Andre Guyaux校了.Indd
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98 La Chasse spirituelle, entre le vrai et le faux André Guyaux Le titre La Chasse spirituelle désigne deux objets : une œuvre perdue de Rimbaud, dont nous connaissons l’existence par Verlaine, et un mauvais pastiche d’Une saison en enfer, que les éditions du Mercure de France ont publié sous le nom de Rimbaud en mai 1949. Le texte authentique, s’il a existé, ne nous est pas parvenu. Pas encore, disent ceux qui veulent y croire. En revanche, nous disposons du faux. Nous pouvons le lire, le commenter, le citer, le rééditer. * Rimbaud s’installe à Paris en septembre 1871. Il est hébergé 14, rue Nicolet, dans la maison où Verlaine habite avec sa jeune femme, qui est enceinte, et ses beaux- parents. Ce ménage à trois ou à plusieurs est explosif. Le 7 septembre 1872, les deux poètes prennent le train à la gare du Nord, en direction d’Ostende, d’où ils embarquent pour Douvres. Ils sont à Londres le lendemain. Le 10 septembre, ils rendent visite à Félix Régamey, un vieil ami de Verlaine, dessinateur de talent, dont l’atelier se trouve dans le quartier populaire et bohème de Soho. Régamey a croqué leurs silhouettes patibulaires, déambulant dans une rue de Londres et éveillant la méfiance d’un policeman. Ils vivent de l’argent que la mère de Verlaine envoie à son fils. Ils passent quelque temps chez un autre ami de Verlaine, Eugène Vermersch. Ils n’ont pas de domicile fixe et mènent une vie déréglée, qui tranche avec l’existence confortable de Verlaine, dans la maison de ses beaux-parents, à Paris, avant l’arrivée de Rimbaud. Le 8 novembre 1872, à l’approche de l’hiver, Verlaine s’inquiète de ce qu’il a abandonné rue Nicolet. Il dresse une liste d’objets auxquels il tient et qu’il voudrait récupérer, des livres principalement, mais aussi des dessins, des gravures, des manuscrits. On apprend qu’il possédait des dessins japonais, dont un dessin « collé sur toile » que lui avait offert son ami Philippe Burty et auquel il semble tenir particulièrement. Parmi ces objets, se trouvent quelques souvenirs de son activisme communard : une cartouchière, un porte-baïonnette, un ceinturon. Le nom de Rimbaud apparaît dans cette liste : Verlaine mentionne quatre autoportraits, que l’on n’a jamais retrouvés, et juste après les dessins japonais, des manuscrits : La Chasse spirituelle, entre le vrai et le faux 99 Un manuscrit sous pli cacheté, intitulé La Chasse spirituelle, par Arthur Rimbaud. Une 10e de lettres du précédent, contenant des vers et des poèmes en prose1. L’inventaire est relativement long – une soixantaine de rubriques au total, distribuées sans trop de rigueur mais avec une certaine cohérence : les œuvres d’art sont regroupées, ainsi que les livres, et les manuscrits. Ce document est précieux à plus d’un titre. Il révèle, ou confirme, qu’au moment où Verlaine et Rimbaud ont quitté Paris pour Londres, en septembre 1872, Rimbaud avait déjà composé des poèmes en prose. Cette information recoupe le témoignage de Delahaye, selon lequel en 1872 déjà, Rimbaud lui en avait lu2. Verlaine envoie la liste à son ami Edmond Lepelletier, pour qu’il se charge de récupérer ces objets. Une semaine plus tard, le 15 novembre, écrivant à Philippe Burty, il mentionne à nouveau La Chasse spirituelle. Il soupçonne sa femme d’indiscrétion. Elle pourrait bien avoir farfouillé dans ses objets personnels. Elle pourrait même avoir décacheté le manuscrit de La Chasse spirituelle : Au cas donc où vous auriez poussé la commisération pour la folie furieuse et capricante de ma pauvre femme, jusqu’à sanctionner son indélicate conduite par une trop grande bienveillance, je viens vous avertir que ces fragments de « lettres » de Rimbaud ne sont que les pages éparpillées au gré de la main farfouilleuse et décacheteuse et crocheteuse de la famille Mauté aux 4 vents de la calomnie bourgeoise, d’un manuscrit à moi confié par ledit Rimbaud, intitulé la Chasse spirituelle sous pli cacheté avec le titre et le nom de l’auteur dessus : cas prévu par la loi (que ne se ferait pas faute en cas de plus longue détention abusive, de réclamer, légalement ledit Rimbaud, mineur assisté de sa mère que nous avons mis au courant de tout et qui n’a pas l’air disposée, non plus que moi, à rester inactive davantage devant ces possibles manœuvres [)]3. En invoquant « la loi », Verlaine compte sur son correspondant pour expliquer à Mathilde qu’elle n’a pas le droit de confisquer des objets qui ne lui appartiennent pas. On conçoit qu’il ait eu, ou que Rimbaud ait eu, quelque raison de mettre cette Chasse spirituelle « sous pli cacheté ». Mais la manœuvre était maladroite : cacheter un pli que l’on abandonne dans un tiroir offre la tentation de le décacheter. Ce que fit peut-être Mathilde. Au chapitre VII de ses mémoires, elle raconte que Verlaine lui avait demandé de lui envoyer à Londres « ses effets et différents papiers qui étaient dans les tiroirs non fermés à clef de son bureau ». Elle ne l’a pas fait, puisque Verlaine adresse la même requête à Lepelletier. Dans son récit, elle ajoute ceci : 1 Correspondance générale de Verlaine, établie et annotée par Michael Pakenham, Fayard, 2005, p. 268. 2 Ernest Delahaye, Rimbaud, Paris-Reims, Revue littéraire de Paris et de Champagne, 1905, p. 108. 3 Correspondance générale de Verlaine, éd. cit., p. 279-280. 100 J’insiste sur les mots non fermés parce que Verlaine, dans une lettre à Lepelletier, parle de crochetage de tiroirs. Voulant mettre un peu d’ordre dans ces papiers, je me mis à les examiner et à les lire, ne croyant nullement être indiscrète. Je trouvai d’abord le manuscrit de La Bonne Chanson, différentes lettres de Vacquerie, Leconte de Lisle, Théodore de Banville et Victor Hugo félicitant Verlaine de ce petit volume ; ensuite quelques pièces de vers de Rimbaud, qui, toutes, ont été publiées : Chercheuses de poux, Sonnet des voyelles. J’insiste également sur ce point, car pendant de longues années, Verlaine a laissé croire à ses camarades que j’avais dérobé, puis détruit une œuvre « sublime » d’Arthur Rimbaud. Mais ce que je trouvai, ce fut toute une correspondance entre ce dernier et mon mari. Ces lettres étaient tellement étranges que je les crus écrites par un fou et fus très effrayée de voir Verlaine parti avec un pareil compagnon4. Faut-il croire Mathilde, qui se défend d’avoir détruit « une œuvre “sublime” d’Arthur Rimbaud » ? Elle affirme qu’elle n’a trouvé dans les tiroirs de Verlaine que des lettres et des poèmes de Rimbaud. Elle mentionne Voyelles et Les Chercheuses de poux, en précisant que ces poèmes furent ensuite publiés. Mais elle fait ce constat a posteriori. Que contenait ce « pli cacheté » ? La Chasse spirituelle, dit Verlaine. Mais que recouvre ce titre ? S’agissait-il d’un texte appartenant à la genèse d’Une saison en enfer, et correspondant à une étape antérieure du projet autobiographique que Rimbaud allait faire aboutir quelques mois plus tard ? C’est une hypothèse couramment formulée. Si, en 1872, Rimbaud écrivait déjà des poèmes en prose, peut-être avait- il également, dès cette même année 1872, le projet de raconter sa vie, cette « chasse spirituelle ». Dans une lettre à Delahaye, en mai 1873, Rimbaud donnait un autre titre au livre qu’il était en train d’écrire : « Livre païen, ou livre nègre ». Serait- il passé d’un titre à un autre, de La Chasse spirituelle à Livre païen ou Livre nègre, puis à Une saison en enfer ? Mais ce n’est là qu’une hypothèse. Ce que l’on sait, c’est qu’un livre a paru à l’automne de 1873, imprimé à Bruxelles, aux frais de l’auteur : Une saison en enfer, et que l’œuvre est datée d’avril-août 1873. Ce qu’en dit Verlaine, dix ans plus tard, laisse supposer pourtant que le « pli cacheté » abandonné rue Nicolet contenait une œuvre originale, perdue ou détruite. Dans l’article sur Rimbaud de la série « Les poètes maudits », publié d’abord en octobre-novembre 1883 dans Lutèce, puis en volume chez Vanier en avril 1884, il évoque un « manuscrit » dont le titre, apparemment, n’est pas resté dans sa mémoire. Il s’agit probablement de La Chasse spirituelle. Les circonstances qui ont abouti à la perte du manuscrit en question lui sont en revanche bien présentes à l’esprit. Voici ce qu’il écrit, après avoir évoqué la fin du Rimbaud versificateur : 4 Ex-Madame Paul Verlaine, Mémoires de ma vie (1935), préface et notes par Michael Pakenham, Seyssel, Champ Vallon, 1992, p. 163-164. La Chasse spirituelle, entre le vrai et le faux 101 Un prosateur étonnant s’ensuivit. Un manuscrit dont le titre nous échappe et qui contenait d’étranges mysticités et les plus aigus aperçus psychologiques tomba dans des mains qui l’égarèrent sans savoir ce qu’elles faisaient5. Quelques années plus tard, en janvier 1888, dans le fascicule « Arthur Rimbaud » des Hommes d’aujourd’hui, il fait état de poèmes qui « furent confisqués, c’est le mot poli, par une main qui n’avait que faire là, non plus que dans un manuscrit en prose à jamais regrettable et jeté avec eux dans quel ? et quel ! panier rancunier pourquoi6 ? » En septembre 1895, dans la préface aux Poésies complètes de Rimbaud, qui paraissent chez Vanier, Verlaine déplore à nouveau l’absence de « choses qui furent, aux déplorables fins de puériles et criminelles rancunes, sans même d’excuses suffisamment bêtes, confisquées, confisquées ? volées ! pour tout et mieux dire, dans les tiroirs fermés d’un absent7 ».