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La Chasse spirituelle, entre le vrai et le faux

André Guyaux

Le titre La Chasse spirituelle désigne deux objets : une œuvre perdue de Rimbaud, dont nous connaissons l’existence par Verlaine, et un mauvais pastiche d’Une saison en enfer, que les éditions du Mercure de ont publié sous le nom de Rimbaud en mai 1949. Le texte authentique, s’il a existé, ne nous est pas parvenu. Pas encore, disent ceux qui veulent y croire. En revanche, nous disposons du faux. Nous pouvons le lire, le commenter, le citer, le rééditer.

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Rimbaud s’installe à Paris en septembre 1871. Il est hébergé 14, rue Nicolet, dans la maison où Verlaine habite avec sa jeune femme, qui est enceinte, et ses beaux- parents. Ce ménage à trois ou à plusieurs est explosif. Le 7 septembre 1872, les deux poètes prennent le train à la gare du Nord, en direction d’Ostende, d’où ils embarquent pour Douvres. Ils sont à Londres le lendemain. Le 10 septembre, ils rendent visite à Félix Régamey, un vieil ami de Verlaine, dessinateur de talent, dont l’atelier se trouve dans le quartier populaire et bohème de Soho. Régamey a croqué leurs silhouettes patibulaires, déambulant dans une rue de Londres et éveillant la méfiance d’un policeman. Ils vivent de l’argent que la mère de Verlaine envoie à son fils. Ils passent quelque temps chez un autre ami de Verlaine, Eugène Vermersch. Ils n’ont pas de domicile fixe et mènent une vie déréglée, qui tranche avec l’existence confortable de Verlaine, dans la maison de ses beaux-parents, à Paris, avant l’arrivée de Rimbaud. Le 8 novembre 1872, à l’approche de l’hiver, Verlaine s’inquiète de ce qu’il a abandonné rue Nicolet. Il dresse une liste d’objets auxquels il tient et qu’il voudrait récupérer, des livres principalement, mais aussi des dessins, des gravures, des manuscrits. On apprend qu’il possédait des dessins japonais, dont un dessin « collé sur toile » que lui avait offert son ami Philippe Burty et auquel il semble tenir particulièrement. Parmi ces objets, se trouvent quelques souvenirs de son activisme communard : une cartouchière, un porte-baïonnette, un ceinturon. Le nom de Rimbaud apparaît dans cette liste : Verlaine mentionne quatre autoportraits, que l’on n’a jamais retrouvés, et juste après les dessins japonais, des manuscrits : La Chasse spirituelle, entre le vrai et le faux 99

Un manuscrit sous pli cacheté, intitulé La Chasse spirituelle, par . Une 10e de lettres du précédent, contenant des vers et des poèmes en prose1.

L’inventaire est relativement long – une soixantaine de rubriques au total, distribuées sans trop de rigueur mais avec une certaine cohérence : les œuvres d’art sont regroupées, ainsi que les livres, et les manuscrits. Ce document est précieux à plus d’un titre. Il révèle, ou confirme, qu’au moment où Verlaine et Rimbaud ont quitté Paris pour Londres, en septembre 1872, Rimbaud avait déjà composé des poèmes en prose. Cette information recoupe le témoignage de Delahaye, selon lequel en 1872 déjà, Rimbaud lui en avait lu2. Verlaine envoie la liste à son ami Edmond Lepelletier, pour qu’il se charge de récupérer ces objets. Une semaine plus tard, le 15 novembre, écrivant à Philippe Burty, il mentionne à nouveau La Chasse spirituelle. Il soupçonne sa femme d’indiscrétion. Elle pourrait bien avoir farfouillé dans ses objets personnels. Elle pourrait même avoir décacheté le manuscrit de La Chasse spirituelle :

Au cas donc où vous auriez poussé la commisération pour la folie furieuse et capricante de ma pauvre femme, jusqu’à sanctionner son indélicate conduite par une trop grande bienveillance, je viens vous avertir que ces fragments de « lettres » de Rimbaud ne sont que les pages éparpillées au gré de la main farfouilleuse et décacheteuse et crocheteuse de la famille Mauté aux 4 vents de la calomnie bourgeoise, d’un manuscrit à moi confié par ledit Rimbaud, intitulé la Chasse spirituelle sous pli cacheté avec le titre et le nom de l’auteur dessus : cas prévu par la loi (que ne se ferait pas faute en cas de plus longue détention abusive, de réclamer, légalement ledit Rimbaud, mineur assisté de sa mère que nous avons mis au courant de tout et qui n’a pas l’air disposée, non plus que moi, à rester inactive davantage devant ces possibles manœuvres [)]3.

En invoquant « la loi », Verlaine compte sur son correspondant pour expliquer à Mathilde qu’elle n’a pas le droit de confisquer des objets qui ne lui appartiennent pas. On conçoit qu’il ait eu, ou que Rimbaud ait eu, quelque raison de mettre cette Chasse spirituelle « sous pli cacheté ». Mais la manœuvre était maladroite : cacheter un pli que l’on abandonne dans un tiroir offre la tentation de le décacheter. Ce que fit peut-être Mathilde. Au chapitre VII de ses mémoires, elle raconte que Verlaine lui avait demandé de lui envoyer à Londres « ses effets et différents papiers qui étaient dans les tiroirs non fermés à clef de son bureau ». Elle ne l’a pas fait, puisque Verlaine adresse la même requête à Lepelletier. Dans son récit, elle ajoute ceci :

1 Correspondance générale de Verlaine, établie et annotée par Michael Pakenham, Fayard, 2005, p. 268. 2 , Rimbaud, Paris-Reims, Revue littéraire de Paris et de Champagne, 1905, p. 108. 3 Correspondance générale de Verlaine, éd. cit., p. 279-280. 100

J’insiste sur les mots non fermés parce que Verlaine, dans une lettre à Lepelletier, parle de crochetage de tiroirs. Voulant mettre un peu d’ordre dans ces papiers, je me mis à les examiner et à les lire, ne croyant nullement être indiscrète. Je trouvai d’abord le manuscrit de La Bonne Chanson, différentes lettres de Vacquerie, Leconte de Lisle, Théodore de Banville et Victor Hugo félicitant Verlaine de ce petit volume ; ensuite quelques pièces de vers de Rimbaud, qui, toutes, ont été publiées : Chercheuses de poux, Sonnet des . J’insiste également sur ce point, car pendant de longues années, Verlaine a laissé croire à ses camarades que j’avais dérobé, puis détruit une œuvre « sublime » d’Arthur Rimbaud. Mais ce que je trouvai, ce fut toute une correspondance entre ce dernier et mon mari. Ces lettres étaient tellement étranges que je les crus écrites par un fou et fus très effrayée de voir Verlaine parti avec un pareil compagnon4.

Faut-il croire Mathilde, qui se défend d’avoir détruit « une œuvre “sublime” d’Arthur Rimbaud » ? Elle affirme qu’elle n’a trouvé dans les tiroirs de Verlaine que des lettres et des poèmes de Rimbaud. Elle mentionne Voyelles et Les Chercheuses de poux, en précisant que ces poèmes furent ensuite publiés. Mais elle fait ce constat a posteriori. Que contenait ce « pli cacheté » ? La Chasse spirituelle, dit Verlaine. Mais que recouvre ce titre ? S’agissait-il d’un texte appartenant à la genèse d’Une saison en enfer, et correspondant à une étape antérieure du projet autobiographique que Rimbaud allait faire aboutir quelques mois plus tard ? C’est une hypothèse couramment formulée. Si, en 1872, Rimbaud écrivait déjà des poèmes en prose, peut-être avait- il également, dès cette même année 1872, le projet de raconter sa vie, cette « chasse spirituelle ». Dans une lettre à Delahaye, en mai 1873, Rimbaud donnait un autre titre au livre qu’il était en train d’écrire : « Livre païen, ou livre nègre ». Serait- il passé d’un titre à un autre, de La Chasse spirituelle à Livre païen ou Livre nègre, puis à Une saison en enfer ? Mais ce n’est là qu’une hypothèse. Ce que l’on sait, c’est qu’un livre a paru à l’automne de 1873, imprimé à Bruxelles, aux frais de l’auteur : Une saison en enfer, et que l’œuvre est datée d’avril-août 1873. Ce qu’en dit Verlaine, dix ans plus tard, laisse supposer pourtant que le « pli cacheté » abandonné rue Nicolet contenait une œuvre originale, perdue ou détruite. Dans l’article sur Rimbaud de la série « Les poètes maudits », publié d’abord en octobre-novembre 1883 dans Lutèce, puis en volume chez Vanier en avril 1884, il évoque un « manuscrit » dont le titre, apparemment, n’est pas resté dans sa mémoire. Il s’agit probablement de La Chasse spirituelle. Les circonstances qui ont abouti à la perte du manuscrit en question lui sont en revanche bien présentes à l’esprit. Voici ce qu’il écrit, après avoir évoqué la fin du Rimbaud versificateur :

4 Ex-Madame , Mémoires de ma vie (1935), préface et notes par Michael Pakenham, Seyssel, Champ Vallon, 1992, p. 163-164. La Chasse spirituelle, entre le vrai et le faux 101

Un prosateur étonnant s’ensuivit. Un manuscrit dont le titre nous échappe et qui contenait d’étranges mysticités et les plus aigus aperçus psychologiques tomba dans des mains qui l’égarèrent sans savoir ce qu’elles faisaient5.

Quelques années plus tard, en janvier 1888, dans le fascicule « Arthur Rimbaud » des Hommes d’aujourd’hui, il fait état de poèmes qui « furent confisqués, c’est le mot poli, par une main qui n’avait que faire là, non plus que dans un manuscrit en prose à jamais regrettable et jeté avec eux dans quel ? et quel ! panier rancunier pourquoi6 ? »

En septembre 1895, dans la préface aux Poésies complètes de Rimbaud, qui paraissent chez Vanier, Verlaine déplore à nouveau l’absence de « choses qui furent, aux déplorables fins de puériles et criminelles rancunes, sans même d’excuses suffisamment bêtes, confisquées, confisquées ? volées ! pour tout et mieux dire, dans les tiroirs fermés d’un absent7 ». Verlaine meurt le 8 janvier 1896 sans avoir divulgué publiquement le titre de l’œuvre perdue. Un an plus tard, tente de trouver des informations auprès de Mathilde, à qui elle écrit le 30 janvier 1897 :

Est-il vrai qu’il y ait entre vos mains des écrits, – poésie, prose, correspondance, – provenant de mon frère, M. Arthur Rimbaud, défunt ? On me l’a dit et affirmé ; ces jours derniers, on me l’a répété de nouveau. J’ai voulu de cela en avoir le cœur net en vous demandant simplement la vérité8.

Mathilde, dans ses mémoires, au moment où elle cite cette lettre, se défend une nouvelle fois « de l’accusation réitérée d’avoir méchamment et par vengeance, détruit des manuscrits de Rimbaud ». Elle affirme « n’avoir trouvé, dans les papiers de Verlaine, qu’une correspondance entre les deux amis »9. Mais après avoir produit le texte de la lettre d’Isabelle, elle avoue qu’elle a détruit les lettres de Rimbaud :

Je répondis à Mlle Rimbaud, par retour du courrier, que j’avais eu en effet pendant longtemps en ma possession des lettres de son frère écrites à Paul Verlaine ; mais qu’après la mort de ce dernier, je les avais détruites, dans la crainte qu’elles ne soient lues un jour par mon fils Georges10.

5 Verlaine, Œuvres en prose complètes, texte établi, présenté et annoté par Jacques Borel, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 656. 6 Ibid., p. 800-801. 7 Ibid., p. 962. 8 Lettre publiée dans Ex-Madame Paul Verlaine, Mémoires de ma vie, éd. cit., p. 207-208. 9 Ibid., p. 207. 10 Ibid., p. 208. 102

On observera que « la correspondance entre les deux amis » devient, lorsque Mathilde parle de ce qu’elle a détruit, des « lettres de Rimbaud à Verlaine ». On suppose qu’elle a également détruit les lettres de Verlaine à Rimbaud, dont elle juge peut-être qu’Isabelle n’a pas à se soucier. On peut en tout cas déduire de ce qu’elle dit et ne dit pas qu’elle a tout détruit de cette « correspondance entre les deux amis ». N’a-t-elle vraiment détruit que cela ? Quel est son degré de sincérité lorsqu’elle se défend d’avoir détruit « des manuscrits de Rimbaud » ? C’est Edmond Lepelletier, destinataire de la liste d’objets établie par Verlaine le 8 novembre 1872, qui, en 1907, en reproduisant cette liste dans sa biographie de Verlaine, est le premier à faire connaître publiquement le titre de l’œuvre perdue11. L’information, avec le titre : La Chasse spirituelle, reparaît ensuite, occasionnellement. en fait mention dans plusieurs articles du Mercure de France (16 mars 1910, 1er mars, 16 juillet et 1er novembre 1911) et dans sa monographie de 1912, Jean-Arthur Rimbaud. Le poète12. En 1929, dans Rimbaud le voyant, André Rolland de Renéville retourne l’accusation contre Verlaine, coupable d’avoir « laissé perdre » La Chasse spirituelle13.

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Dans les années 1930, un couple passionné de théâtre, Édouard Autant (1872- 1964) et Louise Lara (1876-1952), tirent du texte d’Une saison en enfer un dialogue scénique. Des représentations ont lieu en 1930 et en 1937. Un jeune metteur en scène ambitieux, Nicolas Bataille14, prend la relève en 1948, conseillé par le couple Autant-Lara, qui lui transmet le flambeau. Il a vingt-deux ans. Il s’associe avec une de ses amies, Marie-Antoinette Allévy, qui se fait appeler Akakia Viala, – άκακία, « sans malice » en grec15. Plusieurs représentations ont lieu, qui n’obtiennent qu’un succès très mitigé. Aragon, qui n’est pas allé voir la pièce, exerce son ironie dans la préface aux Poèmes politiques d’Eluard, qui paraissent en juin 1948 :

Ces jours derniers, il s’est trouvé des comédiens pour porter à la scène Une saison en enfer : et rien, à ce que l’on dit, n’y était épargné pour nous montrer l’enfer rimbaldien, ni les diables, ni les flammes, les broches, les rôtissoires. On

11 Edmond Lepelletier, Paul Verlaine, sa vie, son œuvre, Mercure de France, 1907, p. 302. 12 Paterne Berrichon, Jean-Arthur Rimbaud. Le poète (1854-1873), Éditions du Mercure de France, 1912, rééd. : présentation, introduction et notes de Pierre Brunel, Klincksieck, coll. Cadratin, 2004, p. 139 et 143. 13 André Rolland de Renéville, Rimbaud le voyant, Au sans pareil, 1929, p. 94. 14 Né le 4 mars 1926, Nicolas Bataille est mort le 28 octobre 2008. Il est l’auteur de mises en scène de pièces de Ionesco au théâtre de la Huchette et fera une grande partie de sa carrière de metteur en scène au Japon. 15 Marie-Antoinette Allévy est l’auteur d’un important ouvrage sur le théâtre romantique : La Mise en scène en France dans la première moitié du XIXe siècle, Droz, 1938. À ce moment déjà, elle faisait apparaître son pseudonyme entre parenthèses : « Akakia Viala », à la suite de son nom sur la page de titre. La Chasse spirituelle, entre le vrai et le faux 103

mesure par là la piètre idée du langage qui a cours en plein XXe siècle, la tristesse des mots pris au pied de la lettre, l’ignorance de ce qu’est l’image, de ce que parler veut dire16.

Nicolas Bataille et Akakia Viala demandent un droit de réponse au Figaro, qui le refuse. Le texte de leur article est conservé à la BnF, dans le fonds Art et Action (c’est le nom de la compagnie fondée par les Autant-Lara) :

Nous sommes légèrement atterrés de constater que M. Aragon ait pu, sans aucune inquiétude d’enquête et par pure imagination d’emprunt, nous forger de toutes pièces un petit enfer de facilité à la Crémieux, sur le drame autobiographique de l’époux infernal17.

D’autres voix s’élèvent, contre l’idée de transposer Une saison en enfer au théâtre. Un critique en vue, Maurice Saillet, qui tient une chronique au Mercure de France et dans la page littéraire de Combat, croise Nicolas Bataille, dans la librairie d’Adrienne Monnier, rue de l’Odéon, et lui fait part sans ménagement de sa réprobation18. Le coup est rude. Les apprentis dramaturges en conçoivent une véritable rancune envers le milieu littéraire parisien. Une idée diabolique germe dans leur esprit. Ils rouvrent le texte d’Une saison en enfer, relisent surtout la partie intitulée « L’Impossible » et composent à partir de là une contrefaçon du texte de Rimbaud. Ils avaient trouvé la mention de l’œuvre perdue : La Chasse spirituelle dans le livre de Rolland de Renéville, qui venait d’être réédité aux Éditions de la Colombe en 1947. Ils mettent au point un stratagème, fondé sur une affabulation : à l’issue d’une des représentations, ils auraient été abordés par un collectionneur, séduit par leur mise en scène et qui leur aurait réservé l’exclusivité d’un inédit de Rimbaud qu’il possédait. Il les aurait autorisés à en prendre copie. Nicolas Bataille communique cette prétendue copie à l’une de ses connaissances, Marcel Billot, qui travaille dans une autre librairie parisienne et fréquente le petit cercle des « Amis des livres ». Billot la montre à Saillet, qui la fait lire à une autre grande référence littéraire, Pascal Pia. Après avoir reçu l’aval de Pia, il soumet le texte au directeur du Mercure de France, Paul Hartmann. Confiant dans l’expertise de Pia et de Saillet, Hartmann décide de le publier, aux Éditions du Mercure de France, sous le nom de Rimbaud. Il manquait un expédient publicitaire. C’est Maurice Nadeau qui s’en charge. Nadeau dirige la page littéraire hebdomadaire de Combat. Les bonnes

16 Aragon, préface aux Poèmes politiques d’Eluard, Gallimard, 1948, p. 7. 17 Akakia Viala et Nicolas Bataille, « Quand Monsieur Aragon voit Une saison en enfer avec les yeux d’Elsa-Poppin », Bibliothèque des Arts du spectacle, Fonds Art et Action. 18 Dans les débuts de sa carrière, Nicolas Bataille semble particulièrement attiré par l’adaptation au théâtre de textes qui ne sont pas du théâtre. Un an après la tentative d’adaptation d’Une saison en enfer, et quelques semaines avant l’affaire de La Chasse spirituelle, il se lance, avec ses amis Autant- Lara, dans une adaptation au théâtre des Essais de Montaigne, provoquant d’assez vives réservées ans la critique et en particulier un éreintement par Jean-Jacques Gautier dans Le Figaro le 24 mars 1949. 104

feuilles de « l’inédit de Rimbaud » figureront dans le numéro 1515, daté du jeudi 19 mai 1949, du journal. L’affaire de La Chasse spirituelle éclate. Combat est un grand journal issu de la Résistance, fondé en 1941 et dont le sous-titre est : De la Résistance à la Révolution. La première page du numéro 1515 annonce « en page 4, un inédit de Rimbaud ». À la page 4, en effet, on découvre une « Présentation de La Chasse spirituelle » par Pascal Pia, un récit de la découverte : « Le roman de La Chasse spirituelle », signé Gabriel Gros, l’un des pseudonymes de Maurice Saillet, et des extraits de l’œuvre publiée aux Éditions du Mercure de France. Un encadré avertit le lecteur :

Nous consacrons aujourd’hui notre page hebdomadaire des lettres à la présentation d’un document dont nos lecteurs verront immédiatement l’importance et l’intérêt. Il s’agit du manuscrit d’Arthur Rimbaud intitulé La Chasse spirituelle (écrit en 1872), dont Verlaine parla le premier, et qu’à part lui, personne, pensait- on, n’avait vu. À telle enseigne que son existence fut même mise en doute par beaucoup d’admirateurs et d’exégètes du poète.

Ces lignes ne sont pas signées. Mais le style est « à telle enseigne » qu’on peut y reconnaître sans trop de risque la plume de Maurice Nadeau. Pascal Pia est salué comme le « premier éditeur des Œuvres complètes de Rimbaud en 1931 » et comme un chercheur « dont les découvertes érudites ne se comptent plus ». Il est précisé que La Chasse spirituelle « paraîtra incessamment aux Éditions du Mercure de France », où elle prendra place tout naturellement à côté des deux autres œuvres en prose de Rimbaud, Une saison en enfer et les Illuminations, publiées en effet par la même maison d’édition. J’ai cité les noms des trois protagonistes de l’affaire, qui défendirent envers et contre tout l’authenticité de la fausse Chasse spirituelle. Ce sont trois figures importantes du monde littéraire parisien. Pascal Pia va avoir quarante-six ans. C’est un grand érudit de la littérature et un esprit libre. Il fera paraître en 1971 un Dictionnaire des livres érotiques et en 1978 le catalogue des Livres de l’Enfer de la Bibliothèque nationale. Il est unanimement respecté. Maurice Saillet est le plus jeune. Il a trente-cinq ans. C’est un chroniqueur brillant et un captivant causeur, dont les bons mots circulent. Maurice Nadeau a trente-huit ans à l’époque. Il s’est fait un nom en publiant, en 1945, une Histoire du surréalisme. Il fera une carrière très en vue, dans le milieu littéraire parisien. Né trois ans avant la première guerre mondiale, il mourra en 2013, à cent deux ans, après avoir fondé et dirigé La Quinzaine littéraire durant près d’un demi-siècle. Il passe pour avoir eu souvent la main heureuse et découvert des talents. Le jour même où paraissent, dans Combat, des extraits de La Chasse spirituelle, André Breton se procure le livre. Il adresse aussitôt une lettre à Combat, datée de ce jeudi 19 mai, où, en conclusion, il suggère au journal de rectifier sa position : La Chasse spirituelle, entre le vrai et le faux 105

Je pense que Combat s’honorerait en déclarant sans tarder que sa bonne foi a été surprise et que l’ouvrage publié sous le titre La Chasse spirituelle est un faux, de caractère particulièrement méprisable19.

Breton s’exprime sur un ton qui ne souffre pas la réplique. Il s’érige en arbitre, en juge même, sûr de son fait, et n’ayant aucunement l’intention de ménager ceux qu’il accuse. Il gardera, dans les développements de l’affaire, le prestige de cette réaction autoritaire et immédiate. Breton dénonce d’abord la mauvaise qualité du texte. Il relève « la médiocrité extrême de l’expression », « un travail laborieux de pastiche », « une paraphrase constamment maladroite ». Il ne mâche pas ses mots. Il parle même de l’« odieuse vulgarité » du ton. Il épingle quelques formules ridicules (« chats griffus », « mammouths furieux ») et quelques comparaisons ineptes (« la tête sonore comme un coquillage géant », « une terre chaude comme un oiseau »). Il lui a fallu de la « patience » pour lire le livre jusqu’au bout. Tout cela, conclut-il, est indigne de Rimbaud, sauf à « rejeter le principe d’identité »20. En fait les pasticheurs, partis du texte d’Une saison en enfer, qu’ils connaissaient bien, y ont prélevé quelques mots ou quelques formules, tantôt repris tels quels, comme le verbe fixer, qui apparaît dans « Alchimie du verbe » (« je fixais des vertiges ») et qui reparaît dans la contrefaçon (« Enfin, je fixerai mes affûts21 »), tantôt paraphrasés : « Je voyais très franchement » dans « Alchimie du verbe » devient « Je vois sans hésitation22 ». Le motif de l’enfance, qui a les faveurs de la légende rimbaldienne, est exploité jusqu’à la caricature :

Enfant sordide et compliqué, vautré au pré stupide, j’ai secoué les pistils, humé des vapeurs vertes et froides, plongé mes bras énervés dans la vase d’une atroce tiédeur, aux vers roses et gras. J’ai appris les sifflements des monstres, les couplets héroïques, les rires de boue des lacs de ténèbres, les floraisons des châteaux d’angoisse où dorment des princes chastes et doux. J’ai compté les pierres précieuses et les rivières aériennes, dressé des statues de sable mouvant aux criques des mers tropicales, hanté les baraques foraines où s’égorgent les ballerines23.

Le narrateur d’Une saison en enfer se disait « rendu au sol, avec un devoir à chercher ». Les auteurs de la fausse Chasse spirituelle le représentent « rendu aux abrutissements

19 Lettre reprise en annexe de Flagrant délit ; André Breton, Œuvres complètes, t. III, édition de Marguerite Bonnet publiée, pour ce volume, sous la direction d’Étienne-Alain Hubert, avec la col- laboration de Philippe Bernier, Marie-Claire Dumas et José Pierre, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 831-832. 20 Ibid. 21 La Chasse spirituelle, par Akakia Viala et Nicolas Bataille (édition définitive), 1949 ; rééd. dans Bruce Morrissette, La Bataille Rimbaud. L’affaire de « La Chasse spirituelle », Nizet, 1959, p. 377. 22 Ibid., p. 376. 23 Ibid., p. 378. 106

magistraux, aux disciplines, aux nécessités de l’époque béante à ces pieds durcis24 ». L’autobiographie de 1873 leur a fourni quelques prétextes à une paraphrase banalisante. Certes, Breton dénonce les faussaires, leur maladresse, leur style, leur ton. Mais il en veut surtout à ceux qui ont assuré à cette contrefaçon la publicité dont elle avait besoin. Il ménage Pascal Pia, qui a tenu à d’autres occasions des rôles plus convaincants. Provisoirement, il ne dit rien de Saillet. Sa cible privilégiée, c’est Maurice Nadeau, à qui il ne pardonne pas une Histoire du surréalisme qui ne lui rendait pas justice. Il le met en cause dès le début de la lettre : « Je déplore, une fois de plus, pour ma part, que le responsable de cette page [la page littéraire de Combat] puisse tomber dans des pièges aussi grossiers25. » Dans les jours qui suivent le 19 mai, la presse rend compte de la controverse. On parle de l’affaire à la radio. Les faussaires, inquiets, se dénoncent eux-mêmes. Ils donnent une conférence de presse chez Lipp et produisent leur manuscrit comme preuve de la contrefaçon. Pascal Pia cultive l’ambiguïté. Maurice Nadeau s’enlise dans l’erreur et fait monter le ton, jusqu’à l’insulte : il traite Renée Kervazo, qui avait osé le contredire dans Fontaines de Brocéliande, de « pucelle, putain, ou demi- vierge », dans une lettre que la victime s’empresse de publier26. Breton ne lâche pas prise, exaspéré par le fait que Combat ait mis une semaine à publier sa lettre. Il décide d’aller plus loin et consacre un livre à l’affaire : Flagrant délit, au sous-titre éloquent : Rimbaud devant la conjuration de l’imposture et du trucage. Le livre paraît en juillet aux Éditions Thésée. Breton le reprendra en septembre 1953 dans La Clef des champs.

24 Ibid., p. 380. 25 Lettre reprise en annexe de Flagrant délit ; rééd. cit., t. III, p. 831. 26 Lettre du 9 juillet 1949, reproduite sous forme de fac-similé dans Fontaines de Brocéliande (Ren- nes), août 1949.