GUERRE DES NERFS A

Des Français bien ennuyés, ce furent, récemment, au poste- frontière espagnol de la Linéa, les musiciens du quintette Jean- Philippe Rameau, qui s'en allaient donner un concert à Gibraltar. Douane et police espagnoles ne s'opposaient pas à leur passage, mais prétendaient interdire « l'exportation » de leurs instruments. Après d'interminables palabres, nos compatriotes eurent finale• ment gain de cause, plus heureux en cela qu'auparavant, un trio de leurs confrères qui arriva à Gibraltar ramené au rang de simple duo, l'un des membres de l'équipe ayant été retenu à la Linéa parce que de nationalité espagnole. Non que les autorités andalouses réservent leurs rigueurs aux seuls musiciens ! Cet ar• ticle dira ce qu'il en est. Mais, d'entrée de jeu, j'avouerai que m'étonne le silence prudent observé par la grande presse française sur la tension existant depuis des mois à propos de Gibraltar entre Madrid et Londres, tension qui se traduit, à la Linéa, par un blocus espagnol et une guerre des nerfs savamment menés. Cet étonnement, bien des lecteurs de la Revue le partageront, je pense, en découvrant le sérieux d'une situation qui ne fait que se durcir et dont il est aussi facile de saisir les causes que ma• laisé d'en prévoir l'issue. Pour se rendre aujourd'hui à Gibraltar, il est plusieurs moyens : le chemin de fer, la route, l'avion, le bateau. Les deux premiers sont à déconseiller. Quiconque a voyagé dans le sud de la péninsule me comprendra. Par air, ceux qui ne se soucient pas de gagner Londres, d'où une liaison demeure assurée avec Gibraltar, iront, par Air-France, en moins de deux heures, d'Orly à Tanger. De là, en 90 minutes de mer, de petits vapeurs amènent des passagers, de moins en moins nombreux, au pied du fameux rocher. Si blasé qu'on soit sur les fantaisies de la nature, l'im- 26 GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR

pression produite par cette énorme masse de calcaire, par cette montagne de quelque 425 mètres, qui évoque tour à tour un caïman, un lion couché, un sphinx, demeure formidable. Un petit aérodrome mord sur les eaux du port. Une petite ville pimpante, gaie, colorée, aux rues étroites, s'accroche au flanc gauche du « Rock », sous un soleil éclatant. Arabes, ibères, britanniques, des fortifications d'un autre âge rappellent l'enjeu que constituèrent au cours des siècles, ces six kilomètres carrés, qu'un isthme assez étroit rattache à l'Espagne, cependant qu'ils forment l'une des rives de la baie d'Algésiras et commandent le passage entre Atlan• tique et Méditerranée. Qu'on monte par des routes cimentées, à très forte pente, des routes fleuries et bordées de beaux arbres, qu'on parvienne pres• que au sommet du rocher, à la limite de la « zone militaire », qu'on laisse plonger son regard sur la mer, le continent, la côte voisine d'Afrique (exercice dont feront bien de se dispenser les candidats au vertige) un paysage entièrement nouveau se révèle alors que grandit un vague sentiment de déjà vu. Déjà vu où ? Soudain, l'on trouve : à Hong-Kong ! Par sa configuration, sa structure, sa position, l'ampleur de sa baie, par tout ce qu'il rappelle ou suggère, Gibraltar est bien en effet un Hong-Kong — à l'échelle méditerranéenne. Et pour un Français dont la lecture d'un Guide a rafraîchi les notions historiques, que de souvenirs ! que de sujets de méditation ! Gibraltar tire son nom (Djebel Tarek : montagne du chef arabe Tarek Ibn Zeyad) de la première occupation musulmane connue, en 711 de notre ère, une occupation qui dura six siècles ! Une pareille presqu'île rocheuse constituait pour les Maures une tête de pont de premier ordre sur un continent qu'ils voulaient conquérir. Ils la fortifièrent et en firent une citadelle réputée im• prenable. Elle capitula pourtant (la famine...) en 1309 après quel• ques semaines de lutte contre les troupes de Ferdinand IL Dès lors, et jusqu'en 1462, les sièges se reproduisirent avec une régu• larité de pendule. A huit reprises, la citadelle fut investie. Trois fois le Rocher changea de mains. Enfin l'Espagne emporta la par• tie et pendant deux cent-quarante-deux années le drapeau des rois de Castille flotta sur le donjon rectangulaire construit par Tarek. Il n'en devait descendre que le 4 août 1704, où trois jours suffirent à un corps de débarquement anglo-hollandais sous les ordres de l'amiral Sir George Rooke pour s'emparer de la place. Les ten• tatives de reconquête ne cessèrent pas pour cela. En toutes occa• sions, les assaillants en furent pour leurs peines, même durant ce « Grand Siège » de 1779-1783, alors que, chef de forces franco- espagnoles, le duc de Crillon frôla la victoire ; mais l'escadre de (• IJEHHK DES NERFS A GIBRALTAR 27

lord Howe survint à point et le vainqueur de Minorque connut la défaite. Si l'on ne devait se borner, on serait d'ailleurs intarissable sur les grandes heures de Gibraltar qui, grâce au système de galeries imaginé par le sergent-major Ince (un nom que tout le monde connaît là-bas) joua un rôle capital durant les guerres napoléoniennes. Creusés au pic et à la pioche, à bonne hauteur en pourtour de la falaise faisant face à l'Espagne (un travail de forçat, du reste exécuté par des forçats) ces tunnels percés d'em• brasures pour la gueule de canons de bronze colossaux mesurent 1 212 mètres — bien peu de chose en comparaison des 38 kilo• mètres de galeries nouvelles, assez vastes pour qu'y circulent des camions, forées pendant la dernière guerre mondiale et à l'abri desquelles la garnison n'eut point à se soucier des attaques aérien• nes ennemies. Gouverneur, à l'époque, de la colonie, le général Sir Clive Liddell y installa son Q.G. Churchill, Eisenhower s'y rencontrèrent en des circonstances diverses tandis que le port rendait les plus grands services à la marine américaine. Sur l'actuelle valeur stratégique de Gibraltar, les avis diffè• rent. Nul, pourtant, ne nie l'importance symbolique de ce terri• toire minuscule. S'il est vrai, comme l'affirme un dicton, que les Anglais devront évacuer good old Gib le jour où les singes dé• serteront le rocher, il apparaît certain qu'après l'avoir détenue pendant deux cent soixante et un ans, la remise à d'autres de cette clef de la Méditerranée porterait un coup très dur au prestige déjà affaibli de la Grande-Bretagne. Or, depuis l'année dernière, Madrid, qui n'a jamais admis cette enclave anglaise dans ce qu'elle considère comme son sol national, entend rétablir sa souveraineté, sur Gibraltar. Elle l'a affirmé, répété devant les Nations Unies. Et, pour bien montrer qu'elle ne parlait pas à la légère, elle a pris et continue à prendre des mesures qui, en d'autres temps, eussent facilement constitué un casus belli. Telle est la situation. Elle se révèle infiniment plus complexe qu'il ne semblerait de prime abord. •

Britannique en 1704 par droit de conquête, Gibraltar vit cette nouvelle appartenance juridiquement confirmée par le Traité d'Utrecht de 1713. Dans son article X, rédigé en latin comme le reste du document, Sa Majesté Catholique « cédait en son nom propre, de même qu'en celui de ses héritiers et successeurs, la propriété pleine et entière, à la Couronne d'Angleterre, de la ville et du château-fort de Gibraltar, ainsi que celle du port, des forts et fortifications en dépendant ». Le principe ainsi établi, diverses 28 GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR

réserves visaient la contrebande possible et interdisaient la libre circulation avec les territoires avoisinants. (De fait, une zone neu- _ tre de quelques centaines de mètres, sur la basse plaine, sur l'isthme existant entre Gibraltar et la Linéa, sépare le Roc du reste de l'Espagne). Il était enfin stipulé que, dans le cas où il convien• drait à la Couronne de se dessaisir de quelque façon que ce fût de la propriété de ladite ville de Gibraltar, préférence devrait être donnée à l'Espagne avant toute autre puissance. Non sans mauvaise humeur, d'une part, avec une superbe indif• férence de l'autre, les choses demeurèrent en l'état pendant plus de deux siècles et demi. Jamais, on le répète, Madrid n'admit, sur ses bords, la présence britannique. Ce que n'avaient pu obte• nir les armes, la toge allait peut-être le réussir grâce aux Nations Unies et à la mystique de décolonisation dont, à l'appel du Pré• sident Roosevelt, cet organisme a fait l'un de ses dogmes. A New York, en effet, le 11 septembre 1963, le représentant de l'Espagne, M. de Piniès, rendait actuelle une question, que cha• cun savait depuis longtemps pendante, devant' le Comité des 24, chargé, comme les initiés ne l'ignorent point, d'introduire dans la réalité de la décolonisation des pays étrangers que possèdent encore certaines puissances européennes. Ecouté avec attention, le réquisitoire de M. de Piniès, dont la sténographie couvre des dizaines et des dizaines de pages, et qui a au moins pour lui le mérite de la clarté, peut se résumer ainsi : a) depuis 1956, date à laquelle l'Espagne commença à intervenir activement à l'O.N.U., l'Angleterre fournit des rapports détaillés sur les conditions d'existence à Gibraltar, reconnaissant donc qu'il s'agit là d'une colonie qu'elle contrôle. L'Espagne, de son côté, a toujours laissé eritendre que nulle discussion concernant l'avenir de Gibraltar ne pouvait avoir lieu sans elle ; b) l'Angle• terre maintient une colonie sur un point du territoire espagnol, dont Gibraltar a été artificiellement séparé ; c) la mort de toute colonisation ayant été décrétée par la Charte des Nations Unies, il importe que Londres entame avec Madrid des négocations ten• dant à résoudre le problème « selon l'esprit prévalant actuelle• ment ; selon, aussi, les idéaux animant les Nations Unies, et de nature à satisfaire les parties en cause ». Les bases de son argumentation établies de la sorte, M. de Piniès en renforça le fond de cette brève évocation : « On sait que durant la guerre de Succession d'Espagne, une force navale anglo-hollandaise, qui soutenait les droits du prétendant au Trône, l'archiduc Carlos, conquit Gibraltar le 4 août 1704. On sait égale• ment que les habitants de Gibraltar furent chassés et leurs de• meures pillées. Ces Gibraltariens se regroupèrent dans les en- GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR 29 virons et fondèrent la ville de San Roque. Sa mairie, celle de Gibraltar à San Roque, contient les archives de Gibraltar et de ses habitants d'alors dont ceux de San Roque sont les descendants directs, seuls six hommes et une femme ayant accepté de rester à Gibraltar sous la domination anglaise. Le Traité d'Utrecht donna Gibraltar à l'Angleterre, mais comme base militaire. En 1830, de son propre chef, Londres en fit une Colonie de la Couronne. Ce n'est donc pas l'interprétation d'un traité, signé par nous con• traints et forcés, qui est en cause ici, mais bien l'examen d'une situation typiquement coloniale sur le sol d'Espagne et qui ne saurait se prolonger ». Relativement modéré, le ton de M. de Piniès monta bientôt. Ceux que la chose intéresserait pourront se reporter au compte- rendu in extenso des débats dans les Records of the Discussion on Gibraltar, deux cents pages d'une impression serrée, préparées par le Secrétariat Général des Nations Unies et publiées avec un grand souci d'objectivité par le Foreign Office. Les lisant, ils s'apercevront que le réquisitoire auquel je faisais allusion plus haut tourna très vite à la diatribe. Londres s'y voit cloué au pilori, taxé de violations innombra• bles du Traité d'Utrecht, accusé de mainmise sur toute la baie d'Algésiras et, plus encore, d'avoir fait de Gibraltar, port franc, un gigantesque entrepôt de marchandises destinées à gagner, avec l'appui de l'Angleterre, l'Espagne par des voies illicites, notam• ment maritimes, et ainsi à compromettre le bon équilibre de l'économie espagnole. Conclusion de M. de Piniès à ce passage de son exposé : « Non seulement le territoire sur lequel se situe la colonie de Gibraltar fait partie intégrante du territoire national espagnol pour des raisons géographiques mais, des points de vue démographique et économique, Gibraltar ne peut vivre sans l'Es• pagne. Par conséquent, cette colonie vit aux dépens de l'Espagne et constitue une sorte de cancer, greffé sur l'économie de mon pays ! » Après quoi, dégageant en sept points les conclusions de son rapport, le délégué espagnol s'éleva contre le statut colonial de Gibraltar, contre la transformation d'une base militaire en bazar international, contre les origines « hétérogènes » de ses habitants et décida que le sort de Gibraltar ne pouvait se dissocier de celui du « Campo de Gibraltar », autrement dit les agglomérations voisines de Cadix, Tarifa, Los Barrios, Algésiras, San Roque et la Linéa. Vue qu'entérinèrent plus ou moins les représentants, au Co• mité des 24, de l'Uruguay (citant leurs collègues du Guatemala et d'Iran, en des occurrences analogues), de l'Irak, de Tunisie, du 30 GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR

Venezuela, de Syrie et du Cambodge. Sans l'intervention des dé• légués australiens et danois, il est vraisemblable que l'affaire n'eût point été ajournée, le 20 septembre 1963, à une session ultérieure. Celle-ci se tint, un an plus tard, à partir du 22 septembre 1964. Là, les interventions de M. de Piniès se révélèrent d'une âpreté, on peut même dire, d'une violence, encore plus grande qu'en 1963. Mais, entre temps, diverses transformations étaient surve• nues dans le statut des Gibraltariens. Sans entrer dans le détail, la population, quelque 27 000 âmes, se régissait elle-même (Cons• titution d'août 1964), toujours d'ailleurs sous l'égide d'un gouver• neur anglais possédant droit de veto et représentant la Reine. En outre, les électeurs avaient exprimé, par une manière de référen• dum, leur volonté inconditionnelle de rester britanniques. Que ceux-ci voulussent être considérés « comme une entité politique douée de personnalité juridique, non point en vertu de l'accord anglo-espagnol conclu en 1713, mais parce que leurs aïeux ou eux-mêmes avaient vécu à Gibraltar depuis deux cent cinquante ans » exaspéra le représentant de Madrid. Ici, on ne peut qu'ad• mirer la subtilité d'une argumentation, que je résume à très grands traits : a) ou la Couronne remet à d'autres, en l'espèce les Gibraltariens, la souveraineté sur le territoire de Gibraltar, et elle viole, ce faisant, le Traité d'Utrecht ; b) ou elle prétend maintenir dans son allégeance les mêmes Gibraltariens et conti• nue ainsi à s'affirmer puissance colonisatrice. Dans un cas comme dans l'autre, déclarait M. de Piniès, Gibraltar devait faire retour à l'Espagne, toute licence étant laissée à Londres de négocier avec Madrid la location de Gibraltar, rendu à son rôle originel de simple base militaire, aérienne ou navale.

Parlant pour Gibraltar devant le Comité des 24, Sir , Chief Minister de la Colonie, (nouveau titre du maire), et son adversaire M. Isola, leader de l'opposition, soutinrent tous les deux des thèses rigoureusement identiques : usant du droit d'au• todétermination, les 27 000 Gibraltériens voulaient rester anglais. Ils l'affirmèrent avec une force d'autant plus appuyée que certaines assertions de M. de Piniès, traitant les habitants de Gibraltar de « Pseudo-Gibraltariens » et même (si l'on se fie au discours radio• diffusé que prononça, le 11 mars 1965, Sir Joshua Hassan) de « Gibraltariens préfabriqués » les avaient piqués au vif. On évoquait le passé ? Eh bien, on allait avoir recours à lui ! Et sans même que personne se plongeât dans annales et vieux papiers — car, et c'est un fait digne de remarque, les Gibraltariens GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR 31 actuels connaissent leur histoire mieux qu'un archiviste — la ré• plique arriva, percutante : quand, en 1309, les Maures durent abandonner le rocher, l'une des clauses de leur capitulation fut qu'ils pourraient regagner l'Afrique ; quand, vingt-quatre ans plus tard, ils se réemparèrent de « Djebel Tarek », ils laissèrent partir sans les molester les Espagnols vaincus. Même chose en 1462. Et ainsi de suite jusqu'en 1704, où les Espagnols du moment s'en al• lèrent, paraît-il, de leur plein gré, ou du moins préférèrent s'en aller. Cela sans préjudice du fait, qu'on ne saurait passer sous silence, que dans la plupart des cas, après une reconquête ou une autre, la puissance occupante dut, pour peupler la ville, la transformer en colonie quasi-pénitentiaire — jusqu'en 1704 où, sauf les six hommes et la femme dont on a parlé, la population, 4 500 per• sonnes, fut exclusivement militaire. Puis, entre le siège de 1727 et celui de 1779, un autre ! des gens arrivèrent, Britanniques, Génois, Espagnols de Minorque, Portugais, Juifs. Ils étaient approximati• vement 20 000 avant la première guerre mondiale, époque à la• quelle une loi obligea les Britanniques nés hors de Gibraltar et désireux de s'établir sur le territoire, à solliciter du gouverneur, tout comme les étrangers, une permission de résidence — qui ne s'obtint jamais aisément. Par conséquent, et la précision a son importance, le concept (qui existait en fait dès le début du siècle) du Gibraltarien, considéré comme distinct du Britannique né dans le Royaume-Uni, reçut consécration légale. Textes en main, M. Isola comme Sir Joshua Hassan s'atta• chèrent à prouver que des transformations internes dans le statut des habitants de Gibraltar ne contrevenaient nullement aux sti• pulations de l'article X du Traité d'Utrecht et que, de plus, si peu nombreux qu'ils fussent, les Gibraltariens formaient bien une nation, microscopique, une nation tout de même ! et maîtresse de son sort. Us se heurtèrent à un mur et, après de longs discours des représentants de l'Uruguay, du Venezuela, du Mali, de la Côte d'Ivoire, de Tunisie, du Chili, de l'Irak et de Syrie, qui se pronon• cèrent contre l'avis opposé des porte-parole de Gibraltar, du Royaume-Uni et de l'Australie, le Comité des 24 rendit son verdict le 16 octobre dernier : colonie, le territoire de Gibraltar devait être décolonisé ; un différend, et même une dispute, existait au sujet du statut de ce territoire entre Madrid et Londres ; il appar• tenait donc à l'Angleterre et à l'Espagne « d'entreprendre sur-le- champ (without delay) des conversations afin de parvenir, selon les principes de la Charte des Nations Unies, à une solution né• gociée ». A New York, la partie était donc jouée, et perdue pour Lon• dres. A Madrid, le 18 novembre 1964, le ministre des affaires étran- 32 GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR gères espagnoles adressait à l'ambassadeur de Sa Majesté britan• nique une lettre par laquelle il l'avisait de la décision (consensus) précitée que, disait-il, lui avait fait transmettre le président du Comité des 24, l'ambassadeur Sori Coulibaly. En termes d'une parfaite courtoisie, le ministre affirmait le gouvernement espagnol prêt aux négociations auxquelles le Comité Spécial pour la Déco• lonisation invitait les deux pays et exprimait son vœu que le problème de Gibraltar pût se voir résoudre bi-latéralement, dans une atmosphère amicale, et à la satisfaction mutuelle de Madrid et de Londres. Toutefois il ajoutait qu'à défaut d'une telle solu• tion négociée, « le gouvernement espagnol, en l'absence de toute autre alternative, se trouverait obligé, pour la défense de ses intérêts, de réviser sa politique à l'égard de Gibraltar ».

S'il n'eût été diplomate de carrière, l'ambassadeur de Grande- Bretagne à Madrid aurait pu adresser à son illustre correspon• dant une réponse pleine d'humour. Car, alors que le ministre se bornait à envisager une modification, aussi regrettable qu'éven• tuelle, de l'attitude de l'Espagne en ce qui touchait Gibraltar, la guerre froide sévissait depuis le 17 octobre, soit un jour après le consensus des 24, à la frontière de la Linéa. Ce samedi-là, en effet, voyageurs et touristes, pour lesquels le passage n'avait jamais été qu'une simple formalité, se virent sou• mis à une fouille minutieuse, s'assortissant de retards considé• rables. Les passeports furent scrutés à la loupe et les Espagnols qui prétendaient aller à Gibraltar, pour le week-end ou pour toute autre raison, refoulés. Douaniers, policiers rivalisaient de zèle. Assez ironiquement, le chef de la police espagnole à la Linéa, M. Pépé Cantero, qui stimulait l'ardeur de ses subordonnés à ren• contre des Britanniques, de leurs amis ou de leurs clients, avait été formé à Scotland Yard... Puis, très vite, une procédure s'ins• taura : cependant que les voitures étrangères se rendant à Gi• braltar ou en venant étaient bloquées pendant des heures et des heures à l'entrée ou à la sortie de la zone neutre, les gens se déplaçant par autocar ou à bicyclette se voyaient contraints de faire à pied le trajet du no man's land après avoir été soumis à l'examen le plus pointilleux auquel puissent se livrer des doua• niers. Ceux-ci, comme on dit à Gibraltar, meant business ! Je viens d'en faire récemment l'expérience. Jamais, même en Inde, je n'ai été soumis à pareille inquisition ! Tout, absolument tout ce que je transportais, sur moi ou dans ma valise, a été regardé, retourné, soupesé. Qu'il s'agît d'un maillot de corps, d'un appareil- GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR 33 photo ou d'une machine à écrire, il me fallut en indiquer la pro• venance. Car le moindre des objets qu'un douanier peut supposer acheté à Gibraltar est passible de droits, augmentés d'une amende pour non-déclaration. Quant à tabac, cigares ou cigarettes, trans• porter de l'opium serait à peine pire. Passons. Ces... agaceries, m'a confié un douanier moins rébar• batif que ses collègues, sont effectuées « en représailles de la violation par l'Angleterre de la souveraineté espagnole ». De la gêne, de l'irritation qu'elles causent aux touristes, Madrid a d'au• tant moins cure que, les agences de voyage l'avouent, l'Espagne entend les décourager de se rendre à Gibraltar. Elle y renvoya au contraire, sans autre forme de procès, les Britanniques rési• dant au sud de l'Andalousie, dans le « Campo de Gibraltar », dont parlait M. de Piniès. Et le 2 février 1965, les Anglais se trou• vant dans cette situation furent purement et simplement ex• pulsés. Déménageant en hâte dans des camions ce qui leur ap• partenait, ils durent faire la queue pendant dix heures à la Linéa avant de débarquer chez leurs compatriotes qui ne purent que les héberger dans un camp de transit créé auparavant à l'intention de Juifs du Maroc se rendant en Israël. Le 5 février, des bon• bonnes d'oxygène, que réclamait d'urgence un hôpital de Gibral• tar, et qu'envoyait Cadix, furent arrêtées. Il en fallut faire venir par avion de Londres, à un coût extravagant. Lorsque des fruits et des légumes arrivèrent du Maroc par bateaux, ceux-ci, inter• ceptés par les douaniers espagnols, « pour voir s'il ne s'agissait pas de contrebande », furent déroutés sur Algésiras. Quand on les relâcha, tout avait pourri. Je pourrais remplir des pages et des pages de détails semblables, évoquer ces sapins de Noël, ces bar• riques de vin de messe qui, en décembre, ne purent être dé• douanés. La France n'ayant rien à voir dans l'affaire, je me garde• rai de jeter de l'huile sur le feu. Tout au plus me bornerai-je à constater qu'à l'importation comme à l'exportation rarement blocus se révéla plus strict et ne citerai-je que pour mémoire le refus de l'Espagne de reconnaître les passeports émis ou validés par le , bien qu'en l'occurrence government ne signifie pas « Etat autonome », mais seulement : « Adminis• tration ». Il n'en reste pas moins que si, toujours d'après M. de Piniès, Gibraltar n'existe que grâce à l'Espagne, des milliers d'An- dalous, qui viennent chaque jour (comme nos banlieusards à Paris) travailler à Gibraltar, font vivre, en Espagne, par leurs salaires, quatre fois autant des leurs. Interdiction ayant été intimée aux touristes espagnols de ga• gner « la colonie » et aux Gibraltariens, décrétés « indésirables » par Madrid, de se rendre en Espagne, quelle allait être, dès la fin

LA REVUE N° 13 34 GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR

de l'année dernière, la situation de ces travailleurs, de ces sala• riés ? Sauf dans la construction d'hôtels (programme dont l'am• pleur me semble un peu excessive, car la vie monte en Espagne et les « vacanciers » du dehors qu'attiraient les bas prix pratiqués dans la péninsule jusqu'en 1964 trouveront probablement avant peu aussi bien ailleurs) les offres d'emplois sont précaires sur la Costa del Sol. Empêcher ce prolétariat de la Linéa et communes adjacentes d'aller gagner son pain et celui des siens de l'autre côté de la frontière, comme il le fait depuis près de deux siècles, eût provoqué une crise économique dans la région et un souci supplémentaire pour le gouvernement de Madrid qui n'en a déjà que trop avec syndicats et étudiants. Malgré eux, les tenants du pouvoir durent donc s'incliner devant une nécessité. Les tracas• series auxquelles se complaisent M. Pépé Cantero et son collègue des douanes sont pourtant telles que, de 15 000 en octobre 1964, le nombre de ces travailleurs était tombé à 9 000 en mai 1965. Car sous des prétextes parfois très minces, les autorités espagnoles locales se sont arrogées le droit de suspendre ou de supprimer les laisser- passer servant de passeports aux ouvriers, employés, demoiselles de magasin, garçons de café et de restaurant, etc... qui, dans la ville, les bureaux et sur le port franc de Gibraltar, trouvent des possibilités de gains que ne leur offre pas l'Espagne. Et les con• séquences d'une suppression peuvent, personnellement et collec• tivement, entraîner des prolongements si graves que l'autre jour, m'a-t-on affirmé, un homme auquel on avait retiré définitivement son permis s'est suicidé devant les bâtiments de la douane à la Linéa. •

A quoi répond la rigueur vraiment extrême des mesures prises par Madrid ? Des Espagnols interrogés par moi m'ont renvoyé aux déclarations de M. de Piniès devant l'O.N.U. Un Gibraltarien, d'origine irlandaise, m'a dit : « Le gouvernement espagnol fait penser à cet homme qui se coupait le nez pour embêter sa figure. En effet, l'état présent fait beaucoup perdre à l'Espagne : un million et demi de livres que les résidants d'ici allaient allègre• ment dépenser chaque année sur son territoire. Et tout ce qu'ap• portaient les touristes. Et aussi les profits provenant des échan• ges commerciaux ! » Réelles, ces pertes s'affirment proportionnellement peu de chose à côté de celles que subit l'enclave britannique, qui doit lutter depuis des mois contre une asphyxie aussi lente que cer• taine. Sans vouloir prétendre que les tractations menées à partir de ce port franc s'inspiraient en toute circonstance d'une ortho- GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR 35

doxie exemplaire, le blocus voulu par Madrid porte un coup plus que sensible aux moyens d'existence des Gibraltariens. Ceux-ci estiment avoir actuellement perdu 400 à 450 000 clients par rapport à 1963, avec une réduction de 90 % pendant le premier trimestre de 1965. Alors qu'avec ses plages, piscines, de très bons hôtels, une cuisine parfaitement admissible, un casino, une vue incom• parable et des boutiques approvisionnées mieux que bien, « "le Rocher » peut être un lieu agréable pour quelques jours de vacan• ces, une propagande bien orchestrée envoie ailleurs les touristes éventuels. Alors que, naguère, des milliers d'autos défilaient le long des vingt kilomètres de routes et de rues de Gibraltar, on n'en compte plus que quelques centaines : 8 691 en janvier 1964; 873^ en janvier 1965. Si mes impressions ne m'ont pas trompé, il en faudra davan• tage pour amener à composition les Gibraltariens. En majorité d'essence méditerranéenne, ceux-ci ont été coulés dans le moule bri• tannique. Confinés par force sur leur rocher, loin de faire de la claustrophobie, ils acquièrent petit à petit une mentalité « insu• laire ». Depuis le début de 1965, leurs dirigeants entreprennent ce qu'ils nomment une « ré-organisation économique », et, le 11 mars 1965, le discours de Sir Joshua Hassan, dans lequel le Chief Mi- nister insistait sur les dures épreuves que devraient surmonter ses compatriotes dans les mois et peut-être les années à venir, a été approuvé de tous. Le bruit courut vers janvier que les Américains avaient pro• posé des sommes fabuleuses au général Franco pour que celui-ci, une fois Gibraltar rendu à l'Espagne, leur en louât la base aérienne et navale. Faisant justice de pareilles rumeurs, un Gibraltarien m'a dit : — Aucun des arguments espagnols devant le Comité des 24 ne résiste à l'examen. Gibraltar fait partie intégrante de la péninsule ibérique ? Et le Portugal ? Madrid va-t-il en revendiquer aussi la possession ? Plus de colonies en Méditerranée ? Alors, que font les Espagnols à Ceuta ? Nous n'avons pas le droit de disposer de nous-mêmes, parce que nous voulons rester britanniques ? Ainsi des gens comptant comme moi quatre générations de parents et de grands parents nés sur le Rocher n'auraient qu'à faire la va• lise ? Puis, avec un sourire : — Pourtant, c'est vrai, l'Angleterre a bien violé le Traité d'Utrecht. L'article X stipule en effet de la façon la plus formelle qu'à la demande expresse de Sa Majesté Catholique, « jamais ni un Juif, ni un Musulman ne serait autorisé à résider à Gibraltar ». Des Juifs et des Musulmans, nous en avons ici plusieurs centaines 36 GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR et depuis longtemps Gibraltar leur doit en grande partie cette prospérité si grande avant octobre que Madrid nous l'enviait fa• rouchement. Pourquoi cette réticence, cette pudeur de Madrid à évoquer leur cas ? Je vous laisse le soin de répondre. Si l'on veut nous couper du continent, nous ferons sauter l'isthme qui nous relie à lui ! Opération facile. On sait comment, procéder. Alors nous serons vraiment une île — qui persistera comme à présent à main• tenir ses liens avec la Couronne. Selon toutes apparences, Londres, de son côté, observe la vieille politique du wait and see. Le gouvernement britannique a cédé sur des points mineurs, tel que celui des passeports émis ou validés par le Government of Gibraltar. Il s'est d'autre part dé• claré prêt à des négociations (tendant, si l'on comprend bien, à la répression de la contrebande et à une coexistence économique accrue avec le Campo de Gibraltar), mais non sous la contrainte et en dehors de toute discussion de souveraineté. Cela exposé, on s'étonnera donc une fois de plus que notre grande presse traite si légèrement une affaire qui n'offre aujour• d'hui aucun signe d'apaisement et à propos de laquelle un membre du Cabinet travailliste, le sous-secrétaire d'Etat aux Affaires Etran• gères, Lord Walston, déclarait en substance devant la Chambre Haute, le 27 avril 1965 : « Gibraltar, au cours de son histoire, a soutenu de nombreux sièges. Si les choses devaient tourner au pire, le Rocher pourrait, avec l'aide de la Grande-Bretagne, résister indé• finiment. » PAUL MOUSSET.