La chimère polonaise: La social-démocratie allemande et la Question polonaise au cours de la Première Guerre mondiale

Mémoire

Pier-Alexandre Doré

Maîtrise en histoire - avec mémoire Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Pier-Alexandre Doré, 2020

La chimère polonaise : La social-démocratie allemande et la Question polonaise au cours de la Première Guerre mondiale

Mémoire

Pier-Alexandre Doré

Sous la direction de :

Talbot Charles Imlay, directeur de recherche

Résumé Héritée du XIXe siècle, la Question polonaise est l’un des enjeux majeurs des politiques intérieures de l’Empire allemand au tournant du siècle. Loin de s’avouer vaincue, la minorité nationale polonaise, marginalisée et ciblée par des politiques d’assimilation demeure un objet d’inquiétude qui s’amplifie avec la Première Guerre mondiale. Au milieu des tensions entre l’État allemand et ses citoyens polonais, le mouvement social-démocrate allemand intègre peu à peu les débats sociopolitiques concernant les problématiques polonaises de la Prusse-Orientale. Confrontés à des environnements politiques intérieurs et étrangers dépendant des affres de la guerre, les sociaux-démocrates peinent à imposer leurs visions sur l’avenir des communautés germano-polonaises. Les interventions étrangères répétées, l’implosion du mouvement social- démocrate, la Paix de Brest-Litovsk, les défaites militaires et les révolutions allemande et polonaises marquent finalement l’échec du programme polonais social-démocrate. À de nombreux égards, la Première Guerre mondiale et la gestion de la minorité nationale polonaise d’Allemagne souhaitée par les sociaux-démocrates marquent la fin d’un chapitre pour les relations polono-germaniques. À la conclusion du conflit, la défaite allemande et le nouveau gouvernement social-démocrate mettent la table vers des années de compétitions polono- germaniques qui s’observent par les nombreux conflits marquant les années de l’Entre-Deux- Guerres.

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Abstract Inherited from the 19th century, the Polish Question was one of the major challenges of the internal policies of the German Empire at the turn of the century. Far from admitting defeat, the Polish national minority, marginalized and targeted by assimilation policies, remains an object of concern which increases with the First World War. Amidst tensions between the German state and its Polish citizens, the German social democratic movement is gradually integrating socio-political debates concerning the Polish problems of . Faced with domestic and foreign political environments dependent on the throes of war, the Social Democrats are struggling to impose their visions on the future of German-Polish communities. Repeated foreign interventions, the implosion of the social democratic movement, the Peace of Brest-Litovsk, military defeats and the German and Polish revolutions ultimately mark the failure of the German social democracy’s polish program. In many ways, the First World War and the management of the Polish national minority in Germany desired by the Social Democrats marked the end of a chapter for Polish-German relations. At the end of the conflict, the German defeat and the new social-democratic government set the stage for years of Polish- German competition, which can be seen in the numerous conflicts marking the years of the Interwar period.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ...... II ABSTRACT ...... III REMERCIEMENTS ...... VI INTRODUCTION ...... 1

PROBLÉMATIQUE ...... 5 JUSTIFICATION HISTORIOGRAPHIQUE ...... 6 1. QUESTIONS CONSTITUTIONNELLES ALLEMANDES ...... 7

1.1. QUESTION NATIONALE EN ALLEMAGNE ...... 7 1.2. CONSTRUCTION ET COEXISTENCE DES IDENTITÉS NATIONALES ALLEMANDE ET POLONAISE ...... 7 1.1. PARLEMENTARISATION ...... 9 1.1.1. Pratique de la politique ...... 10 1.1.2. Périodisation « 1914 » ...... 11 2. PARCOURS DES SOCIAUX-DÉMOCRATES PENDANT LA GUERRE ...... 11 1.2.1. Buts de guerre ...... 14 1.2.2. Tensions SPD-USPD ...... 15 1.2.3. Abandon de l’orthodoxie marxiste et conflits ...... 16 1.2.4. Critique des radicaux et impérialisme social ...... 17 1.2.5. Paradoxe et buts de guerre ...... 19 1.2.6. Réponse aux critiques des radicaux ...... 20 1.2.7. Conclusion ...... 22 MÉTHODOLOGIE & CORPUS DE SOURCES ...... 23 UNE QUESTION AUX MULTIPLES FACETTES ...... 28 CHAPITRE 1 : VERS UN NOUVEAU DOPPELADLER? ...... 31

LES POLONAIS D’ALLEMAGNE ET LA STABILITÉ ALLEMANDE...... 31 ASSIMILATION ET CONTRE-ASSIMILATION : LE GOUVERNEMENT IMPÉRIAL ET LA MINORITÉ NATIONALE POLONAISE ...... 32 LES POLONAIS D’ALLEMAGNE ET LES SOCIAUX-DÉMOCRATES : UNE COOPÉRATION GRANDISSANTE OU OPPORTUNISTE? ...... 33 POLONISATION ET RÉVISIONNISME...... 37 CHAPITRE 2 : POUVOIR ET CONTRE-POUVOIR : LA « CROISADE POLONAISE » ...... 44

LÉGITIMER LA DÉFENSE NATIONALE PAR LA DÉFAITE DU TSARISME...... 45 RÉACTION ET CONTRE-RÉACTION : UNE LOYAUTÉ À ACHETER? ...... 51 MANIFESTE AU PEUPLE POLONAIS ...... 53 OCCUPATION DE LA GALICIE : PREUVES DE LA MAUVAISE FOI DES RUSSES...... 56 LE FRONT INTÉRIEUR POLONAIS DANS L’EMPIRE ...... 62 SOLUTION RUSSO-POLONAISE ET LA RÉPONSE SOCIALE-DÉMOCRATE ...... 64 DU SIÈGE À L’OCCUPATION ...... 75 CHAPITRE 3: « ES LEBE EIN FREIES UND UNABHÄNGIGES POLEN! » ...... 80

PROCLAMATION DES DEUX EMPEREURS; L’ACTE DU 5 NOVEMBRE 1916 ...... 82 RÉSOLUTION DE PAIX DU REICHSTAG JUILLET 1917 ...... 89 CONGRÈS SOCIALISTE DE STOCKHOLM ...... 92

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CHAPITRE 4 : LE DÉLUGE ...... 98

BREST-LITOVSK ET LES KRIEGSZIELSFRÄGEN ...... 101 OPPOSITION MSPD ET USPD : LES TERRITOIRES POLONAIS DE L’EMPIRE ET LE SCHISME DE 1917 ...... 104 BREST-LITOVSK : TOURNANT DU PROJET POLONAIS DES SOCIAUX-DÉMOCRATES ALLEMANDS ...... 105 OSTMARKEN/BORDERLAND ...... 108 LA POLOGNE « IMPÉRIALE » ET LA QUESTION POLONAISE ALLEMANDE ...... 111 LA POLOGNE COMME PROJET COLONIAL ALLEMAND ...... 113 POLITIQUE ET PARTITION : VERS UNE NOUVELLE PARTITION POLONAISE? ...... 117 SIGNATURE DE BREST-LITOVSK : 14 POINTS DE WILSON ...... 120 LE DIVORCE DE BREST-LITOVSK...... 122 Révoltes polonaises de 1918 ...... 124 LA « BALKANISATION » DE L’EST EUROPÉEN : LA POLOGNE AU CENTRE DU PROBLÈME ...... 127 CONCLUSION ...... 129 BIBLIOGRAPHIE : ...... 134

ARTICLES ...... 134 MONOGRAPHIES ...... 136 COLLECTIF ...... 138 ARCHIVES ...... 139 Verhandlungen des deutsche Reichstags ...... 139 Journaux ...... 141 Conférence de Stockholm ...... 143 SPD/MSPD ...... 143 AUSWÄRTIGES AMT ARCHIV ...... 144 Divers ...... 144

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Remerciements Le parcours qui a mené à la complétion de ce mémoire en est un semé d’embûches. Cependant, j’ai eu l’avantage de bénéficier du soutien de nombreuses personnes qui ont eu la volonté de croire en mon projet, mes habiletés et, surtout, ont eu la volonté de me soutenir dans mes démarches qu’elles soient locales ou internationales. Par conséquent, je commence cette courte section en remerciant mon directeur de recherche, Talbot Charles Imlay, qui a eu la bonté de me guider et m’appuyer au cours de la totalité de ma maîtrise en histoire. Sans ses bons conseils et son appui indéfectible, je n’aurais jamais pu arriver à compléter cet épisode de mon parcours étudiant. Dans un deuxième temps, je tiens à remercier ma famille, particulièrement mon père et ma mère qui, malgré des doutes initiaux, m’ont encouragé dans mes démarches. Dans un troisième temps, ma conjointe qui, au cours des dix dernières années, m’a appuyé dans tous les aspects de la réalisation de mes recherches. Dans un quatrième temps, merci à tous mes professeurs, collègues et amis, ainsi qu’à ceux avec qui j’ai eu la chance de travailler au cours des dernières années et qui ont marqué mon cheminement d’une façon ou d’une autre. En conclusion, j’aimerais souligner trois mentions particulières. Premièrement, Jean-Marie Giroux qui m’a encouragé à « prendre des notes » afin de ne rien oublier. Deuxièmement, à la professeure France Lafleur qui m’a assisté dans la dernière étape de ma rédaction par ses conseils avisés. Finalement, un « merci beaucoup » à M. Claude Bourret qui a pris le temps de procéder à la révision linguistique de ce mémoire.

Merci à vous tous de m’avoir permis de tourner la page sur ce pan important de ma vie.

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Introduction La Première Guerre mondiale est le dernier acte d’une époque révolue pour la Question polonaise. À la conclusion de la guerre, la Pologne est ressuscitée sous les auspices d’un démantèlement partiel ou complet des empires vaincus. Cette réémergence polonaise ne se fait toutefois pas sans heurts. En effet, tout au long du conflit les politiques nationales de chacun des belligérants concernés ont affecté indirectement le destin de la nation polonaise, comme c’est le cas pour la France et la Grande-Bretagne, ou directement, notamment l’Empire allemand1 qui compte à la fois une minorité nationale polonaise en son sein et côtoie les territoires du Royaume du Congrès sous le joug russe.

Conjointement à l’émergence de l’État polonais et derrière « l’orage d’acier2 » qu’est la Grande Guerre, la tourmente des révolutions sociopolitiques qui la caractérise, la Question polonaise s’inscrit dans une dynamique de changements sociopolitiques qui secouent les empires d’Europe centrale et orientale. L’avenir des Polonais et, particulièrement, des Polonais d’Allemagne soulève la curiosité et l’intérêt chez de nombreux protagonistes politiques au sein du Second Empire allemand. Cette minorité nationale, bien que bénéficiant d’une plus grande liberté politique qu’ailleurs, demeure mal comprise et opprimée par les instances de l’Empire. Or, du fait de son importance pour les régions orientales de l’État allemand, toutes prussiennes, les atmosphères politiques impériale et prussienne, deviennent garantes des décisions politiques affectant ces communautés nationales. Tandis que les autorités allemande et prussienne choisissent de les marginaliser, d’autres mouvements politiques décident de soulever les enjeux régionaux propres aux communautés germano-polonaises et d’en faire des enjeux nationaux. C’est dans cette optique que les sociaux-démocrates s’intéressent à la Question polonaise en Allemagne dès le tournant du XXe siècle. Dépassant le cadre traditionnel de la résurrection d’une Pologne indépendante, les sociaux-démocrates allemands voient dans la situation des citoyens polonais d’Allemagne, des enjeux sociétaux et politiques (Ex. question linguistique, religieuse, représentation démocratique, accès à la propriété, reconnaissance d’un particularisme nationale, etc.) qui sont influencés par les événements propres au destin des Polonais d’Allemagne au cours des combats de 1914 à 1918.

1 Il est important de noter qu’au cours de cette étude nous ferons références à l’Empire allemand sous diverses dénominations, notamment Reich, Allemagne, Kaiserreich dans une optique d’éviter la redondance des termes. 2 Voir Ernst Jünger, In Stahlgewittern, Leisnig, Robert Meier, 1920, 253 pages 1

Profitant de leur statut de parti le plus représenté au sein de la diète impériale3 (Reichstag) et de leur influence auprès des classes moyenne et ouvrière,4 où les communautés germano-polonaises sont les plus représentées, les sociaux-démocrates ont fait de la Question polonaise un aspect central des politiques orientales de l’État allemand au cours des hostilités. En fait, pour beaucoup de sociaux-démocrates l’avenir de la nation polonaise est

« probablement la question la plus importante […] en raison de la grande importance qu’avait le destin ultime de la Pologne sur les politiques de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie […], et donc pour l’avenir des politiques intérieures des deux empires [Empire allemand et Empire d’Autriche- Hongrie]5. »

L’importance de la Question polonaise au cours de la Grande Guerre pour le Parti social- démocrate allemand (Sozialdemokratische Partei Deutschlands - SPD) repose donc sur deux éléments :

1 : L’importance des enjeux germano-polonais propres à l’Est allemand.

2 : Les impacts de l’évolution des politiques du mouvement social-démocrate au cours de la Grande Guerre sur le statut de la Question polonaise et les enjeux internationaux.

Pour un État se voulant une « fédération des Allemands6 », le particularisme polonais des provinces frontalières prussiennes joue un rôle prépondérant dans la construction du programme politique proposé par le Parti social-démocrate d’Allemagne concernant l’est de l’Europe au cours de la Première Guerre mondiale7. La présence de communautés polonaises

3 Deutscher Bundestag, « Wahlen im Kaiserreich 1871-1918 », Historische Ausstellung des Deutschen Bundestages, Verwaltung des Deutschen Bundestages, Fachbereich WD1, Mai 2006, bundestag.de, consulté le 2017-06-08 & Table 1- Election results in Imperial Germany, Gerhard Besier, « The history of party development in Germany 1848 – the present. From ideological communities to post-modern associations » Kirchliche Zeitgeschichte, Vol. 23, No. 2, Zwischen Aufbruch und Anpassang – Kirchenreform im 20. Jahrhundert/ Departures and Adaptions – Church Reform in the 20. Century (2010), p. 526 4 Ibid., p. 528-530 5 Vorwärts, « Die polnische Frage, Vorwärts », Nr. 223, 15 août 1916, Nr. 223, p. 1 6 GHDI, Constitution of the German Empire (April 16, 1871), Volume 4. Forging an Empire : Bismarckian Germany, 1866-1890, P. 2, récupéré de http://ghdi.ghi-dc.org/sub_document.cfm?document_id=1826, Consulté le 16-01-2020 7 Elke Hauschildt & Brian D. Urquhart, « Polish Migrant Culture in Imperial Germany », New German Critique, Special Issue on Minorities in German Culture, No. 46 (Hiver 1989), p. 157 2 aux frontières orientales de l’Empire est l’un des facteurs qui, pour ceux-ci, ne doit pas être sous-estimé, surtout en période de guerre avec l’Empire russe. Par conséquent, tout au long du conflit, les sociaux-démocrates considèrent que les discussions menant à la création d’un État polonais ne peuvent être faites sans tenir compte des répercussions que la « Polnische Lösung » (Solution polonaise) peut avoir sur la minorité nationale polonaise dans l’Empire étant donné les conséquences qu’une telle solution implique pour les politiques intérieures et sur la construction sociopolitique de l’État allemand.

Parallèlement à la relation entre les enjeux propres à la Question polonaise et le mouvement social-démocrate en Allemagne, il apparaît que l’importance des relations entre le régime des Hohenzollern, les sociaux-démocrates et la minorité nationale polonaise ne peut être ignorée afin d’en comprendre les enjeux régionaux, nationaux et internationaux. Les gouvernements impérial et prussien sont deux institutions influençant le mécontentement du SPD et des communautés polonaises de l’est de la Prusse. Ils sont donc des facteurs d’unité entre les deux entités pendant la guerre. Il ne faut pas omettre que le régime impérial allemand n’est pas une démocratie à proprement parler, malgré le droit de vote universel – masculin -, puisque le gouvernement n’est redevable qu’à l’Empereur. Par conséquent, les relations entre le mouvement social-démocrate, qui souhaite implanter un régime pleinement démocratique en Allemagne, et le régime sont ponctuées d’affrontements sociopolitiques qui se répercutent inlassablement sur les enjeux polonais de l’Empire. La guerre prouve toutefois que les sociaux- démocrates sont eux-mêmes divisés sur la démarche à suivre afin d’implanter cette démocratisation de l’État allemand. Cette situation a d’importantes répercussions sur les démarches des sociaux-démocrates cherchant à améliorer le sort de la minorité nationale polonaise. En effet, non seulement la dualité présente au sein du mouvement social-démocrate affecte les relations avec les représentants des communautés polonaises, mais elle permet au gouvernement militaire d’aller de l’avant avec des mesures polonophobes similaires à celles ayant été imposées au tournant du siècle.

Pour les sociaux-démocrates, les difficultés associées à la résolution de la Question polonaise, entre 1914-1918, sont symptomatiques de la relation contradictoire entre les ambitions extraterritoriales et intestines de l’Allemagne. À de nombreux égards, il nous

3 apparaît que l’avenir de la Pologne et la participation du mouvement social-démocrate dans l’élaboration d’un programme politique est-européen pour l’Empire est à la croisée des chemins au cours des hostilités. Bien que le SPD soit l’un des seuls protagonistes politiques d’importance à s’intéresser au sort des Polonais en 1914, dès 1915 les acteurs politiques se multiplient et les luttes d’influence sur les programmes gouvernementaux concernant les communautés germano-polonaises de l’Empire se font plus rudes. Ces confrontations entre les solutions polonaises (Polnische Lösungen) contribuent à la création du Regentschaftskönigreich Polen8 en 1916, soit un État polonais satellite de l’Empire allemand. La « Pologne impériale » n’est évidemment pas celle souhaitée par les sociaux-démocrates pour trois raisons. Premièrement, elle est politiquement soumise aux empires centraux. Deuxièmement, elle exclut l’idée de réformer les restrictions imposées aux communautés germano-polonaises pendant la guerre au sein de l’État prussien. Finalement, la sécurité des frontières du nouvel État n’est pas certaine jusqu’à ce que les modalités de celles-ci soient « déterminées par les conventions militaires à la conclusion du conflit9. » En soi, pour que les sociaux-démocrates voient leurs projets d’État polonais et de réformes réussir, il faudrait une « Pologne de Westphalie », c’est- à-dire une Pologne née d’un compromis entre les États belligérants où les Polonais de Russie, d’Autriche-Hongrie et d’Allemagne pourraient bénéficier d’une grande autonomie, voire d’une indépendance complète pour certains. Or, dans le contexte politique de la Grande Guerre, cette solution n’est qu’une illusion. Ce n’est qu’en 1917 avec l’effondrement de l’Empire russe que le mouvement social-démocrate allemand peut en prendre pleinement conscience. Ainsi, malgré la renaissance d’un État polonais dans les décombres de l’Empire russe - qui représente en soi une victoire pour les sociaux-démocrates -, il leur est difficile de considérer celui-ci comme une construction politique définitive puisqu’elle ne répond pas aux enjeux polonais en Allemagne. Après tout, l’ensemble de la nation polonaise n’a pas pu choisir par elle-même si

8 Le Regentschaftskönigreich Polen aussi appelé le Royaume de Pologne est l’aboutissement des efforts conjugués des gouvernements allemand et austro-hongrois afin de respecter leur engagement pris lors de l’Acte du 5 novembre 1916. Cet État est soumis à la tutelle d’un conseil de régence qui doit administrer celui- ci jusqu’au couronnement d’un nouveau Roi de Pologne. Ce Royaume de Pologne est finalement dissous avec la défaite allemande en 1918. L’ouvrage de SHANAFELT, Gary W., The Secret Enemy : Austria-Hungary and the German Alliance, 1914-1918, New York, Columbia University Press, 1985, 272 pages fait directement référence à cet aspect de la Question polonaise et des relations germano-autrichiennes. 9 Scheidemann, « 28.9.1916: Fraktionssiztung: 417b Protokollbuch II », Gemeinsame Sitzung von Reichstagsfraktion und Parteiausschuss/SPD Frationssiztung, Handschrift, Reimes 1916, p. 216 dans DOWE, Dieter, Protokolle der Sitzungen des Parteiausschusses der SPD 1912 bis 1921, Berlin, Dietz, 1980, 1117 pages 4 elle souhaite bénéficier « d’une pleine indépendance plutôt qu’être un membre autonome d’un État fédéral10. »

Le facteur nationaliste, qu’il soit germanique ou polonais, est donc central dans le cheminement des acteurs sociaux-démocrates. En ce sens, celui-ci s’observe au sein des diverses parties sociaux-démocrates qui naissent, évoluent, se confrontent et coopèrent tant bien que mal afin de solutionner la Question polonaise en Allemagne. Toutefois, l’enjeu de la Question polonaise demeure le même, peu importe l’approche du parti socialiste que nous allons étudier, c’est-à-dire la reconnaissance par les États allemand et prussien d’un statut sociopolitique confirmant les droits de la minorité nationale polonaise des régions orientales de l’Empire. Pour ces socialistes, l’accession à ce nouveau statut en Allemagne passe inlassablement par la création d’un État polonais en Europe de l’Est. La principale différence entre les parties, et nous croyons qu’il est important de le mentionner, réside dans le fait que les sociaux-démocrates de la majorité (MSPD), contrairement à leurs collègues de la gauche du mouvement, conçoivent et acceptent que la résurrection polonaise doive être bénéfique, d’une façon ou d’une autre, à l’Empire. Cette conception met en évidence un point central de la logique de la majorité des sociaux-démocrates qui a pour effet d’influencer leurs démarches polonaises pendant le conflit de façon que, dès 1916, ceux-ci considèrent que « l'indépendance de la Pologne ne p[eut] [se concrétiser] qu'au-delà de sa propre sphère d'intérêt11. » Il va sans dire que cette conception des relations germano-polonaises est l’un des enjeux qui contribuent à forger la confrontation entre le régime impérial, les socialistes et les communautés germano- polonaises au cours du conflit.

Problématique À la lumière des efforts déployés par le mouvement social-démocrate allemand afin de solutionner la Question polonaise, il nous apparaît difficile de nier l’importance de celle-ci pour le SPD, mais aussi pour les enjeux propres à l’Allemagne entre 1914-1918. En effet, bien plus qu’une simple question territoriale, l’avenir de la nation polonaise représente aussi l’avenir des

10 USPD, « Erklärung der Delegation der USPD vor dem Holländisch-skandinavischen Komitee. o.D. (Juni 1917) », Holländisch-skandinavischen Komitees, Stockholm, 1917 11 Sebastian D. Schikl, Mannheimer historische Forschungen: Universalismus und Partikularism: Erfahrungsraum, Erwartungshorizont und Territorialdebatten in der diskursiven Praxis der II. Internationale 1889-1917, St. Ingbert, Röhrig Universitätsverlag, 2012, p. 464 5 communautés germano-polonaises au sein du Reich. Par conséquent, elle peut influencer la structure étatique de l’Empire, sans parler des conséquences socioculturelles que celle-ci aurait sur l’identité nationale allemande. En effet, ces communautés, autrefois oppressées par l’État, sont maintenant directement concernées par les objectifs de guerre allemands. En effet, un État polonais ressuscité, mais divisé, représente un potentiel facteur de tensions sociales dans l’est de l’Allemagne, surtout si la minorité nationale polonaise ne bénéficie pas d’une plus grande autonomie sociopolitique adaptée aux nouvelles réalités multinationales et démocratiques d’un Empire allemand renouvelé. C’est dans cette logique que les démarches des sociaux- démocrates allemands, de tous horizons, s’insèrent. Elles comprennent la reconnaissance du particularisme polonais des provinces orientales et, surtout, l’inclusion dans la société allemande des membres des communautés germano-polonaises en marge de l’émergence d’un État polonais.

Justification historiographique La Question polonaise s’insère dans un cadre bien particulier de la Première Guerre mondiale. Loin de l’immobilisme des tranchées du front occidental, les opérations militaires allemandes victorieuses à l’est permettent de soulever des questionnements concrets quant à la finalité de la guerre. Ce faisant, plusieurs historiens se sont intéressés à ce que les instances gouvernementales et les mouvements politiques allemands envisagent pour l’avenir de l’Europe de l’Est entre 1900 et 1919. Dans le but de mettre en évidence les angles historiographiques qui sont mis de l’avant dans les prochaines pages, nous nous intéresserons dans un premier temps à l’approche favorisée afin de traiter de la situation sociopolitique de l’Empire allemand avant et pendant la Première Guerre mondiale ainsi que leurs liens avec la gestion des minorités nationales au sein de cet État. Dans un deuxième temps, nous allons nous attarder aux études ayant mis en évidence le parcours particulier du mouvement social-démocrate allemand au cours de la décennie incluant les événements de la Première Guerre mondiale (1914-1918).

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1. Questions constitutionnelles allemandes

1.1. Question nationale en Allemagne L’Empire allemand à la veille de la Grande Guerre est soumis à de nombreuses mutations sociopolitiques, particulièrement en ce qui concerne la pratique de la politique au sein de ses institutions. En effet, depuis les élections de 1912, les sociaux-démocrates représentent le plus grand contingent de représentants au sein de la diète impériale (Reichstag). Ce faisant, leur présence correspond à un important jalon des événements se déroulant avant et pendant le conflit 1914-1918. Cette période coïncide avec ce que l’historien Mark Hewitson qualifie de véritable crise constitutionnelle sur la scène politique nationale de l’Empire allemand12. Soutenant cette idée de crise politique à la veille de la Grande Guerre, Sheri Berman explique que celle-ci découle du processus ayant mené à l’émergence de l’État allemand. En effet, selon Berman, l’unification allemande s’est effectuée, à l’instar de l’unification italienne, par une série de conflits ayant forcé un rapprochement entre les divers États allemands de la fin du XIXe siècle sans toutefois tenir compte des différences majeures qui existent entre ceux-ci. Par conséquent, il n’est pas surprenant de constater que de nombreux groupes se dressent en obstacles à la stabilité d’un État des Allemands unifié13.

1.2. Construction et coexistence des identités nationales allemande et polonaise C’est à ce niveau que nous croyons, à l’instar de Berman et Hewitson, que se situent les problèmes concernant la minorité polonaise, que les sociaux-démocrates allemands tentent de régler au cours du conflit. En effet, si nous nous référons à la constitution de l’Empire allemand qui affirme dans §3 que : « For the whole of Germany one common nationality exist with the effect that every person (subject, State citizen) belonging to any of the federated States is to be treated in every other of the federated States as a born native14 », il nous est possible d’affirmer que la fondation constitutionnelle de l’Empire repose sur une assimilation identitaire par

12 Mark Hewitson, « The Kaiserreich in Question: Constitutional Crisis in Germany before the First World War », The Journal of Modern History, Vol. 73, No.4 (December 2001), p. 725 13 Sheri E. Berman, « Modernization in Historical Perspective : The Case of Imperial Germany », World Politics, Vol. 53, No.3 (Août 2001), p. 437; Dorota Praszalowicz, « Overseas Migration from Partitioned Poland : Poznania and Eastern Galicia as Case Studies », Polish American Studies, Vol. 60, No.2 (Autumn, 2003), p. 64-72 14 GHDI, Op. cit., p. 2, récupéré de http://ghdi.ghi-dc.org/sub_document.cfm?document_id=1826, 16-01-2020 7 l’identité nationale prussienne15. Par-là, nous entendons qu’elle ne reconnaît pas le particularisme national des membres constituant la fédération allemande et ses populations. Ce phénomène est d’autant plus important qu’il s’observe et s’inscrit dans les cas de la minorité nationale polonaise comme une réalité sociopolitique centenaire au déclenchement des hostilités16. Or, nous argumentons ici que l’unité nationale voulue par la constitution n’est atteinte qu’en partie. En effet, la diversité ethnique, culturelle, politique et historique de l’État allemand empêche tous les membres de la « nation allemande » de se considérer comme entièrement allemands. C’est entre autres le cas des communautés germano-polonaises qui défendent leur particularisme national avec vigueur. C’est dans cette optique que nous rejoignons la thèse d’une crise constitutionnelle en Allemagne à la veille de la guerre. Tous comme Berman, nous croyons que le processus d’unification allemand n’a pas su intégrer le particularisme national polonais, mais s’est plutôt d’abord construit en opposition à celui-ci, puis a tenté de l’instrumentaliser dans sa lutte contre l’adversaire russe. Ce phénomène a favorisé l'émergence d'un sentiment d’attachement de la minorité nationale polonaise à l’État historique polonais et à la confrontation avec les autorités gouvernementales17.

Ce principe de normalisation de l’identité nationale18 n’est toutefois pas une particularité de l’entité nationale allemande. Au contraire, elle prit place dans la majeure partie des nations européennes au cours du XIXe siècle. Cependant, la difficulté rencontrée par les gouvernements allemands, et par extension les sociaux-démocrates, au cours des tentatives de germanisation des citoyens de l’Empire découle entre autres de l’attachement de la minorité nationale polonaise à ce que nous considérons être le développement d’une narration reposant

15 Cornelia Wilhelm, « Diversity in Germany: A Historical Perspective », German Politics & Society, Vol. 31, No. 2 (107), Special Issue: The Fiftieth Anniversay of Migration from Turkey to Germany (Summer 2013), p. 13-29 16 William W. Hagen, « The Partitions of Poland and the Crisis of the Old Regime in Prusia 1772-1806 », Central European History, Vol. 9, No. 2 (Jun., 1976), p. 115-128 & Karl Krueger, « The Politics of Anxiety : Prussian Protestants and Their Mazurian Parishioners », Church History, Vol. 73, No. 2 (Jun., 2004), p. 346- 382; Richard Blanke, « The Development of Loyalism in Prussian Poland, 1886-1890 », The Slavonic and East European Review, Vol. 52, No. 129 (Oct., 1974), p. 548-565; Lech Trzeciakowski, « The Prussian State and the Catholic Church in Prussian Poland 1871-1914 », Slavic Review, Vol. 26, No. 4 (Dec., 1967), p. 618- 637. 17 Sheri E. Berman, Op. cit., p. 437 18 Kevin Hannan, « Borders of Identity and Language in Silesia », The Polish Review, Vol. 51, No. 2 (2006), p. 131-145 8 sur l’historicité nationale19. Dans l’ouvrage dirigé par Gilbert Krebs et Bernand Poloni, Volk, Reich, und Nation 1806-191820, Hans Delbrück, historien allemand contemporain des événements, se questionne sur l’importance de la présence d’éléments étrangers au sein de la construction nationale allemande en affirmant que celle-ci est :

« une tâche particulièrement difficile lorsque des éléments essentiels d’une nationalité étrangère sont inclus. Comment un État des Allemands, qui se construit entièrement sur la conscience vivante du peuple allemand, peut-il accepter le fait qu’il ne compte pas moins de 4 millions de Polonais, et en plus des Danois au Nord, des Français à l’Ouest, dans son Empire? Et dans son corps d’État21? »

C’est dans ce cadre théorique que notre étude de la Question polonaise et de la social- démocratie allemande s’inscrit. En effet, nous affirmons que tout au long du conflit, les sociaux-démocrates n’arrivent pas réellement à proposer une solution définitive à la Question polonaise en Allemagne. Plus que cela, nous croyons que malgré les efforts déployés par les sociaux-démocrates afin de faire reconnaître le particularisme national polonais au sein de la société politique allemande, eux-mêmes savent que les communautés germano-polonaises ne sont que « Prussiens sur demandes22. » Cela se manifeste par le renforcement des mouvements sociopolitiques polonais de Prusse et d’Allemagne qui sont plus actifs à la veille des hostilités au point que les propos de ceux-ci trouvent écho dans des régions n’étant historiquement pas polonaises, mais abritant une importante proportion de membres de cette communauté nationale comme la Haute Silésie23.

1.1. Parlementarisation

Ajoutons à la problématique constitutionnelle affectant l’identité nationale au sein du Reich, la réalité de la pratique de la politique par les mouvements politiques. L’article §29 de la constitution spécifiant que « the members of the Reichstag are representatives of the entire

19 Thomas Serrier, « Historical Culture and Territoriality Social Appropriation in the German-Polish Border Region in the 19th and 20th Centuries », p. 201-216 dans LECHEVALIER, Arnaud & WIELGOHS, Jan, Borders and Border Regions in Europe; Changes, Challenges and Chances, Bielefeld, 2013, 269 pages. 20 Hans Delbrück, « Das Reich und die Welt », P. 163-189, dans KREBS, Gilbert (dir.), POLONI, Bernard (Dir.), Volk, Reich, und Nation 1806-1918, , Presses Sorbonne Nouvelle, 2018, 300 pages 21 Ibid., p. 163 22 Ibid., p. 163 23 Ibid., p. 163 9 people and are not bound by orders and instructions24 » laisse supposer que chaque représentant est indépendant de ses décisions et actions puisqu’il représente le peuple allemand. Cela implique donc, en théorie, une indépendance de fait pour les représentants du peuple à la diète impériale. Cependant, la création de partis politiques (Fraktionen) s’observe rapidement au sein des différentes législatures impériales. Dans cette logique, les résultats de l’élection de 1912 présentent le SPD et le Zentrum comme des partis politiques. Ces parties « outsiders » ont la particularité d’être « modern and highly institutionalized, with impressive voter and membership bases25. » Cette seconde réalité a pour conséquence de polariser les enjeux à la veille de la décennie 1910. Par conséquent, la volonté des sociaux-démocrates de se présenter comme une seule voix sur des enjeux qui ont été décidés préalablement par le parti est un aspect important de notre recherche. Ce changement dans la façon de faire la politique transforme la pratique de celle-ci de sorte que les mouvements politiques actifs sont moins des groupes d’intérêts que des instances politiques travaillant de concert à l’atteinte d’objectifs précis.

1.1.1. Pratique de la politique

Cette pratique de la politique s’inscrit dans une dynamique de démocratisation de l’activité politique en Allemagne, mais plus spécifiquement dans une optique de diversifications des enjeux nationaux. Les enjeux se démocratisent, selon Hewitson via « an unprecedented expansion of the press, the modern organization of political parties, growing identification with a German nation-state, and an increase in the powers of the Reichstag and the Reich government26. » C’est dans cette optique que se développe l’intérêt grandissant de la masse allemande vis-à-vis du sort de la minorité nationale polonaise de l’Empire. Il devient, avec la guerre, impératif selon les sociaux-démocrates d’amener une solution politique définitive aux problématiques propres à la Question polonaise. Faisant référence aux positions du représentant social-démocrate Eduard Bernstein, Hetwitson présentent que le mouvement conçoit que la décentralisation de l’État allemand favorise le maintien de gouvernements

24 GHDI, Op. cit., p. 8, récupéré de http://ghdi.ghi-dc.org/sub_document.cfm?document_id=1826, 16-01-2020 25 Sheri E. Berman., Op. cit., p. 448 26 Mark Hewitson, « The Kaiserreich in Question: Constitutional Crisis in Germany before the First World War », The Journal of Modern History, Vol. 73, No.4 (December 2001), p. 726 10 locaux s’autodéterminant dans un contexte impérial27. Cette idée d’une redistribution des prérogatives gouvernementales en Allemagne abordée par Bernstein va de pair avec la Question polonaise dans une optique où tout au long de la guerre, il est avant tout question de favoriser l’intégration de la minorité polonaise au sein de la société allemande plutôt que de la voir s’émanciper.

1.1.2. Périodisation « 1914 »

Dans cette logique, même si plusieurs études se concentrant sur l’histoire de l’Empire allemand semblent proposer la date de 1914 comme une fracture importante entre deux pans de l’histoire allemande, nous avançons plutôt que l’avènement de la Première Guerre mondiale n’est pas un événement provocant de changements drastiques. L’année 1914 fournit plutôt l’environnement qui permet à l’obsolescence constitutionnelle de l’Empire allemand de se manifester à la suite des sacrifices consentis. En ce sens, la Question polonaise s’inscrit dans la crise constitutionnelle du Reich et les hostilités débutant en 1914 sont à notre avis le carrefour qui mène et l’Allemagne impériale, et les sociaux-démocrates à confronter des réalités qu’ils ne sont pas aptes à confronter28.

2. Parcours des sociaux-démocrates pendant la guerre

La Première Guerre mondiale est une expérience traumatique pour les sociaux- démocrates allemands. Elle se traduit par la remise en cause de l’unité politique du mouvement et une redéfinition de sa conception des politiques intérieures et extérieures comme le montre le cas de la Question polonaise. En effet, comme nous l’avons présenté précédemment, d’un point de vue politique et historiographique, les problématiques concernant l’avenir de la minorité nationale polonaise propres au Reich sont des dangers continuels auxquels est confronté le système politique impérial puisqu’elles impliquent le destin des Polonais vivant en Prusse29. En ce sens, tout comme l’avance William Lee Blackwood, nous croyons que les difficultés rencontrées par les sociaux-démocrates s’expliquent par l’incapacité de ceux-ci dès 1914 à

27 Ibid., p. 757 28 Sheri E. Berman, Op. cit., p. 454 29 Hans-Erich Volkmann, Die Polenpolitik des Kaiserreichs; Prolog zum Zeitalter der Weltkriege, Deuschtland, Ferdinand Schöningh, 2016, p. 376-277 11

« reconcile theory with pratice » ce qui empêche les sociaux-démocrates de forger « a practical foreign policy tool out of internationalist […] in the face of nationalist antagonisms30. » Ceci a donc pour conséquence d’affecter directement l’important concept de « transnational class consciousness » propre aux sociaux-démocrates avant le conflit et de provoquer les dissensions caractéristiques des sociaux-démocrates allemands entre 1914-191831. Ainsi, contrairement à la structure présentée par Jürgen Kocka qui affirme que la construction sociale de l’Empire, selon les sociaux-démocrates, repose sur la relation entre les intérêts des industriels versus ceux du prolétariat au cours de la Grande Guerre32, il est préférable d’envisager la question sous un aspect national plus traditionnel afin de bien cerner les enjeux propres à la Question polonaise et les solutions envisagées par les sociaux-démocrates. En ce sens, nous rejoignons l’idée de Blackwood qui postule que dans le contexte d’exacerbation du sentiment national qu’est un conflit entre États-nations, la social-démocratie n’a pas réussi à se présenter comme un acteur en politique internationale aussi puissant que la doctrine du mouvement l’espérait33. En effet, bien qu’ils espèrent apporter des changements globaux en lien avec les réformes nationales qu’ils souhaitaient implanter34, les sociaux-démocrates ne réussissent pas à s’extraire complètement du contexte national dans lequel ils évoluent au cours de la guerre. Les politiques sociaux-démocrates concernant la minorité polonaise en Allemagne symbolisent en quelque sorte cet état de fait.

La question de la gestion des minorités nationales par les sociaux-démocrates, centrale à l’étude actuelle, repose donc sur l’idée que le particularisme national a définitivement remplacé le concept de lutte des classes au cours du conflit en ce qui concerne la résolution de la Question polonaise. Toutefois, cela n’exclut pas, comme le rappelle Yves Plasseraud, que l’approche des sociaux-démocrates soit « essentially instrumental35 » puisque les luttes nationales représentent un facteur contribuant à l’avènement d’une conscience de classe36. Or, de notre point de vue, bien que nous n’adhérions pas à l’idée que le nationalisme sert à éveiller

30 William Lee Blackwood, Socialism, nationalism, and « the German question » from to Locarno and beyond, Dissertations and Theses, 1995, p. 4 31 Ibid., p. 4-5 32 Hans Mommsen, « Society and War: Two New Analyses of the First World War », The Journal of Modern History, Vol. 47, No. 3 (Sept., 1975), p. 533 33 William Lee Blackwood, Op. cit., p. 5 34 Ibid., p. 1-2 35 Yves Plasseraud, « Choose Your Own Nationality », Le Monde Diplomatique, (May 2000), p. 2 36 Ibid., p. 2 12 la conscience sociale, il nous apparaît que l’approche des nombreux sociaux-démocrates instrumentalise celui-ci entre 1912 et 1919 afin d’assurer des réformes domestiques. Par conséquent, les politiques intérieures et extérieures poursuivies par les sociaux-démocrates de tous horizons entre 1912-1919 résultent sur en une confrontation avec l’orthodoxie doctrinaire du mouvement et l’approche révisionniste d’Edouard Bernstein37.

D’une grande importance pour la présente étude, nous croyons que le courant révisionniste influence le SPD vers l’adoption d’une approche nationale plutôt que sociétale concernant la gestion des communautés polonaises de l’Empire. Sans rejeter l’aspect globalisant du concept de lutte des classes, il faut davantage voir dans l’approche des révisionnistes concernant la minorité nationale polonaise comme une translation du centre d’intérêt de la lutte des classes vers une approche syncrétique mélangeant classes sociales et particularisme national de façon à transformer l’Empire allemand en un libérateur de la nation polonaise plutôt qu’un nouveau suzerain pour les Polonais38. Conséquemment, il est intéressant de s’attarder à l’ouvrage d’Immanuel Geiss. L’analyse de celui-ci, bien que très juste concernant les buts des mouvements politiques annexionnistes du Reich, ne prend pas en considération le manque de cohésion au sein des mouvements politiques allemands tel que David Stevenson le montre39. En effet, Stevenson affirme que les partis politiques de l’Empire allemand sont des entités fracturées, plutôt qu’unifiées, qui maintiennent leur cohésion via des lignes directrices consensuelles qui résistent mal aux chocs des armes entre 1914-1918, comme c’est le cas pour le parti social-démocrate allemand40. Conséquemment, il est difficile pour les mouvements politiques allemands d’édifier des programmes politiques et des objectifs stables pour la durée du conflit par manque de cohésion entre leurs membres41.

37 William Lee Blackwood, Op. cit., p. 15 38 Hans Mommsen, Arbeiterbewegung und Nationale Frage, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1979, p. 119 39 David Stevenson, Cataclysm: The First World War as a Political Tragedy, New York, Basic Books, 2004, 624 pages 40 Ibid., p. 105 41 William Maehl, « The Role of Russian in German Socialist Policy, 1914-1918 », International Review of Social History, Vol. 4, Issue 2, p. 390 13

1.2.1. Buts de guerre Pour étudier les buts de guerre du SPD et du gouvernement allemand impliquant la Question polonaise, il nous apparaît nécessaire de voir que le chancelier Theobald von Bethmann Hollweg (1914-1917) a déterminé les objectifs de guerre de l’Empire selon ce que l’historien Hans-Erich Volkmann considère comme une « “policy of diagonal”, which balanced between a “Ludendorff-“ and a “Scheidemann-peace” in the East42 ». Il existe donc une dynamique d’échange entre les différents extrêmes du spectre politique allemand qui force les mouvements politiques et groupes de pression à ouvrir un dialogue, parfois conflictuel, afin de solutionner le cas polonais et ses implications pour l’Allemagne. Ce faisant, contrairement à la vision présentée par Geiss, entre 1913 et 1918, le gouvernement et les partis politiques doivent composer avec des facteurs de divergence qui forcent ceux-ci à adapter constamment leurs positions quant à l’avenir de la Pologne43. En ce sens, la difficulté de cette politique de la diagonale repose sur la volonté de la chancellerie impériale à maintenir un équilibre entre les programmes d’expansion à l’est d’acteurs politiques comme l’Oberste Heeresleitung (OHL) et ceux anti-impérialistes des sociaux-démocrates44. L’un des objectifs de cette politique étant finalement d’assurer minimalement le statu quo sociopolitique interne à l’Empire allemand après le conflit.

Il faut toutefois regarder la situation politique des sociaux-démocrates de façon pragmatique. Malgré l’imposante présence des représentants sociaux-démocrates au Reichstag, ceux-ci n’ont que peu de pouvoirs, particulièrement à partir de 1917. Cette situation crée un contexte où « when it came to international affairs the SPD knew the first lines of everything and the second of nothing45. » L’historien William Maehl met ce phénomène en évidence lorsqu’il traite du Traité de Brest-Litovsk en 1917/18. En effet, selon lui « l’inconstitutionnalité » des politiques du ministère des Affaires étrangères concernant la Pologne et l’est de l’Europe est mal perçue par Friedrich Ebert, chef du Parti social-démocrate allemand et le SPD qui qualifie le traité de « misfortune which it always will remain46 ». Cette critique ouverte vis-à-vis des actions gouvernementales allemandes montre que le SPD est,

42 Ibid., p. 382-383 43 Ibid., p. 388 44 Ibid., p. 406 45 Ibid., p. 179 46 Konrad H. Jarausch, « Cooperation or Intervention? Kurt Riezler and the Failure of German Ostpolitik, 1918 », Slavic Review, Vol. 31, No. 2 (Juin 1972), p. 395 14 comme l’avance Konrad Jaraush, de 1916-1918, l’une des voix clamant pour des objectifs modérés pour l’est-européen et donc pour la Pologne. Il faut donc voir dans les sociaux- démocrates de cette période, avant tout comme une force politique qui réagit aux événements plutôt que les régir. De cette façon, il est possible de considérer les politiques polonaises des sociaux-démocrates de 1915 jusqu’à la proclamation du Royaume de Pologne le 5 novembre 1916, comme d’un outil pour faire avancer les intérêts nationaux Polono-Germaniques dans l’Est européen, mais, suivant cette date, ils paraissent être prisonniers de leurs politiques polonaises ce qui engendre des tensions au sein du mouvement et du gouvernement47.

1.2.2. Tensions SPD-USPD Dans cette optique, nous nous rapprochons donc d’une tangente historiographique qui conçoit l’étude du traitement des groupes marginaux au sein de la société allemande par les sociaux-démocrates comme un important noyau du mouvement48. Cette étude de la Question polonaise du point de vue social-démocrate se veut donc une approche souhaitant s’intéresser à un groupe national, plutôt qu’un groupe social. En ce sens, l’expérience de la guerre par les sociaux-démocrates démontre l’inaptitude de ceux-ci à s’adapter rapidement à des changements sociopolitiques brusques affectant un composant sociopolitique de l’État allemand. Nous adhérons donc à l’idée que le SPD:

« regarded the domestic Polish question in much the same as the rest of society - with incomprehension; the Poles fractious as citizens as they were awkward as Socialists. The remedy was organizational absorption, which was merely a Socialist version of Germanization49. »

Cependant, nous poussons cette logique dans le cadre de la Première Guerre mondiale en affirmant que non seulement le SPD, mais les partis et mouvements successeurs (MSPD, USPD, Spartakusbund & KPD) n’arrivent pas à se défaire des aspects obsolètes de leurs doctrines respectives afin de résoudre efficacement les enjeux de la Question polonaise en Allemagne et en Europe orientale. En effet, le SPD puis le MSPD s’accrochent à l’idéal de

47 William Maehl, Op. cit., p. 189 48 Adelheid von Saldern, « Current Trends in Research on the German Workers’ Movement and Labor History », International Labor and Working-Class History, No. 45, Drinking and the Working Class (Spring, 1994), p. 129 49 Peter Nettl, « The German Social Democracy Party 1890-1914 as a Political Model », Past & Present, No. 30 (Avril 1965), p. 82 15 l’unité de la nation allemande face à ses adversaires dans l’optique d’acquérir des réformes favorables aux communautés germano-polonaises favorisant l’émergence de la minorité nationale dans un cadre impérial50. De cette façon, les sociaux-démocrates majoritaires rejettent l’option d’un rattachement des régions polonaises du Reich à un nouvel État polonais indépendant, les plaçant dans la même mouvance idéologique que les théoriciens austromarxistes Otto Bauer et Karl Renner qui rejettent, comme l’affirme Plasseraud, les mouvements nationaux séparatistes allant à l’encontre de l’unité de la classe prolétarienne51. Seulement, nous argumentons ici que, plus que d’aller à la défense de l’unité prolétarienne, les sociaux-démocrates majoritaires défendent plutôt l’unité nationale allemande en souhaitant l’élargir à l’identité polonaise des citoyens polonais d’Allemagne. Nous rejoignons donc en partie l’approche de Plasseraud qui affirme que les sociaux-démocrates ont instrumentalisé les « petites nations » polonaises et baltes dans la lutte contre les empires réactionnaires, principalement la Russie52. Toutefois, nous rejetons partiellement l’idée que cela soit fait au nom d’une quelconque solidarité de classe étant donné la nature nationale inhérente au conflit et à l’hétérogénéité sociétale des constituants de la minorité nationale polonaise de l’Empire.

1.2.3. Abandon de l’orthodoxie marxiste et conflits L’approche des sociaux-démocrates concernant la Question polonaise permet de mettre en évidence la fracturation progressive de l’unité du mouvement socialiste allemand. Les divisions au sein de l’unité des sociaux-démocrates culminent en 1917 avec l’implosion du SPD. Les tensions, influencées en grande partie par l’approche révisionniste qui réconcilie davantage le mouvement avec l’idéal de l’État-nation, se caractérisent par un certain abandon des approches marxistes traditionnelles concernant le droit à l’autodétermination. Toutefois, il est important de préciser que les facteurs menant au schisme de 1917 sont en développement bien avant la guerre, comme le reflète l’élection du futur chef du USPD, Hugo Haase, au côté d’August Bebel dans la décennie le précédent53. De notre point de vue, la problématique de cette rivalité doctrinaire entre les factions de gauche, minoritaire et radicale du SPD et la majorité du mouvement est qu’elle affecte directement les approches concernant les défis

50 Sheri E. Berman, Op. cit., p. 452 51 Yves Plasseraud, Op. cit, p. 2 52 Ibid., p. 2 53 Kenneth R. Calkins, « The Election of Hugo Haase to the Co-Chairmanship of SPD and the Crisis of Pre- War German Socialists », International Review of Social History, Vol. 13, Nr. 2 (Août 1968), p. 174-188 16 sociopolitiques propres au socialisme et à la Question polonaise en Allemagne. Ceci est d’autant plus important que le réformisme de Bernstein devient le fondement des politiques intérieures du SPD54 et, par extension, de la conceptualisation d’une solution définitive pour la gestion de la minorité nationale polonaise55.

L’un des points de contentieux qui occupe une place centrale dans notre étude repose sur la compréhension et l’application du droit à l’autodétermination. En accord avec nos positions présentées plus haut, nous défendons l’idée que les sociaux-démocrates défendent l’intégrité territoriale de l’Empire malgré leur attachement au droit à l’autodétermination. Ce conflit idéologique au sein du mouvement social-démocrate en ce qui concerne l’avenir des communautés germano-polonaises fait preuve, comme le mentionne Hans Mommsen, d’une étonnante sentimentalité de la part des sociaux-démocrates concernant le concept de nationalisme. Plus précisément, il affirme que:

« With the increasing implementation of nationalist and imperialist aspirations in German domestic politics, which included parts of social democracy, especially the wing that was theoretically and politically related to Bernstein, the problem of a bilateral delimitation in a national relationship arose for Bernstein56. »

1.2.4. Critique des radicaux et impérialisme social Les critiques de la gauche du SPD et de son mouvement successeur s’expliquent par ce que Jean-François Fayet considère être une « société socialiste alternative57 » et le romantisme révolutionnaire entretenu par la nation polonaise. En effet, il ne faut pas omettre que plusieurs révolutionnaires polonais, convaincus par le concept de révolution violente, ayant fui le Royaume du Congrès après l’échec de la Révolution de 1905 se joignent à la gauche radicale du SPD à la veille du conflit. Ceci favorise ce que Fayet nomme la « polonisation » des sociaux-démocrates radicaux, c’est-à-dire une sensibilisation, puis l’adoption de l’idéal révolutionnaire polonais par les armes contre un adversaire impérialiste58. Bien que l’identité révolutionnaire polonaise et des radicaux du mouvement social-démocrate les distinguent de la

54 Gerhard Besier, Op. cit., p. 528 55 William Lee Blackwood, Op. cit., p. 15 56 Hans Mommsen, Op. cit., p. 119 57 Jean-François Fayet, « 1905 de Varsovie à Berlin : La polonisation de la gauche radicale allemande », Cahiers du Monde russe, Vol. 48, No. 2/3; Les résonances de 1905 (Avril - Septembre., 2007), p. 414 58 Ibid., p. 415 17 ligne de parti révisionniste officiel, celle-ci a toutefois le mérite de les unir dans leur volonté d’émancipation de la nation polonaise vis-à-vis de la monarchie russe.

À ce phénomène de « polonisation », il faut ajouter la remarque de David W. Morgan qui affirme qu’une part significative des membres et des dirigeants de seconde zone du SPD sont recrutés au sein d’une génération plus jeune susceptible au phénomène de radicalisation au cours de la guerre et qui ne se reconnaissent plus dans le « tried and true ideas and methods59 » traditionnel aux sociaux-démocrates allemands et dans le révisionnisme de Bernstein. Ainsi, pour eux, les positions conciliantes du SPD envers le gouvernement impérial et ses plans polonais sont attribuables à l’adhésion du parti au concept de « social imperialism » de Bismarck60 et non pas à une preuve de prudence ou de modération.

Il n’en demeure que pour ces radicaux, et malgré la décentralisation caractéristique des opposants du SPD pendant la guerre61, les politiques de guerre du SPD sont donc majoritairement perçues par ceux-ci comme un outil afin de détourner les tensions internes de l’Empire et les concentrer vers des objectifs extérieurs, comme ce semble être le cas avec la Pologne entre 1912-1919. Ainsi, comme l’avance Robert Wheeler, le USPD demeure fermement loyal aux valeurs de l’internationalisme et s’oppose activement aux objectifs impérialistes des États en guerre62. Cette position idéologique s’observe entre autres dans leur traitement de la Question polonaise pendant la Première Guerre mondiale via le militantisme de plusieurs de ses membres et la constance avec laquelle les radicaux s’opposent au Burgfrieden auquel la direction du SPD a adhéré en 1914. Ce rôle d’antagonisme vis-à-vis des instances décisionnelles impériales et de leurs collègues gagne en importance au cours des années de guerre. Il devient tellement présent dans le discours des radicaux que la rhétorique des

59 David W. Morgan, The Socialist Left and the German Revolution: A History of the German Independent Social Democratic Party, 1917-1922, Ithaca N. Y., Cornell University Press, 1975, 499 pages 60 Hans-Ulrich Welher, Bismarck und der Imperialismus, Cologne, 1969, 115 pages 61 Robert Wheeler, USPD und internationale: Sozialistischer internationalismus in der Zeit der Revolution, Frankfurt, Ullstein, 1975, 384 pages 62 Ibid., p. 33 18 opposants aux politiques des sociaux-démocrates majoritaires le qualifie de biais nationaliste nuisant à la gestion de la crise polonaise63.

1.2.5. Paradoxe et buts de guerre Cette situation met en évidence la polarisation concernant les objectifs polonais sociaux-démocrates et le paradoxe d’une identité politique ayant du mal à s’adapter aux nouvelles réalités de la guerre. Cette contradiction identitaire des socialistes allemands joue donc un rôle central dans la présente étude dans l’optique où les sociaux-démocrates « deplored the militarism of German foreign policy but did not see that the state to which Socialists no less than Conservatives were deeply attached could not be defended with pacifist gesture64. » En ce sens, il nous semble être difficile d’accuser les sociaux-démocrates de faire preuve de « unsocilialist[s] preoccupation[s]65 » concernant la Pologne pendant la guerre. En effet, même si la majorité de ceux-ci s’éloignent de leurs positions de 1914 concernant le futur des communautés germano-polonaises au cours du conflit, il n’en demeure que malgré l’aspect paradoxal des positions social-démocrate en 1914, ils persistent à concevoir les événements de 1914-1918 comme une guerre défensive visant à abattre le tsarisme. En effet, le SPD développe au cours des quatre années de guerre un argumentaire offensif envers le tsarisme et la Russie qui est défendu par plusieurs députés, notamment Haenisch, Winning, Eduard David, Max Cohen et Carl Legien66. Suivant cette logique, Paul Sweet affirme que « the leaders of the right wing of the SPD […] clamored for the conquest of Russia, which to their mind was the carnel chamber of despotism and the incarnation of the reactionary principle in Europe67 ». Cette position belliqueuse est caractéristique de la rhétorique des sociaux-démocrates majoritaires vis-à-vis de l’Empire russe tout au long du conflit68. Cependant, ce discours russophobe ne se cantonne pas uniquement à une supposée aile de droite du mouvement dans l’optique où elle fait partie de la doctrine marxiste établie par Marx et Engel qui est également perpétuée par la gauche du mouvement pendant le conflit. Les révolutions russes de 1917 jouent d’ailleurs un

63 Susanne Miller, Burgfrieden und Klassenkampf, Die Deutsche Sozialdemokratie im Ersten Weltkrieg, Düsseldorf, Droste, 1974, 440 pages 64 William Maehl, Op. cit., p. 177 65 Alexander Watson, Ring of Steel; Germany and Austria-Hungary in World War 1, New York, Basic Books, 2014 p. 261 66 William Maehl, Op. cit, p. 184-187 67 Ibid., p. 395 68 John L. Snell, « The Russian Revolution and the German Social Democratic Party in 1917 », The American Slavic and East European Review, Vol. 15, No. 3 (Oct., 1956), p. 341 19 rôle auxiliaire intéressant dans les querelles entre la Majorität et la Minorität concernant l’avenir de la minorité nationale polonaise à la fin de la guerre.

Le thème de la lutte contre l’oppression russe n’en demeure pas moins la principale source d’inspiration et de légitimité des objectifs de guerre polonais des sociaux-démocrates en général69. En fait, jusqu’en 1917, elle est le moteur derrière la majorité des actions et interventions du mouvement en faveur de la minorité polonaise d’Allemagne. La dichotomie qui découle de cette conception du conflit se conclut par l’impossibilité pour les sociaux- démocrates de convaincre les dirigeants allemands de créer un « constructive German peace »70 favorisant la stabilité de l’Europe orientale, notamment en solutionnant les problématiques polonaises du Reich.

1.2.6. Réponse aux critiques des radicaux Au vu des accusations lancées par les radicaux envers leurs collègues du SPD, il nous apparaît nécessaire de remettre en contexte le rôle et l’influence que le nationalisme a sur la social-démocratie allemande. En effet, nous ne pouvons vraisemblablement pas parler de la présence d’une faction nationaliste sociale-démocrate « so inspired by nationalistic sentiment that it swung over to the side of the most bellicose expansionnists in Germany71 » comme l’avance Ascher, surtout au vu des objectifs modérés du SPD concernant l’avenir de la nation polonaise entre 1914-1919. Bien que quelques députés sociaux-démocrates, notamment Eduard David, défendent des politiques dites « nationalistes », nous pouvons affirmer avec certitude que ceux-ci rejettent et s’opposent aux politiques polonophobes caractéristiques de nombreux mouvements nationalistes. Un exemple frappant sur lequel repose notre position est l’opposition publique des sociaux-démocrates majoritaires aux politiques d’émigration visant à germaniser l’Est prussien en 1917-1918. De là découle notre argument qui met en évidence l’incapacité de maintenir une cohésion entre les objectifs politiques et idéologiques socialistes par rapport à leur interprétation du rôle des intérêts nationaux face aux préceptes socialistes72. À cela s’ajoute l’idée que le SPD n’est plus, entre 1914-1918, un mouvement révolutionnaire et

69 Vorwärts, 6 novembre 1916 dans Maehl, William, Op. cit., p. 184 & p. 187 70 Konrad H. Jarausch, Op. cit., p. 397 71 Abraham Ascher, « « Radical » imperialists within German Social Democracy, 1912-1918 », Political Science Quarterly, Vol. 76, No. 4 (Déc., 1961), p. 573 72 David Stevenson, Op. cit., p. 228-229 20 relègue de nombreux peuples d’Europe centrale et orientale au rang de nation non historique73. Évidemment dans le cas des communautés germano-polonaises, il y a bien une certaine reconnaissance de l’historicité de la nation polonaise. Toutefois, nous ne nions pas que l’importance de l’historicité d’une nation demeure primaire dans la bonne compréhension de l’analyse des sociaux-démocrates afin de solutionner la Question polonaise.

Geoff Eley apporte une nuance importante sur l’utilisation du concept de « social imperialism » et des champs lexicaux nationalistes utilisés par les radicaux afin de décrire les députés révisionnistes du SPD. En effet, il affirme que l’utilisation de termes nationalistes péjoratifs par les membres du USPD n’est que « sarcastic on the discredited name of [the] Social Democracy74 ». Il ne s’agit donc que d’une utilisation rhétorique du concept d’impérialisme social afin de nuire à l’image publique de la direction et la députation de la Majorität. Par conséquent, il n’est pas possible de qualifier objectivement les ambitions polonaises du SPD d’impérialistes, voire même de nationalistes, surtout lorsqu’elles sont comparées à ceux des mouvements politiques et groupes de pression ouvertement nationalistes75. En effet, il faut voir le SPD comme ayant élevé « [the] international relations to the level of programmatic doctrine76. » Cette approche que nous reprenons dans le cadre de notre propre analyse adhère également à l’idée que l’expérience de la direction du mouvement auprès des organisations sociales-démocrates internationales avant le conflit favorise le développement d’une approche pragmatique vis-à-vis de « l’attitude dogmatique » du SPD à partir de 1912. Reprenant la formulation de John L. Snell, en 1912, le SPD « still sounded like Marx, but acted much more like the Revisionist leader, Eduard Bernstein, in domestic matters77 ». Cette position qui encourage l’abandon des révolutions armées en faveur d’une approche de réformes « par l’intérieur » favorise donc un rapprochement naturel entre le mouvement social-démocrate, les composantes majoritaire et minoritaire de la société allemande et des paliers gouvernementaux supervisés par la monarchie.

73 William Lee Blackwood, Op. cit., p. 24 74 Eley Geoff, « Defining Social imperialism: use and abuse of an idea », Social History, Vol. 1, No. 3 (Oct. 1976), p. 266 75 Immanuel Geiss, Op. cit., p. 66 76 William Lee Blackwood, Op. cit., p. 1-2 77 John L. Snell, « German socialists in the last imperial Reichstag, 1912-1918 », Bulletin of the international Institute of Social History, Vol. 7, No. 3 (Dec. 1952), p. 202-203 21

À la lumière de l’état de l’historiographie actuelle du mouvement social-démocrate allemand pendant la Première Guerre mondiale, nous ne pouvons nier qu’un certain sentiment nationaliste a influencé les décisions politiques du SPD concernant l’avenir de la nation polonaise pendant la guerre78. Cependant, il nous apparaît important de circonscrire le rôle de celui-ci dans l’optique où même l’un des théoriciens accusés de maintenir une ligne nationaliste au cours du conflit, Edouard Bernstein, s’oppose à l’intégration d’un traitement nationaliste des questions sociopolitiques propres à la social-démocratie européenne en affirmant son attachement aux traditions lassalienne du mouvement allemand79. En ce sens, les critiques dirigées contre Bernstein et le MSPD par ses adversaires sociaux-démocrates, à l’instar de la critique d’Eric D. Weitz concernant l’approche historiographique de Wolfgang Kruse80, « overdoes the intentionality of the SPD leaders […] At the same time, he probably underestimates the degree of nationalist sentiments among workers and the SPD rank and file81. » Ce faisant en 1917, année cruciale dans l’élaboration de la solution polonaise en Allemagne, la rupture politique entre les sociaux-démocrates allemands est consommée et se reflète, comme l’affirme David Kirby, par la quasi-inexistence de solidarité internationale entre les socialistes des deux factions82.

1.2.7. Conclusion Pour les sociaux-démocrates allemands, la Question polonaise et la Première Guerre mondiale influencent l’unité, non seulement de l’Empire allemand, mais également du mouvement socialiste allemand. La guerre et les enjeux polonais vont accélérer la déconstruction progressive de l’orthodoxie marxiste traditionnelle au profit d’une évolution politique menant à la création de deux tangentes politiques distinctes. Ces deux voies du socialisme jouent un rôle important dans la construction du programme politique polonais unifié souhaité par les sociaux-démocrates. Cela est d’autant plus vrai que celui-ci dépend d’institutions politiques sur lesquelles les socialistes n’ont que peu de contrôle ou sur le

78 Hans Ulrich Wehler, Sozialdemokratie une Nationalstaat. Nationalitätenfragen in Deutschland 1840-1914, Göttingen, Vandenhoeck & Rupreceht, 1971, 289 pages & Abraham Ascher, Op. cit., p. 555-575 79 Hans Mommsen, Op. cit., p. 220 80 Wolfgang Kruse, « Krieg und national Integration: Eine Neuinterpretation des sozialdemokratischen Brugfriedensschlusses 1914/15 », Essen, Kartext Verlag, 1994, 336 pages 81 Wolfgang Kruse, « “Krieg und national Integration: Eine Neuinterpretation des sozialdemokratischen Brugfriedensschlusses 1914/15”, Essen, Kartext Verlag, 1994, 336 pages », commenté par Eric D. Weitz, Central European History, Vol. 28, No. 3 (1995), p. 423-424 82 David Kirby, « International Socialism and the Question of Peace: The Stockholm Conference of 1917 », The Historical Journal, Vol. 25, No. 3 (Sept., 1982), p. 709-716 22 déroulement des opérations militaires en Europe de l’Est. Enfin, la question des buts de guerre demeure un enjeu quasi omniprésent au sein du mouvement socialiste puisqu’elle implique d’affronter l’ennemi idéologique russe. Ce sont les implications d’un tel affrontement, d’une part sur la nation allemande, d’autre part sur les communautés germano-polonaises, qui vont affecter les actions des sociaux-démocrates vis-à-vis des enjeux polonais en Allemagne tout au long du conflit.

Ce faisant, cette étude met de l’avant l’idée que la « social democracy postulated transformations on a global scale concomitant to the domestic changes it pursued83 » puisqu’elle représente au mieux l’attitude pragmatique de la majorité des sociaux-démocrates s’étant attardés à résoudre la Question polonaise au sein de l’État allemand entre 1912-1919. De plus, cet angle d’approche historiographique reprend d’une certaine façon deux des quatre caractéristiques de la doctrine démocrate en relations internationales présentées par Blackwood84. Ainsi, les sociaux-démocrates ont une « inherent preference » pour les empires allemand et austro-hongrois et considèrent le tsarisme comme la plus grande menace au progrès voulu par les grands acteurs internationaux dont fait partie l’Empire allemand. En ce sens, ils ne rejettent que partiellement l’aspect « national » du conflit. Cela a pour conséquence de percevoir le processus menant à une « Polnische Lösung » hybride mélangeant à la fois des préceptes sociaux-démocrates et nationalistes85.

Méthodologie & corpus de sources Afin de mettre en évidence le processus politique latent qui mène à la résolution de la Question polonaise pour les sociaux-démocrates allemands, il est nécessaire d’exposer les problématiques soulevées par l’avenir polonais tel que les sociaux-démocrates le conçoivent dans leurs politiques de guerre et leur évolution au cours des années 1914-1918. Par conséquent, il est nécessaire de mettre en évidence deux types d’acteurs qui affectent les décisions prises par le parti au cours de la Grande Guerre. Suivant l’affirmation selon laquelle le mouvement social-démocrate est une entité fragmentée maintenant son unité et sa cohésion via l’adoption d’une ligne directrice consensuelle86, la première catégorie d’acteurs qui influencent la solution polonaise du SPD est donc composée par les membres qui adhèrent aux

83 Ibid., p. 2 84 William Lee Blackwood, Op. cit. 85 Ibid., p. 18-19 86 David Stevenson, Op. cit., p. 107-108 23 valeurs du mouvement en Allemagne. Ces acteurs se caractérisent entre autres par l’adhésion ouverte à l’un ou plusieurs mouvements de pensée liés aux sociaux-démocrates de l’État allemand. Il est également intéressant de constater qu’en 1914, 49.1% des représentants sociaux-démocrates proviennent de Prusse, soit le membre de la fédération allemande ayant la plus forte densité de population polonaise87.

Il est possible de séparer les acteurs de cette catégorie en deux sous-catégories. Tout d’abord, il s’agit de la « majorité » (Die Majorität), c’est-à-dire les membres qui représentent la majorité des sociaux-démocrates allemands. Parmi ces individus se retrouvent, entre autres, la majeure partie du comité exécutif et un grand nombre de députés. Les membres de cette sous- catégorie détiennent donc le contrôle des institutions et organismes découlant directement du parti. Par conséquent, ce sont eux qui créent la ligne directrice du SPD concernant la Pologne au cours de la guerre. Dans un deuxième temps viennent les groupes marginaux (Die Minorität) qui gagnent en importance au cours du conflit. Ces regroupements rassemblent divers membres du mouvement social-démocrate qui, au cours de la guerre, déroge à la ligne directrice du parti. Ils sont caractérisés par leur militantisme élevé et leur opposition ouverte vis-à-vis du SPD et des décisions gouvernementales allemandes. Bien que cette sous-catégorie soit essentiellement composée par des groupes de la gauche « radicale » du mouvement allemand, tels le USPD et le futur Parti communiste allemand (KPD), certains groupuscules nationalistes, parfois sans dénomination officielle, y prospèrent88.

La deuxième catégorie représente les acteurs qui sont extérieurs au mouvement social- démocrate allemand. Ainsi, une première sous-catégorie est formée par les gouvernements allemand et prussien et les mouvements nationalistes polonais au sein de l’Empire allemand (Polen Fraktion). Ces acteurs incontournables de l’avenir polonais établissent les directives nationales et ils représentent et/ou administrent directement les régions à forte densité polonaise de l’Empire. Pour sa part, le deuxième sous-groupe est composé par les acteurs étrangers, c’est- à-dire les socialistes autrichiens, les sociaux-démocrates internationaux et le gouvernement impérial austro-hongrois qui sont les sources de pressions étrangères les plus importantes pour le SPD. Leur influence sur leurs collègues allemands s’explique par la coopération entre le SPD

87 John L. Snell, Op. cit., p. 200 88 Abraham Ascher, Op. cit., p. 573 24 et les socialistes autrichiens avant et pendant le conflit, en plus de l’activisme de diverses institutions austro-hongroises en faveur d’une solution dite austro-polonaise89.

La différenciation entre ces deux catégories d’acteurs est essentielle puisque c’est à partir de celle-ci qu’il nous est possible d’établir la provenance des changements dans le programme politique polonais des sociaux-démocrates allemands. En soi, elle permet de mettre en lumière l’interdépendance des deux catégories l’une envers l’autre, mais également envers leurs sous-catégories. Cette fragmentation des acteurs s’explique par les diverses facettes de la Question polonaise pendant la Grande Guerre. En effet, il est impossible d’analyser les objectifs des sociaux-démocrates allemands quant à la gestion des communautés germano- polonaises sans s’attarder à la solution austro-polonaise qui envisage l’option d’établir un système « trialiste » en Autriche-Hongrie90. De plus, il est nécessaire de voir dans le schisme social-démocrate de 1917 l’avènement d’une confrontation dans la conception de l’avenir de la nation polonaise au sein de la social-démocratie allemande. Par conséquent, la guerre positionne les sociaux-démocrates au centre d’un maelström qui affecte directement leurs objectifs polonais, notamment lors de l’élaboration de programmes en politiques intérieures propres aux communautés germano-polonaises, et indirectement lors des débats concernant la résurrection de la Pologne en Europe de l’Est. Maintenant vient le temps de s’intéresser à la documentation en elle-même. Il nous est possible de catégoriser les sources utilisées de la façon suivante :

1. Les documents émanant d’instances politiques comprenant les verbatim des débats au Reichstag et ses comités d’études, les mémoires destinés aux ministères impériaux ainsi que les documents provenant directement des parties sociales-démocrates.

2. Les sources journalistiques regroupant les nombreuses références journalistiques du mouvement social-démocrate allemand, mais plus précisément le Vorwärts qui occupe un rôle central de la présente étude.

89 Pour un aperçu de l’influence des socialistes autrichiens sur leur collègues allemands quelques années avant et en 1914, voir FLETCHER, Roger, « Socialist Nationalism in Central Europe Beofre 1914 : The Case of Karl Leuthner », Journal of History/Annales Canadiennes d’Histoire, Vol. 17, No. 1 (Apr. 1, 1982), p. 27-57. Pour un aperçu de l’évolution de la solution austro-polonaise voir SHANAFELT, Gary, Op. cit., 272 pages. 90 Gary Shanafelt, Op. cit., p. 79-86 25

Intéressons-nous d’abord aux sources émanant des institutions politiques allemandes. Allant du simple rappel à la lutte contre le tsarisme à la situation précaire des minorités nationales au sein de l’Empire, le cas polonais et ses questions annexes sont constamment représentés dans la documentation traitant de l’Europe de l’Est entre 1914 et 1918. Cependant, il est possible de constater dans les documents datant de 1914 à 1915 que les références à la Question polonaise ne sont que spontanées et ne semblent pas soulever les passions chez les députés d’autres mouvements politiques. Ce n’est qu’à partir de 1916 que le sujet se généralise et qu’il est possible d’observer une augmentation des débats abordant directement l’avenir de la nation polonaise. L’étude de cette question via les documents politiques officiels est donc bien souvent cantonnée à une étude des propositions, décisions et politiques touchant des sujets indirectement reliés à celle-ci, telle la gestion des minorités ethniques au sein de l’Empire, le traitement de la main-d’œuvre saisonnière et la gestion des ressources en temps de guerre. Parallèlement à cela, il est intéressant de constater que malgré l’importance prise par les ténors du mouvement social-démocrate allemand comme Philipp Scheidemann et Georg Ledebour, certains députés moins prédominants, tels les députés Oskar Cohn et Arthur Stadthagen pour ne nommer qu’eux, participent aux discussions en plus de critiquer ouvertement les politiques du gouvernement impérial concernant l’avenir de l’Europe de l’Est. Ces documents sont donc capitaux puisqu’ils présentent les positions des députés et les réflexions qui alimentent leurs argumentaires concernant la Pologne.

Parallèlement aux sources institutionnelles, ce sont les sources journalistiques qui traitent de la Question polonaise, de ses enjeux allemands et étrangers le plus ouvertement du point de vue des sociaux-démocrates. En effet, des journaux tels Vorwärts, Die Neue Zeit et Die Freiheit permettent de mettre en évidence les positions contradictoires des différentes factions au sein du mouvement socialiste allemand. Par conséquent, non seulement permettent-ils de mettre de l’avant les contradictions entre die Minorität et die Majorität concernant la Question polonaise, la presse permet également de discerner les sujets qui retiennent l’attention du mouvement et la récurrence de ceux-ci au cours des différents numéros. Ainsi, en se penchant plus spécifiquement sur le cas du Vorwärts pendant les quatre années de conflit, force est de constater que dès les premiers jours de la guerre jusqu’au mois suivant la signature du Traité de Brest-Litovsk (mars 1918), les articles abordant la situation polonaise en Allemagne et en Europe de l’Est sont récurrents et occupent une place de choix dans divers articles d’importances variables. Il est toutefois important de mentionner que la Question polonaise

26 semble être écartée momentanément du discours journalistique au cours de la seconde moitié de l’année 1915. Cette situation s’explique peut-être par la stagnation du conflit au cours de cette période. Dès lors, il est essentiel de préciser que le journalisme associé aux journaux socialistes évolue parallèlement aux tensions internes du mouvement et au conflit lui-même. Suivant cette logique, certains journaux, tel Die Neue Zeit, demeurent étroitement liés à la doctrine marxiste tandis que d’autres journaux rejoignant généralement davantage la masse populaire vont, au contraire, être influencés par la ligne directrice du parti et son lectorat. C’est d’ailleurs ce que souligne Troy R. E. Paddock lorsqu’il affirme que dès le décès de Karl Liebknecht91 en 1900, le Vorwärts adopte la ligne éditorialiste réformiste défendue par Eduard Bernstein92. Toutefois, cette évolution offre l’opportunité de saisir la complexité du domaine journalistique des sociaux-démocrates allemands au cours de la Grande Guerre93. En effet, plusieurs journaux liés au mouvement socialiste semblent vouloir se polariser quant aux enjeux liés à la Question polonaise. Ainsi, il est concevable d’en arriver à la même conclusion que Kurt Koszyk lorsque celui-ci affirme qu’« il n’existait aucune normalisation des presses sociales-démocrates, mais que les éditeurs pouvaient influencer l’attitude de son papier de façon significative et parfois même contre l’avis des officiels locaux ou régionaux94. » Cette situation nous pousse à croire que les journaux sociaux-démocrates semblent bénéficier d’une marge de manœuvre importante dans leur ligne éditoriale vis-à-vis des positions du parti lui-même. Dans le même ordre d’idée, il est certain que le rôle de l’éditeur devient central dans le processus de diversification éditorialiste pendant la guerre puisque celui-ci détermine la ligne éditoriale du journal dont il a la charge. En ce sens, Kautsky présente deux réalités intrinsèques aux sources journalistiques pendant la Grande Guerre95. D’un côté, il y a ce à quoi le comité exécutif du parti aspire, soit l’unité politique des différents canaux journalistiques du parti et la propagation de son point de vue concernant l’indépendance polonaise auprès de la masse populaire. De l’autre, il y a la marge de manœuvre éditorialiste qui permet à l’éditeur de choisir de soutenir ou de s’opposer au programme politique du parti et ainsi influencer les lecteurs quant à l’avenir de la Pologne via les textes qu’il publie. Conséquemment, il faut voir dans les sources

91 Karl Liebknecht (père) était un acteur important du journalisme et du socialisme allemand vers la fin du XIXe siècle. Fervent marxiste, il transmet ses idéaux à son fils, Karl Liebknecht membre fondateur du USPD et du mouvement communiste allemands. 92 Troy R. E. Paddock, Creating the Russian Peril: education, the public sphere, and national identity in Imperial Germany, NewYork, Camden House, 2010, p. 103 93 Kurt Koszyk, Zwischen Kaiserreich und diktatur; Die sozialdemokratische Presse von 1914 bis 1933, Heidelberg, Quelle & Meyer, 1958, p. 23 94 Troy R. E. Paddock, Op. cit., p. 59 95 Kurt Koszyk, Op. cit., p. 23 27 journalistiques plus qu’un reflet de ce qui est avancé lors des discussions au Reichstag. En effet, ces documents sont le reflet des rapports de forces internes et des dissensions par rapport aux programmes politiques du socialisme allemand entre 1914 et 1918. Pour ainsi dire, les sources journalistiques s’adaptent à la réalité politique de confrontations internes au sein du SPD pendant la guerre et juxtaposent celles-ci aux processus de délibération et aux solutions proposées à la Question polonaise. Par conséquent, ce manque d’uniformité par rapport aux directives de l’exécutif du SPD permet de voir les sources journalistiques comme étant « the best source for the myriad of views and voices that combined to constitue "public opinion"96. »

Une question aux multiples facettes La social-démocratie et la Question polonaise au tournant du XXe siècle sont deux aspects incontournables de la construction sociopolitique de l’État allemand. Toutes deux marginalisées par les pouvoirs impériaux allemands et royaux prussiens avant la guerre, ceux-ci s’imposent tout de même comme des acteurs prépondérants sur les questions frontalières est- européennes. Cette importance s’accentue en 1914, d’abord sous l’égide des sociaux- démocrates qui construisent un discours polonophile basé sur une lutte contre le tsarisme et la sécurité des provinces prussiennes orientales. Cela s’explique par la prise de conscience des politiciens sociaux-démocrates à l’effet que le programme politique qu’ils élaborent afin de résoudre les enjeux polonais de l’Empire se heurte à différents acteurs politiques internes à l’Empire allemand. En ce sens, l’internationalisation de la Question polonaise à la suite du déclenchement des hostilités en 1914, l’invasion russe de la Galicie, province polonaise de l’Empire austro-hongrois et les initiatives politiques déployées par l’administration russe menacent directement la stabilité des régions « polonaises » du Reich. En ce sens, pour les sociaux-démocrates, les événements de 1914-1915 dépassent le statut traditionnel de question diplomatique autrefois réservé à la Question polonaise. Pour le SPD, la participation active des communautés germano-polonaises au conflit, au profit des empires centraux, ne peut rester sans écho. Par conséquent, sous le couvert de la reconstruction d’un État polonais en Russie, une telle création étatique représente pour les sociaux-démocrates une occasion de légitimer leur militantisme pour des réformes politiques démocratiques et sociales favorables aux communautés germano-polonaises et, accessoirement, à l’ensemble des minorités nationales de l’Empire.

96 Troy R. E. Paddock, Op. cit., p. 102-103 28

La période de 1916-1918 demeure toutefois charnière, à la fois pour les sociaux- démocrates ainsi que pour les enjeux propres aux citoyens polonais d’Allemagne. En effet, nonobstant les efforts déployés par le SPD afin de résoudre la crise polonaise au déclenchement de la Grande Guerre, les députés sociaux-démocrates et militants polonophiles du mouvement sont parfaitement conscients qu’il existe dans l’imaginaire allemand et européen de nombreuses « Polognes ». En ce sens, plusieurs sociaux-démocrates croient que l’avenir des intérêts est- européens de l’Empire dépend d’une solution sociale-démocrate à la Question polonaise. Le but de réviser le statut sociopolitique des communautés polonaises d’Allemagne n’est pas un secret bien gardé du SPD qui, bien au contraire, en fait un objectif de guerre public. Or, bien que l’administration impériale se montre favorable à une indépendance partielle des Russo- Polonais, il en va tout autrement pour les sujets polonais du Reich. Apparait donc un dilemme cornélien pour le SPD qui, au travers de sa volonté de démontrer son soutien à la nation allemande en guerre, doit combattre les politiques et visées polonaises du gouvernement impérial au sein de ses frontières. La navigation maladroite des sociaux-démocrates entre l’appartenance à la nation allemande et la volonté de soutenir et, disons, plaire aux Polonais d’Allemagne au cours des années 1914-1918 est le facteur qui, à notre, avis explique la « Solution polonaise » de 1918.

Finalement, les événements menant à la Paix de Brest-Litovsk (mars 1918), puis à l’écroulement de l’Empire allemand ne sont pas sans affecter les projets polonais des sociaux- démocrates maintenant divisés en plusieurs parties suite au schisme de 1917. L’inégalité dans l’exercice du pouvoir et la fracturation politique progressive de l’Empire mis en évidence par la fracturation du mouvement social-démocrate allemand entre ce qui est connu comme Die Majorität (SPD), Die Minorität (USPD) et autres radicaux (Ex. KPD et Spartakusbund), ne permettent pas d’atteindre les révisions politiques bénéfiques à la minorité polonaise allemande tant attendue par les sociaux-démocrates et les communautés germano-polonaises. Bien au contraire, tandis que l’État fédéral délègue de plus en plus de pouvoir à des hommes militaires ouvertement opposés à la nation polonaise, le mouvement social-démocrate se retrouve à mener une guerre sur deux fronts, c’est-à-dire interne au mouvement et contre ses adversaires politiques traditionnels. En ce sens, les dernières années de la Première Guerre mondiale

29 mettent en évidence l’expérience difficile et l’épuisement du mouvement social-démocrate en Allemagne. Les difficultés à s’opposer, voire s’adapter aux décisions du gouvernement impérial mettent en évidence les défis en politique intérieure et étrangère des derniers mois du conflit rencontrés par les acteurs socialistes de l’Empire s’intéressant encore à l’avenir des Polonais d’Allemagne. Le destin des communautés germano-polonaises symbolise au cours de cette période le paradoxe qui déchire le mouvement social-démocrate au cours du conflit, c’est-à-dire le dualisme entre la libération d’une partie de la nation polonaise de l’impérialisme russe et le maintien d’une autre partie soumise aux intérêts de la nation allemande.

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Chapitre 1 : Vers un nouveau Doppeladler? Au début du XXe siècle, la Question polonaise est synonyme d’échec en Allemagne. Après plusieurs années de tourment sociopolitique, il est aisé de constater que les communautés polonaises de l’Empire ne sont toujours pas complètement assimilées à la nation allemande. Ainsi, malgré des politiques conciliantes qui offrent aux Polonais vivants et immigrants au sein de l’État fédéral allemand, plus précisément au sein du Royaume de Prusse, la citoyenneté prussienne et allemande, ceux-ci se considèrent comme une minorité possédant un héritage commun caractérisé par la langue commune [c.-à-d. polonais], l’appartenance de la majorité d’entre eux à la classe ouvrière urbaine ou rurale et, surtout, la pratique de la religion catholique97. En ce sens, le fort caractère nationaliste des communautés polonaises entre donc en compétition directe avec les implications des statuts de citoyen prussien et allemand dont ils disposent.

Les Polonais d’Allemagne et la stabilité allemande La véritable crainte des autorités allemandes concernant la minorité nationale polonaise d’Allemagne ne provient évidemment pas d’une quelconque peur d’un Empire allemand multinational, même si l’idée déplaît à de nombreux mouvements politiques et certains sociaux- démocrates. En fait, elle découle principalement du caractère révolutionnaire qu’entretient la nation polonaise au cours du XIXe siècle98. Il est intéressant de constater que certains sociaux- démocrates soutiennent le caractère combatif et révolutionnaire du nationalisme polonais. En effet, dans son article « Ein Beitrag zur Polenfrage » publié en 1908 dans le journal social- démocrate Die Neue Zeit, Julian Balthasar Marchleski99 affirme que les Polonais ont ainsi formé une sorte de société secrète dotée de sommes énormes provenant de la Galicie, de la Pologne russe et de l’Église; afin de lutter contre la commission de règlements et le capital allemand100. Malgré le militantisme face aux autorités impériale et prussienne, peut-on véritablement considérer que les communautés polonaises d’Allemagne représentent un danger à la stabilité du Reich à la veille de la Grande Guerre? La perception erronée vis-à-vis de la

97 Elke Hauschildt & Brian D. Urquhart, Op. cit., p. 156 98 Henri Ratynski, L’aigle blanc : Revue des questions poloniases, La Pologne et la Guerre, Lausanne, 1916, 258 pages. 99 Julian Balthasar Marchleski (1866-1925) est un social-démocrate puis communiste polonais, proche de la militante germano-polonaise Rosa Luxembourg ainsi qu’un membre influent de l’aile gauche du SPD. 100 Julian Balthasar Marchleski, « Ein Beitrag zur Polenfrage », Die Neue Zeit, 1908, p. 316 31 dangerosité que représentent les communautés polonaises à l’est de l’Empire permet un rapprochement intéressant entre les sociaux-démocrates et les citoyens polonais de l’Empire.

Assimilation et contre-assimilation : Le gouvernement impérial et la minorité nationale polonaise Les lois polonophobes adoptées par le gouvernement allemand dès la fin du XIXe siècle et jusqu’à la fin des années 1910, s’inscrivent dans la volonté politique d’assimilation des communautés polonaises de l’est de l’Empire à la nation allemande entamée au cours du siècle précédent. En ce sens, comme l’avance Elke Hauschildt, certaines de ces politiques, notamment celles liées à l’éducation de la jeunesse polonaise semblent rencontrer un certain succès. En effet, certains étudiants fréquentant l’École catholique de la région de Brême démontrent une attitude conforme aux conventions de la culture dominante en Allemagne101. Cependant, lorsque les diverses tentatives gouvernementales sont scrutées attentivement, le cas du système éducatif catholique, comme celui de Brême, est davantage une exception que la norme. En effet, comme l’avance le député Dr. Pachnicke (Fortschrittliche Volkspartei) : « la germanisation dans l’Ostmark102 n’est pas renforcée, au contraire […] la situation s’est développée de façon que […] sans exagération, la présence permanente de nombreux marchands allemands est remise en doute103 ».

L’ironie veut que la raison du « succès » de cette entreprise éducative soit dépeinte par le député fédéral, citoyen prussien, mais d’origine polonaise, Mathias von Brudzewo- Mielzynski (Poznań). Celui-ci explique que la situation observée à Brême se justifie uniquement par l’exclusion de la pratique de langue polonaise des écoles et l’impossibilité pour les enfants de recevoir une éducation catholique en Polonais, deux éléments clés du particularisme polonais en Europe. Comme celui-ci l’affirme au Reichstag « il est impossible pour un arbre de construire une maison sur son propre sol104 » et donc la culture polonaise ne peut survivre sans ces aspects primordiaux en Allemagne.

101 Elke Hauschildt & Brian D. Urquhart, Op. cit., p. 157 102 La terminologie « Ostmark » est utilisé en Allemagne afin de désigner l’ensemble des provinces orientales de l’Empire, notamment la Prusse orientale, la Poznanie et la Silésie, tous des foyers d’habitations de la minorité nationale polonaise en Allemagne. 103 Dr. Pachnicke, Verhandlungen des Deutschreichstag, Bd. 287, 100 Sitz, 1913, p. 3352 B/C 104 Graf v. Brudzewo-Mielzynski, Verhandlungen des deutsche Reichstag, Bd. 289, 141 Sitz., 1913, p. 4799 C 32

Ce que Brudzewo-Mielzynski met en évidence par son intervention en 1913, c’est la résistance passive de la société polonaise en Allemagne face aux politiques de germanisation des gouvernements fédéral et prussien. En effet, même si les autorités gouvernementales croient confirmer l’efficacité des politiques d’assimilation via le succès d’établissement semblable à celui de Brême, elles ne font qu’antagoniser les citoyens polonais de l’Empire. En effet, les communautés polonaises vont, en réponse à ces législations anti-polonaises, s’organiser autour d’éléments clés de leur culture (Ex. Église catholique, organisation syndicale, etc.) afin de maintenir leur cohésion en tant que communautés distinctes105. La résistance polonaise n’est évidemment pas sans réponse, en particulier pour les membres de la nation allemande côtoyant activement ces communautés. Pour beaucoup de Prussiens, les Polonais sont des citoyens de seconde zone. Bien que les communautés polonaises résistent aux politiques d’assimilation, beaucoup de ses membres sont actifs au sein de la société allemande. Que ce soit par la participation à la vie politique au sein de divers mouvements et même au sein des forces armées, les communautés polonaises semblent faire partie de cette société nationale allemande qui s’est développée sous la gouverne de Bismarck.

Les Polonais d’Allemagne et les sociaux-démocrates : Une coopération grandissante ou opportuniste? C’est avant tout le sentiment d’injustice et d’oppression qui motive l’activisme polonais dans les provinces orientales de l’Empire. Comme l’affirment les historiens Elke Hauschildt et Briand D. Urquhart, l’adhésion de citoyens polonais de l’Empire à des mouvements nationalistes violents tels le Sokoll et le Straz est assez rare106. En ce sens, c’est ce même sentiment d’injustice qui motive le SPD à intervenir de plus en plus dans les enjeux propres à la Question polonaise en Allemagne. S’insurgeant contre les politiques polonaises de l’administration wilhelmienne, le député Hermann Wendel (SPD) affirme que le seul principe guidant les politiques polonaises de l’Empire « semble être l’injustice107 ».

105 Elke Hauschildt & Brian D. Urquhart, Op. cit., p. 157 106 Ibid., p. 164 107 Député Hermann Wendel, Verhandlungen des Deutschreichstag, Bd. 284, 36 Sitz, 1912, p. 1049C 33

À partir de la décennie 1910, les discours des politiciens polonais insistent sur des enjeux propres aux sociaux-démocrates allemands et vice-versa. Que ce phénomène soit la résultante d’une quelconque volonté de rapprochement entre les deux mouvements politiques ou simplement une convergence d’intérêts vis-à-vis des enjeux circonstanciels, les deux mouvements partagent avant août 1914 des objectifs communs. Ainsi lorsque le député Brandys (Polenfraktion) affirme que les citoyens polonais du Reich :

« supportent le fardeau de [l’] État et de [l’] Empire autant que les citoyens de nationalité allemande. Nous apportons des sacrifices de biens et de sang et nous accomplissons nos devoirs aussi bien que tous les autres citoyens. C’est pourquoi nous demandons le même traitement. Mêmes devoirs, mêmes droits108! »

Il insiste sur la volonté des citoyens polonais d’être des membres actifs de la société allemande. Ainsi, les Polonais d’Allemagne sont des citoyens allemands comme les autres puisqu’ils participent activement à l’avancement de la société allemande comme tous les autres citoyens.

La référence à la nation polonaise comme un outil de production est en quelque sorte un clin d’œil au statut prolétarien d’un nombre important de Polonais en Allemagne. Or, cet argument n’est pas étranger au mouvement social-démocrate, bien au contraire, il est l’un de ses concepts phares. Un autre signe de la coopération grandissante entre les deux mouvances politiques, le député Georg Ledebour (SPD) affirme au gouvernement en mars 1914 que son programme polonais a seulement réussi à « susciter artificiellement une amertume passionnée entre les Polonais et les Allemands du Reich allemand109 ». Toutefois, peut-on affirmer que la relation entre la social-démocratie allemande et les citoyens polonais de l’Empire découle d’un rapprochement de longue date ou s’agit-il plutôt de la résultante de dynamiques sociopolitiques émergeant au XXe siècle? La présence des communautés polonaises au sein de l’Empire allemand ne semble pas avoir motivé un quelconque rapprochement naturel avec les sociaux-démocrates avant la décennie 1910. Bien au contraire, la ligne directrice du SPD décrite dans le Programme d’Erfurt de 1891 ne traite pas véritablement de la question des minorités

108 Député Brandys, Verhandlungen des Deutschreichstag, Bd. 289, 143 Sitz., 1913, p. 4903A 109 Député Georg Ledebour, Verhandlungen des Deutschreichstag, 1914, Bd. 293, 228 Sitz., p. 7838 34 nationales. En effet, elle se concentre d’abord et avant tout sur la question de la lutte des classes 110. En soi, c’est la doctrine marxiste avec le concept de lutte des classes et le combat du prolétariat qui domine encore lors de l’élaboration du Programme d’Erfurt. Ainsi, pour le SPD, les membres de la minorité nationale polonaise sont avant d’être polonais, des prolétaires.

Les questions nationales ne sont toutefois pas exclues des discussions au sein du mouvement. Bien au contraire, il est possible de trouver des résolutions qui, si mises en place, favoriseraient particulièrement les communautés polonaises. C’est notamment le cas de l’article 2 du Programme d’Erfurt de 1891 qui prévoit l’acquisition d’une autonomie gouvernementale pour les minorités nationales à tous les niveaux politiques de l’Empire111. D’une certaine façon, comme le met en évidence l’historien Sebastian D. Schikl, la Pologne agit comme un baromètre du droit des minorités à l’autodétermination pour les sociaux-démocrates. Plus précisément, il affirme que la première opinion sur ce concept se réfère à la situation polonaise. Ce n’est que par la suite qu’il devient un « principe universel »112.

La relation entre sociaux-démocrates et les communautés polonaises de l’Empire n’est toutefois pas qu’une histoire à succès. Bien au contraire, elle est marquée par une rivalité qui persiste à la veille de la Grande Guerre. En l’occurrence, les tensions entre le mouvement social-démocrate et la nation polonaise tirent ses racines, selon le journaliste et politicien social-démocrate Julius Bruhns, du caractère « national » des communautés polonaises113. En effet, bien que les positions politiques des mouvements polonais du Reich soient, à bien des égards, légitimes aux yeux du mouvement social-démocrate allemand, il n’en demeure que celles-ci ne visent qu’à défendre les intérêts polonais et non ceux du prolétariat. En fait, selon Bruhns, le SPD est aux prises avec sa propre Question polonaise114. En effet, diverses institutions fondées par et pour les Polonais d’Allemagne entrent, au tournant du siècle, en compétition directe avec celles soutenues par le SPD. Par exemple, la fondation en 1894 d’un

110 Programme d’Erfurt, 1891, Erfurt, German History in Documents and Images, p. 3-6, http://germanhistorydocs.ghi-dc.org/, consulté le 5 janvier 2017 111 Ibid. 112 Sebastian D. Schikl, Op. cit., p. 259 113 Julius Bruhns, « Polenfrage und Sozialdemokratie », Die Neue Zeit, 1908, p. 709-710 114 Ibid., p. 711-712 35 parti politique social-démocrate polonais en Allemagne le Zwiazek Polakow w Niemzech (ZPwN) ainsi qu’un syndicat, le Zjednoczenie Zawodow Polski (ZZP) représente un véritable obstacle à l’intégration des prolétaires polonais d’Allemagne au sein du mouvement social- démocrate. De plus, elle met en évidence la différence fondamentale entre les valeurs de la social-démocratie allemande et polonaise, c’est-à-dire la fondation nationaliste du mouvement polonais115.

Cette réalité rend donc difficile pour de nombreux sociaux-démocrates allemands d’outrepasser le caractère indépendantiste des sociaux-démocrates polonais d’autant plus que l’idée qu’il existe en Allemagne un « “gouvernement” de Pologne116 » composé d’associations et de syndicats nationaux polonais est omniprésente. Nous croyons donc qu’à l’instar du gouvernement allemand qui cherche à intégrer depuis des décennies les citoyens d’origine polonaise de l’Empire à la nation allemande, les sociaux-démocrates soutiennent des politiques d’assimilation des institutions sociales des dits citoyens afin de centraliser le mouvement social-démocrate au sein du Reich.

Julius Bruhns justifie un tel programme en affirmant qu’il est impératif pour le SPD « de gagner le soutien de la classe prolétarienne polonaise à la social-démocratie117 ». En effet, pour le SPD la présence d’institutions ouvrières polonaises est bien plus qu’une simple question de rivalité syndicale ou de mouvements politiques concurrents. En effet, c’est la nature inhérente au nationalisme polonais, c’est-à-dire l’aspect révolutionnaire et violent, qui est, à notre avis, la cause sous-jacente aux problèmes polonais des socialistes de la décennie avant la guerre. Or, la question se présente ainsi à la direction du SPD : comment gagner les Polonais à la doctrine sociale-démocrate allemande avant celle de la lutte nationale? Julius Bruhns suggère d’utiliser les intérêts nationaux des Polonais d’Allemagne afin de favoriser une entente cordiale avec les sociaux-démocrates polonais. Selon lui, les membres du SPD doivent démontrer que le prolétariat polonais de Prusse dépend « entièrement et exclusivement de la social-démocratie, non seulement pour ses intérêts en tant que classe sociale, mais aussi pour ses intérêts

115 Elke Hauschildt & Brian D. Urquhart, Op. cit., p. 163 116 Julian Balthasar Marchleski, Op. cit., p. 316 117 Julius Bruhns, Op. cit., p. 708 36 nationaux118 ». Suivant cette logique, il renchérit dans le même article en affirmant que les lois prussiennes sur l’assimilation et l’expropriation de citoyens polonais « démontrent une nouvelle fois les devoirs qu’ont les démocrates envers les peuples opprimés, ils nous révèlent également que cette politique d’oppression menace les intérêts de toute la classe prolétarienne allemande119 ».

Polonisation et révisionnisme Certes, démontrer aux communautés polonaises que leurs intérêts nationaux et prolétariens vont de pair semble une chose aisée à dire. Cependant, pour un peuple qui lutte depuis un siècle pour récupérer son indépendance, la question nationale déteint sur toutes autres préoccupations politiques et sociales. En ce sens, il est primordial pour les sociaux-démocrates que les communautés polonaises puissent continuer à s’identifier comme étant ethniquement polonaises, mais également que celles-ci soient des membres actifs de la masse prolétarienne allemande. Julian Balthasar Marchleski (SPD) abonde dans cette direction lorsqu’il affirme que « dans cette lutte contre l’État policier, le prolétariat polonais ne fait qu’un avec la majorité écrasante du peuple allemand, le prolétariat allemand; c’est là que réside le gage de sa victoire120 ».

Le début de la décennie 1910 va jouer en faveur du SPD dans sa quête d’acquérir le soutien des communautés polonaises. En effet, les tensions diplomatiques entre l’Empire allemand et les autres empires européens favorisent la création d’une atmosphère politique favorable aux mouvements réformistes en Allemagne. C’est dans cette dynamique politique que s’insère le programme politique polonais du SPD. En effet, l’absorption réussie du ZPwN et ses institutions par le mouvement social-démocrate en 1903 et les interventions favorables envers les communautés polonaises sur la scène nationale par des députés sociaux-démocrates permettent le ralliement progressif des citoyens polonais de l’Empire à la cause du SPD121 et d’autres partis politiques partageant des valeurs communes, notamment le Zentrum. Toutefois, la disparition du parti social-démocrate polonais explique difficilement le soutien des communautés polonaises allemandes au SPD. En se référant aux études sur la social-démocratie

118 Ibid. 119 Ibid. 120 Julian Balthasar Marchleski, Op. cit., p. 319 121 Elke Hauschildt & Brian D. Urquhart, Op. cit., p. 164 37 allemande entre 1905 et 1917 de Carl Shorske122, Jean-François Fayet affirme qu’il existe un lien de cause à effet entre la Révolution de 1905 en Russie et l’arrivée de nouveaux membres d’origine polonaise au sein du mouvement social-démocrate en Allemagne. En effet, celui-ci croit que l’une des conséquences de la Révolution de 1905 est la fuite de nombreux membres de la communauté russo-polonaise vers l’Allemagne et leur adhésion au SPD. Selon lui, cela s’explique par le fait que certains réfugiés politiques polonais, dont Rosa Luxembourg, font partie en 1905 du mouvement social-démocrate polonais et que, par conséquent, il est plus naturel pour eux de se greffer à un mouvement social-démocrate bien implanté en Allemagne. Jean-François Fayet décrit d’ailleurs ce phénomène d’intégration par le SPD des sociaux- démocrates polonais de « polonisation » de la gauche allemande123.

L’arrivée de ces réfugiés politiques polonais au sein du mouvement allemand a aussi pour conséquence l’intégration progressive du particularisme national propre à la nation polonaise qui se traduit par des interventions remarquées de certains députés sociaux- démocrates, dont Georg Ledebour, concernant la situation des communautés polonaises dans l’Empire. En effet, bien qu’initialement, le SPD semble uniquement s’intéresser à l’avenir du statut des ouvriers polonais124, à la suite de la Révolution de 1905 en Russie, les députés du SPD s’intéressent de plus en plus au statut sociopolitique des citoyens polonais. Ce nouvel intérêt envers les questions sociopolitiques propres aux Polonais se veut le reflet d’une nouvelle réalité politique au sein du mouvement social-démocrate allemand. Cette réalité se présente sous la forme du mouvement révisionniste dirigé par Eduard Bernstein au tournant du XXe siècle. Celui-ci offre une toute nouvelle perspective sur la coexistence pacifique de la social- démocratie et des questions nationales. Il est très probable que les crises nationales répétées en Europe centrale et dans les Balkans soient un facteur décisionnel important dans le cas actuel125. En effet, selon la doctrine dite « révisionniste », les concepts de nationalisme et de prolétariat ne sont pas nécessairement mutuellement exclusifs. Bien au contraire, ceux-ci peuvent aspirer aux mêmes objectifs. Plus que cela, elle permet de rallier les bases militantes du

122 Carl E. Shorske, German Social Democracy, 1905-1917, The Development of the Great Schism, Cambridge, Harvard University Press, 1983, 358 pages 123 Jean-Françcois Fayet, Op. cit., p. 414-415 124 Député Georg Ledebour, Verhandlungen des Deutschreichstag, Bd. 287, 100 Sitz., 1913, p. 3364C 125 Marc Ferro, « 9. Russie : Le mouvement socialiste devant le problème national et coloniale », p. 254 dans HAUPT, Georges, REBÉRIOUX, Madeleine, Le Deuxième Internationale et l’Orient, Paris, Editions Cujas, 1967, 493 pages 38 mouvement au sentiment national, nous dirons même patriotique, inhérent à la masse populaire de l’époque. Par la même occasion, elle permet de réconcilier la social-démocratie à ses opposants traditionnels au sein du gouvernement impérial afin de permettre, à terme, l’implantation de réformes visant à démocratiser le régime. Eduard Bernstein justifie cette vision de la social-démocratie allemande en affirmant que :

« Social Democracy is not yet in power, it does assume a position of power that imposes certain obligations on it […] But nothing commands it to support the renunciation of Germany’s current or future interests, if, or because, English, French, or Russian chauvinists take offense at the relevant policies126. »

Cette opinion est renforcée par les tensions européennes du début de la décennie 1910, notamment entre les empires russe et allemand ennemis traditionnels des sociaux-démocrates allemands et de la nation polonaise. Parallèlement à cela, la réémergence de la Question polonaise à l’échelle européenne se fait également sentir au sein du mouvement social- démocrate qui ne tarde pas à se l’approprier davantage. En ce sens, le député Georg Ledebour entame un débat sur le statut sociopolitique des communautés polonaises qui va se perpétuer jusqu’en 1918, c’est-à-dire comment peut-on intégrer socialement et politiquement les Polonais d’Allemagne au sein de la société allemande. Sans nécessairement parler d’assimilation comme le font les mouvements nationalistes, le SPD cherche plutôt à offrir aux communautés germano-polonaises la même importance politique que la majorité germanique. De cette façon, la minorité polonaise de l’Empire aurait moins le sentiment que « les autorités croient pouvoir faire tout de façon unilatérale127 », donc sans le consentement des citoyens de ses minorités.

Il est nécessaire de remettre en contexte l’escalade des interventions faites par Georg Ledebour et d’autres politiciens de l’Empire au sujet de la Question polonaise pendant les quelques années avant la guerre. Bien qu’aucun conflit entre les grands empires européens ne semble être imminent jusqu’à la Crise de juillet 1914, le réseau diplomatique européen est fortement défavorable à l’Empire allemand. Encerclée par la France et l’Empire russe, l’administration impériale entretient depuis l’Alliance franco-russe de 1892 la hantise d’une intervention conjointe de la France et de la Russie contre elle. La menace russe permet toutefois

126 Eduard Bernstein, « Socialist “Revisionism”: The Immediate Tasks of Social Democracy (German History in Documents and Images) », GHDI, 1899, p. 2, consulté le 06-03-2020 127 « Reichstagsausschuss für den Reichshaushalt », Vorwärts, No. 305, Berlin, 5 novembre 1916, p. 6 39 de bonifier les interventions des sociaux-démocrates au sein des diverses diètes où le parti est présent. Ainsi, en 1913, Ledebour affirme que des politiques favorables aux communautés polonaises en Allemagne seraient bénéfiques à l’État et la nation allemande puisqu’elles pourraient attirer les sympathies de la diaspora polonaise européenne et protéger l’État allemand des fourberies d’empires rivaux128. Le SPD saisit par la même occasion l’opportunité de mettre en lumière divers systèmes pouvant favoriser l’intégration sociopolitique des Polonais à la nation allemande. En effet, comparant le système de gestion des minorités nationales allemandes à celui de la Fédération suisse, Ledebour croit que si le Reich utilisait le système fédéral helvétique, celui-ci aurait l’occasion de se doter d’un avantage considérable sur l’Empire russe en cas de conflit, c’est-à-dire la loyauté de l’ensemble de la nation polonaise129. Cet élément est particulièrement important pour le gouvernement impérial puisqu’après de nombreuses décennies à légiférer contre la nation polonaise, il nous apparaît justifié qu’en cas de guerre avec la Russie, les communautés polonaises en Prusse soient moins enclines à lutter pour un État cherchant à les évincer.

L’intervention de Georg Ledebour établit les fondations politiques, voire même idéologiques, du SPD concernant la Question polonaise pour les quatre années de conflit à venir. En effet, pour les sociaux-démocrates, l’avenir des communautés polonaises au sein de l’État allemand devient synonyme de lutte pour la libération du peuple polonais opprimé par le Tsarisme. Toutefois, en adoptant cette attitude vis-à-vis du cas polonais, les sociaux- démocrates créent un paradoxe politique intéressant. En effet, d’un côté, nous avons le mouvement social-démocrate allemand qui lutte pour la démocratisation, l’inclusion des minorités nationales et contre l’instrumentalisation des politiques étrangères en faveur d’une meilleure cohésion sociale, comme l’envisage le social imperialism de Bismarck130. De l’autre, en basant la solution à la Question polonaise en Allemagne sur le succès d’une guerre de libération en faveur de la nation polonaise en Russie, les sociaux-démocrates instrumentalisent eux-mêmes les politiques étrangères de l’Empire afin d’améliorer la situation sociopolitique de la minorité polonaise. En bref, le mouvement social-démocrate devient, en quelque sorte, un

128 Député Georg Ledebour, Op cit., p. 5491 d 129 Ibid. 130 Pour plus d’informations concernant les sociaux-démocrates allemands et leur rapport à la doctrine de l’impérialisme social voir ELEY, Geoff, Op. cit., p. 265-290 et HOVDE, Brynjolf J., « Socialistic Theories of Imperialism Prior to the Great War », Journal of Political Economy, Vol. 36, No.5 (Octobre 1928), p. 569- 591. 40 outil de propagation de l’idéal véhiculé par la doctrine du social imperialism en ce qui concerne la normalisation du statut de la minorité polonaise de l’État.

Il nous semble important de mettre en évidence que le SPD n’adhère pas officiellement à cette vision de la gestion des politiques étrangères et intérieures. En fait, il est plus probable que les socialistes fassent ici davantage preuve de pragmatisme concernant les aspects historiques et les diverses facettes propres à la Question polonaise en Europe orientale qu’une utilisation réelle du social imperialism. Pour eux, il semble aller de soi que pour améliorer efficacement le sort des communautés polonaises situées en Prusse, elles doivent gagner en importance politique. Par conséquent, pour les sociaux-démocrates, la montée en importance des Polonais d’Allemagne passe autant par l’établissement de politiques intérieures avantageuses que de politiques étrangères favorables à l’Empire, d’où l’importance accordée à la libération des Polonais soumis au joug russe. D’un mouvement d’opposition contre la doctrine de l’impérialisme social de Bismarck131, il en devient, probablement inconsciemment, l’outil de sa propagation par l’adoption d’une posture militariste envers l’Empire russe dans l’objectif avoué de promouvoir le statut de la nation polonaise en Prusse et, plus largement, en Europe. Dans la même logique, en soutenant l’intervention du député Mathias von Burdzewo- Mielzynski lorsque celui-ci affirme au Reichstag qu’il est dans « l’intérêt […] d’une paix générale […] que la Russie respecte le caractère national des dix millions de Polonais vivant sur son territoire132», les sociaux-démocrates s’engagent donc à soutenir un discours politique belliciste envers un Empire russe, qu’il qualifie lui-même « d’empire archaïque, despotique, asiatique133 ». En résumé, les sociaux-démocrates s’opposent à ce que beaucoup qualifient de nature barbare de l’État russe vis-à-vis de la Pologne historique, protectrice de la civilisation, de la liberté et de l’« asianisme134 ». Ils présentent donc les membres des communautés germano-polonaises du Reich comme des alliés de la nation allemande dans sa mission civilisationnelle vis-à-vis du barbarisme russe. L’intervention de von Burdzewo-Mielzynski, acclamé par les sociaux-démocrates présents à la diète impériale, renforce l’idée d’une lutte « juste » pour libérer la nation polonaise et soutenir l’ascension sociopolitique des citoyens

131 Pour plus d’informations concernant les sociaux-démocrates allemands et leur rapport à la doctrine de l’impérialisme social voir ELEY, Geoff, Op. cit., p. 265-290 et HOVDE, Brynjolf J., Op. cit., p. 569-591. 132 Graf v. Brudzewo-Mielzynski, Op. cit., p. 4799-4800 133 Troy R. E. Paddock, Op. cit., p. 105 134 Dr. A. von Guttry, Die Polen und der Weltkrieg, Ihre politische und wirtschaftliche Entwicklung in Russland, Preusen und Österreich, München und Berlin, Georg Müller, 1915, p. VIII 41 polonais des États prussien et allemand. Par conséquent, loin de véritablement adopter l’impérialisme social comme une doctrine politique, il est plus probable que le SPD instrumentalise celle-ci en faisant davantage preuve de pragmatisme concernant les aspects historiques et les diverses facettes propres à la Question polonaise en Europe orientale, l’un servant l’autre en quelque sorte.

Sans offrir un casus belli à l’Allemagne, les positions communes entre les sociaux- démocrates et les politiciens germano-polonais offrent donc l’opportunité aux sociaux- démocrates de légitimer leur programme polonais, leur posture belligérante concernant la Russie, en plus d’offrir à la nation allemande une mission, non seulement envers ses communautés polonaises, mais également envers les communautés russo-polonaises. En ce sens, selon Ledebour, la nation allemande a la responsabilité vis-à-vis des Polonais et « pour le bien de la nation allemande135 » de mener à bien la libération de la nation polonaise du joug du tsarisme. Par conséquent, à la veille de la Grande Guerre, les enjeux polonais en Allemagne sont indissociables des sociaux-démocrates et, accessoirement, de l’Empire allemand du fait de ses implications sociopolitiques. Il nous est impossible de passer sous silence le caractère nationaliste de la rhétorique de la position des sociaux-démocrates concernant l’avenir des communautés polonaises d’Europe. Effectivement, ce qui légitime aux yeux de bien des socialistes l’intervention contre la Russie n’est pas uniquement le soutien à des camarades prolétaires, mais bien l’idée d’une coopération entre deux nations. Cela semble, à première vue, contradictoire avec le Programme d’Erfurt profondément attaché à la doctrine marxiste de lutte des classes et de coopération du prolétariat. Cependant, les actions entreprises par la social- démocratie allemande en faveur de la nation polonaise en Allemagne et ailleurs s’inscrivent ici dans un processus de reconnaissance tacite du particularisme national polonais. Les sociaux- démocrates allemands sont prêts à la veille du conflit, non seulement à le reconnaître comme une réalité sociale au sein des frontières allemandes, mais aussi de soutenir celle-ci à l’étranger afin de l’aider dans sa quête d’émancipation de la nation polonaise vis-à-vis de l’Empire russe.

Concrètement, ce soutien auprès de la minorité polonaise du Reich se manifeste au sein des institutions politiques allemandes par l’utilisation du capital politique des sociaux-

135 Ledebour, Op. cit., p. 5491D 42 démocrates afin de s’opposer publique aux politiques de germanisation et d’expropriation de l’État. Ce n’est pas sans raison qu’en mars 1914, Georg Ledebour s’exclame au cours d’une séance du Reichstag : « vous n’avez pas germanisé un seul Polonais, et les Polonais seraient des gens bien misérables s’ils laissaient de telles politiques les dissuader de leur nationalité136 ». Le virage polonophile du SPD entamé au tournant du siècle devient donc une réalité politique publique à l’aube de la Grande Guerre.

Le conflit faisant suite à la Crise de juillet 1914 renforce l’idée de l’importance de l’avenir d’un État polonais indépendant. Cette idée est primordiale pour solutionner les problématiques à la fois pour les communautés polonaises présentes en Allemagne, mais aussi pour les Polonais de Russie et d’Autriche-Hongrie. Pour reprendre une position du SPD qui parait dans le journal Vorwärts en août 1916, la Question polonaise est probablement la « question la plus importante […] en raison de la grande importance qu’avait le destin ultime de la Pologne sur les politiques [internes] de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie137 ». Lorsque les hostilités éclatent entre les empires centraux et la Russie à l’été 1914, l’historique des relations entre le mouvement social-démocrate allemand et la minorité polonaise ne disparaît pas pour autant. Bien au contraire, les sociaux-démocrates mettent de l’avant des positions favorables aux communautés polonaises du Reich. Ces positions s’observent entre autres par le combat du SPD vis-à-vis des initiatives entreprises par le gouvernement impérial russe qui tentent de solidifier sa relation avec l’ensemble de la nation polonaise entre 1914 et 1916.

136 Ledeboug, Verhandlungen des Deutschreichstag, 1914, Bd. 293, 228 Sitz., p. 7838 137 Vorwärts, Op. cit., p. 1 43

Chapitre 2 : Pouvoir et contre-pouvoir : La « croisade polonaise » À la veille de la Grande Guerre, les principaux adversaires des communautés germano- polonaises se retrouvent concentrés au sein des ligues et groupes de pression nationalistes qui ont fait de la Prusse orientale leurs terrains d’activités de prédilection. Les conséquences de la confrontation entre le nationalisme allemand et la minorité nationale polonaise de l’Empire se manifestent entre autres par l’utilisation d’un vocabulaire de confrontation où ce qui n’est pas germanique ou germanophile devient l’adversaire à vaincre138. C’est dans ce contexte qu’à l’été 1914 au début des opérations militaires contre l’Empire russe, les Polonais d’Allemagne deviennent pour un grand nombre d’acteurs politiques allemands et prussiens, les Reichsfeinde, c’est-à-dire les ennemies de la nation allemande139. Pour la social-démocratie allemande, ce statut d’ennemi du peuple est tout simplement ridicule. Bien qu’ils reconnaissent que « certains éléments polonais ne doivent pas être sous-estimés comme ennemis ou amis140 », la croyance dans le bon jugement de la nation polonaise les pousse à croire que ceux-ci ne se rallieront pas à la Russie tsariste en cas de conflit avec l’Allemagne. Plus précisément, les sociaux- démocrates, comme d’autres mouvements sociopolitiques allemands similaires, professent l’idée qu’il est impératif que les Polonais de l’Empire « estiment qu’ils appartiennent au Reich allemand et à la nation allemande en toute loyauté et attachement141 ». De cette façon, la loyauté des citoyens polonais pourrait être assurée à l’État allemand142. Suivant cette croyance, les frontières orientales du Royaume de Prusse, majoritairement polonophone, prennent une signification particulière pour le SPD qui y voit l’un des principaux champs de bataille avec, d’un côté, les mouvements nationalistes allemands, de l’autre, l’Empire russe qui s’apprête à entrer en guerre. Par conséquent, c’est dans les confins orientaux de la Prusse que la Question polonaise prend tout son sens pour les sociaux-démocrates entre 1914-1916.

138 À titre de lectures d’introduction pour ces concepts consulter KENNETH ROSENTHAL, Harry, « The Prussian views of the Pole: The Significance of the Year 1894 », The Polish Review, Vol. 17, No. 1 (Winter, 1972), p. 13-20 139 Gary D. Stark, Banned in Berlin, Literary censorship in Imperial Germany, 1871-1918, New York, Berghahn Books, 2009, p. 105 & GOLDBERG, Ann, « Hate Speech an Identity Politics in Germany, 1848- 1914 », Central European History, Vol. 48, No. 4 (Decembre 2015), p. 480-497 140 Georg Ledebour, Verhandlungen des Deutsche Reichstag, Bd. 290, 160 Sitz., 1913, p. 5492 141 Werner Conze, Polnische Nation und deutsche Politik im Ersten Weltkrieg, Koln, Bohlau, 1958, p. 31 142 Pour une lecture présentant la genèse du phénomène du loyalisme polonais vis-à-vis de l’État allemand, vous référer à BLANKE, Richard, Op. cit., p. 548-565 et BJORK, James, « Flexible Fatherlands : “Patriotism” among Polish-speaking German Citizens during World War I », Central European History, Vol. 53, No. 1 (March 2020), p. 71-93 44

Représentés par quelques députés sociaux-démocrates, dont certains d’envergure tels que Hugo Haase, Georg Ledebour et Karl Liebknecht, les sociaux-démocrates visent principalement deux objectifs clés. Premièrement, ils doivent s’assurer de continuer à s’opposer aux mécaniques d’oppression internes au Reich. Deuxièmement, ils doivent réussir à démontrer la menace que représente une possible avancée russe au sein des territoires polonais de l’État prussien. L’avènement de la guerre entre les empires allemand et russe provoque une évolution drastique dans les politiques orientales de l’État allemand, mais plus spécifiquement du Royaume de Prusse. Bien que les groupes nationalistes demeurent les adversaires internes en ce qui concerne le statut des communautés germano-polonaises, l’adhésion au Burgfrieden en 1914 et les offensives russes en Prusse orientale réorientent le point focal du programme politique polonais du SPD vers une lutte ouverte avec l’Empire russe et insèrent les problématiques législatives polonophobes au sein de celle-ci. En ce sens, l’importance symbolique qui accompagne le tsarisme au sein du mouvement social-démocrate allemand va jouer un rôle primordial dans l’élaboration d’un plan polonais socialiste au cours des deux premières années de conflit. Par conséquent, bien que les sociaux-démocrates continuent de contrer les attaques directes ou indirectes contre la minorité nationale polonaise par les opposants traditionnels à celle-ci au sein du Reich, ces efforts sont relégués au second plan afin de favoriser la menace tsariste. Ainsi, les interventions des députés ou médias du SPD vont surtout se concentrer autour de la réhabilitation des membres des communautés germano- polonaises au sein de la société allemande dans un contexte où l’Empire russe représente un réel danger au maintien de la loyauté et de la cohésion sociopolitique entre les institutions sociopolitiques allemandes et les communautés germano-polonaises. Les sociaux-démocrates mettent donc l’accent sur le fait qu’aucune loi anti-espionnage n'est nécessaire envers les Polonais de l’Empire, mais que pour s’assurer leur coopération complète, le « peuple a davantage besoin de liberté et d’équité143. »

Légitimer la défense nationale par la défaite du Tsarisme Les enjeux propres aux questions nationales allemandes et polonaises en Prusse orientale prennent de la vigueur dès le déclenchement des hostilités. Le nationalisme allemand joue un rôle prépondérant dans le développement d’une perception péjorative de l’Allemagne à

143 Auswärtiges Amt Archiv, 1/965, Bd. 291, 1913/1914, Signatur : 4. J. publ. g., 1142 y, A-291, p. 6002 45 l’égard de la nation polonaise. Il semble que dès 1914, plusieurs États neutres, notamment le Royaume d’Italie, considèrent que les véritables ennemis du peuple polonais sont les empires centraux. En ce sens, comme le rapporte un article du Vorwärt tirant ses informations d’un journal milanais, les efforts de mobilisation des communautés polonaises des empires centraux au sein d’un corps d’armée polonaise « n’a soulevé aucun Polonais contre la Russie144. » Pire, il avance que le plus grand ennemi du peuple polonais se situe en Allemagne. Cette allusion découle de deux facteurs clés de la vie politique allemande des premiers mois du conflit. Dans un premier temps, le Burgfrieden laisse à penser que tous les mouvements politiques allemands partagent les mêmes objectifs, souvent jugés néfastes, pour l’avenir de la nation polonaise. Dans un deuxième temps, elle met aussi en évidence la mauvaise presse dont bénéficie l’Allemagne à l’étranger concernant ses actions politiques et diplomatiques au cours des premiers mois de guerre.

Cette mauvaise presse, amplifiée par la propagande de l’Entente au cours du conflit, joue en défaveur de l’Empire allemand, mais particulièrement des sociaux-démocrates allemands qui tentent de démontrer au cours des deux premières années de la guerre que le véritable ennemi de la nation polonaise est celui qui a subjugué celle-ci à la suite du Congrès de Vienne de 1815, le tsarisme. Il semble donc que d’ores et déjà, le particularisme du front oriental et de la Question polonaise pour les sociaux-démocrates se basent sur l’exceptionnalisme de la lutte contre le tsarisme. Cette lutte se veut conjointe et solidaire au cours des deux premières années du conflit des politiques impériales et de l’offensive populaire au sein des mouvements politiques actifs en Prusse. Poursuivant dans la même logique que les interventions publiques précédant la guerre, les sociaux-démocrates mettent de l’avant le danger que représente le tsarisme, non seulement pour l’Allemagne, mais également pour les communautés germano-polonaises de l’est de l’Empire. L’intervention au Reichstag du Dr Haase en 1916 résume les positions du SPD au cours des trois années précédentes. Il met de l’avant la légitimité du désir d’intervention contre l’Empire russe du mouvement en l’enchâssant dans les problématiques propres à la Question polonaise. Loin de justifier une

144 « Eine Einigung Polens », Vorwärts, Nr. 331, 4 décembre 1914, p. 1 46 guerre de nature uniquement défensive145, celui-ci demande ouvertement quand le gouvernement allemand compte agir afin de libérer les Polonais de leur « assujettissement au tsarisme146 ».

L’invasion russe de la Prusse orientale en 1914 est le premier événement exposant la menace réelle que représente l’Empire russe envers le peuple allemand et les communautés germano-polonaises. En effet, les succès rencontrés par les troupes russes avec l’occupation du Memel (extrémité est de la Prusse orientale) et de l’importante ville d’Allenstein engendrent un mouvement de panique au sein de la population prussienne et des communautés germano- polonaises qui fuient vers l’ouest de la Prusse orientale afin d’y chercher refuge. Réagissant à ces événements, les politiciens régionaux et fédéraux entament une série de discours et d’interventions au sein du Landstag prussien et du Reichstag mettant de l’avant l’idée que l’Allemagne est en État de siège. Or, ce « cercle d’acier147 » entourant les Empires centraux devient par la même occasion le point de ralliement de la nation allemande et légitime l’idée d’une guerre défensive auprès de l’opinion publique allemande.

L’état de guerre existant avec la coalition franco-russe à toutefois pour conséquences de pousser les diverses formations politiques allemandes à légitimer leur soutien à la guerre et de débuter une réflexion sur l’avenir de l’Europe. Cette réflexion, favorisée par l’idée répandue que la guerre sera courte et similaire aux conflits européens des décennies précédentes, est un exercice complexe pour le mouvement social-démocrate allemand qui jongle avec les idées d’une guerre strictement défensive et celle d’une lutte de libération nationale contre le tsarisme. Rejetant le concept de guerre offensive, ils s’accrochent dans un premier temps à l’idée, récurrente au cours des années à venir, de la défense de l’intégrité du territoire national allemand. Cependant, se sentant dans l’obligation de légitimer son appui aux mesures de guerre adoptées par le Reichstag, le mouvement social-démocrate affirme dans l’article « Die nationale Frage im Weltkrieg » paru dans le Vorwärts que malgré les réticences idéologiques

145 « 3. Die Friedensarbeit der Fraktion », 1917, p. 74, Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands; Abgehalten in Würzburg vom 14. bis 20. Oktober 1917, Berlin, Paul Singer, G. m. b. H., 1917, 321 pages 146 Dr. Haase, Verhandlungen des Deutsch Reichstag, Deutsch Reichstag, 6 avril 1916, p. 890 147 Alexander Watson, Op. Cit, 788 pages 47 des sociaux-démocrates à soutenir cette guerre, « chaque nation défend ses terres et sa partie, sur laquelle […] est enracinée sa culture148. » En ce sens, la défense du territoire du Reich, en particulier là où une forte densité de population appartenant à des minorités nationales se trouve (Ex. Alsace-Lorraine et l’Est du Royaume de Prusse) devient rapidement un enjeu problématique. En effet,

« C’était un phénomène de politique étrangère et une solution embarrassante liée à la guerre que tous les décideurs politiques et tous les observateurs politiques craignaient ou était convaincu que, en raison de leurs ramifications ethniques, elles compromettaient grandement l’intégrité territoriale de la Prusse et de l’Empire149. »

L’invasion des territoires orientaux de l’Allemagne par deux armées russes à la fin de l’été 1914 légitime l’idée que le conflit en est un défensif. De plus, l’importante présence de communautés germano-polonaises sur les territoires visés influence les enjeux nationaux relatifs aux minorités nationales est-européens. En effet, la réaction des sociaux-démocrates aux offensives russes se répercute dans un discours reflétant une haine ouverte envers ce que symbolise le tsarisme russe et une série d’appels aux Polonais de l’Empire afin de repousser l’ennemi russe. Suivant cette logique, la presse sociale-démocrate commence à promouvoir l’idée d’une lutte de libération nationale polonaise. Ironiquement, l’article « Die nationale Frage im Weltkrieg » promouvant la défense du territoire national allemand met aussi en relief l’importance de la Question polonaise en Allemagne. En effet, puisque toute nation doit défendre les terres où est enracinée sa culture, la social-démocratie allemande doit donc s'interroger sur la marche à suivre afin de lutter à la fois pour la libération du peuple polonais soumis à la couronne impériale russe en plus des règlementations restrictives imposés aux communautés germano-polonaises. En ce sens, le paradoxe polonais auquel est confronté les sociaux-démocrates au début du conflit est donc de justifier l’amélioration des conditions sociopolitiques germano-polonaises, tout en utilisant cet argument afin de légitimer une intervention contre la Russie tsariste.

Répondant à l’exhortation de Wolfgang Heine dans le Vorwärts, ses collègues répliquent dans le Hamburguer Echo en mettant en lumière le changement de philosophie de la

148 Der Gisenbahner, « Die nationale Frage im Weltkrieg », Vorwärts, Nr. 325, 28 novembre 1914, p. 2 149 Hans-Erich Volkman, Op. cit., p. 428 48 social-démocratie allemande par rapport à la guerre. En effet, pour ceux-ci, l’approche défensive du discours social-démocrate envers le conflit devient rapidement un appel aux armes contre ce qu’ils caractérisent comme le « despotisme asiatique150 » qu’est le tsarisme. Décrit par ces mêmes collègues comme « un vieil homme de l’histoire du monde », ils semblent persuadés qu’il est du devoir de l’Allemagne de précipiter le « Jugement final » et de « vaincre et subjuguer le barbarisme de l’Empire russe151. » Abandonnant donc officiellement la rhétorique liée au concept de guerre défensive, les combats contre la Russie prennent davantage les allures d’une croisade afin d’abattre le tsarisme et, par la même occasion, libérer les peuples qu’il opprime.

Cette vision du rôle de l’Allemagne, développée puis entretenue en partie par les sociaux-démocrates, tend à présenter l’État allemand comme une puissance libératrice de la nation polonaise. Ce symbolisme particulièrement important au sein du mouvement permet d’offrir à l’Empire une aura qui permet, à terme, un rapprochement favorable entre le Reich et la nation polonaise. Le désir de cultiver une image méliorative de l’État allemand, mais plus précisément du Royaume de Prusse, est d’autant plus important pour le mouvement social- démocrate puisqu’il est conscient qu’il est « indispensable pour l’Allemagne de réussir à se réconcilier avec les Polonais […] Nous avons besoin de nouveaux amis, un tel soutien de masse donnerait confiance à tous les peuples opprimés de Russie et saperait le pouvoir du Tsar.152 » Toutefois, les socialistes allemands croient que pour réussir à présenter l’Allemagne comme un allié luttant pour les intérêts de la nation polonaise, il faut s’attaquer d’abord et avant tout à l’attitude conciliante qu’a eue le gouvernement impérial allemand par le passé vis-à-vis de la monarchie russe153. Il est donc essentiel de concevoir les décisions et actions militantes du SPD envers le sort des Polonais de l’Empire allemand entre 1914 et 1916 comme étant basées autour du concept, encore embryonnaire, de « principe d’autodétermination des peuples154 » inhérent à la lutte contre la doctrine politique du tsarisme. Bien que ce principe de relations internationales aille de pair avec l’idée promue au sein de la social-démocratie allemande, qui est nécessairement d’améliorer la situation sociopolitique des minorités nationales au sein de

150 Wolfgang Heine, « Gegen den Zarismus », Vorwärts, Nr. 106, 18 avril 1915, p. 5 151 Ibid. 152 Georg Ledebour, « Reichstag: 8. Sitzung vom Sonnabend, den 20. März, vormittags 10 Uhr », Vorwärts, Nr. 80, 21 Mars 1915, p. 9 153 « Abrechnung mit Russland », Vorwärts, Nr. 232, 26 août 1914, p. 1 154 Carl E. Schorske, Op. cit., 374 pages 49 l’État impérial allemand, il n’en demeure pas moins qu’un paradoxe important s’implante dès le début de la guerre au sein de la rhétorique sociale-démocrate. Dès 1914, il existe déjà une différenciation importante entre la nation polonaise soumise aux autorités russes et celles étant membres de la nation allemande. En effet, les communautés russo-polonaises étant la nation polonaise opprimée par l’impérialisme russe, tandis que les communautés germano-polonaises regroupent avant tout des citoyens allemands avant d’être des Polonais. Cette importante distinction a pour conséquence d’influencer la perception qu’a le mouvement social-démocrate entre la situation polonaise allemande et celle de Russie. Bien qu’il y ait la reconnaissance que les citoyens polonophones de l’Allemagne sont une minorité nationale polonaise par la social- démocratie, l’appartenance de ceux-ci à la nation allemande n’est pas remise en doute, ce qui n’est évidemment pas le cas avec les Polonais de Russie.

La lutte contre la Russie prend donc la forme d’une lutte pour la libération de la nation polonaise et pour assurer la protection de la civilisation européenne « menacé[e] par une victoire du despotisme russe155. » Après tout comme le rappel Eduard Berstein (SPD), le conflit contre l’Empire russe prend toutes les allures d’une lutte contre le « péril mongol156 » qui menace l’Allemagne, mais aussi la civilisation. Reprenant l’imaginaire de la lutte contre les Tatars, les sociaux-démocrates apprécient l’idée que les Polonais de Russie se battent contre l’Allemagne uniquement puisqu’ils y sont contraints par les « cosaques » russes. En effet, plusieurs prisonniers polonais affirment que les troupes russo-polonaises sont contraintes à se battre par les cosaques qui les « poussent les régiments polonais à avancer en les fouettant sauvagement157. » En ce sens, les répercussions de l’appel aux armes des sociaux-démocrates ne sont pas sans réponse des communautés germano-polonaises. En effet, des instances sociales traditionnellement proches de ces communautés appellent leurs membres à combattre la menace historique que représente la Russie tsariste. L’Évêque Lukoswki appelle ses ouailles à soutenir la lutte de l’armée allemande contre le tsarisme. Cet appel n’est cependant pas dénué d’intérêt. Lukoswki assure ses ouailles que selon lui « la libération de la Pologne n’est certainement pas une perspective inintéressante pour le gouvernement prussien158». Il affirme, conjointement à la rhétorique sociale-démocrate, que dans le contexte d’un conflit contre la

155 Wolgang Heine, Op. cit., p. 5 156 Georges Haupt & Madeleine Rebérioux, Op. cit., p. 97 157 « Vom östlichen Kriegsschauplatz. XII », Vorwärts, Nr. 244, 7 septembre 1914, p. 2 158 Évêque Lukoswski, « Die Polenfrage », Vorwärts, Nr. 220, 14 août 1914, p. 5 50

Russie, la participation de la nation polonaise au côté de la nation allemande offre l’occasion aux citoyens polonais de Prusse de combattre pour la libération de leurs confrères soumis au régime russe et plus important, « l’assurance que les lois prussiennes de Pologne seraient révisées159. »

Réaction et contre-réaction : Une loyauté à acheter? Il est important de comprendre que l’exercice de légitimation du conflit contre l’Empire russe entreprit par le mouvement social-démocrate allemand en 1914 ne découle pas d’une haine profonde de l’« Autre », de l’étranger ou contre le peuple russe lui-même, mais plutôt de ce que la monarchie russe représente en Europe et pour la nation polonaise dans son ensemble, c’est-à-dire un type d’archaïsme politique, une résistance face au progressisme de l’Europe et de l’autodétermination des peuples. En ce sens, l’imminence de la guerre contre la Russie est perçue comme la réalisation d’une demande traditionnelle de la social-démocratie. Cette guerre contre la « perfidie du tsarisme » est même accueillie avec un certain enthousiasme au sein du mouvement social-démocrate allemand comme le révèle l’article « Der Kampf gegen den Zarismus » paru dans le Vorwärts au début du conflit160 .

Pour cette raison, certains membres du SPD vont s’attarder à représenter scrupuleusement l’État russe comme un État asiatique, voire non civilisé. À ce niveau, il est important de mentionner que dans l’imaginaire centre-européen, le « cosaque », homme violent et barbare, se rapprochant des Mongols d’autrefois, comme le fait si bien remarquer Eduard Bernstein161, soulève des émotions allant de la haine à la terreur. Dans cette optique, la mobilisation totale des forces russes à l’aube de la guerre soulève les passions des masses en Allemagne. Pour reprendre les mots de William Maehl, « les masses étaient hypnotisées par la menace russe162. » Ce sentiment relayé au sein du SPD, comme le révèle un document datant de 1920, joue un rôle particulièrement important dans la mise en place des objectifs de guerre à

159 Ibid., p. 5 160 « Der kampf gegen den Zarismus », Vorwärts, Nr. 209, 3 août 1914, p.1 161 Georges Haupt & Madeleine Rebérioux, Op. cit., p. 97 162 William Maehl, Op. cit., p. 184 51 l’Est pour la social-démocratie allemande163. Ainsi, pour un nombre important de sociaux- démocrates, la responsabilité de cette guerre, en 1914, n’est pas allemande, ni austro-hongroise, ni même serbe, c’est plutôt la Russie et ses politiques impérialistes qui sont la source du conflit qui s’apprête à déchirer l’Europe pendant quatre années164. C’est à partir de cette affirmation que la rhétorique guerrière des sociaux-démocrates s’articule. Devant la menace d’invasion par le « despotisme russe165 », menaçant le peuple allemand et oppressant de nombreux peuples, il est donc essentiel de prendre les armes afin de défendre la patrie.

La guerre contre la Russie ne se veut pas une guerre contre le peuple russe. Bien au contraire, le SPD voit celle-ci comme une « croisade pour la libération aussi bien des sujets non russes du Tsar que de la masse russe166. » Cependant, bien que l’émancipation de la masse prolétarienne russe demeure une des nombreuses préoccupations des sociaux-démocrates allemands, il n’en demeure qu’entre 1914 et 1916, la « croisade pour la libération des sujets non-russes du Tsar167 », particulièrement des sujets polonais du Tsar, préoccupe davantage les sociaux-démocrates qui y voient une façon de solutionner définitivement le problème polonais allemand. Georg Ledebour avance le 21 mars 1915 l’idée que non seulement les communautés germano-polonaises peuvent être d’excellents atouts dans le conflit contre l’Empire russe, mais qu’il est dans l’intérêt de l’État allemand de s’assurer l’amitié de la nation polonaise et des autres peuples opprimés par les Russes et cela afin d’assurer la sécurité du peuple allemand lui- même168. L’idée d’une lutte salvatrice contre le tsarisme pour la nation allemande et les peuples amis occupe une place prépondérante dans une perception absolutiste de la lutte du SPD contre l’Empire russe. Les politiques poursuivies par la social-démocratie allemande aspirent à une victoire totale, c’est-à-dire la « destruction totale de la tyrannie du tsarisme, ennemi juré de la liberté, et à l’émancipation – séparation – des peuples sujets sous l’Empire russe169. »

163 SPD, Concerning the war-guilt. A memorandum presented to the International Socialist Congress at Geneva by the Executive Committee of the German Social Demokratic Party, 1920, p. 7 164 « Abrechnung mit Russland », Vorwärts, Nr. 232, 26 août 1914, p. 1 165 Peter Brandt et Dieter Groh, Vaterlandslose Gesellen; Sozialdemokratie und Nation 1860-1990, München, C. H. Beck, 1992, p. 159 166 William Maehl, Op. cit., p. 184 167 Ibid., p. 184 168 « Reichstag; 8. Sitzung vom Sonnabend, den 20 März, vormittag 10 Uhr », Vorwärts, Nr. 80, 21 mars 1915, p. 10 169 William Maehl, Op. cit., p. 187-188 52

Manifeste au peuple polonais L’objectif militaire et politique des sociaux-démocrates visant à libérer la nation polonaise du tsarisme se heurte toutefois à l’initiative russo-polonaise de 1914. Parallèlement aux premières opérations offensives russes en Prusse orientale et en Galicie austro-hongroise, les autorités russo-polonaises publient un document d’une importance capitale puisqu’il met en péril le projet de rallier la nation polonaise à la lutte contre le tsarisme. La publication du Manifeste au peuple polonais170(1914) par les représentants du Tsar au sein de la Pologne du Congrès représente une avancée majeure pour la Question polonaise à l’échelle européenne. Pour la première fois depuis un siècle, les instances gouvernementales russes responsables d’administrer les communautés russo-polonaises promettent d’importantes concessions sociopolitiques aux membres de la nation polonaise. Cependant, ces dernières sont conditionnelles à l’occupation de la Galicie autrichienne, région historiquement polonaise, et une partie de la Prusse orientale. Par conséquent, les sociaux-démocrates se retrouvent confrontés à la possibilité d’une mainmise russe sur l’entièreté de la nation polonaise.

Faisant appel à l’orgueil national polonais, aux rivalités germano-polonaises historiques et à la religion, en affirmant que la Russie « croit que l’épée qui a abattu l’ennemi à Grunwald n’a pas encore rouillé » et « puisse cette aube illuminer la bannière de la Croix – symbole de la souffrance et de la résurrection des peuples171», ce document se veut donc une tentative - peu discrète - de la part des autorités russes soucieuses de s’assurer de la loyauté du peuple polonais. Cet appel, chargé politiquement et historiquement, utilise un symbolisme et des références bien précises et connues des mouvements nationalistes polonais. Par exemple, la référence à la bataille de Grunwald (1410) n’est pas anodine puisqu’elle représente une heure glorieuse à la fois de l’histoire polonaise, mais aussi de la supériorité polonaise sur l’État prussien qui, à l’époque, était sous la juridiction d’un ordre religieux allemand (Ordre Teutonique). En faisant référence à cette victoire polonaise historique, l’Empire russe envoie aussi un appel à l’aide et la solidarité afin de se dépeindre ouvertement comme un partenaire de

170 Le Manifeste au peuple polonais, aussi connu sous le nom du Manifeste du Grand-Duc, est l’un des plus importants documents émit par les autorités russes et diffusé à l’international concernant le traitement de la Question polonaise au début du conflit. Les promesses faites dans ce document se veulent le reflet des objectifs russes en cas de victoire contre les empires austro-hongrois et allemand au cours de l’année 1914. 171 Jeffrey Aaron Mankof, Russia and the Polish Question, 1907-1917; Nationality and Diplomacy, [Thèse,] Yale, Yale University, 2006, p. 154 53 la nation polonaise en plus de présenter son souverain comme un dirigeant chrétien et bienveillant tendant la main aux Polonais d’Europe.

Bien que l’incidence réelle du Manifeste sur la loyauté des Polonais envers l’administration impériale soit sujette à débat, il est impossible d’ignorer le fait que les sujets polonais du Tsar et son administration bénéficient d’un soutien inespéré de la minorité nationale polonaise de Russie au début du conflit172, qui va surprendre les observateurs étrangers173. Il est plausible qu’en cas de victoire russe contre le Reich, celle-ci irait de l’avant avec l’inespérée reconquête, puis reconstruction, d’un État polonais historique174. Cette initiative russe n’est pas dénuée d’intérêt puisque, après tout, la Russie est, tout comme l’Allemagne, aux prises avec ses propres problématiques polonaises. Contrairement aux communautés germano-polonaises, les Polonais de Russie sont des révolutionnaires notoires. Ayant connu un XIXe siècle ponctué de révoltes polonaises, l’Empire russe ne peut être certain entre 1914 et 1916 où se situe la loyauté de ses communautés polonaises. Sergey Sazonov, ministre des Affaires étrangères de l’Empire russe, croit que l’octroi d’une large autonomie interne aux Polonais, comme le promet le Manifeste, revient à résoudre, au moins momentanément, la question de la loyauté des Polonais175. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que le prix pour la loyauté polonaise envers la Russie repose entièrement sur la possible conquête des territoires polonais sous dominations allemande et autrichienne. Les attentes des communautés russo-polonaises en sont d’autant plus grandes que les promesses du Manifeste deviennent la pierre d’assise des loyalistes polonais. Comme l’avance le politicien polonais loyaliste Jaronski, ce conflit représente une lutte « fratricide » pour la nation polonaise et doit mener à l’unification du peuple polonais qui fut divisé en trois parts176.

À l’été 1914, les relations entre la nation polonaise et les empires d'Europe orientale demeurent changeantes. Le soutien des Polonais vacille d’un belligérant à l’autre selon la situation géographique et les succès des offensives et contre-offensives. Cependant, l’appui

172 Henri Ratynski, Op. cit., 258 pages 173 Jeffrey Aaron MANKOF, Op. cit., p. 153 174 Ibid., p. 151 175 Ibid., p. 147 176 Ibid., p. 153 54 d’une majeure partie des communautés polonaises d’Europe de l’Est penche en faveur de l’État étant décidé à promettre à ces communautés un État polonais autonome et, préférablement, unifié. Ainsi, en 1914, l’Empire russe est le seul à bénéficier d’un important atout, c’est-à-dire la possibilité d’unifier l’ensemble des territoires polonais. Cet avantage pour l’administration impérial russe s’explique par le fait que ses adversaires germano-autrichiens sont tous deux des bénéficiaires des partitions polonaises passées. Or, étant allié, rien ne laisse présager qu’ils envisagent la réunification de l’État polonais sous la férule de l’un d’eux. Par conséquent, en promettant « État polonais uni, libre de pratiquer sa langue, sa Foi et bénéficiant d’une autonomie politique177 », le Grand-Duc Nikolai Nikolaevich, commandant responsable du saillant polonais, semble être prêt à offrir d’importantes concessions aux sujets polonais du Tsar, mais également aux communautés austro-polonaises et germano-polonaises. Toutefois, il faut faire la distinction entre l’autonomie promise par les autorités russes et le concept d’autodétermination envisagé par les sociaux-démocrates allemands. Bien que certains mouvements politiques russes, tels les socialistes révolutionnaires de Russie (S.R.), soutiennent l’idée d’une Pologne souveraine et indépendante vis-à-vis de la Russie, il n’en demeure pas moins que cette solution n’est pas souhaitée par ceux-ci178.

En réponse à cela, les sociaux-démocrates observent et tentent de mettre en évidence les problématiques inhérentes au Manifeste au peuple polonais, notamment la définition plutôt vague des autorités russes concernant l’autonomie offerte à la nation polonaise et son refus à l’indépendance polonaise179. Tandis que les Russes conçoivent que la Pologne du Congrès réformé serait « soumise au sceptre des Tsars russes180 », les sociaux-démocrates affirment pour leur part que le gouvernement du Tsar « évite la question de l’autonomie polonaise181 », ce qui par la même occasion, « décrète l’abolition de la Pologne comme entité nationale182. » Suivant cette rhétorique, il est affirmé dans le Vorwärts que le gouvernement prussien, contrairement à celui du Tsar, ne cherche pas à tromper la nation polonaise. Bien au contraire, les sociaux-

177 Ibid., p. 147 178 Georges Haupt & Madeleine Rebérioux, Op. cit., p. 257 179 « Die Autonomie Polens », Vorwärts, Nr. 235, 28 novembre 1914, p. 7 180 Jeffrey Aaron MANKOF, Op. cit., p. 147 181 « Die Autonomie Polens », Vorwärts, Nr. 235, 28 novembre 1914, p. 7 182 « Die Nationen des östlichen Kriegsschauplatzes », Vorwärts, Nr. 84, 25 mars 1915, p. 1 55 démocrates comprennent et mettent en pratique des actions de sensibilisations vis-à-vis des instances gouvernementales prussiennes et impériales afin qu’ils garantissent « leur droit à l’autodétermination et le garantissent même après la guerre183 ». Ceci dans le but précis de gagner la sympathie des communautés germano-polonaises et de s’assurer le maintien d’une image favorable auprès des sujets polonais du Tsar qui les mèneraient à se soulever contre celui-ci. Conjointement à ses assauts sur la crédibilité du Manifeste au peuple polonais, les promesses russes sont rapidement entachées par les actions de la soldatesque russe auprès des communautés que l’administration russe tente avec bien du mal à joindre à sa cause.

Occupation de la Galicie : Preuves de la mauvaise foi des Russes Bien que la Galicie ne représente qu’un cinquième de la population globale de la nation polonaise184, les événements se déroulant en Galicie occupée ont deux conséquences concrètes sur la lutte d’influence entre sociaux-démocrates et le programme russo-polonais défendu par le Manifeste. Premièrement, ils accordent une crédibilité supplémentaire à l’argumentaire russophobe des sociaux-démocrates auprès des communautés germano-polonaises. Deuxièmement, ils légitiment la position allemande en démontrant que le programme d’autonomie polonais offert par l’Empire russe n’est pas appliqué au cours de la guerre. Malgré l’opportunité offerte aux Russes de démontrer leur bonne volonté et de mettre en action les promesses faites dans le Manifeste, les autorités militaires russes discréditent le projet polonais russe via diverses déclarations contrevenant aux déclarations du Manifeste, notamment en ce qui concerne les revendications territoriales de la nation polonaise. Les autorités militaires d’occupation déclarent dès leur arrivée que « la Galicie et Lvov faisaient partie de la « Grande Russie d’autrefois » […] et que par conséquent, elle doit être réorganisée selon […] la langue russe, les lois russes et l’ordre russe185 ». C’est la déclaration du Gouverneur général de Galicie, Georgiy Bobrinsky, concernant le Manifeste lui-même qui porte un coup décisif à la crédibilité du projet polonais russe en 1914. Ce dernier affirme que les articles du Manifeste seraient seulement appliqués « si tous les Polonais étaient loyaux186 ». L’obligation de recevoir la loyauté de la nation polonaise avant d’appliquer les promesses russes représente le cœur du

183 Évêque Lukoswki, Op. cit., p. 5 184 Kappa, Chronique polonaise, Suisse, Bibliothèque universelle et revue suisse, 1917, p. 162 185 « Russland als befreier », Vorwärts, Nr. 280, 13. octobre 1914, p. 5 186 « Keine Autonomie Polens », Vorwärts, Nr. 264, 27 septembre 1914, p. 3 56 problème vis-à-vis de l’obtention de la loyauté des Polonais. Premièrement, parce que les Polonais sont entre 1914-1915 en quête de preuves de la bonne volonté des belligérants afin de soutenir un camp activement. Deuxièmement, cette loyauté totale de la nation polonaise envers la Russie implique également de sécuriser la loyauté des communautés germano-polonaises. Jusqu’à présent, l’administration impériale russe se montre incapable de fournir ou d’obtenir ni l’un, ni l’autre de ces deux importants éléments propres à la résolution de la Question polonaise. Il est difficile de percevoir quels sont les objectifs concrets de Georgiy Bobrinsky lorsqu’il fait ces annonces qui semblent contradictoires avec l’esprit du Manifeste. Malgré les craintes manifestées par certains mouvements politiques en Allemagne concernant la loyauté des communautés germano-polonaises, les États allemand et prussien ont déjà promis de mettre de l’avant une série de mesures favorables aux citoyens polonais du Reich.

Dans ce contexte de lutte d’influence entre les empires allemand et russe pour la loyauté des communautés polonaises, les sociaux-démocrates vont chercher à faire appel directement « aux forces populaires187 » afin de soulever les nations opprimées par le tsarisme, « spécialement les Polonais […] cette malheureusement nation dont l’indépendance a été violemment annihilée et qui n’a pas été reconquise.188» Les sociaux-démocrates utilisent ce qu’ils croient être l’un de leurs plus puissants atouts sur le front intérieur, c’est-à-dire l’appel à l’opinion publique. Afin de sensibiliser le plus possible de citoyens allemands et polonais au sort qui attend les communautés polonaises de l’Empire sous un éventuel règne russe, ils utilisent les événements en Galicie comme un outil de propagande. La diffusion d’information concernant l’occupation de la Galicie et de ses conséquences sur la communauté austro- polonaises devient le fer de lance d’une offensive médiatique contre le Manifeste. Afin de soulever l’ire de l’opinion publique, ceux-ci insistent d’abord sur les conséquences directes de l’arrivée des troupes russes à l’est de l’Empire austro-hongrois. Loin de dépeindre une situation de collaboration entre occupants et occupés, les éditeurs du Vorwärts insistent plutôt sur l’exode des communautés face à l’avancée russe. Ainsi, selon le quotidien, plus de de « 500,000 personnes, dont 250,000 Polonais, 220,000 Juifs et 30,000 Ruthéniens189 » fuient vers l’ouest de l’Autriche et vers les provinces orientales du Reich. Certes, il est difficile de

187 « Für die nationale Unabhängigkeit Polen! », Vorwärts, Nr. 219, 13 août 1914, p. 2 188 Ibid., p. 2 189 « Galizische Flüchtlinge », Vorwärts, Nr. 99, 11 avril 1915, p. 3 57 déterminer si de telles approximations sont réalistes étant donnée l’animosité qu’entretient la social-démocratie face à l’État russe, mais le message véhiculé par cet article n’en demeure pas moins vrai. Une part des communautés austro-polonaises fuit vers l’Allemagne plutôt que de demeurer dans un territoire sous occupation militaire russe. De plus, à en juger par les informations circulant par la suite concernant le Gouverneur général Bobrinski, il semble que les sociaux-démocrates ne dépeignent pas les politiques polonaises russes de 1914-1916 de façon objective, malgré l’apparente propagande antirusse dont il s’agit. Par conséquent, pour la social-démocratie allemande, la Galicie devient le symbole concret de l’oppression du tsarisme contre la nation polonaise, en plus de donner un avant-goût du potentiel futur de la nation polonaise réunifiée sous l’hégémonie russe.

Dépeindre les politiques polonaises de la Russie comme une abomination aux yeux des communautés germano-polonaises devient en quelque sorte la pierre d’assise de la social- démocratie entre 1914 et 1916. Selon Jeffrey Aaron Mankof, les sociaux-démocrates font bien de mettre en évidence les incohérences des politiques polonaises et les promesses du Manifeste puisque des politiciens russes souhaitent vraisemblablement forcer les Polonais à renoncer à l’est de la Galicie et le Gubernii ouest, ce que les Polonais se montre réticents à accepter190. Suivant cette logique, il devient alors clair que l’autonomie promise par les autorités russes à la nation polonaise n’est pas envisageable sans une tutelle de l’administration impériale russe. En ce sens, les sociaux-démocrates relaient par l’intermédiaire du Vorwärts que lors du 150e Slawendiner de Saint-Pétersbourg consacré spécifiquement à la Question polonaise, il a été affirmé que « les Polonais ne devraient pas rêver qu’une nouvelle Pologne voit le jour sans l’intervention des institutions législatives russes.191 » Ce rappel de l’attitude traditionnelle du gouvernement impérial russe envers la nation polonaise met aussi en évidence que la Russie se considère comme le seul État pouvant lui offrir l’autonomie tant recherchée à la nation polonaise et, donc, qu’elle ne peut pas attendre sa salvation de la part des empires centraux. Cette affirmation joue en la faveur des sociaux-démocrates qui peuvent maintenant présenter l’attitude hypocrite de l’Empire russe aux communautés germano-polonaises. S’insérant dans cette logique, l’auteur de l’article « Russland als befreier » affirme que la déférence russe et la subjugation du peuple polonais sont les seules « libération[s] » […] que la Russie entend porter

190 Jeffrey Aaron Mankof, Op. cit., p. 148 191 « Russen und Polen », Vorwärts, Nr. 12, 12 janvier 1915, p. 2 58 en traversant les frontières192. » Cette courte référence au désir de l’administration russe « en traversant les frontières193 » est centrale dans la conception de la menace russe envers les communautés germano-polonaises. Elle démontre à elle seule que la Russie projette de porter en Allemagne ses politiques polonaises et d’imposer celles-ci aux citoyens polonais de l’Empire tout comme ceux de Galicie occupée.

L’exercice démagogique, puisqu’il s’agit d’un exercice démagogique somme toute assez classique, effectué par les sociaux-démocrates allemands est en apparence d’une simplicité exemplaire, puisqu’il repose uniquement sur le désir de faire paraitre l’adversaire comme étant barbare, sans honneur et, surtout, sans réel désir de respecter ses engagements vis- à-vis de la nation polonaise. C’est dans ce contexte que la Question polonaise allemande évolue et se peaufine parallèlement au danger que représentent les initiatives russes envers le peuple polonais. Plutôt que de montrer l’occupation galicienne comme l’important revers militaire austro-hongrois qu’il représente, la social-démocratie allemande s’attarde plutôt à présenter les premières mesures instaurées par les autorités responsables de l’occupation de la Galicie, tout en mettant de l’avant l’idée que cette occupation n’est que « temporaire194 ». Montrant par la même occasion que dans ses heures difficiles, l’Empire allemand, plus spécifiquement les sociaux-démocrates, n’oublie pas que la nation polonaise est une alliée précieuse des sociaux- démocrates et qu’elle bénéficie de la protection du Reich.

Cette situation est un exemple flagrant de l’interdépendance entre les politiques intérieures et étrangères concernant la Question polonaise au sein du Royaume de Prusse pendant la guerre195. Plus précisément, elle démontre que la construction d’une relation basée sur la confiance et les actes est préférable aux manœuvres politiques. Il est ironique que le symbolisme utilisé par les autorités russes réside justement dans l’importance que celui-ci occupe au sein de l’histoire nationale polonaise. Ainsi, la référence hautement symbolique à la Bataille de Grunwald (1410) citée dans le Manifeste afin d’attirer la sympathie des Polonais envers la cause russe se retrouve grandement changée vers la fin de l’été 1914 lorsque les

192 « Russland als befreier », Vorwärts, Nr. 280, 13 octobre 1914, p. 5 193 Ibid. 194 Ibid. 195 Hans-Erich Volkman, Op. cit., p. 428 59 armées d’invasion russes en Prusse orientale sont vaincues de façon catastrophique près du village de Tannenberg (Grunwald en polonais). Les conséquences stratégiques de cette défaite poussent les armées russes à entamer des manœuvres de retraite tout au long du reste de l’année 1914 jusqu’en 1916 où ils seront éjectés complètement des territoires polonais historiques.

L’année 1915 marque donc le début d’un nouveau chapitre pour la social-démocratie et son rapport à la Question polonaise. La tournure des événements et leurs insistances auprès des diètes prussiennes et impériales attirent l’attention du Chancelier impérial et ministre-président de Prusse Bethmann-Hollweg. Celui-ci, commençant à entrevoir la possibilité d’une défaite russe à l’Est, se fait l’écho des objectifs de guerre social-démocrates en affirmant que « Polonais, Lettons, Lituaniens et les Baltes ne seraient plus jamais sous la domination russe196. » Bien que sans déclaration officielle promettant l’indépendance, Bethmann-Hollweg venait par cette déclaration de proclamer que l’Empire et les sociaux-démocrates partagent désormais un objectif en commun, c’est-à-dire la fin du règne russe sur la nation polonaise, voire même la naissance d’un État polonais indépendant comme le souhaitaient Marx et Engel197. Ne voulant toutefois pas dire que l’agenda polonais social-démocrate soit adopté par l’administration impériale et prussienne, il n’empêche que les objectifs polonais promus par le SPD s’inséraient au premier rang des discussions concernant les objectifs est-européen de l’Allemagne. De plus, l’intérêt du Chancelier impérial et ministre-président de Prusse permet au parti de bénéficier d’une oreille attentive de la part de l’un des politiciens les plus influents de l’Empire et de Prusse. Bien que l’intérêt soudain de Bethmann-Hollweg concernant la nation polonaise peut se justifier par ce que Fritz Fischer dépeint comme la volonté annexionniste de l’État allemand198, il n’empêche que celle-ci offre l’occasion aux sociaux-démocrates de proposer des solutions qui dépassent l’aspect théorique de leurs propositions pour les communautés germano-polonaises, allant même jusqu’à s’attarder aux conséquences des objectifs militaires est-européens de l’État allemand.

196 A. J. Ryder, The German Revolution of 1918: A Study of German socialism in War and Revolt, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 56 197 Ibid. 198 Fritz Fischer, Germany’s Aims in the First World War, London, Chatto & Windus, 1967, 652 pages 60

Bien que la conséquence directe de ce premier revers russe soit la retraite progressive de l’armée russe des régions polonophones de Prusse orientale, se sont davantage les répercussions indirectes qui intéressent les sociaux-démocrates. En effet, la retraite russe retire à l’Empire russe son aura auprès de la nation polonaise qui peut légitimement voir dans le recul russe la fin des promesses du Manifeste au peuple polonais. En ce sens, la thématique employée ultérieurement par les socialistes, c’est-à-dire la guerre contre le tsarisme, bien que toujours présente, fait place peu à peu à d’autres dynamiques plus internes à l’État allemand. En effet, l’occupation progressive du Royaume du Congrès engendre des débats sur l’avenir de l’ensemble de la nation polonaise. Le retrait russe de Prusse orientale marque donc le début d’une longue lutte d’influence interne à l’État allemand qui va se conclure uniquement au cours du premier trimestre de l’année 1918.

En définitive, malgré toutes les nuances devant être apportées concernant l’application du Manifeste et les objectifs réels des autorités impériales russes en Galicie, un fait semble indéniable, l’occupation de la Galicie a pour principal résultat de crédibiliser le portrait de la Russie dressé par le SPD. En effet, malgré la détermination des autorités russo-polonaises à bien paraitre auprès de la globalité de la nation polonaise, le principal résultat de l’occupation galicienne entre 1914-1915 et, subséquemment, la détérioration des relations russo-polonaises en Galicie, jouent un rôle prédominant dans la création d’un doute raisonnable dans l’esprit des communautés germano-polonaises et austro-polonaises concernant les motivations réelles derrière les politiques polonaises russes199. Suivant cette logique, l’administration impériale russe est, dès la fin 1914, sur la défensive en Pologne tandis que les politiciens allemands acquièrent une marge de manœuvre indispensable à la construction d’un projet polonais stable. En fait, la défaite russe en Prusse orientale offre aux sociaux-démocrates l’indispensable opportunité de lier à la fois la lutte contre le tsarisme au sort des communautés germano- polonaises et l’avenir de celles-ci au destin de leurs confrères russes.

199 Jeffrey Aaron Mankof, Op. cit., p. 149 61

Le front intérieur polonais dans l’Empire L’avancée russe en Prusse orientale et l’occupation de la Galicie et l’exode qui s’en suit ont toutefois des conséquences directes sur la condition des citoyens polonais de l’Empire allemand. L’arrivée de nouveaux Polonais au sein des provinces orientales de la Prusse a pour conséquence de venir grossir, au moins temporairement, les rangs des communautés germano- polonaises y vivant. Ceci a pour effet immédiat d’amplifier les problématiques propres à la Question polonaise en Allemagne et souligne par la même occasion l’urgence de la solutionner. Il existe toutefois une importante nuance concernant l’objectif d’autonomie sociopolitique polonais du mouvement qui est indirectement lié aux objectifs en matière de politique intérieure du SPD. En effet, se référant à la question d’Alsace-Lorraine avec la France, le parti affirme et soutient dans §1 que leur objectif premier est de « sécuriser l’indépendance politique et l’intégrité territoriale du Reich allemand dans le rejet de toute conquête par une puissance étrangère.200 »

Pour donner suite à cette situation, le député Eduard David (SPD) formule ce qui est pour le mouvement social-démocrate allemand un objectif clair pour l’Est européen et donc, concernant l’avenir du peuple polonais, c’est-à-dire que l’Empire devait « s’efforcer de parvenir à une paix qui garantisse la stabilité à long terme des États européens201 » et ce en accord avec le concept d’intérêt national qui prime au sein de la sphère politique allemande. Ce but formulé par le SPD se traduit entre autres par un objectif polonais clairement établi et corollaire aux objectifs est-européen du gouvernement impérial. Ainsi, David met en évidence dans §5 de la déclaration que

« l’annexion des territoires polonais rendrait impossible la sécurisation de l’Allemagne de l’Est. La population polonaise, cruellement déçue par une nouvelle division de la Pologne, n’attendrait désormais son salut national que de la Russie […] La combinaison des territoires russo-polonais conquis en un État indépendant, allié à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, rendrait les objectifs nationalistes

200 Bernstein, « 372a: Vom Parteivorstand herausgegebenes Kurzprotokoll, als Manuskript gedruckt », Gemeinsame Sitzung von Reichstagsfraktion und Parteiausschuss/SPD Fraktionsszitung, Berlin, 1915, p. 60- 61 dans DOWE, Dieter, Op. Cit. 201 Ibid. 62

durement gagnés du peuple [polonais] serait la meilleure façon de sécuriser nos frontières orientales202. »

Les ambitions est-européennes des sociaux-démocrates au début de la guerre se limitent donc à deux points centraux. Premièrement, le refus de procéder à l’annexion des territoires de la Pologne du Congrès au sein du Reich, plus précisément du Royaume de Prusse. Deuxièmement, la création d’un État polonais indépendant allié aux empires allemand et austro-hongrois dans le but de défendre les frontières orientales du Reich. Or, ces objectifs se construisent à l’opposé des objectifs polonais formulés par la Russie. En effet, les sociaux- démocrates considèrent plutôt que « il faut traiter la question polonaise avec la plus grande des attentions et non pas avec un esprit dément comme l’ont fait les Russes203. » En ce sens, les socialistes démontrent que le mouvement comprend les tenants et aboutissants des répercussions qu’aurait sur l’Allemagne et la nation polonaise une mauvaise gestion de la Question polonaise allemande et est-européenne. Suivant cette logique, le portrait qui est dressé de la gestion de la minorité nationale polonaise par la Russie dans la presse sociale-démocrate envoie une image particulière aux lecteurs, soit celle d’une Russie incapable de répondre aux problématiques de la Question polonaise. La stratégie de rendre publiques les premières mesures instaurées en Galicie cherche en ce sens à légitimer cette guerre de libération tant souhaitée par les sociaux-démocrates. En fait, le caractère « temporaire204 » de l’occupation des territoires polonophones de l’Autriche devient un thème récurrent concernant la Question polonaise. D’autant plus qu’après les premières victoires germano-autrichiennes à la fin de l’été 1914, bon nombre de socialistes savent qu’en cas de défaite russe, tous ceux qui suivent l’Empire russe dans l’espoir de réaliser l’unification polonaise s’uniront derrière les forces de libération des empires centraux205 .

Cette image concernant les capacités des gouvernements allemand et, plus spécifiquement, prussien à solutionner les problématiques polonaises allemandes qui est véhiculée par les médias est évidemment erronée puisque la situation germano-polonaise change très peu au cours de la première moitié du conflit versus la décennie avant celle-ci. En

202 Ibid. 203 « Russen und Polen », Vorwärts, Nr. 12, 12 janvier 1915, p. 2 204 « Russland als befreier », Vorwärts, Nr. 280, 13 octobre 1914, p. 5 205 « Russland im Kriege. », Vorwärts, Nr. 1, 1 janvier 1915, p. 6 63 effet, en 1915, les représentants politiques des communautés germano-polonaises exigent toujours l’abolition des lois d’exceptions impériales dans les États individuels (c.-à-d. Royaume de Prusse) au cours de la guerre. Malgré les promesses du gouvernement impérial concernant une réorientation des politiques intérieures de l’Empire effectuée après la guerre, les politiciens polonais de l’Empire demeurent sur la défensive et affirment que « une telle consolation générale pour l’avenir ne pourrait nous satisfaire206. » Étant donné l’instabilité sociopolitique liée à la situation polonaise en Allemagne, il est clair pour le SPD que l’urgence de solutionner les problématiques propres à la population polonaise de Prusse orientale devient un élément central dans cette stabilisation des États européens. Cependant, celle-ci implique l’établissement d’un dialogue entre les communautés germano-polonaises et les autorités impériales et prussiennes auparavant inexistant.

Solution russo-polonaise et la réponse sociale-démocrate Parallèlement aux efforts de séduction russes au cours de l’été 1914, il faut prendre en considération les implications que la lutte idéologique entre la social-démocratie et le tsarisme soulève pour la Question polonaise en Allemagne. Dans un premier temps, elle implique la défense des communautés germano-polonaises et du territoire menacé par l’État des Romanov sur lequel les citoyens polonais de l’Empire se trouvent. Parmi les nombreuses conséquences directes de cette philosophie d’opposition au tsarisme des sociaux-démocrates, se trouve donc l’idée que ceux-ci se dressent pour défendre le droit à l’autodétermination des minorités nationales opprimées par les autorités russes, donc de la nation polonaise. En ce sens, ils publient au sein de leurs organes journalistiques divers individus appartenant aux communautés germano-polonaises et partageant un discours similaire au leur afin d’influencer celles-ci à leurs objectifs envers la Russie. L’un de ces individus est le futur évêque de Posnanie, l’Évêque Lokowski qui, au cours des deux premières années de guerre, appelle les citoyens polonais de l’Empire à faire confiance aux instances gouvernementales allemandes et ce bien qu’il affirme lui-même ressentir une diminution de la confiance du peuple polonais envers les instances gouvernementales allemandes et prussiennes207.

206 Ledebour, Op. cit., p. 10 207 Évêque Lukowski, Op. cit., p. 5 64

Cette perte de confiance de la part des citoyens polonophones de l’Empire allemand envers les institutions étatiques s’explique en grande partie par le traitement qui leur a été infligé au cours des décennies avant le conflit avec la Russie. Bien conscients de ce phénomène, il est naturel pour les mouvements nationalistes allemands de contester le sentiment d’attachement au Reich et la loyauté que les Polonais allemands vouent à la cause allemande. Ces préoccupations, particulièrement présentes dans les premières heures de l’invasion russe de la Prusse orientale, provoquent donc une réflexion au sein du Reichstag quant à la façon de redresser la confiance de la minorité polonaise de l’État allemand. Dans l’une de ses interventions au cours de la session du Reichstag le 20 mars 1915, Georg Ledebour affirme que l’intervention de l’Allemagne en faveur des minorités nationales opprimées est une nécessité, non seulement pour celles-ci, mais que cette logique est avant tout basée sur la préservation du peuple allemand. Il présente donc l’idée que des politiques intérieures favorables aux minorités nationales allemandes peuvent aider à défendre l’Allemagne uniquement si elle se présente comme un havre de liberté pour tous les peuples opprimés du monde et agit en conséquence de cette philosophie208.

Suivant cette logique, le mouvement semble persuadé que la loyauté des communautés germano-polonaises n’est plus à prouver. Il avance l’idée que c’est plutôt la loyauté et la bonne volonté des institutions allemandes et prussiennes envers la nation polonaise dans son ensemble qui reste à démontrer. Ce raisonnement est défendu par le député Hirsch (SPD) lorsque celui-ci s’insurge contre la répression politique subie par les minorités nationales par les politiques polonaises de l’État allemand. Cependant, il insiste sur le point central du discours polonophile de ces deux premières années de conflit pour le SPD et son traitement de la Question polonaise, c’est-à-dire « notre attitude fondamentalement négative à l’égard de la politique de réorganisation en cours qui demeure inchangée à tous égards209. » Selon Hirsch, les actions favorables aux minorités nationales de l’Empire, bien que présent, sont largement insuffisantes. Pire, elles ne sont que des changements superficiels qui ne solutionnent pas les problématiques des communautés germano-polonaises. Le député Hirsch s’exprime sur la perception sociale- démocrate selon laquelle la loyauté des communautés russo-polonaises envers l’Empire russe

208 Georg Ledebour, Op. cit., p. 9 209 Hirsch, « Abgeordnetenhaus. 108. Sitzung, Dienstag, den 9. März, vormittags 11 Uhr. », 1. Beilage des « Vorwärts » Berliner Volksblatt, Vorwärts, Nr. 69, 10 mars 1915, p. 5 65 se justifie principalement par les actions passées des gouvernements allemand et prussien réalisées au détriment des communautés germano-polonaises. Ces politiques ont pour effet de pousser les partis politiques bourgeois de la Pologne du Congrès à « se jeter dans les bras du régime réactionnaire russe par désir de pouvoir210 » au détriment de la masse prolétarienne polonaise.

La discrimination systémique des gouvernements allemand et prussien envers leurs citoyens polonais, enjeu de premier plan entre 1910 et 1914, devient un des enjeux majeurs des sociaux-démocrates à l’intérieur de l’Empire en 1914-1915. En effet, celle-ci n’ayant point diminuée au cours des premiers mois du conflit, comme le rappelle le député Dr Senda (Polenfraktion) dans son appel à l’abolition des statuts d’exceptions, spécialement en Prusse, il est, selon lui, dans les « intérêts de l’Empire211 » de solutionner cet épineux problème. Plus qu’une simple question de justice sociale, les politiques discriminatoires envers les minorités nationales font craindre au SPD qu’elles ne contribuent à exacerber les tensions entre les instances gouvernementales et les communautés germano-polonaises qui pourraient être tentées de rechercher un protecteur à l’extérieur du Reich. Bien qu’il soit difficile d’affirmer avec certitude sur quel élément interne ou externe à l’Empire le député Senda s’appuie pour affirmer que l’abolition des statuts d’exception est dans les intérêts de l’Empire, il est possible d’en déduire que cela découle des promesses faites par l’Empire russe aux minorités nationales des empires centraux. De plus, il est intéressant de constater que cette allocution de Senda fait suite à l’intervention, acclamée par les sociaux-démocrates, du député polonais v. Tramezunski qui avertit ouvertement ses collègues parlementaires que la députation impériale polonaise considère qu’il est impossible de maintenir le traitement exceptionnel que subis la population polonaise du fait de son incompatibilité avec la notion de véritable Burgfrieden212.

Émulant en quelque sorte l’État russe souhaitant se présenter en unificateur de la nation polonaise, le mouvement social-démocrate met en branle un programme politique polonais

210 « Reformen in Zartum Polen », Vorwärts, Nr. 106, 18 avril 1915, p. 2 211 « Reichstag; 8. Sitzung von Sonnabend, den 20. März, vormittags 10 Uhr », Vorwärts, Nr. 8-, 21 mars 1915, p. 10 212 Dr. v. Tramezunski, « Abgeordnetenhaus. 108. Sitzung, Dienstag, den 9. März, vormittags 11 Uhr. », 1. Beilage des « Vorwärts » Berliner Volksblatt, Vorwärts, Nr. 69, 10 mars 1915, p. 5 66 cherchant à attirer dans un premier temps les sympathies de la population germano-polonaises puis des Polonais à l’étranger. Loin d’être un exercice politique simpliste, il s’agit plutôt d’un important défi à relever puisque malgré l’incohérence relevée par les médias sociaux- démocrates entre les promesses et les actions de l’administration impériale russe concernant l’avenir de l’État polonais, de nombreux Polonais du Royaume du Congrès soutiennent la Russie lorsque les hostilités éclatent. Ce soutien s’explique entre autres par l’idée répandue en 1914-1915 que l’État prussien agit dans le but de liquider arbitrairement la Question polonaise, sans égard aux intérêts du peuple polonais213. Par conséquent, il devient impératif pour le mouvement social-démocrate de contrer cette perception qui n’est pas sans fondement. En effet, les politiques polonaises de l’avant-guerre offrent un sombre portrait de la situation des communautés germano-polonaises, sans que le gouvernement prussien n’y gagne quoi que ce soit. Georg Ledebour interpelle le député Comte Kuno v. Westarp214 (Deutsch Konservative Partei, Posen) en mars 1914, et affirme que le seul succès de l’agenda polonais de l’administration impériale est d’avoir « suscité artificiellement une amertume passionnée entre les Polonais et les Allemands […] Par exemple, en Haute-Silésie, où, avant vos politiques de germanisation, la population de langue polonaise ne pensait pas à s’opposer au gouvernement, au Reich et au Royaume de Prusse215. » Ce faisant l’écho de son collègue, mais cette fois-ci le 16 mars 1915, le député social-démocrate Paul Hirsch (SPD) affirme le 16 mars 1915 que malgré la guerre et ses implications pour la société allemande et ses politiques, « nous continuons à manifester de manière vigoureuse contre la répression des minorités nationales reflétées dans les politiques danoises et polonaises216 ».

Afin de changer l’image péjorative du Reich, le mouvement social-démocrate tente d’implanter progressivement ce qui pourrait être décrit comme un fragile Burgfrieden social entre les communautés germano-polonaises et la sphère politique impériale. Par conséquent, les figures d’autorité de la communauté polonaise de l’Empire deviennent un outil indispensable aux instances gouvernementales allemandes. Bien conscients de cet état de fait et de la précarité du contrat social entre la minorité nationale polonaise et l’État allemand, les sociaux-

213 Jeffrey Aaron Mankof, Op. cit., p. 166 214 Politicien nationaliste prussien, membre de la Ligue agraire et fervent défenseur des politiques d’assimilation ou de déportement visant les Polonais de l’État prussien. 215 Ledebour, Verhandlungen des Deutsche Reichstag, Bd. 293, 228. Sitz., 5 mars 1914, p. 7838 216 Hirsch, « Zu den Anstimmigkeiten in der Preussischen Landtagsfraktion », Vorwärts, Nr. 75, 16 mars 1915, p. 5 67 démocrates vont participer à la diffusion d’information divulguée par diverses personnalités importantes des communautés polonaises dans l’objectif de maintenir la cohésion sociopolitique en développement en 1914. En ce sens, lorsqu’un membre traditionnellement influent de ces communautés (Ex. un membre du clergé catholique) affirme que l’administration impériale russe procède à la déportation de Polonais vers la Sibérie tout en soulignant que les États allemand ou prussien n’aient jamais eu recours à de tels politiques, le SPD souligne ce fait217.

La corrélation entre le discours antirusse entretenu par les sociaux-démocrates au sein des communautés polonaises du Reich et celui qu’adopte rapidement le SPD avec l’escalade des tensions en Europe orientale au cours de l’été 1914 est donc primordiale au maintien d’une image publique saine pour la solution germano-polonaise. Les sociaux-démocrates se dressent timidement au début du conflit en réponse à la solution russo-polonaise du Manifeste. En fait, les exactions russes et les événements de Galicie offrent ce qui pourrait être considéré comme un cassus belli inespéré au SPD servant à légitimer les objectifs pour le moins belliqueux que représente une invasion, puis la séparation de l’Empire russe de la Pologne du Congrès par les armées germano-autrichiennes218. En ce sens, les sociaux-démocrates utilisent la construction politique polonaise interne à l’Allemagne afin de promouvoir « le principe de tolérance nationale autour du monde, pas seulement en Allemagne, mais aussi dans les autres pays […] [puisque] là se trouve la solution à la question nationale219 ».Par la même occasion, les positions politiques défendues par les députés du SPD concernant la Question polonaise renforcent l’idée d’appartenance à la nation allemande des sujets polonais de Wilhelm II et des sociaux-démocrates, tous deux accusés de manquer de patriotisme220. Au cours des premiers mois du conflit, les deux mouvements se rallient publiquement derrière l’idée que :

« ce gouvernement [russe], hostile à notre nation et à notre église, a transformé de manière trompeuse la moitié de l’Europe en un point chaud […] et a obligé notre

217 Lukowski, Op. cit., p. 5 218 Jeffrey Aaron Mankof, Op. cit., p. 154 219 Ledebour, Op. cit., p. 5492 220 Dieter Groh et Peter Brandt, Op. cit. 68

Souverain très gracieux [Wilhelm 2], allié du vieil empereur d’Autriche, à défendre grâce aux armes une cause juste et ses terres221. »

Évidemment, l’appel à la solidarité sociopolitique en temps de guerre n’est pas une nouveauté en soi. Elle s’inscrit dans l’élaboration d’un discours nationaliste datant du siècle dernier. Cependant, elle met en lumière deux éléments importants de la situation interne des Polonais d’Allemagne qui sont particulièrement centraux dans les problématiques liées aux enjeux polonais d’Allemagne pendant la guerre que tente de résoudre les sociaux-démocrates, c’est-à-dire la dualité entre le sentiment d’appartenance à la nation polonaise des communautés germano-polonaises et l’intégration nationale de ceux-ci au sein de la société nationale allemande.

Bien qu’on ne parle plus directement « d’assimilation nationale » en 1914 au sein du SPD, il est intéressant de s’attarder à l’intervention du Dr v. Tramenzunski (Député de la Polenfaktion) qui affirme que

« pendant plus de 30 années, le gouvernement et la majorité du Landtag prussien perçoivent la population polonaise du Royaume de Prusse comme un ennemi interne qui doit être soumis à d’importantes régulations restreignant leurs libertés et leur particularisme national222. »

Face à ce sentiment d’exclusion véhiculé par l’intervention du député v. Tramenzunski et dans le contexte de 1914 et 1916 où les États allemand, austro-hongrois et russe croient être en mesure d’acheter la loyauté des communautés polonaises de l’adversaire, le député social- démocrate Ledebour postule qu’il est possible, voire nécessaire, de gagner la sympathie des Polonais hors de l’Allemagne au travers de politiques favorables aux communautés germano- polonaises au sein du Reich223. Cet appel surprenant semblable au concept d’impérialisme social, pourtant décrié par le SPD depuis plusieurs décennies, vient s’inscrire dans un contexte de coopération politique plus large au sein de l’Empire. Cependant, il met en évidence qu’afin de s’attirer et garder le soutien de leurs communautés polonaises et gagner celui des communautés russo-polonaises, les États allemand et prussien ont beaucoup de progrès à faire.

221 Lukowski, Op. cit. 222 Dr v. Tramezunski, Op. cit., p. 5 223 Ledebour, Op. cit., p. 5491 d 69

Après les premières défaites russes en Prusse orientale, la question linguistique domine le discours social-démocrate concernant l’avenir des communautés germano-polonaises au sein de l’État prussien. Plus précisément, c’est la question de l’utilisation de la langue maternelle de la nation polonaise et les législations oppressantes qui domine l’agenda polonais des sociaux- démocrates. Il est répandu au sein du mouvement social-démocrate que « les Polonais seraient bêtes s’ils permettaient que leur langue leur soit volée par les diètes prussiennes, le régime allemand et le gouvernement prussien224 ». Suivant cet état d’esprit et usant d’une stratégie politique faisant appel aux sensibilités nationales allemandes en temps de guerre, le député social-démocrate Landesberg fait usage de deux arguments de poids afin de rejoindre les sensibilités politiques des politiciens nationalistes allemands et prussiens. Premièrement, il interpelle leur volonté à vouloir défendre la nation allemande. La présence de communautés germanophones au sein de l’Empire russe et l’oppression que l’administration russe impose à celles-ci sont des situations difficiles à supporter pour bien des nationalistes en Allemagne. Landesberg dresse une comparaison entre la minorité nationale germanique de l’Empire russe et la minorité polonaise d’Allemagne en affirmant que « aussi sacrée que soit la langue allemande pour nous Allemands, le polonais l’est pour les Polonais225 ». Dans un deuxième temps, il interpelle ses collègues députés en insistant sur l’importance de ne pas faire de l’Empire allemand, un Second empire russe quant à la gestion des communautés germano- polonaises. Comparant les restrictions linguistiques imposées aux Polonais du Reich à celles que l’administration russe impose aux communautés germanophones de la Baltique, Landesberg avance que le concept de justice « ne doit pas être différent dépendamment si vous avez un marteau dans votre main ou une enclume. […] ceci est un signe d’arriération en Russie et n’est pas un ornement des lois collectives en Allemagne.226 » Plus précisément, il avance l’idée selon laquelle les restrictions linguistiques imposées contre une minorité nationale ne sont pas un signe « de la force d’une nation, mais plutôt un signe de faiblesse de celle-ci […] si jamais le moment était propice à son élimination, alors c’est celui-ci! 227 »

D’un autre point de vue, il est difficile de comparer la situation des communautés germano-polonaise et russo-germanique. D’un côté, plusieurs membres de la noblesse russo-

224 Ibid., p. 5492 225 Landsberg, Verhandlungen des Deutsche Reichstag, Bd. 206, 20 Sitz., 27 août 1915, p. 388 226 Ibid. 227 Ibid. 70 germanique sont ouvertement loyaux au Tsar ce qui leur vaut des positions au sein de l’administration impériale russe comme officier dans l’Armée russe comme le démontre la présence du Général Paul von Rennenkampf, commandant du district militaire de , à la frontière avec le Royaume de Prusse. De l’autre côté, les communautés germano-polonaises possèdent, certes, plus de prérogatives sociopolitiques qu’en Russie, mais sont soumises à des règlementations nationalistes restrictives. Il est possible d’aborder ces différences sous plusieurs angles (programme d’assimilation nationale réussi, relations et partenariat historiques bénéfiques aux deux parties, etc.). Dans le cadre politique est-européen de 1914-1916, il s’agit surtout de miser sur les phénomènes historiques récents afin de brosser un portrait réaliste de la nation polonaise. Tandis que les communautés russo-germaniques ont coopéré activement avec l’administration russe au cours de l’histoire, la nature profonde de la nation polonaise repose sur l’activisme sociopolitique violent (révoltes et révolutions). Dans le cadre de la Grande Guerre, les nations impliquées souhaitent à tout prix éviter ce type d’actions violentes et spontanées de la part des communautés polonaises est-européennes. La volonté d’éviter les actions sociales et politiques violentes au sein du SPD où la tangente révisionniste d’Eduard Berstein (SPD) s’est, non sans opposition, solidement implantée quelques années avant la guerre et qui rejette en grande partie l’idée de révolution prolétarienne contre le pouvoir en place. Cette position donc en partie confirmer l’idée que l’activisme sociopolitique des communautés germano-polonaises représente à la fois un atout de taille pour le programme politique polonais du mouvement social-démocrate, mais aussi un facteur clé à ne jamais perdre de vue, d’autant plus que certains membres et députés influents du parti sont :

1. Des Polonais/es d’origine ayant participé à la violente révolte polonaise au cours de la Révolution de 1905, puis fuit en Allemagne pour éviter la répression de l’administration tsariste. Parmi ceux-ci se trouve une figure emblématique de la lutte ouvrière et théoricienne communiste allemande et figure de proue de la gauche révolutionnaire du mouvement, par exemple, Rosa Luxembourg. 2. Des membres soutenant ouvertement l’idée d’une révolution armée du prolétariat soudain et violent dans le but avoué de faire s’écrouler les systèmes impériaux européens, par exemple, Karl Liebknecht. 3. Des individus croyant fermement à une interprétation littérale du concept d’autodétermination des peuples au détriment des constructions nationales, notamment, Georg Ledebour

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Il ne faut pas non plus diminuer l’importance et l’influence qu’a sur le SPD la mobilisation politique polonaise au sein des territoires du Royaume de Prusse. Tandis qu’à l’Ouest la minorité nationale francophone d’Alsace-Lorraine se présente comme une opposition directe au règne allemand, les Polonais se présentent plutôt au début de la guerre moins comme une opposition politique contre les instances gouvernementales, mais davantage comme un groupe de pression sociopolitique visant à réformer légalement la situation de la minorité nationale polonaise. Ainsi, le Député polonais v. Tramenzunski (Polenfraktion) réaffirme en 1915 que la relation entre les communautés germano-polonaises et les couronnes prussiennes et impériales allemande n’est guère reluisante, sans jamais en appeler à l’insurrection. Selon lui, les sujets polonais du Roi de Prusse « ont vainement lutté pour l’égalité politique et en particulier pour la promotion de [leur] population228 » au sein de la société allemande. Ce qu’il faut donc comprendre de la Question polonaise en Allemagne entre 1914-1916 est que le nœud du problème réside dans le sentiment des communautés germano-polonaises d’être des citoyens de seconde zone, sans réelle importance au sein des États allemand et prussien, enjeux précis sur lequel les sociaux-démocrates comptent avoir une influence déterminante. Afin de contrer les promesses russes d’autonomie et, par la même occasion, de s’assurer de la coopération des citoyens polonais de l’État allemand, le député Georg Ledebour propose que les politiques polonaises existantes soient modifiées en faveur de politique de tolérance nationale. Ceci aurait, selon lui, comme résultat immédiat de projeter l’image aux minorités nationales de Russie et d’Allemagne que

« tous les peuples opprimés vivant actuellement en Russie, pas seulement les Polonais […] à qui au travers des moyens les plus barbares sont privés de leur souveraineté […] tous tirent leur espoir, soit contre l’Empire russe, soit contre le Tsar afin d’être en mesure de faire valoir leur indépendance linguistique229. »

Ce faisant l’écho de Ledebour à ce sujet, le député Dr. Pachnicke affirme que les lois anti polonaises ne peuvent plus être appliquées. L’implication sociale ainsi que le respect des Polonais d’Allemagne envers l’État allemand et de leurs désirs de remplir leurs devoirs de citoyens allemands envers la Patrie empêchent le gouvernement de douter de leur loyauté et

228 Dr. v. Tramezunski, Op. cit., p. 5 229 Georg Ledebour, Op. cit., p. 5492 72 identité germano-polonaise230. Cette proposition qui peut fort bien être considérée comme la formulation timide d’un objectif de guerre social-démocrate sur le front intérieur démontre une nouvelle fois que la Russie, plus précisément la menace et le symbolisme du tsarisme, demeure la table tournante de la résolution de la Question polonaise en Allemagne. L’utilisation de la guerre contre la Russie et l’appel à l’intervention afin de libérer les Polonais soumis au joug russe devient l’une des méthodes de justification afin de légitimer le programme de réformes des sociaux-démocrates en faveur de la minorité nationale polonaise d’Allemagne. Les représentants du SPD sont conscients que les réformes souhaitées, telles l’abolition des lois spéciales (c.-à-d. expropriation et restrictions linguistiques231) ne peuvent être faites sans une coopération active de ces communautés germano-polonaises et des institutions politiques régionales et nationales. Après tout, dans la logique des sociaux-démocrates, en tant que citoyens allemands, les efforts de guerre de l’Empire sont également le fardeau des citoyens polonais du Reich. Ainsi, en 1914, la Heere devient, comme l’affirme l’évêque de Posnanie, « leur vaillante armée232 » et c’est par celle-ci que « nous aiderons nos frères souffrant de l’autre côté des frontières à accéder à un meilleur futur233. »

À n’en point douter, les années 1914-1916 sont ponctuées par un discours polonophile de la part du SPD. Cependant, ce ne sont pas uniquement les efforts de la députation sociale- démocrate au Landstag prussienne et au Reichstag qui engendrent à eux seuls la perspective de changements positifs apportés par la monarchie allemande envers les communautés germano- polonaises. Que ces changements découlent du désir de s’attirer la sympathie des communautés polonaises de l’est de l’État prussien ou se voulant en quelque sorte un reflet de l’ambiance politique découlant du Burgfrieden, une chose semble certaine, le gouvernement prussien semble définitivement prêt à modifier son approche polonaise. L’auteur de l’article du Vorwärts « Die Polenfrage234 » salue le pragmatisme du gouvernement prussien qui semble « finalement tenté de solutionner les malheureuses politiques polonaises contre lesquelles nous l’avons toujours mis en garde235 » et ajoute que ce rapprochement entre les instances

230 Dr. Pachnicke, « Abgeordnetenhaus. 108. Sitzung, Dienstag, den 9. März, vormittags 11 Uhr. », 1. Beilage des « Vorwärts » Berliner Volksblatt, Vorwärts, Nr. 69, 10 mars 1915, p. 5 231 Dr. v. Tramezunski, Op. cit., p. 5 232 Évêque Lukowski, Op. cit., p. 5 233 Ibid. 234 Ibid. 235 Ibid. 73 gouvernementales prussiennes et les membres des communautés germano-polonaises est impossible si les lois d’exception sur l’expropriation et les restrictions linguistiques demeurent en vigueur. L’auteur avance également un élément central de la Question polonaise qui est récurrent tout au long du conflit, c’est-à-dire l’importance du droit à l’autodétermination dans la réflexion des sociaux-démocrates et la primauté de ce concept dans la conception d’une solution polonaise social-démocrate viable. Selon lui, il est impératif que « les Polonais doivent jouir pleinement de leur droit à l’autodétermination et que celui-ci doive être garanti après la guerre afin de pouvoir […] forcer leurs oppresseurs à contempler l’enthousiasme des peuples du Tsar à le combattre.236 » L’idée d’offrir à la nation polonaise l’accès à l’autodétermination n’est pas en soi une nouveauté au sein du mouvement social-démocrate allemand. Elle découle en bien des aspects d’une logique anti-impérialiste entretenue au sein du mouvement depuis Marx et Engel. Cependant, sa pertinence au cours des premières années du conflit réside sur le rôle bien précis qu’il possède au sein de la rhétorique employée par le mouvement social- démocrate afin de justifier l’autodétermination polonaise. Plus précisément, celle-ci est présentée comme une arme afin de vaincre le tsarisme, oppresseur des peuples. Ainsi, les deux premières années du conflit sont, pour le SPD, utilisées afin de légitimer une guerre offensive contre ce que représente le régime tsariste et que la Question polonaise en Allemagne est en quelque sorte l’arme de prédilection afin de subjuguer celui-ci et libérer les peuples y étant soumis. La lutte contre la Russie devient donc une façon de solutionner une question diplomatique centenaire, mais également de permettre une progression du statut sociopolitique des communautés germano-polonaises du Reich soumises à l’impérialisme allemand.

Les sociaux-démocrates dressent donc la lutte contre le tsarisme comme un symbole de la lutte nationale polonaise qui cherchent à s’en émanciper. Cependant, derrière l’idée d’un mouvement social-démocrate unifié dans ses objectifs polonais se cachent diverses problématiques propres au SPD qui vont affecter la construction du projet polonais. Plus spécifiquement, au cours de l’année 1915, les dissensions concernant le sort de la Pologne commencent à se faire sentir au sein du SPD. En effet, les nombreuses interventions de Georg Ledebour en faveur de l’autodétermination du peuple polonais ne font pas consensus au sein du mouvement. Ledebour n’arrive pas à déterminer sa position exacte par rapport aux limites qu’il souhaite imposer à l’application du concept d’autodétermination nationale pour les

236 Ibid. 74 communautés germano-polonaises et ses répercussions sur l’État fédéral allemand. Après l’une des allocutions par rapport à la nation polonaise de Georg Ledebour, Philipp Scheidemann (SPD) tient à préciser à la diète impériale que les positions concernant la Question polonaise de Georg Ledebour lui sont propres et ne représentent pas tout le mouvement237. Malgré cet important bémol, une réflexion concernant la libération des peuples est-européens opprimés par l’impérialisme russe soit en développement au cours de la première moitié du conflit. Toutefois, elle met aussi en évidence les divergences politiques et idéologiques qui mèneront à un schisme au sein du mouvement social-démocrate, comme le fait d’ailleurs remarquer Carl E. Shorscke238. D’un autre côté, les propositions formulées par les acteurs sociaux-démocrates s’intéressant à la Question polonaise laissent entrevoir un des rôles potentiels que les sociaux- démocrates veulent donner à l’Empire allemand vis-à-vis des minorités nationales au cours du conflit, celui de libérateur et de conciliateur.

Du siège à l’occupation La situation polonaise au cours des deux premières années du conflit en est paradoxale. D’un côté, le nationalisme polonais est soutenu par les trois principaux belligérants à l’Est. D’un autre côté, il l’est uniquement dans une optique de « Power politics » et d’intérêts des empires concernés. Les communautés germano-polonaises deviennent donc un outil de plus pour l’Empire allemand afin d’assoir ses objectifs à l’Est. Jusqu’à un certain point, il en va de même pour les sociaux-démocrates qui se basent en partie sur les aspirations nationalistes polonaises afin de justifier des interventions et des buts de guerre offensifs envers la Russie tsariste. Ceci a pour conséquence que de nombreux acteurs internationaux étrangers voient dans les aléas de la guerre, le martyr de la nation polonaise, comme l’affirme le pape Benoit XV dans une lettre en avril 1915239. Déjà en 1914, des mouvements en Prusse parlent de réorganisation de l’Europe centrale en faveur de l’Allemagne. Se faisant l’écho du Berliner Tageblatt, le Vorwärts cite l’intellectuel allemand Wilhelm Ostwald qui affirme que

237 Georg Ledebour, Op. cit., p. 10 238 Carl E. Schorske, Op. cit., 358 pages 239 Pietro Gasparri, « Eine päpstliche Spende für Belgien und Polen », Vorwärts, Nr. 106, 18 avril 1915, p. 3 75

« grâce à sa capacité organisationnelle, l’Allemagne a atteint un niveau de civilisation supérieur à celui des autres peuples. Le résultat de la guerre sera donc l’organisation de l’Europe ou la direction de l’Allemagne240. »

Toutefois, c’est Ernst Haeckel, scientifique évolutionniste originaire de Prusse, qui énonce la problématique majeure à laquelle la social-démocratie allemande est confrontée au cours des années 1916-1918 afin de solutionner le cas polonais en Allemagne, c’est-à-dire la question annexionniste. En affirmant « qu’il est naturel pour l’Allemagne d’annexer la Pologne et les provinces baltiques de l’Empire russe241 », il promeut la doctrine pangermaniste qui rebute tant le SPD et qui sonne le glas des aspirations autonomistes, voire nationalistes des communautés germano-polonaises. Philipp Scheidemann (SPD) fait preuve d’une grande compréhension des mécanismes politiques propres au sort des Polonais de l’Empire lorsqu’il affirme que malgré l’imminence d’une proclamation conjointe des empereurs allemand et austro-hongrois garantissant l’indépendance de la Pologne « la solution et le règlement devraient être laissés au temps après la guerre; [avec] une convention militaire242. »

Philipp Scheidemann (SPD) met en évidence le sentiment partagé par beaucoup de sociaux-démocrates concernant la Déclaration des deux empereurs (5 novembre 1916) annonçant la création d’un nouveau Royaume de Pologne (Königsreich Polen) indépendant de l’Empire russe. En effet, bien que l’idée générale plaise aux socialistes allemands, elle signifie aussi l’ouverture d’un second front politique en Allemagne beaucoup plus agressif et chargé symboliquement puisqu’il s’intéresse davantage à l’intégration potentielle de nouveaux sujets polonais au sein du Royaume de Prusse, et plus largement, au sein de l’Empire allemand. L’arrivée de cette population polonaise laisse présager également une intensification des tensions entre les communautés germano-polonaises et les institutions politiques allemandes puisque les premières sont déterminées à obtenir au minimum une reconnaissance nationale et, si possible, une marge de manœuvre sociopolitique leur permettant de bénéficier d’une autonomie nationale reconnue par les pouvoirs en place. En bref, les années 1916-1918 sont

240 Berliner Tageblatt, « Volk und Krieg », Vorwärts, Nr. 341, 14 décembre 1914, p. 2 241 Ibid. 242 Scheidemann, « 28.9.1916: Fraktionssiztung: 417b Protokollbuch II, », Gemeinsame Sitzung von Reichstagsfraktion und Parteiausschuss/SPD Frationssiztung, Handschirft Reimes, 1916, p. 216 dans DOWE, Dieter, Op. Cit. 76 synonymes d’un renouveau de la Question polonaise au sein du Reich en intensifiant l’importance de l’adoption d’une saine gestion de la minorité nationale polonaise.

C’est dans ce contexte politique que le SPD fait de la séparation du Royaume du Congrès et de l’émancipation complète des sujets de l’Empire russe un objectif de guerre auquel aspire le mouvement social-démocrate et auquel l’État allemand doit, selon eux, souscrire243. En résumé, pour les sociaux-démocrates, il n’existe qu’une solution viable afin de solutionner la Question polonaise en Allemagne et en Europe orientale, c’est-à-dire l’autonomie nationale pour les Prussiens polonophones. C’est dans cette logique de recherche d’autonomie nationale qu’il importe que le gouvernement prussien abolisse les « exceptions polonaises de la législature prussienne.244 » Le rôle des sociaux-démocrates dans le processus qui mène à la création et la proclamation du Royaume de Pologne est donc similaire à celui d’un agitateur politique. Bien que les députés sociaux-démocrates et les médias représentant le mouvement se veulent les défenseurs des communautés germano-polonaises et de la nation polonaise, au sens large, il n’empêche que ceux-ci vont participer activement aux événements qui vont mener à la création de la question annexionniste en Allemagne. Leurs appels répétés à libérer les peuples opprimés par le tsarisme se font l’écho des politiques orientales de l’État impérial allemand. Entre le printemps 1915 jusqu’à la Proclamation le 5 novembre 1916, « le gouvernement allemand a utilisé les diverses factions socialistes du Reich afin de poursuivre ses propres objectifs orientaux.245 » Que les sociaux-démocrates aient participé de leur plein gré ou non à la réalisation des objectifs gouvernementaux allemands, cela a finalement peu d’importance, dans l’optique où le résultat des démarches sociales-démocrates demeure l’apparition de nouvelles options politiques s’offrant à la fois à l’Empire et aux sociaux- démocrates.

Dans la foulée des événements de 1914-1915, le mouvement social-démocrate allemand réussit deux importantes percées concernant la Question polonaise. Premièrement, il réussit à s’imposer dans l’arène politique allemande concernant les objectifs polonais de l’Empire, notamment en jouant sur le phénomène social de la « peur du Russe », bien présent en Allemagne à l’époque. En ce sens, en 1915, Georg Ledebour et quelques autres députés sont

243 Vorwärts, 6 novembre 1916 dans Maehl, William, Op. cit., p. 184 & p. 187 244 Vorwärts, « Um Polens hilfe! », Vorwärts, Nr. 221, 15 août 1914, p. 2 245 William Maehl, Op. cit., p. 189 77 devenus des symboles de la lutte pour les minorités nationales au sein du Reich246. Deuxièmement, dans la foulée des événements de 1914-1915, la social-démocratie allemande réussit à mettre de l’avant leurs objectifs polonais et russes en militant pour la libération de la nation polonaise du joug russe. Ainsi, en août 1915, la position du SPD concernant les objectifs de guerre allemands à l’Est gravitant autour de l’idée d’un manifeste en faveur du principe d’autodétermination trouve d’importants soutiens politiques au sein du Reichstag. Ce faisant, la Déclaration des deux empereurs (5 novembre 1915) se veut le reflet du désir politique du SPD à voir un État polonais renaître. Toutefois, bien que l’idée d’offrir aux peuples opprimés est omniprésente dans le discours social-démocrate, aucun objectif politique ou constitutionnel n’est clairement établi soit par les administrations impériale et prussienne ou par les instances sociales-démocrates en ce qui concerne les futurs États est-européens247.

Rejetant de surcroît le caractère national russe des territoires de la Pologne du Congrès, les presses sociales-démocrates affirment que dans les régions qui sont progressivement occupées par les armées austro-allemandes, il n’y réside aucun russe, mais plutôt des peuples subjugués par ceux-ci. Continuant dans cette logique, l’auteur de l’article « Die Nationen des östlichen Kriegsschauplatzes » affirme qu’en Pologne du Congrès, « il n’y a pas de Russes, surtout pas de paysans russes, et par conséquent pas de villages russes; personne ne parle russe là-bas, personne ne se sent russe. C’est avec les populations polonaise et lituanienne, au nord de Suwalki, avec qui nous traitons248. » Suivant cette logique, il est possible d’affirmer que la guerre contre le tsarisme et la Question polonaise allemande sont interdépendantes et que celle- ci se renforce au cours de la période 1914-1915. Plus spécifiquement, William Maehl résume l’importance de la Question polonaise allemande pour le SPD en affirmant que : « Le but principal de la guerre pour le SPD était donc la destruction du despotisme tsariste et la libération des Polonais en esclavage249. » Cet objectif est d’autant plus important qu’il permet de saisir les limitations propres à la compréhension sociopolitique et doctrinaire du socialisme allemand au cours des deux dernières années du conflit. Afin de bien cerner et comprendre les continuités et l’évolution des démarches sociales-démocrates concernant la gestion des communautés germano-polonaises pour le reste du conflit, il faut d’abord s’intéresser au

246 Carl E. Schorske, Op. cit., p. 304 247 Ibid., p. 305 248 « Die Nationen des östlichen Kriegsschauplatzes », Vorwärts, Nr. 84, 25 mars 1915, p. 2 249 William Maehl, Op. cit., p. 184 78 moment clé qu’est la période de novembre 1916 à l’automne 1917, car c’est au cours de cette même période que le programme politique polonais des sociaux-démocrates atteint son apogée pendant le conflit.

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Chapitre 3: « Es lebe ein freies und unabhängiges Polen250! » La Proclamation des deux empereurs (Acte du 5 novembre 1916) est pour la Question polonaise en Allemagne le document cardinal qui dicte l’avenir de la nation polonaise en entier. Ce document s’inscrit dans un contexte où l’influence russe sur la nation polonaise diminue parallèlement à la montée du pangermanisme en Allemagne. Comme le font remarquer les sociaux-démocrates majoritaires, il semble que les victoires allemandes consécutives, les dissensions sociopolitiques puis l’écroulement de l’Empire russe soient « montés à la tête du peuple [allemand]251 ». Cependant, les deux dernières années de la guerre et l’ascension d’un État polonais via la Proclamation soulèvent de nouveaux questionnements en Allemagne et au sein des mouvements sociaux-démocrates. L’un d’entre eux étant de savoir si l’apparition d’un État polonais aux frontières orientales de l’Empire allemand est bénéfique pour les communautés germano-polonaises. Stanislas Du Moriez252 affirme que la Pologne a été par le passé, et représente toujours pendant la guerre, une menace pour la stabilité de l’État allemand. Il croit que l’Empire « doit trouver un moyen de l’écarter par des « manigances »253» afin de s’assurer le contrôle de la population polonaise soumise à son joug. Le sentiment de méfiance mutuelle que met en évidence M. du Moriez se répercute d’ailleurs au sein d’intervention de la Fraktion polonaise du Reichstag. Le député polonais Korfanty (Polenfraktion) rappelle à ses homologues allemands que la nation polonaise vit un état rappelant une guerre fratricide où « les pères combattent les fils, les frères contre leurs frères et les amis contre les amis.254 »

L’évolution des variables propres à la Question polonaise au cours des dernières années du conflit impose de nouveaux questionnements sur l’application concrète du droit à l’autodétermination des peuples au sein des cercles socialistes européens. Rappelons par la même occasion que la reconnaissance du droit à l’autodétermination est introduite au sein des

250 « Polens Antwort auf die deutsch-österreichische Proklamation », Berliner Volks-Zeitung, Nr. 569, 6 novembre 1916, p.1 251 Cohen, Gemeinsame Sitzung von Reichstagsfraktion und Parteiausschuβ/SPD Fraktionssitzung, « 24.8.1917: Fraktionssitzung: 451c: Protokollbuch III, Handschrift Reimes », 1917, p. 324 dans DOWE, Dieter, Op. Cit. 252 Stanislas Du Moriez fut un membre de la diaspora polonaise vivant en France au cours de la Première Guerre mondiale. À la suite du conflit, il a rédigé quelques livres concernant la relation entre l’Allemagne et la Question polonaise. 253 Stanislas Du Moriez, La Question polonaise vue de l’Allemagne : l’Organisation de l’Est et de l’Europe, Paris, Alcan, 1919, p. 47 254 Korfanty, « Erste Lesung des Etats », Vorwärts, Nr. 19, 20 janvier 1917, p. 9 80 milieux sociaux-démocrates européens au Congrès de Londres en 1896255. Ce droit se manifeste au sein des mouvements sociaux-démocrates allemands, maintenant divisés entre la « Majorität » (MSPD) et la « Minorität » (USPD) par des compréhensions et des applications différentes du concept. Ainsi, la querelle entre le MSPD et le USPD devient un moment décisif dans l’évolution de la perception de la minorité nationale polonaise du Reich par les sociaux- démocrates. Comme le rappel Sebastian D. Schikl :

« Même si on pouvait supposer qu’en raison de la longue période au cours de laquelle la question polonaise avait déjà été négociée au sein du socialisme international, un système uniforme de déclarations avait progressivement émergé au sein de la Deuxième Internationale, la guerre avait déplacé les fronts256. »

En effet, d’une part, le USPD s’accroche fermement à la doctrine marxiste, voir intègre de plus en plus la rhétorique du mouvement communiste naissant257, ainsi qu’à l’application du concept d’autodétermination sans modération258. D’autre part, les sociaux-démocrates du MSPD tentent de maintenir en vie l’esprit du Burgfrieden en coopérant avec les gouvernements impérial et prussien. Sans doute influencé par la « solution autonomiste » formulée par leurs collègues autrichiens, le concept d’autodétermination occupe un rôle important au sein de leur programme politique polonais sans toutefois perdre de vue les enjeux nationaux allemands259. Deux constats émergent des positions polonaises du MSPD. Premièrement, les socialistes n’envisagent pas que ce droit à l’autodétermination puisse être mis en application au détriment de l’intégrité territoriale de l’État allemand. Deuxièmement, les députés sociaux-démocrates majoritaires défendent la position anti-annexionniste du MSPD en affirmant que l’annexion de

255 Sebastian D. Schikl, Op. cit., p. 453 256 Ibid. 257 Les écrits de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, deux contemporains des événements, peuvent nous éclairer à propos de la radicalisation de la gauche allemande. Pour Karl Liebnecht, voir LIEBKNECHT, Karl, Lettres du front et de la geôle, 1916-1918, Paris, Sandres, 2007, 203 pages et LIEBKNECHT, Karl, Militarism, Toronto, W. Briggs, c. 1917, 178 pages. Dans le cas de Rosa Luxembourg, voir EVANS, KATE, Red Rosa : A Graphic Biography of Rosa Luxembourg, New York, Verso, 2015, 224 pages et WEITS, Eric D., « “Rosa Luxemburg Belongs to Us!” German Communisme and the Luxemburg Legacy », Central European History, Vol. 27, No. 1 (1994), p. 27-64. Pour un ouvrage général sur la montée du communisme en Allemagne voir WEITZ, Eric D., Creating German Communism, 1890-1990: From Popular Protests to Socialist State, Princeton, Princeton University Press, 1997, 472 pages et LUBAN, Ottokar, « The Rôle of the Spartacist Group after 9 November 1918 and the Formation of the KPD », p. 45-65 dans HOFFROGGE, Ralf, LaPORTE, Normand (Eds), Weimar Communism as Mass Movement 1918-1933, Londres, Lawrence & Wishart, 2017, 276 pages 258 Carl E. Schorske, Op. cit, p. 303-304 259 Philipp Scheidemann, The Making of New Germany : The Memoirs of Philipp Scheidemann, Vol. 2, New York, D. Appleton and Company, 1929, p. 6 81 nouveaux territoires polonais à l’Empire, plus précisément au Royaume de Prusse, aurait pour conséquence directe de mettre en danger l’unité et le pouvoir de l’État national allemand.

Proclamation des deux empereurs; L’Acte du 5 novembre 1916 À la suite de la publication de la Proclamation, il devient impératif pour les acteurs politiques allemands qui s’intéressent à la Question polonaise d’intervenir afin de résoudre les problématiques polonaises internes et externes de l’État allemand. Bien que ce sentiment d’urgence se retrouve déjà au sein du SPD depuis 1914, la promulgation de La Proclamation des deux empereurs ne fait qu’accentuer ce sentiment au sein du mouvement social- démocrate260. L’annonce officielle de la création d’un État polonais aux frontières des régions habitées par une forte proportion de la minorité polonaise d’Allemagne comporte plusieurs aspects pouvant à la fois avantager et nuire à la stabilisation de la situation polonaise de l’Empire. Bien que les sociaux-démocrates fassent preuve d’un certain optimisme face à cette promesse vis-à-vis de la nation polonaise, à partir de novembre 1916, la Question polonaise devient véritablement indissociable de l’avenir sociopolitique de l’Allemagne. Des politiques favorisant la coopération entre les communautés germano-polonaises et les autorités impériale et prussienne doivent être mises en place afin d’assurer la cohésion sociale et politique du Reich maintenant que la minorité nationale polonaise allemande a un projet auquel se rattacher261.

Avant d’entrer dans les répercussions concrètent de l’Acte du 5 novembre, il est intéressant de le mettre en perspective avec un document similaire déjà traité dans le cadre de cette étude, soit le Manifeste du Grand-Duc de 1914, car il faut le rappeler, les sociaux- démocrates se sont rapidement présentés comme de grands opposants à ce document proposant une plus grande autonomie aux sujets polonais du Tsar. Premièrement, les sociaux-démocrates reconnaissent que, tout comme le Manifeste, cette proclamation conjointe des empires centraux représente l’opportunité d’un avenir meilleur pour la nation polonaise262. Certes, à première vue, cette affirmation peut être perçue comme de l’hypocrisie de la part du mouvement social- démocrate vis-à-vis de l’offre russe de 1914. Cependant, l’appui des sociaux-démocrates au

260 « Die polnische Frage », Vorwärts, Nr. 296, 27 octobre 1916, p. 9 261 Werner Conze, Polnische Nation und deutsche Politik im Ersten Weltkrieg, Köln, Bolhau, 1958, p. 308 262 « Zum Manifest von Warschau », Vorwärts, Nr. 306, 6 novembre 1916, p. 1 82 projet polonais allemand s’explique par la différence fondamentale dans les promesses faites par les deux empires. Tandis que l’Empire russe promet une plus grande autonomie et la réintroduction d’institutions politiques polonaises au sein du Royaume du Congrès après la guerre, les empereurs allemand et autrichien pour leur part ne promettent non pas l’autonomie de la Pologne du Congrès sous le joug de deux puissances germaniques, mais proclament dès la publication de l’Acte du 5 novembre l’indépendance d’un nouvel État polonais qui serait dirigé par une monarchie constitutionnelle Polonaise. Plus que par un quelconque sentiment de solidarité entre le gouvernement impérial et les sociaux-démocrates découlant du Burgfrieden, c’est ici que se trouve la véritable raison du soutien des sociaux-démocrates au projet polonais de la coalition allemande, une Pologne indépendante.

Loin d’être un événement marginal pour les sociaux-démocrates qui se dirigent inlassablement vers un schisme, la proclamation du Königsreich Polen représente ce qui peut être décrit par plusieurs contemporains comme la première véritable victoire de ceux-ci vis-à- vis des gouvernements impérial et prussien. Bien que la nouvelle soit accueillie avec prudence par les Polenfraktion des parlements allemand et prussien du moins c’est ce qu’affirme l’Agence polonaise centrale263, la publicisation de cette proclamation se démarque par sa volonté d’agir concrètement et ouvertement en faveur de la nation polonaise. En effet, plutôt que de procéder à une nouvelle partition polonaise comme le croient plusieurs activistes étrangers, la création « immédiate » du Royaume de Pologne se veut une démonstration tangible et immédiate de la part des deux empereurs à présenter les politiques de leurs gouvernements sous des jours favorables, voire comme des libérateurs. De plus, pour l’État allemand fortement attaqué par les réseaux de propagande franco-britanniques, l’avènement de la Pologne est une occasion importante afin de redresser son image dans les États neutres. D’un trait de crayon, les deux empires alliés viennent, avant même les « 14 points » du Président américain Woodrow Wilson, de réaliser l’un des grands événements du XXe siècle, soit la résurrection d’un État national. Malheureusement pour eux, le précédent qu’ils viennent de créer n’est pas sans danger, comme le démontreront les événements des années suivantes. Ironiquement, les sociaux-démocrates qui souhaitent ardemment pendant le conflit la mise en

263 Agence polonaise centrale, Les clubs polonais du Reichstag et de la diète prussienne gardent le silence, Lausanne, 8 novembre 1916, p. 1 83 place de cette décision sont parmi les premiers à exposer les potentielles conséquences de cet événement.

Malgré le caractère positif que revêt l’Actes du 5 novembre pour la minorité nationale polonaise d’Allemagne et pour les sociaux-démocrates, cette proclamation, longtemps sous- estimée par l’historiographie nationale polonaise, mais fondamentale à l’histoire nationale polonaise, partage certaines visées du Manifeste du Grand-Duc. En effet, tout comme le manifeste du gouvernement russe en 1914, l’élévation du Royaume du Congrès en un pays indépendant à la fin de 1916 ne se fait pas, pour plusieurs raisons d’importance variable, dans la plus grande simplicité, au grand dam des sociaux-démocrates et des communautés germano- polonaises, voire de l’ensemble de la nation polonaise264. Bien que nous pourrions nous attarder à chacune de ces raisons amenant son lot de problématiques propres à la situation polonaise en Allemagne, deux d’entre elles se montrent particulièrement importantes. La première raison est celle de la nomination du nouveau roi de Pologne. L’indépendance polonaise soulève dès novembre 1916 de sérieux problèmes structurels puisqu’elle est encore sous l’administration du Gouverneur-Général von Beseler, un grand défenseur du projet étatique polonais. Cependant, l’impossibilité de régler rapidement la question de la nomination royale par les empires allemand et austro-hongrois engendre des retards qui ne sont pas sans répercussions265. Après tout, la nomination d’un souverain polonais est centrale à la création de ce nouveau royaume polonais. Sa nomination aurait été un symbole de la bonne foi et de la coopération offerte par les empires centraux à la nation polonaise266. Il y a certes quelques propositions, voire même la nomination d’un proche de l’Empereur austro-hongrois, mais cet important préalable à l’indépendance polonaise ne voit jamais le jour au cours de la guerre. La deuxième raison est celle des délimitations frontalières du nouvel État entre, d’une part, ses voisins allemand et austro-hongrois et, d’autre part, les autres États appelés à naître à la suite à l’écroulement russe. Parallèlement à l’annonce de la création du Royaume de Pologne, il se développe un sentiment d’incertitude, voire d’opposition vis-à-vis de la question frontalière de la Pologne. Ainsi, comme le rapporte le Vorwärts, l’Ostmarkenverein, un mouvement nationaliste et expansionniste allemand, affirme que les Polonais aspirent à « l’unification de tous les États

264 Jeffrey Aaron Mankof, Op. cit., p. 305 265 Gary W. Shanafelt, Op. cit., p. 89 266 « Was die Polen wollen.; Wien 5. November (Privat) », Berlin Volks-Zeitung, Nr. 569, 6 novembre 1916, p. 2 84 polonais en un seul pays indépendant267 ». Par cette affirmation, l’Ostmarkenverein soulève la principale cause de tensions au sein du mouvement social-démocrate concernant l’avenir polonais pour les années 1917-1918. Comment promettre à la nation polonaise la liberté si une importante partie de sa population demeure sujette aux empires centraux? L’Acte du 5 novembre, d’abord pensé comme un document de politique étrangère attaquant la crédibilité du gouvernement russe en Pologne, vient discrètement de devenir une question de politique intérieure en se retournant contre les gouvernements impériaux allemand et austro-hongrois l’ayant promulgué. En effet, en plus de faire de la victoire de l’Allemagne un prérequis au maintien du nouvel État polonais, l’Acte du 5 novembre affirme à ses adversaires que le Reich et ses alliés se présentent comme les seuls à percevoir la renaissance d’une Pologne libre comme un « intérêt vital268 ». Ainsi, loin de solutionner les tensions polonaises en Europe orientale, la Proclamation des deux empereurs a fait de la Question polonaise un « classique de l’autodétermination269 ».

Comme mentionné auparavant, bien qu’en apparence, l’essence de la Proclamation des deux empereurs semble rejoindre le programme polonais des sociaux-démocrates uniquement par la renaissance de la Pologne, le document s’inscrit en réalité en contradiction vis-à-vis de l’agenda polonais de ceux-ci. Rapidement, il faut mettre en évidence que cette déclaration « d’indépendance » n’est pas celle espérée par les sociaux-démocrates. Premièrement, le document est imprégné de l’influence des mouvements nationalistes qui gagnent en influence au cours des années 1916-1918. Ces mouvements souhaitant redéfinir les frontières orientales de l’Empire à l’avantage du Reich voient dans la formation du Royaume de Pologne une opportunité de procéder aux ajustements de frontières tant recherchés, le fameux « Polnische Grenzstreifer » qui vise à annexer une tranche de l’ancien territoire russo-polonais à la Prusse orientale270. Deuxièmement, la proclamation d’un nouvel État polonais se fait selon un modèle traditionnel de monarchie constitutionnelle. Les réformes démocratiques tant attendues par le SPD et les communautés germano-polonaises semblent donc encore loin d’être mises en place. En ce sens, la Proclamation des deux empereurs n’offre aucune garantie de démocratisation du

267 « Zur Polenfrage in Preuβen », Vorwärts, Nr. 105, 18 avril 1917, p. 3 268 « Polens Schicksalsstunde », Vorwärts, Nr. 305, 5 novembre 1916, p. 1 269 Sebastian D. Schickl, Mannheimer historische Forschungen: Universalismus und Partikularism: Erfahrungsraum, Erwartungshorizont und Territorialdebatten in der diskursiven Praxis der II. Internationale 1889-1917, St. Ingbert, Röhrig Universitätsverlag, 2012, p. 453 270 Imanuel Geiss, Op. cit., 183 pages 85 système politique traditionnel prussien qui se présente comme un véritable obstacle à la représentativité de la minorité nationale polonaise au sein du Royaume de Prusse, de l’Allemagne et, par extension, du nouveau Royaume de Pologne271.

Paradoxalement, les contradictions apparentes entre les objectifs polonais des groupes de pression nationalistes et des sociaux-démocrates s’observent essentiellement dans une perspective « micro », puisqu’en théorie les deux types de mouvements voient la résurrection d’un État polonais à l’Est de façon somme toute positive. Ainsi, l’un comme l’autre cherche à offrir un nouveau statut social à tous les membres des communautés germano-polonaises. La différence fondamentale ici est que les sociaux-démocrates luttent afin qu’un citoyen allemand de nationalité polonaise ait la même valeur qu’un citoyen de nationalité allemande, tandis que les mouvements nationalistes souhaitent promouvoir l’émigration des membres des communautés germano-polonaises vers le nouvel État polonais afin de favoriser la germanisation des provinces orientales de la Prusse et des nouveaux territoires conquis.

Face à cette logique, les sociaux-démocrates affirment que de tels plans ne peuvent qu'être compris comme diverses provocations et de nombreux troubles entre les citoyens polonais en Allemagne, voire de les pousser vers des mouvements indépendantistes caractérisés par de forts sentiments antigermaniques272. Souhaitant s’opposer concrètement aux pressions exercées par les partisans de cette doctrine impérialiste, le SPD affirme plutôt que le droit à l’autodétermination est primordial à la résolution de la Question polonaise allemande. Par cette action, les députés du SPD souhaitent recentrer les débats polonais non pas sur les questions territoriales, mais plutôt sur les individus eux-mêmes. En ce sens, est-ce que la création d’un nouvel État fédéral allemand avec les territoires polonais sous la juridiction du Reich, comme le propose du Moriez, aurait pu être une option viable pour les sociaux-démocrates273? Certes cela aurait été un moyen d’offrir aux communautés germano-polonaises une représentativité politique intéressante étant donné le poids démographique qu’elle aurait exercé dans la région. Plus que cela, il est possible d’observer une certaine sensibilité face à cette option de la part du mouvement social-démocrate allemand lorsque parait dans le Vorwärts un article qui fait

271 Jeffrey Aaron Mankoff, Op. cit., p. 305 272 « Der Ostmarkenverein zur Polenfrage », Vorwärts, Nr. 18, 19 janvier 1917, p. 4 273 Stanislas Du Moriez, Op. cit., p. 79-80 86 l’éloge des États multinationaux où « le droit des minorités doit être appliqué avec la plus grande rigueur274. » Or, pour les opposants aux objectifs polonais des sociaux-démocrates, l’Empire n’est pas un État multinational, il n’est qu’allemand. Cette conception de l’État fédéral allemand mérite que l’on s’y attarde quelque peu. En effet, malgré l’obstination de la majorité de l’élite allemande à considérer l’Allemagne comme un État national homogène, celui-ci demeure, depuis le XIXe siècle, une entité étatique qui est caractérisée par de forts clivages. D’abord religieux – le Nord protestant versus le sud catholique –, ensuite social – l’Ouest fortement urbanisé et industrialisé versus l’Est rural et traditionnel –, finalement politique – le Royaume de Prusse; monarchique et centralisateur versus les États bavarois et environnants; réformatrice et décentralisatrice, la Question polonaise n’est donc, en quelque sorte, qu’un bouc émissaire qui s’inscrit dans chacun de ces clivages et donc aux problématiques plus profondes à la nation allemande qui ressurgissent au cours du conflit275. En ce sens, comme l’affirme l’historien Conze Werner,

« La monarchie constitutionnelle de traditions prussiennes s’est heurtée au mouvement des sociétés d’Europe orientale et d’Europe centrale qui prônaient une constitution démocratique […]. Ce problème général était particulièrement compliqué en Pologne. Cela allait atteindre son paroxysme lorsque le Reich fut poussé à la “solution étatique” pour la Question polonaise, mais cette tâche ne pouvait être accomplie par des inhibitions internes et externes276. »

Malgré la sensibilité des sociaux-démocrates à la cause de la minorité polonaise, il est difficile de penser que ceux-ci souhaitent en arriver à cette conclusion pour le projet polonais en Allemagne. En fait, ils évoluent plutôt selon une ligne directrice qu’a définie Hermann Müller (SPD) qui affirme qu’il ne faut « ne jamais demander l’autodétermination complète pour les nationalités, mais plutôt une autonomie nationale au sein de l’Empire277 ».

Face à la Proclamation des deux empereurs, il est pertinent de se questionner sur les réels gains des communautés germano-polonaises et du SPD concernant la Question polonaise.

274 « Die Polen und ihr Verhältnis zu anderen Nationalitäten », Vorwärts, Nr. 181, 4 juillet 1916, p. 3 275 Pour un aperçu plus complet de la progression de l’État allemand vers la démocratie moderne voir WINKLER, Heinrich A., Histoire de l’Allemagne XIXe-XXe siècles; Le long chemin vers l’Occident, Paris, Fayard, 2005, 1152 pages 276 Werner Conze, Op. cit., p. 167 277 Susanne Miller, Op. cit., p. 235 87

Outre le fait que L’Acte du 5 novembre affirme que la victoire des empires centraux permettrait à la nation polonaise de récupérer une autonomie sociopolitique qui leur a été retirée par le régime russe, il est somme toute vide de sens278. En fait, pour les principaux intéressés (c.-à-d. minorité nationale polonaise d’Allemagne) et leurs défenseurs (c.-à-d. sociaux-démocrates), il n’y a aucun gain réel afin d’améliorer leur propre situation. Plus précisément, ce document met uniquement de l’avant deux aspects qui, malgré la victoire contre la Russie, ne sont jamais véritablement solutionnés par les acteurs politiques allemands, soit la fondation politique de l’État polonais et la concrétisation des frontières germano-polonaises279. Se présentant comme la réponse au Manifeste russe de 1914, la Déclaration des deux empereurs (1916) s’inscrit donc dans la logique des politiques polonaises intérieures et extérieures prusso-germaniques. En effet, elle a tenté de débourber les positions politiques prussiennes concernant la Pologne sans jamais perdre de vue la compétition russe280.

En y regardant de plus près, les conséquences réelles de l’avènement de la Pologne sont avant tout d’avoir influencé les débats abordant le concept d’autodétermination au sein du SPD et de tenter de redéfinir les options pour améliorer l’avenir des citoyens polonais de l’Empire en tant que membres de la nation allemande. Finalement, la différenciation progressive qui s’implante au sein du mouvement social-démocrate entre Polonais « de Russie » et Polonais « d’Allemagne » est appelée à jouer un rôle important dans le schisme qu'a vécu le mouvement en 1917. Les conséquences de cette division au sein du mouvement social-démocrate sur la Question polonaise sont observables lors de deux événements marquant un tournant dans le déroulement de la guerre pour les sociaux-démocrates allemands. Premièrement, la présentation par une coalition de partis politiques, à leur tête les sociaux-démocratiques majoritaires, de la « Résolution de paix de juillet » à la diète impériale le 19 juillet 1917. Cette proposition de paix dresse un sombre bilan des efforts consentis par la société civile de l’Empire au cours du conflit et tente d’imposer une limite claire aux objectifs de guerre de l’État. Deuxièmement, la fin d’une série de trois conférences socialistes sur la paix, les « Conférences Zimmerwald » à Stockholm du 5 au 12 septembre.

278 « Ein neues Polen », Vorwärts, Nr. 305, 5 novembre 1916, p. 1 279 Werner Conze, Op. cit., p. 308 280 Ibid., p. 165 88

Résolution de paix du Reichstag juillet 1917 Pour la première fois en décembre 1915, les sociaux-démocrates présentent une proposition de paix à leurs collègues de la diète impériale. Cette première paix est rejetée par le monde politique allemand, mais le moment choisi pour la présenter est central à la bonne compréhension; le contexte dans lequel la Résolution de paix de juillet est proposée, c’est-à- dire, « la sécurité du pays était atteinte281 ». Dans cette logique, la Résolution de Paix de juillet 1917 est un présage des changements sociopolitiques à venir. Découlant des efforts d’un comité parlementaire de partis politiques variés – MSPD, Zentrum, Volkspartei – cette résolution présentée au Reichstag s’impose comme la pierre angulaire de la dissolution progressive de l’unité politique allemande et de l’opposition à la dictature militaire naissante. En effet, loin de favoriser la construction d’une « Grande Allemagne » à l’Est - pour reprendre une terminologie qui sera popularisée après la guerre, elle représente publiquement l’opposition des grands partis politiques face à l’expansion du territoire national de l’État allemand et à la marginalisation des communautés non allemandes de la société civile. Cependant, les partis qui proposent cette résolution de paix réitèrent leur volonté à défendre l’Allemagne et l’unité de son peuple282.

Sans non plus vouloir affirmer une volonté de réformer le système politique en entier, la Résolution de paix a donc exposé la situation politique instable de l’Allemagne. En ce sens, nous croyons qu’il faut voir dans la Résolution de juillet, certes un appel à la paix pour les pays belligérants, mais surtout un appel à l’unité nationale au sein des États fédéraux allemands et, plus importants encore, un appel à l’internationalité de l’État allemand. Bien sûr, cette résolution est perçue comme une atteinte aux objectifs des militaires allemands et des mouvements nationalistes puisqu’elle promeut une paix sans annexion et indemnité et, donc, largement ignorée par les autorités allemandes. Cependant, elle base sa légitimité sur la constitution allemande qui, si la Résolution avait été complètement acceptée, aurait vu son §3 s’enrichir d’une particularité importante affectant spécifiquement les minorités nationales de l’Empire. En effet, dans cet article constitutionnel, il est question de reconnaître le droit constitutionnel dans chaque État fédéral allemand et dans le Reichsland Elsaβ-Lothringen à

281 « 3. Die Friedensarbeit der Fraktion », 1917, p. 73, Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands; Abgehalten in Würzburg vom 14. bis 20. Oktober 1917, Berlin, Paul Singer, G. m. b. H., 1917, 321 pages 282 Ibid., p. 77-78

89 l’égalité au sein des relations entre les États constituants l’Empire. Plus spécifique à notre cas d’étude, il est question d’imposer des conditions sociopolitiques où l’égalité entre les États se réaliserait par une démocratisation des structures politiques allemandes qui prendrait en considération la situation particulière des minorités nationales. Celles-ci bénéficieraient alors d’une plus grande représentation politique par une représentation proportionnelle du poids démographique de leurs communautés au sein des instances politiques impériales, des Ländes, des instances régionales puis au niveau municipal283.

En ce qui concerne les sociaux-démocrates et les citoyens allemands de nationalité polonaise, ce simple ajout aurait pu répondre à la première des préoccupations qu’ils entretenaient depuis la proclamation de l’État polonais, c’est-à-dire une réelle autonomie sociopolitique sur les territoires où les communautés germano-polonaises sont majoritaires. Après tout, comme les sociaux-démocrates le rappelle via l’article du Vorwärts, « Zum Manifest von Warschau » : « la social-démocratie souhaite un peuple polonais libre, tout autant qu’il souhaite un peuple allemand libre; en tant que gardiens des libertés civiles […] s’opposant aux dangers étrangers imminents284. » Ainsi, contrairement au passé où les sociaux-démocrates perçoivent l’Empire allemand comme un État national allemand, la guerre et le désir de résoudre la Question polonaise leur permirent de développer l’image d’un nouvel avenir pour un État allemand, multinational, pour tous les citoyens allemands, quelle que soit leur appartenance nationale.

Dans un autre ordre d’idée, il est pertinent de mettre en évidence que la notion d’autodétermination brille par son absence au sein de la Résolution de paix de juillet 1917. Cela est en quelque sorte la preuve qu’une réflexion est entamée chez les mouvements signataires du document. En effet, si cette notion avait été acceptée ou refusée complètement, la résolution de paix en aurait fait mention d’une façon comme d’une autre. Il est fort probable que les implications concrètes de l’application de cette notion favorisant l’indépendance des peuples qui sont sous le joug de l’impérialisme européen est encore à l’étude chez les sociaux- démocrates alors scindés entre majoritaires (MSPD) et indépendants (USPD). Une autre

283 « Klein Kriegsnachrichten », Vorwärts, Nr. 121, 4 mai 1917, p. 3 284 « Zum Manifest von Warschau », Vorwärts, Nr. 306, 6 novembre 1916, p. 1 90 possibilité afin de justifier l’absence, du droit à l’autodétermination des peuples de la Résolution de paix de juillet s’explique peut-être par la volonté de ne pas lier l’État allemand au fardeau d’imposer ce droit, mais aussi d’être submergé par les dangers qui l’accompagnent285. Après tout, il est inutile de tenter de dissimuler le fait que même si l’Allemagne s’imagine comme le parangon de l’indépendance des peuples opprimés, lui-même est menacé par celui-ci en cas de défaite, aussi peu probable que cela semble l’être à la fin de l’année 1917.

Ce n’est qu’après juillet 1917 que l’autodétermination, ce point central de la rhétorique sociale-démocrate depuis le début du conflit vis-à-vis de la Russie, s’implante définitivement dans le discours politique allemand. En fait, la réflexion à ce propos ne s’arrête évidemment pas uniquement à l’Est européen. Cependant, pour les sociaux-démocrates, particulièrement le MSPD, le front russe demeure le véritable terrain d’application de cette doctrine. Ceci s’explique par le désir des sociaux-démocrates majoritaires d’imposer à l’État russe l’obligation de « reconnaître la volonté des pays périphériques286 », puisque celle-ci a d’importantes implications pour les régions frontalières de la Prusse, particulièrement après la publication du Manifeste du Grand-Duc. Parallèlement, à la situation russe, David (MSPD) rappelle que le Reich aussi a des obligations vis-à-vis de l’autodétermination de ses propres communautés nationales et que celui-ci doit

« exercer un droit honnête à l’autodétermination, pour notre propre honneur, pour notre propre réputation. M. Fehrenbach a déjà déclaré que la façon dont les choses seraient mises en ordre avec ce peuple [polonais] marginalisé constituerait un test de l’honnêteté de la politique allemande dans le monde287. »

En bref, les sociaux-démocrates majoritaires conçoivent que le rôle et les actions qu’entreprennent les dirigeants allemands vis-à-vis des communautés marginalisées et stigmatisées du Reich ont d’importantes répercussions sur la réputation internationale de l’État allemand, quant à jouer en sa faveur ou sa défaveur lors des négociations de paix. Cependant, les problématiques propres à l’application de l’autodétermination nationale pour les sociaux- démocrates allemands font brusquement surface lors du Congrès de Stockholm à la fin de l’année 1917 où les différentes perspectives propres à son application sont confrontées par les

285 Eduard David, Verhandlung des deutschen Reichstages, Bd. 311, 142. Sitz, p. 4433 286 Ibid. 287 Ibid. 91 mouvements socialistes internationaux rassemblés pour l’occasion. Parmi les nombreuses réflexions que soumettent les sociaux-démocrates allemands à leurs collègues à ce propos, la dichotomie entre l’application du droit à l’autodétermination et les réalités sociopolitiques de l’Empire allemand influence le déroulement des événements.

Congrès socialiste de Stockholm Pour la social-démocratie allemande maintenant divisée, les préparatifs ainsi que les débats en marge de ce qu’aurait dû être la troisième conférence de Zimmerwald - le Congrès de Stockholm de 1917 – en plus de la première révolution russe (février 1917), sont les avant- dernières pièces du casse-tête polonais. D’un côté, la Conférence de Stockholm représente la dernière chance pour les sociales-démocrates allemandes de légitimer aux yeux des autres mouvements socialistes occidentaux le programme politique qu’elles poursuivent vis-à-vis de la nation polonaise en Allemagne et ailleurs. De l’autre, la première révolution russe (février 1917) détruit les justifications bellicistes des sociaux-démocrates vis-à-vis du régime tsariste, ce qui ne permet plus à ceux-ci de se présenter comme des libérateurs des Polonais. La juxtaposition de ces deux éléments a de graves conséquences sur les objectifs polonais des sociaux-démocrates autant à l’extérieur de l’État allemand, qu’en son sein. En ce sens, malgré l’incapacité de l’Internationale à rassembler tous les participants requis, le Congrès et la Révolution russe de février 1917 sont de rares occasions où, après le schisme de 1917, les sociaux-démocrates allemands ont l’occasion de confronter leurs méthodologies polonaises respectives et de réaliser que l’une comme l’autre n’est pas si divergente que cela.

Les positions du MSPD concernant la Question polonaise au cours des dernières années du conflit sont résumées dans l’une des déclarations de la délégation du MSPD concernant l’État russe et trois articles généraux qui visent les minorités ethniques et nationales qui sont soumises à l’impérialisme européen. Ainsi, concernant la Russie et sa situation politique changeante au cours des derniers mois de l’année 1917, le MSPD affirme qu’il existe un consensus entre eux et le Conseil des soldats et des travailleurs de Saint-Pétersbourg quant à

92 une paix sans annexion et indemnité basée sur le principe de l’autodétermination nationale288. Cependant, ce rapprochement est conditionnel à la renonciation par les bolcheviques de l’impérialisme russe et du respect de l’indépendance polonaise promise par l’État allemand289.

Parallèlement à ce retournement dans les relations entre Russes et sociaux-démocrates allemands, la délégation du MSPD soumet plusieurs propositions d’importance pour déterminer la position générale du mouvement social-démocrate à l’internationale concernant la Question polonaise. Parmi ces nombreuses propositions, trois d’entre elles sont particulièrement importantes puisqu’elles ont des répercussions, d’une part, sur les communautés germano-, russo- et austro-polonaises, et, d’autre part, sur les visées expansionnistes des empires centraux vis-à-vis des territoires nationaux polonais :

- Premièrement, par l’article 3 de la déclaration du MSPD, la délégation définit que si par restitution territoriale il est entendu la « réhabilitation de l’indépendance nationale d’un État290 », la Seconde Internationale peut compter sur le soutien du parti. - Deuxièmement, l’article 4 aborde la question du droit à l’autodétermination nationale et son application concrète au cours de la Grande Guerre. En ce sens, pour la délégation du MSPD, il est entendu que ce droit se résume au « droit de toutes les nations à maintenir ou faire revivre son indépendance politique291 ». Plus précisément, ce droit doit revenir aux nations ayant perdu leur indépendance au cours de la guerre, mais aussi aux nations libérées du contrôle d’une puissance impériale étrangère - c.-à-d. la Finlande et la Pologne du Congrès292. - Finalement, l’article 5 définit le droit à l’autonomie nationale. En ce sens, le MSPD affirme qu’il vise à implanter une « autonomie progressive des districts de langues étrangères incluses dans un État plus vaste293 ». Cette affirmation met

288 Holländisch-skandinavischen Komitees & MSPD, Sitzung des Holländisch-skandinavischen Komitees mit der Delegation der MSPD, 7. Juni 1917, Stockholm, 1917, p. 29, consulté le 30-07-2019, https://socialhistoryportal.org/stockholm1917 289 « 3. Die Friedensarbeit der Fraktion », 1917, p. 75, Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands; Abgehalten in Würzburg vom 14. bis 20. Oktober 1917, Berlin, Paul Singer, G. m. b. H., 1917, 321 pages 290 Holländisch-skandinavischen Komitees & MSPD Op. cit., p. 29, consulté le 30-07-2019, https://socialhistoryportal.org/stockholm1917 291 Ibid. 292 Ibid. 293 Ibid. 93

donc en évidence que les sociaux-démocrates majoritaires militent en faveur d’un meilleur statut et soutiennent les revendications sociales des citoyens allemands de nationalité diverse du « Schleswig du Nord, de Posnanie, de Prusse orientale, ainsi qu’en Alsace-Lorraine parlant danois, polonais et français294 ».

De ces trois articles de la déclaration du MSPD, il faut d’abord retenir que chacun des articles reconnaît le droit à l’autodétermination des peuples et, par extension, de la nation polonaise. Cependant, à la lecture d’énoncés un autre élément les lie les uns envers les autres, c’est-à-dire qu’aucun ne s’applique véritablement à offrir la même indépendance nationale aux communautés germano-polonaises que celle offerte par la Proclamation des deux empereurs aux Polonais de Russie.

Les préparatifs du Congrès de Stockholm et les discussions entourant ceux-ci sont des moments où les sociaux-démocrates majoritaires cherchent à faire valoir pour la première fois qu’il existe, selon Philipp Scheidemann (MSPD), une différence entre une nation et une nationalité. Cette distinction entre les deux concepts est centrale à la situation des communautés germano-polonaise car elle permet de distinguer quelle communauté a accès au droit à l’autodétermination de celui du droit à l’autonomie des peuples295. En ce sens, il est possible de considérer une nationalité comme une « minorité nationale » au sein de grands États nationaux, comme c’est le cas des communautés germano-polonaises au sein du Royaume de Prusse. Toutefois, bien qu’il insiste sur cette différenciation terminologique, Scheidemann ne définit pas convenablement lui-même ce qu’il entend par « nation ». Il est donc possible de croire que la définition conceptuelle d’une « nation » versus celle d’une « nationalité » demeure l’un des maillons faibles des positions polonaises du MSPD car, ne l’oublions pas, le MSPD demeure un mouvement politique qui est attaché à l’État allemand et voue une grande importance à l’intégrité nationale de l’État national au cours du conflit. En ce sens, ce désir de sauvegarder la territorialité de leur pays intacte est instrumental dans la question de l’établissement des frontières du Reich vis-à-vis du Royaume polonais naissant et de ses revendications sur les territoires où habitent de grandes communautés polonaises, notamment en Prusse orientale. C’est probablement pour cette raison que les sociaux-démocrates majoritaires se font les

294 Ibid. 295 Ibid. 94 défenseurs d’une solution dite « autonomistes » où la minorité polonaise serait appelée à vivre en cohabitation avec la majorité allemande dans un cadre impérial allemand plus inclusif.

De plus, afin de justifier le refus des sociaux-démocrates majoritaires d’offrir aux communautés germano-polonaises les mêmes prérogatives que celles qui sont offertes aux Polonais du Congrès, il est avancé par David (MPSD) qu’il faut d’abord concevoir les communautés germano-polonaises comme une nationalité et non une nation. En effet, selon lui, contrairement aux Polonais de Russie, ceux d’Allemagne ne possèdent pas de système politique leur étant propre, au contraire de leurs concitoyens qui vivent en Russie et qui se sont vu octroyer un État sous la férule des Tsars en 1815. En résumé, faisant appel à un argument basé sur l’historicité et le droit international, contrairement à leurs confrères d’Allemagne qui n’ont jamais bénéficié d’un tel droit, le député David affirme que c’est l’absence de système politique propre à la minorité polonaise d’Allemagne qui justifie la position actuelle de son parti sur l’obtention d’une autonomie régionale limitée et d’un statut culturel particulier pour les Polonais du Reich296. Toutefois, il est ironique de remarquer que bien que l’argument soit basé sur des faits et le droit international, c’est uniquement le contrôle des institutions étatiques et la répression exercée par les gouvernements impérial et prussien envers sa minorité nationale polonais qui ont empêché le développement de telles institutions sociopolitiques en Prusse. Dans cette optique, pour des raisons d’intérêts nationaux, le MSPD considère les Polonais de Russie comme une communauté nationale homogène et cohérente, ayant droit à l’autodétermination, tandis que la minorité nationale polonaise d’Allemagne est plutôt perçue comme une communauté hétérogène, donc multinationale, n’ayant jamais possédé d’institutions politiques indépendantes de celles de la nation allemande au sens large.

Paradoxalement, la distinction entre « nation » et « nationalité » se retrouve aussi dans quelques interventions faites par la délégation, pourtant très attachée aux doctrines marxistes, du USPD. Ainsi, bien que normalement prompte à qualifier de timide la conception du droit à l’autodétermination par le MSPD, la délégation des sociaux-démocrates indépendants considère, tout comme leurs collègues de la majorité, que l’indépendance doit être offerte aux

296 Ibid. 95

Polonais de Russie, mais ne fait pas mention de l’obtention de la « plus grande autonomie possible pour les districts polonais en Autriche et en Allemagne297 ». Au vu de cette position similaire concernant l’application du droit à l’autodétermination, il est légitime de se questionner à propos de la raison qui oppose le MSPD au USPD à Stockholm. En fait, la principale différence entre les deux mouvements sociaux-démocrates allemands à ce point réside dans le fait que les députés du MSPD se refusent à remettre en doute l’appartenance à l’Empire des territoires à majorité polonaise de la Prusse, tandis que la délégation du USPD affirmait que « la réunification de toutes les parties de la Pologne dans un État libre, position à laquelle l’Internationale socialiste a toujours adhéré, reste un objectif de développement futur298. » Ainsi, c’est le deuxième mouvement social-démocrate allemand, le USPD, qui s’affiche à Stockholm comme ayant la position la plus axée sur les intérêts nationaux et, nous croyons, territoriaux des minorités polonaises. Alors que le MSPD s’oppose à une quelconque restitution territoriale des territoires polonophones de l’Empire, la délégation du USPD affirme au-dessus de la mêlée que la Question polonaise doit être résolue par

« Une solution durable qui satisfait le peuple polonais uniquement en combinant toutes les parties des zones de langue polonaise en une communauté indépendante, à qui il incombe de rechercher ou de préférer sa prospérité ou son autonomie en tant que membre d’un État fédéral ou d’une fédération d’États299. »

Suivant cette logique, le USPD va même jusqu’à avancer que l’indépendance et l’unification de la nation polonaise doivent être soutenues par les mouvements sociaux- démocrates internationaux300. Bien qu’il y ait des nuances à apporter quant à la portée de l’unification polonaise, comme l’affirme Karl Kautsky, alors membre de la délégation du USPD301 - nous aborderons celle-ci dans la prochaine section de la présente étude -, cette position concernant l’avenir du territoire polonais est ce qui les démarque de leurs confrères de la Majorität pour qui, comme mentionné plus haut, il n’est pas envisagé de réunifier l’entièreté du territoire national polonais. D’un autre côté, le refus du MSPD au Congrès de Stockholm

297 Holländisch-skandinavischen Komitees, Entwurf zu einem Friedensprogram des Holländisch- skandinavischen Komitees, 10., Stockholm, Oktober 1917, Stockholm, octobre 1917, p. 72a, consulté le 30- 07-2019, https://socialhistoryportal.org/stockholm1917 298 Ibid. 299 USPD, Erklärung der Delegation der USPD vor dem Holländisch-skandinavischen Komitee, o.D. (Juni 1917), Stockholm, 1917, p. 44b, consulté le 30-07-2019,https://socialhistoryportal.org/stockholm1917 300 Ibid. 301 Sebastian D. Schickl, Op. cit., p. 455-456 96 d’étendre les concepts d’autonomie nationale et d’autodétermination des peuples à leur plein potentiel s’explique par les répercussions que ceux-ci pourraient avoir sur l’unité nationale allemande.

Cette inquiétude, toute aussi légitime que celle de réunifier la nation polonaise, n'est pas sans rappeler le sentiment de siège ressentit par la société allemande et la peur d’un démantèlement de l’Empire en cas de défaite entretenue depuis 1914 par les sphères politiques et la propagande impériale. Par conséquent, lorsque le socialiste néerlandais Troelstra pointe que la position de l’Internationale est celle de l’autodétermination complète des peuples, Eduard David (MSPD) affirme que pour les socialistes allemands « l'autodétermination n'est pas toujours la meilleure solution, et que l'autonomie au sein d'un État – cadre impérial – peut être un objectif envisageable302. »

À première vue, les activités entourant les préparatifs du Congrès de Stockholm peuvent être perçues comme une série de débats idéologiques sans conséquence sur la situation polonaise en Allemagne et, plus largement, en Europe. Toutefois, nous croyons que la période débutant avec la Révolution russe de février 1917 en passant par le Congrès de Stockholm et se terminant avec la signature du Traité de Brest-Litovsk est le moment où le projet polonais social-démocrate tel que perçu en 1914 connait véritablement son essor. C’est à partir de ces événements que les deux mouvements sociaux-démocrates s’intéressent véritablement aux enjeux qui caractérisent la Question polonaise au sein de l’Empire et à sa périphérie. Ainsi, bien que tous deux réaffirment leurs engagements envers les communautés germano-polonaises et promettent une « autonomie culturelle303 » pour celles-ci, la période entre septembre 1917 et mars 1918 voit le débat polonais se centrer quasi exclusivement sur les questions frontalières et leurs conséquences géostratégiques pour l’est-prussien.

302 Holländisch-skandinavischen Komitees & MSPD, Op. cit., consulté le 30-07-2019, p. 72, consulté le https://socialhistoryportal.org/stockholm1917 303 Ibid. 97

Chapitre 4 : Le Déluge Sans doute les événements les plus importants du front oriental de la Première Guerre mondiale, les révolutions russes de février et octobre 1917 provoquent d’importantes mutations sur les scènes nationales et internationales au cours des derniers mois de conflit. Premièrement, elles signifient la fin du régime des tsars et l’avènement d’un régime parlementaire (février 1917) puis du régime bolchevique à la suite d’une longue guerre civile (octobre 1917-1922). Deuxièmement, elles accélèrent la transition vers un nouvel ordre est-européen qui s’implante progressivement dès les derniers mois de 1917. Cette transition n’est pas sans conséquence pour l’environnement politique allemand et la minorité nationale polonaise du Reich. En effet, les révolutions russes menées de front par des mouvements réformistes qui cherchent à démocratiser le système politique russe résultent en une prise de conscience au sein de l’Empire allemand du véritable potentiel politique et social des mouvements sociaux-démocrates (MSPD et USPD) à la fois sur le futur de la Question polonaise en Allemagne, mais aussi sur l’avenir politique du Reich lui-même. Ainsi, le politicien allemand Graf v. Welstarp met en évidence que le soutien des sociaux-démocrates concernant le Traité de Brest-Litovsk est primordial à la bonne conduite des choses puisqu’il est déterminant dans le développement des politiques étrangères et intérieures de l’Allemagne pour les années à venir304.

Au milieu du chaos politique des années 1917-1919, les bolcheviques se présentent en Russie comme le nouveau gouvernement russe légitime et optent pour la paix avec les Empires centraux. La Question polonaise semble, finalement, être sur le point d’être résolue puisque le gouvernement bolchevique est prêt à baser une paix à l’Est sur les grandes lignes du droit à l’autodétermination des peuples305. Paradoxalement, malgré cette prise de conscience vis-à-vis du pouvoir des partis politiques de masses, il semble qu’au début de l’année 1918, la victoire contre la Russie a pour effet de conforter les positions expansionnistes des autorités militaires et des mouvements nationalistes allemands. Par conséquent, ceux-ci mettent en place différents projets expansionnistes dont plusieurs affectent le statut de la nation polonaise en Allemagne de l’Est. Un exemple est sans doute la question de la Polnische Grenzstreifen qui promeut l’annexion d’une frange de l’ancien territoire russo-polonais aux frontières de la Prusse- Orientale et de la Poznanie, province du Royaume de Prusse. Ainsi, malgré la volonté des

304 Welstarp, Verhandlung des deutschen Reichstag, Bd. 311, 143. Sitz., p. 4464 a/b/c 305 Haase, Verhandlung des deutschen Reichstag, Bd. 311, 127 Sitz., p. 3959 98 sociaux-démocrates d’établir une paix durable basée sur le droit à l’autodétermination306, force est de constater que l’importance des communautés polonaises d’Allemagne et d’Europe a grandement diminué au tournant de l’année 1918 aux yeux des gouvernements allemand et prussien. Par ailleurs, les mouvements sociaux-démocrates empêtrés dans les querelles intestines perdent progressivement l’influence politique dont ils ont bénéficié au cours des années 1914 à 1916.

La montée en puissance des factions annexionnistes au sein de l’environnement politique allemand ne signifie toutefois pas que les conséquences des projets impérialistes allemands sur la minorité nationale polonaise perdent en pertinence. Bien au contraire, Hans Delbrück, homme politique et intellectuel prussien, pourtant favorable à l’hégémonie allemande en Europe orientale, rappelle que « de bonnes relations avec les Polonais constituent une meilleure défense pour notre frontière qu’un changement géopolitique justifié qui ferait de la Pologne entière notre ennemi mortel éternel307. » Face à cette affirmation, nous soulevons la question suivante : la chute de la Russie impériale, élément justificateur des politiques social- démocrate entre 1912 et 1917 concernant la Question polonaise, a-t-elle favorisé une restructuration de l’approche des socialistes allemands vis-à-vis de la Question polonaise ou, plutôt, a-t-elle complexifié l’approche qu’ils ont favorisée précédemment?

Concernant les négociations du Traité de Brest-Litovsk, il est important de mentionner qu’il est inutile, dans le cadre de cette étude, de s’attarder au document en soi étudié de façon exhaustive. Cependant, il est intéressant de s’attarder aux impacts découlant du cheminement des négociations et de la période suivant la signature du traité de paix sur les politiques des sociaux-démocrates et les communautés germano-polonaises. Du point de vue des acteurs politiques allemands et prussiens, incluant les membres du MSPD, la chute du gouvernement impérial russe facilite la résolution de la Question polonaise dans un avenir immédiat. Ceci s’explique principalement par la présence à la table des négociations d’un gouvernement bolchevique en manque de légitimité, en pleine guerre civile et pressé de sortir d’une guerre

306 David, « 14./16.8.1915: Gemeinsame Sitzung von Reichstagsfraktion und Parteiausschuss », Gemeinsame Sitzung von Reichstagsfraktion und ParteiausschuSS/ SPD Fraktionsszitung, 1915, p. 61-63 dans DOWE, Dieter, Op. Cit. 307 Hans-Erich Volkmann, Op. cit., p. 445-446 99 extérieure qu’il sait perdue. Cependant, la situation sociopolitique en Russie amène Philipp Scheidemann (MSPD) à argumenter que le traité de paix doit être établi sur une entente « d’un peuple envers l’autre308 » et non d’un État envers un autre. Or, c’est justement à ce niveau que nous croyons que Brest-Litovsk devient le facteur décisif dans la chute soudaine du capital politique allemand et social-démocrate vis-à-vis de sa minorité polonaise. En effet, bien que Scheidemann insiste sur le fait que « le peuple allemand ne se bat pas pour la couronne royale polonaise […] pas [plus que] pour l’extension de l’impérialisme allemand309 », force est de constater, à la suite de la cessation des hostilités, que le Traité de Brest-Litovsk est l’incarnation même de l’impérialisme européen. En fait, nous pouvons presque excuser les dérives généralisatrices des postulats de l’école d’Hambourg concernant les objectifs de guerre allemands au cours de la Grande Guerre si nous nous arrêtions uniquement aux closes négociées à Brest-Litovsk à la fin de l’année 1917310.

Les événements de Brest-Litovsk soulignent également l’adoption définitive d’un discours qualifié de « patriotique » au sein des sociaux-démocrates majoritaires. Ainsi, bien que Eduard Bernstein (MSPD) réaffirme que la social-démocratie allemande ne reconnaît pas le droit de conquête d’une nation envers l’autre311, il devient apparent en 1918 pour les communautés germano-polonaises que les sociaux-démocrates ne possèdent pas le pouvoir politique nécessaire afin de défendre leurs intérêts convenablement au sein des États allemand et prussien. Tandis que les volontés expansionnistes allemandes sont légitimées par des rhétoriques défensives vis-à-vis des troubles sociopolitiques en Russie, elles se traduisent au sein de l’Allemagne même par de nouvelles provocations aux dépens des communautés germano-polonaises et un isolement diplomatique tout aussi problématique vis-à-vis de ceux- ci312. Par conséquent, la nature même des projets polonais allemands semble n’avoir qu’un seul dénouement possible, c’est-à-dire l’aliénation des membres de la nation polonaise. Sans couvrir l’entièreté des événements entourant les négociations de paix de Brest-Litovsk, quelques éléments se doivent d’être mis de l’avant afin de comprendre les répercussions de ces

308 Philipp Scheidemann, Verhandlungen des Deutschreichstag, Bd. 311, 127. Sitz., p. 3950 309 Ibid. 310 Fritz Fischer, Op. cit., 652 pages 311 Bernstein, « 372a: Vom Parteivorstand herausgegebenes Kurzprotokoll, als Manuskript gedruckt », Gemeinsame Sitzung von Reichstagsfraktion un Parteiausschuss/SPD Fraktionssitzung, 1915, p. 61-63 dans DOWE, Dieter, Op. Cit. 312 « Aus der Denkschrift des Fürsten Lichnowsky », Vorwärts, Nr. 79, 20 mars 1918, p. 4 100

événements, d’une part, le MSPD et les communautés germano-polonaises, d’autre part, sur la social-démocratie allemande et la nation polonaise au sens large.

Brest-Litovsk et les Kriegszielsfrägen Dissimulées sous le gouvernement civil du chancelier Georg von Hertling313, les institutions militaires allemandes exercent un contrôle certain sur ses contreparties civiles depuis l’hiver 1917. Les contrecoups de cette situation favorisent l’établissement de la « dictature militaire » Ludendorff-Hindenburg, l’un des facteurs du déclin du partenariat germano-polonais. Dans cette logique, il semble qu’en 1918, la résolution des questions frontalières avec le nouvel État polonais devient l’une des principales préoccupations concernant la Question polonaise pour tous les partis qui sont impliqués dans les débats germano-polonais, reléguant au second plan la nécessité des réformes domestiques visant à l’amélioration de la condition des minorités nationales de l’Empire.

Sans vouloir réduire le statut du Traité de Brest-Litovsk à celui d’un traité « polonais », le débat – si l’on peut qualifier les négociations à Brest-Litovsk ainsi – entourant la création de l’État polonais en est un point central. Cette importance s’explique par la prépondérance des problématiques frontalières en Europe orientale à la suite de la création ou « libération » de nombreux nouveaux États sur les cendres du territoire européen de Russie. Outre la Finlande gagnant son indépendance en 1917, la naissance géopolitique de la Pologne et la présence des communautés germano-polonaises aux frontières orientales de la Prusse demeurent inquiétantes pour les acteurs politiques prusso-germaniques puisqu’elles menacent l’intégrité territoriale de l’Empire314. Ces inquiétudes ne sont évidemment pas sans fondement comme le fait remarquer l’historien Hans-Erich Volkmann, puisque la proclamation du Royaume de Pologne et les débats qui concernent l’application du droit à l’autodétermination, droit fortement défendu par

313 Georg von Hertling fut le successeur du chancelier Georg Michaelis à la tête de la chancellerie impériale et à titre de Ministre-Président de Prusse. Il fut le premier chancelier allemand et ministre-président du Royaume de Prusse n’étant pas né ou étant directement un sujet de Wilhem II en tant que Roi de Prusse. Ce bavarois de naissance a d’abord été le 26e ministre Président du Royaume de Bavière, deuxième puissance politique au sein de l’État fédéral allemand. Par conséquent, pour la première fois dans l’histoire moderne des États allemands, l’hégémonie prussienne était ébranlée. 314 Vejas Gabriel Liulevicius, Jay Winter, Paul Kennedy, Antoine Prost, Emmanuel Sivan, National Identity (Poles) & Germany Polish Minority: Culture, National Identity and German Occupation in World War I, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 35 101 les sociaux-démocrates, ne font que renforcer le sentiment d’attachement national des communautés germano-polonaises au nouvel État polonais. Ce sentiment se manifeste d’ailleurs par une augmentation des manifestations publiques en faveur de la résurrection d’un État polonais indépendant315.

Les préoccupations territoriales de plus en plus présentes au sein du MSPD poussent certains de ses membres à proposer la reconfiguration des frontières polonaises, non pas aux frontières germano-polonaises, mais plutôt à l’est de la Pologne, c’est-à-dire en compétition directe avec les nouveaux États naissants. Il est surprenant de voir que les sociaux-démocrates majoritaires proposent une solution de cette ampleur afin de solutionner les aspirations territoriales polonaises, d’autant plus qu’ils continuent d’affirmer qu’ils sont opposés au concept de conquête territoriale. Or, lorsque les députés du MSPD Erzberger et David ainsi que Friedrich Naumann (Fortschrittliche Volkspartei), politicien libéral avec un intérêt particulier pour les questions sociétales, proposent de baser les modifications frontalières dans le respect du droit à l’autodétermination, ils annoncent publiquement que le mouvement social-démocrate majoritaire, pourtant opposé à la restitution territoriale des territoires polonais historique conformément aux préceptes du droit à l’autodétermination, ne voit pas de problème à ce qu’il soit appliqué pourvu qu’il n’affecte pas les frontières allemandes316. Or, puisque les sociaux- démocrates majoritaires se refusent complètement à considérer des modifications frontalières entre l’Empire et la Pologne, ceux-ci perdent en quelque sorte leur statut de médiateur dans les relations entre le gouvernement impérial et la minorité nationale polonaise aux frontières orientales déchirées entre leurs doubles identités allemande et polonaise. Les opposants du MSPD, notamment Hugo Haase et le USPD, saisissent l’occasion d’exploiter cette inaction apparente de leurs collègues concernant les problématiques frontalières en s’attaquant à la crédibilité des députés de la Majorität concernant le dossier germano-polonais317. En ce sens, secoués et critiqués pour leurs positions ambivalentes concernant la paix de Brest-Litovsk, il est avancé que la décision d’adhérer ou non aux clauses du traité de paix avec la Russie est « crucial pour le futur de la social-démocratie en Allemande318 » puisque cette paix serait

315 Hans-Erich Volkmann, Op. cit., p. 386 316 Ibid., p. 365 317 Haase, Op. cit., p. 4542 318 Graf. V. Welstarp, Op. cit., p. 4465 A/B/C 102 déterminante pour le développement des futures politiques intra- et extra- de l’Empire pour les années à venir.

Ce paradoxe est central à la débâcle polonaise des sociaux-démocrates en Allemagne. Comment justifier des cessions territoriales aux futures frontières polono-ukrainiennes selon le principe de l’unité nationale polonaise, alors qu’ils s’y refusent avec les régions orientales de la Prusse, telle la Silésie, où les Polonais représentent 65 à 75% de la population319? La problématique avec cette question réside dans le double standard qui est créé par les social- démocraties allemandes et le précédent qu’il entraine. Aucun des partis sociaux-démocrates n’est en mesure de réagir promptement face à ces enjeux territoriaux. Même la gauche du USPD, qui est appelée à former le noyau du mouvement communiste allemand, rejoint les positions gouvernementales à ce propos tout en continuant de défendre l’égalité des droits de la minorité polonaise en Prusse. Cette situation a pour conséquence immédiate l’affiliation des mouvements sociaux-démocrates par la minorité nationale polonaise de l’Empire aux diverses instances politiques et militaires qui se refusent à voir la restitution des territoires de la partition polonaise au Royaume de Pologne320. Cependant, contrairement à ces mouvements sociopolitiques nationalistes qui souhaitent procéder à des annexions territoriales, les sociaux- démocrates majoritaires optent toujours pour la position auparavant proposée par Scheidemann qui se résume ainsi : « ce qui est français doit rester français, ce qui est belge demeurer belge et ce qui est allemand doit rester allemand321 », bien que la position de Scheidemann et la doctrine Müller, abordée précédemment, concernant une paix sans annexion demeure la ligne directrice de la Majorität. À ce stade, il nous apparaît nécessaire de mettre en évidence l’absence d’une mention, volontaire ou non, des territoires polonais dans ces positions. Certes, la Pologne n’est pas un État avant la guerre, mais à la suite des reconnaissances de l’État polonais par les Empires centraux en 1916, l’absence d’une mention concernant l’avenir des territoires polonais laisse présager que ce qui était polonais ne redeviendrait pas nécessairement polonais. L’une des répercussions de cette ligne directrice concernant cette paix est l’amplification des tensions

319 Stanislas Du Moriez, La Question polonaise : sa solution, - principes immuables. Frontières polono- allemandes, Paris, Librairie Félix Alcan, 1919, p. 89-90 320 Hans-Erich Volkmann, Op. cit., p. 439 321 « 3. Die Friedensarbeit der Fraktion », 1917, p. 74, Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands; Abgehalten in Würzburg vom 14. bis 20. Oktober 1917, Berlin, Paul Singer, G. m. b. H., 1917, 321 pages 103 entre les sociaux-démocrates et la minorité polonaise qui engendre une perte de crédibilité des premiers dans le dossier polonais.

Avec les négociations à Brest-Litovsk et ses possibles répercussions, il devint impératif pour les sociaux-démocrates des deux partis d’établir des limites claires par rapport à leurs capacités réelles à réformer la situation sociopolitique des Polonais de l’Empire et d’assurer le rétablissement du territoire polonais selon la doctrine Müller. Ainsi, les visées annexionnistes des autorités militaires allemandes sont constamment confrontées par les sociaux-démocrates qui continuent d’affirmer qu’il est dans l’intérêts du Reich que « les peuples marginalisés, dans leur entièreté322 », puissent construire leur État de leur propre chef. Après tout, la rhétorique polonaise des sociaux-démocrates, maintenue tout au long de la guerre, est centrée autour de la lutte contre le tsarisme dans le but de permettre l’émancipation du peuple polonais des régimes impérialistes. Pour plusieurs Polonais de Prusse, et plus largement d’Allemagne, la guerre est avant tout « le père légitime323 » du phénix polonais.

Opposition MSPD et USPD : Les territoires polonais de l’Empire et le Schisme de 1917 A posteriori, nous pourrions croire que la majorité des sociaux-démocrates ont perdu de vue leurs idéaux de 1914 concernant l’avenir de la minorité polonaise d’Allemagne. Après tout, ceux-ci semblent s’intéresser davantage au maintien des frontières germano-polonaises dans leur état actuel, plutôt que de voir les Polonais de Prusse-Orientale rejoindre leurs concitoyens au sein d’un État national polonais comme le souhaite la Minorität. Cette obstination à sauvegarder l’intégrité territoriale de l’État prussien au détriment de la volonté de ses habitants polonais a pour conséquence de soulever une vague de critique contre le MSPD, particulièrement, de la part de leurs collègues indépendants. D’ailleurs, ceux-ci n’hésitent pas à qualifier les politiciens du MSPD de « nationalistes » comme le démontre la joute verbale des députés Keil (MSPD) et Ledebour (USPD) lors d’une session du Reichstag324. Bien que les députés du USPD soient prompts à l’utilisation de qualificatifs découlant de champs lexicaux à nature péjorative au sein du mouvement social-démocrate européen pour décrire leurs collègues

322 Ebert, Verhandlungen des deutsche Reichstag, Bd. 311, 145. Sitz., p. 4225 d 323 Hans-Erich Volkmann, Op. cit., p. 392 324 Keil, Verhandlungen des deutsche Reichstag, Bd. 309, 85 Sitz., p. 2454-2455 104 de la Majorität, il ne faut pas oublier que ces attaques découlent d’un contexte bien précis de lutte intestine et d’influence entre deux mouvements sociaux-démocrates qui sont, essentiellement, divisés par des détails idéologiques très précis325. Après tout, comme le démontre les déclarations des deux mouvements lors des préparatifs du Congrès de Stockholm et au sein des instances parlementaires allemandes, les majoritaires comme les minoritaires partagent plusieurs positions, voire des points communs concernant leurs programmes polonais. En ce sens, plusieurs des points communs sont centrés autour de la sauvegarde des régions orientales de l’Empire dites « allemandes » par oppositions à celles dites « polonaises ».

Brest-Litovsk : Tournant du projet polonais des sociaux-démocrates allemands En mars 1918, Friedrich Ebert, Président des sociaux-démocrates majoritaires, réaffirme au Reichstag dans des discussions en lien avec la signature de la paix de Brest- Litovsk que son parti n’a « rien laissé sur [son] engagement pour une paix à l’Est. […] J’ai déclaré à la Reichsleitung dans certaines déclarations [que le] peuple de Pologne […] aurait le droit de s’autodéterminer326 ». Sans nécessairement vouloir réduire tout un pan du programme politique polonais des sociaux-démocrates majoritaires concernant la Pologne pendant et après Brest-Litovsk, nous croyons que dans cette unique citation réside la fondation des problèmes de crédibilité qu’éprouvent les mouvements sociaux-démocrates tout au long de l’hiver 1917 jusqu’à la signature du Traité de Versailles en 1919. En effet, l’utilisation par Ebert de la désignation « peuple de Pologne327 » n’est pas anodine puisqu’elle rappelle la promesse des dirigeants de l’Empire aux Polonais de Pologne du Congrès, qu’ils accéderaient au droit à s’autodéterminer. Or, dans cette référence, comme dans la majorité des interventions des sociaux-démocrates majoritaires et minoritaires de cette période, il n’est pas fait mention des Polonais de Prusse et d’ailleurs en Allemagne. Doit-on voir en cela un refus de reconnaître l’identité nationale polonaise des membres de la minorité polonaise allemande? Nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire de pousser la réflexion à ce point puisqu’aucun document contemporain de l’époque ne nous laisse penser qu’une quelconque hostilité apparente s’est développée vis-à-vis des Polonais de l’Empire au sein des mouvements sociaux-démocrates. Cependant, il devient évident que l’ère Brest-Litovsk a amené de nombreux changements au

325 William Maehl, Op. cit. 326 Ebert, Op. cit., p. 4225 d 327 Ibid. 105 sein des social-démocraties allemandes. Par conséquent, si Brest-Litovsk représente un tournant pour les sociaux-démocrates allemands concernant les problématiques de la minorité polonaise de l’Empire, c’est essentiellement sur leur approche des problématiques polonaises qu’il s’observe.

L’atténuation du « facteur russe » et la création de ce qui prend toutes les allures d’un protectorat allemand de Pologne fait du Königsreich Polen, une extension des problématiques domestiques polonaises propres au Royaume de Prusse et, plus généralement, au Reich. Par conséquent, loin de la « croisade salvatrice » imaginée par le SPD en 1914 afin de libérer le peuple polonais, à partir de mars 1918, les sociaux-démocrates allemands de tous horizons sont les témoins de l’émergence de la Pologne et de l’écroulement du régime impérial russe qui engendrent une « course polonaise » au sein de l’Empire allemand où les diverses instances politiques, militaires et civiles – allemandes comme polonaises – concourent afin d’imposer leur « Polnisch Lösung ». Dans ce contexte sociopolitique mouvementé, Eduard David fait écho à Scheidemann réaffirmant que la ligne directrice de son parti lors des négociations de Brest-Litovsk se base sur « le droit et le respect des intérêts des peuples328 ». Cependant, si nous cherchons à mettre en évidence le problème central pour les sociaux-démocrates allemands entourant la juxtaposition du droit à l’autodétermination aux enjeux propres aux changements frontaliers possibles découlant de la paix de 1918 et ses implications théoriques pour la minorité nationale polonaise, il faut s’attarder à l’une des interventions du président et député du USPD, Hugo Haase. Celui-ci affirme en octobre 1918 qu’il faut avant tout se questionner sur ce que la population souhaite et non sur ce « qu’une partie de la Pologne veut329 ». Or, autant dans l’intervention de David que de Haase, ce qui attire notre attention est que le droit et les intérêts des nations allemande et polonaise ne doivent pas avoir préséance l’un sur l’autre. En ce sens, selon l’historien Hans-Erich Volkmann, il est clair que pour les politiciens socialistes allemands « le particularisme national [polonais] ne doit pas être détruit, et si tous les besoins du gouvernement sont satisfaits330 », les provinces pourraient se voir offrir une plus grande autonomie et des gouvernements autonomes. Cette affirmation de Volkmann

328 David, « 464. 6.1.1918: Fraktionssitzung: 464a: Protokollbuch III, Handschirft Reimes », Gemeinsame Sitzung von Reichstagfraktion und Parteiausschuss/SPD Fraktionssitzung, p. 355-358 dans DOWE, Dieter, Op. Cit. 329 Haase, Verhandlungen des deutsche Reichstag, Bd. 314, 194. Sitz., p. 6190 330 Hans-Erich Volkmann, Op. cit., p. 447 106 résume l’un des objectifs majeurs des sociaux-démocrates depuis le début du XXe siècle, soit l’autonomisation des provinces où les minorités nationales au sein de l’État allemand, qu’elles soient françaises, danoises ou, plus importantes dans notre cas, polonaises, puissent posséder un véritable poids politique au sein des mécanismes du dualisme politique prusso-germanique. Nous n’irons pas jusqu’à avancer qu’il pourrait s’agir d’un « weich Ausgleich » entre l’État allemand et ses minorités nationales, mais plutôt un mécanisme permettant à celles-ci de jouer un plus grand rôle sur les politiques impériales, mais plus important au niveau des municipalités, voire des membres constituants de la fédération impériale allemande. Parallèlement à la réalité des minorités nationales, le droit à l’autodétermination s’inscrit aussi pour les sociaux-démocrates dans la réalité où les communautés germano-polonaises ne sont pas les seules à habiter et revendiquer la souveraineté des régions polonophones contestées, comme le rappel Hugo Haase. En ce sens, dans ces régions où plus de 50% de la population s’affirme polonaise (Ex. Poznanie et la Silésie), il subsiste en réalité une importante minorité germanique. Cela est fort probablement un facteur qui a poussé le député Erzberger (MSPD) à proposer l’idée d’une « inviolabilité des frontières de la Pologne du Congrès, garantissant par la même occasion les frontières des provinces orientales de la Prusse331 ». Cette garantie territoriale s’inscrit donc dans la dynamique que défend le MSPD soit celle de la protection de l’intégrité territoriale du Reich ainsi qu’une paix sans annexion et indemnisation. Ces deux éléments, comme l’affirme Scheidemann (MSPD) le 15 mai 1917, sont, après tout, une caractéristique fondamentale des buts de guerre des sociaux-démocrates au cours des dernières années du conflit332.

Malgré la volonté à caractère nationaliste de défendre l’intégrité territoriale allemande et l’importante proportion d’habitants polonais aux frontières orientales de la Prusse, les sociaux-démocrates tentent de maintenir leur image de protecteur vis-à-vis des communautés polonaises, même s’ils s’opposent à la possibilité d’une sécession démocratique vis-à-vis de l’État impérial allemand comme le souhaite le USPD. Pour se faire, ils se présentent comme d’ardents défenseurs des intérêts polonais et allemands face aux autorités impériales allemandes et prussiennes qui souhaitent procéder à l’annexion d’une partie de l’ancien territoire de

331 Ibid., p. 365 332 « 3. Die Friedensarbeit der Fraktion », 1917, p. 76, Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands; Abgehalten in Würzburg vom 14. bis 20. Oktober 1917, Berlin, Paul Singer, G. m. b. H., 1917, 321 pages 107

Pologne du Congrès. En ce sens, pour la Majorität les objectifs allemands et polonais ne sont pas mutuellement exclusifs, au contraire ils vont de pair. À titre d’exemple, soulignons l’intervention de Friedrich Ebert qui, en début d’année 1918, rappelle que l’annexion de nouveaux territoires polonais se traduirait par l’arrivée et l’intégration de plusieurs millions de nouveaux Polonais au sein des frontières prussiennes333. La conséquence logique de cette arrivée massive d’habitants polonais se manifesterait par une augmentation démographique des communautés germano-polonaises et un débalancement ethnique dans les régions touchées. Or, cette augmentation démographique polonaise aussi importante aurait donc pour conséquence d’entretenir les tensions sociopolitiques avec les communautés germano-polonaises qui pourraient utiliser leur poids démographique comme un outil pour renforcer leur volonté politique vis-à-vis de l’Allemagne. Si la situation devenait hors de contrôle pour les autorités prussiennes et allemandes, cet influx démographique pourrait déstabiliser l’État allemand au point où il serait dans l’obligation de céder les territoires polonais historique au Royaume de Pologne. Évidemment, ceci n’est qu’une extrapolation basée sur l’intervention de Friedrich Ebert concernant la possible annexion de cette « bande territoriale polonaise ». Cependant, il nous est possible de penser que cette intervention trouve ses origines dans les préoccupations territoriales susmentionnées, car rappelons-le, les sociaux-démocrates du MSPD cherchent encore au cours des négociations de Brest-Litovsk à promouvoir une solution polonaise qui favorise le maintien des territoires polonais de l’Empire au sein du Royaume de Prusse334.

Ostmarken/Borderland Pour les acteurs impliqués dans la résolution de la Question polonaise, l’acharnement à étiqueter à une nation ou une autre les régions historiques polonaises sous souveraineté allemande au cours des derniers mois du conflit est en réalité la résultante d’une dynamique prédatant la Grande Guerre, soit celle du Borderland335. Popularisée au sein de l’Empire par les mouvements nationalistes allemands, cette dynamique est davantage connue sous le nom de

333 Hans-Erich Volkmann, Op. cit., p. 148-149 334 Sebastian D. Schickl, Op. cit., p. 462 335 Pour une étude concernant le concept de « Borderlands » voir BARTOV, Omer, WEITZ, Eric D., Shatterzone of Empires; Coexistence and Violence in the German, Habsburg, Russian, and Ottoman Borderlands, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 2013, 528 pages 108

Ostmarken, « Marches de l’Est336 », dans les régions orientales de la Prusse. Ces régions que les autorités allemandes et prussiennes, sous la pression d’idéaux nationaux et de groupes de pression, ont tenté, comme nous l’avons vu plutôt, sans succès de germaniser sont caractérisées par la cohabitation d’un amalgame de nationalités, d’ethnies et de communautés religieuses diverses. Conséquemment, la porosité naturelle des régions frontalières favorise les déplacements de population comme le démontre la présence importante de travailleurs saisonniers polonais en Prusse avant la guerre337. Ainsi, au-delà des qualificatifs qui sont employés afin de critiquer les positions du MSPD souhaitant le maintien des régions historiques polonaises au sein de l’Empire allemand, celles-ci découlent davantage d’une certaine compréhension, voire sensibilité, face à la réalité démographique hétérogène de ces régions. Il ne s’agit donc pas d’un appui à des politiques expansionnistes gouvernementales ou de germanisation des Polonais d’Allemagne, mais plutôt un regard réaliste de la situation sociopolitique est-européenne.

La volonté de la Majorität de permettre aux Polonais de Russie d’accéder à la souveraineté nationale en 1917-1919 et le fait de renier ce droit aux communautés germano- polonaises ne sont donc pas dichotomique en soi. Au contraire, ces deux réalités se rapprochent, ironiquement, à ce qu’avance Hugo Haase338 (USPD), et à la logique d’élaboration des objectifs de guerre polonais défendue par le SPD depuis juillet 1914. Pour preuve, le député David (MSPD), pourtant un député social-démocrate ouvertement nationaliste, affirme que « l’annexion de territoires polonais ne ferait qu’empêcher une réelle paix sur les frontières est339. » En ce sens, la philosophie du MSPD s’inscrit dans la logique de la paix dite « Paix de Scheidemann » qui argumente que la paix à l’Est doit découler du désir d’établir une « véritable paix internationale […] basée sur une compréhension mutuelle340 ». De cette façon, la paix avec la Russie est un facteur déterminant à la stabilité de l’Europe centrale et de l’Est à la fin des combats. Toutefois, au vu de l’évolution des affaires germano-polonaises et des approches

336 Geoff Eley, Reshaping the German right: radical nationalism and political change after Bismarck, New Haven, University of Michigan Press, 1980, 387 pages 337 M. Trompczynski, « Speech by a Polish Member of the Prussian Legislature Regarding German Rule in Poland, 1917 », Source of Records of the Great War, Vol. IV, National Alumni, Édition Charles F. Horne, 1913, https://www.firstworldwar.com/source/poland_walcott.htm, consulté le 24 août 2019, consulté le 24 août 2019. 338 Haase, Verhandlungen des deutschen Reichstag, Bd. 310, 116. Sitz., p. 3591 339 David, Op. cit., p. 60-61 340 Scheidemann, Op. cit., p .4536 b/c 109 qu’ont favorisées les mouvements sociaux-démocrates allemands au cours de la période faisant suite à la signature du Traité de Brest-Litovsk, il nous est impossible de qualifier la Paix de Scheidemann de pragmatique. Bien au contraire, nous sommes plutôt portés à y voir une certaine mécompréhension du rapport de force écrasant dont bénéficie le Reich en Europe orientale en mars 1918. Par conséquent, cette proposition de paix est en quelque sorte déconnectée de la réalité diplomatique sur le front oriental où la diplomatie allemande, indépendante des parlementaires, peut imposer sa volonté à la fois aux Russes et aux alliés de l’Empire. Par conséquent, la « paix internationale » qu’a imaginé Scheidemann reposant sur les nombreuses promesses des Empires centraux à conclure une paix négociée avec l’État russe et favorable aux peuples marginalisés est fracassée par les volontés annexionnistes des nouvelles administrations impériale et prussienne chapeautées par les autorités militaires.

L’un des critiques les plus importants de la paix de Brest-Litovsk au sein du MSPD, Philipp Scheidemann, est le seul député du parti à voter contre la signature du Traité de Brest- Litosvk à la diète impériale, qualifiant cette paix de simple jeu de « Power Politics341 » favorisant les intérêts impérialistes allemands au détriment de la stabilité de l’Europe orientale. Ajoutons à cela les propositions des mouvements nationalistes allemands militant pour la modernisation des lois sur la germanisation des territoires historiques polonais du Reich, la paix de Brest-Litovsk est perçue comme une manœuvre politique visant à provoquer les sociaux- démocrates et les communautés germano-polonaises342.

Finalement, la Paix de Brest-Litovsk représente le rejet tacite des promesses faites aux communautés germano-polonaises. Pire, par la revitalisation des politiques polonophobes de l’avant-guerre, le processus ayant mené à la paix sur le front de l’Est représente un retour en arrière pour la minorité nationale polonaise. S’insérant dans cette logique, les politiques envisagées par les autorités militaires allemandes vis-à-vis de la nation polonaise se rapprochent de celle de l’ancien régime russe ayant fait régner ce que le député Haase décrit tout au long de la guerre comme la « terreur blanche343». Conséquemment, bien que la nature de la paix mise en place à Brest-Litovsk se positionne à l’opposé de ce que le MSPD et l’USPD

341 Ibid. 342 Bernstein, Op. cit., p. 4530 343 Haase, Op. cit., p. 4543 110 considèrent comme les « intérêts de l’Empire allemand344 », ceux-ci, à l’exception de Philipp Scheidemann et du USPD, y accordent leur soutien dans l’optique où elle met fin aux combats à l’Est. Dans ce contexte, la crédibilité des sociaux-démocrates majoritaires aux yeux de la minorité nationale polonaise se trouve entachée. La naissance officielle de l’État polonais, sous la tutelle austro-allemande, à la suite du traité de paix, ne fait qu’amplifier le sentiment d’hostilité au sein des communautés germano-polonaises vis-à-vis des instances politiques allemandes. Pour les citoyens germano-polonais, le Reich et les politiciens allemands promeuvent l’établissement d’un rapport de domination sur l’ensemble de la nation polonaise s’inscrivant dans la même logique que les politiques du régime des tsars.

La Pologne « impériale » et la Question polonaise allemande C’est dans le « nouvel ordre » résultant de la paix de Brest-Litovsk qu’est né officiellement le gouvernement de la régence polonaise. Certes, la création d’un gouvernement de collaboration par les autorités germano-autrichiennes ne signifie pas nécessairement la fin des débats en Allemagne concernant l’avenir de l’État polonais et de la minorité polonaise d’Allemagne. Bien au contraire, elle les amplifie par une publicisation importante de l’événement. Après tout, il est important de le souligner, la renaissance polonaise s’inscrit aussi dans une logique de propagande où les Empires centraux tentent de se fabriquer - sans grand succès - une image de libérateur au sein des pays neutres. En ce sens, le Vorwärts présente à quelques reprises à ses lecteurs des options que les sociaux-démocrates majoritaires envisagent afin de créer un partenariat politique entre un État polonais stable et une Allemagne forte de façon à sauvegarder les frontières germano-polonaises dans leurs formes de l’époque345. Cette volonté de sauvegarder les frontières orientales de l’Empire et la stabilité géostratégique de la Pologne se répercute dans l’intervention d’Eduard David auprès de ces collègues lorsqu’il affirme que le droit à l’autodétermination est l’un des fondements de la démocratie et permettent de maintenir de bonnes relations avec tous les peuples346.

344 Scheidemann, Op. cit., p. 4536 B/C 345 « Die polnische Frage », Vorwärts, No. 296, 27 octobre 1916, p.3 346 David, « 464. 6.1.1918: Fraktionssitzung: 464a: Protokollbuch III, Handschirft Reimes », 1918, p. 356 dans DOWE Dieter, Protokolle der Sitzungen des Parteiausschusses der SPD 1912 bis 1921, Berlin, Dietz, 1980, 1117 pages 111

L’argumentaire de David met en évidence un élément important du raisonnement du MSPD au cours de l’année 1918, soit la sensibilisation aux causes de la guerre et la transposition de celles-ci au particularisme polonais de l’Empire. En effet, le député du MSPD affirme que la création d’un État polonais indépendant voisin des régions polonaises du Reich pourrait de provoquer une crise politique semblable à celle ayant provoqué la guerre si l’État allemand maintient ses politiques annexionnistes et polonophobes. Suivant la même logique, Du Moriez souligne qu’une annexion de la Pologne par l’Empire aurait des répercussions « désastreuses347 » à l’intérieur de l’Allemagne ainsi que sur ses politiques étrangères vis-à-vis de ses alliés348. Or, les propos de Du Moriez mettent en évidence que les enjeux de la Question polonaise dépassent largement la simple question d’annexion territoriale. Comme nous l’avons avancé plus tôt, cet article appuie l’idée que la création de l’État polonais est, en 1918, devenue une question de politique intérieure à l’Empire allemand, bien plus qu’une question de politique étrangère. D’autant plus que les sirènes de l’indépendance se font de plus en plus attrayantes pour les Polonais de Prusse. En effet, ceux-ci voient dans l’urgence de nommer un gouvernement provisoire un symbole de l’État polonais qui mènerait à la stabilisation des frontières entre les empires centraux et la nation polonaise349.

Nous croyons qu’il est nécessaire de s’intéresser brièvement à l’un des référant utilisés par les sociaux-démocrates majoritaires dans un article du Vorwärts qui aborde l’inaction des gouvernements allemand et prussien face à la situation polonaise en Prusse-Orientale. Dans ce cas précis, le MSPD fait appel à l’un des grands symboles du nationalisme allemand qui, ironiquement, a été l’un des grands adversaires des sociaux-démocrates du XIXe siècle. En effet, dans l’article « Was tat Bismarck während des Krieges? », l’auteur fait appel à l’expérience de la chancellerie bismarckienne afin de critiquer l’inactivité du gouvernement impérial de 1918 concernant les problématiques polonaises de l’est de l’Empire. En ce sens, il affirme que

« peut-être qu’il [Bismarck] ne remettrait pas à plus tard la "réorientation de la politique intérieure" évoquée à maintes reprises par l’actuel chancelier et son

347 Stanislas Du Moriez, La Question polonaise vue d’Allemagne: l’Organisation de l’Est de l’Europe, p. 80 348 Ibid. 349 « Polens Antwort auf die deutsch-österreichische Proklamation », Berliner Volks-Zeitung, Nr. 569, 6 novembre 1916, p. 1 112

adjoint […]. Il informerait probablement rapidement la population de ce que devrait être la réorientation, afin que les combattants sachent à quoi s’attendre350. »

Cette critique explicite envers l’inaction et le manque de précisions concernant l’application des promesses faites à la minorité polonaise allemande parle d’elle-même pour les sociaux-démocrates majoritaires. Encore pire, elle démontre que le Burgfrieden est, en 1918, définitivement en fin de parcours. Évidemment, la division politique allemande n’est pas un événement spontané, elle se dessine déjà en 1917 avec le schisme social-démocrate, le déroulement des négociations à Brest-Litovsk est d’ailleurs l’un des facteurs d’accélération de la détérioration du Burgfrieden. Ainsi, bien que le MSPD ait soutenu la signature du Traité de Brest-Litovsk au Reichstag, il va sans dire que cela s’est fait dans l’optique de maintenir une apparence de discipline parlementaire au sein du parti. Le résultat du vote qu’ont tenu les députés du parti à l’interne démontre une profonde division quant à l’appui au traité. Avec seulement 25 députés en faveur de la signature du traité, contre 12 s’y opposant et 29 abstentions351, Brest-Litovsk n’a donc pas que le mérite de diviser l’Europe orientale, il a également le mérite d’avoir divisé davantage les sociaux-démocrates. Cette hésitation du MSPD se reflète dans la position du président du MSPD, Friedrich Ebert, qui, bien qu’en faveur de l’adoption du traité, demeure inquiet face à ses conséquences sur les relations déjà difficiles entre l’État allemand et ses minorités nationales352.

La Pologne comme projet colonial allemand Les problématiques propres à la création d’un État polonais fantoche, la proximité immédiate de celui-ci avec les régions polonophones de la Prusse et les projets d’annexions du « Polnische Grenzstreifen » contribuent grandement au contrôle exercé par le gouvernement allemand sur la nation polonaise en Allemagne comme ailleurs. Du point de vue de Stanislas du Moriez, la mainmise germanique sur le peuple polonais a été appuyée par un mouvement de masse qui a poussé le gouvernement de l’Empereur allemand à introniser rapidement un roi polonais qui provient d’une des maisons régnantes de l’Empire353. Malgré le biais apparent de ce Polonais résidant en France au cours de la guerre, il semble que le MSPD considère toute de

350 « Was tat Bismarck während des Krieges? », Vorwärts, Nr. 118, 30 avril 1915, p. 5 351 A. J. Ryder, Op. cit., p. 114 352 Ibid. 353 Du Moriez, Op. cit., p. 135 113 même la création d’un lien étroit entre les États allemand et polonais comme une solution viable afin de faciliter les relations entre les deux États après la guerre354.

Cette position, que certains membres du USPD qualifient d’hypocrisie, est perçue comme une « carte blanche » offerte aux autorités militaires par les sociaux-démocrates puisqu’ils ont alors l’occasion de déterminer l’avenir de la Pologne sans faire intervenir le peuple concerné355. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que l’État allemand, et par extension le MSPD, est fortement imprégné en 1918 de l’idée que le succès des politiques extérieures de l’Empire est un prérequis à l’implantation de réformes intérieures réussies, particulièrement en l’absence de réformes immédiates356. Or, cette position politique, volontaire ou non, de réintroduire la doctrine de l’impérialisme sociale de Bismarck force les sociaux- démocrates majoritaires à combattre sur deux fronts. D’un côté, leurs collègues de la Minorität les accusent d’être à la solde de l’impérialisme allemand. D’un autre côté, les nationalistes allemands les accusent de ne pas être assez « allemands »357. Confrontés à cette situation, les représentants du MSPD se retrouvent face à une nouvelle réalité concernant la construction étatique qu’est le Royaume polonais, c’est-à-dire la perception que la Question polonaise possède de nombreuses similitudes avec un projet colonial358.

L’apparence de discours coloniaux entretenus par l’administration allemande n’est, en soit, pas une nouveauté. Bien au contraire, celle-ci est omniprésente dans l’Empire au tournant du XXe siècle par la doctrine de la Weltpolitik et force la doctrine du SPD à s’y s’adapter. Ainsi, le député Molkenbuhr (SPD) fait référence avant la guerre à Ferdinand Lassalle, l’un des Grands du socialisme allemand, qui aurait affirmé qu’un peuple culturellement supérieur peut et doit annexer des pays inférieurs359. Or, la particularité du projet colonial polonais découle

354 Suzanne Miller, Op. cit., p. 237 355 Haase, Op. cit., p. 4542 356 Hans-Ulrich Wehler, The German Empire 1871-1918, Lemington Spa, Hamburg, New York, Berg Publisher, 1985, p. 196 357 Peter Brandt & Dieter Groh, Op. cit., 469 pages 358Jesse Kauffman, Elusive Alliance: The German Occupation of Poland in World War I, Cambridge, Havard University Press, 2015, p. 46 et LIULEVICIUS, Vejas Gabriel, WINTER, Jay, KENNEDY, Paul, PROST, Antoine, SIVAN, Emmanuel, Op. cit. 359 Molkenbuhr, « 372b : Nachlass Gievel, eigengändig. Überschrift : « Gemeinsame Sitzung »,Gemeinsame Sitzung von Reichstagsfraktion und ParteiausschuSS/ SPD Fraktionsszitung, 1915, p. 68-69 dans DOWE, Dieter, Op. Cit. 114 d’un aspect le différenciant des aventures coloniales implantées en Afrique (c.-à-d. missions civilisatrices et exploitations économiques) ou en Asie (c.-à-d. visées mercantiles) au cours du XIXe siècle. Le gouvernement allemand démontre une véritable volonté étatique à considérer un territoire national européen comme un espace colonial. Faisant suite à cette logique, Georg Ledebour (USPD), contrairement à ses collègues du MSPD, s’insurge contre les ajustements frontaliers germano-polonais proposés. Plutôt que d’annexer de nouveaux territoires, celui-ci encourage les politiciens allemands à inverser leur perspective sur la vision coloniale polonaise et à considérer la rétrocession des territoires nationaux historiquement polonais des Empires centraux360. Cette proposition est évidemment ouvertement critiquée par la sphère politique allemande pour deux raisons :

1- La première, somme toute assez simple, l’Allemagne sort vainqueur de la guerre contre l’adversaire russe en 1917. Par conséquent, il est de notoriété publique au sein de la société allemande que l’Empire ne devrait pas souffrir de sa victoire à l’Est, mais plutôt en être le principal bénéficiaire.

2- La deuxième, les conséquences concrètes des changements frontaliers ont le potentiel de déstabiliser l’Europe orientale avec l’émergence d’une nouvelle puissance régionale pouvant, à terme, se dresser en rivale des intérêts allemands dans la région.

A posteriori, il semble que les opposants à la proposition de Ledebour n’aient pas complètement tort. Après tout, comme le démontre les décennies suivantes, la fin de la guerre et la rétrocession des territoires polonais des États partitionnés, sont des facteurs qui contribuent à un État polonais expansionniste. De plus, il est possible que les rétrocessions aient contribué à la montée des tensions germano-polonaises de l’entre-deux-guerres et à la réémergence de la Question polonaise en Allemagne.

Outre l’aspect polémique de la proposition, il faut tout de même reconnaître que l’intervention de Ledebour se fait l’écho d’une réalité toujours vivante en Allemagne, c’est-à- dire la situation encore précaire de la minorité germano-polonaise à la suite de la création de l’État polonais et la Paix de Brest-Litovsk. Pourrait-on affirmer que les minorités nationales

360 Ledebour, Verhandlung des deutschen Reichstag, Bd. 311, 128. Sitz., p. 3977 115 polonaises sont les grandes oubliées du Traité de Brest-Litovsk? Étant donné la complexité du processus ayant mené à la Paix et ses conséquences immédiates, il est difficile d’affirmer sans appel que cela est le cas. Cependant, il est clair que Brest-Litovsk n’est pas la rédemption tant attendue par ceux-ci et les sociaux-démocrates. En effet, l’impossibilité, ou le manque de volonté, à déterminer définitivement des frontières germano-polonaises reconnues et acceptées par les deux parties impliquées – c’est-à-dire l’Empire allemand et le Royaume de Pologne – est un facteur néfaste à la création d’un partenariat bénéfique pour les deux États qui aurait favorisé la stabilité est-européenne et une normalisation du statut des minorités nationales des deux États. En bref, la création de la Pologne « impériale » par le Traité de Brest-Litovsk s’inscrit à l’opposé de la vision d’une paix favorisant « des relations durables, bonnes et pacifiques361 » en Europe de l’Est. Pire, elle s’inscrit dans une volonté politique des dirigeants civils et militaires de créer des mécanismes visant à empêcher le développement de l’État polonais en un pays pouvant se présenter comme un rival à l’hégémonie allemande en Europe de l’Est362.

En opposition avec ce projet de nouvel ordre est-européen, Philipp Scheidemann (MSPD) affirme que « le peuple allemand ne souhaite pas réduire les libertés des autres peuples ni les isoler de leurs besoins vitaux; il ne veut que la préservation et la continuation de la paix363. » Malheureusement pour Scheidemann et les sociaux-démocrates, le haut commandement militaire et les hautes sphères politiques de l’État allemand entrevoient l’avenir de la Pologne et des communautés polonaises de l’Empire d’une toute autre façon. Les annexions qui suivent la signature du Traité de Brest-Litovsk en mars 1918 et la soumission des États « libérés » du régime russe au Reich mettent à mal le programme politique polonais des sociaux-démocrates. Cela a pour résultante d’entraîner, par la même occasion, la chute définitive du Burgfrieden. Au même moment, l’implication américaine dans la guerre, mais plus précisément du Président américain Woodrow Wilson (1913-1921) qui s’intéresse particulièrement aux questions nationales, se fait davantage sentir à l’Ouest. En effet, tandis que les troupes américaines font progressivement pencher l’équilibre militaire en faveur de l’Entente, Wilson représente, pour les minorités nationales sous le joug de la coalition menée

361 David, Verhandlung des deutschen Reichstag, Bd. 311, 145 Sitz., p. 4551 C 362 Vejas Liulevicius, Jay Winter, Paul Kennedy, Antoine Prost, Emmanuel Sivan, Op. cit. 363 Scheidemann, Op. cit., p. 3950 A 116 par l’Empire allemand, un nouvel acteur pouvant défendre leurs intérêts et objectifs indépendantistes au détriment des visées allemandes. Dès lors, l’implication du Président américain au sein de la Question polonaise en Europe renforce l’importance des enjeux polonais pour l’avenir européen et contre l’immobilisme apparent des sociaux-démocrates majoritaires et minoritaires concernant l’avenir de la minorité nationale polonaise d’Allemagne364.

Politique et partition : Vers une nouvelle partition polonaise?

Si ce n’avait été des différends idéologiques qui divisent le MSPD du USPD dans la dernière moitié de la guerre, il est aisément imaginable qu’ils aient pu dénoncer conjointement un phénomène d’impérialisation de la guerre à l’Est. Ce phénomène n’est pas, en soi, une nouveauté des négociations à Brest-Litovsk ou née de l’imaginaire des mouvements sociaux- démocrates. Bien au contraire, Theodor Wolff, journaliste et éditeur du quotidien libéral Berliner Tageblatt et l’historien Hans Delbrück, contemporain des événements, considèrent dès 1915 qu’il faut « condamner l’incorporation ou l’annexion de peuples politiquement indépendants, mais que les impérialistes modérés eux-mêmes laissaient la porte ouverte à des annexions territoriales à l’Est.365 » Ce que l’on craint le plus dans les milieux sociaux- démocrates à ce moment – et ailleurs – est la concrétisation d’une nouvelle partition polonaise366. Bien qu’une division du territoire national polonais entre les Empires centraux soit depuis plusieurs années une crainte raisonnable entretenue par les milieux sociaux-démocrates et polonais, le chaos politique dans lequel l’Empire austro-hongrois plonge progressivement et l’hégémonisme allemand sur les affaires militaires austro-hongroises à la suite du décès de l’Empereur François-Joseph (1916) ne laissent qu’un seul partenaire possible à l’Empire allemand pour une quatrième partition polonaise entre 1917-1918367. Ironiquement, ce partenaire est le nouveau Royaume de Pologne créé par les Empires centraux. Ainsi, il nous est possible de dresser un parallèle avec l’une des affirmations du député Eduard David (MSPD)

364 Alfred Erich Senn, « The Entente and the Polish Question 1914-1916 », Neue Folge, Nr. 25, Vol. 1, Franz Steiner Verlag, 1977, p. 21-33 365 Heinrich A. Winkler, Op. cit., p. 291 366 Vejas Gabriel Liulevicius, Jay Winter, Paul Kennedy, Antoine Prost, Emmanuel Sivan, Op. Cit., p. 205 367 « Kaiser Franz Josef », Berliner Tageblatt, Berlin, Preussische Geheime (Privy) Staatsarchiv, 22 novembre 1916, p. 1 117 concernant une éventuelle partition polonaise avec l’Autriche-Hongrie et de l’appliquer à une partition en partenariat avec le Royaume de Pologne. Selon lui,

« une nouvelle partition de la Pologne […] ne ferait qu’envenimer la situation avec les Polonais qui seraient déçus. Ainsi, l'incorporation de la Pologne à l'Allemagne ou la proclamation d'un État satellite au Reich serait une solution préférable à une nouvelle partition368. »

Bien que l’affirmation de David réaffirme la position contre l’impérialisme du mouvement social-démocrate majoritaire, ce dernier ne fait pas pour autant l’unanimité au sein du parti. Puisqu’elle s’oppose à la politique adoptée par le parti le 4 août 1914, c’est-à-dire une paix sans annexion ni compensation en considérant l’annexion complète des territoires polonais au Reich369. En ce sens, Eduard Bernstein (MSPD) voit dans la position de David un désaveu des principes de l’Internationale socialiste et du droit de chaque peuple à s’autodéterminer. Or, bien que l’opposition de Bernstein soit à première vue légitime, s’appuyant sur les positions adoptées par le parti lorsqu’il était encore unifié, la proposition de David est simplement ancrée dans les réalités propres au nouvel environnement politico-militaire de 1918. Loin de rejeter le droit à l’autodétermination, il ne fait que l’appliquer de façon à favoriser l’amélioration du statut sociopolitique des communautés polonaises d’Allemagne dans un contexte où l’administration militaire de l’Empire se montre toute puissante au sein du Reich. Il nous apparaît même important d’ajouter que, malgré les apparences, le droit à l’autodétermination et le rôle de l’Allemagne dans son application pour les nations est-européennes demeurent des préceptes centraux des politiques étrangères du MSPD et des radicaux, même s’ils ne souhaitent pas l’appliquer selon la même ligne idéologique370.

L’importance de la politique étrangère dans cette dernière année de conflit n’enlève pas pour autant celle de la politique intérieure concernant la minorité nationale polonaise d’Allemagne. Bien au contraire, comme le met en évidence Friedrich Ebert, en cas d’annexion territoriale de territoires polonais, celle-ci aurait une influence indéniable sur l’importance de

368 Susanne Miller, Op. cit., p. 233-234 369 Ibid. 370 Ibid., p. 235 118 réformer les politiques polonaises allemandes et prussiennes371. À l’instar de l’Autriche- Hongrie, l’intégration d’un grand nombre de nouveaux citoyens polonais à l’Empire aurait, selon les prévisions d’Ebert, pour conséquence d’affecter, voire d’affaiblir, l’unité interne de l’État national allemand qui verrait son caractère national dilué372. Suivant cette logique, la lutte d’influence qui suit la fondation de l’État polonais entre les autorités militaires et les institutions civiles allemandes est donc un des nombreux facteurs de la division politique croissante en Allemagne. Tandis que les militaires allemands mettent en place une série de mesures visant à exploiter les ressources matérielles et humaines du nouvel État polonais – ce qui fait d’ailleurs les manchettes en Allemagne et dans le monde373 – la mise en place de ces mesures continue d’inquiéter les autorités civiles. Les administrateurs régionaux voient dans ces mesures une nouvelle provocation envers les membres de la nation polonaise ayant été loyaux à l’État au cours du conflit. Adolf Wild v. Hohenborn, ministre prussien de la guerre, affirme qu’en cas d’une indépendance complète de la Pologne, le nouvel État souhaiterait récupérer les territoires polonais historiques que possède la Prusse et travaillerait à la création d’un couloir qui permettrait l’accès à la mer baltique via la Ville de Danzig374. Ces revendications seraient mises de l’avant en cas de défaite des Empires centraux. Se faisant l’écho des inquiétudes de v. Hohenborn, Hugo Haase (USPD) aligne les objectifs du USPD avec celle du MPSD en réutilisant l’argument de ceux-ci en affirmant que les intérêts de l’Allemagne abondent dans le sens d’une réconciliation avec les citoyens polonais de l’Empire. Plus précisément, il affirme que c’est par la modification, voire l’abolition des politiques oppressives envers les Polonais dans « le plus court des délais375 » que l’avenir des communautés polonaises aux frontières et au sein du Reich peut être assuré. Cependant, cette réconciliation souhaitée par les sociaux-démocrates faits fi du processus de création d’une identité syncrétique commune qui, à terme, permettrait le fonctionnement en symbiose des institutions sociopolitiques allemande et polonaise au sein d’un même État.

371 Dokument über Österreich-Ungarn und Polnische Frage, Deutschland, [1916], Berlin, Prussische Geheime Archiv, p. 5 372 Eduard David, Op. cit., p. 60-61 373 Frederick C. Walcott, « German Military Rule in Poland, September 1917 », Source Records of the Great War, Vol. IV, Éditions Charles F. Horne, National Alumni, 1923, https://www.firstworldwar.com/source/poland_walcott.htm, consulté le 24 août 2019. 374 Adolf Wild v. Hohenborn, cité dans VOLKMANN, Hans-Eric, Op. cit., p. 445-446 375 Haase, Verhandlungen des deutsche Reichstag, Bd. 309, 85 Sitz., p. 2897 119

Signature de Brest-Litovsk : 14 points de Wilson Comme nous l’avons mentionné précédemment, à l’exception de Philipp Scheidemann et des sociaux-démocrates minoritaires, les sociaux-démocrates ont choisi d’adhérer aux clauses du Traité de Brest-Litovsk dans l’optique où elles permettent de mettre fin à la guerre et renforcent l’espoir que les gouvernements impérial et prussien appliquent les réformes de démocratisation des instances politiques promises aux citoyens prussiens et, par extension, aux communautés germano-polonaises puis polonaises de Russie. Ces réformes sont appelées à prendre la forme d’une administration civile indigène élue aux suffrages universels – masculin – sans délai en accord avec le droit à l’autodétermination polonaise376. Or, cet aspect central aux programmes politiques des divers mouvements sociaux-démocrates pourtant bien implanté dans l’agenda polonais du mouvement depuis 1914 a vu son importance décuplée par l’intervention américaine en faveur des adversaires de l’Allemagne vers la moitié de l’année 1917. En effet, Woodrow Wilson, président des États-Unis d’Amérique, se présente, à l’époque, comme un opposant avéré de l’impérialisme des Empires centraux. Ainsi, lorsqu’il divulgue publiquement ses « Quatorze points » en janvier 1918, il ne manque pas de mettre en évidence que la Pologne serait l’un des bénéficiaires de cette politique en cas de victoire. En ce sens, il affirme que

« an independent Poland should be erected which should include the territories inhabited by indisputably Polish populations, which should be assured a free and secured access to the sea, and whose political and economic independence and territorial integrity should be guaranteed by international covenant377. »

Nul besoin de s’étendre sur le sujet pour comprendre que les « Quatorze points » de Woodrow Wilson représentent, à l’instar du Manifeste du Grand-Duc de 1914, une menace bien réelle aux projets et intérêts polonais allemands. D’autant plus, que contrairement aux constats à la suite de la Paix de Brest-Litovsk, la nation polonaise dans son entièreté a maintenant une assise additionnelle afin de non seulement acquérir une indépendance complète, mais réunifier les territoires polonais des empires allemand et austro-hongrois au sein du nouvel État polonais. Paradoxalement, pour les social-démocraties allemandes ce projet n’est, par nature, pas nécessairement en opposition avec leurs propres idéaux et objectifs polonais. Au contraire, il pourrait même être débattu que les « Quatorze points » sont un outil

376 Hans-Erich Volkman, Op. cit., p. 438 377Alexander Watson, Op. cit., p. 499 120 supplémentaire à la disposition des militants sociaux-démocrates de tous horizons afin d’influencer le gouvernement du Kaiser en faveur de leurs conceptions de l’autodétermination polonaise. Jusqu’à un certain point, ils rejoignent même l’idée timidement défendue par les sociaux-démocrates minoritaires de rétrocessions territoriales. Toutefois, pour les sociaux- démocrates majoritaires défendant activement l’idée d’une solution polonaise où la minorité polonaise du Reich pourrait trouver sa place au sein de la société allemande dans un cadre impérial plus large378, le projet polonais de Wilson représente une menace qu’il faut contrer puisque celui-ci ne présente pas uniquement l’idée selon laquelle les territoires nationaux historiques polonais seraient réunis, il là promeut activement dans le cadre d’une indépendance complète. Cette proposition différente de toutes les positions défendues par la Majorität pousse la logique de rétrocession territoriale défendue par certains radicaux à son maximum à un point où, à l’exception des plus ardents défenseurs du droit à l’autodétermination en Allemagne, ils éprouvent de la difficulté à soutenir entièrement le projet américain. Ainsi, une nouvelle fois confronté à une déclaration d’un adversaire promettant l’autodétermination à la minorité nationale polonaise de l’Empire, il est maintenant impératif pour les social-démocraties allemandes de définir « Quel traitement, quel statut juridique, quelles possibilités de développement économique et culturel accorderons-nous à la minorité ethnique des Polonais de Prusse à l’avenir, compte tenu des la proposition de traitement privilégié des Polonais dans les "Provinces du Sud"379 ».

Pour la Minorität, la solution aux Quatorze points de Wilson se retrouve dans un resserrement des politiques polonaises selon la ligne doctrinaire traditionnelle que représente la lutte des classes. En effet, les Polonais d’Allemagne et d’Europe de l’Est devraient se joindre à leurs confrères prolétaires afin de se libérer de la soumission des régimes réactionnaires et impériaux. Contrairement aux radicaux, les membres de la Majorität adoptent une position davantage pragmatique, sans nécessairement perdre de vue que les administrations impériale et prussienne se doivent d’agir rapidement pour éviter un fiasco. En fait, pour l’une des premières fois depuis l’implantation du Burgfrieden, les sociaux-démocrates majoritaires critiquent directement le gouvernement pour sa mauvaise gestion de la situation polonaise dans l’est du pays. Pour ceux-ci, la réponse aux enjeux polonais est somme toute assez simple, c’est-à-dire

378 Voir « Méthode Hermann Müller » dans MILLER, Susanne, Op. cit., p. 235 379 Hans-Erich Volkmann, Op. cit., p. 438 121 que les communautés germano-polonaises se doivent d’obtenir « inconditionnellement380 » les mêmes droits et le même traitement que des citoyens germaniques. Cependant, contrairement à la situation de 1914 où les sociaux-démocrates espéraient pouvoir procéder à voir une intégration harmonieuse de ces citoyens allemands de nationalité polonaise à la société allemande, la position dominante du Reich en Europe de l’Est et l’évolution de la guerre ont poussé certains politiciens sociaux-démocrates à concevoir les relations entre les citoyens ethniques allemands et polonais sous un autre angle. En effet, certains sociaux-démocrates « ressen[tent] avec une profonde douleur381 » que tous ceux nés en Allemagne ne luttent pas pour elle. Au-delà de la question du loyalisme des Polonais vis-à-vis de l’État allemand, cette affirmation met en évidence ce que le député Noske reconnaît comme étant l’inaptitude du mouvement social-démocrate et de l’administration impériale, d’inculquer chez ses citoyens polonais « l’amour de la Prusse et de l’Allemagne382 ». Si l’on extrapole la position de Noske et nous l’appliquons à d’autres membres du mouvement social-démocrate majoritaire, nous pouvons affirmer que l’idéal social-démocrate de la décennie 1901, selon lequel il serait possible de transformer l’identité nationale de la minorité polonaise en une identité polono- germanique, semble définitivement brisé dans l’esprit de bien des représentants sociaux- démocrates. Ce détachement apparent des communautés que la Majorität qualifie encore de « germano-polonaises » vis-à-vis des États prussiens et de l’Empire est une conséquence aisément observable de l’influence des politiques de germanisation des décennies précédentes sur les environnements politiques et sociaux allemands, ainsi que l’échec des politiques d'assimilation susmentionnées qui ont progressivement marginalisé cette part de la population de l’Empire en plus de contribuer à l’ascension de la République de Pologne et la création d’États nationaux historiques et chimériques au détriment de l’État allemand lors de la défaite finale de l’armée allemande en novembre 1918.

Le divorce de Brest-Litovsk À la suite de la paix avec l’État bolchevique, la Prusse et l’Allemagne sont toutes deux secouées par un regain de militantisme nationaliste au sein des communautés germano- polonaises qui culminent par des insurrections en parallèle de la Révolution allemande (1918-

380 Ibid., p. 447-448 381 Noske, Verhandlung des deutschen Reichstag, Bd. 314, 195. Sitz., p. 6213 382 Ibid. 122

1919) soutenues par les politiciens sociaux-démocrates. De la victoire contre la Russie est née la remise en cause du sentiment d’appartenance de la minorité nationale polonaise envers le Reich. Plus que jamais, comme le souligne le Vorwärts, « il ne fait aucun doute que les Polonais du monde entier restent attachés à leurs souhaits et aspirations en faveur d’un État polonais indépendant réunissant tous les Polonais383 ». Le sommet de la puissance militaire allemande à l’Est au cours de la Grande Guerre est également la cause du déraillement des politiques polonaises modérées des sociaux-démocrates, assurant ainsi la chute de l’ordre allemand en Europe de l’Est en novembre 1918. En ce sens, la loyauté apparente de la Majorität à l’État allemand a permis aux gouvernements prussien et impérial d’aller de l’avant avec des politiques polonaises oppressives rappelant les politiques polonophobes du XIXe siècle. Il n’est donc pas surprenant que les Polonais de Prusse entament des actions sociopolitiques – très peu publicisées par les organes journalistiques des différents mouvements sociaux-démocrates et communistes préoccupés par les événements de la Révolution allemande - afin de dénoncer les changements politiques qui leur sont défavorables en plus de l’abandon apparent de leurs alliés politiques sociaux-démocrates.

Il est important de rappeler que la victoire des Empires centraux contre la Russie a marqué le paroxysme de leur capacité à imposer la volonté allemande sur la nation polonaise dans son ensemble. Cette situation se concrétise avec l’apparition officielle du Königsreich Polen sur les cendres du Royaume du Congrès et une stabilisation temporaire des affaires polonaises dans les régions historiques polonaises des empires allemand et austro-hongrois. En ce sens, les sociaux-démocrates majoritaires réduisent leurs interventions publiques concernant la Question polonaise. Il nous est difficile de justifier l’inaction théorique des sociaux- démocrates, nous irons même jusqu’à dire la perte d’intérêt de ceux-ci, vis-à-vis de leurs positions initiales concernant les politiques domestiques liées à la gestion des citoyens polonophones de l’Empire. Cependant, nous croyons, comme mentionné plus précédemment, qu’une des explications logiques à cette situation se retrouve dans la mainmise des autorités militaires sur la sphère politique allemande. Après tout, tandis que les politiciens argumentent sur la meilleure façon de solutionner les enjeux polonais, le haut commandement allemand offre des résultats concrets à la population allemande. Sans vouloir nous empêtrer dans les

383 « Zur Polenfrage in Preuβen », Vorwärts, Nr. 105, 18 avril 1917, p. 3 123 débats entourant la naissance de la Dolchstosslegende384 (coup de poignard dans le dos), nous ne pouvons que constater que l’implication des militaires dans la vie politique allemande a des conséquences sur les projets polonais de tous et, particulièrement, des partis sociaux- démocrates.

Ajoutons à l’ingérence des militaires dans la vie politique allemande des années 1917- 1919, les plans sociaux-démocrates pour ressusciter la Pologne qui demeurent peu convaincants et rassembleurs. Comme l’affirme Martin Broszat, la planification étatique des sociaux- démocrates concernant la Pologne et les communautés germano-polonaises perdent en popularité notamment à cause des imprécisions concernant les limitations frontalières qui, conformément aux désirs des sociaux-démocrates majoritaires, n’incluent pas les territoires où les communautés germano- et austro-polonaises représentent la majorité de la population385. En ce sens, il nous est possible de concevoir à l’instar de Martin Broszat que les citoyens polonais du Reich vivent le dénouement de la Question polonaise en Europe de l’Est comme une meilleure façon de « conscrire les Polonais à l’effort de guerre allemand386 » et ce, même si le gouvernement impérial acquiesce à la demande de la population polonaise du nouveau Royaume de Pologne d’avoir une administration nationale polonaise via le Conseil d’État provisoire. Cette situation assure de facto l’hégémonie allemande sur la nation polonaise en entier, paralysant par la même occasion les volontés autonomistes des communautés germano- polonaises défendues jusqu’à Brest-Litovsk par les sociaux-démocrates.

Révoltes polonaises de 1918 L’échec des « offensives du Printemps » 1918 et la rapide dégradation des armées allemandes favorisent toutefois la résurgence des intérêts nationaux germano-polonais, mais cette fois-ci sous un angle nouveau, c’est-à-dire l’indépendance vis-à-vis des Empires centraux et le rattachement à l’État polonais des territoires historiques de la Pologne. En ce sens, l’importante distinction à partir de la fin de l’année 1917 est que les communautés germano-

384 Pour un aperçu concernant la Dolchstosslegende voir SCHWABE, Klaus « World War I and the Rise of Hitler », Diplomatic History, Vol. 38, No. 4, (September 2014), p. 864-879 385 Martin Broszat, Zweihundert Jahre deutsche Polenpolitik, Frankfurt/Main, Shrukamp, 1972, p. 189-191 & HEIKE, Das deutsche Schulwesen in Mittelpolen, p. 16-19 dans Winson Chu, The German Minority in Interwar Poland, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, 320 pages 386 Ibid. 124 polonaises agissent de leur propre chef et, surtout, ouvertement en contradiction avec les politiques polonaises sociales-démocrates et, plus largement, du Reich. Cela a eu pour conséquence de promouvoir la radicalisation des demandes des communautés germano- polonaises.

La radicalisation de la minorité nationale polonaise de l’Empire se manifeste par l’importance que celle-ci voue à son autonomie socioculturelle au sein des États allemand et prussien387. Les actions des représentants et membres de communautés germano-polonaises allant de l’opposition publique aux politiques polonaises des mouvements politiques allemands aux appels à l’indépendance des territoires polonais du Royaume de Prusse sont les résultantes des politiques est-européennes des Empires centraux à Brest-Litovsk. En effet, celles-ci marquent la fin d’un partenariat encore embryonnaire entre les politiciens allemands, sociaux- démocrates majoritaires en tête, et leurs collègues polonais de Prusse et de l’Empire. Rappelons-le, bien que le gouvernement impérial souhaite appliquer le concept d’autodétermination cher aux sociaux-démocrates, il le fait dans l’optique où cela l’avantage en Europe de l’Est, c’est-à-dire la création d’une série d’États tampons ayant toutes les apparences de protectorats coloniaux. Conséquemment, la création du Royaume de Pologne se fait en parallèle à l’émergence d’autres États concurrents, particulièrement la Lituanie et l’Ukraine. Cela a pour conséquence d’amplifier les tensions au début de l’année 1918. Dans la même logique que celle présentée plus haut, les députés polonais Korfanty (Polenfraktion), Seyda (Polenfraktion) et Trampcynski (Polenfraktion) protestent contre la paix de Brest-Litovsk, mais, plus précisément, contre les politiques qui assurent aux Lituaniens et aux Ukrainiens leur indépendance nationale et, selon ceux-ci, l’affaiblissement marqué du futur État polonais. En bref, les membres de la triade polono-lituano-ukrainienne réclament tous des territoires nationaux « historiques » que l’un des États fraichement fondés possède. Ainsi, loin de favoriser la paix et la stabilité de l’Europe orientale comme le SPD le souhaite entre 1901 et 1914, la Solution polonaise de l’administration impériale exacerbe les tensions dans la région favorisant la compétition d’États « nationaux » fraichement créés. Citons à titre d’exemple le cas de la Ville de Vilnius, capitale lituanienne d’alors, qui est également réclamée par les mouvements nationalistes polonais. Les trois députés polonais de Prusse, pourtant alliés des sociaux-démocrates lors des débats concernant la Question polonaise au cours des années de

387 Hans-Erich Volkmann, Op. cit., p. 381 125 guerre, se retournent donc contre le principe même de l’autodétermination une fois appliquée à l’ensemble des peuples est-européen. Deux des conséquences concrètes de cette situation sur l’évolution du statut de la minorité polonaise de l’Empire sont le détachement définitif de la Polenfraktion du programme politique de ses alliés sociaux-démocrates ainsi que le renforcement du sentiment d’appartenance des Polonais de Prusse à la nation polonaise388.

La manifestation des querelles territoriales au sein des diètes régionales et au Reichstag lors des interventions de plus en plus hostiles vis-à-vis l’Empire de la part des politiciens polonais est à la base des nouvelles tensions germano-polonaises du Reich au cours de la deuxième partie de l’année 1918. En fait, selon Hans-Erich Volkmann, les conséquences des politiques basées sur l’autodétermination sont qu’elles permettent de consommer la séparation définitive entre les Polonais du Reich et les pouvoirs royaux prussiens et impériaux de l’administration de Wilhelm II389. À l’affirmation de Volkmann, nous croyons important d’ajouter qu’en plus de souligner la fracture entre les Polonais d’Allemagne et les pouvoirs régionaux et nationaux, la radicalisation des demandes territoriales polonaises au sein de l’Empire a également pour conséquence de tirer un trait sur la coopération traditionnelle entre les sociaux-démocrates et les Polonais. À tous les égards, au cours des derniers mois du conflit, les sociaux-démocrates et l’Europe assistent à l’émergence de mouvements indépendantistes au sein des communautés germano-polonaises, pas uniquement nationalistes, mais ouvertement impérialistes via des revendications territoriales dépassant largement l’établissement d’un État polonais viable et stable.

L’écroulement progressif de la paix civile au sein de l’Empire offre l’occasion aux politiciens germano-polonais de militer activement pour la création d’un État polonais incluant les territoires polonophones de l’Empire allemand. S’inscrivant dans cette logique, deux mois avant le cessez-le-feu, un député polonais ayant partagé l’agenda polonais social-démocrate – Seyda – élève le droit à l’autodétermination des Polonais des provinces prussiennes du Reich à celui de « norme de légitimité civique390 ». Pour les sociaux-démocrates qui se sont dévoués au cours des années 1914-1916 à l’émancipation de la nation polonaise du tsarisme, ce revirement

388 Ibid., p. 386 389 Ibid. 390 Ibid., p. 388 126 politique soulève à nouveau les dangers de sédition que les mouvements nationalistes et conservateurs ont souvent accusé les membres des communautés germano-polonaises de fomenter. Cet événement n’est donc pas qu’une simple déclaration sans lendemain. En effet, le 12 octobre 1918, quelques semaines avant le coup d’envoi « officiel » de la Révolution allemande, ce même député polonais fait rassembler des représentants des diverses communautés nationales de l’Empire et des journalistes afin de présenter une carte des provinces de l’État prussien qui doivent être cédées à l’État polonais391. Parmi ces régions se trouvent la Poznanie, la totalité des terres à l’ouest de la Vistule et la Haute-Silésie. Or, pour la grande majorité des sociaux-démocrates du MSPD et USPD aux portes du pouvoir, l’idée de restitution territoriale représente toujours une impossibilité qui s’est cristallisée dans les positions qu’ils adoptent au cours des années 1916-1918. De plus, il est important de mentionner que ces régions étaient soit fortement industrialisées ou jouaient un rôle essentiel dans la production alimentaire de l’Empire.

La « balkanisation » de l’Est européen : La Pologne au centre du problème Le Traité de Brest-Litovsk est donc celui de la désillusion pour les sociaux-démocrates et les Polonais d’Allemagne. Les promesses faites à la minorité nationale polonaise d’une plus grande autonomie et d’un statut social égal aux citoyens de nationalité allemande se volatilisent avec la croissance de l’influence allemande à l’Est, puis l’écroulement militaire et sociopolitique de l’Empire allemand. Par conséquent, la loyauté des communautés polonaises de Prusse et d’Allemagne, autrefois assurée par les promesses d’une plus grande considération par les autorités politiques et d’une autonomie culturelle se dissipent dans les excès de la victoire contre la Russie392. De plus, les constructions nationales qui naissent de la signature de la paix à l’Est en mars 1918 permettent la création d’un ordre politique, certes davantage démocratique que celui du régime impérial russe par la création d’administrations civiles propres aux communautés nationales libérées, comme le souhaitent les sociaux-démocrates, mais tout de même dominées par les intérêts allemands393. En ce sens, la naissance du Royaume de Pologne s’inscrit en quelque sorte dans un processus de balkanisation de l’Europe orientale que les sociaux-démocrates ont tant souhaité éviter. Bien que cette nouvelle construction

391 Ibid., p. 388-389 392 « Zur Polenfrage in Preuβen », Vorwärts, Nr. 105, 18 avril 1917, p. 3 393 Resolution, Verhandlung des deutschen Reichstag, Bd. 324, Nr. 1421, Berlin, 1914/18, p. 2154 127 géopolitique d’Europe orientale ait le mérite de vouloir mettre les intérêts de tout un chacun de l’avant dans un espace géopolitique stable (c.-à-d. Mitteleuropa), elle évoque également l’échec de plusieurs années de luttes d’influence pour les sociaux-démocrates. Dans la même optique, l’établissement de ce nouvel ordre représente le « fiasco des politiques polonaises allemandes394 », par la décision de céder une partie de partie du territoire oriental de la Pologne au nouvel État ukrainien395. Ces changements survenant à une étape charnière des relations entre citoyens allemands et polonais de l’Empire, ont pour conséquence de soulever un tollé au sein des députations polonaises régionales et fédérales qui, avec la Révolution allemande et la défaite de l’Empire allemand, se conclut par la naissance d’une Deuxième République de Pologne créée sur les centres de l’Empire russe et du tsarisme, mais également d’un État allemand affaibli et en pleine ébullition.

394 Hans-Erich Volkmann, Op. cit., p. 373 395 Vejas Gavriel Liulevicisu, Jay Winter, Paul Kennedy, Antoine Prost, Emmanuel Sivan, Op. cit. 128

Conclusion Parmi tous les éléments caractérisant les politiques domestiques propres à la Question polonaise de l’Empire allemande, l’adhésion progressive des gouvernements allemand et prussien à l’idée du droit à l’autodétermination est centrale à l’émergence de la République polonaise en 1919. Cette adoption des idéaux promus par l’autodétermination se traduit par un sentiment constant de lutte entre les sociaux-démocrates et divers États ou organisations étrangères. L’Empire russe tenant d’abord ce rôle d’antagoniste au vu des objectifs polonais du SPD fait progressivement place aux sociaux-démocrates radicaux et aux mouvances politiques nationalistes qui tiennent le rôle entre 1901-1916 de deutéragonistes puis de rivaux dans la dernière partie de la guerre.

D’un parti relativement marginal sur la scène politique impériale, mais très actif au sein de la société civile allemande, le mouvement social-démocrate allemand n’est pas, avant l’année 1912, un facteur important au sein de l’équation de la résolution de la Question polonaise au sein de l’État allemand. Dans cette même logique, il n’y a que peu d’activités publiques ou de questionnements spécifiques au sein de ce mouvement socialiste qui perçoit encore les enjeux polonais comme étant propres au prolétariat allemand. Des organisations sociopolitiques à saveur sociale-démocrate propre aux communautés polonaises, en concurrence momentanée, jouent même le rôle de rivaux au sein de cette frange de la population de l’Empire. Cependant, à la suite des fusions et de l’élection de 1912 où le SPD devient un parti polonais majeur au sein du Reichstag, la situation s’inverse. Les problématiques propres à la Question polonaise se popularisent au sein du mouvement et les députés sociaux-démocrates soulèvent des débats qui servent à imposer un rythme favorable aux propositions de réformes nationales. Le déclenchement de la Grande Guerre en 1914 et le rôle que joue l’Empire russe en tant que Némésis de la social-démocratie et de la nation polonaise sert de catalyseur afin de centrer les politiques domestiques et étrangères de l’Empire au sein d’une même entité, c’est-à-dire la Question polonaise. La coopération entre la minorité nationale polonaise et les sociaux-démocrates s’accompagne d’une construction identitaire de la minorité nationale polonaise par les sociaux-démocrates sous le signe d’un prototype d’identité nationale syncrétique, soit les communautés germano-polonaises. Les actions russes servent donc de ciment pour les programmes politiques des sociaux-démocrates de plus en plus centrés autour des concepts d’autonomie socioculturelle et d’autodétermination. Par conséquent, il ne faut pas ignorer que malgré des débuts dans l’ombre des politiques nationales

129 dépassant le cadre de la seule Question polonaise, le rôle que les sociaux-démocrates s’attribuent au cours des premières années du XXe siècle influence les débats entourant les implications de la future indépendance polonaise. Déjà en 1914, il nous est possible de discerner la volonté d’appliquer partiellement le concept d’autodétermination des peuples au sein du Manifeste sur les buts de guerre allemand396. Les sociaux-démocrates ont la volonté de stabiliser la situation sociopolitique de la nation polonaise autant à l’intérieur de l’État national allemand que dans les territoires historiques de Pologne.

Tandis que l’unité du mouvement social-démocrate vole en éclat, créant par le fait même de nouveaux obstacles à l’implantation d’une solution définitive à la Question polonaise en Allemagne, et qu’à l’ouest l’intégrité territoriale de la Belgique occupée semble acquise, les territoires occupés par le Reich à l’Est demeurent dans un flou politique397. Le processus menant aux négociations puis à la signature du Traité de Brest-Litovsk, ponctué par les conflits idéologiques entre la Majorität et la Minorität et une opposition grandissante vis-à-vis des politiques d’un gouvernement impérial de plus en plus militariste, représente la fin du processus de création étatique polonais pour les institutions politiques civiles allemandes et par extension, les sociaux-démocrates. À la suite de cela, ils ne peuvent que subir les conséquences des changements territoriaux et sociaux qui en découlent. Comme l’affirme le député Graf v. Welstarp, la position des sociaux-démocrates concernant la paix de Brest-Litovsk, l’un des éléments cruciaux pour les mouvements sociaux-démocrates allemands et la Question polonaise de cette époque puisque « la direction du développement des politiques étrangères et intérieures de l’Allemagne pour plusieurs années en plus du développement de la démocratie et du socialisme398 » sont en jeu. Or, même si Eduard David (MSPD), parlant pour la Majorität à la diète impériale à cette occasion, avait décrit la « Paix de Brest-Litovsk » comme étant « une

396 Le Manifeste sur les buts de guerre allemand est aussi connu sous le nom de Septemberprogramm. Theobald von Bethmann Hollweg, The September Memorandum (September 9, 1914), Berlin, 1914, 2 pages. Ce document n’est pas analysé directement dans cette recherche afin d’éviter d’inclure celle-ci dans un débat historiographique ne rejoignant pas les objectifs de l’analyse. Pour des analyses se concentrant sur le Septemberprogramm, voir les textes de Fritz Fischer : FISCHER, Fritz, Germany’s Aims in the First World War, London, Chatto & Windus, 1967, 652 pages et FISCHER, Fritz, « Revolutionierung und Separatfrieden im Osten, 1914-18. Deutsche Kriegsziele » Historische Zeitschrift, 188 (1959), p. 249-310; ou ceux de son principal opposant Gerhard Ritter : RITTER, Gerhard, Der erste Weltkrieg. Studien zum deutschen Geschichtsbild, Bonn, Schriftenreihe der Bundeszentrale für politische Bildung, 65, 1964, 44 pages

397 Carl E. Schorske, Op. cit., p. 305 398 Graf v. Welstarp, Op. cit., p. 4464 A/B/C 130 paix violemment prononcée399 », les sociaux-démocrates majoritaires ont tout de même soutenu sa signature. Le résultat concret de ce soutien public aux politiques impériales orientales est la création d’une fracture entre les communautés germano-polonaises et les sociaux-démocrates puisque les premiers les percevaient désormais comme acquises aux autorités militaires.

Aux tensions internes du mouvement et à la lutte d’influence au sein même du Reichstag, s’ajoute la montée des tensions politiques entre les politiciens polonais et le reste de l’Empire qui se cristallise avec l’incapacité pour l’armée allemande de vaincre définitivement la France et ses alliés à l’Ouest. Cette réalité géopolitique marque un changement majeur dans l’attitude des Polonais habitant les provinces orientales de l’Empire et au sein du Königsreich Polen. Avec l’affaiblissement des institutions allemandes renaissent les tensions entre autorités gouvernementales et la minorité nationale polonaise, dont la confiance en ses capacités à s’émanciper des pouvoirs impériaux pris en importance réaffirmant son droit « divin et historique400 » à la reconnaissance nationale. En fait, la période suivant Brest-Litovsk ressuscite ce que les nationalistes germaniques craignent depuis 1914, soit la question de la véritable loyauté des communautés germano-polonaises à la nation allemande. Pour les sociaux-démocrates et les citoyens polonais de l’Empire, cette période est un moment marquant pour prouver leur loyauté. Dans le cas des sociaux-démocrates majoritaires, ceux-ci choisissent la loyauté à l’État plutôt que leur statut au sein des communautés polonaises401.

La désillusion des Polonais vis-à-vis de leurs alliés sociaux-démocrates qui ont préféré assurer le maintien de l’intégrité territoriale allemande au détriment de la création d’un État polonais basé sur les frontières historiques a poussé ceux-ci à la révolte politique et sociale. Cependant, il est primordial de remettre le programme polonais des sociaux-démocrates en contexte au cours de ces derniers moments de la guerre. En effet, pour les sociaux-démocrates unis, puis la Majorität, la solution à la Question polonaise en Allemagne n’a jamais été une question de reconstruction de la « République des deux nations402 ». Nous croyons que ce ne serait pas rendre justice aux sociaux-démocrates de concevoir les deux dernières années du conflit comme un reniement de leurs engagements vis-à-vis des communautés germano-

399 Ibid. 400 Hans-Erich Volkmann, Op. cit, p. 385-386 401 Ibid., p. 374-375 402 Nom donné à l’État historique polono-lituanien. 131 polonaises et de la nation polonaise. Après tout, leur objectif principal de 1914, soit celui de libérer les Polonais du joug du tsarisme, a bien été accompli. De plus, l’Acte du 5 novembre assure aux Polonais de Russie leur propre État. Certes, cet État polonais n’est pas indépendant, mais pour les sociaux-démocrates majoritaires, ce statut n’est pas perçu comme inaltérable dans un futur rapproché. En fait, il n’appartient plus aux socialistes allemands des divers partis de trouver une démarche faisant consensus afin de travailler à l’amélioration des conditions des citoyens polonais de l’Empire. Ironiquement pour les sociaux-démocrates majoritaires qui ont rejeté le concept de « révolution violente » avec la « doctrine Bernstein » afin de démocratiser l’État allemand, c’est par celle-ci que la République est rendue possible. En effet, la Révolution allemande (octobre 1918 – août 1919) et la guerre civile entre la République allemande naissante et la République socialiste bavaroise, bien que courte, représentent le coup de grâce des politiques polonaises défendues par les sociaux-démocrates majoritaires. D’un côté, le changement de régime et le Momentum que prennent les forces de l’Entente à ce moment réduisent la capacité et la volonté des institutions militaires allemandes à maintenir l’ordre sur le front intérieur favorisant le militantisme polonais. D’un autre côté, la sédition apparente de la Bavière laisse planer l’espoir d’un détachement des provinces polonaises de l’État allemand.

Les événements en Allemagne coïncident également avec la désertion des garnisons allemandes du Royaume de Pologne403. Ainsi avec la disparition des forces armées allemandes et austro-hongroises dans les grandes villes polonaises telles Varsovie et Lodz, les soldats polonais du Maréchal Pilsudski prennent le contrôle de l’État404. Ajoutée aux problèmes propres à la mutation du régime politique national allemand, la proclamation unilatérale de l’indépendance polonaise par le Conseil de Régence marque la fin du chapitre polonais de la Grande Guerre pour les sociaux-démocrates405. Bien que ceux-ci soient maintenant aux commandes de la République allemande, ils n’ont ni les moyens ni la volonté de s’opposer aux soulèvements au sein du Königsreich Polen qui concentre désormais l’enthousiasme des mouvements nationalistes polonais en Allemagne orientale. Ainsi, pendant que l’unité politique

403 Hans-Erich Volkmann, Marxismus und das deutsche Heer, p. 263-264 cité dans STEPHENSON, Scott, The Final Battle: Soldiers of the Western Front and the German Revolution of 1918, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 124 404 Ibid., p. 263-264 405 Hans-Erich Volkmann, Op. cit., p. 375 132 allemande s’écroule en novembre 1918, la proclamation polonaise des Empires centraux permet au Conseil de régence d’ouvrir la voie au coup d’État fomenté par Pilsudski406.

Après la chute de l’Empire allemand, la défaite allemande est consommée et avec elle l’échec des programmes de réformes domestiques polonais des sociaux-démocrates. La délégation diplomatique allemande lors des négociations de paix, dirigée par Matthias Erzberger (Zentrum), entérine l’annulation de la Paix de Brest-Litovsk et reconnait l’indépendance de la Deuxième République de Pologne par la signature du traité de paix, sans l’appui du gouvernement bolchevique407. Ces événements marquent la fin d’un important chapitre de la Question polonaise en Allemagne. Cependant, l’ascension polonaise tant souhaitée par les sociaux-démocrates au cours du conflit n’a pas facilité la stabilisation de l’Est européen comme ceux-ci l’ont souhaité. Bien au contraire, de la décision de ressusciter l’État polonais en 1916, éléments constitutifs du futur État polonais408, à la fin de la Guerre russo- polonaise (février 1919 – mars 1921), la Pologne ne connait aucune année de paix. Pire encore, elle fut l’instigatrice de la majorité des conflits de cette période qui se conclut par la disparition de ce nouvel État polonais à la suite d’un court condominium germano-soviétique en 1939.

406 Ibid., p. 374 407 Ibid., p. 376 408 Thomasz Schramm, « La mémoire polonaise de la Première Guerre mondiale », p. 63 dans Mémoire de la Première Guerre mondiale en Europe médiane, Vol. 228 (Octobre 2017), 158 pages. 133

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Archives

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Verhandlungen des deutschen Reichstag, Verhandlungen des Reichstags. XIII. Legislaturperiode. I. Session. Band 287. Stenographische Berichte. Von der 92. Sitzung am 16. Januar 1914 bis zur 110. Sitzung am 12. Februar 1913, Berlin, Norddeutsche Buchdruckerei und Verlags-Anstalt 1913, 3729 pages

Verhandlungen des deutschen Reichstag, Verhandlungen des Reichstags. XIII. Legislaturperiode. I. Session. Band 288. Stenographische Berichte. Von der 111. Sitzung am 13. Februar 1913 bis zur 130. Sitzung am 2. april 1913, Berlin, Norddeutsche Buchdruckerei und Verlags-Anstalt, 1913, 4460 pages

Verhandlungen des deutschen Reichstag, Verhandlungen des Reichstags. XIII. Legislaturperiode. I. Session. Band 289. Stenographische Berichte. Von der 131. Sitzung am 3. April 1913 bis zur 150. Sitzung 26. April 1913 bis zur 150. Sitzung am 26. April 1913, Berlin, Norddeutsche Buchdruckerei und Verlags-Anstalt, 1913, 5203 pages

Verhandlungen des deutschen Reichstag, Verhandlungen des Reichstags. XIII. Legislaturperiode. I. Session. Band 290. Stenographische Berichte. Von der 151. Sitzung am 3. April 1913 bis zur 173. Sitzung 28. April 1913 bis zur 150. Sitzung am 30 Juni 1913, Berlin, Norddeutsche Buchdruckerei und Verlags-Anstalt 1913, 5941 pages

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Verhandlungen des deutschen Reichstag, Verhandlungen des Reichstags. XIII. Legislaturperiode. I. Session. Band 293. Stenographische Berichte. Von der 212. Sitzung am 12. Februar 1914 bis zur 229. Sitzung am 6. März 1914, Berlin, Norddeutsche Buchdruckerei und Verlags-Anstalt, 1914, 7895 pages

Verhandlungen des deutschen Reichstag, Verhandlungen des Reichstags. XIII. Legislaturperiode. II. Session., Band 306. Stenographische Berichte., Von der Eröffnungstizung am 4. bis zur 34. Sitzung am 16. März 1916, Berlin, Norddeutsche Buchdruckerei und Verlags-Anstalt, 1916, 776 pages

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Verhandlungen des deutschen Reichstag, Verhandlungen des Reichstags. XIII. Legislaturperiode. II. Session., Band 312. Stenographische Berichte., Von der 148. Sitzung am 18. April 1918 bis zur 172. Sitzung am 11. Juni 1918, Berlin, 1918, 5409 pages

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Divers

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