GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR Des Français bien ennuyés, ce furent, récemment, au poste- frontière espagnol de la Linéa, les musiciens du quintette Jean- Philippe Rameau, qui s'en allaient donner un concert à Gibraltar. Douane et police espagnoles ne s'opposaient pas à leur passage, mais prétendaient interdire « l'exportation » de leurs instruments. Après d'interminables palabres, nos compatriotes eurent finale• ment gain de cause, plus heureux en cela qu'auparavant, un trio de leurs confrères qui arriva à Gibraltar ramené au rang de simple duo, l'un des membres de l'équipe ayant été retenu à la Linéa parce que de nationalité espagnole. Non que les autorités andalouses réservent leurs rigueurs aux seuls musiciens ! Cet ar• ticle dira ce qu'il en est. Mais, d'entrée de jeu, j'avouerai que m'étonne le silence prudent observé par la grande presse française sur la tension existant depuis des mois à propos de Gibraltar entre Madrid et Londres, tension qui se traduit, à la Linéa, par un blocus espagnol et une guerre des nerfs savamment menés. Cet étonnement, bien des lecteurs de la Revue le partageront, je pense, en découvrant le sérieux d'une situation qui ne fait que se durcir et dont il est aussi facile de saisir les causes que ma• laisé d'en prévoir l'issue. Pour se rendre aujourd'hui à Gibraltar, il est plusieurs moyens : le chemin de fer, la route, l'avion, le bateau. Les deux premiers sont à déconseiller. Quiconque a voyagé dans le sud de la péninsule me comprendra. Par air, ceux qui ne se soucient pas de gagner Londres, d'où une liaison demeure assurée avec Gibraltar, iront, par Air-France, en moins de deux heures, d'Orly à Tanger. De là, en 90 minutes de mer, de petits vapeurs amènent des passagers, de moins en moins nombreux, au pied du fameux rocher. Si blasé qu'on soit sur les fantaisies de la nature, l'im- 26 GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR pression produite par cette énorme masse de calcaire, par cette montagne de quelque 425 mètres, qui évoque tour à tour un caïman, un lion couché, un sphinx, demeure formidable. Un petit aérodrome mord sur les eaux du port. Une petite ville pimpante, gaie, colorée, aux rues étroites, s'accroche au flanc gauche du « Rock », sous un soleil éclatant. Arabes, ibères, britanniques, des fortifications d'un autre âge rappellent l'enjeu que constituèrent au cours des siècles, ces six kilomètres carrés, qu'un isthme assez étroit rattache à l'Espagne, cependant qu'ils forment l'une des rives de la baie d'Algésiras et commandent le passage entre Atlan• tique et Méditerranée. Qu'on monte par des routes cimentées, à très forte pente, des routes fleuries et bordées de beaux arbres, qu'on parvienne pres• que au sommet du rocher, à la limite de la « zone militaire », qu'on laisse plonger son regard sur la mer, le continent, la côte voisine d'Afrique (exercice dont feront bien de se dispenser les candidats au vertige) un paysage entièrement nouveau se révèle alors que grandit un vague sentiment de déjà vu. Déjà vu où ? Soudain, l'on trouve : à Hong-Kong ! Par sa configuration, sa structure, sa position, l'ampleur de sa baie, par tout ce qu'il rappelle ou suggère, Gibraltar est bien en effet un Hong-Kong — à l'échelle méditerranéenne. Et pour un Français dont la lecture d'un Guide a rafraîchi les notions historiques, que de souvenirs ! que de sujets de méditation ! Gibraltar tire son nom (Djebel Tarek : montagne du chef arabe Tarek Ibn Zeyad) de la première occupation musulmane connue, en 711 de notre ère, une occupation qui dura six siècles ! Une pareille presqu'île rocheuse constituait pour les Maures une tête de pont de premier ordre sur un continent qu'ils voulaient conquérir. Ils la fortifièrent et en firent une citadelle réputée im• prenable. Elle capitula pourtant (la famine...) en 1309 après quel• ques semaines de lutte contre les troupes de Ferdinand IL Dès lors, et jusqu'en 1462, les sièges se reproduisirent avec une régu• larité de pendule. A huit reprises, la citadelle fut investie. Trois fois le Rocher changea de mains. Enfin l'Espagne emporta la par• tie et pendant deux cent-quarante-deux années le drapeau des rois de Castille flotta sur le donjon rectangulaire construit par Tarek. Il n'en devait descendre que le 4 août 1704, où trois jours suffirent à un corps de débarquement anglo-hollandais sous les ordres de l'amiral Sir George Rooke pour s'emparer de la place. Les ten• tatives de reconquête ne cessèrent pas pour cela. En toutes occa• sions, les assaillants en furent pour leurs peines, même durant ce « Grand Siège » de 1779-1783, alors que, chef de forces franco- espagnoles, le duc de Crillon frôla la victoire ; mais l'escadre de (• IJEHHK DES NERFS A GIBRALTAR 27 lord Howe survint à point et le vainqueur de Minorque connut la défaite. Si l'on ne devait se borner, on serait d'ailleurs intarissable sur les grandes heures de Gibraltar qui, grâce au système de galeries imaginé par le sergent-major Ince (un nom que tout le monde connaît là-bas) joua un rôle capital durant les guerres napoléoniennes. Creusés au pic et à la pioche, à bonne hauteur en pourtour de la falaise faisant face à l'Espagne (un travail de forçat, du reste exécuté par des forçats) ces tunnels percés d'em• brasures pour la gueule de canons de bronze colossaux mesurent 1 212 mètres — bien peu de chose en comparaison des 38 kilo• mètres de galeries nouvelles, assez vastes pour qu'y circulent des camions, forées pendant la dernière guerre mondiale et à l'abri desquelles la garnison n'eut point à se soucier des attaques aérien• nes ennemies. Gouverneur, à l'époque, de la colonie, le général Sir Clive Liddell y installa son Q.G. Churchill, Eisenhower s'y rencontrèrent en des circonstances diverses tandis que le port rendait les plus grands services à la marine américaine. Sur l'actuelle valeur stratégique de Gibraltar, les avis diffè• rent. Nul, pourtant, ne nie l'importance symbolique de ce terri• toire minuscule. S'il est vrai, comme l'affirme un dicton, que les Anglais devront évacuer good old Gib le jour où les singes dé• serteront le rocher, il apparaît certain qu'après l'avoir détenue pendant deux cent soixante et un ans, la remise à d'autres de cette clef de la Méditerranée porterait un coup très dur au prestige déjà affaibli de la Grande-Bretagne. Or, depuis l'année dernière, Madrid, qui n'a jamais admis cette enclave anglaise dans ce qu'elle considère comme son sol national, entend rétablir sa souveraineté, sur Gibraltar. Elle l'a affirmé, répété devant les Nations Unies. Et, pour bien montrer qu'elle ne parlait pas à la légère, elle a pris et continue à prendre des mesures qui, en d'autres temps, eussent facilement constitué un casus belli. Telle est la situation. Elle se révèle infiniment plus complexe qu'il ne semblerait de prime abord. • Britannique en 1704 par droit de conquête, Gibraltar vit cette nouvelle appartenance juridiquement confirmée par le Traité d'Utrecht de 1713. Dans son article X, rédigé en latin comme le reste du document, Sa Majesté Catholique « cédait en son nom propre, de même qu'en celui de ses héritiers et successeurs, la propriété pleine et entière, à la Couronne d'Angleterre, de la ville et du château-fort de Gibraltar, ainsi que celle du port, des forts et fortifications en dépendant ». Le principe ainsi établi, diverses 28 GUERRE DES NERFS A GIBRALTAR réserves visaient la contrebande possible et interdisaient la libre circulation avec les territoires avoisinants. (De fait, une zone neu- _ tre de quelques centaines de mètres, sur la basse plaine, sur l'isthme existant entre Gibraltar et la Linéa, sépare le Roc du reste de l'Espagne). Il était enfin stipulé que, dans le cas où il convien• drait à la Couronne de se dessaisir de quelque façon que ce fût de la propriété de ladite ville de Gibraltar, préférence devrait être donnée à l'Espagne avant toute autre puissance. Non sans mauvaise humeur, d'une part, avec une superbe indif• férence de l'autre, les choses demeurèrent en l'état pendant plus de deux siècles et demi. Jamais, on le répète, Madrid n'admit, sur ses bords, la présence britannique. Ce que n'avaient pu obte• nir les armes, la toge allait peut-être le réussir grâce aux Nations Unies et à la mystique de décolonisation dont, à l'appel du Pré• sident Roosevelt, cet organisme a fait l'un de ses dogmes. A New York, en effet, le 11 septembre 1963, le représentant de l'Espagne, M. de Piniès, rendait actuelle une question, que cha• cun savait depuis longtemps pendante, devant' le Comité des 24, chargé, comme les initiés ne l'ignorent point, d'introduire dans la réalité de la décolonisation des pays étrangers que possèdent encore certaines puissances européennes. Ecouté avec attention, le réquisitoire de M. de Piniès, dont la sténographie couvre des dizaines et des dizaines de pages, et qui a au moins pour lui le mérite de la clarté, peut se résumer ainsi : a) depuis 1956, date à laquelle l'Espagne commença à intervenir activement à l'O.N.U., l'Angleterre fournit des rapports détaillés sur les conditions d'existence à Gibraltar, reconnaissant donc qu'il s'agit là d'une colonie qu'elle contrôle. L'Espagne, de son côté, a toujours laissé eritendre que nulle discussion concernant l'avenir de Gibraltar ne pouvait avoir lieu sans elle ; b) l'Angle• terre maintient une colonie sur un point du territoire espagnol, dont Gibraltar a été artificiellement séparé ; c) la mort de toute colonisation ayant été décrétée par la Charte des Nations Unies, il importe que Londres entame avec Madrid des négocations ten• dant à résoudre le problème « selon l'esprit prévalant actuelle• ment ; selon, aussi, les idéaux animant les Nations Unies, et de nature à satisfaire les parties en cause ».
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