réexpédier. Ce mensonge fonctionna à merveille. Nous ne savons pas si le prince l’y crut réellement, mais il fut vraisemblablement enchanté par la promesse de recevoir des missionnaires capucins avec des cadeaux, sans aucune compensation commerciale. Les Portugais furent alors escortés par une petite troupe pour les défendre jusqu’à Luanda694.

Après avoir appris le secours porté aux Portugais et à leur faux ambassadeur, qui établit des contacts avec le mani Soyo, le gouverneur d’Angola joua le jeu. Il envoya une lettre, en promettant d’envoyer urgemment des missionnaires capucins qui auraient déjà été sollicités à Lisbonne. Comme excuse de la perte mensongère des cadeaux lors du naufrage, il envoya au prince de précieux dons : un hamac de damas avec des franges en or, une veste de couleur en tissu fin rouge brodé de fils d’or, avec une croix de l’ordre de Christ brodée aussi de fils d’or sur la poitrine, et un baril d’eau-de-vie (geribita)695.

Quoi qu’il en soit, cet enchaînement de conflits met au jour une nette conflictualité interne. Cette querelle s’accéléra progressivement en raison de la présence, inédite pour cette génération kongo, d’agents commerciaux et de missionnaires portugais sur leur

694 AHU, CU, Angola, cx. 60, doc. 1. 695 « uma rede preciosa de damasco guarnecida com franjas de ouro fino » uma veste de pano berne agaloada de ouro com o habito dde cristo bordado com fois de ouro e uma ancoreta de geribita », AHU, CU, Angola, cx. 60 doc. 1. 303 territoire. Ce rapprochement diplomatique promu par les Kinlaza bouleversa les rapports de force établis et eut d’importantes conséquences politiques sur l’équilibre interne.

5.5. Les bana Kongo et les marchands vilis face à la croisade des missionnaires contre la traite britannique

À Mbanza Kongo, au nouveau règne de dom Antonio changea drastiquement le rapport de la royauté avec les missionnaires portugais. Les missionnaires continuèrent d’être menacés par ceux qui les accusaient de participer au supposé empoisonnement de dom Afonso V. Par ailleurs, quand les missionnaires voyageaient dans les provinces, ils étaient menacés ou informés de projets d’enlèvement par différents chefs. Le vicaire général faisait à chaque fois appel au roi et au conseil pour demander la punition des marchands d’esclaves vilis et la protection des prêtres, mais ils faisaient toujours face à un rejet696. La présence de ces Portugais à la cour du Kongo, fortement valorisée et souhaitée par la bana Kongo, devint de toute évidence problématique pour la couronne du Kongo.

Face à l’échec des négociations avec le Portugal, les missionnaires suivirent les ordres de l’évêque en adoptant des mesures plus drastiques pour bloquer la traite avec les Britanniques. L’idée était d’employer des arguments théologiques et une forme de chantage spirituel pour faire pression sur les agents de la traite et sur les seigneurs kongos qui en tiraient profit. Le père Rafael commença alors à prêcher agressivement contre la traite, sans adopter pour autant une posture abolitionniste contre tout négoce. Dans la lignée de sa fine argumentation orientée par l’évêque, l’élément jugé le plus grave d’un point de vue spirituel était la vente de « catholiques aux hérétiques », c’est-à-dire la vente d’esclaves kongos aux protestants britanniques. Selon ce prêtre : « Ces [esclaves] qui sont vendus aux hérétiques pleurent, crient et ont peur. Ils préfèreraient partir chez les catholiques [portugais] ». Selon ce raisonnement, s’appuyant sur le statut chrétien du royaume du Kongo, la « vente de chrétiens aux hérétiques » revenait à une condamnation de l’âme de ces pauvres esclaves catholiques à la damnation697. De plus, dans l’hypothèse

696 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 301-305. 697 Ces arguments n’étaient pas nouveaux, puisque, dès le XVIIe siècle, avec l’entrée des Hollandais dans la traite des esclaves, l’administration coloniale portugaise s’appropria de la religion catholique partagée 304 d’un contrôle portugais du port de Cabinda et d’une ouverture des chemins avec Mbanza Kongo, les missionnaires allaient pouvoir profiter d’« une plus grande communication entre les nations » et d’une meilleure assistance pour la mission. Ainsi, les missionnaires essayaient de conjuguer la vocation spirituelle au projet expansionniste portugais pour justifier leur rôle pro-esclavagiste qui, malgré leur volonté, leur était attribué par la couronne portugaise. La principale cible des pères était les Vilis qui opéraient aux alentours de Mbanza Kongo :

[…] nos tentatives, qui consistaient à voir si nous pouvions interrompre cette vente des [esclaves] chrétiens aux [négriers] hérétiques, puisque, les ayant vus se vendre les uns aux autres, ils auraient au moins pu être esclaves en terres catholiques, parce que nous ne pouvions pas l’interrompre [le commerce des esclaves]. Et en second lieu, cela ferait un grand bien à l’État [portugais] et les Missions pourraient être poursuivies et les Pères seraient mieux assistés par une plus grande communication entre les deux puissances [le Kongo et le Portugal], avec une sécurité sur les chemins […]698.

Pour s’attaquer à ces agents vilis, les missionnaires (sous la direction de l’évêque) montèrent le ton et commencèrent à envoyer des lettres contre l’action de ces marchands aux grands seigneurs « amis de l’Église ». Ces idées étaient également prêchées pendant la messe et autres rituels religieux. Les membres du conseil, le roi et son premier secrétaire furent contactés et reçurent la visite de missionnaires qui « ne se fatiguaient jamais de prêcher contre ce commerce ». Nous ne sommes pas en mesure d’affirmer que les missionnaires menaient une action aussi importante qu’ils le déclaraient dans leurs lettres destinées aux autorités de Luanda. Cependant, les conséquences internes de leurs actions indiquent toutefois une réelle volonté de leur part de rendre les services attendus par le Portugal, même s’ils y étaient parfois contraints699.

Sans grande surprise, la stratégie et la rhétorique religieuse des missionnaires échouèrent. Les autorités politiques de Mbanza Kongo refusaient d’intervenir contre

avec l’aristocratie kongo pour comploter contre les trafiquants protestants jugés « hérétiques » par les Portugais. P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 76‑77. 698 « nossos intentos, que eram ver se podíamos atalhar aquela venda dos Cristãos para os hereges, porque, visto eles se venderem uns aos outros, fossem ao menos os escravos para terras de Católicos, já que não podíamos de todo atalhar, e em secundário seria algum bem ao Estado, e se poderiam continuar estas Missões, e serem os Padres mais bem assistidos pela maior comunicação entre as duas potências, e franqueza dos caminhos (…) ». ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 254 699 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 229. 305 l’achat d’esclaves par les Vilis basés dans les quilombos hors des murs de la capitale– ceux qui les nourrissaient de marchandises britanniques, armes à feu, poudres et munitions 700.

Le ton du chantage monta encore un plus lorsque l’évêque envoya de Luanda une communication officielle au Vicaire Général Rafael pour sa publication dans la capitale du Kongo. Cet avis déterminait l’excommunication de tous les agents impliqués dans la « vente de chrétiens aux hérétiques ». Après avoir émis nombre de menaces – qui faillirent – dans l’espoir d’un soutien du roi, le père Rafael décida d’aller lui-même se confronter aux négociants vilis. Le 22 juin 1787, le missionnaire s’habilla de son étole (orarium), se munit de son grand crucifix et partit vers les installations vilis. Le missionnaire élut comme cible principale le plus connu, le plus puissant et tenu pour le plus riche « caissier universel » de Vilis701, surnommé Bua Lau (c’est-à-dire, Chien Fou en kikongo). Tel que son surnom le suggère, ce marchand était considéré comme étant très dangereux. Nous avons vu que les membres de la diaspora commerçante vili étaient pour les Mussi-Kongo des agents impliqués dans des pratiques économiques et religieuses inconnues. Ces étrangers étaient souvent vus avec beaucoup de réserve par la société locale et considérés comme de grands forgerons et sorciers702. De ce fait, les maîtres et les esclaves de l’Église – qui étaient aussi à service du pouvoir – essayèrent d’empêcher le missionnaire de se confronter au grand esclavagiste. Mais, du fait du caractère nouveau et inattendu de cette visite, le missionnaire – qui était lui aussi considéré nganga, titre qui avait les réputés guérisseurs locaux – comptait faire une démonstration de force (« era o unico jeito de pela novidade fazer algum proveito »).

Ainsi, le père Rafael entra dans le kilombo de Bua Lau, son énorme crucifix en main, en hurlant la sentence d’excommunication en latin. Cette image d’un prêtre blanc criant des mots rituels incompréhensibles était certainement effrayante. Mais pas pour celui qui était surnommé Chien Fou. Voyons la suite décrite par le prêtre :

Dès qu’il [Bua Lau] nous vit, il devint furieux comme un démon, il commença à sauter autour de moi, chargeant son fusil et le pointant contre moi, criant des insultes comme un fou, lui avec son peuple ; il disait que les maîtres avaient amené le père pour le tuer, ils nous accusaient d’avoir tué les rois ; et, me regardant avec une grande haine, il m’a insulté, « espèce de sorcier ! » : insulte

700 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fls. 285-286. 701 « caixa universal dos mobiri », ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 292. 702 Juliana Ribeiro da SILVA, Homens de Ferro: Os Ferreiros Na Africa Central No Século XIX, Cincias Humanas e Sociais edition., São Paulo, SP, Alameda, 2011. 306

qui est très grave au Kongo et qui a entraîné la mort de familles entières703.

Il est intéressant de remarquer qu’aux yeux de Bua Lau, c’étaient le missionnaire qui agissait comme le paria : un étranger agressif qui manipulerait des forces inconnues, un sorcier anti-social qui serait venu au Kongo pour tuer les rois. Après la confrontation, le missionnaire écrivit la sentence d’excommunication sur le sol avec sa croix et partit avec les maîtres et les esclaves pendant que Bua Lau et ses délégués tiraient en l’air. Ils passèrent par d’autres kilombos où les seigneurs réagirent plus diplomatiquement, certains s’excusant, demandant pardon afin d’essayer d’échapper à la malédiction704.

La démonstration de force du missionnaire portugais n’effraya pas non plus le roi (ou quelqu’un en son nom), qui contre-attaqua avec une provocation explicite aux missionnaires, en exprimant publiquement son soutien aux Vilis et « en invitant davantage ces marchands à rejoindre la capitale ». De plus, le mani Kongo accusa publiquement le vicaire de ne pas être suffisamment qualifié, de ne pas répondre à ses obligations en tant que pasteur de l’Église comme le veulent les coutumes locales, et même de ne pas savoir exécuter correctement certains sacrements (comme la confession) et autres705.

Sidéré, le père Rafael décida de fermer et de bloquer la cathédrale et de ne la rouvrir que lorsque tous les Vilis en opération seraient expulsés. Le père chercha aussi le soutien des grands seigneurs provinciaux, comme le mani Soyo et le prince de Kibangu, qui lui envoyèrent des lettres de soutien dans lesquelles ils jugeaient le comportement du roi « étrange » et critiquaient la nouvelle couronne. Le missionnaire utilisait la même influence diplomatique que celle qui avait rendu possible le coup politique nlaza et la consolidation du règne de José I, mais cette fois-ci pour affaiblir le roi et – éventuellement, comme l’espéraient les Portugais – le faire tomber. Ce chantage

703 « Entrei eu primeiro no seu Quilombo com o meu Santo Cristo, e tanto que o homem nos viu, como o demónio, assim se enfureceu saltando de roda de mim, escorvando a sua espingarda, apontando não sei, gritando como louco, enchendo-nos de injúrias, ele com a sua gente, levantado contra os Mestres, que levavam o Padre para o matar, que nós éramos feiticeiros, que tínhamos matado os Reis, e olhando para mim com muita raiva, me chamou seu feiticeiro [il a probablement employé le terme ndoki], que no Congo é uma grande injúria, pelo que se perdem famílias inteiras ». ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 290-292. 704 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 293-295. 705 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 294. « (…) e cumprimento mesmo da sua palavra; ao que ele respondeu que não nos atendia, porque também eu, quando o fui confessar, não fiz como ele queria, e era costume (ou mentira dele)… ». 307 commençait à devenir lourd pour un roi très âgé et contesté, mais il resta ferme dans son intention de discipliner son prélat rebelle qui, à ses yeux, était au Kongo pour servir ses intérêts706.

Le changement d’attitude du roi, ainsi que le discours de Bua Lau, nous révèle plusieurs éléments. Premièrement, à la différence des Capucins italiens, ces Portugais étaient devenus des personae non gratae après avoir promu la venue de suspects négociants blancs et mbundu à la capitale sacrée du Kongo, et la concomitante mort de deux rois en moins de trois ans. Deuxièmement, les mêmes prêtres commençaient à embarrasser fortement les principaux agents économiques du commerce esclavagiste qui apportaient des richesses militaires et ostentatoires à l’aristocratie kongo. Ainsi, Bua Lau n’était vraisemblablement pas le seul à penser que le père Rafael était un sorcier (ndoki) venu à Mbanza Kongo (au nom des ennemis portugais) pour apporter malheur et mort aux rois. Cette assertion de Bua Lau nous paraît même assez perspicace, étant donné le contexte d’appropriation politique, religieuse et rituelle des missionnaires par les mécanismes expansionnistes portugais.

Cependant, du point de vue de la royauté, le capital politique que leur apportaient leurs missionnaires était bien trop puissant. Soutenir un conflit ouvert avec eux était donc une stratégie risquée pour un mani Kongo. Cette confrontation lui aurait donné une image opposée à celle des grands rois chrétiens du passé et l’aurait privé d’un élément de support idéologique de son pouvoir. De plus, comme nous l’avons vu précédemment, les pères de l’Église réalisaient des rituels politiques – principalement l’intronisation des chevaliers du Christ – dont l’importance n’était pas uniquement idéologique, mais aussi matérielle.

C’est précisément quand le mani Kongo dut consacrer chevaliers du Christ trois nobles d’une kanda rivale que le Vicaire Général obtint sa première victoire contre les Vilis. Quand le roi envoya ses conseillers chercher le prêtre pour mener le rituel avec lui, il refusa expressément, avançant qu’aucun sacrement ni rituel ne serait réalisé tant que le commerce des Vilis serait actif. Le roi dut alors donner l’ordre aux marchands vilis de s’éloigner de la cour, ce qui eut probablement pour conséquence de déplacer les kilombos, sans pour autant bloquer leur négoce707.

706 « Este procedimento do Infante estranharam muito os Príncipes de Sonho criticando o novo Reinado principalmente um dos Grandes (…) nos mandou dar satisfação », ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 293. 707 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 286-290. 308

Pour essayer de raviver les rituels politiques pour lesquels le roi dépendait des missionnaires, Bua Lau, contre toute attente, fut contraint d’aller à la messe du dimanche pour présenter des excuses publiques au missionnaire en présence du roi et du conseil708. Finalement, les missionnaires portugais ne pouvaient pas bloquer le négoce vili- britannique, mais le roi du Kongo ne pouvait pas non plus s’affranchir de son rapport avec les religieux européens, en raison de sa dépendance vis-à-vis de ces derniers. Le roi dépendait ainsi de l’attribution du titre de chevalier du Christ, des enterrements catholiques à Mbanza Kongo, des sacrements (tel que le mariage des nobles), etc. Le projet portugais triompha relativement, donc, pour empêcher le passage des Capucins italiens et pour imposer les missionnaires au service de l’ évêque à Luanda709.

Telle était l’ambiguïté de la souveraineté à laquelle le Kongo allait désormais devoir faire face. Ces événements marquants des années 1780-1790 – les missions portugaises, le rapprochement opportuniste avec le Portugal et le coup politique nlaza – modifièrent profondément l’équilibre politique interne et externe du Kongo.

Quand les Kinlaza acceptèrent d’accueillir des missionnaires portugais et se montrèrent disposés à recevoir des agents commerciaux lusitaniens à la cour, ils n’imaginaient probablement pas qu’ils allaient, quelques années plus tard, se trouver prisonniers de leurs propres ambitions. En acceptant leur entrée à la cour, cette kanda joua avec l’équilibre délicat de la souveraineté kongo de l’époque. Les faits qui provoquèrent la déstabilisation du système d’alternance politique – et par conséquent la fin de la paix entre les clans dominants – ouvra ainsi la voie à une ingérence de plus en plus forte du gouverneur et de l’évêque de l’Angola dans les affaires de Mbanza Kongo. Les précieux et nombreux cadeaux et objets politiques (cloches, trônes, sceptres, vêtements, épées, mousquets, etc.) envoyés par la couronne portugaise aux rois José I et Afonso V rendaient possibles un retour à une relative dépendance diplomatique du Kongo par rapport à Luanda. De plus, l’action ouvertement pro-lusitanienne des missionnaires contre le commerce esclavagiste vili-britannique – duquel une partie des manis retirait des profits politiques et économiques – montra les dangers pour la royauté d’accueillir des religieux portugais plutôt que des Capucins italiens. Ce processus dual eut donc comme corollaire politique une croissance des tensions internes qui allait perdurer jusqu’à la période coloniale entre secteurs aristocrates anti-portugais et secteurs opportunistes qui

708 ACL, MS V. 296, Viagem e missão...fl. 296-298. 709 ASV, Arch. Nunz. Lisbona, 30 (1), FLS. 68-69. 309 comptaient avec les faveurs de Lisbonne et de Luanda pour leurs tentatives d’accéder au pouvoir.

Dans le prochain chapitre, nous allons alors nous pencher sur certaines conséquences immédiates de cette rivalité et de l’expansionnisme commercial portugais, à l’instar de la guerre de Mossul, de l’assassinat du roi dom Aleixo et du règne anti- portugais de Henrique II.

310

311

Chapitre 6

La guerre de Mossul et ses conséquences : les potentats du sud du Kongo face à la croisade commerciale portugaise (1788-1803)

312

Les routes commerciales de cotes Loango et Kongo (XVIIIe siècle) Joseph C. MILLER, Way of Death: Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 1730–1830, Madison, Wis, University of Wisconsin Press, 1996, p. 210.

6.1. Le contexte politique du sud du Kongo (provinces de Mossul, d’Ambriz et des Ndembu) à la fin du XVIIIe siècle

Le fleuve Dande constituait la limite entre le Kongo et le territoire de l’Angola « portugais ». La zone entre les fleuves Loge et Dande était toutefois un lieu marqué par la dualité politique entre allégeance au Kongo et au Portugal. Il s’agissait de zones limitrophes entre côte et sertões, entre royaume du Kongo, conquista de l’Angola et les royaumes mbundu de l’intérieur. Ces entités politiques étaient donc étroitement connectées entre elles, mais aussi au territoire-réseau colonial portugais. La localisation géographique et la possibilité de jouer sur une double appartenance donnaient aux 313 seigneurs de Mossul et d’Ambuila des pouvoirs singuliers, tout en les rendant, paradoxalement vulnérables710.

À l’ouest de cette zone entre les fleuves Dande et Loge, se trouvait le vaste marquisat de Mossul, province historique du royaume du Kongo sur la côte. Même si celle-ci était politiquement indépendante par rapport au Kongo, en raison, entre autres de la grande distance qui les séparait, le puissant marquis de Mossul plaida encore son appartenance au grand royaume jusqu’au XIXe siècle711.

Cependant, durant la période de décentralisation, le marquis de Mossul ne participait pas directement aux disputes politiques pour la royauté kongo. Les makanda de cette région ne présentaient pas de candidats au trône, du fait d’être à l’extérieur des axes Kimpanzu/Kinlaza/Água Rosada. De même, après la réunification du début du XVIIIe siècle, le roi du Kongo n’avait plus de contrôle sur la politique interne de Mossul. Le marquis, qui vit son pouvoir s’accroître considérablement après 1750, devint ainsi le seigneur absolu de sa chefferie, siégeant dans sa mbanza capitale au centre du pays712.

Nous avons ainsi deux espaces de souveraineté politique – l’un au Kongo, l’autre en Angola – séparés grosso modo par le fleuve Dande. Le titre de « marquis » que portait le souverain de Mossul était un témoignage de plus de son intégration dans l’espace politique kongo. Bien qu’assez autonome, ce mani respectait la hiérarchie des titres politiques du Kongo, n’osant pas se déclarer roi (comme le mani Kongo) ou prince (comme le mani Soyo), ni même grand-duc (comme le mani Mbamba). Indépendamment de sa puissance en tant que souverain de cette zone, sa légitimité politique était donc aussi conditionnée par sa position dans l’espace politique kongo.

Souvenons-nous de la mission envoyée à Mbanza Kongo en août 1780. Les missionnaires y furent envoyés avec une grande commission portugaise et une ambassade avec de nombreux et majestueux cadeaux. Le gouverneur de l’Angola et le ministre Martinho de Mello avaient clairement pour ambition de séduire le marquis de Mossul en donnant à voir de magnifiques cadeaux lors (ceux qui localement deviendraient des riches objets politiques) de leur passage à Mbanza Kongo. En passant par le Mossul, les

710 Sur la limite territoriale, on peut lire : « que não foi tanto em terras que ainda são do domínio de Nossa Soberana, e em o Marquesado de Mossul, e do Bumba, que já pertence ao Rei do Congo », ACL, de vide, fl. 241-242 et 309-310 ; Toso, Carlo. Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni, p. 210-211. 711 P.M. PINHEIRO DE LACERDA, « Noticia da campanha, e paiz de Mossul, que conquistou o Sargento Mor Paulo Martins de Pinheiros Lacerda, no anno de 1790, até o principio do ano de 1791. »., op. cit.. 712 Ibid. 314 missionnaires remirent au marquis une lettre du gouverneur l’invitant à reprendre le commerce avec Luanda713. Au nord de Mossul, d’autres chefs, ceux de Mbamba, province centrale de passage entre Luanda et Mbanza Kongo, reçurent également un traitement privilégié de la part des missionnaires. Cette courtoisie diplomatique et commerciale ne porta cependant pas ses fruits pour les Portugais. Cinq ans après ce passage des missionnaires, les caravanes portugaises étaient encore attaquées à Mbamba714.

En 1765, avec la fuite du roi Pedro V de Mbanza Kongo et l’installation de sa « cour » à Mbamba Luvota, la région de Mbamba devint le centre politique et militaire des Kimpanzu. Parallèlement, les Kinlaza qui appliquaient une politique plus favorable aux Portugais gouvernaient Mbanza Kongo. De ce fait, Luvota, comme d’autres parties de Mbamba, assuma un rôle important de double opposition à Mbanza Kongo et à Luanda, s’établissant comme une barrière au passage des pombeiros et même des missionnaires, rendant ainsi difficile la connexion commerciale et diplomatique tant souhaitée entre Luanda et Mbanza Kongo715.

À l’est de Mossul, se trouvait la région politiquement ambiguë avec plusieurs chefferies ndembu. Après le XVIIe siècle cette région fut appelée génériquement « Ambuila » par les sources portugaises, considérée parfois comme étant une seule province (autonome) du royaume du Kongo. En réalité, ce territoire était beaucoup plus fragmenté en plusieurs chefferies ndembu, « Ambuila » étant le titre d’un des plus puissants parmi eux.

Ainsi, le territoire des Ndembu était divisé en plusieurs petites ou moyennes chefferies non encadrées par un système hiérarchisé comme celui du Kongo. Chaque chef avait un titre propre, lié aux spécificités de chaque potentat ou région. Parmi ces titres, il y avait, par exemple, Caculo Cacahenda (signifiant le plus âgé de deux gémeaux de Cacahenda), Ndembu Ngombe Amuquiama, Ndembu Kinguengo, etc.716 Certains chefs Ndembu avaient aussi des sous-Ndembu, c’est-à-dire des chefs subalternes au Ndembu principal, avec des titres aussi spécifiques que ceux de leurs supérieurs, qui gouvernait des « provinces » internes. Enfin, cet espace politique très organisé et fragmenté comptait une diversité considérable, conjuguant des formes d’organisation politiques de différentes

713 AHU, CU, Angola, cx. 63, doc. 37. 714 AHU, Angola, cx. 68, doc. 61 e 80, doc. 11; Códice 87 A-19-1, fls. 21-22; Códice 88 A-19-2, fl. 144v. 715 Voir chapitre IV de cette thèse. 716 A.P. TAVARES et C. MADEIRA SANTOS, Africæ monumenta..., op. cit., p. 382‑383. 315 influences : mbundu, mais notamment kongo717. Dans ce sens, Madeira- Santos et Tavares soulignent qu’on ne peut préciser l’origine de ces chefferies ni leur histoire avant le XVIe siècle, par manque de sources. Les historiennes invoquent tout de même l’importance des connexions historiques entre les Ndembu et le roi du Kongo, auquel plusieurs de ces chefs se déclaraient historiquement liés par des liens de subalternité718.

Plusieurs bouleversements politiques survinrent dans cet espace ndembu à partir de l’établissement des Portugais à Luanda et de l’expansion de leur zone d’influence et de contrôle vers le nord et l’intérieur de cette ville coloniale. Après l’arrivée des Hollandais, Français et Britannique au milieu du XVIIe siècle et l’établissement de la traite atlantique comme institution économique centrale, plusieurs potentats de cette zone – tout comme le roi du Kongo et la reine Njinga – s’allièrent (notamment) aux Hollandais pour faire face aux menaces portugaises. Ces alliances aboutirent à l’occupation hollandaise de Luanda de en 1641 pour une durée de sept ans. Après la reprise de Luanda en 1648, le Portugal adopta une politique de contrôle plus strict et violent de certaines zone stratégiques, augmentant la pression militaire et politique sur les territoires limitrophes. Le territoire ndembu était l’une de les régions intermédiaires entre le Kongo, le territoire luandais et les Mbundu. Cette zone était importante pour le commerce d’esclaves, car y passaient les routes qui reliaient les marchés de l’intérieur, proches (comme Kasanje et après la deuxième moitié du XVIIIe l’Encoge) ou assez distants (comme le Malembu pool), aux plages de Mbamba et de Mossul, ainsi qu’aux ports d’Ambriz et de Luanda719.

Aussi, la bataille d’Ambuila, en 1665, fut un moment clé pour ce territoire au sud- est du Kongo. Dans cette bataille, les Portugais finirent par vaincre le Kongo et par accéder au pouvoir sur une bonne partie des Ndembu, auxquels Luanda imposa la vassalité. Ainsi, le Portugal réussit à assurer un certain contrôle (certes encore fragile) sur l’intérieur et sur l’arrivée d’esclaves qui croisaient le Dande vers le port de Luanda720.

717 R. PELISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 37‑38. 718 La référence est fréquemment reprise : « il fut couronné par notre souverain et Père, le roi du Congo ». A.P. TAVARES et C. MADEIRA SANTOS, Africæ monumenta..., op. cit., p. 25‑28. Selon Madeira-Santos : « Le Dembo Mufuque Aquitupa envoya des lettres aux chefs voisins, qu’il traitait de « collègues », en précisant : il nous faut agir ensemble « puisque nous sommes tous Dembos, nous sommes tous fils du roi du Congo » .» C. MADEIRA SANTOS, « Écrire le pouvoir en Angola, »..., op. cit., p. 279.

719AHU, Angola, cx. 44, doc. 62 e 5; cx. 43, doc. 21, 50 e 99; cx. 42, doc. 89 ; A.P. TAVARES et C. MADEIRA SANTOS, Africæ monumenta..., op. cit., p. 23‑43. J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 34‑40. J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit., p. 96‑106. 720 AHU, Angola, cx. 43, doc. 12, 11 e 13. 316

Les bouleversements bénéficièrent à la conquista portugaise face au roi du Kongo sur cette zone. Cependant, le roi du Kongo ne perdit pas totalement son influence politique traditionnelle sur les chefs ndembu. De fait, ce roi continua d’être perçu comme une autorité historique importante, très respectée et avec un pouvoir diplomatique considérable721. L’espace ndembu devint ainsi une espèce de zone politique grise et multiforme, sur laquelle les Portugais purent garder une influence importante qui assura (relativement) l’afflux d’esclaves à Luanda jusqu’au milieu du XVIIIe siècle par les réseaux marchands des pombeiros722.

Néanmoins, d’importants transformations eurent lieu à partir de 1770, avec l’ouverture du commerce au port d’Ambriz, à l’embouchure du fleuve Loge. Ce port était localisé sur la côte, au point de frontière entre Mossul et Mbamba. Les marchands français, et plus encore britannique, introduisirent par ce port des marchandises et des objets politiques de grande valeur, absorbant les contingents d’esclaves du commerce portugais723. À la différence des provinces kongos au nord du fleuve Loge, qui avaient accès au commerce hollandais depuis un siècle, celles des Ndembu et celles plus à l’intérieur du continent (Njinga, Matamba, Imbangala, jusqu’à la Lunda) se contentaient du système esclavagiste peu lucratif et très coercitif (souvent violent) des Portugais724. À partir des années 1770, la recherche progressive d’esclaves par les trafiquants britanniques et français au port d’Ambriz donna à une grande chaîne de potentats l’accès à de nouvelles marchandises, en plus en grande quantité et à très faible risque. Cela car, pareillement au cas de Cabinda, les trafiquants européens ne sortaient parfois même pas de leurs navires quand ils arrivaient à Ambriz, pas plus qu’ils n’avaient (encore) l’intention d’imposer des traités obligeant la vassalité et/ou l’exclusivité commerciale725. Le grand intérêt pour la croissance du commerce, du côté britannique comme africain, généra rapidement un boom de la traite à Ambriz726. En raison d’un manque d’informations de la base de données « slave voyages » (entre les années 1775 et 1785), nous ne sommes pas en mesure de préciser si ce boom commença dans les années 1770 ou durant la décennie suivante. Il ne fait en revanche aucun doute que le commerce avec

721 A.P. TAVARES et C. MADEIRA SANTOS, Africæ monumenta..., op. cit., p. 26‑27. 722 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 276. 723 AHU, Angola, cx. 68, doc. 49 et 61. ; AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté b, fl. 4-4v. 724 Beatrix HEINTZE, « The Angolan Vassal Tributes of the 17th Century », Revista de História Económica e Social, 6, 1980, p. 57‑78. 725 ANOM ; Sécretariat d’État de la Marine – PCA, COL E 136. 726 AHU, CU, Angola, cx. 94, doc. 27 et 28. 317 les Français et les Britanniques connut une croissance considérable entre ces deux décennies727.

Par conséquent, les potentats les plus importants de la côte étaient le grand-duc de Mbamba et, plus encore, le marquis de Mossul qui avait un contrôle plus direct sur le port et sur les chemins qui reliaient Ambriz à l’intérieur. Le marquis est présenté comme le principal agent (« por ser corretor do contrabando e da escravatura ») du commerce dans cette région, notamment pour sa médiation entre les commerçants de la côte et les chefferies de l’intérieur de la zone, jusqu’au royaume Njinga728.

Pour étendre son contrôle sur la région des rives du Loge aux sertões, le Portugal construisit la forteresse de São José do Encoge en 1759. À environ 200 kilomètres du port d’Ambriz et à 300 de Luanda, la forteresse fut construite sur le carrefour des routes d’esclaves entre l’intérieur et Luanda, où fut aussi installé un marché d’esclaves729. De plus, elle se trouvait également au cœur du territoire des chefferies ndembu, à proximité des territoires des plus importants chefs de la région : l’Ambuila, l’Amboela, le Kitexe et le Namboangongo, entre autres. Le gouvernement portugais installa un capitaine général avec un corps militaire dans le fort, qui passa à imposer la vassalité à des Ndembu voisins. L’Amboela et le Kitexe signèrent l’accord avec le Portugal, mais l’Ambuila résista et fut attaquée en 1765, ce qui le contraignit à signer ce traité, tandis que le Namboangongo (parmi d’autres) resta insoumis. La forteresse commença également à contrôler le marché de l’Encoge, qui recevait des esclaves amenés de l’intérieur ou des territoires ndembu mis en vassalité730.

Cependant, si les Portugais avaient installé ce point de (relatif) contrôle à l’intérieur, sur un territoire limitrophe de plusieurs Ndembu, la région de la côte demeurait libre, aux mains du marquis de Mossul. C’est la raison pour laquelle l’alliance avec le Mossul intéressait de plus en plus les compagnies de commerce françaises et britanniques. Ainsi, à partir des années 1760 et 1770, le commerce esclavagiste crût au nord du fleuve Loge et, par conséquent, le Mossul et d’autres chefs engagés gagnèrent en puissance. Le commerce de Mossul fut de plus en plus alimenté en marchandises diverses, et en objets

727 slavevoyages.com (dernière consultation décembre/2019) Voir chapitre III de cette thèse. 728ANA, Avulsos, caixa 128 de Luanda,; AHU, CU, cx. 75, doc. 79. 729 Suzan (B.) HERLIN, « Trade and Politics on the Kongo coast. 1790-1890 », Boston University, Boston, 1971, p. 28‑30. 730 ANA, Avulsos, caixa 3902 Encoje ; AHU, CU, cx. 49, doc. 72 et cx. 50, doc. 65 ; Catarina MADEIRA SANTOS, « Um Governo “Polido” para Angola. », … op. cit., p. 80‑85. 318 de luxe appropriés comme objets politiques par les chefs de la région. Il s’agissant notamment d’armes, des munitions et de poudre introduites par les Britanniques et les Français731. Cette aisance matérielle donnait aux seigneurs liés au commerce du Mossul un pouvoir militaire conséquent et un accès privilégié aux objets politiques. S’associer au marquis de Mossul et à son commerce permettait donc aux manis et aux Ndembu de la région d’accéder aux marchandises et armements. Auparavant, ces chefs n’obtenaient que difficilement ces provisions en raison du contrôle et du coût politique élevé (dû à l’imposition de la vassalité et aux risques militaires) via les Portugais à Luanda. Certains Ndembu vassaux du Portugal, ou vassaux des vassaux du Portugal, abandonnèrent alors leurs « obligations » en tant que feudataires pour se consacrer au « commerce de Mossul ». D’autres jouaient un double jeu en gardant des relations avec le Portugal et en faisant en même temps du commerce avec ces réseaux732.

Après avoir souffert des attaques des Ndembu alliés de Luanda, le marquis de Mossul signa un traité de vassalité avec le Portugal en 1766, ce qui lui fut exigé dans le contexte des négociations de paix. Le marquis promit aux Portugais la vassalité politique et exclusivité commerciale, mais cela ne fut jamais effectivement appliqué, et le commerce avec la France et la Grande-Bretagne s’accrut encore plus après la signature du traité733.

Ainsi, l’ancrage portugais à l’intérieur de la zone ndembu, qui avait un centre militaire dans le fort de l’Encoge, et les traités de vassalité imposés, ne suffisaient plus pour garantir l’hégémonie commerciale des Portugais sur la région. Les Portugais étaient commercialement inférieurs aux Britanniques et aux Français (pour des raisons largement exposées dans le troisième chapitre) et n’avaient aucun contrôle sur la région côtière de Mossul. Qui plus est, le gouverneur de Luanda voyait nombre de chefs de ces zones voisines fortement armés et bien munis734.

731 « Por outra parte , logo que ao ingleses roubarem ou desconfiarem que seu comércio diminui pelos obstáculos sobreditos é muito provável que removam ou incitando os Negros para que nos movam guerras auxiliando a fornecer-lhe munições e apetrechos sobre os artilheiros (....) na ultima campanha contra o Mossul lhes tomou o brigadeiro Paulo Martins Pinheiro Lacerda na Libata de Guancage uma peça de ferro de calibre 4 desmontada encontrando outra de bronze de calibre de duas onças na libata de Gincolo, dois pedreiros de espigão de calibre de meia libra de bala na dita libata de Gincage, dos quais viu efetivamente fazer uso os negros, assim como quatro bacamartes de ferro de trombetea aforquilhada e de dois mais de bronze atorbitadis de Corrêa a tiracolo [...] », AHU, CU, Angola, cx. 98, doc. 9. 732 AHU, CU, 001, cx. 46, D. 4253 ; cx. 43, doc. 12, 11 et 13. 733 AHU, CU 001, Cx. 52, D. 4747 (référence ancienne : AHU, CU, Angola, cx. 50, doc. 65, 61, 60, 74.) 734 AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 407, fl. 16 ; fl. 89-92 ; AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté B, fl. 15-16. 319

Dès lors, en 1785, nous assistons à un affront diplomatique inédit de la part du marquis de Mossul à l’égard des Portugais. Dans cette occasion, le gouverneur de Luanda envoya une ambassade à ce marquis, lui apportant plusieurs cadeaux de valeur. Quand le marquis eut connaissance de l’arrivée proche d’une ambassade portugaise destinée à sa mbanza, il envoya un délégué à la rencontre de l’ambassadeur portugais. Cet officier avait pour ordre de refuser la visite de l’ambassadeur, ainsi que ses cadeaux. Il avança que les makota (conseillers du Mossul) étaient contre ces échanges diplomatiques et la réception de cadeaux de la part des Portugais. L’ambassadeur du marquis fit en outre une petite provocation au Portugal, affirmant que « les Français nous fournissent tout ce dont on a besoin »735.

Par ailleurs, pour accroître leur pouvoir, une autre stratégie de Mossul, du duc de Mbamba et de certains Ndembu, consistait à ouvrir ces territoires à des kilombos, formés d’esclaves fuyant les zones de contrôle colonial portugais. Les Portugais comptaient souvent sur d’importants effectifs d’esclaves pour l’agriculture dans les arimos (potagers) aux alentours de la capitale, mais aussi pour le travail de porteurs ou pour d’autres activités dans la ville de Luanda. Parfois, les esclaves composaient aussi une partie importante des effectifs militaires présents dans les forteresses des sertões et à Luanda. Ces esclaves étaient issus de sociétés plus ou moins lointaines de la conquista ; les cas de fuite d’esclaves étaient donc récurrents. Ces fuites arrivaient notamment lors des expéditions militaires ou des déplacements de commissions qui transportaient des matériaux de Luanda vers l’intérieur. Dès que les porteurs se voyaient loin de la zone de contrôle portugaise, ils fuguaient. Les Portugais n’avaient aucun moyen de surveiller les territoires voisins. Ils comptaient alors sur des chefs, des sobas et des rois voisins alliés ou vassaux pour veilleur sur ces zones, ainsi que pour rechercher et récupérer (resgate) les esclaves. Arrivant dans les zones libres de toute influence portugaise, les esclaves pouvaient former des kilombos, soit des unités politiques constituées en collectifs de production pour fuir la condition d’esclavage. Ces kilombos devaient bien évidement chercher à établir des alliances avec le pouvoir en place736.

735 « … e com desculpas frívolas se escusou de recebê-lo na sua Banza e de aceitar o Mimo, dizendo que os Macotas lho não consentiam, e o estar pelos Franceses de tudo fornecido » : AHU, CU, Angola, cx. 70, doc. 23. 736 AHU, GANG, Correspondência confidencial, cod. 1642, fl. 48-50 ; AHU, CU, cx. 106, doc. 1 ; ANA, códice 240 C-8-3, fl. 120-120v. 320

Les kilombos pouvaient offrir au chef local une précieuse possibilité d’avoir des forces productives et militaires supplémentaires sous son influence en échange d’une protection et d’une autorisation d’usage de la terre. Ouvrant ces territoires à ces esclaves, le mani Mbamba, Namboangongo, mani Mossul et ses partenaires augmentaient leur pouvoir de protection contre d’éventuelles attaques, protégeant par là même leur commerce737. La formation de kilombos représentait ainsi, pour les chefs qui les accueillaient, une possibilité d’avoir l’équivalent de nouveaux villages ou petites sous- chefferies sous leur contrôle738. Il s’agissait clairement d’une stratégie phare du marquis de Mossul, du grand-duc de Mbamba et du Ndembu Namboangongo, entre autres. Selon un observateur portugais contemporain, les esclaves représentaient une sorte d’ « immigrés » auxquels certains chefs offraient l’ « asile ». Silva Correa déclare que : « Le Dembu Namboangongo leur donne l’asile [aux esclaves], en faisant augmenter avec plaisir ce type d’immigration dans ses domaines »739.

Les transformations politiques et économiques qui, à partir de 1770, minèrent de plus en plus l’influence portugaise sur ce territoire au sud du Kongo et d’« Ambuila », étaient en revanche favorables au roi du Kongo. Le marquis de Mossul et certains Ndembu, bien qu’indépendants du roi du Kongo, continuaient à lui rendre hommage et à exalter son pouvoir et son influence historiques sur toute cette région740. Pour le roi du Kongo, voir ces manis défendre la frontière et gagner en puissance en affrontant les rivaux historiques portugais constituait assurément un avantage politique.

Nous allons à présent nous pencher plus en détail sur la longue guerre (1790-1794) entre le Portugal et la confédération du Mossul, composée par le marquis et des Ndembu. Nous aborderons chacune des étapes de cette guerre. Nous traiterons par la suite des conséquences de cette guerre pour le Kongo.

737 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 147‑148. 738 Sur un kilombo, par exemple, formé par des esclaves qui avaient fui le Bengo portugais : AHU, CU, Angola, cx. 106, doc 1 739 « Este Dembo [Namboangongo] lhes dava asilo, e via com prazer crescer este tipo de imigrante », Ibid., p. 148. 740 AHU, Angola, cx. 44, doc. 62 e 5; cx. 43, doc. 21, 50 e 99; cx. 42, doc. 89. 321

6.2. La confédération de Mossul face aux Portugais : la première expédition de 1788

Après une escalade de menaces portugaises suite au refus du marquis de Mossul de recevoir l’ambassadeur, un représentant fut envoyé par le marquis à Luanda pour « s’excuser ». Il promit de reprendre et de favoriser le commerce avec Luanda et d’abandonner celui avec les Français et les Britannique741. Peu de temps après ces promesses, les Portugais constatèrent pourtant qu’il ne s’agissait que de paroles, car le Mossul continuait à jouer son rôle d’intermédiaire dans le commerce entre l’intérieur et la côte.

En même temps, les Portugais essayaient d’étendre leur contrôle sur la zone de la forteresse de l’Encoge, pour empêcher les potentats de la région de s’engager dans le florissant commerce de Mossul. Cependant, le capitaine général de la fortification dépendait des effectifs locaux (des bataillons de la guerra preta et des porteurs) pour le maintien de la forteresse et l’organisation de la feira (marché). La mise à disposition de ces agents pour les travaux dégradants, souvent forcés, était une obligation supposée des Ndembu vassaux de la couronne portugaise. Si ces négociations étaient déjà compliquées entre capitaines généraux et chefs locaux, elles devinrent encore plus tendues quand le commerce promu par le Mossul commença à pénétrer ces sertões. À l’Encoge, comme dans d’autres marchés et forteresses portugaises d’Angola (Golungo, Kasanje), de nombreux sobas et Ndembu commencèrent à contester leurs « obligations » envers les Portugais742. Plusieurs sobas refusèrent en effet (dans un mouvement probablement coordonné) d’offrir des porteurs pour les foires et forteresses de l’Encoge. Dans la correspondance administrative portugaise, certains officiers accusaient l’influence du marquis de Mossul sur cette rébellion. Ce marquis élargit petit à petit, son influence sur les chefferies de la côte, en passant par la zone d’Ambuila pour arriver jusqu’au Njinga, formant ainsi une « confédération » étendue743.

Le marquis de Mossul se voyait souverain sur son territoire et libre de pratiquer le commerce atlantique avec toutes les nations, au même titre que le duc de Mbamba, le

741 AHU, CU, doc.70, cx. 23. 742 ANA, códice 88 A-19-2, fl. 106-106v. ; E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 148‑149. 743 AHU, GANG, Correspondência confidencial, cod. 1642, fl. 48-50. Des informations plus anciennes sur cette confédération mentionnent d’autres moments d’opposition aux Portugais, comme dans les années 1760 contre le gouverneur Souza Coutinho : AHU, CU, cx. 50, doc. 65. 322 mani Soyo et autres gouverneurs des grandes provinces du Kongo. La localisation géographique de Mossul faisait cependant de son territoire le plus vulnérable face aux ambitions commerciales monopolistes des Portugais. Le caractère fragmentaire du royaume du Kongo à cette période donnait certes au marquis un grand pouvoir sur le commerce, mais le laissait en même temps seul pour défendre sa souveraineté. De plus, la situation de « guerre froide » entre le Kongo et le Portugal depuis la bataille d’Ambuila en 1665 ne permettait pas au roi du Kongo de s’engager ouvertement du côté de Mossul. Son indépendance permit cependant au Mossul d’enrôler les Ndembu voisins pour former une confédération anti-portugaise, comptant aussi le duc de Mbamba, ennemi déclaré de Luanda744.

Si manis et Ndembu intégrèrent la confédération de Mossul, d’autres voisins préférèrent, par peur ou par opportunisme, rester « fidèles » à Luanda en continuant d’informer le gouverneur portugais du commerce et d’agir en sa faveur. Le grand Ndembu Caculu Cacahenda était un partenaire privilégié en ce qu’il était opposé au Mossul745. Pareillement, certains chefs, comme ceux du Libongo, voisins de Mossul au sud, fortement dépendants du Portugal, prêtèrent leurs forces et leurs moyens pour essayer de bloquer ce commerce de longue distance746.

Le marquis de Mossul était de plus en plus agacé par l’ingérence et les menaces des Portugais et de leurs alliés contre son commerce. Le marquis attaqua alors le Libongo. L’attaque fut reçue par l’administration portugaise comme une agression indirecte contre le Portugal747. Si cette interprétation prend tout son sens au vu du croissant pouvoir militaire et politique du marquis, il s’agissait aussi d’une forme de rhétorique de l’administration portugaise voulant promouvoir un conflit armé pour justifier le contrôle sur la région748. Une confrontation militaire avec le Mossul aurait coûté très cher et représenterait un risque militaire important en termes de pertes financières et d’effectifs. D’un autre côté, une victoire et une « domestication » du marquis par les Portugais pouvaient, à court terme, permettre de remplir les navires du butin de guerre et, à long

744 ANA, códice 88 A-19-2, fl. 144v-14Paulo Martins PINHEIRO DE LACERDA, « Noticia da campanha, e paiz de Mossul, que conquistou o Sargento Mor Paulo Martins de Pinheiros Lacerda, no anno de 1790, até o principio do ano de 1791. », Annaes Maritimos e coloniais, sexta série-4, 1845, p. 127‑133. 745 ANA, códice 88 A-19-2, fl. 62 et fl. 117-117v. 746 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 141‑145. 747 « O Negro marques se estimulou; mas não podendo resplandecer conosco os seus ressentimentos, os praticou com os habitantes do Libongo, atendendo que as ofensas dirigidas a este povo, eram indiretamente encaminhadas ao decoro português. Sendo os libonguenses vassalos portugueses, domesticáveis, tratáveis e cariciados de muitos anos de nossa maneira », Ibid., p. 141. 748 AHU, CU, cx. 75, doc. 74. 323 terme, d’avoir accès au commerce esclavagiste qui était aux mains du Mossul (et même au port de l’Ambriz)749.

De ce fait, en 1788, une première expédition fut préparée par le gouverneur de l’Angola. Mobilisant les effectifs de l’Encoge et certains sobas et Ndembu vassaux de la région, l’armée comptait 250 soldats « blancs » et 5000 soldats africains. La première bataille eut lieu quand des armées du Mossul essayèrent d’empêcher les Portugais de traverser une rivière, ce qui était une opération compliquée pour une armée. Après quelques heures de bataille, ne pouvant pas (ou ne voulant pas stratégiquement) résister à l’infiltration des Portugais, l’armée de Mossul recula, donnant l’impression que la résistance était faible. L’armée portugaise, sortant victorieuse du passage du fleuve, partit pour retrouver des forces pour le lendemain et attendre une recharge de munitions qui devait arriver plus tard. Selon la culture militaire européenne, la victoire de la première bataille et la pénétration facile en territoires ennemis constituaient la promesse de la victoire750. De ce fait, l’espoir d’un triomphe facile anima le capitaine Costa, inexpérimenté, choisi selon certains pour ses relations politiques davantage que pour ses compétences en matière de stratégie751.

En revanche, l’armée de Mossul avait opté pour une stratégie militaire typique de la guerre centre-africaine : celle d’initier la guerre avec une faible résistance à la pénétration de l’ennemi, puis de reculer au premier signe de défaite afin de réunir plus de troupes, puis d’attendre que les ennemis baissent leur garde et d’attaquer alors par surprise752. Le marquis de Mossul surprit ainsi le camp portugais avec une vigoureuse attaque au beau milieu de la nuit. L’assaut effraya une partie des effectifs africains qui prirent la fuite. La désertion partielle causa la panique générale du reste des troupes africaines, qui abandonnèrent leurs « suzerains » portugais pour sauver leurs vies. Sans moyen de reconstituer son armée face à l’abandon général des troupes, le capitaine Costa dut reculer et rentrer à Luanda avec son commando. La victoire exceptionnelle de l’armée de la confédération de Mossul donna encore plus de force et de prestige au marquis, qui devenait progressivement un infatigable résistant (au côté du Ndembu Namboangongo) à l’expansionnisme portugais. La croissante autonomie et force militaire de la

749 AHU, GANG, Correspondência confidencial, cod. 1642, fls. 62-63. 750 « Era este um exordio da vitória, e que faz a principal máxima da guerra o ganho da primeira batalha », E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 142. 751 Ibid., p. 142‑143. 752 John K. THORNTON, Warfare in Atlantic Africa, 1500-1800, 1er Edition., London, New York, Routledge, 2000, p. 99‑127. 324 confédération était approvisionnée en armes, munitions et poudre par des marchands britanniques et français, qui célébrèrent aux aussi bien évidemment la victoire753.

6.3. La riposte : contre-attaque de la confédération de Mossul aux alentours de Luanda (1789)

Du coté portugais, un procès fut ouvert à Luanda contre les sobas qui avaient composé l’armée portugaise. Ils étaient alors accusés de trahison et de désertion. Costa intervint toutefois pour une annulation de la peine. Les sobas furent pardonnés, probablement en raison de la crainte des Portugais de les voir rejoindre le marquis de Mossul et d’ainsi augmenter la résistance anti-portugaise dans les sertões. La division et les disputes s’instaurèrent dans la politique de Luanda contre le gouverneur et son protégé Costa, accusé d’incompétence et de lâcheté, notamment par le gouverneur provincial de Benguela, M. Quevedo, et les militaires de cette région754. Nous ne pouvons pas entrer en détail dans ces questions de politique coloniale portugaise, mais il convient de remarquer que cette défaite contre le Mossul fut une perte en plus pour le projet mis en place après 1780 par le ministre portugais Martinho de Mello e Castro, et se délégués locaux : gouverneur et évêque de l’Angola. Ils avaient échoué dans leurs missions diplomatiques successives au Kongo, le projet de conquête du port de Cabinda, l’intention de séduire le mani Soyo par une visite de l’évêque et finalement la guerre contre le Mossul. Toutes ces coûteuses initiatives d’expansion commerciale échouèrent à cause de la résistance généralisée des chefs de la région kongo, englobant aussi Cabinda et Ndembu, et de la concomitante politique britannique et française dans le contexte diplomatique européen755.

Le Mossul savait qu’une contre-attaque n’allait pas tarder, il connaissait aussi la faiblesse militaire et politique de la conquista portugaise, et y vit une opportunité d’anticiper l’attaque. Il décida donc d’organiser une expédition contre les fortifications portugaises aux alentours de la ville de Luanda756.

753 AHU, CU, Angola, cx 63, doc. 37 et doc. 52; cx. 65, doc. 64 AHU, GANG, Correspondência confidencial, cod. 1642, fl. 22-24. 754 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit. 755 Suzan Herlin, pour avoir privilégié les sources diplomatiques des archives britanniques et françaises, a négligé le processus de conflits internes comme barrière commerciale avec les Portugais, accordant toute son attention aux questions diplomatiques européennes : S. (B.) HERLIN, Trade and Politics on the Kongo coast. 1790-1890..., op. cit. 756 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fl. 16-21. 325

Les armées de la confédération du Mossul attaquèrent ainsi certaines forteresses, comme celle du Bengo, volèrent leurs armements, tuèrent les Blancs et capturèrent les africains qui y vivaient. Les plantations des alentours furent pillées757. Le couvent des Capucins du Bengo fut aussi attaqué et saccagé, un missionnaire échangea des tirs avec des soldats. Si les effectifs du Mossul ne pénétrèrent pas dans la ville de Luanda proprement dite, la panique se généralisa tout de même. Aucune armée africaine n’avait été aussi proche des portes de Luanda dans les derniers temps ; les habitants redoutaient plus que jamais l’ invasion de la ville. De la sorte, plusieurs esclaves, prisonniers et militaires du bas de l’échelle s’échappèrent ; d’autres habitants se réfugièrent dans les forteresses de São Miguel et du Penedo. Le capitaine, Paulo Pinheiro de Lacerda, commandant de la forteresse de Penedo rassembla alors une petite troupe pour repousser la confédération avant sa pénétration dans la capitale portugaise. En fait, le marquis n’avait visiblement pas l’intention d’attaquer la ville, mais plutôt d’accroître son prestige et ses moyens par une attaque impressionnante et courageuse de la périphérie de Luanda. Le butin incluait la capture de nombreuses personnes qui travaillaient pour les Portugais, comme leur corps militaire, les esclaves et les serviteurs. Devenant des marchandises aux mains du Mossul, puis vendus aux Britanniques et aux Français, ces personnes furent échangées contre davantage de mousquets, de munitions et de poudre (mais aussi d’objets politiques)758.

Nous voyons que l’influence du marquis de Mossul était importante, notamment sur les Ndembu, pourtant vassaux des Portugais. Par inquiétude ou par intérêt commun avec la confédération de Mossul, aucun des vassaux ou alliés du Portugal n’alerta le gouverneur d’un tel projet. Aucun, non plus, ne se mobilisa pour protéger les installations portugaises ou empêcher le passage de l’armée.

En revanche, certains Ndembu (Namboangongo, Zalla, Lundo, Kanguluka, Kinguengo) s’engagèrent au côté du Mossul dans cette bataille, mais aussi dans d’autres à proximité de la forteresse de l’Encoge. Quelque temps plus tôt, par exemple, un bataillon portugais d’une trentaine de soldats, qui voyageait de Luanda à l’Encoge, fut surpris par des troupes de Ndembu voisins de cette forteresse. Cette attaque fit reculer les

757 « Neste tempo, vigiando cuidadosamente os nossos movimentos o marques de Mossul e vendo desguarnecida a Capital se aventurou um golpe noturno nos seus suburbios », Silva Corrêa, vol. II, p. 172-173. 758 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fl. 127-130. 326

Portugais vers le Golungo et les empêcha d’atteindre l’Encoge759. À une autre occasion, le gouverneur portugais donna l’ordre au Ndembu Ambuila (nommément vassal du Portugal depuis le XVIIe siècle) d’attaquer les kilombos d’esclaves fuyant les domaines portugais sur les terres de Namboangongo. Cependant, celui-ci fut informé de cette attaque à l’avance, ce qui lui permit d’armer les anciens esclaves du kilombo contre l’Ambuila qui ne parviendra pas à mener sa mission à bien. Entre 1788 et 1790, un certain nombre d’autres petits conflits éclatèrent dans cette région760. Simultanément, et pas par hasard, le commerce des Français et des Britanniques au port d’Ambriz connaissait un incroyable boom761.

6.4. La deuxième expédition portugaise contre le Mossul et la forteresse du Loge

Épouvanté par l’attaque de la confédération de Mossul aux alentours de Luanda, le gouvernement de l’Angola s’enlisa encore plus profondément dans la crise politique. Le marquis de Mossul donna le coup de grâce à la crédibilité – déjà faible – du gouverneur baron de Moçamedes qui, en cinq ans, cumulait plusieurs échecs qui avaient coûté cher à sa couronne. Un nouveau gouvernement s’installa (Manuel de Almeida e Vasconcelos e Soveral) en 1790 et commença à organiser une expédition punitive contre le Mossul. Le capitaine qui avait commandé l’opération improvisée de défense de Luanda, Pinheiro de Lacerda, promu général par la suite, fut choisi pour prendre la tête de l’opération. Il avait moins d’effectifs que le commandant de l’expédition de 1788, mais promettait une campagne plus efficace. Incontestablement, Lacerda était expérimenté dans l’art de la guerre dans les sertões, en raison de sa participation aux conflits armés contre les sobas de Benguela, qui vivaient en constante résistance contre le Portugal762.

Avec une armée d’environ 100 « Blancs » et 3000 soldats de guerra preta, Lacerda partit de Luanda en direction du Mossul en octobre 1790. Il passa par la Barra do Dande et par le Libongo pour unir ses troupes à celles envoyées par les vassaux du Portugal. Les villages des chefs subalternes du marquis de Mossul (Quiaripungu,

759 AHU, CU, cx. 75, doc. 73. ANA, códice 88 A-19-2, fl. 100-100v. 760 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 148‑149. 761 AHU, CU, cx. 93-A, docs. 22, 28 e 29.

762 AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 550, fl. 71. 327

Masangungu, Riambinue et Riafunda) essayèrent de résister au passage des Portugais, reculant et contre-attaquant à plusieurs reprises, ce qui donna lieu à six batailles en quatre jours. Cependant, l’armée portugaise avançait férocement, ne relâchant pas ses forces pour être en mesure de contre-attaquer comme l’avait fait Costa deux ans auparavant. Une autre bataille, aux marges du fleuve Onzo, réunit par la suite un effectif conséquent de Mossul pour essayer d’empêcher le passage de ce fleuve, comme avaient l’habitude de le faire les armées de défense dans la région. Selon le témoignage de Lacerda, une guérisseuse était en tête de l’armée avec un panier contenant plusieurs objets magiques, prophétisant que, grâce à ses rituels, les mousquets des ennemis n’allaient pas marcher et qu’ils allaient tirer non pas des balles mais de l’eau. Cet espoir ranima les troupes, mais, quand le premier coup de feu frappa cette femme, une partie de la troupe recula, permettant à l’ennemi de passer le fleuve. Plusieurs effectifs de Mossul perdirent la vie, un lieutenant et d’autres (pro-)Portugais furent blessés763.

La bataille suivante eut lieu à Sosso. Le mani Sosso, dom Miguel, perdit la bataille ; sa mbanza fut détruite et il fut capturé et emprisonné par les Portugais. Ensuite, les mbanzas de Kirire, de Bassakala et de Muala, au centre de la province de Mossul, tombèrent aussi. La suivante fut celle de Tabi, le dernier poste avant Mbanza Mossul. Là, la résistance pour essayer d’empêcher les Portugais d’avancer vers la capitale du marquis fut plus forte. Elle fut toutefois incapable de stopper l’avancée des troupes en direction de la capitale provinciale764.

Utilisant la connaissance de son territoire, qui présentait plusieurs obstacles naturels à l’armée des envahisseurs, l’armée de Mossul fuit, se cacha et essaya à plusieurs reprises de perpétrer des attaques surprises. En général, les armées kongos ne défendaient pas leurs agglomérations (sauf dans des cas de querelles politiques internes pour le contrôle d’une cour). Au contraire des espaces urbains européens, les cités et villages du Kongo, faits de cases de paille et d’argile, matériellement simples et parfois mobiles, pouvaient être reconstruits facilement (dans le même lieu ou ailleurs). Ils savaient aussi que les Portugais n’avaient pas les moyens d’y rester durablement. De ce fait, pour la tactique de guerre kongo, le plus important était d’éviter un taux de mortalité élevé plutôt que de défendre ses cités.

763 Lacerda, P. M. P. Notícia da Companha e Paiz de Mosul, p. 130-131. E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 178. 764 Ibid., p. 178‑179. 328

La stratégie kongo de retrait et de contre-attaque ne fut pas efficace, car le commandant Lacerda avait de l’expérience dans cette forme de guerre. Lacerda savait que l’agilité et la rapidité de mouvement de l’armée étaient plus importantes que sa force d’attaque. Il fallait donc avancer le plus vite possible vers la capitale de Mossul, puis vers les villages du port d’Ambriz, c’est-à-dire la zone commerciale de Mossul, sans donner à la confédération l’occasion d’attaquer par surprise. C’est ainsi que les Portugais réussirent à arriver à Mbanza Mossul, détruisant un grand nombre de villages et de mbanzas sur leur chemin, sans donner le temps au marquis de réorganiser les troupes et de contre-attaquer.

Quand le marquis et les habitants de Mbanza Mossul apprirent la chute des chefs du sud, ils abandonnèrent la mbanza pour éviter que les Portugais ne capturent et/ou ne tuent les habitants. Après avoir brûlé les cases de la capitale, Lacerda dirigea ses armées vers l’ouest en direction du port d’Ambriz. Quelques troupes faisaient des allers-retours, attaquant les Portugais sur le chemin pour essayer d’affaiblir leur capacité de mouvement et les obliger à installer un campement. Un lieutenant portugais et quelques soldats furent tués durant ces attaques. Les locaux voulaient aussi empêcher les envahisseurs d’arriver au port d’Ambriz. Les Portugais finirent par dépasser cette barrière.

Les gérants du négoce qui se trouvaient sur place (le Kitengu et le prince mangolfe avec ses officiers) s’échappèrent par le port où se trouvaient trois navires britanniques et trois français. Les capitaines des navires arrivèrent sur terre pour leur porter secours765. Lacerda se trouva dans une impasse, ne pouvant ni avancer pour chasser les agents du commerce de Mossul (et générer par là des problèmes diplomatiques avec la France et la Grande-Bretagne), ni se retirer et, donc, s’ humilier. La solution trouvée par les Portugais fut de barricader le port. Les navires concurrents finirent par partir. Sur cet événement, nous avons deux versions différentes. Selon les capitaines britanniques, Lacerda aurait fait une barricade au bord du port avec l’intention de les menacer, exigeant que les ennemis soient relâchés, exigeant ensuite leur sortie du port. Selon Lacerda, les barricades n’avaient pour objectif que protéger et rétablir ses troupes. Les échanges avec les commerçants européens étant assez cordiaux, ces derniers décidèrent d’eux-mêmes de partir. La version britannique nous paraît toutefois plus vraisemblable étant donné le contexte violent de la guerre. Quoi qu’il en soit, cet incident provoqua d’importants

765 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté B, fls.127-129. 329 problèmes diplomatiques pour la couronne portugaise, notamment avec l’Angleterre – problèmes qui allaient durer plusieurs années766.

En arrivant dans le comptoir, les Portugais furent étonnés par les salles d’audience luxueuses, ornées de tapis et de mobiliers orientaux, où les esclavagistes français et britanniques étaient reçus par le mangolfe (un titre donné à l’agent commercial du port, équivalent à celui de mafuco des royautés du nord) pour les négociations. Tout fut incendié par les Portugais767.

L’armée portugaise traversa le fleuve Loge et continua la guerre contre les habitants engagés dans le commerce esclavagiste. La mbanza de Sambo, économiquement stratégique, fut attaquée en raison de la présence de mines de sel – marchandise capitale pour l’achat d’esclaves dans l’intérieur. Ce fut ensuite le tour des villes commerçantes de Zunda et de Zolo Amuco, étroitement liées au commerce de Mossul. À Kinkolo et à Kincage, Lacerda trouva une forte résistance, mais parvint néanmoins à avancer. En arrivant aux limites nord de la zone de pouvoir du Mossul, l’armée alla vers Mbanza Mossul et pénétra vers l’est, où les réseaux commerciaux et politiques du Mossul passaient : Mureka et Zenza. L’armée confédérée réussit cependant à défendre la mbanza de Tamba. Le fait que les Mossul continuaient de répondre vigoureusement démontre que l’expédition portugaise généra peu de pertes dans ses armées768.

Cependant, les préjudices économiques pour le marquis et sa population furent considérables. En effet, les marchandises et les objets issus du commerce avec qui les Britanniques et Français furent brulés par les Portugais. L’action portugaise d’incinérer des marchandises comme si elles étaient des « fétiches » démontre une attitude de croisade, non religieuse mais commerciale, de la part de Luanda. De nombreuses libatas et mbanzas furent aussi détruites par le feu. Même si la reconstruction des villes était relativement facile, l’acte de destruction des champs agricoles, des potagers et des arbres généra d’importants dégâts sur le long terme, entraînant des déplacements forcés. De fait, le marquis, ses officiers, et une grande partie de la population ne pouvaient pas revenir

766 Des années plus tard, Lacerda continuait de recevoir des ordres de sa majesté pour éclairer ces événements qui avaient gêné la couronne portugaise face aux ministres britanniques. AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fl. 127- 130. 127-129 ; P.M. PINHEIRO DE LACERDA, « Noticia da campanha, e paiz de Mossul, que conquistou o Sargento Mor Paulo Martins de Pinheiros Lacerda, no anno de 1790, até o principio do ano de 1791. »., op. cit., p. 130. 767 P. M. P. Notícia da Companha e Paiz de Mosul, p. 129-131. AHU, CU, Angola, cx. 60, doc. 1 ; cx. 80. 768 P.M. PINHEIRO DE LACERDA, « Noticia da campanha, e paiz de Mossul »., op. cit., p. 131. 330 sur leur territoire, car la guerre n’était pas encore finie. Nous savons qu’un grand nombre de personnes et d’autorités cherchèrent à se réfugier à Mbamba (ou ailleurs au Kongo) ou chez certains Ndembu alliés de l’intérieur. Cependant, l’armée de la confédération de Mossul refusa de capituler.

Par ailleurs, il faut rappeler que les Africains qui combattaient à côté des Portugais, connaissaient le Mossul. Ainsi, il y avait plusieurs informations géographiques, politiques et militaires sur le territoire du Mossul (aussi bien que de Mbamba et des Ndembu) qui circulaient dans les réseaux politiques et commerciaux auxquels les Ndembu soumis avaient accès. Ceux-ci ne manquaient pas de les transmettre aux Portugais. Ces services étaient toujours bien récompensés par le Portugal avec des promotions militaires, des armements, des approvisionnements en objets politiques, etc769. Sans l’ alliance des Ndembu, il serait impossible pour les Portugais d’obtenir les informations essentielles à la réussite de leur campagnes.

Si les européens se servaient des informateurs africains, les pouvoirs africains utilisaient aussi des informateurs européens pour organiser leur défense. Les réseaux africains locaux bénéficiaient aussi d’informations venant de Luanda, ou des présides, aussi bien que des négriers de toute nationalité. Les chefs du littoral très engagés dans la traite, comme le duc de Mbamba et le marquis de Mossul, par exemple, était bien informés par des négriers britanniques et français770. Ces informations étaient souvent retransmises dans leur réseaux diplomatiques et commerciales formés par des agents de la traite, pouvant être utilisées contre Luanda ou contre d’autres adversaires locaux. Tout cela jouait un rôle dans les conflits des Portugais contre la confédération de Mossul .

Le gouvernement portugais profita du contrôle temporaire de la rive gauche du Loge et du blocage du commerce au port d’Ambriz pour ordonner la construction d’une forteresse à quatre lieux de distance du port. Le fort fut rapidement construit sous les ordres de Lacerda et prit le nom de Saint Jean du Loge. Le gouvernement de l’Angola avait l’intention d’établir un capitaine et une troupe dans cette forteresse qui était voisine du port d’Ambriz et proche de la mbanza Mossul, pour assurer le contrôle jusqu’au Loge771.

769 C. MADEIRA SANTOS, « Écrire le pouvoir en Angola, Power in writing in Angola »..., op. cit., p. 279. 770 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté B, fl. 8-9v. 771 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fl. 2-3. AHU, CU, Angola, cx. 75, doc. 79 cx. 80, doc. 11; AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté B. 331

De ce fait, le Kongo avait désormais des troupes portugaises à ses portes. Ce qui représentait un grand risque pour la souveraineté et le pouvoir des chefs de toute la région du sud du Kongo. Mais également au-delà, car la forteresse était aussi voisine de Mbamba où il existait un commerce côtier intense. Jusqu’alors, les terres du Mossul et des Ndembu étaient, pour le Kongo, des zones barrière contre l’avancée des Portugais. C’est-à-dire, des zones sur lesquelles le roi n’avait pas le contrôle, mais où son influence était importante. Pour essayer de faire face à la nouvelle menace, le roi du Kongo et le duc de Mbamba envoyèrent deux lettres au gouverneur portugais pour protester contre la construction de la forteresse sur « leur territoire »772.

Les commerçants français et britanniques qui arrivaient au port d’Ambriz pour acheter des esclaves étaient « perplexes face à la nouveauté » de la construction d’un fort portugais aussi près du port773. La réponse diplomatique de la couronne anglaise fut rapide : un représentant des commerçants de Liverpool, du nom de Georges Fregulan, arriva au port de Luanda quelques mois plus tard, présentant des « documents publics » et répudiant la tentative de contrôle du port d’Ambriz par le Portugal. Le diplomate reconnut qu’il s’agissait « du port d’Afrique le plus intéressant pour sa nation » et assura que la même revendication existait du côté des Français. Des représentants britanniques furent aussi envoyés à Lisbonne pour transmettre directement à la reine leur exécration quant à la volonté portugaise de « fermer » leur commerce774.

En conséquence des pressions britanniques, le 12 août de la même année (1791), la reine du Portugal envoya à Luanda l’ordre direct d’une « démolition expresse de la forteresse du Loge et [de] l’abandon total de la région »775. Par dépit, le gouverneur de Luanda dut, du fait des sommes investies dans la guerre, suivre ces ordres et ordonner le retrait total de ses armées de Mossul. Pourtant, et malgré le retrait, la tension entre la Grande-Bretagne et le Portugal continua. La documentation administrative échangée entre Lisbonne et Luanda révèle la préoccupation de justifier auprès des Britanniques l’action violente de l’armée dans le port d’Ambriz. À cet effet, Lacerda dut expliquer à plusieurs reprises l’épisode controversé de l’expulsion des marchands de ce pays (des

772 AHU, CU, Angola, cx. 60 doc. 1 773 AHU, GANG, AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fl. 2-3 774 « confessando, e igualmente franceses, que aquele porto lhe é o mais interessante que todos os mais juntos da consta da Africa ». AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté B, fl. 8. 775 « Em carta de 12 de Agosto do ano próximo passado determinou sua mag fazer de todo demolir e arrazar a fortaleza de Nossa Sta da Nazareth e S João do Loge situada nas suas margens em distancia do porto de ambriz de duas légoas, que nao ficasse vestígio algum dela », AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fl. 8. 332 lettres de 1795, soit cinq ans après l’événement abordent ce sujet )776. Cela nous montre l’importance des compagnies commerciales britanniques et françaises, partenaires économiques de la confédération de Mossul, pour les relations (depuis longtemps tendues) entre Luanda et les potentats du sud du Kongo. De ce fait, comme c’était le cas pour le conflit à Cabinda avec la France777 dans la décennie précédente, les enjeux négriers européens exerçaient énormément d’influence sur la politique de cette région.

Après la démolition de la forteresse, le roi du Kongo dom Aleixo I répudia officiellement le marquis de Mosul. Il assura au gouverneur de l’Angola que, s’il eut été au courant de l’attaque du Mossul (1789) contre les installations portugaises (ce qu’il savait bien évidement), il aurait puni le marquis pour son « insolence »778.

Nous ne connaissons malheureusement pas en détail les rapports politiques de la confédération de Mossul avec la cour du Kongo. Si nous avons accès à la correspondance entre Luanda et Mbanza Kongo, ainsi qu’entre Luanda et le Mossul, nous n’avons malheureusement aucun document relevant d’une communication entre le Mossul et Mbanza Kongo. Très certainement, ce type de source existait, car nous avons plusieurs indices de la circulation d’ « ambassadeurs » et de lettres à l’intérieur du territoire kongo. Cependant ces archives locales furent très malheureusement perdues. Nous avons pourtant des indices d’un important pouvoir de pression (et de protection) – certes non déclaré – du mani Kongo et du grand-duc de Mbamba sur le marquis de Mossul. Si le marquis ne capitula pas et refusa le traité de « paix et [de] vassalité » proposé par le Portugal, il trouva refuge, avec sa cour et ses chefs alliés, quelque part sur un territoire proche. Or, sans la protection (ou pour le moins la complaisance) du roi du Kongo et du grand-duc de Mbamba, cela n’aurait pas été possible779.

Il est probable que l’ influence des deux seigneurs se soit manifestée lors de la négociation de paix entre Luanda et le Mossul. En effet, le 25 avril 1792, deux mois après la visite de l’ambassadeur du roi du Kongo et du duc de Mbamba à Luanda, le marquis

776 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté B, fl. 127-129 777 Voir chapitre III. 778 « Porém conheceram antes lhe foram sempre apostos e os mesmos embaixadores disseram que se aquele [roi du Kongo] tivesse sabido da guerra que os mesmos tempo da sua parte lha faria, para melhor castigar as suas insolências estabelecidas », AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté B, fl. 41. 779 « A proteção que [le marquis du Mossul] procurou do rei do Congo e do Duque de Bamba, generalíssimo de suas armas, com prova o seu animo e este [Duc de Mbamba ] ocasião de alguma noticia que lhe fora informado da parte dos estrangeiros ». AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté B, fl. 8-9v. 333 de Mossul s’y rendit finalement lui aussi pour demander des excuses, signer un traité de vassalité, et renouveler sa promesse de fidélité au Portugal. Ces actes successifs de conciliation avec le Portugal sont, à notre avis, liés entre eux. Il nous parait que le roi du Kongo et le duc de Mbamba essayaient d’apaiser les tensions avec le Portugal, une fois passée la menace portugaise : la construction de la forteresse du Loge780.

Donc, au-delà de la victoire morale de la couronne portugaise, dans les faits, le contexte commercial demeura inchangé. Le Mossul, tout comme le mani Kongo et le duc de Mbamba, avaient probablement conscience que, sans présence militaire effective dans la région, la vassalité promise ne signifiait pas – au-delà du rituel d’humiliation diplomatique – un véritable acte de vassalité économique ou politique envers Luanda. Une fois de plus, le Portugal se trouvait impuissant face au commerce fleurissant de l’Ambriz781. Ainsi, la deuxième expédition, même si elle avait représenté un choc important, ne favorisa pas effectivement les intentions expansionnistes portugaises.

6.5. La confédération des Ndembu face aux Portugais : la troisième expédition portugaise à Ambuila (1793-94)

Suite à l’échec de blocage du commerce sur les rives du Loge par l’établissement d’une forteresse au port d’Ambriz, le Portugal décida de pousser la guerre plus à l’intérieur du continent vers les chefs ndembu. Plus d’un an après l’expédition contre le Mossul, le colonel Lacerda fut choisi pour diriger la nouvelle expédition, en raison de son expérience et du « succès » militaire obtenu dans l’entreprise précédente. L’idée était de reproduire la même méthode, c’est-à-dire, une armée très mobile et rapide avançant en rasant les mbanzas et libatas sur son passage782.

Lacerda comptait cette fois sur quatre bataillons d’infanterie de plus de 400 soldats et près d’une centaine d’officiers d’artillerie équipés de trois canons et de deux lance- grenades. Qui plus est, les troupes africaines engagées au côté du Portugal étaient constituées de 2 000 empacasseiros et de plus de 2 000 porteurs, envoyés par les sobas, sans compter les Ndembu vassaux qui rejoignirent l’armée. Il faut préciser que les

780 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fl. 17-22. 781 ANA, códice 88 A-19-2, fl. 143-144. 782 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fls. 17-21. 334 empacasseiros étaient des chasseurs africains hautement spécialisés dans la chasse aux buffles (mpacassa en langue kimbundu). Le militaire portugais Sarmento nous offre une description intéressante sur cette « milice singulière » d’ « aspect impressionnant » aux yeux européens :

L’aspect de ces derniers [empacasseiros] produit un effet surprenant chez l’européen, qui pour la première fois, contemple cette milice singulière. Leur vestimentaire consiste seulement en deux tissus en coton, l’un attaché à la ceinture, leur arrive jusqu’à la courbure des jambes, l’autre leur servant de manteau avec lequel ils se protégeaient du froid et de la cacimba783.

Ces spécialistes utilisaient traditionnellement des arcs et des flèches, mais, à partir du XVIIe siècle, ils devinrent aussi d’habiles tireurs de mousquets784. Du fait de leur grande habileté en tant que tireurs, les empacasseiros étaient aussi employés militairement par les pouvoirs locaux pour constituer une milice en temps de guerre. Ces bataillons africains, envoyés par les sobas vassaux, étaient aussi mobilisés par les Portugais785. Pour résumer, tout cela montre que cette opération de guerre fut la plus conséquente menée par le Portugal dans la région après la bataille d’Ambuila en 1665.

La confédération, à laquelle le Mossul ne participait plus directement, était principalement formée de Ndembu : Zalla, Lundo, Kanguluka, Kinguengo et le plus puissant et apparemment leader, Naboangango, parmi d’autres petits chefs soumis à ce dernier. Le grand Ndembu Namboangongo avait le nom portugais de dom Pedro Afonso, ce qui suggère une connexion, au moins idéologique avec le Kongo786. Du coté des Portugais, on compte les Ndembu vassaux (Ambuíla, Caboco, Ndambi Nkitulu, Ndala-

783 « O aspécto destes ultimos produz um efeito surpreendente no europeu que, pela primeira vez cintempla aquela singular miliacia. O seu vestuário consiste, apenas, em dois panos de algodão, estangasn, um dos quais preso na cintura, lhes chega até a curva das pernas, servindo lmhes o outro de manto com que se resguardam do frio e da cacimba » : A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 22‑23. 784 AHU, GANG, Correspondência confidencial, cod. 1633, coté B, fl. 33-42, AHU, GANG, Correspondência confidencial, cod. 1642, fl. 61-65 ; E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 178‑181. AHU, CU, Angola, cx. 60, doc. 1 ; cx. 80, doc. 47. 785 R. PÉLISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 30 ; A.P. TAVARES et C. MADEIRA SANTOS, Africæ monumenta..., op. cit. ; E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 50‑54. 786 ANA, códice 89 A-19-3, fl. 88v. ; AHU, CU, Angola, cx. 77, doc. 31 ; cx. 60, doc. 1 Rene PELISSIER, Les Guerres Grises: Resistance et Revoltes en Angola, Orgeval, France, Pelissier, 1977, vol.1, p. 37‑38. 335

Malundu et Banga Kitanda), ainsi que le Ndembu Caculo Cacahenda avec sa célèbre force d’empacasseiros787.

La troupe partit de Luanda le 4 juin 1793 en direction du fort du Dande où elle rejoignit les troupes africaines envoyées par les sobas vassaux et les capitaines des forteresses. Lorsqu’il fut informé de cette expédition, le marquis de Mossul fut pris d’inquiétude. Il mobilisa alors les commerçants britanniques à Ambriz pour leur demander de s’informer s’il était à nouveau la cible de l’attaque portugaise. Les Britanniques envoyèrent une lettre à Lacerda au Dande pour le questionner quant à ses objectifs et s’assurer que leur partenaire, le Mossul, ne serait pas directement affecté. Lacerda ne répondit pas à la lettre, assurant toutefois que le potentat côtier n’était pas la cible. Pour autant, par prévention, le marquis de Mossul, ses agents commerciaux et les sobas du Kitengo quittèrent leur territoire avant le passage de l’armée portugaise, ce qui entraîna une interruption du commerce à Ambriz pendant quinze jours et donc un nouveau mécontentement chez les Britannique788.

L’armée de Lacerda ne passa pas par le Mossul, montant plutôt, à partir du Libongo, vers le nord-est, en passant par la mbanza du mani Muala (détruite lors de la précédente guerre), avançant par le chemin de Bafo et de Kinguenga. Vers Lundo-Zala, la confédération des Ndembu contrattaqua avec 700 soldats. C’est ainsi que débuta la première bataille, lors de laquelle les soldats de la confédération échangèrent des tirs avec l’armée (pro-portugaise). Beaucoup plus nombreux, les membres de la confédération réussirent à tuer un ennemi portugais et à blesser plusieurs autres, mais accusèrent de nombreuses pertes et se retirèrent après une heure et demie de combat pour se regrouper et reprendre des forces789.

En croisant le fleuve Yolo, les Portugais trouvèrent un portail en bois : un point de péage où Namboangongo taxait les caravanes commerciales de marchandises. Il s’agissait là d’un équivalent des grandes croix en bois, placées sur les chemins pour marquer le point de péage et aux alentours des mbanzas du Kongo, mais ici sans le signe

Ariane Carvalho da CRUZ, « Paulo Martins Pinheiro de Lacerda: guerra preta, mercês e mobilidade social (Angola, segunda metade do século XVIII) », Florianópolis, XXVIII Simpósio nacional de História (ANPUH), 2015, p. 180‑182. 788 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 180. 789 Ibid., p. 181. 336 cruciforme. En passant et brulant le portail, l’armée du gouverneur portugais prit la route pour la mbanza de Namboangongo790.

La mbanza de Namboangongo était évidemment vidée de sa population, qui avait été évacuée. Son armée était dissimulée aux alentours. Lacerda connaissait le risque que constituait le fait d’occuper cette mbanza : devenir une cible facile. Les Ndembu – alliés de Ndala-Malundu, de Caculo Cacahenda et de Banga Kitanda, intéressés par le butin de leur voisin rival – l’envahirent la saccagèrent et y firent leur campement. Comme prévu, la contre-attaque fut menée. Namboangongo, qui la commandait personnellement, motiva ces troupes pour résister aux envahisseurs791.

Après deux heures et quart d’un combat très équilibré et féroce, les deux cotés commencèrent à manquer de munitions. Lacerda craignait que la perte progressive d’hommes ne générât une désertion en masse ; il demanda alors de l’aide avec un renforcement en munitions et en hommes. L’arrivée du renforcement redonna du courage aux troupes de Luanda et les moyens de repousser Namboangongo de sa mbanza capitale, la détruisant entièrement. Sans parvenir à sauver sa mbanza, l’armée de Namboangongo se cacha autour des champs en fleurs, pour mener des attaques surprises lorsque les effectifs portugais se déplaçaient pour s’approvisionner. Lacerda perdit quelques hommes au cours de ces attaques, mais réussit à dominer peu à peu tout le fertile territoire où son armée trouva de la nourriture en abondance792.

Pour éviter que le mouvement de sa lourde armée n’ouvrît la possibilité d’attaques sur le chemin, le colonel portugais garda la majorité de ses soldats regroupés dans des campements et protégés par des barricades pendant que des troupes détachées (destacamentos), plus mobiles et légères (normalement d’empacasseiros), circulaient pour identifier le territoire et réaliser des attaques de façon efficace. Cette stratégie mixte – privilégiée par le colonel Lacerda – conjuguait la guerre de territoire typiquement européenne et la guerre centre-africaine793.

Mais les Ndeumbu, notamment Namboangongo, étaient aussi de fins stratèges. De plus, ils connaissaient bien certains des commandants ennemis, contre lesquels sa

790 Fromont a analysé le sangamento au Kongo pour lequel nous avons de nombreuses sources écrites et même visuelles : C. FROMONT, The Art of Conversion..., op. cit., p. 21‑65. Nous ne connaissons toutefois pas la particularité de ce sangamento chez les Ndembu. 791 Namboangongo à la tête de l’armée motivait ses troupes. 792 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 182‑185. 793 P.M. PINHEIRO DE LACERDA, « Noticia da campanha, e paiz de Mossul »., op. cit. ; ANA, Códice 240 C-8-3, fls 103-110. 337 chefferie était constamment en guerre depuis des siècles. Ils optèrent ainsi pour mener des embuscades contre les secteurs portugais détachés. Les confédérés utilisaient un système de signalisation et de communication qui permettait de réactualiser la stratégie entre alliés. Cela était possible car les mbanzas des chefs, alliés en termes militaires et commerciaux, étaient assez proches les unes des autres, ce qui rendait possible une communication sonore efficace grâce à de grands gongs ou par la circulation de messagers légers et rapides. Par exemple, quand la force d’attaque portugaise était trop forte, ils émettaient un signal spécifique l’annonçant et recommandant aux confédérés d’évacuer les mbanzas et les libatas pour éviter une confrontation sanglante. En revanche, quand la troupe était plus petite, les signaux recommandaient de rejoindre les forces ou de perpétrer des attaques surprises. Cette tactique permettait à la fois d’écraser les petites troupes mobiles pro-portugaises et d’éviter des pertes importantes de soldats, rendant plus difficile pour les Portugais de tuer ou d’emprisonner ces hommes en grand nombre794. Ce fut par exemple le cas le lendemain de la bataille qui eut lieu dans sa mbanza. Un petit groupe de dix officiers se détacha du grand campement pour aller chercher des aliments mais fut attaqué et écrasé par Namboangongo795.

L’armée des Portugais, quant à elle, parvenait à avancer sur le territoire sans avoir à abattre un grand nombre d’ennemis. Elle arriva dans un lieu stratégique entre les mbanzas de Namboangongo, de Lundo Zalla et de Kiguengu : point de croisement des routes d’Ambriz et de Luanda. Il s’agissait d’un carrefour par où les marchandises britanniques et françaises passaient vers l’intérieur et vers le sud796. Il s’agissait certainement d’un point de péage où les Ndembu recevaient des droits.

Dans cette même région, après une bataille durant laquelle l’armée locale fut obligée de reculer, le lieutenant portugais Duarte insista pour aller, avec sa petite troupe, saccager et détruire un village voisin. Le commandant général lui interdit de se détacher en raison du danger toujours éminent d’une contrattaque ennemie. Mais Duarte ne respecta pas les ordres de son supérieur et détruit le village en question. Le commandant exigea alors son emprisonnement pour désobéissance, ordonnant à un autre lieutenant (cette fois-ci de la chevalerie) d’aller, avec ses effectifs, chercher et arrêter le rebelle, Duarte. Le lieutenant trouva Duarte et sa petite troupe dans le village. Les troupes des

794 AHU, CU, Angola, cx. 77, doc. 31 ; cx. 60, doc. 1 ; AHU, GANG, AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté B, 4-4 v. 795 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 182‑184. 796 Ibid., p. 182‑184. 338 deux lieutenants portugais s’affrontèrent. Profitant de la situation de confusion généralisée, Namboangongo attaqua les Portugais avec force. La chevalerie dut reculer, et Duarte – qui avait quitté son cheval et était occupé à détruire le village – tomba aux mains de l’armée de Namboangongo qui l’exécuta de trois coups de feu797.

Cet évènement redonna du courage aux troupes qui continuèrent d’avancer, persécutant les portugaises et tuant quelques soldats. Mais, 200 empacasseiros – détachés sous le commandement d’un lieutenant portugais – prirent ensuite le front pour repousser Namboangongo. Cette force portugaise se révéla toutefois insuffisante pour stopper les Ndembu. Ils tuèrent plusieurs empacasseiros et un comandant portugais qui fut laissé nu à terre, avec ses membres amputés en signe d’humiliation, dans le but d’ effrayer les Portugais798. Nous voyons ainsi que, même dans une situation militairement désavantageuse, l’armée de la confédération restait vigilante et profitait de la moindre opportunité pour perpétrer des contrattaques et des embuscades.

Cette stratégie de « guerre psychologique », consistant à terroriser les armées ennemies était d’ailleurs utilisée des deux côtés. L’armée portugaise, par exemple, mobilisait une méthode d’humiliation et de profanation alors courante en Europe quand elle tuait un leader important de l’armée ennemie en le décapitant et mettait sa tête sur un haut pal, planté sur le chemin. Souvenons-nous que, pour la part africaine, les résistants déshabillaient les corps des Blancs tués pendant les batailles, s’appropriant leurs vêtements, et abandonnaient leurs corps totalement nus, parfois même démembrés799.

Ainsi, même sans générer des dégâts conséquents sur les troupes portugaises en termes de perte ou de désertion des hommes, l’armée de la confédération arrivait à imposer quelques défaites morales à ses ennemis. Frapper des supérieurs blancs constituait en effet des victoires symboliques très significatives. Les actes d’humiliation des chefs africains rivaux qui luttaient aux côtés des Portugais étaient tout aussi précieux, et signes de bon augure. La présence des chefs dans une bataille était également liée aux forces spirituelles, c’était alors un facteur majeur de motivation des troupes tandis que la mort, l’humiliation et la capture d’un chef étaient source d’une grande inquiétude pour ces sujets, pouvant aboutir à la panique et à des désertions. Par exemple, lors d’une bataille survenue après le passage de Kiguengu, l’armée de la confédération réussit à

797; Ibid., p. 185‑187 798 Ibid., p. 187. 799 AHU, CU, Angola, cx. 50, doc. 65 ; 339 coincer les armées de deux des plus importantes Ndembu vassaux des Portugais : le Caboco et le Ndambi Nkitulu800. Pendant la traversée d’un fleuve, les bataillons avancèrent de façon désordonnée et déchaînée pour chasser les ennemis qui tiraient de loin, cachés dans le bois à côté de la rivière. Ils se retrouvèrent alors sans munition, loin de la troupe principale, ce qui les obligea à faire marche rn arrière. Ce moment se fit d’autant plus humiliant lorsque l’armée des confédérés parvint à voler le drapeau du Caboco (qui était un chef militaire très respecté)801. Cet évènement fut particulièrement célébré parmi les confédérés comme un affaiblissement du Caboco et le signe de la gloire du Namboangongo802.

Malgré des défaites et des humiliations ponctuelles, les Portugais réussirent à pénétrer progressivement à l’Est du continent, arrivant aux chefferies des Lungos et des Kinguengos – deux des plus importants alliés du Namboangongo et du Mossul. Pour ce faire, le fils du colonel Paulo Lacerda, le capitaine Félix Lacerda, prit la tête de l’opération pour détruire les mbanzas des deux chefs. Malgré la grande résistance des armés locales, les forces portugaise menèrent cette destruction à bien et continuèrent d’avancer en détruisant les mbanzas et les libatas sur son chemin, pour arriver à la forteresse de l’Encoge, où les troupes purent finalement reprendre des forces à l’intérieur de ces murs fortifiés803. À l’Encoge, Lacerda reçut l’ambassade du Ndembu voisin, l’Ambuíla, avec des provisions en guise de cadeaux. Ce Ndembu était un ennemi historique de Luanda, formellement soumis après le XVIIe siècle. De ce fait, il était constamment soupçonné de jouer un double jeu. Il soutenait la coalition et le commerce de Mossul, tout en se faisant passer pour un allié des Portugais. Un autre Ndembu, l’Ambuela, s’était ouvertement allié à la confédération. Ce dernier refusa que ses armées s’unissent à celles du Portugal, ce dont il avait pourtant l’obligation en raison de sa vassalité formelle804. Les Portugais se trouvant à ses portes, ce chef, pour éviter la destruction de son territoire, rendit visite en personne à l’Encoge pour tenter une réconciliation805. L’Amboela était déjà très vieux et

800 Sur Caboco Cambilu, voir : Jill R. DIAS, « O Kabuku Kambilu (c.1850-1900). Uma identidade política ambígua », in Actas do Seminário Encontro de Povos e Culturas em Angola: Luanda, 3 a 6 de abril de 1995., Arquivo Nacional de Angola., Luanda, Comissão Nacional para as Comemorações dos Descobrimentos Portugueses, 1997, p. 13‑53. 801 AHU, CU, Angola, cx. 26, doc. 63; AHU, Angola, cx. 128, doc. 90. Un témoignages de la grande respectabilité du Caboco des décennies plus tard: A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 23‑27. 802 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 188-189 803 AHU, Angola, cx. 60, doc. 1 ; cx. 80, doc. 47. 804 AHU, CU, Angola, cx. 49, doc. 72. 805 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 196-197. 340 aveugle. Soutenu par son « frère » plus jeune et suivi de ses makotas, il entra dans le fort de l’Encoge avec sa commission pompeuse, vêtue de vêtements européens, exhibant des objets politiques et des croix en cuivre à la main, avec des colliers protecteurs. Il offrit également à Lacerda deux esclaves et des provisions. Interrogé par les militaires portugais sur l’action de ses armées aux côtés de la confédération, le vieux Ndembu avança que ce furent ses « fils » et non lui qui avaient rejoint, sans son approbation, les forces de Namboangongo. Les Portugais demandèrent, comme preuve de sa fidélité et de son innocence, que le Ndembu capturât Namboangongo en personne puis le leur remit. Le vieil Amboela partit avec la promesse d’aider les Portugais à capturer le grand Ndembu résistant. Bien évidemment, les paroles d’Amboela aux Portugais étaient mensongères, et il avait la claire intention de sauver son pays de la destruction. Doutant toutefois de l’efficacité de sa propre stratégie, Amboela décida de quitter sa mbanza que les Portugais trouvèrent totalement vide à leur passage806.

Pour punir les actes de son faux allié, Lacerda installa un Ndembu allié, dom Antônio Mocanjamba, auquel il donna le contrôle de la chefferie voisine de Kingimba. Dans la mesure où Mocanjamba n’avait pas de soutien local (d’hommes) pour son intronisation, son épouse, dona Maria, s’assura de recruter une bonne quantité de femmes (« todo estado mulheril ») pour l’accompagner lorsqu’elle alla offrir son soutien à l’installation de ce nouveau soba. Nous ne connaissons malheureusement pas l’origine de Mocanjimba, ni de son épouse ou de ces femmes qui formaient la base du soutien au Ndembu fantoche807.

L’un des opposants aux Portugais les plus emblématiques était Kingimba, un voisin insoumis du fort de l’Encoge, localement tenu par un grand chef militaire, invincible dans les batailles. Son nom signifiait « jabot de poule », annonçant ainsi sa capacité à déglutir les plus durs antagonismes. Comme démonstration de force, les Portugais détruisirent et incendièrent la mbanza de Kingimba, même si elle était déjà vide à leur arrivée808.

Si les Portugais faisaient une démonstration de force en passant, sans être stoppés, par cette région, ils présentaient aussi des signes importants de faiblesse. Par exemple. une épidémie de variole tua 212 hommes de leur armée. La guerre était aussi, aux yeux

806 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 196- 198. 807 Ce soba était certainement muni d’un traité de vassalité envers les Portugais. Ibid., p. 202‑209. 808 Ibid., p. 201 et 206‑207. 341 des Kongos et des Ndembu, une bataille spirituelle, où plusieurs techniques d’attaque mystique étaient mises en place. Ainsi, la mort de nombreux ennemis par maladie pendant la guerre pouvait être attribuée au pouvoir magique des chefs confédérés et de leurs bagangas ou à la protection des esprits locaux. Comme cette armée était très engagée dans la destruction des « idoles », des temples et des maisons des bagangas, les épidémies qui les frappaient sur le chemin pouvaient d’autant plus être vues comme une réponse des forces spirituelles contre les occupants du territoire qu’elles protégeaient809.

En dépit des épidémies, l’armée de Lacerda continua à avancer, pénétrant et rasant les terres du duc de Quina – très puissant commerçant et vassal (symbolique) du roi du Kongo – brûlant aussi tous les autres villages qu’elle trouva sur sa route810. Un élément qui démontre l’appartenance de ce duc au Kongo est le portail en bois à côté duquel se trouvait une grande croix, également en bois, lieu où les caravanes payaient le péage. Un autre signe de la grande puissance de ce duc est le fait que toute personne passant par le portail pour entrer dans l’espace de sa mbanza devait se déchausser en signe de respect au chef. Cette mbanza était d’ailleurs très riche, typique des grands chefs politiques de la région qui imposaient des obligations fiscales au commerce811.

À Quina, mais aussi ailleurs, la destruction perpétrée par les forces de Luanda visait les lieux de stockage de marchandises et les maisons de nobles locaux où étaient gardés des objets issus du commerce français et britannique. À Kingungu, par exemple, après avoir traversé les terres de Quina, il y avait une mbanza avec une grande maison en bois bien construite, considérée comme « le tombeau des Ndembu ». Dans cette maison, se trouvaient plusieurs objets politiques, parmi lesquels une image de saint François, des « idoles », de la vaisselle britannique et espagnole, mais aussi du tabac et de la nourriture

On y trouva une image de S. Fransisco de Assis et une Idole de deux corps unis par le dos avec les figures d’un homme et d’une femme. Il y avait plusieurs vaisselles anglaises et espagnoles et quelques mallettes avec des flacons vides. De maïs, haricots, porcs et chèvres, ce fut une telle quantité. Les fabriques de farine de manioc et de tabac qu’ils évacuent à l’étranger à Ambriz, furent visitées812.

809 A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 22‑23. 810 AHU, CU, Angola, cx. 60, doc. 1 ; cx. 80, doc. 47. 811 « O dito marquês de Bamba, Duque de Quina, Marquês de Pemba são como sobas sujeitos ao rei do Congo, porém sendo poderosos, não lhe tributam », AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22 ; cx. 5a, doc. 65. 812« Achou-se uma imagem de S. Francisco de Assis e um Idolo de dois corpos unidos pelas costas com as figuras de homem e mulher. Haviam varias louças inglesas e espanholas e algumas frasqueiras com frascos vazios. De milho, feijão, porcos e cabras, foi tal a quantidade. Viram-se as fabricas de farinha de 342

La composition d’objets politiques d’origines assez diverses nous donne une idée de l’étendue des connexions de ces Ndembu et sobas qui, même éloignés de la côte, avaient accès à une grande quantité de produits variés. Toutes ces belles choses furent cependant détruites ou pillées par les Portugais lors de leur passage.

6.6. La bataille de Nzambi : la dernière confrontation

La confédération continuait à résister en utilisant sa stratégie habituelle consistant à éviter les chocs frontaux et à évacuer les mbanzas, pour attaquer, de surprise sur les chemins et d’autres lieux stratégiques. Les troupes des différents chefs étaient constamment en mouvement, telle une milice mobile, fragmentée et dispersée. De leur côté, les Portugais saccageaient les habitations, les vergers et autres ressources naturelles (comme les palmiers et les arbres fruitiers), mais ils n’arrivaient que rarement à tuer ou à capturer leurs ennemis, surtout les principaux dirigeants militaires et politiques de la confédération qu’ils visaient tout particulièrement pour mettre fin à la guerre813. Il ne s’agissait donc pas d’une guerre de conquête territoriale, mais plutôt d’une guerre de razzia, mouvante et cyclique qui détruisait les villages, déplaçant ainsi l’ensemble de la population locale.

L’objectif premier de Luanda était d’arriver jusqu’au territoire du royaume de Njinga. Cette royauté était supposément le dernier potentat à l’orient vassal du Portugal, mais, dans les faits, largement engagé dans les routes du Loge et très peu dans le commerce de Luanda. Cependant, la résistance locale, ajoutée à la famine, à la fatigue et aux maladies, affaiblissaient l’armée portugaise, rendant sa pénétration de plus en plus difficile. Arrivant ainsi dans la région de Zala, après plus de vingt batailles successives étalées sur près d’un an (de juin 1793 à mai 1794), l’armée portugaise n’avait plus les moyens de poursuivre son travail de chasse de Namboangongo et de l’armée confédérée. Ainsi, le colonel Lacerda commença à préparer le retour à Luanda. Il remit ainsi le

mandioca e tabaco q extraem no Ambriz aos estrangeiros ». E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 210. 813 J.K. THORNTON, Warfare in Atlantic Africa, 1500-1800..., op. cit., p. 104‑126. Roquinaldo FERREIRA, « O Brasil e a arte da guerra em Angola (sécs. XVII e XVIII) », Revista Estudos Históricos, 1-39, 11 mars 2007, p. 3‑23. 343 commandement d’une puissante troupe mobile à son fils, Félix Lacerda. Il fallait finir la mission, c’est à dire, attaquer les dernières mbanzas ennemies de Zala et de Kimbuxe, avant de prendre le chemin du retour814.

Certes, le jeune lieutenant Félix n’avait pas l’expérience de son père, mais il possédait une grande volonté de gloires et l’arrogance qui allait avec. Dans la province de Kimbuxe, Félix apprit l’existence d’un village sacré. Il s’agissait d’un lieu de rituels et de pèlerinages pour l’ensemble des chefs de la région, parmi lesquels plusieurs confédérés. Le village, du nom de Kimbuxi, comptait en son sein le temple Nzambi qui, en kimbundu et en kikongo, signifie généralement « Dieu », « sacré » ou « divin », « Nzambi a Mpungu » étant les termes les plus généralement utilisés pour évoquer le Dieu suprême. Le temple Nzambi – recouvert de bois sacrés, sur la rive du fleuve Lueji – était consacré à une divinité locale liée aux eaux fluviales. Ce lieu était entretenu par plusieurs Ndembu et Kongos de la région. Les manis et Ndembu engagés dans ce culte se relevaient pour garder et entretenir le temple, étant chaque année sous la responsabilité d’un chef différent. Les principaux participants à ce culte étaient, entres autres, les confédérés les plus engagés dans le commerce du Loge : Bumbe, Quina, Lundo e Zalla, ainsi que Mossul815.

Silva Correa nous informe que le lieu avait tout de même une population fixe, car, lors des fêtes régulières, chaque chef de mbanza ou de libata de ces territoires devait offrir annuellement un ou une esclave pour aller résider dans la ville de Kimbuxi. Ces esclaves devenaient habitants de la ville, chargés de l’entretien et de la protection du lieu sacré, au service de la déesse de l’eau et des chefs qui la vénéraient816.

À chaque nouvelle lune, ce lieu était visité par un grand nombre de personnes issues des chefferies, notamment des femmes et des hommes de l’élite, qui offraient plusieurs cadeaux, parmi lesquels du bétail, des vêtements et des tissus variés, dont des produits et vêtements européens issus de la traite. Lors des rituels, les adorateurs de la déesse se rendaient à proximité d’une grotte sacrée se trouvant sous une chute d’eau. On jouait de plusieurs instruments de musique, notamment des tambours (atabaques), et des

814 ANA, códice 89, A-19-3, fl. 121v-122 ; AHU, Angola, cx. 44, doc. 62 et 5 ; cx. 43, doc. 21, 50 et 99 ; cx. 42, doc. 89. Silva Corrêia, p. 207-216. 815 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté B, fl. 41. -217. AHU, GANG, Correspondência confidencial, cod. 1642, fl. 11-12. E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 210. 816 Ibid., p. 217‑220. 344 chants rituels étaient interprétés. De l’intérieur de la grotte sacrée, sortait une femme possédée par la déesse, arborant de riches ornements, bijoux et vêtements pompeux locaux et globaux (à l’image de l’ostentation politique de l’aristocratie locale). La divinité défilait sous les yeux enthousiastes de l’auditoire. Elle s’asseyait sur une chaise (peut être européenne) installée au centre de l’assemblée, où elle recevait les fidèles un par un. Les femmes et les hommes lui rendaient hommage, lui donnaient des cadeaux et, en retour, ils recevaient la bénédiction et parfois des conseils et des orientations. Une fois les consultations terminées, l’orchestre reprenait, la déesse dansait de façon belle et intense, ce que certains fidèles reproduisaient en acte d’hommage. Par des mouvements de plus en plus intenses, en tournant sur elle-même, la déesse faisait monter la poussière avec une telle intensité qu’un brouillard se formait, la cachant des yeux de ses adorateurs. Dissimulée par le brouillard produit par sa propre danse, la divinité disparaissait, rejoignant sa grotte sous les exhortations des fidèles en liesse817.

Dans les descriptions de Corrêa, certains membres engagés dans ces cultes avaient, lors de ces rituels, leurs corps peints de plusieurs couleurs et recouverts d’huiles naturelles aux riches arômes818. Des rituels similaires sont décrits par des missionnaires, puis par des ethnographes, lors de rites de purification ou d’initiation819. Si certains rites étaient publics, d’autres, certainement plus privés, étaient également requis pour entretenir et transmettre les savoirs spirituels et rituels liés à cette divinité locale. À l’instar des Vilis (que nous avons décrits dans le premier chapitre), ces sociétés initiatiques trans-étatiques étaient en général organisées en confréries. Il est intéressant de remarquer ici le lien entre le commerce et la confrérie de ce culte religieux : plusieurs des principaux chefs de la confédération étant en effet engagés dans ce culte ; la déesse elle-même portant des objets issus de la traite.

Rappelons que dans le cas des réseaux commerçants du nord du Kongo, ( la diaspora commerçante vili avec ses cultes lemba), il s’agissait (selon Janzen) d’une pratique mystique nécessaire à l’apaisement des malheurs générés par la traite

817 Les récits de Silva Corrêa (observateur contemporain des faits) furent notamment basés sur les rapports de cette guerre réalisés par Lacerda et sur d’autres témoignages de la période (qui ont été perdus). Comme l’armée portugaise était composée de nombreux natifs de cette localité, il est évident que, au vu de la richesse de détails de la description, Lacerda et d’autres Portugais qui écrivirent sur cette guerre eurent pour informateurs ces alliés africains. Ibid. 818Ibid., p. 216. 819 J. CUVELIER, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier..., op. cit., p. 128. J.M. JANZEN, Lemba, 1650-1930..., op. cit., p. 31‑32. 345 esclavagiste de longue distance820. Nous ne pouvons pas dire si, à l’image du Lemba de la région du fleuve Congo, le Loge était également lié à l’apaisement des malheurs spirituels générés par la traite. Il est cependant certain que nombre de potentats connectés politiquement, militairement et économiquement à la traite esclavagiste de longue distance étaient aussi engagés dans ce culte. On observe des liens politiques et religieux établis autour du commerce à grande échelle821.

Apprenant l’existence d’un tel lieu à proximité de la mbanza de Kimbuxe, Félix Lacerda y vit l’opportunité de clôturer la guerre avec un acte hautement symbolique : la destruction de cette ville sacrée. Ce lieu était aussi considérée par les Portugais comme un « temple du diable », soit comme un lieu de « superstitions ridicules » 822. Ainsi, dans l’esprit portugais de croisade commerciale, la destruction de cette ville sacrée était une véritable opportunité. Elle permettrait de compenser l’incapacité des Portugais à capturer ou à tuer Namboangongo.

Dès lors, Félix Lacerda et certains Ndembu alliés, notamment Caboco (qui avait récemment été humilié par le vol de son drapeau lors d’une bataille), s’investirent avec ardeur contre la ville de Kimbuxi823.

Nous avons vu que la stratégie habituelle des résistants n’était pas de défendre leurs villes, mais de les abandonner pour éviter des confrontations meurtrières. Aussi, les Portugais ne s’attendaient pas à une forte résistance. Ils furent donc grandement surpris en découvrant que, cette fois-ci, les confédérés étaient restés en grand nombre, formant des barricades pour bloquer le passage vers le lieu sacré824.

Le commandant prétentieux – qui n’avait pas hérité des capacités stratégiques de son père – refusa toutefois de se retirer, comme cela aurait dû être le cas selon la tactique de guerre centre-africaine. Au contraire, il se montra déterminé à écraser le village saint. Sous-estimant le pouvoir de feu de la défense, il envoya ses troupes pour un face à face. Lors de la première confrontation des artilleries, des tirs coordonnés et remarquablement précis des empacasseiros confédérés frappèrent le Caboco, deux porte-drapeaux, un

820 J.M. JANZEN, Lemba, 1650-1930..., op. cit. 821 Cela est aussi démontré par le fait que les Ndembu rivaux des confédérés, ceux qui étaient aux côtés des Portugais, avaient, comme Lacerda, la vive volonté d’attaquer le village, ce qui peut signifier que ce culte était propre au bloc politique des Ndembu résistant, duquel les Ndembu pro-Portugais étaient exclus. E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 222‑224.Silva Corrêa, vol. II, p. 222-224. 822 Ibid. 823 Ibid., p. 224‑225. 824 Ibid. 346 lieutenant portugais et dix soldats. Pour autant, par orgueil, Félix Lacerda refusait toujours de faire marche en arrière et ordonna une contrattaque. Avant de les voir arriver, il prit lui-même deux balles dans une même jambe, ce qui écrasa son fémur proche du pelvis. Les chutes successives des deux plus importants comandants (un Portugais et un Ndembu) motivèrent encore plus les troupes confédérées. Grâce à l’engagement des populations dans la défense de la ville sacrée, le nombre de soldats de la confédération ne cessait d’augmenter au fil de la bataille. Le substitut du lieutenant, gravement blessé, ordonna alors le recul des troupes, ce qui généra une déroute chaotique de l’armée (pro-) portugaise825. Ce fut là une défaite accablante pour les Portugais qui sous-estimèrent le pouvoir de défense l’attachement de la population et des chefs locaux à leurs divinités. Aux yeux des résistants locaux, Nzambi et la déesse de eaux infligèrent aux Portugais un châtiment largement mérité.

Le colonel Lacerda, voyant son fils gravement touché par balle, décida de quitter la guerre et de faire rentrer ses troupes à Luanda826.

Nous voyons ainsi que les confédérés résistèrent, démontrant la force de la coalition commandée par Namboangongo. Même après un an de guerre, de destructions et de déracinement, la confédération défendit sa ville sacrée, centre politique et religieux des manis et Ndembu. Elle imposa une défaite morale aux Portugais. La dernière bataille de cette longue guerre, avait blessé le fils de Lacerda (qui meurt quelques mois plus tard) et avait humilié le rival Caboco.

Les Portugais montrèrent toutefois l’importance de leur pouvoir militaire, avec, à leur compte, plus de 200 villages rasés827. La destruction de plusieurs chefferies eut, par ailleurs, de terribles conséquences sur la population, non seulement en raison de la dislocation des libatas et des mbanzas, mais surtout par la dévastation des champs et des arbres fruitiers, ce qui, à court et à long termes, provoqua de graves famines.

Deux ans après la fin de la guerre, les principaux Ndembu confédérés envoyèrent des ambassades à Luanda pour « faire la paix », renouvelant des promesses de vassalité. Namboangongo, le leader de la confédération, fut le dernier à envoyer son ambassadeur

825 « A resistência dos inimigos foi tão opniática e esforçada e sua quantidade tão grande que se julgou estarem reunidas ali todas as nações negrícias desta provícia […] ». Ibid., p. 218‑222. 826 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fl. 17-22 ; coté B, fl. 118-118v.. 827 E.A. SILVA CORRÊA, História de Angola..., op. cit., p. 217-220, vol. II, p. 230. 347 pour ratifier le traité de vassalité, promettant de mettre fin à tout commerce avec des européens non-portugais828.

Pourtant, sans pouvoir installer leur forteresse sur la rive du Loge, à côté du port d’Ambriz, cette deuxième expédition, tout comme la guerre plus globale, ne fut pas non plus une réussite évidente pour le Portugal829. La force diplomatique et commerciale des Français et des Britanniques, ajoutée à l’impossibilité, pour les Portugais, de contrôler le territoire de Mossul et d’Ambuila, frustra leurs projets qui, outre la destruction punitive des terres ennemies, ne parvinrent pas à étendre l’expansion commerciale.

6.7. Bouleversements politiques au Kongo, un climat anti-portugais, puis le règne et l’assassinat du roi Aleixo I

Pendant la période de guerres au sud du royaume (1788-1794), le contexte interne du Kongo n’était pas plus épargné. L’instabilité politiques d’avant la prise du pouvoir par les nlaza refirent surface.

Le climat anti-Portugais qui était déjà très fort à la fin de la décennie de 1780, s’accrût après les guerres au sud du Kongo830. Ces tensions ont généré également de nombreux conflits sur la côte. Par exemple, au mois de juin 1788, un navire portugais, alors qu’il naviguait près du port de Cabinda, essaya d’entrer dans le fleuve Congo. Cependant, il échoua sur sa rive droite dans les terres du Malembo, à la frontière avec le Soyo. Le navire comptait un maître, trois mariniers blancs portugais et 17 mariniers moxiluandas (des habiles agents aquatiques – pêcheurs et mariniers – originaires de l’Ile de Luanda). En arrivant sur la terre ferme du Malembo, les survivants demandèrent secours mais ils furent violemment attaqués. Les Moxiluandas survivants furent mis en esclavage et vendus au port de Cabinda. Les Blancs furent déshabillés, humiliés et virent leurs vêtements volés. Selon le témoignage du capitaine du navire : « Ces maudis [habitants] nous ont laissé au naturel, comme nous sommes venus au monde ». Les Portugais restèrent prisonniers durant cinq jours, attendant la sentence du tribunal local.

828 AHU, CU, Angola, cx. 60, doc. 1 cx. 83, cx. 83, doc 21 et 68 ; cx. 85, doc 29 ; ANA, Cod. 89 A-19-3, fl. 82v-83. 829 ANA, códice 89 A-19-3, fl. 24-28. 830 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté b, fls. 90-92; AHU, Angola, cx. 77, doc. 31; cx. 60, doc. 1. 348

Les Blancs craignaient d’être condamnés à mort. Grâce à l’intervention des Français, ce ne fut toutefois pas le cas. Les négriers offrirent une rançon pour chaque Portugais, qui furent ainsi traînés « par les poils de la barbe » et fustigés jusqu’au port de Cabinda pour être remis aux Français, dans une opération très semblable à une vente d’esclaves831.

Cette histoire illustre à quel point les tensions entre les Portugais, les autorités et les agents africains de la traite étaient fortes832. Aussi, à cette même période, des agents de la traite portugaise furent chassés de Mbanza Kongo après la mort d’Afonso V. Les caravanes portugaises remplies de marchandises étaient régulièrement saccagées à Mbamba.

Ainsi, dans le contexte interne du Kongo, cette poussée anti-portugaise généra une rivalité très marquée entre les factions se disputant la royauté. Après la mort attendue du vieux roi Antonio II, des désordres apparurent à Mbanza Kongo. Deux ou trois factions rivales lutaient pour le trône. Hors de la dispute, le mani Kibangu d’Água Rosada menaçait de descendre de sa région pour s’imposer comme régent833.

Au milieu de ces conflits, Aleixo I fut choisi par le conseil à un moment non identifié, entre 1788 et 1791. Même en l’absence d’éléments concrets, il nous semble que le retour de Kinlaza au pouvoir avec Aleixo marqua une volonté de retour de la politique d’ouverture aux Portugais. Cette hypothèse s’appuie sur le fait que le gouverneur de l’Angola reçut, en mars 1792, une ambassade de dom Aleixo demandant un missionnaire et promettant de reprendre la relation d’amitié avec Luanda834.

Aussi, un geste très controversé de Aleixo I fut celui de déclarer, en 1792, au beau milieu des guerres contre les Ndembu, son soutien à l’armée portugaise. Il l’a fait par l’intermédiaire de son ambassadeur qui fut envoyé au colonel Lacerda à la frontière de

831 Les Français exigèrent du gouverneur de Luanda une compensation pour les otages : un esclave noir contre chaque Blanc et deux pour chaque Moxiluanda. Comme le révèle aussi le témoignage du maître du navire portugais dans une lettre adressée au gouverneur : « Os malditos gentios que a todos nos deixaram como nascemos, e os pretos foram amarrados, conduzidos a Cabinda e souberam o capitães franceses, e nós brancos, fomos cada um para a sua casa, com sentinelas, 5 dias levaram para nos sentenciar a morte, sabendo disto os capitães franceses muito depressa cuidaram e desafiar e que nos iriam resgatar. Como os malditos nos fizeram medo ! Levaram-nos a vender aos ditos franceses, e antes diso me deram muitas pauladas e me puxaram aos pelos da barba, e a todos fizeram o mesmo » AHU, CU, Angola, cx. 60, doc 1. 832 Un évènement similaire eut lieu en 1783 avec l’équipage portugais d’un autre navire vendu aux Français par le mambuco de Molembo en 1783 : AHU, GANG, Correspondência confidencial, cod. 1642, fl. 2-24. 833 Códice 115 B-4-4, fl. 144v. 834 AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, coté b, fls. 8-9v. 349

Mbamba835. Cet acte d’Aleixo fut probablement vu comme une provocation par les grands chefs indépendants de la région qui profitaient de la traite avec les Britanniques et les Français.

Animés par l’élection d’un roi favorable aux Portugais, le gouverneur de l’Angola envoya immédiatement le missionnaire Raimundo Dicomano pour présider son couronnement catholique. Nous avons vu que les Capucins étaient, depuis 1780, retenus à Luanda, car l’administration portugaise voulait imposer au Kongo des missionnaires sous son contrôle. Cependant, étant donné le climat anti-Portugais, notamment sur le chemin entre Mossul et Mbamba, l’envoi d’un Capucin pouvait être une solution stratégiquement intéressante pour les Portugais.836

Le père Raimundo arriva alors au Kongo où il fut très bien reçu par le roi. En 1793, les Portugais envoyèrent deux autres missionnaires capucins en direction de Mbanza Kongo. Afin d’éviter le chemin qui passait par le marquisat de Mossul, les missionnaires furent transportés par mer jusqu’au port d’Ambriz, poursuivant ensuite le voyage à pied. Mais, en passant par Mbamba Luvota, les missionnaires furent assiégés et leur passage bloqué. De toute évidence, le grand-duc de Mbamba ordonna cette attaque en signe d’opposition à dom Aleixo I837.

Le gouverneur de Luanda envoya des renforts aux missionnaires, expédiant, entre autres : « un messager noir, qualifié, qui avait l’intelligence et la connaissance de ces pays ». Arrivant à Mbamba, ils trouvèrent les missionnaires mal en point, très malades et abandonnés dans la brousse. Effrayés et fragilisés par leur état de santé, les religieux refusèrent explicitement de continuer le voyage et prièrent de retourner à Luanda. La commission du gouverneur les ramena alors à Luanda, où l’un d’eux mourut tandis que les autres partirent en Amérique pour se soigner838.

Le délégué au service des Portugais continua le chemin jusqu’à Mbanza Kongo pour aller voir le roi dom Aleixo et lui expliquer la violence dont le grand-duc fit usage. En arrivant à la cour du Kongo, il découvrit pourtant avec surprise que dom Aleixo était mort. Il trouva alors un roi du nom de Joaquim I déjà installé sur le trône. Ce nouveau roi était vivement opposé aux intentions de son prédécesseur de se rapprocher du Portugal.

835 AHU, Angola, cx. 80, doc. 11. 836 AHU, CU, Angola, cx. 60, doc. 1. 837 ANA, códice 87, A-19-1, 21-22. 838 « Logo expedi um mensageiro, preto, de bons créditos, e com inteligência, e conhecimento daqueles países ». AHU, CU, ANGOLA, cx. 80, doc 11. 350

Il était hostile aux missionnaires et aux Portugais en général, ce qui faisait du nouveau mani Kongo un « esprit révolté et fort » dans les mots du gouverneur839. Il s’agissait là, probablement, d’un nouveau putsch, tel celui mené contre Afonso V, et d’un alignement clair du roi Joaquim I avec la politique anti-portugaise, voire anti-missionnaires, de dom Antônio I, des patrons vilis (comme Bua Lau), du grand-duc de Mbamba et de la confédération de Mossul.

6.8. Les anti-Portugais au pouvoir : couronnement de dom Henrique et tension diplomatique avec Luanda

Le roi Joaquim I resta très peu de temps au pouvoir, étant rapidement remplacé par Henrique II. Le père Dicomano indique que dom Henrique aurait été écarté par le conseil, qui préférait Joaquim I, mais Henrique s’imposa militairement840. Quoi qu’il en soit, au-delà de leur opposition pour être élus, tous deux étaient vraisemblablement animés par la même volonté politique. Malheureusement, nous ne pouvons pas préciser s’il s’agissait de Kimpanzu ou de la branche nord de Kinlaza, celle-ci étant écartée dans les dernières décennies841.

Si, dans la période très instable de 1778 à 1794, le Kongo vit passer pas moins de cinq rois, parmi lesquels certains décédèrent prématurément et de façon suspecte, dom Henrique II parvint à conserver le trône pendant dix ans. Or, c’est là un indice qu’après 15 ans de conflits, la politique anti-portugaise était en mesure de stabiliser la royauté, grâce au soutien des plus puissants manis.

Nous avons peu d’indications internes sur le règne de Henrique II au-delà de la correspondance entre le roi et le gouverneur de l’Angola. Leurs échanges épistolaires sont d’ailleurs surprenants par leur caractère exceptionnellement agressif. L’analyse de cette correspondance peut en effet nous offrir des informations intéressantes sur la période842.

839 « O novo rei D Joaquim tendo sido eleito com grande oposições , entrou a governar com bem diferentes , e opostos termos, não querendo ser vindado, não fazendo caso do padre e mostrando um espirito revoltoso e forte », AHU, CU, ANGOLA, cx. 80, doc. 11. 840 « S’ils [les conseillers] ne veulent pas élire [le candidat] par amitié, il se fait élire par la force, comme l’a fait le roi actuel », Jadin, Dicomano, p. 327. 841 J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit., p. 281‑282. 842 Nous ne disposons malheureusement que des lettres envoyées par Luanda, copiées dans les codex des archives nationales d’Angola, de la correspondance interne de l’administration coloniale portugaise, des 351

Dès son arrivée au pouvoir, dom Henrique se trouva dans une position ambiguë. Il ferma ses terres au commerce, aux agents diplomatiques et aux missionnaires portugais. Il avait pourtant besoin de recevoir, comme ses prédécesseurs, des objets politiques et des missionnaires pour légitimer son règne. En ce sens, il envoya une lettre (comme la coutume diplomatique le voulait) au gouverneur de l’Angola pour l’informer de son arrivée au pouvoir, se déclarant roi catholique et ami des Portugais et demandant à ce titre l’envoi de missionnaires. Nous n’avons malheureusement pas l’exemplaire de sa lettre, mais uniquement de la réponse du gouverneur, signée le 9 février 1794843.

Malgré le caractère visiblement standard de la lettre, le cadeau envoyé par dom Henrique au gouverneur fut assez extravagant : douze esclaves. Cette générosité peut surprendre, étant donné les tensions diplomatiques entre les deux pays, suite à l’assassinat de dom Aleixo et à l’hostilité à l’égard des missionnaires à Mbamba, et du père Raymundo à Mbanza Kongo. Mais le roi Henrique, ouvertement opposé aux Portugais, voulait apparemment assurer qu’il recevrait les faveurs de Luanda. En offrant un grand nombre d’esclaves, il voulait recevoir en contrepartie des objets royaux (couronne, sceptre, cloches, vêtements fins) et des missionnaires 844.

Toutefois, en retour, le gouverneur n’envoya à dom Henrique que quelques vêtements « à la mode portugaise » et des bouteilles de liqueur. Le roi fut fortement offensé par le maigre présent845. Outre cet affront, la lettre que dom Henrique reçut du gouverneur fut jugée assez agressive et remplie de sous-entendus menaçants. Le gouverneur demandait au roi de prouver, par des « actions concrètes », son réel attachement à la religion catholique et aux missionnaires, affirmant que des paroles vides n’avaient aucune valeur. En outre, il accusait dom Henrique d’avoir soutenu les responsables de l’assassinat de son prédécesseur Aleixo I. Selon les informations que le gouverneur avait reçues, le régicide aurait été commis par un membre du conseil royal partisan de Henrique. Il reprochait aussi au roi de ne pas punir le grand-duc de Mbamba et autres responsables pour l’assaut des pères capucins et des caravanes portugaises au sud du Kongo846.

lettres échangées et d’un rapport très riche du père Raimundo Dicomano, mais rien du côté du roi dom Henrique II. ANA, códice 87 A-19-1 ; códice 88, A-19-2 et códice 89, A-19-3. 843 ANA, Códice 87 A-19-1, fl. 21-22. 844 ANA, Códice 89, A-19-3, fl. 34-35. 845 ANA, Códice 87 A-19-1, fl. 187. 846ANA, Códice 87 A-19-1, fl. 21-23; códice 88, A-19-2, fl. 27. 352

Si nous ne connaissons pas le contenu de réponse de dom Henrique, la lettre du gouverneur laisse clairement entendre que le roi réclamait des objets royaux en échange des nombreux esclaves envoyés847.

De plus, le règne de dom Henrique fut aussi très fortement marqué par des tensions religieuses. Les rapports établis entre le roi et les secteurs les plus catholiques de l’aristocratie connurent en effet d’importantes conflits. Ces opposants accusèrent dom Henrique et son entourage d’être des « ennemis de la foi chrétienne ». La tension avec le père Raimundo était également une conséquence de la transition qui mit dom Henrique au pouvoir, car le roi Aleixo I aurait été empoisonné par un « hérétique » qui aurait « profané la sainte religion avec ses actes gentílicos »848. Ainsi, le gouverneur de l’Angola accusa directement le roi dom Henrique de couvrir l’assassin de son prédécesseur, qui aurait été un membre actif du conseil royal849.

Au sein du Kongo, les opposants les plus importants au règne de dom Henrique étaient les Água Rosada de Kibangu, avec le jeune prince dom Garcia de Água Rosada e Sardonia à leur tête. Kibangu était l’une des destinations favorites des missionnaires portugais, en raison de l’accueil chaleureux qu'on leur offrait et du caractère « très chrétien » de ces princes. Nous avons vu que cette kanda était un soutien important pour les Kinlaza de Nkondo, également intéressés par la présence missionnaire, du fait de la tradition catholique de ce clan850.

Garcia Água Rosada connaissait très bien les préceptes du catholicisme et la langue portugaise. Il semble également avoir soutenu le couronnement de dom Aleixo I qui reprenait certains choix de la politique de José I et d’Afonso V. Après la prise du pouvoir par dom Henrique, dom Garcia Água Rosada devint l’un de ses principaux opposants851. Garcia prit ainsi la place des Kinlaza de Nkondo quant aux préférences portugaises et missionnaires pour l’occupation du trône du Kongo. Le jeune prince joua son jeu diplomatique avec habileté, entretenant une correspondance régulière avec le gouverneur de Luanda et une amitié proche avec le père Dicomano852. Ainsi, en 1795, l’opposant Garcia envoya un ambassadeur à Luanda, apportant une lettre et deux esclaves

847ANA, Códice 87 A-19-1, fl. 21-22. 848 AHU, CU, Angola cx. 106, doc. 22; ANA, Códice 87 A-19-1, fls. 21-22. 849 ANA, códice 87 A-19-1, fl. 21-24 850 ACL, De vide, fl. 206, 296 et 308. 851 ACL, De vide, fl. 295-296. 852 AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22. 353 comme cadeaux, faisant une promesse « d’amitié et d’amour de l’Église pour les missionnaires et les Portugais ». Le prince demandait en retour de recevoir des prêtres dans sa province, mais aussi des produits, comme du sel853. Par-delà ce discours, les Água Rosada souhaitaient entretenir des relations directes avec les Portugais, car c’était pour eux l’opportunité de gagner du terrain pour leur projet de renversement de dom Henrique II.

En contrepartie, les Portugais virent dans le prince – qui selon Dicomano était un bon candidat au trône – la promesse d’une future alliance854. De ce fait, ils reçurent très bien son ambassadeur leur amenant de riches et nombreux cadeaux. Si, au roi dom Henrique, qui avait envoyé douze esclaves comme cadeau, le gouverneur n’envoya que des vêtements à la mode portugaise et une bonne quantité d’alcool, il offrit bien plus au prince de Kibangu (qui lui ne lui envoya pourtant que deux esclaves). Les cadeaux que reçut le prince d’Água Rosada furent en effet bien plus dignes de la royauté que ceux donnés au roi :

Une veste en velours carmizim avec des boutons capitonnés en soie, une redingote, des culottes en satin noir à la mode du Portugal, une paire de chaussettes en soie, une paire de bottes, 2 chemises à boutons de manchette, 2 ceintures avec leurs boucles, 2 draps peints, 1 tissu peints en couleur, 1 tissu en forme de draps, 1 chapeau avec une insigne en or, plus tout ce qui va dans le coffre fermé : une mallette de verres blancs avec des liqueurs fines, 1 tonneau d’eau-de-vie du royaume, 2 sacs de sel […]855.

D’ailleurs, dans sa correspondance avec dom Garcia, le gouverneur portugais aborda des questions géopolitiques concernant le Portugal et le Kongo de manière assez officielle, comme s’il s’agissait d’un roi. Certaines thématiques furent abordées : la succession du Kongo, la critique ouverte du roi, les problèmes avec le grand-duc de Mbamba par la fermeture des chemins, la construction avortée de la forteresse du Loge et la guerre contre les chefs ndembu856.

853 ANA, códice 88 A-19-2, fl. 144v-145. 854 AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22 ; ANA Códice 87 A-19-1, fls. 22-23. 855« Uma casaca de veludo carmizim com botões forrada de seda, uma veste irmão, huns calções de setim preto a moda de Portugal, um par de meias de seda, umas botiforras, 2 camisas de punhos, 2 percocinhos com sua fivela, 2 lenços pintados, 1 pano pintado de cores, 1 pano em figura de lençol (lenços?), 1 chapeu de galão de ouro, que tudo vai na caixa pregada: uma frasqueira de vidros brancos com licores finos, 1 ancoreta de aguardente do reino, 2 sacos de sal [...] » :ANA, códice 88 A-19-2, fl. 144v. 856 ANA, códice 88 A-19-2, fl. 144v. 354

En plus, cette lettre exprimait le mécontentement du gouverneur à l’égard de la politique anti-portugaise de la part de certains secteurs de l’aristocratie. Le gouverneur insista au prince Garcia comme il avait fait auprès du roi, que les gens de Mbamba devaient être punis pour leur attaque contre les missionnaires et l’ambassadeur portugais. Luanda cherchait encore à trouver un moyen de bloquer le commerce avec les Britanniques, qui demeuraient important au port d’Ambriz et sur les plages de Mbamba857.

Le gouverneur promettait ainsi subtilement des avantages, invitant le prince Garcia à s’engager sur le territoire contre les « infidèles ». Il suggéra aussi que, si leurs ennemis étaient châtiés et que si les Portugais avaient le contrôle du chemin vers Mbanza Kongo, et gardaient leur forteresse à la marge du fleuve Loge, les avantages pour les nobles amis des Portugais seraient alors multiples858.

Les échanges du gouverneur vis-à-vis de leur opposant Garcia Água Rosada rendirent finalement le rapport entre Mbanza Kongo et Luanda encore plus tendu. Le roi accusa le gouverneur de mentir au sujet des missionnaires, citant des informations selon lesquelles les prélats qui étaient auparavant envoyés au Kongo seraient partis pour le Brésil859. Le roi insista encore sur la question de l’envoi de missionnaires et d’objets royaux, ce à quoi le gouverneur répondit : « Ceux qui vous trompent [les membres du conseil] pensent que la reine du Portugal vous doit quelque chose, quand c’est votre majesté qui lui doit tout, même votre royaume du Kongo ! »860.

Il convient d’observer que le roi Henrique était conscient des pièges que le gouvernement portugais essayait de mettre en place, mais sans pouvoir pour autant mettre un terme à ces relations. De plus, dans ses lettres, le gouverneur de l’Angola adopta un ton beaucoup de plus en plus agressif, aux dépends de celui respectueux de rigueur. En mettant le roi du Kongo au même niveau que d’autres chefs vassaux du Portugal, le

857ANA, códice 87 A-19-1, 22-23, 152-152v. 858« Sem serem castigos aqueles mesmos infiéis vassalos que feixaram o caminho, embaraçam o comércio e põe em consternação as terras do Congo, não lhe deixando passar os presentes e roubando [...].Tudo isto é motivo porque não tem o sal e tudo mais, porque eu não embaraço que lhe levem este [du sel]. Eu ainda tivesse que la fortaleza do Logi. Eu lhe faria ir tudo o quanto quiserem, mas por obséquio e por tanto me pedir o rei do Congo, eu a tirei dela, e não castiguei como mereciam os de Bamba Congo, assim é que eles tem agradecido ao Rei e fizeram mais maus [...] »ANA, códice 87 A-19-1, 22-23, 144v. 859 « Missionários e o senhor Bispo que tudo lá já está pronto, mas nada tem chegado por causa daqueles, e as más notícias que deram de já estarem foram muito falsas » : ANA, códice 89, A-19-3, fl. 152-152v. 860 « E assim parece que entendem esses que enganam vossa majestade, que a Rainha de Portugal, lhe está em alguma obrigação, quando em tudo e por tudo é vossa majestade que lhe deve toda, e o mesmo seu reino do Congo », ANA, códice 87 A-19-1, 22-23, 34-35. 355 gouverneur voulait en partie s’imposer comme autorité supérieure au mani Kongo, plaçant la royauté Kongo dans une dépendance historique vis-à-vis des faveurs des Portugais.

Une approche diplomatique (suggérée au gouverneur de l’Angola par le ministre de l’Outre-mer) consistait à faire référence à des événements qui remontaient à 1580, afin de mettre le roi du Kongo dans une position de subalternité envers les Portugais. La lettre fait ainsi référence à des évènements durant lesquels les Portugais seraient intervenus militairement en faveur des rois du Kongo, délivrant leur cour des envahisseurs qui l’occupaient, et faisant fuir le roi. Voici la lettre du gouverneur :

Les Ambassadeurs de Votre Majesté sont arrivés dans la capitale de Luanda, me remettant votre lettre. Je suis satisfait en lisant ce que vous m’y apprenez et que maintenant il est plus sûr que le royaume du Congo a un roi Catholique amant de la religion de Dieu, de ses missionnaires, obéissant à ses percepts, incliné, par une grande estimation pour les Portugais, reconnaissant qu’il leur doit à eux que VM soit sur le trône, tout comme ces antécesseurs, et même l’existence du Congo. Car dans le cas contraire, il serait aux mains de barbares, conformément aux histoires anciennes qui le prouvent très bien, ainsi nous vous tenons beaucoup d’amour, parce qu’en étant un peuple de Dieu, cela nous couta beaucoup de sang et beaucoup de vies pour que nous conservions toujours un Roi qui le gouverne avec toute la connaissance et l’amour de Dieu [...]861.

Selon cette ligne argumentative, le Portugal serait responsable de la christianisation et du maintien des missions religieuses au Kongo, mais aussi de l’existence même du Kongo. Cela s’expliquerait par cette (supposée) libération de Mbanza Kongo des mains jagas deux siècles plus tôt.

Le roi du Kongo contesta cette version dans la réponse envoyée à Luanda. Ni lui ni ses conseillers – qui au Kongo étaient les garants de la mémoire de la royauté – la reconnaissaient. Ils niaient dès lors la dette historique des rois kongos envers les

861« Chegaram nesta capital de Luanda os Embaixadores de VM, entregando-me vossa carta, eu fico satisfeito lendo o que nela me diz e agora mais certo de que o reino do Congo tem um rei Católico Amante da religião de Deus, dos seus missionários, obediente aos seus preceitos, inclinado, com grande estimação pelos Portugueses, reconhecendo que a eles deve VM estar no trono, assim como todos os mais seus antecessores, existir o mesmo Congo, pois quando não estaria nas mãos dos Bárbaros, conforme as Histórias antigas muito bem provam, assim nós lhe temos muito amor, porque sendo um povo de Deus nos custou muito sangue e muitas vidas para conservarmos que tenham sempre Rei que o governe com todo conhecimento e amor de Deus [...] » : ANA, códice 87 A-19-1, fl. 21-22. 356

Portugais. La dette était plutôt à l’envers : des Portugais à l’égard du Kongo. Dans cette perspective tout le territoire de l’Angola appartenait auparavant au roi du Kongo (ce qui est en partie juste). C’est alors grâce à l’amitié et à l’autorisation des anciens rois du Kongo que le roi du Portugal put s’installer en Angola862. Pour les Mussi-Kongo, ce rapport très ancien entre les deux couronnes justifiait leur exigence de missionnaires et de présents.

Le gouverneur rétorqua de façon encore plus agressive : « Vous avez considérablement tort, vos conseillers ne vous expliquent rien ! […] vous vous montrez très ingrat et non reconnaissant, car vous avez oublié que vous devez aux Portugais le fait de présider le trône du Kongo »863 .

Fait intéressant, ces discutions autour des significations de l’« invasion jaga » au Kongo continua à faire polémique deux siècle plus tard. Cette fois-ci, il s’agit d’un débat historiographique des plus vifs et intéressant entre des spécialistes de l’Angola et du Kongo. Certains historiens (Miller et Bontinck) ont défendu qu’au lieu d’une invasion étrangère, il s’agissait plutôt, à cette période (XVIe siècle), d’une rébellion ou d’un conflit interne au Kongo. Cet événement aurait été réinterprété comme une invasion de Mbanza Kongo par les Jagas, au travers de la rhétorique coloniale portugaise, un concept simplificateur utilisé par les Portugais pour designer des « ennemies barbares »864 de façon générique. D’autres, comme Thornton et Hilton, ont défendu la véracité de cette invasion, avançant qu’il s’agissait effectivement de groupes de mercenaires guerriers venus du nord-est865. Nous n’avons ni les moyens ni l’intention de nous engager dans ce riche débat. Indépendamment des faits survenus entre 1568 et 1582, il nous semble en revanche fort intéressant de constater que les Jagas sont au cœur de la réouverture de débats mémoriels et politiques entre le Kongo et Luanda. Nous y voyons le signe

862Par exemple, dans une lettre plus tardive de Garcia V, il affirme au roi du Portugal : « (…) sou o mesmo que tendo o poder de governar todas aquelas praias a Vsa. Magestade » : AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 863 « Vejo que está muito, muito enganado, e que os seus conselheiros lhe não explicaram nada [...] mostrando-se tão ingratos e desconhecidos, não se lembrando VM de que aos Portugueses deve o estar a presidir essa cadeira do Congo ». ANA, Códice 115 Ofícios para Angola B-4-4, fl. 189. 864 Joseph MILLER, « Requiem for the “Jaga” », Cahiers d’Études africaines, 13-49, 1973, p. 121‑149 ; François BONTINCK, « Un mausolée pour les Jaga », Cahiers d’Études africaines, 20-79, 1980, p. 387‑389. 865 John THORNTON, « A Resurrection for the Jaga. », Cahiers d’Études africaines, 18-69, 1978, p. 223‑227 ; Anne HILTON, « The Jaga Reconsidered », The Journal of African History, 22-2, 1981, p. 191‑202 ; Beatrix HEINTZE, « The Extraordinary Journey of the Jaga Through the Centuries: Critical Approaches to Precolonial Angolan Historical Sources », History in Africa, 34, ed. 2007, p. 67‑101 ; Jan VANSINA, « More on the Invasions of Kongo and Angola by the Jaga and the Lunda », The Journal of African History, 7-3, novembre 1966, p. 421‑429. 357 d’importantes transformations en cours à l’époque dans le rapport entre les deux puissances, notamment en ce qui concerne la question de la souveraineté du Kongo sur son territoire. En 1794, dans un moment de virage expansionniste portugais, l’invocation de ces « invasions barbares » dans le royaume du Kongo fut stratégiquement sortie du chapeau par l’administration impériale portugaise dans le cadre d’un plan (ici embryonnaire), celui de faire valoir une supposée autorité historique (et donc légitime) du Portugal sur le Kongo.

Ce moment marque donc un tournant inédit dans le rapport diplomatique de longue date entre le Kongo et le Portugal. Ici, nous observons que le gouverneur de l’Angola engendre un discours de nature historique selon lequel le Kongo est une royauté sous tutelle du Portugal. En revanche, du point de vue de l’idéologie politique du Kongo, l’histoire et le catholicisme partagés par les deux royautés étaient des marques d’égalité entre elles. Dans le cadre de l’idéologie impériale portugaise, l’histoire des rapports diplomatiques et religieux de longue durée avec le Kongo serait de plus en plus mobilisée. Elle servirait à légitimer l’autorité sur le Kongo au cours du XIXe siècle (comme nous le verrons dans les prochains chapitres).

Nous n’avons que très peu d’informations sur les années qui suivirent le règne de dom Henrique, le dernier échange de lettres disponible dans les archives datant de 1796. Grâce à des sources postérieures, nous savons toutefois que ce roi gouverna jusqu’en 1803866. Il semble évident que dom Henrique fut capable de stabiliser la royauté autour d’une coalition davantage anti-portugaise, souverainiste et moins engagée dans le catholicisme rigoureux.

Cependant le piège le plus important pour le secteur anti-Portugais et le règne de dom Henrique II venait de l’intérieur, plus précisément de son premier opposant, dom Garcia Água Rosada. Le jeune prince gagnait du pouvoir auprès des Portugais, et aussi à l’intérieur du pays. Apparemment, la légitimité de dom Henrique était fragile, bien que soutenue pendant un certain temps par une coalition des membres du conseil. Garcia, pour sa part, a obtenu, progressivement, le soutien de la cour de Mbanza Kongo. Tandis que dom Henrique devenait de plus en plus isolé867. Or, l’avantage des Água Rosada dans les disputes pour la royauté était leur localisation géographique : à Kibangu, à la fois très protégé et proche de la cour. Cela permettait aux Água Rosada de réunir des forces et du

866 AHU, CU, Angola, cx. 107, doc 21. 867 J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit., p. 281‑283. 358 soutien pour reprendre la royauté. Cela pouvait prendre plusieurs années de préparation, mais, dès que les forces étaient réunies, la descente de leur armée depuis les collines de Kibangu devenait victorieuse. Nous avons vu que cette même stratégie, qui consistait dans une longue préparation, suivie d’une attaque efficace, fut utilisée par le roi Pedro IV Água Rosada dans son entreprise réunificatrice de 1709868. C’était en effet la stratégie des Água Rosada pour s’emparer, lentement mais sûrement, du pouvoir.

Suivant l’exemple de son glorieux ancêtre, dom Garcia put finalement rassembler des forces suffisantes pour renverser dom Henrique en 1803. Les Água Rosada prirent la cour d’assaut, « sans laisser aucune personne morte ». Ils firent fuir Henrique II et ses partisans vers « les grands bosquets ». Cette accablante défaite et la faible résistance qu’elle a suscitée nous indique que dom Henrique avait perdu le soutien interne, au-delà de sa kanda. Tout de même, quelques mois plus tard, il essaya de récupérer le trône, en entreprenant une puissante attaque. Selon le récit de dom Garcia, les attaquants furent écrasés et les frères, neveux et soldats de dom Henrique furent tués869.

Juste après la prise du pouvoir, le nouveau roi dom Garcia Água Rosada écrit au gouverneur de l’Angola utilisant des arguments religieux et érudits pour justifier la légitimité de son coup d’État. Selon sa lettre, il s’agissait d’une « guerre juste ». Il avance que le roi dom Henrique II était un « un homme mauvais (mau) dans toutes ses coutumes diaboliques, principalement car il était un ennemi de Dieu, un féticheur et un magicien, […] ce qui causa son retrait, par la punition de Dieu et le châtiment de tous les rois catholiques pour avoir tué le roi Aleixo I pour régner »870. Son coup aurait donc été « juste » selon une perspective divine, constituant une punition de Dieu et des rois catholiques ancestraux, mais il aurait aussi été juste d’un point de vue juridique, puisque les membres du conseil lui auraient demandé de prendre la royauté d’assaut871.

868 J. K. THORNTON, The Kingdom of Kongo…op. cit. p. 97‑114. 869 AHU, CU, Angola, cx. 107, doc 21. 870 « Bem sabe Vxa Exa que a cadeira do Soberano El rei de Portugal é de sucessão e esta cadeira de El rei do Congo é de eleição, e por cujo motico todos os Senhores do Nobre conselho Real me mandaram chamar para vir vir botar fora a este reformado Dom Henrique por sermau homem em todos os seus costumes diabólicos, e principalmente ser inimigo de Deus, por ser Feiticeiro, e Mágico e quase hum hoem que não tem tomado a água do batismo, malfeitos e Herege, em várias vezes dizendo na sua boca que o santo Crucifixo abrisse a sua boca para confessar com ele, dando suas risadas a modo de Zombaria, tudo isto causou a sua retirada por castigo de Deus, e também castigo de todos os reis Católicos que o dito Reformado tem matado pelo seu veneno, como proximamente matou o Soberano dom Aleixo 1º para ele reinar », AHU, CU, Angola, cx. 107, doc. 21. 871 Cet argument n’est absolument pas original, il renvoie à des échanges déjà en cours avec les Portugais sous dom Garcia. Nous avons vu que le gouverneur de l’Angola avait nourri dom Garcia, dans des lettres échangés, d’arguments politico-religieux. Par exemple : « Eu bem sei que V. Exa. não é o Rei que governa, 359

Étant donné la solidité et la longévité qu’allait connaître ce nouveau règne, on peut avancer que les Água Rosada de Kibangu, qui avaient été écartés du trône pendant un siècle, réussirent à créer une coalition suffisamment solide pour reprendre le pouvoir et pour y rester durant les trente années suivantes, comme nous le verrons dans le prochain chapitre.

mas os príncipes são sempre deles ouvidos e que os aconselhe, devem sustentar o que é justo convem o bem dos seus povos, procurando que se execute a justiça de atender e fazer bem aos bons e castigar aos maus sem ouvir, nem proteje-los, ou defende-los porque quando ...o faz fica ainda mais culpado e depois o há de sentir mais quando Deus lhe tomar contas se lho não fizer neste mundo », ANA, códice 88, A- 19-2, fl. 144v. 360

PARTIE 3

LE ROI ET LE TEMPS

Les Água Rosada et les transformations politiques du XIXe siècle

361

Chapitre 7

Le règne de Garcia Água Rosada (1803-1830)

362

7.1. Le roi Garcia V de Água Rosada, manipulateur du temps : « En tant que frère, je vous demande une horloge capable de compter les minutes et même les heures » 872

Le mani Kongo Garcia V régna durant trois décennies, pendant lesquelles il échangea de nombreuses lettres avec l’administration portugaise. La majorité de ces lettres furent envoyées nominalement (au prince régent), puis au roi du Portugal, dom João VI. La prise de pouvoir par Garcia V se fit au milieu d’un processus conflictuel entre Mbanza Kongo et Luanda. Ses prédécesseurs, dom Antônio II, dom Henrique II et Joaquim I (bien que très brièvement), avaient entretenu des rapports diplomatiques très tendus avec le gouverneur portugais et les missionnaires présents au Kongo873. Or, l’une des méthodes de Garcia pour conquérir le pouvoir fut (encore une fois) de renouveler l’alliance diplomatique avec le Portugal. Se déclarant depuis longtemps « ami des Portugais », dom Garcia promit de s’opposer à la politique de ses prédécesseurs. Le gouverneur de Luanda, l’évêque, le préfet des Capucins et le ministre de l’Outre-mer se réjouirent donc de son arrivée au trône. Toutefois, une fois au pouvoir, le roi révéla être un personnage bien plus complexe et ambigu que ne l’imaginaient les Portugais. Le mani Kongo adopta une position très élogieuse envers le Portugal, tout en faisant face à la politique externe portugaise, plus agressive à partir des années 1790874.

Contrairement à ce que souhaitait l’administration portugaise, le fait que Garcia se déclare pieux catholique, ami des missionnaires et des Portugais ne constituait guère une reconnaissance de la tutelle politique du Portugal sur le Kongo. Bien au contraire, une déclaration de ce genre faisait l’apologie de l’équivalence entre les deux « rois chrétiens et sacrés ». En 1815, dans une lettre adressée au roi du Portugal, le roi Garcia affirmait : « Avec la grâce du seul, unique, puissant Dieu, je fus couronné roi sacré de ce prestigieux royaume du Kongo », puis : « Je ne vous mens pas, car il est interdit de mentir aux rois sacrés ». Pareillement, à la fin de cette même lettre, dom Garcia fit honneur à la « miséricorde du roi sacré et couronné du Portugal »875. Nous voyons ainsi que le roi du

872 « Como irmão, careço de um relógio que conta minutos e até as horas » : AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 873 Les quatre lettres de dom Garcia V sont conservées dans les trois fichiers suivants : AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22 ; cx. 128, doc. 5 ; cx. 130, doc. 113. 874 AHU, CU, Angola, cx. 107, doc 21 ; cx. 135, doc 46 ; ANA, códice 240 C-8-3 113-113v.

875 AHU, CU, Angola, cx. 130, doc. 113. 363

Kongo utilisait des termes identiques pour désigner les deux rois, deux équivalents en termes de puissance et de sacralité.

Si, à la période moderne, cette affabilité était typique de la diplomatie entre couronnes, il ne faut pas oublier que, la décennie précédente, le gouverneur de Luanda décida d’adopter une posture de supériorité en mettant le roi du Kongo au niveau d’autres chefs vassaux du Portugal. dom Garcia démentit toutefois cette position de subalternité du Kongo, en établissant une équivalence entre les deux rois sacrés.

Dans ce même esprit, le roi du Kongo refusa de maintenir une correspondance directe avec le gouverneur de l’Angola, hormis dans une première lettre d’usage diplomatique. Le mani Kongo s’adressa au prince régent, puis roi, du Portugal, dom João VI. Pourtant, le roi Garcia savait certainement que ces lettres allaient d’abord passer par les mains du gouverneur et que ses administrateurs étaient ses premiers lecteurs. En les adressant directement au roi portugais, il affirmait néanmoins son refus de la subalternité récemment imposée par Luanda876.

Dans les lettres qu’il a adressées au roi du Portugal, le gouverneur de Luanda ne figurait que comme un « subalterne au milieu de deux rois frères ». De plus, Garcia se plaignit au roi du Portugal de la façon dont les « nouveaux » gouverneurs méprisaient la « personne royale » du Kongo :

Je vous avais transmis une lettre avec beaucoup d’amour, mais je n’ai reçu aucune réponse. Je ne sais pas si le Général de l’Angola vous l’a transmise ou s’il s’en est débarrassé, vu le grand mépris de ces nouveaux généraux vis-à-vis du roi du Kongo ; ils ne vénèrent pas la personne royale877.

L’attitude diplomatique souverainiste de dom Garcia allait plus loin, en s’adressant à plusieurs reprises au prince régent du Portugal comme à son « petit frère » (meu irmão mais moço). Cette formule de traitement n’était ni un hasard ni un lapsus de la part du roi du Kongo ; il l’utilisa dans trois lettres différentes entre 1803 et 1815, le répétant même à trois reprises dans une même lettre878. C’était donc évidement un argument politique de la part du mani Kongo. Il n’était bien évidemment pas question

876 AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 877 « V. Alteza e tenho até agora nunca recebido resposta e não sei se o General de Angola, não sou ciente se tinha remetido a real pessoa ou mandou botar fora por causa do grande desprezo que obram os generais novos que não veneram a real pessoa, sem terem a aos ditos reis do Congo » : AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 878 AHU, CU, Angola, cx. 128, Doc. 5 ; cx. 130, doc. 113. 364 d’âge, car dom João (né en 1767) était plus âgé que dom Garcia, qui s’approchait de la trentaine quand il accéda au pouvoir. Il s’agissait d’un marqueur politique typiquement centre-africain, où la hiérarchie se traduisait par des rapports allégoriques de parenté. Il faut préciser qu’à l’époque dona Maria I était encore en vie, mais écartée du trône depuis 1792 pour « incapacité mentale ». Ainsi, dom João eut le titre de prince régent jusqu’à la mort de sa mère en 1816, après quoi il devint roi. Pour cette raison, jusqu’à la mort de la souveraine, Garcia V invoquait son « Altesse religieuse sœur dona Maria Il » dans toutes les lettres adressées au prince. Si, selon le raisonnement de Garcia, Dona Maria était son homologue, marquée par la position de « sœur », le prince régent qui allait devenir roi à la mort de sa mère, était alors son « petit frère »879.

Signature stylisée de la lettre du 20 mars 1814 du mani Kongo au prince régent du Portugal, dom João VI : « Rei Dom Garcia Quinto, e vosso amante irmão mais velho » (« le Roi Dom Garcia V, et votre aimant grand frère ») : AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5.

De plus, pour dom Garcia, une autre façon de démontrer à la fois son affinité avec le Portugal et sa propre puissance était aussi d’affirmer son catholicisme, ce qui n’a rien de nouveau étant donné la longue tradition d’affirmation de la catholicité des rois. Mais Garcia alla plus loin que ses prédécesseurs, démontrant de profondes connaissances religieuses, citant des phrases de la bible en latin et montrant explicitement sa foi par des gestes inédits, comme l’envoi d’une enveloppe spéciale (déjà citée dans le chapitre II) confectionnée selon le style local.

879 Ibid.

366

chevalier] de Christ, et se faire mariés [ne purent pas le faire] et en particulier [le mariage ]. Soyez courtois, envoyez-moi [un prêtre] pour que je puisse prendre le dit sacrement avec Mme mon Épouse, comme le dit le saint apôtre S. Paulo : le Magnum Sacrementum881.

Ainsi, la reine du Kongo, dona Isabel, parfois appelée Isabella, figurait également comme personnage important dans les lettres du roi. Il raconta par exemple au roi du Portugal, alors qu’il décrivait la visite du missionnaire Luigi d’Asisi en 1814, que son mariage avait été un événement exceptionnel. Selon le roi, une multitude de peuples y assista :

Je ne puis expliquer la joie d’avoir mes peuples qui me voient en train de recevoir [le mariage] devant la sainte mère l’église avec la puissante Reine Isabella et les couronnés et consacrés Roi [et reine] du Congo »882.

Son couronnement chrétien par le même missionnaire fut réalisé juste après le mariage : « je reçus en légitime mariage la reine dona Izabel avec une grande pompe et des énormes foules »883. La façon dont le roi Garcia décrivit l’événement, mettant sa femme au rang de personnage politique de la même importance que lui-même, nous semble particulièrement intéressante (et à notre connaissance inédite). Le roi affirme : « Je ne puis expliquer la joie d’avoir mes peuples qui me voient en train de recevoir [le mariage] devant la sainte mère l’église avec la puissante Reine Isabella et les couronnés et consacrés Roi [et reine] du Congo » 884. Plus tard, Garcia fit une seconde référence à la reine. Il énuméra les principaux bâtiments de Mbanza Kongo, érigés par les premiers rois chrétiens aux côtés des Portugais : « 12 églises, le palais du roi et le palais de la

881« se retirou deste reino o Frei Raimundo para a vossa cidade de Luanda, muitos tem morrido, grandes mancebos sem ter a felicidade de tomar o dito sacramento e o sacramento da penitência, e os que querem tomar o hábito de cristo e o santo matrimônio e em particular [este] porque foi o vosso senhor tão bem servido de levar para a S. minha Esposa, e como desejo também, tomar o dito grande sacramento como diz o santo apóstolo S. Paulo: o Magnum sacramento » AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22. 882 « se retirou deste reino o Frei Raimundo para a vossa cidade de Luanda, muitos tem morrido, grandes mancebos sem ter a felicidade de tomar o dito sacramento e o sacramento da penitência, e os que querem tomar o hábito de cristo e o santo matrimônio e em particular [este] porque foi o vosso senhor tão bem servido de levar para a S. minha Esposa, e como desejo também, tomar o dito grande sacramento como diz o santo apóstolo S. Paulo: o Magnum sacramento ». AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22. 883 « Também me recebi em legítimo matrimônio com a Rainha Dona Izabel deste nome, e também com toda a pompa e grandíssimo concursos de povos » 884 « Não lhe posso explicar a alegria de ter os meus povos me vendo me recebendo perante a santa madre igreja com a poderosa Rainha Isabella e coroados e ungidos Reis do Congo » : AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 367 reine souveraine »885. Or, cette façon de se référer à la reine Isabel du Kongo comme « la reine souveraine » est celle que d’autres rois, comme Afonso V, employaient pour faire référence à la reine du Portugal : « ma souveraine reine sœur »886.

Certes l’importance historique des reines dans le contexte de la royauté et des makanda aristocratiques n’est pas nouvelle. Mais, il est rare de trouver des sources faisant des références directes aux reines et permettant d’avoir des informations élémentaires à leur sujet, notamment leurs noms et leur rôle dans la royauté.

Un exemple de l’agentivité politique des reines se trouve toutefois dans la réponse à une lettre que la reine du Kongo envoya au gouverneur de Luanda en 1859, par le biais de son ambassadeur. Elle demanda l’envoi de certains objets politiques spécifiques (une soutane brodée, un chapeau de soleil brodé et des bagues en pierres) pour les funérailles de sa fille, une princesse du Kongo, contre quoi elle envoya un esclave887. Nous n’avons malheureusement pas d’autres informations sur ces reines et leur protagonisme politique, comme c’est le cas pour l’ensemble des femmes puissantes au Kongo. Si, dans le cas de l’apologie de la reine par le roi Garcia, il s’agissait aussi d’une façon de s’autoaffirmer pieu chrétien monogame, l’accent mis sur l’importance et la puissance de la reine Isabella nous donne des indices quant à un rôle politique qu’elle aurait pu jouer.

Revenons à la question de l’utilisation du passé en tant qu’élément central dans les rapports diplomatiques entre le Kongo et le Portugal. Henrique I, le prédécesseur de Garcia V, eut un véritable débat avec le gouverneur de l’Angola. A l’occasion, il refusa la version de l’histoire selon laquelle les Portugais auraient libéré Mbanza Kongo des envahisseurs jagas à la fin du XVIe siècle. Cet évènement qui selon le gouverneur général aurait imposé une sorte d’obligation historique du Kongo envers les Portugais. Dom Henrique et son conseil contestèrent donc cette version888. Dans le même ordre d’idées, Garcia invoqua le passé comme élément central de son rapport à la politique extérieure. Tel fut le cas lorsque le mani Kongo rappela au roi du Portugal (et indirectement au gouverneur de l’Angola) le droit historique des rois kongos sur le territoire occupé par les Portugais. Le roi écrivit : « En tant que roi du Kongo, je suis celui qui a le droit sur toutes

885 AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 886 AHU, CU, Angola, cx. 70, doc. 23. 887 Dans ce cas spécifique, nous ne savons pas si ces objets furent demandés pour habiller la défunte princesse ou pour l’usage de la reine lors de obsèques : ANA, Avulsos, Luanda, cx. 124. 888 Voir le chapitre V. 368 les plages de votre majesté »889. Dom Garcia faisait référence à la côte de Luanda qui, selon l’histoire et les traditions politiques de la période (et encore aujourd’hui), appartenait depuis le XIVe siècle au roi du Kongo, mais aussi aux ports de commerce fréquentés par les Portugais, de Cabinda à Ambriz890.

Dans ses lettres, le roi Garcia V mobilisait au moins trois échelles temporelles : une de très longue durée, une de durée plus courte qui remontait à ses prédécesseurs et celle d’un passé très récent (une quinzaine d’années), c’est-à-dire une mémoire politique encore en construction. Voyons quelques exemples de la façon dont le mani Kongo articulait ces différentes temporalités dans un discours politique cohérent, mettant en œuvre une rhétorique diplomatique assez habile891.

D’abord, concernant la longue durée, Garcia revint évidement à la figure ancestrale de dom Afonso I. Il présenta une version, avec beaucoup de précisions, des événements qui auraient transformé le Kongo en royauté chrétienne. Par écrit au roi du Portugal, il exposa en premier lieu sa version de l’arrivée des Portugais et des premiers baptêmes du roi du Kongo. Il salua donc le « magnifique roi du Portugal Jean I » pour avoir envoyé son capitaine dom Diogo Cão et des prêtres missionnaires au prince de Soyo, où le mani les aurait bien reçus892.

La question plus précise de Soyo est aussi intéressante en ce qu’elle révèle la rhétorique mémorielle de Garcia. Selon sa version, le comte de Soyo aurait refusé d’être baptisé avant le roi du Kongo, en raison de la supériorité du premier sur ce dernier, reconnaissant ainsi sa position de feudataire893. Cette histoire contredisait les autres récits, selon lesquels le mani Soyo aurait été le premier à recevoir le baptême, dont le roi du Kongo n’aurait bénéficié que plus tard. Nous voyons ainsi une affirmation de la supériorité historique du roi du Kongo, non seulement par rapport au Portugal, mais aussi par rapport à certains potentats voisins, tel le Soyo :

889 « Eu remetudo uma carta de amor, em diante de V. Alteza e tenho até agora nunca recebido resposta e não sei se o General de Angola, não sou ciente se tinha remetido a real pessoa ou mandou botar fora por causa do grande desprezo que obram os generais novos que não veneram a real pessoa, sem terem a aos ditos reis do Congo, sou o mesmo que tendo o poder de governar todas aquelas praias a Vsa. Magestade » : AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 890 Récit que nous avons recueilli à Mbanza Kongo en 2017, transmis par les membres du conseil des « chefs traditionnels » du Lumbu, et raconté en premier lieu par leur porte-parole, Toko Kediamoniko. 891 AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22 ; cx. 128, doc. 5 ; cx. 130, doc. 113. 892 AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 893 Dans d’autres versions, notamment celles recueillies à Soyo au début du XVIIIe siècle, le mani Soyo fut baptisé avant le roi, précisément de par le fait d’être son oncle, ce qui aurait marqué un rapport de proéminence politique du Soyo par rapport à Mbanza Kongo. 369

Dom João I fut quant à lui magnanime envoyant son capitaine don Diogo Cão aux côtés des pères de la sanctissime trinité […], dès qu’ils sont arrivés au compté de Sonho, ledit les reçut avec beaucoup d’amour, en donnant d’épaisses couvertures auxdits R.R.P.P [les pères révérendissimes] en disant qu’ils reçoivent le sacrement du saint Baptême. Ledit compte refusa, en disant qu’il devait toujours recevoir en premier le Souverain Roi de Congo, et lui suivre après en tant vassal [...]894.

Au cours des décennies précédentes, des ambassadeurs, des correspondances et des cadeaux circulèrent entre Luanda et Mbanza Soyo, le prince de Soyo étant alors considéré (au Kongo et à Luanda) comme l’un des chefs les plus puissants et les plus chrétiens de la région. N’oublions pas que, du fait de l’intérêt commercial des Portugais pour la région de Soyo, cette région fut visitée par l’évêque portugais en 1785. Le prélat y avait réalisé des sacrements et présidé de grandes fêtes publiques. De plus, plusieurs objets politiques furent délivrés au nom du roi du Portugal895. Cette présence assez extraordinaire de l’évêque chez le mani Soyo généra beaucoup de jalousie à Mbanza Kongo et à Kibangu (où Garcia était à l’époque)896. Il n’est donc pas surprenant que Garcia, en plus d’invoquer son pouvoir historique sur le Soyo, invita également l’évêque à venir le consacrer pour des raisons historiques – « parce qu’auparavant, seul l’évêque avait le pouvoir de me couronner »897, argua Garcia V.

Le roi donna suite à la narration de l’histoire, où il apparaissait très clairement comme l’héritier d’une longue tradition de rois chrétiens en faisant référence au puissant dom Afonso I. Il revint sur le célébré matricide du roi, largement discuté dans le deuxième chapitre de cette thèse. Penchons-nous sur cette longue, mais riche, version de la tradition exposée par Garcia dans l’une de ses lettres au Portugal :

Conjointement aux pères révérendissimes ils finirent par arriver dans ce royaume et ont également été très bien reçus en présence royale, […] après [dom Afonso] ordonna la publication du décret royal ordonnant que chacun abandonne ses idoles et tous les sorciers dans ce royaume du Congo et que quiconque ferait le contraire, souffrirait le châtiment royal de mort. Sa propre mère

894 « D. João I foi ele magno e tinha despacha ao seu capitão D. Diogo Cão junto com os padres da santíssima trindade para que cubram [...] nesta minha real parte, tanto que chegaram no condado de Sonho o dito os recebeu com muito amor, dando rodo agasalho aos ditos R.R.P.P. dizendo que recebessem o sacramento do santo Batismo, e o dito conde negando, os sempre devia receber o Soberano Rei de Congo, ele seguindo como vassalo [...]. » AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 895Silva Corrêia, 145-148 ; AHU, GANG, Correspondência confidencial, cod. 1642 ; fl. 23-27. 896 Voir chapitre IV. 897 « Porque antigamente [somente] o senhor Bispo é que tinha poder de aclamar minha pessoa » : AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22. 370

[…] n’a pas voulu abandonner ses idoles et à cause de cela, il lui infligea le châtiment royal de mort. Après, les frères dudit Roi arrivèrent avec un grand pouvoir de guerre ; cependant par la miséricorde de Dieu car ledit Roi était dans l’Église avec ses pères qui animaient le roi, en disant que le Christ n’abandonnait pas la haute personne [royale] et la sainte trinité et les anges dans l’air, et ils virent disperser toute l’armée [ennemie], tous moururent, sans qu’aucun en échappe. Ce royaume est devenu très propre. Telle est la cause des termes compris dans la sainte Loi de notre Seigneur Jésus Christ […]898.

Nous voyons que la raison pour laquelle « nous avons adhéré à la sainte religion » fut, selon Garcia, le miracle survenu pendant la bataille d’Afonso contre ses « frères », qui avaient attaqué le roi avec une grande puissance de guerre pour venger la peine capitale imposé par le roi à sa mère qui fut tuée pour avoir refusé d’abandonner « ses idoles ». Selon Garcia, la victoire accablante d’Afonso grâce à l’intervention des « anges venus prier au ciel » provoqua l’extermination totale des armées d’infidèles et rendit le royaume « très propre » (com muita limpeza)899.

Nous observons ainsi une évidente association entre la victoire d’Afonso I dans une temporalité très lointaine et sa propre victoire contre Henrique I. Son rôle de prince de Kibangu, son coup d’État contre dom Henrique et sa prise du pouvoir étaient fortement ancrés dans le catholicisme (supposément) « vrai » face à un prédécesseur « ennemi de la foi chrétienne ». Dans la lettre adressée au Portugal, il décrivit en détail la première bataille lors de laquelle il chassa le roi Henrique de la cour, ainsi que la deuxième bataille, celle de la victoire définitive. La diversité des adjectifs utilisés par Garcia pour disqualifier son prédécesseur sur des bases religieuses – « féticheur », « magicien », « méchant homme », « diabolique », « ennemi de Dieu », « hérétique », « réformé » – était ainsi une manière de légitimer son coup d’État et de se forger une image positive en

898 « junto com os reverendíssimos padres vieram a chegar neste reino e foram também muito bem recebidos na presença real, [...] depois [D. Afonso] mandou botar o mando real mandando que cada qual largasse os seus ídolos e todos os feiticeiros neste reino do Congo e todo aquele que fizer o contrário teria o castigo real de sua morte e a própria sua mãe [...] não quis largar os seus ídolos e a cauza dele dar castigo real dmorte como se não forio (?), todo este mundo, ao depois os Irmãos do dito Rei, vieram chegar neste reino com com grande poder de guerra porém pela misericórdia de Deus estando o dito Rei na Igreja junto com seu prelado, o dito animando o rei, que tivesse ânimo, e que o rei o Cristo não havia de largar a alta pessoa a santíssima trindade e disperçaram/ despaçaram (?) os anjos no ar e vieram razar )?) todo exército de guerra morrendo todos, sem escapar alguma pessoa, ficou este Reino com muita limpeza, esta é a causa de termoa abraçado santa Lei de nosso senhor Jesus Cristo […] ». AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 899 «… com muita limpeza » : AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 371 opposition à son prédécesseur900. Cela lui conféra une légitimité, non seulement aux yeux des Portugais, mais aussi auprès du conseil royal et de tous les grands chefs catholiques du Kongo. Ainsi, à l’image des ennemis d’Afonso I, Henrique I et ses « neveux » auraient été des ennemis du catholicisme, des féticheurs, etc. Comme Afonso I, Garcia prit une mesure politique et militaire drastique, qui allait à l’encontre des règles établies, mais qui était moralement justifiable par une justice divine, et par là reconnue par le conseil royal, garant de la loi et des traditions901.

Toutefois, l’objectif premier de cette évocation du passé dans sa correspondance diplomatique avec le Portugal était d’obtenir des missionnaires et des objets politiques. À cet effet, le passé très récent servit aussi d’argument à cette demande. En ce sens, Garcia cita nommément ses prédécesseurs nlaza et montra une profonde connaissance des évènements, énumérant les objets reçus par les rois dans les années 1780. Outre des objets royaux classiques – couronne, sceptre, bague, chaise, hamac et petite cloche902 –, le mani Kongo demanda « une grande cloche », car celle envoyée par Dona Maria une trentaine d’années auparavant ne sonnait plus :

[...] en ayant la présence royale du Congo avec tout l’amour de la fraternité, comme l’avait érigé la pieuse Reine du Portugal. La même chose avait été réalisée au temps du Roi [du Kongo] don José premier et de son frère le souverain don Afonso [V] et il envoya aussi les R.R.P.P (les pères révérendissimes) avec une grande cloche, laquelle n’a plus de voix [son] qui puisse être entendue903.

Nous avons vu que la reine portugaise dona Maria devint un personnage très important chez l’aristocratie kongo, car elle promut une renaissance missionnaire en Angola (après la politique contraire aux ordre religieux de Pombal). La reine portugaise, fut en effet la maître d’œuvre du rapprochement diplomatique entre le Kongo et le

900 AHU, CU, cx. 106, doc. 22. 901 Dans le récit de Garcia, son coup d’État et son attaque envers Henrique II étaient justifiés, car le conseil le pria de le faire en raison du caractère supposé « diabolique » d’Henrique : « Todos os Senhores do Nobre conselho Real me mandaram chamar para vir vir botar fora a este reformado Dom Henrique por ser mau homem em todos os seus costumes diabólicos » : AHU, CU, cx. 106, doc. 22. 902 « Coroa, sineta e o anel real, cetro e tuda mágico, Cadeira de Encosto, rede, e que tudo isso é necessário que sempre remetia ao seu irmão el rei do Congo pelo grande amor que sempre houve entre nós e chapéu de sol, e também a salva pólvora » : AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 903 « [...] tendo da presença do real do Congo com todo amor da irmandade, como tinha obrado a pia Rainha de Portugal, que também assim tinha feito no tempo do Rei [do Kongo] D. José primeiro e seu irmão o soberano D. Afonso [V] e também mandou os R.R.P.P (reverendíssimos padres) junto com um sino grande, o qual não tem mais voz que se possa ouvrir » : AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 372

Portugal.904. dona Maria I marqua fortement la mémoire politique du Kongo pendant plus d’un siècle. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les rois continuèrent à faire référence à la « généreuse » reine dona Maria I, aussi bien que dona Maria II, lorsqu’il s’agissait de demander l’envoi de nouveaux objets et de missionnaires905.

Garcia conjugua ainsi la tradition – très ancienne – d’échange de cadeaux diplomatiques avec l’envoi de missionnaires par les rois Portugais pendant la période – très récente – du gouvernement de dona Maria et des Kinlaza au Kongo. Le roi du Kongo établit une connexion qui donna profondeur et continuité à la coutume d’envoi de cadeaux et de missionnaires. Cependant, le roi omit évidement les deux siècles entre 1665 et 1780 au cours desquels il n’eut quasiment pas de rapport de cette nature avec les Portugais. Il s’agit là d’une gymnastique mémorielle et historique assez élaborée que le roi Garcia mit en place.

Il est très intéressant de remarquer aussi que le répertoire d’objets politiques demandés par dom Garcia renvoyait à un assemblage des temporalités de l’histoire politique kongo. Les objets politiques deviennent des biens aussi historiques, ainsi des objets capables de matérialiser ces périodes invoqués par le roi dans ses lettres. Il s’agit notamment du sceptre, du trône, de la couronne, du manteau royal – auxquels s’ajoutaient certaines nouveautés qui furent envoyées par dona Maria : un chapeau de soleil, un hamac, un mousquet de luxe et une clochette.

Par ailleurs, Garcia fit une demande assez originale au roi du Portugal : une horloge. Le mani Kongo écrivit au roi : « En tant que frère, je vous demande une horloge capable de compter les minutes et même les heures »906. Nous ne sommes pas en mesure de préciser s’il s’agit de la demande d’une horloge publique, pour la cathédrale ou d’autres lieux publics de Mbanza Kongo, ou d’une horloge pour le palace ou la cour ou même d’une horloge de poche (déjà courante à l’époque en Europe) pour l’usage exclusif du roi. Nous ignorons également comment Garcia ou d’autres mani Kongo eurent connaissance des horloges européennes au Kongo. Dans tous les cas, cette demande nous semble assez symptomatique, comme élément de manipulation de la mémoire politique du Kongo, qu’était une spécialité de dom Garcia, habile manipulateur du passé. Rien de

904 AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 549, fl. 33-35 ; voir le chapitre III. 905A. BRASIO, D. António Barroso..., op. cit., p. 32. 906 AHU, CU, Angola, cx. 128, doc. 5. 373 plus intéressant que le fait qu’un tel roi eusse pour insigne de pouvoir une machine à compter le temps.

6.2. Modernisation et projet de monopolisation du pouvoir des Água Rosada : « suivant les pas de dom Afonso I » ( « seguindo as pisadas do 1o dom Afonso »)

Le projet de Garcia ne s’arrêtait pas à l’obtention d’objets politiques et de missionnaires. À l’instar de l’exceptionnelle horloge qu’il souhaitait obtenir, le roi visait une modernisation plus profonde. Ce plan était aussi ancré dans la durée, en faisant référence à dom Afonso I datas comme un modèle. La modernisation qui avait été promue par dom Afonso I dans les premières décennies du XVIe siècle allait bien au-delà de l’adoption du catholicisme. En effet, ces réformes incluaient l’adoption de nouvelles techniques européennes, notamment dans le domaine de la construction (charpenterie) et du façonnement de meubles en bois (menuiserie) et d’autres objets à l’européenne. En outre, Afonso et ses successeurs promurent un projet d’enseignement du catholicisme, de la langue latine et du portugais aux jeunes aristocrates, aussi dans l’intention de la formation d’un prélat catholique natif pour le Kongo907.

Dans le même esprit, le roi Garcia V demanda à plusieurs reprises au gouverneur de l’Angola l’envoi de charpentiers et de maçons pour reconstruire la cathédrale de Mbanza Kongo, dont les murs en pierre étaient préservés (comme c’est encore le cas aujourd’hui), mais dont le toit et tout l’intérieur étaient détruits908. Le gouverneur répondit que tous les artisans de Luanda spécialisés dans ce domaine étaient déjà employés dans la ville. En fait, à Luanda, ces spécialistes étaient en général des esclaves formés à ces métiers spécifiques. Leur maître exploitait leur travail en les employant dans des travaux pour d’autres agents de la ville ou pour la couronne. De ce fait, le gouverneur répondit au roi du Kongo que les maîtres ne seraient pas d’accord pour les envoyer au Kongo. Garcia envoya alors trois mulekes à Luanda pour qu’ils soient formés à ces métiers afin qu’il puisse ensuite avoir des artisans spécialisés pour rénover sa cour. Les mulekes partirent à

907 A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 18-80 ; Georges BALANDIER, La vie quotidienne au royaume du Kongo du XVIe au XVIIIe siècles, Paris, Hachette, 1965, p. 29- 52. 908 « Também quero que me faça a mercê de mandar nesta ocasião uns carpinteiros e pedreiros para virem concertar esta igreja da santa Sé apostólica, que está no meio da praça » : AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22. 374

Luanda, puis furent envoyés au Portugal par le gouverneur à Lisbonne, à cause du manque de formateurs habiles à Luanda. Le gouverneur assura au roi du Kongo que ces jeunes esclaves « vont apprendre au plus vite et seront parfaits dans ces métiers »909. Nous ne connaissons malheureusement pas la suite de l’histoire de ces mulekes. Pour autant, cet acte inédit (à notre connaissance depuis le XVIe siècle), celui d’envoyer des agents kongos pour être formés au Portugal, révèle l’ambition du roi Garcia V, et sa volonté, dans ces mots, de « suivre les pas du grand dom Afonso I »910.

Un deuxième acte assez exceptionnel de la part de Garcia fut l’investissement dans la formation des jeunes princes. À cet effet, la stratégie la plus pratique à cette période, en raison de l’absence quasi totale de missionnaires au Kongo, était l’envoi de jeunes aristocrates à Luanda. Les jeunes devraient faire des études chez les missionnaires présents dans cette ville911. Or, il ne s’agissait pas d’une simple volonté naïve de permettre à ces jeunes princes d’être acculturés pour le bénéfice des Portugais, mais d’une initiative modernisatrice associant le roi Garcia V au grand roi chrétien et ancêtre dom Afonso I.

Cette volonté de Garcia allait au-delà du déjà traditionnel rôle interne des maîtres de l’Église et de leur place dans l’enseignement de l’écriture et des préceptes (assez africanisés) du catholicisme. Le roi, qui disposait déjà de maîtres de l’Église, voulait pousser plus loin son pouvoir et son autonomie et former aussi des jeunes princes kongos comme prêtres officiellement ordonnés.

De ce fait, le roi du Kongo envoya ensuite son neveu âgé de 10 ans à Luanda. Garcia écrivit au gouverneur pour confier son neveu au préfet des Capucins du couvent de saint Antoine à Luanda « pour qu’il lui apprenne à lire, à écrire, la grammaire et, si

909 « Igualmente também me lembra enviar para Portugal os muléques que VM enviou para aprenderem os ofícios de Pedreiro, e Carpinteiro, pois que além de ali deverem aprender em muito menos tempo, irão perfeitos nos seus ofícios, o que aqui não acontecerá por falta de mestres hábeis que os ensinem » : ANA, Cod. 240 C-8-3, fl. 17-18v. 910 « Mande três ou dois missionários para vir acudir minha real pessoa, dando-me a coroação na igreja de santa sé apostólica, seguindo as pisadas do 1º Don Afonso [...] » : AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22. 911 Cette attitude de Garcia renvoyait encore une fois aux grands rois du XVIe siècle, notamment à dom Afonso qui avait envoyé son fils en Europe pour des études ecclésiales. Le cas, devenu emblématique durant la période d’Afonso, au-delà de la structure scolaire qu’il créa à Mbanza Kongo avec le soutien des Portugais, était celui de dom Henrique, fils du mani Kongo. Henrique vécut plusieurs années à Lisbonne et à Rome, où il réalisa ses études et fut nommé évêque par le pape. Il revint au Kongo en tant que premier évêque du Kongo et d’Angola911. Il disparut peu d’années après son retour au Kongo, mais sa mémoire demeura, au Kongo comme ailleurs, associée aux accomplissements politiques exceptionnels du roi dom Afonso I, et de la royauté kongo de façon plus généraleIbid., p. 64‑68 ; John THORNTON, « The Development of an African Catholic Church in the Kingdom of Kongo, 1491-1750 », The Journal of African History, 25-2, 1984, p. 147‑167. 375

Dieu lui donne de bonnes idées dans le futur, pour être ordonné ». Le roi demanda qu’il fût baptisé. Sans surprise, il reçut le nom d’Afonso :

[...] et je vous préviens également, j’envoie à cette occasion mon cousin au pouvoir de père Préfet de Sant Antoine, pour lui apprendre à lire et à écrire et la Grammaire et si Dieu lui donne une bonne idée, plus tard, d’entrer dans les ordres. Il n’est pas encore baptisé, je désire qu’il le reçoive au nom de don Afonso premier, roi qui a [également] reçu l’eau du baptême912.

Comme Garcia le souhaitait, le prince fut baptisé par l’évêque en 1804913. Le gouverneur de l’Angola se réjouit de l’envoi du petit prince pour être éduqué par les Portugais. Il vit là un geste de confiance établissant un lien entre Mbanza Kongo et Luanda – lien qui pouvait être potentiellement favorable aux portugais du point de vue commercial. En outre, les Portugais y voyaient une opportunité d’acculturer et d’influencer un jeune qui avait le potentiel de devenir un grand personnage de la politique interne au Kongo dans un futur proche914. Le gouverneur de l’Angola remercia donc le roi et lui assura que le petit Afonso avait un futur prometteur dans les études, montrant des « signes de grande vivacité et des talents supérieurs à ceux de son âge »915. Il commença ainsi ses études sous la direction de l’évêque, habitant dans le couvent des Carmes916. Là-bas, il reçut toute l’assistance nécessaire, financée par la couronne portugaise : des vêtements de qualité, de la bonne nourriture et une bourse importante917. En 1804, les missionnaires capucins qui arrivaient à Luanda trouvèrent le jeune prince « docile, obéissant et respectueux ». Ce début d’études prometteur du jeune prince motiva le gouverneur de l’Angola qui avait de grandes ambitions pour le novice. Avec l’accord de Garcia, Afonso pourrait être envoyé quelques années au Portugal pour suivre une « véritable formation » 918.

912 « [...] e também lhe mando avisar, remeto nesta ocasião meu sobrinho ao poder do Pe. Prefeito de Sto. Antônio, para ensinar a ler e a escrever e Gramática e se Deus lhe der boa ideia nos tempos adiante tomar as santa Ordens e ainda não é batizado e desejo que receba em nome de D. Afonso primeiro, rei que tinha tomado a água do batismo ». AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22. 913 AFP, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 6, fl. 173-174. 914 AHU, CU, Angola, cx. 140, doc. 10 915 « Eu espero que o sobrinho de VM faça progressos nos seus estudos, pois lhe diviso sinais de suma viveza, e mesmo talentos superiores à da sua idade » : ANA, cod. 240 C-8-3, fl. 17-18v et 31-31v. 916 AFP, SC Africa, Angola, Congo, Senegal, vol. 6, fl. 162-163. 917 ANA, códice Códice 240 C-8-3, fls. 26-27. 918 AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22 ; Louis Jadin, L’ancien Congo d’après les archives de Luanda, p. 30 (brouillon non publié, conservé aux archives personnelles de Jadin : KADOC, BEA4006, FI031, 1038). 376

Vers 1811, alors qu’Afonso grandissait et que sa volonté de liberté se faisait de plus en plus importante, Garcia envoya un deuxième prince, cette fois-ci son « fils », qui reçut le nom de Pedro919. Cependant, les missionnaires carmes avaient peu de moyens pour surveiller et prendre en charge l’éducation des deux princes kongos qui devenaient de jeunes hommes de plus en plus rebelles durant les années 1810920. Afonso montrait des signes d’insoumission aux missionnaires, réclamant de vivre hors du couvent pour plus de liberté. Avec un budget quotidien d’environ 400 réis qu’ils recevaient de la couronne portugaise, en plus des dépenses de base comme l’alimentation et les vêtements, les jeunes princes avaient les moyens et l’autorité (grâce à leur statut royal) de mener la « belle vie » à Luanda921.

Selon le rapport du gouverneur à son oncle roi du Kongo, le jeune Afonso, âgé de 18 ans à l’époque, « ne cherchait qu’à vivre en mauvaise compagnie » :

Au sujet de Don Afonso, je dois vous dire qu’il gaspille son temps en amusements, perversions et débauches, il refuse absolument de se plier à la vie au couvent des Carmes de peur d’être privé de sa liberté de déplacement. Je crois qu’il vous faut le corriger, car il ne répondra pas aux désirs de V(otre) M(ajesté)922.

L’espoir résidait cette fois-ci dans le nouvel arrivant, dom Pedro, qui paraissait plus sérieux, plus dévoué à ses études et à la vie monacale923. Mais, peu de temps plus tard, l’histoire prit une autre tournure. Peut-être sous l’influence de son cousin bohème (qui vivait à Luanda depuis dix ans), le prince décida lui aussi de se rebeller. Alors qu’il recevait déjà une somme importante des Portugais, il vendit son domestique (un noble également du nom de Pedro selon certains) comme esclave, utilisant la somme obtenue pour profiter des mondanités de Luanda. Le gouverneur dut faire plusieurs diligences pour chercher cet officier kongo au Brésil et le ramener en Afrique924. En l’absence d’évêque en Angola, celui qui était censé diriger les princes étudiants, le gouverneur,

919 La question des nomenclatures de la filiation est complexe. Il nous semble, à l’instar des acteurs de la période et des chercheurs tel Jadin, que Pedro était le fils biologique et Afonso le fils-neveu. C’est pour cette raison qu’Afonso aurait été plus apte à devenir le successeur. Louis Jadin, L’ancien Congo d’après les archives de Luanda, p. 30. 920 Louis Jadin, L’ancien Congo d’après les archives de Luanda, p. 30. 921 AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22. 922 Louis JADIN, « Le royaume du Kongo d’après les archives de Luanda ; Mission à l’Angola Julliet- septembre 1955 (brouillon non-publié gardé aux archives KADOK, BEA4006_FI031_1038) ». 923 Ibid., p. 32‑35. 924 Graziano SACCARDO, Congo e Angola : con la storia dell’antica missione dei cappuccini, Venezia, Curia provinciale dei Cappuccini, 1982-83., 1982, vol.2, p. 474.; AFP, 217-218 et 223-224 ; AHU, CU, Angola, cx. 120, doc. 54 et 70. 377 décida de renvoyer le prince dom Pedro à son père pour qu’il put le réprimander. Qui plus est, il aurait fallu attendre le retour de l’évêque (absent de la ville) pour qu’il s’occupe directement de son éducation. Le gouverneur de l’Angola écrivit au roi du Kongo : « L’infante dom Pedro n’a que peu ou pas profité de ses études et ne se conduit pas avec la dignité voulue. Je juge qu’il faudrait que vous le corrigiez comme un père »925.

Il est important de remarquer ici que dom Garcia, avec sa volonté modernisatrice, utilisa l’amitié promise envers les Portugais, poussant plus loin le caractère chrétien et européanisé de sa kanda. Voulant faire de ses deux cadets des membres du clergé catholique ordonné, Garcia visait non pas une acculturation, en signe de soumission aux Portugais de son royaume, mais une autonomisation religieuse vis-à-vis des Européens. Cet investissement eut pour corollaire une exceptionnelle montée en puissance de son règne et de sa kanda. Les Água Rosada – dont la légitimité politique était fortement ancrée dans leur catholicité, avec la référence à dom Afonso – renforçaient par cet acte leur projet de contrôle de la royauté. S’ils avaient été écartés du pouvoir pendant plus de sept décennies, avec Garcia V, les Água Rosada promettaient de s’y installer durablement.

7.2. Bouleversements globaux : l’Atlantique dans l’ère des révolutions

Le règne de Garcia fut également une période d’intenses bouleversements atlantiques, généralement considérée comme l’« ère des révolutions »926. Ces « révolutions » n’arrivèrent aux empires portugais et espagnol qu’au début du XIXe siècle, notamment à partir de 1820.

Depuis le XVIIIe siècle, dans le contexte plus général de l’Atlantique, le conflit le plus important, qui générait des bouleversements politiques et militaires considérables, était celui entre les empires français et britannique. Pour ces empires, d’intenses troubles politiques et économiques suivirent la guerre de sept ans datas. En dépit de la guerre du XVIIIe siècle sur plusieurs décennies, nous observons une compétition (qui donnait lieu aussi à des coopérations) plus au moins pacifique de la part des marchands de ces deux

925 L. JADIN, « Le royaume du Kongo d’après les archives de Luanda ; Mission à l’Angola Julliet- septembre 1955 (brouillon non publié gardé aux archives KADOK, BEA4006_FI031_1038) »..., op. cit., p. 54. 926Nous avons vu dans le troisième chapitre que, au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle, les rivalités commerciales et impériales européennes avaient été particulièrement importantes dans les ports de commerce kongos. Nous avons alors mis l’accent sur les relations entre la royauté kongo et le gouvernement portugais de Luanda. 378 empires dans le cadre de la traite des esclaves à la même période. Cependant, cette réalité allait changer avec les transformations du projet expansionniste britannique, donnant lieu à une politique progressive de répression de la traite au fil du XIXe siècle927. Dans la mesure où nous nous intéressons ici à une histoire globale du Kongo et où, sous Garcia V notamment, le Kongo était assez connecté à ces réseaux politiques, économiques et diplomatique européens, il est nécessaire de faire une brève digression sur cette transformation des politiques impériales européennes avant de revenir au Kongo. Nous allons donc discuter de façon panoramique les transformations apparues au sein de l’empire britannique, puis français et, en dernier lieu, celles que connurent le Portugal et l’Espagne. Nous reviendrons ensuite sur le rôle du Kongo et sur les conséquences politiques de ce processus pour ce royaume.

Comme le Portugal, l’empire britannique connut une révolution administrative vers 1770 – conséquence de plusieurs facteurs pour la Grande-Bretagne, parmi lesquels la guerre de sept ans. Si la victoire des Britanniques dans la guerre de sept ans leur fut coûteuse en termes politique et économique, elle permit toutefois d’affirmer leur primauté par rapport aux empires européens concurrents928. De même, dans l’Atlantique, la Grande-Bretagne fit une importante démonstration de force, et la Royal Navy devint petit à petit maître de l’océan, notamment après les évènements déstabilisateurs du côté de l’empire français, à savoir deux révolutions : en France et à Saint-Domingue929.

La colonie française de Saint-Domingue était la colonie d’exploitation la plus rentable de la période et la zone de production de canne à sucre la plus importante au monde. Ce territoire était essentiellement peuplé d’esclaves africains, d’une petite population métisse et noire affranchie et d’une infime population blanche française930. La hiérarchisation de ces catégories dans l’empire français était jusque-là déterminée par le « code noir » de 1683 qui reposait sur des critères raciaux et lignagers d’esclaves. En

927 Joseph C. MILLER, Way of Death…op cit., p. 505-535 ; Robin LAW (éd.), « Introduction », in Robin LAW (éd.), From Slave Trade to « Legitimate » Commerce. The commercial trasition in nineteenth century West Africa, Cambridge, Cambridge University press, 1995, p. 1‑32 ; Serge DAGET, La répression de la traite des Noirs au XIXe siècle. L’action des croisières françaises sur les côtes de l’Afrique (1817-1850), Paris, Karthala, 1997 ; Leslie BETHELL, The Abolition of the Brazilian Slave Trade: Britain, Brazil and the Slave Trade Question, Cambridge University Press, coll.« Cambridge Latin American Studies 6 », 2009.

. 928E. HOBSBAWM, The Age of Revolution..., op. cit., p. 7‑27.. 929 S. DAGET, La répression de la traite des Noirs au XIXe siècle. L’action des croisières françaises sur les côtes de l’Afrique (1817-1850)..., op. cit., p. 11‑19. 930Joseph C. MILLER, Way of Death…op. cit., 1996, p. 278. 379

1789, la Révolution française fit violement tomber le pouvoir monarchique, ce qui s’ensuivit d’une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée par l’assemblée nationale révolutionnaire à Paris, prévoyant dans son article premier que tous « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit […] »931. Trois ans plus tard, la population métisse et les affranchis de Saint-Domingue se soulevèrent pour demander d’être reconnus comme des citoyens au même titre que les Blancs. S’ils furent écrasés par la répression, les esclaves africains prirent la relève, animés par la possibilité, après ces bouleversements politiques et philosophiques dans l’empire français, d’améliorer leurs conditions de vie, voire de s’affranchir de l’esclavage. La rébellion des esclaves fit fuir une bonne partie des colons blancs en direction de la Philadelphie932. Les leaders du mouvement des esclaves, parmi lesquels le principal était Toussaint Louverture, jouèrent sur les rivalités impériales européennes pour faire face au pouvoir colonial français, prêtant allégeance à la couronne espagnole et se rapprochant des Britanniques. De peur de perdre sa colonie, en 1793, la France se vit obligée d’abolir l’esclavage en Haïti (ce qui était déjà fait par les rebelles) pour essayer d’apaiser les révoltes et de reprendre le contrôle de l’île. En outre, le puissant comandant Toussaint Louverture fut nommé gouverneur à vie de Saint-Domingue933. Mais, en 1802, Napoléon Bonaparte, après sa prise de pouvoir, voulut rétablir la légalité de l’esclavage et revenir à l’ancien modèle de la colonie. Louverture fut capturé et envoyé en France, où il fut emprisonné. Ce projet français accentua la volonté d’indépendance déjà forte chez les rebelles. Les troupes françaises, commandées par le général Leclerc, essuyèrent une défaite accablante face à l’armée d’anciens esclaves, tuant 40 000 Français et donnant lieu à l’indépendance d’Haïti934.

Cette première déclaration d’indépendance en Amérique latine, qui établit une république noire qui s’était libérée de l’esclavage, fut un événement très marquant dont les conséquences allaient se faire sentir dans les décennies suivantes. Si cet évènement,

931 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789. https://www.legifrance.gouv.fr/Droit- francais/Constitution/Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789 (dernière consultation octobre/2018) 932 Eduardo GRÜNER, « Haiti: a (forgotten) philosophical revolution », Sociedad (Buenos Aires), 4-SE, 2008, p. 0‑0. Ada FERRER, Freedom’s Mirror: Cuba And Haiti In The Age Of Revolution, New York, NY, Cambridge University Press, 2014, p. 1‑16. 933 Eugene D. S, From Rebellion to Revolution: Afro-American Slave Revolts in the Making of the Modern World, Lsu Press, coll. « Walter Lynwood Fleming Lectures in Southern History », 1979, p. 88-93 ; Eduardo GRÜNER, « Haiti: a (forgotten) philosophical revolution », Sociedad (Buenos Aires), 4-SE, 2008, 934 E.D. GENOVESE, From Rebellion to Revolution..., op. cit., p. 21-50 ; C. L. R. JAMES, The Black Jacobins: Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution, 2e éd., Vintage, 1989, p. 289-369 ; E. GRÜNER, « Haiti »..., op. cit. 380 suivant de vingt ans la Déclaration d’indépendance des États-Unis935, marqua la chute des anciens systèmes européens, qui allaient bientôt se trouver fragmentés, ces révolutions de la fin du XVIIIe siècle ne représentaient pas vraiment une menace pour le modèle esclavagiste, ni pour la traite des esclaves. Bien au contraire, certaines élites coloniales – comme à Cuba et en Amérique portugaise, ou nationales dans le cas des Etats-Unis –, certes inquiètes par la menace toujours présente d’une rébellion esclave, renforcèrent l’exploitation esclavagiste par l’importation massive d’esclaves et connurent un boom économique très important936.

Dans ce cadre, Cuba profita de la période d’isolement économique et diplomatique de la république voisine et concurrente d’Haïti, reconnue indépendante par la France qu’en 1825. Pendant ces années de flou internationale, Cuba prit la place de l’ancienne colonie française au rang de première productrice sucrière. La production cubaine doubla de volume au cours des deux premières décennies du XIXe siècle, laissant derrière elle la Jamaïque britannique. L’île absorba également une bonne partie de la traite esclavagiste, auparavant destinée à l’ancienne colonie française, et devint progressivement, au fil du XIXe siècle, le centre économique le plus important de la Caraïbe et de l’empire espagnol, dont elle allait bientôt être la dernière colonie américaine937.

Si l’empire espagnol tira profit de ces transformations sur le court terme, la Grande-Bretagne sera la bénéficiaire de cette transition amorcée pour le siècle à venir, maîtrisant l’Atlantique aux niveaux économique et politique. Le facteur déterminant de la prépondérance britannique, qui se consolida à partir de la fin du XVIIIe siècle, était avant tout d’ordre économique et interne au Royaume-Uni. Cette proéminence fut ainsi acquise grâce au phénomène de la « révolution industrielle », qui était initialement un développement accéléré de la production textile938.

935 Les Britanniques sortirent victorieux de ces confrontations, mais la guerre, très coûteuse, amena Londres à taxer plus lourdement ces colons nord-américains pour financer la protection de leurs colonies dans l’Atlantique nord, exposées aux attaques françaises par voies maritime et terrestre, et en confrontation avec plusieurs groupes amérindiens. De plus, les marchands et les commerçants, qui avaient développé diverses activités au cours des dernières décennies, réclamaient plus de liberté économique. Ces lourdes oppositions fiscales, associées à la volonté d’une centralisation plus importante et d’une restriction des élites nord-américaines à l’expansion territoriale (qui coûtait cher à la couronne britannique) aboutirent à une explosion des contestations contre la couronne britannique. David ARMITAGE, The Declaration of Independence: A Global History, 2007, p. 45‑56. ; Eric HOBSBAWM, The Age of Revolution: 1789-1848, New York, Vintage, 1996, p. 22‑25. 936 Robin LAW (éd.), From Slave Trade to « Legitimate » Commerce. The commercial trasition in nineteenth century West Africa..., op. cit., p. 16-19. 937 A. FERRER, Freedom’s Mirror..., op. cit., p. 37-60. 938 E. HOBSBAWM, The Age of Revolution..., op. cit., p. 27-33. 381

L’industrie textile britannique est, comme d’autres, un produit du commerce, son développement ayant été étroitement lié à l’expansion commerciale. L’essor des tissus indiens fut promu au XVIIe siècle par les compagnies européennes des Indes orientales. Au XVIIe siècle et durant la première moitié du XVIIIe, l’empire britannique avait tout intérêt à promouvoir une croissance de la production de tissus en Inde pour leur marchandisation au reste du monde par le biais de sa compagnie des Indes orientales. Cependant, à partir de 1790, et notamment au cours du XIXe siècle, l’industrie textile britannique prit progressivement la place de la production indienne, qui allait délibérément être vidée au bénéfice de la Grande-Bretagne. Quand les tissus indiens manquaient, par exemple en cas de guerre et d’interruption du commerce (chose courante au XVIIIe siècle), le coton britannique prenait leur place. Avant le boom de cette activité, toute la production du Lancashire, par exemple, partait vers les côtes africaines. De ce fait, l’industrie du coton se développa à proximité des ports esclavagistes britanniques les plus importants : Bristol, Glasgow et surtout Liverpool. Ainsi, comme le dit Hobsbawm, « l’esclavage et le coton cheminent ensemble ». Entre 1750 et 1759, l’exportation textile britannique fut multipliée par dix – explosion concomitante à celle de sa traite esclavagiste. Durant cette période, la Grande-Bretagne avait le quasi-monopole de cette production et pouvait comptait sur des investissements considérables de l’État, ce qui n’était pas le cas des autres puissances européennes. La relative simplicité de la technologie des premières machines à tisser rendit possible une expansion vertigineuse de cette activité, car la machinerie était facilement assemblée et mise en marche939.

Aussi, l’indépendance des États-Unis n’empêcha pas que les treize anciennes colonies britanniques fussent liées à cette expansion industrielle, bien au contraire. Dans ce système très connecté, la traite britannique, qui utilisait des tissus de coton comme monnaie, fournissait une bonne partie des esclaves explorés dans les plantations au sud des États unis, qui, à leur tour, produisaient du coton pour l’industrie textile britannique naissante940.

939 Pour une étude d’histoire économique très approfondi du rapport entre traite d’esclave britannique et le développement industriel, et de la transition d’un système à l’autre voir : Joseph E. INIKORI, Africans and the Industrial Revolution in England: A Study in International Trade and Economic Development, 2002. 940 Rafael MARQUESE et Ricardo SALLES, Escravidão e capitalismo histórico do século XIX: Cuba, Brasil, Estados Unidos, 1a Civilização Brasileira, 2016, p. 7-13 ; Eric WILLIAMS, Dale W. TOMICH, WILLIAM et Jr DARITY, The Economic Aspect of the Abolition of the West Indian Slave Trade and Slavery, Rowman & Littlefield Publishers, coll. « World Social Change », 2014 (introduction de l'édition électronique). 382

Si les panos da India, comme le faustão et la chita, continuèrent d’être la marchandise préférée des agents africains de la traite et des élites engagées dans le commerce, y compris au Kongo où l’on trouvait aussi le velours et la soie parmi les favoris, le coton britannique allait progressivement s’imposer sur les ports de commerce africains, ainsi que dans l’usage des élites politiques engagées941. À cet effet, à partir de 1790 et notamment au cours du XIXe siècle, l’industrie textile britannique allait petit à petit perdre la production indienne, qui fut délibérément vidée au bénéfice de l’Grande- Bretagne942.

L’empire espagnol traversa lui aussi des bouleversements très importants au tournant du XIXe siècle. En guerre contre la Grande-Bretagne, l’Espagne vit son commerce maritime fortement perturbé, et les connexions entre la métropole et les colonies furent mises à mal durant les années 1790943. Assez isolées les unes des autres, les colonies dépendaient des échanges économiques – de plus en plus faibles – avec la métropole. La présence importante de navires étrangers dans ces colonies et les contestations politiques croissantes étaient des facteurs d’instabilité du rapport entre la royauté et ses colonies en Amérique. Des lieux comme la très riche colonie de Cuba étaient par exemple de plus en plus convoités par le commerce des États-Unis944.

Incapable alors de maintenir la règle de l’exclusivité commerciale, l’Espagne décréta en novembre 1797 l’ouverture de tous les ports de ses colonies aux nations neutres. Cela n’empêcha pas la nation ennemie, la Grande-Bretagne, de développer son commerce avec l’Amérique espagnole par le biais de navires des nations « neutres ». Ce commerce s’accrût énormément, au point de représenter l’économie la plus importante des élites coloniales. Isolée, Cadiz essaya quelques années plus tard de rétablir l’exclusivité coloniale avec un nouveau décret. L’implantation de cette loi s’avéra toutefois difficile dès lors que les relations se consolidèrent entre élites coloniales, criollos et autres empires européens, mais aussi avec les jeunes États-Unis945.

941 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 517-531 ; Phyllis MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870: the effects of changing commercial relations on the Vili Kingdom of Loango, Clarendon Press, 1972, p. 147-158. 942 Gustavo Acioli LOPES et Maximiliano M. MENZ, « Vestindo o escravismo: o comércio de têxteis e o Contrato de Angola (século XVIII) », Revista Brasileira de História, 39-80, p. 109‑134. E. HOBSBAWM, The Age of Revolution..., op. cit., p. 33‑37. 943 AHU, CU, Angola, cx. 103, doc. 38. 944 Leslie BETHELL, Historia De América Latina - 5 La Independencia, Critica, 2007, p. 11-40. 945 Ibid., p. 11-18. 383

Si la convention de paix d’Amiens entre la France et les Britanniques, signé en 1802, permit à l’Espagne de récupérer une petite parcelle de son commerce avec ses métropoles, elle resta significativement à la traîne derrière les autres nations dans ses propres ports américains. Pour rééquilibrer les finances après la perte de son monopole commercial, la couronne imposa de plus lourds impôts d’importation, ce qui fit grandir les contestations946.

Les évènements auxquels l’empire espagnol a dû faire face furent très favorables à l’expansion économique de la Grande-Bretagne en cours d’industrialisation pour élargir son commerce aux colonies de l’Amérique espagnole. Si les guerres napoléoniennes avaient fermé l’Europe continentale au commerce britannique, l’ouverture des ports de l’Amérique espagnole joua un rôle central dans son boom économique. Le fait d’avoir le continent fermé mais la mer ouverte stimula la Grande-Bretagne à l’expansion commerciale vers l’Amérique et l’Afrique ; qui serait vertigineusement croissante pendant le XIXe siècle. Au niveau économique, les colonies américaines d’Espagne devinrent alors de plus en plus dépendantes de la Grande-Bretagne, tandis que Cuba restait aussi très ouvert aux États-Unis947.

L’empire portugais se développa autrement. Depuis le XVIIe siècle, le centre économique de l’empire était l’Atlantique sud en détriment de l’océan Indien. À l’inverse de l’Espagne, la couronne portugaise resta plus neutre vis-à-vis des nombreux conflits opposant l’Grande-Bretagne et la France au XIXe siècle. Toutefois, le Portugal se rangea progressivement du côté des Britanniques, car l’Espagne (ainsi que Napoléon et la France) était depuis toujours une menace majeure pour la souveraineté du petit royaume lusitanien d’Europe. Ainsi, la couronne portugaise devint de plus en plus économiquement et politiquement dépendante des Britanniques au cours du XIXe siècle 948.

En 1807, prévoyant une invasion napoléonienne de la péninsule ibérique, les Portugais se virent coincés entre deux alternatives délicates. La première consistait à rester pour défendre la métropole soit par le biais d’une résistance militaire (impossible pour le Portugal) soit par celui de révoltes. Ce choix aurait pour conséquence inévitable l’abandon des colonies américaines les plus vulnérables à l’impérialisme britannique ;

946 Ibid., p. 39-40. 947 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 634-639 ; E. HOBSBAWM, The Age of Revolution..., op. cit., p. 33-36. 948 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 364-371. 384 comme ce fut le cas de l’Espagne. Ainsi, une autre option s’imposait aux Portugais en raison de leur dépendance aux Britanniques et de l’importance du Brésil : celle d’abandonner le royaume, pour sauver l’empire949.

Lorsque l’invasion napoléonienne se fit inévitable, un accord d’amitié fut signé à Lisbonne avec la Grande-Bretagne, planifiant une fuite de la cour sous protection britannique. Considéré comme l’un des événements les plus exceptionnels de l’histoire moderne globale, le Portugal transféra sa cour à l’autre côté de l’Atlantique et s’installa à Rio de Janeiro, qui devint la nouvelle capitale de l’empire portugais.950

Les ports de l’Amérique portugaise furent dès lors ouverts à la Grande-Bretagne. Si, dans ce déplacement risqué, la couronne portugaise sauva (à court terme) son empire américain, l’ouverture des ports et l’approfondissement de la dette envers les Britanniques générèrent un processus paradoxal. Ce dernier marqua la fin du monopole portugais sur l’économie coloniale brésilienne, ce qui, selon Valentim Alexandre et Jill Dias, configura le début de la fin de l’« empire américain » portugais ; ce que Fernando Novais définit comme la fin de l’« Ancien Système Colonial »951.

7.3. L’Atlantique à l’aube de l’abolition de la traite et de l’ouverture des ports

Le résultat de l’ouverture des ports et du déménagement de la cour portugaise à Rio de Janeiro fut l’introduction considérable de tissus britannique au Brésil et l’importante croissance du port de Rio qui devint le principal de l’Amérique portugaise. Rio était déjà un grand port esclavagiste et, avec Salvador de Bahia et Recife, il était à la tête des importations d’esclaves. Au cours du XVIIIe siècle, avec la croissance de l’exploitation minière à Minas Gerais, Rio de Janeiro prit la première place. Cependant, au XIXe siècle, cette primauté économique allait être d’une telle ampleur que la traite de

949 Valentim ALEXANDRE, « The Portuguese Empire, 1825–90: ideology and economics », in Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU (éd.), From Slave Trade to Empire: European Colonisation of Black Africa 1780s- 1880s, 1ère édition., London, U. K., New York, Routledge, 2004, p. 110-133. Patrick WILCKEN, Império à Deriva, 1a., Editora Objetiva, 2013, p. 26‑40. 950 Protégés par la Royal Navy et financés par la couronne britannique, quatorze navires transportant la famille royale, des officiers, ministres, serveurs, totalisant environs dix-milles personnes, ainsi que des biens précieux, de l’argent, des œuvres d’art et même la bibliothèque royale au Brésil, qui était déjà le centre économique de l’empire avant de devenir son centre politique : Patrick WILCKEN, Império à Deriva, 1a., Editora Objetiva, 2013, p. 40-53 951 Valentim ALEXANDRE, « The Portuguese Empire, 1825–90»… op. cit., p. 110‑133 ; Fernando A. NOVAIS, Portugal e Brasil na crise do antigo sistema colonial (1777-1808), Editora HUCITEC, 1979. 385 l’Atlantique sud, notamment celle entre l’Angola et Rio, devint, au fil du XVIIIe siècle, indépendante du Portugal. Les familles et compagnies impliquées dans la traite avaient des agents des deux côtés de l’Atlantique, notamment à Rio et à Luanda, mais aussi entre Bahia et le golfe du Bénin par exemple. Cette traite basée à Rio de Janeiro gagna encore plus en puissance avec l’ouverture des ports, car, après 1808, les produits britanniques introduits en grande quantité et à des prix accessibles commencèrent à être réinvestis dans le commerce d’esclaves, conjointement avec des produits brésiliens plus traditionnels : le tabac, l’eau de vie, etc. Avoir accès aux tissus originaires du commerce des Indes dans le cadre de l’Empire portugais, revenait beaucoup plus cher aux trafiquants de Rio et de Luanda que le coton britannique produit à très grande échelle et à bas coût. En outre, les élites négrières de Rio commencèrent à bénéficier d’un important financement britannique. Le but de cet investissement de la part de l’Grande-Bretagne était d’inciter ces mêmes commerçants à acheter ces nouveaux produits industrieux952.

À cette même période – agitée par les révolutions, les guerres napoléoniennes et l’ouvertures des ports – la « révolution » la plus importante pour les côtes africaines fut celle du mouvement d’abolition de la traite des esclaves conduit par la Grande-Bretagne.

L’indépendance des États-Unis, la révolution de Saint-Domingue ainsi que d’autres rebellions embryonnaires dans les colonies britanniques furent sans aucun doute des antécédents qui conduisirent l’empire à reconsidérer la place de la traite et de l’esclavage. À cet effet, le parlement britannique vota, en 1807, une loi connue comme « the slave act », abolissant la traite esclavagiste dans l’empire britannique. Or, cette loi avait aussi un sens économique. L’expansion de l’industrie textile, qui avait débuté comme annexe du commerce esclavagiste, devint très rapidement le cœur de l’économie et l’objet premier des capitalistes et de l’État britannique au service de ces capitalistes953. À ce moment-là, seule la traite maritime fut abolie dans les colonies britanniques, et non l’esclavage dans son ensemble. Cette nouvelle législation encouragea toutefois les Britanniques à avancer au niveau diplomatique. Même sans abolir l’esclavage, cette loi

952 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 515-521 ; Luiz Felipe de ALENCASTRO, « Continental drift The independence of Brazil (1822), Portugal and Africa », in Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU (éd.), From Slave Trade to Empire: European Colonisation of Black Africa 1780s-1880s, 1ère édition., London, U.K., New York, Routledge, 2004, p. 98-110. 953 E. WILLIAMS, D.W. TOMICH, WILLIAM et J. DARITY, The Economic Aspect of the Abolition of the West Indian Slave Trade and Slavery..., op.(partie I de l’ebook). 386 signalait la fin proche de ce modèle de travail forcé, cherchant à « encourager » les autres nations engagées dans la traite à faire de même954.

Cette initiative pionnière de l’Grande-Bretagne apparut dans le contexte des guerres napoléoniennes qui poussaient les Britanniques à investir politiquement et militairement dans le contrôle de l’Atlantique. L’hégémonie atlantique permettait aux Britanniques de faire face à l’expansion et à l’impérialisme français au niveau d’une Europe continentale et d’une Méditerranée très convoitée. Ainsi, comme le souligne Daget, il s’agissait pour l’Grande-Bretagne, qui commençait à dominer économiquement et politiquement l’Atlantique, de devenir définitivement maîtresse des mers955. Le rôle de la police anti-esclavagiste joué par la Royal Navy lui permettait d’interpeler les autres puissances commerciales atlantiques et d’exercer ainsi une pression sur celles-ci, offrant aux Britanniques un contrôle sur l’Atlantique, alors en transformation. Cela incluait aussi l’ouverture de marchés pour accéder aux matières premières tropicales, donnant lieu à une expansion vertigineuse de cette industrie, et leur permettait d’inonder l’Atlantique avec leurs produits. Par la suite, avec la restauration des Bourbons et la pacification de l’Europe, cette production allait aussi être destinée au continent956.

Dans les années 1810, cette abolition allait être promue par la Grande-Bretagne qui se retrouva presque toujours seule pendant les premières décennies. Selon Hobsbawm, ce rôle de moteur dans l’abolition de la traite et le libre commerce défendu ne relevaient pas d’un progressisme humaniste, économique ou technologique particulier, mais d’un État qui, à l’inverse d’autres empires, était contrôlé par (et au service de) les classes capitalistes montantes. C’est donc une plus grande liberté de la bourgeoisie industrielle en pleine ascension et la recherche de bonnes affaires qui poussa l’empire britannique à occuper ce rôle pionnier dans l’abolition. De fait, il était beaucoup plus sûr pour les capitalistes britanniques (parmi lesquels l’État lui-même) d’investir leur capital – acquis par des décennies de traite esclavagiste mortifère – dans l’expansion de l’industrie du coton que de continuer d’investir dans la traite. Ayant perdu ses colonies

954 S. DAGET, La répression de la traite des Noirs au XIXe siècle. L’action des croisières françaises sur les côtes de l’Afrique (1817-1850)..., op. cit., p. 37‑40. 955 Ibid., p. 40-46 ; Serge DAGET, Répertoire des expéditions négrières françaises à la traite illégale (1814-1850), Centre de recherche sur l’histoire du monde atlantique, 1988. 956 E. HOBSBAWM, The Age of Revolution..., op. cit., p. 34-35 ; S. DAGET, La répression de la traite des Noirs au XIXe siècle. L’action des croisières françaises sur les côtes de l’Afrique (1817-1850)..., op. cit., p. 21-22. 387 américaines et étant menacée par une rébellion dans celles des îles de la Caraïbe, la Grande-Bretagne changea ainsi sa logique de réinvestissement957.

En théorie, selon Daget, la France avait un certain potentiel abolitioniste et les conditions pour accompagner (et entrer en compétition avec) la Grande-Bretagne dans ce processus. La France avait connu une abolition temporaire (1792-1802) pendant la révolution française et l’expérience de Saint-Domingue, et elle était le berceau d’une importante pensée humaniste, celle des Lumières. Cependant, la réalité française était tout autre, car elle résistait aux pressions britanniques et voyait ce mouvement comme temporaire et inefficace sur le long terme. Sur Bonaparte après 1802, le mouvement fut plutôt opposé, à savoir un projet de reprise coloniale et esclavagiste, et même d’une récupération de la colonie perdue de l’île de Saint-Domingue pour rétablir l’ancien système colonial. De plus, pour la France, en termes impériaux, céder aux idées d’abolition de la traite signifiait jouer le jeu de leurs rivaux britanniques958.

Néanmoins, les pressions britanniques furent de plus en plus fortes et, après la chute de Napoléon, la résistance française à l’abolition de la traite s’affaiblit considérablement. Le congrès de Vienne de 1815 réunit les puissances européennes pour établir les conjonctures de la paix. La Grande-Bretagne jouissait d’une force diplomatique importante face aux autres empires européens, parmi lesquels plusieurs avaient des dettes importantes envers elle (y compris la France après la restauration des Bourbons). Ces derniers encouragèrent alors les autres puissances européennes à les suivre, dont les nations les plus impliquées dans la traite, comme la France, le Portugal et l’Espagne, mais aussi d’autres puissances continentales come le royaume de Prusse et les empires de Russie et d’Autriche. Ces nations s’engagèrent, sans délai clairement établi, dans l’abolition « la plus prompte et la plus efficace », considérant que « le commerce connu sous le nom de Traite des nègres d’Afrique a été considérée par les hommes éclairés de tous les temps comme répugnant face aux principes d’humanité et de morale universelle » 959.

957 Sven BECKERT et Seth ROCKMAN, Slavery’s Capitalism: A New History of American Economic Development, University of Pennsylvania Press, coll. « Early American Studies », 2016, p. 7-13. 958 S. DAGET, La répression de la traite des Noirs au XIXe siècle. L’action des croisières françaises sur les côtes de l’Afrique (1817-1850)..., op. cit., p. 21-34. 959 L. BETHELL, The Abolition of the Brazilian Slave Trade..., op. cit., p. 12-15 ; E. HOBSBAWM, The Age of Revolution..., op. cit., p. 13-16. 388

Sans grande surprise, ce document n’eut pas pour effet l’abolition de la traite pour toutes ces nations, loin de là. Pour les milliers d’esclaves transportés tous les ans par des marchands portugais, français, espagnols et nord-américains, les effets de ce document étaient plutôt insignifiants. En ce sens, lorsque, en 1819, on proposa à la France de partager avec la Grande-Bretagne le rôle de police anti-esclavagistes par une proposition de droit de visite réciproque, elle refusa pour ne pas gêner les profits de la bourgeoisie esclavagiste nantaise et bordelaise960. Comme le décrit Daget, pour l’ensemble des empires européens, la traite n’était pas encore terminée :

Enlisés dans les lieux communs, la déclaration posait en principe une morale abolitioniste officielle, mais en ajournait sine die l’application collective. Toutefois, l’Grande-Bretagne avait obtenu un texte de portée internationale qui l’autorisait à agir961.

Pour autant, ce processus n’était pas négligeable, notamment pour le rapport de force atlantique qui opposait les différents empires. La Grande-Bretagne gagna une reconnaissance globale qui était jusqu’alors plutôt national. Elle n’envisageait pas la vraie fin de la traite à court terme, mais plutôt de la légitimation de son rôle de police sur l’Atlantique. Ce « droit de visite » permettait aux embarcations britanniques, qu’elles soient de la marine royale ou de particuliers, d’interpeller n’importe quelle embarcation d’autres nations sur les côtes africaines962. De ce fait, la première conséquence du congrès de Vienne fut une intention d’interdire la traite dans l’Atlantique nord, territoire sur lequel l’Grande-Bretagne avait un contrôle plus important et qui avait été le théâtre de conflits entre la France et l’Grande-Bretagne au cours des dernières décennies.

Outre la construction d’une hégémonie atlantique sur les autres empires coloniaux, ce droit de contrôle et d’intervention militaire s’étendait aussi aux sociétés africaines côtières engagées dans la traite. La possibilité d’occuper militairement ou d’attaquer des ports de commerce et les comptoirs, ainsi que celle de punir les agents africains de la traite, donnait à la Grande-Bretagne une possibilité inédite de contrôle et

960 On a ici une contradiction entre la vision de Daget et celle de Grenouilleu sur la centralité économique de la traite pour la France en général et sur le poids de cette bourgeoisie nantaise et bordelaise. Pour sa part, Frederic Regent souligne l’importance économique de la traite pour la France. Myrian Cotias admet elle aussi que la traite produisait une richesse essentielle pour la France. Frédéric REGENT, La France et ses esclaves, Paris, Fayard/Pluriel, 2012 ; Myriam COTTIAS, Et si l’esclavage colonial faisait histoire nationale ?, Paris, Société d’histoire moderne et contemporaine, 2005. 961 S. DAGET, La répression de la traite des Noirs au XIXe siècle. L’action des croisières françaises sur les côtes de l’Afrique (1817-1850)..., op. cit., p. 37. 962 S. DAGET, Répertoire des expéditions négrières françaises à la traite illégale (1814-1850)..., op. cit., p. 43-46. 389 d’imposition de réformes. Ce processus fut décrit par Robin Law comme le passage d’un contexte de rapports commerciaux à celui d’un « impérialisme informel » des Britanniques sur certaines sociétés africaines engagées dans la traite. Ce fut le cas de la Sénégambie et notamment des royautés de la côte de Guinée où les Britanniques imposèrent un contrôle plus strict à partir de leur entrepôt en Sierra Leone, qui allait devenir le principal centre militaire et juridique anti-esclavagiste du littoral africain963.

Pour ce qui est de l’Atlantique sud, qui nous intéresse dans cette thèse, la marée abolitioniste n’arriva de façon significative qu’à partir des années 1830 – période sur laquelle nous nous pencherons dans le prochain chapitre. La côte-sud connut pourtant d’abord des transformations importantes générées par le brusque retrait des Britanniques et l’importante diminution de la traite française. Nous avons vu que la Grande-Bretagne et la France avaient été des agents fondamentaux dans la traite et la diplomatie pour les enjeux au Kongo. Ainsi, même si la traite continua, de façon « illégale », jusqu’en 1860, le rapport de force entre royautés et chefferies africaines et empires européens changea de façon importante, comme nous allons le voir par la suite.

7.5. L’avancée commerciale des Portugais dans les ports de Cabinda, d’Ambriz et le long du fleuve Congo

Globalement, après 1810, les ports du Kongo assistèrent à une chute considérable de la traite britannique et à une oscillation décroissante de la traite française jusqu’en 1840. Le retrait des Britanniques des ports du Kongo où ils étaient très actifs (notamment à Ambriz et sur le fleuve Congo) bouleversa alors les rapports de forces dans la région. Durant les dernières décennies, cette couronne avait été un personnage central dans les conflits entre le Kongo ou les potentats du sud (Mossul, Mbamba et Ndembu) et les Portugais à Luanda964. Le commerce et l’alliance avec les Britanniques donnaient aux potentats de cette région la possibilité d’être autonomes par rapport au pouvoir portugais, en recevant des marchandises de la traite et des armes à feu. De plus, l’alliance et la

963 Robin LAW (éd.), From Slave Trade to « Legitimate » Commerce. The commercial trasition in nineteenth century West Africa..., op. cit., p. 23-27 ; Law se base aussi sur le travail de Martin Lynn sur le rapport entre libre commerce et impérialisme au XIXe siècle: MARTIN LYNN, « The “Imperialism of free trade” and the case of West Africa, c. 1830-c.1870 », The journal of imperial and Commonwealth history, 15, 1986, p. 22-40. 964 AHU, CU, Angola, cx. 136, doc 11. 390 protection britannique (relative) avait obligé les Portugais, entre autres, à démolir la forteresse et quitter la région du fleuve Loge à côté d’Ambriz dans la décennie précédente965. Autrement dit, l’alliance avec des pouvoirs français et britanniques avait été fondamentale, dans les décennies précédentes, pour les potentats du Kongo, leur donnant la possibilité de stopper l’avancée territoriale et commerciale des Portugais sur ce territoire au sud du Kongo. Cependant, avec leur retrait et l’abolitionisme anglais croissant, ces enjeux politiques liés aux compétitions pour le marché d’esclaves changèrent.

Le Portugal eut, pour sa part, le grand avantage de perdre ses premiers adversaires dans le négoce. Nonobstant, la Grande-Bretagne devint un agent de plus en plus répressif contre la traite atlantique. Des lettres qui circulaient au sein de l’administration portugaise démontrent une grande préoccupation face au risque que constituaient les bâtiments de guerre britanniques966. Si, comme prévu dans le traité de 1815, les Portugais pouvaient en théorie continuer le trafic d’esclaves en toute sécurité au sud de l’équateur, une certaine imprévisibilité demeurait, après ces dernières décennies de transformations radicales et inespérées, dans l’Atlantique967.

Même sans réprimer directement la traite, les embarcations de la Royal Navy commencèrent à visiter le port de Cabinda et l’embouchure du fleuve Zaïre. En juillet 1816, une « petite embarcation » britannique, contenant selon le rapport non moins de 400 soldats, arriva dans le port du Zaïre, pénétra ensuite à l’intérieur du fleuve, puis se dirigea vers le sud de la côte968. Ce déplacement effraya et préoccupa énormément les commerçants et l’administration portugaise. Le climat de tension généré par cette « nouvelle conjoncture » était important du côté des Portugais d’Angola, dont l’économie reposait depuis toujours sur la traite969. Pourtant, la peur d’une répression n’empêcha pas le commerce dans les ports de l’Angola et du Kongo de se poursuivre970.

965 Voir chapitre V 966 AHU, CU, Angola, cx. 113, doc 8 et doc. 32; cx. 130, doc. 99 ; cx. 133, doc 20 ; cx. 135, doc 59 ; cx. 145, doc. 54. 967 AHU, CU, Angola cx. 129, doc. 36. 968 AHU, CU, Angola, cx. 125, doc. 51 et cx. 131, doc. 68. 969 ANA, Avulsos, caixa 147 de Luanda,; AHU, CU, Angola cx. 129, doc. 36. 970 Robin LAW, « African and European relations in the last century of the transatlantic slave trade », in David ELTIS (éd.), From Slave Trade to Empire: European Colonisation of Black Africa 1780s-1880s, Cambridge, Cambridge University press, 1995, p. 21-47. 391

Dans le cas de Cabinda et les ports du fleuve Congo, après la brusque chute de la traite chez ses concurrents, le Portugal en profita pour prendre la première place, comme nous pouvons le voir sur la courbe ci-dessous971 :

Commerce d’esclaves au port de Cabinda, drapeau des navires vs esclaves embarqués (source : slavevoyages.org)

Traite des esclaves aux ports du Kongo

160000 140000 120000 100000 80000 60000 40000 20000 0

Spain / Uruguay Portugal / Brazil Great Britain U.S.A. France

La courbe nous montre un boom important de la traite portugaise après 1810, période que coïncide précisément avec la chute des activités françaises et britanniques.

Par conséquent, les agents de la traite du Kakongo, du Ngoyo et du Kongo se virent dès lors obligés d’entretenir de bonnes relations avec les marchands portugais, anciennement rejetés. Nous observons ainsi, vers 1816, l’établissement d’une correspondance directe entre Luanda et le mambuco Manipuma (nommée « vice-roi de Cabinda » par les Portugais). Si, vingt ans plus tôt, les Portugais se confrontèrent militairement aux armées du mambuco, dans ce nouveau cadre, des rapports diplomatiques très cordiaux furent établis. À partir de 1815, de nombreux navires portugais partirent de Luanda et des ports du Brésil pour Cabinda972. La junta do comercio de Luanda accordait aux commerçants d’esclaves des autorisations de circuler dans ses ports, ainsi que des passeports bilingues, au cas d’une éventuelle interpellation par les Britanniques. Les navires n’ayant pas ces documents couraient en effet le risque d’être

971 AHU, CU, Angola, cx. 124, Doc. 63 ; cx. 130, doc 22; cx. 135, doc. 75; cx. 136, doc 11.

972 AHU, CU, Angola, cx. 122, doc 32. 392 arrêtés et de voir leurs esclaves confisqués et puis libérés dans la colonie britannique de Sierra Leone973.

En revanche, la soudaine ouverture du commerce de Cabinda aux marchands portugais généra une intense course dans ce port. La nouvelle opportunité était intéressante pour les négociants car Cabinda ne présentait pas les contraintes du port de Luanda où il fallait payer la douane pour chaque esclave embarqué. Comme la traite se faisait directement de Cabinda vers les côtes brésiliennes, les esclavagistes ne payaient qu’au port d’arrivée en fonction du nombre d’esclaves survivants, et non en fonction du nombre total d’esclaves au début du voyage974. Ce modèle de taxe était le même que celui pratiqué par les marchands britanniques et français dans les décennies précédentes975. Or, les marchands de l’empire portugais, notamment ceux qui étaient basés à Rio de Janeiro, auparavant très limités à Luanda et à Benguela, et ceux du Pernambouc et de Bahia, qui voyaient leur commerce préféré, celui de la côte du golfe de la Guinée et du Benin, surveillé par la Navy, cherchèrent à passer de préférence par le port de Cabinda976.

Ces avantages fiscaux étaient largement favorables aux marchands à Cabinda, leur permettant de réinvestir cette somme en prix et coutumes plus élevés payés aux agents de la traite. La concurrence entre marchands portugais étant désormais impitoyable, les capitanes commencèrent à offrir des sommes de plus en plus élevées pour avoir la priorité sur leurs concurrents et pouvoir remplir les cales de leurs navires plus vite que les autres. La concurrence poussa les capitaines de navires à offrir des « coutumes » : somme exigée en plus du prix de chaque esclave pour permettre au capitaine d’entrer en négociation et de commencer à recevoir les esclaves.

Dès que les trafiquants portugais arrivaient au port de Cabinda, ils recevaient ainsi des mains du mangolfe une liste avec les biens exigés comme « coutume » pour que le capitaine puisse entrer en négociation977. Selon Martin, ce titre était en décennies antérieures donné à l’officier du port responsable du premier accueil des négriers, étant alors subalterne direct du mafuco. Mais, le mangolfe s’autonomisa considérablement avec

973 AHU, CU, Angola, cx. 135, doc. 75 ; cx. 141, doc. 30; S. DAGET, La répression de la traite des Noirs au XIXe siècle. L’action des croisières françaises sur les côtes de l’Afrique (1817-1850)..., op. cit., p. 46-50. 974 AHU, CU, Angola, cx. 136, doc. 11 ; cx. 137, doc. 23. 975 Voir le chapitre III. 976 P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 136-140 ; J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 634-639. 977 AHU, CU, Angola, cx. 136, doc. 11. 393 l’énorme croissance de la traite à Cabinda à partir du début XIXe siècle978 ; se bénéficiant aussi probablement de la rivalité croissante entre mambuco et mafuco, abordé dans le chapitre III. Les Portugais parlaient du mangolfe dans ce contexte du début XIXe siècle comme le Patrão-mor du port.

Le négrier qui offrait le meilleur prix et la meilleure « coutume » bénéficiait d’une attention spéciale mangolfe et pouvait remplir ses navires plus rapidement979. En retour, cette possibilité de recevoir les esclaves plus vite constituait un avantage considérable pour les marchands mieux financés, puisque cela réduisait de manière importante leur temps d’attente au port (qui pouvait atteindre plus d’un mois), et par là leurs dépenses et le risque de mortalité des esclaves transportés.

Ainsi, ce processus donna lieu à une spéculation galopante qui fit monter la valeur de la « coutume » – tribut payé aux autorités africaines pour initier les négociations – aussi bien que le prix des esclaves. Comme la valeur habituelle de la « coutume » était de douze pièces de tissu fin, plus des armes blanches, des perles, entre autres objets, il pouvait, dans les moments de forte demande, atteindre 40 pièces d’étoffe en plus des autres biens980. Ce processus permit aux agents africains d’obtenir un grand pouvoir de négociation et un contrôle sur les transactions, ce qui se montra économiquement très favorable. Habiles négociateurs, ces agents de la traite du Ngoyo avaient non seulement le commerce entre leurs mains, mais aussi l’avantage d’établir les règles et de détenir l’appareil judiciaire et policier qui régulait le port981.

Cependant, ce phénomène entraîna en contrepartie des difficultés économiques pour plusieurs esclavagistes portugais. Habitués à être les maîtres du jeu à Luanda et à Benguela, les Portugais n’étaient pas disposés à établir des rapports commerciaux en parts équilibrés – ils n’avaient d’ailleurs pas les moyens économiques pour le faire. De ce fait, plusieurs trafiquants protestaient contre l’obligation de paiement de la « coutume », voulant défier les autorités africaines982. L’attitude courante de certains capitaines esclavagistes envers les autorités africaines de Cabinda était de vouloir imposer par la

978 P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 99‑100. 979 AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 542, fls. 131-132 980 AHU, CU, Angola, cx. 136, doc. 11. 981 Ibid. ; P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 143‑146. 982 ANA, Códice 240 C-8-3, fls 116-119v. 394 force ou par des manœuvres malines leurs conditions pour entrer dans le commerce. Par conséquent, de nombreux conflits survinrent au port de Cabinda983.

En 1817, par exemple, un antagonisme avec un capitaine portugais dégénéra en un grave conflit diplomatique entre le Portugal et le Ngoyo, paralysant la traite dans ce port durant un certain temps. L’anecdote fut colorée avec véhémence dans une lettre écrite conjointement par deux des plus importantes autorités du port de Cabinda : mambuco, mafuco et « prince secrétaire » du gouverneur général984. Arrêterons-nous sur cet évènement étonnant, mais néanmoins important pour comprendre les transformations du rapport de force entre pouvoirs africains et portugais dans ce nouveau contexte.

Au mois d’août 1817, le vieux mangolfe, responsable de recevoir les Européens et de négocier avec aux, tomba malade et devint incapable d’accomplir son travail. Il fut alors remplacé par un mangolfe plus jeune. Mais, avant son départ, le vieux patron passa la liste (mocanda) à un capitaine du nom d’Antonio Fogaça récemment arrivé au port à bord du navire « Atheneo ». Avec sa substitution, le patron n’eut pas le temps de recueillir lui-même la « coutume » ni la liste, ce dont fut chargé le nouveau mangolfe985. Ainsi, le nouvel agent se rendit à bord de l’Atheneo d’abord pour chercher la liste de l’ancien mangolfe, puis pour passer dans chaque navire récupérer les sommes. Fogaça partit chercher la liste. Le mangolfe étant illettré, il pria Fogaça de la lire pour être sûr de son contenu, puisqu’il devait passer la même liste aux autres capitaines présents pour chercher son dû. Soupçonnant toutefois les mauvaises intentions du capitaine portugais, le nouveau mangolfe alla chercher un autre capitaine (venu de Bahia) et lui demanda de confirmer ce qui était écrit sur le papier que Fogaça lui avait remis. Étonné, le Bahianais refusa de lire le texte, l’informant qu’il s’agissait d’une énumération d’insultes honteuses et imprononçables. Le nouveau mangolfe amena la liste à son prédécesseur pour éclairer la situation. Choqués, les agents se rendirent compte de la provocation très irrespectueuse du capitaine portugais, qui (selon ces officiers) avait volé sa liste et lui donna en lieu une liste d’insultes en langue portugaise986.

Ensuite, le jeune patron se rendit à la barraque où se trouvait Fogaça avec les autres marins portugais afin de le confronter : « Senhor Capitão, que lista foi aquela que me entregou que tão e tantas poucas vergonhas para que eu fosse a bordo dos navios a

983 AHU, CU, Angola, cx. 133, doc 20 ; cx. 35, doc. 75. 984 AHU, CU, Angola, cx. 136, doc. 11. 985 Ibid. 986 Ibid. 395 recever os meus costumes » (« Monsieur le capitaine, c’était quoi la liste que vous m’avez donnée qui contenait des choses honteuses ? »). En réponse, Fogaça le menaça avec un bâton : « Sai daqui, negro ! » (« Dégage negro ! »). Le mangolfe, selon son propre récit, insista poliment auprès du capitaine portugais : « Senhor capitão, eu quero a minha mocanda que eu lhe entraguei, não é esta» (« Monsieur le capitaine, je veux ma mocanda, c’est pas celle que vous m’avez remise »). Pris de colère, Fogaça lui donna un coup de bâton sur la poitrine. Le mangolfe riposta avec un coup de poing sur le nez du Portugais. Deux capitaines portugais qui accompagnaient Fogaça intervinrent et immobilisèrent le patron, l’emmenant à bord de l’Atheneo. Selon le récit de la lettre des autorités du Ngoyo, le mangolfe fut attaché comme un esclave et reçut des coups de fouet. Des officiers du mangolfe essayèrent d’aller lui prêter secours, mais les Portugais les reçurent par des balles qui les obligèrent à reculer. Cette impasse dura deux jours : le mangolfe, torturé, voyait son état empirer. Les Portugais redoutaient de relâcher l’officier du Ngoyo de peur des conséquences judiciaires qui les attendaient987.

Après quelques jours, Fogaça envoya un messager pour demander aux deux principales autorités de monter à bord (le mafuco et le mambuco) pour connaître les éventuelles conséquences juridiques. Le mambuco, une fois à bord de l’Atheneo, évalua la situation et lui répondit que, au cas où le patron survivrait, rien ne se passerait : le conflit s’arrêtera là. En cas de mort du patron, le jugement et la peine du pays seraient en revanche imposés : « parce que nous sommes amis des blancs, nous répondons que s’il [mangolfe] n’était pas mort, la canaille [conflit] se serait terminé, mais s’il mourait, il se serait vu infligé les peines de la loi du pays »988. Les Portugais relâchèrent alors le patron que les autorités amenèrent à sa mbanza où il fut soigné. Selon cette version du récit, le pauvre patron mourut un jour après989.

Le peuple – révolté par cette violence injustifiée des Portugais, qui étaient déjà détestés dans ces régions – demanda au mambuco que justice soit faite. Ils convoquèrent alors le capitaine Fogaça pour se présenter au tribunal et payer son quintuxi (crime/délit)990. Nous n’avons pas d’information sur sa peine, mais, normalement, pour un assassinat, la peine était dure, encore plus dans le cas d’un crime contre une haute

987Ibid. 988 « por sermos amigos dos brancos, respondemos que se ele nao morresse estava canalha [conflit] acabada e se morresse então incorria nas penas da lei do país » : Ibid. 989 Ibid. 990Pour la définition de kintuxi : A.P. TAVARES et C. MADEIRA SANTOS, Africæ monumenta..., op. cit., p. 438. 396 autorité politique. Dans le cas d’un Blanc comme accusé, la peine était généralement une lourde amende. Fogaça refusa de débarquer de son navire, contrariant la justice du Ngoyo. Durant ces négociations, tous les autres capitaines portugais, craignant d’être faits prisonniers, n’osèrent pas quitter leurs navires, et le commerce s’en trouva paralysé991.

Les autorités du Ngoyo demandèrent au gouverneur de l’Angola de prendre des mesures et qu’il envoyât des troupes pour obliger Fogaça à se présenter au mambuco :

[…] que votre excellence envoie ici une escorte de soldats pour qu’il prenne des dispositions avec ses ordres pour qu’il nous paie ce quituxi. D’ailleurs, nous ferons ce que nous permet notre loi, qui sera de faire lever l’ancre à tous les navires qui se trouvent dans ce port et qui ne terminent pas le négoce. Conjointement à cela, vous perdrez les intérêts de sa majesté et du roi du Brésil. [Sachez qu’] il est de notre droit d’arrêter des blancs, conformément à nos lois 992 .

Dès qu’il reçut cette note, le gouverneur de l’Angola envoya une lettre d’excuse au mambuco et une autre au capitaine Fogaça lui ordonnant, « au nom de votre majesté », de se présenter immédiatement aux autorités locales et de payer ce que la loi du pays avait établi comme amende. Le mécontentement du gouverneur face à l’attitude de son capitaine était évident. Il lui écrivit : « Je vous ordonne, dès que vous aurez résolu ces désordres que vous avez générés, de remettre au gouverneur de Cabinda la valeur correspondante et établie par la loi du pays ; sachez que vous répondrez des pertes du commerce de ce port »993.

Cependant, quelques mois plus tard, le gouverneur reçut le récit portugais du même conflit, selon lequel le manfolfe serait celui qui aurait provoqué le conflit et non Fogaça. D’après les explications de Fogaça, confirmées par plusieurs capitaines et physiciens (de navire) portugais présents au port, ce fut le mangolfe qui, dans un moment d’affaiblissement du flux de navires, établit un prix plus bas pour pouvoir vendre les esclaves plus rapidement. Par la suite, quand le port fut rempli de navires, il augmenta le

991 AHU, CU, Angola, cx. 136, doc. 11. 992 « […] que vossa excelencia mande aqui uma escolta de soldados dar as providencias junto com as suas ordens para que ele nos pague este quituxi, alias faremos o que nos compete na nossa lei, que será dazer levantar o ferro a todos os navios que se acham neste porto e não acabare de fazer o negócio e juntamente perderão os interesses de sua magestade rei do Brasil, que é de seus direitos aprendermos algum branco conforme as nossas leis » : AHU, CU, Angola, cx. 136, doc. 11. 993 « Ordeno a vm que em nome de sua Mag. Que logo que resolver esta desordem que vm deu motivo satisfazendo ao gov. de Cabinda o valor correspondente e estabelecido pela, s leis do país ...na certeza que responderá pelos danos que o comércio deste porto sofrer » : Cod. 240 C-8-3, fl. 123. 397 prix. Selon cette version, Fogaça aurait refusé de payer ce nouveau prix, plus élevé, suite à quoi le mangolfe aurait insulté Fogaça. Ainsi, l’agression, qui ne fut pas contestée dans la version portugaise, aurait été une conséquence de la provocation du propre patron. De plus, selon les chirurgiens des navires portugais, la mort du mangolfe ne fut pas provoquée par le châtiment infligé (qui selon eux fut très léger), mais par le « remède » qui lui fut administré une fois revenu au port994.

Curieusement, la lettre racontant la version portugaise du conflit ne fut pas signée par tous les Portugais présents au port. Par exemple, le capitaine Francisco de la galère Maria Thomazina, présent au port au moment du conflit, refusa. Ce refus de souscrire à cette version dans laquelle les Portugais apparaissent comme des victimes se justifie par le supposé caractère conspirateur de ce trafiquant brasílico995. Un autre absent du soutien à Fogaça était le commandant bahianais qui, dans la version du mambuco, avait informé le patron du port de la tricherie de Fogaça concernant la liste. Indépendamment de la véracité ou non de la version portugaise, la question de la conflictualité entre les agents portugais eux-mêmes ne fait aucun doute. Elle nous montre ainsi le niveau de concurrence et d’opposition entre agents esclavagistes dans le port de Cabinda à cette période.

À notre sens, les deux récits sont quelque peu exagérés. Le caractère violent et opportuniste de ce commerce d’esclaves sur les côtes africaines est effectivement assez connu, marqué par une impitoyable quête de profit. L’extrême violence et la cupidité étaient au cœur même de la traite des esclaves dans toutes ces étapes. Aucun des agents, Africains ou Européens, liés à cet atroce commerce ne pouvait se défendre d’être bien intentionné et affable.

Pour mettre un terme à cette histoire, le gouverneur, changea finalement d’avis et ordonna à Fogaça de ne pas payer l’amende. En même temps, pour apaiser les relations diplomatiques et réouvrir le port, un négociateur fut envoyé au mambuco, ainsi que des cadeaux996.

Cette longue anecdote nous montre qu’il s’agit de bien plus qu’un simple fait divers. Elle met en lumière un contexte de transformations politiques et économiques radicales et rapides, qui généraient une conflictualité accrue dans le rapport entre

994 ANA, códice 240 C-8-3, fl. 123. 995 : « ele tem sido assunto de todas as desordens por formar intrigas entre os navios deste País e os vassalos do augusto Soberano » : ANA, Códice 240 C-8-3, fl. 124. 996 Ibid. 398 concurrents internes à l’empire portugais dans un premier temps puis entre ces Européens et les autorités de Cabinda par la suite. L’enjeu de ce conflit, donnant lieu à un problème diplomatique et économique, était le contrôle des différentes étapes du commerce esclavagiste dans les ports de Cabinda et du Kongo dans le nouveau contexte atlantique du début XIXe siècle997. Dans ce cadre, le contrôle africain sur Cabinda, qui avait été une réalité du siècle précédent, était convoité par une nouvelle politique plus autoritaire des agents portugais, qui avaient désormais l’opportunité de monopoliser ce commerce.

À cet effet, l’administration portugaise commença (après cet événement) à débattre de la possibilité de dominer et de gérer le port de Cabinda. Ce domaine ne serait seulement commercial (comme dans les projets précédents), mais impliquerait aussi l’imposition d’une réglementation des prix et d’un pouvoir juridique soumettant le Ngoyo et ses officiers aux conditions portugaises. Échanges et consultations furent faites à cet effet au sein de l’administration portugaise. Dans les archives administratives, on peut trouver une consultation spécifique intitulée « le bien de l’amélioration du commerce d’esclaves que les portugais font à Cabinda »998 qui nous livre le cadre général du commerce dans ce port à cette période.

Le document fait état d’une absence totale de contrôle des Portugais sur le commerce et de fortes spéculations commerciales. La consultation recommandait une prise en charge urgente du commerce par les Portugais, ce qui devait se concrétiser par l’envoi d’un bateau de guerre, qui allait rester dans le port, avec des militaires, et une structure d’attaque maritime importantes pour intimider les agents locaux. Ainsi, le militaire en charge du navire serait devenu une espèce de « consul » portugais sur place. Cette autorité portugaise aurait imposé un prix, pour règlementer la valeur de la coutume et serait (selon le souhait des Portugais) l’autorité judiciaire maximale en tant que responsable des jugements dans les cas de conflit. Nous voyons ainsi que certains secteurs de l’empire portugais prévoyaient à ce stade de substituer et d’assujettir les pouvoirs africains en place999.

997 Les conflits entre patrons africains des ports et capitaines européens étaient courants. Nous avons des exemples où des capitaines britannique ou français affrontèrent violemment les agents de la traite dans le feu des négociations ou en raison de manigances dans le commerce. AHU, CU, Angola, cx. 125, doc. 51 et doc. 52 ; cx. 132, doc. 40. 998 « Nota, o bem do melhoramento do comércio do resgate de escravos que os portugueses fazem em Cabinda » AHU, CU, cx. 136, doc. 11 999 Ibid. 399

De plus, cette entreprise avait aussi manifestement l’intention (non déclarée) de protéger le port de la police britannique anti-esclavagistes, qui ne menaçait pas encore directement les navires au sud de l’équateur, mais qui se présentait comme un danger potentiel très proche1000.

Auparavant, quand les Portugais occupaient militairement le port de Cabinda, comme en 1785, il suffisait aux agents esclavagistes locaux de détourner leurs routes vers un autre port, où ils trouvaient leurs clients favoris, les Français et les Britanniques. Dans ces premières décennies du XIXe siècle, ce n’était plus le cas, en raison de la brusque diminution du commerce de ces nations dans les ports de Loango e Ngoyo. Ce négoce non-portugais se limitait désormais à une plus maigre traite illégale par des corsaires français et nord-américains, ports plus visés (comme dans les berges du fleuve Congo)1001. Certains Portugais désireux d’assujettir l’autorité cabindaise ne souhaitaient pas leur laisser d’autre option, les rendant de plus en plus dépendants des négriers de l’empire portugais comme clients. Les autorités du Ngoyo, comme d’autres sur la côte, se trouvaient ainsi forcées d’accepter n’importe quelle condition établie par Luanda1002.

Il faut préciser que ce projet de contrôle et de réglementation du port de Cabinda, retirant l’autorité au chef du Ngoyo, n’était pas simplement une avancée impérialiste de l’empire d’une nation européenne désireuse de soumettre des autorités africaines. Il s’agissait aussi d’un projet de l’administration de l’Angola portugaise pour contrôler fiscalement leurs propres trafiquants d’esclaves. Loin de faire consensus, ce projet de retirer aux patrons africains la gestion de la traite pouvait être néfaste pour certains secteurs très influents de l’empire portugais, du point de vue politique et économique1003.

Proche de Cabinda, le fleuve Congo était aussi un endroit stratégique dans ce moment de transition. Fonctionnant selon une logique similaire à celle de Cabinda, cet endroit avait été le lieu privilégié de la traite des États-Unis et de la Grande-Bretagne au cours des décennies qui précédèrent le congrès de Vienne. Entre 1801 et 1810, ces deux

1000 AHU, DGU, Angola, cx 586, doc. 539 et cx. 588, doc. 176. 1001 ANA, Avulsos, caixa 3872 de Luanda ; AHU, CU, Angola, cx. 123 doc. 17 1002 « Na razão do grande número de navios portugueses, segue-se consecutivamente que pondo-se em execução aqueles princípios, os pretos abatendo então o seu orgulho actual, e desmedida ambição se verão obrigados a conformar-se com as justas condições, que se estabelecerem, pois que não se conformando com elas, não terão compradores ais seus escravos, e então os feirantes que o conduzirem do sertão com o destino do resgate em Cabinda, tornarão lo a maior parte em direção a esta cidade [Luanda] o que sem dúvida fará seu comércio mais florescente e aumentara assim os interesses reais pela razão de se pagarem na alfandega direito sobre todos os escravos […] » : AHU, CU, cx. 136, doc 11. 1003 Ibid. 400 nations achetèrent environ 35000 esclaves sur les rives du fleuve Zaïre, selon Slave Voyages1004. Différemment de Cabinda, cette traite était davantage associée au Kongo et organisée par agents vilis, zombo et mossorongo. Une partie importante des routes bénéficiant directement le roi du Kongo était celle des Vilis, qui passait par Mbanza Kongo. La chute rapide de cette traite britannique après 1816 ne fut reprise par aucune nation, ne comptant que sur une infime participation espagnole (de trafiquants de Cuba)1005. Ces ports riverains manquant d’une structure portuaire consolidée, cette traite était toujours une extension importante de la traite de Cabinda, où les navires pouvaient s’établir plus durablement et préparer la traversée1006.

Le Portugal espérait donc reprendre aussi le commerce des Britanniques sur le fleuve Congo. Pour autant, le problème demeurait le même qu’au Ngoyo : les relations conflictuelles avec les patrons africains de la traite. Le modus operandi des Portugais était alors incompatible avec la forme d’organisation plus souveraine de ces agents africains. L’opposition contre les Vilis, aussi bien que les Mossorongos, dans les derniers siècles de la traite, avait fait des Portugais des personnages détestables dans la région du fleuve Congo et de Soyo1007. Par conséquent, le projet de domination du port de Cabinda ainsi que celui d’un accès privilégié au commerce du fleuve Congo, devaient compter avec l’ancien et toujours présent projet d’alliance avec le roi du Kongo1008.

En ce sens, avoir dom Garcia au pouvoir était un avantage pour ces projets portugais. Ce roi ne cessait de demander la réception de missionnaires. Il en obtint un (Luigi Maria d’Asisi) pour une très courte période et continuait de demander de nouveaux religieux. Comme nous l’avons vu plus haut, la stratégie parallèle et plus ambitieuse de Garcia était d’envoyer un fils et un neveu à Luanda pour qu’ils soient éduqués et ordonnés prêtres, promouvant une autonomisation du Kongo qui souffrait de sa dépendance au Portugal pour l’envoi des religieux. De plus, encore une fois, comme cela était le cas depuis 1780 (avec une interruption pendant les gouvernements anti-Portugais des années 1790), le Portugal offrit le support matériel au roi du Kongo, mais demanda en retour un accord commercial.

1004 Slave voyages https://www.slavevoyages.org (dernière consultation le 14/10/2019), chiffres pour les ports , Congo north et le fleuve Zaïre entre 1801 et 1810. 1005 AHU, CU, Angola, cx. 139, doc. 8 et 21, 23- 24 et 33. 1006 AHU, CU, Cartas de Angola, cod. 546, fl. 119v et 128 ; AHU, CU, Angola, cx. 125, doc. 52 ; cx. 127, doc. 35. 1007 Voir le chapitre III. 1008 AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 542, fl. 131-132 ; ANA, Cod. 240, fl. 128. 401

En 1819, dans une lettre au roi du Kongo, le gouverneur de l’Angola proposa de sceller un accord commercial entre Luanda et Mbanza Kongo pour le commerce d’esclaves aux berges du fleuve Congo. Le gouverneur demanda au roi du Kongo d’établir un prix fixe des esclaves et quelles seraient les marchandises souhaitées comme paye, ainsi que d’indiquer le lieu et les jours les plus propices à l’établissement d’un marché fixe. Dans les mots du gouverneur : « nous ne pouvons pas établir ce commerce sans la concession et l’appui de votre majesté ».

Nous voulons promouvoir dès que possible le commerce direct du royaume du Congo avec cette Capitale [Luanda] et nous jugeons que le fleuve Zaïre est l’endroit le plus approprié pour l’échange d’esclaves et des marchandises, de poudre, d’eau-de- vie et d’autres types de consommation des vassaux de Votre Majesté. Nous ne pouvons pas effectuer ce commerce sans la concession et le soutien de Votre Majesté, prenant les mesures et les ordres sages qui sont les plus convenables. Que VM me fasse savoir à quel prix [ils vendront les esclaves], quelles marchandises, eau-de-vie, poudre, armes et tous les autres objets de consommation pour l’achat d’esclaves, tout comme leurs quantités. Pour qu’ainsi nous puissions établir les jours les plus adéquats pour faire le commerce qui doit s’ordonner en une utilité réciproque pour les vassaux des deux couronnes. VM proposez- donc, en même temps, quel serait le lieu que vous jugez le plus approprié pour installer une foire1009.

Il nous semble surprenant que les gouverneurs successifs de l’Angola et les ministres de l’Outre-mer continuaient de croire le roi du Kongo capable de contrôler le commerce d’esclaves sur son territoire. Certes, il avait une influence importante et était associé aux institutions et diasporas commerçantes qui géraient ce commerce, mais le croire capable d’établir les prix et de déterminer le lieu et les jours du marché d’esclaves était certainement une exagération du pouvoir du mani Kongo de la part du gouvernement portugais1010.

1009 « Querendo o promover quanto for possível o comércio direto do reino do Congo com esta Capital, julgando ser o rio Zaire o lugar mais próprio para a troca de escravos e fazenda, pólvora, aguardentes e mais gêneros de consumo dos vassalos de VM, não podendo efetuar-se este comércio sem a concessão e auxílio de VM providenciando e dando a julgadas sabias ordens que forem mais convenientes assim proposto para os Gumbucas dos escravos se aquele rio há primeiro de conveniência par aos part. Hab. Deste reino que VM me faça saber a que preço se receberei fazenda e aguardente, pólvora, armas e todos os mais objetos do consumo para a compra de escravos, bem como apareça destes segundo as suas quantidades para que assim se possam ....dias mais adequados de ...para fazer o comércio que deve ordenar-se em recíproca utilidade aos vassalos de ambas às coroas, disso e ando-me VM ao mesmo passo qual seja o custo e lugar que julga mais próprio para este [ilisible]....no sítio que ficaria uma feira : ANA, Cod. 240, fl. 128. 1010 Voir le chapitre I. 402

Nous n’avons pas accès à la réponse de Garcia à cette lettre ; nous ignorons même s’il y répondit. Nous savons cependant que rien de cette nature ne fut mis en place dans les années suivantes, notamment parce que le Portugal allait souffrir d’un évènement qui bouleverserait son empire dans sa quasi-totalité : l’indépendance du Brésil. Cet événement paralysa tout projet d’expansion et obligeait le gouverneur de l’Angola et la couronne portugaise à consacrer tous leurs efforts pour maintenir l’ordre interne des territoires déjà possédés. Ainsi, les Portugais resteraient limités à Cabinda, et, en plus, sans pouvoir contrôler le port, comme souhaité1011.

Ce n’est que vers 1840, avec une importante traite illégale, que les Brésiliens, déjà autonomes par rapport au Portugal, allaient avoir une forte activité sur le fleuve Congo et que la traite allait connaître un nouveau boom. Les règles qui régissaient le commerce favorisaient certains trafiquants aux dépends d’autres. Si le stade des spéculations commerciales était néfaste pour Luanda et Lisbonne, elles pouvaient être plus rentables pour des secteurs brésiliens ainsi qu’à d’autre jusqu’à la moins favorisé par le commerce de l’Angola. A Cabinda et au fleuve Congo, ces trafiquants étaient dispensés de la douane de Luanda, ce qui permettait différentes formes de contrebande ou d’évasion fiscale. Même dans la légalité, les brasilicos payaient moins d’impôts à leurs douanes natives de l’autre côté de l’Atlantique1012.

De plus, d’autres secteurs luso-africains d’Angola furent défavorisés par une montée en puissance économique des trafiquants de Rio de Janeiro. Ces brasilicos s’enrichirent à partir de 1808, grâce à l’accès aux tissus et même aux crédits britanniques, notamment à Rio après l’ouverture des ports. Ces secteurs luso-africains qui n’étaient pas directement associés aux compagnies de Rio (qui avaient leurs hommes à Luanda et à Benguela) furent pénalisés en termes de pouvoir d’achat. Ainsi, plusieurs pombeiros achetèrent des navires négriers aux nations qui se retiraient de la traite et se lancèrent dans la contrebande à Cabinda ou sur le fleuve Congo, trafiquant pour la Caraïbe (notamment Cuba) et d’autres ports espagnols et nord-américains ouverts aux nations alliées1013.

Cette croissance de la contrebande dans l’empire portugais affecta aussi le port d’Ambiz, qui, au cours des décennies précédentes, avait été un important port britannique et français. Nous avons beaucoup discuté des conséquences politiques, économiques et

1011 AHU, DGU, Angola, cx. 588, doc. 176. 1012 P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 138-158. 1013 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 505-512. 403 militaires de cette traite sur le fleuve Loge dans la région au sud du Kongo, qui s’étendait du marquisat de Mossul au royaume de Njinga, en passant par Mbamba et de nombreux chef ndembu1014. Or, après le retrait des Britanniques et des Français d’Ambriz après 1815, ce port fut commercialement dominé par les Portugais (et les Brésiliens), avec une maigre participation espagnole et, plus tard, dans les années 1830, une importante présence de trafiquants des États-Unis1015.

Bien évidemment, les traites britannique et française furent rapidement récupérées par les Portugais dans le port d’Ambriz. Mais, comme à Cabinda, au lieu d’atteindre le contrôle visé sur le commerce et l’enrichissement de la conquista et de la couronne portugaise qui en découlait, c’est la contrebande exercée par des agents de l’empire portugais qui s’en empara1016.

Paradoxalement, l’abolition de la traite britannique et sa répression ne mit pas fin au flux de produits britanniques pour alimenter les réseaux esclavagistes du Kongo et d’Angola. Bien au contraire, l’ouverture des ports du Brésil, de l’Amérique, de Cuba et des États-Unis généralisa les produits de cette nation (notamment textiles)1017. Rio de Janeiro (qui était devenu la cour de l’empire portugais et puis de l’empire du Brésil) devint le principal port de l’empire portugais, mais aussi le plus important port d’entrée de produits britanniques et d’esclaves. Après l’ouverture des ports et l’abolition des traites britannique et française, les trafiquants basés à Rio (qui avait des hommes à Luanda et vice versa) commencèrent à acheter en grande quantité des produits britanniques de fabrication industrielle (le coton en tête), utilisant souvent un financement de ce même pays, et employèrent massivement ces produits dans la traite. Ces produits et ces crédits arrivaient aussi à Luanda, alimentant les secteurs esclavagistes angolais. Au lieu d’employer ces investissements dans la traite du port de Luanda sous les yeux de l’administration, il était préférable d’agir à Cabinda ou à Ambriz, où il y avait plus de liberté pour la contrebande et où les taxes étaient moins lourdes dans les ports d’arrivée. Par conséquent, même les réseaux luso-africains (qui n’avaient pas directement accès à

1014 Voir le chapitre V. 1015 slavevoyages.org (dernière consultation le 14/10/2019). 1016 Miller appelle ce phénomène « Luso-African Smuggling » : J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 517-526. 1017 J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 364‑366. 404 ces financements et produits britanniques) commencèrent à agir à l’intérieur pour desservir les ports de Cabinda et d’Ambriz1018.

Or, l’ensemble de ce processus est assez étonnant étant donné la perspective de l’empire portugais. Après un siècle de disputes commerciales perdues contre les Britanniques et les Français dans ces points stratégiques de Cabinda et d’Ambriz, le Portugal vit ses rivaux se retirer de la traite. Cependant, ces concurrents étrangers furent remplacés par des agents du propre empire portugais : les brasilicos – qui, après 1822, n’appartiendraient plus à l’empire – et les pombeiros. Ces « contrebandiers » (aux yeux de Luanda) venaient avec un grand nombre de marchandises britanniques et de produits tropicaux de la traite (tabac, geribita, etc.) pour acheter des esclaves à l’abri des regards de la douane portugaise.

Dans ce sens, le cas d’Ambriz est particulier. Dans les années 1790, le Portugal y avait mené une violente guerre pour mettre un terme à la pénétration de marchandises britanniques et françaises et substituer les réseaux africains contrôlés par le Mossul et Namboangongo par ses agents pombeiros. Dans les premières décennies du XIXe siècle, ce sont ces mêmes agents luso-africains (ou les Brésiliens) qui passèrent à absorber le commerce de Luanda. En bref, l’empire portugais et le gouvernement de l’Angola se trouvaient dans une situation semblable à la précédente qui les mettait en concurrence avec des étrangers, mais cette fois-ci les « étrangers » faisaient partie, ou étaient issus du démembrement de l’Empire. En outre, le Portugal avait le désavantage supplémentaire d’être surveillé par les Britanniques, ce qui menaçait plus encore sa maigre traite « légale ». Enfin, après l’indépendance du Brésil en 1822, les trafiquants de l’empire du Brésil devinrent officiellement autonomes, ce qui renforça leur domination sur la traite et la décentralisation économique du Portugal dans leur propre empire.

L’empire du Brésil n’envisageait toutefois pas de mettre rapidement fin au commerce transatlantique d’esclaves. Les trente dernières années de traite légale brésilienne (entre 1815 et 1850), plus de 2,5 millions d’Africains furent amenés au Brésil en tant qu’esclaves, dont 400000 venus de la côte orientale de l’Afrique (Mozambique et Zanzibar), qui n’était pas touchée par la répression britannique1019. Ainsi, alors que la traite devait en théorie se terminer (pour certains acteurs internationaux), elle arrivait à

1018 Documents qui offrent un panorama général de la traite de Cabinda à Ambriz : AHU, CU, Angola, cx. 103., doc. 40 ; cx. 127, doc. 35 ; cx. 135, doc. 75 ; cx. 139, doc. 50 et 58 ; cx. 159, doc. 1. 1019 Slavevoyages.org (dernière consultation janvier/2020) 405 son apogée dans l’Atlantique. Le gouvernement portugais de Luanda, à peine libéré des étrangers qui avaient étouffé leur traite dans les ports de Loango et d’Ambriz, devait alors faire face, à partir de 1822, aux Brésiliens1020.

Les États-Unis furent également un acteur de premier ordre dans la traite au Kongo et en Angola au XIXe siècle. Après le Brésil, les États-Unis devinrent le nouveau centre de l’esclavage « industriel » 1021. Aussi, la traite illégale priorisa, à l’inverse des décennies précédentes, un équilibre de genre dans les esclaves trafiqués. La fin de la traite – et non de l’esclavage – étant désormais une réalité envisageable, l’idée des planteurs était de faire en sorte que la main-d’œuvre se reproduise localement1022.

Pour sa part, le Kongo ne voyait pas encore de grandes transformations économiques, car la traite se poursuivait et les produits britanniques continuaient de pénétrer, désormais par le biais des Brésiliens et des Luso-africains. Durant le processus turbulent d’indépendance du Brésil à partir de 1822, l’empire portugais ne constituait plus un grand risque pour l’autonomie du Kongo et des chefs voisins, les institutions de Lisbonne et de Luanda se trouvant « en panne » pendant une quinzaine d’années1023. Ce n’est qu’après 1840, avec un nouveau projet colonial et l’abolition officielle de la traite portugaise, que le Kongo se confronta une fois de plus au projet colonial portugais, qui constituait une menace d’une nouvelle nature pour la stabilité politique et la souveraineté du pays, comme nous allons le voir dans le prochain et dernier chapitre de cette thèse.

1020 Plusieurs sources rendent compte de cette présence brésilienne : AHU, CU, Angola, cx. 148, doc. 110 ; cx. 148, doc. 27 ; cx. 151, doc. 84. 1021 Dale W. TOMICH, Through the Prism of Slavery: Labor, Capital, and World Economy (World Social Change), Rowman & Littlefield, coll. « World Social Change », 2004, p. 56-71. 1022 Avec la diminution de la traite dans l’Atlantique nord, les États-Unis profitèrent d’un avantage considérable du point de vue de la démographie esclavagiste. En comparaison au Brésil et à la Caraïbe, la traite pour les anciennes colonies britanniques était numériquement plus faible. Quand les colonies du nord abolirent l’esclavage, ces esclaves furent vendus aux colonies du sud pour satisfaire le besoin de force de travail des planteurs de coton. Nous nous trouvons ainsi face à une situation paradoxale, où les progressistes abolitionistes des États du nord des États-Unis (comme Thomas Jefferson) défendaient la fin de la traite et même l’abolition locale de l’esclavage dans leurs États, tout en faisant des profits considérables en vendant leurs esclaves aux États du sud. Vers 1820, les États du nord des États-Unis (New York, Washington, Baltimore) vendirent ainsi plus d’un million d’esclaves à la vallée du Mississipi. Martha S. JONES, « Marin et citoyen : être noir et libre à bord des navires états-uniens avant la Guerre civile », Le Mouvement Social, n° 252-3, 7 octobre 2015, p. 93‑112. 1023 Sur cet état de « panne » de la colonie portugaise : AHU, CU, Angola, cx. 145, doc. 54 ; cx. 146, doc. 32 ; cx. 146, doc. 39 et 40 ; cx. 147, doc. 29 ; cx. 148, doc.110 ; cx. 148, doc. 27 ; cx. 148, doc. 42.

406

7.4. La question de la formation du prélat africain et le virage de la politique missionnaire pour le Kongo

Tel que précisé plus haut, le roi Garcia V fut l’un des rois du Kongo qui échangea le plus de correspondances avec le Portugal. Si le contenu de ses lettres est riche et varié, un sujet émerge comme étant le plus important : la demande pressante d’envoi de prêtres catholiques. Dans l’une de ses demandes les plus éloquentes, le mani Kongo écrivait au roi du Portugal :

Mon frère, vous êtes roi comme moi, mais plus heureux [que moi] pour avoir de nombreux sacerdotes. Si j’ai envie de quelque chose que vous avez, ce n’est pas de votre or, mais de vos ministres ecclésiastiques. Envoyez-m’en quelques-uns ou plusieurs pour mon royaume, car même s’ils étaient mille, ils seraient tous occupés ; et la sainte foi fleurirait [au Kongo] encore plus qu’à Rome1024.

Cependant, Garcia dut attendre treize ans avant de recevoir la visite d’un prêtre, le missionnaire qui réalisa son couronnement catholique en 1814. Cependant, le père Luigi resta moins d’un an en territoire kongo avant de rentrer à Luanda. Un deuxième missionnaire se rendit à Mbanza Kongo en 1819 pour y rester également moins d’un an. Ainsi, même si Garcia était très lié au catholicisme, habile en diplomatie et auto-proclamé proche des Portugais, pendant son règne, les missions connurent une diminution très importante. Cette crise des missions pour le Kongo au début du XIXe siècle est le fait de plusieurs facteurs, politiques d’un côté et liés à la mission de l’autre. De ce fait, pour l’évêque et le gouverneur, compter de nouveau avec les Capucins se présentait comme une option à la fois comme moins risquée et moins chère.

Toutefois, en dépit de cette nouvelle ouverture aux missionnaires de la Propaganda, la couronne portugaise rencontrait à cette période d’importantes difficultés pour recevoir ces prêtres en Angola. D’abord, les guerres en Europe déstabilisaient complètement les rapports politiques entre les États. Napoléon avait occupé et dominé une grande partie de l’Europe occidentale, y compris Rome. Le pape était en effet assiégé

1024 « …meu irmão, rei como eu, mais feliz q. tem muitos sacerdotes. Eu invejo-vos, não o vosso ouro, mas os vossos Ministros eclesiásticos, mandai alguns, e muito neste Reino, que ainda que fossem mil, todos seriam ocupados e Santa fé reflorescia muito mais que em Roma mesma » : AHU, CU, cx. 130, doc. 113. 407

; des sources de l’époque disent même que le pontife suprême était « prisonnier de Bonaparte » 1025. En plus, les ordres religieux furent interdits et chassés par l’empereur français. Par ailleurs, Lisbonne n’était plus la cour de l’empire portugais depuis 1808, ce qui retira de la ville plusieurs institutions et structures nécessaires à l’accueil et au transport des Capucins. À cette période, le transfert le plus courant des missionnaires se faisait entre Luanda et les couvents de Rio, du Pernambouc ou de Bahia. Or, ces villes coloniales brésiliennes offrant alors de meilleures conditions et se montrant plus sûres pour les missionnaires, nombre d’entre eux préféraient ne pas les quitter pour l’Angola.

Par ailleurs, concernant le Kongo, les missions qui favorisaient les secteurs les plus catholiques de l’aristocratie, furent sabotées lors des dernières décennies par les chefs du sud, notamment les Kimpanzu à Mbamba1026. Cette insécurité sur les routes, provoquée par les conflits politiques internes, rendaient la mission très risquée aux yeux des prêtes. L’évènement le plus traumatique fut l’attaque, en 1793 à Mbamba, de trois missionnaires capucins destinés au Kongo. L’un des missionnaires mourut peu après et un autre resta à un stade permanent de « démence »1027. Un deuxième capucin envoyé en 1804 eut tous ses bagages volés sur le chemin et dut aussi revenir1028. Ces événements générèrent une grande réticence chez les préfets du couvent des Capucins de Luanda à l’envoi de missionnaires. Même avec l’insistance du roi Garcia V, les préfets Luigi d’Asisi et Zenobi da Firenze, très peu desservis en missionnaires dans leur couvent de Luanda, préférèrent se tourner vers la mission voisine du Bengo, évitant ainsi de s’aventurer dans des missions au Kongo1029.

La grande contradiction de cette volonté d’autonomisation d’une partie de l’élite kongo résidait dans sa dépendance aux institutions ecclésiastiques de Luanda. Les difficultés dans l’éducation des deux princes, Afonso et Pedro, envoyés par Garcia V étaient dues à l’absence de structure institutionnelle pour encadrer les jeunes étudiants. Ils étaient sous la responsabilité des missionnaires, d’abord des Capucins puis sous celle

1025 G. SACCARDO, Congo e Angola..., op. cit., p. 479‑482. 1026 Voir le chapitre V. 1027 ANA, códice 87 A-19-1, 22-23. 1028ANA, Cod. 88, A-19-2, 144v. 1029 Même la littérature propagandiste des Capucins reconnaît le refus de ce préfet de faire face aux périls de la mission, ce qui, au vu de l’historique des Capucins au Kongo, était effectivement source de honte (Graziano SACCARDO, Congo e Angola : con la storia dell’antica missione dei cappuccini…op. cit., p. 472-474 ; Louis Jadin, L’ancien Congo d’après les archives de Luanda, op. cit., p. 32). 408 des Carmes, dans les couvents de Luanda qui ne disposaient pas de structures formatrices spécialisées pour contenir les jeunes esprits libres de ces étudiants.

Du côté de la Propaganda, il y eut aussi des projets importants en vue d’une autonomisation. L’un des plans les plus ambitieux était celui de construire une préfecture autonome avec un séminaire à la cour-même du Kongo. À la différence de l’expérience des Capucins au cours des derniers siècles, ce couvent n’était pas réservé aux seuls missionnaires ordonnés. Les Capucins perdant alors de l’espace, l’idée de Rome était de fonder une nouvelle société religieuse pour le Kongo, qui aurait été composée d’un mélange de réguliers et de leigos (religieux, membres de l’Eglise, mais non-ordonnés à la période appelés « laïcs »). Selon les calculs de la Propaganda Fide, un nombre fixe de 18 pères assistés de « laïcs » devait être suffisant pour maintenir l’enseignement sur les terres du mani Kongo. La volonté de Rome était de pouvoir former un prélat natif au Kongo, s’autonomisant elle aussi du Portugal1030.

Dès lors, le préfet Zenobi da Firenzi fut consulté par Rome sur ce projet en raison des connaissances qu’il était le seul à posséder sur le Kongo à cette période. Le Capucin avança que, selon lui, il était hors de question de compter sur un financement du roi du Kongo, car, durant la période décentralisée, les moyens de la royauté étaient maigres. De plus, le rapport économique se faisait plutôt dans le sens inverse, c’est-à-dire que le roi utilisait les missionnaires pour recevoir des paiements1031.

De ce fait, la question de l’autonomie économique de la mission était au cœur des débats sur la possibilité de mettre en œuvre un tel projet. Pour le préfet, il serait très difficile d’avoir accès à des produits locaux pour l’alimentation : eau, farine de manioc, poules, huile de palme (qu’il disait très nocif pour les Européens), huile de cacahuète, etc.1032 La Propaganda constata ainsi une inévitable dépendance envers Luanda pour nourrir et approvisionner un futur séminaire au Kongo. Vu l’impasse, le missionnaire

1030 AHU, CU, cx. 116, doc 61; AFP, SC Africa, Angola, Congo, Sénégal, vol. 6, fl. 262 ; ASV, ARCH. NUNZ. LISBONA, 84 (1), FL. 17, n. 211 (2) 1031« Il Re de del Congo è poverissimo, e ignudo come li altri. I suoi sudditi l’obbediscono, quand vogliano, e quando la forza l’obbliga a pagare i tributi. Questa forza consiste ne suoi schiavi se ne ha molti, è piu forte, se pochi è meno forte. Dunque un Re di tal carattere non può fare spesa alcuna per far venire Missionari, ne per provvederli, e conservarli, Chi dunque li farà? » AFP, SC Africa, Angola, Congo, Sénégal, vol. 6, fl. 262-265. 1032 « Acqua, farina di mandioca, galline, olio di palma per condire, che fa molto mali agli Europei, Olio di amendoim de queste cose le avvanno con poca spesa. Ma il resti, di cui un Eoropeu ha bisogno per vivere, e vestirsi, mantenere un seminario, per avere la materia del sagrificio è necessario farlo venire d’Angola, perche nel Congo nulla ni è di queste cose » : AFP, AFP, SC Africa, Angola, Congo, Sénégal, vol. 6, fl. 262-265. 409 capucin fit une recommandation très controversée pour rendre l’entreprise économiquement viable de ce point de vue, celle de faire la traite des esclaves entre Mbanza Kongo et Luanda pour financer le séminaire1033.

Cette proposition fut bien évidement fortement rejetée par la Propaganda Fide qui, en pleine période abolitioniste, ne pouvait (plus) s’associer ouvertement au commerce d’esclaves, même si l’emploi des missionnaires de cet ordre à cet effet n’était pas une pratique inhabituelle1034.

En plus des difficultés économiques et logistiques, le préfet voyait la fragilité des Européens face aux maladies tropicales et au climat comme un empêchement important. En outre, le chef capucin à Luanda avait des doutes quant à la pertinence stratégique, mais aussi religieuse, d’ordonner des prêtres mussi-Kongo, et ce pour des raisons proto- racistes, à savoir la supposée « incapacité des Noirs » et leur tout aussi supposée « propension naturelle à l ’immoralité » et à la « paresse ». Cela met ainsi en lumière un virage dans l’idée religieuse de propagation d’une foi plus universaliste (comme c’était le cas jusqu’au XVIIIe siècle) au profit d’un discours d’infériorisation biologique des Africains provenant de la mission civilisatrice et colonisatrice des Européens1035.

Pourtant, malgré ces multiples réserves, en 1817, la Propaganda Fide envoya son internonce à un entretien avec le ministre portugais des Affaires Étrangères à Lisbonne. Le nonce de Rio de Janeiro fut, quant à lui, chargé de convaincre les membres de la cour à Rio. La proposition de Rome était que l’empire portugais pût laisser Luanda et Benguela à la charge des Capucins ; tandis que le Loango et le Kongo resteraient à la charge de la nouvelle société missionnaire qui allait être créée. Cette proposition fut expressément rejetée par la couronne portugaise qui avait ses propres projets - qui n’incluait ni les Capucins ni la Propaganda – à ce sujet et ne voulait pas que des forces étrangères s’interposent dans les rapports entre le Portugal et le Kongo1036.

1033 « Fara poi necessatio, che questi buoini eclesiastici posti nel Congo per rimediare ai loro bisogni comprino con quel denaro degli schiavi, ch’è la mercanzia del Paese, li mandine a vendere in Angola, e col profotto di queste venite farvenire quelo, ch’è loro necessario » : AFP, SC Africa, Angola, Congo, Sénégal, vol. 6, fl. 262-265. 1034 G. SACCARDO, Congo e Angola..., op. cit., p. 593-597. 1035 « I naturali del paese, che sono di color nero, no hanno capacita di apprendere come li Europei. […] La pigrizia , l’abriachezza, e l’impirità sono sizi dominanti in quel paese. Sto reduto diversi sacerdoti di questo colore miserabili in questi punti fino solto gli occhi del Vescovo, e alcuni bene intruiti » : AFP, AFP, AFP, SC Africa, Angola, Congo, Sénégal, vol. 6, fl. 262-265. 1036 Louis Jadin, L’ancien Congo d’après les archives de Luanda, op. cit., p. 42. 410

Le projet portugais était de former plus de prêtres africains destinés à tout le territoire de l’Angola, et non seulement au Kongo, profitant bien évidement de la ville de Luanda. Durant la décennie précédente, quelques initiatives ponctuelles avaient été mises en œuvre par les missionnaires pour former un clergé africain 1037. Concernant le Kongo, tel était notamment le cas du transport de mulekes pour Luanda, le Brésil, Lisbonne ou même l’Italie afin de les former en tant que religieux1038. Les résultats de ces actions ponctuelles sont malheureusement inconnus.

L’un des cas les plus parlants est celui d’un jeune du nom de João de Deus, muleke au Kongo pendant la période de permanence de Rafael de Vide. Quand le père Raphael quitta le Kongo en 1788 pour rentrer au Portugal, il amena le jeune João pour l’instruire à la cour portugaise. Le jeune reçut un enseignement en grammaire latine et catéchisme dans un séminaire de la rua de São Bento à Lisbonne. Son éducation et sa vie quotidienne furent prises en charge par la couronne portugaise, outre les 6000 contos de réis de rémunération mensuelle. Après plus d’un an d’études au Portugal, en 1800, João de Deus demanda au ministre de l’Outre-mer de rentrer au Kongo. Il fut alors renvoyé et ses bagages préparés pour son retour1039. Nous n’avons malheureusement pas d’autres informations sur la suite du parcours de ce personnage intéressant. Il est cependant possible que le roi Garcia V, quand il prit possession du trône, ait eu à sa disposition ce prêtre local instruit à Lisbonne et ordonné à Luanda. Cela pourrait d’ailleurs être un facteur qui le poussa à envoyer son fils et son neveu, trois ans après le retour de João de Deus, suivre le même chemin.

Au-delà de ces initiatives ponctuelles, le gouvernement de l’Angola et la couronne portugaise avaient montré leur intérêt de prendre en charge l’éducation des jeunes dans la ville de Luanda. Leur intention était celle de transformer des couvents des ordres religieux en écoles ou en séminaire sous l’autorité de l’évêque : projet qui circulait au sein de l’administration portugaise depuis Pombal1040. Ces institutions étaient pensées non seulement pour fournir un prélat, toujours manquant en Angola, y compris dans la ville de Luanda, mais aussi pour être destinées aux jeunes Africains issus de potentats vassaux. À cet effet, un administrateur portugais avançait déjà en 1784 que :

1037 AHU, CU, cx. 75, doc. 73; ANA, Códice 240 C-8-3, fl. 179v 1038 AHU, CU, Angola, cx. 93ª, doc 28 (mal placé avec la cx. 180, doc 28) 1039 AHU, CU, Angola, cx. 93A, doc. 28; AHU, CU, Ordens e avisos para Angola, cod. 550, fl. 149. 1040 AHU, CU, Angola, cx. 68, doc. 64, 68. 411

L’érection de séminaires partout est nécessaire pour donner aux jeunes une éducation digne de l’État clérical. De plus, il est nécessaire [d’avoir des écoles] dans cette colonie en tant que seul moyen de civiliser les noirs vassaux de Votre Majesté et ceux du royaume du Congo, et autres potentats plus petits, voisins de l’État, de sorte que soient propagés non seulement notre caractère civilisé, mais aussi nos principes…1041.

En ce sens, en 1813, la reine et le prince régent du Portugal donnèrent de nouveaux ordres pour que le gouverneur de l’Angola bâtisse un séminaire dans la cathédrale (Sé) de Luanda, ce qui ne commença à être mis en œuvre qu’en 18181042. En outre, le manque de moyens et la sévère crise des années à venir ralentirent l’exécution de la formation d’un prélat africain et plus généralement l’éducation des jeunes des élites locales. Ce ne fut que dans les années 1830 que ce plan se concrétisa1043.

Ainsi, la question de la formation et de l’envoi de missionnaire était au cœur des enjeux politiques entre ces acteurs concurrents dans le nouveau contexte du XIXe siècle. Les pouvoirs autour desquels les missions du Kongo avaient été organisées – la couronne du Kongo, le gouvernement de Luanda et la Propaganda Fide – voulaient s’autonomiser les uns par rapport aux autres1044.

Le plan visionnaire du roi du Kongo de faire ordonner son fils et son neveu n’échoua pas totalement. Dom Pedro resta à Mbanza Kongo jusqu’en 1818, quand il revint à Luanda pour poursuivre son éducation ecclésiastique. Il passa quatre ans entre les Capucins et l’orientation directe de l’évêque, avec lequel il avait des rendez-vous quotidiens pour étudier la théologie, la morale et la philosophie. En 1822, il fut transféré au couvent des Carmes, où le père supérieur avait été nommé « professeur de théologie morale pour le clergé indigène ». Pedro fut finalement ordonné prêtre à Luanda, devenant ainsi le premier prince kongo ordonné après trois siècles. Il fut rattaché comme chapelin à la Sé de Luanda avant d’être autorisé à célébrer des messes1045.

1041 « A ereção de seminários em toda a parte necessária para dar à mocidade sua educação digna do estado clerical. Ainda a necessária nequela colônia como o único meio de civilizar os Pretos vassalos de Vsa. Magestad, os do reino do Congo, e outros menores potentados vizinhos do Estado, de sorte que não só a é se propague, mas a civilidade dos nossos príncipios [..] » : AHU, Angola, cx. 69, doc. 71. 1042 AHU, Angola, cx. 135, doc. 20 et 21. 1043AHU, DGU, cx. 630, n. 289- GG. 1044 AGC, Fichier H34 Congus Angola , docs. 9 et 12 (1854), doc. 16 (1855), doc. 18-19 (1853) doc. 20 et 24 (1865) ; doc. 26 (1865), docs 27-28 (1865), docs. 28-31 (1865). 1045 Louis Jadin, L’ancien Congo d’après les archives de Luanda, op. cit., p. 62-63. 412

Le roi du Kongo, agacé de voir ses demandes de missionnaires insatisfaites, exigea le retour de son fils. Pedro fut alors ordonné missionnaire en 1826 et reçut le nom de Pedro de São Salvador. Une fois de retour au Kongo, celui-ci commença à travailler comme missionnaire1046.

Traditionnellement, le cadre politique et chrétien kongo comptait sur deux personnages complémentaires : le missionnaire et le maître de l’Église. Les missionnaires étaient toujours d’origine étrangère et les maîtres de l’Église étaient des membres de l’élite politique locale. Malgré le rôle central de des maîtres en tant que médiateurs, les prêtres ordonnés étaient toujours requis pour assurer les rituels politiques plus élaborés. Garcia réussit ainsi à faire de son fils un missionnaire ordonné, ce qui conférait une autonomie considérable à la royauté. Cette réussite politique suivait – selon ses propres mots – « les pas du roi défunt Dom Afonso I »1047.

Malheureusement pour lui, le roi ne profita de son projet visionnaire que peu de temps ; il mourut en 1830. Bernardo da Burgio fut alors envoyé au Kongo pour s’occuper des obsèques du monarque et pour couronner le nouvel élu. Pour la Propaganda et l’évêché, ce voyage était important car il allait leur permettre de se renseigner sur la situation du prince Pedro de São Salvador qui, selon certains échos, avait une conduite douteuse1048.

Le père Bernardo passa quelques mois au Kongo et couronna le successeur de Garcia V, son fils André II. Cette élection fut cependant contestée. Plusieurs évènements violents suivirent le couronnement (que nous aborderons dans le prochain chapitre). Ces faits obligèrent le missionnaire à partir. Pedro de São Salvador est resté à Mbanza Kongo au côté de son « frère », le roi, pour « assurer l’administration des sacrements ». Mais les confrontations s’accélérèrent et une guerre civile éclata (nous y reviendrons également dans le prochain chapitre) obligeant le prince missionnaire du Kongo à fuir le pays avec plusieurs membres de sa famille.

Pedro de São Salvador fut ensuite délégué par l’évêque pour assurer la mission du Golungo. Il disparaît des sources pendant plusieurs années, quand (en 1846) Pedro fut arrêté avec ses compagnons, accusés d’avoir volé des objets en argent de l’Église. Le jeune missionnaire kongo fut emprisonné à la forteresse de Saint Miguel à Luanda, mais

1046 Ibid. 1047 AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22. 1048 AFP, SC Africa, Angola, Congo, Sénégal, vol. 6, fl. 439-440. 413 il fut rapidement relâché par manque de preuves. Malgré ces troubles, le père Pedro recommença à travailler en tant que chapelin de l’église des Remédios, importante église luandaise, au moins jusqu’en 18491049.

Si le cas de Pedro de São Salvador était exceptionnel au Kongo, il n’était pas pour autant unique. Suite à la révolution libérale de 1820, quand le Portugal interdit finalement les ordres religieux, (selon Jadin) 23 prêtres africains se trouvaient actifs en Angola. Parmi ces religieux, dix avaient été ordonnés à Luanda et les treize autres au Brésil1050.

Nous voyons ainsi se dessiner une nouvelle politique missionnaire et une nouvelle stratégie de domination des Portugais, par l’éducation des membres des élites des potentats africains voisins, élaboraient petit à petit une nouvelle politique missionnaire.

En plus, après des années de forte pression britannique, la traite des esclaves fut finalement abolie dans l’empire portugais par un décret de Sá da Bandeira en 1836. Ainsi, du point de vue de l’empire portugais, après l’indépendance du Brésil en 1822 et l’interdiction de la traite en 1836, il fallait trouver un nouveau rôle pour l’Angola et, de façon sous-jacente, pour le Kongo. Ce dernier devait faire face à un défi considérable sa souveraineté était de plus en plus menacée, ce qui donnera lieu à de multiples transformations, négociations et conflits.

Nous allons étudier cette période allant de 1830 à 1860 dans le prochain chapitre à partir d’une histoire de vie, celle d’un autre jeune prince kongo : Nicolau Água Rosada. Ce personnage a une histoire de vie exceptionnelle qui traduit son époque et annonce une nouvelle ère pour le Kongo et pour le monde.

1049 Louis Jadin, L’ancien Congo d’après les archives de Luanda, op. cit., p. 53-64. 1050 Louis Jadin, L’ancien Congo d’après les archives de Luanda, op. cit., p. 53. 414

415

Chapitre 8

Nicolau Água Rosada : un homme entre deux temps. Les transitions de 1830-1860 à travers le parcours du jeune prince kongo

416

« L’Angola portugaise 1845-1848 » René PELISSIER, Les Guerres Grises: Resistance et Révoltes en Angola, Orgeval, France, Pelissier, 1977, p. 63.

8.1. Enfance du prince Nicolau : une période d’intenses bouleversements (1830-1845)

Vers 1830, naquit Nicolau Água Rosada. Son père était un éminant aristocrate du nom chrétien de dom Henrique. Il portait un surnom kikongo nommant son pouvoir aristocratique : Fu Kia Ngo, soit « mœurs de léopard » 1051.

Selon le récit recueilli et traduit dans les années 1920 par Cuvelier dans la région de Boma, Henrique Fu Kia Ngo, était un brave entrepreneur, fondateur de plusieurs mbanzas dans la région, où il installa ses « frères » au rang de manis :

1051 J. CUVELIER, « Congo »..., op. cit., p. 205. 417

Un jour don Henriki Lunga Fu Kia Ngo fut accusé par un devin (nganga a ngombo) d’être sorcier. Son oncle lui dit : « vous, mon neveu, vous êtes un méchant homme, mais nous ne voulons pas vous tuer. Je vous donne trente fusils (trente hommes valides), va fonder votre propre village (mbanza). Don henriki Fu Kia Ngo quitta Nsongela et alla fonder Kapela. Après avoir établi ce village il laissa Peteno Ndanzi, son demi-frère, il alla à Nkonko, chez le frère de son père, ne WIlu. Il établit un autre hameau. Puis encore un autre à Tuku dia Ngulungu où habitait un autre frère. Successivement, il fonda les villages de Ntala, Bindimba, Yadi, Pembazi. Alors, il envoya des messagers à son oncle […] pour le faire dire : « Je suis devenu le chef d’un peuple nombreux qui habite dans les villages que j’ai fondées Mes sujets me sont très fidèles. Maintenant, je veux aller régner à Kongo1052.

La fondation des nouveaux villages, discuté dans le chapitre premier, explique aussi l’expansion des Água Rosada dans la région centrale du royaume pendant le long règne de dom Garcia. Nicolau venait de cette région. Son père, dom Henrique était issu d’une province proche de la cour, du nom de Madimba, située sur la rive droite du fleuve Mbridgi. Cette région avait pendant longtemps été gouvernée par les Kinlaza centraux (Kivuzi), héritiers de la reine dona Ana Mani Nlaza. Ces Kinlaza avaient souvent le nom de « Leão », alors que le nom « Água Rosada » était presque exclusivement réservé, du moins jusqu’en 1800, à la région de Kibangu. Cependant, pendant le règne de Garcia V Água Rosada, cette configuration connut un changement important. La progressive expansion des Água Rosada dans d’autres provinces, notamment sur les terres nlazas au centre du Kongo, généra une hybridation (probablement par l’arrivée d’hommes Água Rosada dans la kanda de la région), les membres de Kivuzi devenant eux aussi majoritairement des Água Rosada1053. La région de Madimba était très stratégique, de par sa proximité de la cour, et, par-là, très favorable lors de querelles politiques pour la royauté. C’était aussi un lieu commercialement stratégique, en raison des caravanes qui circulaient sur les rives du fleuve Mbridgi, connectant l’intérieur aux ports d’Ambrizette, de Kissembu et d’Ambriz. Elle était également proche des mines de cuivre du Bembe, ce qui était économiquement favorable à ces manis1054, parmi lesquels dom Henrique.

1052 Ibid., p. 205‑206. 1053 Jelmer VOS, « Império, Patronato e uma Revolta no Reino do Kongo », Cadernos de Estudos Africanos, 33, 7 décembre 2017, p. 157‑182. J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit., p. 343. J.K. THORNTON, « The Origins and Early History of the Kingdom of Kongo, c. 1350- 1550 »..., op. cit., p. 99‑101. 1054ANA, Avulsos, caixas 4952 et 4129 du Bembe; J. VOS, Kongo in the Age of Empire..., op. cit. 418

Si le mani Kongo Garcia V put consolider l’hégémonie des Água Rosada et répandre ce nom dans la région centrale, ces mêmes branches Água Rosada allaient se disputer le pouvoir après sa mort en 1830. Le favori (supposé) de Garcia V était son fils aîné, dom André. Ce prince avait été désigné par son père pour contrôler le port d’Ambriz, retirant des mains du Mossul et d’autres potentats de la région le privilège de demander des droits (« coutume ») sur le commerce. Ce plan était ancien et fit l’objet de plusieurs échanges de correspondances entre Garcia et Luanda, même en 1790 lorsque Garcia était encore prince de Kibangu1055.

Dom Garcia décéda cependant avant de voir son fils dom André revenir à Mbanza Kongo. Nous ne savons pas quelles furent les conséquences directes de la mission de dom André, mais la mort du roi fut probablement un frein à sa réussite. Quoi qu’il en soit, en tant que (prétendu) favori de son père, André avait un avantage pour le succéder. Pour autant, sa légitimité n’en était pas moins fortement contestée, en raison de sa prétendue origine douteuse, étant accusé (par son « oncle » Aleixo Água Rosada) d’être l’un parmi plusieurs enfants du roi avec des « demoiselles célibataires » (« com raparigas sorteiras »)1056. En dépit de toutes ces contestations, le prince fut tout de même élu par le conseil qui le nomma roi André II.

Le Capucin Bernardo da Burgio fut envoyé par le gouverneur de l’Angola aux obsèques du roi Garcia V et au couronnement de son successeur. Le Capucin fit toutefois face à plusieurs difficultés, car les objets royaux et de culte catholique nécessaires à l’enterrement avait été volés par les contestataires, ce qui retarda le rituel1057. Après quelques mois d’impasse, dans l’attente des objets envoyés par Luanda, le père Bernardino parvint finalement à réaliser les obsèques du roi. L’incertitude sur la capacité de dom André pour sécuriser la cour obligea Burgio à partir avant le couronnement catholique1058. La kanda de dom Henrique, et de son fils (encore bébé), Nicolau, était très probablement impliquée dans cette dispute, directement ou indirectement.

1055 Voir chapitre V ; Louis JADIN, « Le royaume du Kongo d’après les archives de Luanda ; Mission à l’Angola julliet- septembre 1955 (brouillon non publié gardé aux archives KADOK, BEA4006_FI031_1038) ». 1056 BA, 54/XIII/32 nº1 1057 G. SACCARDO, Congo e Angola..., op. cit., p. 506. 1058 Nous n’avons pas d’information précise, car le père Bernardo ne laissa pas de compte-rendu des faits. Les seules informations dont nous disposons viennent des archives administratives portugaises ASV, Arch. Nunz. Lisbona, 30 (1), FLS. 110-111V ; AFP, 413-418. 419

Nous n’avons presque aucune information politique interne au royaume du Kongo pendant la décennie de 1830 – période de la petite enfance de Nicolau. Aucun missionnaire ne se rendit au Kongo pendant ce règne s(nous reviendrons sur la question des missions plus loin dans ce chapitre), et nous n’avons pas d’indication sur dom André, ni dans les archives coloniales, ni dans les traditions orales (au-delà de son nom sur les listes royales). Nous savons simplement que, malgré la guerre civile, la kanda de dom André réussit à tenir la cour au moins jusqu’en 1836 et la royauté jusqu’en 18411059.

Il est aussi clair que, pendant le règne d’André, l’ancien projet de dom Garcia de dominer le port d’Ambriz continua grâce au frère du roi, dom Aleixo Água Rosada. La polémique autour d’Aleixo et de la conquête du port d’Ambriz est l’une des rares questions de cette période à être bien documentée. Le prince du Kongo cherchait à assumer un rôle semblable à celui du marquis de Mossul à la fin du XVIIIe siècle : commander une coalition avec des Ndembu pour le contrôle des chemins, menaçant directement les intérêts portugais qui allaient dans le même sens1060.

Après 1830, avec l’indépendance du Brésil et l’interdiction de la traite par le Portugal, Ambriz devint un port capital pour la traite illégale et la contrebande, notamment pour les Brésiliens et les luso-Africains (mais aussi pour certains corsaires français) qui remplacèrent les Britanniques. Ainsi, durant les premières décennies de la traite illégale, cette interdiction eut peu d’impact sur les réseaux esclavagistes internes et au port – toujours contrôlé par des manis locaux1061. Du côté portugais, le retrait des anciens rivaux – les Britannique et les Français – ne changea pas grand-chose, puisque les rivaux internes à l’empire prirent leur place (dans la traite illégale et/ou dans le commerce « légitime »), toujours sans payer de taxe à Luanda. De plus, les Britanniques, ainsi que d’autres nations, souhaitaient encourager l’exploitation des matières premières pour remplacer la traite esclavagiste1062. De ce fait, dans les années 1840, le port d’Ambriz était plus intéressant et lucratif que jamais pour les manis locaux et le roi du Kongo. D’un côté, l’illégalité du commerce d’esclaves et la clôture presque totale des

1059 L. JADIN, « Le royaume du Kongo d’après les archives de Luanda ; Mission à l’Angola julliet- septembre 1955 (brouillon non publié gardé aux archives KADOK, BEA4006_FI031_1038) »..., op. cit., p. 56. 1060 BA, 54/XIII/32 et 54-XI-5 nº43 ; AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 595 et 596, correspondências dos governadores de Angola, pasta 4b, n. 221. 1061 AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 585, sem pasta, n. 28 ; AHU, DGU, cx. 595 et 596, correspondências dos governadores de Angola, n. 10, ANA, 240 C-8-3, fls. 24-28. 1062 ANA, 240 C-8-3, fls. 16v-38 ; AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 593, pasta 4A, n. 593 ; Arquivos de Angola, 2ª série, vol XII, n. 47 à 50 420 ports au nord de l’équateur (où les Britanniques concentraient leurs efforts répressifs) firent augmenter le prix des esclaves1063. De l’autre, il y avait d’autres produits locaux (la cire, l’ivoire, par exemple) qui étaient exportés. Ainsi, les Ndembu du Loge continuaient à faire le commerce à Ambriz et dans les routes du fleuve Loge. Celui qui contrôlait le port à la période était le mani Kitengo (anciennement subalterne du Mossul), personnage autoproclamé le « roi d’Ambriz » 1064.

De ce fait, en 1838, alors que Nicolau avait environ 8 ans, son « demi-cousin », dom Aleixo, fut envoyé en mission à Ambriz pour reprendre ce port, alors en possession du Kitengo1065. Logé chez le Ndembu Ngombe Amuquiama, qui était apparemment l’un de ses principaux alliés, dom Aleixo passa quelque temps dans cette région pour former la coalition. De fait, pour réussir son projet, le Kongo avait besoin des chefs qui étaient depuis longtemps les partenaires politiques et économiques du Mossul et les agents du port1066.

Cette coalition semblait également revêtir un caractère autonomiste, car les Ndembu impliqués au côté de D’Aleixo commencèrent à refuser de payer la « coutume » à Luanda. En même temps, dom Aleixo écrivit des lettres au chef d’Ambriz pour exiger sa soumission, ainsi qu’au gouverneur de l’Angola, lui « ordonnant » d’envoyer des troupes pour l’aider à soumettre celui qu’il considérait comme un vassal rebelle du roi du Kongo, et donc son subalterne1067.

L’action d’Aleixo n’était pas directement anti-portugaise, puisqu’il demandait l’assistance de Luanda pour la conquête du port d’Ambriz. Il s’agissait néanmoins d’une posture souverainiste face au gouverneur portugais, dans la continuité de la politique de son père, dom Garcia, qui considérait le gouverneur de Luanda comme un « vassal au milieu de deux rois frères »1068. Le gouverneur fut outragé par le ton de la lettre de dom

1063 ANOM, Ministère des Colonies. Série géographique Guinée française (1846/1913) : entreprises particulières, GIN XV 1BIS 1064 BA, 54/XIII/32 nº12 1065 Ibid. 1066 Voir le chapitre V. 1067 Nous n’avons pas d’exemplaire de cette lettre d’Aleixo, seulement l’information envoyée par le gouverneur à Lisbonne : « Cumpre-me participar a V Ex para conhecimento de Sua Magestade, que havendo-se apresentado na Procincia dos Dembos hum preto de nome D Aleixo De Agoa Rozada e Sardonia, que se diz filho do Rey do Congo, pretendendo uzurpar a auctoridade do Chefe da Provincia, desterrando Dembos, e rebelando-os a ponto de não pagar dizimos, nem obedecer ao Chefe, ordenando já verbalmente e por escipto a este, que se lhe aprezentasse e cumprisse as suas Ordens, assim como a mim, a quem officiou para lhe dar força para ir bater o Rey do Ambruz [...] » AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 594, pasta 4b, n. 221. 1068 « nosso vassalo, que está no meio entre dois irmãos Reis ». AHU, CU, cx. 128, doc. 5. 421

Aleixo qui le traitait comme un subordonné. Il s’inquiéta aussi énormément du caractère potentiellement insurrectionnel de ce mouvement – dirigé par un prince de sang royal – étant donné le respect et la déférence historique des Ndembu envers le Kongo1069.

Le gouverneur décida alors de stopper dom Aleixo. En 1840, il envoya une troupe d’empacasseiros à laquelle s’ajoutèrent les troupes de certains sobas du haut Dande. Les délégués du gouverneur capturèrent dom Aleixo dans la mbanza du Ndembu Ngombe Amuquiama. Ils frappèrent Aleixo de plusieurs coups au visage et à la tête jusqu’à lui casser plusieurs dents, et le torturèrent de plusieurs manières (décrites dans une lettre de protestation écrite quelques décennies plus tard par le prince)1070. Dom Aleixo fut ensuite amené à Luanda, jugé et condamné à la prison à vie pour crime de « rébellion » contre le gouvernement portugais de l’Angola1071.

Les Portugais et leurs alliés s’approprièrent aussi les biens du prince, parmi lesquels des objets politiques (bâton, épée, chaise, hamac, couverts en argent et en ivoire, plusieurs vêtements, bijoux et autres), ainsi que des armes à feu et des armes blanches, des marchandises et un dossier avec des « documents d’État ». Neuf esclaves personnels du prince (huit hommes et une femme qu’Aleixo nomme dans sa lettre) furent aussi « confisqués ». Pour tenter d’obtenir la libération du prince et de ses délégués, des « fidalgos » envoyèrent au gouverneur 19 esclaves, qui furent également appropriés par le gouverneur et employés à Luanda. Cinq ans plus tard, ces captifs furent vendus par Nicolau Água Rosada pour financer son voyage au Portugal (nous le verrons plus tard)1072.

Le violent châtiment infligé au prince du Kongo Aleixo était inédit dans l’histoire des rapports entre le Portugal et le Kongo. En agissant de la sorte, le gouvernement portugais de l’Angola traita ce prince comme un vassal rebelle de Luanda et non comme le prince d’une royauté reconnue. Cette liberté d’agir de façon plus impérieuse face aux élites du Kongo, et autres royautés et chefferies africaines, était aussi basée sur une légitimité portugaise nouvelle, issue de la répression du commerce d’esclaves. Les

1069 « ordenando já verbalmente e por escipto a este, que se lhe aprezentasse e cumprisse as suas Ordens, assim como a mim, a quem officiou para lhe dar força para ir bater o Rey do Ambruz, e julgando eu quanto a influencia do mencionado preto podia ser prejudicial, pelo ascendente que tinha como intitulado Principe de Sangue Real, entre os mais pretos » AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 594, pasta 4b, n. 221. 1070 BA, 54/XIII/32 nº12 1071 Ibid. 1072 BA, 54/XIII/32 nº 12A. 422 nouvelles lois abolitionnistes prévoyaient une peine de prison et la confiscation des biens pour les personnes accusées d’être impliquées dans le commerce atlantique ou continental d’esclaves. Cela ne veut pas dire que les Portugais étaient sincèrement engagés dans le combat contre la traite, mais plutôt qu’ils profitaient de cette nouvelle légitimité, intentionnellement reconnue, pour sanctionner et réprimer les pouvoirs africains1073.

Si, avant l’interdiction, les rois du Kongo – et d’autres comme le mani Soyo – étaient de potentiels partenaires commerciaux qu’il fallait séduire, ils devinrent, à partir de 1836, de potentiels délinquants passibles de sanctions.

Pour avoir une idée de l’ampleur de cette transformation, prenons quelques cas de figure dans la correspondance diplomatique. Dans une lettre de 1803, envoyée par le gouverneur portugais au roi dom Garcia V, ce dernier était invité à faire le commerce d’esclaves avec Luanda. Le gouverneur argua qui le commerce était un moyen de « civiliser les États » :

Je félicite votre majesté d’être assis sur l’ancien trône de vos prédécesseurs, où j’espère que votre Majesté pourra demeurer pour la félicité de votre royaume, mais aussi de cette ville [Luanda], [parce que] je ne doute pas que, pendant votre règne, le commerce, est le moyen d’agrandir les États et même de les civiliser, fleurira1074.

Quarante ans plus tard, contrariant cet esprit, le gouverneur Pedro Alexandrino da Cunha envoya une lettre dans laquelle il soulignait que la traite des esclaves avait été interdite, parce qu’elle représentait un « affront à l’humanité » :

Vous [roi dom Henrique II] me demandez la permission de continuer le commerce d’esclaves (comércio da escravatura), il ne m’est pas possible de vous donner cette permission, car il y a

1073 J. DIAS et V. ALEXANDRE, O império africano 1825-1890..., op. cit., p. 328‑378. J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 505- 634. Roquinaldo FERREIRA, « “Writing the History of Abolitionism in the Portuguese South Atlantic” The Annual Gulbenkian Vasco da Gama Lecture », https://www.youtube.com/watch?v=pSwe8zhdvIk.(dernière consultation, juin ; 2019) 1074 « Eu felicito a VM de se ver assentado sobre o antigo trono dos seus antecedentes, onde espero que VM se saiba conservat para a felicidade deste reino, e também desta cidade; pois que não duvido que no tempo de seu reinado fala florecer o comércio, que é o meio de engrandecer os Estados e até os civilizar », ANA, Cod. 240 C-8-3, fl. 18v. 423

des traités entre le Portugal et des nations européennes qui ont fermement interdit ce commerce pour affront à l’humanité1075.

En 1853, la rhétorique anti-esclavagiste des gouverneurs était encore plus agressive : « J’espère que vous en avez fini à jamais avec ce commerce si indigne fait avec les Mambucos, les Ndembu et les Sobas. Sachez, vous et vos subordonnés, que la transgression de ces ordres sera sévèrement punie ! »1076.

Le fait est que le Portugal craignait de perdre ses territoires dans le cas où la traite aurait persisté. La Grande-Bretagne (mais aussi de plus en plus la France1077) utilisait sa légitimité abolitioniste pour accroître son influence politique, en imposant aux rois et chefs de la côte des traités d’abolition et d’alliance et en contrôlant les territoires en dispute avec ses navires de guerre. Pour le gouvernement de l’Angola, jouer le rôle de police anti-négrière était la seule manière de ne pas rester derrière l’Grande-Bretagne dans un contexte de dispute pour les territoires et marchés de produits « légitimes » sur les côtes africaines1078.

Cette transformation très importante, avec une divergence juridique entre le Kongo et le Portugal – survenue pendant la période de l’enfance du prince dom Nicolau – généra plusieurs troubles dans les relations entre les deux royaumes. Ainsi, d'autres Mussi-Kongo prisonniers à Luanda avaient été condamnés pour le commerce d’esclaves. Mais, Aleixo était le seul prisonnier d’origine royale.

L’excessive punition d’Aleixo généra des manifestations de la part de ses parents, dom Afonso et dom Alvaro Água Rosada, qui demandèrent l’extradition du prince et de tous les autres Mussi-Kongos détenus par les Portugais. Les princes invoquèrent l’histoire de respect portugais envers les « règles » du Kongo, argumentant que, depuis l’arrivée de Diogo Cão, chaque roi (celui du Kongo et celui du Portugal) se devait de

1075 ANA, Códice 240 C-8-3, fl. 18v. 1076 « [...] espero em breve que em todos os seus domínios acabe de uma vez para sempre tão indigno comércio fazendo VA constatar a todos os régulos Mambucos, Dembos e sobeas seus subordinados que a transgressão das ordens que neste sentido lher expedir serão severamente punidas », ANA, códice 240 C-8-3, fl. 179v. 1077 ANOM, Ministère des Colonies - Actes du pouvoir central (1802-1965) ; traités ; Guinée portugaise (1838-1883) : 40 COL 177 ; 40 COL 818 ; 40 COL 230 ;40 COL 228 40 ; COL 700 ; Cameroun (1842-1893) : 40 COL 438 ; 40 COL 448

1078ANA, Avulsos, caixa 1334 de Cabinda; AHU, CU, Angola, cx. 145, doc. 15; cx. 153, doc 20. Suzan (B.) HERLIN, « Brazil and the Commercialization of Kongo, 1830- 1870 », in José CURTO et Paul LOVEJOY (éd.), Enslaving Connections: Changing Cultures of Africa and Brazil During the Era of Slavery, Amherst, Humanity Books, 2003, p. 267‑270. R. PÉLISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 100. 424 respecter les lois de l’autre. C’était alors une « coutume ancienne que les Muxocongos délinquants soient renvoyés pour être jugés » :

[...] parce que ni le roi du Congo rompt les déterminations royales du roi du Portugal son frère, [mais] plutôt les conserves comme étant propres, comme cela a eu lieu dans d’autres temps. Ni le roi du Portugal rompt les règles de son frère le roi do Congo, comme cela a eu lieu avec Paulo de Martins [Pinheiro de Lacerda] car depuis la venue de Diogo Cão dans ce royaume, on n’a plus jamais entendu parler que [entre] ces deux monarques aient eu des différends1079. -

Il est intéressant de remarquer que le cas de Pinheiro de Lacerda est évoqué par les princes comme le cas de transgression majeure de la souveraineté du Kongo dans l’histoire récente. Cet argument de dom Afonso et dom Alvaro Água Rosada nous montre que la guerre portugaise contre le Mossul et les Ndembu entre 1790 et 1794 était inscrite dans la mémoire officielle du Kongo comme une infraction ou une « cassure » (quebranta) du droit royal du roi du Kongo par les Portugais. Ce n’est pas un hasard si le théâtre de La guerre de la fin du XVIIIe siècle ait été. Précisément, la région (Mossul et Ndembu) dont dom Aleixo revendiquait le contrôle.

Or, en dépit de l’idéalisation des relations entre les deux royautés et de l’intention évidente de l’Água Rosada de livrer son parent, l’argument des princes n’était pas naïf. En Réclamant le respect de la souveraineté kongo – dans une période de violentes transformations –, les princes du Kongo défendaient aussi leur droit historique et l’autonomie politique et juridique du Kongo, dans la longue durée.

Conscients de la croissante menace portugaise envers le royaume du Kongo, dom Álvaro et dom Afonso jouèrent une nouvelle carte : ils demandèrent l’intervention de l’empereur du Brésil1080.

Le Brésil venait de devenir indépendant du Portugal, résultat d’un processus assez particulier par rapport aux indépendances sud-américaines de la même période. Dans les nations hispano-américaines voisines, l’indépendance naquit d’un processus de luttes de

1079« [...] porque nem o el rei do Congo quebranta as régias determinações de el rei de Portugal seu irmão, [mas] antes as conserva como próprias, como aconteceu nos tempos indos. Nem el rei de Portugal quebra as regras de seu irmão el rei do Congo como aconteceu com Paulo de Martins [Pinheiro de Lacerda] pois desde a vinda de Diogo Cão para este reino nunca se ouve dizer que [entre] estes dois monarcas houve diferenças ». AHU, DGU, cx. 595 et 596, correspondências dos governadores de Angola, pasta 5A, n. 4-31. 1080 Ibid. 425 libération menées par l’élite criolla contre la monarchie espagnole1081. Le résultat fut la constitution de onze républiques hispano-américaines. Or, le Brésil vécut une indépendance très différente. Le prince héritier du Portugal en personne, dom Pedro – resté au pouvoir à Rio de Janeiro après le retour de la cour portugaise à Lisbonne en 1821 – décréta lui-même l’indépendance. Ce processus amena à constitution de l’empire du Brésil sur la totalité du territoire de l’ancienne Amérique portugaise1082. Ainsi, le Brésil était une royauté à la fois « ancienne » et totalement nouvelle.

Si, pour la mentalité de l’aristocratie du Kongo du XIXe siècle, les indépendances républicaines dans les Amériques étaient moins compréhensibles, dans le cas brésilien, il s’agissait d’un récit très classique, celui d’un jeune prince ambitieux rompant avec l’autorité parental pour se créer une nouvelle royauté.

Qui plus est, un autre élément venait lier le Kongo et le Brésil, à savoir la question économique. Depuis le XVIIIe siècle, le protagonisme des brasílicos était de plus en plus central et autonome dans la traite des esclaves au Kongo et en Angola. Nous avons vu qu’avec la révolution industrielle, l’ouverture des ports américains et l’injection de produits britanniques au Brésil, cette autonomisation des trafiquants brasílicos était un fait accompli depuis 1808. En outre, avec l’interdiction de la traite des esclaves et la surveillance de la Grande-Bretagne au nord de l’équateur, plusieurs trafiquants de Bahia et de Recife commencèrent à avoir une activité de plus en plus importante sur les côtes du Kongo. Il s’agit aussi là d’un moment clé pour la traite brésilienne, car cette activité fut prohibée en 1836 dans l’espace de l’empire portugais, mais uniquement en 1850 dans l’empire du Brésil.

Ainsi, dom Afonso et Alvaro de Água Rosada se sont adressés à leur nouvel interlocuteur, l’empereur du Brésil pour protester contre la détention du prince dom Aleixo et demander des objets politiques et des missionnaires :

J’ai écrit au M. le Baron [de Moçamedes, gouverneur de l’Angola], faisant part de l’état si misérable dans lequel se trouve le Royaume du Congo et à ce sujet j’ai également écrit à l’Empereur du Brésil, lui priant de me porter secours, et les Cartes

1081 J. CUVELIER, « Congo » ..., op. cit., p. 206. 1082 João Paulo G. PIMENTA, « A independência do Brasil como uma revolução: história e atualidade de um tema clássico », História da Historiografia: International Journal of Theory and History of Historiography, 2-3, 2009, p. 53‑82. 426

furent conduites par Faustino Jozé de Barros. En juillet et novembre de l’année dernière, et pas de réponse à celles-ci1083.

Pour essayer de décourager cette communication, le gouverneur de Luanda répondit aux princes que l’empereur du Brésil était mort depuis longtemps, ce qui certes était vrai pour dom Pedro I (décédé en 1834), mais il omit l’ascension du nouveau prince, Pedro II.

Le choix d’inviter l’empereur du Brésil à jouer le rôle de médiateur dans les relations entre le Kongo et le Portugal, était un moyen de pression puissant. Cela s’explique par le fait que Rio et Luanda/Benguela étaient politiquement et économiquement très connectés, certaines familles et compagnies commerciales ayant des agents des deux côtés de l’Atlantique1084. Ces magnats de la traite et les secteurs esclavagistes afro-portugais d’Angola n’étaient bien évidemment pas contents des politiques prohibitionnistes et donc prêts à rejoindre le Brésil. Ainsi, la menace de perte de l’Angola après l’indépendance du Brésil était bien réelle1085. Pour le gouverneur portugais, Le contact direct entre le Brésil et le Kongo était donc alarmant.

Finalement, le nouvel empire du Brésil donna aux rois et princes kongos la possibilité d’envisager un autre roi comme interlocuteur entre le roi du Portugal et l’impertinent gouverneur de Luanda. Pour le Kongo, il pouvait être, potentiellement, aussi un nouvel arbitre sur le plan international contre les offensives portugaises – rôle qui avait été celui des Britanniques et des Français au XVIIIe siècle.

Plus loin dans ce chapitre, nous allons voir que les connexions avec le Brésil allaient bouleverser les enjeux politiques du Kongo après 1850, mais aussi la vie du prince dom Nicolau. Mais, pour l’instant, lors du couronnement de son père comme roi

1083 « Escrevi ao Ilmo e Exmo Sr Barão [goueverneur de l’Angola] participando o estado tão miseravel, em que se acha reduzido o Reino do Congo e a esse repeito escrevi tambem para o Imperador do Brasil, pedindo-lhe socorro, e as Cartas foram com Faustino Jozé de Barros. Em julho, e novembro do anno passado, e dellas não resposta ». AHU, DGU, cx. 595 et 596, correspondências dos governadores de Angola, pasta 5A, n. 4-31. 1084 Mariana P. CANDIDO, « South Atlantic Exchanges: The Role of Brazilian-Born Agents in Benguela, 1650-1850 », Luso-Brazilian Review, 50-1, p. 53‑82. J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 526‑230. 1085 Sur les menaces d’une rébellion interne ou d’une occupation brésilienne en Angola : AHU, CU, Angola, cx. 141, doc. 77 ; cx. 142, doc. 9 et 18; cx. 142, doc.36 ; cx. 142, doc. 40 e 41; Caixa 142, doc.47 ; cx. 142, doc. 51; cx. 142, doc. 91 ; Caixa 143, doc. 1 Caixa 143, doc. 33; cx. 143, doc. 32 ; Caixa 143, doc. 44 ; Caixa 143, doc. 65

427 du Kongo en 1842, le destin global du jeune prince, n’ayant alors que 12 ans, n’était pas encore prévisible.

Nous ne connaissons malheureusement pas plus en détail les virages politiques qui amenèrent le père de Nicolau, dom Henrique, au pouvoir.

Penchons-nous sur l’un de nos seuls indices : la tradition collectée par Cuvelier. Elle compte deux parties. Dans la première (que nous avons citée), dom Henrique Fu Kia Ngo est d’abord présenté comme transgresseur au sein de sa kanda, puis comme fondateur des villages, ayant gagné un grand pouvoir et conquis le respect de ses aînés. Grâce à son parcours exceptionnel, il reçut de sa kanda des armées pour conquérir la royauté. La deuxième partie de la tradition (que nous n’avons pas encore citée) décrit de la suite, c’est-à-dire la lutte pour le trône :

Les oncles de D. Henriki donnèrent leur consentement et envoyèrent un grand nombre d’hommes pour l’exécution de son dessein. (…). Quand il fut arrivé chez le Ntinu [seigneur/chef] Nsaku, don Henriki Fu Kia Ngo lui dit : « eh ! Nsaku, recevez le tribut qui vous revient, pour que je puisse alle régner à Kongo » [E Nsaku, dia mpaki kimana o Kongo]. Nsaku lui dit : « si vous êtes assez fort, allez détrôner le roi du Kongo ». On livra la bataille, le roi Andrea Beya fut battu et s’en alla à Mbanza Putu1086.

La tradition raconte alors que le roi au pouvoir, André I Mvisi a Lukeni, était encore en vie et régnait à Mbanza Kongo ; c’est alors que dom Henrique fut chercher nsaku – premier conseiller et juge suprême du Kongo – pour réclamer le droit au trône. Sur ce sujet, Jadin (qui dans les années 1950 a consulté un codex (aujourd’hui inaccessible des archives nationales de l’Angola), indique 1836 comme la date clé de la victoire de dom Henrique et du début de son règne, contrariant plusieurs listes royales qui mentionnent la date de 1842. Jadin est arrivé à cette conclusion par la date d’exil du prince-missionnaire dom Pedro de São Salvador de Água Rosada. Le père Pedro était de retour à Mbanza Kongo vers 1828 et assura l’administration des sacrements après la fuite de Bernardo da Burgio en 1831. Il fut probablement celui qui couronna dom André, son frère, en 1831. Le père Pedro Água Rosada resta à Mbanza Kongo jusqu’en 1836, année où il se réfugia de façon définitive à Luanda avec plusieurs membres de sa famille. Or,

1086 Jean CUVELIER, « Traditions Congolaises »…op. cit., p. 193‑208. 428

Jadin explique précisément sa fuite par la guerre que lui déclarèrent dom Henrique et sa kanda1087.

Dans leur lettre de protestation (mars de 1842) contre l’incarcération d’Aleixo Água Rosada, les princes Afonso et Alvaro, de la famille d’André, offrent d’autres indices. Ils n’écrivent pas depuis Mbanza Kongo, mais d’une mbanza où ils s’installèrent après l’attaque de dom Henrique. Dans cette lettre, les princes demandaient une aide militaire pour sauvegarder les images volées à l’église de la cour après l’expulsion de dom André. dom Henrique était prêt à les attaquer pour récupérer ces images, mais le gouverneur refusa d’apporter cette aide1088.

Or, au vu de ces indications fragmentaires, nous pouvons conclure que la guerre civile dura pendant tout le règne de dom André, ayant commencé avec la mort de dom Garcia. Malgré les violences, et du fait d’être le favori de son père, dom André put prendre la position de roi et maintint Mbanza Kongo relativement stable jusqu’en 1836, quand la cour fut attaquée, faisant fuir les principaux membres de son gouvernement. Cette impasse dura jusqu’en 1842, quand dom Henrique fut finalement reconnu vainqueur et érigé au trône.

Dom Nicolau était déjà un jeune garçon quand son père devint roi. Au vu de son âge, de son genre et de sa position sociale, le jeune prince vint probablement vivre à Mbanza Kongo avec les principaux membres de la kanda, ses oncles et tantes, frères et sœurs, cousins et cousines, etc. En tant que prince royal en voie d’entrer dans la vie adulte, il devait passer par des rites de passage et de préparation spirituelle par les mains des grands nganga du royaume, afin de se protéger des sorts et attaques spirituelles de plusieurs natures habituellement jetés contre les puissants membres de la cour1089. L’initiation spirituelle était aussi une initiation sociale, le préparant au mariage et à la paternité, mais également à l’occupation d’un poste de mani dans une mbanza de sa kanda ou autre poste à responsabilité dans la cour de son père. Pourtant, Nicolau ne savait pas encore que son destin serait autre, loin de la cour de son père ou même dans son pays de naissance puisqu’il allait parcourir le monde.

1087 Louis Jadin, L’ancien Congo d’après les archives de Luanda, op. cit., p. 53-64. 1088 AHU, DGU, cx. 595 et 596, correspondências dos governadores de Angola, pasta 5A, n. 4-31.

1089 Voir chapitre I 429

8.2. Sa jeunesse et son voyage au Portugal (1843-1847)

Dès son arrivée au pouvoir, dom Henrique se vit fortement fragilisé. Les opposants dirigés par dom Alvaro Mbambo essayaient de déposer Henrique, s’emparant des objets de la cour et maintenant une correspondance avec le gouverneur de l’Angola et l’empereur du Brésil. De plus, dom Henrique affrontait d’autres résistances, notamment une « rébellion » d’esclaves qui se rassemblèrent un jour de marché contre le roi, prenant la défense de dom Alvaro. Pour des raisons qui nous sont inconnues, les esclaves de l’Église – qui formaient à Mbanza Kongo une espèce de milice plus au moins autonome – unirent leurs forces à la révolte visant à détrôner dom Henrique et à imposer Mbambo ou un « autre » au pouvoir. Selon la lettre de dom Henrique lui-même :

Je communique à Votre Excellence que la guerre civile que m’a faite le fidalgo Don Álvaro Mabambo en mille-huit-cent- quarante-et-un dans ce royaume, trouve son origine parmi les esclaves un jour de Foire, où il y eut des morts ; et dans la même guerre se sont introduit les esclaves de l’Hospice de Saint- Antoine, et du Saint Siège la Cathédrale de ce royaume, pour me déposséder du Trône et me remplacer par ce Fidalgo, ou un autre1090.

Mais, avec 12000 hommes, le nouveau roi réussit à tenir la capitale, même si elle fut très endommagée et qu’il perdit de nombreux hommes1091.

Pour consolider sa place sur le trône, le roi Henrique demanda au gouverneur de Luanda de lui envoyer au plus vite un missionnaire pour son couronnement. Suivant l’exemple du prestigieux roi Garcia V, il manifesta aussi sa volonté d’envoyer un de ses fils à Luanda (ou au Portugal), pour faire ses études ecclésiastiques. Le prince envoyé devait aussi avoir le rôle de représentant de son père à Luanda ou à Lisbonne, pour défendre, entre autres, la poursuite de la traite1092. Dom Nicolau n’avait que 13 ans ; il

1090 « Comunico dizer a Vossa Excelência que a guerra civil que me fez o Fidalgo Dom Álvaro Mabambo em mil oitocentos quarenta e um neste Reino, foi originada entre escravos em dia da Feira, onde houveram mortandades; e na mesma guerra se meteram os escravos do Hospício de Santo António, e da Sé Catedral deste Reino, para me despojarem do Trono, e colocarem nele aquele Fidalgo, ou outro ». Arlindo Correia; Carta do Rei do Congo Henrique II ao Governador Geral de Angola, 4-7-1845 , transition publié à https://arlindo-correia.com/161208.html (dernière consultation mai, 2015) Boletim da Sociedade de Geografia, de Lisboa, 2.ª Série, n.º 2 (1880), pags. 53 a 67; J.K. THORNTON, A History of West Central Africa to 1850..., op. cit., p. 343. 1092 AHP, câmara dos pares, n.04S1, 1851-03-27, p. 420. 430

était donc trop jeune pour faire face à cette grande et importante mission. Son grand frère, dom Alvaro, fut alors choisi1093.

Les Portugais furent satisfaits du couronnement du nouveau roi et de la chute de dom André, vu sa menace de prise de contrôle du port d’Ambriz par le biais de son frère Aleixo. Le gouverneur général vit dans la nouveau règne une opportunité de rapprochement en vue de mettre fin à la traite des esclaves et de développer le commerce d’autres produits. Les Portugais voulaient en effet un appui pour stopper le commerce préjudiciable pour les caisses de Luanda – qui était désormais considéré comme de la « contrebande » par la couronne portugaise1094. De plus, le Portugal visait le contrôle total du port d’Ambriz, en y construisant une forteresse et un péage, avant que l’Grande- Bretagne ne le fasse en s’appuyant sur des arguments abolitionistes. Au regard de ces objectifs, recevoir un prince du Kongo à Luanda et, ensuite, à Lisbonne dans un moment de fortes disputes avec l’Grande-Bretagne, la France et le Brésil était une excellente nouvelle pour le gouverneur de l’Angola et la couronne portugaise1095.

Au-delà de la traite, l’esclavage à l’intérieur des territoires commençait à être de plus en plus remis en question par les débats internationaux. Les énormes effectifs d’esclaves africains exploités par les Portugais dans leurs villes de Luanda et de Benguela, les ports et les forteresses pouvait rapidement devenir un argument en faveur des Britanniques dans une éventuelle dispute pour le territoire. Il était donc nécessaire de gouverner la population africaine, surtout les jeunes et les enfants, en les accueillant en vue d’une assimilation1096.

Nous avons vu qu’au début du XIXe siècle les gouverneurs et évêques portugais de l’Angola firent des plans pour encourager la formation d’un prélat africain, parfois esclave ou orphelin, parfois noble. La stratégie visait à la fois à éduquer les enfants libres, esclaves ou orphelins et à former un futur prélat dans les villes et présides portugais, qui connaissaient toujours un problème de pénurie d’ecclésiastiques1097. Ce programme éducatif était aussi lié à une nouvelle politique « civilisatrice » (terme qui commence à apparaître de plus en plus dans les sources). L’administration portugaise voulait ouvrir la voie à des transformations plus profondes dans la colonie portugaise et à l’assimilation

1093 AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 60, pasta 8, doc. 142. 1094 ANA, códice 240 C-8-3, fl. 141. 1095 BA, 54-XI-34 nº 2. ; AHU, DGU, cod. 680, fls. 33-34. 1096 AHU, DGU, correspondência dos governadores de Angola, cx. 59, PASTA 4ª, doc. 593 1097 AHU, CU Angola, cx. 109, doc.45 431 des Africains. Ces transformations concernaient la religion, mais aussi des coutumes plus générales comme les manières de s’habiller, de manger, l’usage de la technologie, la consommation de produits agricoles européens, etc. La question de l’éducation faisait aussi partie d’une politique post-traite esclavagiste, avec la diffusion de nouvelles techniques de production agricole, d’extraction de minerais, etc1098.

En ce sens, le couvent des Carmes de Luanda fut pionnier, en recevant, après 1810, des jeunes, des orphelins, aussi bien que des jeunes nobles (comme le fils et le neveu du roi Garcia V du Kongo).

Après la révolution libérale portugaise, la couronne instaura un projet ecclésiastique réformé, mené par les évêques et les gouverneurs, pour répondre aux nouvelles exigences de diffusion de la « civilisation ». Par conséquent, le couvent de Saint Antoine des Capucins à Luanda, qui avait envoyé la grande majorité des prêtres au Kongo au cours des deux siècles précédents, fut transformé en orphelinat Sous tutelle de l’évêque et du gouverneur. Les esclaves et meubles des Capucins furent ensuite vendus sur la place publique. Le dernier préfet capucin à Luanda, Bernardo da Burgio, fut renvoyé en Italie en 18341099. Le royaume du Kongo et le comte du Soyo, parmi d’autres manis, firent leurs adieux à ces missionnaires qui avaient joué un rôle politique et religieux majeur au Kongo au cours des deux derniers siècles.

Le Kongo était évidemment l’une des premières cibles de cette politique ecclésiastique. C’est pourquoi le gouverneur de l’Angola promit au roi du Kongo une « multiplication des séminaires » en Angola pour former de nombreux prêtres d’origine africaine ou métisse. Il promit un grand nombre de religieux – à utiliser comme monnaies d’échange – pour répondre aux demandes toujours pressantes du roi1100.

1098 J. DIAS et V. ALEXANDRE, O império africano 1825-1890..., op. cit., p. 408‑413 ; Nataia TAMMONE, « Do nexo feliz ao novo Brasil: Portugal e a reconfiguração do império (C.1808 - C.1850) »,Universidade de São Paulo (FFLCH), São Paulo, 2019, p. 62‑89 et 168‑199.

1099 AGC, Fichier H34 Congus Angola, doc. 6 (1839) ; AFP, VOL ; 6, fls. 522-543 ; L. JADIN, « Le royaume du Kongo d’après les archives de Luanda ; Mission à l’Angola Julliet- septembre 1955 (brouillon non publié gardé aux archives KADOK, BEA4006_FI031_1038) »..., op. cit., p. 53‑63 ; G. SACCARDO, Congo e Angola..., op. cit., p. 508‑513. 1099 ANA, 240 C-8-3, 179v 1100 « Aproveito esta ocasião para fazer constar mais a nsa a. que minha augusta soberana sempre solicita em promoveres os interesses tanto dos seus súditos, como dos seus aliados nestes vastos domínios. Se for servida as ordens [...] do estabelecimento de seminários em diversos pontos, não esquecendo o reino do Congo que sempre lhe tem merecido especiais considerações e por isso (…) » ANA, 240 C-8-3, 179v 432

Un prêtre de nom Francisco das Necessidades était ainsi pionnier parmi les nouveaux religieux des années 1840. Né à Luanda en 1795, Necessidades était d’origine mussi-kongo. Né (selon les informations de Jadin) à Luanda, il est probable qu’il ne fût pas fils de chefs locaux, mais enfant d’une femme et/ou d’un homme mussi-kongo esclave à Luanda (nombreux à cette période). Il étudia aux Carmes, puis au séminaire de la cathédrale de Luanda. Il fut ordonné en 1821 et nommé chapelain à l’église de saint Jean l’Évangéliste du Golungo Alto en 18351101. Il fut choisi par l’évêque pour la mission du Kongo et envoyé à Mbanza Kongo pour couronner le roi Henrique II en 1843.

Ainsi, Necessidades fut peut-être le premier prêtre catholique que dom Nicolau rencontra dans sa vie, puisque son oncle, Pedro de São Salvador, religieux actif au Kongo jusqu’en 1836, était d’une makanda rivale à la sienne. Il aurait donc été baptisé par le père Francisco à l’âge de 13 ans. Dans son rapport, le père affirme avoir baptisé et catéchisé plusieurs jeunes. Probablement, comme d’autres princes de la cour, (notamment son grand frère, dom Alvaro, désigné pour aller à Luanda, puis à Lisbonne rendre visite à la reine du Portugal et faire des études), Nicolau côtoya de prêt ce missionnaire. Il lui apprit les fondements religieux et les rudiments de la langue portugaise1102.

La présence de Francisco das Necessidades au Kongo et la promesse d’envoi du prince Alvaro au Portugal renforcèrent alors les liens entre Mbanza Kongo et Luanda. Les Portugais, très enthousiastes à l’idée de pouvoir avoir l’accord du roi pour leur établissement à Ambriz, souhaitaient convaincre Henrique II d’interdire la traite des esclaves et de développer l’exploitation d’autres produits. Comme le faisait la Grande- Bretagne (ainsi que la France) dans d’autres régions d’Afrique, notamment dans le Golfe de Guinée et au Bénin, « conduire » les sociétés africaines dans la transition pour le commerce « légitime » donnait à ces nations européennes la première place en termes d’influence dans ces régions pour une ère de nouvelles ambitions économiques et coloniales. Certains produits, comme la cire, la chayotte et l’huile de palme, étaient des matières premières prometteuses pour la fleurissante industrialisation européenne, pour laquelle l’Afrique était aussi vue comme un marché potentiel1103. Si le Portugal – qui était

1101 Louis Jadin, L’ancien Congo d’après les archives de Luanda, op. cit., p. 63 1102 Le Rapport original de Necessidades est gardé dans les archives de l’archevêché de Luanda, depuis des années inaccessible aux visites des chercheurs. Malgré nos grands efforts, nous n’avons pas pu le visiter ; Nous disposons cependant des notes faites par Luis Jadin gardées dans ces archives personneles, où nous trouvons une traduction de ce document : KADOC, 1036-201-2020, p. 9. 1103 Robin LAW (éd.), « Introduction »..., op. cit. ; Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU (éd.), From Slave Trade to Empire: European Colonisation of Black Africa 1780s-1880s, 1 edition., London, U. K. ; New York, Routledge, 2004 ; A. G. HOPKINS, « The “New International Economic Order” in the nineteenth century: 433 assez en retard dans cette course à l’industrialisation et dans l’engagement dans la répression de la traite – avait perdu les disputes pour les marchés et les ports au nord de l’équateur, il voulait s’assurer le contrôle de la côte du Kongo (de Cabinda à Ambriz) pour en faire son territoire d’influence1104.

À cet effet, le gouverneur de l’Angola prépara aussi une expédition diplomatique – pilotée par l’ambassadeur et commandant Antônio Joaquim de Castro – pour Mbanza Kongo. L’intention était de nouer des alliances avec Henrique II et d’aller chercher le prince Alvaro, pour l’escorter dans son retour à Luanda avant de le faire embarquer pour le Portugal. L’ambassadeur partait au Kongo préparé pour négocier un traité qu’il devait proposer à dom Henrique, donnant aux Portugais le droit de s’établir au port d’Ambriz et d’en prendre ainsi le contrôle. Une fois de retour, le Portugais avait l’intention d’offrir certains avantages pour accroître le pouvoir du mani Kongo, encore très fragile à ce stade de son règne : en plus du voyage d’études de dom Alvaro, il comptait lui offrir plusieurs missionnaires et des objets politiques1105. Nous ignorons si l’idée de l’envoyer à Lisbonne émana du roi du Kongo ou des Portugais.

Dom Henrique reçut le commandant Castro en 1845 à Mbanza Kongo. Comme d’habitude, le roi reçut de très nombreux et somptueux cadeaux. Après des audiences et des consultations du conseil (« les grands du royaume »), les termes du traité entre le Kongo et le Portugal furent définis puis celui-ci fut signé1106.

Selon ce traité, le roi du Kongo donnait aux Portugais : « le droit de s’établir dans mes domaines d’Ambriz, d’y mettre des autorités militaires, civiles et administratives et de construire des forteresses pour protéger [le port] du commerce illicite ; évitant qu’y soient introduites des marchandises issues de la contrebande, en manifeste préjudice à mon royaume et à celui de mon alliée [la reine du Portugal] ».

Cinq conditions furent alors négociées avec Castro pour la concession d’Ambriz : 1- la reine du Portugal s’engageait à réériger et à renouveler l’une des anciennes églises de Mbanza Kongo et à s’assurer que la cour ait des temples catholiques en bon état pour l’exercice de la religion ; 2- l’église devait toujours compter un missionnaire apostolique,

Britain’s first Development Plan for Africa », in Robin LAW (éd.), From Slave Trade to « Legitimate » Commerce. The commercial trasition in nineteenth century West Africa, Cambridge, Cambridge University press, 1995, p. 240‑264. 1104 ANA, códice 240 C-8-3, fl. 142-147 ; Boletim da Sociedade de Geografia, de Lisboa, 2.ª Série, n.º 2 (1880), pags. 53 a 67. 1105Boletim da Sociedade de Geografia, de Lisboa, 2.ª Série, n.º 2 (1880), pags. 53 a 67 1106 Ibid. 434 vicaire général des bonnes mœurs ; 3- cette cour devait aussi avoir un maître pour former la jeunesse du Kongo ; 4- la couronne portugaise devait prendre financièrement en charge le voyage et les dépenses de ses missionnaires et artisans à Mbanza Kongo ; 5- les Portugais établis à Ambriz étaient obligés de défendre militairement le roi du Kongo en cas d’attaques contre lui dans sa propre cour1107.

Il faut aussi rappeler que ce n’était pas le roi du Kongo qui contrôlait le port d’Ambriz, mais que, comme nous l’avons vu dans le cas de dom Aleixo, c’était le mani Kitengu qui dirigeait ce port. Malgré l’absence de pouvoir direct sur le port, le Portugal cherchait l’autorisation du roi du Kongo en tant que souverain prestigieux, localement et globalement reconnu, pour étendre sa zone de contrôle en Angola. Ainsi, contrairement à la période de la traite légale, le Portugal ne voulait plus un pouvoir partagé sur le port avec le roi du Kongo, mais seulement la reconnaissance du mani Kongo pour son contrôle direct et total1108.

Henrique II et ses conseillers signèrent le traité considérant, probablement, que les pertes étaient moindres face aux avantages que les Portugais proposaient. Si dom Henrique prit un grand risque en signant ce traité, vu l’affront que cela représentait pour les manis du sud, les contreparties demandées devaient lui permettre de consolider son règne. La condition la plus importante (et la plus controversée) était l’article quatre, qui obligeait les Portugais à s’engager militairement en cas d’invasion de Mbanza Kongo. Si la possibilité d’une présence militaire portugaise au côté de dom Henrique pouvait enrager les puissants manis du royaume, cela engendrait aussi la peur et le respect à l’égard de ce roi, jusque-là assez faible.

En outre, l’amélioration de la cour, la reconstruction de la cathédrale et la présence constante d’un missionnaire et d’un maître de lettres, allaient donner au roi des

1107« (…) dou o meu pleno concentimento para que os Portuguezes se estabeleção nos ditos meios dominios do Ambriz na forma já ditta com as Condições dos cinco Artigos Seguintes: 1. Que Sua Magestade Fidelissima, mandará reedificar uma das antigas Igrejas, que ouverão na Corte deste Reino do Congo, entre as quaes ainda existem as paredes de algumas aproveitaveis: e mandará as necessarias Imagens afim de que nella se cellebrem todos os officios com descencia, e se adore o verdadeiro Deos, desterrando aérezia que se entroduz pello abandono da Religião de SSJ Christo e Nosso Senhor. 2. Que terá sempre na ditta Igreja um Missionario Apostolico, Vigario Geral de bons costumes que nos conduza pello Caminho da Fé 3. Que terá igualmente sempre na Corte deste Reino, um mestre de primeiras letras que ensine, e guie a mocidade. 4.que estes Empregados, sejão pagos por Sua Magestade Fidelissima, pois que a pobreza do Reino do Congo o não permitte. 5. Que estebelecidos que sejão os Portuguezes no Ambriz, terão obrigação de deffender com as suas armar, e seus auxilios o Rei do Congo, quando seja atacado pellos sesu vizinhos dentro da sua mesma Corte. » AHU, GDU-SEMU, pasta, doc. 142 1108 AHU, CU, Angola, cx. 137, doc. 42 ; cx. 137, doc. 55; cx. 138, doc. 24 e 41 435 prérogatives importantes pour l’établissement durable de son pouvoir et de celui de sa kanda.

Finalement, ce qui ne faisait pas partie du traité, mais qui était aussi un avantage obtenu informellement dans la négociation, fut l’envoi de son fils au Portugal. Ce voyage exceptionnel renvoyait directement à la mémoire du règne de dom Afonso I (1506-1543) qui avait envoyé son fils dom Henrique à Lisbonne au début du XVIe siècle. Ce parallélisme offrait un grand prestige à dom Henrique. Son fils pouvait lui aussi devenir un d’ambassadeur hautement qualifié ou un prêtre capable de négocier et de défendre les intérêts de son père et de sa kanda face au Portugal. dom Alvaro, le fils ainé, fut choisi pour la mission1109.

Le cadet Nicolau, à l’âge de 15 ans, était initialement censé être un personnage de moindre importance dans les projets de son père. Déjà assez grand de taille pour son âge, et mince, dom Nicolau était un jeune très discret et introverti. Il parlait très peu, mais, les rares fois où il prenait la parole, il faisait preuve d’une vive intelligence. Il s’exprimait déjà un peu en portugais et, probablement, l’écrivait aussi grâce aux maîtres locaux. Pendant le passage de Necessidades à Mbanza Kongo, Nicolau put développer ses connaissances de la langue portugaise et des préceptes catholiques1110. Le jeune prince était éduqué pour devenir quelqu’un d’important à la cour de son père, mais n’était pas encore un personnage de premier ordre comme l’aîné Alvaro.

Cependant, une décision de son père allait bouleverser la vie de dom Nicolau et l’histoire du Kongo. Pour des « raisons de politique familiale », le roi changea d’idées. Celui qui partirait au Portugal n’était plus dom Alvaro, mais le jeune dom Nicolau. La différence d’âge certainement compta dans la décision du roi. Le prince aîné pouvant jouer un rôle plus important dans les relations politiques internes et les conflits régionaux.

Une autre raison fut, peut-être, la personnalité discrète et modérée du jeune Nicolau, son sens des responsabilités et son intelligence. Souvenons-nous que, quelques décennies plus tôt, lors de leur séjour d’études à Luanda, les princes Afonso et Pedro Água Rosada se lancèrent dans les mondanités de la ville, générant des plaintes chez les Portugais qui ont renvoyé dom Afonso pour qu’il fût « corrigé » par son père1111. Le

1109 « O embaixador está encarregado de comunicar a VA que SMF...teve muita satisfação em receber as cartas de VA e a notícia que nelas manda à Portugal o Infante D. Alvaro de Água Rosada e Sardônia vosso filho », ANA, Códice 240 C-8-3, fl. 140. 1110Boletim da Sociedade de Geografia, de Lisboa, 2.ª Série, n.º 2 (1880), p. 53-67. 1111 Voir le chapitre VI. 436 tempérament assez tranquille de Nicolau faisait peut-être de ce prince un candidat plus fiable aux yeux de son père et du conseil, et aussi plus adapté aux attentes portugaises. Ses capacités et son intelligence furent aussi très remarquées, comme le révèlent les témoignages de cette période. Plus jeune que son frère, il n’est pas improbable qu’il eût des capacités d’apprentissage plus importantes que ce dernier1112. Nous ne pouvons malheureusement pas connaître avec certitude les raisons qui firent que son père décida de le choisir pour cette mission unique. Dans tous les cas, la suite de son histoire allait prouver que dom Nicolau était un personnage aussi exceptionnel que le rôle qui lui fut attribué.

Accompagné du commandant Castro et du père Francisco das Necessidades, Nicolau quitta Mbanza Kongo. La commission portugaise qui l’amena rencontra quelques soucis sur le chemin et des menaces. Une lourde « coutume » de passage lui fut réclamée par les manis. L’ambitieux projet de dom Henrique et la polémique réception des Portugais à sa cour avaient en effet généré des divisions dans la politique interne du Kongo1113. Malgré ces difficultés, dom Nicolau arriva en bonne santé à Luanda en août 1845.

Dès son arrivée à Luanda, dom Nicolau fut reçu par le gouverneur avec « les honneurs appropriés ». La préparation du voyage pour le Portugal fut très rapide. Le navire « Diana », l’un des mieux équipés au port de Luanda à destination de Lisbonne, fut utilisé pour transporter le jeune prince. La rapidité de l’embarquement de dom Nicolau, seulement quelques jours après son arrivée à Luanda, témoigne de la priorité accordée à cette mission par le gouvernement portugais. Nicolau fut accompagné des deux tuteurs qui l’accompagnaient depuis Mbanza Kongo : le père Francisco das Necessidades et Castro1114. Nous n’avons que peu de détails sur la traversée de l’océan du prince, mais nous savons que, dès son débarquement à Lisbonne, il envoya une lettre rassurante à son père signalant son arrivée à la cour du royaume du Portugal en bonne santé 1115.

1112 A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 67‑70. BA, 54-XI-13 nº28 1113 ANA, Cod. 240 C-8-3, fl. 152-153. 1114 AHU, DGU, cx. 601, correspondências dos governadores de Angola, pasta 8, doc. 142 ; ANA, Códice 240 C-8-3, fls. 152-153. 1115 ANA, códice, 240 C-8-3, fl. 145 437

Nicolau et sa commission bénéficièrent d’une grande attention de la part des officiers, en étant « magnifiquement » logés, « sur les ordres de la reine du Portugal ». Une réception officielle fut organisée. Dom Nicolau, accompagné du père Necessiades et du commandant Castro, fut reçu par la reine dona Maria II. Dom Nicolau offrit à la reine deux peaux de léopard : l’insigne le plus prestigieux des objets royaux kongos, celui qui était réservé aux seuls rois. Dona Maria, à son tour, lui offrit une tenue complète, splendide, digne des plus hauts nobles d’Europe.

Il est très intéressant d’observer, lors de la rencontre entre Maria II et dom Nicolau, l’échange d’objets de prestige entre majestés du Portugal et du Kongo. La réception de ses objets exceptionnels était signe de grand pouvoir. Cependant, différemment des derniers siècles, caractérisés par des connexions plus équilibrées entre royautés européennes et africaines, le début du XIXe siècle représentait un moment de virage. Ainsi, la présence du jeune prince kongo à Lisbonne servait (aux yeux européens) à légitimer la proéminence historique du Portugal au Kongo, par rapport à ses concurrents britanniques1116. De fait, il ne s’agissait pas d’un hommage à la royauté kongo. De toute façon, malgré le caractère nouveau du projet colonialistes (post- traite des esclaves et perte du Brésil) du Portugal à l’égard du Kongo, la méthode diplomatique employée dans la réception était celle de l’ancien régime. Ainsi, la réception du prince a aussi offert au trône kongo une reconnaissance exceptionnelle en tant que pouvoir homologue du Portugal. Cette contradiction, qui allait marquer profondément la vie de dom Nicolau, était une conséquence de ce nouveau temps marqué par des transformations profondes et rapides1117.

Le prince fut alors invité à s’habiller avec le cadeau et son portrait fut lithographié par Pedro Augusto Guglielmi, notable lithographe en activité à Lisbonne à cette période1118:

1116 ANA, Avulsos, caixa 1364 de Cabinda.

1117 Le caractère contradictoire est évident dans les débats politiques à Lisbonne, où des secteurs plus partisans d’un colonialisme d’occupation, plus encré sur une idéologie raciste, considérait « bien ridicule » de recevoir Nicolau « comme s’il était un potentat d’Europe ». D’autres, conservant encore un monarchisme plus universel : « même s’il est d’une couleur différente de la nôtre, il n’est pas moins prince » ; AHP, Câmara dos pares do Reino, n. 043s1 1851-03-27, p. 420 1118 La collection de lithographies de Guglielmi présente à la Bibliothèque Nationale du Portugal comprend, en plus du portrait de dom Nicolau, des portraits de personnalités de la période. L’artiste a fait des portraits de nombreuses personnalités, comme le pape Pio IX, des nobles portugais et des personnages politiques et littéraires (comme Aldeida Garrett). Voir en ligne : http://purl.pt/index/geral/aut/PT/59304_P1.html (dernière consultation le 02/11/2019). 438

BNP, O Principe D. Nicolau, filho d'El Rei do Congo D. Henrique 2º / P. Augusto Guglielmi tirou do vivo. - [Lisboa : s.n., 1845] (Lx.ª : : Lith. de M.el Luiz da C.tª). - 1 gravura : litografia, p&b (impr. sobre fundo beige), disponible sur le site de le BnP : http://purl.pt/1012/3/ (dernière consultation décembre/2019)

Le portrait ci-dessous montre dom Nicolau vêtu d’une chemise, d’un gilet rouge écarlate cuivré, brodé de fils d’or et orné de boutons d’or, une jupe faite d’un magnifique tissu décoré et attachée par une ceinture dorée, d’une veste bleue avec détails en or et de chaussures avec les mêmes caractéristiques. Sur sa tête, un bonnet en style de couronne, décoré de croix de malte rouges ; à son cou, une écharpe rouge avec une médaille et une grande croix de malte en or ; un dernier tissu fin sur son épaule et à la ceinture.1119

1119 ANA, Códice 240 C-8-3, fl. 153 439

Les portraits en lithographie étaient en forte expansion à cette période, en raison de la possibilité de reproduction en plusieurs exemplaires et circulation facile. Des copies de cette lithographie circulèrent aussi bien parmi les Portugais que parmi les Kongos en tant que document visuel attestant de la rencontre et de l’alliance entre le Kongo et le Portugal1120. Des copies du portrait de dom Nicolau circulèrent possiblement dans les capitales européennes, à Luanda, ou encore au Brésil. De même, les Portugais envoyèrent un portrait de la reine du Portugal, dona Maria II, au roi dom Henrique à Mbanza Kongo : « qui doit être traité avec tout le respect et la vénération, et toujours exposé dans la meilleure chambre de votre palais de [Mbanza Kongo à] São Salvador1121.

Un deuxième portrait (ci-dessous) de dom Nicolau représente également le jeune prince lors de la réception, et avec les mêmes vêtements :

1120 La deuxième moitié du XVIIIe e le XIXe siècle fut une période de la formation en Europe la figure de la « célébrité » similairement à celle que nous connaissons encore aujourd’hui. Des personnages royaux (comme la reine Victoria d’Grande-Bretagne ou bien Marie Antoinette), artistes, nobles ou personnages politiques passèrent à être suivi, admiré et imité. Leur vie privée devint objet d’attention et curiosité publique. Ces lithographies, et d’autres formes de gravure, font partie aussi de ce processus de vulgarisation des images de célèbres personnages, images qui circulaient à une échelle européenne et parfois globale même. Antoine LILTI, Figures publiques: L’invention de la célébrité, Paris, Fayard, 2014. 1121 « vai junto a esta carta.... incluído o retrato de Sello Fiel Rainha que deve ser tratada com todo o respeito e veneração estando sempre pendurado na melhor casa que houver no Palácio de SSA », ANA, códice 240 C-8-3, fl. 142.

440

« Príncipe D. Nicolau, filho do rei D. Henrique 2o do Congo », huile sur toile, Museu dos reis do Kongo, Mbanza Kongo.

Cette peinture se trouve aujourd’hui au Musée des rois du Kongo à Mbanza Kongo. À la différence de la lithographie, nous ne pouvons pas préciser le contexte de sa réalisation ni son auteur. S’il s’agit d’un portrait représentant le prince à l’occasion de la réception avec la reine du Portugal en 1845, dom Nicolau est visiblement plus âgé dans cette deuxième représentation. Même sans indication concrète, cette peinture nous semble donc plus tardive que la lithographie sur laquelle elle parait s’appuyer. La peinture pourrait avoir été faite quelques années plus tard à Lisbonne ou même à Luanda (quand le prince y vivait), dans l’objectif de la présenter au roi du Kongo ou à la demande de Nicolau. Cela expliquerait le fait que le prince apparaisse plus mature.

Dona Maria était âgée de 26 ans et le prince Nicolau d’environ 15 ans lors de leur rencontre. Au vu du caractère officiel de la réception et du niveau de portugais encore 441

élémentaire du jeune prince, ils n’eurent probablement pas une conversation longue et profonde. S’ils avaient pu échanger plus intimement, ils auraient remarqué que leurs histoires étaient pleines de points communs. Tous deux étaient des enfants du pouvoir et des descendants de dynasties royales dans leur pays respectif. Ils étaient aussi les enfants de rois ambitieux et intrépides.

Contrairement à leurs pères autoritaires, dom Nicolau et dona Maria avaient des personnalités calmes et discrètes. Ils se virent très jeunes attribuer des tâches politiques lourdes. dona Maria fut couronnée une première fois à l’âge de 7 ans, quand elle dut quitter sa ville natale de Rio de Janeiro et traverser l’Atlantique pour prendre le trône à Lisbonne. Après un coup d’État, de la part de son oncle, dom Miguel, et une interruption de son règne, elle fut à nouveau couronnée en 1834, à l’âge de 15 ans, c’est-à-dire l’âge de dom Nicolau lorsqu’elle fit sa connaissance1122. Probablement, Dom Nicolau et Dona Maria II n’ont pas été capables d’identifier les traits communs à leurs histoires quand ils se rencontrèrent, en 1845. Ce qui est sûr est que, très tôt dans leur vie, ils ont emprunté des trajectoires politiques globales, leur enfance et leur jeunesse étant traversées par les changements qui se sont opérés au sein de leurs royaumes et dans le monde.

La Lisbonne que découvrit dom Nicolau était une ville qui connaissait d’intenses transformations. Nous pouvons imaginer l’étonnement et la fascination de Nicolau en la découvrant. Lui, et de nombreux autres Mussi-Kongo, avaient déjà fait à Luanda l’expérience d’une ville coloniale portugaise, avec une infrastructure importante, où les habitants reproduisaient en partie les styles vestimentaires, de vie et culturels européens. Cependant, Luanda était encore une ville africaine (et métisse), où plusieurs langues africaines, notamment le kimbundu, étaient parlées et où circulaient de nombreux acteurs issus des sociétés voisines (comme les sobas, les rois africains et leurs ambassadeurs), tandis que les Blancs ne constituaient qu’entre 10 et 20 % de la population1123. Lisbonne, en revanche, était une capitale très européenne et ancienne, avec ses bâtiments et sa multitude d’églises – une ville très bouillonnante à cette période.

En outre, à ce moment, la structure urbaine et la vie sociale lisbonnaises traversaient d’amples changements, grâce à des innovations techniques très récentes.

1122 José MATTOSO, História de Portugal. 5. O liberalismo (1807 - 1890), Ed. Estampa, 1993. 1123 « a Cidade de S. Paulo de Loanda, que he o nosso maior Estabelecimento da Costa Ocidental de Africa, tendo em 1821 cinco mil Habitantes, só contava 438 brancos e outros tantos pardos, quando para aquelle Paíz! » : AHP, Câmara dos pares do Reino, n. 050 1827-03-08, p. 54.; voir aussi R. PÉLISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 33. 442

L’adoption d’un éclairage public plus efficace, avec la substitution des lampes à huile par l’illumination à gaz, changeait la vie nocturne de la ville. Ainsi, cafés, théâtres et maisons de spectacle ouvraient, et les citadins prenaient de plus en l’habitude de sortir en soirée. Les premières expériences de transport public furent également faites à ce moment-là, de même que le développement de la presse écrite. Le style vestimentaire était lui aussi en train de changer : les hommes commençaient à s’habiller avec des vestes longues et plutôt noires, des chapeaux, des chemises en coton et une cravate, substituant la veste coloré, justaucorps, des culottes courtes et des jabots blancs, plus caractéristiques du XVIIIe siècle. Pour rester à la mode, Nicolau reçut un costume de la part de la reine, des chemises en coton, des cravates noires, des gants, une cape et deux paires de chaussures en cuir. Pendant le séjour du prince au Portugal, Lisbonne inaugura, dans le cadre de sa politique de modernisation culturelle, le théâtre Dona Maria II (en avril 1846) sur la place du Rossio. Il est possible que le jeune prince Kongo ait été invité au spectacle d’inauguration (ou à d’autres soirées). Une multitude d’autres activités culturelles et intellectuelles, auxquelles dom Nicolau ne resta certainement pas indiffèrent, se développaient à grande vitesse à cette période1124.

Dom Nicolau allait rester au Portugal jusqu’en mars 1847. Les sources nous disent très peu sur son séjour. Selon Bontinck (citant des sources auxquelles nous n’avons pas eu accès), il serait parti pour un séjour d’études à Coimbra, centre universitaire du Portugal, où il aurait fait de la géométrie, du droit, etc. Nous ne trouvons cependant pas de référence à ce prince dans le catalogue des archives de cette université, qui garde le registre de ses étudiants depuis le XVIe siècle. Il est néanmoins fort probable que Nicolau ait effectivement fait un séjour d’études à Coimbra, car, en 1827, la couronne avait créé un Institut Royal Africain (Real Instituto Africano) dans cette université. Cette institution avait le but de recevoir des étudiants africains issus des « possessions portugaises » et d’autres alliés afin de les « instruire et [de les] civiliser ». Avec la création de ce projet de loi au Parlement portugais, le ministre de la Marine et de l’Outre-mer pensait principalement aux « personnes principales » du Kongo comme public privilégié par cet institut :

Le Grand Roi, Seigneur Grand don João II, a adopté ce système, en convoquant à Lisbonne les principales personnes du Royaume

1124 Bruno C. da SILVA CORDEIRO, « A iluminação pública em Lisboa e a problemática da história das técnicas », Dissertação de Mestrado, ICS/Universidade de Lisboa, Lisbonne, 2006, p. 118‑129. José MATTOSO, História da vida privada em Portugal: A Época Contemporânea, Lisboa, Temas e Debates, 2011. 443

du Congo pour s’instruire au Portugal de Notre Religion, et de nos coutumes. Suivons le même chemin et nous obtiendrons ainsi les mêmes résultats1125.

De plus, un autre document parlementaire, contemporain du jeune prince, déclarait que celui-ci avait reçu « la meilleure éducation possible » au Portugal1126, ce qui, à ce moment-là, correspondait à l’Université de Coimbra.

Les profondes transformations que connaissait la société portugaise au milieu du XIXe siècle se traduisaient aussi dans une révolution de l’enseignent à Coimbra. À la suite de la révolution libérale, des réformes curriculaires furent faites dans la première moitié du XIXe siècle, sous l’impulsion d’autres universités européennes (comme l’École Polytechnique française, la Sorbonne ou la moderne et nouvelle Université de Berlin en Allemagne). Nicolau aura côtoyé certains étudiants et professeurs et eut des lectures influencées par les idées scientifiques, libérales et humanistes en vogue chez les jeunes illustres intellectuels de la période1127.

À Lisbonne et à Coimbra, les idées républicaines, anti-esclavagistes et libérales, voire un antimonarchisme bourgeois chez les élites intellectuelles, étaient en plein bouillonnement. Si nous ne pouvons pas décrire avec certitude les relations et les influences du prince pendant son séjour au Portugal, on peut supposer qu’en tant qu’individu intelligent et très attentif, il ne resta pas indifférent à toutes ces nouveautés. Nous savons cependant qu’après son retour au Kongo, Nicolau envoya des lettres à certaines figures importantes de la politique portugaise liées à la franc-maçonnerie et à la haute politique, comme Marcos Soares Vaz Preto et le ministre Joaquim José Falcão1128, ce qui indique qu’il tissa des relations dans les hautes sphères de la politique portugaise – relations qui marquèrent certainement sa vie d’une façon ou d’une autre.

8.3. Le retour en Afrique : un homme sans place (1848-1855)

1125 « O Grande Rei, Senhor D. João II, adoptou este systema, fazendo chamar a Lisboa pessoas principaes do Reino de Congo para se instruirem em Portugal na nossa Religião, e nos nossos costumes. Sigâmos o mesmo caminho, e obteremos com elle os mesmos resultados » : AHP, Câmara dos senhores deputados da nação portuguezanúmero, n. 050 1827-03-08, p. 542 1126 AHP, Câmara dos senhores deputados da nação portugueza, n. 0191851-01-18, p. 73 1127 Maria DE LOURDES LIMA DOS SANTOS, « Sobre os intelectuais portugueses no século XIX (do Vintismo à Regeneração) », Análise Social, 15-57, 1979, p. 69‑115. 1128 ANA, códice 240 C-8-3,169v. 444

Nicolau quitta le Portugal après environ deux ans d’études, rejoignant l’Afrique en avril 1847. Dès son arrivée à Luanda, dom Nicolau afficha sa volonté de rentrer au Kongo au plus vite1129.

Le 6 avril 1847, le gouverneur de l’Angola envoya alors une lettre au roi du Kongo pour l’informer de l’arrivée de son fils. La réponse du roi du Kongo arriva une quinzaine de jours plus tard, assurant qu’il préparait déjà la commission chargée d’aller chercher le prince et les très nombreux objets et vêtements de luxe qu’il ramenait du Portugal. En août, l’ambassadeur, dom Domingos (frère ou cousin de Nicolau), arriva à Luanda à la tête de la commission pour escorter le jeune prince de retour au Kongo. En plus des biens du prince, il y avait aussi des cadeaux destinés au roi du Kongo : un manteau royal, deux trompettes, une chaise, de nombreuses bouteilles de vin, etc.1130

Les biens rapportés par dom Nicolau étaient remarquables, du point de vue des kongos. Outre la tenue magnifique avec laquelle il posa pour le portrait à Lisbonne, il amenait à Mbanza Kongo un large éventail d’objets politiques : une épée, un uniforme militaire de lanceur de l’armée portugaise, une veste de l’Ordre du Christ, un chapeau rond, 12 draps de lit en coton, 12 oreillers, 2 paires de bottes, 2 paires de chaussure en cuir, 12 mouchoirs en coton, 6 pantalons en coton, 6 gilets de couleur, 2 blousons en coton, 2 cravates noires, des capes, des gants et 2 chemises de nuit. En plus des vêtements et des ornements, Nicolau amena aussi des livres, parmi lesquels des grammaires et des dictionnaires de la langue portugaise, la vie de dom João de Castro et un manuel de messe1131.

Il trouva le règne de son père plus stable après la défaite de dom Alvaro Mbambo, mais néanmoins toujours en guerre. Quelques mois plus tard, le gouverneur de l’Angola a distribué vingt « bons fusils » à dom Henrique pour qu’il puisse « forcer l’obéissance » des secteurs encore révoltés1132.

De retour à Mbanza Kongo, le prince rencontra sa famille, l’entourage aristocratique de la cour, et le peuple. Dans un premier temps, Nicolau jouit de la gloire

1129 Ibid. fl.151 1130 ANA, códice 240 C-8-3, fls.153-153 1131 Ibid., fls.153-155 1132 « A carta de VA informa-me que os seus vassalos lhe tem feito guerra e sentindo semelhante notícia, devo dis….que é mister usar de todos os recursos para os trazer à obdiência » ; Ibid., fl. 160. 445 et du haut statut que ses expériences, connaissances et habitudes lui conféraient dans son pays natal. Aussi, les objets politiques et les vêtements qu’il reçut de la reine du Portugal lui offrirent, probablement, une distinction politique sans précédent dans l’histoire récente du Kongo.

Cependant, selon les indications que l’on trouve dans les sources, dom Nicolau n’était pas disposé à revenir à son ancien mode de vie. Il n’était pas prêt à réserver ce qu’il avait appris et reçu (objets, vêtements, etc.) à un simple usage ostentatoire. À la différence d’autres nobles du Kongo qui avaient visité la ville de Luanda ou y avaient vécu, Nicolau s’était intensément imprégné du monde métropolitain étranger et lointain au tout début de sa vie d’adulte. Âgé d’à peine 17 ans environ lors de son retour, le prince avait déjà vécu des expériences transformatrices. Il insistait pour continuer à s’habiller à l’européenne, manger avec des couverts assis à une table, marcher toujours chaussé, etc. De plus, il se baladait dans la cour toujours avec ses cahiers et ses livres, en train de lire et d’écrire. On peut se demander si dom Nicolau était vraiment transformé au point de ne plus vouloir suivre ses propres coutumes ; ou s’il s’agissait de snobisme, ou d’une volonté de s’imposer comme le plus notable parmi les notables, ou encore de l’envie de s’affranchir de la hiérarchie de sa kanda et de la cour de son père, où il était le cadet. Ce qui est sûr est que son attitude généra déconfort dans la relation avec le roi et son père, les membres de sa cour et au-delà1133.

Par conséquent, le 22 février 1848, moins de six mois après son retour au Kongo, dom Nicolau manifesta déjà l’envie de le quitter. Il écrivit une lettre au gouverneur manifestant son désir de « continuer ses études » à Luanda. Il demanda aussi du papier et des plumes en fer pour écrire. Le gouverneur lui envoya le matériel, mais déclara qu’il ne pouvait pas le recevoir à Luanda, en raison de l’absence de l’évêque et des maîtres d’école1134. Quelques mois plus tard, Nicolau écrivit une deuxième lettre, insistant pour partir du Kongo. Cette fois-ci, il demanda aussi des pantalons et des chaussures, ce qui indique que, malgré le regard hostile de son entourage, il persistait dans ses mœurs européennes. Le gouverneur lui assura qu’il allait bientôt pouvoir venir à Luanda. Des correspondances furent aussi échangées avec d’autres personnes à Lisbonne : des

1133ASV, Arch. Nunz. Lisbona, 211 (2), FLS. 196-197 ; AHP, Câmara dos pares, n.04S1, 1851-01-18, p. 73 et 04S, 1851-03-27, p. 240 1134 ANA, 162v-165 446 personnages de la politique métropolitaine de la période, tels Marcos Soares Vaz Preto et le ministre Joaquim José Falcão1135.

Les sources mettent l’accent sur la question du reniement des « coutumes » kongos par dom Nicolau, pour expliquer la difficulté de sa réintégration au Kongo. À Rome, on reçut la nouvelle selon laquelle, « au Congo, il passe pour un génie transcendant et un magicien, parce qu’il a l’habitude de porter des chaussures et a appris à lire et à écrire et à manger avec un peu plus de délicatesse »1136. À Lisbonne, le ministre de la Marine déclara au Parlement : « Ce que je peux vous dire, et ce que l’on m’a dit, c’est que ce prince, quand il est rentré du Portugal, fut maltraité par sa famille, peut-être parce qu’ils le considéraient comme trop éduqué/poli (educado) »1137. Nous voyons, ainsi, que dom Nicolau était un personnage qui jouissait de beaucoup de visibilité à l’échelle européenne ; mais qu’ il était aussi instrumentalisé pour servir des projets politiques divers : celui des différentes factions de la politique portugaise, celui de Rome, etc.

Bien évidemment, les Européens, en compétition pour l’avant-garde de la mission « civilisatrice », considéraient le rejet de dom Nicolau dans son pays natal comme un signe de l’« incivilité » et du « retard » des élites et des habitants du Kongo. Cet argument biaisé, présent dans les sources, nous oblige à être prudents. Il faut rappeler que le Kongo était un royaume ouvert à l’extérieur, et notamment à l’Europe, depuis le XVe siécle. Y circulaient de nombreux étrangers, dont des Européens. Les Mussi-Kongo avaient incorporé, à différents niveaux, des éléments culturels et matériels européens. En ce sens, le comportement de dom Nicolau n’était pas si étrange que cela, au moins pour ceux qui habitaient Mbanza Kongo et circulaient dans les routes qui amenaient à Luanda.

Il faut, donc, prendre aussi en compte les problèmes politiques que le retour du prince auraient pu susciter au sein de sa cour et de sa kanda. Les objets politiques d’origine européenne et d’usage local étaient réservés aux possesseurs de certains titres, à des rituels et à d’autres situations d’ostentation de pouvoir, comme les jours de fête, les séances de tribunaux, les audiences publiques, etc. Les vêtements spéciaux d’origine étrangère n’étaient pas d’usage quotidien – pas même pour le roi –, mais des insignes à

1135 Ibid.., fl. 169v 1136 « che al Congo passa per un genio trascendente, e quali mago perche si è abituato ad andar calzato, ed ha imparato a leggere e mangiare con poco piu de delicatezza » : ASV, Arch. Nunz. Lisbona, 211 (2), FLS. 196-197. 1137 « O que eu posso informar, e que me consta, é, que este Principe quando foi de Portugal para o seu paiz, sentiu-se maltractado pela sua familia, talvez porque o considerassem já com demasiada educação ». AHP, Câmara dos pares, n.04S1, 1851-03-27, p. 420. 447 usage politique. En autres termes, dom Nicolau banalise les objets politiques, en faisant un usage ordinaire des biens d’Europe. De même, les techniques et les connaissances présentes depuis longtemps au sein de l’aristocratie et de la cour, telles que l’écriture, la langue portugaise et certains actes rituels du catholicisme, étaient aussi réservés à des moments et à des personnalités spécifiques de la vie politique kongo (comme les maîtres de l’Église et les secrétaires). Ainsi, l’aristocratie ne cherchait pas à européaniser ses habitudes (alimentaires, spirituelles, sociales) les plus quotidiens, en en faisant de « vrais » modes de vie portugais, ni à adhérer à un « vrai » catholicisme, moins syncrétique. Même dans l’interaction avec les missionnaires et les agents portugais à Mbanza Kongo, les bana kongo apparaissent comme les maîtres du jeu de cette « acculturation » et/ou « christianisation » à petite dose1138.

Or, en généralisant l’usage quotidien des vêtements et des objets ostentatoires, ainsi que l’écriture et la lecture, en agissant de la sorte comme un personnage assimilé, il subvertissait le sens politique des éléments européens. De plus, il rompait avec les normes hiérarchiques de sa kanda et de sa royauté. On peut dès lors imaginer la réaction des puissants du royaume – d’autres princes de sa famille, comme ses grands frères, Alvaro et Domingos, les ambassadeurs de son père, mais aussi les manis des provinces, les membres du conseil et officiers de la cour, et même son père – face à cette banalisation du sens politique des objets et vêtements, mais surtout face à la prétendue supériorité des modes du jeune prince. Tout cela était certainement bien trop exagéré aux yeux des bana- Kongos.

Une autre source apporte une raison supplémentaire à la répression dont aurait souffert Nicolau. Lors des débats parlementaires sur le destin du jeune prince au Portugal, le président de la Chambre des députés affirma :

Si la Chambre me le permet, je dirais comme information, que j’ai parlé avec le Prince et avec le prêtre qui l’accompagnait quand il était ici, et pour cela je peux donner la raison pour laquelle il a peut-être été maltraité par le Père quand il revint dans son pays. Ils me dirent alors que les intentions du père [roi du Kongo] en l’envoyant ici étaient de voir s’il parvenait à obtenir, de la Couronne du Portugal, par l’intermédiaire du fils, la révocation de la Loi qui interdisait le trafic des esclaves ; mais

1138 Voir les chapitres III et IV. 448

comme il n’obtint pas de succès dans la mission, cela ne surprend pas qu’en arrivant là-bas, il fût maltraité1139.

Selon, le député, informé par dom Nicolau et le père Francisco das Necessidades, le roi du Kongo dom Henrique avait aussi envoyé son fils à Lisbonne pour faire appel auprès de la reine du Portugal pour pouvoir poursuivre le commerce esclavagiste, ce dans quoi il avait gravement échoué. Cet échec serait une des raisons du mécontentement des secteurs aristocratiques, y compris du père de Nicolau1140.

Toutes ses raisons firent du pays un lieu invivable pour le jeune prince, qui avait d’autres ambitions. À l’âge de 20 ans environ, dom Nicolau quitta alors le Kongo pour la deuxième fois, à une date non déterminée, entre 1849 et 1850. Les attentes de faire de dom Nicolau un intermédiaire entre le Kongo et Luanda/Lisbonne furent plutôt frustrées1141. Il semblerait qu’il continuait toutefois de garder une certaine influence sur son père et les membres de sa famille, grâce à des échanges de lettres.

De nouveau à Luanda, l’administration de l’Angola ne savait pas quoi faire du prince. Apparemment, le plus utile aux yeux des Portugais était de le préparer au sacerdoce – ce qui était aussi au départ l’idée de son père. Le 17 mai 1850, le ministre de la Marine proposa au Parlement portugais d’accorder au prince le droit de recevoir une pension mensuelle de 12 000 réis, de fait modeste, pour pouvoir faire ses études et subvenir à ses besoins, « jusqu’à ce qu’il puisse accéder à quelques bénéfices ecclésiastiques »1142. Le débat fut alors intense au Parlement lisbonnais. Pour les défenseurs du projet, c’était précisément en raison de « la bonne éducation » et des « leçons de civilisation » que lui avaient données les Portugais que le prince avait été répudié dans son pays. En ce sens, les Portugais avaient l’obligation morale de prendre en charge la vie et les études du prince dans leurs domaines. Ainsi, l’amitié et la gratitude du prince pouvaient, « dans le futur, nous être utiles, non seulement pour nos relations à

1139« Se a Camara me dá licença eu direi como informação, que fallei com o Principe e com o Padre que o acompanhava quando elle aqui esteve, e por isso posso dar a razão por que elle talvez foi maltratado pelo Pai quando voltou ao seu paiz. Disseram-me então, que as vistas do Pai mandando-o aqui foram para ver se conseguia da Corôa de Portugal, por intermedio do filho, a revogação da Lei que prohibia o trafico da escravatura; porém como foi mal succedido na missão, não admira por isso que chegando elle lá, fosse maltratado ». AHP, Câmara dos pares, n.04S1, 1851-03-27, p. 420 1140 ANA, códice 240 C-8-3, fls. 178-178v 1141 Boleletim de Sociedade de Geografia de Lisboa, n° 76, 1958, 7-9, 230-231. 1142 « N. 19. Sessão em 27 de Maio. 1850. 2.ª Do Sr. Ministro da Marinha, para que se abone ao Principe do Congo D. Nicoláo d'Agoa Rosada e Sardonia a prestação mensal de 12$000 réis fracos, em quanto o dicto Principe se ache em estado de poder concorrer a qualquer Beneficio Ecclesiastico.- Á Commissão do Ultramar, ouvindo a de Fazenda. » AHP, Câmara dos pares, n. 102, 1850-05-27, p. 306 449 l’intérieur de l’Afrique, mais aussi pour la civilisation de ce pays »1143. Les voix opposées à ce projet considéraient cette stratégie comme vouée à l’échec, en raison de l’incapacité et du manque de volonté de ce prince de revenir au Kongo, ajoutant que les difficultés de la province ne leur permettaient pas d’aider un « étranger »1144. Malgré les critiques, la (maigre) pension mensuelle fut accordée à dom Nicolau le 27 mars 18511145.

Les Portugais voulaient toujours que Nicolau devînt prêtre. Il aurait été plus utile au Kongo, pouvant être employé, aussi, comme chapelain ou missionnaire ailleurs en Angola.

Cependant, une lettre inattendue, reçue à Luanda changea le plan éducatif de Nicolau. Il s’agit d’une lettre (supposée) de Henrique II dans laquelle le roi recommandait que son fils, au lieu d’un enseignement religieux, ait une instruction scientifique à la charge du médecin/physicien en chef (físico-mor) de la province de l’Angola, João Januário Vianna. Cette étrange lettre – aujourd’hui dans les archives de la société de géographie de Lisbonne – ne demande pas simplement une autorisation, elle fait aussi une véritable exaltation de la science et du savoir.

Voyons la transcription de la lettre en question :

Dom Henrique 2o – Roi du Catholique du Congo. Je fais savoir par la lettre présente que, portant en très haute estime les connaissances des Lettres, des Sciences et des Arts [je demande] que mon fils bien-aimé et les chers Dom Nicolau d’Agua Rosada et Sardonia puisse acquérir [de telles connaissances]. Je veux pour ce faire donner un témoignage public sur le Docteur João Janiário Viana de Rezende, fidalgo chevalier de chasse de sa majesté la reine du Portugal, médecin de la Chambre Royale, cavalier des ordres de NS Jesus Christ, et de la conception ; actuel Physicien-mor de la Province de l’Angola. Par le grand zèle et désintérêt avec lesquels il s’est chargé de l’Éducation de ce prince, qui, recevant les leçons dudit docteur a fait de grands progrès dans la langue française, en physique, en géométrie, en perspective et en dessin ; il doit continuer dans les autres études que celui-ci se propose à lui enseigner [...] Palais de S. Salvador du Congo, le 24 août 1950 – don Henrique 2. Roi Catholique1146.

1143 AHP, Câmara dos pares, n.04S1, 1851-03-27, p. 420 1144 AHP, Câmara dos pares, n.019, 1851-01-18, p. 73 1145 AHP, Câmara dos pares, n.04S1, 1851-03-27, p. 13 et 420 1146« D. Henrique 2o – rey do Catholico do Congo, etc. Faço saber que esta minha carta virem que, tendo eu no maior apreço possível os conhecimentos de Letras, Sciências e Artes que o meu muito amado filho e 450

À la lecture de cette lettre, on peut facilement remarquer qu’elle n’a rien à voir avec toutes les autres lettres écrites par Henrique II, ou par d’autres rois et nobles du Kongo dans les décennies précédentes. Même les plus lettrés (dont les secrétaires des rois du Kongo) suivaient un modèle assez classique de composition de lettres. Ce modèle textuel pouvait certes varier légèrement, mais tout en respectant les formules de politesse, etc. Qui plus est, l’écriture (vocabulaire, grammaire et style) ne correspond absolument pas au style habituel des lettres des bana-Kongos au cours de ce siècle. En outre, la référence et l’éloge des sciences – « les lettres, les sciences et les arts comme les plus grandes richesses que l’homme possède » – semble tout à fait invraisemblable pour un mani Kongo de la période. Certes, nous avons vu que certains rois du Kongo étaient de véritables érudits (comme D Garcia V), mais les connaissances présentes étaient toujours liées à la religion catholique, avec des citations bibliques, du latin, etc1147. Ici, nous n’avons rien de cette nature. De plus, l’écriture et la signature du roi ne correspondent pas à celles que l’on trouve dans ses autres lettres, ni dans celles des bana-Kongos en général. Voyons ci-dessous une comparaison des signatures royales de deux lettres avec cette dernière :

prezado Dom Nicolau d’Água Rosada e Sardonia, poder qdquirir e querendo por isso dar hum testimunho público ao Doutor João Janiário Viana de Rezende , fidalgo cavalerio da caza de sua magestade a rainha de Portufal, médico da sua real Camara, cavaleiro das ordens de NS Jesus Christo , e da conceição ; actural Physico-mor da Província de Angola, pelo grande zelo e dezinteresse com que se tem encarregado da Educação daquele príncipe , que lecionado pelo dito doutor tem feito grande progressos na lingoa francesa, na physica, na geometria, na perspectiva e no desenho ; e deve continuar nos outros estudos que ele se propos ensinar-lhe – Hey por bem e me praz fazer mercê das armas do meu reyno do Congo, que tratará em escudo esquartelado, na quartela do lado direito por baixo das do seu apelido de Vianna ; e do lado esquerdo, também por baixo das do seu apelido de Rezende trará em quartela de campo de preata, symbolo d’inteireza, uma pairle azul, cor que dezigna o zelo e a caridade, e pela mesma estarão repartidas très estrelas de ouro, significando as letras, sciências e Artes como as maiores riquezas , que os homens podem possuir , eq que o principe Dom Nicolau tem adquitido da sua amizade e dedicação. E dessas armas poderão usar seus descendentes, em memória deste serviço que me fez. Paço de S. Salvador do Congo, aos 24 de agosto de 1850 -D. Henrique 2o Rei Catholico ». Boleletim de Sociedade de Geografia de Lisboa, n° 76, 1958, 7-9, 230-231. 1147 AHU, CU, Angola, cx. 106, doc. 22 ; cx. 128, doc. 5 ; cx. 130, doc. 113. 451

Signature royale dans le traité de 1845

Signature royale dans une lettre de 1845

Signature (supposée) de dom Henrique dans la lettre de 1850

La troisième signature, celle de 1850, diffère des deux autres sur plusieurs points. D’abord, elle dit « roi catholique du Kongo » avec un style d’écriture différent, tandis que les deux autres utilisent l’habituelle formule « El Rei do Kongo ». Ensuite, elle ne présente pas les trois points en forme de croix caractéristiques de la signature d’Henrique et d’autres rois du Kongo (comme Afonso V, Garcia V, Henrique II et autres) qui signaient aussi avec des petites croix stylisées à côté de leur nom. Même l’orthographe du prénom diffère : alors que, dans les deux premières, elle se distingue de la norme du portugais européen, avec « Heriquem », la troisième respecte la norme, avec « Henrique ».

Au regard de ces éléments, il est fort probable qu’il ne s’agisse pas d’une lettre écrite par dom Henrique. C’est très probablement dom Nicolau lui-même qui la rédigea pour s’assurer l’autorisation de son père. Cet artifice avait de toute évidence l’objectif de 452 convaincre l’administration portugaise, responsable financière de ses études, de le réorienter vers un enseignement scientifique avec ce physicien qu’il admirait (l’un des hommes les plus scientifiquement cultivés de Luanda) comme tuteur.

Nous ignorons si le gouverneur ou l’évêque soupçonnèrent cette vraisemblable falsification. Quoi qu’il en soit, la stratégie fonctionna, et le prince se vit dirigé par le physicien Vianna jusqu’à juin 18521148.

À l’époque des études de dom Nicolau, Luanda était aussi une ville connaissant d’intenses transformations intellectuelles, politiques et économiques. Luanda avait été, pendant la période où la traite des esclaves était légale, le centre africain le plus important de ce commerce dans l’Atlantique-sud. Cette ville coloniale avait pour structure institutionnelle : un gouverneur général, un évêché, une structure militaire, une douane, une Chambre des représentants municipaux (Camara municipal), etc. Ainsi, Luanda était le centre politique qui faisait marcher la machine de la traite dans l’empire portugais en étroite relation – économique, culturelle et politique – avec l’Amérique portugaise (notamment Rio de Janeiro) de l’autre côté de l’Atlantique1149.

Après les transformations des décennies 1820 et 1830, avec l’Indépendance du Brésil et, plus tard, la prohibition de la traite, la ville de Luanda allait se retrouver « en panne » pendant une longue période. Ni ses élites, ni l’empire portugais ne savaient précisément quelle place cette ville avait dans le nouveau contexte de l’empire portugais désormais démembré. Les années qui suivirent la déclaration d’Indépendance du Brésil furent incertaines pour l’administration portugaise en Angola, qui craignait à la fois une attaque et une occupation militaire des armées impériales brésiliennes et une sédition interne à Luanda et à Benguela de la part des habitants profondément attachés au Brésil. Cela faillit effectivement arriver, notamment à Benguela1150. Après l’interdiction de la traite en 1836, ces idées regagnèrent de la force dans les secteurs qui résistaient à l’abolitionisme et voyaient dans l’adhésion au Brésil (où la traite était encore légale) la solution.

Aux facteurs économiques liés à la traite, venaient s’ajouter des idées indépendantistes, républicaines et même antiroyalistes circulant à Luanda. À Luanda

1148 Boleletim de Sociedade de Geografia de Lisboa, n° 76, 1958, 7-9, 230-231. 1149 Voir chapitre III 1150 M.P. CANDIDO, « South Atlantic Exchanges »..., op. cit.J.C. MILLER, Way of Death..., op. cit., p. 505‑535 et 634‑651 ; S. (B. ) HERLIN, « Brazil and the Commercialization of Kongo, 1830- 1870 »..., op. cit. ; J. DIAS et V. ALEXANDRE, O império africano 1825-1890..., op. cit., p. 374‑389. 453 s’installa la commission mixte anglo-portugaise de répression de la traite, des ambassades, des consulats, puis des compagnies commerciales pour le commerce « légitime ». La ville devint moins esclavagiste et plus cosmopolite au cours des années 18501151. Nicolau, encore une fois, assistait à des transformations, déjà connues au Portugal.

Selon Sarmento, qui fut plus tard ami et collègue de dom Nicolau, ce dernier baignait dans ces « utopies d’indépendance, avec lesquelles les fils exaltés du pays envisageaient de libérer leur ‘mère-patrie’, comme ils l’appelaient, du domaine portugais » ; l’idée d’une république était annoncée. Si certains utopistes voulaient l’autonomie de l’Angola, d’autres préféraient rejoindre l’empire du Brésil, tandis que les plus audacieux envisageaient de s’unir aux États-Unis d’Amérique1152.

Dom Nicolau fut diplômé physicien docteur en médecine fin 1852. La nouvelle de sa réussite circula, provoquant étonnement et incertitude. Cette formation assez pionnière pour un aristocrate africain de la période rendait dom Nicolau encore plus énigmatique aux yeux de l’administration portugaise, de l’Église et certainement aussi des Mussi-Kongo. Que faire alors de ce prince ?

À Mbanza Kongo, Rome, Lisbonne et surement dans d’autres capitales européennes et africaines, les informations et spéculations sur le destin du jeune prince allaient bon train. Le nonce de Lisbonne en informa la Papauté, répliquant un article paru dans le journal Estandarte, qui parlait de la « remise de diplôme » de dom Nicolau. Concernant les ambitions de dom Nicolau, le nonce déclara sa surprise au Saint Siège : « On pensait qu’il pouvait devenir un [roi] réformateur, mais il ne veut qu’avoir un emploi commun »1153.

Jusque-là, Nicolau n’occupait pas de poste (professionnel ou politique) clairement défini, ni dans l’empire portugais, ni au Kongo.

1151 R. PELISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 24. Version portugaise : René PÉLISSIER, História das campanhas de Angola: resistência e revoltas (1845-1941), Editorial Estampa, 1986. 1152« Vivemos [moi et Nicolau] sempre na mais excelente camaradagem; e todos afeiçoados pelas suas lhaneza , honestidade e retidão. Fermentavam então em Luanda umas certas ideias utopistas de independência, com que alguns exaltados filhos do país pretendiam liberar a mãe pátria como lhes chamavam, do domínio português. Falava-se em republica, em opção pela nacionalidade brasileira, e havia mesmo quem pensasse em fazer presente da nação pátria querida à república dos Estados Unidos da América » : A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 67‑70. 1153 ASV, Arch. Nunz. Lisbona, 211 (2), fl. 111 454

8.4. De fonctionnaire exemplaire à rebelle : dom Nicolau à Ambriz

Alors que dom Nicolau finissait ses études, devenant un adulte qualifié du point de vue de l’administration portugaise, des transformations s’opéraient dans le projet colonial et expansionniste portugais. Nicolau et le gouvernement de l’Angola voyaient alors apparaître une nouvelle possibilité, notamment avec le projet expansionniste pour la région d’Ambriz, celle qui était depuis longtemps « l’obsession de l’administration luandaise »1154.

Nous avons vu que, depuis 1845, les Portugais disposaient d’un traité avec une autorisation du roi du Kongo, dom Henrique II, pour occuper et établir des installations militaires et administratives au port d’Ambriz. Ce traité fut signé dans le cadre des rivalités entre le Portugal et la Grande-Bretagne, cette dernière utilisant son arsenal maritime et idéologique abolitioniste pour avancer vers les potentats de la côte, afin d’y établir des zones d’influence ; raisons qui faisaient d’Ambriz un lieu important pour le commerce d’esclaves. Or, ces raisons étaient tout aussi valables pour le commerce de produits « légitimes », comme l’ivoire, l’huile de palme, la gomme et autres productions à venir. Qui plus est, la vallée du Loge était assez fertile pour les nouveaux produits agricoles, tels le café et le coton. N’oublions pas les mines de cuivre du Bembe à proximité, plus à l’intérieur, qui étaient visées par les Européens1155.

Malgré le décret de 1836, le négoce fleurissait sur les côtes kongos. Les obstacles à la traite générèrent une importante diversification du commerce. Mais le commerce d’esclaves ne fut pas substitué par un commerce « légitime ». Au contraire, le commerce illicite d’esclaves se conjuguait désormais à celui des nouveaux produits1156.

Même les traites brésilienne, nord-américaine et cubaine à Ambriz, qui avaient drastiquement chuté au début des années 1830, connurent une croissance importante à la fin de cette décennie, ce qui se poursuivit au moins jusqu’en 1850.

1154 R. PELISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 45. 1155ANA, Avulsos, caixas 355 et 588 de Luanda ; AHU, DGU, corresondência dos governadores, cx. 622 Pasta n 594; confidencial 1, 2 et 3 et n. 788 et cx. 625, n. 24; et DGU, códice 680, fls. 33-34: 1156 J. DIAS et V. ALEXANDRE, O império africano 1825-1890..., op. cit., p. 374‑389 ; P. MARTIN, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870..., op. cit., p. 151‑158 ; S. (B. ) HERLIN, « Brazil and the Commercialization of Kongo, 1830- 1870 »..., op. cit. 455

Traite des esclaves au port d’Ambriz : nombre total d’esclaves embarqués x date Slavevoyages.org (dernière consultation le 12/2019).

Les mêmes agents du négoce esclavagiste investissaient les capitaux obtenus dans le commerce d’hurzela (une racine pour teindre les vêtements), d’huile de palme, d’ivoire, de cacahuètes, puis, à partir de 1855, de coton, de gomme et de café. La même logique fut adoptée sur les rives du fleuve Congo. Ces activités légales fonctionnaient à la fois comme façade et comme investissement des profits esclavagistes générés en parallèle. Ambriz n’était pas seul dans la région ; d’autres ports voisins complétaient le commerce d’Ambriz : Kissembu (à quelques lieux au nord) et Ambrizette, à l’embouchure du fleuve Mbridgi1157. Paradoxalement pour les Portugais, même si le commerce « légitime » qu’ils avaient développé à Ambriz, à Kissembu et à Ambrizette avait énormément augmenté entre 1825 et 1850, la recette portugaise officielle, issue de la taxation de ce commerce, chuta de 70 %. En effet, les Portugais n’avaient aucun contrôle sur les ports, de douane ou de forteresse1158.

Ambriz et Kissembu étaient gérés par le mani Kitengu, que dom André, puis dom Aleixo Água Rosada, essayèrent de destituer sans succès. Nous ne disposons pas de données très précises, mais il nous semble que ce mani était un ancien sujet du marquis

1157 Códice 243 C-8-6 1855-1873, fls. 38 -50; A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 27‑29. 1158 J. DIAS et V. ALEXANDRE, O império africano 1825-1890..., op. cit., p. 408. R. PÉLISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 71‑73. 456 de Mossul, étant devenu indépendant après son effondrement. Il aurait perdu progressivement le contrôle direct sur le port (probablement) après les invasions portugaises de 17901159.

Suzan Herlin nous propose une idée intéressante qui peut nous aider à comprendre l’ascension de ce « roi d’Ambriz ». D’après l’auteure, au XIXe siècle, sur la côte Kongo, le contrôle des ports passa des mains des manis de provinces à celles d’agents plus au moins autonomes, anciennement subalternes, suivant un peu le modèle (décrit par Martin) des mafucos des royautés du nord (Loango, Ngoyo, Kakongo)1160. Ces « mafucos » kongos plus autonomes vis-à-vis du pouvoir local auraient gagné en force et droit avec l’explosion du commerce esclavagiste brésilien et la contrebande afro-portugaise à Ambriz dans les années 1820. Cela expliquerait, par exemple, le fait qu’au début du XIXe siècle, le Mossul devînt un acteur secondaire par rapport au « roi » du port. Cela ne veut pas dire que le Mossul cessa de recevoir des bénéfices de ce commerce, ou de s’y engager, mais plutôt qu’il fut politiquement placé en seconde position. L’éclipse du marquis de Mossul et l’autonomisation de ces « mafucos » expliqueraient aussi la volonté des rois du Kongo (d’abord Garcia V, puis André II) de reprendre le port d’Ambriz en imposant leur fils comme agent au nom de la royauté1161.

Un autre acteur de ce conflit était la Grande-Bretagne. Dans les années 1850, ce royaume multiplia les visites dans la région avec ses agents commerciaux, voulant à la fois réprimer la traite illégale et signer des traités de commerce des biens « légitimes » et d’interdiction de celui d’esclaves avec les potentats locaux. Cette même stratégie était utilisée à Ambriz et le long du fleuve Congo.

Par ailleurs, cet enjeu autour du Loge était également central dans la dispute des territoires se trouvant plus au nord, notamment sur les rives du fleuve Congo – région de commerce, légal et illégal, très importante. Or, si les Britanniques arrivaient à imposer leur autorité à Ambriz, ils pouvaient alors l’accès des Portugais à la zone située au sud du Loge et se trouver ainsi dans une position avantageuse pour mener la conquête de la côte kongo (et compris le précieux fleuve Congo).

Le Portugal opta alors pour l’occupation militaire du port d’Ambriz. Le 20 janvier 1855, un arrêté confidentiel fut envoyé de Lisbonne à Luanda ordonnant l’occupation

1159 BA, 54/XIII/32 nº12 ; AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fls. 77-77v. S. (B. ) HERLIN, « Brazil and the Commercialization of Kongo, 1830- 1870 »..., op. cit., p. 270‑273. 1161 BA, 54/XIII/32 nº12 ; AHU, GANG, Correspondência com o reino, cod. 1633, fls. 77-77v. 457 militaire du port et l’établissement d’un « gouverneur à Ambriz », ainsi que l’installation d’une douane et la construction d’une forteresse militaire avec effectif fixe. Pour les Portugais, cette invasion avait également pour objectif de « faciliter l’occupation d’autres points de la côte qui sont ou peuvent devenir importants »1162. Ainsi, aux yeux des Portugais, le contrôle d’Ambriz et l’alliance avec le roi du Kongo devaient leur permettre de conquérir d’abord Ambriz, puis Ambrizette, Kissembu, le fleuve Congo et enfin Cabinda1163.

À cet effet, une troupe fut envoyée : tous les agents du « roi d’Ambriz » furent expulsés des alentours du port, et les villages sous contrôle du chef furent détruits. Sans pouvoir résister à l’avancée portugaise, le patron du port prit la fuite et évacua ses terres, détruisant ses propres arbres fruitiers et potagers, pour que les Portugais ne puissent pas en bénéficier1164.

Le « roi d’Ambriz », du nom de Garcia, envoya une lettre au nouveau gouverneur portugais d’Ambriz, l’assurant qu’il disposait de beaucoup d’ « hommes et de poudre » pour résister à l’invasion des Portugais1165. Le gouverneur lui répondit en lui donnant un jour pour envoyer ses makotas afin de demander « pardon » et de signer un traité de vassalité ; dans le cas contraire, le gouverneur menaçait : « j’irai vous chercher, et assurez-vous que ma visite sera fatale » :

Si ce délai expire sans qu’ils [les macotas] se soient présentés à moi, j’irai les chercher ; mais alors raconter que ma visite sera entièrement fatale. Choisissez : ou des relations amiables, paix perpétuelle, et liberté pour que vos fils viennent ici marchander ; ou la guerre1166.

L’agent refusa, en demandant plus de temps, mais aucune alliance politique ou capitulation n’eut lieu. Bien au contraire, le roi d’Ambriz partit au nord pour continuer son commerce à Kissembu et à Ambrizette, mobilisant les manis de cette région pour contre-attaquer les Portugais. Plusieurs petites attaques et batailles eurent lieu durant ces premières années, notamment contre les Portugais qui circulaient par les chemins à

1162 Arquivos de Angola, 2ª série, vol XII, n. 47 a 50 ; p. 11 a 15 ; BA, 54-XI-7 nº 73 1163 AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 622, Pasta 5a, doc. 4; pasta 594, confidencial 1 1164 Arquivos de Angola, 2ª série, vol XII, n. 47 a 50; p. 11 a 15; BA, 54-XI-7 nº73 1165 Arquivos de Angola, 2ª série, vol XII, n. 47 a 50 , jan/out 1955, p.. 25-26 1166 « Se expirar este prazo, sem que eles se me tenham apresentado, irei eu procurar-vos; mas então contai que a minha visita será inteira fatal. Escolhei : ou relações amigáveis, paz perpétua, e liberdade para os vossos filhos virem aqui comerciar, ou a guerra » : Ibid. 458 proximité. Au mois de juin, des troupes portugaises comptant 500 soldats firent une campagne punitive, détruisant les anciennes terres du Kitengu. Les Portugais envoyèrent d’autres lettres pour demander la reddition totale et la soumission, utilisant là encore des menaces très violentes : « je veux, soit votre soumission, soit l’extermination de votre peuple »1167.

La prise du port d’Ambriz déplut fortement à la Grande-Bretagne. Des commandants et diplomates britanniques écrivirent des lettres de protestation au gouverneur de l’Angola, et des navires de guerre de la Navy s’approchèrent du port en guise de menace. Le Portugal proposa alors aux Britanniques un accord selon lequel le port serait ouvert et de libre accès, les exonérant d’impôt pour un an1168. Au lieu de jouer le jeu des Portugais ou de se disputer avec eux pour le contrôle d’Ambriz, les Britanniques (tout comme les agents commerciaux des États-Unis et du Brésil) concentrèrent leurs activités au nord, à Kissembu, à Ambrizette, sur les rives du fleuve Congo et à Cabinda. Les manis et agents impliqués dans le commerce n’avaient pas les moyens militaires d’expulser les Portugais, et une guerre frontale était encore moins envisageable après la construction de leur fort militaire. Ces chefs pouvaient cependant bloquer les voies de communications et les routes commerciales, en attaquant les caravanes africaines cherchant à accéder à Ambriz, les obligeant à dévier vers le nord, où le commerce continuait avec les autres nations1169.

Le gouverneur de l’Angola écrivit au roi du Kongo, l’informant du « châtiment donné au régulo d’Ambriz » et de l’appropriation portugaise du port. Il demanda l’intervention du roi pour négocier la reddition du mani, répétant la même menace : « L’extermination de son peuple sera complète s’il ne se soumet pas ». Le gouverneur invitait aussi au roi Henrique II à envoyer ses sujets faire du commerce avec les Portugais, demandant notamment de l’ivoire1170. Il écrit aussi au marquis de Mossul, l’invitant à venir participer au commerce. Après les violentes guerres de la fin du XVIIIe siècle, ce marquis était formellement devenu un vassal et allié du Portugal. Devenant un personnage plus discret, mais toujours influent, le marquis de Mossul continuait

1167 Ibid., p. 41. 1168 Ibid., p. 33-34. 1169 « O comércio está parado , porque os indígenas do interior tem medo de virem aqui e serem roubados pela gente do dito régulo ANA, 41 79-81 ; A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 28. 1170 « vai ser completo pelo extermínio de todo o seu povo se este não se submeter » Arquivos de Angola, 2ª série, vol XII, n. 47 a 50 , jan/out 1955, p. 35 459

évidement de participer au commerce de la région, en se faisant passer pour neutre1171. Nous savons toutefois qu’il était toujours engagé dans le front anti-portugais, mais sans le déclarer (jusqu’en 1860, quand l’opposition redevint ouverte). Quoi qu’il en soit, la politique portugaise consistait, d’un côté, à attirer ses « alliés » et vassaux dans le commerce d’Ambriz et, de l’autre, à utiliser la guerre contre le mani Kitengu et d’autres manis de Mbamba, partenaires de ce chef, pour imposer de nouveaux traités de vassalité par une diplomatie de la peur1172.

Henrique II, roi du Kongo, répondit par ses ambassadeurs habituels, dom Domingos et dom Alvaro, félicitant les Portugais pour la conquête d’Ambriz et le châtiment dit « mérité » administré au patron du port. Il se dit finalement disposé à finir avec la traite des esclaves. Dom Henrique demanda un prêtre et des artisans pour rebâtir les églises au plus vite, exigeant ainsi les contreparties promises dans le traité de 1845 pour la « concession » d’Ambriz1173.

Parallèlement, dom Nicolau fut nommé au poste de secrétaire (escriturário) et trésorier du gouvernement d’Ambriz. Ce choix semblait stratégiquement judicieux tant pour les Portugais que pour dom Nicolau qui pouvait trouver ainsi un rôle compatible avec sa place indéfinie, à mi-chemin entre les deux politiques et cultures. Désormais, c’était un fonctionnaire portugais, sur (d’anciennes) terres du Kongo1174. Quand Nicolau partit pour travailler à Ambriz, il avait environ 25 ans. Il était devenu un homme grand, mince et beau, de nature réservée et modeste. Les gens de son entourage voyaient en lui un personnage sympathique, intelligent et agréable – caractéristiques qui faisaient de Nicolau quelqu’un de « très respecté par ses collègues » 1175. Nonobstant, en dépit de son caractère attentif et sympathique envers les autres, son introversion et ses manières très polies dissimulaient ses véritables intentions et opinions, ce qui faisait aussi de lui un homme assez mystérieux. En tant qu’employé public, dom Nicolau était « excessivement soucieux dans la réalisation de ses fonctions ». Ses bons services et ses aptitudes lui

1171 ANA, Códice 240 C-8-3, fls. 120-120v. 1172 Arquivos de Angola, 2ª série, vol XII, n. 47 a 50 , jan/out 1955, p. 107-121 1173 Ibid.., p. 79. 1174 BA, 54-XI-13 nº28 ; A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 67‑70. 1175 « D Nicolau Agua Rosada era um preto alto , de cor retinta, fisionomia simpática, perfeito tipo da raça muxikonga [...] pouco expansivo mas de maneiras afáveis e polidas. Em breve, grangeou as simpatias gerais e, como empregado publico, era excessivamente zeloso no cumprimento de seus deveres »Ibid., p. 67‑68. 460 permirent d’avoir une promotion en 1857, devenant le premier secrétaire d’Ambriz, comptant encore, cependant, avec un mince salaire1176.

Ambriz comptait très peu d’habitants libres, sa population étant majoritairement constituée d’agents du port, de la douane et du gouvernement portugais qui restaient protégés dans la zone sous contrôle militaires. Selon la description du délégué britannique John Monteiro, la petite et précaire « ville d’Ambriz » n’était constituée que d’une rue qui donnait sur la côte, où il avait le port et le fort portugais :

La ville de Ambriz consiste principalement en une rue ou route, à la fin de laquelle se trouve une falaise formant le point sud de la baie. À la fin de cette rue, il y a un petit fort qui fut construit, où se trouvent des baraquements pour les troupes détachées, formant la garnison militaire. Il y a aussi une maison en bois pour le commandant et un projet d’hôpital, également inachevé, bien qu’il ait été construit il y a de nombreuses années. Il n’y a pas un quartier construit pour les officiers, qui vivent de la meilleure façon possible, avec des commerçants ou louent des cabanes de terre et d’herbe1177.

À proximité de l’Ambriz, se trouvaient les comptoirs commerciaux (feitorias) d’entrepreneurs portugais et brésiliens qui avaient progressivement établi des fermes où ils exploitaient le travail esclave dans la production agricole et dans les factoreries commerciales. Par ces installations, les Portugais essayaient en même temps de sécuriser la zone (qui en réalité était assez vulnérable aux attaques extérieures) et les chemins qui donnaient au port. Au nord du fleuve Loge, plus près de Kissembu, il y avait des comptoirs brésiliens, britanniques et nord-américains. Si la compétition commerciale était importante entre les nations, sur place, la coopération entre ces agents de différentes nationalités était courante et même nécessaire pour leur survie et les échanges économiques sur un territoire où ils étaient encore très vulnérables1178.

La population européenne étant peu nombreuse à Ambriz et dans ses environs, cette région n’avait qu’une structure très précaire pour les Européens, avec très peu de

1176 Ibid. ANA, avulsos, caixa 102 Luanda. 1177 « The town of Ambriz consists principally of one long, broad street or road, on the ridge that ends at the cliff or promontory forming the southern point of the bay. At the end of the road a small fort has been built in which are the barracks for the detachment of troops forming the garrison. (…) There is a tumble- down house for the commandant, and an attempt at an hospital, also unfinished, though it has been building for many years. There are no quarters for the officers, who live as best they can with the traders, or hire whatever mud or grass huts they can secure » : Joachim John MONTEIRO, Angola and the River Congo, New York : Macmillan, 1876, p. 85. 1178 BA, 54-XI-13 nº28 461 loisirs et d’activités culturelles. Du fait de la proximité entre Kissembu et Ambriz, les déplacements étaient constants entre les deux points et tous les agents se connaissaient. Ainsi, les Européens présents se rencontraient très régulièrement pour jouer aux cartes, boire et discuter. Malgré son introversion habituelle, Nicolau se joignait parfois à eux. Dans ce cadre, fait de compétition et de coopération entre acteurs de différentes origines, il y avait aussi beaucoup de tensions et de conflits entre les agents eux-mêmes et entre ceux-ci et les pouvoirs de Luanda.

Si Nicolau était bien accueilli par ces étrangers, il en allait tout autrement avec les locaux de la région. Contrairement aux commerçants britanniques, nord-américains et français qui ne lui montraient pas de grande opposition, les agents de l’empire portugais (ou Brésiliens qui étaient parfois encore considérés comme Portugais) étaient inquiets de sa circulation hors des zones fortifiées de la région. Au vu de l’histoire de violences entre le Portugal et les chefferies locales, les Portugais étaient (à juste titre) considérés comme des envahisseurs et non comme des partenaires commerciaux, tel que cela pouvait être le cas pour les Britanniques et les Français1179. Dom Nicolau, étant un prince du Kongo agissant et s’habillant comme un Portugais, et de surcroît travaillant pour les Portugais sur un territoire récemment envahi et occupé, était donc non seulement associé aux Portugais, mais aussi considéré comme un traitre ou un opportuniste par certains.

Il était, certes, très difficile pour les habitants et les chefs de la région de savoir quels étaient les enjeux cachés de la diplomatie entre Mbanza Kongo et Luanda, ainsi que le véritable rôle de dom Henrique II dans l’occupation portugaise. En raison de sa vie auprès des Portugais et de son travail à Ambriz, Nicolau était considéré, aux yeux des locaux, comme le responsable – plutôt que son père, le roi du Kongo – de la remise (ou vente) d’Ambriz aux Portugais. Détester et accuser un roi du Kongo – personnage sacré et historiquement important pour toute la région – était beaucoup plus improbable (même si possible), que haïr et rendre responsable un prince déserteur, qui avait laissé tomber les coutumes de ses ancêtres et sa place dans sa société pour vivre comme un Blanc.

Or, Nicolau était encore bien considéré par les Portugais et leurs alliés, notamment par Alfredo de Sarmento, également fonctionnaire à Ambriz, avec lequel Nicolau avait

1179 ANA, Avulsos, caixa 588 de Luanda ; J.J. MONTEIRO, Angola and the River Congo..., op. cit., p. 88. S. (B. ) HERLIN, « Brazil and the Commercialization of Kongo, 1830- 1870 »..., op. cit., p. 269. 462 un lien très cordial. Cependant, ses relations les plus proches n’étaient pas avec des Portugais, mais avec des Brésiliens et des Britanniques1180.

À Luanda, lors de ces visites régulières, Nicolau trouvait aussi bon accueil chez ces autres étrangers. L’un de ses plus proches amis depuis son installation à Luanda était Saturnino de Souza e Oliveira, consul général de l’empire du Brésil. Les deux hommes firent connaissance à Luanda, quand dom Nicolau tomba malade et eut recours à Saturnino (qui était médecin de formation), qui le soigna gratuitement. Nous ne pouvons pas dire à quel point cette relation était intéressée ou non, étant donné l’important rôle politique des deux personnages dans leur pays respectifs et les intérêts des deux hommes pour le pays de l’autre (comme nous le verrons plus bas). Dans tous les cas, depuis leur rencontre (dont nous ignorons la date exacte), les deux individus nourrissaient une amitié et une confiance mutuelles1181.

Saturnino était à Ambriz (où il rencontra Nicolau) pour peu de temps, car le Brésil avait des intérêts à Ambriz et à Kissembu Les agents brésiliens, auparavant engagés dans la traite légale, opéraient leurs factoreries, où ils négociaient des produits « légitimes » et pratiquaient la traite illégale. L’un de ces riches patrons était Francisco Antônio Flores, grand commerçant de produits « légitimes » et d’esclaves1182. Un autre Brésilien important était Gastão Ferreira, engagé dans l’exploitation métallurgique. D’autres négociants du même type, mais de nationalité britannique, étaient aussi en activité plus au nord, tandis que d’autres encore travaillaient pour des compagnies commerciales, comme John G. Willis, basé à Kissembu, où résidaient aussi des Nord-Américains, comme Mr Magoon. En outre, les agents diplomatiques commerciaux de ces nations basées à Luanda circulaient entre Luanda et Kissembu ou Ambrizette, en passant par Ambriz. L’un de ces personnages était Edmond Gabriel, juge dans la commission mixte luso-britannique, basé à Luanda, puissant agent anti-traite de la Grande-Bretagne. Gabriel entretenait de bonnes relations avec le diplomate brésilien Saturnino, qui l’avait aussi présenté à dom Nicolau1183.

1180 BA : 54-XI-13 nº28, 54/XIII/32 nº14, 54/XIII/32 nº19, et 54/XIII/32 nº 20. 1181 BA, 54/XIII/32 nº 20 1182 J.J. MONTEIRO, Angola and the River Congo..., op. cit., p. 88. ; S. (B. ) HERLIN, « Brazil and the Commercialization of Kongo, 1830- 1870 »..., op. cit., p. 269. 1183 BA : 54-XI-13 nº28, 54/XIII/32 nº14, 54/XIII/32 nº19, et 54/XIII/32 nº 20 ; ANA, Avulsos, caixa 85 Luanda.

463

L’Ambriz portugais était un espace politique, culturel et économique flou, où tout le monde était, d’une façon ou d’une autre, étranger. Ainsi, Nicolau – au vu de ses bonnes relations personnelles et de son succès professionnel – pouvait éventuellement y trouver une certaine sérénité en tant qu’homme sans place.

Cependant, la vie d’employé portugais à Ambriz n’en était pas moins frustrante pour le jeune prince plein d’ambition. Son goût et sa grande aptitude pour les études et la science étaient connus. Il avait (fort probablement) étudié à Coimbra pendant plus d’un an et avait passé quatre ans sous la tutelle des hommes les plus savants de Luanda. Se retrouver alors dans un lieu fraîchement occupé, entouré de degredados portugais et d’esclaves africains, sans aucun accès à la culture, aux livres et à d’autres hommes de science, occupé à des tâches administratives assez limitées, était aussi compliqué pour Nicolau. Qui plus est, son salaire était assez bas, dans « un pays où tout est très cher ». Ce n’était certainement pas là le destin que dom Nicolau envisageait1184.

Ambriz, lieu de résidence de Nicolau, devint encore plus important du point de vue économique avec le projet d’occupation des mines de cuivre du Bembe par les Portugais. Dans les années qui suivirent l’occupation de la zone portuaire, le commerce des Portugais avec les populations locales avait encore du mal à décoller. Si le Portugal pratiquait un négoce – certes assez faible – avec certains alliés et vassaux de la région, ils restaient écartés du commerce de longue distance qui était monopolisé par leurs ennemis en direction de Kissembu, d’Ambrizette et du fleuve Congo1185. Autrement dit, la mise en place de l’infrastructure du port d’Ambriz, coûteuse et laborieuse, n’apportait pas aux Portugais les profits espérés. L’exploitation – attendue depuis si longtemps – des mines de cuivre du Bembe, plus à l’intérieur et non loin de l’Encoge se présentait comme un moyen d’augmenter les profits du gouvernement de l’Angola générés par les frais de péage au port d’Ambriz. Cependant, même avec une structure militaire, les Portugais n’avaient ni le capital ni la technologie pour investir dans l’exploitation. De ce fait, un accord était nécessaire avec certains capitalistes brésiliens opérant à Ambriz et (plus tard) avec les compagnies minières britanniques1186.

1184 Arquivo Histórico do Itamaraty, 238/2/1, transcrit en Frederico A. FERREIRA, O imperador e o príncipe: a participação do governo imperial brasileiro na questão da crise dinástica no reino do Congo », mémoire de maitrise, UFRRJ, Seropédica, 2015, p. 120‑121.

1185 ANA, 41 79-81 ; A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 28. 1186R. PELISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 103. Frederico Antonio FERREIRA, « Investimentos privados de brasileiros na África Portuguesa: o caso da Western Africa Malachite Copper Mines Company », XI Congresso Brasileiro de História Econômica, Vitória, 2015.e 464

Si l’investissement et les techniques étaient partagés, le Portugal était en tête d’un point de vue militaire. De plus, l’administration et la défense du nouveau lieu appartenaient aussi aux Portugais, vu que le Bembe était enclavé dans une région entre les Ndembu et le sud du Kongo, proche du préside de l’Encoge. L’ami de Nicolau et fonctionnaire d’Ambriz, Alfredo de Sarmento, fut choisi pour commander l’opération. Le 27 juin 1856, l’expédition partit de Luanda pour le Bembe1187. Sur le chemin, elle rejoignit d’autres armées africaines qui travaillaient pour les Portugais, parmi lesquelles certains Ndembu qui étaient d’anciens alliés du Portugal dans les violentes guerres de la fin du XVIIIe siècle contre la confédération du Mossul et Nabongongo1188. Les forces d’empacasseiros étaient assez nombreuses. Parmi les commandants africains élevés au rang de colonel, se trouvait le Ndembu Caboco, ancien allié des Portugais, qui avait une excellente réputation militaire dans la région. Ce colonel et ses makotas (conseillers) cheminaient tous vêtus d’uniformes de guerre portugais. Le Caboco de la période était un octogénaire qui, comme ses fils, accumulait les victoires militaires dans la région. Le pouvoir magique des sorts (muxiki) jetés par ce chef était connu dans tous les sertões1189. Au vu de l’âge de ce Ndembu, il n’est pas impossible qu’il fût présent aux côtés des Portugais lors des terribles guerres contre le Mossul et Namboangongo dans les années 1790.

L’expédition traversa les terres du marquis de Mossul et prenait par là le risque de se voir attaquée, dans la mesure où le Mossul était toujours (même si de façon plus indirecte) du côté des opposants et l’un des principaux agents du commerce de Kissembu. Cependant, l’armée traversa ces terres sans difficulté. Arrivant à Ambriz, les troupes furent bien reçues par les habitants (parmi lesquels probablement Nicolau). Un agent britannique du nom de Peter MacCulloc offrit un grand banquet aux commandos de l’armée. L’armée continua son chemin le lendemain, après avoir traversé le Loge, suivant le chemin sur la rive droite de ce grand fleuve. Ils trouvèrent les terres vides, car les habitants les avaient fuies de peur de voir leurs villages saccagés par les Portugais. Mais, selon la formule cynique de Sarmento : « Nos intentions n’avaient pourtant rien d’hostile, nous voulions seulement faire des profits avec l’occupation des mines du Bembe et

1187 A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 1-3. 1188 Voir le chapitre V. 1189 A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 23‑27. 465 l’établissement de factoreries en plusieurs points pour leur rendre le commerce avec les Blancs plus facile »1190.

L’armée traversa ensuite les terres de Mbamba, territoire traditionnellement hostile aux Portugais. Ce moment était cependant autre, et le roi Henrique II avait réussi à imposer son frère comme duc de Mbamba, ce qui permit au secteur Água Rosada/Kivuzi d’imposer son influence sur une partie de la province, neutralisant le secteur Kimpanzu auparavant dominant1191.

Aux alentours des collines du Bembe se trouvaient plusieurs petits marquisats (chefferies) qui, selon Sarmento, payaient à ce moment-là les « coutumes » en cuivre au roi du Kongo. Pour autant, la façon locale d’exploiter ces mines était plutôt artisanale : ils creusaient des puits en petit nombre dans une même zone et en extrayaient les métaux manuellement à l’aide d’outils. Les Mussi-Kongo n’avaient pas l’intention d’exploiter intensivement ces mines, car le commerce était réduit et le cuivre était un bien de luxe important et réservé aux aristocrates. Au XVIIIe siècle, le cuivre était déjà exporté d’Ambriz, mais seulement en tant que produit secondaire. Les Européens avaient en revanche l’idée d’une exploitation très extensive pour une exportation à grande échelle1192. Le site était abandonné et les locaux avaient essayé de remplir les puits avec des pierres et d’autres matériaux pour empêcher le vol du cuivre. Cet effort fut cependant vain face aux machines à vapeur des ingénieurs britanniques, qui permettait de creuser plus rapidement1193.

Le district portugais du Bembe, appelé Pedro V en hommage au roi en place à Lisbonne, fut alors officiellement créé. En 1858, Flores vendit sa participation au négoce du Bembe à une compagnie minière britannique, la Western Africa Malachite Copper mine Company1194. Les Brésiliens restèrent cependant eux aussi actifs dans l’exploitation et le commerce de ces métaux. À l’exception des Portugais, ces capitalistes étaient auparavant de simples acheteurs de métaux (exploités et commercialisés à petite échelle

1190 Ibid., p. 28‑30. 1191 Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859). 1192 A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 40‑43. A. HILTON, The kingdom of Kongo..., op. cit., p. 28‑35. 1193 AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 623, n. 24 ; ANA, Avulsos, caixa 3590 Congo. 1194 J. DIAS et V. ALEXANDRE, O império africano 1825-1890..., op. cit., p. 429‑431. Frederico Antonio FERREIRA, « Investimentos privados de brasileiros na África Portuguesa: o caso da Western Africa Malachite Copper Mines Company », XI Congresso Brasileiro de História Econômica, Vitória, 2015. 466 par les locaux) dans le port d’Ambriz. En s’associant avec l’entreprise coloniale portugaise, ces acteurs britanniques, brésiliens et nord-américains se mirent également à contrôler l’exploitation – à échelle industrielle grâce aux machineries à vapeur – et à commercialiser le cuivre et la malachite. Les Portugais, quant à eux, étaient gagnants, par le biais de la taxation d’environ 10 % sur les produits exportés au port d’Ambriz1195. Ce processus de désappropriation de la production et du commerce des mains des manis locaux du sud du Kongo ne se fit toutefois pas sans résistance.

Cette entreprise avait aussi pour associés indirects certaines autorités bana Kongo influentes, en particulier la kanda de dom Nicolau, de son père, le roi Henrique et ses puissants « oncles » et « cousins » comme le duc de Mbamba et le marquis de Quina. Ces puissants manis exerçaient leur influence sur une vaste région voisine du Bembe au nord. L’un des principaux alliés des Portugais pour la possession du Bembe était le marquis de Catende, mbanza proche du Bembe, cousin de dom Nicolau. Ce mani était un trentenaire ambitieux du nom de Pedro Elelo Lufulu Água Rosada, plus couramment connu comme Catende1196.

Grâce à ces collaborateurs et au retrait des résistants de leurs terres, le capitaine de l’expédition portugaise occupa le Bembe sans grande résistance au départ. Le même Sarmento partit ensuite à Mbanza Kongo pour s’entretenir avec le roi et obtenir son soutien et sa reconnaissance officielles dans cette nouvelle occupation. Sur le chemin, Sarmento rencontra le frère de Nicolau, le prince dom Alvaro, chargé de l’escorter jusqu’à la cour du Kongo. À Mbanza Kongo, les Portugais furent accueillis de manière très solennelle. Le mani Kongo dom Henrique II les reçut vêtu magnifiquement, d’un uniforme de généraux portugais, composé d’un manteau en velours rouge écarlate et d’une couronne en or sur la tête. Ces objets politiques royaux furent, selon Sarmento, des cadeaux offerts par la reine du Portugal. Le fait que le roi y ait été vêtu de l’uniforme militaire portugais était nouveau et symptomatique du nouveau rapport entre les deux pouvoirs1197. Au XVIIe siècle, mais aussi avant, le roi du Kongo s’habillait plutôt avec des vêtements européens de luxe, des manteaux ou capes fines en velours ou en soie venant des traites hollandaise, britannique ou française. Cependant, en commençant à se

1195 J.J. MONTEIRO, Angola and the River Congo..., op. cit., p. 88. S. (B. ) HERLIN, « Brazil and the Commercialization of Kongo, 1830- 1870 »..., op. cit. 1196 Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859). 1197 A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 54‑55. 467 rapprocher diplomatiquement des Kinlaza, et surtout après la chute de la traite et le virage opéré dans la politique portugaise, les rois dépendaient de plus en plus des Portugais pour la réception d’objets politiques royaux1198. Au cours du XIXe siècle (notamment après 1830), les rois et certains manis du Kongo commencèrent à recevoir de luxueux uniformes portugais des hauts gradés, ce qui était une pratique des Ndembu et des sobas vassaux ou politiquement très proches des Portugais. L’utilisation d’uniformes militaires étrangers était en effet une pratique déjà répandue dans l’aristocratie, chez les principaux chefs.

Les uniformes de guerre britanniques et français circulaient dans la région. Les manis plus réputés pouvaient se présenter avec ces uniformes étrangers conjugués à des éléments typiques de l’ostentation politique des bana Kongos. Par exemple, en 1859, dom Alvaro Água Rosada se montra à une réception, vêtu d’une tenue assez exceptionnelle : un uniforme de de la marine mexicaine, avec un chapeau portugais, une écharpe en soie blanche brodée d’argent et, sur la poitrine, une énorme médaille de l’Ordre du Christ, ainsi qu’une plaque en métal avec le symbole des armoiries portugaises1199.

Si l’uniforme de l’armée portugaise – depuis longtemps signe caractéristique des Ndembu assujettis – n’impliquait pas forcement une manifestation de vassalité envers le Portugal, la composition de différents objets d’origines très diverses était un facteur de démonstration de pouvoir des bana Kongos, connectés au monde1200.

Pendant cette audience royale avec Sarmento, les échanges furent assez brefs, se réduisant globalement aux hommages faits au roi du Portugal et la demande des missionnaires. Cette réception officielle était pourtant d’une importance considérable, car il s’agissait d’une commission portugaise qui venait d’occuper des territoires du Kongo.

Cependant, le roi du Kongo refusa de signer tout traité de vassalité, comme cela fut très probablement proposé par Sarmento. Il donna à la place une déclaration sous forme de lettre au roi du Portugal et « aux gens du monde », donnant son accord (et même ses remerciements) aux Portugais pour occuper ses mines de cuivre et exploiter les Mussi-

1198 Voir le chapitre IV. 1199« Trajava farda cor de pinhão com botões amarelos, que nos pareceu ser do uniforme da marinha mexicana, dragonas de subalterno de infantaria, do antigo padrão, com a franja presa, chapéu armado com o laço português e penacho de pita, e pano branco de seda bordado a prata. No peito tinha um placard da Ordem de Cristo, de fio de prata sobre veludo preto, muito usado, e ao pescoço, pendente de fita, uma chapa de metal com as armas reais portuguesas ». Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859). 1200 Sur l’ostentation mondialisée, voir le chapitre II ; sur les objets politiques, voir le chapitre IV. 468

Kongo. En outre, comme alternative plus légère à une déclaration de vassalité, Henrique II se déclara sous l’ « immédiate protection » du roi du Portugal :

J’ai reçu le cadeau généreux que tu m’as envoyé par le biais de sa majesté fidelíssima et je vous affirme que je n’oublierai pas votre dévouement à mon égard et à celui de mes sujets. Ce que tu as fait en employant mes sujets pour retirer le cuivre des mines, est très agréable et m’oblige à répéter ce qu’ont dit de nombreuses fois mes aïeux, je place sous votre protection immédiate de sa majesté fidelíssima, ce que je déclare devant les gens du monde […]1201

Ces actes inédits de subalternisation du roi Henrique II, père de Nicolau, offriraient des avantages considérables aux Portugais, dans les temps à venir.

Néanmoins, dom Henrique II mourut peu de temps après, le 23 janvier 18571202. Comme d’habitude, la mort du roi généra des turbulences importantes et la mobilisation des factions qui se présentaient à sa succession1203. Dom Henrique avait beaucoup souffert de contestations pendant son long règne. De nombreuses guerres éclatèrent à son encontre par divers opposants1204. Si sa kanda avait conquis des postes importants dans le royaume, comme le grand-duc de Mbamba et le marquis de Quina, dom Henrique ne parvint pas (à l’inverse de Garcia V avant lui) à constituer une force assez importante à la cour pour imposer un successeur. Le président du conseil, juge suprême et garant des transitions du royaume, était le mani Vunda, en charge de garder les objets royaux et de l’intronisation du nouveau roi. Cependant, le neveu du roi et « ami » opportuniste des Portugais, le marquis de Catende, s’appropria des objets royaux, les amenant dans sa province1205.

Parallèlement, à Mbanza Kongo, la reine veuve et le duc de Mbamba envoyèrent une lettre à Luanda demandant des prêtres et un certain nombre d’objets pour les obsèques du roi dom Henrique1206. Les conseillers et le duc de Mbamba envoyèrent aussi une lettre

1201« Recebi o generoso presente que me mandastes por parte de sua magestade Fidelíssila e afirmo-vos que não hei de esquecer a vossa dedicação aos meus estados e subditos. O que tendes feito quanto a serem empregados os meus sududitos em tirar o cobre das minas, é muito agradável e me obrigo a repetir o que disseram muitas vezes meux avós, que eu meus estados e suditos, me coloco sob sua imediata proteção de sua magestade fidelíssima, o que juto e declaro diante das gentes do mundo[…] ». A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 65. 1202 ASV, Arch. Nunz. Lisbona, 211 (2), FLS. 66-67V. 1203 Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859). 1204 AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 622, Pasta n. 594, Confidencial I. 1205 Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859). 1206 J. CUVELIER, « Congo »..., op. cit., p. 206. 469 au Bembe portugais formulant la même demande. Le gouverneur ordonna ainsi une expédition qui devait partir du Bembe en direction de Mbanza Kongo, avec deux prêtres et un lieutenant portugais pour accompagner la succession et le couronnement du nouveau roi. De la sorte, les Portugais voulaient bien évidemment s’assurer que le résultat leur fût favorable1207.

Deux candidats se distinguait dans cette querelle pour le trône. Le premier était le marquis de Catende, cousin de dom Nicolau, qui appartenait à la kanda des Água Rosada Kivuzi au centre du Kongo. Catende n’avait que peu de moyens pour s’imposer en tant que roi. Ni le conseil ni le « peuple » ne voyaient en lui un candidat fort1208. Il avait en revanche un important réseau de soutien formé des puissants manis de sa kanda, ceux qui gouvernaient la région centrale du royaume, qui furent installés par le mani Kongo Henrique II pendant son règne. De plus, Catende était malin, opportuniste et bon stratège politique. Il avait volé les insignes royaux et était prêt à obtenir le soutien portugais à n’importe quel prix. Il chercha les Portugais au Bembe, près de ses terres, pour leur assurer sa fidélité, se présentant comme le candidat qui allait donner suite à la politique de dom Henrique, c’est à dire, l’ouverture de ses territoires à Luanda. Le deuxième candidat était dom Alvaro, le marquis de Dongo, connu comme Alvaro Dongo. Ce marquis était issu des terres des Kimpanzu. Il était donc lui aussi de la kanda des Kimpanzu, tout en étant également lié, par héritage, aux Água Rosada de Kibangu1209. Il était apparemment l’arrière-neveu du roi Garcia V (probablement par voie maternelle)1210. Ce jeune prince combatif pouvait compter sur un soutien militaire important, notamment de la part des armées formées d’esclaves et de manis du nord du pays. Dongo était héritier politique des secteurs anti-Portugais desquels nous avons parlé au fil de cette thèse1211. Cette opposition, formée par des milices d’origine esclave – parmi

1207 AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 622, Pasta n. 594, Confidencial I. 1208 Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859). 1209Jean CUVELIER, « Traditions Congolaises »… p. 193‑208. 1210 Le (grand) D. Alvaro Agua Rosada, neveu de Garcia V déclara que Dongo était son neveu. Il faut faire attention au fait, qu’à ce moment, il y avait (au moins) trois différents Alvaros (comme il y a une multitude des Pedros et Antonios)1-le grand D. Alvaro Agua Rosada, neveu de D. Garcia V de la branche d’Agua Rosada de Kibangu ; 2-le (petit) D. Alvaro Agua Rosada, fils de D. Henrique et frère de D. Nicolau de la kanda de Kivuzi (mixte d’Agua Rosada et Kinlaza) et 3-D. Alvaro Dongo, de Kimpanzu apparenté (plus distant) aux Agua Rosada de Kibangu. Cette multitude de princes portant le nom Alvaro ont confondu certains chercheurs, générant des confusions dans l’analyse de cette succession. Certains ont confondu les deux Alvaros Agua Rosada. D’autres, ont confondu le petit Alvaro AR avec Alvaro Dongo, concluant que Dongo était cousin de Catende et frère de Nicolau: F.A. FERREIRA, O imperador e o príncipe.., op. cit., p. 138. 1211 Voir les chapitres V et VI. 470 lesquelles 300 descendants d’esclaves de l’Église, plus au moins autonomes – et de manis du nord et du nord-est du Kongo, était déjà active contre dom Henrique. Elle grossit probablement avec le consentement opportuniste de ce roi pour l’avancée des Portugais sur le territoire kongo. De plus, Dongo avait un pouvoir économique considérable, distribuant aux alliés nombre de pièces de tissus provenant des routes commerciales du nord, reliées au fleuve Congo. Ainsi, nous nous trouvons encore une fois face à un fort éclatement en raison d’une politique pro-Portugais opportuniste, au nom d’une kanda désireuse de monopoliser le pouvoir. Le conseil royal était du côté de dom Alvaro Dongo, soit pour son grand pouvoir militaire, soit par conscience du risque de la perte de souveraineté du Kongo que représentait Catende1212.

Si Alvaro Dongo y fit face de façon frontale, Catende opta pour l’autre extrême. Profitant du fait que les Portugais voulaient conserver leur influence sur Mbanza Kongo pour le soutien royal de leur occupation du Bembe et d’Ambriz, Catende rendit une nouvelle fois visite aux Portugais du Bembe pour leur offrir sa vassalité en échange de leur soutien militaire.

Alvaro Dongo, quant à lui, rendit visite personnellement aux Portugais et aux prêtres, lors de leur présence à Mbanza Kongo pour les funérailles du roi. Dongo avait entre 20 et 25 ans, était de taille moyenne, avec un regard très vif et les deux dents de devant limées en forme de pointe, ce qui lui donnait une apparence intimidante. Assis sur sa chaise, il refusa de boire le vin de palme offert par les Portugais. Pieds nus sur un tapis, entouré d’hommes armés, Dongo déclara au lieutenant Zacharias être au courant que les Portugais étaient partisans de son rival, mais que la succession du pouvoir lui revenait, car il avait les voix des « plus grands chefs d’État » et le soutien du peuple :

Il ajouta qu’il savait bien que nous étions plus en faveur de son compétiteur à la succession du royaume, et que c’est pour cela que nous allions là-bas, mais que cette succession ne lui appartenait qu’à lui, et qu’il comptait sur les votes des grands de l’état et de tout le peuple1213.

1212 Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859). 1213 « Acrescentou que bem sabia que nós éramos mais do partido daquele seu competidor na sucessão do reino, e que por isso ali íamos, mas que esta sucessão só a ele pertencia, e contava com os votos dos grandes do estado e de todo o povo ». Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859) disponibilisé em ligne par Arlindo Correia, Extracto de um relatório do chefe do concelho de D. Pedro 5.º, o tenente Zacharias da Silva Cruz, sobre a sua viagem a S. Salvador do Congo; p. 8 , sur: http://arlindo-correia.com/020907.html (dernière consultation avril 2019) 471

Cette coalition en soutien à Dongo comptait certains chefs engagés dans le commerce le long du fleuve Congo et des ennemis des Portugais délogés du commerce d’Ambriz ou perdant considérablement avec l’avancée des Portugais sur le territoire. Le duc de Mbamba, pourtant allié de Catende, avoua à Zacharias que dom Alvaro était son favori et un candidat plus puissant que son frère. La branche des Água Rosada de Kibangu, représentée par dom Antônio et l’(aîné) Alvaro Água Rosada, semblait avoir adopter une position plus neutre, déclarant toutefois que les forces militaires d’Alvaro Dongo étaient largement supérieures1214.

Les funérailles du roi eurent lieu, mais l’élection du nouveau monarque fut reportée, car le conseil ne pouvait pas se réunir dans les prochains mois. Les Portugais quittèrent la cour et rentrèrent à Bembe, où ils attendaient la suite des évènements avec appréhension1215.

Dom Nicolau, avec ses collègues et amis (portugais, britanniques, brésiliens, etc.), étaient aussi attentifs à la succession à venir. Les affrontements politiques internes au Kongo représentait également des conflits politiques et économiques globaux dans lesquels ces acteurs étaient impliqués. N’oublions pas que, du côté européen, ce n’était pas seulement le commerce d’Ambriz, de Kissembu et d’Ambrizette qui était en jeu, mais aussi le très fructueux commerce du fleuve Congo1216. D’un côté, on trouvait un groupe plus souverainiste, constitué de manis liés au libre commerce sur la côte. De l’autre, des manis alimentaient leur pouvoir des faveurs des Portugais, auxquels ils étaient prêts à ouvrir leur territoire et même à offrir leur vassalité en contrepartie de leur maintien au pouvoir. Il est difficile de dire si dom Nicolau était du côté des Portugais et de son cousin Catende ou si, comme ses amis britanniques et brésiliens (qui ne voulaient pas trop d’influence portugaise au Kongo), il trouvait plus intéressant que le Kongo gardât un roi souverain et résistant aux ingérences portugaises1217.

Comme prévu, entre la fin 1858 et le début 1859, dom Alvaro Dongo fut élu par le conseil et occupa très vite la cour de Mbanza Kongo avec sa puissante force militaire.

1214 Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859) 1215 Ibid.. 1216 ANA, Avulsos, caixa 1334 de Cabinda. 1217 ANA, Avulsos, caixa 3590 Congo.

472

Cependant, ni les Portugais ni Catende acceptèrent cette élection. Au mois de décembre 1858 (nous ne savons pas si cela fut avant ou après l’élection à Mbanza Kongo), le gouverneur envoya un ordre au lieutenant Zacharias au Bembe, avec des troupes supplémentaires, pour qu’il intervienne directement en faveur de Catende. Les Portugais leur offrirent alors des effectifs militaires « formant une force suffisante pour une expédition sortant du Bembe pour la prise de Mbanza Kongo » 1218.

Ainsi, vers la fin du mois de juillet 1859, une petite armée portugaise commandée par Zacharias partit du Bembe avec le nouveau chef de ce site, Joaquim Gusmão. Cette armée portugaise rejoignit sur le chemin les forces de Catende et d’autres manis alliés, tels que le duc de Mbamba et le duc de Quina. Des prêtres accompagnèrent l’expédition dans l’intention de vaincre les forces du roi Alvaro Dongo afin d’occuper Mbanza Kongo pour couronner Catende. Cependant, sur le point d’arriver à Mbanza Kongo, les dirigeants de l’expédition jugèrent que les forces militaires dont ils disposaient étaient insuffisantes pour faire face aux armées du roi Alvaro. Ils dévièrent alors en direction de Mbanza Putu, cité assez proche, gouvernée par un cousin de Catende1219.

Dans un geste assez étonnant et farfelu, la coalition des Água Rosada et des Portugais décida de couronner le marquis de Catende roi du Kongo (sous le nom de Pedro V) dans cette mbanza. Or, quel crédit pouvait avoir un couronnement fait à l’extérieur de la cour et conduit par des Portugais, sans aucune élection ni l’intronisation du l’élu par le mani Vunda ? Sans oublier qu’un roi légitimement élu gouvernait dans la cour ?

La précipitation et l’absurdité de ce couronnement s’expliquent par l’événement qui s’ensuivit : un traité de vassalité fut signé par le nouveau « roi » du Kongo. Le document atteste à la fois de l’« éloge » du roi Pedro V par « le peuple » et « les nobles présents » et de la reconnaissance officielle de la vassalité du Kongo envers le roi du Portugal :

Le peuple procéda à l’acte solennelle d’acclamation et de couronnement du nouveau roi du Congo, dans la personne dudit Marquis de Catende Dom Pedro, qui après avoir été proclamé roi du Congo par le peuple et les fidalgos présents, le fut par les révérends curés Joze Agostinho Ferreira et Jozé Maria de Moraes Gavião. Le roi fut couronné avec les formalités religieuses du style de ce royaume ; et par la même occasion, ledit nouveau roi

1218 ANA, Códice 115 Ofícios para Angola B-4-4, fls. 46-48 ; et AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 625, n. 227 ; ANA, Avulsos, caixas 2041 et 3590 du Congo. 1219 Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859). 473

prêta serment de vénération et d’hommage à Sa Majesté le Roi du Portugal, le Seigneur Dom Pedro Quinto |…]1220.

Cette déclaration de vassalité – inédite au cours des quatre siècles de relations entre les deux couronnes – fut signée par quelques autorités : du côté du Kongo, le duc de Mbamba, le frère de la reine veuve et d’autres qui appartenaient à la même kanda que le prétendu « roi » :

Moi, Miguel Correia de Freitas qui a servi de Secrétaire qui l’ai écrit et signé. Dom Pedro Quinto roi de Congo. Zacharias de Silva Cruz, capitaine chef. Joaquim Militão de Gusmão, capitaine. Jozé Maria de Moraes Gavião, prelat du Bembe. Jozé Agostinho Ferreira, curé de Ambriz. Francisco Mendes dos Santos, lieutenant. Dom Álvaro, Duque de Bamba. Dom Álvaro de Agua Rozada, prince de Banza à Putu. Dom António, frère de la reine veuve. Dom Álvaro Bubuzi, premier secrétaire. Dom Garcia de Agua Rozada, second secrétaire. Dom Jozé Pedro, sécreatire (escrião) de l’État. De Dom António Bondiongo, Soba de Secunda, une croix. De Dom João, soba de Luintinu, une croix. De Dom João, soba de Sambú, une croix. De Dom Álvaro Panzu, soba de Luintinu, une croix. Miguel Correia de Freitas1221.

Certes, certains de ces chefs étaient puissants et influents, mais la majorité des témoins appartenait à la kanda de Catende. Si le document se voulait légitime, « suivant les formalités religieuses dans le style du pays » –, la reconnaissance de la vassalité n’était pas soutenue par le conseil royal. En d’autres termes, il s’agissait bien évidemment d’une mascarade pour installer un roi « fantoche ».

Mais, pour ce faire, la simulation d’un couronnement était insuffisante ; il fallait aussi avoir des forces pour l’installer à la cour sacrée de Mbanza Kongo et battre Dongo.

1220 « o povo se procedeu ao solemne acta de acclamação e coroação do novo rei do Congo, na pessoa do mencionado Marquez de Catendi Dom Pedro, o qual depois de ser pelo povo e fidalgos presentes, proclamado e reconhecido rei de Congo foi pelos reverendos parochos Joze Agostinho Ferreira e Jozé Maria de Moraes Gavião coroado com as formalidades religiozas de estylo n’este reino; e na mesma occasião prestou o dito novo rei o juramento de preito e homenagem a Sua Magestade el Rei de Portugal o senhor Dom Pedro Quinto(….). »BA, 54-XI-2 nº52 1221« Eu, Miguel Correia de Freitas que servi de Secretario o escrevi e assignei. Dom Pedro Quinto rei de Congo. Zacharias de Silva Cruz, capitão, chefe. Joaquim Militão de Gusmão, capitão. Jozé Maria de Moraes Gavião, parocho de Bembe. Jozé Agostinho Ferreira, parocho de Ambriz. Francisco Mendes dos Santos, alferes. Dom Álvaro, Duque de Bamba. Dom Álvaro de Agua Rozada, príncipe de Banza a Putu. Dom António, irmão da Rainha viúva. Dom Álvaro Bubuzi, primeiro secretario. Dom Garcia de Agua Rozada, segundo secretario. Dom Jozé Pedro, escrivão do Estado. De Dom António Bondiongo, Soba de Secunda, uma cruz. De Dom João, soba de Luintinu, uma cruz. De Dom João, soba de Sambú, uma cruz. De Dom Álvaro Panzu, soba de Luintinu, uma cruz. Miguel Correia de Freitas » : BA, 54-XI-2 nº52 474

Une deuxième expédition militaire fut alors préparée par Zacharias et Gusmão, cette fois avec 100 soldats portugais. Mais la réaction des opposants au faux couronnement de Catende fut explosive : ils se réunirent pour faire face aux Água Rosada/Kivuzi-portugais qui étaient à la cour. De la sorte, le roi Alvaro élargit sa coalition anti-portugaise. Les chefs et peuples délogés des régions d’Ambriz et du Bembe, mais aussi d’autres acteurs puissants et bien armés grâce à leur participation au commerce, s’engagèrent dans la résistance anti-portugaise, en faveur du roi légitime. L’armée portugaise, quasi massacrée sur le chemin de Mbanza Kongo, retourna donc au Bembe1222.

Le gouverneur de l’Angola insista auprès de Gusmão pour qu’il réorganisât ses forces afin d’attaquer à nouveau Mbanza Kongo et prendre la ville. Gusmão, qui avait reculé à deux reprises de la confrontation avec Alvaro Dongo, se retrouva sans issue et fut obligé de suivre les ordres de son gouverneur. Après avoir rassemblé une force un peu plus puissante que la précédente, il partit donc pour une nouvelle expédition. Arrivant à Mbanza Kongo, la bataille lui donna pourtant raison. Les forces du Dongo, nombreuses et puissantes, écrasèrent les Portugais. Plusieurs Portugais furent tués et les armées africaines firent marche en arrière dans la panique. Un massacre eut alors lieu : le commandant de la troupe de Gusmão fut tué et décapité sur le champ de bataille. De nombreuses années après cette bataille, des rumeurs circulaient, encore, selon lesquelles Alvaro Dongo (mort de causes naturelles en 1875) avait gardé le crâne du commandant portugais Gusmão comme trophée, dans lequel il buvait son vin de palme1223.

Mbanza Kongo n’était pas le seul point de bataille dans cette guerre, qui était un mélange de guerre civile et d’invasion portugaise. Si, jusque-là, la circulation entre Ambriz et le Bembe avait été possible et plus ou moins calme, l’instauration de la guerre civile changea la donne. Plusieurs attaques furent menées contre les caravanes qui transportaient le cuivre du Bembe à Ambriz. Le préside fortifié de l’Encoge fut assiégé et quasiment détruit. En même temps, la mbanza de Kibala – point stratégique pour l’approvisionnement des caravanes et le contrôle du chemin, qui avait été dominé par les Portugais en 1856 – fut attaquée et occupée par les alliés du Dongo. Le comptoir voisin du grand commerçant brésilien Francisco Monteiro Flores fut complètement détruit et ses esclaves tués. Une force militaire partit du Bembe pour essayer de sauver la mbanza et la

1222 Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859). 1223 Arlindo CORREIA, « A decadência final do Reino do Congo »., p. 8 ; R. PÉLISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 103. 475 propriété du riche patron, mais rencontra une puissante armée d’attaque et, après avoir perdu de nombreux soldats, prit la fuite pour Ambriz. L’armée attaquante continua de chasser les troupes portugaises alors en route pour l’Ambriz. Lors de la traversée du fleuve Loge, alors tout près de son point de refuge, l’armée portugaise trouva le niveau du fleuve trop élevé (en raison des pluies) pour pouvoir le traverser. Leurs munitions épuisées, coincés par le fleuve, voyant l’armée ennemie approcher, la troupe portugaise se jeta dans le fleuve en criant « salve-se quem puder » (« sauvez-vous ! »). Le chef d’Ambriz, entendant des tirs au loin, n’eut pas l’audace (les critiques portugaises de l’époque le qualifiant de « pusillanime et lâche », « pulsilanime e covarde ») d’aller porter secours à ses compatriotes. Résultat : 150 morts (parmi les Portugais et leurs alliés africains), noyés ou dévorés par les crocodiles1224.

8.5. Protestation de dom Nicolau contre la dépendance du Kongo envers le Portugal (1858-1860)

Les derniers mois de l’année 1859, Nicolau n’était (probablement) pas à Ambriz pour témoigner des dégâts de cette guerre dans laquelle s’étaient affrontés son pays de naissance et l’empire pour lequel il travaillait. Il était à Luanda1225. C’est alors que, encore à Ambriz ou déjà à Luanda, Nicolau apprit le « couronnement » de son cousin Catende et la signature du traité de vassalité avec le Portugal. À la suite de cet événement, il passa plus d’un mois à Luanda, où il voyait très régulièrement son ami consul du Brésil. Avec celui-ci, dom Nicolau discuta de cette étonnante nouvelle. Dans un acte surprenant, Nicolau décida de contester publiquement la validité de la mise en vassalité du Kongo par le Portugal. Il rédigea deux lettres (les deux signées du 26 septembre) de contestation, l’une destinée au roi du Portugal1226, l’autre destinée à être publiée1227.

À Luanda et à Ambriz, la surprise fut générale quand l’un des principaux journaux de Lisbonne, le Jornal do Comércio, publia la lettre signée par le prince dom Nicolau contestant la déclaration de vassalité du roi du Kongo. La publication présentait d’abord une transcription du document signé à Mbanza Putu le 7 août de la même année et

1224 AHU, DGU, correspondências dos governadores de Angola, cx. 628, n. 9 1225 BA, 54-XI-1 nº50 1226 BA, 54-XI-2 nº52 1227 Ibid. 476 exposait ensuite le texte avec les arguments du prince qui expliquait pour quelle raison il contestait cette déclaration1228. Nicolau argumenta que cet acte « signé par mon cousin et co-frère marquis de Catende » constituait une « infraction de l’indépendance nationale, reconnue par l’histoire, par le propre gouvernement de SMF [Sua Magestade Fidelíssima, le roi du Portugal] et par tous ses délégués dans cette province ». Le prince écrivit :

Important cette diligence, par le serment de vénération et d’homme qu’il se dit voir prêté par le Marquis de Catende, mon cousin co-frère, en qualité de roi du Congo, au roi du Portugal, [Il s’agit d’] une infraction de l’indépendance nationale, d’ailleurs reconnue par l’histoire et par le gouvernement lui-même de S.M.F [du Portugal] et par tous ses délégués dans cette province, dans divers documents officiels, dont certains ont été publiés dans le même bulletin officiel, comme, par exemple, la lettre de l’ex- gouverneur-général, vicomte de Pinheiro, au n.º 423, du 5 Novembre 1853, à feu le roi don Henrique II, mon père1229.

Ensuite, Nicolau contesta la capacité de son cousin et de ses conseillers à lire et à déchiffrer le portugais, soit à comprendre le contenu du traité qu’ils avaient signé. Il se déclara la seule personne du royaume du Kongo suffisamment instruite pour comprendre un tel document. « C’est alors mon devoir de protester contre cette déclaration de sujétion de ce royaume au Portugal […]. Il s’agit d’un abus du manque d’instruction du peuple du Kongo » : Et le royaume du Congo ne possédant aucune autre personne avec toute l’instruction nécessaire pour faire une [pareille] déclaration publique et solennelle à ce sujet, sinon moi qui suis l’un de ces princes. Il est donc de mon de devoir, en tant que tel, de protester, comme protestation, contre la diligence en question, à la partie qui assujettie celui-ci au royaume du Portugal. 2.º Parce que El-rei du Congo, don Pedro VI, et non V, comme le dit l’acte, tout comme le duc de Bamba, le Prince de Banza a Putu et le frère de la reine veuve, où tous sont référez dans l’acte en question, comme sachant lire et écrire, ignorent complètement non seulement ces deux choses, mais aussi la langue portugaise, étant donc fausse la déclaration selon laquelle ce même acte aurait été signés par eux ;

1228 Ibid. 1229 « Importando este auto, pelo juramento de preito e homenagem que se diz prestado pelo Marquez de Catendi, meu primo co-irmão, na qualidade de rei do Congo, ao rei de Portugal, uma infracção da independência nacional, aliaz reconhecida pela historia e pelo próprio governo de S.M.F. e por todos os seus delegados n’esta província, em diversos documentos officiaes, alguns dos quaes têm sido publicados no mesmo boletim official, como, por exemplo, a carta do ex-governador-geral, visconde do Pinheiro, no n.º 423, de 5 de Novembro de 1853, ao fallecido rei D. Henrique II, meu pae ». BA, 54-XI-2 nº52 477

3.º Parce que les secrétaires et ledit secrétaire (escrivão) de l’État comprennent tellement mal la langue portugaise, qu’ils ont pris la phrase de serment de vénération et d’hommage pour une rectification de l’alliance et de l’amitié, et que par conséquent, les deux premiers, sont les seuls qui ont écrit, et bien mal, leurs noms (parce que le dernier, bien qu’il ait été qualifié en tant que secrétaire de l’État, ne sait pourtant pas écrire), et signé ce document, s’ils l’ont effectivement signé. En outre, je proteste dès à présent contre tous et n’importe quels actes qui seraient en train d’être pratiqués ou se pratiqueraient dans le futur, dans le royaume du Congo, en conséquence de ce à quoi je fais référence plus haut, par abus du manque d’instruction du roi et du peuple1230.

Il conclut que le roi du Kongo était un ami et fidèle allié du roi du Portugal, et non son vassal : « mon cousin ne demanda que l’aide militaire du gouverneur général de cette province pour le trône qu’il disputait ». Si dom Nicolau remettait en question le traité de vassalité, il ne mettait pas en cause la légitimité de son cousin en tant que roi, mais, au contraire, celle d’Alvaro Dongo, « qui n’est même pas descendant d’une famille royale » :

Parce que S.M El-rei catholique du Congo, et ami et fiel allié, mais non lui devant obédience, vassal de votre majesté fidèle El- rei du Portugal, et qu’en cette qualité ledit mon cousin a demandé au gouvernement général de cette province un soutien de la force militaire, qui s’y trouve, pour monter sur le trône qu’il vous disputait ou concoure encore [contre] un compétiteur [don Alvaro Dongo] non-descendant de la famille royale1231.

1230« E não possuindo o reino do Congo pessoa alguma com tanta instrucção, quanta é precisa para fazer um publica e solemne declaração a este respeito, senão eu que sou um de seus príncipes; É de meu dever, como tal, protestar, como protesto, contra o referido auto, na parte que sujeita o mesmo reino ao de Portugal: 2.º Porque El-rei do Congo, D. Pedro VI, e não V, como diz o auto, bem como o duque de Bamba, o príncipe de Banza a Putu e o irmão da rainha viúva, que todos se dão no referido auto como sabendo ler e escrever, ignoram completamente não só ambas as coisas, mas também a língua portugueza, sendo, portanto, falsa a declaração que o mesmo auto está por elles assignado; 3.º Porque os secretários e o chamado escrivão do Estado comprehendem tão mal o idioma portuguez, que tomaram a phrase juramento de preito e homenagem por rectificação de aliança e amizade, tendo, por conseguinte, os dois primeiros, os únicos que escrevem e bem mal os seus nomes (porque o último, com quanto tenha sido classificado de escrivão do Estado, não sabe comtudo escrever), assignado tal auto, se é que o assignaram – tão de cruz como os sobas de Secueda, de Quinpeci, de Quintinu e de Samba. Outrosim protesto desde já contra todos e quaesquer actos que se estiverem praticando, ou se praticarem de futuro, no reino do Congo, em seguimento ao que acima me refiro, por abuso da falta de instrucção do respectivo rei e do povo » : Ibid. 1231 « Porque S.M. El-rei catholico do Congo, e amigo e fiel alliado, mas não vassalo, de S.M.F. El-rei de Portugal, para que lhe deva obediência, sendo n’aquella qualidade que o dito meu primo pediu ao governo geral d’esta província o auxílio da força militar, que ali se acha, para subir ao throno que lhe disputava ou ainda disputa um competidor não descendente da família real ». Ibid. 478

Il est impossible de savoir si ce fut de sa propre initiative, sous l’influence de son ami brésilien, ou pour ces deux raisons ; s’étant aussi longuement entretenu sur le sujet avec l’officier britannique à Luanda. Nous savons qu’après avoir rédigé les brouillons des lettres, le prince les avait partagés avec ses deux amis, le Britannique Edmond Gabriel et le Brésilien Saturnino de Souza. Bien évidemment, les deux avaient beaucoup d’intérêt pour cette question, dans la mesure où la reconnaissance officielle de vassalité par un supposé « roi » du Kongo pouvait signifier une défaite géopolitique et commerciale pour leur pays1232.

Cet acte radical de contestation de la part de dom Nicolau, faisant directement face au gouvernement de l’Angola et à l’empire portugais, fut analysé différemment par deux travaux parus en 1968 et 1969. Le premier est un article de Wheeler et le second une réponse de Bontinck au premier article. Pour Wheeler, la protestation de dom Nicolau fut emblématique, car il s’agirait du premier cas de protestation anticolonialiste, un antécédant du nationalisme angolais. Pour l’auteur, la principale motivation du prince était son sens des responsabilités en tant que natif du Kongo dans la défense des intérêts « de son peuple ». Cet acte partirait aussi d’une condition délicate d’« assimilé » à l’intérieur de l’empire portugais dans un contexte de début de colonialisme. Il aurait alors eu une perspective privilégiée du processus colonial naissant qui retirait au Kongo, et à d’autres sociétés, le droit à sa souveraineté au nom d’un projet colonial1233.

Cette interprétation a été fermement critiquée par Bontinck qui y a vu une « mythification » et refusait de voir l’acte de dom Nicolau comme proto-nationaliste et anticolonial. Bontinck, qui a consulté un plus grand nombre de sources, critique Wheeler qui, enthousiasmé par le contexte des luttes pour l’indépendance et des nationalismes naissants en Afrique, aurait « regardé le passé à travers les lunettes du présent ». Bontinck reprend un argument courant dans les sources portugaises, selon lequel cette lettre n’aurait pas été conçue et écrite par dom Nicolau. Le prince aurait été instrumentalisé par les intérêts britanniques et brésiliens des agents Gabriel et Saturnino. Bontinck minimise toutefois le rôle de Saturnino en attribuant le rôle de principal protagoniste à Gabriel et à la Grande-Bretagne. Ainsi, au lieu de faire preuve d’une volonté et d’un projet propres,

1232 Ibid. 1233 Douglas L. WHEELER, « Nineteenth-Century African Protest in Angola: Prince Nicolas of Kongo (1830?-1860) », African Historical Studies, 1-1, 1968, p. 40‑59. 479 pour Bontinck, Nicolau n’aurait été qu’« un instrument assez naïf utilisé par l’Anglais Gabriel dans la rivalité opposant deux puissances également coloniales »1234.

De notre point de vue, les deux auteurs ont en partie raison. Cependant, ils font l’erreur de présenter leurs arguments de manière binaire, en les plaçant à deux extrémités et en donnant ainsi des interprétations simplificatrices. Wheeler nous semble avoir raison lorsqu’il avance que Nicolau était un observateur privilégié, car il était l’un des premiers assimilados du colonialisme portugais naissant et de ses conséquences pour les « alliés historiques » comme le royaume du Kongo. Nicolau put effectivement observer la transition colonialiste, raciste et dominatrice de ce début du XIXe siècle. Il put aussi saisir la différence par rapport à un temps plus reculé, lorsque la logique animant les relations entre les empires européens et les royautés africaines était bien plus équilibrée. En ces temps précoloniaux, les rapports entre empires européens, États et chefferies africaines étaient plutôt basés sur les échanges commerciaux et religieux. Nous croyons cependant que Wheeler fait erreur en interprétant le discours de dom Nicolau comme un sacrifice pour la « défense de son peuple » – nous allons aussitôt voir pourquoi.

Bontinck, pour sa part, reconnaît à juste titre l’influence des intérêts d’acteurs externes à l’espace portugais, sortant ainsi du rapport binaire – qui, en plus d’être simplificateur, est anachronique – entre le Portugal (colonisateur) et le Kongo (colonisé). Cependant, il introduit un biais d’interprétation, similaire à celui qu’il impute à Wheeler. Il ignore le rôle du Brésil, préférant se focaliser sur les seuls intérêts britanniques. Mais, à notre sens, Bontinck fait une omission plus grave, celle d’ignorer les rôles et les intérêts potentiels de dom Nicolau dans cette histoire.

Si le prince fut effectivement instrumentalisé par un projet britannique et/ou brésiliens, reste à savoir quels étaient ses propres intérêts. S’il se laissa manipuler, pourquoi fit-il ce choix et comment manipula-t-il lui aussi les autres acteurs pour mettre en place son propre projet ? Et enfin, quel était finalement ce projet ?

Les réponses à ces deux questions se trouvent, à notre avis, dans une troisième lettre, celle envoyée à l’empereur du Brésil, à laquelle aucun des deux auteurs n’a eu accès. L’analyse de ce document – et bien évidement la suite des événements – nous permet de trouver des indices pour comprendre les agissements du prince. Cette lettre, qui se trouve dans les archives brésiliennes, n’est pas une lettre de protestation. Elle ne

1234 F. BONTINCK, « Notes Complement Aires sur dom Nicolau Agua Rosada e Sardonia »..., op. cit. 480 dit rien sur le contexte politique du Kongo, ni sur la vassalité de ce dernier envers le Portugal. Il ne s’agit pas non plus d’une lettre politique dans laquelle Nicolau parle au nom de son royaume ou de son peuple. Au contraire, cette lettre est très personnelle, dom Nicolau parle de soi, de sa trajectoire, de ses qualifications, de ses ambitions et de ses objectifs. Le texte est assez long et contient plusieurs éléments collatéraux à l’argument de ce chapitre (que nous avons d’ailleurs l’intention de développer dans des études à venir)1235.

L’objectif de cette correspondance est très clair : le prince demandait à dom Pedro II du Brésil de bien vouloir l’accueillir. Nicolau souhaitait quitter l’Angola et partir vivre au Brésil pour poursuivre ses études. À cet effet, il demanda à l’empereur de l’accueillir dans l’armée brésilienne pour suivre : « un cours complet d’études militaires ou quelque autre carrière scientifique par laquelle je puisse rendre service au trône brésilien » :

Mu par cette pensée, j’ai décidé de recourir à Votre Majesté Impériale pour vous demander la grâce de me permettre de partir dans cet empire afin de m’enrôler dans l’armée de Votre Majesté Impériale, pour suivre ensuite le cours complet des études militaires, ou n’importe quelle autre carrière scientifique par le biais de laquelle je puisse prêter de précieux service au trône brésilien1236.

Il s’agit donc de ce que l’on appellerait aujourd’hui (en France) une « lettre de motivation ». Dans le texte, il présente d’abord ses qualifications, sa connaissance approfondie des langues portugaise et française, ainsi que son savoir en science et en lettres. Il explique ensuite ses motivations personnelles pour quitter son pays : la faible reconnaissance du gouvernement envers sa personne royale, le bas salaire qu’il perçoit, la précarité des conditions de vie, le manque d’accès à l’instruction à Ambriz, etc. Il mentionne ensuite sa valeur en tant que « prince d’un ancien royaume africain » et sa reconnaissance envers la reine du Portugal dona Maria II (la sœur de l’empereur du Brésil) pour sa réception à Lisbonne en 1845. Il expose finalement les avantages que sa

1235 AHI, 238/2/1 (08/09/1859) 1236« Movido por este pensamento resolvi-me a recorrer a Vossa Majestade Imperial pedindo-lhe a graça de permitir-me que eu parta para esse império a alistar-me no exército de Vossa Majestade Imperial, seguindo depois o curso completo dos estudos militares, ou qualquer outra carreira cientifica por meio da qual eu possa prestar valiosos serviços ao trono brasileiro » : ibid. 481 présence dans le nouvel empire pouvait offrir au Brésil, notamment un renforcement des relations commerciales entre le Brésil et le royaume du Kongo1237.

Il est important d’observer que cette lettre adressée à l’empereur du Brésil fut écrite le 27 août 1859, soit à peine vingt jours après la signature du traité de vassalité à Mbanza Putu et près d’un mois avant la publication du traité dans le Boletin oficial de Luanda et de sa lettre de protestation. Étant donné le niveau de complexité et la qualité de rédaction de la lettre, nous pouvons inférer que dom Nicolau y avait longuement réfléchi. Il avait certainement discuté longuement de ses projets avec son ami Saturnino. Celui-ci, dans les explications qu’il donna presqu’un an après les évènements se dit même « manipulé » par dom Nicolau, qui l’aurait utilisé à des fins personnelles1238. Autrement dit, ce projet d’immigration au Brésil précédait largement la signature du traité de vassalité par son cousin Catende, ainsi que l’écriture de sa lettre de contestation.

Tout cela nous amène à conclure que l’intérêt premier de dom Nicolau était de quitter l’Angola, non pas pour rentrer dans son pays, mais pour une nouvelle destination qui lui offrait de nouvelles possibilités. Les éléments apportés dans la lettre envoyée à l’empereur nous semblent assez réalistes La trajectoire exceptionnelle du jeune prince l’avait effectivement amené à une impasse, tel qu’il l’affirma à l’empereur. Il avoua à dom Pedro II que, quand il partit en mission pour représenter son père à la cour portugaise, il fut reçu avec un immense respect, ce qui lui donna une idée de sa valeur comme prince, puis comme étudiant. Cette reconnaissance ne lui fut en revanche pas accordée à son retour au Kongo (ce qui n’est pas explicité dans la lettre, mais seulement sous-entendu). Au Kongo, nous le savons par d’autres sources, il fut chassé et traité comme un sorcier à cause de ses habitudes pittoresques aux yeux des Mussi-Kongo et de l’aristocratie1239. Puis, de retour à Luanda pour faire des études, il put observer d’énormes différences par rapport à Lisbonne et à Coimbra. À Luanda, il dépendait d’une maigre pension et du tutorat d’un médecin, sans avoir accès à une structure éducative répondant à ses ambitions. Puis, à Ambriz, employé dans un no man’s land pour occuper un poste administratif ennuyeux pour un homme de lettres et de sciences, le prince vivait de façon précaire. De notable prince reconnu dans les deux cours, il devint un petit fonctionnaire,

1237 Ibid. 1238 « De tudo se infere naturalmente que o protesto não foi mais do que uma leviandade sem ligação com algum outro pensamento e talvez apenas contando achar-se já sob a protecção Imperial quando aqui chegasse tal publicação » : BA, 54/XIII/32 nº 20. 1239 ASV, Arch. Nunz. Lisbona, 211 (2), fls. 196-197. 482 un homme perdu entre deux temps, dans un monde nouveau en rapide transformation où il n’avait plus de place.

De ce fait, sa seule issue était de chercher un troisième lieu, une alternative à ces deux univers dans lesquels Nicolau ne se retrouvait plus1240. Le Brésil se présentait alors comme une nouvelle possibilité, un nouvel empire bien qu’aux mains de la vieille famille royale, une entité encore (et toujours) indéfinie entre les mondes africains et européens. Tout ce qui se passe après cette première lettre, tout comme son acte de rébellion contre le gouvernement portugais en faveur de la souveraineté de son pays, nous apparaît donc comme un dédoublement de ce projet premier de partir au Brésil.

Le projet de départ au Brésil fut présenté dans les sources coloniales, ainsi que par certains chercheurs, comme la conséquence d’une persécution (ou d’une paranoïa) dont il aurait souffert pour avoir remis en question le gouvernement portugais1241. Il souffrit effectivement les conséquences de la publication de son manifeste, mais temporairement. Qui plus est, son projet de partir au Brésil précède de plusieurs mois (voire plusieurs années) la protestation et la persécution qui s’ensuivit.

Par ailleurs, Saturnino et Gabriel eurent certainement une influence (que nous ne pouvons toutefois pas mesurer avec certitude) dans le processus de conception, de rédaction (ou de révision), d’envoi et de publication de la lettre de contestation. L’arrivée de cette lettre à la rédaction de Lisbonne et sa publication n’auraient pas été possibles sans l’aide logistique de divers acteurs. Même des agents nord-américains, comme Mr. Magoon, étaient accusés d’avoir influencé la protestation du prince1242. Néanmoins, indépendamment du niveau d’aide ou d’influence de ces acteurs et de leurs intérêts particuliers, l’acte de protestation de dom Nicolau nous semble avant tout issu de sa volonté de trouver une porte de sortie à sa condition indéfinie. De ce fait, si Nicolau fut manipulé dans une certaine mesure par des intérêts étrangers, il manipula lui aussi ces mêmes personnes dans son objectif : se forger une place ailleurs.

1240Dans son mémoire de maitrise, Frederico Ferreira l’a considéré comme « un prince de deux mondes ». F.A. FERREIRA, O imperador e o príncipe.., op. cit. Mais vu la trajectoire de D. Nicolau et la volonté nous amène à penser qu’il était plutôt devenu un homme sans place entre ces deux mondes, en quête de récupérer la reconnaissance perdue, et échappant donc à un troisième lieu (le Brésil). 1241 AHU, DGU, correspondência dos governadores, cx. 628, n. 3; BA, 54-XI-5 nº43 1242 BA, 54-XI-13 nº28 483

8.6. Une fin tragique

Ce jeu de forces, entre plusieurs acteurs, continua quand Nicolau revint à Ambriz vers le mois d’octobre. Si l’article fut publié à Lisbonne le 1er décembre, les nouvelles de sa publication n’arrivèrent à Luanda qu’en janvier 1860. Nicolau était à Ambriz pour donner suite à son projet de fuite. Gabriel avait lu un article-réponse à sa protestation, également publié à Lisbonne, qui demandait que Nicolau eût la même punition que dom Aleixo Água Rosada. De fait, dom Aleixo, aussi prince du Kongo, avait passé seize ans dans un donjon à Luanda pour conspiration. Son cas était, ainsi, emblématique. Ce qui amena Gabriel et Saturnino à échanger longuement sur la sécurité de dom Nicolau. Tous deux craignaient de voir le prince condamné, ce qui aurait suscité une enquête susceptible de les impliquer1243. Pris de panique, ils décidèrent alors d’aider le jeune prince à s’échapper avant d’être puni par le gouverneur.

Cette réaction de la part de Saturnino et de Gabriel avait une explication. Elle était liée au fait que le gouverneur de l’Angola avait envisagé de punir dom Nicolau en le transferant à Moçamedes, à l’extrême sud de l’Angola, pour l’isoler des agents étrangers. Pour ce faire, le gouverneur envoya une lettre à Ambriz, demandant des explications à dom Nicolau, avec une menace implicite de démission : « que votre excellence nous dise si vous vous considérez comme le prince d’un État libre, malgré votre condition de fonctionnaire de cette province, pour que votre maintien à ce poste [d’employé] puisse être convenablement résolu »1244. Pour autant, rien n’empêchait qu’une punition plus grave fût par la suite envisagée par les autorités portugaises.

Nicolau se trouvait en difficulté, car l’empereur du Brésil ne répondit pas à sa demande d’accueil, en raison de son absence à la cour de Rio. Dans ce cas, comment et avec quels moyens le prince pouvait-il partir ? Comment pouvait-il embarquer, sans passeport portugais et sans autorisation du gouvernement impérial, dans un navire brésilien ?

Sa nouvelle position de persécuté politique était une solution possible, car elle donnait au prince la possibilité de trouver refuge chez les Britanniques pour ensuite partir

1243 Dans ces lettres d’explications au gouverneur de l’Angola, un accuse l’autre. Selon Saturnino (BA, 54-XI-13 nº28) , ce fut Gabriel qui épouvanta Nicolau avec la nouvelle d’un article-réponse à sa protestation. Gabriel, par son tour, culpabilise Saturnino (BA, 54/XIII/32 nº19) 1244 ANA, Códice 116 B-5-1, fl. 70 484 au Brésil ou rester (temporairement) en Grande-Bretagne. Saturnino et Nicolau étaient bien conscients de cette possibilité. Le Brésilien demanda alors à Gabriel une recommandation écrite destinée aux capitaines britanniques, afin que Nicolau pût trouver refuge dans un navire de guerre de la Royal Navy. La déclaration fut faite et signée le 8 février 1860 et arriva aux mains de dom Nicolau quelques jours plus tard :

Luanda, 8 février 1860. Seigneur, informé par le Consul brésilien dans ce palais que don Nicolau, un prince du pays du Congo, qui sert actuellement le Gouvernement de cette province, a publié à Lisbonne dans les journaux un document relatif à l’indépendance du pays du Congo. Le Gouverneur Général est prêt à prendre des mesures contre lui, et que ce don Nicolau, pour cela, envisage, sous les conseils du Consul, de demander refuge à bord de navires de guerre de Notre Majesté. Se il a la nécessité de la faire, il sera porteur de cette lettre. Je suis Sir Edmond Gabriel, pour le commandant de quelconque navire de Notre Majesté sur la côte de l’Afrique1245.

Il commença alors à préparer son départ. Il lui fallait cependant se rendre à Kissembu, où il pouvait trouver des bâtiments de guerre britanniques, loin de la surveillance portugaise. À Kissembu, Nicolau avait la possibilité de trouver des comptoirs et les maisons des agents commerciaux, dans lesquelles il pouvait se réfugier en attendant le premier navire1246. En revanche, les risques étaient considérables pour le prince, en raison de l’état de guerre anti-portugais et de la tentative de renversement du roi Alvaro Dongo menée par sa kanda.

La matinée du dimanche 12 février 1860, Nicolau demanda un hamac de voyage (tipóia) qu’il emprunta à son ami Sarmento, et annonça qu’il allait se promener (passeio) au Kissembu. Il était alors accompagné d’un négociant britannique basé dans cette zone (chargé par Gabriel du transport du prince). Sans soupçonner ses intentions, Sarmento dit plus tard avoir fermement tenté de le décourager de partir, lui rappelant les dangers, puisque « les Noirs d’Ambriz ne le voyaient pas d’un bon œil, car il avait quitté le Congo pour vivre intimement avec les Blancs ». Pourtant, déterminé, Nicolau lui fit ses adieux

1245 Loanda 8th February 1860. Sir I am informed by the Brazilian Cônsul at this palace that D.Nicolau a Prince of the Congo Country now serving under the Government of this Province having published at Lisbon in the papers a document relating to the independence of that country , the Governer General is about to take more measures against him, and that D. Nicolau therefore contemplates in accordance with the consul’s advice taking refuge on board of Her Majesty’s ship of War . Should he be under the necessity of doing so he will be the bearer of this letter. I am Sir Edm. Gabriel. To the Commander of any of H.M.Ships on the coast of Africa. BA, 54/XIII/32 nº19 1246 Ibid. 485 et partit accompagné de ses deux serviteurs (probablement esclaves). Bien évidemment, dom Nicolau ne partait pas pour une promenade. Avant de partir, il ferma sa maison et rendit ses clés au gardien1247.

Le prince arriva au Kissembu le soir-même, où il fut logé chez le Britannique Morgan, dans son comptoir de la ville. Le négociant nord-américain Mr. Magoon était aussi au courant et prêt à aider Nicolau, suivant les ordres du diplomate nord-américain à Luanda, John G. Willis. Magoon rendit visite à Nicolau chez Morgan le soir de leur arrivée et discuta de son exil. Envisageant un éventuel départ en urgence, l’équipage de dom Nicolau fut immédiatement envoyé au port où il allait embarquer dès que possible. Tout avait été fait dans la plus grande discrétion1248.

Toutes ces précautions ne furent cependant pas suffisantes, car le prince était très connu dans tout le royaume et plus encore dans cette région, où on l’accusait d’avoir vendu Ambriz (et le Bembe) aux Portugais. Ainsi, dès le lever du soleil, quand le marché proche de la ville de Kissembu était mis en place, des bruits commencèrent à circuler sur la présence de dom Nicolau chez les Britanniques. Très vite, la nouvelle arriva aux oreilles des ennemis des Portugais1249. Prêts et disposés à venger sa « trahison », une foule de plus en plus grande se rassembla aux portes de la factorerie britannique. Morgan et Nicolau, abrités à l’intérieur de la maison, prirent peur en voyant la foule grossir, animée de violence1250. Les Mussi-Kongo en colère exigèrent que l’Anglais leur rendît dom Nicolau. Morgan refusa. Il leva ensuite le drapeau britannique pour essayer d’intimider les furibonds locaux et signaler que dom Nicolau était sous la protection de la Grande- Bretagne. Ce message n’a pas pourtant pas passé. Certains, machette en main, ne voulaient rien d’autre que la vengeance. L’acte, symbolique, de levée du drapeau fut, donc, vain. Selon la version propagandiste portugaise de Sarmento, les habitants auraient déchiré le drapeau britannique et pénétré dans la maison1251. Selon d’autres informations

1247 « Na manhã de um domingo, pediu-me D. Nicolau elprestada minha tipóia, manifestando o desejo de ir dar um passeio ao Quissembo, onde eram situadas as feitorias inglesas. Tentei dissuali-lo do seu intento, fazendo-lhe ver a inconveniência de um semelhante passo; e o risco a que se ia expor , por isso que os pretos gentílicos do norte do ambriz o não viam com bons olhos por ele ter abandonado o Congo, e viver em trato intimo com os brancos ». » A. de SARMENTO, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem)..., op. cit., p. 68. 1248 BA, 54/XIII/32 nº14 , Ibid., p. 68‑70. 1249 Ibid., p. 69. 1250 BA, 54/XIII/32 nº14, Ibid. 1251 Ibid. 486 moins romancées, Morgan céda par peur de devenir lui aussi une victime et livra le prince à la foule1252.

Rebelle aux yeux des Portugais, traitre aux yeux des Mussi-Kongo, Nicolau connut une mort brutale des mains de ses compatriotes : assassiné à coups de machette, avant que ses membres ne soient arrachés de son corps un à un. Il fut ensuite décapité, et sa tête exhibée comme un trophée par la foule en délire1253. Par cet acte d’une extrême violence, les habitants du Kissembu mirent brutalement fin à la vie du prince dom Nicolau – une vie qui, à leurs yeux, incarnait les changements tragiques d’un temps nouveau.

Sept mois après la mort de Nicolau les Portugais formèrent finalement une grande armée qui, associée à leurs alliés et aux troupes du Catende, parvint à attaquer et à conquérir Mbanza Kongo le 16 septembre 18601254. Le dernier roi souverain, dom Alvaro Dongo, ne fut pas mort, mais expulsé, dans l’impossibilité de récupérer sa cour et son règne, à cause, entre autres, de l’occupation militaire portugaise de la cour du Kongo1255. En revanche, le règne du marquis de Catende, désormais dom Pedro V(I), fut confirmé. La vassalité du Kongo par rapport au Portugal se concrétisa donc avec l’officialisation de ce roi imposé. C’est à ce moment-là que la mise en dépendance de l’ancien et célèbre royaume du Kongo devint une réalité sans retour.

1252Ibid ; BA, 54/XIII/32 nº14 ; 54/XIII/32 nº19. 1253 AHU, DGU, correspondência dos governadores, cx. 628, n. 19. 1254 ANA, Avulsos, caixa 5630 de Ambriz, confidenciais reservados. 1255 ANA, Avulsos, caixas 2041, 3377, 4027, 4147 du Congo ; AHU, DGU, correspondência dos governadores, cx. 628, n. 19 ; R. PÉLISSIER, Les guerres grises..., op. cit., p. 106‑107;

487

488

Conclusion Générale

L’invasion de Mbanza Kongo par les troupes portugaises et leur installation militaire durable, en 1914, déposèrent le dernier roi légitime du Kongo, Dom Àlvaro Dongo et vainquirent la grande armée de fidèles de ce dernier.

Certes, il ne serait que pendant le long règne de Pedro Elelo (1860-1891) que se produirait le renforcement de la dépendance politique et l’ouverture du Kongo à l’exploitation économique portugaise, et ultérieurement française, anglaise et belge. La concrétisation de la « rupture de l’ordre moral » du royaume du Kongo, pointée par Vos, fut mise en place progressivement, jusqu’à la suppression totale de la royauté en 19141256. Mais, l’occupation de la cour par l’armée portugaise en 1860, a instauré un rapport formel de vassalité avec le Portugal, lequel représente, à notre avis, le moment par excellence de la perte irréversible de la souveraineté du roi du Kongo. Ce moment qui est aussi un torunant, il ne peut être compris que comme le point d’aboutissement, voire le résultat, d’un processus historique de longue durée. C’est précisément ce processus aux contours complexes, que nous avons analysé dans cette thèse du point de vue et de l’histoire interne au Kongo et de ses relations avec les mondes extérieurs, fussent-t-ils l’européen, le méditerranéen ou l’atlantique.

En ce sens, et pour conclure, dans les prochaines pages nous reprendrons les principaux arguments développés ainsi que leurs ouvertures vers de nouvelles recherches.

Une première étape de cette perte de souveraineté fut celle du rapprochement diplomatique du Kongo avec le Portugal dans les années 1780. Le rétablissement des relations diplomatiques entre les deux royaumes est dû à de l’initiative des Kinlaza de Nkondo. Dans un contexte d’affrontements et de lutte pour la royauté, la kanda rivale de Kimpazu s’était affaiblie après la fuite du roi Pedro V. Celui-ci décida de s’installer dans une mbanza fortifiée de la région de Mbamba Luvota, c’est-à-dire il avait refusé de reprendre pouvoir à la cour de Mbanza Kongo. Cet événement créa un déséquilibre inattendu dans les querelles politiques internes, étant donné que les deux makanda s’étaient partagé la royauté, en alternance, depuis 1718, l’année du décès du roi ntotila unificateur, Pedro IV.

1256 “the breakdown of a moral order”: Jelmer VOS, Kongo in the Age of Empire, 1860–1913, Madison, Wisconsin, University of Wisconsin Press, 2015. 489

La réunification du Kongo en 1709, après un demi-siècle de guerres civiles, rendit possible la réorganisation du système politique Kongo autour du roi de Mbanza Kongo. Cependant, le pouvoir militaire et économique s’était relocalisé dans les provinces, qui sont devenues de plus en plus autonomes vis-à-vis du roi. La nouvelle configuration décentralisée empêcha le roi de récupérer le pouvoir matériel qu’il possédait auparavant, et aboutit à l’émergence d’un nouveau système politique apparemment contradictoire : l’existence d’un roi faible, sur le plan militaire, économique et fiscal, qui était cependant considéré par des royautés et potentats d’une vaste région africaine et des pouvoirs impérieux européens comme un souverain éminent et glorieux et qui exerçait une l’influence politico-symbolique.

Il convient de rappeler que la traite des esclaves, qui avait été un facteur clef de la fragmentation politique à partir de 1650, deviendrait, plus tard, l’un des moteurs de la réunification de la royauté. Nous soutenons qu’il y avait une interaction entre la sphère économique du commerce de longue distance (organisées sous forme de routes commerciales et de diasporas marchandes) et la sphère politique. Les routes des esclaves (de l’intérieur du continent en direction du littoral) passaient par la périphérie des mbanza, où opéraient les marchands spécialistes étrangers (notamment vilis, mais aussi mossorogo et zombo). L’alliance entre ces institutions marchandes – c’est-à-dire les diasporas marchandes et les routes commerciales – et le pouvoir en place assurait une protection aux marchands étrangers et leur donnait l’autorisation de circuler et d’agir localement. En contrepartie, la protection octroyée par le roi aux diasporas et aux chefs de caravanes vilis/zombos, etc. et leur accès aux esclaves locaux, pourvoyaient les manis de marchandises européennes, comme les armes à feu, les munitions et la poudre, etc. en grande quantité.

Un autre point, central de notre argumentaire, a consisté à démontrer que, dans cette configuration politique décentralisée, il convenait aux makanda aristocratiques et aux manis provinciaux les plus puissants de maintenir à Mbanza Kongo un roi prestigieux et capable d’offrir une stabilité du système politique. Cette relative stabilité politique permettait une plus grande sécurité et ouverture des routes et, par conséquent, une certaine constance de ces mécanismes complexes d’afflux d’esclaves, qui irriguaient l’aristocratie en termes d’objets politiques, d’armes, de poudre, etc. C’est-à-dire, les manis possédaient davantage de pouvoir direct sur le commerce et sur les villages locaux, mais ils 490 bénéficiaient de l’existence d’un roi qui symbolisait l’unité politique du royaume du Kongo – sans pour autant disposer des moyens de gouvernement pour l’imposer.

En effet, le roi ne possédait plus ni la prérogative d’imposer régulièrement des impôts aux chefs subalternes ni le pouvoir d’exiger d’eux des effectifs pour l’armée royale. Néanmoins, il recevait fréquemment des cadeaux de la part des manis qui réaffirmaient leur appartenance au royaume. En tant que souverain de grand prestige à l’échelle locale et à l’échelle globale, il conservait un fort pouvoir diplomatique, religieux et le plus haut titre dans la hiérarchie royale à la cour sacrée de Mbanza Kongo.

La royauté du Kongo, aux XVIIIe et XIXe siècles, avait déjà une histoire longue de plus de quatre siècles. Comme d’autres auteurs l’on remarqué avant nous, nous (le formulant différemment) avons défendu que la mémoire de Dom Afonso I – le souverain qui avait ouvert le Kongo au monde atlantique et qui avait élevé le royaume à une royauté de grand prestige global – fut politiquement réapproprié par l’aristocratie. Les membres des makanda aristocratiques s’auto-déclaraient descendants directs d’Afonso. En évoquant cette ascendance historique, ils prétendaient légitimer leur accès au pouvoir e assurer l’exclusivité de l’accès aux titres politiques de mani (à la tête des mbanzas, provinces, ou du royaume) aux objets politiques, aux privilèges, etc.

Nous avons reconstitué les processus historiques qui expliquent que les objets politiques sont redevenus cruciaux dans la politique du Kongo, dans la décennie de 1780, à la suite du rapprochement diplomatique avec le Portugal. Cet épisode marque le point de départ chronologique de ce travail. Tel rapprochement se donna à un moment particulier de l’histoire du Portugal, caractérisé par le décès du roi portugais dom José I et l’ascension au trône de dona Maria I – ce qui entraine la chute de son premier ministre, le marquis de Pombal. La nouvelle reine allia la politique de centralisation politico- administrative de la colonie de l’Angola de Pombal, au projet missionnaire rejeté par ce dernier. Le retour des missionnaires en Angola, sous Maria I eut des conséquences importantes pour le royaume du Kongo. De surcroît, le tournant missionnaire de la politique impériale portugaise en Angola a coïncidé avec le coup des Kinlaza. Ces derniers souhaitaient pareillement d’un rapprochement opportuniste de cette kanda, pour légitimer la neutralisation de son opposant Kimpanzu.

De notre point de vue, cette conjoncture politique au Kongo donna aux portugais l’opportunité d’instaurer un plan d’expansionnisme commercial. Par le biais du 491 gouverneur-général et de l’évêque d’Angola, sous le commandement du ministre de la marine et d’outre-mer Martinho de Mello e Castro, il fut décidé d’utiliser les missionnaires portugais en tant que représentants diplomatiques des intérêts commerciaux de Luanda, ce qui faciliterait l’établissement d’alliances avec le roi du Kongo et les manis les plus importants dans les provinces : Soyo, Mbamba, Mossul, etc. L’objectif du Portugal était de dominer les nombreuses routes d’esclaves du fleuve Loge, du fleuve Congo et de Cabinda. Ce moment marque le début d’un processus long et violent d’expansion commerciale portugaise en direction du nord de Luanda, lequel deviendrait dans le futur également une expansion territoriale.

Nous avons mis en exergue, les deux facteurs fondamentaux qui ont amené les rois du Kongo à faire appel au gouverneur portugais de l’Angola. L’argument principal résidait dans le besoin de missionnaires catholiques dans leurs terres, étant donné l’importance politique du catholicisme pour la légitimation du pouvoir royal. L’autre argument, qui est devenu absolument central au cours du XIXe siècle, concernait les demandes d’objets politiques. Comme nous l’avons démontré, la collection d’objets que Maria I expédia dans une ambassade aux Kinlaza en 1780n, réactivant la tradition d’envois de cadeaux diplomatiques des rois du Portugal aux rois du Kongo, initiée à la fin du XVe siècle. Depuis, les objets européens n’avaient pas cessé de jouer un rôle politico-symbolique dans la configuration de la figure du roi du Kongo et dans les rapports politiques internes. L’ambassade de la reine dona Maria est venue, ainsi, renouer avec ce passé plus ou moins lointain, et cependant toujours performatif. Ce qui explique que depuis dona Maria, les cadeaux de ce type furent convoités par toutes les (candidats au trône et) rois et qui lui succédèrent.

Concernant les missionnaires, il est évident que le catholicisme politique au Kongo était intrinsèquement associé à la royauté, devenant un élément directement associé à la mémoire des rois ancestraux. Nous avons argumenté que la réunification du Kongo en 1709 avait été un moment crucial de la (re)constitution de cet appareil idéologique d’appropriation politique de la mémoire des anciens rois catholiques. L’alliance qui a rendu possible la réunification fut scellée entre les makanda et les secteurs les plus catholiques, en opposition directe avec autre forme de catholicisme considéré hétérodoxe, c’est-à-dire celui de Beatriz Kimpa Vita. Les groupes qui avaient vaincu en 1706 plaçaient le catholicisme au centre de leur légitimité politique : entre autres, les Silva de Soyo, les Kinlaza de Nkondo, les Água Rosada de Kibangu. En effet, 492 en l’absence des anciennes dispositifs fiscaux et militaires, le pouvoir du roi devint principalement idéologique et symbolique. Le catholicisme politique lui procurait un certain nombre de ressources lui permettant de créer et entretenir des relations de domination. Nous avons montré que grâce à l’attribution du titre de Chevalier de l’ordre du Christ, le roi recevait des hommages lors des rituels politiques, des services et des biens matériaux. Il en fut de même pour l’autorisation royale qui permettait à certaines familles aristocratiques (mais également, parfois, à de riches mussi-Kongo, appelés fidalgos) d’enterrer leurs morts à la cour de Mbanza Kongo. Les funérailles avaient lieu dans les ruines d’anciennes églises, étant caractérisées par des rituels catholiques en grande pompe. Ainsi, les deux prérogatives centrales par lesquels le pouvoir symbolique du roi se traduisait en gains matériels, faveurs et alliances politiques. Ces prérogatives étaient intrinsèquement liées au catholicisme, et dépendaient par conséquent de la présence de pères ordonnés, de préférence de missionnaires capucins – le rôle de ces derniers étant historiquement associé à la royauté kongo.

Nonobstant, ces mêmes missionnaires, servaient et les intérêts du roi du Kongo et ceux du roi du Portugal. Ils étaient des informateurs de premier ordre de Luanda. Ces religieux étaient aussi des véritables agents diplomatiques dont le rôle consistait à exercer une influence quotidienne sur la politique interne de la royauté, en enrôlant également des chefs de provinces. Sur le même mode, les magnifiques cadeaux diplomatiques portugais offerts au roi et aux manis s’accompagnaient de pressions pour des contreparties commerciales pour Luanda.

Nous avons cependant montré que le projet portugais, coûteux et pénible, échoua, dans une large mesure. Le roi du Kongo ne pouvait pas contrôler le commerce des esclaves sur ses terres et sur ses plages – incapacité liée au rôle restreint qui lui avait été assigné au sein du système décentralisé. En outre, agir en faveur des Portugais aurait miné les bases internes du roi en termes de soutien, ce dont il dépendait, c’est-à-dire des chefs qui étaient en théorie subalternes, mais en pratique plus puissants grâce aux marchandises et les armes à feu anglaises et françaises.

Les Portugais observaient désespérément la croissance du commerce anglais et français dans les ports d’Ambriz à la fin du XVIIIe siècle. Le marquis de Mossul, le duc de Mbamba et plusieurs Ndembu (parmi lesquels principalement le Namboangongo) étaient impliqués dans ce commerce. Les marchandises et les armes anglaises et françaises, plus accessibles que celles des Portugais, pénétraient dans l’hinterland. Le 493 commerce de Mossul engageait plusieurs chefs voisins de la conquista portugaise et absorbait l’afflux d’esclaves auparavant amenés à Luanda. La voie diplomatique d’alliance avec le roi du Kongo et d’autres manis (Soyo, Mbamba et Mossul) ayant échoué, les portugais adoptèrent des méthodes plus violentes à partir de 1790. Ils ont entrepris des expéditions militaires de grande ampleur contre le Mossul et les Ndembu dans le but de les (re)soumettre à la vassalité et de tenter de contrôler les routes commerciales débouchant sur le port d’Ambriz. Pour le faire, les Portugais eurent recours à une forteresse construite proche ce port, sur les rives du Loge.

Toutefois, les conflits ayant lieu dans les territoires du Kongo et des Nbembu résultaient également de rivalités et de jeux de pouvoir entre empires européens. Dans la continuité de la thèse de Herlin, nous avons étudié la concurrence commerciale et impériale entre la Grande Bretagne, la France et le Portugal. La dépendance économique croissante du Portugal par rapport aux Britanniques, en particulier, conférant à la couronne anglaise un pouvoir de pression croissant sur celle de Lisbonne. Le marquis de Mossul, le duc de Mbamba, le mani Kitengu et d’autres potentats de la côte Kongo étaient partenaires des capitalistes négriers anglais. Le fait que le commerce d’Ambriz ait représenté un grand intérêt pour Liverpool, Glasgow et d’autres ports commercialement britanniques, généra des menaces de la couronne anglaise contre le Portugal, amenant la reine portugaise à ordonner au gouverneur de Luanda la destruction du fort du fleuve Loge. Quelque chose de similaire avait eu lieu avec les français, dans le port de Cabinda en 1785, quand un projet portugais onéreux de prise de ce port échoua en conséquence des pressions diplomatiques du roi français. La reine du Portugal fut alors obligée d’y renoncer. C’est la raison pour laquelle, dans ce travail, Cabinda apparaît d’abord et avant tout en tant que théâtre permanent de conflits locaux et impériaux européens.

La politique interne du Kongo a continué à subir dans les années 1790, d’importantes conséquences, comme la croissance, d’un côté, de l’opposition anti- portugaise, et de l’autre, les projets pro-portugais de certains secteurs de l’aristocratie. En ce sens, Aleixo I fut couronné roi en 1791 et a fait des promesses de collaboration commerciale et géopolitique avec Portugais, allant même jusqu’à déclarer son soutien au Portugal dans la guerre contre la confédération de Mossul. Nonobstant, ce règne ne dura pas longtemps : une conspiration interne de la part du conseil perpétra l’empoisonnement mortel du roi en 1793. Le pouvoir fut alors pris dans un premier temps par un certain dom 494

Joaquim, et postérieurement par Henrique I, qui assuma une attitude ouvertement hostile à l’égard des portugais et favorable au commerce avec les Britanniques et les Français.

Dom Henrique I régna pendant une décennie, durant laquelle le Kongo vécut en hostilité diplomatique déclarée avec Luanda. Nous avons analysé la correspondance diplomatique, agressive, que le roi Henrique I entretenue avec le gouverneur d’Angola. Ces conflits étaient également le reflet des tensions existantes dans la région sud du Kongo dévastée par les portugais. Ainsi, les missionnaires et les agents portugais qui s’aventuraient sur des terres du Mossul ou de Mbamba à cette période étaient souvent poursuivis et chassés par les chefs locaux. Telle persécution généra, en contrepartie, un mécontentement à l’égard du règne de Henrique I, de la part des cercles/noyaux/pôles les plus catholiques de l’aristocratie (comme les Água Rosada) qui désiraient à leur tour recevoir des missionnaires.

Nous l’avons démontré, pendant les dernières décennies du XVIIIe siècle, il eut au Kongo une scission politique importante entre d’un côté, les groupes qui cherchaient une alliance avec les portugais pour accroître leur pouvoir et recevoir des missionnaires et des objets ; et de l’autre, des secteurs davantage associés au commerce d’esclaves avec les anglais et les français. Dans le chapitre VI, nous avons expliqué dans quelle mesure cette rivalité avait enclenché des processus de déstructuration qui avaient mis fin à l’équilibre, relatif, du système décentralisé.

Après l’apaisement des tensions provoquées par la grande guerre portugaise contre le Mossul et les Ndbembu – le jeune prince de Kibangu, habile, catholique et lettré, dom Garcia d’Água Rosada acquit un rôle prépondérant en tant qu’opposant interne au roi. Peu à peu, il gagna de l’importance à l’échelle interne jusqu’à parvenir à détrôner dom Henrique avec le consentement du conseil en 1803.

Le long règne de trente ans de dom Garcia V a été analysé, pour mettre en évidence les stratégies qu’il a trouvées pour résoudre les impasses du régime décentralisé. Cela consistait dans le renforcement des rapports politiques avec le Portugal dans le but d’accroître son pouvoir régional face aux chefs provinciaux et ses recettes sans pour autant devenir subordonné vis-à-vis du Luanda. Dans sa démarche politique, le programme réformiste engendré par Afonso I, dans les lointain début du XVIe siècle, apparait comme un modèle qui est suivi à la trace. Ainsi, pour l’autonomie du Kongo par rapport à Luanda - en termes de construction d’églises, de réformes urbaines et de 495

« modernisation » de Mbanza Kongo - Garcia a envoyé des jeunes princes (fils et neveux) au Luanda pour être formés comme sacerdotes, de jeunes esclaves (muleke) pour l’apprentissage des arts de maçon et de la charpenterie. Nous n’avons pas pu identifier les intentions précises de ce mani Kongo, mais il nous a semblé que Garcia V avait compris que la prérogative principale de son pouvoir découlait de la mise en scène de cours et du catholicisme. Dans le même sens, il était conscient de l’importance d’avoir de jeunes membres de sa kanda formés en tant que prêtres pour s’assurer une autonomie vis-à-vis des Portugais et une proéminence face aux groupes rivaux. Sur le plan de l’augmentation des recettes et de l’amplification du territoire, dom Garcia essaya, sans succès, de contrôler le port d’Ambriz en envoyant l’un de ses fils pour le conquérir militairement.

Ce même fils et successeur, dom André tentera à son tour, à nouveau sans succès, d’occuper Ambriz par le biais du prince Aleixo Água Rosada (avec soutien militaires de certains Ndembu). Don Aleixo fut un personnage très controversé qui finira prisonnier des Portugais, pendant des décennies, dans un cachot à Luanda. Si leurs projets avaient été menés à bien, Garcia V et dom André seraient certainement parvenus à retirer la royauté du double piège dans lequel elle se trouvait – i) interne, par le faible pouvoir fiscal et militaire qu’elle avait sur les subalternes ; ii) externe, en raison des risques d’ingérence portugaise, qui, à ce stade, projetait déjà de soumettre le roi du Kongo à un rapport de vassalité. Bien que sans réussir pleinement son grand projet, le succès relatif du règne de Garcia V apporta une certaine stabilité au royaume du Kongo et permit aux Água Rosada d’étendre leurs domaines et leur influence dans des zones qui jusqu’alors étaient dominées par d’autres. De toute façon, leurs efforts ne parvinrent pas à transformer le rapport de force entre le Kongo et le Portugal.

Les relations entre le Kongo et le Portugal furent transformées cependant de façon significative à partir de 1820 en raison des bouleversements politiques en Europe et dans l’espace Atlantique. L’empire portugais vécut d’énormes turbulences avec le transfert forcé de la cour à Rio de Janeiro en 1808, l’ouverture de ports aux anglais par la même occasion et, plus tardivement, en 1822, l’indépendance du Brésil. Le démembrement à l’intérieur de l’empire menaça également les domaines portugais en Angola, principalement à Benguela.

À l’échelle globale, le principal phénomène qui eut un impact politique décisif sur le Kongo fut le mouvement abolitionniste britannique contre la traite des esclaves, ainsi que les abolitions et les révolutions qui se sont produites dans les différentes colonies 496 américaines. Bien que le trafic n’ait pas décliné jusqu’en 1830, le fait que les Britanniques et qu’une bonne partie des Français se soient retirés progressivement de la traite « légale » à partir de 1815, modifia profondément les rapports de forces établis dans l’espace centre-ouest africain depuis le XVIIe siècle.

Or, cette thèse a argumenté, en dialoguant avec l’historiographie portugaise et d’autres, que vers 1832, dix ans après le coup dur que fut la perte du Brésil – tout en ayant pu maintenir ses avant-postes africains – le Portugal adopta une nouvelle politique coloniale, cette fois-ci centrée sur la colonie de l’Angola dans le but de la transformer dans un « nouveau Brésil ». C’est-à-dire, aux yeux de Lisbonne, l’Angola devait cesser d’être un fournisseur d’esclaves pour devenir un territoire consacré à l’agriculture et à l’exploitation de ressources minérales et naturelles. Il y eut, de ce fait, une transition dans la politique portugaise vis-à-vis des chefs et du roi du Kongo. Les alliances dans le but de garantir l’approvisionnement d’esclaves, cédaient désormais la place à une volonté de conquête territoriale et politique plus directe.

Encore sur le plan global, la crise des eut également un impact sur la politique du Kongo. Les missions des Capucins furent perturbées depuis l’occupation du Saint Siège par Napoléon et la fuite de la cour portugaise à Lisbonne. Le coup de grâce de la politique missionnaire de la Propaganda Fide pour le Kongo, a consisté dans l’interdiction définitive des ordres religieux dans l’espace portugais en 1835, étant donné le nouveau paradigme impérial et la « révolution libérale » au Portugal. À partir de ce moment-là, les religieux que le roi du Kongo désirait recevoir devaient être des portugais séculiers – c’est-à-dire, plus directement soumis aux intentions colonialistes de l’évêque et du gouverneur d’Angola et aux intérêts économiques de la conquista. Ces changements dans la politique religieuse, représentaient, à leur tour, un danger pour la souveraineté de la royauté du Kongo.

De même, les marchandises que l’élite locale avait converties en objets politiques et dont elle dépendait sur le plan de la légitimation et de la mise en scène de son pouvoir, à l’instar des armes à feu et des munitions, avaient drastiquement diminué, malgré les échanges suscités par la traite illégale et l’exportation d’autres matières premières. À l’image des missionnaires, l’approvisionnement en objets politiques étaient tombé de plus en plus sous le contrôle des portugais. 497

En réalité, la traite atlantique au Kongo ne s’achèvera pas avant les années 1860, mais sa transformation sous l’impact de l’abolitionnisme, reconfigura les relations politiques et l’organisation du commerce interne. Nous avons argumenté – en suivant les propositions d’autres auteurs – que les voies légales et traditionnelles par lesquelles l’afflux de captifs se réalisait, leurs gestionnaires sur la côte et leur relation avec les pouvoirs locaux ont subi de fortes turbulences. De nouveaux acteurs locaux émergèrent au Kongo – il s’agissait de jeunes ambitieux de l’aristocratie traditionnelle, ou de membres de makanda non-hégémoniques, ou parfois de personnages n’appartenant pas à l’aristocratie. Ces nouveaux seigneurs gagnèrent en puissance en utilisant la stratégie d’accumulation de grands effectifs d’esclaves et la fondation de proto-mbanzas pour contourner les mécanismes d’accès au pouvoir des mbanzas traditionnelles. Ce phénomène transforma la configuration politique du Kongo décentralisé, c’est-à-dire la hiérarchie entre manis de mbanzas déjà établies.

La grande instabilité provoquée par ces transformations abruptes rendit le contrôle des rébellions difficile pour le roi Kongo Henrique II (1840-1857). Il fit alors une fois de plus appel aux portugais et reçût un ambassadeur à sa cour. Il envoya également son fils Nicolau – personnage central dans notre dernier chapitre – au Portugal pour rencontrer la reine Maria II et pour y faire un séjour d’études. En contrepartie, et en échange de la promesse d’un soutien militaire, Henrique II signa un traité dans lequel il déclarait être « sous la protection du roi du Portugal » et qu’il concédait le port d’Ambriz à ses « protecteurs ». Nous avons ainsi souligné que même si le mani Kongo n’avait pas le contrôle direct du port, cet accord provoqua un certain impact dans le contexte international de conflits coloniaux européens – désormais non plus liés à la traite, mais à son abolition et à la course pour le contrôle des territoires africains.

Après les années 1830, les Britanniques et les Français n’avaient plus de trafiquants d’esclaves légaux alliés aux potentats locaux. Mais ce système fut substitué par des officiers britanniques qui, par le biais de traités et de leur force navale, défendaient l’abolition de la traite des esclaves, la reconversion économique tournée vers des produits « légitimes », et la construction de comptoirs commerciaux. La nouvelle politique britannique menaçait encore le Portugal. Mais cette transition des empires européens vers une politique abolitionniste et la focalisation de celle-ci sur l’Atlantique nord donnèrent aux portugais une certaine marge de manœuvre pour avancer sur le territoire qu’ils désiraient conquérir depuis longtemps : le port d’Ambriz. Après l’avoir dominé en 1855, 498 les portugais pénétrèrent plus à l’est du Loge et occupèrent les mines de cuivre de Bembe, qu’ils commencèrent alors à exploiter en partenariat avec des capitalistes britanniques. Les Portugais s’allièrent avec des chefs locaux à Bembe – dont le principal et le plus ambitieux était le marquis de Catende – qui outre le fait d’assurer la défense des mines collaboraient dans l’approvisionnement et dans l’exploitation de la main d’œuvre locale. Ce potentat se révéla être un allié stratégique des Portugais, car il s’attendait à ce que le gouvernement de Luanda l’aide grimper dans la hiérarchie politique du Kongo vers une conquête de la royauté.

A l’intérieur du Kongo, la résistance à l’égard des Portugais n’était pas pour autant faible. Le mouvement qui prétendait expulser les portugais des terres du Kongo et punir ceux qui collaboraient dans leur pénétration ne cessa pas de s’accroître. Il comptait d’ailleurs avec le soutien informel des Britanniques et des Brésiliens, installés dans leurs comptoirs du Kissembu, et qui avaient migré dans le nord de l’Ambriz après l’occupation portugaise des territoires du fleuve Loge. Nous avons dévoilé les enjeux de ce bras de fer au travers l’histoire de vie de dom Nicolau. Les puissants chefs qui furent affectés par l’invasion portugaise d’Ambriz, le mani Kitengu et d’autres, commencèrent alors à réaliser des attaques militaires dans les avant-postes portugais et sur les chemins par lesquels la production de cuivre était écoulée. Cela eut pour effet de rendre l’installation portugaise très fragile à Ambriz, et au Bembe et dans les fermes agricoles établies aux alentours, peu d’années après l’occupation portugaise des territoires. Le mouvement de résistance gagna de l’ampleur et s’est généralisé avec la mort de Henrique II en 1857 et avec l’ascension au pouvoir d’Alvaro Dongo. Celui-ci était un seigneur de Kimpazu qui imposait une résistance armée aux politiques d’alliances avec les Portugais entretenues par Henrique II. Pour preuve, en arrivant au pouvoir, dom Alvaro s’allia au Kitengu et à une poignée d’autres potentats.

La force du mouvement de résistance et son efficacité, initiale, dans la fragilisation des positions territoriales portugaises montre que, bien que la perte de souveraineté face au Portugal ait débuté en 1780 ; le Kongo comptait encore, en 1860, sur des forces internes capables de s’y opposer. Le processus que nous avons étudié ne peut donc pas être présenté sous un prisme téléologique, comme si depuis les années 1780, le cheminement en direction à la domination coloniale était inévitable. Bien au contraire, nous avons voulu mettre en avant les rebondissements, les impasses et les retournements d’une histoire dont il ne faut pas négliger la complexité. Ce qui finit par se produire fut le 499 résultat de l'enchaînement de conjonctures diverses et d’évènements inespérés, parfois absurdes, dans l’absolu (comme la suite des évènements le montre).

Même sans une participation directe, les capitalistes et les agents diplomatiques britanniques, brésiliens et nord-américains présents au Kongo avaient l’intention de miner le projet portugais et leur candidat fantoche. Alors, comme cela avait été le cas dans les guerres contre le Mossul et les Ndembu dans les années 1790, cette confrontation fut aussi le corollaire d’antagonismes globaux. Nous avons observé ces acteurs et leurs intérêts divers au travers de la trajectoire de Dom Nicolau Água Rosada. En effet, la vie du prince ne peut se comprendre que par les rapports qu’il a entretenus avec les acteurs et les puissances qui constituaient les réseaux globaux et locaux.

S’instaura alors, entre 1855 et 1860, au Kongo une confrontation qui était en le même temps : i) une guerre de conquête coloniale de la part du Portugal (différemment des guerres antérieures qui étaient purement « punitives » en vue de l’expansion du commerce), ii) une confrontation économique et territoriale entre le Portugal, les agents de la Grande Bretagne et du Brésil, et, iii) une guerre civile interne au Kongo entre les Água Rosada de Madimba et secteurs autour d’Álvaro Dongo qui cherchaient à préserver leur liberté commerciale et leur souveraineté politique.

De plus en plus, la guerre menée par les Portugais prit des tournures de guerre de conquête coloniale. Car Catende était un candidat dont les forces provenaient en grande majorité du soutien militaire portugais. À l’exception du duc de Mbamba, Catende ne comptait pas sur un soutien interne significatif, comparé à celui de son opposant Alvaro Dongo. Dans l’intention de fabriquer la légitimité de Catente en tant que roi, le théâtre de l’absurde fût tel, qu’incapables de prendre militairement Mbanza Kongo, les Portugais organisèrent un couronnement à Mbanza Mputo. Dans un rituel similairement ubuesque, Catende signa un traité déclarant le Kongo royaume vassal du Portugal.

Évidemment, dans toute l’histoire du royaume, les élections du roi par le conseil royal et son couronnement postérieur, ont rarement eu lieu sans la contestation des autres candidats. Cependant, dans les cas antérieurs de règnes contestés et de coups d’État (nous en avons vu un certain nombre au fil de cette thèse), même quand le parti putschiste disposait du soutien logistique et diplomatique portugais, la kanda parvenait tout de même à imposer son représentant, grâce aux procédures internes de légitimation du pouvoir. 500

Nonobstant, cette fois-ci, la différence était énorme : il s’agissait d’un roi fabriqué, sans aucune légitimité interne, couronné par les Portugais et quelques manis de moindre importance (mis à part le mani Mbamba, le cousin de Catende). Tout cela s’était passé en dehors de la cour royale e Mbanza Kongo. Le paroxysme étant que lors de son couronnement le roi fantoche signa un traité de vassalité avec le Portugal.

Le traité n’aurait eu aucune validité si les Portugais à la tête d’une armée nombreuse, n’étaient pas parvenus à envahir Mbanza Kongo une année plus tard, à vaincre Alvaro Dongo, le dernier roi souverain, à imposer leur candidat Catende et, enfin, à instaurer, désormais, un avant-poste militaire à l’intérieur de la cour sacrée de Mbanza Kongo.

Sur les chemins parcourus par les chapitres de cette thèse, ils nous sont apparues nombreuses nouvelles questions sur les processus analysés. Cette thèse se termine, alors, avec plus d’interrogations (parfois non-répondues) que quand nous l’avons commencé. Nous avons cherché à présenter un cadre général de certaines des caractéristiques fondamentales de la configuration politique décentralisée. Les éléments que nous avons considérés comme étant fondamentaux ont été analysés de manière panoramique afin de constituer ce cadre général de ce système politique et de mieux comprendre sa transformation de 1780 à 1860. Ce sont, entre autres, les suivants : la division entre bana Kongo et mussi-Kongo, les makanda principales, la question de la transmission et de la représentation du pouvoir entre les échelles hiérarchiques, le pouvoir juridique des manis et du roi, la connexion entre les caravanes, les diasporas commerçantes et le pouvoir en place, l’exploitation de l’esclavage interne et du mécanisme de fondation de proto- mbanzas par l’aristocratie, l’exploitation, par cette dernière également, du travail esclave, le catholicisme politique, l’importance interne des objets politiques, et l’appropriation politique du passé.

Chacun de ces thèmes mériterait d’être d’avantage approfondi. Bon nombre d’entre eux mériteraient des thèses entières. Il devrait y avoir des recherches plus focalisées permettant de développer ces sujets fondamentaux pour la compréhension de cette période encore trop méconnue de l’histoire du Kongo. 501

Nous avons argumenté que le royaume du Kongo a constitué une configuration politique innovatrice à partir de 1709 et nous avons montré comment celle-ci s’est transformée au XIXe siècle.

Le roi du Kongo avait un pouvoir et une reconnaissance à l’échelle mondiale mais, très souvent, pendant la période de décentralisation, il n’arrivait pas à l’obtenir à l’intérieur de son royaume. Un argument central de cette thèse est que la royauté du Kongo dépendait de ses rapports avec le monde extérieur, à l’échelle globale, pour se légitimer et pérenniser son pouvoir à l’échelle des rapports intra-africains - via l’acquisition plus ou moins ritualisée d’objets politiques, l’accueil de missionnaires et la reconnaissance diplomatique globale sous la forme d’ambassades.

Les apports heuristiques de l’histoire globale, en tant qu’approche, nous ont permis d’éclairer des aspects importants de l’histoire du royaume du Kongo qui demeuraient, jusqu’aujourd’hui, méconnus. Cependant, l’approche globale présente également quelques désavantages. Le fait d’appréhender la trajectoire historique du Kongo dans une perspective globale et sur la base des archives missionnaires et impériales, nous aura, peut-être, amené à privilégier l’importance des connexions du Kongo avec l’Europe et à laisser dans l’ombre des processus moins documentés, c’est-à- dire, ceux qui sont restés loin des acteurs globaux et des archives qu’ils ont produites.

Nous aimerions ainsi exposer une dernière hypothèse qui n’a pas été proprement développée, dans la thèse et qui est d’ailleurs apparue dans la phase finale d’écriture. Nous la posons ici en tant qu’(auto-)provocation finale.

Serait-il possible de comprendre les processus globaux qui amenèrent à la colonisation inébranlable du Kongo comme une lutte politique interne, non entre makanda rivales en quête du pouvoir, mais entre la royauté et les pouvoirs provinciaux ? Autrement dit, la recherche par la royauté du Kongo (sous divers règnes : José I, Afonso V, Garcia V, Henrique II, et même Pedro V(I) du capital politico-symbolique externe (des Portugais et du Saint Siège) ne serait-il un moyen de garder voire d’amplifier le pouvoir royal, alors affaibli, face aux manis, aux provinces et aux villages ? En se procurant un allié externe, le roi du Kongo essaye ainsi de sortir du rôle secondaire que les manis lui avaient imposé, dans une conjoncture de forte décentralisation. Dans cette perspective, la dimension globale de la royauté – visible via les missionnaires, les cadeaux luxueux, le catholicisme politique, les échanges d’ambassadeurs, etc. – serait un recours des rois pour 502 reconquérir le pouvoir fiscal et militaire dans le cadre de son propre royaume, en quête d’une effective souveraineté interne face aux chefs de province et d’autres potentats.

L’appel apparemment inconséquent aux Portugais pour amplifier (ou maintenir) la souveraineté interne, aurait ainsi permis à la royauté, de José I en 1780 jusqu’à Garcia V en 1830, de se renforcer. Cependant, sur le long-terme, en raison des transformations globales inespérées (notamment la fin de la traite) et d’autres internes (par exemple, la monté en puissance des nouveaux magnâtes et la chute des makanda traditionnelles), le processus de quête de regagner du pouvoir internement finit par avoir une conséquence paradoxale : la confiscation de la souveraineté royale kongo par les pouvoirs coloniaux européens.

En autres mots, le rapport avec le monde extérieur – la dimension globale de l’histoire du royaume – commence par renforcer le pouvoir des rois à l’égard des leurs chefs subalternes, voire d’autres potentats à l’échelle intra-africaine ; mais cette même dimension globale conduit inexorablement le royaume vers le colonialisme.

D’autres travaux cherchant à éclairer ces questions internes se font absolument nécessaires. Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir dans l’approfondissement de nos connaissances sur le royaume du Kongo décentralisé et sur les modalités de sa transition vers une situation coloniale. Cependant, nous espérons avoir pu, avec cette thèse, apporter un certain nombre d’éclairages utiles et avoir lancé des pistes profitables à d’autres entreprises, allant dans de nouvelles directions.

503

BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

Sources archivistiques

ARQUIVO NACIONAL DE ANGOLA (Luanda) Avulsos/caixas (documentation détachée)

ANA, Avulsos, caixas-Luanda : 147, 130 128 355, 85, 102, 124, 588, 3872. ANA, Avulsos, caixas-Congo : 2041, 3377, 4147, 3590. ANA, Avulsos, caixas-São Salvador do Congo : 212. ANA, Avulsos, caixa-Ambriz : 5630 ANA, Avulsos, caixas-Cabinda : 1334, 1364. ANA, Avulsos, caixas-Bembe : 4129, 4952. ANA, Avulsos, caixas-Encoje : 1767, 3902. Codex Códice 87 A-19-1 Ofícios para Angola (1793-1794) Códice 88 A-19-2 Ofícios para Angola (1795) Códice 89 Códice 89, A-19-3 (1796-1797) Códice 105 b-2-2 Ofícios para Angola (1846-1847) Códice 106 B-2-3 Ofícios para Angola (1848) Códice 110 B-3-4 Ofícios para Angola (1852) Códice 111 B-3-5 Ofícios para Angola (1852-1854) Códice 112 B-4-1 Ofícios para Angola (1854-1855) Códice 115 Ofícios para Angola B-4-4 (1858-1859) Códice 116 B-5-1 Ofícios para Angola (1859-1860) Códice 240 C-8-3 Ofícios para Angola (1799-1854) Códice 241 C-8-4 Ofícios para Angola (1846 – 1848) Códice 242 C-8-5 Ofícios para Angola (1848 -1855) Códice 243 C-8-6 Ofícios para Angola (1855-1873) Códice 369 D-8-5 Registro de entrada (1858)

ARQUIVO MUNICIPAL DE LUANDA (Luanda) Códice 54 (186-187); Códice 66, Livro 378 (1856-59)

504

ARQUIVO HISTÓRICO ULTRAMARINO (Lisbonne) Conselho Ultramarino – Angola/ Caixas (documentation détachée)

Caixa 39, doc. 59. Caixa. 42, doc. 89. Caixa 43, doc. 11, 12, 13, 21, 50 e 99. Caixa 44, doc. 5, 62. Caixa 43, doc. 21, 50 e 99. Caixa 42, doc. 89. Caixa 49, doc. 72. Caixa 50, doc. 65. Caixa 57, doc. 26. Caixa 65, doc. 64. Caixa 60, docs. 1. Caixa 63, doc. 37, 52, 60, 64, 65. Caixa 64, doc. 56. Caixa 65, doc. 64. Caixa 68, docs. 4, 5, 11, 32, 43, 49, 61, 64, 68, 80 et 92. Caixa 69, docs. 71 et 43. Caixa 70, docs. 8, 23, 25, 28. Caixa 71, doc 7. Caixa 75, doc. 38, 39, 73, 74, 79, 80. Caixa 77, doc. 31. Caixa 80, docs. 11 et 47. Caixa 83, docs. 21, 68. Caixa 85, doc. 29. Caixa 93-A, docs. 22, 28 (malplacé dans la caixa 180), 29. Caixa 94, doc. 27, 28, 29. Caixa 96, doc. 43 e 44. Caixa 98, doc. 9. Caixa 101, doc. 38. Caixa 103, doc. 38, 40. Caixa 104, doc. 28. Caixa 103, doc. 40. Caixa 106, doc. 22. Caixa 107, doc. 21 et 32. cx.109, doc. 1. Caixa 113, doc 8, 32. Caixa 116, doc. 61. Caixa 119, doc. 25. Caixa 120, doc. 54, 70. Caixa 120, doc. 54, 70. Caixa 120, doc. 32. Caixa 123, doc. 17. Caixa 124, doc. 63. Caixa 125 doc. 51. Caixa 127, doc. 35. Caixa 128, doc. 5. Caixa 130, doc. 22, 99 et 113. Caixa 132, doc. 40. Caixa 133, doc 20. Caixa 135, doc. 20, 21, 46 et 75. Caixa 136, doc. 11. Caixa 137, doc. 23, 42. 55. Caixa 138, doc. 24 e 41. Caixa 139, doc. 8 ,21, 23, 24, 33, 50, 58. Caixa 140, doc. 9, 10. Caixa 141, doc. 30, 77. Caixa 142, doc. 9, 18, 36, 40, 47, 41, 51, 91. Caixa 143, doc.1, 32, 33, 44, 32, 65,143. Caixa 145, doc. 54. Caixa 146, doc. 32, 39 et 40, 146. Caixa 147, doc. 29. Caixa 148, doc.110. Caixa 148, doc. 27. Caixa 148, 110. Caixa 151, doc. 84. Caixa 159, doc. 1.

Conselho Ultramarino – Angola / Codex

AHU_CU_Cartas de angola, cod. 546 (1725 – 1807); AHU_ACL-CU_Contas de angola e são tomé, cod. 409 (1760 – 1807) AHU_CU_Cartas de angola, cod. 546 (1673 – 1832) AHU_CU_Consultas de angola, cod. 481 (1778 – 1831) AHU_CU_Consultas de angola, cod. 554, 481 (1673 – 1833) AHU_CU_Cespesa das armadas, cod. 685 (1764 – 1826) AHU_CU_Ordens e avisos para angola, cod. 407 (1769 – 1781) AHU_GANG_Correspondência confidencial, Cod. 1642 (1783 – 1788) AHU_GANG_Correspondência com o reino, Cod. 1633 (1790 – 1797) AHU_gang_Correspondência com o reino, cod. 1633/Lado B (1790 – 1797) 505

AHU_GANG_Ordens e portarias para os presídios e distritos de angola, cod. 1634 (1790 – 1796) AHU_GANG_Correspondência com o reino, cod. 1643 (1784 – 1790) AHU_CU_Ordens e avisos para angola, cod. 542 (1821 – 1830) AHU_CU_Ordens e avisos para angola, cod. 543 (1830 – 1835) AHU_CU_Ordens e avisos para angola, cod. 550. (1799 – 1807) AHU_CU_Ordens e avisos para angola, cod. 551 (1808 – 1816)

Direção Geral do Ultramar (SEMU) – Angola Correspondência dos governadores/ Caixas (documentation détachée) Caixa 59, PASTA 4ª, doc. 593. Caixa 60, pasta 8, doc. 142. Caixa 586, doc. 539. Caixa 588, doc. 176. Caixa 593, pasta 4A. Caixa 594, pasta 4b, n. 221. Caixas 595 et 596, n. 10 ; pasta 4b, n. 221 ; pasta 5A, n. 4-31. Caixa 601, pasta 8, doc. 142. Caixa 595 et 596, pasta 4b, n. 221. Caixa 623, n. 24. Caixa 622 Pasta n 594; confidencial 1, 2 et 3 et n. 788. Caixa 625, n. 24; n. 227. Caixa 628, n. 3; n. 9, n. 19. Caixa 630, n. 289- GG. Caixa 585, sem pasta, n. 28.

DGU/SEMU – Angola – Codex (1833-1861)

AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO 659; AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO 670 ; AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO 671 ; AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO 672 ; AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO 674 ; AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO 675, AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO 676 ; AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO 677 ; AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO 690 ; AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO Livro 679 ; AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO 680 ; AHU_ANGOLA_DGU_LIVRO 860

BIBLIOTÉCA DA AJUDA (Lisbonne) 54/VII/14 (245-245a) ; 54/X/9 nº89 ; 54/X/18 nº292 ; 54/X/32 nº403 ; 54-XI-1 nº50 ; 54-XI-2 nº52 ; 54-XI-4 nº5 ; 54-XI-3 nº10 ; 54-XI-3 nº 10ª ; 54-XI-2 nº79 ; 54-XI-7 nº73 ; 54-XI-5 nº43 ; 54-XI-6 nº39 ; 54-XI-4 nº5 ; 54-XI-13 nº28 ; 54-XI-15 nº19 ; 54- XI-34 nº 2 ; 54-XI-44 nº16 ; 54/XIII/32 nº2 ; 54/XIII/32 nº8 ; 54/XIII/32 nº12 et 12a ; 54/XIII/32 nº14 ; 54/XIII/32 nº18 ; 54/XIII/32 nº19; 54/XIII/32 nº 20 ; 54/XIII/32 nº 21 ; 54/XIII/32 nº24 ; 54/XIII/32 nº25 ; 54-XIII-15, nº102 ARQUIVO HISTORICO PARLAMENTAR (Lisbonne)

Projecto de lei no 84/VII /3a ; Cota secção I/II, cx. 459 ; N 46-c 506

Página inicial monarquia constitucional/ câmara dos senhores deputados da nação portugueza número 050, 1827-03-08, página 542. número 102, 1850-05-27, página 306. número 043s1, 1851-03-27, página 420. número 033s1, 1851-03-11, página 309 número 019, 1851-01-18, página 73

ACADEMIA DE CIÊNCIAS DE LISBOA (Lisbonne) ACL, MS vermelho., Viagem e missão de frei Rafael Castelo de Vide, fl. 296

ARQUIVO NACIONAL DA TORRE DO TOMBO (Lisbonne) PT/TT/CLNH/0048/02. Cota atual / Condes de Linhares, mç. 48, doc. 2 PT/TT/MNE-ASC/12/C952.1. Pasta 227 (Cabinda)

ARCHIVIO STORICO DELLA PROPAGANDA FIDE (Rome) Fondo scritture riferite ei Congressi Africa-Angola Congo-Senegal-Isole dell’Oceano Atlantico : Volume 5 (1736-1780) ; Volume 6 (1781-1840) ; Volume 7 (1841-1861)

ARCHIVIO SEGRETO VATICANO (Rome) Fondo Epistulae ad Principes 1560-1914 numéro 229, f. 315v-316v ; numéro 230. fl. 418-421, fl. 421-422 fundo : nunziatura apostoloca di lisbona (1580- 1910) Numéros : 27, 30, 30 (1) : fls. 25-135. Numéros 30 (2), 30 (3) : fls. 26-106. Numéros 84 (1), 211 (2) : 225 (2) FL. 17-160v.

ARCHIVIO GENERALE CAPUCCINI (Rome) Fichier ACTA SEDIS 1792 Fichier H34 Congus Angola Docs. : 1 (1790), doc. 6 (1839), doc. 9 et 12 (1854), doc. 16 (1855), doc. 18-19 (1853) doc. 20 et 24 (1865) ; doc. 26 (1865), docs 27-28 (1865), docs. 28-31 (1865). ARCHIVIO PROVINCIALE DEI CAPUCINI DI GENOVA FONDO STORICO PROVINCIALE Apostolaro esterno, Serie : Missioni essere antiche, Unita Cappuccini crondoti viaggi, fichier 152 (1640-1712). 507

Apostolaro esterno/Serie : Missioni essere antiche, MISSIONI IN CONGO , fichier 155: doc 1 à 6. Apostolato esterno/Serie : Missioni essere antiche, Unita Ospizio di Lisbona : doc 3, codex 1 et 2.

ARCHIVIO DEI CAPPUCCINI DE TOSCANA (Forence) Lettere dal Congo (Alessandro Tommasi) Inviate al Fratelo Anibal Tomasi dal 1731 al 1736 Fichier vert : Reggualio sul fruto dei missioni del Congo d’Antonio da Cesaresa; : relazzione Serafino da Cortona. Quadretti di vita missionaria (photographies)

ARCHIVES GÉNÉRALES DE LA CONGREGATION DU SAINT ESPRIT (Chevilly- Larue)

3J1.1a1/107605 ; J1.1a1bis /107606 (« Missions françaises au Loango, Kakongo etc... (1765-1775) » ; 3L1.2a3 ; 3L1.2a4 (1. 1866 ; 3. 1868 ; 4. 1869) ; 3L1.2b4 (1.1864), « Documents romains de la Propagande ou du Procureur » (1866), « A propos de documents anciens » ; Gouverneur Ramon Rovirosa (1844-1846).

BIBLIOTEQUE FRANCISCAINE DES CAPUCINS (Paris)

Docs. 1970A, 1970B, 2272, 2485

Bullarium Ordinis FF. minorum capucinorum. Romae. 1700-1752. VII -X, Oeniponte 1883-1884.

Bullarium Ordinis FF. minorum capucinorum. Romae. 1700-1752.

ANACLETA ORDINIS MINORUM CAPUCCINORUM, VOL. XXI, 1905, PP- 216- 221.

ARCHIVES NATIONALES (Paris)

5JJ/245 et 246. Journaux de bord de vaisseaux de guerre français. 1793-1813.

4JJ/69 à 73. Voyages en Guinée, en Gambie et en Angola. 1704-1788. 508

5JJ/247 à 265. Campagnes et travaux hydrographiques : océan Atlantique, Sénégal, Antilles, Brésil,

B4 Mar/B/4/73

Mar/B/4/77.

ARCHIVES NATIONALES D’OUTRE-MER (Aix-en-Provence)

Sécretariat d’État de la Marine – Personnel colonial ancien COL E 121 ; COL E 136 Ministère des Colonies. Série géographique Guinée française (1846/1913) : entreprises particulières Ministère des Colonies - Actes du pouvoir central (1802-1965) ; traités ; Guinée portugaise (1838-1883) 40 COL 177 ; 40 COL 818 ; 40 COL 230 ;40 COL 228 40 ; COL 700 Ministère des Colonies - Actes du pouvoir central (1802-1965) ; traités ; Cameroun (1842-1893 40 COL 438 ; 40 COL 448

ARQUIVO HISTORICO DO ITAMARATY (Rio de Janeiro) AHI: 238/2/1 - Memorando de 07/02/1858

AHI:238/2/2 - Memorando de 28/03/1859

AHI: 238/2/1 - Memorando de 08/09/1859

AHI:238/2/2 - Memorando de 28/03/1859.

AHI:238/2/1 - Anexo ao memorando de 29/03/1859,).

AHI: 238/2/1 - Memorando de 29/03/1860,).

AHI:238/2/2 - Anexo ao memorando de 29/03/1860

INSTITUTO HISTORICO GEOGRAFICO BRASILEIRO (Rio de Janeiro) Manuscritos/coleção, DL6.002, « Catálogo dos Reis do Congo »

KADOC, Centre de Documentation, Université Catholique de Louvain (Louvain) 509

BEA4006_FI031_1036 BEA4006_FI031_1038

510

Sources publiées

ASTLEY T., GREEN John, BARBOT J. et CASSENEUVE J. (éd.), « Abstract of a voyage to the Kongo river and Kabinda in 1700 », in T. ASTLEY, John GREEN, J. BARBOT et J. CASSENEUVE (éd.), A New general collection of voyages and travels: consisting of the most esteemed relations, which have been hitherto published in any language: comprehending everything remarkable in its kind, in Europe, Asia, Africa, and America ..., London, T. Astley, 1745, p. 200‑209.

BARBOT J., « Voyage to the Congo river or the Zaire in the year 1700 », in John

CHURCHILL (éd.), A Collection of Voyages and Travels: Some Now First Printed from Original Manuscripts; Others Translated Out of Foreign Languages, and Now First Published in English; to which are Added Some Few that Have Formerly Appear in English, But Do Now for Their Excellency and Scarceness Deserve to be Reprinted. ..., Awnsham and John Churchill, 1732, p. 467‑496.

BARROS Manuel Francisco de et SOUSA Santarém (Visconde), Demonstração dos direitos que tem a coroa de Portugal sobre os territorios situados na costa occidental d’Africa: entre o 5° grau e 12 minutos e o 8° de latitude meridional e por conseguinte aos territorios de Molembo, Cabinda e Ambriz, Imprensa Nacional, 1855.

BOLOGNA (PRESUME) Jacinto DA, La Pratique Missionnaire des PP. Capucins dans les royaumes de Congo, Angola et contrées adjacentes, brièvement exposée pour éclairer et guider les missionnaires destinés à ces saintes missions : 1747, Louvain, AUCAM, 1931.

BONTINCK François, Diaire congolais, 1690-1701, de fra Luca da Caltanisetta, Éditions Nauwelaerts, 1970.

BONTINCK François, Le catéchisme kikongo de 1624: réedition critique, Brussel, Koninklijke Academie voor Overzeese Wetenschappen, 1978.

BRASIO António, « Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) », Studia, 46, 1987, p. 300‑331.

BRASIO António, D. António Barroso: missionário, cientista, missiólogo, Lisboa, Centro de Estudos Históricos Ultramarinos, 1961.

BRASIO António (org ), Monumenta Missionaria Africana. África Ocidental (1471- 1531), Agência Geral do Ultramar, 1952. 511

CORREIA Arlindo, O CONGO EM 1845 : Roteiro da viagem ao reino do Congo, por A. J. de Castro ; 2008, http://arlindo-correia.com/161208.html (dernière consultation janvier 2020)

CORREIA Arlindo, Viagem e Missão no Congo, de Fr. Rafael de Castelo de Vide (1780- 1788) ; 2008, https://arlindo-correia.com/161007.html (dernière consultation janvier 2020)

CORREIA Arlindo, Informação sobre o Reino do Congo de Fr. Raimundo de Dicomano (1798) ; 2008, https://arlindo-correia.com/101208.html, (dernière consultation janvier 2020)

CORREIA Arlindo, Viagem do tenente Zacharias da Silva Cruz ao Congo em Outubro de 1858, 2007, http://arlindo-correia.com/020907.html (dernière consultation janvier 2020)

CASTILHO Alexandre Magno de, Os padroes dos descobrimentos portuguezes em Africa; memoria, Typogr. da Acad., 1869.

CUVELIER Jean, « Le Vénérable André de Burgos et la situation Religieuse ai Congo et dans l’Angola ai temps de son apostolat, 1745-1761 », Collectania Francescana, XXXII, 1962, p. 86‑115.

CUVELIER Jean, Nkutama a mvila za Makanda, Impr. Mission Catholique, 1934.

CUVELIER Jean, Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques, 1700-1717, traduites et annotées par J. Cuvelier, Bruxelles, SSMP, 1953.

CUVELIER Jean, Documents sur une mission française au Kakongo, 1766-1776, Institut Royal Colonial Belge., Bruxelles, 1953.

CUVELIER Jean, « Traditions Congolaises », Revue Generale de La Colonie Belge = Congo: Algemeen Tiidschrift Van de Belgische Kolonje, II-2, septembre 1931, p. 193‑208.

FILESI Teobaldo, Nazionalismo e religione nel Congo all’inizio del 1700: la setta degli antoniani, Roma, ISIAO, 1972.

FILESI Teobaldo et VILLAPADIERNA Isidoro da, La missio antiqua dei Cappuccini nel Congo (1645-1835): studio preliminare e guida delle fonti, Istituto storico cappuccini, 1978. 512

FREUDENTHAL Aida, PANTOJA Selma et ARQUIVO NACIONAL DE ANGOLA, Livro dos baculamentos: que os sobas deste reino de Angola pagam a sua majestade, 1630, 2013.

John H WEEKS, Among the Primitive Bakongo, Creative Media Partners, LLC, 2019.JADIN Louis, « Andrea da Pavia au Congo, à Lisbonne, à Madère, Journal d’un missionnaire capucin, 1685-1702 », Bulletin de l’Institut Historique belge de Rome, FASCICULE XLI, 1970, p. 375‑593.

JADIN Louis, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795, Institut Royal Colonial Belge., Bruxelles, 1957.

JADIN Louis, « Le royaume du Kongo d’après les archives de Luanda ; Mission à l’Angola Julliet- septembre 1955 (brouillon non publié gardé aux archives KADOK, BEA4006_FI031_1038) ».

JORDÃO Levy Maria, Historia do Congo: obra posthuma do Visconde de Paiva Manso, socio effectivo da Academia real das sciencias de Lisboa. Pub. pela mesma academia. (Documentos), Typ. da Academia, 1877.

LAMAN Karl, The Kongo, Almqvist & Wiksell, 1953.

LIVINGSTONE David, Travels and Researches in South Africa, J. Murray, 1857.

MONTEIRO Joachim John, Angola and the River Congo, New York : Macmillan, 1876.

Présence africaine, 1974.

NECESSIDADES Francisco das, Factos memoraveis da História de Angola. Boletim Official do Governo Geral da Provincia de Angola no. 642. 16 Janeiro1858, p. 1-3.

OHIER DEGRANPRE Louis, Voyage à la Côte occidentale d’Afrique fait dans les années 1786 et 1787, contenant la description des moeurs, usages, lois, gouvernement et commerce des Etats du Congo, fréquentés par les européens, et un précis de la traite des noirs, ainsi qu’elle avait lieu avant la Révolution française, suivi d’un voyage au cap de Bonne-Espérance contenant la description militaire de cette colonie, Paris, Dentu, 1800.

OLIVEIRA Mário António Fernandes de, SANTOS Eduardo dos et COUTO Carlos Alberto Mendes do, Angolana: documentação sobre Angola., Luanda; Lisboa, Instituto de Investigação Cientifica de Angola ; Centro de Estudos Históricos Ultramarinos, 1968, vol.3. 513

PINHEIRO DE LACERDA Paulo Martins, « Noticia da campanha, e paiz de Mossul, que conquistou o Sargento Mor Paulo Martins de Pinheiros Lacerda, no anno de 1790, até o principio do ano de 1791. », Annaes Maritimos e coloniais, sexta série-4, 1845, p. 127‑133.

PROYART Liévin-Bonaventure (1743?-1808) Auteur du texte, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique : rédigée d’après les mémoires des préfets apostoliques de la Mission françoise... ([Reprod.]) / par M. l’abbé Proyart..., 1776.

SACCARDO Graziano, Congo e Angola : con la storia dell’antica missione dei cappuccini /, Venezia-Mestre :, Curia provinciale dei cappuccini, 1982, vol.1.

SACCARDO Graziano, Congo e Angola : con la storia dell’antica missione dei cappuccini, Venezia, Curia provinciale dei Cappuccini, 1982-83., 1982, vol.2.

SARMENTO Alfredo de, Os sertões d’Africa (apontamentos de viagem), Lisboa : F.A. da Silva, 1880.

SILVA CRUZ Zacharias Viagem do tenente Zacharias da Silva Cruz ao Congo em Outubro de 1858 ; Boletim Oficial do Governo Geral da Província de Angola, n.º 690 e 691 (1858); e n.ºs 692, 695, 696, 701, 702, 710 e 711 (1859).

PIAZZA Calogero, La missione del Soyo: (1713-1716). Nella relazione inedita di Giuseppe da Modena, “L’” Italia Francescana, 1973.

PICCARDO Angelo, Breve, e succinta relatione del viaggio nel regno di Congo nell’ Africa meridionale, fatto dal P. Girolamo Merolla da Sorrento, Napoli, F.Mollo, 1692.

SILVA CORRÊA Elias A., História de Angola, Lisbonne, Editora Atica, 1937, vol.II.

SILVA CORRÊA Elias A., História de Angola, Lisbonne, Editora Atica, 1937, vol.I.

TOSO Carlo, « Relazioni inedite di P. Cherubino Cassinis da Savona sul Regno del Congo e sue Missioni », L'Italia Francescana, 49-5‑6, 1974, p. 207‑214.

TOSO Carlo, Una pagina poco nota di storia congolese, Italia Franciscana., Roma, 1999.

TUCKEY James Hingston, Narrative of an Expedition to Explore the River Zaire, Usually Called the Congo: In South Africa, in 1816, Under the Direction of Captain J.K. Tuckey, R.N. To which is Added, the Journal of Professor Smith; and Some 514

General Observations on the Country and Its Inhabitants. Published by Permission of the Lords Commissioners of the Admiralty, W.B. Gilley, 1818.

VAISSETE Joseph, « Géographie historique, Loango, Congo, Angola », in Géographie historique, ecclésiastique et civile: ou description de toutes les parties du globe terrestre, chez Desaint et Saillant, 1755, p. 236‑245.

WEEKS John H, Among the Primitive Bakongo, Creative Media Partners, LLC, 2019.

(ouvrage collectif) La Pratique missionnaire des PP. Capucins Italiens: dans les royaumes de Congo, Angola et contrées ajacentes, Éditions de l’Aucam, 1931.

Bibliographie (ouvrages)

AFONSO, FERRONHA António Luís, PORTUGAL et MINISTÉRIO DA EDUCAÇÃO, As cartas do « Rei » do Congo, D. Afonso, Lisbon, Grupo de Trabalho do M. da Educação para as Comemorações dos Descobrimentos Portugueses, 1992. ALEXANDRE Pierre, « African Political Systems revisité », Cahiers d’Études africaines, 22-87, 1982, p. 229‑230. ALEXANDRE Valentim, « The Portuguese Empire, 1825–90: ideology and economics », in Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU (éd.), From Slave Trade to Empire: European Colonisation of Black Africa 1780s-1880s, 1 edition., London, U. K. ; New York, Routledge, 2004, p. 110‑133. ALMEIDA Carlos J. D., « Escravos da missão: o trabalho forçado entre os capuchinhos no Kongo », TEL Tempo, Espaço e Linguagem, 5-3, 2014, p. 40‑59. ALMEIDA Carlos J. D., « A imagem de África e do Africano na Literatura Missionária sobre o Kongo e a região mbundu (meados do séc. XVI – primeiro quartel do séc. XVIII). »,Thèse de Doctorat, Universidade Livre de Lisboa, Lisboa, 2010. AMSELLE Jean-Loup, Le Sauvage à la mode, Paris, Éditions le Sycomore, 1979. APPADURAI Arjun (éd.), The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, 1 edition., Cambridge University Press, 1986. ARMITAGE David, The Declaration of Independence: A Global History, 2007. ARMITAGE David et SUBRAHMANYAM Sanjay (éd.), The Age of Revolutions in Global Context, c.1760-1840, 2009e éd., Houndmills, Basingstoke, Hampshire ; New York, Palgrave MacMillan, 2010. ARZEL Lancelot, « Souverainetés et impérialismes dans les royaumes zande du Nord- Congo des années 1860 aux années 1900. Alliances, collaborations et résistances », Revue dhistoire du XIXsupe/sup siecle, n° 59-2, 2019, p. 95‑119. AUGE Marc, Théorie des pouvoirs et idéologie. Etude de cas en Côte-d’Ivoire, Hermann., Paris, 1975. 515

AUSTEN Ralph A., « The Abolition of the overseas Slave Trade a distorted theme in west African History », Journal of the Historical Society of Nigeria, 5-2, 1970, p. 257‑274.

AUSTIN Gereth, « Between abolition and Jihad: the Assante response to the ending of the Atlantic slave trade, 1807-1896 », in Robin LAW (éd.), From Slave Trade to « Legitimate » Commerce. The commercial trasition in nineteenth century West Africa, Cambridge, Cambridge University press, 1995. BALANDIER Georges, Anthropologie politique, Paris, Presses Universitaires de France (PUF), coll.« Quadrige », 2013. BALANDIER Georges, Le Pouvoir sur scènes, Paris, Fayard, 2006. BALANDIER Georges, La vie quotidienne au royaume du Kongo du XVIe au XVIIIe siècles, Paris, Hachette, 1965. BALANDIER Georges, « La Situation Coloniale: Approche Théorique », Cahiers Internationaux de Sociologie, 11, 1951, p. 44‑79. BARRY Boubacar, Senegambia and the Atlantic Slave Trade, Cambridge University Press, 1998. BARRY Boubacar, Le royaume du waalo, le Sénégal avant la conquête, F. Maspero, 1972. BAZIN Jean et TERRAY Emmanuel, Guerres de lignage et guerres d’Etats en Afrique, Paris, Ed. Études contemporaines, 1982. BECKERT Sven, Empire of Cotton: A Global History, New YorkIntroducing a state-of- the-art, Knopf, 2014. BECKERT Sven et ROCKMAN Seth, Slavery’s Capitalism: A New History of American Economic Development, University of Pennsylvania Press, coll.« Early American Studies », 2016. BERG Maxine, « Sea Otters and Iron: A Global Microhistory of Value and Exchange at Nootka Sound, 1774–1792* », Past & Present, 242-Supplement_14, 1 novembre 2019, p. 50‑82. BERTRAND Romain, « Where the Devil Stands: A Microhistorical Reading of Empires as Multiple Moral Worlds (Manila–Mexico, 1577–1580)* », Past & Present, 242- Supplement_14, 1 novembre 2019, p. 83‑109. BETHELL Leslie, The Abolition of the Brazilian Slave Trade: Britain, Brazil and the Slave Trade Question, 1St Edition., Cambridge University Press, coll.« Cambridge Latin American Studies 6 », 2009. BETHELL Leslie, Historia De América Latina - 5 La Independencia, Barcelona, Critica, 2007. BIEDERMANN Zoltán, « Three Ways of Locating the Global: Microhistorical Challenges in the Study of Early Transcontinental Diplomacy* », Past & Present, 242- Supplement_14, 1 novembre 2019, p. 110‑141. BIRMINGHAM David, Short History of Modern Angola, 1re éd., Oxford University Press, 2016. BIRMINGHAM David, Portugal and Africa, Athens, Ohio University Press, 2004. 516

BIRMINGHAM David, Central Africa to 1870: Zambezia, Zaire and the South Atlantic, 1982. BIRMINGHAM David, Trade and Conflict in Angola : The Mbundu and Their Neighbours under the Influence of the Portuguese 1483-1790, Clarendon Press, 1967. BOHANNAN Paul, « Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv », American Anthropologist, 57-1, 1955, p. 60‑70. BOHANNAN Paul et DALTON George, Markets in Africa, Evanston, Northwestern University Press, 1962. BONTINCK F., « Notes Complement Aires sur dom Nicolau Agua Rosada e Sardonia », African Historical Studies, 2-1, 1969, p. 101‑119. BONTINCK François, « Un mausolée pour les Jaga. », Cahiers d’Études africaines, 20- 79, 1980, p. 387‑389. BOXER Charles R., A Igreja Militante e a Expansão Ibérica 1440-1770, Companhia das Letras, 2007. BOXER Charles R., The Portuguese Seaborne Empire, 1415-1825, New York, Alfred A Knopf, 1969. BRAUDEL Fernand, Civilisation matérielle et capitalisme: (XVe-XVIIIe siècle) (trois volumes), Armand Colin, 1967. BRAUDEL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II., A. Colin, 1966. BRIENEN Rebecca Parker, Albert Eckhout: Visoes do Paraiso Selvagem, Rio de Janeiro, RJ, Capivara, 2010. CALLOWAY Colin G., White People, Indians, and Highlanders: Tribal People and Colonial Encounters in Scotland and America, 1 edition., Oxford, Oxford University Press, 2010. CANDIDO Mariana P., An African Slaving Port and the Atlantic World: Benguela and its Hinterland, Reprint edition., Place of publication not identified, Cambridge University Press, 2015. CANDIDO Mariana P., « Sub-Saharan Africa: Jihads, Slave Trade and Early Colonialism in the Long Eighteenth Century », Journal for Eighteenth-Century Studies, 34-4, 2011, p. 543‑550. CANDIDO Mariana P., « South Atlantic Exchanges: The Role of Brazilian-Born Agents in Benguela, 1650-1850 », Luso-Brazilian Review, 50-1, p. 53‑82. CANDIDO Mariana P., « Different Slave Journeys: Enslaved African Seamen on Board of Portuguese Ships, c.1760–1820s », Slavery & Abolition, 31-3, p. 395‑409. CANDIDO Mariana P. et RODRIGUES Eugénia, « African Women’s Access and Rights to Property in the Portuguese Empire », African Economic History, 43-1, 2015, p. 1‑18. CASTILHO Alexandre Magno de, Os padroes dos descobrimentos portuguezes em Africa; memoria, Typogr. da Acad., 1869. CERUTTI Simona, « Who is below ?: E. P. Thompson, historien des sociétés modernes : une relecture », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 70-4, décembre 2015, p. 931‑955. 517

CHARTIER Roger, « La conscience de la globalité (commentaire) », Annales, 56-1, 2001, p. 119‑123. CLIST Bernard et DUBRUNFAUT Paul, « Les armes à feu de provenance européenne », in Pierre de MARET, Koen BOSTOEN et Bernard CLIST (éd.), Une Archéologie Des Provinces Septentrionales Du Royaume Kongo, Archaeopress Archaeology, p. 365‑374. CLIST Bernard, MARET Pierre de et BOSTOEN Koen, Une Archéologie Des Provinces Septentrionales Du Royaume Kongo, Oxford, Archaeopress Archaeology, 2018. COHEN Abner, « Stratégies culturelles dans l’organisation des diasporas commerçantes », Tracés. Revue de Sciences humaines, 23, 19 novembre 2012, p. 159‑171. COOKSEY Susan, POYNOR Robin et VANHEE Hein, Kongo across the Waters., Gainesville, Univ. Press of Florida, 2013. COOKSEY Susan, POYNOR Robin, VANHEE Hein et HEIMLICH Geoffroy (éd.), « Rock art as a Source for the History of the Kongo Kingdom », in Susan COOKSEY, Robin POYNOR, Hein VANHEE et Geoffroy HEIMLICH (éd.), Kongo across the Waters., Gainesville, Univ. Press of Florida, 2013, p. 34‑40. COQUERY-VIDROVITCH Catherine, « Analyse historique et concept de mode de production dans les sociétés pré-capitalistes », L’Homme et la société, 55-1, 1980, p. 105‑113. COQUERY-VIDROVITCH Catherine, « Mode de production, histoire africaine et histoire comparée », Outre-Mers. Revue d’histoire, 65-240, 1978, p. 355‑362. COQUERY-VIDROVITCH Catherine, « La mise en dépendance de l’Afrique noire. Essai de périodisation, 1800-1970 », Cahiers d’études africaines, 16-61, 1976, p. 7‑58. CORET Clélia, « La souveraineté de Witu au xixe siècle. De la refondation à la colonisation d’une cité-État sur la côte est-africaine », Revue dhistoire du XIXsupe/sup siecle, n° 59-2, 2019, p. 49‑69. CORREIA Arlindo, « A decadência final do Reino do Congo ». CRUMMEY Donald E. et STEWART C. C. (éd.), Modes of Production in Africa: The Precolonial Era, Beverly Hills, SAGE Publications, Inc, 1981. CRUZ Ariane Carvalho da, « Paulo Martins Pinheiro de Lacerda: guerra preta, mercês e mobilidade social (Angola, segunda metade do século XVIII) », Florianópolis, XXVIII Simpósio nacional de História (ANPUH), 2015. CURTIN Philip D., Cross-Cultural Trade in World History, Cambridge University Press, 1984. CURTIN Philip D., Economic change in precolonial Africa: Senegambia in the era of the slave trade, 1975. CURTO José, « Jeribita in the relations between the of Angola and the Kingdom of Kasanje », 14, 1 janvier 2013, p. 301‑325. CURTO José, « Alcohol under the Context of the atlantic slave trade: The case of benguela and its hinterland (Angola) », Cahiers d’Etudes Africaines, 201, 1 mai 2011, p. 51‑85. 518

CURTO Jose C., Enslaving Spirits: The Portuguese-Brazilian Alcohol Trade at Luanda and Its Hinthe Portuguese-Brazilian Alcohol Trade at Luanda and Its Hinterland, C. 1550-1830 Terland, C. 1550-1830, Leiden ; Boston, Brill, 2003. CURTO José et GERVAIS Raymond, « The Population History of Luanda during the Late Atlantic Slave Trade, 1781-1844 », African economic history, 29, 1 janvier 2001, p. 1‑59. CUVELIER Jean, L’Ancian Royaume de Kongo, Bruges, Desclée de Brouwer, 1946. DAGET Serge, La répression de la traite des Noirs au XIXe siècle. L’action des croisières françaises sur les côtes de l’Afrique (1817-1850), Paris, Karthala, 1997. DAVIDSON Basil, In the Eye of the Storm: Angola’s People, Anchor Books, 1973. DAVIDSON Basil, Black Mother: Africa: the Years of Trial, V. Gollancz, 1961. DAVIS Natalie Zemon, Trickster Travels: A Sixteenth-Century Muslim Between Worlds, Edição: First., New York, Hill & Wang, 2007. DE HEUSCH Luc, Le Roi de Kongo et les montre sacrés, Paris, Gallimard, 2000. DENOON Donald et KUPER Adam, « THE ‘NEW HISTORIOGRAPHY’ IN DAR ES SALAAM: A REJOINDER », African Affairs, 70-280, 1 juillet 1971, p. 287‑288. DIAS Gastão Sousa, A batalha de Ambuíla, Museu de Angola, 1942. DIAS Jill et ALEXANDRE Valentim, O império africano 1825-1890, Lisbonne, Estampa, 1992. DIAS Jill R., « O Kabuku Kambilu (c.1850-1900). Uma identidade política ambígua », in Actas do Seminário Encontro de Povos e Culturas em Angola: Luanda, 3 a 6 de abril de 1995., Arquivo Nacional de Angola., Luanda, Comissão Nacional para as Comemorações dos Descobrimentos Portugueses, 1997, p. 13‑53. DIAS Jill R., « Famine and disease in the history of Angola c. 1830–1930* », The Journal of African History, 22-3, juillet 1981, p. 349‑378. DIKE K. Onwuka, Trade and politics in the Niger Delta, 1830-1885. An Introduction to the Economic and Political History of Nigeria, N edition., Oxford University Press, 1962. DUFFY James, Portuguese Africa, Harvard University Press, 1959. DURKHEIM Émile, « De la division du travail social », in , Paris, Félix Alcan, 1893, p. 210‑217. DUVAL Maurice, Un totalitarisme sans Etat. Essai d’anthropologie politique à partir d’un village burkinabé., L’harmattan., Paris, 1985. EKHOLM Kajsa, Power and prestige. The rise and fall of the Kongo kingdom, Skriv Service AB, 1972. ELLIOTT John Huxtable, Spain, Europe & the Wider World, 1500-1800, Yale University Press, 2009. ELTIS David, Economic Growth and the Ending of the Transatlantic Slave Trade, New York, Oxford University Press, 1987. ENGELS Friedrich, Socialisme utopique et socialisme scientifique (texte de 1880), 1re éd., Bruxelles, Aden Belgique, 2005. 519

FAGE J. D., « Slavery and the Slave Trade in the Context of West African History », The Journal of African History, 10-3, 1969, p. 393‑404. FALCON Francisco José Calazans, A época pombalina: política econômica e monarquia ilustrada, Ed. Ática, 1982. FERREIRA Frederico A., « O imperador e o príncipe: a participação do governo imperial brasileiro na questão da crise dinástica no reino do Congo. »,mémoire de maitrise, UFRRJ, Seropédica, 2015. FERREIRA Frederico A., « Investimentos privados de brasileiros na África Portuguesa: o caso da Western Africa Malachite Copper Mines Company », Vitória, 2015. FERREIRA Roquinaldo, Cross-Cultural Exchange in the Atlantic World: Angola and Brazil during the Era of the Slave Trade, Cambridge University Press, 2012. FERREIRA Roquinaldo, « O Brasil e a arte da guerra em Angola (sécs. XVII e XVIII) », Revista Estudos Históricos, 1-39, 11 mars 2007, p. 3‑23. FERREIRA Roquinaldo, « “Writing the History of Abolitionism in the Portuguese South Atlantic” ; The Annual Gulbenkian Vasco da Gama Lecture », https://www.youtube.com/watch?v=pSwe8zhdvIk. FERNÁNDEZ TERRICABRAS Ignasi, « Los modelos ibéricos de patronato: fundamentos y prácticas - el caso español », Madrid, 2014. https://www.casadevelazquez.org/es/investigacion/podcasts/novedad/monarquias- ibericas-en-perspectiva-comparada-siglos-xvi-xviii-3/ FERRER Ada, Freedom’s Mirror: Cuba And Haiti In The Age Of Revolution, New York, Cambridge University Press, 2014. FORTES Meyer et EVANS-PRITCHARD E. E., African Political Systems, London, IIAL&C, Oxford University Press, 1940. FROMONT Cécile, The Art of Conversion: Christian Visual Culture in the Kingdom of Kongo, UNC Press Books, 2014. GENOVESE Eugene D., From Rebellion to Revolution: Afro-American Slave Revolts in the Making of the Modern World, Lsu Press, coll.« Walter Lynwood Fleming Lectures in Southern History », 1979. GHOBRIAL John-Paul A, « Introduction: Seeing the World like a Microhistorian* », Past & Present, 242-Supplement_14, 1 novembre 2019, p. 1‑22. GINZBURG Carlo, « Microhistory and world history », in Jerry H. BENTLEY, Merry E. WIESNER-HANKS et Sanjay SUBRAHMANYAM (éd.), The Cambridge World History: Volume 6: The Construction of a Global World, 1400–1800 CE, Cambridge, Cambridge University Press, coll.« The Cambridge World History », 2015, vol.6, p. 446‑473. GINZBURG Carlo, Le Fromage et les vers : L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1993. GINZBURG Carlo, Mythes, emblèmes, traces: morphologie et histoire, Flammarion, 1989. GINZBURG Carlo, Il formaggio e i vermi: Il cosmo di un mugnaio del 1500, Einaudi, 1976. GLUCKMAN Max, Politics, Law and Ritual in Tribal Society, Basil Blackwell, 1965. 520

GLUCKMAN Max, FORDE C. Daryll, FORTES Meyer et TURNER Victor W., Essays on the ritual of social relations, 1ST éd., Manchester University Press, 1966. GODINHO Vitorino Magalhães, L’économie de l’empire portugais aux XVe et XVIe siècles, Paris, S.E.V.P.E.N., 1969. GONÇALVES António Custódio, Le lignage contre l’état: dynamique politique Kongo du XVIème au XVIIIème siècle, Lisboa; Évora, Instituto de Investigação Científica Tropical ; Universidade, 1985. GONÇALVES Rosana A., « África Indômita. Missionários Capuchinhos no Reino do Congo (século XVII). »,Universidade de São Paulo (FFLCH), São Paulo, 2008.

GRENDI Edoardo, « Micro-analisi e Storia sociale », Quaderni storici, 12-35 (2), 1977, p. 506‑520. GRÜNER Eduardo, « Haiti: a (forgotten) philosophical revolution », Sociedad (Buenos Aires), 4-SE, 2008, http://socialsciences.scielo.org/scielo.php?script=sci_abstract&pid=S0327- 77122008000100004&lng=en&nrm=iso&tlng=en. GRUZINSKI Serge, Les Quatre Parties du monde: Histoire d’une mondialisation, Paris, Points/ La Martinière, 2004. GRUZINSKI Serge, La colonisation de l’imaginaire, Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1988. GUYER Jane, « Wealth in People and Self-Realization in Equatorial Africa », Man, 28, 1 juin 1993, p. 243‑265. GUYER Jane I., « Wealth in People, Wealth in Things – Introduction* », The Journal of African History, 36-1, mars 1995, p. 83‑90. GUYER Jane I, Family and farm in southern Cameroon, Boston, Mass., Boston University, African Studies Center, 1984. HEINTZE Beatrix, « The Extraordinary Journey of the Jaga Through the Centuries: Critical Approaches to Precolonial Angolan Historical Sources* », History in Africa, 34, ed 2007, p. 67‑101. HEINTZE Beatrix, « Written sources, oral traditions and oral traditions as written sources: The Steep and Thorny Way to Early Angolan History », Paideuma, 33, 1987, p. 263‑287. HEINTZE Beatrix, « Luso-Africain Feudalism in Angola? The Vassal Treaties of the 16th to the 18th Century », Revista Portuguesa de História, 18, 1980, p. 111‑131. HEINTZE Beatrix, « The Angolan Vassal Tributes of the 17th Century », Revista de História Económica e Social, 6, 1980, p. 57‑78. HERLIN Suzan (B.), « Brazil and the Commercialization of Kongo, 1830- 1870 », in José CURTO et Paul LOVEJOY (éd.), Enslaving Connections: Changing Cultures of Africa and Brazil During the Era of Slavery, Amherst, Humanity Books, 2003, p. 265‑287. HERLIN Suzan (B.), « Slave Wives, Free Sisters: Bakongo Women and Slavery c. 1700-1850 », in Claire C. ROBERTSON et Martin A. KLEIN (éd.), Women and slavery in Africa, Heinemann, 1983. 521

HERLIN Suzan (B.), « Beyond Decline: The Kingdom of the Kongo in the Eighteenth and Nineteenth Centuries », The International Journal of African Historical Studies, 12- 4, 1979, p. 615‑650. HERLIN Suzan (B.), « Trade and Politics on the Kongo coast. 1790-1890 »,Boston University, Boston, 1971. HESPANHA António Manuel, « A historiografia jurídico‐institucional e a “morte do estado" », Anuario de Filosofía del Derecho, 3, 1986. HEUSCH Luc de, Le Roi ivre ou l’Origine de l’Etat, Gallimard, 1972. HEYWOOD Linda, « Mbanza Kongo/São Salvador: Culture and the Transformation of an African City, 1491 to 1670s », in Emmanuel AKYEAMPONG (éd.), Africa’s Development in Historical Perspective, New York, NY, Cambridge University Press, 2014, p. 367‑389. HEYWOOD Linda M., Njinga of Angola: Africa’s Warrior Queen, 1st Edition edition., Cambridge, Massachusetts ; London, England, Harvard University Press, 2017. HEYWOOD Linda M., « Slavery and Its Transformation in the Kingdom of Kongo: 1491- 1800 », The Journal of African History, 50-1, 2009, p. 1‑22. HEYWOOD Linda M. (éd.), Central Africans and Cultural Transformations in the American Diaspora, Cambridge University Press, 2002. HEYWOOD Linda M. et THORNTON John K., Central Africans, Atlantic Creoles, and the Foundation of the Americas, 1585-1660, New York, Cambridge University Press, 2007. HEYWOOD Linda et THORNTON John, « African Fiscal Systems as Sources for Demographic History: The Case of Central Angola, 1799-1920 », The Journal of African History, 29-2, 1988, p. 213‑228. HILTON Anne, The kingdom of Kongo, Oxford, Oxford University Press, 1985. HILTON Anne, « The Jaga Reconsidered », The Journal of African History, 22-2, 1981, p. 191‑202. HOBSBAWM Eric, The Age of Revolution: 1789-1848, New York, Vintage, 1996. HOGENDORN J. S. et GEMERY H. A., « Assessing Productivity in Precolonial African Agriculture and Industry 1500-1800 », African Economic History, 19, 1990, p. 31‑35. HOPKINS A. G., « The “New International Economic Order” in the nineteenth century: Britain’s first Development Plan for Africa », in Robin LAW (éd.), From Slave Trade to « Legitimate » Commerce. The commercial trasition in nineteenth century West Africa, Cambridge, Cambridge University press, 1995, p. 240‑264. HOPKINS A. G., An Economic History of West Africa, 1 edition., London New York, Routledge, 1973. INIKORI Joseph E., Africans and the Industrial Revolution in England: A Study in International Trade and Economic Development, 2002. IZARD Michel, « La politique extérieure d’un royaume africain : le Yatênga au XIXe siècle », Cahiers d’Études africaines, 22-87, 1982, p. 363‑385. IZARD Michel, Les archives orales d’un royaume africain: Deuxième partie: Le Yatênga comme formation politique (suite et fin). Troisième partie: Le Yatênga comme formation historique, Laboratoire d’anthropologie sociale, 1980. 522

IZARD Michel, Introduction à l’histoire des royaumes mossi ..., College de France, 1970. JADIN Louis, Relation sur le royaume du Congo du P. Raimondo da Dicomano, missionnaire de 1791 à 1795, Institut Royal Colonial Belge., Bruxelles, 1957. JADIN Louis, « Le royaume du Kongo d’après les archives de Luanda ; Mission à l’Angola Julliet- septembre 1955 (brouillon non publié gardé aux archives KADOK, BEA4006_FI031_1038) ». JAMES C. L. R., The Black Jacobins: Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution, 2e éd., Vintage, 1989. JANZEN John M., Lemba, 1650-1930: A Drum of Affliction in Africa and the New World, Garland Pub., 1982. JANZEN John M. et MACGAFFEY Wyatt, An Anthology of Kongo Religion: Primary Texts From Lower Zaire, 1st Edition edition., University of Kansas, 1974. KLEIN Martin A., « Social and Economic Factors in the Muslim Revolution in Senegambia », The Journal of African History, 13-3, 1972, p. 419‑441. KOPYTOFF Igor, « The cultural biography of things: comodization as process », in Arjun APPADURAI (éd.), The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge University Press, 1988, p. 65‑91. KOULISCHER Joseph, « La grande industrie aux XVIIe et XVIIIe siècles : France, Allemagne, Russie », Annales, 3-9, 1931, p. 11‑46. LAMAN Karl, The Kongo, Almqvist & Wiksell, 1953. LAW Robin, « African and European relations in the last century of the transatlantic slave trade », in David ELTIS (éd.), From Slave Trade to Empire: European Colonisation of Black Africa 1780s-1880s, Cambridge, Cambridge University press, 1995, p. 21‑47. LAW Robin (éd.), « Introduction », in Robin LAW (éd.), From Slave Trade to « Legitimate » Commerce. The commercial trasition in nineteenth century West Africa, Cambridge, Cambridge University press, 1995, p. 1‑32. LEVI Giovanni, L’eredità immateriale: Carriera di un esorcista nel Piemonte del Seicento, Torino, Giulio Einaudi, 1985. LEVI-STRAUSS Claude, Les Structures Elementaires de La Parente, Walter de Gruyter, 1971. LILTI Antoine, Figures publiques: L’invention de la célébrité, Paris, Fayard, 2014. LIMA José Joaquim Lopes de, Descobrimento e posse do reino do Congo pelos Portuguezes no seculo XV, sua conquista por as nossas armas no seculo XVI, e successos subsequentes até o começo do seculo XVII., Imprensa Nacional, 1845. LOMBARD Denys, Le carrefour javanais : essai d’histoire globale (trois volumes), Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1990. LOPES Gustavo Acioli et MENZ Maximiliano M., « Vestindo o escravismo: o comércio de têxteis e o Contrato de Angola (século XVIII) », Revista Brasileira de História, 39- 80, p. 109‑134. 523

LOURDES LIMA DOS SANTOS Maria DE, « Sobre os intelectuais portugueses no século XIX (do Vintismo à Regeneração) », Análise Social, 15-57, 1979, p. 69‑115. LOVEJOY Paul E., Jihad in West Africa During the Age of Revolutions, Athens, Ohio University Press, 2016. LOVEJOY Paul E., Transformations in Slavery: A History of Slavery in Africa, Cambridge University Press, 2000. LOVEJOY Paul E, « The Ibadan school of historiography and its critics. », African historiography : essays in honour of Jacob Ade Ajayi / edited by Toyin Falola., 1993, p. 195‑202. MACGAFFEY Wyatt, « Constructing a Kongo Identity: Scholarship and Mythopoesis », Comparative Studies in Society and History, 58-1, janvier 2016, p. 159‑180. MACGAFFEY Wyatt, Kongo Political Culture: The Conceptual Challenge of the Particular, Indiana University Press, 2000. MACGAFFEY Wyatt, « Dialogues of the deaf: Europeans on the Atlantic Coast of Africa », in Stwart SCHWARTZ (éd.), Implicit Understandings: Observing, Reporting and Reflecting on the Encounters between Europeans and Other Peoples in the Early Modern Era, Revised ed. edition., Cambridge England ; New York, NY, USA, Cambridge University Press, 1994. MACGAFFEY Wyatt, Religion and Society in Central Africa: The Bakongo of Lower Zaire, 1St Edition edition., University of Chicago Press, 1986. MACGAFFEY Wyatt, « Cultural Roots of Kongo Prophetism », History of Religions, 17- 2, 1977, p. 177‑193. MACGAFFEY Wyatt, Custom and Government in the Lower Congo, Berkeley, University of California Press, 1971. MACGAFFEY Wyatt, « The Religious Commissions of the Bakongo », Man, 5-1, 1970, p. 27‑38. MADEIRA SANTOS Catarina, « Luanda, a Colonial City between Africa and the Atlatic, seventeenth and eighteenth centuries », in Liam Matthew BROCKEY (éd.), Portuguese Colonial Cities in the Early Modern World, 1 edition., Routledge, 2016. MADEIRA SANTOS Catarina, « Esclavage africain et traite atlantique confrontés : transactions langagières et juridiques (à propos du tribunal de mucanos dans l’Angola des xviie et xviiie siècles) », Brésil(s). Sciences humaines et sociales, 1, 6 mai 2012, p. 127‑148. MADEIRA SANTOS Catarina, « Un Monde excessivement nouveau. Savoirs africains et savoirs missionnaires : fragments, appropriations, et porosités dans l’œuvre de Cavazzi de Montecúcculo », in Castelnau-L’Estoile Charlotte DE, Copete MARIE-LUCIE et Maldavsky ALIOCHA (éd.), Missions d’évangélisation et circulation des savoirs, XVIe- XVIIIe siècle, Casa de Velázquez, 2011. MADEIRA SANTOS Catarina, « Administrative knowledge in a colonial context: Angola in the eighteenth century », The British Journal for the History of Science, 43-4, décembre 2010, p. 539‑556. MADEIRA SANTOS Catarina, « Écrire le pouvoir en Angola : Les archives ndembu (XVIIe -XXe siècles) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 64e année-4, 1 septembre 2009, p. 767‑795. 524

MADEIRA SANTOS Catarina, « Entre deux droits : les Lumières en Angola (1750-v. 1800) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 60e année-4, 1 août 2005, p. 817‑848. MADEIRA SANTOS Catarina, « Um Governo “Polido” para Angola. Reconfigurar dispositivos de domínio (1750-1800) »,Universidade Nova de Lisboa, 2005. MANNING Patrick, « The Warp and Woof of Precolonial African Industry », African Economic History, 19, 1990, p. 25‑31. MANNING Patrick, Slavery and African Life: Occidental, Oriental, and African Slave Trades, Cambridge ; New York, Cambridge University Press, 1990. MANNING Patrick, « Slave trade, “legitimate” trade, and imperialism revisited: the control of wealth in the Bights of Benin and Biafra », in Paul LOVEJOY (éd.), Africans in Bondage: Studies in Slavery and the Slave Trade : Essays in Honor or Philip D. Curtin, First Edition edition., Madison, Univ of Wisconsin Pr, 1986, p. 203‑233. MARKOVITS Claude, « Des « diasporas commerçantes » aux circulations marchandes : à propos d’un texte d’Abner Cohen », Tracés. Revue de Sciences humaines, 23, 19 novembre 2012, p. 153‑158. MARQUESE Rafael et SALLES Ricardo, Escravidão e capitalismo histórico do século XIX: Cuba, Brasil, Estados Unidos, 1a., Civilização Brasileira, 2016. MARTIN LYNN, « The “Imperialism of free trade” and the case of West Africa, c. 1830- c.1870 », The journal of imperial and Commonwealth history, 15, 1986, p. 22‑40. MARTIN Phyllis, Leisure and Society in Colonial Brazzaville, Cambridge, Cambridge University Press, coll.« African Studies », 1996. MARTIN Phyllis, The external trade of the Loango Coast, 1576-1870: the effects of changing commercial relations on the Vili Kingdom of Loango, Clarendon Press, 1972. MARTINS Oliveira, Historia De Portugal, Reprint edition., Lisboa, Guimaraes, 1968. MATTOSO José, História da vida privada em Portugal: A Época Contemporânea, Lisboa, Temas e Debates, 2011. MATTOSO José, História de Portugal. 5. O liberalismo (1807 - 1890), Ed. Estampa, 1993. MAUSS Marcel, Essai sur le don. Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, Presses Universitaires de France (PUF), 2007. M’BOKOLO Elikia, Afrique noire : histoire et civilisations. Tome 2, XIXème-XXème siècles, Paris, Hatier, 1998. MCDOUGALL E. Ann, « Production in Precolonial Africa », African Economic History, 19, 1990, p. 37‑43. MEILLASSOUX Claude, Anthropologie de l’esclavage : Le ventre de fer et d’argent, Presses Universitaires de France (PUF), 1986. MEILLASSOUX Claude, « Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’auto-subsistance », Cahiers d’Études Africaines, 1-4, 1960, p. 38‑67. MEILLASSOUX Claude, « Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’auto-subsistance », Cahiers d’Études Africaines, 1-4, 1960, p. 38‑67. 525

MERLET Annie, Autour du Loango, XIVe-XIXe siècle: Histoire des peuples du sud-ouest du Gabon au temps du Royaume de Loango et du « Congo français », Paris, Centre culturel français Saint-Exupéry-Sépia, 1991. MIERS Suzanne et KOPYTOFF Igor, Slavery in Africa: Historical and Anthropological Perspectives, Univ of Wisconsin Press, 1979. MILLER Joseph, « Requiem for the “Jaga”. », Cahiers d’Études africaines, 13-49, 1973, p. 121‑149. MILLER Joseph C., Way of Death: Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 1730–1830, Madison, Wis, University of Wisconsin Press, 1996. MILLER Joseph C., Kings and Kinsmen: Early Mbundu States in Angola, Oxford Eng., Oxford University Press, 1976. MULINDA Habi Buganza, « Aux origines du royaume de Ngoyo », Civilisations. Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, 41, 1 septembre 1993, p. 165‑187. NETO Maria da Conceição, In Town and Out of Town: A Social History of Huambo (Angola), 1902-1961, SOAS, University of London, 2012. NOVAIS Fernando A., Portugal e Brasil na crise do antigo sistema colonial (1777- 1808), Editora HUCITEC, 1979. OBENGA Théophile, La cuvette congolaise: les hommes et les structures : contribution à l’histoire traditionnelle de l’Afrique centrale, Présence africaine, 1976. OBENGA Théophile, Afrique centrale precoloniale. Documents d’histoire vivante., Paris, Présence africaine, 1974. OLIVAL Fernanda, As Ordens Militares e o Estado Moderno: honra, mercê e venalidade em Portugal (1641-1789), Estar, 2001. PAIVA José Pedro, Os bispos de Portugal e do império: 1495-1777, Imprensa da Universidade de Coimbra, 2006. PATRICE Yengo, Les Mutations Sorcières Dans le Bassin du Congo. du Ventre et de Sa Politique, Paris, Karthala, 2016. PÉLISSIER René, História das campanhas de Angola: resistência e revoltas (1845- 1941), Editorial Estampa, 1986. PELISSIER René, La Colonie du Minotaure: Nationalismes et Revoltes en Angola, R. Pélissier, 1978. PELISSIER René, Les guerres grises: résistance et révoltes en Angola, 1845-1941, Orgeval, Pélissier, 1977, vol.1. PELISSIER Rene, Les Guerres Grises: Resistance et Revoltes en Angola, Orgeval, France, Pelissier, 1977, vol.1. PERSON Yves, Samori: une révolution dyula, Impr. Barnier, 1968. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU Olivier (éd.), From Slave Trade to Empire: European Colonisation of Black Africa 1780s-1880s, 1 edition., London, U. K. ; New York, Routledge, 2004. 526

PIMENTA João Paulo G., « A independência do Brasil como uma revolução: história e atualidade de um tema clássico », História da Historiografia: International Journal of Theory and History of Historiography, 2-3, 2009, p. 53‑82. PINTO Alberto Oliveira, Cabinda e as construções da sua história (1783-1887), Dinalivro, 2006. PIZZORUSSO Giovanni, « La Congrégation de la Propaganda Fide à Rome : centre d’accumulation et de production de « savoirs missionnaires» (XVIIe – début XIXe siècle) », in Missions d’évangélisation et circulation des savoirs, XVIe-XVIIIe siècle, Casa de Velázquez, 2011. POLANYI Karl, « Ports of Trade in Early Societies », The Journal of Economic History, 23-1, mars 1963, p. 30‑45. POLANYI Karl, The Great Transformation, 1re éd., New York, Farrar & Rinehart, 1944. PROYART Liévin-Bonaventure, Histoire de Loango, Kakongo, et autres royaumes d’Afrique : rédigée d’après les mémoires des préfets apostoliques de la Mission françoise..., 1776. RANDLES W. G. L., L’ancien royaume du Congo des origines à la fin du XIXe siècle, Hague, Mouton et co, 1968. REGINALDO Lucilene, « André do Couto Godinho: homem preto, formado em Coimbra, missionário no Congo em fins do século XVIII », Revista de História, 0-173, 17 décembre 2015, p. 141‑174. REVEL Jacques et COLLECTIF, Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Seuil, 1996. ROBERTSON Claire C. et KLEIN Martin A., Women and slavery in Africa, Heinemann, 1983. RODNEY Walter, « African Slavery and Other Forms of Social Oppression on the Upper Guinea Coast in the Context of the Atlantic Slave-Trade », The Journal of African History, 7-3, 1966, p. 431‑443. ROSA Maria de Lurdes, Longas Guerras, longos sonhos africanos. Da tomada de Ceuta ao fim do Império, Fio da Palavra., Lisboa, 2010. RUSSELL-WOOD A. J. R., A World on the Move: Portuguese in Africa, Asia and America, 1415-1808, 1st éd., Manchester, Carcanet Press Ltd, 1992. SACCARDO Graziano, Congo e Angola : con la storia dell’antica missione dei cappuccini /, Venezia-Mestre :, Curia provinciale dei cappuccini, 1982, vol.1. SACCARDO Graziano, Congo e Angola : con la storia dell’antica missione dei cappuccini, Venezia, Curia provinciale dei Cappuccini, 1982-83., 1982, vol.2. SAHLINS Marshal, « The atemporal dimensions of history: In the old Kongo kingdom, for example », in David GRABER et Marshall SAHLINS (éd.), On Kings, Chicago, Hau Books, 2017, p. 139‑223. SAPEDE Thiago, « Negociar como dantes: católicos e protestantes no trato de escravizados no reino do Congo do século XVIII. 1752-1800 », História e Economia. Revista interdisciplinar., 12-1, 2014, p. 15‑37. SAPEDE Thiago C., Muana Congo, Muana Nzambi a Mpungu: Poder e Catolicismo no Reino do Congo Pos-restauracao, Alameda, 2014. 527

SERRANO Carlos Moreira Henriques, Os senhores da terra e os homens do mar: antropologia política de um reino africano, FFLCH, USP, 1983. SERRÃO Joaquim Veríssimo, História de Portugal - Volume VI 1750-1807 - O Despotismo Iluminado, Lisboa, Verbo, 1979. SILVA CORDEIRO Bruno C. da, « A iluminação pública em Lisboa e a problemática da história das técnicas »,Universidade de Lisboa (ICS), 2006. SILVA Filipa Ribeiro da, Dutch and Portuguese in Western Africa: Empires, Merchants and the Atlantic System, 1580-1674, BRILL, 2011. SILVA Juliana Ribeiro da, Homens de Ferro: Os Ferreiros Na Africa Central No Século XIX, Cincias Humanas e Sociais edition., São Paulo, SP, Alameda, 2011. SILVA Rosa Cruz e, Jinga Mbandi e o poder, Museu Nacional de Antropologia, 1990. SOUZA Laura de Mello e, O Sol E a Sombra: Politica E Administracao Na America Portuguesa Do Seculo XVIII, São Paulo, Brazil, Companhia das Letras, 2006. SOUZA Marina de Mello, Além do visível: Poder, Catolicismo e Comércio no Congo e em Angola (Séculos XVI e XVII), São Paulo, Edusp, 2018. SOUZA Marina de Mello, « Catolicismo e poder no Congo: o papel dos intermediários nativos, séculos XVI a XVIII », Anos 90 (UFRGS. Impresso), 21, 2014, p. 51‑63. SOUZA Marina de Mello, « Missionários e mestres na construção do catolicismo centro- africano, século », São Paulo, 2011. SOUZA Marina de Mello, « Central Africans crucifixes. A study of symbolic translations », in Jay A. LEVENSON (éd.), Encompassing the Globe: Portugal and the World in the 16th and 17th Centuries, Washington, D.C, Smithsonian Books, 2007, p. 97-100. SOUZA Marina de Mello e, Reis negros no Brasil escravista: história da festa de coroação de rei congo, Editora UFMG, 2002. SOUZA Marina de Mello e, « Catolização e poder no tempo do tráfico: o reino do Congo da conversão coroada ao movimento antoniano, séculos XV-XVIII », Tempo, 3-6, 1998, p. 95‑118. SPENCE Jonathan D., The Question of Hu, Edição: Vintage Books., New York, Vintage, 1989. SUBRAHMANYAM Sanjay, L’éléphant, le canon et le pinceau : Histoires connectées des cours d’Europe et d’Asie, 1500-1750, Paris, Alma Editeur, 2016. SUBRAHMANYAM Sanjay, Three Ways to Be Alien: Travails and Encounters in the Early Modern World, Edição: 1., Brandeis University Press, 2011. SUBRAHMANYAM Sanjay, « Du Tage au Gange au XVIe siècle : une conjoncture millénariste à l’échelle eurasiatique », Annales, 56-1, 2001, p. 51‑84. SUBRAHMANYAM Sanjay, « Connected Histories: Notes towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian Studies, 31-3, 1997, p. 735‑762. SUBRAHMANYAM Sanjay, The Portuguese empire in Asia, 1500-1700: a political and economic history, Longman, 1993. SURUN Isabelle, « Introduction. Trajectoires historiques des souverainetés africaines au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 59-2, 2019, p. 9‑29. 528

TAMMONE Nataia, « Do nexo feliz ao novo Brasil: Portugal e a reconfiguração do império (C.1808 - C.1850) »,Universidade de São Paulo (FFLCH), São Paulo, 2019. TAVARES Ana Paula et MADEIRA SANTOS Catarina, Africæ monumenta: a apropriação da escrita pelos africanos, IICT, 2002. TENGARRINHA Jose et DA CRUZ COELHO Maria Helena (éd.), « O Fim da Idade Média », in Jose TENGARRINHA et Maria Helena DA CRUZ COELHO (éd.), História de Portugal, Edição: 1a., Bauru, Editora Unesp, 2001, p. 49‑65. TERRAY Emmanuel, Une histoire du royaume Abron du Gyaman: Des origines à la conquête coloniale, Editions Karthala, 1995. TERRAY Emmanuel, « L’économie politique du royaume abron du Gyaman », Cahiers d’Études africaines, 22-87, 1982, p. 251‑275. THIOUB Ibrahima, « L’école historique de Dakar : courants et débats », in Jean-Pierre CHRETIEN, Pierre BOILLEY et Achille MBEMBE (éd.), L’Afrique de Sarkozy : Un déni d’histoire, Paris, Karthala, 2008, p. 167‑177. THOMPSON E. P., « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past & Present, 50, 1971, p. 76‑136. THOMPSON Robert Farris, Flash of the Spirit: African & Afro-American Art & Philosophy, 1st Vintage Books ed edition., New York, Vintage, 1984. THORNTON John, « The Historian and the Precolonial African Economy: John Thornton Responds », African Economic History, 19, 1990, p. 45‑54. THORNTON John, « The Kingdom of Kongo, ca. 1390-1678. The Development of an African Social Formation », Cahiers d’Études africaines, 22-87, 1982, p. 325‑342. THORNTON John, « A Resurrection for the Jaga. », Cahiers d’Études africaines, 18-69, 1978, p. 223‑227. THORNTON John K., A History of West Central Africa to 1850, Cambridge University Press., 2020. THORNTON John K., « Soyo and Kongo: The Undoing of the Kingdom’s Centralization », in Koen BOSTOEN et Inge BRINKMAN (éd.), The Kongo Kingdom: The Origins, Dynamics and Cosmopolitan Culture of an African Polity, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 103‑123. THORNTON John K, « The Kingdom of Kongo and Palo Mayombe: Reflections on an African-American Religion », Slavery & Abolition, 37-1, 2 janvier 2016, p. 1‑22. THORNTON John K., « Afro-Christian syncretism in the Kingdom of Kongo », The Journal of African History, 54-1, mars 2013, p. 53‑77. THORNTON John K., « The Kingdom of Kongo and the Counter Reformation », Social Sciences and Missions, 26-1, 1 janvier 2013, p. 40‑58. THORNTON John K., « Elite women in the Kingdom of Kongo: historical perspectives on women’s political power », The Journal of African History, 47-3, novembre 2006, p. 437‑460. THORNTON John K., « Origin Traditions and History in Central Africa », African Arts, 37-1, 1 avril 2004, p. 32‑94. 529

THORNTON John K., « Religion and Cultural Life in the Kongo and Mbundu Areas, 1500–1800 », in Linda M. HEYWOOD (éd.), Central Africans and Cultural Transformations in the American Diaspora, Cambridge University Press, 2002, p. 71‑90. THORNTON John K., « The Origins and Early History of the Kingdom of Kongo, c. 1350-1550 », The International Journal of African Historical Studies, 34-1, 2001, p. 89‑120. THORNTON John K., Warfare in Atlantic Africa, 1500-1800, 1 edition., London ; New York, Routledge, 2000. THORNTON John K., « Mbanza Kongo/Sao Salvador: Kongo’s Holy City », in David ANDERSON et Richard RATHBONE (éd.), Africa’s Urban Past, Portsmouth, NH, Heinemann, 2000, p. 67‑84. THORNTON John K., The Kongolese Saint Anthony: Dona Beatriz Kimpa Vita and the Antonian Movement, 1684-1706, Cambridge University Press, 1998. THORNTON John K., « Precolonial African Industry and the Atlantic Trade, 1500- 1800 », African Economic History, 19, 1990, p. 1‑19. THORNTON John K, « The Development of an African Catholic Church in the Kingdom of Kongo, 1491-1750 », The Journal of African History, 25-2, 1984, p. 147‑167. THORNTON John K., The Kingdom of Kongo: Civil War and Transition, 1641-1718, Madison, University of Wisconsin Press, 1983. THORNTON John K., « Sexual Demography: The Impact of the Slave Trade on Family », in Claire C. ROBERTSON et Martin A. KLEIN (éd.), Women and slavery in Africa, Heinemann, 1983. THORNTON John K., « A Note on the Archives of the Propaganda Fide and Capuchin Archives », History in Africa, 6, ed 1979, p. 341‑344. THORNTON John K., « Demography and History in the Kingdom of Kongo, 1550– 1750 », The Journal of African History, 18-4, octobre 1977, p. 507‑530. THORNTON John et MOSTERMAN Andrea, « A re-interpretation of the Kongo– Portuguese war of 1622 according to new documentary evidence », The Journal of African History, 51-2, juillet 2010, p. 235‑248. TOMICH Dale W., Through the Prism of Slavery: Labor, Capital, and World Economy (World Social Change), Rowman & Littlefield, 2004. TRIVELLATO Francesca, The Familiarity of Strangers – The Sephardic Diaspora, Livorno and Cross–Cultural Trade in the Early Modern Period, Edição: Reprint., New Haven London, Yale University Press, 2012. TRIVELLATO Francesca, « Is There a Future for Italian Microhistory in the Age of Global History? », California Italian Studies, 2-1, 2011. VANSINA Jan, Paths in the Rainforests: Toward a History of Political Tradition in Equatorial Africa, University of Wisconsin Press, 2006. VANSINA Jan, How Societies Are Born: Governance in West Central Africa before 1600, University of Virginia Press, 2004. VANSINA Jan, Kingdoms of the Savanna, New edition., Madison, University of Wisconsin Press, 1968. 530

VANSINA Jan, « More on the Invasions of Kongo and Angola by the Jaga and the Lunda », The Journal of African History, 7-3, novembre 1966, p. 421‑429. VANSINA Jan, Les anciens royaumes de la savane: les états des savanes méridionales de l’Afrique centrale des origines à l’occupation coloniale, Institut de recherches économiques et sociales, 1965. VANSINA Jan, « Long-Distance Trade-Routes in Central Africa », The Journal of African History, 3-3, novembre 1962, p. 375‑390. VANSINA Jan, Kingdoms of the Savanna by Jan Vansina, University of Wisconsin Press, 1772. VEIGA-PINTO Françoise Latour da, Le Portugal et le Congo au XIXe siècle: étude d’histoire des relations internationales, Presses universitaires de France, 1972. VELLUT Jean-Luc, « Le royaume de Cassange et les réseaux luso-africains (ca. 1750- 1810) (The Cassange Kingdom and the Luso-African Network (c. 1750-1810)) », Cahiers d’Études Africaines, 15-57, 1975, p. 117‑136. VERHAEGHE Charlotte, CLIST Bernard, FONTAINE Chantal, KARKLINS Karlis, BOSTOEN Koen et DE CLERCQ Wim, « Shell and glass beads from the tombs of Kindoki, Mbanza Nsundi, Lower Congo », 1 janvier 2014. VOS Jelmer, « Império, Patronato e uma Revolta no Reino do Kongo », Cadernos de Estudos Africanos, 33, 7 décembre 2017, p. 157‑182. VOS Jelmer, Kongo in the Age of Empire, 1860–1913, Madison, Wisconsin, University of Wisconsin Press, 2015. VOS Jelmer, « Child Slaves and Freemen at the Spiritan Mission in Soyo, 1880-1885 », Journal of Family History, 35-1, 1 janvier 2010, p. 71‑90. WEEKS John H, Among the Primitive Bakongo, Creative Media Partners, LLC, 2019. WHEELER Douglas L., « Nineteenth-Century African Protest in Angola: Prince Nicolas of Kongo (1830?-1860) », African Historical Studies, 1-1, 1968, p. 40‑59. WHEELER Douglas L., The Portuguese in Angola, 1836-1891: A Study in Expansion and Administration, University Microfilms, 1963. WHEELER Douglas L. et PELISSIER René, Angola, Greenwood Press, 1971. WILKS Ivor, « The State of the Akan and the Akan States: A Discursion », Cahiers d’Études africaines, 22-87, 1982, p. 231‑249. WILKS Ivor, Ashanti Government in the 19th Century, University of Ghana, Institute of African Studies, 1964. WILKS Ivor, « The Northern Factor in Ashanti History: Begho and the Mande », The Journal of African History, 2-1, janvier 1961, p. 25‑34. WILLIAMS Eric, TOMICH Dale W., WILLIAM et DARITY Jr, The Economic Aspect of the Abolition of the West Indian Slave Trade and Slavery, Rowman & Littlefield Publishers, 2014. WING Joseph van, Études Bakongo: Religion et magie. II, Bruxelles, Académie royale des sciences d’outre-mer, 1938. WING Joseph van, Etudes Bakongo: histoire et sociologie, Bruxelles, Académie royale des sciences d’outre-mer, 1921. 531

XAVIER Angela Barreto et OLIVAL Fernanda, « Os modelos ibéricos de padroado: fundamentos e práticas - o caso portugués », Madrid, 2014. https://www.casadevelazquez.org/es/investigacion/podcasts/novedad/monarquias- ibericas-en-perspectiva-comparada-siglos-xvi-xviii-3/ ZERON Carlos Alberto M. R., « Les aldeamentos jésuites au Brésil et l’idée moderne d’institution de la société civile », Archivum Historicum Societatis Iesu, anno LXXVI, fasc. 151, juin 2007. ZUNIGA Jean-Paul, « L’Histoire impériale à l’heure de l’"histoire globale". Une perspective atlantique », Revue d’histoire moderne et contemporaine (1954-), 54-4 bis, 2007, p. 54‑68.

532

INDEX abolition/ répression de la traite, 141, 384, 385, 386, Cabinda, 10, 22, 40, 48, 51, 59, 104, 114, 115, 119, 387, 388, 403, 405, 423, 516, 536 121, 210, 212, 220, 221, 222, 223, 225, 226, 227, Afonso I, 20, 32, 34, 48, 49, 76, 80, 81, 82, 84, 85, 228, 238, 240, 276, 294, 299, 305, 316, 324, 332, 87, 132, 135, 148, 149, 155, 162, 163, 166, 171, 347, 348, 368, 389, 390, 391, 392, 393, 394, 396, 174, 178, 179, 183, 188, 259, 263, 368, 369, 370, 397, 398, 399, 400, 402, 403, 404, 423, 433, 437, 373, 374, 412, 435, 491, 495, 536 457, 458, 471, 492, 494, 504, 507, 511, 527, 533, Afonso V, 106, 192, 201, 294, 296, 297, 299, 301, 535, 536 304, 309, 348, 350, 352, 367, 451, 502, 536 Caboco, 334, 339, 345, 346, 464 Água Rosada Carmes, 249, 375, 376, 408, 411, 431, 432 Água Rosadas, 10, 15, 64, 65, 66, 70, 73, 75, 82, Catende 137, 149, 179, 185, 186, 187, 282, 290, 292, Elelo, 466, 468, 469, 470, 471, 472, 473, 474, 475, 313, 348, 352, 353, 354, 357, 358, 359, 360, 476, 481, 486, 499, 500, 501 361, 362, 373, 377, 413, 415, 416, 417, 418, catholicisme, 24, 32, 47, 49, 52, 56, 57, 60, 61, 74, 419, 421, 424, 426, 427, 428, 435, 436, 450, 75, 76, 80, 94, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 455, 465, 466, 467, 469, 471, 472, 474, 483, 155, 161, 162, 164, 166, 168, 177, 178, 179, 183, 492, 495, 496, 500, 536 184, 185, 186, 187, 188, 190, 191, 202, 203, 233, Aleixo I, 332, 347, 348, 349, 351, 352, 358, 494, 536 234, 235, 239, 240, 242, 259, 262, 278, 296, 302, Alvaro Dongo, 469, 470, 471, 472, 474, 477, 484, 352, 357, 364, 365, 370, 373, 374, 406, 447, 492, 486, 499, 500, 501 496, 501, 502, 535 Amboela, 317, 339 catholicisme politique, 61, 75, 94, 146, 147, 168, 179, Ambriz, 22, 48, 51, 115, 124, 208, 211, 212, 228, 185, 190, 203, 235, 296, 302, 492, 501, 502, 535 247, 312, 315, 316, 317, 323, 326, 328, 330, 331, Cherubino da Savona, 26, 70, 71, 73, 76, 82, 83, 85, 333, 335, 337, 341, 342, 347, 349, 354, 368, 389, 87, 90, 186, 187, 194, 246, 283, 284, 285, 286, 403, 404, 405, 418, 419, 420, 421, 430, 432, 433, 293, 313, 515 434, 454, 455, 456, 457, 458, 459, 460, 461, 462, chevalier de l’ordre du Christ, 34, 137, 149, 150, 151, 463, 464, 465, 466, 470, 471, 473, 474, 475, 480, 152, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 192, 309, 481, 483, 484, 485, 486, 493, 494, 496, 498, 499, 366, 449 504, 511, 533, 536, 537 commerce de longue distance Ambrizette, 417, 455, 457, 458, 462, 463, 471 trade, 14, 51, 110, 258, 267, 268, 275, 322, 463, Ambuila, 13, 120, 124, 200, 207, 210, 230, 246, 313, 490 314, 315, 317, 320, 321, 322, 326, 333, 334, 347, conquista de l'Angola 536 colonie de l'Angola, 28, 29, 41, 48, 62, 210, 212, André, 133, 243, 244, 245, 287, 412, 418, 419, 427, 213, 214, 216, 217, 227, 231, 233, 234, 312, 428, 430, 455, 456, 496, 512, 527 316, 319, 324, 403, 494, 497, 523, 535 Antonio II, 188, 301, 348 conseil, 5, 23, 24, 28, 31, 77, 90, 101, 103, 104, 105, armes à feu, 14, 22, 70, 109, 111, 135, 138, 142, 151, 106, 107, 110, 144, 145, 146, 164, 167, 169, 173, 180, 189, 212, 215, 247, 253, 254, 259, 260, 266, 175, 176, 177, 201, 284, 285, 289, 293, 296, 304, 267, 272, 275, 276, 277, 294, 300, 306, 318, 324, 305, 309, 348, 350, 351, 352, 354, 357, 358, 367, 389, 393, 401, 421, 490, 493, 497, 518 368, 371, 418, 433, 436, 447, 468, 469, 471, 472, bana Kongo 473, 494, 495, 500, 544 muana Kongo, 11, 23, 42, 61, 63, 80, 82, 89, 92, conseillers, 10, 23, 31, 100, 101, 104, 106, 142, 158, 133, 135, 146, 148, 152, 158, 161, 164, 167, 175, 176, 177, 183, 237, 290, 299, 308, 319, 350, 179, 182, 184, 192, 193, 197, 202, 203, 271, 355, 356, 434, 464, 468, 476, 544 278, 279, 290, 304, 466, 501, 535, 536 croix bataille d’Ambuila, 210 crucifix, 76, 80, 145, 146, 148, 149, 151, 152, 154, Bembe, 418, 454, 463, 464, 465, 466, 469, 470, 471, 155, 156, 159, 160, 166, 167, 194, 228, 240, 472, 473, 474, 485, 499, 504 253, 259, 260, 303, 307, 335, 340, 341, 439, Benguela, 11, 41, 209, 213, 214, 217, 324, 326, 392, 451, 473 393, 403, 409, 426, 430, 452, 496, 517, 518 diasporas, 23, 55, 61, 113, 117, 118, 120, 122, 133, Brésil, 3, 30, 33, 58, 65, 125, 212, 214, 215, 216, 231, 144, 402, 490, 501, 518, 525, 544 233, 242, 243, 247, 264, 294, 354, 376, 384, 392, Raimundo Dicomano (missionnaire) 396, 402, 403, 404, 405, 410, 413, 419, 425, 426, , 81, 82, 83, 85, 90, 98, 100, 101, 103, 104, 105, 427, 429, 430, 437, 439, 452, 453, 458, 462, 475, 107, 114, 119, 121, 124, 125, 127, 129, 133, 479, 480, 481, 482, 483, 484, 496, 497, 500, 509, 134, 135, 137, 138, 142, 145, 151, 152, 158, 524, 532 159, 160, 161, 162, 163, 172, 182, 183, 186, Bua Lau, 190, 306, 307, 308, 309, 350 188, 189, 193, 199, 260, 271, 349, 350, 351, 352, 353, 512, 513, 523 533 duc de Mbamba, 88, 168, 170, 179, 188, 282, 292, 285, 286, 289, 290, 292, 293, 308, 309, 352, 358, 317, 319, 320, 321, 330, 331, 332, 333, 349, 350, 377, 417, 419, 427, 428, 435, 445, 446, 447, 466, 351, 353, 465, 466, 468, 471, 472, 473, 493, 494, 468, 469, 473, 484, 489, 491, 496, 500 500 Kibangu, 70, 73, 75, 124, 133, 167, 184, 185, 186, Edmond Gabriel 192, 201, 290, 292, 307, 348, 352, 353, 357, 359, Gabriel, 462, 478, 484 369, 370, 417, 418, 469, 471, 492, 495 empacasseiros, 333, 334, 335, 336, 338, 345, 421, kilombo 464 kilombos, 119, 120, 123, 144, 306, 320, 326 Encoge, 315, 317, 318, 321, 323, 325, 339, 340, 463, Kimpa Vita, 14, 56, 59, 73, 74, 75, 166, 167, 168, 464, 474 169, 170, 171, 175, 176, 178, 179, 187, 492, 530 esclaves, 10, 11, 14, 16, 21, 22, 23, 27, 34, 42, 47, 48, Kimpanzu, 10, 11, 15, 32, 63, 64, 70, 71, 72, 73, 75, 50, 51, 58, 63, 64, 65, 74, 76, 80, 81, 91, 96, 97, 76, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 169, 179, 185, 186, 99, 111, 112, 114, 115, 116, 117, 119, 120, 121, 187, 282, 283, 284, 285, 286, 287, 288, 289, 290, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 293, 300, 313, 314, 350, 407, 465, 469, 491, 534, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 140, 141, 142, 535 143, 144, 145, 146, 160, 166, 167, 180, 181, 186, Kindoki 191, 192, 193, 194, 195, 196, 197, 198, 199, 200, ndoki, 134, 531 201, 202, 203, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, Kinlaza 213, 214, 215, 220, 221, 222, 225, 233, 235, 236, nlaza, 10, 15, 32, 63, 64, 71, 72, 73, 75, 76, 82, 83, 237, 239, 240, 255, 256, 257, 258, 259, 262, 266, 84, 85, 86, 87, 88, 170, 179, 185, 186, 187, 267, 274, 275, 276, 286, 287, 294, 295, 299, 300, 281, 282, 283, 285, 286, 287, 288, 289, 290, 302, 304, 305, 306, 307, 315, 316, 317, 319, 320, 291, 292, 293, 294, 296, 301, 302, 304, 309, 325, 326, 329, 331, 340, 343, 348, 351, 352, 353, 313, 314, 348, 350, 352, 372, 417, 467, 469, 373, 378, 380, 381, 384, 385, 388, 390, 391, 392, 489, 491, 492, 534, 535, 536 393, 397, 398, 399, 400, 401, 402, 403, 404, 405, Kissembu, 418, 455, 457, 458, 460, 461, 462, 463, 409, 413, 420, 421, 422, 423, 424, 425, 429, 430, 464, 471, 484, 485, 486, 499 431, 432, 437, 448, 452, 454, 455, 456, 459, 462, Kitengu, 328, 434, 455, 458, 459, 494, 499 463, 469, 475, 485, 490, 492, 493, 494, 495, 496, libata (village), 13, 104, 111, 137, 143, 318, 343 497, 498, 533, 535, 544 Loango, 10, 11, 25, 40, 50, 51, 104, 110, 111, 113, expansion commerciale portugaise, 120, 213, 220, 115, 116, 117, 118, 119, 121, 133, 134, 136, 137, 228, 237, 260, 295, 324, 347, 381, 383, 492 193, 208, 209, 212, 213, 217, 222, 226, 235, 236, fidalgo, 149, 152, 158, 162, 429, 449, 450 237, 238, 240, 267, 276, 305, 312, 382, 392, 393, , 23, 80, 85, 105, 137, 138, 158, 162, 163, 254, 399, 402, 405, 409, 454, 456, 508, 514, 515, 525, 421, 472, 473, 493 526, 527, 533 fleuve Congo, 80, 114, 115, 121, 210, 212, 213, 228, Loge, 22, 124, 211, 228, 298, 312, 313, 316, 317, 240, 241, 262, 276, 295, 299, 345, 347, 389, 391, 326, 329, 330, 331, 333, 342, 343, 345, 347, 353, 399, 400, 401, 402, 403, 455, 456, 457, 458, 463, 354, 390, 403, 420, 454, 456, 460, 464, 475, 492, 470, 471, 492, 536 494, 499, 536 fondation de proto-mbanzas, 139, 229, 498, 501 Luanda, 4, 8, 11, 16, 22, 24, 25, 27, 28, 29, 31, 33, 41, funérailles, 95, 96, 105, 161, 162, 163, 253, 273, 291, 44, 59, 64, 65, 66, 106, 109, 116, 124, 136, 137, 367, 470, 471, 493 142, 150, 178, 201, 207, 208, 209, 211, 212, 213, Antonio do Couto Godinho (missionnaire), 216, 243, 214, 215, 216, 217, 218, 220, 223, 224, 226, 230, 244, 245, 291, 299, 300, 521, 527 231, 232, 233, 234, 235, 243, 244, 245, 246, 247, guerre civile, 72, 200, 412, 419, 428, 429, 474, 500 248,249, 250, 254, 274, 287, 293, 294, 295, 296, Henrique I, 64, 106, 189, 367, 370, 495 297, 298, 300, 301, 302, 303, 305, 306, 309, 314, Henrique II, 138, 154, 155, 188, 253, 310, 350, 351, 315, 317, 318, 319, 321, 322, 323, 324, 325, 326, 353, 357, 358, 362, 371, 423, 429, 432, 433, 434, 329, 330, 331, 332, 333, 335, 336, 337, 339, 341, 449, 450, 451, 454, 458, 459, 461, 465, 466, 468, 342, 346, 347, 348, 349, 350, 351, 352, 354, 355, 469, 476, 498, 499, 502 356, 362, 363, 366, 367, 368, 369, 373, 374, 375, Jaga Cassange, 218 376, 377, 385, 389, 390, 391, 392, 393, 399, 401, Jésuites 402, 403, 404, 405, 406, 407, 408, 409, 410, 411, , 229, 230, 231, 233, 242, 249 412, 413, 418, 419, 420, 421, 422, 424, 426, 428, José I, 201, 241, 242, 288, 289, 290, 291, 292, 293, 429, 430, 431, 432, 433, 436, 439, 440, 441, 444, 307, 309, 352, 491, 502, 503, 535 445, 446, 448, 449, 452, 453, 454, 457, 460, 461, Kakongo, 10, 25, 40, 52, 59, 104, 116, 131, 133, 134, 462, 463, 464, 468, 469, 475, 478, 481, 483, 484, 136, 137, 193, 222, 235, 236, 237, 238, 239, 240, 485, 492, 493, 494, 495, 496, 499, 504, 513, 514, 241, 267, 391, 456, 508, 513, 514, 527, 535 519, 523, 524, 536 kanda, 10, 15, 46, 64, 73, 77, 83, 85, 87, 106, 133, Luigi d'Asisi (missionnaire), 366, 400, 406, 407 138, 139, 144, 162, 163, 184, 185, 188, 254, 282, luso-africains 534

, 11, 114, 120, 213, 214, 218, 224, 300, 402, 404, 343, 345, 395, 417, 421,428, 466, 472, 474, 531 475, 489, 490, 535 macota 74, 104 Mbanza Kongo mafuco, 115, 222, 224, 225, 226, 238, 276, 329, 393, , 1, 5, 8, 13, 15, 24, 26, 28, 30, 31, 36, 64, 69, 70, 394, 395 71, 72, 74, 75, 76, 87, 90, 92, 95, 98, 101, 103, maîtres de l’Église, 120, 163, 180, 181, 185, 186, 105, 107, 111, 113, 115, 120, 125, 128, 129, 187, 190, 192, 193, 374, 412, 447, 535 144, 145, 148, 149, 150, 151, 158, 161, 162, makanda 163, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 180, kanda, 10, 11, 15, 23, 30, 32, 34, 44, 49, 60, 63, 183, 185, 196, 199, 201, 207, 208, 220, 228, 70, 72, 73, 76, 78, 79, 80, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 231, 232, 233, 241, 247, 259, 263, 283, 284, 88, 105, 119, 135, 137, 158, 179, 184, 185, 285, 286, 288, 289, 290, 291, 292, 293, 294, 197, 202, 254, 282, 286, 313, 367, 432, 489, 297, 298, 299, 300, 301, 302, 304, 305, 308, 490, 491, 492, 498, 501, 502, 503, 534 309, 313, 314, 332, 348, 349, 351, 354, 355, mambuco, 104, 222, 224, 225, 226, 236, 238, 348, 356, 357, 362, 367, 368, 369, 372, 373, 374, 391, 393, 394, 395, 396, 397, 398 375, 400, 401, 406, 409, 411, 412, 418, 427, mangolfe, 328, 329, 393, 394, 395, 397, 238, 239, 428, 429, 432, 433, 434, 435, 436, 439, 440, 241 444, 445, 446, 447, 453, 461, 466, 468, 469, mani Vunda 470, 472, 474, 486, 489, 490, 491, 493, 496, , 99, 105, 106, 107, 108, 109, 169, 170, 468, 472, 500, 501, 522, 530, 536 534 Mbata, 12, 30, 32, 49, 106, 109, 114, 115, 275, 277 manis, 7, 11, 13, 14, 16, 24, 29, 34, 42, 60, 61, 62, 70, Mbundu, 39, 177, 217, 298, 300, 308, 312, 315, 71, 74, 77, 78, 79, 87, 89, 90, 91, 92, 93, 95, 96, 515 97, 98, 99, 101, 103, 104, 105, 106, 107, 110, 111, Martinho de Mello e Castro, 223, 242, 243, 246, 248, 112, 113, 116, 117, 118, 119, 120, 123, 124, 129, 287, 294, 295, 297, 299, 324, 492 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 143, missionnaires, 23, 24, 25, 26, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 144,145, 146, 149, 157, 160, 161, 162, 164, 168, 35, 47, 48, 50, 62, 63, 65, 74, 80, 82, 84, 89, 91, 169, 170, 176, 177, 181, 183, 201, 209, 211, 240, 94, 98, 99, 104, 106, 107, 112, 118, 120, 129, 133, 254, 260, 262, 266, 268, 274, 275, 277, 282, 291, 135, 136, 144, 145, 148, 150, 151, 157, 158, 159, 299, 309, 318, 320, 322, 343, 346, 350, 417, 418, 162, 165, 166, 167, 168, 169, 171, 172, 180, 181, 419, 431, 434, 436, 447, 456, 457, 458, 459, 466, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 191, 192, 467, 469, 471, 472, 490, 491, 492, 493, 494, 498, 193, 194, 195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 501, 502, 534 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, marchandises de la traite, 14, 34, 58, 63, 70, 109, 111, 238, 239, 240, 241, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 112, 114, 120, 122, 124, 128, 211, 212, 222, 225, 249, 250, 251, 254, 260, 261, 264, 273, 285, 286, 227, 245, 254, 256, 257, 258, 262, 266, 267, 268, 287, 288, 289, 290, 291, 292, 294, 295, 296, 297, 269, 270, 271, 272, 274, 275, 276, 279, 294, 297, 298, 299, 301, 302, 303, 304, 305, 307, 308, 309, 298, 299, 300, 306, 316, 317, 325, 329, 335, 337, 313, 314, 344, 349, 350, 351, 352, 354, 355, 356, 341, 348, 389, 401, 404,421, 434, 490, 493, 497 362, 365, 368, 371, 372, 373, 374, 375, 376, 400, Maria I, 242, 243, 248, 296, 340, 364, 371, 372, 437, 407, 408, 409, 410, 412, 426, 431, 433, 434, 447, 439, 441, 480, 491, 492 467, 491, 492, 493, 495, 497, 502, 511, 524, 527, Maria II 534, 536, 544 dona Maria, 372, 437, 439, 441, 442, 480, 498 missions, 15, 26, 27, 32, 62, 129, 133, 135, 136, 145, marquis de Mossul 189, 194, 195, 196, 197, 198, 199, 200, 202, 228, , 15, 22, 124, 211, 246, 303, 313, 317, 318, 319, 230, 231, 233, 234, 235, 240, 244, 248, 249, 250, 320, 321, 322, 323, 324, 325, 326, 330, 332, 309, 324, 355, 406, 407, 411, 419, 497, 511 333, 335, 419, 456, 458, 459, 464, 493, 494 Mossorongo, 114, 276, 400 Mbamba, 22, 52, 70, 71, 72, 89, 90, 124, 186, 187, Mossul, 20, 52, 63, 70, 89, 103, 124, 145, 209, 210, 188, 189, 209, 211, 247, 282, 283, 290, 292, 293, 211, 212, 228, 230, 247, 298, 300, 310, 311, 312, 298, 300, 313, 314, 315, 316, 320, 322, 330, 331, 313, 314, 315, 316, 317, 318, 319, 320, 321, 322, 332, 333, 348, 349, 351, 354, 389, 403, 407, 459, 323, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 331, 332, 465, 468, 489, 492, 494, 495, 501 333, 334, 335, 336, 339, 343, 347, 349, 350, 389, Mbamba Luvota, 72, 186, 283, 292, 314, 349, 489 403, 404,418, 420, 424, 456, 464, 492, 494, 495, mbanza 500, 514, 536 , 7, 10, 13, 60, 61, 73, 91, 92, 96, 103, 107, 111, Mpemba, 71, 72, 87, 246, 285, 287, 293, 299 113, 117, 119, 124, 129, 138, 143, 144, 145, mpu (bonet), 60, 77, 91, 95, 97, 152, 153 146, 198, 222, 224, 225, 238, 240, 262, 275, muleke (esclaves de l'Eglise) 7, 185, 194, 195, 197, 277, 278, 285, 287, 288, 290, 298, 313, 319, 410, 496 , 7, 198, 199, 200, 201, 202, 373, 410, 327, 328, 329, 330, 335, 336, 337, 340, 341, 535 535 munitions, 14, 212, 306, 318, 323, 324, 325, 336, Propaganda, 4, 8, 24, 25, 26, 47, 58, 151, 178, 229, 475, 490, 497 230, 231, 232, 234, 235, 236, 237, 239, 240, 241, Mussi-Kongo, 11, 23, 42, 56, 77, 79, 80, 81, 82, 91, 244, 248, 249, 250, 251, 264, 407, 408, 409, 411, 93, 128, 136, 138, 158, 162, 184, 199, 306, 356, 412, 497, 527, 530, 535 424, 441, 446, 453, 465, 468, 481, 485, 486, 534 Quina, 341, 343, 466, 468, 472 Namboangongo, 15, 124, 317, 320, 323, 325, 334, Rafael Castelo de Vide 335, 336, 337, 338, 339, 342, 345, 346, 404, 464, Rafael, 85, 243, 244, 507 493 rapprochement diplomatique Kongo-Portugal, 62, ndembu 120, 228, 293, 304, 372, 489, 491 Ndembu, 7, 20, 59, 63, 210, 211, 218, 230, 314, reine Ana de Leão72, 73, 87, 185 315, 316, 317, 318, 333, 353, 403, 525 réunification politique, 14, 15, 32, 34, 60, 61, 69, 73, nganga , 7, 97, 138, 165, 189, 306, 417, 428 74, 76, 77, 80, 82, 83, 88, 104, 111, 149, 155, 166, Ngoyo, 10, 25, 40, 50, 51, 59, 104, 115, 116, 212, 167, 171, 179, 254, 266, 282, 286, 313, 490, 492, 217, 222, 224, 225, 226, 235, 236, 238, 267, 391, 534 393, 394, 395, 396, 398, 399, 400, 456, 526 Rio de Janeiro Nicolau Agua Rosada, 1, 32, 41, 46, 59, 65, 66, 413, 8, 24, 32, 33, 223, 247, 265, 384, 385, 392, 402, 415, 416, 417, 419, 420, 421, 423, 427, 428, 430, 403, 409, 425, 441, 452, 496, 509, 510, 517 432, 435, 436, 437, 438, 439, 440, 441, 442, 443, 444, 445, 446, 447, 448, 449, 450, 451, 452, 453, Saturnino de Souza e Oliveira 454, 459, 461, 462, 463, 464, 466, 468, 469, 471, Saturnino, 462 475, 476, 477, 478, 479, 480, 481, 482, 483, 484, sobas, 218, 319, 321, 323, 324, 326, 333, 334, 335, 485, 486, 498, 499, 500, 517, 536, 537 341, 342, 421, 441, 467, 477, 513 Njinga, 41, 168, 170, 208, 315, 316, 317, 321, 342, souveraineté, 13, 15, 16, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 63, 403, 522 65, 76, 88, 159, 202, 230, 232, 234, 309, 313, 322, nkisi, 52, 187 331, 357, 383, 406, 413, 424, 470, 478, 482, 489, Nkondo, 71, 72, 73, 87, 90, 145, 185, 186, 285, 287, 497, 499, 500, 503, 518, 534 290, 291, 292, 352, 489, 492 Soyo, 11, 22, 52, 70, 71, 72, 74, 75, 87, 89, 92, 93, nonce de Lisbonne, 25, 234, 237, 249, 409, 453 94, 103, 106, 111, 114, 116, 125, 133, 135, 145, Nsundi, 30, 32, 70, 72, 73, 75, 87, 89, 90, 102, 103, 158, 180, 184, 185, 186, 191, 192, 197, 199, 200, 106, 115, 134, 186, 275, 276, 277, 278, 531 208, 209, 220, 227, 232, 235, 239, 240, 241, 248, ntinu, 19, 80, 90, 271 250, 260, 262, 263, 264, 265, 274, 282, 290, 292, ntotila, 19, 71, 75, 90, 271, 489 295, 299, 302, 303, 307, 313, 322, 324, 347, 368, Nzambi, 11, 69, 76, 82, 103, 159, 165, 178, 342, 343, 369, 400, 422, 431, 492, 494, 514, 529, 531 346, 528, 536 tissus (etoffes), 91, 98, 99, 111, 112, 114, 116, 212, objets politiques, 50, 62, 93, 110, 144, 246, 252, 253, 253, 255, 257, 258, 262, 266, 267, 271, 276, 334, 254, 258, 260, 262, 263, 266, 267, 268, 271, 272, 343, 381, 384, 385, 402, 470 273, 274, 275, 277, 278, 279, 296, 302, 309, 313, traite des esclaves, 14, 16, 21, 22, 34, 48, 50, 51, 55, 316, 318, 325, 330, 340, 341, 342, 351, 367, 369, 58, 63, 64, 65, 70, 74, 99, 110, 111, 112, 114, 115, 371, 372, 373, 421, 426, 433, 444, 445, 446, 466, 116, 120, 121, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 467, 490, 491, 492, 497, 501, 502, 535 137, 138, 142, 160, 167, 196, 199, 206, 207, 210, Padroado, 27, 228, 229, 232 211, 213, 215, 222, 225, 258, 259, 262, 266, 267, Pedro Água Rosada (Pedro de São Salvador) 268, 271, 274, 275, 276, 298, 299, 302, 304, 315, 73, 75, 149, 292, 428, 436 412, 413, 427, 432 316, 330, 343, 344, 348, 349, 378, 380, 381, 382, Pedro IV, 73, 75, 167, 168, 169, 170, 171, 178, 179, 384, 385, 386, 387, 388, 389, 390, 391, 392, 393, 188, 282, 358, 489 394, 397, 398, 399, 400, 402, 403, 404, 405, 409, Pedro V, 187, 282, 283, 284, 286, 288, 293, 314, 465, 413, 419, 422, 423, 425, 426, 430, 431, 432, 434, 472, 486, 489, 502 437, 452, 454, 456, 459, 462, 467, 490, 496, 497, Piero da Bene (missionnaire) 98, 142 498, 503, 514, 519, 524, 535, 536, 544 Pinheiro de Lacerda (colonel) traité de vassalité, 17, 318, 333, 340, 347, 457, 467, 145, 313, 322, 325, 326, 329, 335, 336, 424, 514, 472, 475, 477, 481, 501, 544 518 tribunal Pombal, 216, 241, 242, 243, 248, 372, 410, 491 tribunaux, 31, 100, 101, 125, 126, 145, 169, 176, pombeiros 347, 396, 524 pombeiro, 114, 120, 124, 214, 220, 300, 314, 316, vassalité, 17, 20, 29, 65, 150, 208, 210, 213, 214, 403, 404 215, 217, 220, 315, 316, 317, 318, 332, 333, 339, préfet des Capucins 346, 459, 467, 468, 470, 471, 472, 473, 475, 476, , 25, 26, 27, 234, 235, 237, 238, 249, 250, 251, 478, 480, 481, 486, 489, 494, 496 362, 374, 407, 408, 409, 431 Vlis, 10,61, 114, 117, 119, 120, 122, 124, 144, 274, 299, 304, 305, 306, 308, 350, 400, 490, 536 536

, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, Zalla, 325, 334, 337, 343 125, 128, 129, 144, 222, 305, 306, 307, 308, Zombos 12, 114, 144 344, 400

537

Table des cartes, des tableaux et des courbes

Le Kongo à la fin du XVIIIe siècle, carte p. 69 Côte du Kongo et de l’Angola (XVIIIe et XIXe sècles), carte p. 207 Traite des esclaves à Mpinda, le long du fleuve Congo au XVIIIe siècle, tableau p.210 Port d’Ambriz : Drapeau des navires vs esclaves embarqués, tableau p. 211 Ports de Cabinda, de Loango et de Molembo, drapeau des navires vs esclaves embarqués, tableau p. 212 Commerce esclavagiste au port de Cabinda au XVIIIe siècle, drapeau des navires vs esclaves embarqués, tableau p. 221 Les routes commerciales de cotes Loango et Kongo, carte p. 312 Commerce d’esclaves au port de Cabinda, drapeau des navires vs esclaves embarqués, courbe p. 391 L’ « Angola portugaise », 1845-1848, carte p. 416 Traite des esclaves au port d’Ambriz : nombre total d’esclaves embarqués x date, courbe p. 455

538

TABLE DES MATIERES Remerciements p. 4 Note sur l’orthographe en kikongo p. 8 Liste des abréviations (archives) p. 9 Glossaire p. 10 Introduction p. 13 1. Problématique p. 13 1.1. Périodisation et questions centrales p. 13 1.2. Questions de souveraineté et dépendance p. 18 2. Croiser les archives p. 23 2.1. Sources ecclésiastiques et missionnaires p. 24 2.2. Archives administratives européennes p. 28 2.3. Sources orales et visuelles p. 30 3. Approches historiographiques et méthodologies p. 33 3.1. Une Histoire globale du Kongo p. 34 3.2. La quête du politique p. 37 3.3. L’importance de l’évènement p. 43 3.4. La micro-histoire : une méthode auxiliaire p. 44 4. Le Kongo décentralisé : encore une énigme historiographique p. 47 5. Plan de la thèse p. 60

PARTIE I : LE ROI ET SES SUJETS : Les fondements du pouvoir au royaume du Kongo décentralisé Chapitre 1 : Le Kongo décentralisé et marchand : 1780-1860 p. 68 1.1. La crise et la réunification de la royauté kongo : naissance du régime politique décentralisé (1665-1709) p. 69 1.2. Organisation sociale et politique : muana-Kongo (aristocratie), Mussi-Kongo (gens) p. 77 1.3. Les Kimpanzu et les Kinlaza : les origines et l’importance des makanda hégémoniques p. 83 1.4. Les nkuluntu et les manis : représentation et transmission du pouvoir p. 88 1.5. Pouvoir juridique des manis : le roi et le mani Vunda (juge suprême) p. 99 1.6. Marchés, caravanes et « diaspora commerçante » : les liens entre commerce et ordre politique p. 110 1.7. L’esclavage interne et fondation des villages au centre de l’ordre politique décentralisé p. 129 1.8. Les mbanzas : les noyaux d’articulation entre ordres politique, judiciaire et économique p. 143 Chapitre 2. Le catholicisme politique au Kongo décentralisé p. 147 2.1. Le roi chrétien et les chevaliers du Christ p. 148 2.2. La mort chrétienne et la royauté p. 160 2.3. Le roi chrétien de la violence royale et de l’aristocratie p. 163 2.4. Missionnaires européens : agents politiques étrangers à service de la bana Kongo p. 178 2.5. Les maîtres de l’Église : seigneur de premier ordre du catholicisme politique p. 188 2.6. Le rôle politique des mulekes (esclaves de l’Église) p. 191

539

PARTIE II. LE KONGO ET LE MONDE : Commerce et conflits au Kongo du XVIIIe siècle Chapitre 3 : La traite des esclaves au royaume du Kongo et l’expansionnisme commercial portugais (1780-1793) p. 204 3.1. Contexte commercial : les « ports de commerce » et la traite des esclaves à la fin du XVIIIe siècle p. 205 3.2. Le territoire de conquista de l’Angola p. 211 3.3. L’expédition portugaise à Cabinda p. 218 3.4. Le Kongo, la mission catholique et l’expansion portugaise p. 226 3.5. Mission française de la Propaganda Fide au Kakongo p. 233 3.6. Portugal, le virage politique et la reprise de l’expansion missionnaire p. 239

Chapitre 4 : Marchandises, insignes de pouvoir et objets diplomatiques : la question des objets politiques au Kongo p. 252 4.1. Débat théorique et conceptualisation des objets politiques p. 253 4.2. Objets Politiques royaux et le rapport diplomatique du Kongo avec le Portugal p. 258 4.3. Marchandises et biens de la traite des esclaves appropriés en tant qu’objets politiques de l’aristocratie p. 265 4.4. La « biographie sociale » d’un objet politique p. 274

Chapitre 5 : Le coup politique des Kinlaza au pouvoir (1780-1793) p. 281 5.1. La crise du système d’alternance entre les Kimpanzu et les Kinlaza p. 281 5.2. La mission portugaise et le coup politique des Kinlaza pour le contrôle du trône p. 285 5.3. Le règne de dom José I de Kinlaza p. 290 5.4. Le règne d’Afonso V de Kinlaza et la faillite de la mission lusitanienne à Mbanza Kongo (1787) p. 293 5.5. Les bana Kongo et les marchands vilis face à la croisade des missionnaires contre la traite britannique p. 303

Chapitre 6 : La guerre de Mossul et ses conséquences : les potentats du sud du Kongo face à la croisade commerciale portugaise (1788-1803) p. 311 6.1. Le contexte politique du sud du Kongo (provinces de Mossul, Ambriz ; et des Ndembu) à la fin du XVIIIe siècle p. 312 6.2. La confédération de Mossul face aux Portugais : la première expédition de 1788 p. 321 6.3. La riposte : contre-attaque de la confédération de Mossul aux alentours de Luanda (1789) p. 324 6.4. La deuxième expédition portugaise contre le Mossul et la forteresse du Loge p. 326 6.5. La confédération des Ndembu face aux Portugais : la troisième expédition portugaise à Ambuila (1793-94) p. 333 6.6. La bataille de Nzambi : la dernière confrontation p. 342 6.7. Bouleversements politiques au Kongo, un climat anti-portugais, puis le règne et l’assassinat du roi Aleixo I p. 347 6.8. Les anti-Portugais au pouvoir : couronnement de dom Henrique et tension diplomatique avec Luanda p. 350

540

PARTIE III. LE ROI ET LE TEMPS : Les Água Rosada et les transformations politiques du XIXe siècle

Chapitre 7 : Le règne de Garcia de Água Rosada (1803-1830) p. 361 7.1. Le roi Garcia V d’Água Rosada : manipulateur du temps : « Como irmão , careço de um relógio que conta minutos e até as horas » p. 362 7.2. Modernisation et projet de monopolisation du pouvoir des Água Rosada : « suivant les pas de dom Afonso I » ( « seguindo as pisadas do 1o dom Afonso ») p. 373 7.3. Bouleversements globaux : l’Atlantique dans l’ère des révolutions p. 377 7.4. L’Atlantique à l’aube de l’abolition de la traite et de l’ouverture des ports p. 384 7.5. L’avancée commerciale des Portugais dans les ports de Cabinda, d’Ambriz et le long du fleuve Congo p. 389 7.6. La question de la formation du prélat africain et le virage de la politique missionnaire pour le Kongo p. 406

Chapitre 8 : Les transitions de 1830-1860 à travers le parcours du jeune prince kongo p. 415 8.1. Enfance du prince Nicolau : une période d’intenses bouleversements (1830-1845) p. 416 8.2. Sa jeunesse et son voyage au Portugal (1843-1847) p. 429 8.3. Le retour en Afrique : un homme sans place (1848-1855) p. 443 8.4. De fonctionnaire exemplaire à rebelle : dom Nicolau à Ambriz p. 454 8.5. Protestation de dom Nicolau contre la dépendance du Kongo envers le Portugal (1858-1860) p. 475 8.6. Une fin tragique p. 483

Conclusion générale p. 488 Bibliographie générale p. 503 Sources archivistiques p. 503 Sources publiées p. 510 Bibliographie générale (ouvrages) p. 514 Index p. 532