NOTES POUR UNE ÉVALUATION NOUVELLE DE LA COLONISATION DES CONTRÉES D’OCCIDENT AU TEMPS DES HAN

PAR

ERIC TROMBERT*

L’historiographie chinoise nous a habitués à considérer l’expansion vers l’Ouest engagée par les Han à partir du 1er siècle avant notre ère comme un facteur de progrès décisif pour les populations autochtones vivant dans les régions situées à l’ouest du Fleuve jaune – le Corridor du Hexi 河西走廊 (actuel Gansu) et, au-delà, les contrées d’Occident (Xiyu 西域). Une telle valorisation de l’entreprise coloniale n’est pas sans rappeler les thèses «colonistes» des milieux politiques et intellectuels européens qui, au 19e siècle, justifiaient l’expansion outre-mer par ce «devoir supérieur de civilisation» qui incombait selon eux aux nations européennes1. Plus surprenant à première vue est le fait que les lettrés de l’époque impériale ont été rejoints sur ce terrain par de nombreux intellectuels de Chine popu- laire qui s’accordent avec leurs Anciens en dépit de ce qui peut les sépa- rer sur le plan idéologique. Le dynamisme décomplexé dont la Chine fait preuve à l’heure actuelle explique sans doute cela. Signe purement for- mel mais néanmoins révélateur de cette conjonction de vues, il se trouve aujourd’hui plus d’un historien pour reprendre les termes du mot d’ordre lancé par le gouvernement de Pékin dans les années 1990, «Ouvrir et développer le Nord-Ouest» (Xibei kaifa 西北開發), pour qualifier l’action entreprise dans les mêmes régions il y a deux mille ans par les Han2.

* Centre de recherches sur les civilisations de l’Asie orientale (UMR 8155). 1 L’expression est tirée d’un discours de Jules Ferry prononcé à la tribune de la Chambre des députés le 28 juillet 1885 au moment de la conquête de l’Indochine. 2 C’est le cas de Yin Qing (2007, p. 66-67) qui détourne l’expression moderne pour l’appliquer à «l’ouverture des contrées d’Occident sous les Han» (Handai Xiyu kaifa 漢代西域開發). Ce même auteur – dont l’ouvrage cité ici est au demeurant l’une des

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On se gardera bien ici d’entrer dans un débat de fond aux conclusions improbables. Le but de cet article est d’aborder la question coloniale de la manière la plus concrète possible, à travers quelques points présentant l’avantage d’être documentés par des données factuelles, techniques, voire chiffrées. À partir d’un constat – l’essor démographique que les contrées d’Occident semblent avoir connu pendant les deux dynasties des Han –, nous réévaluerons d’abord la portée des événements politiques et militaires déjà connus concernant la pénétration Han dans ces régions afin de tenter de déterminer jusqu’à quel point il est possible de mettre cet essor sur le compte de la présence chinoise comme le veut la tradition historiographique. Nous examinerons ensuite la réalité des implantations agricoles Han, leur impor- tance numérique, leur mode de fonctionnement et les techniques agraires mises en œuvre pour assurer leur existence. Cet aspect ne sera traité ici que dans ses grandes lignes bien qu’il mérite une analyse beaucoup plus fine car il a encore peu retenu l’attention des chercheurs, comme beaucoup d’autres questions relatives à la culture matérielle. Nous traiterons cependant dans le détail une innovation technique particulière, le semoir tracté, qu’il est d’usage de présenter comme emblématique de la contribution des Han au progrès agricole des contrées d’Occident. Ce n’est qu’en sortant des géné- ralités et des prétendues vérités admises une fois pour toutes qu’il sera possible de faire progresser la recherche historique, notamment sur des questions qui restent sensibles en raison des enjeux politiques actuels.

1. L’ESSOR DE L’ÉCONOMIE SÉRINDIENNE ET SON INTERPRÉTATION TRADITIONNELLE

Dans un article publié en 1990, «Han Buddhism and the Western Region», Erik Zürcher avait abordé la question de la diffusion du bouddhisme en Chine sous un angle qui nous intéresse ici. Il remarquait avec pertinence

meilleures synthèses sur l’histoire économique de ces régions – évoque, toujours à propos de l’expansionnisme Han, «la grande œuvre consistant à unifier la patrie» (ibid.). Il y aurait beaucoup à dire sur l’utilisation récurrente par les historiens chinois actuels du terme «unification» (tongyi 統一) employé en lieu et place de «conquête de nouveaux territoires». La pression politique exercée sur les intellectuels par le gouvernement de Pékin n’explique pas tout; elle s’exerce manifestement dans un contexte idéologique qui imprègne l’incons- cient collectif chinois depuis fort longtemps.

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que, contrairement à certaines idées reçues, le cheminement de cette reli- gion depuis le monde indien jusqu’en Chine ne s’était pas fait par étapes, de proche en proche. Ce furent d’abord des missionnaires venus directe- ment de l’Ouest lointain, Indoscythes, Sogdiens, Parthes et Indiens, qui introduisirent la nouvelle doctrine au cœur de l’empire des Han. Et ce n’est que plus tard, à partir de la seconde moitié du 3e siècle de notre ère, qu’apparurent en Chine intérieure des religieux venus des royaumes-oasis de la Sérinde, autrement dit de l’actuel Xinjiang. Pour Zürcher, l’apparition tardive des Sérindiens sur la scène chinoise correspond vraisemblablement au moment où de véritables communautés monastiques furent fondées dans cette région. Or, de telles communautés ne peuvent généralement prendre leur essor que dans des économies et des sociétés prospères, urbaines et marchandes. C’est en suivant cette idée qu’il s’est intéressé à l’existence d’un «Grand Bond en avant» de l’économie sérindienne et à ses causes probables. On connaît mal l’état de l’économie des pays d’Occident à l’époque ancienne. Cependant, à côté de diverses informations fragmentaires et disparates, les sources chinoises fournissent deux séries de données qui renseignent valablement sur l’évolution de la situation démographique. La première série figure dans le chapitre sur les contrées d’Occident du Hanshu (n° 96), la seconde dans le chapitre homologue du Hou Han shu (n° 88), les deux textes donnant à peu près le même type d’informations chiffrées sur la plupart des États de la région – nombre de foyers, d’indi- vidus et de militaires actifs ou mobilisables. Les informations contenues dans le chapitre 96 du Hanshu proviennent des enquêtes effectuées sur le terrain par l’administration du Protectorat général des contrées d’Occident (Xiyu duhu 西域都護) qui ne fut opérationnelle qu’à partir de l’an 59 avant notre ère bien que l’organisme eût été créé nominalement quelques années plus tôt3. Ces données valent donc, grosso modo, pour la seconde moitié du 1er siècle avant notre ère. Elles sont relativement fiables, les fonc- tionnaires du Protectorat ayant eu tout intérêt à fournir au gouvernement

3 Il est fort possible que le titre de Protecteur général, attribué à Zheng Ji 鄭吉, ait existé dès l’an 68 avant notre ère comme l’indique à deux reprises le Hanshu (HS 19A/738 et 70/3032); voir également la fiche de Juyan 118.17, datée de l’an 64, qui mentionne le titre de duhu. Mais il ne fait pas de doute que l’installation effective de l’administration du Protectorat ne date que de 60 ou 59. Cf. Yu Taishan, 2006, p. 47-54.

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impérial des chiffres fiables sur des questions qui étaient de la plus haute importance stratégique. La date des informations données dans le Hou Han shu est également claire bien que l’ouvrage n’ait été composé qu’au 5e siècle. Dans le préambule du chapitre consacré aux pays d’Occident, son auteur, Fan Ye 范曄, affirme s’être fondé en partie sur «les notices que Ban 班固 avait écrites sur la configuration et les mœurs des divers royaumes»; et il ajoute que «pour les changements intervenus depuis l’ère Jianwu [25-55, c’est à dire depuis l’avènement des Han orientaux], toutes les informations utilisées pour composer le présent chapitre ont été prises dans ce que Ban Yong 班勇 a relaté à la fin du règne de l’empereur An [107-125]» (HHS 88/2912-2913). Effectivement, le chapitre ne men- tionne qu’un très petit nombre de faits postérieurs à Ban Yong, et l’on peut donc tenir pour certain qu’il présente les pays d’Occident tels qu’ils appa- raissaient à un témoin oculaire écrivant peu avant l’année 125 de notre ère4. Le général Ban Yong qui était le fils du célèbre Ban Chao 班超 et le neveu de Ban Gu, l’auteur principal du Hanshu, joua lui-même un rôle important dans la conquête et l’administration des pays d’Occident au début du 2e siècle. Pour reprendre les mots de Chavannes, nul n’était mieux placé que lui pour dresser un tableau bien informé de la situation locale. Une comparaison entre les deux séries de données est d’autant plus justifiée que la seconde série fut établie comme une sorte de mise à jour de la première. Or de l’une à l’autre, les chiffres font apparaître de manière indiscutable un accroissement considérable de la population. Si l’on consi- dère l’ensemble des pays pour lesquels les chiffres sont donnés dans les deux séries – il y en a dix, soit la plupart des pays du Xinjiang actuel –, la population passe de 14 311 foyers à 82 323, soit un accroissement de 575%. (Voir tableau 1) Même si l’on doit prendre ces chiffres avec précaution (possibilité d’annexion de petits pays, méthodes de comptage différentes)5, l’écart entre les deux séries est trop important pour ne pas refléter une tendance de fond. Une croissance démographique aussi forte ne peut s’expliquer

4 La remarque est de Chavannes, 1907, p. 150. 5 La baisse de la population du Wumi/Jumi peut s’expliquer par l’annexion d’une partie de son territoire, au nord-est du royaume de Khotan, par son puissant voisin; mais cela ne remet pas fondamentalement en cause le dynamisme interne de la démographie khotanaise que révèlent les chiffres de ce royaume.

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Tableau 1 Evolution de la population des principaux États de l’Ouest pendant les deux dynasties Han

État (guo 國) Nombre de Nombre de Evolution en foyers selon foyers selon le % le Hanshu Hou Han shu

Wumi/Jumi 扜彌/拘彌 3 340 2 173 – 65 (Karadong?) Yutian 于闐 (Khotan) 3 300 32 000 + 969 Xiye 西夜 350 2 500 + 814 Zihe 子合 350 Yanqi 焉耆 (Karashahr) 4 000 15 000 + 375 Shule 疏勒 (Kashgar) 1 510 21 000 + 1 390 Pulei 蒲類 325 800 + 800 Jushi méridional 車師前國 700 1 500 + 214 Jushi septentrional 車師後國 595 4 000 + 672 Jumi oriental 東且彌, à l’est 191 3 000 + 1 570 de Manas

Total 14 311 82 323 + 575

sans un essor général de l’économie, et en particulier de la production agricole. Par une sorte de réflexe conditionné, les historiens chinois et occidentaux en ont crédité la colonisation chinoise. Selon les mots de Zürcher, ce véritable «Grand Bond en avant» de l’économique sérindienne aurait été déclenché par une combinaison de divers facteurs dont le prin- cipal, «the decisive one», aurait été la diffusion des techniques agraires et hydrauliques que les Chinois avaient introduites en Asie centrale avec leur système de colonies militaires agricoles (tuntian 屯田)6. Ceci présuppose que ces techniques étaient «supérieures» à celles en usage jusqu’alors dans ce monde «of low-level agricultural development» qui était encore

6 Voir en particulier p. 176-181.

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dominé par des pratiques relevant du nomadisme pastoral7. Comme on va le voir, une telle argumentation fondée au départ sur des données démographiques incontestables se retourne contre leurs auteurs dès lors qu’on analyse les chiffres de population dans le détail, pays par pays, qu’on tient compte de leur date précise et que l’on mesure objectivement le degré réel de pénétration des Chinois dans ces pays pendant la période en question. Examinons d’abord ce dernier point afin de savoir si le haut niveau de population atteint vers l’an 125 de notre ère doit quelque chose à la présence chinoise dans l’Ouest pendant le siècle qui précéda cette date, c’est-à-dire depuis la fondation des Han orientaux en l’an 25 de notre ère.

2. RÉGRESSION DE LA PRÉSENCE CHINOISE SOUS LES HAN ORIENTAUX

Les années troubles qui précédèrent la chute des Han occidentaux avaient été marquées dans l’Ouest par un désengagement progressif des forces chinoises qui s’était poursuivi de facto sous le règne de l’usurpateur Wang Mang. Une série d’actions maladroites visant à affirmer l’autorité du nouveau pouvoir auprès des peuples soumis – en particulier l’exécu- tion du roi du Jushi méridional qui était populaire parmi les siens – avait entraîné une révolte générale des populations du bassin de Tourfan qui se tournèrent une nouvelle fois du côté des Xiongnu. Le Protecteur général lui-même fut assassiné par des gens de Karashahr, et une tentative pour reprendre le contrôle de cette région où se trouvait le siège du Protectorat se solda par un échec en l’an 16 de notre ère. Son successeur, Li Chong 李崇, disparut à son tour en l’an 23, et le poste de duhu ne fut pas rétabli après l’intronisation du premier empereur des Han orientaux, en l’an 25; il faudra attendre cinquante ans pour qu’il le soit. Un tel renoncement est facilement explicable par un recentrage de la politique impériale sur les régions intérieures et méridionales du pays, attitude qui sera celle de chaque nouvelle dynastie et que l’on peut déjà observer au moment de la fondation des Han occidentaux.

7 Zürcher s’appuie sur le jugement des historiens chinois qui à leur tour ne manquent pas, à l’occasion, de citer leur confrère européen; par exemple Li Bingquan, 2003, p. 8 note 3.

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Les relations entre les Han orientaux et les pays d’Occident jusqu’à l’arrivée de Ban Yong en l’an 123 ont été résumées par Fan Ye dans une formule admirable de concision: Xiyu san jue san tong 西域三絕三通, «Par trois fois, les pays d’Occident s’étaient détachés [de l’empire] et par trois fois ils avaient été en communication [avec lui]» (HHS 88/2911). Dans le déroulement de cette relation pour le moins orageuse, l’important est de noter que les périodes de rupture furent incomparablement plus longues que celles durant lesquelles les Han parvinrent à s’implanter dans l’Ouest (voir tableau 2). La première période de «communication», pour reprendre le mot de Fan Ye8, fut particulièrement éphémère: deux ans pour ce qui est de la durée du Protectorat, à peine quelques années de plus pour la colonie de Yiwu 伊吾 (Hami). La seconde se prolongea à peine une quinzaine d’années. Quant à la troisième, celle marquée par l’action de Ban Yong, elle dura moins de dix ans. Encore faut-il ajouter que cette dernière période ne peut pas être prise en compte pour expliquer l’essor démographique puisque les chiffres de population donnés par le Hou Han shu correspondent précisément à la situation que Ban Yong fut amené à constater après qu’il se fut rendu sur place, au cours de l’été 123, pour exercer ses nouvelles fonctions de Gouverneur des contrées d’Occi- dent (Xiyu changshi 西域長史)9. On remarquera en outre à propos du titre attribué à Ban Yong que l’on avait abandonné celui de Protecteur général. Le représentant suprême du gouvernement impérial dans les contrées d’Occident était désormais un fonctionnaire de rang inférieur10.

8 Comme pour l’expression «unification» (tongyi 統一), il y aurait beaucoup à dire sur l’usage constant du mot tong 通 dans la littérature historique, y compris dans les ouvrages récents. Son sens originel est politiquement neutre; associé à son antonyme jue, le couple renvoie à la notion de connexion/déconnection sans aucune référence à un quelconque rapport de force entre deux entités. L’emploi de tong est donc tout indiqué pour recouvrir pudiquement une réalité dont on souhaite gommer l’aspect conflictuel. 9 D’après Fan Ye (HHS 88/2913), le ou les rapports de Ban Yong sur lesquels il se fonde datent de la fin du règne de l’empereur An (107-125). Ils sont donc un état des lieux au moment de la prise de fonction du Gouverneur. On sait par ailleurs que Ban Yong fut rappelé à la capitale et jeté en prison en l’an 127 (HHS 47/1590). 10 Du point de vue des rémunérations, un duhu était un fonctionnaire de rang «équi- valent à 2 000 piculs» tandis qu’un changshi recevait des appointements deux fois moindre (1 000 piculs); cf. Bielenstein, 1980, p. 110-111; Yü Ying-shih, 1986, p. 421.

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Un tel déclassement de la fonction signale la volonté du pouvoir central de réduire l’importance de l’appareil administratif mis en place dans l’Ouest. Les événements politiques et militaires que nous venons d’évoquer appellent une autre remarque. Les trois efforts majeurs engagés par les Han orientaux en direction de l’Ouest, en 74, en 91 et en 123, furent tous entrepris sous la contrainte des événements. A chaque fois, il s’agissait de répondre à une pression devenue intolérable du fait qu’elle s’exerçait jusque sur les garnisons du Corridor du Hexi; en particulier, Dunhuang était constamment attaqué par les Xiongnu alliés à tel ou tel royaume sédentaire du Xinjiang. A aucun moment l’empire ne semble avoir conçu un plan d’ensemble autre que défensif. Il ne recherchait plus comme au temps des Han occidentaux à entretenir les relations tributaires suivies avec les pays d’Occident, relations jugées trop coûteuses11. Tout au long de la nouvelle dynastie, chaque nouveau raid lancé par les ennemis du Nord-Ouest provoquait de vifs affrontements entre pro- et anti-intervention- nistes, et la réponse adoptée était le plus souvent une réaction a minima visant à assurer simplement la position de Dunhuang (comme en l’an 120). Autrement dit, les adversaires de toute forme de colonisation avaient repris le dessus. D’ailleurs, à cette époque comme à bien d’autres moments de l’histoire de la Chine impériale, la politique d’expansion n’était pas perçue, du moins ouvertement, comme un moyen d’enrichissement à tra- vers l’exploitation des pays occupés; si bien que ses adversaires avaient beau jeu de dénoncer son caractère ruineux avec les meilleures chances de se faire entendre. Lors d’un grand conseil tenu en 119 en présence de Ban Yong pour décider de la politique générale à tenir dans l’Ouest, la dispute s’envenima sur la question du rétablissement éventuel du poste de xiaowei 校尉, un poste spécifiquement destiné au commandement d’un ensemble de colonie agricoles. Voici l’opinion qui prévalut alors, exprimée par le conseiller impérial Mao Zhen 毛軫: «Si l’on établit maintenant un xiaowei, alors les contrées d’Occident enverront en file ininterrompue des ambassadeurs qui auront des exigences insatiables;

11 Certaines estimations montrent que la politique de relation tributaire coûtait à court terme bien plus qu’elle ne rapportait aux finances de l’État. Depuis le rétablissement des relations en l’an 73, le coût annuel était de l’ordre de 74,8 millions de sapèques. Cf. Yü Ying-shih, 1986, p. 421; pour d’autres chiffres sur les tributs versés aux pays occidentaux, cf. Yü Ying-shih, 1967, p. 61.

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si on les satisfait, il sera difficile de subvenir à de telles dépenses; si on ne le fait pas, on se les aliénera.» (HHS 47/1588-1589) L’hésitation des Han orientaux à se lancer dans l’aventure coloniale res- sort également de leurs choix géostratégiques. La région où leurs efforts se concentrent avec la plus grande constance pour y maintenir des positions militaires n’est plus la lointaine région de Koutcha, ni même le bassin de Tourfan comme au siècle précédent, mais l’oasis plus orientale de Hami. Ce choix est justifié avec pertinence par des propos attribués à l’empereur Shun lorsqu’en 131 il ordonne le troisième établissement d’un tuntian en ce lieu: «C’est de Yiwu, terre dont la fertilité est depuis longtemps reconnue et qui est en bordure immédiate des contrées d’Occident, que les Xiongnu tirent les ressources qui leur permettent de perpétrer leurs pillages.» (HHS 88/2912). Effectivement, Yiwu constituait pour les Xiongnu un lieu d’approvisionnement idéalement placée pour lancer leurs raids sur le Cor- ridor, à mi-chemin entre leur base arrière et la place forte de Dunhuang. Le choix de Yiwu constitue également un signe politique du recul des ambitions Han puisque l’oasis n’abritait aucun royaume autochtone d’une quelconque importance; la position ne valait donc qu’en fonction des guerres avec les Xiongnu. On notera enfin que l’insistance du gouvernement central à choisir Yiwu comme centre de colonisation n’a d’égal que le caractère épisodique de ces implantations12. La brièveté de ces périodes d’occupation allait de pair avec la faiblesse des effectifs engagés; en 119-120 c’est seulement un millier d’hommes qui est envoyé pour «coloniser Yiwu» (tun Yiwu 屯伊吾).

Tableau 2 Les relations Chine-Contrées d’Occident d’après le Hou Han shu (chap. 88)

Date Evénements relatés

16-23 Li Chong, le dernier Protecteur des contrées d’Occident (Xiyu duhu), disparaît. 25-55 L’empereur Guangwu rejette plusieurs propositions des pays d’Occident qui désiraient se soumettre à l’Empire pour s’affranchir des Xiongnu. Il refuse de rétablir le Protectorat.

12 De 73 à 77, de 90 à ca 105, en 119-120, puis, pour une durée très brève, en 131.

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Date Evénements relatés

58-75 Les commanderies du Corridor du Hexi sont ravagées par les Xiongnu alliés aux pays de l’Ouest. «Les portes des citadelles restaient fermées en plein jour.» 73 Première expédition militaire Han au-delà du Corridor. Etablissement d’une colonie militaire à Yiwu dirigée par un Commandant militaire favorisant les céréales (yihe duwei 宜禾都尉). «A la suite de cela, on entra (à nouveau) en relation avec les pays d’Occident. (…) 65 années s’étaient écoulées depuis l’époque où les pays d’Occident avaient rompu (avec la Chine).» 74 Rétablissement du Protectorat général et du poste de wuji xiaowei 戊己校尉. 75-76 Une offensive conjointe de Karashahr et de Koutcha, puis des Xiongnu et du Jushi ruinent les positions acquises. Le Protecteur, assassiné, n’est pas remplacé; on rappelle le wuji xiaowei à la cour. 77 Abandon de la colonie militaire de Yiwu réoccupée aussitôt par les Xiongnu. ca 77 Ban Chao conquiert Khotan. «Il tranquillisa et réunit les divers royaumes» 89-90 Succès militaires Han contre les Xiongnu. Reprise de Yiwu. 91 Ban Chao est nommé Protecteur général (résidence à Koutcha). Rétablissement du wuji xiaowei qui s’installe avec 500 soldats à Tourfan (Gaochang bi 高昌壁); nomination d’un Surveillant de la tribu Wu (wubu hou 戊部侯) sur le territoire des Jushi septen- trionaux. 94 Destruction de Karashahr par Ban Chao. «A la suite de cela, plus de 50 royaumes livrèrent des otages et se soumirent à l’empire.» 97 Mission de Gan Ying 甘英, un lieutenant de Ban Chao, «jusque sur les bords de la mer occidentale». 105-107 Révolte des pays d’Occident; suppression du Protectorat général. «À partir de ce moment-là, on abandonna les pays d’Occident. Les Xiongnu du Nord reprirent main sur les divers royaumes et avec leur concours ravagèrent la frontière pendant plus de dix ans.» 119 Pour contrer les attaques qui visent particulièrement Dunhuang, le gouverneur de cette commanderie envoie le changshi par interim Suo Ban 索班 reprendre Yiwu. Quelques mois plus tard, Suo est assassiné par les Xiongnu alliés aux Jushi septentrionaux.

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Date Evénements relatés

120 Renonçant à organiser une contre-offensive générale, la cour se contente de nommer un commandant en second protecteur des pays d’Occident (hu Xiyu fu xiaowei 護西域副校尉) auquel on attribue 300 hommes avec mission de résider à Dunhuang. «Ainsi on établit une suprématie nominale et ce fut tout.» 121-122 Incursions dévastatrices des Xiongnu et du Jushi dans le Hexi. «Incapable de s’y opposer, le gouvernement impérial émit le désir de fermer les passes de Yumen et de Yang pour couper court à ces souffrances.» 123-125 Ban Yong est nommé Commandant en chef des contrées d’Occi- dent (Xiyu changshi); à la tête de 500 condamnés graciés, il établit garnison à Liuzhong 柳中 d’où il assure la conquête du Jushi. «Depuis l’ère Jianwu jusqu’à l’ère Yanguang (soit de 25 à 125), les pays d’Occident s’étaient à trois reprises détachés de l’empire et s’étaient à trois reprises mis en communication avec lui.» 127 Prise de Karashahr, puis rappel de Ban Yong à la capitale. 17 royaumes dont Koutcha, Kashgar, Khotan et Yarkand font alors allégeance à l’empire tandis que les Wusun (vallée de l’Ili) et les peuples vivant plus à l’ouest rompent toutes relations avec la Chine. 131 Rétablissement d’une colonie militaire à Yiwu placée sous les ordres d’un sima 司馬. 132-134 A partir de cette période, «le prestige impérial tomba graduellement». 152 Assassinat du changshi Wang Jing 王敬 par les Khotanais. 153 Révolte du Jushi septentrional. «Ainsi, quoiqu’il y eût soumission (de la part de ces peuples), aucun d’eux ne s’était corrigé et amendé. A partir de ce moment, ils se laissèrent de plus en plus gagner par la négligence et l’insolence.» La partie historique du chapitre se termine sur ces mots.

Etant donné la faiblesse de la présence chinoise au cours du 1er siècle de notre ère, il faudrait au moins, pour que l’on puisse créditer la coloni- sation Han de l’augmentation de la population constatée plus haut, que les chiffres du chapitre 96 du Hanshu correspondent à la situation démogra- phique au moment de l’arrivée des Chinois ou, au plus tard, à la création

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du Protectorat, vers l’an 59 avant notre ère. Or, ce n’est même pas le cas. La titulature administrative que le Hanshu donne pour chacun des États de l’Ouest est très complète, sophistiquée même; elle correspond de toute évidence à la situation qui prévalut une fois que tous les rouages de l’administration coloniale eurent été mis en place. Le plus vraisemblable est donc que les informations contenues dans le chapitre 96 ne datent pas de l’époque de la création du Protectorat mais de celle de son plein épanouissement, donc plutôt de la fin du 1er siècle avant notre ère. Il est même très probable qu’elles proviennent du même recensement qui ser- vit à rédiger le traité de géographie du même Hanshu (chapitre 28) et que l’on tient pour dater de ca. 1-2 de notre ère13. Il y a donc tout lieu de penser que la période durant laquelle se produisit l’essor démographique révélé par les chiffres de l’an 125 s’inscrit entièrement dans le 1er siècle de notre ère, celui qui fut précisément marqué par un retrait global de la présence Han. Dans ces conditions, il faut que les pays d’Occident aient trouvé en leur sein même les ressorts de ce dynamisme, ou bien que celui-ci ait été favorisé par des influences venues non de l’Est mais de l’Ouest. Cette double hypothèse est confortée par l’observation des chiffres pays par pays. Si l’on reprend les chiffres du tableau 1, une constatation s’impose: parmi les grands États de l’Ouest, ceux qui connurent la progression démo- graphique la plus spectaculaire sont les plus éloignés de l’orbite chinoise. Kashgar d’abord, le plus occidental de tous les pays du Xinjiang actuel. Khotan ensuite, un royaume également lointain, très structuré et doté d’une identité culturelle et linguistique qui le rattache sans conteste au monde indo-iranien. De plus, le territoire de ces deux puissances n’accueillit aucune implantation de colonie militaire. A l’inverse, le taux de progres- sion démographique le plus bas est enregistré pour le royaume du Jushi méridional sur le territoire duquel avait été fondée l’implantation chinoise la plus solide. Le Hou Han shu rappelle à cet égard que Jiaohe 交河 (Yar), sa capitale, n’était qu’à 80 li de Liuzhong 柳中, l’une des oasis du bassin de Tourfan où se trouvait le siège du changshi et les plus importantes colonies agricoles chinoises. Notons encore que le taux de progression de l’autre grand royaume de la région de Tourfan, le Jushi septentrional,

13 Voir Leslie, Gardiner, 1982, p. 267.

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est trois fois plus élevé alors qu’il se trouve à 500 li de Liuzhong, sur le versant opposé des monts Bogdo Ola. Enfin si l’on prend en compte le troisième État de la même région, le Jumi oriental, le plus lointain des trois, on constate que, pour l’ensemble des pays tourfanais, le taux de progres- sion démographique est inversement proportionnel à leur proximité de la colonie centrale des Han. D’autres facteurs qui nous sont inconnus entrent certainement en jeu, mais le moins qu’on puisse dire est que rien dans les chiffres en notre possession ne permet d’affirmer que les pays de l’Ouest tirèrent un avantage particulier de leur voisinage avec les implantations que les Chinois tentèrent de créer sous les Han orientaux. Cependant, il ne suffit pas de constater que l’essor démographique et économique perceptible pour le premier siècle de notre ère doit peu à l’action des Han orientaux pour ôter à la présence chinoise toute influence sur le long terme. C’est en effet au cours du siècle précédent que les Han déployèrent les plus gros moyens pour la conquête de l’Ouest, notamment à travers l’implantation de colonies militaires agricoles. On doit donc se tourner vers cette période pour mesurer la force de changement que les Chinois purent imprimer à l’économie locale, et plus particulièrement pour évaluer le rôle que purent jouer les colonies agricoles dans le déve- loppement d’une agriculture d’oasis.

3. LES COLONIES AGRICOLES SOUS LES HAN OCCIDENTAUX ET LEUR IMPACT SUR L’ÉVOLUTION DES TECHNIQUES AGRAIRES

En ce qui concerne la signification politique de la présence chinoise dans l’Ouest, on a trop privilégié, à mon avis, l’aspect diplomatique et formaliste. L’acte d’allégeance des souverains locaux n’était souvent qu’un geste formel et insincère, et la distribution de «rubans et de sceaux» par l’empereur de Chine ne signifiait sans doute pas grand chose aux yeux des populations locales; en tout cas beaucoup moins que ne l’affirment les historiens chinois passés et présents. Quant aux colonies agricoles établies à partir de l’empereur Wu des Han, elles furent sans doute d’une grande utilité sur le plan militaire et stratégique; en revanche, l’influence qu’elles exercèrent sur l’évolution des techniques et des modes de produc- tion locaux est beaucoup moins évidente.

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Après les premiers voyages de Zhang Qian 張騫 et les expéditions diplomatico-militaires de Li Guangli 李廣利, la première zone d’implan- tation qui fut choisie pour établir des positions militaires fixes fut la région de Luntai 輪臺 et de Quli 渠犂. Ce choix répondait d’abord à des consi- dérations stratégiques. La région s’étendait précisément au débouché de la principale route vers l’Ouest à partir de Dunhuang, celle que l’on appellera plus tard la route centrale; elle pouvait donc servir de relais après la longue traversée du Taklamakan et avant d’aborder les royaumes de Koutcha et de Karashahr dont la coopération n’était jamais bien assurée14. Or cette étape était indispensable pour atteindre les pays lointains de l’Ouest avec lesquels on espérait une alliance permettant de prendre les Xiongnu à revers. Mais d’autres raisons décidèrent de cet emplacement; elles sont clairement exposées dans le fameux mémoire de Sang Hongyang 桑弘羊 qui jette les fondations d’un véritable programme de colonisation. On doit d’ailleurs noter que c’est dans ce texte qui date des années 89/87 que le terme tuntian 屯田 (colonie agricole militaire)15 apparaît pour la première fois dans les documents officiels recueillis dans les histoires dynastiques. Ce texte, maintes fois cité et souvent mal interprété, mérite une relecture. «A l’est de l’ancien Luntai se trouvent les pays de Jiezhi 捷枝 et de Quli qui sont tous deux également des États anciens. Les terres sont vastes et riches en eau et en végétation. Il s’y trouve plus de 5 000 qing de champs irrigués. La région jouit d’un climat tempéré. Les terres sont excellentes; il est possible

14 Voir par exemple les difficultés rencontrées par Li Guangli lors de ses deux expédi- tions vers le Ferghana. A chaque fois à cours de vivres après la traversée du Taklamakan, il avait rencontré des difficultés d’approvisionnement auprès des souverains locaux. Ainsi, lors de sa seconde expédition: «… aucun des petits États qu’il atteignit n’accepta de l’accueillir, ni de fournir des vivres à son armée. Arrivé au Luntai, cet État refusa de se soumettre; [Li Guangli] l’attaqua et après plusieurs jours de combats, il en massacra [la population].» (Shiji, 123/3176; HS 61/2701) 15 Tuntian n’a pas toujours eu le sens substantif qu’on lui connaît. Dans les ouvrages de l’Antiquité (Zuozhuan 左傳, Guanzi 管子), tun désigne un camp militaire; mais il a aussi un sens verbal, «stationner des troupes pour tenir une position». Si l’on retient ce second sens et si l’on considère que tian désigne aussi bien un champ que l’action de cultiver, l’expression tuntian peut parfois être traduite par «prendre une position militaire et la mettre en culture». L’emploi n’est pas rare; ainsi, lorsque Li Guangli établit, vers l’an 100, la première colonie à Quli, le Hanshu écrit que le général «tuntian Quli» 屯田渠黎 (HS 70/3005). Dans ce cas, tuntian est synonyme de ces deux autres expressions connues, tunken 屯墾 et tungeng 屯耕, les mots ken et geng n’ayant pas d’autre emploi que verbal, défricher/cultiver pour le premier, cultiver/labourer pour le second.

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d’accroître le réseau d’irrigation pour la culture des cinq céréales, lesquels mûrissent au même moment qu’en Chine du Nord. Les pays environnants utilisent peu la monnaie métallique; (mais) comme ils prisent l’or et les soie- ries, il est donc possible d’obtenir d’eux en échange du grain en quantités suffisantes pour satisfaire (nos) besoins alimentaires.» (HS 96B/3912)

La description qui est faite de ces deux «États anciens» est nettement celle de régions agricoles aux ressources céréalières abondantes, ce que confirme la géographie moderne. La zone située au sud d’une ligne Luntai- Korla – entre les Tianshan et le lac Balkrach au nord et le cours moyen du Tarim au sud – est en effet une plaine alluviale qui offre des conditions favorables au plan des sols, du climat et des ressources en eau; malgré des siècles de désertification, elle reste de nos jours une zone productrice de céréales et de coton16. La suite du mémoire dévoile avec clarté et pré- cision le mécanisme de cette colonisation agricole qui devait servir les objectifs militaires et diplomatiques de l’empire.

«Nous suggérons humblement que des conscrits de colonies agricoles (tuntian zu 屯田卒) soient envoyés à l’ancien Luntai et à l’Est et que trois postes de colonels (xiaowei 校尉) soient créés pour assurer le contrôle de cette région ainsi divisée en trois secteurs. Chacun en fera le relevé topographique, creu- sera et exploitera rigoles et canaux, oeuvrant au mieux pour (créer les condi- tions) d’une productivité céréalière optimale en fonction des saisons. [Les commanderies de] Zhangye et Jiuquan détacheront des unités de cavalerie qui seront placées sous les ordres des colonels pour assurer des patrouilles, et, autant que la situation le permettra, des courriers à cheval assureront l’ache- minement des informations. Si l’on cultive pendant une année on accumulera du grain [en suffisance]. [Alors,] on recrutera dans le peuple tous ceux qui sont pourvus d’une bonne constitution, qui ont une famille à charge et qui ont le courage d’émigrer, et on les enverra dans ces établissements agricoles pour qu’ils fassent de l’accumulation [du grain] leur occupation principale. A mesure que le nombre de terres mises en valeur et irriguées augmentera, on construira une ligne orientée vers l’ouest constituée de postes fortifiés reliés par une muraille. Cela inspirera une crainte respectueuse aux pays occi- dentaux et favorisera le soutien [que nous entendons apporter] aux Wusun.» (HS 96B/3912)

16 Non loin de l’endroit où l’on situe l’ancien Quli, sur la rive nord du Tarim, le débit du fleuve est encore important même à la fin de l’été et permet une bonne irrigation des champs de coton (observation personnelle de l’auteur en 2006).

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Le plan proposé par Sang Hongyang venait à un mauvais moment et il fut rejeté. Mais l’idée était trop ingénieuse pour être abandonnée, et elle fut reprise quelques années plus tard ouvrant la voie au programme d’expansion dans l’Ouest. On notera cependant que la seconde étape prévue par le plan – l’envoi de familles de paysans venus de Chine des- tinés à prendre le relais des militaires – ne fut jamais appliquée dans les régions de l’actuel Xinjiang. Seules celles situées à l’est de Dunhuang – les commanderies du Corridor du Hexi et celle de Juyan 居延 – reçurent de tels renforts de populations civiles. C’est ce qui explique en partie que l’actuelle province du Gansu soit devenue de manière à peu près constante une terre chinoise, à la différence de l’actuelle province autonome du Xinjiang. Dans cette dernière, les colonies restèrent strictement composées de militaires envoyés par le pouvoir central avec parcimonie. De telle sorte que même au plus fort de leur politique expansionniste, les Han ne dispo- sèrent dans l’Ouest que d’un potentiel humain très faible. Parmi les rares chiffres que les sources nous ont transmis, le plus élevé concerne évidem- ment la colonie de Quli, et il ne dépasse pas 1 500 hommes – conscrits affectés à la culture (tianzu 田卒) et condamnés amnistiés (chixing 弛刑). Par comparaison, ce sont 180 000 conscrits qui avaient été envoyés quelques années plus tôt comme soldats-laboureurs (shutianzu 戍田卒) pour fonder les colonies de Juyan et de Xiuchu 休屠 dans le nord de l’actuel Gansu (HS 61/2700). Cette dernière région avait visiblement une importance stratégique bien supérieure aux yeux des généraux chinois. C’est avec ce petit effectif de 1 500 hommes qu’à partir de l’an 68 le commandant de la colonie de Quli, Zheng Ji 鄭吉, fut chargé de conquérir le bassin de Tourfan, le royaume de Jushi, qui allait devenir le centre de l’occupation chinoise dans la seconde moitié du 1er siècle avant notre ère. Les tentatives répétées de Zheng Ji montrent la faiblesse de ses forces. Après un pre- mier échec en l’an 64, dû à un effectif insuffisant (300 hommes), Zheng Ji, décida de conduire la totalité des colons (tianshi 田士) de Quli ainsi que tout son encadrement, 1 500 hommes au total, pour aller «cultiver le Jushi» (tian Jushi)» (HS 96B/3923)17. Malgré un nouvel échec, le centre

17 L’effectif était encadré par trois xiaowei 校尉 dont le titre complet devait être déjà tuntian xiaowei (colonels de colonie agricoles), ce qui laisse penser que Quli était divisé en trois tuntian comptant chacun 500 hommes.

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refusa les renforts de soldats laboureurs (tianzu) réclamés par Zheng Ji; celui-ci dut se replier une nouvelle fois à Quli. C’est seulement grâce à un jeu d’alliance avec des princes locaux et à des opérations militaires ponctuelles décidées par le gouvernement central que la région de Tour- fan fut finalement conquise, en l’an 60. On doit également souligner le fait que le déploiement des forces chinoises à Tourfan qui fut opéré au cours des années suivantes se fit au détriment de la colonie de Quli. Celle-ci est encore mentionnée dans les Histoires dynastiques à propos de deux transferts de ses propres colons vers d’autres territoires en l’an 59; puis, il n’en est plus jamais question. Il est donc clair que Quli fut pour le moins négligé par les Han à partir du moment où ils avaient réussi à s’implanter à Jushi, les terres de Quli ayant été transmises à d’autres populations, probablement des anciens tourfanais. Certes, le silence des Histoires ne signifie pas que Quli fut abandonné totalement et immédiatement. Des documents sur fiches de bois, retrouvés récemment à Xuanquan près de Dunhuang, plaident pour un retrait progressif; mais en même temps ils confirment l’affaiblissement notoire de la colonie18. Pour abonder ces effectifs de soldats laboureurs qui leur paraissent bien faibles, les historiens avancent souvent d’autres opérations de coloni- sation conduites en d’autres lieux. La plus importante aurait été celle menée par le général Xin Wuxian 辛武賢 probablement en l’an 55 avant notre ère. Depuis Dunhuang où il disposait d’un contingent de 15 000 soldats, le général serait allé plus à l’Ouest, peut-être vers le Nord-Est du Lob nor, pour y mettre en culture de nouvelles terres. Il aurait créé notamment un centre de stockage de grains et un vaste réseau de canaux (HS 96B/3907); on a même cru voir dans ces travaux hydrauliques la première réalisation

18 Si l’on admet qu’avant la conquête de Tourfan Quli était divisé en trois tuntian comptant chacun 500 hommes commandés par un colonel (cf. supra note 17), on peut penser que ce furent les effectifs de deux de ces tuntian qui furent transférés pour aller fonder les colonies mentionnées dans le Hanshu en l’an 59: celle de Bei xujian 北胥鞬 (pour Bixujian 比胥鞬) – une fiche mentionne bien l’existence d’un «colonel de Bixujian» (Bixujian xiaowei) – et celle de Jushi ou Suoju. Le troisième tuntian fut maintenu à Quli au moins pendant quelques années; en effet, le titre de «colonel de Quli» (Quli xiaowei) figure encore sur plusieurs fiches écrites entre 57 et 49 dans un contexte qui démontre qu’il n’existait plus à ce moment-là qu’un seul xiaowei à Quli. Cf. Li Bingquan, 2002, p. 13-14; Zhang Defang, 2001, p. 114-118.

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de ce type de canaux souterrains qui firent plus tard la prospérité de Tour- fan où ils sont connus sous le nom de karez. Cette opération doit être réduite à de plus modestes proportions, du moins au point de vue agricole. D’abord l’importance des troupes dont Xin Wuxian disposait s’explique avant tout par des raisons militaires; le général était alors engagé dans une guerre contre une coalition entre Wusun et Xiongnu. Ensuite, la nature des travaux entrepris a été surévaluée; on ignore en fait ce qui fut effecti- vement réalisé à partir des plans exposés dans le Hanshu, et en tout état de cause il ne peut être question du creusement de karez, et peut-être pas même de canaux d’irrigation19. Enfin, les indications données à propos de la localisation de la colonie ont été mal interprétées; l’action ne concerne pas la région du Lob nor mais un lieu plus proche de Dunhuang20. Pour la région du Lob nor, la seule indication de travaux hydrauliques à des fins agricoles qui est clairement attestée par les textes et par l’archéologie est celle d’un certain Suo Mai 索勱, natif de Dunhuang; mais elle est tardive, probablement contemporaine de l’époque de Ban Yong21. En défi- nitive, le royaume qui s’étendait à l’ouest du Lob et qui avait pour nom Kroraina – le Loulan des textes Chinois – n’accueillit sous les Han occi- dentaux qu’un très petit nombre de colons. La seule colonie évoquée par les textes est celle de Yixun 伊循, fondée en l’an 77 avant notre ère et située près de Miran 米蘭, site rendu célèbre par les fouilles d’Aurel Stein (actuel district de Ruoqiang 若羌縣). Son effectif initial se limitait à 40 soldats conduits par un simple capitaine, sima 司馬 (HS 96A/3878). La faiblesse de l’effectif montre que les considérations militaires primaient sur le souci de mise en valeur des terres, même si la fertilité de cette région n’avait pas échappé aux premiers observateurs Han. Le sud du Tarim était suffisam- ment éloigné des bases Xiongnu pour que soit évité un investissement mili- taire lourd; d’ailleurs, un simple coup de main mené par une escouade de «braves» (yonggan 勇敢士) avait suffi pour asseoir sur le trône du Kroraina le prince de la famille royale qui souhaitait se soustraire à l’influence Xiongnu.

19 Sur le caractère erroné de l’hypothèse des karez, qui fut émise autrefois par Wang Guowei et Paul Pelliot, voir Trombert, 2008, p. 122-123. 20 Sur la localisation de l’action de Xin Wuxian, voir ibid. et Huang Shengzhang, 2000. 21 Voir Huang Shengzhang, 2000, p. 73. Le seul texte ancien qui renseigne sur l’action de Suo Mai est le Shuijingzhu 水經注 (j. 2, p. 97-98); il est clair sur la position géogra- phique, mais non sur la date.

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Plus tard, la colonie fut certes renforcée puisqu’on nomma à sa tête un officier de rang supérieur (duwei 都尉); mais les sources historiques n’en disent pas plus sur l’histoire ultérieure de cette colonie, ce qui laisse penser qu’elle ne prit jamais une ampleur significative. Il est vrai qu’un certain nombre de fiches découvertes sur place ainsi que dans les régions de Dun- huang et de Juyan ont permis récemment de réévaluer son rôle et sa durée. Elles nous ont appris que pendant toute la seconde moitié du 1er siècle avant notre ère la colonie de Yixun possédait une infrastructure adminis- trative assez comparable à celle des grandes colonies militaires de l’Ouest; et surtout, certaines de ces fiches qui sont datées attestent du fait que la colonie continuait de fonctionner à la veille du retrait général du Xiyu consécutif à la chute des Han occidentaux22. Mais ce qu’il importe de noter est que, quelles qu’aient être la durée et l’intensité de cette implantation chinoise, elle n’entraîna aucun bouleversement dans la vie du royaume de Kroraina; au 3e-4e siècles de notre ère, ce royaume de culture et de langue indo-iranienne continuait de fonctionner sur les bases de sa langue, de son écriture et de sa propre culture23. Il existe encore quelques autres références historiques concernant la fon- dation de colonies lointaines. L’une d’elles concerne la région de Karashahr (Yanqi) pour des faits datés des années 53-51 avant notre ère (HS 69/2996). Une autre, de même époque, est à remarquer pour l’extension géogra- phique de la présence Han. Elle concerne la région où se trouvait l’une des capitales des Wuxun, Chigu cheng 赤谷城24, que l’on situe soit près du lac Issyk kul dans l’actuel Kirghistan, soit dans la vallée du Terkes (région de Zhaosu 昭蘇) (HS 96B/3907). Dans les deux cas, le terme tuntian est effectivement employé; mais tout laisse penser que ces entreprises firent long feu. Leurs chefs respectifs, Chang Hui 常惠 et Xin Qingji 辛慶忌, furent rappelés presque aussitôt à la capitale pour y occuper des fonctions

22 Les fiches révèlent notamment l’existence d’un «Grand grenier dépendant du duwei de Yixun» 伊循都尉大倉, et du poste de Yixun nong 伊循農, officier chargé des questions agricoles. Voir Li Bingquan, 2003; Hu Pingsheng et Zhang Defang, 2001, p. 39-40. 23 Le fait est magnifiquement documenté par les textes en kharaosthi exhumés à Niya. Cf. Burrow, 1940. 24 On peut gloser sur le sens littéral de ce toponyme, «la ville murée du sorgho rouge», et y voir une allusion à une entreprise agricole; mais chigu peut également signifier «la vallée rouge», ou bien encore être tout simplement la transcription phonétique d’un nom autochtone.

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dans l’administration centrale, et ils ne furent pas remplacés. On ne trouve effectivement aucune trace de ces colonies dans les textes postérieurs. En résumé, si l’on s’en tient aux sources historiques le nombre total de soldats laboureurs qui furent établis de manière permanente et structurée par l’administration du Protectorat sous les Han occidentaux ne dut jamais dépasser de beaucoup les 2 000 hommes25, le plus fort contingent étant celui de la colonie de Quli.

L’action des soldats laboureurs

Que pouvaient cultiver ces quelques milliers d’hommes? Si l’on estime qu’à cette époque la capacité d’exploitation d’un soldat laboureur se situait entre 20 et 30 mu26, on aboutit, dans le meilleur des cas, à une superficie de 60 000 mu, soit moins de 2 800 hectares. Chiffre bien faible au regard de l’étendue des terres qui étaient alors cultivées dans le bassin du Tarim. Rappelons ici celui donné par Sang Hongyang, 5 000 qing (500 000 mu), qui vaut pour la seule région autour de Quli. On doit effectivement prendre en considération l’importance de la population autochtone qui vivait de l’agriculture; c’était une réalité qui était reconnue par les sources chinoises elles-mêmes. Voici ce qu’écrit le Hanshu sur la composition socioécono- mique des pays de l’Ouest: «La plupart des pays du Xiyu ont un mode de vie sédentaire. Ils ont des villes murées (chengguo 城郭), des terres cultivées et des animaux domestiques. Leurs coutumes diffèrent de celles des Xiongnu et des Wusun.» (HS 96A/ 3872) C’est ainsi que, toujours selon le Hanshu, la population totale des États occupant les oasis du Tarim et du bassin de Tourfan, autrement dit ces peuples ayant un mode de vie basé sur l’agriculture et donc semblable à

25 Les historiens chinois les plus rigoureux ne se risquent pas à des estimations supé- rieures; voir par exemple Yin Qing, 2007, p. 67-68. 26 Le chiffre de 20 mu paraît le plus fiable; il est donné dans l’un des rapports très circonstanciés rédigés en 61-60 avant notre ère par Zhao Chongguo 趙充國 pour étayer son grand projet de colonisation de la région du Hehuang 河湟 (actuel Qinghai oriental) que le général venait de conquérir sur les Qiang 羌 (HS 69/2986). Les documents de la pratique contemporains ne fournissent qu’une seule donnée, 34 mu, relative à la colonie de Juyan (fiche 72 EJC.1, éd. in Gansu sheng wenwu kaogu yanjiusuo, 1988, p. 87-88.

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celui des Chinois, s’élevait à 252 710 individus27. Face à ce nombre, que pesaient les 2 000 colons chinois? Pour être plus concret, que représentait le contingent établi à Quli dans une zone qui s’étendait entre le puissant royaume de Koutcha et le non moins prospère royaume de Karashahr peuplés respectivement de 81 317 habitants et de 32 100 habitants? Et que dire des possibilités réelles qui s’offraient à ces soldats laboureurs pour la mise en valeur durable de leurs terres? On a évoqué plus haut la fragilité des positions Han sans cesse menacées par leurs voisins sédentaires dès le moment où ceux-ci parvenaient à s’allier aux nomades des zones péri- phériques. Or ces derniers représentaient une population encore plus nombreuse, estimée par le Hanshu à plus de 318 000 personnes pour les seuls États de l’actuel Xinjiang. Ceci amène à une autre raison de minorer l’impact des colonies Han sur l’agriculture autochtone. Dans les circonstances les plus favorables, la production des soldats laboureurs suffisait à peine à assurer leur propre subsistance. Les plans de mise en culture échafaudés par les partisans de la colonisation les plus convaincus et les plus avertis des réalités concrètes ne prétendaient pas à de meilleurs résultats; et les estimations de rende- ments, très modestes, calculées par les historiens modernes sur la base des documents de la pratique confirment la faiblesse de ces évaluations28. La situation précaire des colons transparaît aussi dans le fait que les opé- rations militaires qu’ils engageaient étaient totalement dépendantes de leurs faibles ressources. Prenons pour exemple l’offensive menée depuis Quli contre Tourfan en l’an 68 ou 67. Sa préparation et son déroulement indiquent clairement que le calendrier des campagnes militaires était dicté par le déroulement des travaux agricoles. Rappelons quelle était alors la mission confiée à Zheng Ji: «Mettre en culture des terres à Quli, accu- muler du grain, et se préparer à attaquer le Jushi.» (HS 96B/3922). La première campagne fut déclenchée «à l’automne, quand le grain eut été récolté». Zheng Ji, à la tête de ses colons et d’une coalition de soldats fournis par tous les pays de la région, prit et détruisit la cité de Jiaohe, la

27 Total des chiffres donnés dans le chapitre 96 du Hanshu pour les 17 États sédentaires cités. 28 Voir les chiffres donnés dans les rapports pourtant optimistes de Zhao Chongguo (HS 69/2986). Pour des calculs de rendements plausibles, cf Yang Jiping, 2001.

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capitale du Jushi. Mais faute de vivres, les opérations durent être inter- rompues alors que la victoire était incomplète – le roi du Jushi avait réussi à se réfugier dans sa forteresse du nord. L’armée de la coalition fut démobilisée et Zheng Ji et les siens «rentrèrent à Quli cultiver leurs terres». Une seconde tentative pour s’emparer de la forteresse du roi fut bien lancée, mais seulement l’année suivante, et une nouvelle fois «après la moisson d’automne». D’autres exemples pourraient être donnés, tirés aussi bien du Hanshu que des textes de la pratique, qui révèlent la lancinante question des res- sources et la précarité des conditions d’exploitation des terres. Si de la sorte les colonies étaient incapables de dégager aucun surplus de production, on peut s’interroger sur la valeur exemplaire que leur gestion pouvait avoir aux yeux des paysans locaux. On peut également mettre en doute l’exis- tence d’un véritable essor de l’économie régionale qui aurait été provoqué par ces implantations. On doit évidemment étendre ces observations à la période des Han orientaux puisque, comme on l’a vu plus haut, les efforts de colonisation furent d’une moindre ampleur que pendant le 1er siècle avant notre ère et portèrent sur des zones plus restreintes, un recentrage ayant été opéré autour des oasis plus proches de la métropole, Hami et Tourfan.

Quelles innovations en matière de techniques agraires?

Faibles en nombre, occupés d’abord de leur survie et engagés dans d’incessantes opérations militaires, ces soldats laboureurs ne reçurent pas non plus, on l’a dit, le renfort d’une immigration significative de populations civiles. Pour que leur présence ait eu un effet véritable sur l’agriculture locale, il aurait donc fallu qu’ils aient apporté avec eux des innovations marquantes dans des domaines tels que l’hydraulique, l’outillage ou l’uti- lisation de la traction animale. On se contentera ici de donner quelques éléments de réflexion relatifs à ces trois domaines importants29. L’hydraulique a déjà été évoquée avec les travaux entrepris par Xin Wuxian à l’ouest de Dunhuang; et on a noté à ce propos la propension des historiens à surévaluer systématiquement l’importance des réalisations

29 Les sujets ici abordés seront traités plus en détail dans un ouvrage en préparation.

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de ce type, parfois contre les évidences textuelles. La même tendance apparaît en ce qui concerne l’interprétation des vestiges de travaux hydrau- liques mis au jour dans d’autres régions du Xinjiang, à Luntai, à Hami et à Shaya 沙雅, une oasis qui dépendait du royaume de Koutcha30. Or on sait bien que rien n’est plus difficile à dater que les traces de canaux, et tout aussi difficile est de pouvoir déterminer quels en furent les artisans, dès lors que la zone prospectée fut cultivée sur le long terme. Ici se pose une question de fond: pourquoi attribuer systématiquement l’origine de ces vestiges aux colons Han plutôt qu’aux autochtones? On sait en effet que les peuples anciens de l’Asie centrale et occidentale pratiquaient la mise en valeur de vastes territoires par l’irrigation, notamment par des canaux dérivés des grands fleuves, depuis plus d’un millénaire avant que les Chinois aient entrepris leurs premiers grands travaux hydrauliques dans vallée de la Wei et dans le bassin de Chengdu, sous les Royaumes com- battants31. Le retard de la Chine jusqu’à la fin de l’Antiquité s’explique peut-être par l’absence de nécessité étant donné les conditions climatiques en Chine centrale; mais il reste patent. Il paraît donc légitime de supposer que les paysans de l’Ouest, confrontés au manque d’eau de manière plus aiguë que ne l’étaient ceux de la Plaine du Nord, se soient tournés vers le monde centrasiatique ou indien pour résoudre leurs problèmes d’irri- gation, et cela d’autant plus naturellement qu’ils étaient issus des mêmes groupes ethno-linguistiques. Les résultats des fouilles archéologiques les plus récentes vont d’ailleurs dans ce sens; par exemple, celles entreprises dans le delta protohistorique de la Kériya ont révélé que les populations indigènes pratiquaient l’irrigation et cultivaient des céréales telles que le millet et le blé bien avant l’arrivée des Han32. Les textes chinois eux-mêmes, pourtant peu enclins à souligner un tel phénomène, en donnent parfois quelques indices. C’est le cas du rapport de Sang Hongyang déjà cité. Si on lit bien le début du texte reproduit dans le Hanshu, les 5 000 qing de terres irriguées signalées pour la région de Luntai/Quli ne sont nullement présentés par Sang Hongyang comme le résultat de l’action des premiers

30 Voir par exemple Meng , 1975, souvent cité dans les études occidentales. 31 Gentelle, 2003, p. 146, 170-171. 32 Voir le chapitre consacré au site de Djoumboulak Koum in Debaine-Francfort et Abduressul Idriss, 2001, p 120-136.

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colons chinois qui avaient été implantés là quelques années auparavant par Li Guangli33. La superficie est d’ailleurs bien trop élevée pour être mise à leur compte puisque leur nombre ne dépassait pas quelques centaines d’hommes (Shiji 123/3179; HS 96A/3873). Selon les normes de l’époque, une telle superficie – 500 000 mu, soit environ 23 050 hectares – néces- sitait une main d’œuvre de 20 à 25 000 individus34, soit la population entière d’un État sédentaire ou celle de plusieurs si l’on se place à l’échelle des petits pays de la région. Cela démontre que la majeure partie des terres cultivées par les habitants des différents petits États voisins de la colonie de Quli étaient déjà irriguées au moment de l’arrivée des Han. La critique concernant l’interprétation des vestiges archéologiques vaut tout autant pour l’origine des outils en fer. Comme pour l’hydraulique, les peuples de l’Asie occidentale étaient d’excellents métallurgistes long- temps en avance sur ceux de Chine, et leurs techniques s’étaient diffusées dans tout le Xinjiang. Les sources chinoises elles-mêmes en témoignent. À leur arrivée dans le royaume de Kroraina, les Han constatèrent l’aptitude des habitants à travailler le fer (HS 96A/3876); la technique leur venait des Ruoqiang 婼羌, un peuple spécialisé dans cet art qui vivait dans les montagnes riches en minerai situées au sud du Lob nor. Dans ces condi- tions, il paraît un peu rapide d’attribuer à des Han plutôt qu’à des autoch- tones la fabrication de certains outils – comme ce soc de charrue retrouvé dans une tombe Wusun de la vallée de l’Ili (district de Zhaosu) – dès lors qu’ils sont en fer et sont d’une facture semblable à d’autres découverts en Chine intérieure35. La diffusion d’une autre technique, celle de la charrue attelée, fait partie des apports éventuels chinois. Les Histoires dynastiques en donnent quelques exemples. Déjà à l’ère Yuanfeng (110-105 avant notre ère),

33 Contrairement à ce qu’affirme Yin Qing (2007, p. 66-67) pour qui cette superficie irriguée serait le résultat de l’initiative des premiers colons Han. 34 Le premier chiffre est calculé pour une superficie cultivée estimée à 25 mu par individu; le second, sur la superficie traditionnelle d’une exploitation familiale chinoise de cinq personnes, à savoir 100 mu (voir par exemple HS 24A/1125), ou, ce qui revient au même, sur le chiffre de 20 mu par soldat laboureur donné par Zhao Chongguo (cf. supra note 26). 35 Wang Binghua, 1983, p. 108. Yin Qing (2007, p 69 et 74) est plus nuancé; il n’exclut pas que de tels objets aient pu être fabriqués sur place, mais sans évoquer toute- fois le recours possible à des techniques locales.

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l’État fournissait des bœufs de labour, et donc probablement aussi les charrues adéquates, aux paysans qu’il établissait alors sur la frontière nord de la Plaine centrale; fait notable, cette assistance avait été accordée sans contrepartie à la différence d’autres aides fournies dans des circonstances semblables – lors de crises vivrières consécutives à des catastrophes natu- relles les aides devaient être remboursées à terme (voir par exemple HS 7/ 229). En l’an 123 de notre ère, le gouverneur de Dunhuang, Zhang Dang 張璫, soumit au trône plusieurs plans possibles pour lutter contre les agres- sions incessantes des Xiongnu et de leurs alliés. L’un de ces plans prévoyait d’établir à Liuzhong un contingent de 500 hommes auquel les comman- deries du Hexi fourniraient les vivres nécessaires ainsi que des bœufs de labour, li niu 犁牛 (HHS 88/2911). Même si les Histoires n’offrent pas d’autres mentions analogues, il ne fait pas de doute que le gouvernement impérial s’employait, dans la mesure du possible, à équiper les colonies avec un matériel agricole performant, notamment pour les labours. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un sujet aussi technique soit rarement évoqué dans les sources historiques. Cependant, on peut s’interroger sur le fait que l’usage du labour attelé dans les colonies occidentales soit très mal documenté par les textes de la pratique. Prenons le cas du fonds le plus riche, celui des fiches retrouvées à Juyan. La raison de la pénurie de données sur ce sujet n’est pas que le bétail était négligé par les rédacteurs des documents. Au contraire, il en est souvent question, y compris dans les textes émanant de l’administration. L’expression guan niu 官牛 (217.13), démontre même la présence d’un cheptel appartenant à l’État. Mais les bœufs dont il est question dans l’ensemble du fonds de Juyan sont toujours présentés comme étant affectés au charroi, du moins ceux dont l’utilisation est connue soit grâce au contexte, soit par l’appel- lation. Une expression est omniprésente, che niu 車牛 (bœuf de charroi), tandis que les termes geng niu 耕牛 et li niu 犁牛 (bœuf de labour) sont totalement absents36. L’importance des chars à bœufs est d’ailleurs visible à travers toute la documentation; des registres spécifiques leur sont consa- crés, intitulés «registre nominal des chars à bœuf», niuche mingji 牛車 名籍 (par exemple sur 43.25 V°). Les bœufs font également partie du

36 Les autres expressions rencontrées (yongniu 用牛, liniu 力牛, funiu 服牛) sont ambiguës; elles désignent des bêtes de somme par opposition aux vaches laitières.

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patrimoine des familles de colons; mais ils sont peu nombreux et leur valeur est très élevée. La famille d’un certain Xu Zong 公乘徐宗 qui compte 10 personnes et cultive 50 mu en possède deux (24.1); cette paire de bœufs vaut autant que l’ensemble de ses terres (5 000 sapèques, le mu valant donc seulement 100 sapèques). Autre exemple d’une famille beau- coup plus aisée, celle d’un chef de garnison (houzhang 候長) nommé Li Zhong 禮忠; il est en poste à Juyan mais sa famille vit plus au sud, à Lude 觻得. Elle cultive 500 mu et possède plusieurs esclaves, cinq chevaux de labeur (yong ma 用馬), deux voitures légères à cheval (yaoche 軺車), deux chars à bœufs, mais seulement une paire de boeufs (funiu 服牛); celle-ci vaut plus cher encore que celle de Xu Zong, 6 000 sapèques, alors que le mu de terre est estimé à la même valeur de 100 sapèques (37.35). A titre de comparaison, une esclave adulte vaut 20 000 sapèques, un char à bœufs 2 000 sapèques, une voiture légère à cheval 5 000 sapèques. Il est vrai que les bœufs de charroi pouvaient servir occasionnellement aux labours; mais on est ici confronté à un problème: l’absence de men- tion claire de bœufs de labour. La pénurie de documentation est telle à ce sujet que l’unique indice de l’utilisation de bœufs de labour avancé par les historiens chinois consiste en une série de fiches qui semblent appartenir à un ou plusieurs registres de bovidés, chacune décrivant un animal (âge, sexe, couleur de sa robe)37. Du simple fait que ces fiches proviennent de Jianshui 肩水 (Taralingin-durbeljin), une circonscription qui possédait plusieurs colonies agricoles militaires, et qu’elles ont été retrouvées parmi d’autres fiches relatives à des soldats paysans, ils y ont vu la preuve de la pratique «à grande échelle» du labour tracté dès la fin des Han occidentaux38. L’argument est faible et ne fait que confirmer notre observation initiale basée sur l’ensemble du fonds: le contraste entre l’om- niprésence des bœufs de charroi et le silence des mêmes sources sur leur utilisation pour les labours. Il existe à Juyan un autre type de matériaux susceptible de fournir des indices sur le labour tracté, les listes d’outils mis à la disposition des

37 Ces fiches sont éditées in Li Tianhong, 2003, p. 150; trois au moins (510.28, 512.6, 517.14) appartiennent à un même registre. [Les fiches dont la cote débute par des chiffres sont éditées in Xie Guihua, et al., 1987.] 38 L’affirmation de Yuan (1962) est reprise sans nuance par Li Tianhong, 2003, p. 151.

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soldats. Mais là encore, la quête est décevante. On possède bien quelques fiches provenant de «registres d’outils en fer» (tieqi bu 鐵器簿) soigneu- sement tenus par les autorités militaires39. Mais les seuls instruments agricoles qu’on y trouve sont des bêches, ou plus précisément des lames métalliques en forme de caractère ao 凹 destinées à être emboîtées au plateau en bois de cet outil40. D’autres documents mentionnent divers autres instruments en métal comme les faucilles et les fourches41, mais aucune trace véritable de charrue. Le mot «li» 犂, charrue, figure sur une seule fiche (582.5), pour enregistrer en un 7e mois la réception d’un cer- tain nombre de «fers de charrue», li jin 犂金, une expression qui désigne certainement le renfort métallique que l’on fixe à l’avant du soc qui est en bois. Encore faut-il préciser que la graphie du caractère li est ici tout à fait inhabituelle par rapport aux sources de même époque42. Une si grande rareté des charrues, ainsi que des autres instruments aratoires, ne doit pas être surinterprétée: nous ne possédons aucune liste de matériel mis à la disposition des soldats laboureurs qui soit comparable à celles dont on dis- pose concernant, par exemple, les conducteurs de charrettes (chefu 車夫)43. D’une manière générale, les travaux relatifs à la culture des céréales sont assez mal documentés alors qu’on possède un nombre appréciable de docu- ments relatifs aux travaux de construction et d’irrigation, au traitement des grains et à la collecte du fourrage. Il n’en reste pas moins que cette absence

39 Le titre figure sur 520.1 et sur EPT52.488. On rencontre aussi des «registre d’entrées et de sorties d’outils en fer» (tieqi churu bu 鐵器出入簿), par exemple sur 310.19, registre tenu par un fonctionnaire de colonie, tian lingshi 田令史. [Les fiches dont la cote débute par des lettres sont éditées in Gansu sheng wenwu kaogu yanjiusuo, 1990.] 40 Ces lames sont appelées de deux façons: 1) fer de bêche, cha jin 臿金 (cha est rendu le plus souvent par un caractère qui est tombé en désuétude dans ce sens-ci (臿 précédé de la clé du bois au lieu de celle du métal), un outil très répandu si l’on en juge par cette fiche (515.44, cité in Li Tianhong, 2003, p 118) qui note l’entrée de 161 fers de bêche au cours d’un 2e mois. 2) pie 鐅, qui désigne précisément le fer de bêche et dont le sens a survécu depuis le . 41 Voir par exemple EPT50.227, EPT51.550. 42 Il est écrit avec la clé du métal, au lieu de celle du bœuf, surmonté du caractère 利. La variante existe sans doute, signalée dans le Hanyu dacidian (p. 1350), pour être employée seulement dans l’expression li guan 冠 (renfort de soc); mais pour le Hanyu dazidian (vol. 6, p. 4208) elle aurait un tout autre sens, celui de «métal noir» donné dans le . 43 Ces listes mentionnent le matériel utilisé: pièces de charrettes et outils (scies et, ici encore, cha 鍤, etc.). Cf. Li Tianhong, 2003, p. 20.

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de référence aux labours fait planer un doute quant à la diffusion de la charrue attelée à Juyan, doute d’autant plus troublant que cette colonie était particulièrement favorisée par le pouvoir central en raison de son impor- tance stratégique sur le front nord du Corridor du Hexi. Les conclusions de récentes recherches portant sur l’agriculture en Chine orientale vont dans le même sens. Elles tendent à démontrer que contrairement à l’opinion commune ce n’est pas avant la fin des Han orientaux que l’utilisation de la traction animale commença à se répandre de manière significative dans la Plaine centrale44. Plus généralement, il conviendrait, à mon avis, de consi- dérer avec une plus grande circonspection les descriptions de techniques étonnamment avancées qui sont consignées dans certains ouvrages anciens. Elles donnent une fausse impression de modernité si on les tient pour preuve que ces techniques étaient efficientes et déjà passées dans l’usage courant alors que les lettrés qui les mentionnaient, souvent en des termes confus qui font douter de leur praticabilité, avaient plus vraisemblablement pour but de stimuler l’esprit d’innovation des acteurs directs du progrès technique. L’histoire du semoir tracté offre un bon exemple des malentendus que peut engendrer une interprétation erronée ou volontairement tendancieuse de tels textes.

4. LA DIFFUSION DU SEMOIR TRACTÉ À DUNHUANG: UNE HISTOIRE IMPROBABLE

Parmi les innovations techniques que les colons chinois auraient intro- duites dans l’Ouest, il est d’usage de faire figurer en bonne place le semoir tracté. C’est même à propos de sa diffusion dans la région de Dunhuang au 3e siècle de notre ère que cet instrument, s’il s’agit bien de lui, appa- raîtrait pour la première fois dans la littérature historique. Cette assertion qui présuppose que l’invention du semoir remonterait aux temps des Han a été admise comme allant de soi par la plupart des historiens, chinois d’abord, occidentaux ensuite45. Pourtant, elle perd une grande part de sa

44 Yang Jiping, 2001. 45 Voir parmi bien d’autres publications, Lei Yuxin, Xiao Kezhi, 2002, p. 163. La maquette d’un «semoir de type louche 耬車 d’époque Han» a même été réalisée pour être

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vraisemblance dès lors qu’on examine avec attention l’histoire de cet instrument. Tout d’abord, qu’entend-on par semoir tracté? C’est un ouvrage tardif qui en donne la première description, le Traité d’agriculture de Wang Zhen (Nongshu) publié en 131346. A la différence d’une charrue servant à labourer, l’engin que Wang Zhen nomme louche 耬車 est muni de plusieurs socs, généralement deux ou trois, espacés de la distance entre deux sillons. Ils sont fixés à l’extrémité de tubes de descente dont la partie supérieure communique avec la trémie qui contient les graines. La partie avant de chaque soc ouvre une raie dans laquelle les graines tombent par un orifice ménagé à l’arrière. L’homme qui manœuvre le semoir agit sur les deux mancherons de manière à imprimer à l’engin un balancement latéral qui provoque la chute des graines dans les différents tubes (voir figure 1)47. Tel qu’il est décrit par Wang Zhen, cet engin avait déjà atteint un haut niveau de perfectionnement au point que ce n’est pas un modèle très différent que les paysans de Chine du Nord utilisaient encore au 20e siècle (voir figure 2). À une différence cependant: Wang Zhen ne donne aucune indication sur un éventuel mécanisme de régulation de la descente des graines qui devait être placé au fond de la trémie si l’on se réfère au fonctionnement des semoirs modernes48. Sans connaître le degré d’ingéniosité du mécanisme de Wang Zhen et donc ses performances réelles, il est difficile d’évaluer le rôle que le semoir avait pris dans l’outillage de cette époque. Il n’en reste pas moins que par rapport au semis à la volée, le semis en ligne au moyen d’un semoir présenterait une série d’avantages qui comptent parmi les facteurs déterminants ayant per- mis aux sols chinois de nourrir des densités de population élevées. Telle

exposée au Musée d’histoire de Chine; cf. Zhou Xin, 2005, p. 253. Du côté occidental, voir Hommel, 1937, p. 44-45; Bray, 1980, p. 4 et 1984, p. 154 et 262 sq,; Guyonvarch, 1993, p. 26. 46 Nongshu, éd. Miao, 1994, p. 234 et 611. 47 L’illustration reproduite ici provient de l’édition du Nongshu éditée en 1895 au Fujian dans la collection Wuyingdian juzhenban congshu 武英殿據聚珍板叢書). Parmi toutes les éditions de cet ouvrage que nous avons consultées, elle est la plus fidèle à celle du semoir figurant dans la plus ancienne édition connue, datée de 1530, conservée à la bibliothèque nationale de Pékin. 48 Sur ce mécanisme ingénieux, voir les observations de Hommel (1937, p. 44-47) qui datent des années 1930; voir également Guyonvarch, 1993, p 29.

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est du moins l’opinion de la majorité des agronomes49. Le semoir permet d’abord une économie notable de la quantité de semences mises en terre. Ensuite, en facilitant la circulation du cultivateur entre les rangs de plantes, il permet d’optimiser l’ensemble des travaux effectués durant toute la durée du cycle de végétation, en particulier le désherbage et la fumure. L’engin décrit par Wang Zhen au 14e siècle était déjà utilisé depuis long- temps, y compris à Dunhuang. On en trouve deux représentations claires et réalistes dans une grotte du site bouddhique de Mogao qui date du 10e siècle50. Quant à la plus ancienne représentation connue, totalement fantaisiste au plan technique, elle se trouve dans la tombe du prince Li Shou 李壽, un parent du fondateur de la dynastie des Tang mort en 630 et inhumé près de Chang’an51. Mais qu’en était-il avant? Pour remonter dans le temps l’histoire de cet instrument, il est d’usage de s’appuyer sur un passage du Weilüe, une ébauche de l’histoire de la dynastie des Cao Wei écrite au début de la seconde moitié du 3e siècle, soit très peu de temps après les faits qui nous concernent ici. Le passage en question (Sanguo zhi 16/513), repris au 6e siècle dans le traité d’agriculture Qimin yaoshu, puis au 7e siècle dans le Jinshu, décrit l’action civilisatrice engagée par un certain Huangfu Long 皇甫隆 lorsque ce fonctionnaire impérial fut nommé préfet de Dunhuang pendant l’ère Jiaping des Cao Wei (249-254). Voici la version donnée dans le Jinshu qui place délibérément l’action du préfet dans une perspective historique; comme on peut le constater, l’apologie de la colonisation est alors en marche: «La population de Dunhuang ne savait ni fabriquer des «semoirs» (louli 耬犁) [je donne ici provisoirement à ce mot le sens qui est généralement accepté52] ni utiliser l’eau [pour l’irrigation]. Hommes et bœufs épuisaient leurs forces et les récoltes étaient dérisoires. Lorsque [Huangfu] Long arriva, il leur

49 Voir par exemple Guyonvarch, 1993, p. 26. 50 Grotte 454, mur Est et mur Sud; repr. in Wang Jinyu, 2001, p. 60-61. Il s’agit dans les deux cas de semoirs à trois rangs; dans le second, la trémie est parfaitement représentée. D’après Wang Jinyu (2001, p. 51), un semoir est peut-être également représenté dans la grotte 72 qui date de la même époque, mais la peinture est très détériorée. 51 Repr. in Shaanxi lishi bowuguan, 1991, p. 26. L’artiste a voulu représenter un semoir à deux rangs, mais il n’a rien compris à son fonctionnement. La trémie est figurée sous la forme d’une simple boîte et elle n’est pas reliée aux pieds. 52 Par exemple, le Hanyu dacidian (vol. 8, p. 598) donne louli pour équivalent à louche (le semoir de Wang Zhen) en s’appuyant sur cette citation du Jinshu.

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enseigna comment fabriquer des semoirs et comment irriguer. Les dépenses annuelles de main d’œuvre furent diminuées de moitié et les récoltes aug- mentées de cinq dixièmes. Dès lors, l’Ouest connut la prospérité.»53 Toute la valeur de l’anecdote dépend du sens que l’on donne au binôme louli. La plupart des historiens y ont vu tout simplement un équivalent du semoir louche décrit par Wang Zhen54. Rares ont été ceux qui, comme Shi Shenghan, ont refusé une assimilation aussi franche et qui ont estimé que louli désignait deux engins distincts, l’un «du genre li» (charrue), l’autre «du genre lou», évitant de préciser le sens qu’ils donnaient à ce dernier mot55. Nous verrons plus loin la raison de cette prudence. Mais poursuivons pour le moment la remontée de la généalogie du semoir telle qu’elle est communément proposée et qui conduit jusqu’à son origine supposée, sous les Han occidentaux. Le point d’appui de cette thèse est un passage du Zhenglun 政論 (Du gouvernement), un ouvrage rédigé au milieu du 2e siècle de notre ère. Son auteur, Cui Shi 崔寔, décrit une tech- nique aratoire qui aurait été propagée, sinon initiée, par Zhao Guo 趙過 lorsqu’il devint ministre de l’agriculture de l’empereur Wu vers l’an 87 avant notre ère, et que Cui Shi affirme être toujours en usage de son temps dans les campagnes autour de la capitale. En voici la traduction d’après la version conservée dans le Qimin yaoshu: «Sous l’empereur Wu, Zhao Guo, qui était alors sousu duwei 搜粟都尉, apprit au peuple à cultiver selon la/sa méthode dite des trois56 socs [mot à mot «charrues»] tirés par un bœuf (san li gong yi niu 三犂共一牛); une personne suffit pour réaliser l’ensemble des opérations, conduire l’attelage,

53 Jinshu 26/785. Ce passage est inclus dans une longue série de faits relatant les efforts de diffusion d’innovations agricoles et hydrauliques entrepris dans l’Ouest sous les Cao Wei; la phrase de conclusion ne figure ni dans le Weilüe, ni dans le Qimin yaoshu. Le Qimin yaoshu cite le passage du Weilüe plus complètement que ne le fait le Jinshu, mais curieusement, il a supprimé toute référence à l’irrigation ce qui enlève du sens à l’amélioration des rendements. 54 C’est le cas de Miao Qiyu pour qui louli est un synonyme de louche; il tient pour certain le fait que cet «instrument destiné à semer» (bozhong qi 播種器) fut introduit à Dunhuang par Huangfu Long (Miao, 1982, p. 10 note 20). Voir aussi Wang Jinyu, 2001, p. 50. 55 Shi Shenghan, 1981, p. 4. L’hésitation de Shi à faire de lou un semoir apparaît également dans la traduction en chinois moderne qu’il donne de la version de ce passage tirée du Qimin yaoshu. 56 Certaines éditions dont celle du Siku quanshu donnent «deux» au lieu de «trois».

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semer les graines et tirer le lou. On peut ainsi ensemencer 100 mu en une seule journée. De nos jours, on bénéficie toujours de cette méthode dans les trois districts métropolitains (Sanfu 三輔).» (QMYS, p. 27-28) Il est vrai que dans cette phrase les mots li et lou sont associés pour décrire la réalisation des différentes opérations permettant l’ensemence- ment. Mais est-ce suffisant pour faire de lou un semoir? Il y a lieu d’en douter quand on lit la suite du texte de Cui Shi qui complète son propos en décrivant la méthode employée de son temps dans le Liaodong 遼東, aux confins de la Chine et de la Mandchourie. Les termes sont ici plus précis, la raison probable étant que l’auteur eut l’occasion d’observer lui-même les paysans à l’ouvrage. C’était en effet un homme du Nord, et il fut en poste dans cette région57. Je cite ici encore la version donnée dans le Qimin yaoshu: «La charrue servant à labourer (gengli 耕犁) que l’on utilise actuellement dans le Liaodong possède un timon d’une longueur de 4 pieds [environ 92 cm], ce qui nuit aux manœuvres de retournements [lorsqu’il s’agit de faire demi-tour pour changer de raie]. Elle nécessite une paire de bœufs conduits par deux hommes, un troisième conduit le labour (geng), un quatrième sème et deux autres tirent le lou. Au total, avec deux bœufs et six personnes on ensemence en une journée à peine 25 mu, soit une superficie nettement inférieure [à celle citée précédemment].» Certes, Cui Shi présente cette seconde méthode comme arriérée; mais la description qu’il en donne a le mérite de confirmer le sens de lou que le premier passage laissait seulement deviner. Dans la chaîne opératoire qui comprend trois étapes, l’instrument appelé lou intervient après l’épan- dage des graines sur le sol; il sert exclusivement à les recouvrir. C’est donc une sorte de râteau, de herse ou de rouleau. Dans ces conditions, il devient pour le moins hasardeux d’utiliser le premier passage du Zhenglun pour assimiler l’instrument qu’il décrit à celui ou à ceux (louli ou lou et li) cité(s) dans le Weilüe, et encore plus imprudent d’y voir le semoir que l’on appellera plus tard louche. Le texte de Cui Shi qui, rappelons-le, ne nous est parvenu qu’à travers des citations successives, deviendrait même

57 D’après sa biographie (HHS 52/1725-1732), on peut douter que Cui Shi eut beaucoup l’occasion dans la carrière de connaître vraiment les techniques de la région métropoli- taine. Il était originaire de la région de Pékin, et il fut préfet de Wuyuan, dans le nord des Ordos, puis dans le Liaodong.

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totalement inopérant si l’on adoptait une hypothèse plus radicale: lou pourrait être une erreur de copie pour you 耰, un caractère qui peut dési- gner une herse servant à recouvrir les semences. Mais même si l’on tient la lecture lou pour authentique, et bien que ce mot soit en rapport avec les semailles, il est clairement affecté d’un sens restrictif qui ruine toute analogie avec le semoir. Wang Zhen, l’auteur du Nongshu par lequel le semoir louche nous est révélé, ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Dans la notice qu’il consacre à cet instrument, il commence par en donner une définition claire: «Outil utilisé pour épandre les graines» (xia zhong 下種). Ensuite, il ne manque pas de citer le passage du Zhenglun sur l’attelage équipé de trois socs tirés par un bœuf, ainsi que celui du Weilüe sur le louli de Huangfu Long, mais en prenant la précaution d’introduire ces deux citations par une autre définition du mot lou, manière de marquer une distinction avec le semoir louche. Cette seconde définition correspond à un sens plus ancien puisqu’elle est tirée d’un ouvrage perdu depuis longtemps et datant probablement des Han orientaux, le Tongsu wen 通俗文: «Lou signifie recouvrir la semence (fu zhong 覆種). On parle aussi de louli; le fer de cet instrument est semblable à un soc, mais en plus petit.»58. La distinction que fait Wang Zhen entre le semoir louche et les deux instruments anciens qu’il vient de citer ressort également du choix des verbes qui accompagnent ces différents lou. Fidèle au texte du Zhenglun tel qu’il figure dans le Qimin yaoshu, Wang Zhen indique bien que le paysan manoeuvrant l’attelage à trois socs tiré par un bœuf «tire le lou» (wan lou 挽耬); mais quand il décrit la manipulation du semoir louche il choisit un autre verbe: le paysan «manie le lou» (zhi lou 執耬). A geste différent, instrument différent. Tout ceci montre bien comment l’emploi d’un même caractère (lou) dans des textes de dates différentes a pu conduire certains observateurs – moins vigilants que Wang Zhen sur les questions techniques – à des rapprochements infondés.

L’histoire d’un mot

Il importe maintenant de vérifier si, au moment de la rédaction du texte relatif à l’introduction du «lou li» à Dunhuang, le mot lou avait toujours

58 Nongshu, éd. Miao, 1994, p. 234 et 611.

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le sens ancien que nous venons de cerner à travers le Zhenglun et le Tongsu wen, et pas encore celui de «semoir». Pour cela, il n’est pas de meilleure source que le Qimin yaoshu. Ce traité, composé au milieu du 6e siècle par Jia Sixie 賈思勰, constitue une somme absolument unique des connaissances agronomiques de l’époque. Il a pour nous un autre grand mérite: le texte doit peu aux compilations et beaucoup aux propres observations de son auteur. Le mot lou y est employé à de nombreuses reprises et dans des situations très concrètes. On possède donc avec cet ouvrage qui est complet, cohérent et ancré dans la pratique, un faisceau de données qui éclairent le sens de ce mot beaucoup mieux que ne peuvent le faire les quelques citations éparses tirées de la littérature his- torique que l’on se borne habituellement à évoquer. La lecture intégrale du traité amène à une première constatation: lou est employé dans deux sens différents, ce qui nous met d’emblée sur la piste d’une probable évolution sémantique qui expliquerait les confusions ultérieures.

Premier sens: Le plus souvent, lou est employé pour former un binôme avec jiang耩, un caractère auquel les dictionnaires modernes donnent pour premier sens «labourer» (geng 耕), et pour sens plus récent celui de «semer avec un lou» (yi lou bozhong 以耬播種)59. Or, il se trouve que les lexicographes illustrent cette seconde définition par une citation tirée du chapitre sur la culture des millets et panics du Qimin yaoshu. Ils suivent en cela l’opinion commune selon laquelle, au 6e siècle, lou avait déjà acquis le sens de semoir: «Quand on [effectue l’action de] lou jiang et que l’on recouvre les graines (yan zhong 種), un boisseau de semences suffit pour une superficie d’un mu.» (QMYS, p. 37)60 Une première remarque s’impose: cette phrase n’appartient pas au texte principal du traité mais à un commentaire de date postérieure; nous reviendrons plus loin sur l’importance de ce point. Ensuite, il faut noter

59 Hanyu dacidian, vol. 8, p. 598. 60 QMYS, p. 37; Hanyu dacidian, ibid. Curieusement, ce dictionnaire illustre le mot jiang au sens de «semer avec un lou» par un second exemple qui contredit totalement la définition, celui du sésame cité infra, p. 98.

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que cette occurrence du binôme loujiang est la seule de tout le traité qui puisse être interprétée dans le sens de semoir; et elle ne le doit à rien d’autre qu’à la concision extrême de la formulation (loujiang yanzhong) laquelle rend impossible toute distinction entre les différentes phases de la chaîne opératoire qui est évoquée. Presque toutes les autres occurrences de loujiang rencontrées dans le Qimin yaoshu figurent dans un contexte qui détaille le mode opératoire et qui permet sans l’ombre d’un doute de situer l’opération appelée loujiang avant l’ensemencement proprement dit. En voici un premier exemple relatif à la culture de l’échalote: «D’abord, labourer la terre à deux reprises à la façon lou [ou avec un lou?] (chong lou jiang di 重耬耩地); quand la terre des sillons est bien sèche, creuser [leur crête] et semer.» (QMYS, p. 141) La finalité de l’action nommée loujiang est clairement exprimée à propos des semailles de la luzerne. Ici encore, il est manifeste qu’elle ne correspond pas à l’ensemencement: «Labourer (lou jiang) la terre à deux reprises pour rendre les sillons larges et profonds; semer les graines avec une calebasse percée; tirer un bieqi 批契 [un engin destiné à recouvrir les semences61].» (QMYS, p. 162) Le même scénario en trois temps (labour de type loujiang, ensemen- cement avec une calebasse, couverture des graines à l’aide d’un bieqi fixé à la ceinture) est donné pour une autre plante alliacée, l’oignon (QMYS, p. 143). Cela montre bien qu’à l’époque de Jia Sixie le terme lou était associé avec les semailles, mais pour désigner l’ultime travail du sol avant de procéder à l’épandage des semences. Dans les deux exemples précédents, l’ensemencement proprement dit est effectué au moyen d’un ustensile très simple encore employé de nos jours, une calebasse percée, et nullement avec cet engin qui portera plus tard le nom de louche62. Le travail de type loujiang était également associé à des modes d’ensemen- cement plus usuels, semailles à la volée ou en poquet:

61 Sur ce terme, voir QMYS, p. 144 note 5. 62 Les semailles avec une calebasse (hu zhong 瓠種) sont décrites par Wang Zhen (Miao, 1994, p. 612). Elles sont toujours pratiquées dans certaines campagnes du Nord-Est sous le nom de dian hulu 點葫蘆 (QMYS, note 4 p. 144). Plusieurs photos de cet instrument sont données in Lei Yuxin et Xiao Kezhi, 2002, p. 184-187.

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«Quand on sème [le sésame] à la volée (man zhong 漫種), on doit d’abord labourer avec un lou (xian yi lou jiang 先以耬耩), puis répandre les graines (ranhou san zi 然後散子) et passer la herse-rouleau (lao 勞) à vide63.» (QMYS, p. 108)64 Le passage concernant la coriandre est tout aussi clair: «Former les sillons à l’aide d’un loujiang65, répandre les graines à la main, et aussitôt après damer avec une herse-rouleau.» (yi loujiang zuo long, yi shou san zi, ji lao ling ping 以耬耩作壟, 以手散子, 即勞令平) (QMYS, p. 148) Le cas de la luzerne permet de situer exactement l’action de loujiang parmi les différentes façons culturales données à la terre pendant le cycle agricole. Elle s’effectue en été, au 7e mois, tandis que le labour initial a été effectué bien avant: «au 1er mois on brûle les chaumes, puis au dégel, on laboure». Ce premier labour est désigné d’une toute autre façon, geng 耕, un mot qui ne prête, quant à lui, à aucune équivoque et qui désigne le travail primordial qui consiste à retourner le sol pour l’aérer, l’ameublir et le rendre fertile. Les mêmes séquences de préparation de la terre sont données pour d’autres plantes, par exemple pour les secondes semailles de la coriandre: on laboure (geng) immédiatement après la première récolte qui a lieu au 5e mois; dix jours plus tard, on retourne (zhuan 轉) à nou- veau la terre; on la retourne une troisième fois au début du 6e mois pour la rendre parfaitement homogène. Et c’est au milieu de ce 6e mois que l’on «passe le loujiang pour former les sillons» dans lesquels on sème aussitôt «à la main» comme il a déjà été indiqué à propos des semailles de printemps (QMYS, p 149). La finalité de l’action nommée loujiang – ou de la charrue portant ce nom – est désormais claire. Il s’agit de façon- ner définitivement les sillons qui vont recevoir la semence. La distinction entre les objectifs des deux formes de labour, geng et jiang, est exprimée

63 Voir figure 3. On constate sur cette illustration que la herse est bien «vide» alors que sur d’autres images de hersage provenant du même site archéologique l’homme est juché dessus (figure 4). 64 Même procédé pour les semailles à la volée (man san 漫散) du chènevis et du mûrier à papier (QMYS, p. 87 et 250). 65 Le binôme loujiang (ou lou seul?) est ici un substantif; mais quelques lignes plus loin, lou retrouve un sens verbal: Quand on sème la coriandre d’automne, le temps est immanquablement sec; «on ne saurait [attendre] la pluie pour “lou”» (bu xu lou run 不須耬潤).

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plusieurs fois dans le traité par un couple de phrases parallèles dont l’élé- gance est mal rendue en français: «Labourer [à la façon geng] pour rendre la terre meuble et bien travaillée, labourer [à la façon loujiang] pour former les sillons» (geng di ling shu, loujiang zuo long 耕地令熟, 耬耩作壟)66.

Deuxième sens de lou : Ce qui complique le problème à propos de ce mot est que le Qimin yaoshu l’emploie assez souvent dans un sens différent de celui évoqué ci-dessus et qui est, quant à lui, parfaitement clair. Il s’agit d’un sens exclusivement verbal que l’on peut traduire assez fidèlement par «ratisser». La culture de la mauve en fournit trois exemples (QMYS, p. 126-127). Quand on a répandu un mélange de terre et de fumier au fond du lit qui doit recevoir la semence, il convient de «ratisser [cette couche d’un pouce d’épaisseur] avec un râteau à dents de fer afin de la rendre homogène» (tiechi pa lou zhi ling shu 鐵齒杷耬之令熟); puis on la foule aux pieds pour la damer, et on arrose. Une action similaire est préconisée après chaque cueillette: «Ratisser avec un râteau pour ameublir la terre, arroser et rajouter du fumier» (pa lou tu ling qi, xia shui, jia fen 杷耬地令起, 下水, 加糞) – je souligne ici les mots ayant une fonction verbale. Le troi- sième exemple est on ne peut plus clair quant au sens de lou et à son emploi verbal. Après la récolte de la mauve d’automne, et pour préparer les semailles de la mauve d’hiver, on laboure (geng) et on dame (lao) à trois reprises; dans l’intervalle, il faut «ratisser avec un râteau à dents de fer pour enlever les racines mortes et rendre la terre parfaitement travaillée» (yi tiechi pa lou qu chen geng, shi di ji shu 以鐵齒杷耬去陳根, 使地極熟)67. D’autres exemples tout aussi convaincants de ratissage (lou) avec un râteau en fer sont donnés à propos d’autres cultures secondaires, mais aussi pour une plante de première importance, la luzerne68. Le chapitre sur les cucurbitacées offre une variante intéressante avec l’utilisation d’un

66 Voir par exemple à propos de la culture du mûrier tinctorial, QMYS, p. 231. 67 Du point de vue grammatical, ce dernier exemple est parfait, ce qui est rare en chinois: l’outil utilisé est clairement introduit par le mot yi (au moyen de), et le verbe d’action lou est suivi de son résultatif, qu (enlever), et de son complément d’objet. 68 Voir QMYS, p. 145, 162, 272.

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outil qui n’est pas le râteau. Avant de creuser des trous dans le sillon pour y déposer les graines, il faut écrêter la couche de terre sèche qui recouvre le sillon en ratissant (lou) avec une houe que l’on présente «couchée», c’est à dire non pas verticalement, le tranchant face au sol, mais inclinée sur le côté (xian wo chu lou que zao tu 先臥鋤耬却燥土) 69. Ce dernier exemple démontre qu’à l’époque de Jia Sixie l’emploi de lou au sens de ratisser était encore suffisamment courant et explicite pour que l’auteur ait choisi de l’utiliser même lorsque cette action était opérée avec un outil dont l’usage habituel était tout autre. Il ressort de cet examen du Qimin yaoshu que, trois siècles après la rédaction du Weilüe qui rapporte l’introduction du «lou li» à Dunhuang, le mot lou n’avait toujours pas acquis le sens de semoir. Toutefois des glissements sémantiques étaient manifestement en cours puisque le mot était employé concurremment dans deux sens bien distincts – y compris à l’intérieur d’une même rubrique du traité70. Quant à l’aboutissement de cette évolution – la naissance d’un troisième sens, celui de semoir, qui allait supplanter les autres à l’époque moderne –, il est en quelque sorte prévisible à travers le sens de lou dans le binôme loujiang qui est directement en rapport avec l’opération des semailles. Les sources lexicographiques per- mettent de vérifier l’évolution du mot lou, mais sans offrir une meilleure datation que ne le font les données iconographiques déjà citées. Tandis que la première définition connue (donnée dans le 玉篇 compilé en 523) donne un seul sens orienté vers le travail de la terre et sans référence aux semailles71, les grands dictionnaires du 11e siècle, tout en conservant ce sens qu’ils glosent de manière plus claire dans le sens du travail jiang, lui ajoutent celui d’ «instrument servant à semer» (zhongju 種具)72.

69 QMYS, p 111. Le commentaire explique pourquoi il faut d’abord écrêter les sillons de la terre sèche qui les recouvre: «Si on ne «lou» pas, on aura beau creuser ensuite des trous très profonds, il s’y mêlera immanquablement de la terre sèche ce qui empêchera la germination des graines.» 70 C’est le cas pour la luzerne et pour une plante tinctoriale et médicinale d’un usage très courant appelée zicao 紫草, Lithospermum erythrorhizon (QMYS, p. 162 et 272). 71 L’ouvrage distingue deux graphies qui renvoient l’une à l’autre: «Lou, instrument pour cultiver la terre» (lou, tian qi ye 耧田器也), et «lou 耬, charrue [de type] lou» (lou li ye 耧犂也). 72 Il s’agit des dictionnaires de rimes 廣韻 (1008) et Jiyun 集韻 (1067) et du dictionnaire édité par le grand historien Sima Guang (1019-1086), le Leipian 類篇, qui

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Le même glissement sémantique a affecté le mot jiang employé seul; et l’on connaît mieux son histoire. Les dictionnaires anciens lui donnent un seul sens, labourer (geng)73, tandis que les dictionnaires modernes lui ajoutent ceux de sarcler/désherber, buter les jeunes pousses et enfin ceux de semer et/ou d’épandre le fumier74. Il va de soi que la définition ancienne, qui remonte au 3e siècle, est imprécise. Par chance, le Qimin yaoshu éclaire le sens qu’avait jiang à l’époque charnière qui nous concerne ici, le 6e siècle. Il permet de préciser quelle était la fonction exacte du travail portant ce nom parmi les différentes façons culturales effectuées avec un instrument aratoire attelé. Le traité en évoque trois, feng 鋒, jiang et geng75. La façon appelée feng était effectuée avec un instrument muni d’un soc pointu, une sorte de reille, d’où son nom (feng signifie le fer d’une lance). Un modèle funéraire retrouvé au Gansu, correspond à ce type de dispositif (voir figure 6). Un tel soc tranchait la terre horizon- talement, sans la retourner. Il était donc bien adapté au premier labour que l’on donne sur une jachère avant de passer la charrue munie d’un versoir pour effectuer le labour principal appelé geng. Comme l’instru- ment appelé feng, celui servant au labour de type jiang était d’une forme symétrique; leur soc ne comportait pas de versoir. Autrement dit, tous deux étaient des araires tandis que l’engin servant au labour principal était un instrument aux éléments et dispositifs dissymétriques, c’est à dire une charrue76. La distinction est clairement énoncée dans un vieux traité agricole cité par Wang Zhen: «[Le travail appelé] jiang, comme celui appelé feng, consiste à labourer (geng) [avec un instrument] sans

s’attache à introduire les néologismes créés depuis les Tang. Le premier sens est glosé geng qi 耕畦, «labourer [de manière à former] des sillons»; dans la seconde définition (zhong ju), on peut sans difficulté attribuer à zhong le sens de «semer» plutôt que celui plus vague de «cultiver» puisque dans le cas contraire il n’y aurait aucune différence significative avec la première définition. 73 Le Guangya 廣雅, qui date du milieu du 3e siècle, donne à jiang le sens de labourer (geng): «Jiang, geng ye» 耩耕也. 74 Plus précisément, c’est dans les dialectes du Nord, et en référence à la culture du blé et de l’orge, que le sens de semer est employé. Hanyu dacidian, vol. 8, p. 598; Hanyu dazidian, vol. 4, p. 2775. 75 Sur le fait qu’il s’agit dans les trois cas de labours tractés, voir QMYS, p. 24 et notes 23 et 24. 76 On se conforme ici aux définitions données par Haudricourt et Jean-Brunhes Delamarre (1955, p 14-17).

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versoir»77. Cependant, le soc de l’instrument servant à jiang avait nécessai- rement une forme différente de celui du feng. Puisque sa fonction était de tracer des raies et de former les sillons, il devait être triangulaire et bombé dans sa partie centrale de manière à rejeter la terre également des deux côtés (voir figures 7 et 8)78. Pour la préparation des semailles en ligne, l’importance de ce travail – qu’on le nomme jiang ou autrement – n’est pas à démontrer. Des instru- ments spécifiques avaient été inventés à cet effet, et les paysans de Chine du Nord en firent usage jusqu’à une époque toute récente. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les modèles de formes et d’appellations très diverses qui sont conservés au Musée de l’Agriculture de Pékin dans la section «Instruments pour les semailles en ligne»79. Ainsi, les théories des historiens sont contredites par la pratique des paysans. Celle-ci tend à démontrer que l’ingénieux semoir décrit par Wang Zhen ne révolutionna pas les campagnes chinoises à une certaine époque. Au contraire, sa mise au point fut probablement hésitante et il ne fut pas considéré comme un progrès décisif qui rejetait dans l’oubli tous les autres instruments utilisés jusqu’alors. L’un des instruments conservé au Musée de l’Agriculture – utilisé à Yan’an, région célèbre pour bien d’autres raisons – porte un nom, jiangzi 耩子, qui appelle une autre remarque (figure 9)80. Il s’agit d’un araire à traction animale sans versoir ni étançon servant à préparer le lit des semences. Or dans d’autres régions, jiangzi est une forme dia- lectale servant à désigner le semoir louche81. Cela montre à quel point le mot jiang a pu recouvrir des significations différentes au fil des siècles et induire en erreur les philologues qui ne s’appuyaient pas sur la réalité matérielle des objets.

77 Nongshu, éd. Miao, 1994, p. 617. 78 Un soc de ce type, d’ailleurs appelé li jiang 犁耩 par les archéologues, a été découvert dans le Gansu; il est en fer et date des Han; voir Li Wenxin, 1954, p. 83. Voir également la pièce de même époque reproduite figure 7 et peut-être aussi les socs d’araires utilisés par les Qiang du Sichuan (figure 8). 79 Ils ont pour nom wanli 剜犁 (charrue à creuser/inciser le sol), huozi 耠子 (binette?) ou errentai 二人抬; voir Lei Yuxin, Xiao Kezhi, 2002, p. 172 sq. Quelques-uns sont à traction animale, mais la plupart sont à bras. 80 Repr in Lei Yuxin, Xiao Kezhi, 2002, p. 62; Hu Zexue, 2006, p. 196. 81 Amano, 1989, p. 780; Hanyu dacidian, vol. 8, p. 598.

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L’usage limité du semoir tracté ressort aussi bien de l’iconographie. Les représentations des semailles datant de l’époque Han montrent souvent une semeuse précédée d’un laboureur conduisant un attelage. On peut interpréter de telles images dans un sens allégorique, l’artiste ayant voulu figurer dans la même composition les deux actions essentielles du cycle agricole bien qu’elles n’aient pas lieu à la même saison; on en a égale- ment un bel exemple dans l’une des grottes bouddhiques de la région de Dunhuang où les trois actions – labour, semailles et moisson – sont figu- rées dans le même champ82. Mais on peut y voir aussi une représentation parfaitement réaliste des seules semailles; dans ce cas, la charrue pré- cédant la semeuse était censée effectuer non pas un labour avec un soc muni d’un versoir mais une façon de type jiang servant à former le sillon destiné à recevoir immédiatement la semence. C’est sans doute cette activité qui est figurée dans deux tombes de Jiayuguan (Gansu) qui sont contemporaines ou un peu postérieures au texte du Weilüe sur l’introduc- tion du louli à Dunhuang. On peut y voir les trois phases décrites dans le Qimin yaoshu, labour jiang, semailles à la volée et damage «à vide» (voir supra, p. 98, et figures 3 et 5). Précisons que les tombes de Jiayu- guan sont situées non loin de Dunhuang et qu’elles appartiennent selon toute vraisemblance à un milieu de colons chinois implantés dans le Corridor du Hexi sous les Cao Wei et les Jin. Avant de clore cette partie fondée principalement sur l’étude du Qimin yaoshu, il faut revenir sur le commentaire du traité qui semble bien avoir été à l’origine de l’analogie faite de manière récurrente entre l’attelage attribué à Zhao Guo et le semoir louche de Wang Zhen. Ce commentaire accompagne la citation du Zhenglun et débute ainsi: «Cet attelage équipé de trois socs tirés par un bœuf est semblable à l’actuel semoir à trois rangs (sanjiao lou 三腳耬)». Les notes de ce genre, inscrites en petits caractères dans les plus anciennes éditions du Qimin yaoshu parvenues jusqu’à nous, sont réputées dater au plus tôt du 7e siècle83; cela expliquerait donc la mention du «semoir à trois rangs» qui, comme on l’a vu, n’appa- raît nulle part dans le texte original du traité. Il y a fort à parier que le

82 Grotte 25 de Yulin 榆林, datée du 8e siècle; repr. in Wang Jinyu, 2001, p. 63. 83 Elles contiennent de nombreuses citations de Yan Shigu qui vécut de 581 à 645.

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rapprochement se soit imposé à l’esprit du commentateur uniquement en raison de la présence du mot lou, car il poursuit son commentaire en émettant de sérieux doutes quant au réalisme du système attribué à Zhao Guo. «On ignore comment un tel système pouvait fonctionner», ajoute-t-il aussitôt avant de mettre en avant deux inconvénients majeurs, le manque de maniabilité de l’engin en raison de la longueur du timon, et le nombre de pieds jugé trop grand. Il justifie sa seconde remarque en indiquant qu’à son époque, c’est-à-dire longtemps après les Han, on utilise encore essentiellement des semoirs munis de deux pieds seule- ment et que ceux-ci présentent eux-mêmes l’inconvénient de tracer des sillons trop rapprochés; et il conclut que les semoirs à deux pieds restent moins performants que les semoirs à un seul pied. On peut ajouter une troisième critique aux réserves exprimées par ce commentateur ano- nyme. Un millénaire après Zhao Guo et Cui Shi, le semoir – celui décrit par Wang Zhen – nécessite deux hommes à la manœuvre, l’un conduisant l’attelage, l’autre maniant le semoir pour réguler le débit des graines. Et c’est encore ainsi que les paysans chinois pratiquaient au 20e siècle, le recouvrement des graines étant même le plus souvent assuré par un troisième homme84. L’instrument de Zhao Guo – du moins tel qu’il a été décrit par Cui Shi et compris par les générations suivantes, c’est à dire manoeuvré par un seul homme – paraît donc bien être une fiction créée pour souligner le génie des Anciens ou pour inciter les paysans à développer leurs capacités d’innovation. C’était au mieux un araire à socs multiples permettant de tracer plusieurs sillons par un labour de type jiang. Le texte du Zhenglun ne mentionne aucunement la présence du dispositif propre au semoir (trémie, tubes de descente); or toute l’ingéniosité du semoir réside dans ces deux pièces ainsi que dans un troisième dispositif d’une importance capitale, le mécanisme de régulation du débit des graines. S’il y avait eu innovation sur ces points- là, Cui Shi n’aurait pas manqué d’en faire état.

84 La remarque est de Miao Qiyu (QMYS, p 36 note 34) qui pourtant, dans la note précédente, assimile l’instrument de Zhao Guo au semoir de Wang Zhen et le qualifie d’«invention grandiose des masses laborieuses de Chine faite il y a deux mille ans». Le poids de l’idéologie auquel les historiens contemporains sont soumis est ici mani- feste.

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Contre quelques autres arguments «pro-Han» Plusieurs autres arguments sont avancés pour faire remonter le semoir au temps des Han. L’un d’eux est d’ordre textuel. Le dictionnaire Shuowen jiezi, rédigé en l’an 100 de notre ère, contiendrait trois caractères, lou 耬, hun (ou hui) 楎 et xi (ou yi) , qui, selon Francesca Bray, «can be taken to refer to the seed-drills»85. Cela est inexact en ce qui concerne le pre- mier. Le caractère lou est absent de la littérature Han au moins jusqu’au Shuowen jiezi inclus. L’unique mention de ce caractère que l’on rencontre dans le traité d’agriculture de Fan Shengzhi 氾勝之, rédigé à la fin des Han occidentaux, n’a aucun rapport avec les semailles; c’est certainement une erreur de graphie imputable aux éditions ultérieures de cet ouvrage qui n’est connu qu’à travers des citations86. Quant aux deux autres carac- tères, hun et xi, les définitions qu’en donne le Shuowen sont obscures et contradictoires, et ils ont disparu très tôt du vocabulaire agricole87. Il est donc difficile de suivre Francesca Bray lorsqu’elle déclare que «this

85 Bray (1984, p. 271) qui se réfère ici à Amano, 1989, p. 744. 86 Le caractère figure à propos d’une opération que l’on effectue bien après les semailles: «En automne, sarclez [à nouveau] et buttez la terre autour des racines de blé/ orge en traînant (lou) un faisceau de branchages épineux [entre les rangs)» (qiu chu yi jichai lou zhi yi yong maigen 秋鋤以棘柴耬之以壅麥根). Je suis ici la traduction anglaise de Shi Shenghan (1982, p. 17). Fan Shengzhi éclaire lui-même cette opération à l’aide d’une paraphrase dans laquelle il remplace lou par yi曳 (yi chai yong maigen 曳柴壅麥根). Or, yi a incontestablement le sens de «traîner»; il est donné dans le Shuowen jiezi pour équivalent à un caractère lou qui n’est pas le semoir mais dont la graphie est très voisine, 摟. L’emploi du caractère lou 耬 (semoir) est donc certainement une erreur qui est impu- table non pas à Fan Shengzhi mais aux éditeurs postérieurs puisque ce passage n’est connu que par une citation du Qimin yaoshu (p. 94). Dans son édition du traité de Fan Shengzhi, Wan Guoding (1957, p. 111 note 6) maintient la lecture 耬 mais en donnant au caractère le sens d’amasser la terre avec un râteau; c’est effectivement l’un des sens de lou que nous avons remarqué plus haut en étudiant le Qimin yaoshu, ce qui expliquerait que Jia Sixie ait remplacé 摟 par 耬 dans sa citation de Fan Shengzhi. Dans le vocabulaire technique moderne, le caractère 摟 a conservé le sens de ramasser/ratisser, par exemple pour dési- gner cette machine spécifique servant à ratisser le foin coupé et à le mettre en bottes (loucao ji 摟草機), vendue sur Internet aux éleveurs de Mongolie intérieure. Quant à la technique décrite par Fan faisant appel à l’utilisation d’un fagot de branchages, elle est parfaitement attestée, et pérenne (voir figure 10). 87 Le Shuowen donne deux sens au caractère hun 楎. D’abord celui de «charrue à six fourches» (liu cha li 六叉犂), ce qui n’a guère de sens puisqu’une fourche a plusieurs dents, à moins de remplacer le caractère cha (fourche) par zhao (car 叉 + un point à gauche qui signifie griffe/dent; la solution est proposée par Duan Yuzai, le grand

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diversity of terms could well indicate that even in Han times the Chinese seed-drill had a certain antiquity». L’archéologie apporte aux partisans de la théorie de l’existence du semoir à l’époque des Han quelques arguments de valeur inégale. L’un d’eux, à ma connaissance, n’a été utilisé que par les philologues spécia- listes des manuscrits de Juyan, bien qu’il s’appuie sur une découverte faite il y a déjà longtemps, en 1931. Il s’agit d’un objet dans lequel certains ont cru voir un pied de semoir. L’instrument, dont le soc en fer aurait disparu, fut mis au jour dans les ruines d’un fortin marquant la limite nord de la colonie de Juyan parmi d’autres vestiges datant du premier tiers du 1er siècle avant notre ère (voir figure 11)88. Rappelons que sous les Han Juyan fut le siège d’une importante base militaire implantée au nord du Corridor du Hexi où l’on a retrouvé une quantité impressionnante de manuscrits inscrits sur fiches de bois. Au moment de sa découverte, l’objet fut reconnu comme une sorte de rabot utilisé pour travailler le bois; un ciseau en métal devait s’adapter à l’extrémité droite de la tige. Ce n’est que plus tard que certains historiens chinois y virent un pied de semoir. Plusieurs observations plaident contre cette seconde interprétation. L’objet a été façonné dans un bois très dur, et avec un soin particulier de manière à donner à sa partie gauche la forme

exégète du Shuowen qui vivait au 18e siècle. Mais alors, on ne voit pas le rapport avec la seconde définition «bois recourbé placé à la partie supérieure d’une charrue; timon de charrue» (犂上曲木, 犂轅). Le mot n’a pas gagné en clarté avec le temps, du moins dans le sens de semoir, puisque le Yupian en donne pour seule définition «extrémité d’un timon de charrue» (liyuan tou犂轅頭). Pour un exemple de rapprochement liti- gieux entre le caractère hun et le semoir, voir Wang Ping (2001, p. 99) qui n’hésite pas à illustrer le mot hun par la photographie d’un semoir à trois pieds de facture moderne. Les explications données pour le caractère xi ou yi ne sont pas plus convain- cantes. Un premier sens (zhong lou 穜樓) pourrait signifier le semoir si le caractère lou n’était pas écrit avec le caractère tout à fait usuel pour désigner une construction à étage; si le caractère semoir avait déjà existé à son époque, l’auteur du Shuowen aurait certainement pris soin d’éviter la confusion. Et de toute façon, le deuxième sens qu’il donne éloigne résolument des instruments aratoires: shao mai lingxi 燒麥柃 , définition glosée «ustensile servant à torréfier le blé/orge» (ao mai qi 熬麥器) par Duan Yuzai. 88 L’objet (coté A 10 II:20) est décrit in Sommarström, 1956, part 1, p. 95, repr. p. 96, planche 42. Il mesure 31,5 cm de longueur. Sur les circonstances de sa découverte faite par l’une des expéditions sino-suédoises initiées par Sven Hedin, voir Sommarström, ibid., p. 87; Bergman, 1945, p 117.

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d’une poignée permettant de tenir l’outil bien en main afin d’exercer une poussée horizontale. Un pied de semoir ne nécessite nullement un bois d’aussi bonne qualité, ni un façonnage aussi soigné; quant à sa partie supé- rieure (gauche sur la photo), elle n’a pas cette forme, et rien n’indique qu’un tube de descente des graines lui était associé. On doit également remarquer que l’objet placé verticalement fait avec le sol un angle rentrant qui est contraire à une bonne attaque du sol s’il s’agissait d’un pied de semoir (comparer avec les pieds du semoir représenté sur la figure 2). En réalité, il semble bien que l’identification proposée par les historiens chinois a été influencée par le contenu des textes parmi lesquels l’objet fut retrouvé – celui-ci est égaré et personne, à ma connaissance, n’a pu l’examiner récemment. Il s’agit d’une série de pièces de comptabilité de rations de grains distribuées par le grenier d’un poste militaire local, série qui a suscité un intérêt particulier parmi les historiens, à juste titre d’ailleurs. Non seulement cette série est l’une des plus belles parmi celles retrouvées à Juyan, près d’une centaine de fiches formant un ensemble cohérent par leur date et leur contenu, mais de surcroît elle contient plusieurs fiches qui semblent indiquer que la pratique dite de la «culture alternée» (daitian 代田) était déjà effective à Juyan autour des années 89-78 avant notre ère89. Or, le personnage que l’on tient pour avoir été à l’origine de la diffusion de ce système de culture n’est autre que Zhao Guo, celui à qui certains accordent, comme on l’a vu, la paternité du semoir90. Bel exemple

89 Pour une étude de ces fiches, voir Mori, 1959. L’éventualité de la pratique du système daitian à Juyan sera discutée plus en détail in Trombert, Le glaive et la charrue (à paraître en 2011). 90 La corrélation entre le contenu des fiches et cet objet qualifié de «pied de semoir» (louche jiao 耬車腳) est faite par Chen Gongrou et Xu Pingfang, 1980, p. 37-38, 51. Le système de «culture alternée» avait pour principe de base de labourer profond pour marquer nettement les raies et les sillons, et d’inverser le sens du labour l’année suivante de sorte que les sillons se retrouvent à la place des raies. Outre une diminution du temps de jachère, ce système présentait des avantages pour le drainage du sol et la conservation de l’humidité, deux problèmes majeurs dans le contexte climatique et pédologique de la Chine du Nord; voir Bray, 1984, 105-106. Une telle pratique laisse supposer la diffusion d’instruments aratoires plus performants, notamment de la charrue à versoir, et l’utilisation de bœufs de labour. Elle a pu également favoriser l’extension des semailles en ligne; mais cela n’implique pas la création d’un outil spécifique tel que le semoir puisque selon le Lüshi chunqiu 呂氏春秋 les semailles en ligne étaient déjà pratiquées, sans doute à la main, dans l’Antiquité; cf. Bray, 1980, p 4.

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de la puissance de l’écrit prenant le pas sur la réalité des choses pour entraîner le chercheur dans un cheminement hasardeux. Au plan iconographique, l’hypothèse de l’origine Han du semoir tracté s’appuie essentiellement sur une peinture murale préservée dans une tombe du Shanxi que l’on date sans grande certitude du début du 1er siècle de notre ère. La scène figure un instrument attelé à un seul bœuf et manœuvré par un homme. A la partie inférieure de cette sorte de charrue, on distingue deux ou trois extrémités fourchues qui entrent en contact avec le sol – des pieds de semoir d’après ceux qui ont donné à la scène le titre de «semailles avec un lou» (lou bo tu 耬播圖)91. Aucune photo claire n’est disponible; seule certitude, les auteurs du croquis réalisé d’après la peinture n’ont pas représenté l’élément essentiel d’un semoir, à savoir la trémie (figure 12). Dans la meilleure des hypothèses, on reste donc ici dans le cas d’un labour de type jiang. Cela paraît d’autant plus probable que la même tombe offre une autre scène de labour dans laquelle la charrue est tractée par deux bœufs et possède un soc d’une dimension volontairement exagérée; l’artiste s’est sans doute attaché à représenter dans la même sépulture l’une et l’autre des façons données à la terre. Un instrument à trois pieds comparable à celui du Shanxi se retrouve à Dunhuang aux 9e-10e siècles parmi une série de croquis de scènes agricoles sur papier qui étaient vraisemblablement destinées à servir de modèle pour l’exécution d’une peinture murale d’ins- piration bouddhique (figure 13)92. Ici encore il ne peut être question d’un semoir puisque la trémie est absente. Tout au mieux s’agit-il d’un instru- ment servant à creuser des raies; mais même dans cette hypothèse, on doit remarquer que l’écartement entre les pieds est totalement irréaliste s’il s’agit de tracer simultanément plusieurs raies parallèles; on y verrait donc plutôt une sorte de herse à trois dents93.

91 Voir Guo Wentao (1988, p. 145) qui reproduit un croquis interprétatif de la scène tiré de Han Tang bihua, Pékin, Foreign Languages Press, 1974 (voir figure 12); cf. également Bray, 1984, p 262, fig. 100. Pour une photo, peu claire, cf. le rapport de fouilles in Shanxi sheng wenwu guanli weiyuanhui, 1959, pl. I, 4. 92 Manuscrit Stein 259 V°. Voir Akiyama, 1963, p. 47 sq. 93 Plusieurs sites archéologiques d’époque Han ont livré des socs en fer d’une taille nettement plus petite que ceux utilisés généralement pour labourer (voir Zhou Xin, p. 352- 353). Ils peuvent très bien correspondre aux pieds des instruments décrits ci-dessus; mais leur découverte ne peut induire en aucune façon l’existence du semoir.

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Telle que nous avons tenté de la reconstituer, l’histoire du semoir tracté montre la complexité des données et engage à une prudence extrême dans leur utilisation. Cela est particulièrement vrai pour les données textuelles, notamment lorsqu’elles proviennent de lettrés, hommes d’État ou philo- sophes qui, à l’exemple de Cui Shi, s’essaient incidemment à décrire des techniques aratoires dont ils n’ont qu’une connaissance approximative et qu’ils n’hésitent pas à enjoliver pour faire ressortir l’esprit d’inventi- vité des Anciens et, de fait, pour stimuler celui de leurs contemporains. De telles descriptions, dont l’opacité a été accrue par les changements sémantiques intervenus au cours des siècles, sont à l’origine d’un décalage chronologique énorme entre l’intuition initiale relative à certaines inno- vations techniques et leur mise au point effective qui permettait leur emploi généralisé. A son tour, ce décalage a donné matière à des interprétations erronées ou tendancieuses conçues, éventuellement, à des fins idéolo- giques. C’est ainsi que le modèle d’un «semoir de type louche conçu sous les Han occidentaux» reconstitué et exposé au Musée d’histoire de Chine a été choisi par la commission pédagogique du Ministère de l’Education pour illustrer la couverture du manuel d’histoire destiné aux lycéens de Chine populaire94. En réalité, l’attelage décrit par Cui Shi sous les Han orientaux n’appartient vraisemblablement qu’à la première étape du pro- cessus qui conduisit à l’invention du semoir. Quant à l’instrument intro- duit à Dunhuang par le préfet Huangfu Long, il lui restait un long chemin à parcourir avant de donner naissance au semoir de Wang Zhen. Le béné- fice que les paysans locaux en tirèrent doit donc être ramené à de plus modestes proportions.

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RÉSUMÉ L’historiographie chinoise traditionnelle nous a habitués à considérer l’expansion vers les contrées d’Occident (Xiyu 西域) engagée par les Han à partir du 1er siècle avant notre ère comme un facteur de progrès décisif pour les populations autoch- tones. Pour diverses raisons, cette valorisation de l’entreprise coloniale est reprise actuellement par de nombreux intellectuels de Chine populaire qui s’accordent avec leurs Anciens en dépit de ce qui les sépare sur le plan idéologique. En évitant d’entrer dans un débat de fond aux conclusions improbables, cet article aborde la question coloniale de la manière la plus concrète possible, à travers quelques points documentés par des données factuelles, techniques, voire chiffrées. A partir d’un constat – l’essor démographique des contrées d’Occident pendant les deux dynasties des Han –, l’auteur réévalue d’abord la portée des événements politiques et militaires déjà connus afin de tenter de déterminer jusqu’à quel point cet essor peut être mis au compte de la pénétra- tion chinoise comme le veut la tradition historiographique. Il examine ensuite la réalité (la situation concrète) des implantations agricoles Han, leur mode de fonctionnement et les techniques agraires mises en œuvre pour assurer leur existence. Dans ce domaine, une innovation technique particulière, le semoir tracté, méritait une attention particulière dans la mesure où elle est généralement présentée comme emblématique de la contribution des Han au progrès agricole des contrées d’Occident. L’histoire de cet instrument aratoire amène à considérer avec une extrême prudence les descriptions de techniques étonnement avancées qui sont consignées dans certains ouvrages anciens. De telles descriptions donnent une fausse impression de modernité qui peut engendrer des interprétations ten- dancieuses conçues à des fins idéologiques. Pour tout dire, l’invention du semoir tracté est certainement très postérieure à ce que prétend l’opinion commune, et ce n’est donc pas cet instrument performant qui fut introduit à Dunhuang par le préfet Huangfu Long au 3e siècle de notre ère. Mots-clés: Colonisation, histoire des techniques, agriculture, semoir, tuntian, dynastie Han.

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SUMMARY Because of Chinese traditional historiography, we are accustomed to think that Chinese expansion toward Western countries (Xiyu 西域) dating back to the Han dynasty from the first century B.C. onwards was a critical factor in the economic development of indigenous populations. For various reasons, many historians in the People’s Republic of China share with scholars of the Imperial period this positive assessment of Han colonization in spite of their ideological differences. While taking care not to engage in a fundamental debate with dubious conclusions, this article addresses the colonial issue as concretely as possible, through a few assertions based on factual, technical, even quantified data. Building on estab- lished findings – the dramatic population growth of Western lands during the two Han dynasties – the author begins by reassessing the influence of political and military events which were already known in order to attempt to ascertain the extent to which this growth can really be attributed to Han colonization, as tradi- tional historiography would have it. Then, he assesses the actual situation of the Chinese military agricultural colonies, their modus operandi, and the agrarian techniques used to ensure their survival. In this area, a specific technical innova- tion, the animal-drawn seed drill, deserves particular attention inasmuch as it is usually presented as representative of the Han contribution to the agricultural progress of Western lands. The history of this agricultural implement should make us extremely cautious when we read the descriptions of some surprisingly sophisticated techniques that are recorded in a number of older works. The false impression of modernity of such descriptions can lead to fallacious interpretations used for ideological purposes. In fact, in all likelihood, the invention of the animal- drawn seed drill occurred much later than most historians think. As a result, it appears that it is not this highly productive tool which was introduced in Dunhuang by Governor Huangfu Long in the 3rd century A.D. Keywords: Colonization, engineering history, agriculture, seed drill, Tuntian colonies, Han dynasty

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La Chine occidentale et les contrées d’Occident sous les Han

Fig. 1 – Le semoir du Nongshu Collection Wuyingdian juzhenban congshu, 1895.

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Fig. 2 – Semoir à trois rangs Province du Shanxi; 20e siècle. Lei Yuxin, Xiao Kezhi, 2002, p. 181.

Fig. 3 – Les semailles Tombe n° 1, Jiayuguan, Gansu; 2e-3e siècle. Wang Tianyi, 1989, p. 14-15.

Figure 4 – Le damage Tombe n° 5, Jiayuguan, Gansu; 2e-3e siècle. Wang Tianyi, 1989, p. 21.

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Fig. 5 – Les semailles Tombe n° 3, Jiayuguan, Gansu; 2e-3e siècle. Zhang Pengchuan, 1985, pl. 7.

Fig. 6 – Soc de type feng Modèle funéraire, Mozuizi 磨咀子, Gansu; époque Han. Musée provincial du Gansu.

Fig. 7 – Soc de type jiang District de Long 隴縣, Shaanxi; époque Han. Song Shuyou, 2001, p 142.

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Fig. 8 – Socs utilisés par les Qiang Province du Sichuan; 20e siècle. Photo Watabe Takeshi 渡部武, 1996.

Fig. 9 – Jiangzi, instrument pour les semailles en ligne Yan’an, Shaanxi; 20e siècle. Lei Yuxin, Xiao Kezhi, 2002, p. 62.

Fig. 10 – Faisceau de branchages servant à herser Province du Shanxi; 20e siècle. Lei Yuxin, Xiao Kezhi, 2002, p. 196.

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Fig. 11 – Le «pied de semoir» de Juyan Sommarström, 1956, p. 96.

Fig. 12 – Instrument tracté à plusieurs socs Pinglu 平陸, Shanxi; 1er siècle de notre ère. Guo Wentao, 1988, p. 145.

Fig. 13 – Instrument tracté à trois socs Manuscrit de Dunhuang Stein 259 V°; 9e-10e siècle. British Library.

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